The Project Gutenberg eBook of L'inquiète adolescence

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Title: L'inquiète adolescence

Author: Louis Chadourne

Release date: January 23, 2023 [eBook #69863]

Language: French

Original publication: France: Albin Michel

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INQUIÈTE ADOLESCENCE ***

LOUIS CHADOURNE

L’INQUIÈTE ADOLESCENCE

ROMAN

PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22

DU MÊME AUTEUR

POÉSIE

PROSE

En préparation :

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

20 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DU JAPON
NUMÉROTÉS A LA PRESSE
DE
1 A 20

50 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE
DE
1 A 50

100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL
DES PAPETERIES LAFUMA
NUMÉROTÉS
DE
1 A 100

Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays
Copyright by Albin Michel 1920.

L’INQUIÈTE ADOLESCENCE

« Seigneur, souvenez-vous de David et de toute sa douceur. »

(Écritures.)

A LORTAL.

Quelle étrange apparition que la tienne, ce soir d’octobre !

Des années et des années ont passé. Un gouffre me sépare de cette petite figure ; et pourtant elle demeure, dans ma mémoire, nette, découpée sur la grisaille automnale, parmi tant d’autres images à demi effacées.

Adolescence ! Lorsque ma songerie me ramène vers cette aube, il me semble pénétrer dans une forêt encore privée de feuillage, mais où mille forces vertes bourdonnent et s’éveillent. Les arbres sont noirs et nus, mais ils s’étirent avec une langueur avide vers le premier carré d’azur ; la fièvre d’avril macère leurs fibres ; l’écorce craque et s’ouvre sur la tête grasse des bourgeons ; le vent, tour à tour tiède et glacé, émeut les futaies de soupirs, de plaintes, de sanglots, d’une vaste rumeur d’attente et de désir. Et, brusquement, on est pris à la gorge par une odeur étrange, une odeur écœurante et douce, une odeur secrète qui est l’odeur même de l’amour.

Toutes les rumeurs, toutes les sèves de la forêt en éveil, je les retrouve en vous, adolescentes années : cette fièvre qui me brassait le sang, ces rêves d’aventures, ces tristesses, ces désespoirs, la découverte des sons et des parfums, la découverte des nuits — et surtout, à travers la poésie et l’amitié, à travers Dieu lui-même, cette quête obscure de la volupté.

Tout cela, je le retrouve, parvenu au seuil de l’âge mûr ; et quand je me penche sur cette sylve bruissante de ma jeunesse, c’est encore toi que j’aperçois au détour des allées, ô mon compagnon, ô mon ami.

Toi ou ton ombre !

I

Oui, quelle étrange apparition !

Soir d’octobre, soir de rentrée. Des groupes peu bruyants se formaient dans la grande cour déjà noyée d’ombre : des groupes d’anciens qui se savaient chez eux, qui reprenaient leurs habitudes avec une désinvolture un peu méprisante ; les délurés qui avaient déjà choisi leur place à l’étude, la meilleure, la plus proche du poêle ou la plus éloignée du surveillant, celle où l’on peut faire griller des marrons et celle où l’on peut, derrière le bon abri d’un atlas, lire les feuilletons défendus : choisi leur place au dortoir, établi leur année ; déjà affranchis de la famille et des souvenirs de vacances. Ceux-là, c’étaient les forts : leurs parents ne les accompagnaient plus. Sitôt la porte du collège refermée, ils oubliaient la maison, les gâteries, la table. A peine évoquaient-ils une vanité sportive : randonnée à bicyclette, partie de canot. Mais la grande affaire, ce n’était plus le passé ; c’était le nouveau professeur, la nouvelle équipe de football, et si le « pion » serait supportable ou s’il faudrait le « chahuter ». Les adaptés, ceux-là ! Ceux qui ne s’embarrassent pas de mélancolie et de remâcher la cendre des jours qui furent, qui ne thésaurisent pas le passé : déjà des vainqueurs pour la vie, et sifflotant, les mains dans les poches, le regard droit devant eux.

D’autres s’étaient attardés dans les études à ranger leurs pupitres : crayons de couleur, livres recouverts de papier bleu, les « auteurs français » et les classiques latins et grecs, expurgés, dans leurs couvertures de toile grise, marquées du monogramme sacré ; les plaques de chocolat au fond et parfois, une image pieuse ou une photographie de famille. Ils organisaient lentement l’ilôt de solitude, le « home » illusoire, qui les soustrairait à cette détresse : vivre en commun. Puis, résignés, ils sortaient dans le crépuscule, longeaient le préau où luisait du sable frais, rejoignaient les autres dans la cour, en attendant que la cloche sonnât pour le premier repas du soir.

De-ci, de-là, des nouveaux, inquiets et gauches ; quelques-uns, les yeux encore gonflés de larmes : d’autres affectant une hardiesse qui ne trompait personne. Certains unissaient leurs timidités. De plus fins politiques évitaient le risque de se compromettre par des liaisons trop vite ébauchées et qu’il faudrait rompre dès le lendemain, lorsqu’ils connaîtraient mieux ce petit monde aussi divisé que le grand. Les nouveaux n’avaient pas encore l’uniforme : la veste courte de drap bleu à boutons d’or et la casquette à visière basse portant les initiales S. J. (Saint-Julien). On reconnaissait les fils de fermiers, les campagnards, à leurs gros bas de laine, leurs souliers à clous, leurs bérets ou leurs chapeaux de feutre. Les citadins ou les enfants de hobereaux avaient les jambes nues et des cols blancs rabattus sur les vestons anglais. Ils erraient d’un groupe à l’autre, cherchant à se concilier par leurs sourires et leurs approbations la faveur des anciens qui parlaient fort et toisaient les « bleus ».

J’avais déjà le cœur étreint par l’odeur des rentrées : fadeur du goudron et de la peinture fraîche, suintant aux murs du corridor qui luit encore d’un enduit mal sec, aux tables vernies des salles d’étude où l’encrier de porcelaine s’arrondit, blanc comme un œil de nègre. Le monde où je revenais vivre était propre et désespérant : ocre et bitume, ces teintes sans couleur. Aux fenêtres, des vitres dépolies ou des grillages de fer. Et les grandes portes, qui donnaient sur la cour, roulaient avec un bruit de ferraille dont tremblaient les voûtes et qui me fendaient l’âme : mon âme de captif.

Un ciel délicat verdissait dans l’arc de la porte. Au-dessus du préau qui fermait la cour, à l’autre extrémité, je vis les collines sombres et les dernières lueurs des faubourgs. Une frise d’arbres menus incisait le vitrail du crépuscule. La nuit montait de la terre ; elle montait de ma prison. Au premier son de cloche, elle étalerait son filet sur ma vie, sur le collège, sur les jardins et aussi sur les maisons des villes où il y a, autour des lampes, des enfants qui vivent dans la tendresse.

Ces lampes sur la colline ! Chaque soir, leur étoile tremblante et jaune rouvrirait ainsi une plaie secrète.

Une main se posa sur mon épaule.

— Eh bien ! ces vacances ?

— Finies, hélas ! monsieur l’abbé.

— Ne les regrettez pas. Vous rentrez avec de bonnes dispositions, j’espère ! Vous voici maintenant parmi les grands. Il faudra donner l’exemple.

— Vous êtes toujours surveillant des « moyens », monsieur l’abbé ?

— Mais non ! Je vous suis. Je passe chez les « grands ». Et j’en suis heureux. Ainsi je ne vous perdrai pas de vue. Vous savez, Paul, tout l’intérêt que je vous porte. Et vous arrivez à un âge dangereux, un âge où il faut beaucoup travailler et surtout beaucoup prier, voyez-vous ! L’Ennemi est toujours vigilant.

L’abbé Testard avait passé son bras, affectueusement, autour de mon cou. Ma joue frôlait sa soutane qui était de drap fin et qui fleurait le tabac, parfum quelque peu libertin pour la maison. C’était un homme de trente ans, haut en couleur ; un fils de paysan devenu prêtre, robuste, carré d’épaules, le sang à vif aux joues et aux oreilles, le dos puissant. Un visage déjà proche de l’empâtement, des yeux gris, noyés sous un front médiocre.

— J’espère que vous n’avez pas perdu vos habitudes de piété, ces vacances. Avez-vous accompli régulièrement vos devoirs religieux ?… Oui… J’en étais sûr. D’ailleurs, je connais les sentiments de votre famille. Allez ! mon enfant. A tout à l’heure.

Il se pencha sur moi. Je vis luire ses petits yeux.

— Je viendrai, comme autrefois, causer avec vous, le soir. J’aurai soin de votre âme. Je ne veux pas qu’on vous change…

J’éprouvai une gêne inconnue, une sorte d’angoisse. La geôle pesait plus lourdement. L’abbé me quitta avec une tape sur la joue.

Je traversai la cour, grand rectangle planté de marronniers et qui servait aux récréations du collège tout entier. Derrière moi le bâtiment principal, études, dortoirs, réfectoire ; à ma gauche, les classes, long pavillon d’un seul étage, dont les portes élevées de quelques marches s’ouvraient sur la cour ; au fond, le préau des « grands » et à ma droite, une haute terrasse où bougeaient des feuillages. La nuit tombait. De-ci de-là, aux piliers du préau, des lampes électriques s’allumèrent. La tristesse du lieu s’accrut de ces taches jaunes. L’ombre crépusculaire qui patinait le crépi grisâtre des murailles, effaçait les lignes sévères comme la discipline, élargissait la prison ; cette ombre reculait maintenant vers les collines, se réfugiait là-haut, sur la terrasse des professeurs, asile convoité où il y avait une pelouse, des bosquets de laurier et des tilleuls embaumant aux soirs de juin.

J’étais fait maintenant aux rentrées. Je n’éprouvais plus cette frayeur angoissée du premier soir où je me trouvai, au sortir des bras de ma mère, et les joues encore mouillées de ses larmes, jeté dans cette meute criarde de jeunes garçons inconnus. Je n’avais plus peur des camarades, des taloches sournoises, des farces brutales. J’étais habitué — l’apprentissage avait été dur — à l’hypocrisie, à la violence, aux haines de ce monde d’enfants. Je ne redoutais plus de l’affronter. J’avais appris à rendre les gifles.

Armé, oui ! Mais, désespéré. Devant moi s’ouvrait la série des jours identiques et mornes : se lever avant l’aube, se vêtir à la lumière ; la prière marmonnée dans l’engourdissement du sommeil ; les études sans feu ; les doigts bouffis d’engelures, l’hiver ; les promenades trois par trois dans la boue, sous la pluie ; les camarades imbéciles ou cruels ; le règlement ; la vie sans tendresse, sans fantaisie et surtout sans solitude. Ma gorge se serrait. Les larmes… Mais je les avalais bravement, comme un homme. Et n’ayant pas pleuré, je me mettais à haïr.

Je marchais, les poings crispés dans mes poches. Quelques feuilles mortes, les premières, se froissèrent sous mes pieds.

Un poids s’abattit sur mes épaules. Je fléchis. Contre mon visage, un visage ricanait. Des cheveux en désordre, un nez retroussé, des dents de loup, pointues et blanches dans le hâle des joues.

— Maclas ! Robert !

— Lui-même, mon vieux ! Alors ! Ça ne va pas. T’en as plein le dos, de la boîte. Et moi donc ! Ça me coûtait de rentrer. Pourtant, la maison, ça n’est pas bien drôle, non plus !

— Plus gai qu’ici, tout de même !

— Oui, au fond. Il y a la campagne… J’ai chassé.

— Sans permis !

— Naturellement, imbécile. J’avais un vrai fusil, un Lefaucheux.

— Blagueur !

— Je te le jure. Et puis un bateau à moi, à fond plat. Je posais des filets dans la Dordogne. C’est bon de se laisser descendre, si tu savais !

J’aime Robert Maclas. J’aime aussi son pays que je ne connais pas, et dont il évoque pour moi les falaises roses hérissées de bastions en ruines, la rivière aux lents détours transparents, les champs de tabac vernissés, les maïs pâles. Il me parle des matins de septembre, des prés noyés de brume, des vignes étincelantes de rosée.

Pourtant Robert a été mon ennemi. Quand j’arrivai à Saint-Julien, j’étais doux, timide et trop gras, à ma honte. Robert m’accueillit par une danse du scalp, défit mon nœud Lavallière, m’installa de force sur un char et me fit faire à une allure vertigineuse plusieurs tours que terminèrent un arrêt brusque et ma chute au milieu d’éclats de rires. J’allai pleurer dans un coin de la cour. A partir de ce jour commença pour moi une série d’épreuves et d’humiliations. On ne saura jamais combien une enfance peut être amère. J’étais bafoué dans tous les jeux. Je n’avais pour ami que Regol, un pauvre être au ban de la division. Regol qui était sale, si sale et qui n’avait jamais de mouchoir, Regol le Crasseux. Mes récréations, je les passais, appuyé contre un pilier du préau, me promenant parfois avec mon sordide compagnon. Mais alors les balles de caoutchouc, dont on se sert pour jouer au « chasseur » et qui sont si dures, s’égaraient à dessein dans notre direction. Regol ne pleurait plus depuis longtemps. Il était habitué à tous les mauvais traitements, habitué à être le paria ; il n’entendait plus les injures ; il ne sentait plus les coups. Il vivait en cynique, solitaire et reniflant sa morve. Je pense qu’il s’abêtissait lentement. Pourtant il avait des succès dans sa classe et tenait la corde en mathématiques. Les surveillants ne s’occupaient pas de lui. Il ne se plaignait jamais, ni au supérieur, ni à sa famille. Regol n’était peut-être pas malheureux. Mais les opprimés ont toujours exercé sur moi une lamentable séduction. Regol ne me repoussa pas ; il ne m’aimait d’ailleurs point. Les camarades nous huèrent. Ces premiers mois m’abreuvèrent d’amertume. A douze ans, je pleurais sur moi-même, de pitié. Je voulais mourir.

Un jour, Robert s’approcha de moi. Il était très fort, très souple et conduisait les jeux en vrai sauvage, avec une cruauté joyeuse, dur pour les faibles. En classe, par exemple, un cancre ou presque. C’était lui, l’auteur de tous mes maux. Je le détestais. Il me demanda un service. Nous avions des vers latins en composition. Il était incapable de venir à bout d’un distique. Je lui fournis une bonne douzaine d’hexamètres et de pentamètres. Il en fut touché. A la récréation du soir, il laissa le ballon où il triomphait.

— Merci, me dit-il brusquement. J’aurai une sortie grâce à toi !

Je ne répondis pas.

— Tu m’en veux !

Il me prit la main et attachant sur moi son regard clair :

— Je te demande pardon !

Depuis ce jour, mes malheurs cessèrent. J’eus de nouveaux amis : Toupine, Lupé, Prélussin. J’abandonnai Regol. Ma lâcheté lui fut indifférente. Moi, je ne me la suis jamais pardonnée. L’année suivante, peu de temps avant les vacances de Pâques, Regol est mort d’une méningite. Sa mère est venue chercher le cadavre. Je la rencontrai dans le couloir de l’infirmerie. C’était une dame au visage anguleux et jaune, sous une capote noire, et ses yeux étaient si secs que je plaignais moins le paria d’avoir quitté une pareille maman.

Et voici Toupine !

Toupine est un paysan. C’est le fils d’un meunier. Il est grand, un peu voûté ; son visage est couleur de farine. Il marche les bras ballants et semble toujours porter un sac. Hérédité ! Toupine coupe son pain en petits carrés réguliers qu’il mange à la pointe de son couteau.

— Et ton moulin ? Toupine.

— Il tourne.

C’est un ami de la première heure. Il est lent d’esprit et de manières : il rumine. Je le prends par le bras.

— Tu sais, me confie-t-il, je t’ai rapporté des pommes et des noix fraîches. J’ai aussi un pot de rillettes, tu verras !

En attendant, il me glisse dans la main une poignée de sorbes suries. Toupine est un grenier d’abondance. Son pupitre est bourré de noisettes et il met des nèfles à pourrir dans sa table de nuit. Il est si avare que je connais le prix de ses largesses. Il faut qu’il m’aime pour décrocher ses doigts longs et maigres, des doigts de bossu.

Mais, bientôt, je m’ennuie. J’ai sucé les sorbes. Rien à dire. Toupine, lui, ne sent pas le besoin de parler.

Sur le seuil, j’aperçois Lupé, Prélussin, quelques autres. Vindrac, le « philosophe », s’est arrêté avec eux. Sa casquette est artistement déformée ; une mèche dépasse sur la tempe. Il raconte une histoire en agitant des mains souples. L’ombre, autour de lui, fleure le salon de coiffure. On chuchote. Des rires s’étouffent…

Vindrac m’a fait un salut protecteur ; puis il a couru rejoindre son groupe : d’autres « philos ». Ceux-là ne sont plus astreints à l’uniforme ; ils portent des cravates de foulard et des souliers jaunes. Une aristocratie consciente de sa supériorité, bienveillante. L’un d’eux fume. L’odeur du maryland parvient à nous dans une bouffée de vent qui fait frissonner les marronniers gonflés d’ombre.

Prélussin a été aux bains de mer.

— Mon vieux, des femmes qui se baignaient en maillot, toutes nues, quoi ! Si tu les avais vues quand elles sortaient de l’eau. Figure-toi que j’avais trouvé une cabine…

Prélussin est jaune. De vilaines dents. Des yeux qui brûlent sous des cils charbonneux. On est toujours un peu mal à l’aise auprès de lui.

Lupé, tout frétillant, me fête comme un jeune chien. Me voici réchauffé, presque gai. On s’anime.

— On va avoir un tennis !

— On ne s’embêtera pas, au cours de physique !

— Un grand congé en novembre, à cause du nouvel évêque !

Le collège nous a repris.


La cour s’était remplie. Tous les internes devaient rentrer avant sept heures. Maintenant la nuit isolait le collège dont les portes se fermeraient bientôt. C’était l’heure où, hier encore, je m’asseyais dans la tiédeur de notre salle à manger, la table mise devant le premier feu d’automne, dont les bûches gardent l’odeur des bois humides, le premier feu qui marque la fin des vacances. Je revis la flamme, son reflet sur le visage de ma mère, la vaisselle du buffet étincelant dans l’ombre.

C’est alors que tu descendis de la terrasse où la nuit se mélangeait aux arbres. Je ne me rappelle plus comment je t’ai abordé. Tu te nommais :

— Lortal ! Jacques Lortal ! Je viens du lycée d’A…

Du lycée ! C’était très rare que l’on vînt du lycée chez nous. Les lycéens, on les disait mal élevés. Nous les enviions secrètement. Ils fumaient. On en voyait dans les cafés, quelques-uns avec des fleurs à la boutonnière de leurs redingotes sombres. Ils lisaient des journaux et des livres à couvertures coloriées. On leur prêtait des aventures. Je connais aussi un lycéen…

Pourtant, tu ne lui ressembles pas. Tu es doux. Un peu grave. Ton vêtement gris est celui d’un homme, d’un homme correct, presque élégant. Tu ne parles pas comme nous. Ta voix est nette, un peu basse.

Tu précises.

— Exactement, j’étais pensionnaire dans une institution libre qui nous conduisait aux cours du lycée.

Prélussin et Lupé, qui sont autour de nous, paraissent satisfaits de cette explication. Ils n’oseraient d’ailleurs la moindre remarque. Ils ont bien senti tout de suite la distance qu’il y a entre toi et nous — gauches, intimidés par ta présence.

Je voudrais te prendre à part, te conduire loin des camarades qui ne peuvent pas te comprendre, des camarades qui ne savent que jouer aux barres ou arrondir leurs thèmes latins. Tu n’es pas comme eux ; tu n’es pas comme moi, non plus. Et pourtant, depuis cinq minutes, je sens qu’il y a entre nous comme un secret. Je m’empresse. Je t’explique le règlement, les professeurs, la classe. Comme toutes ces choses te laissent indifférent ! Tu les connais d’avance. Je vois cela à tes yeux distraits. Je t’ennuie. Mon zèle est une espèce de faute. J’en ai honte et je me tais.

Mais tu m’as souri.

La cloche sonne. Au milieu de la cour, l’abbé Testard frappe dans ses mains pour nous rassembler. La division se range sur deux files, en silence.

Le réfectoire est bruyant. On mange dans l’odeur du bouillon et de la toile cirée, du bout des dents. On parle. Les autres jours on écoutera le lecteur qui ânonnera, recto tono, l’Histoire du Consulat et de l’Empire par Amédée Gabour ou les Mémoires du général baron de Marbot.

Puis, en silence encore, la montée au dortoir. L’odeur du linge frais ; les trois longues rangées de lits aux couvre-pieds rouges. On va mal dormir, cette première nuit. Le lit sera dur, les draps rêches. Et puis il y a ceux qui ronflent, ceux qui grincent des dents et ceux qui gémissent dans leur sommeil. Et toutes ces faces aux yeux clos tournées vers les veilleuses.

La prière. Chacun, à genoux, au pied de son lit. L’un de nous récite les litanies de la Vierge : « Tour d’ivoire, Maison d’or, Arche d’alliance, Étoile du matin. » Et l’oraison finale : « Seigneur, ayez pitié des voyageurs, des malades et des agonisants ! »

Tandis que nous nous relevons, Lortal passe à côté de mon lit. Délibérément, sans souci de l’abbé Testard qui le considère, étonné et sévère, il me tend la main.

— Bonne nuit !

Le surveillant n’a pas osé reprendre Lortal. Pourtant, la règle du silence au dortoir est inviolable. Dans l’orgueil de mon amitié nouvelle, je lance à Testard un regard de bravade.

Et je m’endors, heureux.

II

Le premier jour de l’année scolaire, le lever était un peu retardé. Il faisait clair, lorsque passait dans le couloir le veilleur agitant son aigre sonnette. La plupart des dormeurs étaient éveillés. Les deux surveillants, dont les lits s’abritaient dans des cages de toile, soufflaient dans leurs cuvettes. Les veilleuses pâlissaient. Devançant le réveil, les plus énergiques s’affairaient à leurs valises ; d’autres s’étiraient en soupirant dans la tiédeur des draps.

J’ouvris les yeux. Une angoisse me vint de cette salle commune, de ces inconnus dont la vie désormais était accolée à la mienne, de ces corps qui bougeaient dans l’aube. A l’idée de la vie qu’il fallait reprendre, ma gorge se serrait. J’enfouis mon visage sous les couvertures. Mais il n’était pas d’asile contre cette nécessité de se lever, de s’habiller, de prendre le rang, entre ces murs sans chaleur. Hôpital ou caserne, j’ai retrouvé plus tard ces horribles réveils. Ce premier contact avec la vie m’a longtemps fait souhaiter la mort.

— Debout, paresseux ! me dit l’abbé Testard, en découvrant mon visage.

Il ne semblait pas m’en vouloir de l’incident de la veille. Ses joues étaient rasées de frais, un peu couperosées par l’eau froide.

Des yeux je cherchai Lortal. Je le découvris, nouant sa cravate devant un miroir à main. A la clarté du jour, il me parut de teint bistré. Ses cheveux noirs ondulaient. Je suivais ses mouvements avec curiosité. Je l’admirais. Peut-être sa mère était-elle créole ! Il avait voyagé, sans doute ; traversé les mers, peut-être. Il ne pouvait être du même pays que nous. Qu’y avait-il de commun entre lui et ces paysans rougeauds, ces petits bourgeois suintant l’huile de foie de morue ?

Je m’habillai allégrement dans l’espoir de le rejoindre.

Un fracas de clefs. La porte du dortoir s’ouvrit et le supérieur de Saint-Julien entra en coup de vent, à sa manière. De haute taille, maigre, très droit, la soutane bien tendue sur le torse, l’abbé Fourmeliès marchait d’un pas rapide. Sa face, au menton bleui par quarante ans de rasoir, était modelée, un peu grossièrement peut-être, de traits calmes et sévères. Les joues étaient creuses, le coin de la bouche marqué de rides ; les lèvres, minces. D’autres rides, très fines, plissaient les tempes. Le front, très découvert, le haut du visage étaient patinés d’une teinte gris-brun, sans éclat, pareille à la couleur des chaumes au déclin de l’été. Cet homme était fait pour dominer. Son regard était un coup de sonde aigu et prompt ; le port de la tête, souverain. Sa robuste apparence dissimulait un organisme délabré par des pratiques d’ascète. Je n’ai soupçonné que bien plus tard la détresse physique tapie sous cette impassibilité un peu hautaine. Nous ignorions tout de sa vie, de sa famille. J’appris un jour qu’il avait une sœur et cette nouvelle me causa un étonnement secret. Je ne me le représentais pas en dehors du collège et dépouillé de son rayonnement. Il nous recevait, quand nous l’en priions par un billet, dans un vaste cabinet de travail tapissé de livres. Les ors adoucis des reliures se mêlaient aux reflets de la table et des fauteuils de bois poli, aux jeux de la flamme, l’hiver. Ce lieu m’apparaissait à la fois un tribunal et un asile de volupté spirituelle. Je tremblais, en en franchissant le seuil. Puis, tandis que le supérieur m’interrogeait ou m’entretenait de sa voix brève, aux sifflantes rudes, je souhaitais au fond de mon cœur qu’il me gardât longtemps, longtemps encore, dans cette tiédeur. J’enviais son recueillement, j’enviais sa lampe, ses beaux livres, cette paix solitaire. Bientôt même, je ne voyais plus en lui qu’un pieux épicurien ami du travail et du silence. Combien je me trompais !

L’abbé Fourmeliès passa près de mon lit, sans détourner la tête. J’éprouvais quelque dépit de ce qu’il ne me remarquât point. Mais le supérieur accordait rarement en public une marque d’attention particulière à l’un ou l’autre d’entre nous. Il acheva sa rapide tournée et quelques minutes plus tard nous descendîmes à la chapelle où se célébrait la messe du Saint-Esprit.


Le Veni Creator Spiritus éclata dans l’embrasement des cierges.

Le soleil d’octobre ruisselait dans la gloire irisée des vitraux. La nef vibrait de chants, de lumières, de parfums. Le collège se massait sur les bas côtés ; les petits sur les bancs de droite, les moyens et les grands sur les bancs de gauche. Un chanoine de la cathédrale officiait, assisté de deux diacres en dalmatique. Leurs ornements étincelaient dans le nuage de l’encens. Le supérieur, revêtu d’un surplis de dentelle, s’agenouillait dans le chœur, près de la balustrade ; les professeurs et les surveillants, le long des murs, autour de nous. Le transept de droite était réservé aux familles et aux personnes de la ville. Quelques robes claires étoilaient la foule. Je distinguai ma mère et à ses côtés une jeune femme dont un rayon alluma la chevelure rousse, brusquement, comme une touffe de paille. Cette flamme brûlait d’un or plus chaud que celui des ornements liturgiques, plus éclatant que l’ostensoir, au sommet de l’autel, sous son baldaquin de soie. Je détournai mon regard. Le signal de s’agenouiller claqua. L’office commença.

Chanter était une obligation. Dans ces cérémonies solennelles il n’y avait pas de place pour la prière intérieure. Un rythme nous emportait ; une âme sonore emplissait les voûtes, se substituait à la mienne. J’éprouvais ce jour-là un plaisir assez conscient à me fondre avec la musique. De nos poitrines montait une vague de joie et de supplication. Le Sanctus, Sanctus, Sanctus Deus Sabaoth déferla vers les vitraux dont les gemmes vibraient. Mille feux me traversaient. L’odeur des aromates balancés dans le chœur était exquise et lourde à respirer.

Dans ce tourbillon de vapeurs, de sons et de lumières, des larmes emplissaient mes yeux. Ce fut comme l’ivresse d’un vin bu à jeun, une chaleur bourdonnante, la joie de mon être naissant à un Paradis inconnu. Était-ce le Paradis immatériel, aux pures et froides clartés, du Dieu que nous invoquions ? N’était-ce pas plutôt la première bouffée du Jardin des Délices dont la porte s’entre-bâillait un instant à mon ignorante ferveur, laissant filtrer, à travers les brumes de l’encens, le trouble arome de ses fleurs et de ses fruits : des fleurs et des fruits de la Terre. Mes yeux, embués de pleurs, ne distinguent plus que dans un brouillard les gestes enflammés de l’officiant ; ils n’ont pas vu le calice élevé, le pain céleste rompu. Le vrillement de la clochette courbe mon front machinal. Mais c’est une vague d’amour qui passe au-dessus de moi, plus chaude que l’haleine de juin sur les vergers frémissants et clos.

Quand je relève la tête, la vague est passée. Il se fait un grand vide autour de mon cœur et les chants qui gonflent leur houle ne sont pour moi que silence. Je vois Toupine ânonner sur son livre de prières avec une grimace blafarde. L’abbé Poncebique, l’organiste, se démène ridiculement à l’harmonium et meut sur le clavier ses grands bras de faucheux, comme un mitron brasse sa pâte. Rien ne demeure plus du Paradis entr’ouvert.

Et l’abbé Testard, satisfait de ma bonne tenue pendant l’office, m’adresse en récompense un regard si protecteur que la chapelle est en un instant vide de sa musique, de ses parfums et de mon âme.


A la récréation, je cherchai Lortal. Lupé, Prélussin et quelques autres l’entouraient déjà.

— C’était mieux qu’ici, votre ancienne boîte ? demandait Prélussin.

Je notai que, contre l’usage, personne ne le tutoyait.

Lortal semblait d’un autre monde. Il portait des pantalons dont le pli était exactement marqué, un faux-col blanc et une casquette anglaise. Ses manières avaient une assurance indolente, une « morbidezza » pleine de charme.

— Un vrai pacha, dit quelqu’un.

Le surnom lui resta.

— Oh ! répondit-il à la question de Prélussin, c’était tout autre chose qu’ici, chez le père Sauvalet. Chacun avait sa chambre. On pouvait fumer… à cause des Espagnols !

— Les Espagnols ? interrogea avidement Lupé.

Le concierge m’apportait un billet de parloir :

— Votre mère vous attend, monsieur.

Je dus suivre le bonhomme, un peu dépité de laisser Lortal en proie aux autres. Pour la première fois de ma vie de collégien, je regrettai de quitter la cour.

Dans le parloir, orné de fauteuils de zinc, de bancs verts et d’arbustes en pots, ma mère causait avec une dame qui tenait par la main un jeune garçon d’une dizaine d’années. A mon arrivée, la dame se retourna et je reconnus la rousse de la chapelle.

— Voici mon grand fils, chère amie, dit ma mère.

— Déjà un homme ? fit l’inconnue. En quelle classe entrez-vous, monsieur ?

— En rhétorique, madame.

J’étais rouge, gêné d’être vu en uniforme par cette jeune femme. J’eus honte de ma faiblesse et je la regardai bien en face, presque effrontément, pour me punir. Sous le réseau de la voilette, ses yeux étaient couleur d’algue. Les lèvres étaient si carminées que j’eus envie de rire et qu’il me vint un peu de mépris pour une créature aussi frivole.

— Charles, dit-elle à son fils, voici ton grand camarade Paul Demurs. Il te donnera de bons conseils. Tu l’écouteras.

Puis, avec une inflexion de tendresse qui me toucha :

— Puis-je vous confier mon fils, monsieur ? Il entre au collège pour y faire sa première communion. Il est un peu frêle et n’a jamais connu que la vie de famille. Vous le protégerez. Il vous aimera bien.

Le petit leva les yeux sur moi. Il avait un joli et pâle visage. Il me tendit la main, serra la mienne avec force. J’étais assez fier de mon rôle de protecteur.

— Je vous promets, madame, dis-je, de veiller sur mon petit camarade. Tout le monde lui voudra du bien.

Elle sourit, rassurée.

— Vous allez beaucoup travailler ?

— Beaucoup, fis-je avec pédanterie. Tout le monde sait ce que vaut le baccalauréat. Un pont aux ânes ! Mais il faut le passer !

A peine achevais-je de débiter ma tirade que j’en sentis le ridicule. Mon ton était plus agressif que désinvolte, comme il voulait paraître. Écolier ! Je n’étais qu’un écolier. Elle se moquerait de moi et elle aurait raison. Elle ne verrait pas que, sous le vernis du collège, je cachais un esprit mûr pour la beauté et un cœur passionnément avide d’aimer. Elle ne devinerait pas que je savais par cœur le Lac, de Lamartine, et les Nuits, de Musset, et que j’avais lu Manon Lescaut. Elle ne se rappellerait que cette sotte veste bleue à boutons d’or et mes propos de jeune cuistre.

— Je vous félicite, dit-elle à ma mère. C’est un travailleur. Allons ! je vous laisse. Il faut que je conduise Charles à la lingerie.

Je m’inclinai gravement.

Elle ajouta, en souriant :

— Au revoir ! Je vous apporterai des gâteaux un dimanche.

— Quelle est cette dame ? demandai-je à ma mère.

— Une jeune amie, veuve depuis peu, Mme Jouvelin ; elle m’a promis de venir te voir. Tu seras gentil avec le petit !

Mme Jouvelin a laissé un bien étrange parfum dans ce parloir. Il traîne autour de moi comme une chevelure, entre les arbustes en toile cirée. Jouvelin ! Je n’aime pas son nom. Je baptise la rousse, Nourmahal — en souvenir des Orientales.

Nourmahal ! votre image s’efface un peu, car, malgré mon courage, je ne vous ai pas bien regardée. Je sais pourtant que vous êtes belle. Et vous restez une odeur — l’odeur qui monte des mousselines tièdes en été, lorsqu’on est près des jeunes filles.


Je suis pris dans un tourbillon de souvenirs odorants. Marion, ma bonne, quand j’étais tout petit, je ne voulais pas quitter ses bras, à cause de cette vapeur âcre et douce qu’ils exhalaient. Il y a des femmes qui vous enveloppent d’un nuage fait d’elles-mêmes : on les hume. Et je pense aussi à la buée qui monte des champs lorsque l’orage arrose leur croûte brûlée. Et, quand on ouvrait la porte de l’étable, la nuit, il venait un souffle épais qui étouffait la lanterne : cela aussi sentait la bête vivante. Mon enfance, c’est une gerbe d’odeurs. Quand je mourrai, les bonnes odeurs de ma vie reviendront autour de moi, pour une dernière fête : l’odeur de la miche chaude, l’odeur des châtaigniers en fleur, l’odeur de la rivière à travers les arbres, l’odeur des tilleuls et des seringas de mon jardin, l’odeur des villes que j’ai parcourues — chacune a la sienne propre (Munich sent le caoutchouc brûlé ; Florence, l’iris et l’urine) ; — l’odeur des êtres que j’ai aimés : l’un d’eux sentait le petit pain frais ; l’odeur de Nourmahal ; l’odeur de moi-même, de mon corps adolescent, lorsque, certaines nuits d’été, dans la tiédeur étouffante du dortoir, je respirais mon aisselle avec un plaisir mêlé de honte. Oui, toutes ces bonnes odeurs reflueront, tous ces fantômes parfumés, par milliers, par houles, vers mon lit et je ne sentirai pas l’haleine de la camarde dans l’ombre grésillante de cierges.


— Allons ! me dit ma mère… Au revoir, mon cher petit. Travaille bien. N’oublie pas ton gilet de flanelle. Envoie-nous de bonnes places et de bonnes notes. Nous pensons à toi. Je suis triste de te quitter.

Ma mère essuie une larme.

Des paroles bourdonnent en moi :

— Pourquoi me laissez-vous ? Vous ne comprenez pas que j’étouffe entre ces murs, que mon cœur éclate. Vous ne comprenez pas que je grandis, que la vie m’appelle, que tout le jour je suis seul avec sa voix. Vous m’avez donné des maîtres. Ce n’est pas d’eux que j’avais besoin. Vous qui pourriez m’acheminer si doucement vers la vie, pourquoi m’abandonner ! Tant pis ! J’irai seul vers elle. Je lui demanderai tout ce qui m’a été refusé ; je lui demanderai de me rendre tout l’amour que je porte en moi et que vous n’avez pas su capter. Déjà, je suis si loin de vous, par votre faute !

Mais je ne dis rien. A quoi bon ! Ils ne comprendraient pas.

— L’internat est une excellente école pour l’enfant, dit mon père.

— Il n’y a pas d’éducation dans les établissements de l’État, dit ma tante.

La cloche sonne.


Voici l’étude : les plumes brillantes, le buvard frais, les crayons en bois de rose, si tendres. Mon voisin est un nouveau. Il tourne à droite, à gauche des yeux de lapin effarouché, des yeux fuyants et doux. Il semble un peu « fille ». Je l’observe, tandis qu’il déploie une véritable ingéniosité à perdre son temps sans en avoir l’air. De temps en temps il coule un regard de côté vers moi et sourit.

Je profite d’un moment où le surveillant est inattentif pour décocher un coup de règle dans les jambes du nouveau.

— Comment t’appelles-tu ?

Il me glisse un petit carré de papier. Une écriture allongée, assez niaise. Saint-Alyre ! Et il sourit. Il sourit toujours, avec des lèvres si humbles, des yeux si lâches que j’ai envie de le battre.

Lortal lit, renversé sur son banc, les jambes croisées comme un voyageur. Il lit du bout des doigts. Il ne met pas ses pouces dans ses oreilles, comme nous. Son attitude n’est pas celle d’un écolier, mais celle d’un homme qui s’abandonne au plaisir de la lecture, et qui n’en est pas dupe. Quant à l’ouvrage qu’il tient entre ses mains, c’est un classique : je le reconnais. Mais que de choses inconnues de moi il doit y découvrir, pour plisser ainsi les lèvres. Lortal ne travaille pas ; il ne travaillera jamais. C’est un grand seigneur. J’ai honte de mes manchettes de lustrine ; j’ai honte d’avoir eu le prix d’excellence ; honte de ma science et de mon effort devant tant de sagesse indolente. D’ailleurs, que peut-on apprendre dans cette salle d’étude aux vitres dépolies ? Apprendre ! il suffit de se promener ou de pêcher à la ligne. Le soleil, les arbres, l’eau, les blés qui se creusent sous le vent, voilà qui vous apprend quelque chose. Le jardin des racines grecques a-t-il quelque rapport avec le jardin des choses créées ? Il me semble que toute connaissance a un goût, un poids, une odeur comme une chair. Il n’y a qu’à cueillir, à lever le bras dans la fraîcheur des feuilles. L’Éden ! N’était-ce pas le verger de l’esprit ? Le bien et le mal pendaient aux branches de l’arbre comme de gros fruits mûrs. L’arbre n’était certainement pas un pommier, mais un arbre au beau nom, comme le mancenillier, un arbre d’une dangereuse mélancolie. Ses branches effilaient toutes les musiques du monde en éveil. Le serpent balançait un triangle d’émail vert entre deux globes de feu. Ève le regardait avec bienveillance, car il était beau comme un collier. Elle aussi avait envie de mordre dans cette science, pulpe sucrée, lisse comme la peau de ses bras, de sa nuque qui frissonne à l’haleine des jardins célestes. Ève ! Je l’imaginais mal, un peu à la manière d’une statue, neigeuse dans le réseau des feuillages, couronnée d’un croissant roux qui fauchait l’ombre autour d’elle. Mais tant de candeur était d’évocation difficile…

J’ouvris mon Racine expurgé par le R. P. Pons, S. J. Il s’ouvrit sur ce vers :

Mit Claude dans mes bras et Rome à mes genoux.

Mais je savais bien qu’il fallait lire, en dépit du Père :

Mit Claude dans mon lit…

Ève ! L’impératrice ! Le soir empourpre les vitres floconneuses. Saint-Alyre ondule ses boucles avec son porte-plume.

III

L’année scolaire débutait par une retraite de trois jours. Nos maîtres, pour chasser les souvenirs des vacances, nous imposaient la solitude et la méditation. Il était interdit de recevoir des lettres ou des visites. Une discipline spirituelle de tous les instants devait mater les écarts de notre imagination.

Les oreilles bourdonnantes de sermons, de cantiques et de prières, les meilleurs d’entre nous s’exerçaient ainsi, dans le silence de l’étude ou l’ombre de la chapelle, à aiguiser un scalpel qui plus tard trancherait à vif dans leurs bonheurs. Incapables de ces fortes et logiques méditations qu’ont enseignées les saints — austère gymnastique de l’esprit — nous errions à la dérive selon les méandres d’une piété rêveuse, d’une mélancolie dont la volupté émouvait déjà nos fibres les plus intimes. En revanche, nous apprenions à démêler l’écheveau de nos naissantes passions, à scruter les mobiles de nos moindres actes, à reconnaître le péché sous ses formes les plus innocentes. La confession nous révélait l’angoisse du scrupule et la douceur de l’aveu, l’abandon des confidences secrètes. Nous nous interrogions comme des amants qui ne sont pas sûrs de leurs cœurs. Nous surveillions en nous les nuances si changeantes de l’amour divin, et déjà nous en éprouvions les heures brûlantes ou glacées. Celui qui a découvert Dieu demeure altéré de lui ; mais Dieu se dérobe et c’est le supplice de l’attente ; et c’est la sécheresse, l’ennui, le désespoir, tous les tourments de l’autre amour.

Cet entraînement mystique affinait les âmes à l’extrême, en peu de temps. Je revois quelques-uns de ces visages creusés d’extases précoces ; des yeux languissants, des nuques pliées dans l’oraison comme sous une caresse invisible ; quelque chose enfin dans ces adolescents de trop penché, de trop frêle et de trop ardent. Je les revois dans l’ombre de la chapelle ouverte tous les soirs, pendant la récréation, à ceux que rebutaient les jeux et les bourrades. Nous étions quelques-uns à chercher l’île déserte. C’était Tissandier avec son nez mince, ses cheveux filasse, si grand et si voûté pour son âge, qui demeurait agenouillé, les yeux mi-clos, sans un mouvement, sans apercevoir que son livre d’heures était tourné à l’envers ; Bos, courtaud, très brun, un vrai Méridional qui avait toujours des prunelles de fiévreux ; et aussi Toupine, l’efflanqué, le balourd Toupine, qui venait s’asseoir dans la nef obscure, encore parfumée de l’encens matinal. Pourquoi ? Parfois, dans le silence, nous l’entendions croquer discrètement une noisette. Deux cierges brûlaient à l’autel. Les derniers rayons du jour filtraient à travers les vitraux, irisant une boucle, la blancheur d’une main. La porte s’ouvrait. Des rumeurs s’engouffraient, des voix, le claquement du ballon. Puis de nouveau la paix, la paix fraîche du cloître.

Lorsque je me souviens de ces heures et de ces visages, je songe aux plantes que les jardiniers forcent dans les serres, à des lis trop blancs, à des fleurs maladives, à ces tissus éclatants et fragiles qu’un coup de soleil trop vif ou qu’une bise trop âpre fripera !


La retraite commença.

J’aimais ces journées d’où toute occupation profane était bannie. Dans la suite des mois scolaires — file interminable et grise — elles s’ouvraient comme des sous-bois : tunnels de verdure où la lumière danse entre des colonnes d’ombre. Le collège prenait alors quelque douceur ; les camarades étaient moins brutaux ; les maîtres, plus affectueux. Pendant les études, le surveillant n’avait pas à punir : tous étaient absorbés dans une torpeur, faite pour la plupart de piété et de paresse.

Cette année-là, le prédicateur était un Jésuite, le Père Nicklaus. Deux fois par jour pour tout le monde, trois fois pour les premiers communiants, le Père montait en chaire. C’était un homme long et sec, au visage parcheminé. Un lorgnon chevauchait le nez mince et courbe. La voix était belle. Il parlait avec peu de gestes, frappant parfois de la paume le rebord de bois poli. Au sermon du soir, on n’allumait les cierges que pour la bénédiction qui suivait. Le Père parlait alors dans l’ombre ; on distinguait seulement le reflet spectral du surplis, le scintillement furtif des verres. Mais sa voix roulait sous les voûtes, tour à tour suppliante, menaçante, câline, éclatant en brusques éclats ou grondant comme l’orage qui s’éloigne, tranchante, impérieuse et de nouveau onctueuse, insinuante, voilée. Merveilleux comédien du Seigneur ! Il connaissait tous les accents de l’amour et de l’indignation, les inflexions les plus maternelles de la tendresse, les notes graves du justicier. Ce flot de paroles entraînait les plus rebelles, pénétrait les esprits, amollissait les cœurs et, l’office terminé, jetait aux pieds du Père, qui signait leur front d’un pouce jaune et froid, les collégiens pantelants.

Ce soir-là, le P. Nicklaus prit pour texte de son sermon ces paroles farouches :

Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme un sarment ; il séchera et on le jettera au feu et il brûlera !

Péché et damnation ! Quels leviers pour peser sur ces âmes d’enfants et d’adolescents ! Le P. Nicklaus ne se faisait pas faute d’en user.

Des gouffres de feu s’ouvraient à chacun de nos pas. Le péché était partout, précédant le châtiment. Le Maudit avait tendu sur le monde et ses splendeurs un filet où trébuchaient les imprudents, et dont ils n’arrachaient les mailles qu’en déchirant leur chair. Le damné guettait sa proie à toute heure. Malheur à qui ne veillait point ! Si la mort le surprenait, coupable, il roulait dans la géhenne où les supplices ne cessent pas. Une imagerie forcenée matérialisait pour nous les peines qui attendaient notre faiblesse : torrents de poix, cataractes de bitume, citernes de plomb fondu, lacs d’huile bouillante où plongent des grappes de réprouvés. Et des comparaisons, des métaphores, toute une glose de bourreaux, méticuleuse, subtile. Les flammes de l’enfer ne consument pas, mais elles pénètrent toutes les parcelles de la chair damnée ; leur ardeur est plus vive que celle du feu grégeois, qui ronge comme une lèpre les corps où il s’attache ; elles sont à la fois matérielles et immatérielles et l’âme même du pécheur endure cette ardeur épouvantable. Ceux que Dieu a rejetés brûlent et craquent comme des sarments. La soif les tenaille. Et jamais une gorgée d’eau. Jamais ils ne poseront leur langue craquelée sur ces cristaux embués de fraîche vapeur qu’un atroce mirage leur présente. Soif ! Toujours soif ! Recueillez-vous, mes enfants, et imaginez ce que signifient ces mots : toujours soif.

Et, fermant les yeux, nous évoquions des courses torrides, des plaines calcinées, nos pieds brûlés par le sable, sous les javelots de cuivre du soleil, haletant vers d’illusoires palmes…

Dans le silence irrité de mon cœur, je me disais :

— Mensonges ! Mensonges ! Comment la félicité de Dieu n’est-elle pas troublée par ces cris d’angoisse ! Comment Dieu n’entend-il pas les damnés ? Comment la soif des victimes n’altère-t-elle pas Dieu ?

Une révolte crispait mes mains jointes, en songeant à ces saints, à ces tribus d’anges et d’archanges, aux favoris du Seigneur qui n’entendaient pas la clameur de souffrance et de rage, la clameur souterraine des Ardents.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Cela n’est pas possible ! Vous n’avez pas voulu que la souffrance fût sans fin. Vous n’avez pas voulu que le bonheur fût pour les uns, la douleur pour les autres et que les parts ne fussent jamais changées ! Que serait votre Ciel s’il y avait un Enfer ! Vous ne pourriez y demeurer, Seigneur ! Vous iriez souffrir avec les maudits.

Je suis de cœur avec les damnés. Mais l’éternité m’épouvante. Le P. Nicklaus se plaît à donner le vertige à notre raison. Terrible jeu que de révéler l’infini à un cerveau d’enfant. C’est lui faire faire provision d’angoisse pour la vie. Infini truqué et mélodramatique que celui du Père, mais il suffit à dresser devant nous un mur de ténèbres dont l’ombre s’allongera sur nos jours et sur notre pensée, contre lequel butera notre raison. La voici, tournoyante, affolée, la raison. L’enfant s’aperçoit avec stupeur que son univers vacille. Le prêtre profite du vertige.

Il enfonce en nous cette idée de l’éternité, douloureuse comme une épine : « Essayez de vous représenter, mes enfants, une sphère de diamant aussi grande, mille fois plus grande que la terre. Imaginez qu’un oiseau vienne chaque siècle effleurer d’un coup d’aile ce bloc inaltérable. Essayez d’estimer les milliards et les milliards d’années nécessaires pour que le diamant soit usé par l’aile de l’oiseau. Vous n’y parviendrez pas. Mais à supposer que vous réussissiez à réaliser ce fabuleux total, ces myriades de jours, de mois et d’ans ne seraient rien, pas une minute, pas une seconde, par rapport à l’éternité. »

Sophisme puéril dont je flaire l’artifice. Cependant l’éternité pèse sur moi, suspendue aux voûtes de la chapelle. Elle pèse sur tous ces jeunes fronts que jaunit la flamme des cierges, tandis que, sous le ciel d’octobre, s’incendie le dôme des forêts. Premier contact avec l’infini. Un éclair illumine l’abîme trompeur qui est au delà du temps et de l’espace. L’âme recule, effarée. L’œil vif du Jésuite cherche sur les bancs obscurs les élus, les sensibles que ce frisson marquera pour toujours, en qui s’est plantée la lame empoisonnée de l’angoisse. Ils ne l’arracheront plus, cette lame ! Et combien, des années et des années plus tard, croyant avoir épuisé toute l’enquête humaine, altérés encore de la vieille soif de l’au-delà, reviendront à lui, proie docile : « Mon Père, donnez-nous quelque chose qui ne passe point ! Mon Père, donnez-nous l’éternité ! »

Un geste final de bénédiction s’esquisse sur une fresque embrasée.

Les cierges du chœur s’allument. L’abbé Poncebique a pris sa place à l’harmonium. On chante une prose latine dont j’aime le rythme :

Procul recedant somnia
Et noctium phantasmata
Hostemque nostrum comprime
Ne polluantur corpora.

« Éloigne de nous, Seigneur, les songes et les fantômes des nuits et repousse notre ennemi, afin que nos corps ne connaissent pas la souillure. »

IV

Lortal accomplit tous les devoirs de la retraite avec une gravité qui me surprend. Les bras croisés, les yeux fixés sur le chœur, il chante ou répond aux prières, si correctement pieux que, malgré moi, je murmure : « Pharisien ! ». L’abbé Testard l’observe sans bienveillance. Il se méfie de ce nouveau dont tous les gestes sont mesurés, dont la tenue est irréprochable, mais qui, sous son masque attentif, semble cacher mille pensées étrangères. Cependant Lortal est fort bien en cour. Le Supérieur l’a appelé pendant une récréation et s’est promené avec lui, un moment, la main affectueusement posée sur son épaule. Fourmeliès ne prodigue pas les manifestations d’amitié ; il est avec nous réservé et distant. Aussi, bien que Lortal soit ici depuis trois jours, la considération générale l’entoure. Testard s’en inquiète. Je le devine. Il n’a pas osé m’entretenir de cette amitié nouvelle. Mais il pressent un danger.

Comme nous sortions de la chapelle, Lortal me prit le bras :

— Dites-moi, commença-t-il, — il n’avait pas perdu l’habitude du « vous » — on va nous distribuer les billets de confession. Qui dois-je désigner ? Je n’ai aucune idée de ces choses-là.

Sa moue impertinente me charmait et me gênait tout ensemble.

— L’abbé Testard ? Non. Un peu gros, un peu paysan. Qu’en dites-vous ? Et puis il voudrait me faire moucharder, sans doute ?

— Je ne pense pas, fis-je en rougissant (car Testard avait été mon confesseur).

— Bah ! Vous savez, je n’ai pas confiance. J’ai envie d’aller voir le jésuite. Ils sont toujours polis, doux comme des femmes. Et puis on peut causer avec eux… Je préfère, ajouta-t-il, quelqu’un qui ne soit pas de la maison.

— Mais, objectai-je, le Père n’est là qu’en passant ?

— Eh bien, je choisirai Fourmeliès ensuite ; il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints.

J’admirai ce trait. Le choix du confesseur avait une importance que je devinais à la façon dont Lortal affirmait sa décision. Lortal me parut un profond politique sous cette apparence d’ironie et de nonchalance. Par cette manœuvre, il s’attirait à la fois le respect des surveillants et la considération des élèves, car l’abbé Fourmeliès était admiré et craint. Les médiocres n’osaient pas affronter sa direction ; les timides, comme moi, hésitaient à l’importuner de leurs vétilles de conscience. Mais Lortal avait l’audace d’un esprit supérieur et ne redoutait pas de passer, chaque semaine, le seuil du fameux cabinet. Il se mettait d’un coup au-dessus du commun. Il assurait son indépendance. La qualité de son intelligence et la multiplicité de ses occupations détournaient le supérieur de la surveillance tatillonne que les maîtres subalternes exerçaient sur nous. D’autre part je devinai que la sympathie de Fourmeliès irait vite à cet étrange garçon.

— C’est un bon choix, approuvai-je.

— Pour moi, reprit-il, tout cela n’a que fort peu d’importance. L’essentiel est d’avoir la paix.

— Sans doute, fis-je légèrement interloqué. Étiez-vous aussi astreints à choisir un directeur, dans votre ancien collège ?

Il sourit.

— Grâce à Dieu ! Non. Le père Sauvalet ne s’occupait guère de nous mener à confesse. La messe, le dimanche, et c’était tout. On sortait deux fois par semaine avec nos correspondants. Les Espagnols sortaient seuls. Ils pouvaient aussi fumer dans le jardin, car il n’y avait pas une cour comme ici, mais un parc avec des arbres et des bancs.

— Pardon, interrompis-je, qui étaient ces Espagnols ?

— Des fils de famille ! Ils faisaient l’orgueil et la fortune du père Sauvalet. Quand les uns partaient, d’autres arrivaient. Je n’ai jamais su pourquoi. Des gaillards, vous savez ! Si vous aviez vu Juan de Carcamo ou Andreas Acevado y Meneses, vêtus de noir — et quelle coupe ! — s’approcher de la Table de Communion, les jours de fête ! Tous les bourgeois de la ville les lorgnaient. Souples, visages maigres, couleur d’olive, cheveux plaqués. Très beaux vraiment. Et si graves, si recueillis, les bras croisés ! Ils édifiaient tout le monde, les femmes surtout ! Tous les soirs, naturellement, ils sautaient le mur. Sauvalet le savait, mais bast ! Il se rattrapait avec les factures de vaisselle cassée qu’on lui apportait le lendemain. C’était un homme qui connaissait son métier d’éducateur.

Le scandale sort de la bouche de Lortal. J’écoute. A mesure qu’il parle, un travail se fait en moi. Je ne sais rien de lui, sinon que sa voix est ironique, lointaine, que ses paroles ont une saveur amère et délectable. Le sens même de ses mots importe peu ; ce qui résonne si étrangement dans mon cœur, c’est leur accent : je ne sais quoi qui fait plaisir et peine, je ne sais quoi de coupable.

Lortal m’explique les raisons de l’amitié que lui témoigne Fourmeliès.

— Il a beaucoup connu mon oncle Joachim de Los, celui qui est devenu mon tuteur à la mort de mon père. Ils ont été très liés pendant leur jeunesse.

Il s’arrête un instant, songeur, puis reprend :

— Un homme étonnant que Joachim. Mon meilleur ami ! Je sortais chez lui deux fois par semaine. Il possédait à A… une maison, un peu en dehors de la ville, avec une vérandah et un jardin sombre entre des murs très hauts et dont les allées n’étaient jamais ratissées. Il y avait des rosiers sauvages et aussi des plantes exotiques dont les feuilles étaient hérissées de piquants, des plantes pareilles à des bêtes grasses et sournoises. Les soirs d’été, le jardin de Joachim sentait si fort qu’on se serait cru dans une cuve de parfums. On n’entendait plus que les grillons et les crapauds. Mon oncle vivait en sauvage. Il recevait très peu — presque jamais d’hommes, mais il a eu chez lui quelques belles créatures…

— Des créatures ?

— Oui. Des femmes, quoi ! Cela scandalisait les bonnes gens. Mais mon oncle ne se souciait pas de l’opinion. Les vieux messieurs nommaient sa maison la Folie de Los. Pauvre Folie ! Elle est vendue, maintenant…

— Tu voyais, toi, les femmes qui venaient chez ton oncle ?

— Naturellement. Il ne les cachait pas. C’est Elsa Brünner qui m’a fait fumer ma première cigarette. La grande pianiste, tu sais. Elle avait des bandeaux noirs, les bras toujours nus et un grain de beauté sur l’épaule. Si tu l’avais entendue !

Comme je voudrais l’avoir entendue ! Et j’imagine le salon de la Folie, les fenêtres ouvertes sur le jardin, l’odeur nocturne des roses, la nuque et les bras nus de la femme, la blancheur du clavier. Lortal l’avait-il embrassée ?

Ces vacances, j’avais embrassé Léa, une bonne de ma mère, qui venait le soir m’emprunter des livres. Je lui prêtais Manon Lescaut et Paul et Virginie pour lui donner des idées ! Elle était belle et portait le foulard des Bordelaises. Elle se penchait sur mon épaule pour lire les passages que je lui indiquais comme les plus émouvants. Un soir, je posai mes lèvres sur son cou dont le velours frôlait ma nuque. Elle se sauva en riant, tandis que je demeurais, dévoré de honte et mourant du désir de la suivre.

Un trouble m’envahissait à suivre la démarche des femmes, le mouvement de leurs bras et de leurs jambes, l’ondulation de leurs bustes. Leurs gestes avaient des significations secrètes, révélant le mystère des corps, juste assez pour me désespérer.

Et puis j’étais jaloux de toutes — même des inconnues. L’idée qu’une femme pouvait se déshabiller devant un homme me révoltait. Toute image trop vive me causait une souffrance. J’éprouvais parfois le désir d’être pris entre des bras dont je n’imaginais même pas à quel point ils peuvent être doux. Mais que souhaiter de plus ? Pourtant il y avait autre chose que je pressentais dans cette inquiétude et ce déchirement.

Et cette envie folle de me cacher dans le cabinet de toilette de la cousine Nelly ? L’idée d’apercevoir Nelly dévêtue me causait un vertige. Comment concilier tout cela ?

Lortal remuait en moi, par la seule évocation de la musicienne au crépuscule, mille choses ardentes et tristes que je ne pouvais approfondir. Je me sentis auprès de lui, tout d’un coup, si pauvre, si humble, si abandonné, que je glissai mon bras sous le sien.

Il me regarda avec une surprise vite réprimée, mais qui ne m’échappa point. Gêné, je cherchais à dégager mon bras. Il le retint. Pour ce mouvement, je lui aurais donné, en cette minute, ma vie.

— Vous étiez heureux, là-bas, lui dis-je. Comme vous allez vous ennuyer ici !

Il ne répondit pas.

Après quelques instants de silence :

— Allez-vous voir le jésuite, décidément ? questionna-t-il.

— Demain, oui. Et vous ?

— Parbleu ! s’exclama-t-il. Il faut bien faire comme tout le monde !

Son rire frôlait le sacrilège.

Une question m’étranglait. Je fus brave.

— Lortal, dis-je, avez-vous la foi !

— Drôle de question ! répondit-il. La foi ! Tout le monde a une foi ! Me prenez-vous pour un hypocrite ?

— Oh ! non, protestai-je. Je vous ai demandé cela parce que vous me semblez parfois tellement plus intelligent que moi, tellement plus sûr… Je voudrais tant savoir ! Moi, je cherche… je cherche…

— Quoi donc ?

— Quelque chose à aimer, à aimer d’une façon terrible… ne faire plus qu’un avec cette chose… tout oublier pour elle… s’oublier soi-même…

Et je m’enfuis, pour qu’il ne vît pas mon trouble et surtout pour ne pas entendre de sa bouche des paroles de désolation.

V

Le P. Nicklaus était assis sur une chaise de paille. Auprès de lui un prie-Dieu pour les pénitents. Le parquet soigneusement ciré luisait sous la lumière blanche que tamisaient les rideaux. Au mur, un crucifix, une photographie de Léon XIII, un bénitier avec une branche de buis sèche.

Le visage jaunissant du Père se détachait entre la soutane noire et le mur blanchi à la chaux. Les yeux se fermaient à demi sous le lorgnon, laissant filtrer un regard très doux et très aigu qui me pénétra comme une lame, dès mon entrée dans la pièce. Je me dirigeai vers le prie-Dieu et me mis à genoux. Le Père posa sa main sur mon épaule.

Dans cette chambre austère, il me semblait tout à coup être transporté à des milliers de lieues du collège et du monde. J’avais soigneusement préparé ma confession et tout en observant une scrupuleuse exactitude dans mon examen de conscience, je concevais quelque vanité d’exposer à un homme aussi réputé que le P. Nicklaus les raffinements de mes états d’âme et mes critiques quant au dogme. Le jésuite ne me considérerait certes pas comme un pénitent ordinaire. Les questions que je lui poserais lui montreraient ma subtilité d’intelligence. Et voici qu’à peine introduit dans cette cellule j’oubliais tout. Ce regard qui s’attachait sur moi perçait jusqu’au fond de mon cœur. Je n’osais le soutenir, tant l’impression de ma nudité morale était pénible. Cet homme connaissait mes élans, mes rêves, mes désespoirs. Comme tout cela devait lui paraître misérable, mesquin ! Je m’humiliai, et, pour cacher ma confusion, j’enfouis mon visage dans mes mains.

Il les écarta doucement.

— Mon enfant, me dit-il, avant que je vous écoute en confesseur, voulez-vous que nous parlions en amis ?

Sa voix n’est plus celle que j’ai entendue à la chapelle, voix d’orateur ou de comédien, si souple, si chaude.

Il parle bas. C’est un souffle qui glisse entre ses lèvres minces, à peine entr’ouvertes.

— Demurs, Paul Demurs, n’est-ce pas ? Je connais vos parents. Eh bien, Paul, en quelle classe êtes-vous ?

— En première, mon Père.

— Nous disions autrefois en rhétorique ! Et vous suivez l’enseignement classique : latin, grec ?

— Oui, mon Père.

J’ajoute, déjà prêt aux confidences :

— Je n’ai de goût que pour les lettres.

Le Père sourit. Il s’en doutait.

— Elles sont l’ornement de notre vie. Mais il ne faut pas chercher dans les livres une simple délectation de l’esprit. Le jeu de l’intelligence est un jeu aussi vain et plus dangereux que les grossiers divertissements de la multitude. Si Dieu vous a fait le don si précieux de discerner et d’aimer la beauté dans les œuvres des hommes, n’en mésusez pas. Souvenez-vous que Dieu est le Beau suprême et que tout ce qui ne le reflète pas est mensonge, faux brillant, fruit plein de cendre.

Il s’arrêta. Une pendule marquait l’heure dans le silence blanc. Une boiserie craqua.

— Vous aimez beaucoup la lecture ? reprit-il.

— Oui, mon Père. Passionnément !

— Quel mot dans votre bouche, mon enfant ! J’espère que vous le prononcez sans en connaître encore le sens.

Je balbutiai :

— C’est-à-dire, mon Père… C’est mon plus grand plaisir, voilà…

— Bien, bien…

Son regard était d’une impénétrable douceur.

— Et que lisez-vous de préférence ?

— Les poètes.

— Virgile ? Horace ?… Non, on ne sait plus le latin aujourd’hui. Racine, sans doute ?…

— Lamartine.

— Lamartine ! Oui, il a écrit le Crucifix. Il lui sera beaucoup pardonné, car il a beaucoup aimé. Mais je redoute pour vous cette influence, mon enfant. La poésie de Lamartine est bien souvent inspirée par des attachements impurs. Le plus grave, c’est que cette impureté s’y dissimule sous les apparences les plus nobles, que la passion (il insista sur ce mot) s’y exprime avec des accents célestes, que l’amour de la créature, amour coupable et désordonné, s’y exalte au point d’égaler en ferveur les débordements de l’amour divin. Oui, confusion bien dangereuse, pour vous…

Sa voix traîne un peu sur le « vous ». Il remit sur mon épaule la main qu’il avait retirée tout à l’heure.

J’éprouvai un sentiment étrange au contact de ce prêtre immobile dans sa robe noire, de cet inconnu dont les paroles trouvaient en moi une résonance si profonde. De nouveau, la différence m’apparut entre le personnage qui, la veille encore, déclamait dans la chaire et ce confesseur attentif dont je devinais que, lui aussi, il avait dû traverser tant de choses mystérieuses, se pencher sur tant d’êtres, écouter tant de confidences. Et comme il devait bien parler aux femmes ! Bizarre association, je songeai à Lortal. La voix du Père avait un pouvoir semblable, un pouvoir d’envoûtement. Monotone, elle vous enveloppait d’une torpeur attendrie où les larmes étaient prêtes à jaillir. Elle ouvrait les portes d’un monde où la charité et le repentir s’épanchent comme des sources. Celle de Lortal aussi ouvrait un monde… un autre. Je m’abandonnai à cette caresse intérieure.

— Oui, mon enfant, disait le Père, je ne vous ai vu que quelques instants et cependant je vous connais. J’ai pénétré le fond de votre cœur. Il est pur, ce cœur ; il est vibrant et généreux ; il s’ouvre à tous les appels ; il voudrait contenir le monde ; il voudrait battre à se rompre, épuiser toute la force de son sang. Il vous semble que vous n’aimerez jamais assez, ni assez fort, ni assez d’êtres. Vous portez en vous le besoin de vous donner. Vous allez comme le lévite qui marche à l’offrande et présente les corbeilles, votre cœur nu exposé sur vos mains. Mon pauvre enfant, que de dangers vous menacent sur la route !

Il a deviné cette force qui me travaille ; il a exprimé l’indéfinissable qui vit en moi. J’éprouve un orgueil qu’il ait lu tout cela. En même temps, il m’attendrit sur moi-même. Et je suis là, dans ses mains, docile, prêt à tous les aveux…

— Avez-vous toujours été très pieux ?

— Je crois que oui, mon Père. Autrefois, si j’avais de la peine, je me réfugiais toujours à la chapelle.

— Dieu était pour vous un ami. Vous lui parliez. Il vous répondait. Votre premier ami, n’est-ce pas ? En avez-vous eu d’autres ? Non. Rien que des camarades ? Vous ne vous confiez à personne… C’est de l’orgueil, cela. Une cause de votre tristesse. Les humbles sont joyeux. Mais Dieu n’est-il plus une consolation pour vous ?

Je n’ose répondre.

— Dites moi tout, Paul, car je puis tout entendre. Il vous semble parfois que Dieu s’éloigne de votre cœur, qu’il remonte là-haut, dans les lieux inaccessibles. Lui parti, il ne reste en vous que froideur, inquiétude, désespoir peut-être. L’acedia, disaient les Pères.

Je baisse la tête.

— Je m’en doutais. C’est un grand signe que de s’ennuyer de Dieu — peut-être même un signe d’élection, ajouta-t-il avec une inflexion insinuante.

— Et votre foi, votre foi d’enfant ? La foi de votre première communion, l’avez-vous gardée ? Avez-vous des doutes ? Votre raison vous tend-elle des pièges ? Avez-vous perdu la certitude du cœur ?

— Non, mon Père. Mais il se fait de grands changements en moi-même. Je ne les comprends pas bien. Autrefois, je priais et je trouvais l’apaisement. J’étais un enfant, aussitôt bercé, aussitôt consolé. Je ne désirais pas autre chose que cette paix. La discipline elle-même ne m’était pas pénible. Aujourd’hui…

— Parlez sans crainte.

— Aujourd’hui, — pardonnez-moi si je blasphème, — la prière ne me satisfait plus. Je suis inquiet, altéré de choses lointaines. J’étouffe dans ces murs où j’ai vécu. Il me semble qu’il y a au delà un univers plein de secrets et qui m’attend…

— Et plein d’amertume. Bientôt vous aborderez la vie et vous verrez, vous que Dieu a marqué pour être à part du troupeau. Vous verrez, quand vous serez parmi les hommes ! En attendant, l’esprit du monde s’empare de vous. Il vous éloigne de ce sanctuaire où vous veniez vous blottir près du Christ. Il suscite, dans la brume de votre imagination, des mirages : tout cela doit être à toi, murmure-t-il. Tout cela : poussière et cendre !

Il réfléchit ; puis, plus près de moi :

— Ne vous semble-t-il pas qu’il se lève en vous comme une force ? Si ! — Vous vous sentez vigoureux, avide, rayonnant d’énergie, prêt à forcer tous les vergers de la terre. Puis, le jour suivant, la force vous abandonne ; vous tombez dans une morne langueur ; un voile recouvre le monde. Non, il n’y aura rien pour vous des splendeurs entrevues ; vous ne serez jamais heureux, jamais aimé…

— Oh ! Oui, mon Père, jamais aimé, jamais aimé… m’écriai-je, bouleversé par une description aussi exacte.

Le Père sourit. Nous parlions presque joue à joue. Je distinguai chaque ride de son visage, les veines de ses tempes, tout le détail des traits : les lèvres minces, le nez busqué, le front large et barré de deux sillons. Une flamme brûle dans ses yeux, glisse entre les cils, comme la lueur d’une lampe à travers des persiennes bien closes.

Comme il est bon et douloureux de voir son âme mise à nu !

— Ces vacances, à la campagne, n’avez-vous pas découvert des choses inconnues ! N’avez-vous pas remarqué la tiédeur du vent, l’odeur de l’herbe, mille parfums, mille saveurs que vous ne soupçonniez pas autrefois ? — Oui, je ne me trompe pas. — Le visage caressé par la brise, froissant une feuille, une poignée d’herbe, c’était comme si la vie de la terre passait en vous !

Lointain, comme s’il se parlait à lui-même :

— L’éveil ! murmura-t-il… Ne vous venait-il pas alors des désirs étranges ? N’avez-vous jamais eu auprès de vous un ami ? N’avez-vous pas eu envie de prendre sa main ?

— Non, jamais, mon Père.

— Parlez-moi sincèrement. L’amour qui vous préoccupe tant, celui que vous cherchez dans vos poètes, celui que vous avez rêvé dans le silence des bois — la nature est si souvent complice de nos sens ! — cet amour qui vous paraît le but suprême de la vie, ce n’est plus, n’est-ce pas ? le sentiment si pur qui vous rapprochait de Dieu ? — Oh ! ne le niez pas ! Ce n’est plus le même ! Il n’y a plus de place pour Dieu seul dans votre cœur.

— Mon Père, je vous jure…

— Ne jurez pas, mon enfant. L’esprit du mal est très fort. Il revêt mille figures toutes plus séduisantes les unes que les autres. Il se dissimule dans les créations les plus éclatantes de Dieu ; il se cache dans les fleurs et dans les vers des poètes ; il nous tend une perpétuelle embûche. Il souille les plus beaux spectacles ; il nous empêche de dépasser les apparences terrestres. Ses poisons sont subtils et se glissent dans les souffles les plus embaumés. Mon enfant, le péché est partout. Mais le péché se fait un masque charmant. Le péché vous parle par la bouche d’un ami ; ses accents sont ceux de la tendresse et de l’amitié. N’en doutez pas. Ces appels qui vous semblent venir de l’inconnu, ce goût de vivre, vos mélancolies elles-mêmes et vos désespoirs : ce sont les mille voix du péché.

Il parlait bas. De plus en plus bas. Je sentais son souffle sur mon oreille.

— Le péché prend la forme de la femme. Oh ! certes, il est de pures amours, de saintes affections. Dieu bénira votre union, si plus tard vous êtes appelé à l’état du mariage. Mais le temps n’est pas venu d’y songer. Cet amour, qui tout entier allait vers Dieu, vous l’avez détourné vers ses créatures. Oh ! je vous crois pur, mon enfant, pur quant aux actes. Mais votre pensée a-t-elle évité toute souillure ? N’avez-vous pas cherché la clef de mystères avilissants ? Ce bien-être sensuel, que vous m’avez avoué sentir par bouffées, ne vous a-t-il jamais incité à imaginer d’autres plaisirs ? Je le crains ; je le crains. Vous vous êtes sans doute trouvé quelquefois auprès de femmes jeunes, agréables. N’éprouviez-vous pas quelque trouble ? Si. N’ayez pas honte, mon enfant, toutes ces faiblesses sont le propre de notre serve humanité. N’avez-vous pas souhaité toucher ces cheveux, ce visage, ces épaules ? N’avez-vous pas frémi au contact d’une main ? Et surtout n’avez-vous pas songé qu’il était possible de trouver avec une femme cette communion que vous ne trouviez plus avec Dieu ?

Sans résistance, j’ouvre mon cœur. J’avoue. J’avoue mes curiosités, mes désirs, mes rêves. J’avoue les livres lus en cachette, un portrait d’actrice conservé dans mon portefeuille, — des choses plus graves : comment, un soir, je suis resté dans un coin du salon, avec Nelly ; elle avait passé son bras autour de mon cou, et je sentais la tiédeur de sa peau sur ma nuque ; j’aurais tant voulu que cette soirée n’eût pas de fin ! J’avoue le baiser pris à Léa, le plaisir que me cause le parfum de Nourmahal. Voici mon Éden entr’ouvert ; le jardin secret de mon adolescence. Je parle. La main que le Père a laissée sur mon épaule fait courir en moi un fluide de confiance extraordinaire et mille troubles secrets dont je ne distinguais pas la nature, voici que je les analyse à l’oreille de cet inconnu, avec une précision passionnée.

Comme il m’écoute, le Père ! Il m’interroge les yeux baissés.

— Votre cousine, ce soir-là, avait mis son bras autour de votre cou. Était-ce une marque d’affection coutumière ?

— Oui et non, mon Père. Ce soir-là pour la première fois, j’y ai fait attention.

— Croyez-vous qu’elle ait remarqué votre trouble ?

— Je ne sais. Je ne crois pas. Je demeurais immobile, presque silencieux. J’étais si bien que je n’osais rien dire. Je n’avais jamais rien éprouvé de semblable. Si, peut-être, en me baignant dans la rivière, les soirs d’été… J’aurais voulu mourir. Et il me venait une grande tristesse, mais plus douce qu’aucune joie. Je ne savais pas pourquoi j’étais triste, mais pour rien au monde, je n’aurais voulu être autrement.

— Elle ne vous parlait pas ?

— Non. Nous écoutions de la musique.

— Est-elle beaucoup plus âgée que vous ?

— Cinq ans.

— Et vous ne désiriez rien de précis ; rester seulement auprès d’elle ?

— J’aurais voulu qu’elle me serrât très fort dans ses bras.

— Vous n’avez pas essayé de l’embrasser…

— Oh ! non.

— Loin d’elle, vous ne l’avez jamais imaginée dans des attitudes voluptueuses ? N’avez-vous pas songé à des rapprochements plus étroits ?…

Il semble hésiter.

— … physiques… des caresses ?… Des baisers ? Ne l’avez-vous pas rêvée dévêtue ? N’avez-vous pas péché en pensée, avec elle !…

Un silence. La croix d’argent que le Père tient dans sa main tinte contre un bouton de sa soutane.

L’envoûtement a cessé.

Quel est cet homme qui suit tous les mouvements de mon cœur, qui jouit de mon trouble ? Car il en jouit. Il jouit de mon adolescence ; il l’aspire entre ses lèvres minces ; il la caresse de sa main maigre. Se donne-t-il l’âcre plaisir de ressusciter sa jeunesse ?

Ou bien, est-ce pour mieux me briser qu’il profite de mon abandon ?

Mon cœur se referme. Il me paraît qu’on l’a voulu forcer. J’ai honte.

Le Père a-t-il deviné ce sursaut ? Il se redresse. Le voici dur, triomphant de ma faiblesse, de la sienne peut-être :

— Mon enfant, l’Ennemi se sert de la femme pour vous entraîner à l’abîme. La femme est l’amorce du Malin. Outre ses séductions naturelles, elle se sert, pour vous atteindre, de l’art, de la poésie, de cette beauté que vous croyez spirituelle et qui n’est que le prestige de vos sens. La femme rend captive l’âme de l’homme, a dit l’Écriture, et le Sage l’a jugée amère comme la mort. Elle vous écrasera la tête.

« Vous me disiez tout à l’heure qu’un rideau vous semblait se lever sur le monde. Mon enfant, ce que ce rideau va vous découvrir n’est qu’illusion, vains simulacres ! Si vous vous approchez pour les étreindre, vous n’embrasserez que cendre et que pourriture.

« Vous avez besoin d’aimer. Tout votre être appelle l’amour. Cette soif, vous ne l’apaiserez pas parmi les hommes. Les amis vous trahiront, la femme vous trahira. Les plus ardentes flammes s’éteignent vite. Je souhaite que Dieu vous épargne cette agonie de voir mourir ce que l’on a cru éternel. Cette communion que vous rêvez entre deux créatures ! Mensonge, folie. Au fond de toute passion, le doute, l’inquiétude, le remords. L’amour humain n’est qu’une haine déguisée.

« Ce royaume de délices, dont la perspective vous émeut dans le secret de votre cœur, vous en aurez vite parcouru tous les détours. Il ne vous restera qu’amertume. Vous connaîtrez ce qui demeure du plaisir : la honte. Le plaisir charnel souillera votre corps et votre esprit. Vous traînerez la volupté comme un boulet !

« Et même, s’il vous arrivait de trouver en une créature l’apaisement de votre cœur, songez que cette créature est périssable, que la mort la ronge lentement, comme vous, comme moi ; qu’elle vieillira, qu’elle se défera fibre par fibre entre vos bras impuissants. Un jour, c’est un squelette que vous presserez sur votre poitrine, une poignée d’ossements que vous étreindrez. La mort ! La mort partout ! Et vous, avide d’éternité…

« Vous n’êtes pas fait pour le monde. Dieu vous réserve à d’autres délices. Vous avez entrevu la lumière. Vous ne pourrez plus vous en passer. Rien ne rassasie plus qui a goûté le sang du Christ. L’infini vous a mordu. Mortifiez cette chair qui vous égare, cette chair vouée à la corruption. Rejetez de vous l’ami dont les paroles sont erreur, la femme dont le désir vous écarte de Dieu. Soyez impitoyable pour sauver votre âme : elle n’a pas de prix ! »


Le jésuite s’acharne. Son regard a perdu toute douceur. Il prêche. Il saccage l’Éden où s’est ébattue ma pensée et dont il ne reste, sous ses coups, que ruine et corruption. Il étale un suaire sur ce monde rêvé.

Sa parole s’adoucit. Il murmure, les mains jointes :

— Récitez le Confiteor !

....... .......... ...

Je suis sorti de la petite chambre, sans en emporter le repos, l’âme plus lourde encore d’inquiétude. Cet homme a meurtri mon cœur. Les souvenirs, les images que j’ai étalés devant lui, les vers des poètes aimés, le parfum des femmes qui ont passé près de moi, les paroles de Lortal, tout cela tourbillonne comme un nuage de fleurs d’amandier balayé par une rafale.

Dans le couloir, plusieurs élèves attendaient leur tour, agenouillés le long des murs plâtreux. J’aperçus la nuque blonde de Charles Jouvelin. Je m’approchai et je vis qu’il pleurait.

Lortal m’a dit en riant :

— Êtes-vous content de votre jésuite ? Moi, enchanté. Nous avons bavardé comme deux amis.

VI

Les jours s’écoulent maintenant, identiques, réglés par un horaire minutieux. Les marronniers de la cour sont dépouillés de leurs dernières feuilles et agitent leurs bras nus vers un ciel de plomb. Les heures d’étude, de classe et de récréation se succèdent, monotones. On se lève avant l’aube au son de la clochette ; on s’habille lentement à la lumière ; puis on descend en rang dans les salles d’étude. Il fait froid : il n’y a point de feu. On s’emmitoufle dans sa pèlerine, en attendant que la chaleur des becs de gaz ait élevé la température. Quelques-uns font du chocolat, en cachette, sous les pupitres, avec de petites lampes à alcool. Le surveillant sommeille encore, le col de sa douillette relevé. Peu à peu les vitres blêmissent…

Ensuite, c’est la classe. Notre professeur, l’abbé Gerboux, a le front et les joues couturés de petite vérole, un visage rond, des yeux en boule sous ses verres. Il parle d’une voix sèche, désagréable, et manque de souffle. C’est un maître médiocre. Il prépare les élèves de Saint-Julien au baccalauréat, depuis quinze ans, enseignant à la fois, selon la méthode des collèges religieux, le latin, le grec, la littérature française, l’histoire et la géographie. Et quel enseignement ! Les tragédies classiques expurgées, les Provinciales raccourcies, le Tartufe revu et corrigé par un chanoine, Voltaire réduit à cinq cents vers de Zaïre et quatre pages de Zadig, des tronçons de Lamartine, de Hugo, de Musset.

La pensée était châtrée, sournoisement. L’Union chrétienne des librairies répandait par milliers, à l’usage des établissements bien pensants, des textes dont je découvrais peu à peu le maquillage pudibond ou dévot. Le jour où il m’advint de comparer la véritable scène V du quatrième acte de Tartufe avec la version du chanoine X…, je fus pris d’un accès de rage. Ce fut ma première révolte.

Je n’aimais pas l’abbé Gerboux qui, d’ailleurs, me rendait bien mon antipathie. Gerboux présidait une congrégation formée par les élèves de toutes les divisions qui se distinguaient par leur piété. Il avait cru flairer en moi une proie facile et sollicité ma candidature à la congrégation dont j’aurais rehaussé l’éclat, étant le premier de ma classe. Mais ma répulsion était trop forte. Elle ne demeura pas inaperçue de Gerboux. Dès lors il me poursuivit de son hostilité. Il mêla d’abord un fiel douceâtre à ses prévenances, glissa à de vagues menaces, puis ne dissimula plus qu’il me considérait comme une brebis égarée. Il s’entretenait souvent à mon sujet avec Testard. Celui-ci prenait encore ma défense. Mais une commune antipathie les unissait contre Lortal.

Ils soupçonnaient que cet étrange garçon, — plus mûr que nous tous, — autour duquel se groupaient les élèves les plus intelligents et aussi les plus indisciplinés, exerçait une influence sur l’esprit de la division. A ce souci se joignait chez Testard un sentiment curieux chez un prêtre, — et sans doute inconscient, — la jalousie.

Le pouvoir de Lortal ne se faisait sentir sur aucun de ceux qui l’entouraient : Lupé, Maclas, Saint-Alyre, avec plus de force que sur moi. Testard s’en apercevait bien et de là son rapprochement avec Gerboux en vue de nous séparer et d’isoler Lortal.

En vérité, j’étais moi-même surpris du changement que j’observais en moi et dont il me fallait reconnaître que mon ami était l’artisan, indifférent sans doute, mais efficace. Toutes les contraintes que j’avais acceptées jusqu’ici, toutes les vertus d’obéissance et d’humilité que l’on nous prêchait sans répit, me devenaient de plus en plus odieuses. La satisfaction du devoir accompli n’était plus qu’un condiment bien fade à cette vie plus fade encore, enserrée entre ces murs gris. Deux années me séparaient encore de l’autre vie, de la vraie, de celle que j’espérais avec tant de ferveur, malgré les paroles désabusées du P. Nicklaus. Deux années ! Quelle interminable série de jours à passer sous les yeux de l’abbé Testard ! Moi qui m’étais jadis si doucement plié à ce petit monde, souffrant, il est vrai, de ma solitude, mais appliqué à mes besognes, engourdi par le rythme régulier des jours, depuis que Lortal était là, l’appareil coutumier de l’existence m’écœurait.

Étrange situation que celle de mon ami. Lortal vivait de la même vie que nous ; il avait sa place à l’étude et au réfectoire comme nous ; c’était un élève comme nous, et même fort paresseux. Et pourtant, maîtres et camarades avaient saisi l’élément subtil qui le séparait d’eux. Testard, qui le détestait, n’osa jamais le punir. Gerboux se contentait de tourner férocement vers lui ses prunelles en boule. L’abbé Mirepuy, le professeur de philosophie, avait un penchant pour cet élève intelligent qui travaillait si mal. Quant au supérieur Fourmeliès, il avait coutume, en passant dans la cour ou au réfectoire, d’adresser cordialement la parole à Lortal.

Quand j’évoque maintenant la figure de Lortal, je songe à ces capitaines d’aventure qui n’ont jamais manqué de matelots pour les plus lointaines et les plus dangereuses traversées. Mon ami était de leur famille. Il possédait le don de gagner le cœur des hommes, et l’art, même en les tourmentant, de ne point les perdre.

Car Lortal était cruel. Je n’ai jamais bien démêlé ce qu’il y avait de volontaire et d’instinctif dans ce caractère. Lortal prenait-il plaisir à faire souffrir ceux qui s’attachaient à lui ? Obéissait-il à sa fantaisie, ignorant ou insoucieux de la peine d’un ami ? Je ne saurais, même aujourd’hui, dans le recueillement du souvenir, me prononcer. Toujours est-il que sa nature, pleine de sursauts imprévus, me réserva, dès le début de notre amitié, bien des étonnements — souvent douloureux.


Deux fois par semaine, la division allait en promenade sous la conduite de Testard. On marchait trois par trois, suivant le vieil adage pédagogique : nunquam duo, semper tres. Le silence n’était rompu qu’à la sortie de la ville. L’hiver, la promenade avait lieu au début de l’après-midi ; on suivait une route quelconque, sous la pluie fine, entre des champs lépreux et des bois effeuillés, sans but, sans joie. L’été, on partait à quatre et l’on ne revenait qu’à la nuit ; on prenait des sentiers à travers bois, et c’étaient de longues haltes, sous les arbres, auprès des ruisseaux. Alors on pouvait emporter un livre et lire, couché par terre, avec des fils d’herbe entre les pages, des ronds de soleil et de grandes portées d’ombre. Mais, hiver ou été, la traversée de la ville en troupeau me remplissait de honte. Et s’il m’arrivait de croiser une personne de connaissance — cette année-là, je redoutais Mme Jouvelin à l’égal de la mort, — je rougissais en soulevant ma casquette.

La grande affaire était de se placer pour la promenade. On choisissait ses deux compagnons à l’avance. Certains trios demeuraient inséparables, bien que cette fidélité fût suspecte. Ceux qui n’avaient pas trouvé de compagnons au dernier moment étaient placés d’autorité. Il y avait toujours des laissés-pour-compte errant lamentablement sur les flancs de la colonne et que Testard groupait arbitrairement, non sans brutalité et sans quelque mépris pour ces pauvres hères au rebut. J’avais depuis longtemps pour compagnon Toupine dont j’appréciais la sagesse de ruminant et le petit Saint-Alyre que j’aimais pour l’usage immodéré qu’il faisait des romans en fascicules à 0 fr. 95. Saint-Alyre — il me damait le pion en version latine — était ravitaillé par un externe de ces publications aux illustrations pathétiques qui ont vulgarisé pour les lecteurs d’omnibus la psychologie mondaine de M. Paul Hervieu ou les raffinements sentimentaux de M. Michel Provins. Saint-Alyre vivait dans un royaume idéal peuplé par les héroïnes adultères du roman contemporain. Il rêvait de voilettes épaisses, de bouquets de Parme oubliés sur les guéridons, de baisers en fiacre et d’équivoques étreintes dans les parcs de châteaux, à l’heure des retours de chasse, lorsque les derniers appels des cors courbent les cavaliers sous les branches basses, dans les futaies ensanglantées de crépuscule.

Mais je n’hésitai pas à sacrifier Toupine, lorsqu’il s’agit d’engager Lortal à se placer avec Saint-Alyre et moi. Il accepta. Je crus sa promesse définitive. Les promenades tant détestées m’apparurent alors comme des heures délicieuses où l’amitié acquerrait tout son prix. Hélas ! la semaine suivante, quelle ne fut pas ma surprise de voir Lortal flanqué de Lupé et de Salayrac, un rustre, courtaud et brun, pour qui mon ami manifestait parfois une inexplicable prédilection.

— Vous n’êtes que deux, dit ironiquement Testard en s’adressant à Saint-Alyre et à moi.

Et d’office il nous adjoignit Ciboule, un pauvre d’esprit, bègue par comble d’infortune et que tout le monde moquait.

A me voir ainsi abandonné, mon dépit fut des plus vifs. Mon étonnement ne fut pas moindre à constater le plaisir que prenait Lortal à écouter Salayrac. Le verbe haut, le cheveu dru, Salayrac était un cancre jovial, merveilleusement doué pour tenir un jour son rang dans une assemblée parlementaire. Il sacrait et jurait comme un bon diable et tapait dans le dos de Lortal pour qui il ne partageait pas notre craintive vénération. Fils d’un fermier, les repas de noces auxquels l’avait conduit son père avaient meublé son esprit d’un folk-lore égrillard dont s’ébaudissait Lortal. Les déportements des curés et de leurs servantes en formaient le thème inépuisable. « Écoute une bonne rigolade ! » disait-il à Lortal en lui passant le bras autour de la taille. Et Lortal riait aux éclats. J’en avais honte pour lui, car je méprisais Salayrac et je l’enviais.

Salayrac se vantait de connaître les femmes « et la manière de s’en servir », ajoutait-il en clignant de l’œil. Son cynisme m’était odieux, d’autant plus odieux que ces histoires de filles culbutées dans les meules me laissaient quand même une espèce de fièvre. Oui, il fallait bien l’avouer ! J’enviais ce Don Juan pour gardeuses de vaches ; je l’enviais d’une envie secrète et basse, bien que sa grosse joie me fît mal. Salayrac regardait les femmes dans les yeux et faisait claquer sa langue ; il envoyait des baisers aux blanchisseuses dans le dos de Testard. Salayrac avait eu des maîtresses, les soirs de vendange ou de fenaison ; cela se sentait à sa désinvolture, à son insolence, à cette façon de souiller l’amour… l’amour que mon ignorance revêtait d’une pureté indécise. Je détestais Salayrac parce qu’avec son rire et ses gaudrioles il me semblait insulter toutes les femmes et que j’en subissais l’outrage dans mon cœur. Comment Lortal, si délicat, Lortal qui avait connu dans le jardin de la « Folie » des femmes si belles et, je pensais, si pures, pouvait-il se plaire en compagnie de ce coq de village ?

Je n’osais le lui demander. Pas une fois ce jour-là il ne se tourna vers moi. Le monde me parut voilé d’une taie grise. Eh ! quoi ! c’était donc cela l’amitié. Tout lui portait ombrage ; un sourire la blessait à mort ; une plaisanterie la tuait. Le P. Nicklaus n’avait-il pas raison ? En dehors de Dieu, vanité et amertume.

En vain Saint-Alyre, enflammé, me contait-il la course funèbre de Julia de Trécœur. Mon esprit était bien loin d’Octave Feuillet. Un ciel d’hiver pesait sur la campagne. Nos pas sonnaient sur la route infinie. Nous fîmes une courte halte, et, quand nous regagnâmes la ville, le soleil élargissait une tache pourpre dans la brume. Les lampes des faubourgs s’allumèrent. Chaque fenêtre cachait un cœur souffrant ; une humble douleur palpitait derrière chaque vitre…


L’étude du soir. J’ouvre mes livres, mes cahiers reliés d’une belle toile cirée et froide. J’aime ces pages blanches où l’on met son devoir « au propre ». Ce steppe neigeux, éclatant sous la lampe, les mots que je trace le parcourent comme des caravanes. Les petits signes noirs chevauchent à travers l’étendue vierge. La plume mord bien sur la feuille. Je m’applique. Gerboux sera obligé de reconnaître ma supériorité. Peut-être lira-t-il ma composition en classe. Lortal verra que j’ai du style, que j’écris bien.

L’étude du soir est si longue qu’au début elle ne paraît pas devoir finir. Travail et rêve se confondent. Il m’arrive de ne plus entendre le bruit des dictionnaires feuilletés, de ne plus rien voir que cette page lumineuse où court ma plume. La nuit accole aux vitres son mufle bleu. Le gaz chante. Les heures s’abolissent.

Comme l’étude touche à sa fin, mon voisin me pousse le coude et me glisse, sous la table, une enveloppe. Je l’ouvre.

C’est un petit paysage en trois ou quatre couleurs, au crayon. Une route, — la route suivie en promenade — quelques arbres tordus sur le couchant, un trait pourpre d’horizon. C’est tout.

J’ai conservé ce dessin. Je le reprends quelquefois et la même émotion se dégage de ces lignes puériles. Ce soir-là, je ne pus détacher mes yeux de cette image. Il naissait d’elle un bonheur calme, un apaisement. Ce carré de papier me parut une île baignée de soleil, mouvante de feuillages. Il suffisait à me faire oublier l’étude, le devoir, la réalité. Ce que je découvrais dans ce médiocre chef-d’œuvre, c’était, sinon la beauté, du moins le rêve, et les œuvres des maîtres ne m’ont pas mieux ouvert plus tard le séjour des bienheureux.

Le dessin était signé J. L. dans un coin. Mais Lortal ne m’en parla jamais.

VII

— Lortal, au parloir ! cria Testard.

L’abbé s’avançait vers nous, un billet de visite à la main. Lortal le prit, jeta un coup d’œil indifférent et s’éloigna.

C’était la première fois que mon ami recevait une visite.

— Vous ne savez plus que devenir maintenant, me dit Testard, quand vous n’avez plus votre Lortal. Si cela ne dépendait que de vous, vous ne vous sépareriez jamais.

— C’est bien possible, répondis-je ironiquement. Y voyez-vous un inconvénient ?

— J’en vois plusieurs et des plus graves. Je suis résolu à faire cesser une intimité qui devient scandaleuse. S’il le faut, je préviendrai M. le Supérieur.

— Ne vous gênez pas !

— Vous me bravez, mon petit. Vous avez tort. Car c’est moi, croyez-le bien, qui aurai le dernier mot. Je ne veux plus de cet exemple dans la division ; je ne veux pas de ces a parte, de ces conversations dont je suis malheureusement en droit de supposer qu’elles ne sont pas celles de jeunes gens chrétiens.

— Soupçon gratuit !

— Plût au ciel que vous fussiez aussi innocent que vous voulez en avoir l’air. Mais vous me comprenez fort bien.

Et, changeant brusquement de ton :

— Voyons, Paul ! Ne vous souvenez-vous plus de vos premières années dans ce collège ? Pour vous, j’ai été tout de suite un ami, jamais un maître. Sans moi, la vie vous aurait été difficile. Vous n’avez pas réussi à vous faire aimer de vos camarades. Ils vous ont toujours jugé trop fier, trop intelligent pour eux. Car, intelligent, vous l’êtes et vous ne l’êtes même que trop ! Comment m’avez-vous récompensé de mes bontés ?

— Vous eussiez voulu faire de moi un mouchard, sans doute ?

Une poussée de haine me soulève. Les joues couperosées de cet homme, sa voix cauteleuse m’écœurent au point que je ne songe plus à mes paroles.

— Mon enfant, vous m’insultez. Je vous pardonne, car vous n’êtes pas maître de vous. Je ne sais quel esprit malin vous possède. Comme vous avez changé ! Qu’est devenu l’enfant docile, pieux, aimant ?…

— Aimant ! Mais je ne vous ai jamais aimé, jamais !

Et je martèle ce mot avec rage.

L’abbé Testard fait un grand effort sur lui-même. Il sourit.

— J’ai cru à votre affection. La mienne ne tendait qu’à faire de vous l’enfant préféré du Seigneur !

— Et c’est pour cela que vous veniez, chaque soir, me parler au dortoir, pour me faire insulter, le lendemain, par mes camarades.

Testard devient écarlate. Il va lever la main sur moi.

— Petit misérable ! Votre âme est plus corrompue encore que je ne le croyais. Quel venin faut-il que l’on ait versé en vous ? Comme j’avais raison de redouter pour vous la société de certains êtres qui contaminent tout ce qu’ils touchent ! Ah ! je ne me trompais pas. Mais il faut couper le mal dans sa racine et je n’hésiterai pas.

— Le mal ? dis-je exaspéré. Mais quel mal ? Parlez franchement !

— Vous ne comprenez que trop ! Oui, c’est un mal que cette amitié exclusive, que ces interminables causeries dans la cour, en promenade. De quoi parlez-vous ? De quoi parlez-vous ? Avouez-le. Vous n’osez pas, évidemment ! Mais je le sais. Je flaire le péché où il se trouve. Et je le déracinerai, soyez-en sûr, quoi qu’il en coûte. Vous étiez pur, mon enfant, autrefois. Je crains que vous ne le soyez plus. Hélas ! cela se devine. La pureté se lit sur le visage, dans les yeux. Vous avez perdu votre rire, votre gaîté, votre ferveur. Prenez garde ! Vous perdrez aussi cette intelligence dont vous êtes si fier. Le mal dégrade tout, même l’esprit. Quand le ver est dans le fruit, il n’y a plus d’espoir… à moins de trancher à vif — tout de suite.

— Paul, ajoute-t-il avec une rauque tendresse, Paul, renoncez à l’ami qui vous éloigne de Dieu !

Il se penchait sur moi. Je me rejetai en arrière.

— Jamais ! m’écriai-je. Je ne comprends rien à ce que vous dites. Vous voyez le mal partout, surtout où il n’est pas. Vous accusez nos conversations. Écoutez un peu celles des autres ! S’il y a un type propre ici, c’est Lortal. Mais vous ne pouvez pas le comprendre. C’est mon ami. Il le restera. Vous n’avez rien à voir avec mes affections. Je ne suis plus un gamin. Je suis libre de me lier avec qui me plaît !

Je trouvais dans mon amitié attaquée une énergie supérieure. Lortal eût été fier de moi ! Testard ne devait plus reconnaître dans ce révolté l’élève timide qu’il avait jadis devant lui.

— Oui, repris-je, vous ne voyez que le mal. Vous finirez par me faire prendre Dieu en horreur !

— Vous blasphémez maintenant ! C’est complet !

Il me saisit le bras qu’il serra violemment.

— Alors, c’est la guerre entre nous, fit-il, les dents serrées, le visage cramoisi. Vous la voulez ! Vous l’aurez !

— Lâchez-moi ! éclatai-je, blême de colère. Lâchez-moi ! La guerre si vous voulez ! Je m’en fiche !

Il desserra son étreinte et je m’éloignai, le cœur palpitant de révolte. Notre colloque avait été observé par mes camarades et sa violence ne leur avait pas échappé.

Je demeurai seul, à arpenter le préau, tout frémissant de mon amitié menacée. Quelles raisons avaient pu provoquer la sortie de Testard ?

Ces raisons m’apparaissaient peu à peu.

Dès mon arrivée au collège, Testard m’avait entouré d’une affection assez exclusive et qui portait à jaser. Il avait pris l’habitude — en dépit du règlement fort rigoureux sur ce chapitre — de venir me parler le soir, au dortoir. Tandis que les souffles des dormeurs s’égalisaient, il se penchait au-dessus de mon lit, embuant mon front d’une haleine encore chargée de vin. Je n’aimais guère ces causeries. Cependant je n’osais pas toujours feindre de dormir, lorsque j’entendais ses pas feutrés par le linoléum. Parfois un voisin mal endormi percevait notre chuchotement, distinguait la forme noire de l’abbé. Et, le lendemain, les sarcasmes les plus humiliants ne m’étaient pas épargnés.

Les années précédentes, Testard m’inquiétait ; mais je profitais assez bassement de sa faveur. Un surveillant qui vous veut du bien peut accorder mille riens qui rendent supportable la vie du collège. Testard ne me refusait aucune autorisation, fermait les yeux sur les libertés que je prenais avec le règlement. J’étais assez subtil pour exercer sur lui une sorte de chantage. Quel plaisir éprouvait cet homme, si fruste en apparence, dans la compagnie presque clandestine d’un enfant, d’un tout jeune homme ? Quel agrément trouvait-il à me chuchoter, dans l’ombre, des tirades d’une fade dévotion, empreintes d’une chaleur que je ne soupçonnais pas équivoque ? Je ne m’étais jamais occupé de l’éclaircir. Je connaissais mon pouvoir. Si Testard ne m’avait pas donné pleine satisfaction dans le jour, je tirais ma couverture jusqu’aux yeux et j’affectais le plus profond sommeil. L’abbé se penchait, considérait quelques instants le dormeur et s’éloignait après m’avoir effleuré le front d’un geste qui pouvait être une bénédiction.

Cette protection me paraissait maintenant tout à fait déplacée. Depuis que Lortal était mon ami, Testard m’était odieux. Sa vulgarité avait éclaté. Je le jugeais brutal et borné. Les derniers vestiges de reconnaissance s’effaçaient, laissant la place à une antipathie d’autant plus vive que l’attachement de cet homme m’avait servi. « Ingrat ! » me reprochais-je par instants, mais je trouvais une sorte de plaisir dans l’acharnement de mon ingratitude. Je devenais frondeur. Je le bravais. Il fut un peu lent à s’en apercevoir ; mais le jour où il tenta de me confisquer les Émaux et Camées qu’il estimait devoir être expurgés, il reçut comme une gifle l’éclat de rire insultant dont je gratifiai son geste. Ce fut si net qu’une onde rouge courut sur sa large nuque et qu’il me regarda une seconde avec une tristesse étonnée. Sans doute me serais-je attendri et lui aurais-je pardonné sa balourdise, si je n’avais aperçu Lortal tourné vers moi et souriant.

Un sentiment violent donne de la clairvoyance aux plus obtus. Testard comprit. Il fut jaloux.

Cet homme, qui jadis me parut seulement frénétique et ridicule, c’est sous un autre angle que je le vois aujourd’hui — presque tragique.

L’abbé Testard, qui assommerait un bœuf, entré à dix ans au petit séminaire, observe rigoureusement les préceptes. Où ira cette force qui lui met le sang aux oreilles, le feu aux moelles, cette force montée de la terre dont il est si proche ? Nulle part. Elle l’étouffe. Quelle agonie, les soirs de mai, lorsque les feuillages gonflés de sève bougent sous sa fenêtre, lorsque la brise tiède, alourdie de pollens, dessèche sa gorge, lorsque l’immense nuit, porteuse de parfums et de songes, assiège sa solitude ! Il ferme sa fenêtre aux ténèbres perfides, ouvre un livre. Il ne peut lire. Il se jette sur son prie-Dieu, appelle le Seigneur ; mais le Seigneur ne vient pas. Testard n’est pas un mystique. Il ne sait pas s’entretenir avec Dieu qui lui est un maître dur, non un confident. Testard ne songe pas aux femmes, car il a grandi dans l’horreur du péché de luxure. Il ne transige pas avec la chair. Et pourtant il lui faut aimer !

Ses supérieurs font de Testard un surveillant dans un collège. Jardin d’adolescences ! Quoi de plus digne d’être aimé que cette jeunesse ! Et quel amour plus pur que celui de ces âmes en éclosion ! Testard se promène lentement dans le dortoir dont les persiennes laissent filtrer la chaleur angoissante de la nuit. Les lits, blancs cercueils, s’allongent sous les veilleuses. Les respirations des dormeurs se confondent en un seul souffle, qui s’élève et s’abaisse, pareil à une rumeur de marée. L’homme solitaire rêve parmi ces jeunes vies sommeillantes. Dans les vergers craquent les bourgeons nocturnes. La vie continue sa lente poussée, baignée d’aromes, sous le ciel où s’amasse une pluie aux larmes tièdes. Il faut aimer. L’homme se penche sur un front, recouvre une épaule. L’un de nous ne dort pas. Testard lui parle. Cette âme d’enfant — combien malléable, docile à toutes les empreintes ! — Testard voudrait la marquer d’un signe indélébile. Il voudrait que cette âme fût à lui : il l’offrirait à Dieu. Du moins, il le croit. Il est sincère. Pour la lui prendre, il ne peut y avoir que l’Ennemi, le Malin. Il la couve, jalousement.

Ainsi la foi lui est un subterfuge. Il y a en lui une force qui veille, qui caresse sa nuque de fiévreuses ondées, qui met une flamme dans ses yeux. C’est une âme qu’il aime et qu’il veut sauver. Cependant la main qu’il pose sur le front de l’adolescent est si brûlante que l’adolescent a peur et presque honte.


Mon amitié pour Lortal blessait profondément Testard. Mais il était inconscient de sa jalousie, des raisons obscures qui le portaient à s’acharner contre nous. L’exubérance de sa nature s’était canalisée en un besoin de domination, en un despotisme sentimental. Sa conviction, sa foi, la certitude de sa pureté étayaient encore cette volonté tyrannique. De bonne foi, l’abbé ne pouvait admettre qu’on lui résistât, à moins d’être un mécréant ou un vicieux. Comment n’aurait-il pas vu en mon ami une sorte de valet du démon ?

La menace qu’il faisait peser sur elle exaspérait mon amitié nouvelle et si vivace : cette amitié masculine, plus robuste et aussi exclusive que l’amour, élan à deux vers la vie et vers l’action. Mon grand camarade — car Lortal me paraît grand, plus grand que moi, plus que moi détaché de l’enfance, — comme je te suivrais, si tu voulais partir ! Comme les routes seraient belles ! Et la mer… Vagabond, matelot, à ton gré, pourvu qu’on marche côte à côte, que je sente sur mon épaule la force ramassée de ta main !

Il me vient une soudaine ivresse à respirer cette amitié surgie du soir qui tombe. Une énergie nouvelle palpite en moi. Cette goutte d’eau sur mon front ? Est-ce la pluie ? N’est-ce pas plutôt l’embrun du large qui m’apporte l’appel d’un océan ? Compagnon, nous sommes faits pour l’immensité, pour la route sans fin ! Compagnon, à ton côté, mes muscles se tendent, comme de bons ressorts. Auprès de toi, mon camarade, je me sens le goût d’être un homme !


Le camarade accourt du parloir.

— Grande nouvelle ! me crie-t-il. Les Miromps de Rochebuque s’installent ici, à Aubenac.

— Qui donc ? dis-je surpris.

— Des parents à moi. Mathilde Miromps est la sœur de mon tuteur, Joachim de Los. Beaucoup plus jeune que son frère, d’ailleurs. Elle a épousé Miromps qui se fait appeler de Rochebuque et qui a des haras dans la région. Ils ont fait mettre à neuf un vieil hôtel de la rue Jaladis. Ils vont recevoir. Ils nous feront sortir, car j’ai parlé de toi à Mathilde.

— A ta tante ?

— En effet. Mais je l’appelle Mathilde. Nous avons été élevés ensemble. Je suis sûr qu’elle te plaira. Si romanesque, cette pauvre Mathilde !

— Pauvre ! N’est-elle pas heureuse ?

Lortal éclate de rire.

— Heureuse ! Comment ne serait-elle pas heureuse ? Avec un pareil mari, l’illustre Miromps, le plus glorieux maquignon de France, Miromps qui fleure si délicatement l’écurie ! Joli ménage ! Mathilde, vingt-trois ans ! Miromps, cinquante-cinq et du poil gris dans les oreilles. Bien conservé, d’ailleurs !

— Mais comment l’a-t-elle épousé ?

— Bah ! Quien sabe ! comme disait Manuel Acevedo. Les femmes sont folles — ou trop sages — ce qui revient au même.

Je raconte à Lortal mon altercation avec Testard. Mais il n’y prête aucune attention. Il est fort excité. Pourtant c’est notre amitié qui est en danger ! Lortal est de bonne humeur. Il rit.

— Laisse faire cet imbécile ! Il ne peut rien contre nous. Occupe-toi d’avoir une autorisation de sortie. Un de ces jeudis, je t’emmène déjeuner rue Jaladis.

La cloche sonne. Nous regagnons l’étude. Testard surveille le défilé, puissant, l’œil torve.

VIII

Mathilde ! Ce nom s’est installé dans mon esprit. Il suscite un mystère — le même qui à mes yeux enveloppe Lortal. Car mon ami me donne l’impression de porter en lui quelque chose de scellé et d’inviolable.

J’imagine Mathilde brune, des bandeaux et des vêtements flottants. Lortal l’aime-t-il ? Sans doute. Et si je l’aimais aussi ? Eh bien ! je me sacrifierais. Ce serait terrible et touchant. Je me mettrais à ses pieds et je lui dirais : « Soyez heureuse sans moi, avec lui. » Et je baiserais ses mains et ses mains presseraient mes lèvres. Un si noble et si cruel sacrifice m’attendrit jusqu’aux larmes : « Lortal, Mathilde, ne me plaignez pas ! Votre bonheur passe avant le mien. Moi, je suivrai ma route. Serai-je aimé un jour ? Qu’importe ! J’immole joyeusement mon amour à mon amitié. » Et tout imaginaire qu’il est, ce sacrifice me grandit.

Je sens la nécessité absolue d’une passion. S’il n’y a pas une femme dans ma vie, ma vie est misérable. J’ai longtemps gardé dans mon portefeuille un portrait d’actrice découpé dans un magazine. Mais ce simulacre de souvenir ne me suffit plus et j’ai déchiré, l’an passé, cette pauvre coupure dans un moment de dépit. Salayrac, cette brute, a de vraies photographies et il les montre. Mais Salayrac ne sait pas ce que c’est que l’amour.

Il me faut une héroïne. Sera-ce Mathilde ? Non, ce rêve est impossible. Et Nourmahal ?… Pourquoi pas ?

Je pris ainsi la résolution d’aimer Mme Jouvelin, dont j’ignorais le petit nom. Je ne l’avais pas revue depuis la rentrée, malgré ses promesses, et j’éprouvais quelque difficulté à me faire d’elle une image très précise. La flamme rouge de sa chevelure, la courbe de sa hanche, son parfum, tels étaient les seuls détails de sa personne que je parvenais à reconstituer. Mais son visage, son nez, son front, sa bouche, tout cela ne m’apparaissait que dans un brouillard. Cette figure indécise suffisait à alimenter ma rêverie. Elle se substitua vite aux fantômes plus indécis encore qui jusqu’ici l’avaient peuplée. Désormais ma mélancolie eut un objet.

Pour donner quelque réalité à cette ombre, je l’associai à toutes les phases de mon existence. Elle me suivait jusqu’à la prière et se penchait sur mon épaule, pendant l’étude. L’abbé Gerboux ne la distinguait pas à mon côté, tandis qu’il inscrivait au tableau noir la liste des victoires de la campagne d’Italie. Une orgueilleuse tristesse me venait de cette passion. J’avais mon secret, moi aussi. Nul n’était digne de le partager ; nul, si ce n’est Lortal.

Je le mis dans la confidence à mots couverts. Je lui laissai entrevoir que l’aventure était entrée dans ma vie : une jeune femme, plus âgée que moi, hélas ! d’une grande beauté et à qui j’avais lieu de croire n’être pas indifférent. Mais que pouvais-je, ainsi séparé du monde ? Elle demeurait à Aubenac. Finalement je la nommai. Lortal resta silencieux et son silence me parut chargé d’ironie. J’étais plein de confusion et mon amour ne me semblait plus qu’une pauvre baudruche dégonflée.

Mais l’ami me rendit confiance. Crut-il ou ne crut-il pas mon histoire ? Toujours est-il qu’il me dit fort gravement :

— Je ne sais si tu arriveras un jour à tes fins. Mais cela n’a aucune importance !

Et comme je protestais avec une feinte indignation (au fond cela en avait si peu, d’importance ! et je n’avais jamais songé qu’il pût y avoir des « fins » à ma passion) :

— L’essentiel, dit-il, c’est d’y penser !

Mon roman prit ainsi une sorte de réalité. Lortal m’en demandait de temps en temps des nouvelles.

— Et Nourmahal ?

Ces confidences illusoires cimentèrent notre amitié. Le plus curieux, c’est que Lortal possédait le don de colorer les plus humbles faits de l’existence. Passant par sa bouche, tout récit s’amplifiait et se dramatisait. La vie de collège elle-même, si terne et si monotone, devenait, par l’alchimie de son imagination, une projection où lumière et ombre jouaient si curieusement que l’on se disait : « Comment n’ai-je pas vu cela ? » Il vous imposait une vision compliquée de la vie et des êtres. Poète ou mystificateur, il ornait la réalité d’un prestige qui se substituait à elle.

Aussi le collège n’était-il plus pour moi le collège de mon enfance ; il me paraissait plus sombre, étouffant. Par contre, la petite ville ignorée qui s’étendait au pied de notre colline, Aubenac, l’imagination de Lortal projetait sur elle mille étranges lueurs. Quoique étranger, il connaissait les principales familles de l’endroit. Les potins, les scandales de la vie de province lui parvenaient par je ne sais quel canal. Il tirait un parti fort romanesque de leur médiocre trame.

En partant pour la promenade, nous longions quelquefois les jardins du docteur Horace Milondré, médecin de Saint-Julien. Ces jardins étaient entourés de hautes murailles. On ne distinguait que la cime des arbres, en été gonflés d’un épais feuillage ; quelques branches retombaient par-dessus les pierres d’un granit rosé et gris. La grille de fer laissait apercevoir entre ses barreaux rouillés une allée de platanes envahie par les herbes folles et, tout au bout, la maison au toit d’ardoise, avec ses portes-fenêtres voilées de blanc et son perron à double volute. Cette demeure m’avait toujours attiré par sa solitude et sa vétusté.

— Milondré, me dit un jour Lortal, a bien choisi sa bicoque. Il l’a achetée à la mort du président Morlhac qui faisait collection de corsets. Tu ne savais pas ? Elle était fameuse sa collection. Il y avait des corsets historiques : celui d’Isabeau de Bavière et celui de Charlotte Corday. Du moins Morlhac affirmait leur authenticité.

« Milondré, lui, n’est pas collectionneur. Il a pris la maison à cause des jardins. C’est un homme de goût. L’été, il donne des fêtes intimes dont tout le monde parle, sauf les invités. Toutes les jeunes femmes d’Aubenac voudraient en être ; mais Milondré choisit. On raconte qu’un soir, la belle Mme Dormain s’est mise toute nue. Des photophores étaient accrochés aux branches. Tu vois ça d’ici. Les femmes aiment Milondré, ajouta-t-il, parce que Milondré est une brute. Il les cravache. »

Je ne puis passer sans trouble devant les jardins invisibles. Mme Dormain est une femme d’officier. Elle porte de larges chapeaux noirs qui ne laissent voir que sa bouche. Sa bouche est très rouge. Elle vient à la distribution des prix et à la soirée artistique que le collège offre chaque année. Elle a fait la quête, une fois, avec Leroux le philosophe. Alors elle… Est-ce possible ? Devant Milondré, devant les hommes ?

Maintenant les lourdes portes cochères de chêne, les persiennes d’un vert lavé par les pluies me semblent abriter de singuliers destins. Un filet de lumière glisse entre les rideaux soigneusement tirés. Lortal, d’une main nonchalante, soulève un instant le masque de la petite ville, puis le laisse retomber. Il est cynique, brutal, le visage que j’entrevois — et pourtant, comme je voudrais le contempler de près !

Lortal parle des femmes. Il en parle souvent, tantôt avec un mépris amer, tantôt avec une émotion qui me met au cœur un élan de tendresse. Avant lui je ne savais rien des femmes et je ne voyais en elles que des fantômes aériens, inspirateurs d’élégies. Maintenant je sais que Mme Dormain se déshabille devant Milondré. C’est une science, cela ! Nourmahal en ferait peut-être bien autant. Sont-elles toutes ainsi, toutes celles que j’ai aimées sans les connaître ?

Elle doit être si belle, nue, Mme Dormain ! Et Nourmahal ? Dans mon esprit, deux formes voluptueuses et imprécises se poursuivent, s’enlacent. Les atteindre ? Toucher un corps de femme ? Je me surprends, la nuit, à caresser mes bras et ma poitrine, à suivre le contour de mon corps pour imaginer la douceur de toucher d’autres bras, une autre poitrine, un autre corps.

L’amour ne m’apparaît comme un péché que lorsque j’imagine à côté d’une femme un autre homme que moi ; si par hasard j’évoque Milondré avec ses favoris courts, son nez mou, ses dents claires et sa grosse épingle de cravate en brillants. Alors l’idée de la souillure est intolérable. Ma pureté ne serait-elle que jalousie ? — Je pense que mes maîtres ont raison de maudire l’Étrangère, l’Impure, et je pressens l’amertume du péché avant de l’avoir commis.


Par exemple, se trouver en face de l’Impure, de l’Etrangère, de la Courtisane amère comme la mort, c’est une toute autre affaire que de rêvasser tout seul. L’impure m’a demandé au parloir : Mme Jouvelin elle-même ! Je vivais depuis quelques jours dans une crise puritaine qui avait suivi les révélations de Lortal sur le jardin invisible. J’avais fait des serments d’orgueil et de solitude et chargé l’impudique image de Nourmahal sur qui je devais faire peser, bien injustement, les dévergondages de Mme Dormain.

En traversant la cour des petits, Charles Jouvelin me prit la main.

— Maman vient nous voir, dit-il. Quelle chance qu’elle te demande aussi ! Je ne te vois jamais, continua-t-il. Pourquoi ne m’écris-tu pas ? J’ai des camarades qui ont des amis chez les grands. Ils s’écrivent.

— Mais, fis-je, c’est tout à fait défendu. Et puis que veux-tu que je t’écrive ?

— Je ne sais pas, fit l’enfant. Je m’ennuie sans toi.

Mme Jouvelin nous attendait avec un gros paquet de gâteaux. Mon orgueil en fut blessé, mais ma gourmandise, satisfaite. Nourmahal était fort belle. Elle portait un manteau de fourrure sombre et sa chevelure étincelait. L’objet de ma passion m’étonna. Cette jolie femme, rieuse et déconcertante, ne ressemblait guère à ma Sylphide. Le roman ébauché en esprit, auquel mes conversations avec Lortal avaient donné une substance illusoire, s’effondra aussitôt. C’est une terrible chose que de parler à une femme qui vous sourit de toutes ses dents, qui sent bon et qui vous demande, à vous qui mûrissez de si graves réflexions sur le péché et sur l’amour, à vous qui attendez la vie avec tant de gravité :

— Aimez-vous les éclairs au chocolat ou préférez-vous des barquettes aux fruits ?

Comment leur parle-t-on, à ces êtres ?

Mais elle se charge de la conversation :

— Vos études ? Ce bachot ?… Lettre de votre mère. Charles vous aime beaucoup. Il se passe tout à fait de moi, n’est-ce pas, Charles ? — Je suis très contente qu’il vous ait pour camarade… Vous irez chez vous à Pâques ? — Allons ! Au revoir ! Merci d’être aussi gentil pour Charles.

En s’éloignant, elle se retourne et me fait un signe de sa main gantée :

— Je vous suis très reconnaissante, très…

Je n’ai pas dit un mot !

Je sens que je n’aurais plus beaucoup d’effort à faire pour l’aimer. Mais combien pour le lui dire !

— Eh bien ? demande Lortal, quand je regagne la cour.

Je me contente de sourire en baissant la tête.


Quelques jours plus tard — nous étions alors en février — nous fîmes en promenade une singulière rencontre.

Nous traversions le vaste plateau de bruyères qui domine Aubenac. Des rafales entraînaient de lourds paquets de nuages d’où tombaient, rares et glacées, des gouttes de pluie. Un bouquet de bouleaux, aux troncs maladifs, frissonnait sur l’horizon. Et de cet horizon, brumeux, infini dans sa grisaille, surgit une silhouette équestre. Quelques instants plus tard je distinguai l’envol d’une écharpe : c’était une amazone. Elle se dirigeait de notre côté, au galop.

Nous marchions, nos pèlerines collées au corps par la bise et tête basse dans le vent. Le cheval s’enlevait en rapides foulées sur cette lande romantique. Notre colonne ralentit instinctivement la marche, car l’amazone fonçait sur nous. A quelques pas à peine, elle arrêta brusquement son cheval, les rênes rassemblées, le buste droit. De l’écume frangeait les naseaux de la bête. Mon regard s’hypnotisa sur le pommeau d’une cravache, une boule d’onyx dans un poing crispé, si frêle !

Lortal se détacha du rang et courut à elle. L’amazone sauta à terre. Leurs silhouettes se détachaient sur le ciel immense où roulaient des nuées. Elle était un peu plus grande que lui. Je distinguais mal son visage dans les plis de l’écharpe.

Testard n’était pas le moins intrigué.

Cependant l’inconnue remontait en selle. Lortal la regarda s’éloigner. Il demeura quelques instants immobile avant de rejoindre son rang. Nous ne vîmes plus qu’un point noir à l’extrémité de la lande, puis plus rien.

— C’est Mathilde, me dit Lortal.

IX

L’Esprit souffle où il veut. L’Esprit souffla sur nous, un soir. C’était un esprit de révolte et de risque.

L’amazone, dont l’image me poursuivait encore, nous avait-elle ensorcelés ? Je ne sais. Mais, depuis cette rencontre, Lortal n’était plus le même.

Que se passa-t-il en nous ? D’où vint l’appel qui traversa la cour, ce soir d’hiver, flagellé de vent et de pluie, où le monde semblait nu, hostile et glacé ? Mais d’où viennent ces voix qui nous éveillent à tout âge, au cœur de la nuit, et qui sifflent à nos oreilles, avec l’aigre rumeur de la bise : « Dehors, il pleut. Dehors, il fait froid. Pourtant il faut partir. Allons, debout ! En route ! » La plupart se retournent sur l’oreiller ; quelques-uns se lèvent, sans savoir pourquoi, sans discuter l’ordre. Ils vont à la destinée qui les attend dans l’ombre, sur le seuil. A peine ont-ils franchi le seuil qu’une main obscure étreint leur poignet. Ils partent. Certains ne reviennent plus. Alors les amis se demandent : « Tiens, pourquoi nous a-t-il quittés ? Il avait une belle situation, une femme, des enfants. Quelle folie ! » Personne ne comprend. Les rides s’effacent sur l’eau.

Que de fois, depuis l’époque déjà lointaine de ces souvenirs, j’ai entendu l’appel ! Que de fois j’ai senti le frôlement de l’Esprit nocturne ! Parfois j’ai résisté. J’ai cédé parfois aussi, renonçant au calme labeur, à l’amour heureux, à l’amitié fidèle. Pourquoi ? Pour suivre un fantôme, pour courir après l’aventure. L’aventure ne démasque jamais son visage. Mais ceux qui, comme moi, ont obéi à sa voix impérieuse et déchirante, connaissent cette ivresse, la plus profonde, la plus amère de toutes : l’abandon.

Ce fut ainsi qu’un soir d’hiver, l’aventure, la grande décevante, posa sa main sur l’épaule des collégiens. La nuit tombait. La récréation du soir touchait à sa fin. Les arbres noirs découpaient leurs rameaux sur un ciel livide qui s’obscurcissait lentement. Lortal était près de moi. Ses yeux brillaient. Il les fixa sur les miens, comme pour sonder le fond de mon cœur, pour éprouver si j’étais un homme, un compagnon.

— Si nous filions d’ici, me dit-il. J’ai une idée. Je m’ennuie. C’est Mirepuy qui surveille ce soir à la place de Testard, qui est souffrant. Il ne s’apercevra de rien. On rentrera pour dîner.

Une bouffée d’orgueil me monte au cerveau. Lortal a pensé à moi ! Le suivre, cela s’imposait. Je ne lui demandai pas où nous irions. Partir. Avec lui, aveuglément. Ne l’avais-je pas toujours souhaité !

— Si tu veux, ai-je murmuré.

La cloche sonne. La division se rassemble, immobile. Nous sommes dans un angle obscur de la cour. Près de nous, l’allée en pente qui conduit à la terrasse des professeurs. L’accès est libre.

— Ne bouge pas, dit Lortal.

On va s’apercevoir de notre absence. Tant pis ! Une angoisse délicieuse s’empare de mon être. Joie de désobéir pour mon ami, d’entrer en révolte contre le monde, pour lui.

Les fenêtres de l’étude s’éclairent. Les derniers pas grincent, là-bas, sur le gravier. La lourde porte roule. Nos places seront vides.

— En route, souffle Lortal.

C’est lui le chef, le capitaine. Il se glisse le long des murs. Je le suis. Nous étouffons nos pas, courbés comme des Indiens dans la jungle. Les arbres égouttent l’eau de leurs branches. Nous voici sur la terrasse. Si quelque maître nous apercevait ! Des massifs de fusain nous dissimulent.

Un pas. Nous sommes perdus.

Lortal s’accroupit derrière les arbustes. Je l’imite. Une ombre passe à dix mètres de nous. C’est l’abbé Poncebique, un rouleau de musique sous le bras. Il n’est pas dangereux, celui-là !

Pas un instant je ne me demande quelle est l’idée de Lortal, où il me guide, vers quelle escapade. L’aventure est belle, parce qu’elle est l’aventure ; non parce qu’elle mène quelque part.

Lortal se relève et me fait signe. Nous atteignons le mur du verger, à hauteur d’homme. D’un rétablissement, le capitaine s’est installé sur la crête.

Le verger s’étale à flanc de coteau. Il descend vers le faubourg dont les feux vacillent à nos pieds, trouant un lac de poix. Là-bas, c’est la ville, la gare dans son halo de brume rouge, le halètement des trains, les hoquets de fumée blanche, le pleur rouge du dernier fanal.

— Doucement, doucement, fait Lortal.

Voici la maison du jardinier. Une fenêtre est éclairée. Un pan de rideau laisse entrevoir le disque éblouissant d’une casserole, un pot de géranium aux fleurs noir d’encre, le rideau d’une alcôve en percaline rose. Lortal s’appuie sur la fenêtre. Un chien aboie. Il faut fuir. La porte de l’enclos est fermée.

Où donc est le bon élève que je fus ? Et qui le reconnaîtrait dans ce maraudeur ? Mais les versions, les thèmes et les prix d’excellence ne m’ont jamais rien donné de comparable à ce que j’éprouve, ce soir. Être docile, studieux, le favori de Testard : piètres joies ! La nausée me vient de songer à mes bonnes notes. Qu’est-ce que la vanité du cuistre à côté de l’orgueil de l’homme qui ne se soumet pas, de l’homme qui risque ? Et quel « satisfecit » vaudrait pour moi cette fièvre de se glisser dans le jardin noyé d’ombre, vers cette fenêtre éclairée où veille peut-être un ennemi, vers cette porte dérobée derrière laquelle s’ouvre le monde ? O Danger, je vois près de moi ton visage si pâle, tes lèvres serrées et tes yeux se confondent avec la nuit. Tu poses sur mon épaule ta main qui ne tremble pas.

— Ouvre la porte, en douceur, chuchote Lortal. Je vais faire le guet.

Il s’adosse au mur de la maison, l’oreille près de la fenêtre. Pas un bruit. Une traînée de vent. Une goutte de pluie sur ma main. L’horloge du collège sonne un quart. Quelle heure ? Je l’ignore. Il n’y a plus de temps. Ma vie a été coupée en deux.

Le loquet grince. La porte résiste. Le bois est gonflé. Je tire violemment. Un tonnerre. Le chien hurle. Vacarme de chaînes. Je bondis. Lortal me suit. Nous nous jetons dans le fossé.

— Encore un de ces sacrés voyous, grogne une voix au-dessus de nos têtes.

Des jurons. Un bruit de verrous. Nous sommes dehors et pour de bon, toutes portes closes.

Lortal et moi, maintenant, deux vagabonds ! Comme il est facile de tout quitter ! Voilà une autre découverte de cette soirée mémorable.

Nos pas clapotent entre les murs de pierre sèche qui bordent le raidillon. Un vieux réverbère à potence balance sa lanterne : un rayon jaune vient lécher la figure de mon ami. Lortal sifflote entre ses dents un air qui lui est familier :

Je m’appelle Clara,
Clara la Bordelaise…

C’est le chant de la liberté. Je pense à ces paroles souvent lues : « Celui qui ne quitte pas son père et sa mère, ses frères et ses sœurs et même sa propre vie, ne peut être mon disciple. »

Le raidillon aboutit à un carrefour. D’un côté, un fantôme de route qui se perd dans un chaos de brume. Deux peupliers frissonnants marquent la frontière de l’invisible. De l’autre côté, une rue de faubourg, de petits jardins, quelques étables d’où sortent des grognements de porcs, d’humbles maisons tassées sous leurs coiffes d’ardoise.

Je vois nos deux places vides, à l’étude. Le Supérieur doit être prévenu. On va nous faire rechercher. Mais je ne suis pas inquiet. Le capitaine est là.

— As-tu de l’argent ? demande Lortal.

— Douze francs.

— C’est maigre.

Que médite-t-il ? Il s’est arrêté un instant. Il s’oriente.

Je songe. Si on ne rentrait pas du tout. On pourrait prendre le train pour Bordeaux. Là-bas on se débrouillerait. Je connais un capitaine au long cours. Nous partirions pour des îles inconnues, en emportant une pacotille.

Si Lortal avait eu la même idée que moi ! Nous nous dirigeons vers la gare dont le halo nous guide. Une grue de fer agriffe le ciel roux. Le sentier hérissé de mâchefer craque sous nos pas. Le sémaphore joue à l’éclipse avec son astre rouge et son astre bleu. Un hurlement déchire la toile sombre de la nuit. Un train s’abat en sifflant sur le silence, s’engouffre dans l’inconnu, égrenant son collier d’or. Il éblouit et passe. Un marais de gluantes ténèbres se referme autour de nous.

— Lortal ! Il ferait bon partir.

Je ne peux voir son visage. Mais il me prend la main. Sa main est froide.

— Par ici, je me reconnais !

Voyages, départs… paquebots gémissants sur leurs chaînes…

Où sommes-nous ?

Une sorte d’impasse. Une ombre visqueuse stagne entre des murs bas. De la boue. Derrière une taie rouge, au fond, brûle une lampe. On dirait d’une lanterne promenée sur l’eau, par des contrebandiers, une nuit sans lune. Un aboiement. Puis, dans le marécage d’ombre, des voix, des rires.

— Qui est là ? râle une gorge éraillée.

Les vitres tintent de rires écarlates. Un piano mécanique claque de toutes ses dents, déclenche une valse épileptique : « Nous cueillerons des lilas et des roses. » Dans un rectangle de lumière, une ombre surgit :

— Entrez donc, les enfants !

Toute la lumière derrière elle, je ne peux distinguer son visage, masque blanc. Une mantille retombe le long des joues. C’est la face même de la mort.

— Ben quoi ! Vous avez peur ?

Où m’a-t-il conduit, mon compagnon ? Je serre violemment sa main qui se dérobe.

— Jacques, allons-nous-en !

Nous nous tassons dans l’ombre. Le reflet de la porte, la lueur de la vitre sous sa taie, prunelle sanglante, ne nous effleurent pas.

Lortal hésite. Je le sens. Je flaire je ne sais quel mystère ignoble palpitant derrière ce mur. Ces rires, cette femme ! Serait-ce la maison dont parlait Salayrac, la main devant sa bouche ? Mon cœur bat. Mes paumes sont moites. Si l’on entrait, tout de même !…

Il flotte une buée de crime, dans cette impasse.

— Je t’en supplie, Jacques. Jacques, partons…

Lortal me tire en avant.

Encore un rire ! Cette fois, c’est un rire d’homme, déchirant, brutal. Un poing fait sonner des bouteilles. Et puis des voix, des voix rauques, geignardes, cyniques et usées, des voix comme je n’en ai jamais entendu et qui semblent monter de l’abîme, rôder autour de moi, comme des larves.

Le dégoût l’emporte.

Fuir… Lortal court derrière moi.


J’ai couru, couru comme si un démon me pourchassait. Deux bras se sont abattus autour de mon cou :

— Jacques ! Pardon. Mais je ne pouvais pas, je ne pouvais pas. J’ai honte… Emmène-moi…

Le capitaine me regarde. Il rit. Il ne prononce pas une parole.

Nous marchons. D’informes talus masquent la nuit.

Est-ce tout ce qui restera de l’aventure, cette boue, cette nuit déjà glacée, cette impasse sordide et ce rire de mon ami, plus cruel que tout ? O Danger, cher Danger, tout ce que tu m’avais promis !…

Une horloge tinte. Je reconnais celle de Saint-Julien. Nous somme revenus sur nos pas.

Lortal parle. Sa voix sèche commande.

— Maintenant, il faut rentrer. Dépêchons. Inutile de songer à passer par la porte. Escaladons.

Je me soumets. Je sens bien que j’ai été lâche, que je n’ai pas subi l’épreuve. Le compagnon me méprise. Ce sera tout à l’heure, de nouveau, la vie empoisonnée : une punition, de mauvaises notes — pis encore peut-être !

Lortal m’a fait la courte échelle. Nous avons glissé à travers le verger. Voici la terrasse. Personne. Silence. Une pluie fine commence.

Une ombre s’est dressée.

— Où allez-vous ? D’où venez-vous ?

J’ai reconnu la voix de l’abbé Fourmeliès. Ma gorge se serre.

— Suivez-moi, dit sèchement le Supérieur.

Il nous précède par les corridors vaguement éclairés.

L’abbé Poncebique nous croise encore et considère, effaré, notre accoutrement. De la boue jusqu’aux genoux.

La porte du cabinet s’ouvre. Sur la table de travail, polie comme un miroir, une lampe arrondit son cône d’or. La pièce est plongée dans une pénombre où luisent les fers d’anciennes reliures, l’ivoire d’un Christ au mur. Des braises croulent dans la cheminée.

Le Supérieur nous fait face. Nous sommes debout, immobiles. Lortal lui-même baisse les yeux. Je songe à cette demeure à la taie rouge.

— Qu’avez-vous fait ? demande Fourmeliès. On m’a signalé votre absence. L’abbé Testard s’était déjà plaint de vous. Et vous commettez une nouvelle faute, et une faute très grave. J’entends tirer tout cela au clair. D’autant que vous, Demurs, avez toujours été un excellent élève et que j’ai toujours eu confiance dans votre bon sens. Lortal, vous avez commis une grave infraction à la discipline. Je tiens à vous écouter.

— Je voudrais vous parler à vous seul, monsieur le Supérieur, répond Lortal.

— Bien. Demurs, vous m’attendrez ici.

Il ouvre une porte cachée par une portière de tapisserie et je me trouve dans une cellule de moine, murs blanchis, un lit de sangle, un crucifix, deux rameaux de buis entrelacés. C’est la chambre à coucher de Fourmeliès.

Je suis tombé à genoux, brisé de fatigue et d’émotion, le front contre ce lit étroit et dur, fait d’une planche. Ne serait-ce pas sur une couche semblable que l’on fait les plus beaux rêves ?

La portière se soulève.

Lortal n’est plus là. Le Supérieur est assis à côté de la cheminée, les mains sur ses genoux, le buste droit. Son regard, si aigu derrière les besicles, ne quitte pas mon visage.

— Voulez-vous m’expliquer cette escapade insensée ? Cette fugue à deux, sans rime ni raison ? Vous savez ce que vous risquez : l’expulsion de Saint-Julien. Ni plus ni moins. Je vous écoute.

Un sanglot m’arrête.

Des larmes coulent de mes yeux. Je balbutie :

— Je ne sais pas… On est parti, comme ça, pour rien !

Le Supérieur demeure impassible.

— Vous avez beaucoup changé. Vos maîtres se plaignent de vous. Votre amitié pour Lortal est beaucoup trop exclusive. L’abbé Testard vous a averti plusieurs fois. C’est trop ! Vous êtes orgueilleux. Vous avez osé traiter avec mépris ce maître dévoué. Maintenant c’est moi qui parle. Il faudra vous soumettre.

— Je ne peux pas…

— Vous ne pouvez pas ?

L’abbé Fourmeliès se dresse. A travers mes cils embués de larmes, il me paraît gigantesque.

— On peut tout, vous m’entendez, tout ce qu’on veut. On se brise, on se déchire, mais on peut.

— Pardonnez-moi… Mais Lortal est mon ami, mon meilleur ami. Je donnerais ma vie pour lui. Quel mal y a-t-il à cela ?

— Le mal qui s’attache à toutes les affections désordonnées, aussi pures qu’elles soient en apparence.

— Ce n’est pas possible, monsieur le Supérieur. Il n’y a pas de mal dans l’amitié. Ici on ne voit que le mal, le mal partout. Mais alors la vie elle-même, c’est le mal.

— Peut-être, fit le Supérieur entre les dents.

— Je ne peux pas croire cela, mon Père. Je la désire, la vie ; je désire tout comprendre, tout aimer, tout sentir. Je désire être heureux. Et je ne suis pas heureux ici !

— Vous ne le serez jamais, mon fils. Vous mettez votre affection dans des êtres fragiles. Voyez où cela vous conduit ! Vous souffrirez bien plus encore, si vous n’accoutumez pas d’être dur avec vous-même d’abord, avec les autres s’il le faut. Trop de sensibilité, trop de poésie, trop d’amitié. Il faut tailler dans le vif. Dieu vous abandonnera, si vous l’abandonnez pour d’autres…

Le Supérieur songe quelques instants. Cet homme a dû être le meurtrier de lui-même. Puis sa voix se radoucit. Elle est presque tendre.

— Paul, j’ai confiance dans votre cœur qui est passionné, mais pur, j’en suis certain. L’abbé Testard a sans doute exagéré. Je lui parlerai.

Il a posé ses deux mains sur mes épaules et plonge ses yeux gris dans les miens.

— Lortal m’a donné une explication de cette escapade. Je n’en veux pas savoir davantage. L’aventure d’aujourd’hui est oubliée. Je vous ai cru ; j’ai cru Lortal. Mais gardez-vous de lui ! L’ami le plus cher vous trompera. Il n’y a qu’un ami : Dieu ; qu’un bonheur : la mortification de soi-même. Et tout le reste est mensonge.

Il me conduisit jusqu’à la porte.

— Ne croyez pas que ma sagesse soit triste, ajouta-t-il avec un sourire qui adoucissait singulièrement son dur visage de solitaire. Elle est la source de la joie. Allez ! mon fils. Que Dieu reste avec vous !

L’abbé Mirepuy surveillait en effet l’étude qui touchait à sa fin. Je lui remis un billet du Supérieur m’autorisant à rentrer. Lortal était à sa place. Il me fit un signe de tête qui signifiait : « Tout va bien. »

Je n’ai jamais connu sa conversation avec l’abbé Fourmeliès. Mais je savais maintenant mon ami capable d’un mensonge et mon cœur s’en attristait, sans être moins aimant.

X

Alors commença une longue période de calme. Gerboux et Testard cessèrent de persécuter notre amitié. Ils parurent se désintéresser de notre perdition et rien ne pouvait nous être plus agréable que cette feinte indifférence. Testard me marquait une hostilité silencieuse. Il m’arriva de surprendre, pendant les heures d’étude, le regard qu’il attachait sur moi à la dérobée. Cet homme souffrait. Mon impression était si vive que j’éprouvais quelques instants de remords en songeant à ma dureté. Mais je ne pouvais lui pardonner la tyrannie jalouse qu’il m’avait imposée et les humiliations que sa protection m’avaient values. Un entretien avec l’abbé Fourmeliès n’avait sans doute pas été étranger à sa nouvelle attitude.

Quant à Gerboux, je ne sais pas par quels prodiges d’hypocrisie il avait pu obtenir l’importante situation qu’il occupait à Saint-Julien. On le disait en fort bons termes avec l’Évêché, tandis que l’excellent Fourmeliès n’était pas en odeur de sainteté au Palais épiscopal. Le grand vicaire Doublemaze venait souvent visiter le professeur de rhétorique. Nous pouvions voir déambuler sous les tilleuls et les marronniers de la terrasse leurs silhouettes si différentes : l’une courtaude, l’autre svelte.

Doublemaze, jeune encore et qui avait fait rapidement son chemin dans les ordres, portait de fines soutanes, coupées par un autre tailleur que celui de Gerboux ou de Fourmeliès. Ses mains, qu’il avait longues et délicates, étaient toujours gantées, l’hiver de peau, l’été de filoselle. Un col de toile bien empesé tranchait discrètement sur le drap noir, supportant une amorce de double menton. Le visage était plein ; le nez, droit, un peu rond du bout, aux ailes très mobiles ; les lèvres, épaisses. Quant aux yeux, fort noirs, ils n’eussent pas déparé la physionomie d’un marchand de tapis levantin. Mais une grande dignité de manières tempérait ce que les prunelles veloutées pouvaient avoir de trop caressant, voire d’un peu louche. Il officiait parfois dans les cérémonies, tenant lieu pour Monseigneur et lorsqu’on n’avait pas sous la main quelque prélat in partibus infidelium de Babylone ou d’Héliopolis.

Gerboux était-il un confident ? Un émissaire pour certaines missions délicates ? Ce sont choses qu’un collégien ne pouvait connaître. Mais il était de notoriété publique qu’il avait ses grandes et surtout ses petites entrées à l’Évêché et que, grâce au grand vicaire, il tenait l’oreille du prélat, Mgr F… Ce dernier, fraîchement arrivé dans le diocèse, avait entrepris de combattre les tendances modernistes signalées chez certains membres de l’enseignement libre et dans une partie — oh ! bien faible — du clergé. Par l’intermédiaire de Gerboux, Doublemaze pouvait exercer une surveillance attentive sur Saint-Julien, où les fils de familles bien pensantes venaient puiser leur nourriture spirituelle. Que cette nourriture fût soigneusement dosée et contrôlée, cela était d’un intérêt capital pour le diocèse en particulier et l’Église en général.

Médiocre en tout, Gerboux n’excellait que dans les petites besognes de délation. Il fournissait en catimini des rapports, dont le fiel était distillé avec un soin tout ecclésiastique, sur ses confrères et sur son supérieur. L’abbé Fourmeliès y était accusé d’une excessive indulgence envers les tendances de M. Mirepuy, le professeur de philosophie, théologien trop fort en exégèse. L’abbé Bourienne qui enseignait les humanités était suspect de quiétisme. L’abbé Grosbois, mathématicien distingué, avait été vu plusieurs fois, devisant le long du canal, en compagnie d’un professeur du lycée. Enfin M. Mourette était un jeune prêtre, à peine échappé d’une phalange de lévites avides de cures riches en messes et de repas au château : les visites, trop fréquentes, qu’il rendait à noble dame la marquise de Trelissac, pouvaient provoquer des médisances et scandaliser quelques âmes férues de moralité. Ces rapports, évidemment inspirés par la charité chrétienne, furent connus plus tard par l’indiscrétion d’un jeune secrétaire de l’Évêché, lequel briguait pour lui seul les faveurs de M. Doublemaze. Gerboux dut alors quitter Saint-Julien et fut pourvu d’une prébende nourricière, quelque part en Périgord, par les soins reconnaissants du grand vicaire. Mais c’est anticiper sur les événements.

Toujours est-il que Gerboux était redouté et méprisé de ses confrères. Le mépris des prêtres ne se manifeste pas par de grands airs et il fallait quelque habitude des mœurs ecclésiastiques pour distinguer au coin de ces lèvres rasées le pli du dédain ou le frémissement de la colère. La plupart se contentaient de l’éviter dans la mesure du possible. Testard était son seul ami. L’abbé Fourmeliès, qui en savait long sur le personnage, était obligé de le tolérer. Sur indication venue de haut lieu, il avait dû confier à Gerboux la direction des premiers communiants.

Mais la tâche principale de l’abbé Gerboux était de dépister et de traquer les « amitiés particulières ».

Ah ! les amitiés particulières ! Elles se multipliaient à Saint-Julien, malgré la vigilance des maîtres, comme elles se multiplieront toujours dans les collèges où l’enfant, privé de sa famille, sans contact avec la vie, déverse sur ses proches le flot d’une tendresse trop longtemps contenue. Souvent innocents et quelquefois coupables, des liens se nouaient entre les grands et les petits. On correspondait. Des billets d’une sentimentalité niaise, parfois touchante, s’échangeaient par des intermédiaires discrets. C’était une bonne aubaine pour Gerboux, lorsque grâce à quelque mouchardage de congréganiste, il parvenait à surprendre un petit carré de papier furtivement glissé dans une poche. Il le lisait en public, avec des intonations choisies, pour la plus grande confusion des coupables et le rire servile de la masse. C’était pitié que de voir étalées ante porcos ces pauvres effusions de cœurs adolescents !

Le plus souvent, il ne s’agissait que d’attachements platoniques, de dévouements juvéniles, de prétendues communions de pensée. Parfois aussi, il y avait d’un côté, chez le grand, le besoin de protéger ; chez le plus jeune, le besoin féminin de se soumettre. Quelques-unes de ces liaisons prenaient le ton de relations amoureuses. Certaines révélaient la précoce bassesse des caractères. Ainsi chacun savait que le petit Lauvray extorquait des cadeaux incessants à Mauriol, un « philo » qui ne lui refusait rien ; on parlait même d’une montre.

Dans ces liaisons, on s’accordait des faveurs qui trompaient une puberté naissante, éveillaient les sens, faussaient des organismes en pleine croissance. Il couve, dans les internats de jeunes gens, une fermentation qui n’aboutit pas toujours au vice, mais qui y prédispose fortement. D’ailleurs, l’éducation religieuse, l’entraînement mystique, l’amour divin qui trouve pour s’exprimer des paroles si profanes et d’une si directe sensualité, l’ombre des chapelles, les tourbillons de l’encens, l’odeur langoureuse des cierges et des lis : tout cela ne hâtait-il pas l’éveil de forces qu’une discipline rigoureuse tâchait en même temps à refouler ? Tout nous invite à l’amour et l’amour est sans cesse proscrit. Quelques-uns trouvent en Dieu le dérivatif de leur puberté ; d’autres le cherchent dans l’amitié, et quelques-uns dans le vice. De véritables passions naissaient, aussi farouches que celles des hommes mûrs. On racontait qu’un jour Vindrac avait menacé Mauriceau, un petit brun de quatrième, de le tuer par jalousie. Et nul de nous n’ignorait la raison de ce désespoir qui rongeait le gros Bormian : ardebat Alexim.

Bien qu’avide d’amitié, ces mœurs m’écœuraient. Mon attachement pour Lortal m’en aurait complètement détourné, si j’y avais éprouvé quelque penchant. Ces histoires-là sentaient par trop le collège pour que Lortal, déjà mûri par la vie, y pût prendre goût. En outre, chez Lortal — et par suite chez moi — la naissante sensualité s’échappait par la voie de l’imagination. Lortal vivait par l’esprit une existence hors de ces murs et, sans qu’il m’eût fait de confidences, je devinais que le rêve était la partie la plus réelle de sa vie. Avec lui, je méprisais les simulacres de tendresse et les médiocres intrigues où se plaisaient tant de nos camarades. Nos causeries où revenaient les noms de Mathilde et de Nourmahal, nos héroïnes, nos projets, nos souvenirs — souvent imaginaires — suffisaient à mes instincts d’évasion. Je dois à Lortal d’avoir élevé autour de mon adolescence une muraille de rêve protectrice.

Toutefois, c’est une susceptibilité excessive qui me fit repousser les timides avances de Charles Jouvelin. Le fils de Nourmahal m’avait témoigné très vite une affection qui me gênait un peu, tant elle me semblait exclusive. Frêle et sensible à l’extrême, cet enfant était peu fait pour l’internat. Sa mère n’avait pourtant pas reculé devant une séparation, sous le pieux prétexte de la première communion. En réalité, un fils de onze ans est bien embarrassant pour une jolie femme. Charles lui en voulait-il de cet abandon ? Au parloir, la mère et l’enfant se témoignaient une tendresse mutuelle. Mais Charles embrassait sa belle dame de maman avec plus de fureur que d’amour et comme le dépit de quelqu’un qui n’a pas eu sa part.

Privé de l’amour maternel, l’enfant s’était rejeté vers mon amitié. Pendant les premiers mois de l’année, il profita de toutes les occasions pour me parler, se promener avec moi. Les rapports entre grands et petits étant rigoureusement limités, Charles obtint de sa mère qu’elle sollicitât pour nous l’autorisation de nous rencontrer pendant les récréations. Les camarades plaisantaient cette camaraderie. La disproportion de nos âges m’humiliait. Ma mauvaise humeur me rendit brutal et Charles, tristement, s’éloigna de moi, peu à peu.

Gerboux, qui dirigeait les premiers communiants, ne manqua pas de remarquer le petit Jouvelin et résolut de conquérir cette âme. Il y réussit sans doute, car Charles ne me témoigna plus que de l’indifférence.

Un jour de mars, pendant l’étude du soir, l’abbé Testard m’appela d’un signe à sa chaire :

— M. le Supérieur vous demande.

Je pensais que Fourmeliès voulait me réclamer quelques livres prêtés. Nous avions ce soir-là une version de Lucain et j’abandonnai à regret ma traduction. Je frappai à la porte du cabinet. Fourmeliès était accoudé à sa table, un couteau d’ivoire tranchant la joue parcheminée.

— Mon enfant, me dit le Supérieur, votre jeune camarade Charles Jouvelin — je sais les relations qui existent entre votre famille et la sienne — est malade, je dois dire dangereusement. Il y a tant de force en un jeune corps qui veut vivre que l’on ne saurait désespérer. Mais la fièvre est forte, les poumons, très congestionnés…

— Sa mère est auprès de lui ? demandai-je.

— Certes. Mais cet enfant vous réclame sans cesse. Il délire. Votre nom ne quitte pas ses lèvres. Sa mère en éprouve quelque peine, car elle voit bien que sa présence ne suffit pas à le calmer.

L’abbé Fourmeliès me regardait, relevant la tête. Le cône d’or de la lampe n’éclairait plus qu’une longue main sèche où des veines se nouaient, verdâtres.

Je ne savais que dire.

— Charles Jouvelin, reprit le Supérieur, semble vous porter une grande affection.

— Je crois, murmurai-je, qu’il est fort malheureux au collège.

— Je ne doute pas, continua le Supérieur sans m’entendre, je ne doute pas que vous n’ayez été pour lui de bon conseil. Il faut maintenant aller le voir. Il vous appelle ; il vous attend ; il nous en voudrait à tous, et peut-être même à sa mère, s’il ne vous voyait à son chevet. Il y a quelque chose de bien étrange dans cette petite âme, ajouta le prêtre sur un ton de confidence qui me flatta et m’émut. Nous approfondirons cela une autre fois. Pour le moment, l’essentiel est de le soulager. Allez, mon enfant. La sœur infirmière vous conduira.

A pas feutrés sur le linoléum du couloir, la sœur me mena jusqu’à la chambrette d’isolement. Une lampe voilée mêlait sa lueur à celle d’un feu de bûches et dans la pénombre des murs, des rideaux et des draps — un remous de grisaille — un mince visage enflammé, deux yeux éclatants de fièvre.

— Le voilà !

C’est une voix rauque, inconnue. Encore une voix d’enfant, mais éraillée, vieillie.

— Oui, le voilà, tu vas être sage, maintenant !

Celle-ci, une voix d’homme. Dans les plis des rideaux, une silhouette sombre. Je reconnais les favoris du docteur Milondré. Il tient entre ses doigts le poignet de Charles. Au chevet du lit, une femme assise, les mains croisées sur le drap. Une bague luit. Elle découvre son front ; un reflet d’or émeut l’ombre. C’est Nourmahal. Elle ne fait pas attention à moi.

— Quelle température, docteur ?

— 39°8, encore. Mais du moment que cela reste stationnaire !… Enfin la présence de son camarade va le calmer sans doute. Le voilà enfin cet ami si cher !

Le docteur ironise. Mais la voix rauque insiste.

— Viens près de moi !

Mme Jouvelin se lève et s’écarte du lit.

— Charles vous a voulu près de lui. Il vous aime beaucoup, vraiment ! Vous avez une influence sur lui !

Je m’incline. Dois-je sentir quelque amertume dans ces paroles ? Nourmahal est debout, pareille, dans cette fade blancheur d’hôpital, à une tige fleurie de feu.

Elle accompagne le docteur.

— Dites-moi bien la vérité, je vous en prie…

Milondré la rassure de sa voix coupante, métallique. Même en parlant à une mère, il ne perd pas cet accent de cynisme qui pue la charogne et la salle de garde. Nourmahal est humble et douce ; elle pose sa main sur le bras du bellâtre.

— Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ? dit la voix rauque.

Je me penche sur le lit. Le visage de Charles brûle.

— Mais je ne savais rien. Depuis quand es-tu malade ?

— Trois jours. On a cru que j’allais mourir. Je vais peut-être mourir encore maintenant. Mais toi, tu ne savais rien. On ne t’avait rien dit.

— Rien… Sans cela…

— Pourtant je ne voulais pas mourir sans t’avoir vu.

Sur ma main se crispe une petite main, si chaude.

— Je t’ai appelé, appelé. Je savais bien qu’on ne voulait pas te laisser venir. Le docteur disait : « C’est un enfantillage !… » Maman ne disait pas non. Mais au fond elle était pour le docteur…

— Ne parle pas trop ! Ne te fatigue pas.

— Laisse. Ça ne fait rien. J’ai besoin de te voir… J’ai eu peur, si peur, tout le temps.

Un gémissement traverse le silence.

— Mon petit, qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? Mais non, ne parle pas, repose-toi. Et surtout n’aie plus peur. Nous sommes là, près de toi, tous.

En vérité, nous sommes tous deux seuls. Mme Jouvelin est sortie avec Milondré.

— Oui… tu es là… toi… enfin !

— Repose-toi. Dors, pour me faire plaisir.

Les yeux ne se ferment pas. Encore la voix rauque :

— L’enfer !… dis… tu sais ce que c’est, toi, Paul ?…

Angoisse. Silence. Une bûche s’écroule. Un éclair de sang illumine la chambre.

Des ongles s’enfoncent dans mes paumes.

— Non, je ne veux pas… je ne veux pas. J’ai peur. Hou, hou, hou !

Assis sur son lit, les yeux exorbités, convulsé par le délire, l’enfant hurle.

Son hurlement emplit la chambre, les couloirs et le vaste collège silencieux. Gerboux doit l’entendre à travers les murs.

— Un chien… Un chien noir avec des yeux rouges. Je le vois… Oh ! je ne veux pas… Hou !

Une image affole son cerveau halluciné. La terreur le possède jusqu’aux moelles. Une main l’étrangle. L’enfant se bat avec la mort — avec l’horreur !

— Oh ! je ne veux pas mourir… J’ai peur…

Mme Jouvelin rentre précipitamment, suivie de la sœur. On me repousse.

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Charles ne me voit plus. J’ai arraché ma main de sa paume brûlante et convulsée. Je me sauve, poursuivi par cette panique d’éternité :

— Maman ! Maman ! Je ne veux pas, je ne veux pas être damné !…

XI

Une semaine plus tard, Charles partit en convalescence. Il ne devait rentrer qu’après les vacances de Pâques. Je le vis, un petit sac à la main, pâle et les yeux cernés. Il m’embrassa. Quant à Nourmahal, je gardais un souvenir amer de sa brusquerie et, plus amère encore, l’image auprès d’elle de Milondré.

Il me vint alors une mélancolie qui ne me quitta guère pendant les jours de la Semaine sainte et qu’augmentèrent encore les longues heures passées à la chapelle. Rien de plus poignant que cette liturgie de la Passion. Tous les soirs, la sortie de classe étant un peu avancée, nous récitions le Chemin de croix, agenouillés devant les effigies du Divin Supplice. Nous suivions le Christ dans sa marche au Calvaire ; avec les Saintes Femmes nous essuyions la sueur de son visage et le sang qui coulait de la couronne d’épines ; nous buvions avec Lui le vinaigre mêlé de fiel sur l’éponge du Centurion.

Le printemps naissait. Les bourgeons poussaient leurs têtes drues sur les marronniers de la cour. Une brume verte enveloppait déjà les arbres et les charmilles qui ornaient la terrasse des professeurs. Lorsque nous sortions de nos exercices religieux, descendant les marches de la chapelle, une brise tiède déroulait autour de nous des écharpes déjà parfumées de mille aromes. Par delà le préau et sur les collines où les cultures se partageaient en carrés roses, ocres ou jaunes, teintées d’or par le crépuscule, des fumées s’élevaient souples et onduleuses comme des bayadères. L’encens respiré dans la pénombre vacillante de cierges, tandis que l’orgue de l’abbé Poncebique mugissait le Dies iræ, se dissipait dans un air qui sentait la résine et la feuille tendre, dans les souffles qui venaient des bois où la sève stille des écorces disjointes, où les oiseaux se poursuivent amoureusement. La prière et le chant funèbre s’achevaient dans ce murmure infini qui s’élevait autour de nos murs, d’un monde prêt à l’éclosion de la joie, à l’éternel retour de la vie.

Ces jours où l’église se revêtait de deuil, où les prêtres endossaient les chasubles violettes et noires, où grondaient sous les voûtes les ondes menaçantes de l’office de Ténèbres, où l’on célébrait de tragiques splendeurs la fête de l’expiation par la chair et le sang, où l’on dressait enfin sur le monde enlinceulé de cendres le symbole du gibet rédempteur, ces jours de pénitence et de désolation étaient justement ceux où s’épanouissait, pour la première fois depuis les léthargies hivernales, le rire innombrable de la Terre. O lamentations sacrées, plus déchirantes dans leur austérité que celles des femmes pleurant Adonaï, vagues du plain-chant déferlant vers le Crucifié aux prunelles glauques d’agonie, roulant dans vos plis la douleur, l’adoration, l’extase, comme vous veniez doucement mourir sur le seuil déjà bruissant des murmures du Renouveau ! Encore bouleversés par les affres du Mont des Oliviers, écoutant l’adieu du Christ au Bien-Aimé, à Jean, qui a posé son front sur l’épaule du Maître, enivrés de martyre, mais grisés aussi par les premiers effluves d’avril, nous sentions en nos cœurs adolescents s’affronter deux forces éternelles.


Le Jeudi-Saint, il était d’usage que l’on nous menât visiter les églises. Nous commençâmes, comme il convenait, par la Cathédrale. Elle était splendidement tendue de tapisseries et de brocarts, toute illuminée de cierges. Sous le grand portail, des dames élégantes et pieuses tendaient des bourses de velours. Un crucifix de cuivre rayonnait devant la table de communion et nous le baisâmes, chacun à notre tour, pliant le genou devant le maître-autel ruisselant de soie rouge. La plupart d’entre nous étaient fort recueillis ; la magnificence des décorations, le scintillement des cierges et cette ombre des nefs où le peuple attendait la mort d’un Dieu, les impressionnaient. Seul, Salayrac ne paraissait pas ému et poussait le coude de ses voisins, quand on passait devant les boutiques des modistes et des blanchisseuses. Cette inconvenance me choquait, bien que, cette année-là, ma dévotion fût fort diminuée. Quant à Lortal, il était à son ordinaire correct, mais ne cédait point à cette poussée mystique qui envahissait un grand nombre d’entre nous pendant les jours sacrés et jetait, le dimanche de Pâques, à la Sainte Table, les fortes têtes repentantes d’un repentir éphémère.

Nous visitâmes successivement l’église des Carmes : la chapelle du Grand Séminaire et d’autres sanctuaires, pour terminer par la chapelle de Saint-Sabas. C’était une pauvre église sans grâce et sans style. Il n’y avait à la porte qu’une modeste quêteuse ; mais l’on éprouvait en pénétrant dans l’abside une singulière impression de quiétude. L’obscurité était profonde. Quelques rares cierges gouttaient lentement autour du Crucifix ; une lueur jaune vacillait sur les marches du chœur. Des ombres dévotes s’agenouillaient dans les bas-côtés, le long des confessionnaux. Sur le maître-autel, des fleurs déposées par une main inconnue achevaient de se faner, mêlant leurs derniers parfums à l’odeur de la cire. Église des pauvres, où l’on se sentait à l’aise et si bien détaché du monde !

Notre groupe n’y demeura que quelques instants. Comme nous repartions, je vis, en me tournant vers le bénitier de pierre, une forme féminine svelte et droite à côté d’un pilier. Un frisson me traversa. J’avais reconnu l’amazone.

Le regard de Lortal m’apprit que je ne m’étais pas trompé.


Cependant, lorsque nous reprîmes le chemin de Saint-Julien, les réverbères s’allumaient ; les pâtisseries, les épiceries préparaient leurs étalages de Pâques, et des pyramides d’œufs habillés d’or et d’argent scintillaient sous les lumières, tandis qu’une brume fine coulait le long des rues, baignait les jardins immobiles et noirs derrière les grilles. Les cloches, disait-on, étaient parties pour Rome et nul bruit — sinon celui de nos pas — ne rompait le silence de cette soirée sur la route qui monte au collège. Mais ni la douceur de l’air, ni la perspective des vacances toutes proches ne suffisaient à dissiper ma mélancolie. L’apparition de l’amazone avait encore étendu une ombre sur mon cœur et le désespoir montait de je ne sais quelles profondeurs de moi-même, tandis que s’élevait des champs la langueur vaporeuse d’avril.

L’abbé Mirepuy prêcha sur la Passion. Il avait une voix sourde, mais qui trahissait une âme ardente. Les yeux fermés, j’écoutais. Je compris qu’on avait mis en moi une soif d’amertume qui me ramènerait toujours vers le Dieu aux mains clouées.

O crux, Ave, Spes unica,

disait l’abbé Mirepuy. Ma pensée refluait vers ce Golgotha dressé dans la nuit des siècles : « Toi seul ne me trahiras pas », murmurais-je. Lui, c’était le sacrifice, le renoncement, mais sa douleur était plus suave que les voluptés du siècle. Quel lit vaut ta croix, ô mon Christ ! Spes unica.

Dimanche de Résurrection ! Les Ténèbres se sont dissipées ; les cloches sont revenues.

O filii et filiæ

chantons-nous, et l’abbé Poncebique scande le rythme allègre de cette prose qui sonne, comme un chant de pâtre, aigre et vif dans la buée de l’aube.

Le soir, nous bouclons nos valises. Départ, le lendemain matin.

— Moi, dit Lortal, je reste en ville.

— Tu vas chez ton oncle ?

— Oui. J’y passerai mes vacances. Tant pis si cela ne plaît pas à Miromps !

— Et pourquoi cela ne lui plairait-il pas ?

Lortal sourit.

— Il ne m’aime guère. Je ne l’aime pas davantage. Qui sait pourquoi ?

Nous nous serrons la main.

— Bonnes vacances ! Écris-moi.

— Écrire ! fait Lortal ironique. N’y compte pas trop.

Mais il ajoute :

— Je ne t’oublierai pas, va.

Que lire sur ce visage fermé ? Il me parut plus fermé encore, quand nous nous retrouvâmes, les vacances terminées.

XII

La rentrée de Pâques était moins triste que les autres. C’était le dernier trimestre qui commençait, trimestre des beaux jours et des récréations du soir. Trimestre aussi des examens ! Tous les candidats étaient autorisés, à partir de mai, à porter leurs livres au dehors et à étudier en se promenant sous les charmilles de la terrasse. Distinction enviée ! Nous échappions ainsi à ces corvées qu’étaient les heures de récréation. Les charmes formaient une voûte épaisse de verdure que traversaient de minces rais de soleil. Des taches d’or pâle dansaient sur nos Hérodote et nos Virgile. Le Supérieur venait parfois se joindre à nous et citait de l’Horace. L’abbé Mirepuy conversait avec les philosophes. Ceux-ci se tenaient dans une charmille qu’ils considéraient comme réservée à leurs doctes entretiens et que nous appelions par moquerie le « jardin d’Académus ». Ainsi il s’établissait entre nous, à cette époque de l’année, une intimité studieuse jusqu’alors inconnue. Gerboux, pourtant notre professeur, n’y prenait aucune part et demeurait dans la cour en compagnie de son fidèle Testard. On le voyait aussi quelquefois, à l’extrémité de la terrasse, en compagnie de l’élégant grand vicaire. M. Doublemaze lui faisait de fréquentes visites, pour le plus vif agacement de l’abbé Fourmeliès.

Lortal et moi arpentions souvent l’allée plantée d’une herbe folle, nos livres sous le bras et ne les ouvrant que rarement.

J’étais débarrassé de Salayrac, qui préférait jouer au bouchon avec quelques gaillards de sa trempe. Lortal ne poussait pas son goût des mauvaises fréquentations jusqu’à partager leurs jeux. Je profitais de ces minutes heureuses avec une extrême avidité.

A cette époque, mon ami me donna à lire un livre qui m’émut singulièrement. C’est Dominique que je veux dire. Les adolescents ne peuvent lire un roman sans y introduire leur vie ou celle des gens qui les touchent. C’est pourquoi, d’ailleurs, ils sont des lecteurs si passionnés et même — avec les femmes — les seuls vrais lecteurs que trouvent aujourd’hui les poètes et les conteurs. J’emportais Dominique avec moi en classe et en récréation. Il arrive souvent que le souvenir d’un ouvrage aimé demeure en vous, résumé en quelques images. Pour moi, Dominique c’est un domaine voisin de la mer, des dunes que balaie le vent salin et parfumées d’immortelles, une allée de trembles où passe un cavalier. Je fis une double application du contenu sentimental de ce livre à Lortal et à moi-même. J’aimais à me représenter mon ami tantôt sous les traits d’Olivier, tantôt sous ceux de Dominique. Mais Lortal souriait de mon enthousiasme.

— N’aimes-tu pas Dominique ? lui demandai-je un jour.

Il eut ce rire bref qui m’exaspérait.

— C’est tout bonnement un imbécile et un pleutre que ton Dominique. Il n’avait qu’à enlever Madeleine !

— Mais Madeleine ne l’aurait plus aimé ?

— Enfant ! Madeleine s’est toujours dit : « Au fond, si Dominique avait été véritablement épris !… » La vérité, la voilà. Dominique n’est qu’un bourgeois, naturellement destiné à faire un père de famille et à devenir maire de sa commune. Madeleine n’a pas eu de chance. Elle méritait mieux !

— Moi, je trouve très beau cet homme qui renonce et qui feint d’être heureux dans sa solitude.

— Le pire, c’est qu’il l’est, heureux ! C’est sa punition. Moi j’aurais crevé d’ennui dans mon domaine solitaire, avec ma vertueuse épouse et mes vieux serviteurs ! J’aurais plutôt volé, assassiné, que de prendre du ventre, d’avoir mon banc à l’église et de digérer, après mes repas, les souvenirs de mes dix-huit ans. C’eût été plus propre !

Une baguette à la main, Lortal fauche des pavots. Le vent roule une corolle empourprée.

Lortal ne m’avait rien raconté de ses vacances, sinon qu’il avait fait quelques promenades à cheval avec Mathilde, les Miromps de Rochebuque ayant une écurie bien montée, et que Miromps s’était montré avec lui d’une hypocrite amabilité. Il me parla assez longuement de Miromps (Césaire-Auguste), fondateur de la dynastie et qu’il désignait par ses deux prénoms, ce qui donnait au personnage une bouffonne allure impériale.

— Césaire-Auguste était le troisième fils d’un rétameur ambulant. Sa famille — le diable sait qui était sa mère — installait ses feux aux alentours des villages. Césaire-Auguste n’a pas toujours connu la prospérité. Loin de là ! Il tirait par la bride un roussin efflanqué qui tirait à son tour une carriole où s’entassaient la forge portative et le matériel domestique. Les villageois lui lançaient des pierres, s’il arrêtait son équipage un peu trop près des maisons. On lâchait les chiens quand la famille se répandait dans les cours des fermes, criant : « On répare les chaudrons, les casseroles ! ». C’est ainsi que Césaire-Auguste apprit la fraternité. Il mit la leçon à profit. Las de coucher à la belle étoile, le ventre vide le plus souvent, de recevoir par contre avec une généreuse abondance taloches et coups de sabots, ce jeune homme, né sous le signe de la fortune, quitta sa famille pour chercher aventure. Si je voulais énumérer les métiers divers que pratiqua Césaire-Auguste, je risquerais fort d’épuiser mon vocabulaire. Il n’y a pas de mots pour désigner les opérations qui le portèrent à un rang élevé parmi les flibustiers de son temps et qui le porteront encore, s’il poursuit sa carrière, à un rang élevé dans l’État. Grâce à la justice immanente, après la vache enragée, Césaire-Auguste connut de meilleurs morceaux. Il avait de bonnes dents, ayant eu le temps de les aiguiser jusqu’à dix-huit ans. Il s’en servit pour manger d’abord, pour mordre ensuite. Courtier maritime à Marseille et prêteur à la petite semaine, il réalisa de gros bénéfices dans l’importation des chevaux argentins. Telle est l’origine de sa fortune actuelle. Il a cinquante-cinq ans environ. On le dit plusieurs fois millionnaire. Mais il bluffe. Il veut mener grand train et il a acheté une particule. Il n’a pas acheté qu’un nom, du reste…

— Que veux-tu dire ?

— Pauvre Mathilde ! Pouvait-elle faire autrement d’ailleurs ? Orpheline, pas de rentes, réduite à vivre auprès de mon oncle Joachim, un panier percé ! Elle a dit que Miromps lui plaisait, par son énergie, parce qu’elle devinait en lui un homme de fer. Par la suite, elle s’est aperçue qu’il était surtout un homme d’argent. Mais cela même a ses avantages. Et tout s’oublie ! Et tout est également nauséabond, dans la vie…

Lortal cingle l’herbe avec rage. Mais pourquoi insulte-t-il ainsi l’amazone ? Pourquoi cette fureur de salir ce qui, sans doute, est la chose la plus secrète et la plus précieuse de sa vie ? Quel démon habite en toi, mon ami, pour que tu t’acharnes contre toi-même ?

XIII

Les Miromps de Rochebuque habitaient, rue Jaladis, un vieil hôtel Renaissance. La rue Jaladis partait de l’ancien Foirail qu’ombrageaient de gigantesques ormeaux, nouant leurs branches au-dessus d’un abreuvoir de pierre sculptée et verdie. Sur le Foirail se tenait le marché ; des bornes plantées en rectangle servaient à séparer le bétail. D’un côté, les contreforts de la cathédrale élevaient leur masse grise et à travers le feuillage on distinguait les guivres, les gargouilles, les moines joueurs de luth et les démons ricaneurs qui chevauchaient les corniches, les angles, les ogives et les gouttières. Les jardins de l’Évêché dominaient le cours de la rivière qui tournait vers des bois et des collines aux profondeurs bleues. Tout le quartier d’Aubenac appartenait à la vieille ville et — noblesse oblige — le nouveau Rochebuque avait tenu à choisir un domicile dont l’ancienneté fût moins contestable que son titre.

On avait accès à l’hôtel Miromps par la pente fort roide qu’était la rue Jaladis. La pauvreté des masures qui bordaient cette rue faisait ressortir l’austère beauté de la demeure. Deux cariatides gardaient le seuil, l’une représentant le Jour, l’autre, la Nuit, supportant toutes deux un fronton armorié. Une date s’inscrivait au-dessus de la porte carrée : 1584.

— Les armes des Longeval d’Aubrac, dit Lortal. La famille est éteinte. Césaire-Auguste conserve les armes sur sa porte, ce qui lui évite de se choisir un blason.

Il leva la main vers le heurtoir.

— Attention, ajouta-t-il ironique, tu vas voir Mathilde. Prends garde de ne pas devenir amoureux.

J’étais invité, ce jeudi-là, à déjeuner chez les Miromps. Trois jours auparavant, Lortal m’avait transmis cette invitation que je redoutais tout en la souhaitant. Sur le point de franchir le seuil que l’ironie et les réticences de mon ami avaient rendu mystérieux, j’éprouvais une furieuse envie de prendre mes jambes à mon cou.

— Il y aura du monde, continua Lortal. Tout le gratin d’Aubenac ; un ou deux curés — Miromps y tient — dont Doublemaze que l’on pourrait aussi bien appeler Doubleface ; le beau Milondré qui t’est si sympathique ; deux fossiles, M. et Mme Villedieu-Beaupré et, je pense, aussi la comtesse d’Escarbagnas. Pourquoi pas ? C’est Miromps qui a fait les invitations, sauf les nôtres dont Mathilde est responsable. Courage, mon petit. C’est une véritable entrée dans le monde. Prépare tes ongles !

La porte s’ouvre. Un grand larbin à gilet jaune nous débarrasse de nos casquettes.

C’est Elle que je cherche dans le salon un peu obscur où les invités sont déjà rassemblés. C’est Elle seule que je vois. Elle vient au devant de nous. Je marche en arrière de Lortal, la vue et l’esprit troublés, les mains moites. Quelle aisance que celle de mon ami ! Il va droit à Mathilde. Il lui baise la main qu’il porte très haut à ses lèvres.

— Voici Demurs, dont je t’ai souvent parlé.

L’Amazone est vêtue d’une robe glauque voilée d’une tunique qui la fait apparaître comme enveloppée des flots d’une mer orageuse ou ruisselante d’algues. Le visage et la gorge nue sont d’une teinte ambrée ; les yeux fendus en amande, un peu écartés, les prunelles café baignent dans un blanc légèrement coloré de bleu acier ; le nez incurvé, très mince du bout ; le menton, d’un dessin ferme, volontaire. Quant à la bouche aux lèvres sombres, entr’ouvertes sur des dents neigeuses, elle rassemble tout l’éclat de cette figure. L’ensemble a quelque chose de hautain et même de cruel, et cet éclat exotique qui m’avait déjà frappé dans le visage de Lortal.

Je balbutie des courtoisies apprises.

— Tu l’intimides, dit Lortal à Mathilde. Où est ton mari, le seigneur de ces lieux ?

Mathilde nous guide vers des fauteuils. Le docteur Horace Milondré trône dans la certitude d’être beau, aimé des femmes et d’avoir de l’esprit. On dit de lui : « Il est si spirituel ! Il en a parfois de raides ! Ah ! ces médecins ! » Horace a une cravate de soie verte, presque assortie à la robe de la maîtresse de maison, ce qui m’exaspère. Cet homme élégant a le tort d’arborer en épingle un vrai tournesol de brillants. Les favoris châtains allongent un visage plein, au menton mou, aux lèvres flasques. Sur les yeux incolores pèsent des paupières bouffies, trop roses. Il joue d’une breloque d’or à son gilet de soie. Une main repose sur le drap bien tendu d’un pantalon clair : elle est grasse, courte, les ongles ras et luisants.

Présentation.

— Mais je vous ai déjà vu, jeune homme.

Ce « jeune homme » est une écrasante humiliation.

— Je me souviens. Vous êtes l’ami du petit Jouvelin. Avez-vous de ses nouvelles ? Il vous aime diablement, ce gamin !

Et se penchant vers sa voisine, Mme Villedieu-Beaupré, un spectre jaune emmailloté de soie puce, avec des diamants en poire qui gouttent sous des bandeaux d’un noir magnifique :

— Curieuse histoire !

Il me tourne le dos et chuchote à l’oreille de la vieille dame, qui glousse, je ne sais quels ragots. J’entends :

— Excellente institution… Mais c’est toujours comme ça, dans les collèges… L’abbé Fourmeliès n’est pas assez énergique…

Une tapisserie se soulève.

— Mon mari, dit Mathilde.

Miromps s’approche du cercle. Il est courtaud ; les jambes torses, comme celles d’un cavalier. On dirait qu’il va s’arc-bouter pour saisir un adversaire à la gorge. Tout de suite ses yeux m’attirent : une mince lame grise sous de gros sourcils embroussaillés. La tête est trop volumineuse pour la taille médiocre du personnage. Mais la disproportion ne choque pas, tant les épaules sont robustes. Les cheveux gris cendré, coupés ras sur une nuque massive et sanguine ; la mâchoire épaisse, le menton carré, plus puissant, plus volontaire encore que celui de Mathilde. Cet homme touche aux grands carnassiers. Sa force réside dans sa nuque et dans sa mâchoire. Quaerens quem devoret, ne puis-je m’empêcher de murmurer.

Miromps de Rochebuque est vêtu avec sobriété, d’un vêtement brun. Tout parvenu qu’il est, il a plus de simplicité que Milondré. Celui-ci lui frappe sur l’épaule, avec une familiarité imbécile, croyant le flatter en le traitant en égal.

— Eh bien ! Miromps, comment vont nos pouliches ?

Le mari de Mathilde m’a tendu une main large qui serre bien, qui doit bien étrangler aussi. Toute sa personne dégage une impression de force réservée, plutôt que de sournoiserie. Un pli dur tire la bouche en bas, du côté gauche. J’éprouve pour cet homme une sympathie craintive. Comment Lortal s’acharne-t-il à tourner en ridicule ce personnage d’une autre trempe que ceux qui l’entourent ?

Il y a là un ancien officier, démissionnaire à cause des inventaires : un front étroit et des moustaches à la gauloise, d’un blond fade à pleurer. M. Villedieu-Beaupré a la démarche roide d’un débutant ataxique et la déplorable habitude de sucer ses ongles. Quant à la comtesse d’Escarbagnas, annoncée par Lortal, elle est représentée par Mlle Dubois de Louvrezac, personne sans âge, en satin noir, avec quelques bijoux de famille, et qui joue la parente pauvre.

On annonce le grand vicaire. M. Doublemaze sait ménager ses entrées. Le prêtre s’avance avec des mines et trop de sourires. J’admire sa soutane et ses souliers à boucles d’argent, la belle main grasse qu’il me tend. Lui ne m’appelle pas « jeune homme ».

— Je vous connais, monsieur. Vos maîtres m’ont parlé de vos succès et de votre belle intelligence.

Je rougis. Mathilde me félicite. Lortal ajoute quelques compliments vinaigrés. Il ne désarme pas.


La salle à manger m’éblouit d’un luxe de cristaux. Conversation animée. Le grand vicaire est plein d’attentions pour Césaire-Auguste. C’est une conquête qui tente ce fin diplomate de Doublemaze. La grande affaire est celle des élections prochaines. On manque d’un candidat bien pensant. On voudrait un homme dont la fortune garantirait les opinions. L’invitation est discrète. Doublemaze n’insiste pas. Mais, après le déjeuner, un verre de bénédictine dans la main gauche, le souple vicaire prend le bras de son hôte et tous deux vont voir la bibliothèque.

— Ton mari veut devenir député ? dit Lortal à Mathilde. Il a raison. Il sera ministre. Tu recevras dans tes salons tous les gens qui vont au bal de l’Hôtel de Ville. Félicitations.

Il s’éloigne, le nez en l’air, considérant les grands panneaux de tapisserie qui ornent les murs du salon. Je reste seul.

La pièce ouvre sur une terrasse construite bien postérieurement à l’hôtel et d’où l’on descend dans un jardin en contre-bas. Un ciel d’un bleu léger repose sur la voûte des yeuses. Je quitte le salon et vais m’accouder à la balustrade. A mes pieds une allée de buis, une vasque où stagne une eau verte ocellée d’or. A travers le bouquet noir des chênes, je distingue un petit pavillon délabré. Malgré la clarté printanière, ce jardin semble humide et obscur. Ce pavillon au plâtre écaillé met une note sinistre. Une vague angoisse m’étreint, dans le silence. Tout est immobile, muet : les arbres, l’eau, la province éparse autour de la maison. Un drame couve, dirait-on, dans cette tranquillité, sous la bonhomie des choses.

— Je ferai démolir cette bicoque, prononce derrière mon épaule la voix de Miromps.

L’abbé Doublemaze a pris congé. Les autres invités sont partis. J’ai dû rester assez longtemps plongé dans ma rêverie.

Miromps me prend par le bras.

— Aimez-vous les médailles ? J’en ai une assez belle collection.

Il m’entraîne dans son cabinet dont il me fait les honneurs avec une sobriété et une modestie parfaites. Pendant le déjeuner, je l’ai observé. Ses yeux ont, tour à tour, une clarté dure, sauvage ou triste. Quelle ombre s’étend derrière lui ?

Maintenant que la maison s’est vidée d’étrangers, il semble qu’un jeu de scène inquiétant se prépare. Je devine derrière ces trois personnages courtois, mondains, trois protagonistes d’une tragédie domestique dont le dénouement mûrit avec lenteur dans cet hôtel masqué d’un prestige suranné. Les acteurs se meuvent sur une scène brillante, mais le vrai drame se joue dans un arrière-plan obscur. Les êtres réels, vivants, sont cachés. Ils vont surgir. Je verrai le vrai Miromps, le vrai Lortal, la vraie Mathilde.

Et cependant que Césaire-Auguste Miromps de Rochebuque me montre sur quelque disque de métal l’effigie de Ptolémée Évergète ou de Dioclétien, je fais cette découverte que chaque être ne nous offre de lui, tel l’imperator de bronze, qu’un côté de son visage, souriant ou grave, et que l’autre demeure tourné vers la nuit.

Dans le jardin, sur le seuil du pavillon, nous trouvons Lortal et Mathilde. Lortal a conservé dans sa main la main de la jeune femme.

— J’exposais à Jacques, dit Mathilde, mes projets sur le pavillon. Je voudrais le transformer en un véritable atelier.

— Il me semble, répond Miromps, que vous aurez une mauvaise lumière. Il vaut mieux le jeter à bas et construire autre chose.

— Ton mari ne juge pas cette bicoque digne d’un Roquebuque, réplique insolemment Lortal. Ce pavillon était joli. Mais son maître connaît mieux le Gotha que l’architecture.

Les yeux de Miromps luisent de cet éclat bref que j’ai noté à table, lorsque la discussion s’animait.

— Vous peignez, madame, dis-je pour dissiper le malaise.

— Quelquefois. Une vraie barbouilleuse. Tenez, puisque vous êtes curieux.

Et elle m’introduit dans une rotonde, décorée encore de filets Louis XV, meublée d’une natte, d’un divan, d’un chevalet. La lumière vient d’un œil-de-bœuf. Une soierie orientale est drapée sur le mur. Quelques ébauches…

— Je vous en prie, me dit avec précipitation Mathilde, demandez à Jacques de ne pas exaspérer mon mari. Il est injuste envers lui. J’en souffre.

Je balbutie, sans oser la regarder :

— Oui… je lui dirai… je vous promets.

Machinalement, je froisse une rose, encore fraîche, oubliée sur la table… depuis quand ?

Jacques baise la main de Mathilde.

— Il est temps de rentrer. Au revoir, cousin Miromps ! Ah ! quelle poignée de main, cousin ! Décidément vous êtes trop fort. Ha, ha !

Sur le crépuscule de mai, les cariatides ouvrent leurs prunelles aveugles. Lortal sifflote. Un chaland fleuri de géraniums glisse sur la rivière. La cloche de Saint-Julien tinte au haut de la colline. Nous hâtons le pas, silencieux.

Un secret nous lie maintenant, ô taciturne Amazone.

XIV

Malgré mon désir de tenir la promesse faite à Mathilde, je n’osai jamais transmettre sa prière à Lortal. Maintes fois je crus avoir trouvé l’occasion d’aborder ce sujet et, chaque fois, au moment de parler, un scrupule me vint d’effleurer un point douloureux de la vie de ces deux êtres si proches l’un de l’autre et séparés pour toujours. Lortal m’était d’autant plus cher que je devinais l’amertume secrète de son cœur, sans en préciser les raisons. Son caractère hautain, ses rebuffades fréquentes, son orgueil parfois insupportable ne m’éloignaient pas de lui, mais m’attachaient plus encore à cette âme tourmentée. Il lui arrivait, depuis la venue des Miromps à Aubenac, de me traiter avec une dureté dont je ne l’eusse pas soupçonné quelques mois auparavant. J’acceptais tout. Bien plus tard, seulement, j’ai compris que Lortal était de cette race d’hommes qui ne peuvent aimer sans faire souffrir et dont la tendresse se proportionne toujours à la douleur qu’ils imposent.

Je n’en ai pas moins gardé, à ce cruel compagnon de mon adolescence, un place profonde en mon cœur. Il fut comme un veilleur qui secoue une torche sur ses compagnons endormis, les brûle, mais les éveille. Que ne reportait-il uniquement sur moi — toujours prêt à pardonner et qui lui devais tant de choses — cet âpre besoin de tourmenter ! Hélas ! vieillissant, peut-être nourrira-t-il de grands remords. Une ombre tragique l’accompagne déjà. Sans doute il a causé et causera le long de sa route quelques-unes de ces blessures qui ne se cicatrisent jamais. Il ne trouvera son expiation qu’en lui-même, en songeant à l’irréparable, car il est de ces bourreaux que leurs victimes sont impuissantes à maudire.

Le Supérieur Fourmeliès avait une affection particulière pour Lortal. Ce dernier se départait avec lui de ce flegme un peu dédaigneux qu’il conservait avec les autres maîtres et même avec le doux Mirepuy qui se mêlait à nos conversations. L’abbé Fourmeliès, si habile à pénétrer les âmes, avait certainement deviné de quelle redoutable qualité était celle de Lortal. Il se penchait sur elle avec un peu d’anxiété. Il le gourmandait de sa paresse. Lortal, piqué, donnait un coup de collier, montait de plusieurs rangs au classement suivant, puis, dégoûté, rejetait ses livres.

Peut-être avait-il perdu un peu de son prestige auprès de nos camarades. Son indifférence pour tout ce qui touchait à la vie de collège avait plu au début, comme une fronde. Par la suite, elle avait choqué jusqu’aux moins disciplinés : « Lortal, disait-on, il s’en fiche par trop ! » Ses condisciples flairaient là du mépris non seulement pour les besognes du collège, mais aussi pour eux-mêmes : en quoi ils ne se trompaient guère. La foule — au collège ou ailleurs — n’aime pas que l’on dédaigne ce qu’elle aime et même ce qu’elle hait. Lortal n’était plus pour beaucoup que le Pacha et ses insuccès scolaires, dont il se souciait comme d’une guigne, lui enlevaient la considération des forts en thème.

Il va sans dire que pour moi il avait conservé son étrange charme. Il se rendait fort bien compte de la séduction qu’il exerçait sur ses amis ; il connaissait son pouvoir et ne se donnait pas la peine d’en user. Je lui aurais obéi aveuglément, s’il m’en avait prié avec une certaine inflexion de voix impérieuse et tendre. Je ne me souvenais pas, sans regret, du soir où nous étions partis ensemble, de ces minutes où j’avais imaginé une vie libre, une vie d’aventures avec le compagnon élu. Elle avait échoué bien vite et bien piteusement, cette évasion. Et pourtant la foi m’était restée dans mon condottiere.


Les derniers jours de l’année scolaire ne sont pas mornes et boueux comme ceux de l’année astronomique. Ces deux mois ensoleillés qui précédaient les grandes vacances et qui marquaient la fin d’une étape dans notre marche vers la vie, étaient, malgré le nuage des examens, rutilants d’espoirs et de projets. Lortal rêvait, une fois sorti du collège, d’entreprendre de grands voyages, de naviguer. Il me parlait de traversées qu’il n’avait point faites, de pays qu’il n’avait jamais visités, de telle sorte que mon esprit était ébloui de visions neuves. Des océans verts comme l’émeraude, des rivages aux sables sanglants et pailletés d’or, des palmes métalliques dans l’air vibrant de chaleur, des porteurs d’ébène aux jambes luisantes élevant leurs jarres sur le mur orangé des couchants : d’où lui venaient donc ces images ? Il me disait : « Quand on traverse la mer Rouge, les nuits seules permettent de respirer. On est vêtu d’un simple vêtement de toile blanche et l’on va sur le pont où sont les femmes. Leur peau moite sent bon sous les mousselines. Elles sont étendues sur des nattes ou des fauteuils de rotin. L’amertume des whiskies glace nos lèvres. Lorsqu’on étend la main pour saisir son verre, dans l’ombre, on frôle une main brûlante ou le satin frais d’un bras. » Et je fermais les yeux, croyant déjà respirer les bouffées lourdes de la nuit, le vent salé qui dessèche la gorge et l’odeur de ces corps immobiles et baignés de sueur.

D’autres fois il était moins épris d’aventures. Il me parlait alors de son passé. Les Espagnols de l’Institution Sauvalet avaient tenu une grande place dans son enfance. Juan de Carcamo lui avait donné un étui à cigarettes en cuir orné de son chiffre en or. Il tirait parfois l’étui de sa poche pour respirer l’odeur fine de la peau, humant des souvenirs. Il ne m’avait jamais entretenu de sa mère, mais je devinais qu’elle était du même pays que ces beaux jeunes gens aux cheveux soigneusement lustrés. Le visage de Mathilde indiquait aussi des origines étrangères. De sa mère, mon ami tenait sans doute ce teint olivâtre et surtout cette âme de conquistador, tour à tour indolent et passionné. N’était-ce pas la voix lointaine des ancêtres à caravelles qui parlait, par sa bouche, de navires, de tropiques et de constellations étranges ?

Ces jours, où il montrait moins d’ardeur imaginative, Lortal révélait une sensibilité dont moi seul, parmi ses camarades, pouvais connaître la délicatesse. S’il évoquait des souvenirs d’enfance, c’était avec tant de chaleur que je croyais revivre ces journées par lui vécues jadis. Il me parlait peu de Mathilde et toujours avec une réserve qui ne me permettait pas de le questionner.

Il eut cependant une heure d’abandon. Le jour, qui fut celui de cette confidence, me découvrit un monde nouveau, une terre promise dont les parfums m’enveloppèrent à travers lui d’une véritable ivresse.

Nous revenions de promenade. Il avait plu. Le crépuscule avait cette limpidité qui suit les orages. Les marronniers de la cour luisaient de toutes leurs feuilles. Le soir sentait la verdure fraîche et la terre mouillée. Comme si l’heure l’eût soudainement attendri, Lortal me prit le bras et déversa dans mon cœur le trop-plein de ses souvenirs. Pauvres confidences, si je dois les juger aujourd’hui ; mais combien précieuses, si je me rapporte à ce temps où les moindres semences apportées par un vent de hasard fructifiaient en moi avec une vigueur exubérante ! Qu’était-ce sinon l’aveu d’un amour de tout jeune homme pour une femme plus âgée que lui ? Banale histoire. Mais, parlant de Mathilde, Lortal faisait passer à travers ses mots un tel souffle de passion que tout mon être frémissait et se fondait dans la voix de l’ami. Premiers émois de l’intimité, tendresse qui, de maternelle d’abord chez la femme, devient peu à peu amoureuse à son insu, le lien de la famille resserrant encore le lien de l’inclination, mais jetant un trouble et presque un remords dans leurs épanchements ; idylle enfin, qui dans la sécheresse du récit n’est qu’une pastorale niaise, mais qui, dans la voix grave de mon ami, devenait le plus beau poème d’amour que j’aie jamais entendu. Que n’aurais-je donné pour avoir moi aussi un pareil souvenir ! A travers une confidence je faisais la grande découverte ! La nuit venue, roulé dans ma couverture, je ne pus retenir mes larmes en songeant à cette puissance inconnue, à cet amour que je tendais vainement vers la vie en criant : « Prends-le ! » sans être entendu.

L’aveu que me fit Lortal, ce jour-là, de son amour pour Mathilde ne se précisa pas au delà d’une simple confidence sentimentale. Que s’était-il passé entre eux ! Je l’ignorais et mon peu d’expérience des intrigues amoureuses ne me permettait guère de l’imaginer. Je ne vis dans cette idylle que douleur et pureté. A peine se connaissaient-ils qu’ils s’aimaient et déjà ils étaient séparés. Pourquoi Mathilde avait-elle épousé Miromps ? Ce que pensait Lortal de ce mariage, l’ironie de mon ami ne me le laissait que trop deviner. Mais, quels que fussent les torts de Mathilde, comment pouvait-il traiter avec autant de brusque insolence une femme si tendrement aimée, il y avait quelques mois à peine ?

Je devais avoir bientôt une occasion, et fort inattendue, d’y voir plus clair.

XV

La première communion approchait. C’était la fête du collège. L’évêque officierait en grande pompe, assisté de deux chanoines. Déjà l’on commençait à préparer la chapelle et à tendre des deux côtés de la nef des draperies de brocart pourpre. L’abbé Poncebique exerçait les chœurs et se démenait à l’orgue comme un beau diable. Le jardinier soignait pieusement les roses dont on emplirait les corbeilles, les hortensias, les lys, les tulipes dont on ornerait l’autel. Les sœurs, chargées des soins de la sacristie, transportaient des échelles, plantaient des clous, se livraient à un labeur minutieux et muet de fourmis. Tout le collège était en grand émoi, d’abord parce que l’on attendait Monseigneur et ensuite parce qu’il était question pour le soir de la fête d’une illumination a giorno et d’un feu d’artifice sur la terrasse.

De toute cette animation, les premiers communiants seuls étaient exclus. Ils étaient une trentaine, garçonnets de dix à douze ans. Assez fiers de leur importance, la plupart préoccupés de remplir consciencieusement leur devoir religieux, quelques-uns angoissés par l’attente de la cérémonie. Huit jours de retraite les retranchaient du monde.

L’enfant qui sent réellement peser sur lui la menace du Dieu proche, que va-t-il devenir sur le point de mettre ses lèvres à la Table terrible ? Je prévoyais pour Charles Jouvelin un bouleversement de son frêle organisme. Je l’avais vu rarement depuis la rentrée de Pâques. Il m’avait dit être très absorbé par sa préparation religieuse. L’indifférence qu’il me manifesta confirmait ses paroles.

Gerboux n’était pas étranger à cette transformation. La direction et la surveillance des premiers communiants pendant la retraite prenait tout son temps. Il apportait à cette tâche l’esprit tatillon et mesquin qu’il mettait en toute chose, sa dévotion morose et un curieux sadisme cérébral. Pour lui, l’enfant était un ennemi et le démon de l’impureté habitait en lui. Aussi prenait-il plaisir à terroriser ces jeunes imaginations, à affoler ces sensibilités qu’il est si facile de détraquer pour la vie. Le délire de Charles, pendant sa courte maladie, m’avait bien montré que Gerboux n’avait pas renoncé à ses méthodes d’édification. Par la hantise du péché, il conduisait ces âmes apeurées à la maladie du scrupule : agitant sans cesse devant eux l’image d’une éternité douloureuse, il troublait le sommeil de ces petits. Les plus sensibles arrivaient au jour, qu’on leur présentait comme le plus beau de leur vie, dans un état d’épuisement complet, les uns prostrés, les autres surexcités. On ne pouvait les voir sans pitié défiler, le long des blancs corridors, les yeux baissés, les bras croisés, contraints à égrener sans cesse leur rosaire. Leurs récréations elles-mêmes étaient silencieuses. J’aperçus un jour, dans leurs rangs, Charles Jouvelin, plus pâle que les autres et qui marchait comme un somnambule.


J’attendais la fête avec impatience, espérant apercevoir enfin Nourmahal. Mme Jouvelin ne m’avait pas fait appeler au parloir depuis la maladie de Charles. J’aimais toujours à évoquer son image qui, avec celle de Mathilde, formait le principal objet de mes rêveries. Mathilde m’inspirait une tendresse mêlée de pitié et un respect un peu craintif. Je flairais en elle une grandeur tragique ; elle m’apparaissait encore sous les traits de l’amazone galopant dans la lande déserte. Mais Nourmahal, c’était le soleil, la joie ; elle était environnée d’une splendeur matérielle qui m’éblouissait et me troublait tout ensemble. Je ne l’imaginais pas, comme Mathilde, une reine inaccessible dans le palais de ses songes, mais comme une femme dont on pouvait caresser les cheveux, baiser la bouche. Qui la possédait, cette bouche ? La déplaisante figure de Milondré me blessait cruellement, mais cette jalousie inconsciente, dont je sentais déjà la lame, avait transformé l’idole lointaine en une femme qu’il ne serait peut-être pas impossible de conquérir. Je me sentais maintenant capable d’incroyables audaces.

La veille de la première communion avait lieu une cérémonie qu’on appelait le pardon des parents. Les familles se réunissaient au parloir ; les enfants, conduits par l’abbé Gerboux, arrivaient en rangs, les bras croisés. Les premiers communiants pénétraient dans le petit jardin planté de thuyas et de fusains et, passé le seuil, sans autre signal, couraient se jeter aux pieds de leurs père et mère, pour implorer le pardon des fautes commises. L’énervement de cette scène, corsé de celui de la retraite, les faisait sangloter hystériquement. Les mamans, non moins nerveuses, se tamponnaient les yeux et les respectables pères eux-mêmes avaient le regard humide. Le pardon accordé, c’était une embrassade générale et les baisers claquaient sur les joues encore salées de grosses larmes. Cette scène, d’un effet dramatique un peu gros et d’origine jésuite, était strictement privée. Les divisions n’y assistaient pas. Je m’étais pourtant glissé dans un coin du salon et, le rideau tiré, j’avais vu Nourmahal étincelante, en robe claire, une rose couleur d’ivoire à sa ceinture. Elle maniait un petit mouchoir, Charles courut à elle, mais quand elle ouvrit les bras pour le recevoir, il tomba à ses pieds, lourdement et comme épuisé. Elle le releva. L’enfant reposa la tête sur l’épaule de sa jeune mère, sans bouger. Ils restèrent ainsi quelques instants dans la lumière dorée du soir.

XVI

Dès sept heures, nous attendions Monseigneur dans la cour d’entrée du collège. Les murs étaient tendus de draps où les sœurs avaient épinglé des bouquets de roses ; des oriflammes blanches, portant des inscriptions en lettres de papier doré, flottaient aux fenêtres et à l’extrémité du grand mât de gymnastique. Nous formions la haie : les grands à droite, la plupart sans uniforme, arborant des faux-cols démesurés et des cravates trop précieuses ; les petits, à gauche, en veste bleue à boutons d’or ; et, face à la porte, les premiers communiants, ornés du brassard blanc, de grands cierges enrubannés à la main, le paroissien à tranches d’or sous le bras, égrenant des chapelets de malachite ou de pierres du Mont-Dore. Ah ! les cadeaux de première communion ! Quel effort pour ne pas se laisser distraire par la montre neuve qui bat dans le gousset, la chaîne d’or ou d’argent, le mouchoir brodé, le calepin en cuir rouge, le portemine en doublé ! Devant ses néophytes se tenait Gerboux, un claquoir à la main.

Je cherchai des yeux Charles. Il avait les yeux creusés, par l’insomnie peut-être. Cette figure d’enfant accablé d’un poids trop lourd me causa un malaise que seule dissipa l’entrée triomphale de Monseigneur.

Je devrais dire l’entrée triomphale de M. Doublemaze, car l’évêque, en dépit de sa mitre rutilante, de sa crosse et de ses bénédictions, faisait humble figure à côté de son grand vicaire. Jamais le Talleyrand du diocèse ne m’avait paru aussi majestueux et aussi séduisant. Autour de sa haute taille flottait un riche surplis de dentelle ; ses épaules étaient recouvertes d’un camail bordé d’hermine plus fin et plus lustré que la soie. Un sourire d’aimable condescendance épanouissait sa bouche et ses lèvres charnues s’entr’ouvraient sur des dents saines et brillantes. Il marchait à gauche de Monseigneur, dominant ce grêle vieillard si effacé dans sa lourde parure d’orfèvrerie. Sans doute il devait sentir dans son bras droit replié sur sa poitrine de terribles démangeaisons de bénir. Comme son geste aurait été plus sûr, plus large, plus onctueux que le geste ébauché par la main hésitante du vieux prélat ! Aussi accompagnait-il chaque bénédiction de Monseigneur, tantôt à droite, tantôt à gauche, d’une légère inclinaison de tête, comme pour dire : « Attendez ! Quand ce sera mon tour, vous verrez ! »

L’abbé Fourmeliès s’avançait à droite de l’évêque, également en surplis et camail, portant haut son visage brun et patiné. Derrière eux, les chanoines de la cathédrale et les professeurs de Saint-Julien en surplis blancs ; les enfants de chœur en soutanelles rouges et camails de soie cerise. Nous fermions le cortège.

Nous entrâmes ainsi à la chapelle. D’innombrables flammelles tremblaient, exhalant un parfum de cire, presque invisibles dans le ruissellement du soleil à travers les vitraux. L’abbé Poncebique avait déchaîné son orgue ; pressés autour de lui, les choristes entonnèrent le Magnificat. Le maître-autel étincelait d’un or enfoui parmi les fleurs. L’ostensoir rayonnait entre des lys aux longs pistils jaunes, dont l’obsédante odeur alourdissait voluptueusement l’arome de l’encens et des cierges.

Dans le transept de droite, une foule nombreuse de parents et d’amis était massée. Les dames d’Aubenac, en toilette d’été, agenouillées sur le prie-Dieu, les messieurs en redingote, debout et graves devant leurs gibus, pouvaient voir au premier rang les premiers communiants, leurs cierges fixés au banc par un bracelet de velours. De ma place je penchai la tête pour découvrir Nourmahal, mais je ne vis que mon ennemi Milondré, le ventre tendu d’un gilet blanc et barré d’une chaîne d’or.

Cependant l’office se déroulait. Assisté de Fourmeliès et du grand vicaire, flanqué de diacres en dalmatique, l’évêque célébrait le Saint Sacrifice. La messe épiscopale était d’un rite compliqué et les lévites en soie cerise évoluaient avec une grâce et une méthode qui faisaient songer à un solennel ballet. Le chef des enfants de chœur, Vindrac, svelte dans sa robe rouge, donnait le signal des mouvements. Un coup de claquoir et toutes les soutanelles s’agenouillaient, se relevaient, défilaient autour de l’autel, présentant les burettes de cristal, le manuterge, le lourd évangéliaire enrubanné. La triple clochette de cuivre tintait et toutes les têtes s’inclinaient sous le vent de l’Élévation. Des lévites privilégiés balançaient les encensoirs. Bientôt le chœur fut baigné d’une lourde vapeur bleuâtre qui amortissait, sans le voiler, l’éclat des roides étoffes liturgiques, auréolait d’un nuage l’ostensoir aux rais de vermeil, estompait les lents gestes rituels des officiants. L’évêque éleva la patène entre les doigts oints de l’huile sainte, et l’améthyste pastorale étincela d’un éclair violet dans la buée des aromates.

Portée par les vagues de l’orgue, une voix d’adolescent, une voix précoce et pure, monta d’un long jet sous les voûtes pour retomber, fusée sonore, sur les têtes baissées, les mains jointes et les cœurs frémissants de l’attente sacrée. Elle chantait : « Oh ! qui me donnera des paroles d’amour, une langue de feu pour te louer, Seigneur ! » Et, dans le tourbillon d’encens et de lumières, dans ce vaisseau gorgé de parfums, pavoisé de soie et d’or, fleuri de lys monstrueux, les lys du Seigneur, ses enfants de prédilection, se levèrent et marchèrent, la gorge serrée, les mains moites, les tempes bourdonnantes, ivres de chaleur, de musique et d’odeurs, vers la table où le festin de la chair divine leur allait être servi.

La communion fut donnée par l’abbé Fourmeliès. Un violon solo avait succédé au chanteur et personne n’eut le mauvais goût de s’apercevoir que l’artiste jouait la Méditation de Thaïs. Sans doute les langoureux vibrati de Massenet convenaient-ils à cette cérémonie. L’abbé Poncebique, qui avait réglé le programme musical, en avait jugé ainsi. Les moines des cloîtres qui écoutent Bach, étendus sur les dalles, comprennent d’une autre façon la musique religieuse : mais les fidèles et les prêtres réunis à Saint-Julien ne faisaient pas la différence.

La grossièreté de cet artifice mit en moi quelque froideur jusqu’à la fin de la messe. Bientôt les enfants de chœur précédèrent en bon ordre le clergé qui se retira, l’évêque fermant la marche. Je vis disparaître par la porte de la sacristie la chape pareille à une carapace d’or, la mitre, les bandelettes et la crosse, antique bâton de pâtre aujourd’hui constellé de pierreries. Mon ancienne ferveur avait à jamais disparu. Derrière ce décor magnifique et voluptueux, je ne retrouvais plus la divinité cherchée avec tant d’inquiet amour dans la chapelle solitaire. Je me souvins avec regret de ces heures de méditation et d’épanchement, cœur à cœur avec le Christ, avec Celui qui a dit : « Levez-vous, ô vous qui mangez le pain de la douleur ». C’est avec pitié et tristesse que je vis, tous flonflons évanouis et dissipés les derniers nuages d’encens, disparaître derrière la crosse pastorale les vestiges de la rude et vieille force d’Église.

Charles Jouvelin était allé rejoindre sa mère. Je ne le vis que plus tard, dans l’après-midi, un peu avant vêpres. Nous nous rencontrâmes dans un corridor, comme il se rendait, ganté et son paroissien à la main, chez le Supérieur qui réunissait ses camarades. Il vint à moi et, gravement, me tendit son front.

— Eh bien ! Charles, lui dis-je sans conviction, un beau jour, n’est-ce pas ?

Il baissa la tête.

— Non ? repris-je, surpris. Pas aussi beau que l’on ne croyait ? Est-il possible, Charles ? toi qui es si pieux.

Il saisit ma main et, honteusement, à voix basse :

— Je croyais être heureux, si heureux… J’avais tant attendu !… Eh bien ! tu sais, c’est terrible… j’ai honte… mais ça ne m’a rien fait… rien !

Il répéta : « Rien ! » avec une sorte de désespoir et s’éloigna, si triste dans ses habits de fête.

La première désillusion de sa vie — la plus grande peut-être !

XVII

La journée se terminait par un salut, la procession et le feu d’artifice. Cette partie de la fête était attendue avec impatience. Les invités de la ville viendraient dans la cour et les élèves seraient autorisés à rejoindre leurs parents ou leurs amis.

Aussitôt après dîner, nous nous rendîmes à la chapelle. Le soir tombait. Le chœur flamboyait. Une débauche d’encens enveloppa bientôt d’un nuage la nef tout entière. L’adolescent du matin chanta un langoureux O Salutaris hostia ; l’abbé Poncebique fit entonner à nos choristes un Te Deum que nous continuâmes tous et qui roula avec une rumeur d’orage sous les voûtes où la nuit se massait déjà. L’évêque n’était plus là ; mais son grand vicaire le remplaçait, je n’ose dire avantageusement. M. Doublemaze, en chape fulgurante, éleva l’ostensoir au-dessus de la foule inclinée. Il surgissait, pareil à un Moïse d’or, d’une nuée d’aromates, sur un Sinaï d’éclairs. Puis le collège et les familles s’écoulèrent au dehors.

La procession se formait devant la chapelle, dans un petit jardin orné de plates-bandes fleuries. D’abord marchait une douzaine d’enfants de chœur, porteurs de flambeaux montés sur des hampes de bois. D’autres, plus jeunes, suivaient, des corbeilles suspendues à leurs cous par de larges rubans. Ces corbeilles étaient pleines de roses effeuillées et les enfants en semaient les pétales sur la route du Seigneur, par poignées. Quatre élèves de philosophie portaient le dais de soie blanche sous lequel cheminait le chanoine Doublemaze qui, d’un bras puissant, soutenait le lourd ostensoir de vermeil. Des deux côtés du dais, d’autres lévites balançaient les encensoirs. Puis venaient le clergé, le collège, les familles, tout le monde chantant des cantiques. Sur notre passage, se formait une haie de peuple, de petites gens du quartier, de paysans, de gamins qui se signaient quand le bon Dieu, aux mains du chanoine Doublemaze, leur accordait sa bénédiction.

Ainsi la théorie multicolore, soutanelles cerise, surplis blancs, étoffes d’argent et d’or, robes claires des femmes, s’avançait, foulant les brassées de roses qui jonchaient la route, à travers les charmilles, longeant le verger, serpentant sur les flancs de la colline, pour faire le tour complet de Saint-Julien. Dans le crépuscule de juin, sous le ciel tramé de larges bandes orange, d’un vert mourant à l’horizon et derrière nous accru d’un bleu déjà sombre, les flambeaux et les cierges clignotaient pareils à un essaim de lucioles. Nos pas s’étouffaient maintenant sur une lande de bruyères grises ; au-dessous de nous la ville allumait ses premières lampes. Une étoile — Vénus — tremblante et verte, se reflétait dans le miroir cuivré d’une mare. Des bourdons attardés ronflaient à nos oreilles et se perdaient dans le soir avec une vibration de corde. Nos voix montaient sous le ciel pâlissant et vaste et, lorsqu’elles retombaient entre deux strophes de cantiques, le cri des grillons et la petite flûte des crapauds emplissaient à leur tour le silence des champs. Le couchant dorait les feuillages, les maisons lointaines et jusques à nos visages, d’une maturité surnaturelle. Le monde participait du même apaisement. Des nuages fleur de pêcher glissaient comme des barques sur un ciel aux profondeurs marines.

Dès l’instant où la procession s’était engagée dans la campagne, j’avais éprouvé une extrême douceur. Cette heure créait une conciliation, établissait un pacte d’amour entre les choses divines et les choses terrestres. Dieu s’humanisait et la nature se rapprochait de lui. Où donc était la religion morose de Gerboux ? Péché, damnation, qu’avaient à faire ces atroces absurdités avec les rites gracieux de ce soir de printemps, avec ces enfants brassant des roses, ces chants calmes et purs, cette universelle harmonie ? Non, Dieu ne pouvait être ni le Justicier, ni le Vengeur, ni le Bourreau. Dieu animait cette plaine où quelques fumeroles s’élevaient en spirales, la rivière qui dessinait à travers les arbres une longue écharpe de brume ; il était dans le parfum des sureaux et les buissons d’aubépine ; il était là, tout près de mon cœur, le Dieu de la Joie, répartissant sa force dans tous les êtres qui vivent, croissent au soleil et se résorbent ensuite dans son éternelle fécondité, pour renaître et renaître en Lui. Comme j’étais loin, ce soir-là, du Dieu, maniaque farouche, qui opprimait mon élan vers la joie. Et voici que je découvrais le Dieu qu’il faut louer dans le soleil, dans notre sœur la terre et dans notre sœur l’eau ; le Dieu qui est beauté, amour, vie et renouvellement.

Ma poitrine se dilatait. Je joignis ma voix à celle des autres. Avec eux, sur le rythme de leurs cantiques, je chantais un Dieu qui leur était étranger. Qu’importe ! Je n’étais qu’amour et je déversais sur le monde cet amour qu’aucun être n’accueillait.


A cette exaltation succéda une légère mélancolie, quand, la procession terminée, nous nous dispersâmes dans la cour. La façade intérieure du collège, la chapelle étaient décorées de lampions de couleur qui, à mesure que la nuit s’assombrissait, devenaient plus rouges, plus jaunes ou plus verts. Sur la terrasse se profilait, squelettique, l’armature du feu d’artifice. Les invités se groupaient dans la cour et les toilettes des femmes trouaient de blancheur le bleu de la nuit diffuse. Les heureux qui comptaient dans la foule des parents et des amis couraient les rejoindre. Une curieuse animation gagnait le collège. Le frisson des robes inconnues passait dans l’air qui fleurait le chèvrefeuille. Quant à ceux d’entre nous qui ne connaissaient personne, ils se réfugiaient dans un angle de la cour des grands, parlant et riant très fort, désespérés au fond.

Je vis Charles et Mme Jouvelin. Ils venaient au-devant de moi. Cet élan vers la joie qui m’avait traversé tout à l’heure, c’était vers Elle qu’il me poussait. Et c’était pour moi qu’Elle venait, toute la nuit derrière elle, ouvrant un sillage de parfums.

— Quelle jolie fête ! me dit-elle. J’ai suivi la procession. J’ai pris des roses dans une corbeille et j’en ai lancé à poignées, comme les enfants.

Elle était animée, les narines frémissantes. Je songeais que mon Dieu agréerait bien volontiers les fleurs d’une pareille suppliante.

— Ce pauvre Charles ! ajouta-t-elle en tapotant la joue de son fils ; il est bien fatigué. Quelle journée épuisante ! Tant d’émotion, vous savez. Il est si sensible et si religieux.

Ces paroles, débitées avec volubilité, accompagnées d’un sourire et d’une jolie moue, me causèrent une certaine gêne. Je n’osai regarder Charles.

— Nous allons voir le feu d’artifice ensemble. Aimez-vous les fusées ? Moi j’aime le bouquet, le gros bouquet final. Mais je déteste les pétards, les choses qui font trop de bruit.

— Êtes-vous triste, me demanda-t-elle avec une sorte de brusquerie, que vous ne disiez rien ? Oui, vous êtes très ému, vous aussi, par cette cérémonie. Comme je vous comprends !

— Oh ! fis-je avec désinvolture, tout cela ne me produit plus beaucoup d’effet.

— Comment ! protesta-t-elle. Auriez-vous perdu la foi ? C’est très mal. Et moi qui croyais que vous vouliez vous faire prêtre !

Elle me regarda drôlement, mi-ironique, mi-apitoyée.

— Par exemple, répondis-je un peu vexé, il ne me manque que la vocation.

— Elle peut venir, fit-elle dans un éclat de rire. Vous feriez un gentil petit abbé, vraiment !

Je sentis qu’il fallait lui dire :

— Venez sur la terrasse, là-haut, sous les arbres. Nous serons mieux que dans cette foule. Vous admirerez les fusées tant qu’il vous plaira et je pourrai vous aimer tout mon saoul, dans le silence de mon cœur !

Mais une voix forte et nasillarde prononça :

— Comment ! vous, chère madame ! Quelle bonne fortune !

Le beau Milondré, chapeau à la main, s’approchait.

— Bonsoir, Charles ! Bonsoir, jeune homme. Fatigué, ce pauvre Charles. Il faudra bien dormir.

— En effet, dit le garçonnet, maman, si vous le permettez, j’irai me coucher, je n’en puis plus.

Il me serra la main et s’éloigna dans l’ombre.

— Chère amie, je vous enlève, poursuivit le docteur. Tous ces gens de province sont assommants et bien ridicules. Quant au feu d’artifice, nous le verrons de là-haut et nous ne serons que mieux placés.

Il fixait sur Nourmahal des yeux lumineux comme des yeux de chat. Elle s’inclina, soumise et souriante, et prit le bras du bellâtre. J’aurais crié de rage.

— Au revoir, monsieur, me dit-elle. Et tâchez de retrouver la foi. C’est si vilain de ne pas croire.

Ils montèrent vers la terrasse.

La nuit était tout à fait venue.

XVIII

Il était écrit que cette mémorable soirée ne s’achèverait pas ainsi.

Un souffle avait éteint cette belle ardeur de vivre qui m’enflammait quelques instants auparavant. J’errais solitaire, à travers la cour, indifférent aux groupes bruyants, aux préparatifs des artificiers. Les lampions et les lanternes vénitiennes placés dans les marronniers plaquaient sur les visages des taches écarlates ou blafardes. Gerboux passa près de moi, d’un pas rapide, la joue marbrée de vert par un reflet. Longeant le préau des grands, mal éclairé, j’entendis la voix de Salayrac qui lutinait des filles de cuisine. Le dégoût vint accroître encore ma tristesse. Était-ce donc cela, la vie ? Pouvait-il y avoir d’autres heureux que ce suffisant de Milondré et cette brute de Salayrac ? Les éblouir ou les faire rire : seuls moyens d’être aimé des femmes. Salayrac et Milondré le savaient bien. Ils étaient autrement forts que moi. A quoi bon tout ce fatras poétique et sentimental ? Des mots, des blagues ! Ah ! Nourmahal, Nourmahal, vous ne m’avez pas compris ! Si vous saviez seulement… vous saurez peut-être un jour, si les hommes comme Milondré vous font du mal.

Plongé dans ma rêverie, je m’acheminai vers la terrasse. Les feuillages bougeaient dans la nuit avec des mouvements de rame dans une eau sombre. Là, point d’illumination. L’obscurité était épaisse ; le silence, coupé seulement de froissements de branches, d’un battement feutré d’oiseau de nuit. Le halo de la cour éclairée venait mourir à l’orée des charmilles. La rumeur de la fête était douce et lointaine, déjà presque un souvenir.

Il y avait derrière les charmilles un talus en pente douce, recouvert d’une herbe assez haute. Je m’y couchai sur le dos. Une odeur de foin m’enveloppa. Au-dessus de moi palpitait un ciel criblé d’étoiles. Le crissement des grillons vrillait les étendues invisibles. Des doigts herbus me caressaient les joues. De m’être étendu sur la terre, le front vers la nuit, il me vint un apaisement. Ma pensée se perdit dans ce gouffre immatériel où poudroyaient les astres…

Je n’étais pas seul…

Je perçus d’abord, de l’autre côté du rideau de charmes, des pas. Je ne pouvais rien voir, le feuillage étant trop épais. Une voix de femme s’éleva. Je prêtai l’oreille. Point de doute : c’était Mathilde. Lortal l’accompagnait. La charmille était bordée de quelques bancs. Ils s’assirent, à deux pas de moi, séparés seulement par une barrière de feuilles. J’eus honte d’assister ainsi secrètement à leur entretien. Mais la curiosité éveillée par les premières phrases l’emporta. Je restai.

— Tu es dur pour lui, Jacques, disait Mathilde. Tu sais pourtant que je souffre de tes insolences. Tu oublies qu’il est mon mari et que par conséquent…

— Je ne l’oublie pas, coupa sèchement Lortal. Diable non ! Je déteste cet homme. Tu sais pourquoi, j’imagine.

— Je ne sais qu’une chose, c’est que je suis la femme de Miromps.

— Je ne le sais que trop, moi aussi, repartit Lortal. Il n’y a pas là de quoi se vanter.

— Oh ! dit-elle, tu es injuste. Tu sais bien que sans lui ce pauvre Joachim…

— Oui. Il pèse assez lourd, ce service… Sans l’argent de Miromps, Joachim eût fait de la prison… ou plutôt il se serait tué ! Joachim ne l’a pas oublié, ni toi, ni moi, qui étions dans le secret. Mais Miromps l’a-t-il fait assez payer sa générosité ? Et quelle générosité ! Un marché, pas autre chose, un marché dont tu étais la marchandise, toi, Mathilde !

— Ne dis pas cela, Jacques. Il nous a sauvés.

— Nous l’aurions payé. Il fallait attendre. Joachim aurait repris ses affaires. J’aurais travaillé, gagné de l’argent comme les autres. J’aurais payé, moi aussi. Car les gens comme Miromps se paient. Acheter ou vendre. Voilà leur vie.

— Non !… Il m’aimait…

— T’aimer !

Un rire saccadé, que je connaissais bien, sonna dans le silence nocturne.

— T’aimer, ma pauvre chérie ! Ne profane pas ce mot. Est-ce qu’un Miromps peut aimer quelqu’un ! Ton nom, oui ; une alliance qui le lavait, aux yeux des imbéciles, de toutes ses friponneries, qui le posait, lui permettait de prendre une particule, d’écussonner sa porte, de se présenter aux élections…

— Il n’y tient guère !

— La bonne histoire ! Monsieur est devenu calotin. Monsieur a les curés pour lui. Monsieur rétamait les vieux chaudrons, dans sa jeunesse, mais Monsieur se met maintenant du côté des Jésuites. Grand bien leur fasse !

— Tu te trompes ! C’est M. Doublemaze qui fait tout. C’est lui qui veut entraîner Miromps dans la politique. Miromps représente pour le parti qu’il soutiendra une double force : son énergie, sa fortune. Un bel appoint, quoi que tu penses. Je connais l’affaire. Il s’agit de fonder une banque, un établissement de crédit agricole : « Le Laboureur ». On pourra ainsi faire pièce aux socialistes, aux francs-maçons. Miromps, seul dans le pays, est en mesure de fournir le crédit suffisant. Mais il hésite. Au fond, je me demande s’il est ambitieux… malgré toute sa vie.

— Naïve !

— Pas si naïve que tu crois ! Miromps n’est pas simple. Il est très renfermé. Il a devant lui un formidable avenir. Étendra-t-il la main ? Je ne sais. Sait-on ce que veut un homme qui ne dit rien et qui vous regarde parfois avec des yeux de naufragé ? Entendu : il n’a jamais eu de scrupules ; il n’en a pas davantage aujourd’hui. Mais entre nous, Jacques, ce que tu lui reproches, est-ce de manquer de morale ? Ne m’as-tu pas toujours dit que tu respectais seulement la force, qu’il n’y avait pas d’autre droit que celui du plus fin ou du plus robuste ; qu’il fallait savoir tour à tour cravacher ou caresser les hommes ? Étais-tu sincère quand tu disais tout cela ? Oui. Eh bien ! pourquoi méprises-tu Miromps ? Il est ce que tu voudrais être, après tout.

— Je te remercie.

— Pas d’ironie, mon petit. Je ne t’ai jamais dit que je pouvais aimer cet homme. Mais je l’admire. C’est une force. Regarde-le ; regarde ses yeux, sa mâchoire, sa nuque. Il est de la race qui domine. Il a été pauvre. Il a haï le riche. Le voilà riche à son tour, maintenant. Et le plus drôle, c’est qu’il est devenu bon. Qu’aimait-il au monde ? Rien… Si ! Moi. Si tu le voyais avec moi ! un chien couchant. Écoute. Ne t’a-t-il pas supporté ? C’est la plus grande preuve d’amour qu’il pouvait me donner. Il a tout subi : tes railleries, ta morgue, ton mépris, tes allusions à son passé. As-tu parfois regardé ses poings ? Oui, alors tu as vu : c’est un homme qui peut tuer. Et il ne t’a pas tué. Il a souri. Pour moi, uniquement, pour moi. Parce qu’il sait…

— Quoi ?

— Que je t’ai aimé.

— Que tu m’as aimé, Mathilde. Oui. Mais il sait peut-être aussi que tu ne m’aimes plus. Et cela suffit à le consoler !

— Rien ne le console. Je te dis qu’il souffre. Toute sa vie, elle tient dans mes mains. Je puis la briser. Je suis même sûre qu’il ne se révolterait pas. Il est dompté, apprivoisé. Il est doux comme un agneau. Je puis tout faire, tu entends, Jacques, tout. Je suis libre, comme il n’y a pas une femme libre au monde. Je tiens cet homme. Si je le battais, il me baiserait les mains. Il se contente de m’implorer avec des yeux où il peut y avoir tant de haine, où il n’y a plus que de la résignation. J’en ai fait un lâche, Jacques. Je pourrais, si je voulais, en faire un mari complaisant. Je peux tout, te dis-je. Alors crois-tu qu’il m’aime, maintenant ? Crois-tu qu’il m’a épousée pour notre famille ? Belle famille, d’ailleurs, ruinée, qui a frôlé le déshonneur. Et représentée par qui ? Par Joachim ?… Un déséquilibré — adorable, je l’accorde — mais un fou. Par toi, mon petit ?… Mais que seras-tu, demain ? Et par moi, qui ne suis qu’une pauvre et misérable chose…

La voix était rauque, faussée par un sanglot contenu. Il y eut une pause. J’étais accoudé dans l’herbe mouillée de serein, suivant, angoissé, ce dialogue d’ombres. Les fusées du feu d’artifice arrondissaient leurs courbes au-dessus des arbres ; des étoiles se détachaient et tombaient lentement, baignant d’une fugitive lueur bleue la voûte des feuillages et l’herbe autour de moi. Des crépitements assourdis, des détonations lointaines. La fête touchait à sa fin. Vingt fusées partirent en gerbe. La nuit ruissela de larmes d’or.

Mathilde reprit plus bas :

— Une pauvre chose !… L’amour de cet homme me ronge de pitié. Jacques, moi aussi, je souffre…

— De quoi donc ? interrogea âprement Lortal. Tu n’aimes pas ton mari. Il te laisse libre. Profites-en !

— Oui, je suis libre. Mais c’est cette liberté même qui m’enchaîne. Je suis libre ; mais je ne peux pas agir. Parce qu’il est là, lui, mon mari.

— Ton mari !

— Oui, mon mari — aussi ridicule que cela puisse paraître pour moi d’avoir épousé ce Miromps, aussi triste, aussi dégradant, si tu veux — mon mari…

— Tu l’aimes donc ?

— Je me demande parfois si je ne le hais pas. Le plus souvent, c’est de la pitié qu’il m’inspire — pitié pour lui, pitié pour moi.

— Tu es malheureuse par ta faute et tu ne lui donneras pas de bonheur.

— Possible. Mais je me suis donnée à lui. Cela suffit.

— Tu te trompes, Mathilde, et tu me trompes par-dessus le marché. Tu aimes ton mari. Au fond, il t’a séduite, cet aventurier. Si tu avais pu entendre ta voix, à l’instant. Quelle flamme ! Quel lyrisme en parlant de lui : « Il est de la race qui domine ». Bravo, ma chère ! Mais c’est de la passion !

La voix de Lortal était sourde, hachée.

— Et puis, vois-tu, continua-t-il, le mariage n’a pas été une si mauvaise affaire, j’en conviens ! On a hôtel, écurie, une chasse bientôt, je pense…

— Jacques, tais-toi.

— La vérité est amère. Elle ne me fait pas peur. Je n’ai pas besoin de littérature. Et puis il me semble que je te hais, Mathilde, aujourd’hui — que je te hais à cause de notre passé, de ce que tu as fait de notre amour. Notre enfance, le temps où tu me prenais dans tes bras, nos parties de cache-cache dans la grange, nos séjours à la « Folie », le vieux pistolet à pierre dont tu me menaçais quand j’embrassais des photos de femmes dans le cabinet de Joachim, nos promenades de l’an passé — il n’y a pas si longtemps, Mathilde — le soir où je t’ai dit mon secret — ce secret que tu devinais si bien — tout cela pour aboutir à quoi ? A une lettre de faire-part : Mme Miromps de Rochebuque. Et moi, qu’est-ce que je devenais, là-dedans ?…

Il rit à nouveau d’un rire qui cassait le silence nocturne.

— Je sais ce que tu vas me dire. Je garde ton affection, le coin le plus pur, le plus intime de ton cœur. Toutes les femmes disent ça. Des mots et encore des mots ! Comme toute la vie d’ailleurs. Comme mon amour lui-même ! Après tout, nous ne valons pas mieux l’un que l’autre !

— Jacques, tu es odieux !

— Je suis franc. Coule ta lune de miel en paix, avec M. de Rochebuque. Quant à moi…

— Jacques, ne sens-tu pas le mal que tu me fais ?

Voix tragique derrière ce feuillage immobile. Je n’oublierai jamais ce soupir, cet ahan d’une âme accablée.

Mais la voix de Lortal aussi est changée.

— Pardon, amie, pardon ! Je suis une brute. Moi aussi, je souffre trop ! Je t’aime. Je ne peux renoncer à toi. As-tu donc tout oublié !

Et c’est une supplication déchirante.

— Je t’aime aussi, Jacques. Et tu le sais…

Des branches craquent. Une lutte invisible. Un cri étouffé. Des souffles s’affrontent.

— Non jamais, jamais… Ce serait irréparable !… Je mourrai ensuite… Je ne peux pas te dire, Jacques… Mais tu ne veux pas me tuer… Laisse-moi, Jacques… Je suis enceinte !…

Le silence.


Cette scène dont je ne pouvais voir les auteurs, mais dont je devinais dans leurs voix l’atroce intensité, ce drame derrière une muraille d’ombre, avait desséché ma gorge. Je n’eus qu’une hâte : fuir. Avec des précautions infinies, je gagnai la crête du talus. L’heure était avancée. Sans doute, ma division avait déjà regagné son dortoir. J’étais en retard, en faute. J’éprouvais des sentiments violents et confus : pitié pour Mathilde ; pitié mêlée de colère pour Lortal, et surtout une espèce d’effroi devant ce visage brutal de la passion qui cette nuit m’apparaissait pour la première fois. Était-ce là l’amour ? Si proche de la haine. Et ce cri qui avait terminé la lutte !…

J’étais arrivé au bord de la terrasse. Quelques lampes vacillaient encore aux fenêtres. Deux ou trois lanternes de papier brûlaient dans les arbres. Je vis deux ombres s’acheminer par l’allée en pente qui conduisait jusqu’à moi. Je reconnus le vicaire Doublemaze et Césaire-Auguste.

Doublemaze avait affectueusement posé son bras sur l’épaule de Miromps, dont l’ombre dessinait un torse énorme sur des jambes ridiculement courtes. Leurs voix s’élevèrent, dans la nuit.

— Mme de Rochebuque, disait le grand vicaire, était là tout à l’heure avec le jeune Lortal, votre neveu ou cousin, je crois.

— Comme il vous plaira, dit Miromps.

— Ils ont profité de la fraîcheur — admirable soirée, n’est-ce pas ? — et se sont peut-être égarés !… Un jeune homme fort bien doué que M. Lortal, n’est-il pas vrai ?

— Fort bien doué, en effet, reprit Miromps. Trop bien peut-être. Manque d’énergie.

— Ses maîtres m’ont fait la même remarque. Beaucoup plus mûr que son âge, d’ailleurs. Un garçon précocement averti… Entre nous, il n’est pas à sa place, ici.

— Tiens, tiens, où devrait-il être ?

— Mon Dieu ! à Paris, dans un grand lycée. Nos collèges ne conviennent pas à ces natures. D’ailleurs, si j’étais entré dans le siècle et si Dieu m’avait fait père d’un semblable fils, je ne l’aurais pas laissé moisir dans les classes. Je l’aurais lâché très vite à travers le monde. Il fera son chemin, je crois, M. Lortal. Mais n’est-il pas orphelin ?

— En effet. Il a un tuteur, son oncle. Le frère de ma femme.

— M. de Los ! Parfaitement. Très brillant avocat, très en vue à A…, si je ne me trompe. Mais n’a-t-il pas dû quitter cette ville ? Certaines spéculations…

— Je n’en sais rien, fit brutalement Miromps.

— Pardon ! reprit onctueusement le grand vicaire. Ce sont des affaires de famille. Mais, voyez-vous, nous autres prêtres, sommes parfois, et bien malgré nous, mis au courant des vicissitudes temporelles de nos ouailles. Or, j’ai été quelque temps vicaire à A… et j’ai connu un peu M. de Los qui me témoigna de l’amitié et qui, soit dit en passant, est un vieil ami de cet excellent Fourmeliès. J’avais aperçu Mme de Rochebuque, alors qu’elle était encore Mlle de Los. Elle n’était d’ailleurs pas de mes pénitentes.

— Ma femme n’a jamais été très religieuse, grogna Miromps.

— C’est une âme ardente et fière. Les âmes de cette trempe sont toujours prêtes à revenir au Seigneur. Elles peuvent atteindre les plus hauts sommets de la vie spirituelle. La vie du siècle est pleine d’embûches pour les cœurs généreux…

Après une pause…

— Je crois que Mme de Rochebuque et notre jeune Lortal ont été élevés ensemble…

Les deux ombres arrivaient près de moi. Brusquement il me vint à l’idée que Lortal et Mathilde pourraient être surpris. Je me glissai à travers les marronniers et courus vers les charmilles.

Mon ami et l’Amazone débouchèrent dans la nuit.

— Lortal, criai-je, nous sommes en retard. Tout le monde est rentré. Je te cherche partout !

Je saluai Mathilde dont le visage me parut d’une extrême pâleur.

— M. Miromps et M. Doublemaze, ajoutai-je, viennent à votre rencontre.

Nous redescendîmes tous trois.

— Nous nous sommes attardés. C’est ma faute si Mathilde vous a abandonné si longtemps, dit Lortal à Miromps avec une courtoisie inaccoutumée.

— Oh ! oh ! fit en riant M. Doublemaze, notre ami Lortal est un bien mauvais guide. N’auriez-vous pas pris un peu de froid, madame ? Les soirées de juin sont perfides. Mais quelle belle fête, en vérité !

Et courbant sur elle, comme Miromps et Lortal prenaient les devants, une ombre protectrice :

— Vous semblez un peu souffrante, dit-il pour n’être entendu que d’elle seule.

XIX

L’approche des examens calma un peu l’agitation où m’avait plongé cette fiévreuse soirée. Lortal se doutait-il que j’avais surpris son secret ? J’en avais une vague appréhension. L’aveu de mon indiscrétion m’eût été trop pénible. Bien pénible aussi, d’ailleurs, m’était cette impression de méfiance et l’idée que mon ami nourrissait un soupçon, hélas ! justifié. Heureusement, la préparation hâtive des derniers jours nous enlevait l’occasion de conversations prolongées. Lortal, stimulé par la nécessité d’éviter un échec, donnait lui-même un coup de collier. Nos récréations se passaient tout entières à la récapitulation des programmes indigestes que l’Université impose aux futurs bacheliers. Maclas croyait bien faire en inscrivant sur un carnet toutes les dates de l’histoire d’Europe de 1715 à 1815. Il les apprenait par cœur et les récitait toute la journée : « Quelle date, le traité de Methuen ? Le renversement des alliances, les préliminaires de Leoben ? » Saint-Alyre, qui était fort en lettres, ahannait sur les équations du second degré. Quant à Toupine, toujours grignotant des noisettes suries, il peinait laborieusement sur la géographie de Foncin, n’arrivant plus à se fourrer dans la tête les interminables nomenclatures de cette science aride : populations, superficies, rivières et canaux, importations, exportations, etc., par quoi il semble que la surface du globe terraqué soit peuplée de fourmillantes statistiques. Pauvre Toupine ! Il ne retenait rien. On se moquait de lui. Salayrac lui baillait de grandes claques dans le dos :

— Eh ! meunier ! les cocotiers poussent-ils dans le bassin de la Seine ? Fais-moi l’itinéraire de Bangkok à Tombouctou en passant par Bergerac !

Alors que tout le collège reposait, les candidats aux examens étaient autorisés à prolonger leurs heures de travail. Et même la veillée finie, à dix heures du soir, quelques-uns d’entre nous, les plus acharnés, emportaient leurs livres au dortoir. L’abbé Testard, qui tenait à encourager les travailleurs, nous prêtait sa chambre. Les soirées de ce début de juillet étaient souvent fort lourdes. Nous nous munissions de bouteilles de sirop et d’eau fraîche. Les fenêtres de Testard ouvraient sur le versant de la colline qui descend vers la ville. Souvent la veillée se prolongeait jusqu’aux premières heures du matin. Vers minuit, une brise plus fraîche venait caresser nos fronts moites, courbés sur les cahiers et les livres. De temps en temps un de nous se levait de la table éclairée par une lampe à abat-jour vert et s’approchait de la fenêtre. Les réverbères d’Aubenac étaient déjà éteints. La ville semblait un réservoir d’ombre, encerclé de collines qui se profilaient d’un long trait de velours noir sur le ciel où pâlissait la voie lactée. Cette masse respirait et se soulevait comme une poitrine oppressée. Des souffles tièdes montaient des jardins et des champs.

Lortal faisait alors de longues stations à la fenêtre. Quand je levais les yeux, je distinguais mon ami accoudé, son visage tourné de trois-quarts vers la nuit. La clarté de la lampe dorait sa nuque et son oreille ; mais le reste appartenait à l’ombre. Je songeais à sa vie dont mon amitié n’avait pu éclairer qu’une faible part, et tout le reste aussi appartenait à l’ombre. Sur l’écran palpitant d’étoiles qu’encadraient les murs, il découpait sa fine silhouette romantique. Lortal était aimé, passionnément aimé. De ma vie tout entière j’aurais voulu payer un pareil bonheur. Une telle certitude eût fait de l’univers un paradis pour moi. Et Lortal était taciturne. Que peut-on désirer, pensais-je, quand on a le cœur d’une femme ? A-t-il besoin d’autre chose que de sa parole ? C’est à lui qu’est Mathilde. Peut-il être jaloux de la vaine possession du mari ? Et je ressentais une sourde irritation de voir mon ami insatisfait d’un trésor qui m’eût fait si riche.

O nuits d’été, nuits que se partageaient le travail et la rêverie, nuits studieuses et ardentes où nous guettions la victoire de l’aube, nuits de silence et de ferveur qui prépariez nos âmes à l’éveil, aux courses ensoleillées de midi ; ô nuits troubles, nuits où pesait sur nous, comme le fardeau d’un corps pur et convoité, l’attente de la vie — où êtes-vous maintenant ? et vers quel insondable gouffre balayées, ô nuits adolescentes ?…

Lortal et moi passâmes avec succès les épreuves du baccalauréat. Le succès de Lortal fut un scandale. Mon ami avait vraiment réalisé un tour de force, rattrapant en un mois d’effort dix mois de paresse. Nous avions subi l’oral à Bordeaux. Deux jours d’anxiété coupés de repas dans les restaurants étouffants. L’abbé Mirepuy avait accompagné le petit groupe des admissibles : Saint-Alyre, Maclas, Lortal et moi sortions vainqueurs.

Nous revînmes à Saint-Julien pour la distribution des prix. L’abbé Fourmeliès nous félicita. Il prit l’oreille de Lortal.

— Audaces fortuna juvat, n’est-il pas vrai, Jacques ? Puisse-t-elle vous favoriser toujours ! Mais ne soyez audacieux que pour le bien ! Dieu ne déteste pas les violents, ceux qui sont capables brusquement de belles actions, capables de gagner le Paradis d’un coup. Violenti rapient illud, a dit Notre-Seigneur en parlant du Royaume des Cieux. Cette parole vaudra pour vous, Lortal.

Les prix étaient donnés avec beaucoup de solennité. La salle des fêtes était décorée de drapeaux et d’écussons. Sur une estrade, entre des piles de livres rouges, entre des corbeilles pleines de couronnes de laurier en papier vert ou doré, trônait, majestueux, le chanoine Doublemaze, ayant à sa droite le Supérieur, à sa gauche, M. Miromps de Rochebuque qui n’avait pu décliner cet honneur imposé par l’obligeant grand vicaire. Des soutanes, des redingotes, un képi d’officier. Dans la salle se pressait toute la société élégante et bien pensante d’Aubenac.

— Doublemaze, me dit Lortal, ne quitte plus l’hôtel Miromps. Je le soupçonne de vouloir convertir Mathilde. Mais il a affaire à forte partie. Mathilde n’est guère de la graine des cagotes. Il est vrai qu’avec les femmes, on ne peut jamais savoir ! Quant à Césaire-Auguste, tout malin qu’il est, je crois qu’il ira de la forte somme pour la banque du chanoine. Ce Basile a pris de l’autorité sur lui.

Il ajouta, confidentiel :

— Entre nous, Doublemaze est un type très fort. Sous cette écorce pateline, il n’y a pas plus dur. Il est capable de tout pour satisfaire son ambition. Ce sera un grand homme d’Église. Au fond, je l’admire. J’aime ce visage paisible et plein, cette bouche lippue et souriante, ces mains grasses qui porteront si bien l’améthyste. Les yeux sont gênants, c’est vrai, mais le port de tête est admirable. Va-t’en déchiffrer ce qui se passe là-dedans ! Malin qui y parviendra ! Hein ! Demurs, quel bel exemple ! Voilà nos maîtres, mon vieux. A eux le monde ! Le malheur, c’est qu’ils ne savent pas en jouir ! Et encore, Doublemaze… je n’en jurerais pas ! Je devrais entrer au séminaire.

Lortal n’obtint aucune nomination dans le Palmarès. Par contre, j’avais tous les prix, avec Saint-Alyre. Ce triomphe me causa plus de gêne que de plaisir. En entrant, j’avais remarqué Mme Jouvelin qui m’adressa un signe d’amitié. L’idée de monter sur l’estrade, à l’appel de mon nom, de subir l’accolade de Doublemaze, de redescendre encombré de mes couronnes et de mes livres, tout cela en présence de Nourmahal, m’était insupportable. Et pourtant…

— Prix d’excellence, Demurs Paul. Prix de composition française, Demurs Paul, etc.

La liste de mes succès est si longue que j’en pleurerais.

Me voici sur l’estrade. Va-t-on me mettre cette couronne de papier sur la tête ? Non. C’est Miromps lui-même qui me tend mes prix et mon laurier que je dissimule de mon mieux. Il se contente de me serrer la main. Je lui suis plus reconnaissant de ce geste que s’il m’avait sauvé la vie. Doublemaze, aimable, sourit. Mais mon calvaire n’est point terminé. Il me faut rejoindre ma place, à travers cette foule qui bat des mains, lorgne, chuchote. Je suis rouge, confus. J’ai peur de m’étaler avec mes trophées. Mon regard rencontre celui de Nourmahal qui m’applaudit, les mains très hautes. Enfin je m’assieds à côté de Lortal que je devine ironique et qui est heureux de n’avoir pas bougé.

La cérémonie se termine sur un choral dirigé par l’abbé Poncebique. La salle se vide. Dehors, le soleil de juillet fait étinceler les boutons d’uniforme, flamboyer le sable des allées. Des robes blanches éblouissent sur l’écran sombre des charmilles. Le chanoine Doublemaze est très entouré : des conseillers municipaux, un Monsieur décoré à barbiche blanche, et jusqu’à Mlle Dubois de Louvrezac, en soie noire, qui boit les paroles tombant de la bouche sensuelle du grand vicaire. Ferait-elle aussi de la politique ? Mathilde n’est pas venue. Lortal, qui a bien de la chance de n’être pas encombré de prix, circule avec aisance parmi les groupes. Il a déjà déposé sa casquette d’uniforme et, vêtu de gris, en chapeau de paille, il m’apparaît un homme svelte, sûr de sa force. La courtoisie affectueuse avec laquelle il aborde M. Miromps ne laisse pas de me surprendre.

Un grand chapeau de paille, noué de brides de velours noir, auréole le visage de Nourmahal. Elle s’avance, la main tendue. Je ne sais que devenir, les bras empêtrés de ces odieux prix.

— Grand succès sur toute la ligne, me dit-elle, je sais tout. J’en suis très heureuse. Charles aussi. Mais où est ce vilain garçon ? Il a bien besoin de ses vacances, vous savez ! Une bonne nouvelle. Je vais aller quelque temps dans votre pays et votre mère m’a demandé de faire un crochet jusque chez vous. Vos parents ont une ravissante propriété, paraît-il ?

— Non, vraiment ! vous viendrez aux Gaulies ?

C’est comme si j’avais reçu un coup dans la poitrine.

Mais elle, satisfaite de son effet, les yeux vagues, la bouche arrondie dans une moue indécise :

— Je ne suis pas encore bien sûre… Mais en somme, il n’y a rien d’impossible…

Et tournant vers moi ses yeux changeants :

— Cela vous ferait plaisir ?

Tout tourbillonne : la terrasse, les marronniers, le Monsieur décoré, Nourmahal… Je soupire « certes », mais si gauchement ! en vrai collégien.

— Charles ? Où est Charles ? interroge Nourmahal à tous les échos. Ah ! le voici. Dépêchons-nous. Dis adieu à ton ami !

Elle entraîne le petit et me laisse ébloui de l’éclair de ses mousselines.

Au revoir, les camarades ! Saint-Alyre, Lupé, Prélussin, le flegmatique Toupine.

Lortal s’approche, accompagné de Césaire-Auguste. A côté de mon ami, souple et fringant, Miromps paraît massif, un peu affaissé aussi. Un fardeau invisible courbe cette nuque de débardeur. Le cou, teint de brique, tranche sur les cheveux gris, presque ras. Il marche, les jambes torses, balançant son chapeau à bout de bras. Lortal parle beaucoup. Il cherche à plaire. Cordial et impénétrable.

— Bonnes vacances !

— Peut-être nous reverrons-nous ? ai-je murmuré.

— Je crains que non. Mon cousin veut bien que je l’accompagne au bord de la mer, en Bretagne.

— Nous partirons dans une dizaine de jours, confirme Miromps. Ma femme a grand besoin de changer d’air.

Ils s’éloignent.

Sur le sable incandescent, deux ombres athlétiques se cherchent, s’affrontent, s’étreignent et se confondent.

XX

L’image triomphante de Nourmahal effaça ce que cette indifférente séparation pouvait avoir d’amer. A vrai dire, rien ne résistait à cette lame de fond qui balayait mes pensées, mes aspirations, mes souvenirs. Quatre mots et son sourire avaient suffi : j’aimais.

Mon voyage s’accomplit dans une sorte d’ivresse. Quelques heures de chemin de fer me séparaient de l’habitation de mes parents. Le train omnibus franchissait cette médiocre distance avec une sage lenteur. J’étais seul dans mon compartiment. Des paysages familiers s’encadraient aux portières. Je retrouvais les petites gares avec leurs plates-bandes de giroflées et toutes sonores de tintements électriques. La voiture du docteur qui attend à la barrière que le train ait passé. Des paysans, la houe à l’épaule, traversaient les chaumes roussis ; un nuage rond flottait dans la mare ; au bord de la rivière, des enfants agitaient leurs mouchoirs. Toutes ces images défilaient devant mes yeux, combien plus belles que jadis !

Comme le soir de la procession — mais cette fois, l’émotion pénétrait l’intime de mon être — il me parut qu’une immense douceur coulait en moi, que mon bonheur n’était qu’une parcelle du bonheur infini de la terre étalée dans la chaude lueur du crépuscule. L’idée de l’amour que j’éprouvais pour Nourmahal ne provoquait aucune image précise, ne m’excitait à aucune représentation déterminée : elle suscitait un reflux de joie, si puissant qu’il ne me paraissait pas sortir de moi-même, mais l’élan de milliers et de milliers d’êtres emportés par la joie et dont le torrent m’entraînait. Je cédais. Nourmahal n’était peut-être qu’un prétexte. Tant de forces sommeillaient en moi. Les branches ont poussé tous leurs bourgeons, les feuilles pointent, prêtes à s’épanouir ; il suffit d’une brise tiède, d’un rayon de soleil plus ardent, pour que la forêt surgisse dans son armure verte.

Nourmahal ! qu’étiez-vous ? Une jolie femme, banale et coquette, possédant tout juste assez de sensibilité et d’intelligence pour amorcer les désirs des hommes. Mais, à moi, pauvre collégien tâtonnant au seuil de la vie, vous avez d’un sourire révélé que le monde était beau et que la vie était bonne à vivre ; vous m’avez donné le courage d’être heureux ! Vous aviez en vous, ô Nourmahal, ce pouvoir magique qu’ont les roses épanouies, les fruits parfaits et les corps harmonieux. Mais, pas plus que les roses et les pêches, vous ne vous en doutiez !


— J’ai invité pour quelques jours Mme Jouvelin et son fils, me dit ma mère. Ils arrivent ce soir. Tu iras les chercher à la gare avec la charrette anglaise.

Quand le train qui amenait Nourmahal s’arrêta devant la gare des Gaulies, un peu de crépuscule vivait encore dans le reflet des rails. Depuis une demi-heure, je guettais, au pied du rocher qui domine la voie, la locomotive soufflante et ses yeux jaunes. L’ivresse dionysiaque s’était déjà dissipée. Je n’étais plus qu’un garçon soucieux de paraître plus vieux que son âge. J’avais soigneusement noué ma cravate de chasse, bossué mon feutre d’un coup de poing assez cavalier. Néanmoins un peu d’inquiétude me pinçait le cœur à l’idée d’affronter Nourmahal pendant plusieurs jours et d’aussi près.

En costume de voyage, Mme Jouvelin me parut plus séduisante que jamais.

— Comme je suis contente de vous voir ! — et elle mit ses deux mains sur mes épaules — Et votre maman ?

Charles suivait avec un sac. Il me sauta au cou. Tous les trois nous montâmes en voiture. Nourmahal s’assit à côté de moi qui conduisais ; Charles, derrière avec les valises.

La lueur dansante des lanternes éclairait la route et les haies sombres. Nous avions quatre ou cinq kilomètres à parcourir avant d’arriver à la maison. La route serpentait quelque temps à travers une plaine où scintillaient des feux, pour gravir ensuite les flancs d’une colline obscure au sommet de laquelle une frise de pins tordus s’incisait sur une bande pourpre de plus en plus étroite.

— Merveilleux ! s’écriait ma compagne. Vous aimez les chevaux ! Moi aussi. Laissez-moi prendre les rênes.

— Vous savez conduire ? fis-je d’un air grave.

— Parbleu ! Cinq minutes seulement pour me refaire la main. Là, sur ce palier…

— Attention ! La bête est vive.

Je lui passai les guides qu’elle saisit vigoureusement dans sa petite main gantée. Mais le cheval, changeant de main, fit un écart. Nourmahal poussa un cri. Je repris aussitôt les rênes. Mme Jouvelin riait et se blottissait contre moi.

— Comme j’ai eu peur ! La vilaine bête.

Je sentais, le long de la mienne, la chaleur de sa jambe. Son parfum capiteux se mêlait à l’odeur du soir. Le cheval filait bon train et le vent frais nous fouettait le visage. Je tournai la tête vers ma voisine. Elle croisait les bras, frileusement, ses cheveux roux luisant sous sa voilette.

— Brr ! Il fait froid !

J’étendis une couverture qui nous abrita tous les deux. La nuit était tout à fait venue. Il semblait que l’obscurité nous rapprochât encore. Plût au ciel que le voyage eût duré une nuit entière ! Ma gène avait disparu. Je n’étais plus un collégien timide ; j’entraînais dans une course aventureuse une maîtresse adorée. Rassemblant les rênes dans ma main droite, je glissai ma main gauche à côté de moi. Toutes les audaces ! Je rencontrai une main qui ne se retira pas. Mais dans la montée le cheval ralentit le pas et la main s’échappa doucement de la mienne, comme si la vitesse, plus discrète, eût permis aussi plus de licence.

Bientôt apparurent les deux piliers blancs qui marquaient l’entrée de la propriété.


La maison se composait d’un grand corps de bâtiment flanqué de deux pavillons que de loin on pouvait prendre pour des poivrières. Ma chambre était située au dernier étage de l’un d’eux. Je l’avais choisie pour sa solitude et pour le panorama qui s’étendait sous ses fenêtres : une plaine à ramages et plus magnifiquement décorée de brun, de vert, de jaune vif et de violet qu’un châle des Indes, changeant de couleur à toute heure du jour et moirée par les ombres voyageuses des nuages. A l’horizon une ligne de collines qui, sous les clairs de lune, se transformaient en bleuâtres Himalayas. On logea nos hôtes dans mon pavillon : Charles, dans une petite pièce à côté de moi ; Mme Jouvelin au-dessous. Un couloir faisait communiquer le premier étage du pavillon et le bâtiment central, où logeait ma famille.

Cette première nuit, Charles, profitant du voisinage, était décidé à prolonger notre conversation. Mais j’avais hâte de me trouver seul et de repasser à mon aise les impressions de cette arrivée. Je lui marquai que j’avais sommeil. D’ailleurs je m’endormis fort tard, mes fenêtres ouvertes au cri des grillons, après avoir suivi d’une oreille attentive les bruits légers, au-dessous de moi, de la toilette nocturne de Nourmahal. Le pavillon était si sonore.

Le soleil des vacances flambait dans la glace quand j’ouvris les yeux. Délice de s’éveiller dans cette lumière. La pensée que Nourmahal s’éveillait sous le même toit fit le jour plus éclatant.

Charles frappait déjà à ma porte.

— Allons nous promener, veux-tu ? me dit-il.

— Elle ne sera pas prête avant midi.

En réalité elle fut prête à dix heures et nous reprocha d’être sortis sans elle. Elle était vêtue d’une robe de toile et d’un jersey citron. Ces vêtements d’été dégageaient une voluptueuse fraîcheur. Après déjeuner, mon père voulut faire les honneurs de son domaine. Ce fut une promenade odieuse. J’avais l’impression que tout le monde se liguait pour nous séparer. Charles ne me quittait pas.

Le lendemain, je proposai une promenade en bateau. La rivière était à peu de distance, cachée par une voûte de feuillages. Nous avions une barque à fond plat où j’aimais à passer de longues heures, à la dérive. Mme Jouvelin y prit place en face de moi : Charles s’assit à l’avant. En quelques coups de rames nous gagnâmes le milieu de la rivière. Des taches de soleil trouaient l’eau noire, ridée d’insectes mous, long-pattus. Un tunnel de verdure, avec de-ci, de-là des orifices de feuillage par où l’on apercevait, en médaillons, des prairies émeraude, des chaumes blancs de chaleur.

— J’imagine, dit Nourmahal, que vous devez venir souvent ici.

— Souvent, en effet.

— Je suis sûre que vous êtes poète, sourit-elle. Dites-moi des vers.

J’eus un peu honte d’employer la poésie à des fins aussi galantes. Mais le désir de plaire l’emporta sur mon idéalisme. Nourmahal songeait, les mains sur ses genoux. La barque mal dirigée par moi heurta une souche. Le choc nous jeta l’un sur l’autre. Nous éclatâmes de rire. J’étais très rouge. Je sentis la nécessité de faire quelque chose de décisif. Je pris sa main et je la baisai. Elle l’appuya légèrement sur mes lèvres… et je m’aperçus alors que Charles nous regardait.

Ce regard de Charles ! Comme il me gêna pendant ces trois jours enchantés ! Sa mère ne semblait pas s’apercevoir de ces yeux tristes qui allaient d’elle à moi, à table, en promenade, aux moments les plus imprévus, saisissant un sourire, un éclair de sympathie, une de ces ondes révélatrices qui passent sur les visages. Moi, le regard de l’enfant m’obsédait. Il m’empêchait de m’abandonner à la griserie dont m’emplissaient la présence de Nourmahal, sa gaieté, l’éclat de sa peau et de sa chevelure. Il interrompait, comme un intrus, les minutes de communion silencieuse où il semble que les désirs secrets s’interrogent et s’affrontent. Il m’arriva de haïr ce petit être souffreteux et mélancolique qui cherchait, lui aussi, dans un monde indifférent ou hostile, sa part de tendresse.

Une après-midi, Mme Jouvelin conseilla à son fils d’accompagner mon père qui devait faire en voiture une longue randonnée dans la campagne. Charles ne protesta pas. Il partit. Ma mère nous suivit des yeux, Nourmahal et moi, nous éloignant par un chemin creux qui menait dans les bois. Je crois qu’elle ne voyait pas cette intimité d’un fort bon œil. Elle était trop fine pour ne pas deviner mon premier amour : l’autre femme devenait aussitôt l’ennemie. Elle a toujours regretté son invitation.

Nourmahal marchait à mon côté. Quand nous fûmes à quelque distance de la maison, elle prit mon bras.

— Je ne lui suis pas indifférent, songeais-je.

C’était la centième fois que je me répétais cette phrase, pour m’encourager. Je n’osais plus l’appeler madame et j’ignorais son petit nom. Je le lui demandai.

— Édith ! exclama-t-elle surprise. Comment ! vous ne le saviez pas ?

La journée était chaude. Nous parvînmes au moulin des Frênes dont la roue ne tournait plus depuis longtemps. Un mur en ruines, rongé de lierre, s’affaissait au bord de l’eau immobile où s’étalaient des nymphéas blafards. L’herbe était drue : nous nous assîmes. Je fis de ma veste un coussin pour la tête d’Édith. Son beau corps moulé par la robe de toile s’étendit devant moi. J’étais de plus en plus embarrassé et trop ému pour trouver des mots. Édith, lasse, s’endormit. Décoiffée, une boucle de feu roulant sur son bras nu et replié, elle respirait doucement. Une imperceptible sueur miroitait sur son front.

De son corsage montait un parfum qui se mélangeait à l’odeur de l’herbe et de l’eau. Je voyais sa poitrine se soulever. Elle ne faisait plus qu’un avec la terre, avec les feuilles, avec les fils d’herbe qu’un souffle courbait sur ses joues. Le rythme de sa respiration était celui même du monde. Un même frisson parcourait mon corps, le sien et ces arbres, pressés en masse noire, qui formaient autour de nous un chœur frémissant et muet. Les feuillages baignaient dans un énorme silence vert. A genoux devant cette femme, l’énigme du plaisir me torturait. L’amour était là, tapi sous ces vêtements dont je scrutais tous les plis, sans oser avancer ma main, comme s’ils cachaient un redoutable trésor. Peu à peu ma tête se rapprochait du visage d’Édith. Une force invisible courbait ma nuque. Tout le secret du monde était entre ces lèvres demi-closes, un peu mouillées de salive. Pour la première fois j’aspirais librement, à pleines narines, l’odeur d’un corps de femme, et mêlée à la buée de la terre cette odeur avait je ne sais quoi de fauve qui me donnait envie de mordre. Déchiré par la frénésie de soulever cette robe, de savoir enfin ; paralysé par une incroyable pudeur, j’étouffais, mes lèvres toujours plus près des siennes. La vie m’appelait, stridente. Je n’entendais plus que cette voix, d’autre appel que le sien. Elle me disait : « Voici le fruit ! Mords. Tu sauras tout. Tu seras un homme. Tu seras fort. Tu jouiras ! » J’étais penché sur Édith endormie comme un qui veut faire un mauvais coup et qui hésite.

Mais elle dort…

Il y a tant de mystère autour d’elle et de son corps inconnu. O duperie de la pureté ! Voici que je n’entends plus la fanfare tragique du désir et que je m’incline sur elle, non pas comme un amant victorieux, mais comme un enfant qui veut qu’on le câline.

— Mon petit ! murmure Édith à demi-éveillée.

Timidement ma bouche chercha la sienne. Mais Édith écarte son visage et retient ma tête, entre ses mains, sur sa poitrine si chaude…

Puis, brusquement, elle éclate de rire.

— Nous avons bien dormi, pas vrai ?

Elle tapote les plis de sa robe.

— En route ! Il est tard, Paul.

Désespéré, je la saisis aux épaules.

— Édith ! Édith ! Pardonnez-moi. Je n’en puis plus… je vous…

— Vous êtes fou ! mon petit. Je vous en prie. Rentrons.

Elle rit et plaisante le long de la route.


Ce soir-là, la lune se leva derrière les collines, masque cuivré et rond. Ma mère était de bien mauvaise humeur. Elle ne cacha pas à Édith que nous aurions pu lui tenir compagnie. On se retira de bonne heure.

Charles rentra tard avec mon père. Il monta dans ma chambre. J’étais accoudé à la fenêtre ; les yeux pleins de larmes.

— Elle t’a fait de la peine ! me dit-il.

— Laisse-moi, fis-je brutalement. Va-t’en.

Il s’éloigna avec un pauvre sourire. Pourquoi n’ai-je pas couru à lui ? Pourquoi ne l’ai-je pas pris dans mes bras ? M’aura-t-il pardonné ?


Édith Jouvelin repartait le lendemain. Je l’entendis fermer sa porte avec ostentation, siffloter en se déshabillant un air de valse à la mode. La nuit eût été si belle pour deux amants ! Le pavillon était si solitaire ! Je me couchai, plein de fièvre et d’humiliation, rongeant ma couverture. Plus amer que tout était le regret d’un inestimable bonheur perdu.

Je devais conduire mes hôtes à la gare aussitôt après déjeuner. Vers onze heures, j’étais dans le salon, seul, me balançant sur un rocking-chair. Soudain, sans avoir rien entendu, je sentis deux mains se poser sur mes yeux, une bouche aspirer mes lèvres renversées. Je ne bougeai point.

Puis les mains défirent leur bandeau. Je vis Édith, toute rose, se diriger vers la porte, en souriant, un doigt posé sur sa bouche… Elle me fit signe de ne pas la suivre. Et je compris que cela était bien ainsi.


Vers le milieu de septembre, je reçus une lettre de Lortal. Elle était si affectueuse que j’en demeurai surpris, n’étant pas habitué aux effusions de mon ami. « Nous rentrons de Bretagne, me disait-il. Je compte te voir bientôt. Tu ne me reconnaîtras plus. Je suis tanné par le vent de mer. Par-dessus le marché, je suis heureux. Je t’embrasse… »

Le bonheur de Lortal ne laissa pas de me rendre soucieux.

XXI

Douce et mélancolique journée d’automne que celle de la rentrée ! J’arrivai à Aubenac vers cinq heures, au crépuscule. Quelques feuilles mortes voltigeaient dans la cour de la gare. L’hôtel du Lion d’Asie allumait ses lanternes. Sous les feuillages jaunissants du jardin public, des soldats promenaient leur désœuvrement de sortie. Le quai était désert. Un soleil décapité roulait, à l’horizon, sur des bois sombres ; la rivière se recourbait comme un cimeterre rougi. Personne n’admirait ce spectacle tragique prêt à s’évanouir. Je gravis la rue Jaladis, déjà obscure. Lortal m’avait invité à passer avec lui cette dernière soirée de vacances : nous regagnerions ensemble le collège.

Je n’éprouvais pas la tristesse désolée de jadis, lors de ces rentrées dont l’appréhension empoisonnait les dernières et somptueuses journées de septembre. Cette année serait, j’en étais sûr, ma dernière année de collège : toute de recueillement, d’étude et d’attente. La philosophie allait m’ouvrir des perspectives inconnues sur la vie de l’esprit. Et puis le rideau se lèverait. A mon tour, j’entrerais dans la pièce.

Je me reportais à cette précédente rentrée où Lortal m’avait apparu. Je revoyais — comme je la reverrai toujours — sa silhouette, alors qu’il descendait la pente de la terrasse. Quel changement en moi depuis cette date ! Je souriais en songeant à ma timidité, à mes naïvetés, à mes ignorances de collégien gauche et passionné. Puis ç’avait été la nouvelle amitié, la lutte contre Testard, l’effritement progressif de mes croyances, et ce grand élan vers la vie en qui je pressentais quelque chose de religieux aussi et comme une mystique destinée à remplacer l’autre.

Cette révolution, accomplie en moi, j’en liai le cours à celui de mon amitié. Lortal lui avait donné la première impulsion, moins par des raisonnements — il n’aimait ni les discussions, ni les théories — que par son attitude, ses gestes, sa voix, par cette force inexprimable que je pressentais en lui. Son visage reflétait à la fois l’énergie et la rêverie ; il joignait le cynisme à la délicatesse, la brutalité à la douceur et l’énigme même de cette nature la rendait plus séduisante. Aucun de ceux qu’il voulut attirer ne lui résista jamais. Bien rarement d’ailleurs il se donnait cette peine. Peine inutile, s’il s’agissait de moi, car j’acceptais de lui les pires rebuffades.

Je me suis demandé parfois si Lortal avait jamais aimé personne, hormis lui-même. Mais il s’adorait et se détestait tour à tour, comme s’il eût été, par moments, épris de son double et, par moments, écœuré. En outre, son imagination était si vive ; elle colorait si richement tous les reflets de cet égoïsme, que l’on était bientôt captivé et pour ainsi dire absorbé par cette chatoyante personnalité en lutte incessante avec elle-même. On finissait par prendre à ce conflit plus d’intérêt qu’un Lortal inaccessible au tréfonds de son esprit n’en prenait à voir batailler en lui-même deux êtres opposés. Flegmatique et contemplateur, ce Lortal intime se masquait volontiers de leurs doubles figures ; puis, lassé du jeu, rejetait parfois avec impatience un déguisement qui ne lui convenait plus. Il se révélait alors l’indolent flâneur qui souffle au visage de la vie une bouffée de cigarette de contrebande. Que de fois je l’ai vu, ce Lortal indifférent et lointain, succéder au Lortal amer et cynique, qui se délectait des bons mots de Salayrac ; succéder aussi à l’autre, au confident si délicat, à l’ami si fraternel. Déguisements ? Peut-être. Je ne me suis que bien plus tard posé la question du cabotinage de Lortal. Parfois je doute d’avoir connu de lui autre chose que des défroques. Et pourtant ! tant d’heures d’amitié, dont le souvenir est ineffaçable, ne me permettent guère de m’arrêter à ce jugement. Quoiqu’il soit, ami sincère ou changeant protagoniste d’un drame dont il était le seul spectateur, il m’associa — et Dieu sait si moi j’étais sincère ! — aux émotions réelles ou feintes de sa vie.

Mime prodigieux peut-être, il me joua, dans la solitude du collège, le jeu des passions, celui de la joie, celui du désir, celui de la douleur, celui de la haine et j’en fis ainsi la découverte anticipée. Il m’en resta le goût très vif d’expérimenter par moi-même, mais la réalité manqua toujours de ce vernis dont l’Enchanteur avait su la parer.

Enfin, par un curieux prestige, il entr’ouvrait derrière la mesquinerie des visages et des faits quotidiens des arrière-plans profonds et curieusement éclairés. En cela, il possédait le génie de l’aventure, car l’aventure n’existe que pour ceux qui ont le sens du mystère, pour ceux qui se demandent où vont expirer les dernières rides des actes que nous lançons à chaque minute, d’un geste indifférent, dans les eaux profondes de l’univers. Et c’est avant tout ce trait étrange de son esprit qui me rendit si cher celui qui fut le compagnon impérieux — et peut-être le subtil mystificateur — de mon adolescence.


Toutes ces réflexions ne s’ébauchaient que bien confusément dans ma pensée, lorsque s’ouvrit la porte de l’hôtel de Rochebuque. Le vestibule était sombre : le reflet d’une étroite fenêtre à vitraux plombés jouait sur une armure colossale adossée au mur.

J’entrai dans le salon. La vaste pièce, toutes persiennes closes et tous rideaux tirés, était éclairée par un lustre de bois doré et des candélabres à bougies qui donnaient une lumière jaune et clignotante. Les yeux étaient surpris par cette vibration diffuse et distinguaient mal les objets. Les tapisseries des murs tombaient à grands plis d’ombre. D’un haut portrait, il ne demeurait qu’une tache de sang figé, peut-être la robe d’un magistrat. Les glaces, verdies par le temps, offraient, sous le vacillement des appliques de cuivre, le reflet spectral de quatre visages penchés sur une table de whist : Miromps et sa femme, Lortal et Mlle Dubois de Louvrezac. Un feu de bois brûlait, projetant son rayonnement rouge sur le visage de Mathilde qui, dès l’abord, me parut amaigri.

A mon entrée, Lortal posa ses cartes, se leva et me tendit la main. Ces deux mois l’avaient transformé. Il me sembla plus grand, toujours aussi svelte, mais d’aspect plus vigoureux. Son teint ambré était encore foncé par le hâle. Son visage, son regard avaient quelque chose de nouveau : était-ce fierté, bravade ou simple assurance ?

— Diable ! lui dis-je. Quelle mine tu rapportes de la mer !

Je saluai. Après quelques paroles banales, les joueurs reprirent leur manche. Ils jouaient silencieusement. Le tic-tac d’un cartel mesurait ces heures provinciales. Ne m’intéressant pas au whist, je pouvais tout à mon aise détailler les physionomies vaguement illuminées par le clignotement des bougies et le reflet du foyer. Celle de Mlle Dubois de Louvrezac avait l’impassibilité d’une longue vertu ; un brin de moustache ornait sa lèvre ; le cou maigre émergeait d’une guimpe de dentelle noire. La demoiselle ne m’attirait guère et je concentrai mon attention sur Miromps et sur Mathilde. Césaire-Auguste tendait sa large face vers la flamme qui en avivait encore la couleur brique. Aucun de ses traits ne bougeait ; mais cette impassibilité était bien différente de celle qui figeait les traits de l’unique héritière des Louvrezac. Ce sont les mains du joueur qu’il faut regarder. Celles de Miromps battaient, coupaient, abattaient les cartes avec une souplesse nette, tranchante, mais non sans nervosité. Il tournait parfois vers Mathilde des yeux qui semblaient demander : « Ne vous suis-je pas trop à charge ?… » Et Mathilde répondait par un regard de ses prunelles allongées, un regard affectueux, calme, mais empreint d’une tristesse qui ne m’échappait pas. Je remarquai d’autre part qu’elle ne levait jamais les veux sur Lortal, si ce n’est furtivement, comme avec la crainte de lire sur ce visage des sentiments qu’elle préférait ignorer. Des trois, celui qui semblait le plus à l’aise, c’était sans nul doute mon ami. Il maniait les cartes en joueur consommé, lançant de temps en temps un mot qui déridait Miromps, mais n’amenait qu’un faible sourire sur les lèvres de Mathilde. Il feignait de ne pas s’apercevoir de la froideur et de la contrainte de la jeune femme.

La contemplation de ces trois personnages qui, peu à peu, avaient pris tant de place dans ma vie et qui, si paisiblement assis autour d’une table à jeu, tenaient les rôles d’un drame secret, à moi révélé par hasard, cette contemplation m’absorbait tellement que je n’entendis pas la porte s’ouvrir.

Le chanoine Doublemaze en douillette fine était devant nous.

— Eh ! bien, fit-il, les mains jointes derrière son dos, une petite partie ! Nous sommes au complet, je vois.

— Il y a une place toute prête pour vous, monsieur le grand vicaire, dit Lortal en se levant. Je vous la cède bien volontiers. Les cartes m’assomment.

La brusquerie de mon ami me surprit. Miromps pria le chanoine de s’asseoir, avec une cordialité qui n’était pas jouée. Quant à Mathilde, je fus encore plus étonné de voir le regard soumis et presque suppliant qu’elle attachait sur le prêtre.

M. Doublemaze lui fit compliment de sa mine qui ne me paraissait pas pourtant indiquer des nerfs bien calmes, ni une santé parfaite.

— Vous paraissez en bien meilleur état qu’à votre retour de Bretagne, madame. Je crois que l’air de la mer ne vous valait rien. Vous étiez fort défaite, alors.

— Hélas ! oui, répondit Mathilde. Je me sens plus forte aujourd’hui.

Miromps observait sa femme avec une inquiétude qu’apaisèrent ces derniers mots. Un sourire éclaira son visage.

— Il lui faut beaucoup de prudence et surtout éviter les émotions, dit-il. Mais ici la vie est si calme !

— Très calme ! appuya Doublemaze.

Le rire sec de Lortal égratigna la pénombre.

— Trop calme, à votre avis, jeune homme ? demanda le chanoine avec une ironique sévérité.

— Que non ! Que non ! Monsieur le grand vicaire. Mais ce whist m’énerve. Je vous l’abandonne. Demurs, viens-tu prendre l’air un instant au jardin ?

Nous sortîmes. La nuit était fort sombre ; nuit d’octobre, riche en frissons humides. Des feuilles craquèrent sous nos pas.

— Déjà ! murmurai-je.

— Déjà ! fit Lortal, et il me prit le bras.

Nous fîmes quelques pas en silence.

— Je hais le chanoine, me dit-il. C’est un Tartufe ! Depuis notre retour, il vient tous les soirs, sous prétexte de whist, de livres prêtés à Mathilde, etc. Que sais-je ?

— Bah ! répondis-je, que t’importe ! Parle-moi de toi plutôt. Ta lettre m’a intrigué. Tu m’y laissais entendre un grand bonheur…

— J’ai eu tort de te parler de cela, coupa-t-il agacé. Mettons que j’aie été heureux, très heureux, plus heureux que tu ne le seras jamais, insista-t-il durement. Mais ce qui est passé est passé. Cet imbécile de Miromps me dégoûte : il me traite comme un fils. Quant à Mathilde, elle est trop lâche… Et dire que je l’ai crue si forte. Mais le Doublemaze a fait sa conquête.

— Comment ?

— Oui, comme je te le dis. Le vicaire est un ambitieux. Miromps doit être l’instrument de sa carrière. Si les élections réussissent pour son parti, si Miromps est élu, Doublemaze est un grand homme. La banque agricole, le « Laboureur », qu’a fondée le chanoine, sous l’espèce d’un homme de paille, c’est sur les épaules d’un Miromps qu’elle doit reposer. Miromps est indispensable. Or, Miromps est un faible.

— Crois-tu ? Un homme qui a eu une existence aussi dure…

— Ça ne prouve rien. C’est un faible. Le chanoine est bien plus fort que lui, va, sans être le fils de ses œuvres. Il a vu tout de suite le défaut de la cuirasse : la femme. Miromps ne vit plus que par Mathilde. Depuis qu’il est marié, il est aveugle, sourd et bête. Le voilà bien, le grand aventurier ! Mathilde est malade et Miromps perd la tête. Son argent, il s’en fiche. Si Mathilde lui demandait de le jeter à la rivière, il le ferait aussitôt en pleurant de joie.

— Et si Mathilde le lui demande pour…

— Pour Doublemaze ! Eh ! bien, il donnera ce qu’on voudra. C’est bien ce qu’a vu Tartufe ! Et c’est le siège de la femme qu’il a commencé.

Lortal s’arrêta un instant. Nous étions devant le pavillon qui luisait, blême, dans l’ombre.

— Ne lui a-t-il pas persuadé, reprit-il avec rage, de transformer son atelier en oratoire ? Il profite de tout, de sa maladie, de sa nervosité et surtout… Mais je ne peux rien dire, je ne peux pas…

— Jacques, je suis ton ami, risquai-je avec un peu de honte.

— Des idées absurdes ! folles ! Des remords… comme si elle avait commis une faute, irréparable. Comment a-t-il pu deviner ? Comment a-t-il pris cette piste ? Je l’ignore. Il est peut-être allé au hasard. Il est tombé juste et je t’assure qu’il en a profité. Le flair de ces gens est incroyable. Il n’est pas de secrets qu’ils ne devinent. Ils avancent doucement la main et font crier celui qui cachait le mieux sa blessure. On ne peut pas ne pas se trahir avec eux.

Une horloge sonna. Sept coups vibrèrent dans la nuit, par-dessus les arbres du Foirail, sept coups partis de la cathédrale invisible et dont les ondes allaient mourir au loin, vers les champs.

— Il faut rentrer ! dis-je.

— Je n’en reviens pas, reprenait Lortal. Mathilde qui n’avait aucun goût pour les prêtres. Tout juste si elle faisait ses Pâques, comme tout le monde. Rien d’une dévote. Et maintenant je parierais qu’elle va prendre ce Doublemaze pour confesseur. Si ce n’est déjà fait ! Mais je ne peux rien savoir ! Et pourtant, ajouta-t-il âprement, je me défends !

— Tu te défends !

— Naturellement. C’est moi, l’ennemi. Miromps est déjà soumis, cet indomptable, ce hors la loi ! Mais moi ! On a bien deviné tout de suite qu’il fallait m’arracher de la place. Au fond je m’en rends compte et j’enrage : j’ai été le bon levier pour Doublemaze. Un levier, tu m’entends. Imbécile ! Et parbleu ! Il l’a prise par la confidence, la sympathie, la consolation, que sais-je ? Mathilde avait une fibre sensible : l’orgueil. Il a su la toucher. Il lui a fait honte. C’est ainsi qu’il a dompté la première révolte. Maintenant il l’enveloppe de mysticisme : il lui fait lire des livres sur la grâce, l’amour sacré, un tas de fariboles qui grisent les femmes. Ah ! le malin, il savait bien qu’on n’arrache les femmes à l’amour que par l’amour… Et je ne peux rien, rien !

Il y avait une telle désolation dans son accent, quand il prononça ces derniers mots, que je lui serrai le bras avec force. Nous gravîmes le perron. Rien ne pouvait me rapprocher davantage de l’ami, que je sentais si éloigné de moi, si ce n’est de le savoir malheureux.

Nous dînâmes tous les quatre. M. Doublemaze était parti, accompagné de Mlle Dubois de Louvrezac.

— Un homme supérieur que le vicaire, dit Césaire-Auguste.

Mathilde baissa la tête, tandis que Lortal ricanait.

— Vous en reviendrez, cousin !

— Vous remontez ensemble à Saint-Julien, nous demanda Mathilde.

— Oui, répondis-je. La dernière rentrée ! C’est ce qui me console.

— Ne soyez pas trop impatient, me dit-elle avec un sourire dont la mélancolie me traversa comme l’écho d’une mélodie oubliée depuis longtemps. Vous avez toute la vie devant vous…

Là-dessus, nous prîmes congé d’elle et de Miromps.

— A bientôt, nous cria sur la porte Césaire-Auguste.

— Toute la vie, répétais-je en montant, aux côtés de mon compagnon taciturne, l’obscur raidillon qui conduisait au collège — toute la vie !

XXII

Le premier trimestre commençait allègrement. J’étais loin de prévoir l’événement, si proche, qui devait projeter une tragique lueur sur mes souvenirs de cette époque. L’année s’ouvrait sous de favorables auspices de travail et de camaraderie. Les élèves de philosophie — nous étions d’ailleurs un très petit nombre : huit — jouissaient d’une situation privilégiée. L’abbé Fourmeliès ne voulait pas qu’on nous traitât en écoliers, mais bien en jeunes hommes à la veille de choisir une carrière.

M. Mirepuy, notre professeur, était un prêtre assez jeune que le Séminaire n’avait pas étouffé. Bien différent du maniaque Gerboux, halluciné de vices réels ou imaginaires et par surcroît artisan de fourberies et d’intrigues, l’abbé Mirepuy vivait à Saint-Julien dans un isolement qui agaçait des confrères moins enclins à la solitude et à la méditation, mais qui, à nos yeux, lui conférait un prestige dont bénéficiait son enseignement. C’était un petit homme précocement chauve, au visage poupin et fortement coloré ; des yeux de faïence, bleu pâle, et, dominant toute la physionomie, un vaste front, sans rides. Il dialoguait souvent avec lui-même, marchant d’un pas rapide. Sa grande distraction était de se promener avec ses élèves favoris : Lortal, Saint-Alyre et moi. Quant à sa culture, elle était profonde et le fruit de méditations personnelles autant que de doctrines apprises. Il n’ignorait rien des grands systèmes de la pensée moderne. Aucune audace ne l’effrayait et je ne sais pas par quel mystère, au cours de l’enquête que ce prêtre obscur menait jour et nuit, inlassable, il avait préservé, comme un talisman, sa foi. Sa chambre était encombrée de livres et de revues. Il m’y recevait parfois et me faisait asseoir près de la lampe. Je lui soumettais toutes les vicissitudes de ma vie intellectuelle déjà fort agitée. Mille contradictions s’opposaient en moi ; une logique brutale enrayait l’élan mystique. Ma raison, que ces premiers essais de dialectique assouplissaient, s’escrimait contre les dogmes jusque-là aveuglément acceptés.

— Tout craque, confiais-je à l’abbé. C’est comme une pesée invincible de toutes parts sur mon âme. La vieille armature religieuse, morale, cède. Je sens que les forces qui mûrissent en moi vont la faire éclater.

Il m’écoutait, renversé sur sa chaise, les jambes croisées, le visage rejeté dans l’ombre.

— Elle est plus forte que vous ne pensez, me répondait-il, la vieille armature. Allez-y sans crainte. N’ayez pas peur d’analyser, d’examiner, de réfuter. Ce n’est pas la raison qui tuera la foi. Quand vous aurez fait le tour de tous les systèmes, vous verrez, vous y reviendrez, bêtement. Oui, bêtement, comme disait Pascal. Je n’ai pas peur. Lâchez toutes ces forces qui s’éveillent, qui grondent en vous. Lâchez-les comme des chiens avides. Ce sera la curée ! Et alors ! Ce n’est sans doute pas très orthodoxe, ce que je vous dis là, ajoutait-il en riant. Et si Gerboux m’entendait, je serais sûr de mon petit rapport.

Il levait les bras et les laissait retomber avec un désespoir ironique. L’ombre dessinait sur le mur des ailes de moulin à vent.

— Ces gens-là, continuait-il, non sans quelque amertume, ont faussé le catholicisme. Ils n’ont tiré de lui qu’une morale étroite, tyrannique, souvent absurde. Ils en ont fait un instrument de domination temporelle. Ils ont perdu la mystique. Il n’y a plus de Saints. La Règle a remplacé la Charité ; les encycliques, l’Évangile. Et cependant l’amour, c’était le seul flambeau que la raison ne pouvait pas éteindre entre leurs mains !

Cher abbé Mirepuy ! Je n’emportai de ces entretiens aucune certitude. J’emportai quelque chose de bien plus précieux que la certitude : le besoin de chercher, de chercher encore ; la joie de me débattre, comme un nageur fouetté par les vagues, de souffler, la tête hors de l’eau, et de replonger dans le tumulte salé. Le doute ne m’abattait plus : il m’exaltait.

Avec quelle attention nous l’écoutions, notre maître de philosophie : Lortal lui-même, gagné par ces nouvelles études, perdait son indifférence. Je le voyais avec plaisir, le menton dans les mains, le regard fixé sur le petit homme blond. Mirepuy, négligeant les manuels stupides, émasculés, que l’« Union chrétienne » mettait entre nos mains, nous nommait des penseurs dont le nom seul eût dû faire crouler les murs de la classe : Comte, Renan, Nietzsche, Schopenhauer. Nous n’étions que médiocrement familiers avec leurs œuvres, mais il suffisait de les nommer pour que le cours prît une saveur de conspiration. Et nos âmes avides de risques frissonnaient à de merveilleux dangers !


L’abbé Testard était toujours chargé de la surveillance de notre division. Mais sa défaite était irréparable. Convaincu désormais de son impuissance contre Lortal et moi, il se résignait et reportait son zèle sur un nouveau dont je plaignais le sort. Ce nouveau était voué d’abord au ridicule, ensuite à une domination sentimentale, tatillonne, étouffante. Mais je m’en désintéressais et laissais sa proie au terrible abbé, de plus en plus autoritaire avec les faibles, de plus en plus congestionné, rongé par une contrainte dont s’accommodait mal sa chair épaisse et volontaire de paysan. Testard affectait avec moi une indifférence cordiale : mais il marquait de la froideur à Lortal qui la lui rendait bien.

Quant à Gerboux, il se contentait de nous ignorer. Et plût au ciel que cette ignorance n’eût pas été feinte ! En réalité, le nez dans ses manches et ses gros yeux d’oiseau de nuit tournoyant derrière les bésicles, il furetait partout, fouillait les tiroirs et les poches des vêtements oubliés à un porte-manteau, se livrait enfin à une odieuse — et sans doute passionnante — besogne de mouchard. Ce Basile espionnait tout le monde, depuis le plus petit élève de huitième jusqu’au supérieur, sans oublier les domestiques.

— Je me méfie de plus en plus de Gerboux, me disait Lortal. Tu sais en quels termes il est avec Doublemaze. Le grand vicaire n’aime pas à mettre ses blanches mains dans le linge sale. Gerboux confesse pas mal de dévotes bien renseignées. Il est aumônier des dames de la Compassion qui font tant de bonnes œuvres et tant de mariages…

L’état de Mme de Rochebuque donnait de l’inquiétude à tous ceux qui l’entouraient. Miromps avait fait venir un médecin de Bordeaux qui avait tenu consultation avec Milondré. La jeune femme demeurait de longues heures, étendue sur une chaise-longue. Le souvenir de certaine soirée précisait pour moi les raisons de ce mal que l’on ne définissait pas. Ce drame à trois me paraissait lugubre. Seule, Mathilde déclinante se revêtait d’une poésie désolée. Pour moi, elle demeurait l’amazone, pure en dépit de tout et solitaire. Peut-être, inconsciemment, unissais-je mon humble offrande à la flamme trouble de Lortal !

Salayrac, Lupé, Prélussin étaient revenus pour la session de novembre. Mais Charles Jouvelin n’était pas rentré.

Ma mère m’écrivit : « Tu ne reverras pas cette année ton petit camarade Charles. Sa mère m’annonce que, par égard pour la santé frêle de son fils, elle passera l’hiver sur la côte d’Azur. Charles ira au lycée… »

Ma nouvelle classe, mille petites préoccupations, Lortal et son secret, tout cela ne m’avait fait prêter qu’une médiocre attention à cette absence. La lettre de ma mère évoqua soudain le profil pâlot du petit. Je ne pouvais songer à lui sans un malaise qui était peut-être du remords. Quant à Édith, je m’imaginais un instant qu’elle avait décidé de ne point me revoir, mais je reconnus vite que ma prétention était exagérée. « Je l’aurais tant aimée ! » pensais-je parfois, sans envisager la disproportion de nos âges, son caractère dont la frivolité m’eût si vivement blessé. Mais une femme que l’on désire paraît toujours si proche ! Et il me venait une mélancolie aiguë à songer qu’une telle aventure m’avait été offerte et que je n’avais pas su la saisir ; que cette révélation — heure unique — en pleine beauté, en pleine fleur, eût coloré de joie ma vie entière et que rien de semblable ne se retrouverait jamais plus…

En quoi je ne me trompais pas.

XXIII

Nous arrivâmes ainsi aux fêtes de la Toussaint. Tristes journées de novembre ! La colline, au sommet de laquelle s’élevait notre collège, était balayée de rafales soulevant dans la cour des tourbillons de feuilles mortes, hurlant des appels fous, la nuit, aux fenêtres des dortoirs. Les beaux marronniers de la terrasse étaient, une fois encore, dépouillés de leurs feuilles ; les charmilles n’abritaient plus aucun secret, par les soirées traîneuses de brumes. Sournoisement la saison insinuait en moi son poison mélancolique. Je me surprenais à rêver tout en parcourant, d’un œil qui ne lisait pas, les livres prêtés par l’abbé Mirepuy.

Mon amitié pour Lortal prit en ce temps un caractère douloureux. Parfois, au cours d’une étude, mon regard s’arrêtait sur le visage de l’ami et ne pouvait s’en détacher, comme si une séparation menaçait. Lortal était alors d’une irritation constante à mon égard. Je pardonnai cette humeur. Il avait une telle excuse. Le sentiment, que je supposais en lui, auréolait le personnage créé par mon amitié. Je ne pouvais pas ne pas voir dans ses yeux le reflet de cette passion malheureuse qui l’ennoblissait aux miens. Des crises de gaieté brutale alternaient chez lui avec des périodes d’indolence chagrine. Son goût pour Salayrac le reprenait. Des relents de ripailles villageoises allumaient encore ce rustre égrillard, et, tout chaud de leurs « rigolades », Lortal se moquait de ma mine confite.


Le jour des morts, il était d’usage que chaque classe, guidée par son professeur, se rendît à la visite du cimetière. Nous partîmes donc sous la conduite de Mirepuy, petit groupe sombre dans cette grise matinée, pèlerines claquant au vent, casquettes enfoncées sur les yeux. Le champ des morts s’étalait sur un vaste plateau ; ses croix dominaient la ville et le collège lui-même. Il fallait, pour y arriver, suivre des faubourgs lépreux dont le brouillard et la boue aggravaient encore la désolation banlieusarde.

Nous parcourûmes ce matin-là les détours de la Cité Morte, nous attardant parfois, pour une prière, devant une tombe abandonnée. Ces sépultures de pauvres et d’oubliés, la Nature les ornait d’une offrande, à chaque saison : roses sauvages de l’automne, perce-neige de l’hiver, violettes du printemps, boutons d’or de l’été. A l’écart des autres, je demeurai quelques instants devant l’une de ces tombes sans nom, ému comme si j’avais découvert dans un temple vide l’autel du dieu inconnu.

La mort ! Elle ne m’apparaissait plus sous l’aspect hideux que nous décrivait jadis le sombre Gerboux : reine des épouvantements, pourvoyeuse de cloîtres. Autour de cette croix de bois, dont les pluies avaient délavé la triste peinture, cette croix anonyme aux bras nus de son Christ, un rosier avait grimpé et, sous le vent d’automne qui balayait éperdument les allées, des pétales couleur d’ivoire s’effeuillaient. La terre avait absorbé jusqu’à la poudre des ossements ensevelis dans le travail de son sein et de cette terre avait surgi la tige fleurie de tardives corolles. A leur tour, les roses mouraient ; une légère odeur de corruption envenimait leur parfum ; les pétales jaunissants s’effeuillaient, l’un après l’autre, obéissant à la loi qui veut que toute beauté soit éphémère et qu’une incessante destruction accompagne une renaissance sans fin.

Cette image fut un trait de lumière pour mon esprit. Brusquement m’apparut la folie d’une religion du désespoir qui sèvre les vivants, par la crainte de la mort, des plus fortes joies de la vie. Se mortifier, n’est-ce point devenir semblable à un mort ? L’ascète est l’amant halluciné de la camarde, dont le spectre, dansant et enguirlandé, conduit la sarabande des suppliciés volontaires. L’enseignement du rosier effeuillé n’était-il pas préférable à cette frénésie qui précipitait des milliers de vies aux ardeurs solitaires des cloîtres, seule issue logique de la doctrine de mort et de péché ?

Mais la mort n’était qu’un des visages de la vie : la vie elle-même, sépulcre insatiable, inépuisable source. Et les choses ne se révoltaient pas ; elles cédaient à leur destin avec sérénité ; ayant réalisé leur être et leur forme d’un instant, elles se résorbaient dans le gouffre dévorant et créateur. Pour vaincre la mort, nos maîtres nous prêchaient de sacrifier la vie et nous leurraient d’éternité. Mais dans cette matinée d’automne, devant cette tombe inconnue et jonchée d’agonisantes roses, une vérité sereine m’inondait, courait à travers mon sang comme une liqueur réchauffante. Vivre ! Il fallait accepter de vivre, comme il fallait accepter de mourir, d’un cœur content, ayant donné toute sa fleur. Et la seule éternité qui se découvrait à moi, sur ce sol nourri d’ossements, était celle de l’innombrable devenir.

Je rejoignis l’abbé Mirepuy et mes camarades. Une nappe de pluie voilait le monde à nos pieds. Je portais ma vérité dans ma poitrine, cachée à tous. En passant le seuil du cimetière, une parole du Christ me revint en mémoire :

« Laissez les morts ensevelir les morts. »


L’après-midi, comme il n’y avait pas de cours, Lortal me demanda de l’accompagner chez les Miromps.

— Ta visite fera plaisir à Mathilde. Cela la changera un peu de sa compagnie habituelle !

La petite ville d’Aubenac était tapie sous d’épais nuages plus bas que les collines environnantes, et qui semblaient l’isoler de toute communication avec l’univers. Par-dessus les toits d’ardoises, les tours et la flèche de la cathédrale s’étoupaient de brume. Quelques corneilles au vol flasque écornaient d’accents circonflexes cette voûte grise où s’étouffait la sonnerie des heures. Le théâtre, portes closes, laissait le vent lacérer les lambeaux des dernières affiches de la Dame aux Camélias. Le « Café du Commerce » avait tiré ses rideaux pour mieux emmitoufler ses habitués dans un nuage d’absinthe dont l’arome filtrait sur le trottoir. Sur le Foirail qui dressait vers le ciel les branches nues et puissantes de ses arbres, comme pour le conjurer de déchirer enfin ces étouffantes nuées, la meule d’un affileur faisait un sifflement doux et triste. Quelques dévotes en capote noire sortaient de l’église. Un moine de pierre qui supportait le cintre du porche de ses épaules tronquées, leur tira la langue. Pas une âme ! La province couvait discrètement son pot-au-feu de haines, d’intrigues, de mensonges.

On éprouve parfois dans ces petites villes, en apparence refuges du sage, la révélation soudaine de leur vie secrète. C’est comme si l’on flairait le relent sournois de toutes les vilenies qui se trament sous ces dehors patelins, de même que l’on flaire, au seuil d’une gargote d’aspect débonnaire, l’odeur du bouillon aigre et de la viande avancée. La tranquillité des lieux est si grande qu’elle semble dérober une menace. Sur la place silencieuse où chante la fontaine, on est tout d’un coup pris d’inquiétude et d’une furieuse envie d’être transporté à cent lieues.

Ce malaise m’étreignait, tandis qu’aux côtés de Lortal je gravissais la rue Jaladis. Jamais l’hôtel Miromps ne m’avait paru plus sévère. Les fenêtres de la façade étaient fermées : la maison avait abaissé ses paupières, jalousement, sur son secret.

Césaire-Auguste nous accueillit dans le salon désert. Il n’avait pas encore perdu cet aspect d’énergie, cette puissante lourdeur qui m’avaient séduit jadis. Mais la bouche n’avait plus sa contraction volontaire ; le menton plus gras s’arrondissait. Il émergea de l’ombre, avec sa démarche torse.

— Mathilde est bien souffrante. Elle vous recevra quand même tout à l’heure. Votre visite la distraira.

Et se tournant vers Lortal avec une humilité qui me navra :

— Jacques, dit-il, si vous voulez aller la saluer tout de suite, vous êtes libre.

— Puisque vous le permettez, répliqua doucement mon ami.

Et il disparut par la tapisserie du fond.

— Je suis bien inquiet, me dit Miromps. Ma pauvre femme ne supporte que difficilement les épreuves de la maternité. Elle ne quitte guère sa chaise-longue. Elle est triste. Rien ne parvient à la distraire !

Il passa sa main sur son front, comme pour essuyer une sueur invisible. Ce geste incluait une grande douleur.

— Elle ne trouve de soulagement que dans la lecture. Le chanoine Doublemaze lui indique des livres. Je lui en ai beaucoup de reconnaissance. C’est un prêtre fort accompli.

Nous entrâmes dans son cabinet.

— Voyez ma nouvelle acquisition, me dit-il avec une satisfaction de collectionneur. Une déesse étrusque ; la déesse de l’ombre.

C’était une figurine de bronze représentant une femme nue, mais longue, si longue qu’elle semblait une fumée ; à la contempler, elle s’effilait, s’effilait dans le demi-jour de la pièce. Le métal n’était plus qu’une impondérable substance. Je songeais à celle qui, de cette maison solitaire, s’évanouirait peut-être ainsi, un de ces soirs, pareille à la déesse de l’ombre, fumée, elle aussi.

Quelques instants plus tard nous pénétrâmes chez Mathilde.

La chambre, fort haute de plafond, était plongée dans une demi-obscurité. Une servante plaçait une lampe sur un guéridon. Baignées par le cercle lumineux, je vis des mains, allongées sur une couverture, des mains jaunes, amaigries. Au-dessous de la lampe, un livre ouvert. Le visage de Mathilde ne m’apparut qu’ensuite.

Lortal était assis au bout de la chaise-longue, dans le noir. Tous deux étaient silencieux. Nous entendîmes le tic-tac de la pendule qui marquait, goutte à goutte, l’écoulement de leurs vies. Un feu brûlait. Un reflet rougeâtre léchait le tapis et le mur. Tous les bruits du monde étaient morts à cette porte.

Alors je regardai Mathilde. Était-ce bien la jeune femme que j’avais vue galopant sur la lande hivernale ? Était-ce bien l’Amazone ? Un an s’était écoulé. Je ne la reconnaissais plus. Était-ce le reflet verdâtre de l’abat-jour ? Mais elle semblait avoir perdu cet ambre qui lui donnait une fauve splendeur. Ses joues s’étaient creusées. Un cerne bleuté entourait ses yeux coupés en amande. Le coin des lèvres s’affaissait, lâchement. Je n’eus pas besoin de la considérer longtemps pour connaître que la lassitude de vivre habitait ce corps.

Elle me tendit la main, avec une cordialité déjà étrangère, comme une qui part pour d’autres contrées — des contrées silencieuses — et qui déjà s’isole.

— Je sais quel bon ami vous êtes toujours pour Jacques, me dit-elle.

Elle me parla aussi de mes études.

Lortal était immobile comme une statue.

— Nous allons vous laisser, chère, dit Césaire-Auguste qui se tenait à l’écart, comme un enfant ou un serviteur. Il ne faut pas vous fatiguer.

Lortal se leva. Ils échangèrent quelques paroles.

Je ne pus résister au désir de me pencher sur le livre ouvert au chevet de Mathilde. Ce n’était pas un livre. C’était le Livre. Un trait d’ongle marquait la page. Je lus :

Mettez comme un sceau sur votre cœur, comme un sceau sur votre bras, parce que l’amour est fort comme la mort, parce que le zèle de l’amour est inflexible comme l’enfer ; ses lampes sont des lampes de feu et de flamme. Les grandes eaux n’ont pu éteindre la charité, et les fleuves ne la submergeront point. Quand un homme aurait donné toutes les richesses de sa maison pour l’amour, il les dédaignerait comme rien.

....... .......... ...

La rue. La nuit.

— Je m’étonne que nous n’ayons point rencontré M. Doublemaze, dit Lortal.

XXIV

Quelques jours plus tard, Lortal fut mandé chez le Supérieur. L’entretien dura assez longtemps. Quand mon ami vint reprendre sa place à l’étude, il avait un visage si dur que je pressentis quelque chose de grave. Il feignit de s’absorber dans la lecture d’un livre dont je vis bien qu’il ne tournait pas les pages.

— Lortal quitte le collège ! me susurra Saint-Alyre. Il y a un complot contre lui.

— Imbécile ! répliquai-je agacé. Lortal est trop bien avec Fourmeliès.

Saint-Alyre haussa les épaules.

A la récréation suivante, Lortal me raconta son entrevue avec le Supérieur.

— Lortal, lui avait dit l’abbé Fourmeliès, vous avez toujours été un élève inégal, mais je dois reconnaître que vos qualités d’esprit réparent aisément le préjudice de votre incurable paresse. Votre succès, en juillet dernier, a réjoui vos maîtres et moi-même, en particulier. Il est juste que les droits de l’intelligence soient reconnus. Si le labeur, l’effort persévérant eussent seuls été récompensés, vous auriez été moins heureux. Quoi qu’il en soit, vous avez honoré votre collège : le collège ne l’oubliera pas.

— Monsieur le Supérieur, c’est trop d’honneur que vous me faites, repartit Lortal. Où veut-il en venir ? se demandait-il in petto.

— J’ai souvent craint, continua Fourmeliès, et ses paroles trahissaient une certaine gêne, j’ai souvent craint que l’enseignement de Saint-Julien, parfaitement adapté aux nécessités intellectuelles d’une jeunesse provinciale un peu fruste, convînt moins à un esprit tel que le vôtre, plus affiné, plus mûr aussi que celui de vos camarades. Le contraste qui se marque entre vous et vos condisciples, contraste que j’ai souvent noté, devient de plus en plus sensible à mesure que vous vous développez davantage. Vous n’avez plus rien à retirer du milieu où vous vous trouvez et, pour être juste, je dois ajouter que ce milieu ne peut malheureusement prendre aucun bénéfice de votre supériorité.

— Ce mot de supériorité est bien flatteur, mais votre jugement est bien amer, monsieur le Supérieur.

— Mon cher enfant, ne voyez aucune amertume dans mes paroles. Vous savez avec quelle sollicitude je vous ai suivi au cours de cette dernière année scolaire. Vous savez, Jacques, que votre caractère si dangereux et si séduisant a toujours attiré ma sympathie et, bien souvent aussi, excité mon inquiétude. Ce n’est pas pour vous faire des reproches que je vous ai mandé près de moi.

L’abbé Fourmeliès posa un instant.

— Voici, reprit-il. Il se trouve que votre oncle, M. de Rochebuque, a fait les mêmes réflexions que moi-même…

— On les lui a soufflées ! interrompit brusquement Lortal.

— Patience, mon jeune ami. Votre oncle estime que notre modeste collège de Saint-Julien ne peut vous fournir un enseignement philosophique adéquat à vos capacités.

L’ironie de cette phrase était si évidente que Lortal sourit.

— Oui, continua le Supérieur, M. Mirepuy ne possède pas autant de diplômes que les universitaires des lycées. C’est pourtant un philosophe, ce que l’on ne saurait dire de tous les professeurs de philosophie.

— C’est une magnifique intelligence ! dit avec feu Lortal.

— Je suis heureux que vous lui rendiez hommage. M. Mirepuy n’est, hélas ! pas apprécié à sa valeur dans certains milieux et je crains que son enseignement ne soit pas toujours exactement interprété.

— Je m’en doute, sourit Lortal.

— Laissons cela ! toujours est-il que votre oncle juge que vous seriez beaucoup mieux à votre place dans un établissement parisien. Et il est décidé à vous envoyer achever votre philosophie dans la capitale. Avouez que c’est beaucoup de bonté de sa part.

Lortal répliqua, ironique :

— Je ne lui en ai aucune reconnaissance. Quant à obéir, c’est une autre affaire. Miromps veut m’éloigner d’ici. Qui sait pourquoi ? Peut-être ne le sait-il pas lui-même ! J’ai quelque raison de supposer que je gêne quelqu’un, et ce quelqu’un a malheureusement pris une telle influence…

— Insinuations, mon enfant ! Tout cela ne me regarde pas. Votre oncle m’a exprimé ses intentions. Je vous les transmets.

— Il vous a parlé, seul ?

Le Supérieur hésita un instant.

— Non, fit-il sèchement.

— J’en étais sûr, fit Lortal. Je n’obéirai pas. Je ne dépends que de mon tuteur.

— Hélas ! mon enfant, vous savez bien que votre tuteur ne peut rien pour vous !

— C’est vrai, reconnut Lortal. Mais j’aurai la force de me passer de Miromps et de son argent.

— Non, fit Fourmeliès.

— Vous me méprisez, monsieur le Supérieur, murmura Lortal.

— Dieu me garde de mépriser qui que ce soit. Mais je vous sais épris du siècle. La perspective brillante d’avenir qui vous est offerte vous séduira peu à peu. L’ambition, l’espoir briseront les liens qui vous retiennent et que vous croyez si forts…

Il prononça ces mots lentement, avec une inflexion de gravité et de tendresse et mit sa main sur l’épaule du jeune homme.

— Et vous partirez, continua le Supérieur. Et vous oublierez. Vous n’êtes pas de ceux qui se donnent tout entiers à Dieu, à une idée, à une affection. Vous prenez beaucoup, mais vous ne donnez guère. Vous êtes riche, très riche, Jacques : mais vous êtes aussi avare, avare de vous-même. Vous pouvez faire beaucoup de malheureux sur votre route. Écoutez-moi, mon enfant, écoutez un très vieil homme qui a mis tout son espoir ailleurs que dans les intrigues du monde. Je ne vous parle pas au nom d’une foi que vous n’avez plus, que vous n’avez peut-être jamais eue ; je vous parle au nom de votre dignité et de votre bonheur. Jacques, ne faites pas de mal autour de vous. Plus tard, les souffrances que vous auriez injustement causées retomberaient sur votre tête. Vous êtes né parmi les forts : vous le savez ; vous avez une grande certitude sur votre action. Méfiez-vous. Il y a tant de faiblesse dans la force sans amour.

Lortal ému baissait la tête. Fourmeliès reprit d’une voix ferme :

— Vous accepterez la décision de votre oncle. Votre départ aura lieu dans huit jours. Vous ne vous révolterez pas. Et s’il vous faut une consolation, vous la trouverez en ce fait qu’un cœur, tourmenté par vous, verra par vous son tourment allégé. Voilà le courage, Jacques, si vous vous piquez d’en avoir… Allez !


Lortal me rapporta cette conversation avec une fidélité scrupuleuse, notant jusqu’aux gestes et aux intonations. Il ne laissait transparaître qu’une partie de son bouleversement.

— Je n’y comprends rien, conclut-il. Les allusions de Fourmeliès sont claires. Qui a pu le mettre au courant ? Le bonhomme est très touchant, mais de quoi se mêle-t-il ? Il y a du Doublemaze là-dedans ; j’en mettrais ma main au feu. C’est lui qui a soufflé Miromps et lui a inspiré cette démarche. Pour mieux agir sur Fourmeliès, il l’a prévenu en lui glissant quelques-unes des confidences volées à Mathilde. C’est du propre ! Fourmeliès, lui, n’y voit goutte. Il s’agit de m’éloigner, moi, parce que je gêne le règne de M. le grand vicaire. Alors on met sur cette sale politique un joli vernis sentimental. Lortal, il faut vous sacrifier ! Eh bien ! non. D’abord, qu’est-ce qu’en pense Mathilde ? L’ont-ils avertie ? S’ils ne l’ont pas fait, c’est moi qui l’avertirai. Et nous verrons.

Telles que me les avait rapportées Lortal, les paroles de Fourmeliès m’avaient touché. La cruauté de mon ami m’attrista. Il n’hésitait pas à solliciter l’appui d’une femme épuisée et malheureuse, victime de son égoïsme. Et pourquoi ? Pour prolonger son mal, ses regrets, ses remords peut-être. A la seule pensée de servir les desseins de Doublemaze, Lortal ne voyait plus que sa vanité blessée. Il allait tenter de reconquérir Mathilde, moins pour sauvegarder son amour menacé que pour consolider son orgueil, pour remporter une victoire sur le chanoine. Pauvre Amazone devenue l’enjeu de ces égoïsmes ! Lortal songeait-il à ce qu’était sa vie, à ses longues journées de solitude dans le silence étouffant de la province, tenaillée par un sentiment qu’elle jugeait coupable, par la vue d’un mari prêt à toutes les lâchetés pour un sourire d’elle, d’un mari à qui l’enchaînait une lourde servitude de reconnaissance ?

L’âme de Mathilde m’apparaissait un abîme de désolation. Je l’évoquais dans le sombre décor de la rue Jaladis, étendue dans ses fourrures, écœurée de cette grossesse qui la liait brutalement, par l’intime de sa chair, à l’homme qu’elle n’aimait pas. L’enfant qu’elle portait vivrait-il ? J’imaginais qu’elle devait souhaiter sa mort, tant j’avais découvert de désespoir dans ses yeux creusés par l’insomnie. Où donc était le refuge ? Lortal ? Nul doute qu’elle ne l’aimât de toute son âme bien à elle, sinon d’un corps voué à un autre ; mais Lortal était jeune, égoïste et elle soupçonnait en lui avec terreur un dégoût nuancé de haine, depuis qu’il la savait enceinte : enfin les liens du sang et l’âge les séparaient pour jamais. Miromps ? Elle le jugeait vil d’avoir supporté son indifférence, voire sa répulsion ; de l’avoir, trop sûr de sa fidélité, laissée libre d’accueillir Lortal dont il ne pouvait ignorer l’amour ; elle l’exécrait enfin d’être le maître, maître servile et complaisant, mais le maître quand même.

Où donc le refuge ? Doublemaze était survenu. Qu’importait que ses desseins fussent cachés, ses voies, tortueuses ? Il semblait bon ; il parlait avec tant de douceur, et surtout il voulait guérir ce pauvre cœur. Le remède qu’il apportait à l’amour malheureux et coupable, c’était l’amour lui-même, mais l’amour épuré, spirituel, dépouillé du vertige charnel. Mathilde avait oublié Dieu : mais Dieu ne l’avait pas oubliée. Prise d’angoisse entre le visage ennemi de l’amant et le visage humilié du mari, elle jeta son âme au consolateur, dans un élan désespéré.

C’est alors que Lortal sentit Mathilde se détacher de lui. Je ne pouvais que plaindre mon ami, devinant la torture d’une jalousie provoquée par un insaisissable rival. L’âme aimée se réfugiait dans un ciel inaccessible, muette désormais pour lui. Il s’irritait dans son amour et son orgueil blessés, sans égard pour celle que son amour et son orgueil avaient tant éprouvée. Il apprêtait toutes ses forces de séduction pour arracher la naufragée à sa dernière planche de salut. Et que ferait-il d’elle ensuite ? Ne pouvait-il renoncer, l’abandonner dans cette rade mystique où l’épave trouverait enfin un flot calme ?

Je n’osais soumettre mes réflexions à Lortal. Je redoutais par trop sa hauteur. Décidé à mettre ses plans en exécution immédiate, il me déclara qu’il se rendrait le jour même à l’hôtel Miromps. Sous un prétexte quelconque il obtint une autorisation de sortir.

Il ne revint qu’à l’heure du dîner, les traits décomposés.

— Je n’ai pu voir Mathilde, dit-il. Les médecins sont auprès d’elle. On redoute un accident grave, cette nuit : l’hémorragie…

XXV

Le lendemain matin, nous étions réunis dans notre petite classe silencieuse. Le poêle ronflait. L’abbé Mirepuy commentait un théorème de Spinoza sur les passions. On frappa. Lortal tressaillit.

— On demande M. Lortal !

Mon ami sortit. Mirepuy l’accompagna d’un regard grave. La classe continua, morne.

Je ne doutai plus qu’un malheur ne fût arrivé. Tout le jour une angoisse pesa sur moi. Lortal ne revenait pas. A la récréation du soir, l’abbé Fourmeliès apparut dans la cour, drapé dans un capuchon de laine. Il me fit signe d’approcher.

— Un grand malheur frappe M. de Rochebuque et votre ami Lortal qui est son proche parent. Mme de Rochebuque est morte, la nuit dernière. Lortal est là-bas depuis ce matin. Je sais l’affection que vous aviez pour lui et aussi que vous étiez reçu dans cette maison. Je vous autorise à aller unir vos prières à celles de votre ami.

La nouvelle était si attendue qu’elle ne me causa aucune secousse. Depuis le matin, je savais que Mathilde était morte. Lors de ma dernière visite à l’hôtel Miromps, n’avais-je pas lu le sinistre présage sur ce visage émacié ? Je m’inclinai et je me rendis au dortoir pour changer de vêtements. J’accomplis, l’esprit vague et comme envahi d’une torpeur, tous les gestes familiers. La mort de cette étrangère élargissait un cercle d’ombre autour de ma pensée. Mathilde avait tenu tant de place dans mon imagination que la perte d’une personne de ma famille n’eût probablement pas causé en moi un tel vide.

Je sortis. C’était un des premiers jours de décembre. Un peu de neige avait blanchi les toits que le froid crépuscule colorait de rose et de bleu. Les rues d’Aubenac étaient désertes à cause du verglas. Un feu de forge embrasait les vitres d’une boutique basse. La cathédrale, sculptée en blanc et noir, pesait de sa lourde architecture sur les vivants et sur les morts. La petite ville hérissait ses cheminées, ses clochers et ses girouettes sur le ciel rougeoyant et fumeux. Chaque maison se figeait dans le silence hostile de l’hiver : « O Mathilde, songeais-je, de quelle prison vous êtes-vous évadée ! »

Les cariatides de l’hôtel tordaient leurs muscles étoupés de nuit. La porte était entre-bâillée, comme c’est l’usage dans les maisons des morts où chaque passant peut entrer ; car la mort est hospitalière. Dans le vestibule éclairé faiblement d’une petite lampe, un homme était assis, les coudes sur une table où luisait un plateau d’argent : c’était le grand laquais. Il ne se leva point et m’indiqua d’un signe de tête que je pouvais entrer. Dès le seuil, l’odeur de la mort m’avait saisi. L’odeur de la mort est quelquefois douce ; mêlée au parfum de la cire et des fleurs, elle est pareille à l’odeur des églises.

Le vaste salon, où tremblotaient des bougies à la clarté rougeâtre, était peuplé d’ombres chuchotantes : des parents, des amis, plusieurs prêtres. Mlle Dubois de Louvrezac étalait sur une robe de serge noire un large mouchoir blanc. Elle représentait la douleur familiale, rôle dont ne se souciaient ni Lortal ni Miromps. Bien qu’aucun lien de parenté ne l’unît à Mathilde ou à son mari, elle recevait pour ce dernier les condoléances et les embrassades, tout en larmes, en soupirs, en déploiements de batiste humide.

— Cette chère enfant ! sanglotait une grosse dame. Quelle horrible chose ! Elle avait vingt-quatre ans, n’est-ce pas ? Et morte ainsi, en une nuit !…

— Elle a fait une fin bien édifiante, soupirait Mlle Dubois.

Je reconnus tous les invités du déjeuner où j’avais été présenté à Mathilde. Une association cruelle évoqua en mon esprit la jeune femme en robe glauque, la déesse marine. Un sanglot me serra la gorge.

A deux pas de moi, mon ennemi, le docteur Milondré, sanglé dans sa redingote, échangeait de solennelles fadaises avec l’officier démissionnaire. De temps à autre, d’un geste rituel, il lissait ses favoris. Et la mort voisine ne lui enlevait rien de sa suffisance.

La tapisserie du fond se souleva un instant. Un reflet de chapelle ardente glissa sur le parquet trop ciré. Lortal était près de moi. Sans mot dire, il me prit la main et me conduisit.

La chambre de Mathilde était tendue d’ombre comme une église ; le lit de la morte était pareil à un autel. Des lys par brassées s’amoncelaient tout autour et leurs corolles cireuses, sous le clignotement des hauts cierges, rayonnaient d’une lividité morbide. Tout d’abord, je n’osais considérer le corps qui gisait parmi ces fleurs. Une Présence inconnue émouvait la pénombre. Pour la première fois de ma vie, je me rencontrais avec Elle.

Je m’agenouillai, désireux de trouver une prière. Mais aucune des formules sacrées ne me vint aux lèvres. Seule, une terrible curiosité m’envahissait. Lentement, je levai les yeux vers celle qui avait été. Tendrement, respectueusement, mon regard descendit de son front, ivoire lisse entre les bandeaux d’un noir bleu, jusqu’aux petits pieds chaussés de satin blanc. La morte était vêtue d’une robe de mariée, et dans toute cette blancheur son visage et ses mains paraissaient baignés d’ombre. Dans cette ombre, le grand Travail commençait. Une légère bouffissure avait rempli les joues creusées par la souffrance. On eût dit qu’un voile avait glissé sur ce beau visage. Les lèvres amincies soulignaient de deux lignes violettes les ailes du nez blafardes et pincées. Signes précurseurs !

Nul désespoir, nulle révolte ne me venait de cette vue. Ce cadavre, rigide sans doute sous les mousselines, avait l’abandon du sommeil et son aspect était moins triste qu’apaisant. Il y avait dans les membres allongés, dans les mains jointes, comme un glissement doux vers la vie éternelle — non pas au sens où l’entendent les prêtres. Ce cœur, si cruellement étreint, ne battait plus ; ses pulsations éphémères s’étaient maintenant fondues dans le rythme qui ne s’arrête pas.

Une ombre noire traversa la chambre, s’inclina devant le lit funèbre et demeura, droite, au pied du lit.

Le chanoine Doublemaze, boutonné dans sa longue douillette, fit un vaste signe de croix.

C’était l’homme qui avait ouvert à Mathilde les portes de la mort. Par delà la vie ténébreuse, il lui avait montré les espaces illuminés de la lumière mystique et les derniers moments de la jeune femme avaient été éclairés de leur reflet. Mais, avant de lui verser cette ultime douceur, ce baume destiné à endormir la révolte de la chair précocement vaincue, quelles angoisses ne lui avait-il pas infligées ? Pour ressusciter une foi depuis longtemps engourdie, à quels stimulants n’avait-il pas dû recourir ? Humilier cette âme, attiser en elle le remords, la crainte d’un châtiment sans fin, approfondir secrètement sa blessure, pour que de la douleur pût jaillir une espérance nouvelle, pour que l’excès même de cette douleur livrât à l’illusion l’esprit désormais sans défense.

Les paroles de Lortal sur les desseins secrets et la politique du prêtre ne m’avaient pas fait une grande impression. J’étais beaucoup plus vivement frappé par cette redoutable diplomatie qui engageait les âmes dans les voies du Seigneur et les engluait pieusement dans ses lacs. Grâce à quelles recherches subtiles le grand vicaire s’était-il rendu maître du secret de Mathilde ? Par quelles pressions ingénieuses lui avait-il arraché un aveu ? Par quelles menaces, quelles violences peut-être ? Une fois l’âme gagnée aux divines consolations, que ne devait-on attendre d’elle ? Terrible appât pour un cœur blessé. « Je suis moi aussi un pêcheur d’âmes », pouvait dire Doublemaze, car il avait amorcé sa proie avec une cruelle science.

L’ombre du prêtre s’allongeait sur le drap jonché de lys moribonds.

Cette révolte qui soudain frémit dans les profondeurs de mon être, ce n’était point le spectacle de la mort destructrice de jeunesse et de beauté, qui la faisait surgir. Sa fatalité aveugle et sa royauté sans limites ne me permettaient que de courber la tête. Mais ceux qui ont fait d’elle une puissance de mensonge ne méritaient-ils pas ma colère ?

Mes yeux se reportèrent sur cette chambre où j’avais vu Mathilde pour la dernière fois, le livre de la Terreur et de la Vengeance ouvert à son chevet. A quelles luttes mystérieuses, à quels déchirements ces murs n’avaient-ils pas assisté ? Mathilde avait sans doute cherché dans le livre un aliment de paix. Le superbe torrent des images bibliques l’avait entraînée, en une course folle, vers le renoncement d’abord, puis vers l’oubli et vers l’extase. Au fond, l’effort de Doublemaze avait été médiocre ; sa tâche, facile. Le vicaire n’avait eu qu’à suivre, pesant avec art tantôt sur un levier, tantôt sur un autre : orgueil, amour, crainte, poésie du sacrifice et de la mort. Les Prophètes, avec leur lyrisme impérieux, l’Évangile ruisselant de pitié, avaient fait le reste.

Auprès de moi, je frôlai l’ombre agenouillée de mon ami. Lortal était aussi immobile que le soir où je l’avais vu contempler, assis au bout de la chaise-longue, le visage de plus en plus changé de l’Amazone.

— O Mathilde, murmurai-je, — et ce fut ma seule prière — on vous a trompée !


Quant à Miromps, personne, même son domestique, ne réussit à le voir.

XXVI

Lortal quitta Saint-Julien, le lendemain de l’enterrement. Il n’avait pas séjourné au collège durant ces dernières et douloureuses journées. Je ne l’avais pas vu depuis la catastrophe. La veille de son départ, j’appris par la sœur lingère qu’on préparait ses bagages. Cette nouvelle, comme celle de la mort de Mathilde, je l’attendais. Lortal ne pouvait rester ici. Il avait traversé ma vie en y laissant une trace si profonde que son souvenir était désormais l’inséparable compagnon de mon adolescence. Mais je savais bien qu’il n’était qu’un passant et que ni moi, ni personne au monde ne serions plus qu’une halte sur son chemin. Et voici que l’heure était venue. L’aventureux camarade, au carrefour de nos routes, me ferait un signe d’adieu, puis tournerait son visage et ses pas vers l’horizon.

Il vint dans la cour, comme nous sortions de classe, vêtu de deuil. En ces quelques jours il avait vieilli. Ce fut un autre Lortal qui m’apparut, ce matin d’hiver, un Lortal bien différent de l’adolescent que j’avais vu descendant la pente de la terrasse, un soir d’automne déjà lointain. Sa poignée de main me fit mal.

Il salua Mirepuy qui lui donna l’accolade, et me pria de l’accompagner jusqu’à la porte. Gerboux et Testard se promenaient ensemble. Lortal se contenta de soulever son chapeau. Gerboux fit une inclinaison de tête et cligna de l’œil derrière ses bésicles. Testard, gêné, rendit le salut ; puis, comme nous nous éloignions, il accourut, laissant son collègue qui haussait les épaules.

— Monsieur Lortal, dit-il, il y a eu des malentendus entre nous, ne nous quittons pas en ennemis.

— Je ne garderai pas un mauvais souvenir de vous, monsieur l’abbé, répondit Lortal en prenant la main tendue.

J’ai beaucoup pardonné à Testard pour ce geste. Nos relations s’améliorèrent : l’ancien tyran et l’ancien rebelle ne survécurent pas à cette minute.

J’accompagnai Lortal jusqu’au parloir. Sur le seuil, un commissionnaire l’attendait avec sa malle. Je compris alors que c’en était bien fini. L’angoisse de la séparation m’étreignit si fort que des larmes montèrent à mes yeux. Sans mon ami, la route m’apparaissait infinie et désolée. Lui seul avait pu susciter les mirages qui font la marche douce et dissipent la lassitude.

Il m’embrassa.

— Paul, me dit-il, je ne sais ce que l’avenir nous réserve. Mais ne prenez jamais mon silence pour de l’oubli.

Pourquoi abandonnait-il ainsi le « tu » de notre amitié ? Ce « vous » de la dernière heure marquait-il que déjà nous étions étrangers ? Il me sembla découvrir, sous l’aile sombre du chapeau, dans les yeux de mon ami, le Lortal redouté, l’inaccessible.

Il sourit et tout bas :

— Je ne t’oublierai pas, murmura-t-il en dénouant mon accolade.

J’aurais voulu le retenir, lui dire enfin ce qu’il avait été pour moi, lui, l’Éveilleur ! Mais les mots m’auraient trahi…

La porte claqua sur le vide de ma vie.


Ainsi je laisse, l’une après l’autre, retomber dans les limbes de ma mémoire, les figures que j’en ai évoquées au cours de ces pages, pour l’amère volupté du souvenir. Voici que je touche au seuil ensoleillé de ma jeunesse. Les souffles du large vont balayer l’amas des brumes. L’aube pointe. C’est une irradiation lente derrière la colline : un trait de feu qui jaillit, un bruissement de feuilles, un pépiement d’oiseau. Et quelle autre musique que les murmures de la forêt rendrait cette innombrable attente de l’aurore !

Toutefois, Lortal parti, la solitude me fut pesante. L’affection de Saint-Alyre, si délicat pourtant, ne remplaçait pas la mûrissante amitié du disparu. Lortal m’écrivit deux ou trois fois, pendant les trois mois qui suivirent son départ, mais ces lettres ne reflétaient guère sa vraie vie. Il me parlait de Paris, de ses études, de ses relations qui se multipliaient, de son goût des voyages. A travers ces lignes je déchiffrais l’oubli fatal. Tout d’abord, je me révoltai. Puis la résignation se fit et j’acceptai l’idée de l’oubli, comme j’avais accepté l’idée de la mort, compagnes inséparables de nos jours.

Cependant, Mathilde morte occupa mon esprit. A tort ou à raison, je crus deviner que Lortal n’entretenait pas assez scrupuleusement en lui la flamme de cette mémoire. Cette infidélité à une morte, c’est à moi qu’il appartenait de la réparer. J’aimai pour lui, comme j’avais aimé à travers lui. Et ce fut une délectation apparemment morbide en compagnie d’une ombre ; en réalité, dernier fantôme suscité par le sourd travail de l’Être. C’est la vie, dont l’appel encore mal entendu m’égare vers la mort. Mathilde ne quitte pas ma pensée. Je lui offre l’hommage quotidien d’un amour d’autant plus glorieux qu’il semble plus purement spirituel. Je n’ai pas encore désappris l’humiliation des sens, telle que m’enseigna à la pratiquer la religion de mon enfance. J’ai d’abord aimé Dieu avec une ferveur dont la sensualité secrète m’échappait : maintenant j’aime une morte ; je n’aime encore qu’une image née de moi.

Les jours d’hiver passent, éclairés par la tremblante lueur des souvenirs.

Je revois ma petite classe de philosophie, si recueillie, si attentive à la parole de Mirepuy. Le poêle rougit à mesure que l’ombre se fait plus dense. Un vitrail de givre filtre un dernier rayon. Nous nous exerçons gravement, presque religieusement, au grand jeu de l’esprit. Heures de tiède incubation ! Jeunes visages attentifs tournés vers l’inconnu !

D’un regard, je cherche la place de l’absent.

XXVII

Pâques approchait et le printemps.

Les élections mettaient Aubenac en effervescence. Les murs se couvraient d’affiches multicolores. Sur un nombre incalculable d’entre elles on pouvait lire en capitales éclatantes :

MIROMPS DE ROCHEBUQUE
Républicain modéré.

La fortune de Miromps devait lui assurer les suffrages de la bourgeoisie aubenacoise bien pensante et fort timorée quant à ses rentes. Quant au qualificatif de « modéré » — si justement choisi et probablement pas par lui-même — c’était l’étiquette d’opinions indéfinissables pour le moment et qui s’affirmeraient sans doute avec plus de précision, les bulletins une fois sortis des urnes. Je ne sais si Césaire-Auguste se donnait la peine d’être autre chose qu’un instrument entre des mains habiles et puissantes. Je ne l’avais pas revu depuis la mort de Mathilde qui l’avait accablé. Le chanoine Doublemaze ne le quittait plus. Le grand vicaire avait bien manœuvré cet homme dont la vie entière n’avait été qu’une série de rétablissements à la force du poignet, qu’une course farouche à l’argent et qui était venu tard à l’amour, pour sa ruine. De cet aventurier, jadis capable de toutes les audaces, aujourd’hui vidé de sa force, Doublemaze avait fait un « modéré ». Beau triomphe. Césaire-Auguste avait délié les cordons de sa bourse. On pouvait voir, encastrée dans la façade d’une maison neuve, sur le Cours, une plaque de marbre noir gravée de lettres d’or : « Le Laboureur, Société de crédit agricole. Capital anonyme de… ». Comment cette rude argile de mécréant avait-elle fondu dans les mains potelées du chanoine ? Par quels persévérants efforts, quelle pesée continue sur une âme tardivement ouverte à la tendresse, Doublemaze était-il parvenu à modeler sa volonté ? Mystère de la maison déserte, des soirs de solitude, des chambres où flotte encore une présence. La mort avait aidé aux desseins du chanoine. Miromps, peu à peu, s’était livré au prêtre. Sans doute, après une carrière dont les ressauts avaient exigé des muscles impitoyablement bandés, goûtait-il la jouissance d’abandonner enfin sa volonté entre des mains étrangères.

L’hôtel de la rue Jaladis était animé à nouveau par ses habitués. De nombreux ecclésiastiques y étaient priés à dîner. Mlle Dubois de Louvrezac tenait avec dignité le ménage de Césaire-Auguste. La chambre de Mathilde avait été fermée et Miromps en conservait la clef. Quant au pavillon, l’ancien atelier devenu l’oratoire de l’Amazone, il servait maintenant de fruitier. Je tins ces détails du grand laquais. Ce n’est pas sans tristesse que je revis sur le seuil les cariatides aux bras noueux, le Jour et la Nuit, ployées sous le cintre massif comme sous le faix du destin des hommes.

Une lettre de ma mère m’annonça le mariage d’Édith Jouvelin avec le Dr Horace Milondré. La cérémonie avait eu lieu dans l’intimité. Le couple se fixerait à Aubenac, dans la maison du docteur. Édith viendrait habiter la vieille maison et le jardin invisible où jadis, certaine nuit d’été, la belle madame Dormain s’était mise toute nue. Je la méprisais d’avoir élu ce bellâtre imbécile et mon humeur était d’autant plus âcre qu’elle était mélangée de colère, d’humiliation et de regret.

Ce fut un jeudi d’avril que je reçus la lettre de ma mère. J’étais libre jusqu’au dîner. Je profitai de ma sortie pour aller jusqu’à l’hôtel Miromps. Ensuite je passai devant la maison de Milondré, poussé par le besoin de m’égratigner le cœur. Des peintres, juchés sur des échelles, nettoyaient la façade et peignaient les volets. Le jardinier sarclait les allées encombrées d’herbes folles. On préparait le retour des époux.

Un vent chaud soulevait une fine et désagréable poussière, le long des rues caillouteuses. Froissant dans ma poche la lettre légèrement ironique de ma mère, je considérai les murs qui abriteraient désormais Nourmahal — non, pas Nourmahal, une autre femme : Nourmahal n’existait plus.

Puis je me remis en route. Le temps était orageux. Mes oreilles bourdonnaient, mes tempes battaient, mes mains me paraissaient brûlantes. Fièvre de printemps. En même temps, une torpeur ouatait mes pensées et mes mouvements. J’allais au hasard des rues, la tête trop lourde, les jambes molles et l’esprit à la dérive.

Je m’égarai ainsi dans le quartier voisin de la gare. Faubourg sordide, plus hideux encore sous ce ciel cru et cette acide clarté d’avril. De petites fabriques, accroupies au milieu de terrains vagues, rongés de lèpre, soufflaient des fumées sales. Un âne râpé rongeait des chardons parmi des tas d’ordures et des tessons de bouteilles. Une locomotive en manœuvre déchirait à coups de sifflet la percale fade de l’azur. Je crus reconnaître — mais c’était un souvenir effacé, une réminiscence irréelle — le quartier où Lortal et moi nous étions perdus, le décor enfin de la grande aventure.

Alors une image se planta devant mes yeux. Je fus sans défense devant elle. Mes genoux tremblaient ; je sentis au creux de l’estomac un nœud qui m’étouffait ; ma gorge se contractait ; mon palais était sec. J’étais dominé par une impulsion obscure, tyrannique, à laquelle il fallait, coûte que coûte, obéir. Et j’allais, automatiquement, comme un homme halluciné ou ivre, dans la direction prescrite par l’image.

Que voyais-je ?

Une vitre voilée d’une taie rouge.

La rouge enseigne, surgie au cœur brumeux de la nuit, l’an passé, me lancinait. Une force me poussait en avant : marche, marche donc. J’entendais un rire dans ma nuque.

Le soleil frappait droit l’infâme carreau, comme une flaque de vin. Sur la porte on lisait : Café des Mobiles, en lettres jaunes. C’est là qu’il faut entrer. Et j’entre. Le bec de cane poisse ma paume. Ouf ! la porte s’est refermée. La salle est vide et fraîche. Des taches de soleil dansent sur les tables de zinc vert, maculées, sur un comptoir chargé de bouteilles et papillotant d’étiquettes. Personne. Je m’assieds, je m’éponge. Il fait bon. Ma fièvre passe. Je la sens couler sous ma peau. Un coq chante au dehors. Il flotte une vapeur d’anciennes absinthes.

Éraillée, traînant du fond des âges, j’ai reconnu la voix.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

L’hôtesse est devant moi, énorme. La lèvre inférieure pend comme une viande à l’étal. Les yeux clignotent. Les seins tremblent sous une chemise à pois ; les aisselles arrondissent des taches de sueur.

— Un bock !

La femme se dirige vers un escalier en vis et appelle :

— Alice, descends. Y a quelqu’un !

Des pas. Alice est vêtue d’un sarrau d’ouvrière. Le visage est étroit, dur et jaune. Sans son fard elle aurait l’air d’une personne sévère, d’une institutrice. Le maquillage maladroit s’arrête au cou ; un ruban de velours dissimule mal la tranche grisâtre.

Elle s’assied en face de moi, croise les jambes. Je découvre sous le sarrau un bas à jour et une jarretière écarlate.

— Qu’est-ce que tu paies ! Hé, là-bas, apporte une bénédictine.

Elle boit à petits coups, puis me tend sa bouche poissée d’alcool.

— On va monter, hein ?

Les yeux ont un éclat vert qui commande. Ils s’allument et s’éteignent, brefs, comme des phares sur la mer grise. Dans la face sérieuse, le trait des lèvres peintes ouvre un sillon violent et sombre. Mon dégoût cède à cette suggestion. Elle gravit l’escalier, relevant sa blouse noire jusqu’aux cuisses nues.

Ascétique, la chambre : un lit de fer, une cuvette, un savon rose.

Elle se couche sur le lit, tout habillée, impérieuse.

— Viens !

Je m’approche, sans désir, de ce corps voilé de noir. Mais je suis résigné, soumis. C’est la femme qui ordonne.

— Combien me donneras-tu ?… Non, je ne me déshabillerai pas. Pour qui me prends-tu ?… Allons, dépêche-toi.

Assis au bord du grabat, je prends ma tête à pleines mains.

— Idiot ! Approche-toi, quoi ?… Hein ! tu dis… la première fois !… Non, c’est une chance !

Et, brutale, passant ses deux bras autour de mon cou, elle me renverse dans l’odeur froide de la lustrine…

Ce seuil franchi, le ricanement de la mégère derrière la vitre, le faubourg où rôdent les chats galeux le long des murs écaillés de salpêtre… Il me semble qu’un signe de honte attire sur moi l’attention des passants. Est-ce donc ainsi que tous les jeunes hommes apprennent l’amour ? J’éprouvais une grande humiliation dans mon corps et le désir de pleurer.

L’ombre rampait déjà à travers les massifs du jardin public quand je le traversai pour rentrer à Saint-Julien. Une brise plus fraîche apportait une odeur de bourgeons et de résine. Un piano — l’inévitable piano des soirs de province — suffit à immortaliser dans ma mémoire la mélancolie de cette heure. Il suffit parfois d’une ritournelle pour qu’une douleur ne s’oublie point. Je m’assis sur un banc de pierre. Mes larmes coulaient. Je pleurais sur moi, sur le bonheur manqué, sur la désillusion — et aussi sur le visage fardé, triste et violent d’une pauvre putain de cabaret.

Puis, je regagnai le collège d’où j’étais sorti, pur.

XXVIII

— Adieu, Paul, me dit, sur le seuil de son cabinet, l’abbé Fourmeliès. J’espère que vous n’oublierez pas votre collège et votre vieux Supérieur. Non, vous ne l’oublierez pas. L’homme mûr vit de son adolescence. Et peut-être regretterez-vous ce temps ?

— Je regretterai toujours votre affectueuse direction, répondis-je.

— Vous regretterez cette époque qui marque le passage de l’enfance à la jeunesse. Vous la regretterez parce que c’est celle de l’attente et que l’attente, au fond, c’est ce qu’il y a de meilleur dans la vie.

— Je ne le crois pas encore, répliquai-je, monsieur le Supérieur.

Il sourit.

— Tant mieux ! Nous avons essayé de faire de vous un bon chrétien. Vous avez de grandes qualités, mon cher Paul, vous avez toutes les flammes, tous les enthousiasmes de la jeunesse ; j’attends beaucoup de votre intelligence. Mais je me demande parfois si vous êtes bien armé pour la lutte. Je me demande aussi si nous, vos maîtres, ne sommes pas responsables de cette faiblesse. Souvent, je me reproche d’avoir adouci pour vous et vos camarades les préceptes de l’éducation qui m’avaient été appliqués dans mon enfance et qui faisaient des croyants et des hommes énergiques. Trop de sensibilité, trop d’esthétique dans la religion, aujourd’hui. Pas assez de discipline, pas assez de dogme ! Est-ce notre faute ? Est-ce la faute des temps qui ont amolli les âmes ? Croyez-moi, endurcissez-vous, mon cher fils.

Je pris congé de l’abbé Fourmeliès sans lui révéler que, depuis quelques mois, la foi ne tenait plus à mon cœur, sinon par de douloureux lambeaux. D’un dernier regard, j’embrassai la pièce où les livres luisaient de leurs fers, miroitaient de leurs cuivres fauves, le grand crucifix d’ébène, le rideau de tapisserie qui cachait l’entrée de la cellule, nue et blanche, où dormait le prêtre, où j’avais attendu un soir de remords et de désespoir. Toute cette vie de recueillement, d’étude et de prière passa devant mes yeux. Un instant encore, je contemplai la haute figure de l’abbé Fourmeliès. Il était debout, sur le seuil, les bras croisés. Il y avait tant de sérénité sur le maigre visage, dans ces yeux gris aux sourcils embroussaillés, que je murmurai au dedans de moi-même :

— N’est-ce pas ainsi qu’il faudrait vivre ?


J’avais passé avec succès les dernières épreuves du baccalauréat. Ma valise à la main, non sans mélancolie, je franchis la porte de Saint-Julien.

Je me dirigeai vers la gare. La chaleur de juillet avait été torride. Sur le cours, dans le jardin public, le mouvement reprenait. Aubenac émergeait du néant des siestes. Des ombrelles blanches bougeaient dans les feuillages. Les terrasses des cafés, soigneusement arrosées, se peuplaient de clients ; une vapeur de terre mouillée et d’absinthe fraîche enveloppait les tables sonores de soucoupes et de verres. Cette animation m’était d’autant plus agréable que je m’y sentais étranger : je partais. Devant le Café du Commerce, sous la toile de coutil blanc rayé de rouge, j’aperçus, en complet clair et chapeau de paille, le Dr Horace Milondré et, auprès de lui, le buisson ardent de ses cheveux flambant sous un feutre gris, Édith. Ils bâillaient, à deux, devant des orangeades, couple las. Cette dernière image allégea singulièrement l’instant de mon départ.

Je devais, pour me rendre chez mes parents, quitter le réseau pour une ligne transversale. La station d’embranchement était déserte. Onze heures du soir. Un employé désabusé m’apprit que j’avais manqué ma correspondance et qu’il me fallait faire la route à pied ou attendre le train suivant à neuf heures du matin. Je résolus de partir à pied… J’arriverais à l’aube.

La route s’élevait entre des collines boisées, couvrant de lacets blancs l’ombre épaisse des talus et des arbres. Qui n’a pas accompli quelqu’une de ces marches nocturnes dans une contrée solitaire ne peut imaginer de quelles innombrables rumeurs est fait le silence des nuits. L’air était frais ; mais des bouffées tièdes s’élevaient encore de la terre surchauffée par le jour. De lourds nuages roulaient au bas du ciel piqué de rares étoiles. Le crissement des grillons vrillait l’espace invisible, sorti de chaque touffe, de chaque motte, de chaque sillon. Dans les taillis, au bord de la route, c’étaient des glissements, des frôlements obscurs écartant les branches et les feuilles, le craquement sec d’une branche, un pas feutré : tous ces bruits décelaient une présence.

Je marchais, guidé par le rayonnement de la route. Parfois une galopade ténébreuse, un éboulement, un sifflement léger m’oppressaient d’une vague inquiétude. J’écoutais. Je m’arrêtais. C’était tantôt comme une respiration, tantôt comme un pas attaché aux miens. La présence animait l’immobile, donnait mille voix au silence, mille formes à l’obscurité. De toutes parts, j’étais en contact avec un Être. Il n’y avait là rien de menaçant et pourtant j’éprouvais une crainte vague, cette panique qui saisit l’homme seul à seul avec la nature, avec l’inlassable et sourd travail de la vie.

Un sentiment plus profond, une émotion plus immédiate que ce que j’avais pu éprouver jadis, dans la pénombre des églises, m’envahissait. N’était-ce pas un sentiment du même ordre ? Tout ce qui tend à absorber l’individu dans l’univers et la création perpétuelle est d’ordre religieux. Mais la forêt vivante était plus religieuse que la forêt mystique. La présence qui pesait sur moi était, non plus celle d’un Dieu trop humain, mais la présence réelle de la vie. Elle était là, autour de moi, bruissante, dissimulée dans le plus humble atome, glissant dans les plus infimes vaisseaux et prête à soulever des montagnes, à déchaîner les tourbillons et les vagues monstrueuses, à ordonner le chaos. La vie ! Ce mot sonnait en moi comme une fanfare.

Un signe pourpre surgit par-dessus l’épaule noire de la colline. Le vent devint aigre et siffla dans le repli de la vallée, pour annoncer l’éveil. Les arbres encore gonflés d’ombre s’emplirent de pépiements et de froissements d’ailes. La voûte des feuillages, effleurée d’une frange d’aube, frémissait comme un flot frappé par la lune. Une lumière souterraine touchait un arbre, un clocher, une mare et tirait du néant l’une après l’autre les formes qu’elle façonnait de ses rayons. Un village surgit du gouffre, avec ses toits bleus de nuit et ses murs obliquement frappés de rose auroral. Des peupliers effilochaient de leurs aiguilles frêles les écheveaux de brume enroulés autour de leurs branches.

Ma maison apparut.

Mon âme participait au grand éveil des choses et l’aube se levait en moi, comme elle se levait sur la forêt et sur la plaine. Mes yeux recueillaient la splendeur du monde naissant ; ma bouche aspirait l’âpre souffle du matin. Pour mieux jouir de cet instant, je m’appuyai au tronc d’un arbre, compagnon robuste. Le passé s’évanouissait, comme les brumes dans les vallées. Les années de collège, les maîtres, les amis et jusqu’à cette chère figure, Mathilde, tout cela n’était plus qu’un cortège d’ombres prêtes à céder à la clarté de l’aube. La souillure de mon corps était lavée ; j’étais sain et fort ; j’allais vivre.

Je sentis que de moi tombaient les lourdes chaînes de la Peur, du Péché, de l’Angoisse divine. De ce sommet, safrané de crépuscule matinal, la voix du Tentateur ne suscitait plus, par delà la forêt, par delà les horizons terrestres, les troublants mirages d’éternité. Je compris que la vérité ne reposait plus dans les mystiques futaies de pierre, mais dans la lumière et la réalité des jours.

Je compris que, dans le temps qui nous est donné, il faut rassembler en soi la beauté éparse aux moindres parcelles du monde, spectateur irrassasié d’un jour. Je compris que la loi n’était pas celle que l’on m’avait enseignée, loi de douleur et d’expiation, loi de la chair mutilée et de l’esprit morose. La loi était autre : s’épanouir selon sa force, donner toute sa fleur et prendre toute sa part de l’universelle joie et de l’universelle douleur, se réjouir de n’être, dans l’enchaînement des effets et des causes, rien de plus qu’un fil d’herbe ployé par le vent, mais nourri des sucs profonds de la terre.

Et je compris aussi que, seule du petit monde d’autrefois, une figure demeurait : la tienne, mon compagnon. Elle n’appartenait pas au passé ; elle restait vivante ; elle se prolongeait sur l’avenir.

C’est toi qui détenais la clef des vergers merveilleux dont je rêvais maintenant de mordre tous les fruits. Tu l’avais entr’ouverte, cette porte, à mon regard d’adolescent, et le mirage par toi suscité avait remplacé les songes anciens de mon enfance.

Toujours je me souviendrai de cette main que tu posas sur mon épaule, un soir de pluie, de vent et d’amertume.

Lortal, je ne sais déjà plus ce qu’il y a de réel dans le personnage que j’ai fait de toi. Compagnon fuyant ou sincère, chatoyant égoïste, esprit amer, cœur inquiet, que reste-t-il du jeune homme correct, vêtu de gris, qui m’apparut, le soir d’une rentrée lointaine ? Que reste-t-il, sinon l’inflexion d’une voix cruelle et tendre, mêlée pour jamais au sourd bruissement de mes pensées ?

Mais l’adieu que j’adresse à mon adolescence se perd dans la symphonie aurorale. Par-dessus la forêt, bondée de sèves et de forces, surgit, comme l’épaule d’un plongeur qui remonte des abîmes, une aube, ordonnatrice…

Le soleil se levait.

FIN

Impr. Artistique « Lux », 131, boulevard Saint-Michel, Paris.