Title: Le Double Jardin
Author: Maurice Maeterlinck
Release date: November 24, 2021 [eBook #66817]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
MAURICE MAETERLINCK
QUATRIÈME MILLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1904
Tous droits réservés.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
Le Trésor des Humbles (17e mille). (Mercure de France) | 3 fr. 50 |
La Sagesse et la Destinée (20e mille). (Fasquelle, édit.) | 3 fr. 50 |
La Vie des Abeilles (25e mille). (Fasquelle, édit.) | 3 fr. 50 |
Monna Vanna, pièce en 3 actes (24e mille). (Fasquelle, édit.) | 2 fr. » |
Joyzelle, pièce en 5 actes (10e mille). (Fasquelle, édit.) | 3 fr. 50 |
Le Temps Enseveli (14e mille). (Fasquelle). | 3 fr. 50 |
Théâtre. (Lacomblez, éditeur à Bruxelles, Belgique.) 3 vol. à | 3 fr. 50 |
L’Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbrœck l’Admirable, traduit du flamand et précédé d’une Introduction. (Lacomblez, édit.) | 5 fr. » |
Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, traduits de l’allemand et précédés d’une Introduction. (Lacomblez, édit.) | 5 fr. » |
Serres Chaudes (poésies). (Lacomblez, édit.) | 3 fr. » |
Album de douze chansons. (Stock, édit.) | 10 fr. » |
Paris. — L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette. — 7172.
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
25 exemplaires numérotés
sur papier de Hollande
et 10 exemplaires numérotés
sur papier du Japon.
A MON AMI
CYRIEL BUYSSE
M. M.
LE DOUBLE JARDIN
J’ai perdu ces jours-ci un petit bouledogue. Il venait d’accomplir le sixième mois de sa brève existence. Il n’a pas eu d’histoire. Ses yeux intelligents se sont ouverts pour regarder Le monde et pour aimer les hommes, puis se sont refermés sur les secrets injustes de la mort.
L’ami qui me l’avait offert lui avait donné, peut-être par antiphrase, le nom assez imprévu de Pelléas. Pourquoi l’aurais-je débaptisé ? Un pauvre chien aimant, dévoué et loyal déshonore-t-il un nom d’homme ou de héros imaginaire ?
Pelléas avait un grand front bombé et puissant, pareil à celui de Socrate ou de Verlaine ; et sous un petit nez noir et ramassé comme une affirmation mécontente, de larges babines pendantes et symétriques faisaient de sa tête une sorte de menace massive, obstinée, pensive et triangulaire. Il était beau comme un beau monstre naturel qui s’est strictement conformé aux lois de son espèce. Et quel sourire d’obligeance attentive, d’innocence incorruptible, de soumission affectueuse, de reconnaissance sans bornes et d’abandon total illuminait, à la moindre caresse, cet adorable masque de laideur ! D’où émanait-il, au juste, ce sourire ? Des yeux ingénus et attendris ? des oreilles dressées vers les paroles de l’homme ? du front qui se déridait pour comprendre et aimer, des quatre dents minuscules, blanches et débordantes, qui sur les lèvres noires rayonnaient d’allégresse, ou du tronçon de queue qui, brusquement coudé, selon la coutume de la race, s’évertuait à l’autre extrémité pour attester la joie intime et passionnée qui remplissait un petit être heureux de rencontrer une fois de plus la main et le regard du dieu auquel il se livrait ?
Pelléas était né à Paris, et je l’avais emmené à la campagne. De bonnes grosses pattes, informes et pas encore figées, portaient mollement par les sentiers inexplorés de sa nouvelle existence sa tête énorme et grave, camuse et comme alourdie de pensées.
C’est qu’elle commençait, cette tête ingrate et un peu triste, pareille à celle d’un enfant surmené, le travail accablant qui écrase tout cerveau au début de la vie. Il lui fallait, en moins de cinq ou six semaines, faire pénétrer et organiser en elle une représentation et une conception satisfaisantes de l’univers. L’homme, aidé de toute la science de ses aînés et de ses frères, met trente ou quarante ans à esquisser cette conception ou plutôt à entasser autour d’elle, comme autour d’un palais de nuages, la conscience d’une ignorance qui s’élève ; mais l’humble chien doit la débrouiller seule en quelques jours ; et cependant, aux yeux d’un dieu qui saurait tout, n’aurait-elle pas à peu près le même poids et la même valeur que la nôtre ?…
Il s’agissait donc d’étudier la terre que l’on peut gratter et creuser, et qui parfois recèle de surprenantes choses : vers de terre et vers blancs, taupes, mulots, grillons ; il s’agissait de jeter vers le ciel, qui n’a pas d’intérêt puisque rien n’y est comestible, un seul regard qui le supprime une fois pour toutes ; de reconnaître l’herbe, l’herbe admirable et verte, l’herbe élastique et fraîche, champ de courses et de jeux, couche bienveillante et sans bornes où se cache le bon chiendent utile à la santé. Il s’agissait encore de faire pêle-mêle, des milliers de constatations urgentes et curieuses. Il fallait, par exemple, sans autre guide que la douleur, apprendre à calculer l’élévation des objets du haut desquels on peut s’élancer dans le vide, se convaincre qu’il est vain de poursuivre les oiseaux qui s’envolent, et qu’on ne peut grimper aux arbres pour y rattraper les chats qui vous conspuent ; distinguer les nappes de soleil, où le sommeil est délicieux, des flaques d’ombre où l’on grelotte ; remarquer avec stupéfaction que la pluie ne tombe pas dans les maisons, que l’eau est froide, inhabitable et dangereuse, tandis que le feu est bienfaisant à distance, mais terrible de près ; observer que les herbages, la cour des fermes et parfois les chemins sont hantés de gigantesques créatures pourvues de cornes menaçantes, monstres peut-être débonnaires, en tout cas silencieux, qu’on peut flairer assez indiscrètement sans qu’ils s’en formalisent, mais qui ne livrent pas leur arrière-pensée ; éprouver, à la suite d’expériences humiliantes et pénibles, qu’il n’est pas permis d’obéir indistinctement à toutes les lois de la nature dans la demeure des dieux ; reconnaître que la cuisine est le lieu privilégié et le plus agréable de cette demeure divine, bien qu’on n’y puisse séjourner à cause de la cuisinière, puissance considérable mais jalouse ; s’assurer que les portes sont des volontés importantes et capricieuses qui parfois mènent à la félicité, mais qui le plus souvent, hermétiquement closes, muettes et rigides, hautaines et sans cœur, restent sourdes à toutes les supplications ; admettre, une fois pour toutes, que les biens essentiels de l’existence, les bonheurs incontestables, généralement emprisonnés dans les marmites et les casseroles, sont inaccessibles ; savoir les regarder avec une indifférence laborieusement acquise, s’exercer à les ignorer en se disant qu’il s’agit là d’objets probablement sacrés, puisqu’il suffit de les effleurer du bout d’une langue respectueuse pour déchaîner, magiquement, la colère unanime de tous les dieux de la maison…
Et puis, que penser de la table sur laquelle se passent tant de choses qu’on ne peut deviner ? des fauteuils ironiques où il est défendu de dormir, des plats et des assiettes qui ne contiennent plus rien lorsqu’on vous les confie ? de la lampe qui chasse les ténèbres, et de l’âtre qui met en fuite les jours froids ?… Que d’ordres, que de dangers, que de défenses, que de problèmes, que d’énigmes qu’il faut classer dans la mémoire surchargée !… Et comment concilier tout cela avec d’autres lois, d’autres énigmes plus vastes et plus impérieuses, qu’on porte en soi, dans son instinct, qui surgissent et se développent d’heure en heure, qui viennent du fond des temps et de la race, envahissent le sang, les muscles et les nerfs, et s’affirment soudain plus irrésistibles et plus puissantes que la douleur, l’ordre même du maître et la crainte de la mort ? Ainsi pour ne citer que cet exemple, lorsque l’heure du sommeil a sonné pour les hommes, on s’est retiré dans sa niche, entouré des ténèbres, du silence et de la solitude formidable de la nuit. Tout dort dans la maison du maître. On se sent très petit et très faible en présence du mystère. On sait que l’ombre est peuplée d’ennemis qui se glissent et attendent. On suspecte les arbres, le vent qui passe et les rayons de lune. On voudrait se cacher et se faire oublier en retenant son souffle. Pourtant il faut veiller ; il faut, au moindre bruit, sortir de sa retraite, affronter l’invisible et troubler brusquement le silence imposant des étoiles au risque d’attirer sur soi seul le malheur ou le crime qui chuchote. Quel que soit l’ennemi, fût-il l’homme, c’est-à-dire le frère même du dieu qu’il s’agit de défendre, il faut l’attaquer aveuglément, lui sauter à la gorge, planter des dents, peut-être sacrilèges, dans de la chair humaine, oublier les prestiges d’une main et d’une voix pareilles à celles du maître, ne jamais se taire, ne jamais fuir, ne jamais se laisser tenter ni corrompre, et, perdu dans la nuit sans secours, prolonger l’alarme héroïque jusqu’au dernier soupir. Voilà le grand devoir légué par les ancêtres, le devoir essentiel et plus fort que la mort, que la volonté même et la colère de l’homme ne peuvent rebuter. C’est toute notre humble histoire liée à celle du chien dans nos premières luttes contre tout ce qui respirait ; c’est toute cette humble et effrayante histoire, qui renaît chaque nuit dans la mémoire primitive de notre ami des mauvais jours. Et quand, dans nos demeures plus sûres, il nous arrive de le punir d’un zèle intempestif, il nous lance un regard de reproche étonné, comme pour nous signifier que nous sommes dans l’erreur, et que, si nous perdons de vue la clause capitale du pacte d’alliance qu’il a fait avec nous au temps où nous habitions les cavernes, les forêts et les marécages, il y reste fidèle malgré nous et demeure plus près de la vérité éternelle de la vie qui est pleine d’embûches et de forces hostiles.
Mais que de soins et que d’études pour arriver à remplir sagement ce devoir ! Et qu’il s’est compliqué depuis le temps des grottes silencieuses et des grands lacs déserts ! C’était si simple, alors, si clair et si facile ! L’antre solitaire s’ouvrait au flanc du mont, et tout ce qui s’avançait, tout ce qui remuait à l’horizon des plaines ou des bois, était l’ennemi indubitable !… Mais aujourd’hui, on ne sait plus… Il faut se mettre au courant d’une civilisation qu’on désapprouve, avoir l’air de comprendre mille choses incompréhensibles… Ainsi, il paraît évident que désormais le monde entier n’appartient plus au maître, que sa propriété consent à d’inexplicables limites… Il est donc tout d’abord nécessaire qu’on sache exactement où commence et où finit le domaine sacré. Que doit-on tolérer, que faut-il interdire ? — Voilà la route où tout le monde, le pauvre même, a le droit de passer. Pourquoi ? — On n’en sait rien ; c’est un fait qu’on déplore mais qu’on doit accepter. Heureusement, par contre, voici le beau sentier, le sentier réservé, que nul ne peut fouler. Ce sentier est fidèle aux saines traditions ; il importe de ne pas le perdre de vue ; c’est par lui que les problèmes difficiles font leur entrée dans l’existence quotidienne. Voulez-vous un exemple ? — On dort tranquillement dans un rai de soleil qui recouvre de perles mouvantes et folâtres le seuil de la cuisine. Les pots de porcelaines s’amusent à se pousser du coude et à se bousculer au bord des tablettes garnies de dentelles de papier. Les casseroles de cuivre jouent à éparpiller des taches de lumière sur les murs blancs et lisses. Le fourneau maternel chantonne doucement en berçant trois marmites qui dansent avec béatitude, et par le petit trou qui éclaire son ventre, pour narguer le bon chien qui ne peut approcher, lui tire constamment une langue de feu. L’horloge, qui s’ennuie dans son armoire de chêne en attendant qu’elle sonne l’heure auguste du repas, fait aller et venir son gros nombril doré, et les mouches sournoises agacent les oreilles. Sur la table éclatante reposent un poulet, un lièvre, trois perdreaux, à côté d’autres choses qu’on appelle fruits ou légumes : petits pois, haricots, pêches, melons, raisins, et qui ne valent rien. La cuisinière vide un grand poisson d’argent et jette les entrailles (au lieu de les offrir !) dans la boîte aux ordures. — Ah ! la boîte aux ordures ! trésor inépuisable, réceptacle d’aubaines, joyau de la maison ! On en aura sa part, exquise et subreptice, mais il ne convient pas qu’on ait l’air de savoir où elle se trouve. Il est strictement interdit d’y fouiller. L’homme défend ainsi maintes choses agréables, et la vie serait morne et les jours seraient nus s’il fallait obéir à tous les commandements de l’office, de la cave et de la salle à manger. Par bonheur il est distrait et ne se souvient pas longtemps des ordres qu’il prodigue. On le trompe aisément. On arrive à ses fins et l’on fait ce qu’on veut, pourvu qu’avec patience on sache attendre l’heure. On est soumis à l’homme et il est le seul dieu ; mais on n’en à pas moins sa morale personnelle, précise, imperturbable, qui proclame hautement que les actes défendus deviennent très licites par le fait même qu’ils s’accomplissent à l’insu du maître. C’est pourquoi fermons l’œil attentif qui a vu. Ayons l’air de dormir en rêvant à la lune. — Tiens ! on frappe doucement à la fenêtre bleue qui donne sur le jardin. — Qu’est-ce donc ? — Rien, une branche d’aubépine qui vient voir ce qu’on fait dans la cuisine fraîche. — Les arbres sont curieux et souvent agités ; mais ils ne comptent point, on n’a rien à leur dire, ils sont irresponsables, ils obéissent au vent qui n’a pas de principes. — Mais quoi ? — J’entends des pas !… — Debout, l’oreille en pointe et le nez en action !… — Non ! c’est le boulanger qui s’approche de la grille, tandis que le facteur ouvre une petite porte dans la haie de tilleuls. — Ils sont connus, c’est bien… Ils apportent quelque chose, on peut les saluer ; et la queue, circonspecte, s’agite deux ou trois fois, avec un sourire protecteur. Autre alerte ! Qu’est-ce encore ? — Une voiture s’arrête devant le perron. Ah ! ceci est plus grave !… Le problème est complexe. — Il importe avant tout de copieusement injurier les chevaux, grandes bêtes orgueilleuses, toujours endimanchées et toujours en sueur, qui ne répondent pas. Cependant on examine du coin de l’œil les personnages qui descendent. — Ils sont bien mis et semblent pleins d’assurance. Ils vont probablement s’asseoir à la table des dieux. Il convient d’aboyer sans aigreur, avec une nuance de respect, pour montrer que l’on fait son devoir, mais qu’on le fait avec intelligence. Néanmoins on nourrit quelque arrière-soupçon, et dans le dos des hôtes, à la dérobée, on hume l’air avec persévérance et d’un air entendu, afin de démêler les intentions cachées.
Mais des pas clopinants sonnent autour de la cuisine. Cette fois c’est le pauvre qui traîne sa besace ; l’ennemi essentiel, l’ennemi spécifique, l’ennemi héréditaire, le descendant direct de celui qui rôdait autour de la caverne encombrée d’ossements qu’on revoit tout à coup dans la mémoire de la race. Ivre d’indignation, l’aboi entrecoupé, les dents multipliées par la haine et la rage, on va saisir aux grègues l’irréconciliable adversaire, lorsque la cuisinière, armée de son balai, sceptre ancillaire et parjure, vient protéger le traître ; et l’on est obligé de rentrer dans sa niche, où, l’œil rempli de flammes impuissantes et torves, on gronde des malédictions effroyables mais vaines, en songeant à part soi que c’est la fin de tout, qu’il n’y a plus de lois et que l’espèce humaine a perdu la notion du juste et de l’injuste…
Est-ce tout ? — Pas encore, car la plus petite vie se compose d’innombrables devoirs, et c’est un long travail que de s’organiser une existence heureuse sur la limite de deux mondes aussi différents que le monde des bêtes et le monde des hommes. Comment nous en tirerions-nous s’il nous fallait servir, tout en restant dans notre sphère, une divinité non plus imaginaire et semblable à nous-mêmes puisqu’elle est née de nos pensées, mais un dieu bien visible, toujours présent, toujours actif et aussi étranger, aussi supérieur à notre être que nous le sommes au chien ?
A présent, pour en revenir à Pelléas, il sait à peu près ce qu’il faut faire et comment se conduire dans l’enceinte du maître. Mais le monde ne finit pas aux portes des maisons et de l’autre côté des murs et de la haie il y a un univers dont on n’a plus la garde, où l’on n’est plus chez soi, où les relations sont changées. De quelle façon se tenir dans la rue, dans les champs, sur le marché, dans les boutiques ? A la suite d’observations difficiles et délicates, il comprend qu’il sied de ne pas obéir aux appels étrangers, d’être poli avec indifférence envers les inconnus qui vous caressent. Il faut ensuite accomplir consciencieusement certains devoirs de mystérieuse courtoisie envers ses frères les autres chiens, respecter les poules et les canards, n’avoir pas l’air de remarquer les gâteaux du pâtissier qui se prélassent insolemment à portée de la langue, témoigner aux chats qui, sur le seuil des portes, vous provoquent par d’affreuses grimaces un mépris silencieux mais qui se souviendra, et ne pas oublier qu’il est licite et même louable de poursuivre et d’étrangler les souris, les rats, les lapins sauvages et généralement tous les animaux (on doit le reconnaître à des marques secrètes) qui n’ont pas encore fait leur paix avec l’homme.
Tout cela et tant d’autres choses !… Était-il étonnant que Pelléas parût souvent pensif en face de ces problèmes sans nombre, et que son humble et doux regard fût parfois si profond et si grave, si chargé de soucis et si plein de questions illisibles ?
Hélas ! il n’a pas eu le temps d’achever la lourde et longue tâche que la nature impose à l’instinct qui s’élève pour se rapprocher d’une région plus claire… Un mal assez mystérieux et qui semble spécialement punir le seul animal qui parvienne à sortir du cercle où il est né, un mal indéfini qui emporte par centaines les petits chiens intelligents, est venu mettre fin aux destinées et à l’éducation heureuse de Pelléas. Je le vis, durant deux ou trois jours, et chancelant déjà tragiquement sous le poids énorme de la mort, se réjouir encore de la moindre caresse… Et maintenant tant d’efforts vers un peu plus de lumière, tant d’ardeur à aimer, de courage à comprendre, tant de joie affectueuse, tant de bons regards dévoués qui se tournaient vers l’homme pour demander son aide contre d’injustes et d’inexplicables souffrances, tant de frêles lueurs qui venaient de l’abîme profond d’un monde qui n’est plus le nôtre, tant de petites habitudes presque humaines reposent tristement sous un large sureau et dans la froide terre, en un coin du jardin.
L’homme aime le chien, mais qu’il l’aimerait davantage s’il considérait, dans l’ensemble inflexible des lois de la nature, l’exception unique qu’est cet amour qui parvient à percer, pour se rapprocher de nous, les cloisons, partout ailleurs imperméables, qui séparent les espèces ! Nous sommes seuls, absolument seuls sur cette planète de hasard, et parmi toutes les formes de la vie qui nous entourent, pas une, hors le chien, n’a fait alliance avec nous. Quelques êtres nous craignent, la plupart nous ignorent, et aucun ne nous aime. Nous avons, dans le monde des plantes, des esclaves muettes et immobiles, mais elles nous servent malgré elles. Elles subissent simplement nos lois et notre joug. Ce sont des prisonnières impuissantes, des victimes incapables de fuir mais silencieusement rebelles, et sitôt que nous les perdons de vue elles s’empressent de nous trahir et retournent à leur liberté sauvage et malfaisante d’autrefois. S’ils avaient des ailes, la rose et le blé fuiraient à notre approche comme fuient les oiseaux. Parmi les animaux, nous comptons quelques serviteurs qui ne se sont soumis que par indifférence, par lâcheté ou par stupidité : le cheval incertain et poltron qui n’obéit qu’à la douleur et ne s’attache à rien, l’âne passif et morne qui ne reste près de nous que parce qu’il ne sait que faire ni où aller, mais garde cependant, sous la trique ou le bât, son idée de derrière les oreilles ; la vache et le bœuf, heureux pourvu qu’ils mangent et dociles parce que depuis des siècles ils n’ont plus une pensée à eux ; le mouton ahuri qui n’a d’autre maître que l’épouvante ; la poule fidèle à la basse-cour parce qu’on y trouve plus de maïs et de froment que dans la forêt prochaine. Je ne parle pas du chat pour qui nous ne sommes qu’une proie trop grosse et immangeable, du chat féroce dont l’oblique dédain ne nous tolère que comme des parasites encombrants dans notre propre logis. Lui du moins nous maudit dans son cœur mystérieux, mais tous les autres vivent près de nous comme ils vivraient près d’un rocher ou près d’un arbre. Ils ne nous aiment pas, ne nous connaissent pas, nous remarquent à peine. Ils ignorent notre vie, notre mort, notre départ, notre retour, notre tristesse, notre joie, notre sourire. Ils n’entendent même pas le son de notre voix dès qu’elle ne menace plus, et quand ils nous regardent, c’est avec l’effarement méfiant du cheval, dans l’œil duquel passe encore l’affolement de l’élan ou de la gazelle qui nous voit pour la première fois ; ou avec la morne stupeur des ruminants qui ne nous considèrent que comme un accident momentané et inutile de l’herbage.
Depuis des milliers d’années ils sont à nos côtés aussi étrangers à nos pensées, à notre affection, à nos mœurs que si la moins fraternelle des étoiles les avait laissés choir d’hier sur notre globe. Dans l’espace sans bornes qui sépare l’homme de tous les autres êtres, nous n’avons réussi à leur faire faire, à force de patience, que deux ou trois pas illusoires. Et si demain, laissant intacts leurs sentiments à notre égard, la nature leur donnait l’intelligence et les armes nécessaires pour nous vaincre, j’avoue que je me méfierais de la vengeance emportée du cheval, des représailles obstinées de l’âne et de la rancune enragée du mouton. Je fuirais le chat comme je fuirais le tigre ; et même la bonne vache, solennelle et somnolente, ne m’inspirerait qu’une confiance sur ses gardes. Quant à la poule, l’œil rond et rapide, comme à la découverte d’une limace ou d’un ver, je suis sûr qu’elle me dévorerait sans se douter de rien.
Or, dans cette indifférence et cette incompréhension totale où demeure tout ce qui nous environne, dans ce monde incommunicable où tout a son but hermétiquement renfermé en lui-même, où toute destinée est circonscrite en soi, où il n’y a entre les êtres d’autres rapports que ceux de bourreaux à victimes, de mangeurs à mangés, où rien ne peut sortir de sa sphère étanche, où la mort seule établit de cruelles relations de cause à effet entre les vies voisines, où la plus légère sympathie n’a jamais fait un saut conscient d’une espèce à une autre, seul, parmi tout ce qui respire sur cette terre, un animal est parvenu à rompre le cercle fatidique, à s’évader de soi pour bondir jusqu’à nous, à franchir définitivement l’énorme zone de ténèbres, de glace et de silence qui isole chaque catégorie d’existences dans le plan inintelligible de la nature. Cet animal, notre bon chien familier, si simple et si peu étonnant que nous paraisse aujourd’hui ce qu’il a fait, en se rapprochant aussi sensiblement d’un monde dans lequel il n’était pas né et auquel il n’était pas destiné, a cependant accompli l’un des actes les plus insolites et les plus invraisemblables que nous puissions trouver dans l’histoire générale de la vie. Quand cette reconnaissance de l’homme par la bête, quand ce passage extraordinaire de l’ombre à la lumière s’est-il effectué ? Est-ce nous qui avons cherché le caniche, le molosse ou le lévrier parmi les loups ou les chacals, ou si c’est lui qui est venu spontanément à nous ? Nous n’en savons rien. Si loin que s’étendent les annales humaines, il est à nos côtés comme à présent, mais que sont les annales humaines au regard des temps sans témoignages ? Toujours est-il que le voilà dans nos demeures aussi ancien, aussi bien à sa place, aussi parfaitement adapté à nos mœurs que s’il avait paru sur cette terre et tel qu’il est, en même temps que nous. Nous n’avons pas à acquérir sa confiance ni son amitié, il naît notre ami ; les yeux encore fermés, il croit déjà en nous : dès avant sa naissance il s’est donné à l’homme. Mais le mot « ami » ne peint pas exactement son culte affectueux. Il nous aime et nous vénère comme si nous l’avions tiré du néant. Il est avant tout notre créature pleine de gratitude et plus dévouée que la prunelle de nos yeux. Il est notre esclave intime et passionné, que rien ne décourage, que rien ne rebute, en qui rien n’altère la foi ardente ni l’amour. Il a résolu d’une manière admirable et touchante le problème effrayant que la sagesse humaine aurait à résoudre si une race divine venait occuper notre globe. Il a loyalement, religieusement, irrévocablement reconnu la supériorité de l’homme et s’est livré à lui corps et âme, sans arrière-pensée, sans esprit de retour, ne réservant de son indépendance, de son instinct et de son caractère que la petite part indispensable pour continuer la vie prescrite par la nature à son espèce. Avec une certitude, une désinvolture et une simplicité qui nous surprennent un peu, nous jugeant meilleurs et plus puissants que tout ce qui existe, il trahit, à notre profit, tout le règne animal auquel il appartient, et renie sans scrupule sa race, ses proches, sa mère et même ses petits.
Mais il ne nous aime pas seulement dans sa conscience et son intelligence, c’est l’instinct de sa race, l’inconscient tout entier de son espèce, semble-t-il, qui ne pense qu’à nous et ne songe qu’à nous être utile. Pour nous mieux servir, pour mieux s’adapter à nos besoins divers, il a pris toutes les formes et a su varier à l’infini les facultés, les aptitudes qu’il met à notre disposition. Faut-il qu’il nous aide à poursuivre le gibier dans les plaines ? ses jambes s’allongent démesurément, son museau s’effile, ses poumons s’élargissent, il devient plus rapide que le cerf. Notre proie se cache-t-elle sous bois ? le génie docile de l’espèce, prévenant nos désirs, nous offre le basset, une sorte de serpent presque apode qui se glisse dans les fourrés les plus épais. Demandons-nous qu’il mène nos troupeaux ? le même génie complaisant lui octroie la taille, l’intelligence, l’énergie et la vigilance nécessaires. Le destinons-nous à garder et à défendre notre maison ? sa tête s’arrondit et devient monstrueuse, afin que sa mâchoire soit plus puissante, plus redoutable et plus tenace. Descendons-nous avec lui vers le Sud ? son poil s’accourcit et s’allège pour qu’il puisse fidèlement nous accompagner sous les rayons d’un soleil plus ardent. Remontons-nous vers le Nord ? ses pieds s’élargissent pour mieux fouler la neige, sa fourrure s’épaissit afin que le froid ne l’oblige pas à nous abandonner. N’est-il destiné qu’à nos jeux, à amuser l’oisiveté de nos regards, à orner et à animer le logis ? il se revêt d’une grâce et d’une élégance souveraines, il se fait plus petit qu’une poupée pour s’endormir sur nos genoux au coin du feu, ou consent même, si notre caprice l’exige, à paraître un peu ridicule pour nous plaire.
Vous ne trouverez pas dans l’immense creuset de la nature, un seul être vivant qui ait montré une souplesse analogue, une pareille abondance de formes, une aussi prodigieuse facilité d’adaptation à nos désirs. C’est que, dans le monde que nous connaissons, parmi les génies de la vie, divers et primitifs, qui président à l’évolution des espèces, il n’en existe aucun, hormis celui du chien, qui se soit jamais soucié de la présence de l’homme.
On dira peut-être que nous avons su transformer presque aussi profondément certains de nos animaux domestiques, nos poules, nos pigeons, nos canards, nos chats, nos lapins, par exemple. Oui, peut-être, bien que ces transformations ne soient pas comparables à celles du chien et que le genre de services que nous rendent ces animaux demeure pour ainsi dire invariable. En tout cas, que cette impression soit purement imaginaire ou réponde à une réalité, il ne semble pas que l’on sente dans ces transformations la même bonne volonté inépuisable et prévenante, le même amour sagace exclusif. Du reste, il est parfaitement probable que le chien, ou plutôt le génie inaccessible de sa race, ne s’inquiète guère de nous, et que nous ayons simplement su tirer parti d’aptitudes variées offertes par les hasards abondants de la vie. Il n’importe ; comme nous ne savons rien du fond des choses, il faut bien que nous nous attachions aux apparences, et il est doux de constater qu’au moins en apparence, il y a sur la planète, où nous sommes solitaires comme des rois méconnus, un être qui nous aime.
Quoi qu’il en soit de ces apparences, il n’en est pas moins certain que dans l’ensemble des créatures intelligentes qui ont des droits, des devoirs, une mission et une destination, le chien est un animal vraiment privilégié. Il occupe dans ce monde une situation unique et enviable entre toutes. Il est le seul être vivant qui ait trouvé et reconnaisse un dieu indubitable, tangible, irrécusable et définitif. Il sait à quoi dévouer le meilleur de soi. Il sait à qui se donner au-dessus de lui-même. Il n’a pas à chercher une puissance parfaite, supérieure et infinie dans les ténèbres, les mensonges successifs, les hypothèses et les rêves. Elle est là, devant lui et il se meut dans sa lumière. Il connaît les devoirs suprêmes que nous ignorons tous. Il a une morale qui surpasse tout ce qu’il découvre en lui-même, et qu’il peut pratiquer sans scrupule et sans crainte. Il possède la vérité dans sa plénitude. Il a un idéal positif et certain.
Et c’est ainsi que l’autre jour, avant sa maladie, je voyais mon petit Pelléas, assis au pied de ma table de travail, la queue soigneusement repliée sous les pattes, la tête un peu penchée pour mieux m’interroger, à la fois attentif et tranquille, comme doit l’être un saint en présence de Dieu. Il était heureux du bonheur que nous ne connaîtrons peut-être jamais, puisque ce bonheur naissait du sourire et de l’approbation d’une vie incomparablement plus haute que la sienne. Il était là étudiant, buvant tous mes regards et y répondait gravement, comme d’égal à égal, pour m’apprendre sans doute que du moins par les yeux, l’organe presque immatériel qui transformait en intelligence affectueuse la lumière dont nous jouissions, il savait bien qu’il me disait tout ce que l’amour devait dire. Et le voyant ainsi, jeune ardent et croyant, m’apportant, en quelque sorte, du fond de la nature infatigable, des nouvelles toutes fraîches de la vie, confiant, émerveillé comme s’il eût été le premier de sa race qui vînt inaugurer la terre et que l’on fût encore aux premiers jours du monde, j’enviais l’allégresse de sa certitude, et je me disais que le chien qui rencontre un bon maître est plus heureux que celui-ci dont la destinée plonge encore de toutes parts dans l’ombre.
J’ai sacrifié, — car c’est un cruel sacrifice que de renoncer aux jeux incomparables des étoiles et de la lune sur la divine Méditerranée, — j’ai sacrifié quelques soirées de mon séjour au pays du soleil à interroger, dans le plus somptueux, le plus actif et le plus exclusif de ses temples, le dieu le plus obscur de notre terre.
Ce temple se dresse là-bas, à Monte-Carlo, sur un rocher que baigne l’éblouissante lumière de la mer et du ciel. Des jardins enchantés, où s’épanouissent en janvier toutes les fleurs du printemps, de l’été et de l’automne, des bosquets odorants, qui n’empruntent aux saisons ennemies que leurs sourires et leurs parfums, précèdent son parvis. L’oranger, l’arbre entre tous adorable, le citronnier, le palmier, le mimosa lui font une ceinture d’allégresse. Des escaliers royaux y conduisent les peuples. Mais il faut bien le reconnaître, l’édifice n’est pas digne de l’admirable site qu’il domine, des collines délicieuses, du golfe d’azur et d’émeraude, des verdures bienheureuses qui l’entourent. Il n’est pas digne non plus du Dieu qu’il abrite ni de l’idée qu’il représente. Il est platement emphatique et hideusement boursouflé. Il évoque la basse insolence, l’outrecuidance encore obséquieuse du valet enrichi. A l’examen, on constate qu’il est solide et vaste ; pourtant, il a l’air mesquin et provisoire des monuments prétentieusement lamentables de nos expositions universelles. On a logé le père auguste du Destin dans une sorte de meringue ornée de fruits confits et de tourelles de sucre. Peut-être est-ce à dessein que la demeure est ridicule… On a craint d’avertir ou d’effrayer la foule. On tenait probablement à lui faire croire que le plus bienveillant, le plus frivole, le plus inoffensivement capricieux, le moins sérieux des dieux attendait ses fidèles sur un trône de gâteaux dans cette pièce montée. Il n’en est rien. Une divinité mystérieuse et grave, une force souveraine et sage, harmonieuse et sûre règne là. Il eût fallu l’asseoir en un palais de marbre, nu et sévère, simple et colossal, haut et large, glacial et religieux, géométrique et inflexible, affirmatif et écrasant.
Le dedans répond au dehors. Les salles sont spacieuses mais banalement magnifiques. Les hiérodules de la chance, les croupiers ennuyés, indifférents et monotones ont l’air de commis endimanchés. Ce ne sont pas les prêtres, mais les petits employés du hasard. Les rites et les objets du culte sont vulgaires et familiers : quelques tables, des chaises ; ici, une sorte de cuvette ou de cylindre qui tourne au centre de l’autel, une minuscule bille d’ivoire qui roule en sens inverse de la cuvette ; là, quelques jeux de cartes, et c’est tout. Il n’en faut pas davantage pour évoquer l’incommensurable puissance qui tient les astres en suspens.
Autour des tables se pressent les fidèles. Chacun d’eux porte en soi des espérances, une foi, des tragédies, des comédies diverses et invisibles. Voici, je pense, le lieu du monde où s’accumulent et se dépensent en pure perte le plus de force nerveuse et de passions humaines. Voici le lieu néfaste, où la substance sans pareille et peut-être divine, qui en tout autre endroit opère des miracles féconds, des prodiges de force, de beauté et d’amour, voici le lieu funeste où la fleur spirituelle, le fluide le plus précieux de la planète s’égare irrémédiablement dans le néant !… On ne saurait imaginer gaspillage plus criminel. Cette force inutile, qui ne sait où aller ni à quoi s’employer, qui ne trouve ni porte ni fenêtre, ni objet ni levier, vient flotter sur la table comme une ombre mortelle, retombe sur soi, et crée une atmosphère particulière, une sorte de silence qui est comme la fièvre du silence véritable. Dans ce silence malsain, la voix du petit rond-de-cuir de la Fatalité nasille la formule sacrée : « Faites vos jeux, Messieurs, faites vos jeux ! » C’est-à-dire, faites au dieu caché le sacrifice nécessaire pour qu’il se manifeste. Alors, sortie çà et là de la foule, une main illuminée de certitude pose impérieusement sur des chiffres indubitables le fruit d’une année de travail. D’autres adorateurs, plus rusés, plus circonspects, moins confiants, composent avec le sort, éparpillent leurs chances, supputent des probabilités illusoires, et, après avoir étudié l’humeur et le caractère particulier du génie de la table, lui tendent des pièges complexes et savants. D’autres, enfin, livrent à l’aventure, aux caprices du nombre, une portion considérable de leur bonheur ou de leur vie.
Mais déjà retentit la seconde formule : « Rien ne va plus ! » c’est-à-dire, le dieu va parler. A ce moment, un œil qui percerait le voile débonnaire des apparences, verrait distinctement épars sur l’humble tapis vert (sinon actuellement, tout au moins en puissance, car un coup est rarement isolé, et qui joue aujourd’hui son superflu jouera demain tout ce qu’il possède), un champ de blé qui mûrit au soleil à mille lieues de là ; tout à côté, dans d’autres cases, un pré, un bois, un château sous la lune, une boutique au fond d’une petite ville, le lit d’une prostituée, une troupe de scribes et de comptables penchés sur les grands livres dans des bureaux obscurs, des paysans qui peinent sous la pluie, des centaines d’ouvrières travaillant de l’aube à la nuit en des chambres meurtrières, des mineurs dans la mine, des matelots sur leur navire, les joyaux de la débauche, de l’amour ou de la gloire, une prison, une usine, de la joie, de la misère, de l’injustice, de la cruauté, de l’avarice, des crimes, des privations, des sanglots… Tout cela repose là, bien tranquillement, dans ces petits tas d’or qui sourient, dans ces bouts de papier si légers qui fixent les désastres qu’une existence entière ne pourra plus déplacer. Les moindres mouvements étriqués et timides de ces médailles jaunes et de ces billets bleus vont se répercuter et s’amplifier au loin, dans le monde réel, dans les rues, dans les plaines, dans les arbres, dans le sang, dans les cœurs. Ils vont démolir la maison où moururent les parents, enlever à l’aïeul son fauteuil coutumier, donner un autre maître au village étonné, fermer un atelier, priver de pain les enfants d’un faubourg, détourner le cours d’une rivière, arrêter ou briser une vie, et dénouer à l’infini, dans le temps et l’espace, la chaîne ininterrompue des effets et des causes. Mais nulle de ces vérités retentissantes ne fait entendre un murmure indiscret. Il y a ici plus d’Euménides endormies qu’aux marches empourprées du palais des Atrides ; mais leur réveil et leurs cris de douleur se dissimulent au fond des cœurs. Rien ne trahit, rien ne présage qu’un certain nombre de malheurs planent sur l’assistance et choisissent leurs victimes. Seuls, les yeux s’agrandissent un peu, cependant que les mains torturent sournoisement un crayon, un chiffon de papier. Pas un mot, pas un geste insolite. L’attente moite est immobile. C’est le lieu des drames sans voix, des combats étouffés, des désespoirs qui ne sourcillent point, des tragédies masquées de silence, des destinées muettes qui s’effondrent dans une atmosphère de mensonges qui absorbe tous les bruits.
Pendant ce temps, la petite boule tourne sur le cylindre, et je songe à tout ce que détruit la puissance formidable que lui confère un détestable pacte. A chaque fois qu’elle part ainsi à la recherche de la mystérieuse réponse, elle anéantit tout autour d’elle les restes suprêmes et essentiels de notre seule morale sociale d’aujourd’hui : je veux dire la valeur de l’argent. Anéantir la valeur de l’argent pour lui substituer un idéal plus haut serait œuvre excellente ; mais l’anéantir pour laisser à sa place le néant pur et simple est, j’imagine, l’un des attentats les plus graves que l’on puisse commettre contre notre évolution actuelle. Envisagé d’un certain point de vue et purifié de ses vices accidentels, l’argent est, somme toute, un très respectable symbole : il représente l’effort et le travail humain ; il est, en général, le fruit de sacrifices méritoires et de nobles fatigues. Or, ici, ce symbole, l’un des derniers que nous possédions, est quotidiennement et publiquement bafoué. Subitement, en face du caprice d’un petit objet insignifiant comme un jouet d’enfant, dix années de labeur, de sagesse consciencieuse, de devoirs patiemment supportés, perdent toute importance. Si l’on n’avait pris soin d’isoler ce phénomène monstrueux sur un rocher unique, il n’est pas d’organisme social qui eût résisté à son rayonnement délétère. Même à présent, dans son isolement de pestiféré, cette influence dévastatrice s’étend à des distances qu’on n’avait pas prévues. On la sent telle, cette influence, si nécessaire, si maléfique et si profonde, qu’au sortir de ce palais maudit où l’or ruisselle incessamment à rebours de la conscience humaine, on s’étonne que la vie normale continue, que des ouvriers résignés consentent à entretenir les pelouses qui précèdent le monument funeste, que de malheureux gardes, pour un salaire dérisoire, veillent sur son enceinte, et qu’une pauvre petite vieille, au bas des escaliers de marbre, parmi les allées et venues des joueurs enrichis ou ruinés, s’obstine, depuis des années, à vivoter péniblement en offrant aux passants des oranges, des amandes, des noisettes et des boites d’allumettes de deux sous…
Tandis que nous réfléchissons ainsi, la bille d’ivoire ralentit sa course circulaire, et se met à sautiller comme un insecte babillard sur les trente-sept cases qui la sollicitent. C’est la sentence irrévocable. Étrange infirmité de nos yeux, de nos oreilles et de ce cerveau dont nous sommes si fers ! Étranges secrets des lois les plus élémentaires de notre globe ! De la seconde où la bille s’est mise en mouvement, à la seconde où elle tombe dans le creux fatidique, sur ce champ de bataille long de trois décimètres, sous cette forme puérile et goguenarde, le mystère de l’univers inflige à la puissance, à la raison humaines, une symbolique, une incessante et décourageante défaite. Réunissez autour de cette table tous les savants, tous les devins, tous les voyants, tous les illuminés, tous les prophètes, tous les saints, tous les thaumaturges, tous les mathématiciens, tous les génies de tous les temps et de tous les pays, priez-les qu’ils cherchent dans leur raison, dans leur âme, dans leur science, dans leurs cieux, le nombre si prochain, le nombre qui déjà affleure le présent, où la petite boule terminera sa course ; demandez-leur, pour nous prédire ce nombre, qu’ils invoquent leurs dieux qui savent tout, leurs pensées qui gouvernent les peuples et se flattent de pénétrer les mondes : tous leurs efforts se briseront sur celle brève énigme qu’un enfant tiendrait dans sa main et qui ne remplit plus la durée d’un clin d’œil. Pas un n’a pu le faire, pas un ne le fera.
Et toute la force, toute la certitude de la « Banque », qui est l’impassible, l’obstinée, l’inébranlable et toujours victorieuse alliée de la sagesse rythmique et totale du hasard, repose uniquement sur la constatation de l’impuissance de l’homme à prévoir, ne fût-ce que d’un tiers de seconde, ce qui va se passer sous ses yeux. Si, depuis près d’un demi-siècle que se déroulent sur ce rocher fleuri ces redoutables expériences, il s’était trouvé un seul être qui, durant une après-midi, eût déchiré l’enveloppe de mystère qui couvre à chaque coup le petit avenir de la bille, la banque aurait sauté, l’entreprise eût sombré. Mais cet être anormal ne s’est pas présenté ; et la banque sait bien qu’il ne viendra jamais s’asseoir à l’une de ses tables. Malgré tout son orgueil et toutes ses espérances, on voit donc à quel point l’homme sait qu’il ne peut rien savoir.
A la vérité, le hasard, au sens où l’entendent les joueurs, est un dieu qui n’existe pas. Ils n’adorent qu’un mensonge que chacun d’eux se représente sous une forme différente. Chacun d’eux lui prête des lois, des habitudes, des préférences d’ailleurs contradictoires dans leur ensemble et purement imaginaires. Selon les uns, il favorise certains chiffres. Selon d’autres, il obéit à certains rythmes qu’il est facile de saisir. Selon d’autres encore, il y a en lui une sorte de justice qui finit par donner une valeur égale à chaque groupe de chances. Selon d’autres enfin, il lui est impossible de favoriser indéfiniment, au bénéfice de la banque, telle série de chances simples. Nous n’en finirions pas si nous voulions parcourir tout le Corpus Juris chimérique de la roulette. Il est vrai que, dans la pratique, la répétition indéfinie des mêmes accidents limités, forme forcément des groupes de coïncidences où l’œil halluciné du joueur croit entrevoir des fantômes de lois. Mais il est vrai aussi qu’à l’épreuve, au moment où l’on compte sur l’assistance du fantôme le plus sûr, il s’évanouit brusquement et vous laisse face à face avec l’inconnu qu’il masquait. Du reste, la plupart des joueurs apportent devant la table verte bien d’autres illusions, conscientes ou instinctives et infiniment moins justifiables. Presque tous se persuadent que le hasard leur réserve des faveurs ou des disgrâces spéciales et préméditées. Presque tous imaginent entre la petite sphère d’ivoire et leur présence, leurs passions, leurs désirs, leurs vices, leurs vertus, leurs mérites, leur puissance spirituelle ou morale, leur beauté, leur génie, l’énigme de leur être, leur avenir, leur bonheur et leur vie, je ne sais quel rapport innommé mais plausible. Est-il besoin de dire qu’il n’y en à aucun ; qu’il ne saurait y en avoir ?
Cette petite sphère dont ils implorent la sentence, et sur laquelle ils espèrent exercer une influence occulte, cette petite boule incorruptible a mieux à faire qu’à s’occuper de leurs tristesses ou de leurs joies. Elle ne possède que trente ou quarante secondes de mouvement et de vie, et, durant ces trente ou quarante secondes, il faut qu’elle obéisse à plus de règles éternelles, qu’elle résolve plus de problèmes infinis, qu’elle accomplisse plus de devoirs essentiels qu’il n’en tiendra jamais dans la conscience ou la compréhension de l’homme. Il faut entre autres choses énormes et difficiles, qu’elle concilie, dans sa course si brève, ces deux puissances incognoscibles et incommensurables, qui sont probablement l’âme biforme de l’univers : la force centrifuge et la force centripète. Il faut qu’elle tienne compte de toutes les lois de la gravitation, du frottement, de la résistance de l’air, de tous les phénomènes de la matière. Il faut qu’elle soit attentive aux moindres incidents de la terre et du ciel : car un joueur qui se déplace, ébranlant imperceptiblement le parquet de la salle, une étoile qui se lève au firmament, l’oblige de modifier ou de recommencer toutes ses opérations mathématiques. Elle n’a pas le loisir de jouer le rôle d’une déesse bienfaisante ou cruelle aux humains ; il lui est interdit de négliger une seule des formalités innombrables que l’infini exige de tout ce qui se meut en lui. Et lorsque enfin elle arrive au but, elle a fait le même travail incalculable que la lune ou les autres planètes indifférentes et glaciales qui, là-haut, au dehors, dans l’azur transparent, montent majestueusement sur la Méditerranée de saphir et d’argent…
Ce long travail, nous l’appelons hasard, ne pouvant donner d’autre nom à ce que nous ne comprenons pas encore.
Les premières sorties — l’initiation, — sous la garde du maître, ne comptent pas. On ne communique pas directement avec la bête merveilleuse. Il y a entre elle et nous un intermédiaire encombrant qui nous cache son véritable caractère, un truchement plein de réticences sournoises ; un dompteur responsable, Même le volant, les leviers, les manettes entre les doigts, le frein sous le pied, on ne possède point le monstre. Sur lui, à nos côtés, veille une volonté trop longtemps souveraine, à laquelle, comme un chien fidèle, il demeure obséquieusement attaché. Il est encore à demi-humain. On éprouve un peu ce que doit éprouver l’apprenti belluaire qui se risque dans la cage aux lions sous la protection de son père, dont l’œil et la cravache font ramper humblement les fauves asservis. On a hâte d’être seul, en présence de l’espace, avec l’animal inconnu créé d’hier. On brûle de savoir ce qu’il est en soi, ce qu’il demande, ce qu’il refuse, comment il obéit à son maître imprévu ; et quelle leçon nouvelle donneront tout à coup les horizons nouveaux où vous plonge jusqu’à l’âme une force qui sort pour la première fois du réservoir inépuisable des forces indisciplinées, afin de vous permettre d’absorber en un jour autant de paysages, de ciels et de spectacles, qu’on en absorbait autrefois au cours de toute une vie.
Hier, le maître m’a conduit de Paris à Rouen. Ce matin, après m’avoir mené hors des portes de la vieille ville aux clochers assemblés, il m’a abandonné. Me voilà seul avec l’hippogriffe suspect ; seul en rase campagne, sur la route déserte, qui de l’azur immaculé de l’horizon de gauche, à l’azur encore rose de l’horizon de droite, divise un océan de blé coupé de masses d’arbres qui bleuissent au loin, comme les ombrages d’un parc démesuré.
Je suis loin des remises et des gares, loin des ateliers secourables. Et c’est d’abord une inquiétude obscure et qui n’est pas sans charme. Me voici à la merci de la force mystérieuse, mais plus logique que moi-même. Un caprice de sa vie cachée, un de ces caprices souvent insaisissables, mais qui n’ont jamais tort, et font honte à notre raison vaniteuse, et me voilà dans la détresse de la plaine verte et sans limites, enchaîné à la masse incomprise que mes bras ne peuvent remuer. Pourtant ce monstre, je me dis que j’en sais les secrets. Avant de me confier à sa puissance, j’en ai démonté et scruté les organes. Il ronfle sous mes pieds et sa physiologie m’est présente. Je connais ses points délicats et ses rouages impeccables, ses maladies d’enfance et ses infirmités sans remède. On m’a dévoilé son âme et son cœur, et la circulation profonde de sa vie. Son âme, c’est l’étincelle électrique qui, sept à huit cent fois à la minute, vient enflammer son souffle. Son terrible cœur compliqué, c’est d’abord ce carburateur au double visage étrange, qui dose, prépare, volatilise l’essence, fée subtile endormie depuis la naissance du monde, qu’il rappelle au pouvoir et qu’il unit à l’air qui la réveille. Ce mélange redoutable est avidement pompé par le gros viscère voisin, qui contient la chambre d’explosion, le piston, les soupapes à ressort, toutes les forces vives du moteur. Autour de ces viscères qui ne forment qu’un faisceau de flammes, constamment appelée pour apaiser l’ardeur intime qui les ronge et les transformerait en une coulée de lave, infatigable et toujours refroidie par le radiateur posté à l’avant de la voiture, aspirant la fraîcheur des vallons et des plaines pour calmer de ses longues caresses glacées les fièvres mortelles du travail, circule sans répit l’eau vigilante et pure. Puis il y a le trembleur, qui règle l’étincelle, et que règle à son tour le mouvement même du moteur. L’âme obéit au corps proprement dit, et le corps obéit à l’âme dans une harmonie ingénieuse. Mais grâce à une élasticité très curieuse de cette harmonie préétablie, une volonté plus intelligente ou plus indépendante, qui représente ici la volonté divine, la volonté du chauffeur, peut encore améliorer cet admirable équilibre de deux forces étrangères et, au moyen de la manette de l’avance à l’allumage, précipiter l’étincelle au moment le plus favorable, selon l’aide ou la résistance des hasards de la route.
Admirons en passant la terminologie spontanée et bizarre, mais non pas sotte, qui est comme la langue de la force nouvelle. L’avance à l’allumage (qui correspond, dans un autre ordre de phénomènes, à l’avance à l’admission des locomotives), est un terme très juste, et il serait fort difficile d’exprimer plus simplement et plus sensiblement ce qu’il avait à dire. L’allumage, c’est l’inflammation des gaz explosifs par l’étincelle électrique ; cette explosion peut être avancée ou retardée par rapport à la course du piston selon les besoins du moteur. Quand on met l’avance à l’allumage, l’étincelle jaillit quelque millième de seconde avant l’instant où elle devrait logiquement se produire ; c’est-à-dire avant que le piston arrivé au sommet de sa course ait complètement comprimé les gaz et utilisé toute l’énergie de l’explosion précédente. Il semble, au premier abord, que cette explosion prématurée doive contrarier son mouvement ascensionnel. Il n’en est rien ; l’expérience prouve qu’on bénéficie du temps infinitésimal que les gaz enflammés mettent à se dilater, et probablement d’autres causes d’énergie assez obscures. Toujours est-il qu’on accélère étrangement la vitesse de la machine. C’est pour ainsi dire le coup de vin versé aux travailleurs, une sorte de subterfuge qui lui donne un surcroît de puissance anormale. Mais d’où vient donc le terme, et qui en est le père ? D’où sortent-ils, ces mots qui naissent tout à coup, au moment nécessaire, pour fixer dans la vie les êtres ignorés hier ? On ne le sait jamais. Ils s’évadent des ateliers, des usines, des boutiques ; ils sont les derniers échos de cette voix commune et anonyme qui a donné un nom aux arbres et aux fruits, au pain et au vin, à la vie et à la mort ; et quand les savants les regardent et les interrogent, le plus souvent il est heureusement trop tard pour qu’ils y changent rien.
Le trembleur et la bougie, voilà, surmontant sept ou huit autres (la compression, la carburation, le graissage, la circulation de l’eau, l’ampérage des piles, ou le voltage des accumulateurs, etc., etc.), les deux grands soucis du chauffeur. La vis de réglage de l’un se déplace-t-elle d’une ligne, les deux fils affrontés de l’autre sont-ils effleurés d’une goutte d’huile, d’une trace d’oxyde, et c’est la mort subite du cheval fabuleux. Mais autour d’eux, que d’autres organes auxquels je n’ose même pas songer ! Là-bas, caché dans son carter de fonte, comme un génie furieux dans une prison trop étroite, l’appareil mystérieux du changement de vitesse, qui tout à l’heure au pied d’une côte, sur une pesée du levier, déchaînera des explosions innombrables, imprimera au piston un va-et-vient frénétique qui secouera toutes les vertèbres de la bête et communiquera aux roues allenties une force quadruplée, devant laquelle toute montagne viendra courber l’échine pour porter humblement son vainqueur vers la cime.
Ensuite, ce sont les joints énigmatiques de l’arbre à la Cardan, qui, supprimant chaînes et courroies, transmettent directement aux deux roues d’arrière toute la puissance sublimée qui s’élabore dans le cœur forcené. Enfin, plus bas encore, sous le frein, dans sa boîte presque inviolable, le secret transcendant du différentiel, qui permet, par un miracle récent, à deux roues de même dimensions, fixées sur le même axe mû par le même moteur, de faire un nombre de tours inégal !
Mais ce sont là les grands mystères dont je n’ai pas encore à m’inquiéter. Le monstre sous ma main émue est plein de bonne volonté, et des deux côtés de la route les champs de blé coulent paisiblement comme des rivières vertes. Il est temps d’essayer le pouvoir des gestes ésotériques. Je touche aux chevilles enchantées. Le cheval féerique obéit. Brusquement il s’arrête. Toute sa vie s’éteint dans un gémissement bref. Il n’est plus qu’un énorme et inerte appareil de métal. Il s’agit maintenant de le ressusciter. Je descends et m’agite autour du cadavre. Les plaines dont je bravais l’immensité soumise prennent déjà leur revanche. On dirait qu’elles s’allongent, se creusent autour de mon immobilité, s’étendent à vue d’œil plus démesurément jusqu’aux confins du ciel, qui reculent à leur tour. Je suis perdu parmi les blés infranchissables dont les multitudes d’épis remuent, se haussent, s’inclinent, se pressent pour mieux voir ce que je vais tenter, tandis que les coquelicots éclatent de mille rires dans la foule onduleuse. N’importe, ma science neuve est déjà sûre. L’hippogriffe revit, s’ébroue d’abord sur place, puis repart en chantant. Je reconquiers les plaines qui s’inclinent. J’entr’ouvre lentement la fameuse manette de l’avance à l’allumage, et règle de mon mieux l’admission de l’essence. L’allure s’accélère ; le ronflement plus aigu des rouages révèle une ivresse croissante. Tout d’abord la route vient à moi d’un mouvement cadencé par la félicité, comme une fiancée qui agite des palmes. Mais bientôt elle s’anime davantage, elle bondit, elle s’affole, elle se précipite sur moi, elle roule sous le char comme un torrent furieux qui me fouette de son écume, m’inonde de ses flots, m’aveugle de son souffle. Oh ! ce souffle admirable ! On dirait que des ailes, des milliers d’ailes qu’on ne voit pas, les ailes transparentes de grands oiseaux surnaturels, hanteurs de sommets invisibles battus par des vents éternels, viennent cingler ainsi de leur vaste fraîcheur mes tempes et mes yeux ! A présent, le chemin tombe à pic dans l’abîme, et l’appareil magique l’y précède. Les arbres qui le bordent avec sérénité depuis tant d’années lentes redoutent un cataclysme. On croirait qu’ils accourent, rapprochent leurs têtes vertes, se massent, se concertent devant le phénomène qui surgit, pour lui barrer la voie. Puis soudain, comme il ne s’arrête pas, les voilà pris d’effroi. Ils se sauvent, se dispersent, regagnent à tâtons leur place séculaire, se penchent tumultueusement sur mon passage, et, répercutant dans leurs millions de feuilles la joie presque insensée de la force qui chante, murmurent à mes oreilles les psaumes volubiles de l’Espace qui admire et acclame son antique ennemie, toujours vaincue jusqu’à ce jour mais enfin triomphante : la Vitesse.
L’Espace et son frère invisible le Temps sont en somme les deux grands adversaires de l’homme. Nous serions semblables aux dieux si nous en triomphions. Le Temps semble invincible, n’ayant ni corps, ni forme, ni organe par quoi nous le puissions saisir. Il passe, il laisse des traces presque toujours douloureuses, comme l’ombre malfaisante d’un être inévitable qu’on n’aperçoit jamais. Il est d’ailleurs probable qu’il n’existe pas en soi ; qu’il n’est que par rapport à nous, et que nous n’arriverons point à subjuguer ce fantôme nécessaire de notre imagination organiquement fausse. Quant à l’Espace, son magnifique frère qui se revêt de la robe verte des plaines, du voile jaune des déserts, du manteau bleu des océans, et recouvre le tout de l’azur de l’éther et de l’or des étoiles, sans doute il a déjà subi bien des défaites ; mais jamais, jusqu’ici, l’homme ne l’avait pris pour ainsi dire à bras-le-corps, pour lutter seul à seul, face à face, avec lui. Il envoyait contre sa forme gigantesque des monstres qui, vainqueurs, devaient être vaincus à leur tour.
Sur mer, de grands steamers l’asservissent chaque jour ; mais la mer est si vaste, que la vitesse extrême que pourraient supporter nos fragiles poumons n’y remporterait encore qu’une sorte de triomphe immobile. D’autre part, sur le chemin de fer, l’espace assujetti défile sous nos yeux ; mais il se déroule loin de nous, nous ne le touchons point ; il est comme le captif que promène le triomphe d’un monarque étranger, et nous sommes nous-mêmes les prisonniers chétifs de celui qui l’a détrôné. Mais ici, dans ce petit char de feu, si docile, si léger et si miraculeusement infatigable, entre les ailes repliées de cet oiseau de flamme qui vole au ras de la terre pour nous montrer les fleurs, qui caresse les blés, respire les ruisseaux, connaît l’ombre des arbres, entre dans les villages, voit les portes ouvertes et les tables servies, compte les moissonneurs qui se penchent sur les prés, fait le tour de l’église entourée de tilleuls, se repose à l’auberge sur le coup de midi, puis repart en chantant pour aller voir d’un bond ce qui a lieu parmi les autres hommes, à trois journées de marche du repas achevé, et surprend la même heure dans un monde nouveau, — ici, l’Espace devient vraiment humain, il se proportionne à notre œil, aux besoins de notre âme à la fois prompte et lente, étroite et colossale, insatiable et méticuleuse ; il est assimilable enfin et nous offre sans cesse, en chacun de ses buts, chacune des beautés qu’il n’offrait autrefois qu’à l’arrivée pénible.
Maintenant, au contraire, ce n’est plus l’arrivée qui nous rouvre les yeux, ranime l’attention si précieuse à la vie et invite au bonheur d’admirer ; la route tout entière n’est plus qu’une arrivée sans nombre. Les joies du but se multiplient puisque tout prend la forme adorable du but ; les yeux oublient enfin leur indifférente paresse, et la bonne mémoire des beautés de la terre maternelle, la plus simple des fées qui président au bonheur, en songeant en silence aux journées moins heureuses qui attendent tout homme, range dans nos souvenirs, parmi les biens acquis qu’on ne nous reprend pas, les trésors imprévus que lui versent à flots les routes déchaînées et les heures délivrées.
L’homme, avide de justice, tente de mille façons diverses, souvent empiriques, quelquefois sages, d’autres fois bizarres et superstitieuses, d’évoquer l’ombre de la grande déesse nécessaire à son existence. Déesse étrange, insaisissable et pourtant si vivante ! Divinité immatérielle qui ne peut se dresser et se tenir debout que dans le secret de notre cœur ; et de qui l’on peut dire que plus elle a de temples visibles, moins elle possède de puissance réelle. Un jour luira peut-être où elle n’aura plus d’autre palais que la conscience de chacun de nous, et ce jour-là, elle règnera véritablement dans le silence qui est l’élément sacré de sa vie. En attendant nous multiplions les organes par où nous espérons qu’elle pourra se faire entendre. Nous lui prêtons des voix humaines et solennelles ; et lorsqu’elle se tait dans les autres et jusque dans nous-mêmes, nous allons l’interroger par-delà notre propre conscience, aux limites incertaines de notre être, là où nous devenons un débris du hasard ; et où nous croyons que la justice se confond avec Dieu et notre propre destinée.
C’est ce besoin insatiable qui, sur les points où la justice humaine demeurait muette et se déclarait impuissante, fit autrefois appel au jugement de Dieu. Aujourd’hui, que l’idée que nous nous faisions de la divinité a changé de forme et de nature, le même instinct persiste, si profond, si général, qu’il n’est peut-être que le voile à demi transparent d’une vérité prochaine. Si ce n’est plus à Dieu que nous nous remettons d’approuver ou de condamner ce que les hommes ne sauraient juger ; c’est à la partie inconsciente, inconnaissable et pour ainsi dire future de nous-même que nous confions cette mission. Le duel n’invoque plus le jugement de Dieu, mais celui de notre avenir, de notre chance ou de notre destin, composé de tout ce qu’il y a d’indéfini en nous. Il est, au nom de nos possibilités bonnes ou mauvaises, sommé de déclarer si, au point de vue de la vie inexplicable, nous avons tort ou raison.
Voilà ce qu’on démêle d’ineffaçablement humain sous toutes les absurdités et puérilités de nos rencontres actuelles. Si déraisonnable qu’elle paraisse, cette espèce d’interrogation suprême, cette question posée dans la nuit que n’éclaire plus la justice intelligible, on ne pourra guère y renoncer tant qu’on n’aura pas trouvé une façon moins équivoque de peser les droits et les torts, les espérances et les inégalités essentielles de deux destinées qui veulent s’affronter.
Du reste, pour descendre de ces régions hantées de fantômes plus ou moins dangereux, au point de vue pratique, il est certain que le duel, c’est-à-dire la possibilité de se faire extra-légalement et pourtant régulièrement justice à soi-même, répond à un besoin qu’on ne saurait nier. Nous ne vivons pas au sein d’une société qui nous protège suffisamment pour nous enlever en toutes circonstances ce droit le plus cher à l’instinct de l’homme.
Il est inutile, je pense, d’énumérer les cas où la protection est insuffisante. Nous aurions plus tôt fait de citer ceux où elle suffit. Sans doute, pour ceux qui sont légitimement faibles et sans défense, il serait désirable qu’il en fût autrement ; mais pour ceux qui sont capables de se défendre, il est très salutaire qu’il en soit ainsi, car rien n’endort l’initiative et le caractère comme une protection trop zélée et trop constante. Souvenons-nous que nous sommes avant tout des êtres de proie et de lutte ; qu’il faut avoir égard à ne pas éteindre complètement en nous les qualités de l’homme primitif, car ce n’est pas sans raison que la nature les y a mises. S’il est sage d’en restreindre l’excès, il est prudent d’en garder le principe. Nous ne savons pas les retours offensifs que nous ménagent les éléments ou d’autres forces de l’univers ; et probablement malheur à nous s’ils nous trouvent un jour entièrement dénués de l’esprit de vengeance, de méfiance, de colère, de brutalité, de combativité et de bien d’autres défauts, très blâmables au point de vue humain, mais qui bien plus que les vertus abstinentes le plus préconisées nous ont aidés à vaincre les grands ennemis de notre espèce.
Il convient donc de louer en général ceux qui ne se laissent pas offenser impunément. Ils entretiennent parmi nous un idéal de justice extra-légale dont nous profitons tous, et qui s’effriterait rapidement sans leur aide. Déplorons plutôt qu’ils ne soient pas plus nombreux. S’il y avait un peu moins de bonnes âmes capables de châtier, mais trop promptes à pardonner, on trouverait bien moins de méchants trop prompts à faire le mal ; car les trois quarts du mal qui se commet naissent de la certitude de l’impunité. Pour le maintien de la crainte et du respect diffus qui permettent aux malheureux désarmés de vivre et de respirer à peu près librement dans une société où pullulent les coquins et les lâches, il est du strict devoir de tous ceux qui sont à même de résister par un geste de violence à l’injustice légalement permise, de ne jamais manquer à le faire. Ils relèvent ainsi le niveau de la justice immanente. En croyant ne défendre qu’eux-mêmes ils défendent en somme le plus précieux des patrimoines humains. Je ne prétends pas qu’il ne vaudrait pas mieux, dans la plupart des cas, que les tribunaux intervinssent ; mais en attendant que nos lois soient plus simples, plus pratiques, moins coûteuses et plus familières, nous n’avons, contre un certain nombre d’iniquités très réelles, quoique non prévues par les Codes, d’autre recours que le poing ou l’épée.
Le poing est rapide, immédiat ; mais outre qu’il n’est pas assez concluant, que dès que l’offense a quelque gravité il s’affirme vraiment trop anodin et trop éphémère, il a toujours des gestes un peu vulgaires et des effets assez répugnants. Il ne met en jeu qu’une faculté brutale. Il est la plus aveugle et la plus inégale des armes ; et, comme il échappe à toutes les conventions qui équilibreraient les chances de deux adversaires mal appariés, il entraîne de la part du vaincu des représailles exagérées qui finissent par l’armer du bâton, du couteau ou du revolver.
Il est admissible en certains pays, en Angleterre par exemple. La boxe y fait partie de l’éducation élémentaire, et sa pratique générale aplanit singulièrement les inégalités naturelles ; de plus, tout un organisme de clubs, de jurys paternels, de tribunaux faciles corrobore ou prévient ses exploits. Mais en France il serait regrettable qu’on y revînt. L’épée, qui l’y remplace immémorialement, est un instrument de justice incomparablement plus sensible, plus sérieux, plus gracieux et plus délicat. On lui reproche de n’être ni équitable ni probante. Mais elle prouve d’abord la qualité de notre attitude en face du danger, et c’est déjà une preuve qui n’est pas sans valeur. Car notre attitude en face du danger, c’est exactement notre attitude en face des reproches ou des encouragements des diverses consciences qui se cachent en nous : de celles qui sont au-dessous, comme de celles qui sont au-dessus de notre conscience intelligible, et qui se confondent avec les éléments essentiels et pour ainsi dire universels de notre être. Ensuite, il ne tient qu’à nous qu’elle devienne aussi équitable que peut l’être un instrument humain, toujours sujet aux hasards, aux erreurs et aux défaillances. Il est certain que son étude est accessible à tout homme valide. Elle n’exige ni une force musculaire anormale ni une agilité exceptionnelle. Il suffit que le moins doué d’entre nous lui consacre deux ou trois heures chaque semaine. Il acquerra une souplesse et une précision suffisantes pour découvrir assez rapidement ce que les astronomes appelleraient « son équation personnelle », pour atteindre sa moyenne individuelle, qui est en même temps une moyenne générale, que seuls quelques bretteurs, quelques professionnels, quelques oisifs parviennent à dépasser, au prix de longs, pénibles et très ingrats efforts.
Cette moyenne atteinte, nous pouvons confier notre vie à la pointe de la frêle mais redoutable lame. Elle est la magicienne qui établit aussitôt des rapports nouveaux entre deux forces que nul n’aurait songé à comparer. Elle permet au nain qui a raison de tenir tête au colosse qui a tort. Elle conduit gracieusement sur des sommets plus clairs l’énorme violence aux cornes de taureau ; et voici que la bête primitive est obligée de s’arrêter devant une puissance qui n’a plus rien de commun avec les vertus basses, informes et tyranniques de la terre, je veux dire : le poids, la masse, la quantité, la cohésion stupide de la matière. Entre elle et le poing il y a l’épaisseur d’un univers, un océan de siècles et presque la distance de l’animal à l’homme. Elle est fer et esprit, acier et intelligence. Elle asservit le muscle à la pensée, et contraint la pensée à respecter le muscle qui la sert. Elle est idéale et positive, chimérique et pleine de bon sens. Elle est éblouissante et nette comme l’éclair, insinuante, insaisissable et multiforme comme un rayon de lune ou de soleil. Elle est fidèle et capricieuse, noblement rusée, loyalement perfide. Elle fleurit d’un sourire la rancune et la haine. Elle transfigure la brutalité. Grâce à elle, comme par un féerique pont suspendu sur l’abîme de ténèbres, la raison, le courage, l’assurance du bon droit, la patience, le mépris du danger, le sacrifice à l’amour, à l’idée, — tout un monde moral, entre en maître dans le chaos originel, le dompte et l’organise. Elle est, par excellence, l’arme de l’homme ; celle qui, toutes les autres éprouvées et elle-même inconnue, devrait être inventée, parce qu’elle sert le mieux ses facultés les plus diverses, le plus purement humaines, et qu’elle est l’instrument le plus direct, le plus maniable et le plus loyal de son intelligence, de sa force et de sa justice défensives.
Mais le plus admirable, c’est que ses décisions ne sont pas mécaniques ni mathématiquement préétablies. Par là, elle ressemble à ces jeux où se mêlent merveilleusement, pour interroger notre fortune, le hasard et la science ; jeux presque mystiques et toujours passionnants, où l’homme se plaît à tâter sa chance aux confins de son être.
Que l’on mette en présence deux adversaires de moyens manifestement inégaux ; il n’est pas inévitable, il n’est même pas certain que le plus vigoureux et le plus habile l’emporte. Une fois que nous avons conquis notre maîtrise personnelle, notre épée c’est nous-même avec nos qualités et nos défauts. Elle est notre fermeté, notre dévouement, notre volonté, notre audace, notre conviction, notre justice, notre hésitation, notre impatience, notre crainte. Nous l’avons cultivée avec soin. Nous nous sommes mis à la hauteur des possibilités qu’elle avait à nous offrir. Nous lui avons donné tout ce dont nous pouvions disposer ; elle nous rend intégralement tout ce que nous lui avions confié. Nous n’avons aucun reproche à nous faire ; nous sommes en règle avec l’instinct et le devoir de la conservation. Mais elle représente encore autre chose, et précisément cette part de nous-même que nous sommes mis en demeure de hasarder aux heures graves de l’existence. Elle personnifie une portion inconnue de notre être, et la personnifie dans la conjoncture la plus favorable et la plus solennelle que l’homme puisse imaginer pour interpeller son destin ; c’est-à-dire dans une circonstance où l’entité mystérieuse qui vit en lui est directement secondée par toutes les facultés soumises à la conscience.
Elle met ainsi en présence non seulement deux forces, deux intelligences et deux libertés, mais encore deux hasards, deux chances, deux mystères, deux destinées qui par-dessus le reste, comme les dieux d’Homère, président au combat, courent, étincellent, s’allongent et se rencontrent sur sa lame. Quand elle semble frapper devant nous dans le vide, elle frappe réellement aux portes de notre sort ; et tandis que la mort voltige autour d’elle, celui qui la manie sent qu’elle se dérobe à son esclavage antérieur, qu’elle obéit soudain à d’autres lois que celles qui la guidaient dans la salle d’armes. Elle accomplit une mission secrète : avant de prononcer sa sentence, elle nous juge ; ou plutôt, par le seul fait que nous l’agitons éperdument devant la grande et formidable énigme, elle force notre destin à nous juger nous-même.
On m’a demandé bien souvent, depuis la Vie des Abeilles, d’éclaircir l’un des mystères les plus redoutés de la ruche : à savoir la psychologie de ses irrésistibles, de ses inexplicables, soudaines et parfois mortelles colères. Il flotte en effet, autour de la demeure des blondes fées du miel, une foule de cruelles et d’injustes légendes. Arrivés près de l’enclos fleuri de réséda et de mélilot où bourdonnent les filles de lumière, les plus braves des hôtes qui visitent le jardin ralentissent le pas et se taisent malgré eux. Les mères affolées en écartent leurs enfants comme elles les écarteraient de quelque feu latent ou d’un nid de vipères ; et l’éleveur novice, ganté de cuir, voilé de gaze, entouré de torrents de fumée, n’affronte l’énigmatique citadelle qu’avec le petit frisson inavoué qui précède les grandes batailles.
Qu’y a-t-il de raisonnable au fond de ces craintes traditionnelles ? L’abeille est-elle vraiment dangereuse ? Se laisse-t-elle apprivoiser ? Y a-t-il péril à s’approcher des ruches ? Faut-il fuir ou braver leur colère ? L’apiculteur a-t-il quelque secret ou quelque talisman qui le préserve des piqûres ? Voilà les questions que vous posent anxieusement tous ceux qui viennent d’installer un timide rucher et qui commencent leur apprentissage.
L’abeille, en général, n’est ni malveillante, ni agressive ; mais paraît assez capricieuse. Elle a contre certaines gens des antipathies invincibles ; elle a aussi des jours d’énervement, — par exemple à l’approche d’un orage, — où elle se montre extrêmement irritable. Elle a l’odorat très subtil et très susceptible, elle ne tolère aucun parfum et abomine par-dessus tout l’odeur de la sueur humaine et de l’alcool. Elle ne s’apprivoise pas, au sens propre du mot, mais tandis que les ruches qu’on ne visite jamais deviennent hargneuses et méfiantes, celles qu’on entoure de soins quotidiens s’accoutument aisément à la présence discrète et prudente de l’homme. Enfin, il existe, pour manier presque impunément les abeilles, un certain nombre de petits expédients, variables selon les circonstances, que la pratique seule peut enseigner. Mais il est temps de révéler le grand secret de leurs colères.
L’abeille, au fond si pacifique, si longanime, qui ne pique jamais (à moins qu’on ne l’écrase) quand elle butine parmi les fleurs, une fois rentrée chez elle, dans son royaume aux monuments de cire, garde ce caractère bénin et tolérant, ou devient violente et mortellement dangereuse, selon que sa ville maternelle est opulente ou pauvre. Ici encore, comme il arrive souvent quand on étudie les mœurs de ce petit peuple ardent et mystérieux, les prévisions de la logique humaine sont entièrement déroutées. Il serait naturel que les abeilles défendissent avec acharnement une cité débordante de trésors si péniblement amassés, une cité comme on en rencontre dans les bons ruchers, où le nectar, ne trouvant plus place dans les alvéoles sans nombre qui représentent des milliers de barriques empilées des caves aux greniers, ruisselle en stalactites d’or le long des murailles bruissantes et envoie au loin dans la campagne, comme une réponse heureuse aux parfums éphémères des calices qui s’ouvrent, le parfum plus durable du miel où vit le souvenir des calices que le temps a fermés. Or il n’en est rien. Plus leur demeure est riche, moins elles montrent d’ardeur à combattre autour d’elle. Ouvrez ou renversez une ruche opulente : si vous avez eu soin d’écarter à l’aide d’une bouffée de tabac les sentinelles de l’entrée, il sera extrêmement rare que les autres abeilles songent à vous disputer le liquide butin conquis sur les sourires et sur toutes les grâces des beaux mois azurés. Faites-en l’expérience, je vous promets l’impunité si vous ne touchez qu’aux ruches les plus lourdes. Vous les retournerez et vous les viderez comme de vibrantes mais inoffensives amphores. Qu’est-ce à dire ? Les âpres amazones ont-elles perdu courage ? — l’abondance les a-t-elle amollies, et, à l’exemple des habitants trop fortunés des villes luxueuses, se sont-elles déchargées des devoirs périlleux sur les malheureux mercenaires qui veillent près des portes ?
Non ; on ne remarque point que le plus grand bonheur énerve leur vertu. Au contraire ; plus la république est prospère, plus les lois y sont dures et sévèrement appliquées, et l’ouvrière d’une ruche où le superflu s’accumule travaille avec bien plus d’ardeur que celle d’une ruche indigente. Il y a d’autres raisons que nous ne pénétrons pas entièrement, mais qui sont vraisemblables pour peu qu’on tienne compte de l’interprétation effarée que la pauvre abeille doit donner à nos gestes monstrueux. En voyant tout à coup son immense demeure soulevée, culbutée, entr’ouverte, elle s’imagine probablement qu’il s’agit d’une catastrophe inévitable et naturelle contre laquelle il serait insensé de lutter. Elle ne résiste plus, mais elle ne fuit pas. Ayant admis la ruine, il semble que déjà elle voie dans son instinct la demeure future, qu’elle espère rebâtir avec les matériaux arrachés à la ville éventrée. Elle laisse le présent sans défense pour sauver l’avenir. Ou bien, est-ce que, peut-être, comme le chien de la fable, « le chien qui porte au cou le dîner de son maître », constatant que tout est perdu sans retour, elle aime mieux périr en prenant sa part du pillage et passer de la vie à la mort dans une orgie unique et prodigieuse ? Nous ne savons au juste. Comment sonderions-nous les mobiles de l’abeille, alors que ceux des plus simples actions de nos frères nous sont inaccessibles ?
Toujours est-il qu’à chaque grande épreuve de la cité, à chaque trouble qui leur paraît avoir un caractère inéluctable, dès que l’affolement s’est propagé de proche en proche parmi le peuple noir et frémissant, les abeilles se précipitent sur les rayons, arrachent violemment les couvercles sacrés des provisions d’hiver, basculent la tête la première dans les cuves odorantes, y plongent tout entières, y aspirent longuement le chaste vin des fleurs, s’en gorgent, s’en enivrent jusqu’à ce que leurs ventres cerclés d’anneaux de bronze s’allongent et se distendent comme des outres étranglées. Or l’abeille gonflée de miel ne peut plus courber l’abdomen selon l’angle requis pour tirer l’aiguillon. Elles deviennent dès lors mécaniquement, pour ainsi dire, inoffensives. On s’imagine en général que l’apiculteur use de l’enfumoir pour étourdir, asphyxier à demi les belliqueuses trésorières de l’azur, et s’introduire ainsi, à la faveur d’un sommeil sans défense, dans le palais des innombrables amazones endormies. C’est une erreur ; la fumée sert d’abord à refouler les gardiennes du seuil, toujours sur le qui-vive et extrêmement belliqueuses : puis deux ou trois bouffées vont semer la panique parmi les ouvrières ; la panique provoque la mystérieuse orgie, et l’orgie l’impuissance. Ainsi s’explique que l’on peut, les bras nus et le visage découvert, ouvrir les plus populeuses ruchées, en examiner les rayons, secouer les abeilles, les répandre à ses pieds, les amonceler, les transvaser comme des grains de blé et récolter tranquillement le miel, au milieu de l’assourdissante nuée des ouvrières dépossédées, sans avoir à subir une seule piqûre.
Mais malheur à qui touche aux ruches pauvres ! Éloignez-vous des habitacles de misère ! Ici, la fumée n’a plus aucun prestige, et à peine aurez-vous envoyé les premières bouffées que vingt mille démons aigus et frénétiques jailliront de l’enceinte, accableront vos mains, étourdiront vos yeux, noirciront votre face. Nul être vivant, excepté l’ours, dit-on, et le « sphinx Atropos », ne résiste à la rage des légions acérées. Surtout ne luttez pas, la fureur gagnerait les colonies voisines ; et l’odeur du venin répandu affolerait toutes les républiques d’alentour. Il n’est d’autre salut que dans une prompte fuite à travers les buissons. L’abeille est moins rancunière, moins implacable que la guêpe et poursuit rarement l’ennemi. Si la fuite est impossible, l’immobilité absolue pourrait seule la calmer ou lui donner le change. Elle redoute et attaque tout mouvement trop brusque, mais pardonne aussitôt à ce qui ne bouge plus.
Les ruches pauvres vivent, ou plutôt meurent au jour le jour, et c’est parce qu’elles n’ont pas de miel en leurs celliers que la fumée n’a point d’action sur les abeilles. Ne pouvant se gorger comme leurs sœurs des tribus plus heureuses, les possibilités d’une cité future n’égarent pas leur ardeur. Elles ne pensent qu’à périr sur le seuil profané et, maigres, efflanquées, agiles, effrénées, le défendent avec un héroïsme, un acharnement inouïs. Aussi l’apiculteur prudent ne déplace-t-il jamais les ruches indigentes sans avoir fait un sacrifice préalable aux Euménides affamées. Il leur offre un gâteau de miel. Elles accourent, puis, la fumée aidant, elles s’enflent et s’enivrent, — et les voilà réduites à l’impuissance comme les riches bourgeoises des cellules plantureuses.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la colère des abeilles et sur leurs antipathies singulières. Ces antipathies sont souvent si étranges qu’on les attribua longtemps, qu’on les attribue encore, parmi les paysans, à des causes morales, à des intuitions mystiques et profondes. On est convaincu, par exemple, que les virginales vendangeuses ne peuvent supporter l’approche de l’impudique, surtout de l’adultère. Il serait surprenant que le plus raisonnable des êtres qui vivent avec nous sur ce globe incompréhensible attachassent tant d’importance à un péché souvent fort innocent. Au fond, elles n’en ont cure ; mais elles, dont la vie est bercée tout entière au souffle nuptial et somptueux des fleurs, ont horreur des parfums que nous dérobons à celles-ci.
Faut-il croire que la chasteté répand moins de parfums que l’amour ? Est-ce là l’origine de la rancune des jalouses abeilles et de l’austère légende qui venge des vertus aussi jalouses qu’elles ? Quoi qu’il en soit, elle est à classer, cette légende, au nombre de tant d’autres qui croient faire grand honneur aux phénomènes de la nature en leur prêtant des sentiments humains. Il conviendrait au contraire de mêler le moins possible notre psychologie humaine à tout ce que nous ne comprenons pas facilement ; il conviendrait de ne chercher nos explications qu’en dehors, en deça ou au delà de l’homme ; car c’est probablement là que se trouvent les révélations décisives que nous attendons encore.
Il semble que peu à peu, tout s’accorde à prouver que les dernières vérités se trouvent aux points extrêmes des pensées que l’homme avait refusé d’explorer jusqu’ici. On peut l’affirmer pour les sciences morales comme pour les positives ; et aucune raison n’empêche d’y joindre la politique qui n’est qu’un prolongement de la morale.
L’humanité, durant des siècles, a vécu en quelque sorte à mi-chemin d’elle-même. Mille préjugés, et avant tout les énormes préjugés religieux, lui cachaient les sommets de sa raison et de ses sentiments. Maintenant que se sont notablement affaissées la plupart des montagnes artificielles qui s’élevaient entre ses yeux et l’horizon réel de son esprit, elle prend à la fois conscience d’elle-même, de sa situation parmi les mondes et du but où elle veut aboutir. Elle commence à comprendre que tout ce qui ne va pas aussi loin que les conclusions logiques de son intelligence n’est qu’un jeu inutile sur la route. Elle se dit qu’il faudra faire demain le chemin qu’on n’a point parcouru aujourd’hui et qu’en attendant, à perdre ainsi son temps entre chaque étape, il n’y a rien à gagner qu’un peu de paix trompeuse.
Il est écrit dans notre nature que nous sommes des êtres extrêmes ; c’est notre force et la cause de notre progrès. Nous nous portons nécessairement et instinctivement aux dernières limites de notre être. Nous ne nous sentons vivre, et nous ne pouvons organiser une vie qui nous satisfasse qu’aux confins de nos possibilités. Grâce à cet instinct qui s’éclaire, il y a une tendance de plus en plus unanime à ne plus s’arrêter aux solutions intermédiaires, à éviter dorénavant les expériences à mi-côte, ou du moins à passer sur elles le plus rapidement possible.
Ce n’est pas à dire que cette tendance aux extrêmes suffise à nous guider vers les certitudes définitives. Il y a toujours deux extrêmes entre lesquels il faut choisir ; et il est souvent difficile de déterminer lequel est au point de départ et lequel au point d’arrivée. En morale, par exemple, nous avons à nous décider entre l’égoïsme ou l’altruisme absolu, et en politique, entre le gouvernement le mieux organisé qu’il soit possible d’imaginer, dirigeant et protégeant les moindres actes de notre vie, ou l’absence de tout gouvernement. Les deux questions sont encore insolubles. Cependant il est permis de croire que l’altruisme absolu est plus extrême et plus près de notre but que l’égoïsme absolu, de même que l’anarchie est plus extrême et plus près de la perfection de notre espèce que le gouvernement le plus minutieusement, le plus irréprochablement organisé ; tel que celui qu’on pourrait par exemple imaginer aux dernières limites du socialisme intégral. Il est permis de le croire parce que l’altruisme absolu et l’anarchie sont les formes extrêmes qui requièrent l’homme le plus parfait. Or, c’est du côté de l’homme parfait que nous avons à tendre nos regards ; car c’est de ce côté qu’il faut espérer que l’humanité se dirige. L’expérience ne dément pas encore qu’on risque moins de se tromper en portant les yeux devant soi qu’en les portant derrière soi, en regardant trop haut qu’en regardant trop bas. Tout ce que nous avons obtenu jusqu’ici a été annoncé et pour ainsi dire appelé par ceux qu’on accusait de regarder trop haut. Il est donc sage, dans le doute, de s’attacher à l’extrême qui suppose l’humanité la plus parfaite, la plus noble et la plus généreuse. C’est ainsi qu’on a pu répondre à qui demandait s’il était bon d’accorder aux hommes, malgré leurs imperfections actuelles, une liberté aussi complète que possible : Oui, il est du devoir de tous ceux dont les pensées précèdent la masse inconsciente, de détruire tout ce qui entrave la liberté des hommes, comme si tous les hommes méritaient d’être libres, quoiqu’on sache qu’ils ne mériteront de l’être que bien longtemps après leur délivrance. L’usage harmonieux de la liberté ne s’acquiert que par un long abus des bienfaits de celle-ci. C’est en allant d’abord à l’idéal le plus éloigné et le plus haut qu’on a le plus de chance de découvrir ensuite l’idéal le meilleur. — Ce qui est vrai de la liberté l’est également des autres droits de l’homme.
Pour appliquer ce principe au suffrage universel, rappelons-nous l’évolution politique des peuples modernes. Elle suit une courbe uniforme et inflexible. Un à un ces peuples échappent à la tyrannie. Un gouvernement plus ou moins aristocratique ou ploutocratique, élu d’un suffrage restreint, remplace l’autocrate. Ce gouvernement cède à son tour, ou est presque partout sur le point de céder au gouvernement de tous par le suffrage universel. A quoi aboutira celui-ci ? Nous ramènera-t-il à la tyrannie ? Se transformera-t-il en suffrage gradué ? Deviendra-t-il une sorte de mandarinat, le gouvernement d’une élite ou une anarchie organisée ? Nous ne le savons pas encore, aucun peuple n’ayant jusqu’ici dépassé la phase du suffrage de tous.
Presque partout, pour obéir à la loi aujourd’hui si active qui nous porte aux extrêmes, on brûle les étapes afin d’atteindre plus vite ce qui paraît être le dernier idéal politique des peuples : le suffrage universel. Cet idéal masquant encore complètement l’idéal meilleur qui se cache probablement derrière lui, et ne paraissant pas ce qu’il est peut-être : une solution provisoire, arrêtera, jusqu’à ce qu’on ait épuisé toutes les illusions qu’il renferme, les regards et les vœux de l’humanité. C’est le but nécessaire, bon ou mauvais, vers lequel s’avancent les nations. Il est indispensable à la justice instinctive de la masse que l’évolution s’accomplisse. Tout ce qui l’entrave n’est qu’obstacle éphémère. Tout ce qui prétend à améliorer cet idéal avant qu’il ait été atteint le recule vers l’erreur du passé. Comme tout idéal universel et impérieux, comme tout idéal qui se forme dans les profondeurs de la vie anonyme, il a d’abord le droit de se réaliser. Si après sa réalisation on remarque qu’il ne tient pas ce qu’il avait promis, il sera juste qu’on songe à le perfectionner ou à le remplacer. En attendant, il est inscrit dans l’instinct de la masse, aussi indestructiblement que dans le bronze, que tous les peuples ont le droit naturel de passer par cette phase de l’évolution politique du polypier humain, et d’interroger, chacun à son tour, chacun dans sa langue, avec ses vertus et ses défauts particuliers, les possibilités de bonheur qu’elle apporte.
C’est pourquoi, plein du devoir de vivre, cet idéal est très justement jaloux, intolérant et excessif. Comme tout organisme encore jeune, il élimine violemment ce qui peut altérer la pureté de son sang. Il est possible que les éléments empruntés à la monarchie et à l’aristocratie qu’on essaye d’introduire dans ses veines adolescentes soient excellents en eux-mêmes ; mais ils lui sont nuisibles puisqu’ils lui inoculent le mal dont il a d’abord à se guérir. Avant que le gouvernement de tous soit rendu plus sage, plus limpide et plus harmonieux par le mélange d’autres régimes, il est nécessaire qu’il se soit purifié par sa propre fermentation. C’est après qu’il se sera débarrassé de toutes les traces, de tous les souvenirs du passé, après qu’il aura régné dans la certitude et l’intégrité de sa force, qu’il conviendra de l’inviter à choisir dans ce passé ; ce qui importe à son avenir. Il l’y prendra selon ses appétits naturels, qui, de même que les appétits naturels de tout être vivant, savent de science sûre ce qui est indispensable au mystère de la vie.
Les peuples ont donc raison de rejeter provisoirement ce qui est peut-être meilleur que le suffrage universel. Il est possible que la foule admette par la suite que les plus intelligents discernent et gouvernent mieux que les autres le bien de tous. Elle leur accordera alors une prépondérance légitime. Pour l’instant, elle n’y songe pas encore. Elle n’a pas eu le temps de se reconnaître. Elle n’a pas eu le temps d’épuiser des expériences qui paraissent absurdes, mais qui sont nécessaires parce qu’elles débarrassent le lieu où se cachent sans doute les dernières vérités.
Il en est des peuples comme des individus : ce qui compte, c’est ce qu’ils apprennent par eux-mêmes, à leurs dépens, et leurs erreurs forment les biens de l’avenir. Il ne sert de rien de dire à un homme durant son enfance ou sa jeunesse : « Ne mentez pas, ne trompez point, ne faites pas souffrir. » Ces préceptes de sagesse, qui sont en même temps des préceptes de bonheur, ne pénètrent en lui, ne nourrissent ses pensées, ne deviennent des réalités bienfaisantes qu’après que la vie les lui a révélés comme des vérités nouvelles et magnifiques que personne n’avait soupçonnées. De même, il est inutile de répéter à un peuple qui cherche son destin : « Ne croyez pas que le nombre ait raison ; qu’un mensonge affirmé par cent bouches cesse d’être un mensonge, qu’une erreur proclamée par une troupe d’aveugles devienne une vérité que la nature sanctionnera. Ne croyez pas davantage qu’en vous mettant dix mille qui ignorent contre un seul qui sait, vous saurez quelque chose, ou que vous forcerez la plus humble des lois éternelles à vous suivre, à délaisser celui qui l’avait reconnue. Non, la loi restera à sa place près du sage qui la découvrit, et tant pis pour vous tous si vous vous éloignez sans l’avoir acceptée ! Vous la retrouverez un jour sur votre route, et ce que vous aurez fait en pensant l’esquiver tournera contre vous. »
Ce qu’on dit ainsi à la foule est très vrai ; mais il est non moins vrai que tout cela ne devient efficace qu’après avoir été éprouvé et vécu. Dans ces problèmes où convergent toutes les énigmes de la vie, la foule qui se trompe a presque toujours raison contre le sage qui a raison. Elle refuse de le croire sur parole. Elle sent obscurément que derrière les plus évidentes vérités abstraites il y a d’innombrables vérités vivantes que nul cerveau ne peut prévoir, car il leur faut le temps, la réalité et les passions des hommes pour développer leur œuvre. C’est pourquoi, quelque avertissement qu’on lui donne, quelque prédiction que l’on fasse, elle exige qu’avant tout on tente l’expérience. Pouvons-nous dire que là où elle l’obtint elle ait eu tort de l’exiger ? Il faudrait une étude spéciale pour examiner ce que le suffrage universel a ajouté à l’intelligence générale, à la conscience, à la dignité, à la solidarité civiques des peuples qui l’ont pratiqué ; mais quand il n’aurait fait autre chose que créer, comme en Amérique et en France, le sentiment d’égalité réelle qu’on y respire comme une atmosphère plus humaine et plus pure, et qui semble nouvelle et presque prodigieuse à ceux qui viennent d’ailleurs, ce serait déjà un bienfait qui ferait pardonner ses plus graves erreurs. En tout cas, c’est la meilleure préparation à ce qui doit venir.
Quand je parle du drame moderne, il va de soi que je n’entends m’occuper que de ce qui a lieu dans les régions vraiment nouvelles et encore médiocrement peuplées de la littérature dramatique. Plus bas, dans les théâtres ordinaires, le drame ordinaire et traditionnel subit, d’une manière très lente, l’influence du théâtre d’avant-garde, mais il est inutile d’attendre les traînards quand on a l’occasion d’interroger les éclaireurs.
Ce qui, dès le premier regard, caractérise le drame d’aujourd’hui, c’est d’abord l’affaiblissement et pour ainsi dire la paralysie progressive de l’action extérieure, ensuite une tendance très nette à descendre plus avant dans la conscience humaine et à accorder une part plus grande aux problèmes moraux ; et enfin la recherche, encore bien tâtonnante, d’une sorte de poésie nouvelle, plus abstraite que l’ancienne.
On ne saurait le nier, il y a sur les scènes actuelles, beaucoup moins d’aventures violentes et extraordinaires. Le sang y est plus rarement répandu, les passions y sont moins excessives, l’héroïsme moins âpre, le courage moins farouche et moins matériel. On y meurt encore, il est vrai, car on mourra toujours dans la réalité ; mais la mort n’est plus, — ou du moins, on peut espérer que bientôt elle ne sera plus, — l’ultima ratio, le cadre indispensable, le but inévitable de tout poème dramatique. Il est peu fréquent, en effet, dans notre vie, cruelle peut-être, mais d’une manière cachée et silencieuse, il y est peu fréquent que les plus violentes de nos crises se terminent par la mort ; et le théâtre, encore que plus lent que tous les autres arts à suivre les évolutions de la conscience humaine doit cependant finir par en tenir compte lui aussi, dans une certaine mesure.
Il est certain que les anecdotes antiques et fatales qui constituaient tout le fond du théâtre classique, que les faits divers italiens, espagnols, scandinaves ou légendaires qui forment la trame de toutes les œuvres de l’époque Shakespearienne et aussi, — pour ne pas entièrement passer sous silence un art infiniment moins spontané, — de toutes celles du romantisme français et allemand ; il est certain, dis-je, que ces anecdotes n’offrent plus pour nous l’intérêt immédiat qu’elles offraient en un temps où elles étaient quotidiennement et très naturellement possibles, où, tout au moins, les circonstances, les sentiments, les mœurs qu’elles évoquaient, n’étaient point encore éteints dans l’esprit de ceux qui les voyaient reproduits devant eux.
Mais ces aventures ne correspondent plus pour nous à une réalité vivante et actuelle. Si un jeune homme aime aujourd’hui au milieu d’obstacles qui représentent plus ou moins, dans un autre ordre d’idées et d’événements, ceux qui entravèrent l’amour de Roméo, nous savons parfaitement que rien de ce qui fait la poésie et la grandeur des amours de Vérone n’embellira son aventure. Il n’y aura plus là l’atmosphère enivrante d’une vie seigneuriale et passionnée. Il n’y aura plus de combats dans des rues pittoresques, plus d’intermèdes somptueux ou sanglants, plus de poison mystérieux, plus de sépulcre fastueusement complaisant. Où sera-t-elle, la grande nuit d’été, qui n’est si vaste, si savoureuse et si compréhensible que parce qu’elle est déjà tout inondée de l’ombre d’une mort inévitable et héroïque ? Otez tous ces beaux ornements à l’histoire de Roméo et de Juliette, et vous n’aurez plus que le très simple et très ordinaire élan d’un malheureux adolescent de noble cœur vers une jeune fille que des parents obstinés lui refusent. Toute la poésie, toute la splendeur, toute la vie passionnée de cet élan est faite de l’éclat, de la noblesse, du tragique propres au milieu où il s’épanouit ; et il n’est pas un baiser, un murmure d’amour, pas un cri de colère, de douleur ou de désespoir, qui n’emprunte sa grandeur, sa grâce, son héroïsme, sa tendresse ; en un mot toutes les images par quoi il est rendu visible, aux objets, aux êtres qui l’entourent. Ce qui fait la beauté, la douceur d’un baiser, c’est bien moins le baiser même, que le lieu, l’heure et les circonstances où il se donne. Du reste, on pourrait faire les mêmes observations si l’on supposait un homme de nos jours jaloux comme Othello, ambitieux comme Macbeth, malheureux comme Lear, indécis, inquiet et accablé d’un devoir effrayant et irréalisable comme Hamlet.
Ces circonstances ne sont plus. L’aventure du Roméo moderne, à ne considérer que les événements extérieurs qu’elle ferait naître, ne fournirait pas la matière de deux actes. On me dira qu’un poète actuel, voulant mettre sur la scène quelque poème d’amour analogue, est parfaitement libre de choisir dans le passé, un milieu plus décoratif et plus fertile en incidents héroïques et tragiques que celui où nous vivons. Il est vrai ; mais quel est le résultat de cet expédient ? C’est que des sentiments, des passions qui ont besoin pour se développer, pour aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, de l’atmosphère d’aujourd’hui (car les passions et les sentiments d’un poète moderne sont, malgré lui, entièrement, exclusivement modernes), se trouvent brusquement transplantées dans un terrain où tout les empêche de vivre. Ils n’ont plus la foi, et on leur impose l’espoir et la crainte de châtiments éternels. Ils croient pouvoir compter dans leur détresse sur une foule de forces nouvelles, enfin humaines, équitables et sûres ; et les voilà dans un siècle où tout se décide par la prière ou l’épée. Ils ont profité, à leur insu peut-être, de toutes nos acquisitions morales, et on les replonge brusquement dans l’abîme de jours où le moindre geste est déterminé par des préjugés qui doivent les faire sourire ou trembler. Que voulez-vous qu’il en advienne ; et comment espérer qu’ils y puissent subsister ?
Mais ne nous arrêtons pas davantage aux poèmes nécessairement artificiels qui naissent de cet impossible mariage du passé et du présent. Prenons le drame qui répond véritablement à notre réalité, comme la tragédie grecque répondait à la réalité grecque, et le drame de la Renaissance aux réalités de la Renaissance. Il se déroule dans une maison moderne, entre des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Les noms des protagonistes immatériels, qui sont les sentiments et les idées, demeurent à peu près les mêmes qu’autrefois. On reconnaît l’amour, la haine, l’ambition, l’envie, l’avidité, la jalousie, l’instinct de justice, l’idée du devoir, la pitié, la bonté, le dévouement, l’apathie, l’égoïsme, l’orgueil, la vanité, etc. Mais si les noms sont à peu près les mêmes, à quel point l’aspect, les qualités, l’étendue, l’influence, les habitudes intimes de ces acteurs idéaux, ne se sont-ils pas modifiés ! Ils n’ont plus une seule de leurs armes, un seul des merveilleux ornements de jadis. Il n’y a presque plus de cris, très rarement du sang, peu de larmes visibles. Le bonheur et le malheur des êtres se décident dans une étroite chambre, autour d’une table, au coin du feu. On aime, on souffre, on fait souffrir, on meurt sur place, dans son coin ; et c’est grand hasard si une porte ou une fenêtre s’entr’ouvre un moment sous la poussée d’un désespoir ou d’une félicité extraordinaire. Il n’y a plus de beauté accidentelle et adventice ; il n’y a plus qu’une poésie extérieure qui n’est pas encore devenue poétique. Et quelle poésie, pour peu qu’on aille au fond des choses, n’emprunte presque tout son charme et toute son ivresse à des éléments extérieurs ? Enfin il n’y a plus de Dieu qui élargit ou domine l’action ; il n’y a plus de destin inexorable qui forme, aux gestes les plus insignifiants de l’homme, un fond mystérieux, tragique et solennel, une atmosphère féconde et sombre, qui parvenait à ennoblir jusqu’à ses crimes les moins excusables, jusqu’à ses plus misérables faiblesses.
Il subsiste, il est vrai, un inconnu terrible ; mais il est si divers, si ondoyant, si incertain, si arbitraire, si contestable, pour peu qu’on essaye de le préciser, qu’il est fort dangereux de l’évoquer, fort difficile aussi de s’en servir de bonne foi pour agrandir jusqu’au mystère les gestes, les paroles, les actions des hommes que nous coudoyons chaque jour. C’est ainsi qu’on a essayé tour à tour de remplacer par la problématique et redoutable énigme de l’hérédité, par la grandiose mais improbable énigme de la justice immanente, par plus d’une autre encore, la vaste énigme de la Providence ou de la Fatalité de jadis. Mais ne remarque-t-on point que ces énigmes nées d’hier, paraissent déjà plus vieilles, plus arbitraires, plus invraisemblables que celles dont elles ont pris la place dans un accès d’orgueil ?
Dès lors où chercher la grandeur, la beauté, qui ne se trouvent plus dans l’action visible, ni dans les paroles qui n’ont plus guère d’images attrayantes, attendu que les paroles ne sont que des sortes de miroirs qui reflètent la beauté de ce qui les entoure, et la beauté du monde nouveau où nous vivons ne semble pas encore avoir envoyé ses rayons jusqu’à ces miroirs un peu lents. Où chercher enfin cette poésie et cet horizon qu’il est pour ainsi dire impossible de retrouver dans un mystère qui existe toujours, mais qui s’évapore dès qu’on essaye de lui donner un nom ?
On dirait que le drame moderne s’est confusément rendu compte de tout cela. Ne pouvant plus s’agiter au dehors, n’ayant plus d’ornements extérieurs, n’osant plus faire sérieusement appel à une divinité, à une fatalité déterminées, il s’est replié sur lui-même, il a tenté de découvrir dans les régions de la psychologie et dans celles de la vie morale, l’équivalent de ce qu’il avait perdu dans la vie extérieure d’autrefois. Il a descendu plus avant dans la conscience humaine ; mais ici il s’est heurté à des difficultés inattendues et singulières.
Descendre plus avant dans la conscience humaine, cela est permis et même ordonné au penseur, au moraliste, au romancier, à l’historien, et, à la rigueur au poète lyrique ; mais le poète dramatique ne peut à aucun prix être un philosophe inactif ou un contemplateur. Quoi qu’on fasse, quelque merveille qu’on puisse un jour imaginer, la loi souveraine, l’exigence essentielle du théâtre sera toujours l’action. Quand le rideau se lève, le haut désir intellectuel que nous apportons se transforme soudain ; et le penseur, le moraliste, le mystique ou le psychologue, qui est en nous, cède la place au spectateur instinctif, à l’homme électrisé négativement par la foule, et qui veut voir quelque chose se passer sur la scène. Si étrange que soit cette transformation ou cette substitution, elle est incontestable ; elle tient évidemment à l’influence de l’essaim humain, à une indéniable faculté de notre âme, qui est douée d’un organe spécial, primitif et presque imperfectible, pour penser jouir et s’émouvoir en masse. Il n’est alors si admirables, si profondes paroles qui bientôt ne nous importunent, si elles ne changent rien à la situation, si elles n’aboutissent à un acte, si elles n’amènent un conflit décisif, si elles ne hâtent une solution définitive.
Mais d’où naît l’action dans la conscience de l’homme ? A un premier degré, elle naîtra de la lutte de diverses passions opposées. Mais dès qu’elle s’élève un peu, et, à y regarder de près, dès le premier degré même, on peut dire qu’elle ne naît guère que d’une lutte entre une passion et une loi morale, entre un devoir et un désir. Aussi le drame moderne s’est-il plongé avec délices dans tous les problèmes de la morale contemporaine, et est-il permis d’affirmer qu’il s’en nourrit presque exclusivement.
Cela commença par les drames d’Alexandre Dumas fils, qui mettaient en scène les conflits moraux les plus élémentaires et vivaient tout entiers sur des interrogations telles, que le moraliste idéal qu’il faut toujours supposer dans le spectateur, ne songe même pas à se les faire, au cours de son existence spirituelle, tant la réponse est évidente. Faut-il pardonner à l’épouse ou à l’époux infidèle ? Est-il louable de se venger de l’infidélité par l’infidélité ? Un enfant naturel a-t-il des droits ? Le mariage d’inclination (comme on l’appelle dans ces régions) est-il préférable au mariage d’argent ? Les parents peuvent-ils légitimement s’opposer à un mariage d’amour ? Le divorce est-il fâcheux quand un enfant est né du mariage ? L’adultère de la femme est-il plus grave que celui du mari ? etc., etc…
Au reste pour le dire en passant, tout le théâtre français d’aujourd’hui, et une bonne partie du théâtre étranger qui n’en est que le reflet, s’alimente exclusivement de questions de ce genre, et des réponses gravement superflues qu’on y fait.
Mais d’autre part, à la pointe extrême de la conscience humaine, cela se termine dans les drames de Bjornson, d’Hauptmann et surtout dans les drames d’Ibsen. Ici nous arrivons au bout des ressources de la dramaturgie nouvelle. En effet, plus on descend dans la conscience de l’homme, moins on y trouve de conflits. On ne peut descendre très avant dans une conscience qu’à la condition que cette conscience soit très éclairée ; car il est indifférent de faire dix pas ou mille au fond d’une âme plongée dans les ténèbres, on n’y trouvera rien d’imprévu, rien de nouveau, les ténèbres étant partout semblables à elles-mêmes. Or, une conscience très éclairée a des passions et des désirs infiniment moins exigeants, infiniment plus pacifiques, plus patients, plus salutaires, plus abstraits et plus généreux qu’une conscience ordinaire.
De là, bien moins de luttes, et, en tout cas, des luttes bien moins ardentes entre ces passions agrandies et assagies par le fait même qu’elles sont plus hautes et plus vastes ; car si rien n’est plus sauvage, plus bruyant ni plus dévastateur qu’un petit ruisseau encaissé ; rien n’est plus tranquille, plus silencieux, plus bienfaisant qu’un beau fleuve qui s’élargit.
Et d’un autre côté, cette conscience éclairée s’inclinera devant infiniment moins de lois, admettra infiniment moins de devoirs nuisibles ou douteux. Il n’est pour ainsi dire pas de mensonge, d’erreur, de préjugé, de convention, de demi-vérité, qui ne puisse prendre, et réellement ne prenne, lorsque l’occasion s’en présente, la forme d’un devoir dans une conscience incertaine. C’est ainsi que l’honneur au sens chevaleresque et conjugal du mot (j’entends par ce dernier terme l’honneur du mari qu’on fait dépendre d’une faute de la femme), la vengeance, une sorte de pudeur maladive, l’orgueil, la vanité, la piété envers certains dieux, mille autres illusions ont été et sont encore l’intarissable source d’une multitude de devoirs absolument sacrés, absolument indiscutables, pour un grand nombre de consciences inférieures. Et ces soi-disant devoirs sont les pivots de presque tous les drames de l’époque romantique, et de la plupart de ceux d’aujourd’hui. Mais dans une conscience qu’une saine et vivante lumière a suffisamment pénétrée, il devient très difficile d’acclimater un de ces sombres devoirs impitoyables qui poussent fatalement l’homme qui le porte, vers le malheur ou la mort. Il ne s’y trouve plus d’honneur, plus de vengeance, plus de conventions qui réclament du sang. On n’y rencontre plus de préjugés qui exigent des larmes, ou d’injustice qui veuille le malheur. Il n’y règne plus de dieux qui ordonnent des supplices, ni d’amour qui demande des cadavres. Et quand le soleil est entré dans la conscience du sage, comme il faut espérer qu’il entrera un jour dans la conscience de tous les hommes, on n’y distingue plus qu’un seul devoir, qui est de faire le moins de mal possible et d’aimer les autres comme on s’aime soi-même ; et de ce devoir-là ne naissent guère de drames.
Aussi, voyez ce qui a lieu dans les drames d’Ibsen. On y descend parfois très avant dans la conscience humaine ; mais le drame ne demeure possible que parce qu’on y descend avec une lumière singulière, une sorte de lumière rouge, sombre, capricieuse et pour ainsi dire maudite, qui n’éclaire que d’étranges fantômes. Et de fait, presque tous les devoirs qui constituent le principe actif des tragédies d’Ibsen, sont des devoirs non plus situés en deçà, mais au delà de la conscience sainement éclairée ; et les devoirs que l’on croit découvrir par delà cette conscience, touchent souvent de bien près à un orgueil injuste, à une sorte de folie chagrine et maladive.
Il est bien entendu, pour dire ici toute ma pensée, que cette remarque n’enlève rien à mon admiration pour le grand poète scandinave ; car s’il est vrai qu’Ibsen ajouta bien peu d’éléments salutaires à la morale contemporaine, il est peut-être le seul qui au théâtre ait entrevu et mis en œuvre une poésie encore désagréable mais nouvelle, et qui soit parvenu à l’envelopper d’une sorte de beauté et de grandeur farouche et assombrie (assurément trop farouche et assombrie pour qu’elle puisse être générale et définitive), qui ne doit rien à la poésie des drames violemment enluminés de l’antiquité ou de la Renaissance.
Mais en attendant qu’il y ait dans la conscience humaine plus de passions utiles et moins de devoirs néfastes, qu’il y ait par conséquent sur la scène de ce monde plus de bonheur et moins de tragédies, un grand devoir de charité et de justice, qui offusque tous les autres, subsiste pour le moment au fond de tous les cœurs de bonne volonté. Et peut-être est-ce de la lutte de ce devoir contre notre ignorance et notre égoïsme que doit naître le véritable drame de ce siècle. Une fois cette étape franchie dans la vie réelle comme sur la scène, il sera peut-être permis de parler d’un théâtre nouveau, d’un théâtre de paix et de beauté sans larmes.
J’ai vu de quelle façon le printemps amasse du soleil, des feuilles et des fleurs, et se prépare longtemps d’avance à envahir le Nord. Ici, aux bords toujours tièdes de la Méditerranée — cette mer immobile et qui semble sous verre, — où durant les mois noirs du reste de l’Europe, il s’est mis à l’abri des neiges et du vent, en un palais de paix, de lumière et d’amour, il est curieux de surprendre dans la campagne immortellement verte ses préparatifs de voyage. On voit clairement qu’il a peur, qu’il hésite à affronter une fois de plus les grands pièges de glace que février et mars lui tendent chaque année de l’autre côté des montagnes. Il attend, il muse, il éprouve ses forces avant que de reprendre la route âpre et cruelle que l’hiver hypocrite a l’air de lui céder. Il s’arrête, il repart, il parcourt mille fois, comme un enfant ferait du jardin des vacances, les vallées odorantes, les collines délicates que la gelée n’a jamais effleurées de son aile. Il n’a rien à y faire, rien à ressusciter, puisque rien n’a péri et que rien n’a souffert, puisque toutes les fleurs de toutes les saisons y baignent dans l’air bleu d’un éternel été. Mais il cherche des prétextes, il s’attarde, il flânoche, il revient sur ses pas comme un jardinier désœuvré. Il écarte les branches, caresse de son souffle l’olivier qui frémit d’un sourire argenté, lustre l’herbe lustrée, réveille les corolles qui ne s’endormaient pas, rappelle les oiseaux qui n’avaient jamais fui, encourage les abeilles qui travaillent sans cesse ; puis, voyant comme Dieu que tout est bien au paradis sans tache, il s’asseoit un instant au rebord d’une terrasse que l’oranger couronne de fleurs régulières et de fruits de lumière et, avant de partir, jette un dernier regard sur son œuvre de joie qu’il confie au soleil.
Je l’ai suivi, ces jours passés, aux rives du Borigo, du torrent de Careï, au val de Gorbio, dans ces petites villes rustiques : Vintimille, Tende, Sospel ; dans ces curieux villages perchés sur les rochers : Sainte-Agnès, Castelar, Castillon, dans cette adorable campagne, déjà tout italienne, qui entoure Menton. On franchit quelques rues qu’anime la vie cosmopolite et assez haïssable de la Riviera ; on laisse derrière soi le kiosque à musique municipale et perpétuelle autour de quoi s’agglomère le Tout-Menton mondain et tuberculeux, et voici que l’on trouve à deux pas de la foule qui le redoute comme un fléau sacré, le silence admirable des arbres, toutes les bonnes réalités virgiliennes des chemins creux, des fontaines claires, des réservoirs ombreux qui dorment au flanc des monts où ils semblent attendre le reflet d’une déesse. On gravit un sentier entre deux murs de pierre qu’éclairent les violettes et que surmontent les étranges capuchons bruns de l’arisarum aux feuilles si profondément vertes qu’on les croirait créées pour symboliser la fraîcheur des citernes ; et le cirque d’un vallon s’ouvre comme une fleur humide et magnifique. A travers la gaze bleuâtre des oliviers géants qui voilent l’horizon d’un rideau transparent de perles scintillantes, c’est l’éblouissement harmonieux et discret de tout ce que les hommes imaginent dans leurs rêves, peignent dans des décors qui se croient irréels et irréalisables, lorsqu’ils veulent fixer l’idéale allégresse d’une heure surhumaine, de quelque île enchantée, d’un paradis perdu ou du séjour des dieux.
Il y a, tout le long des vallons de la côte, des centaines de ces cirques qui sont comme les théâtres où se jouent, parmi le clair de lune ou la paix des matins et des après-midi, les féeries muettes du bonheur de la terre. Ils se ressemblent tous ; et pourtant chacun d’eux révèle une félicité différente. Chacun d’eux, comme les visages d’une troupe de sœurs également heureuses et également belles, a un sourire reconnaissable. Un groupe de cyprès qui purifie les lignes, un mimosa pareil à un geyser de soufre, un bosquet d’oranger aux lourdes têtes noires symétriquement surchargées de fruits d’or, qui proclament soudain l’abondance royale du sol qui les nourrit ; une pente de citronniers où la nuit semble avoir amassé dans un pan de montagne, afin qu’elles y attendent un nouveau crépuscule, les étoiles que l’aurore a cueillies, un portique de feuillage qui s’ouvre sur la mer comme un regard profond qui décèle tout à coup une pensée infinie, un ruisseau qui se cache comme une larme de joie, une treille qui prévoit la pourpre des raisins, un grand vase de pierre buvant l’eau qui s’égoutte au bout d’un roseau vert, — rien et tout modifie l’expression du repos, de la tranquillité, du silence azuré, de la béatitude qui jouit d’elle-même.
Mais je cherche l’hiver et la trace de ses pas. Où donc se cache-t-il ? Il devrait être ici ; et comment cette fête de roses et d’anémones, d’air tiède et de rosée, d’abeilles et d’oiseaux, ose-t-elle se dérouler avec tant d’assurance durant les mois les plus impitoyables de son règne ? Et le printemps, que va-t-il faire, que va-t-il dire, puisque tout semble fait, puisque tout paraît dit ? Il est donc inutile et nul ne l’attend plus ?
Non ; en s’appliquant bien, on retrouve dans la vie inlassablement jeune le travail de sa main, le parfum de son souffle plus jeune que la vie. Ainsi, il y a là des arbres étrangers, des hôtes taciturnes, des sortes de parents pauvres aux robes en haillons. Ils viennent de très loin, de la région des brumes, des frimas et du vent. Ils sont dépaysés, hargneux et méfiants. Ils n’ont pas encore compris la langue claire, adopté les coutumes délicieuses du Midi. Ils n’ont pas voulu croire aux promesses du ciel, et ils ont suspecté les caresses du soleil qui dès l’aube les couvre d’un manteau de rayons plus soyeux et plus chauds que celui dont juillet accablait leurs épaules dans les étés précaires de leur terre natale. N’importe ; à l’heure dite, quand la neige tombait à trois cents lieues d’ici, leurs troncs ont frissonné, et malgré l’affirmation audacieuse de l’herbe et de cent mille fleurs, malgré l’aplomb des roses qui montent jusqu’à eux pour attester la vie, ils se sont dépouillés pour le sommeil d’hiver. Sombres et malveillants et nus comme des morts, ils attendent le printemps qui éclate autour d’eux ; et, par une réaction étrange et excessive, ils l’attendent plus longtemps que sous le ciel sévère et âpre de Paris, car à Paris déjà les bourgeons commencent à poindre. On les reconnaît çà et là parmi la foule en fête dont la danse immobile enchante les collines. Ils ne sont pas nombreux et ils se dissimulent : ce sont des chênes tors, des hêtres, des platanes, et c’est la vigne même que l’on croirait mieux élevée, mieux renseignée et plus docile, qui demeure incrédule. Ils sont là, noirs et maigres, et tels que des malades un dimanche de Pâques, au parvis d’une église que l’éclat du soleil a rendue transparente. Ils sont là depuis des années, et quelques-uns peut-être depuis deux ou trois siècles ; mais ils ont dans les moelles la terreur de l’hiver. Ils ne perdront jamais l’habitude de la mort. Ils ont trop d’expérience, ne peuvent plus oublier et ne peuvent plus apprendre. Leur raison endurcie n’admet plus la lumière lorsqu’elle n’arrive pas à l’heure accoutumée. Ce sont d’âpres vieillards trop sages pour jouir d’une joie imprévue. Ils ont tort ; la sagesse ne doit pas interdire les belles imprudences. Voici, autour des vieux, des ancêtres hostiles, tout un monde de plantes qui ignorent l’avenir mais se donnent à lui. Elles ne vivent qu’une saison ; elles n’ont point de passé et nulle tradition, et elles ne savent rien, sinon que l’heure est belle et qu’il en faut jouir. Pendant que leurs aînés, leurs maîtres et leurs dieux, boudent et perdent leur temps, elles fleurissent, elles s’aiment, elles se multiplient. Ce sont les humbles fleurs des chères solitudes : la pâquerette qui couvre le gazon de sa naïveté proprette et régulière, la bourrache plus bleue que le ciel le plus bleu, l’anémone écarlate ou teintée d’aniline, la primevère virginale, la mauve arborescente, la campanule qui agite des cloches que personne n’entend, le romarin qui a l’air d’une petite bonne de province, et le thym capiteux qui passe sa tête grise entre les pierres disjointes.
Mais avant tout c’est l’heure incomparable, l’heure diaphane et fluide de la violette des bois. Son humilité proverbiale devient usurpatrice et presque intolérante. Elle ne se blottit plus timidement entre les feuilles, elle bouscule l’herbe, la domine, la voile, lui impose ses couleurs, lui insuffle son souffle. Son sourire innombrable recouvre les terrasses d’oliviers et de vignes, les pentes des ravins, la courbe des vallons, d’un réseau d’allégresse innocente et suave ; son parfum frais et clair comme l’âme des sources qui coulent sous les monts, rend l’air plus translucide, le silence plus limpide ; et c’est bien, comme le dit je ne sais quelle légende, l’haleine de la terre inondée de rosée, alors que vierge encore elle s’éveille au soleil et se donne tout entière dans le premier baiser de la première aurore.
Puis, aux petits jardins qui entourent les bastides, les claires maisonnettes aux toits italiens, les bons légumes sans préjugés, sans prétention, n’ont jamais eu de doutes, n’ont jamais eu de craintes. Pendant que le vieux paysan, devenu pareil aux arbres qu’il cultive, remue la terre autour des oliviers, l’épinard se prélasse, s’empresse de verdir et ne prend aucune précaution ; la fève des marais ouvre ses yeux de jais dans son feuillage pâle et voit tomber la nuit avec placidité ; les petits pois volages s’élancent et s’allongent, couverts de papillons immobiles et tenaces, comme si juin venait de franchir la barrière de la ferme ; la carotte rougit en se montrant au jour ; les fraisiers ingénus aspirent les aromes que midi leur prodigue en penchant vers la terre ses urnes de saphir ; la laitue s’évertue à se faire un cœur d’or où elle veut renfermer la fraîcheur des matins et des soirs qui l’arrosent. Seuls, les arbres fruitiers ont longtemps réfléchi ; l’exemple des légumes parmi lesquels ils vivent les poussait à se joindre à la joie générale, mais la raide attitude de leurs aînés du Nord, des grands-parents sortis des grandes forêts sombres, leur prêchait la prudence. Néanmoins ils s’éveillent ; eux aussi n’y tiennent plus et se décident enfin à entrer dans la ronde de parfums et d’amour. Les pêchers ne sont plus qu’un phénomène rose : on dirait une chair puérile et précieuse que l’haleine de l’aube vaporise dans l’azur. Les poiriers, les pruniers, l’amandier, le pommier, rivalisant d’ivresse, font des efforts éblouissants ; et les coudriers blonds, tels que des lustres de Venise, et tout resplendissants d’une buée de chatons, se plantent çà et là pour éclairer la fête. Quant aux fleurs luxueuses, qui semblent n’avoir d’autre but qu’elles-mêmes, elles ont dès longtemps renoncé à sonder le mystère de cet été sans bornes. Elles ne marquent plus les saisons, elles ne comptent plus les jours, et ne sachant que faire dans l’ardent désarroi des heures qui n’ont plus d’ombre, de peur de se tromper et de perdre une seconde qui pourrait être belle, elles se sont résolues à fleurir sans relâche de janvier à décembre. La nature les approuve et, pour récompenser leur confiance au bonheur, leur beauté généreuse et leurs excès d’amour, elle leur donne une force, un éclat, des parfums qu’elle n’accorde jamais à celles qui se réservent et qui craignent la vie. Voilà ce que promulguait, entre autres vérités, la petite maison que j’ai vue aujourd’hui au versant d’une colline tout inondée de roses, d’œillets, de résédas, d’héliotropes et de giroflées : si bien que l’on eût dit la source débordante et engorgée de fleurs d’où le printemps allait se déverser sur nous ; tandis qu’au seuil de pierre de la porte fermée, des courges, des cédrats, des oranges, des limons, des figues de Barbarie, dormaient tranquillement dans l’ombre bleuissante comme l’acier des faux et parmi le silence auguste, désert et régulier, d’un jour immaculé.
Les mois de juin et de juillet de l’année 1902 offrirent aux méditations des hommes un de ces spectacles tragiques, qu’à la vérité nous rencontrons chaque jour dans la petite vie qui nous entoure, mais qui, comme tant de grandes choses, y passent inaperçus. Ils ne prennent leur signification et ne fixent enfin nos regards que lorsqu’ils s’accomplissent sur une de ces énormes scènes où s’entassent toutes les pensées d’un peuple, et où celui-ci aime à voir sa propre existence agrandie et solennisée par des acteurs royaux.
« Il faut ajouter quelque chose à la vie ordinaire avant de pouvoir la comprendre, » disait-on dans un drame moderne. Le sort y ajoutait ici la puissance et la pompe de l’un des plus beaux trônes de la terre. Grâce à l’éclat de cette puissance et de cette pompe, on vit exactement ce que l’homme est en soi, et ce qu’il en demeure lorsque les imposantes lois de la nature le mettent cruellement à nu devant leur tribunal. On apprit aussi, — les forces de l’amour, de la pitié, de la religion et de la science étant subitement portées à l’extrême, — on apprit aussi à mieux connaître la valeur des secours que tout ce que nous avons acquis depuis que nous occupons cette planète, peut fournir à notre détresse. On assista à la lutte toujours confuse, mais aussi ardente que si elle dût être suprême, entre les puissances diverses, physiques ou morales, visibles ou invisibles, qui mènent aujourd’hui l’humanité.
Édouard VII, roi d’Angleterre, victime illustre d’un caprice du destin, oscillait pitoyablement entre la couronne et la mort. D’une main ce destin présentait à son front l’un des plus magnifiques diadèmes que les révolutions aient épargnés ; et de l’autre, il forçait ce même front trempé des sueurs de l’agonie, à se courber sur une tombe grande ouverte. Il prolongea sinistrement ce jeu durant plus de trois mois.
Lorsqu’on regarde l’événement d’un point un peu plus élevé que les hauteurs des modestes collines où évoluent les innombrables anecdotes de la vie, il ne s’agit pas seulement ici de la tragédie d’un opulent monarque que la nature prend aux entrailles, dans le moment où des milliers d’hommes aspirent à mettre en sa personne, à l’abri du destin, au-dessus de l’humanité, un peu de leurs espoirs et de leurs plus beaux rêves. Il ne s’agit pas davantage d’approfondir le sarcasme de cette minute où ils prétendaient à affirmer et à fonder quelque chose de surnaturel qui s’effondrait dans ce que la nature a de plus naturel ; quelque chose qui fût contradictoire aux impitoyables lois égalitaires de l’indifférente planète que nous occupons tous par une sorte de distraite tolérance, quelque chose qui les rassurât et les consolât, comme une exception admirable à leur misère, à leur fragilité. Non, il est ici question de la tragédie essentielle de l’homme, du drame universel et perpétuel qui se joue entre sa frêle volonté et l’énorme force inconnue qui l’environne, entre la petite flamme de son esprit ou de son âme, ce phénomène inexplicable de la nature, et l’immense matière, cet autre phénomène pareillement inexplicable de la même nature. Ce drame aux mille dénouements indécis n’a cessé de se dérouler un seul jour depuis qu’une portion de la vie aveugle et colossale a eu l’idée assez étrange de prendre en nous une sorte de conscience d’elle-même. Cette fois, un hasard plus resplendissant que les autres vint le remettre en lumière sur un sommet plus élevé qu’éclairèrent un instant tous les désirs, tous les vœux, toutes les craintes, toutes les incertitudes, toutes les prières, tous les doutes, toutes les illusions, toutes les volontés, tous les regards enfin des habitants de notre globe accourus en pensée au pied de la montagne solennelle.
Lentement, il se déroula donc là-haut ; et nous pûmes compter nos ressources. Nous eûmes l’occasion de peser dans de lumineuses balances nos illusions et nos réalités. Toute la confiance et toute la misère de notre espèce se trouvaient symboliquement ramassées en une heure et dans un seul être. Allait-il être prouvé une fois de plus que les désirs, les vœux les plus ardents, la volonté et l’amour le plus impérieux d’une prodigieuse assemblée d’hommes sont impuissants à faire dévier d’une ligne la plus insignifiante des lois physiques ? Allait-il être établi, une fois de plus, que lorsque nous nous trouvons en face de la nature, ce n’est pas dans le monde moral ou sentimental, mais dans un autre, que nous devons chercher nos armes défensives ? Il est donc salutaire de regarder avec fermeté, et d’un œil qui ne se prête plus aux prestiges, ce qui se passa sur cette cime.
Les uns y ont vu la magnifique manifestation d’un Dieu jaloux et tout-puissant qui nous tient dans sa main et se rit de notre pauvre gloire ; le geste dédaigneux d’une Providence trop oubliée et irritée que l’homme ne reconnaisse pas avec plus de docilité son existence cachée et ne pénètre pas plus aisément son énigmatique volonté. Se sont-ils trompés ? Et quels sont ceux qui ne se trompent point dans les ténèbres où nous sommes ? Mais pourquoi ce Dieu, plus parfait que les hommes, demande-t-il de nous ce qu’un homme parfait ne demanderait point ? Pourquoi fait-il d’une foi trop volontaire, presque aveuglément acceptée, la première, pour ainsi dire la seule et la plus nécessaire des vertus ? S’il s’irrite qu’on ne le comprenne pas, qu’on lui désobéisse, ne serait-il pas juste qu’il se manifestât de manière que la raison humaine, que lui-même créa avec ses admirables exigences, ne dût pas renoncer les plus précieux, les plus indispensables de ses privilèges pour approcher son trône ? Or, ce geste-ci, comme tant d’autres, était-il assez clair, assez significatif pour la forcer de s’agenouiller ? Pourtant, s’il aime qu’on l’adore, comme le proclament ceux qui parlent en son nom, il lui serait facile de nous contraindre tous à n’adorer que lui. Nous n’attendons qu’un signe irrécusable. Au nom de ce reflet direct de sa lumière qu’il a mis au plus haut de notre être, où brûle, avec une ardeur, avec une pureté de jour en jour plus belles, la seule passion des certitudes et de la vérité, ne semble-t-il pas que nous y ayons droit ?
D’autres considérèrent ce roi pantelant sur les marches du plus splendide trône qui soit encore debout, cette puissance presque infinie, brisée, rompue, en proie aux affreux ennemis qui assaillent la chair en détresse, la chair anéantie sous la plus éblouissante couronne que la main invisible et moqueuse du hasard ait jamais suspendue sur un amas confus de souffrance et d’angoisse…
Ils y virent une nouvelle et formidable preuve de la misère, de l’inutilité humaine. Ils allèrent répétant en eux-mêmes ce que disait déjà si bien la sagesse antique : à savoir que nous sommes, que nous serons probablement toujours, malgré tous nos efforts, « par rapport à la matière moins qu’un grain de mil, et à la durée, moins qu’un tour de vrille ». Ils y découvrirent peut-être, incrédules à Dieu mais crédules à son ombre, un mystérieux arrêt de cette mystérieuse Justice qui vient parfois mettre un peu d’ordre dans l’histoire informe des hommes et venger sur les rois l’iniquité des peuples…
Ils y virent bien d’autres choses encore. Ils ne se trompaient pas ; tout cela s’y trouvait, puisque cela se trouve en nous, et que la signification que nous accordons aux incompréhensibles actes de la force inconnue, devient bientôt la seule réalité humaine et peuple de fantômes plus ou moins fraternels l’indifférence et le néant qui nous entourent.
Pour nous, sans repousser ces fantômes séduisants ou terribles qui représentent peut-être des interventions que notre instinct pressent, bien que nos sens ne les perçoivent pas, fixons avant tout nos regards sur les parties vraiment humaines et certaines de ce grand drame révolu. Au centre de l’obscure nuée où s’amplifiaient, jusqu’à dépasser les confins de ce monde terrestre, les gestes de la puissance qui rapprochait et écartait, tour à tour, une mort solennelle et une prestigieuse couronne, nous distinguons un homme qui va atteindre enfin le but unique, la minute essentielle de sa vie. Soudain, un ennemi invisible l’attaque et le terrasse. Aussitôt d’autres hommes accourent. Ce sont les émissaires de la Science. Ils ne se demandent pas si c’est Dieu, le Destin, le Hasard, la Justice qui vient barrer la route à la victime qu’ils relèvent. Croyants ou incrédules dans d’autres sphères ou dans d’autres moments, ils n’interrogent point la nuée ténébreuse. Ils sont ici les envoyés qualifiés de la raison de notre espèce ; de la raison nue, abandonnée à elle-même et telle qu’elle erre seule dans un univers monstrueux. Volontairement, ils éloignent d’elle imagination, sentiments, tout ce qui ne lui appartient pas en propre. Ils n’usent que de la partie purement, presque animalement humaine de sa flamme ; comme s’ils avaient la certitude que chaque être ne peut vaincre une force de la nature que par la force pour ainsi dire spécifique que la nature a mise en lui. Ainsi maniée, elle est peut-être étroite et frêle, cette flamme, mais précise, exclusive, invincible comme celle de la lampe à chalumeau de l’émailleur ou du chimiste. Elle est nourrie de faits, d’observations minimes mais sûres et innombrables. Elle n’éclaire que des points insignifiants et successifs dans l’immense inconnu ; mais elle ne s’égare pas, elle va où la dirige l’œil aigu qui la guide, et le point qu’elle atteint est soustrait aux influences qu’on appelait surnaturelles. Humblement, elle interrompt ou dévie l’ordre préétabli par la nature. Il y a deux ou trois ans à peine, elle se fût dispersée et affolée devant la même énigme. Son rayon lumineux ne s’était pas encore fixé avec une rigidité et une obstination suffisantes sur ce point obscur ; et nous aurions dit une fois de plus que la Fatalité est invincible. A ce coup, elle tint en suspens, durant plusieurs semaines, l’Histoire et le Destin, et finit par les jeter hors de l’ornière d’airain qu’ils comptaient suivre jusqu’au bout. Dorénavant, si Dieu, le Hasard, la Justice ou quelque nom qu’on donne à l’idée cachée de l’univers, veulent arriver à leur but, passer outre et triompher comme autrefois, ils pourront suivre d’autres routes ; mais celle-ci leur demeure interdite. A l’avenir, ils devront éviter la fente imperceptible mais infranchissable où veillera toujours le petit jet de flamme qui les a détournés.
Il se peut que cette royale tragédie nous ait définitivement prouvé que les vœux, l’amour, la pitié, les prières, toute une portion des plus belles forces morales de l’homme, sont impuissants en face d’une volonté de la nature. Immédiatement, comme pour compenser la perte et maintenir au niveau nécessaire les droits de l’esprit sur la matière, une autre force morale, ou plutôt la même flamme qui prend une autre forme, s’élève, resplendit et triomphe. L’homme perd une illusion pour acquérir une certitude. Loin d’avoir descendu, il monte d’un degré parmi les forces inconscientes. Il y a là, malgré toute la misère qui l’entoure, un noble et grand spectacle ; et de quoi rendre attentifs ceux qui perdraient confiance aux destinées de notre espèce.
Rome est probablement le lieu du monde où s’est accumulé durant vingt siècles et où subsiste encore le plus de beauté.
Elle n’a rien créé, si ce n’est un certain esprit de grandeur et l’ordonnance des belles choses ; mais les plus magnifiques moments de la terre s’y sont prolongés et fixés avec une telle énergie qu’elle est le point du globe où ils ont laissé les plus nombreuses, les plus impérissables traces. Quand on foule son sol, on foule l’empreinte mutilée de la déesse qui ne se montre plus aux hommes.
La nature l’avait admirablement située à l’endroit le plus propre à recueillir, comme dans la plus noble coupe qui se soit ouverte sous le ciel, les joyaux des peuples qui passaient autour d’elle sur les cimes de l’histoire. Le lieu où tombaient ces merveilles était déjà l’égal de ces merveilles mêmes. L’azur y est limpide et somptueux. Les obscures et profondes verdures du nord s’y marient encore aux feuillages légers et plus clairs du midi. Les arbres les plus purs, le cyprès qui s’élance tel qu’une prière ardente et sombre, le large pin parasol, qui semble la pensée la plus grave et la plus harmonieuse de la forêt, le massif chêne-vert qui prend si aisément la grâce des portiques, y ont acquis, par une tradition séculaire, une fierté, une conscience et une solennité qu’ils ne retrouvent nulle autre part. Qui les a vus et compris, ne les oubliera plus et les reconnaîtrait sans peine entre les arbres analogues d’une terre moins sacrée. Ils furent les ornements et les témoins d’incomparables choses. Ils demeurent inséparables des aqueducs épars, des mausolées découronnés, des arches brisées, des colonnes héroïquement rompues qui décorent une campagne majestueuse et désolée. Ils ont pris le style des marbres éternels qu’ils environnent de silence et de respect. Comme ceux-ci ils savent nous dire, à l’aide de deux ou trois lignes nettes et pourtant mystérieuses, tout ce que peut nous confesser la tristesse d’une plaine qui porte sans fléchir les débris de sa gloire. Ils sont et se sentent romains.
Un cercle de montagnes aux noms sonores et augustement familiers, aux têtes souvent chargées de neiges aussi éclatantes que les souvenirs qu’elles évoquent, fait à la ville qui ne peut point mourir, un horizon précis et grandiose qui la sépare du monde sans l’isoler des cieux. Et dans l’enceinte presque déserte, au centre des places inanimées où les dalles, les marches, les portiques multiplient l’espace et l’absence, à tous les carrefours où veille dans le vide quelque statue blessée, parmi les vasques, les chapiteaux, les tritons et les nymphes, une eau docile et lumineuse, obéissant encore à des ordres reçus il y a deux mille ans, fait à la solitude immaculée, un ornement mobile et toujours rafraîchi, de panaches d’azur, de guirlandes de rosée, de trophées de cristal, de couronnes de perles. On dirait que le Temps, entre ces monuments qui croyaient le braver, n’a voulu respecter que les heures fragiles de ce qui s’évapore et de ce qui s’écoule…
La beauté, bien que ce fût toujours une beauté empruntée, a résidé si longtemps entre ces murs qui vont du Janicule à l’Esquilin, elle s’y est amoncelée avec une telle persistance, que le lieu même, l’air qu’on y respire, le ciel qui le recouvre, les courbes qui le définissent, y ont acquis une prodigieuse puissance d’appropriation et d’ennoblissement. Rome, comme un bûcher, purifie tout ce que, depuis sa ruine, les erreurs, les caprices, l’extravagance et l’ignorance des hommes n’ont cessé d’y entasser. Il a été jusqu’ici impossible de la défigurer. On croirait même qu’il a été impossible d’y exécuter ou d’y maintenir une œuvre qui refusât d’y dépouiller sa laideur ou sa vulgarité originelle. Tout ce qui n’est pas conforme au style des sept collines, s’efface et s’élimine peu à peu sous l’action du génie attentif qui a posé aux horizons, dans le roc et le marbre des hauteurs, les principes esthétiques de la cité. Le moyen âge, par exemple, et l’art des primitifs y durent être plus actifs qu’en toute autre ville, puisqu’ils se trouvaient ici au cœur même de l’univers chrétien ; pourtant ils n’y ont laissé que des traces peu sensibles, pour ainsi dire honteuses et souterraines : ce qu’il fallait et rien de plus, pour que l’histoire du monde, dont c’était le foyer, n’y fût pas incomplète. Par contre, les artistes dont l’esprit était naturellement en harmonie avec celui qui préside aux destinées de la ville éternelle : Jules Romain, les Carraches, quelques autres, mais surtout Raphaël et Michel-Ange, y manifestent une ampleur, une certitude, une espèce de satisfaction instinctive et d’allégresse filiale qu’ils ne retrouvent en aucun autre lieu. On sent qu’ils n’avaient pas à créer, mais seulement à choisir et à fixer les formes qui affluant de toutes parts, irrévélées mais impérieuses, ne demandaient qu’à naître. Ils ne pouvaient se tromper ; ils ne peignaient pas, au sens propre du mot ; ils découvraient simplement les images voilées qui hantaient les salles et les arcades des palais. Les rapports entre leur art et le milieu qui lui donne naissance sont si nécessaires, qu’exilées dans les musées ou les églises d’autres villes, leurs œuvres ne semblent traduire qu’une conception arbitraire, exagérément forte et décorative de la vie. C’est ainsi que les photographies ou les copies du plafond de la chapelle Sixtine déconcertent et demeurent presque inexplicables. Mais, entré au Vatican, après s’être imprégné de la volonté qui émane des mille débris des temples et des places publiques, le voyageur accepte comme un effort sublime et naturel, l’effort démesuré de Michel-Ange. La prodigieuse voûte où, dans une harmonieuse et grave orgie de muscles et d’enthousiasmes, s’enlace et s’accumule un peuple de géants, devient une arche du ciel même où se sont réflétées toutes les scènes d’énergie, toutes les vertus ardentes dont les souvenirs s’agitent encore sous les ruines de ce sol passionné. De même, en face de « L’incendie du Borgo », il ne se dit pas ce qu’il se dirait s’il voyait l’admirable fresque au Louvre ou au National-Gallery ; il ne se dit pas ce que se dit par exemple Taine : à savoir que ces grands corps nus et superbes ne sont pas à leur affaire, que les flammes qui sortent de l’édifice ne les inquiètent nullement, qu’ils ne songent qu’à poser comme de bons modèles et à mettre en valeur la courbe d’une hanche ou la musculature d’une cuisse. Non, si le visiteur s’est laissé docilement pénétrer par les injonctions de tout ce qui l’entoure, il s’imagine volontiers que dans ces chambres du Vatican, aussi bien que sous la voûte de la Sixtine, et quelque différentes que soient les deux impressions, il assiste à l’épanouissement tardif, mais logique et normal d’un art qui aurait pu être celui de Rome. Il lui semble que l’on trouve ici la formule que le génie trop positif des Quirites n’avait pas eu l’occasion ou la chance de dégager. Car Rome, malgré tous ses efforts, n’avait pas réussi à donner d’elle-même l’image essentielle qu’elle avait promise à l’univers. Au fond, elle n’était belle que des dépouilles de la Grèce ; et le meilleur de ses mérites, ç’avait été de recueillir et de comprendre avidement la beauté de l’art grec. Quand elle avait tenté d’y ajouter, elle l’avait déformé sans en approprier l’expression à sa vie personnelle. Ses peintures et ses sculptures ne répondaient que par des sortes d’à peu près et d’ouï dire aux réalités de son existence ; et son architecture devait à ses proportions colossales la part la plus sûre d’une originalité incertaine. On se laisse aller à ce songe que l’harmonieux peintre d’Urbin et le vieux Buonarroti, à travers toutes les catastrophes, à travers toutes les morts apparentes et les longs silences de Rome, ont ressaisi une tradition latente et ininterrompue qui n’avait cessé d’évoluer souterrainement pour aboutir à leur œuvre, et dire enfin au monde ce que l’Empire n’avait pas su lui dire. Ils sont plus proprement Romains, ils représentent mieux semble-t-il, le désir inconscient et secret de cette terre latine que ne le fit la Rome des Césars. Cette Rome avait manqué son effigie. Elle était demeurée artificiellement hellénique ; et la Grèce ne pouvait fournir à un peuple infiniment plus vaste et très différent, les formes nécessaires à sa conscience ornementale. Elle ne pouvait être qu’un point de départ sûr et magnifique ; mais ses statues et ses peintures, délicates, précises, mesurées, presque menues, n’étaient pas à leur place dans ce Forum surchargé de monuments écrasants, parmi ces thermes monstrueux, ces cirques violents et sous les énormes et fastueuses arcades de ces basiliques superposées. On se demande alors si les fresques de Michel-Ange n’auraient pas répondu, après mille ans d’attente, à l’appel de ces arcades vides ; et si l’on ne peut croire qu’elles soient la conséquence presque organique de ces colonnes et de ces marbres impériaux ? Et de même, on se dit que le plafond, les pendentifs, les lunettes de la Farnésine et « l’Incendie du Borgo », illustreraient bien mieux que les sculptures de Phidias et de Praxitèle, bien mieux aussi que les meilleures peintures de Pompeï ou d’Herculanum, les Métamorphoses d’Ovide, les Décades de Tite-Live, les poèmes d’Horace et l’Énéide de Virgile.
Mais tout cela n’est peut-être qu’illusion et le prestige de cette puissance d’appropriation dont nous parlions plus haut. Cette puissance est telle que tout ce qui paraît, au premier abord, le plus contradictoire à l’idée qui règne dans ces murs, non seulement ne la contredit point, mais contribue à la fixer et à la révéler. Il n’est pas jusqu’au déclamatoire, innombrable et emphatique Bernin, — aussi inconciliable qu’il est possible de l’être avec la taciturnité et la gravité primitive de Rome, — il n’est pas jusqu’à ce Bernin, si odieux partout ailleurs, qui ici ne soit absorbé ou justifié par le génie de la cité et n’aide à éclaircir et à commenter, après coup, certains côtés un peu oratoires et redondants de la grandeur romaine.
Au surplus, une ville qui possède les Vénus du Capitole et du Vatican, l’Ariane endormie, le Méléagre et le torse d’Hercule, les merveilles sans nombre de musées aussi nombreux que ses palais, (pensez, par exemple, à ce que renferme un seul de ces musées, l’un des derniers venus, celui des Thermes) ; une ville dont chaque rue, presque chaque maison recèle un fragment de marbre ou de bronze qui suffirait à faire d’une cité nouvelle le but d’un long pèlerinage ; une ville qui nous montre le Panthéon d’Agrippa, certaines colonnes du Forum, tant de trésors enfin que la mémoire découragée se refuse à suivre plus longtemps l’admiration qui ne se lasse point ; une ville qui nous offre parmi ses féeries ordonnées et vivantes telle pelouse entourée de cyprès de la villa Borghèse, telles fontaines, tels jardins éternels ; une ville, en un mot, où s’est réfugié tout le meilleur passé du seul peuple qui cultiva la beauté comme d’autres cultivent le blé, l’olivier ou la vigne : une pareille ville oppose à la vulgarité une résistance, passive si l’on veut, mais invincible ; et peut presque tout tolérer sans déchoir. L’immortelle présence d’une assemblée de dieux si parfaits qu’aucune mutilation n’a pu altérer l’eurythmie de leur corps et de leur attitude, la protège contre ses propres erreurs et empêche que les derniers venus parmi les hommes n’aient plus d’empire sur elle que les barbares et le temps n’en eurent sur ces dieux mêmes[1].
[1] Néanmoins, la tolérance de Rome a des limites. S’il n’y a pas sur terre d’endroit où s’acclimatent et s’adaptent plus promptement les œuvres les plus diverses, il n’en est pas en revanche, qui rejette plus violemment et plus irrévocablement tout ce qu’il est absolument impossible de purifier. A ce point de vue le jugement du génie de la cité part de certitudes uniques et définitives. Une statue, un monument qu’il ne condamne pas avec colère, contre lequel ses pierres, ses places, ses carrefours ne se soulèvent pas avec indignation, est assuré du pardon de la postérité. Jusqu’ici ce génie quoique plus d’une fois maltraité, a cependant fini par avoir raison de tous les attentats. Mais aujourd’hui, on se demande avec quelque inquiétude comment il s’accommodera du hideux palais de justice qu’on élève à côté du château Saint-Ange ; ce qu’il imaginera pour faire oublier ou rendre inoffensives certaines statues du Pincio et divers monuments patriotiques qui l’assaillent sur plus d’un point de son territoire.
Et par eux, nous voici ramenés à ces petites villes de l’Hellade qui découvrirent un jour et fixèrent à jamais les lois de la beauté humaine. La beauté de la terre, à part quelques endroits ravagés par nos mesquines industries, est demeurée sensiblement la même depuis les siècles de Périclès et d’Auguste. La mer est toujours inviolable et infinie. La forêt, la plaine, les moissons, les villages, la plupart des rivières et des ruisseaux, les montagnes, les soirs et les matins, les nuages et les astres, variables selon les climats et les latitudes, nous apportent encore les spectacles de force ou de grâce, les harmonies profondes et simples, les féeries compliquées et diverses qu’ils offraient aux citoyens d’Athènes et au peuple de Rome. En ce qui concerne la Nature, nous n’avons donc à regretter qu’assez peu de chose ; et nous avons même étendu considérablement de ce côté, la sensibilité et la surface de nos admirations. En revanche, pour tout ce qui a trait à la beauté particulière à l’homme, à la beauté qui est son œuvre immédiate, nous avons, soit par excès de richesse et d’application, soit par éparpillement de nos efforts et dispersion de nos facultés, soit enfin par manque d’un point d’appui incontesté, perdu presque tout ce que les anciens avaient su conquérir et fixer. Dès qu’il s’agit de notre esthétique purement humaine, de notre propre corps et de tout ce qui s’y rapporte, de nos gestes, de notre attitude, des objets de notre vie, de nos maisons, de nos villes, de nos monuments, de nos jardins, on croirait, à voir notre désarroi, nos tâtonnements et notre inexpérience, que c’est d’hier que nous occupons cette planète, et que nous sommes encore tout au début de la période d’adaptation. Nous n’avons plus, pour l’œuvre de nos mains, aucune mesure commune, aucune règle acceptée, aucune certitude. Cette beauté sûre et incontestable, que connurent les anciens, nos peintres, nos sculpteurs, nos architectes, notre littérature, nos vêtements, nos meubles, nos villes, nos paysages même, la recherchent dans mille directions diverses et opposées. Si l’un de nous crée, réunit ou rencontre quelques lignes, une harmonie de forme ou de couleur qui révèle irrécusablement que le point décisif et mystérieux fut touché : c’est un phénomène isolé et précaire, presque un coup de hasard, que son auteur ni personne autre n’est capable de réitérer.
Pourtant, durant quelques années heureuses, l’homme sut à quoi s’en tenir sur la beauté essentiellement et spécifiquement humaine ; et ses certitudes étaient telles qu’elles emportent encore aujourd’hui notre conviction. Le seul étalon fixe que les Égyptiens, les Assyriens, les Perses, et toutes les civilisations antérieures, avaient vainement cherché parmi les animaux, les fleurs, les colosses de la nature et les rêves de l’imagination : montagnes et rochers, cavernes et forêts, monstres et chimères, le Grec l’avait trouvé d’instinct dans la beauté de son propre corps ; et c’est de la beauté de ce corps nu et parfait que dérive l’architecture de ses palais et de ses temples, le style de ses demeures, la forme, les proportions et l’ornement de tous les objets usuels de sa vie. Ce peuple chez qui la nudité et sa conséquence naturelle : l’irréprochable harmonie des muscles et des membres, était pour ainsi dire un devoir religieux et civique, nous a appris que la beauté du corps humain est aussi diverse, dans sa perfection, aussi profonde, aussi abondante, aussi spirituelle, aussi mystérieuse que la beauté des astres ou de la mer. Tout autre idéal, tout autre étalon égara et égarera nécessairement les efforts et les tentatives de l’homme. Toutes autres beautés sont possibles, réelles, profondes, diverses, complètes, mais ne partent pas de notre point central : ce sont des roues sans moyeu. Dans tous les arts, les peuples de race intelligente se sont éloignés ou rapprochés de la beauté indubitable, selon qu’ils se rapprochaient ou s’éloignaient de l’habitude d’être nus. La beauté propre de Rome, c’est-à-dire la petite portion de beauté originale qu’elle ajouta aux dépouilles de la Grèce, est due aux derniers restes de cette habitude. A Rome, comme nous le fait remarquer Taine, « on s’assemblait aussi pour nager, se frotter, transpirer, même lutter et courir, en tout cas pour regarder des lutteurs et des coureurs. Car Rome à cet égard n’est qu’une Athènes agrandie : le même genre de vie, les mêmes habitudes, les mêmes instincts, les mêmes plaisirs s’y perpétuent ; la seule différence est dans la proportion et dans le moment. La cité s’est enflée jusqu’à renfermer des maîtres par centaines de mille et des esclaves par millions ; mais, de Xénophon à Marc-Aurèle, l’éducation gymnastique et oratoire n’a point changé : ils ont toujours des goûts d’athlètes et de parleurs, c’est dans ce sens qu’il faut travailler pour leur plaire ; c’est à des corps nus, à des dilettantes de style, à des amateurs de décoration et de conversation, qu’on s’adresse. Nous n’avons plus l’idée de cette vie corporelle et païenne, oisive et spéculative : le climat est demeuré le même, mais l’homme s’est transformé en s’habillant et en devenant chrétien. »
Il faudrait plutôt dire que Rome à l’époque dont parle Taine, était une Athènes intermittente et incomplète. Ce qui, là-bas, était habituel et en quelque sorte organique, ici, n’était qu’exceptionnel et artificiel. Le corps humain est encore cultivé et admiré ; mais il est presque toujours revêtu de la toge, et le port de la toge brouille les lignes nettes et pures qui partaient d’une foule de statues nues et vivantes pour s’imposer aux colonnes et aux frontons des temples. Les monuments s’agrandissent outre mesure, se déforment et perdent peu à peu leur harmonie humaine. L’étalon d’or est voilé pour longtemps, et ne sera plus découvert que par quelques artistes de la Renaissance, qui est le moment où la beauté certaine jette ses derniers feux.
Aux portes de la ville elles accueillent nos pas sur un tapis de joie multicolore et empressée qu’elles agitent follement aux clartés du soleil. Il est évident qu’elles nous attendaient. Dès les premiers rayons de mars, le Perce-neige ou Cloche-d’hiver, fille héroïque des frimas, a sonné le réveil. Alors sortent de terre, efforts encore informes d’une mémoire endormie, de vagues fantômes, de pâles fleurs, à peine fleurs : le Saxifrage-à-trois-doigts ou Perce-pierre, la Bourse-à-pasteur, presque invisible ; la Scille à deux feuilles, l’Hellébore fétide ou Rose de serpent, le Tussilage-pas-d’âne, la Lauréole empoisonnée et sombre, le Pétasite, qu’on nomme encore lugubrement herbe à teigneux, herbe à la peste, tous et toutes de santé chétive et suspecte, tentatives bleuâtres, rosâtres, indécises, première fièvre de vie où la nature expulse ses malignes humeurs, captives anémiées que relâche l’hiver, convalescentes des prisons souterraines, essais timides et inhabiles de la lumière encore ensevelie.
Mais bientôt celle-ci s’aventure dans l’espace ; les pensées nuptiales de la terre s’éclairent et se purifient ; les ébauches disparaissent, les demi-rêves de la nuit s’évanouissent comme un brouillard emporté par l’aurore ; et tout autour des villes où l’homme les ignore, les bonnes fleurs rustiques commencent dans l’espace leur fête sans témoins. Qu’importe ! elles sont là, qui font déjà le miel quand leurs sœurs orgueilleuses et stériles, qui seules ont tous nos soins, tremblent encore au fond des serres. Elles seront là, de même, dans les prés inondés, les sentiers défoncés et pour orner les routes avec simplicité, quand les premières neiges couvriront la campagne. Personne ne les sème, et personne ne les cueille. Elles survivent à leur gloire, et l’homme les foule aux pieds. Cependant, il n’y a pas longtemps, elles représentaient seules la joie de la nature. Il y a quelque cent ans, avant que leurs parentes éclatantes et frileuses fussent venues des Iles, des Indes, du Japon, ou avant que leurs propres filles, ingrates et méconnaissables, eussent usurpé leur place, elles seules égayaient les regards affligés, elles seules éclairaient la porte des chaumières, le parvis du château et suivaient dans les bois les pas des amoureux. Mais ces temps ne sont plus ; elles sont détrônées. Elles n’ont conservé de leur bonheur passé que les noms qu’elles reçurent quand elles étaient aimées. Et ces noms montrent bien ce qu’elles furent pour l’homme : toute sa reconnaissance, sa tendresse attentive, tout ce qu’il leur devait, tout ce qu’elles lui donnaient, s’y trouve renfermé, comme en des perles creuses un arome séculaire. Elles ont donc des noms de reine, de bergère, de vierge, de princesse, de sylphide et de fée qui passent comme une caresse, un éclair, un baiser, un murmure d’amour sur les lèvres. Il n’est, je crois, dans notre langue, rien qui soit mieux, plus délicatement ni plus affectueusement nommé que ces fleurs populaires. Ici le mot habille presque toujours l’idée avec un soin, une précision légère, un bonheur admirable. Il est comme une étoffe ornée et transparente qui moule exactement la forme qu’elle embrasse et qui a la nuance, le parfum et le son qui conviennent. Appelez devant vous la Pâquerette, la Violette, le Bluet et le Coquelicot : le nom c’est la fleur même. Quelle merveille, par exemple, que cette sorte de cri et de crête de lumière et de joie « Coquelicot ! » pour désigner la fleur écarlate que les savants accablent de ce titre barbare : Papaver rhoeas ! Voyez la Primevère ou Primerole, la Pervenche, l’Anémone, la Jacinthe des bois, la Véronique bleue, le Ne m’oubliez pas, le Liseron des champs, l’Iris, la Campanule : leur nom les peint par des équivalents et des analogies que les plus grands poètes ne trouvent que rarement. Il est toute leur âme ingénue et visible. Il se cache, il se penche, il s’élève dans l’oreille, comme celles qui le portent se dissimulent, s’inclinent ou se dressent dans les blés et dans l’herbe. Voilà les quelques noms que nous connaissons tous ; nous ignorons les autres, bien que leur musique décrive avec la même douceur, le même génie heureux, des fleurs que nous voyons au bord de chaque route et dans tous les sentiers. Ainsi, en ce moment, c’est-à-dire vers la fin du mois où le blé mûr tombe sous la faucille, les talus des chemins sont d’un violet pâle : c’est la douce et tendre Scabieuse qui finit de s’épanouir, — discrète, aristocratiquement pauvre et modestement belle, comme l’annonce son titre de pierre précieuse voilée de brume. Autour d’elle un trésor s’éparpille : c’est la Renoncule ou Bouton d’or, qui a deux noms comme elle a deux vies ; car elle est à la fois l’innocente vierge qui couvre le gazon de gouttes de soleil et la redoutable et vénéneuse magicienne qui distribue la mort aux animaux distraits. C’est encore la Mille-Feuilles et le Mille-Pertuis, petites fleurs jadis utiles, qui s’en vont par les routes comme de silencieuses pensionnaires en uniforme terne ; le vulgaire et innombrable Séneçon des oiseaux, son grand frère le Laiteron des champs, puis la dangereuse Morelle noire, la Douce-Amère qui se cache, la rampante Renouée-à-feuilles-de-patience, — toutes les espèces sans éclat, au sourire résigné, qui portent la pratique et grisâtre livrée de l’automne déjà pressenti.
Mais parmi celles de mars, d’avril, de mai, de juin, de juillet, rappelez-vous les noms de fête, les syllabes printanières, les vocables d’azur et d’aube, de clair de lune et de soleil ! Voilà le Perce-Neige ou la Cloche d’hiver, qui annonce le dégel ; la Stellaire ou Collerette de la Vierge, qui salue les premières communiantes le long des haies dont les feuilles sont encore indécises et précaires comme une diaphane buée verte. Voilà l’Ancolie triste et la Sauge des prés, l’Inule, la Jasione, l’Angélique, la Nielle ou Alène ; la Jotte ou Ravenelle, habillée comme la servante d’un curé de campagne ; l’Osmonde, qui est une fougère royale ; la Luzule, la Parmélie des murs, le Miroir de Vénus ; l’Euphorbe ou Esule des bois, mystérieuse et pleine d’un feu sombre ; la Physalide, dont le fruit mûrit dans une lanterne rouge ; la Jusquiame, la Belladone, la Digitale, reines empoisonneuses, Cléopâtres gazées des lieux incultes et des bois frais. Et puis encore la Camomille, la bonne Sœur aux mille sourires en cornette, apportant dans un bol de faïence la tisane salutaire ; la Pimprenelle et la Coronille, la Menthe froide et le Serpolet rose, le Sainfoin et l’Euphraise, la Grande Marguerite, la Gentiane mauve et la Verveine bleue, l’Ensérine, l’Anthémis, le Silave des prés, le Cirse lancéolé, la Potentille, la Saladelle, la Genistelle… On récite un poème de grâce et de lumière en les énumérant. On leur a réservé les sons les plus aimables, les plus purs, les plus clairs et toute l’allégresse musicale de la langue. On dirait les Dramatis Personæ, les coryphées et les figurantes d’une immense féerie, plus belle, plus imprévue et plus surnaturelle que celles qui se déroulent dans l’île de Prospéro, à la cour de Thésée ou dans la forêt des Ardennes. Et les jolies actrices de la comédie muette et infinie : déesses, anges, démones, princesses et sorcières, vierges et courtisanes, reines et pastourelles, portent aux plis de leurs noms le magique reflet d’innombrables aurores, d’innombrables printemps contemplés par des hommes oubliés, comme elles y portent aussi le souvenir de milliers d’émotions profondes ou légères qu’éprouvèrent devant elles des générations disparues sans laisser d’autre trace.
Elles sont intéressantes et incompréhensibles. On les appelle vaguement les « Mauvaises Herbes ». Elles ne servent à rien. Çà et là, quelques-unes, dans de très vieux villages, gardent encore le prestige de vertus contestées. Çà et là, l’une d’elles, tout au fond des bocaux de l’apothicaire ou de l’herboriste, attend encore le passage du malade fidèle aux infusions traditionnelles. Mais la médecine incrédule les délaisse. On ne les cueille plus selon les rites d’autrefois ; et la science des « Simples » s’efface dans la mémoire des bonnes femmes. On leur fait une guerre sans merci. Le paysan les craint, la charrue les poursuit ; le jardinier les hait et s’est armé contre elles d’armes retentissantes : la bêche et le râteau, la houe et le racloir, le sarcloir, la binette. Le long des grands chemins, leur suprême refuge, le passant les écrase et le chariot les broie. Malgré tout, les voilà : permanentes, assurées, pullulantes, tranquilles, et pas une ne manque à l’appel du soleil. Elles suivent les saisons sans dévier d’une heure. Elles ignorent l’homme qui s’épuise à les vaincre, et dès qu’il se repose elles poussent dans ses pas. Elles subsistent, audacieuses, immortelles, intraitables. Elles ont peuplé nos corbeilles de filles magnifiques et dénaturées ; mais elles, les mères pauvres, sont demeurées pareilles à ce qu’elles étaient il y a cent mille ans. Elles n’ont pas ajouté un pli à leurs pétales, déformé un pistil, altéré une nuance, innové un parfum. Elles gardent le secret d’une mission tenace. Elles sont les primitives et les indélébiles. Le sol leur appartient depuis son origine. Elles représentent, en somme, une pensée invariable, un désir obstiné, un sourire essentiel de la Terre. C’est pourquoi il est bon de les interroger. Elles ont évidemment quelque chose à nous dire. Et puis n’oublions pas que les premières, autant que les aubes et les automnes, autant que les printemps et les couchants, autant que le chant des oiseaux, autant que la chevelure, le regard et les gestes divins de la femme, elles apprirent à nos pères qu’il y a sur ce globe des choses inutiles et belles…
Chaque année, à leur heure, qui suit celle des morts, heure suprême et magnifique de l’automne, je vais pieusement les visiter aux lieux où me les offre le hasard. Du reste, peu importe où nous les montre la bonne volonté du voyage ou du séjour. Ce sont les fleurs les plus universelles, les plus diverses, certes, mais dont les diversités et les surprises sont, pour ainsi dire, concertées, comme celles de la mode, en je ne sais quels paradis. Au même moment, comme pour les soies, les dentelles, les joyaux et les chevelures, le mot d’ordre est donné, dans le temps et l’espace, par une bouche faite de ciel et de lumière ; et, aussi dociles que les plus belles femmes, simultanément, en tous pays, sous toutes les latitudes, elles obéissent à l’injonction sacrée.
Il suffit donc d’entrer à l’aventure dans un de ces musées de verre où s’étalent, sous le voile harmonieux des journées de novembre, leurs richesses un peu funéraires. On saisit tout de suite quelle est, dans ce monde spécial, étrange et privilégié, même parmi le monde si étrange et si privilégié des fleurs, l’idée dominante, la beauté imposée, l’effort consciencieux de l’année. Et l’on se demande si cette idée nouvelle est une idée profonde et vraiment nécessaire du soleil, de la terre, de la vie, de l’automne ou de l’homme.
Hier, je fus donc admirer l’annuelle, la douce et fastueuse cérémonie végétale ; la dernière que les neiges de décembre et janvier, telles qu’une large bande d’apaisement, de sommeil, de silence et d’oubli, séparent des délicieuses fêtes qui recommencent dès le renouveau, déjà puissant quoiqu’à peine visible, de février qui cherche la lumière.
Elles sont là, sous les vastes dômes transparents, les nobles fleurs du mois des brumes, elles sont là, au rendez-vous royal, toutes les fées graves de l’automne, dont il semble que, d’un mot magique, on ait immobilisé les attitudes et les danses. Dès le premier regard, l’œil qui les reconnaît et sut apprendre à les aimer, constate avec satisfaction qu’elles ont activement et consciencieusement continué d’évoluer vers leur idéal incertain. Remontez un instant à leurs modestes origines, revoyez le pauvre bouton-d’or de naguère, l’humble rosette marron ou lie de vin qui tristement sourit encore, au bord des routes pleines de feuilles mortes, dans les parcimonieux jardinets de nos villages ; comparez-leur ces énormes amoncellements et ces toisons de neige, ces disques et ces globes de cuivre rouge, ces sphères de vieil argent, ces trophées d’albâtre et d’améthyste, ce prodigieux délire de pétales, qui paraît vouloir épuiser jusqu’aux dernières énigmes le monde des formes autumnales et des nuances que l’hiver confie au sein des forêts qui s’endorment, laissez passer devant vos yeux les genres imprévus et les espèces insolites ; admirez et jugez. Voici, par exemple, la merveilleuse famille des étoiles : étoiles plates, étoiles jaillissantes, étoiles diaphanes, étoiles compactes et charnues, voies lactées et constellations de la terre qui répondent à celles de l’azur. Voici les orgueilleuses aigrettes qui attendent les diamants de la rosée ; voici, pour faire honte à nos rêves, le prestigieux poème des chevelures irréelles : chevelures folles et miraculeuses, rayons de lune emmêlés, buissons d’or et tourbillons de flammes, boucles de belles filles rieuses, de nymphes poursuivies, de bacchantes passionnées, de sirènes pâmées, de vierges froides, d’enfants joueurs, que des anges, des mères, des faunes, des amants ont caressées de leurs mains calmes ou frémissantes. Et puis, voici pêle-mêle les monstres inclassables : hérissons, araignées, fritures, escaroles, ananas, pompons, rosaces, écailles, vapeurs, souffles, jets de glace et de neige qui retombent, beurre et lait qui ruisselle, grêle d’étincelles qui palpitent, ailes, éclats, duvets, pulpes, chairs, caroncules, poils, bûchers et fusées, piqûres de lumière, pluie de soufre et de feu…
A présent que les formes ont capitulé, il s’agit de conquérir la région des couleurs interdites, des nuances réservées, que l’automne, semble-t-il, se refuse à concéder à la fleur qui le représente. En effet, il lui accorde prodigalement toutes les opulences du crépuscule et de la nuit, toutes les richesses des vendanges ; il met à sa disposition tout l’œuvre mordoré de la pluie dans les bois, tout l’argentin travail du brouillard sur les plaines, de la gelée et de la neige dans les jardins. Il lui permet surtout de puiser à même le trésor sans fond des feuilles mortes et de la forêt qui s’éteint. Il l’autorise à se parer des sequins d’or, des médailles de bronze, des boucles d’argent, des paillettes de cuivre, des plumes féeriques, de l’ambre broyé, des topazes brûlées, des perles oubliées, des améthystes enfumées, des grenats calcinés, de toute la joaillerie amortie mais encore éclatante que le vent du Nord amoncelle au creux des ravins et des sentes ; mais il exige qu’elle demeure fidèle à ses vieux maîtres et porte la livrée des mois ternes et las qui lui donnent naissance. Il n’admet pas qu’elle les trahisse pour revêtir les costumes princiers et chatoyants du printemps et de l’aurore ; et s’il tolère parfois le rose, ce n’est qu’à condition qu’il soit emprunté aux lèvres froides, au front pâle de la vierge affligée et voilée qui prie sur une tombe. Il prohibe très strictement les teintes de l’été, de la jeunesse trop ardente, de la vie trop récente et trop sereine, de la santé trop expansive et de la joie trop épanouie. A aucun prix il ne consent aux vermillons hilares, aux cinabres impétueux, aux pourpres impérieux et éblouissants. Quant aux bleus, de l’azur de l’aube à l’indigo des océans et des grands lacs, de la pervenche à la bourrache et au pied-d’alouette, ils sont bannis sous peine de mort.
Pourtant, grâce à quelque inadvertance de la nature, voici que la couleur la plus extraordinaire et le plus sévèrement défendue dans le monde des fleurs, la couleur que la corolle de l’euphorbe vénéneuse est à peu près seule à porter dans la cité des ombelles, des pétales et des calices, le vert, exclusivement réservé aux feuilles esclaves et nourricières, vient de pénétrer dans l’enceinte jalousement gardée. Il est vrai qu’il ne s’y est glissé qu’à la faveur d’une équivoque, en traître, en espion, en transfuge livide. Il parjure le jaune et le trempe avec crainte dans l’azur vacillant d’un rayon de lune. Il est encore nocturne et fallacieux comme une irisation sous-marine ; il ne se révèle que par reflets, pour ainsi dire intermittents, à l’extrémité des pétales ; il est fugace et anxieux, fragile et décevant, mais indéniable. Il a fait son entrée, il existe, il s’affirme ; il va se fixer, s’accentuer de jour en jour ; et par la brèche qu’il vient de pratiquer aux citadelles de la lumière, toutes les joies et toutes les magnificences du prisme excommunié vont se précipiter dans le domaine vierge, et y préparer pour nos yeux des fêtes inaccoutumées. C’est au pays des fleurs une grande nouvelle et une mémorable conquête.
Ne croyons point qu’il soit puéril de s’intéresser ainsi aux formes capricieuses, aux nuances inédites d’une fleur qui ne produit pas de fruits ; et ne traitons pas ceux qui cherchent à la rendre plus belle ou plus étrange comme La Bruyère traitait jadis l’amateur de tulipes ou de prunes. Vous rappelez-vous la jolie page ? « Le fleuriste a un jardin dans un faubourg ; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher. Vous le voyez planté et qui a pris racine au milieu de ses tulipes et devant la Solitaire ; il ouvre de grand yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l’a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie ; il la quitte pour l’Orientale ; de là, il va à la Veuve ; il passe au Drap d’or ; de celle-ci à l’Agathe, d’où il revient enfin à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s’assied, où il oublie de dîner ; aussi est-elle nuancée, bordée, huilée, à pièces emportées ; elle a un beau vase ou un beau calice ; il la contemple, il l’admire ; Dieu et la nature sont en tout cela ce qu’il n’admire point ; il ne va pas plus loin que l’oignon de sa tulipe, qu’il ne livrerait pas pour mille écus, et qu’il donnera pour rien quand les tulipes seront négligées et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une religion, revient chez soi fatigué, affamé, mais fort content de sa journée : il a vu des tulipes.
« Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d’une ample récolte, d’une bonne vendange : il est curieux de fruits ; vous n’articulez pas, vous ne vous faites pas entendre. Parlez-lui de figues et de melons, dites que les poiriers rompent de fruit cette année, que les pêchers ont donné avec abondance : c’est pour lui un idiome inconnu ; il s’attache aux seuls pruniers ; il ne vous répond pas. Ne l’entretenez pas même de vos pruniers, il n’a de l’amour que pour une certaine espèce ; toute autre que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à l’arbre, cueille artistement cette prune exquise ; il l’ouvre, vous en donne une moitié et prend l’autre : Quelle chair ! dit-il ; goûtez-vous cela ? cela est-il divin ? voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs ; et là-dessus ses narines s’enflent ; il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie. O l’homme divin en effet ! homme qu’on ne peut jamais assez louer et admirer ! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles ! que je voie sa taille et son visage pendant qu’il vit ; que j’observe les traits et la contenance d’un homme qui seul entre les mortels possède une telle prune ! »
Eh bien ! La Bruyère a tort. Ce tort, on le lui pardonne volontiers en faveur de l’agréable fenêtre, que seul, entre tous les auteurs de son temps, il ouvre ainsi sur les jardins inattendus du XVIIe siècle. Il n’en reste pas moins, que c’est à son fleuriste un peu borné, à son horticulteur un peu maniaque que nous devons nos parterres adorables, nos légumes plus variés, plus abondants, plus savoureux, et nos fruits de plus en plus délicieux. Regardez, par exemple, autour des chrysanthèmes, les merveilles qui mûrissent aujourd’hui dans les moindres jardins, parmi les longs rameaux sagement asservis des espaliers patients et généreux. Il y a moins d’un siècle, elles étaient inconnues et nous les devons aux efforts minimes et innombrables d’une légion de petits chercheurs plus ou moins étriqués, plus ou moins ridicules. C’est de cette façon que l’humanité acquiert presque toutes ses richesses. Il n’est rien qui soit puéril dans la nature, et si l’on se passionne pour une feuille, un brin d’herbe, une aile de papillon, un nid, un coquillage, on enroule sa passion autour d’une petite chose qui renferme toujours une grande vérité. Arriver à modifier l’aspect d’une fleur, en soi c’est insignifiant, si l’on veut ; mais pour peu qu’on y réfléchisse, cela devient énorme. N’est-ce pas enfreindre ou dévier des lois profondes, essentielles peut-être, en tout cas séculaires ? N’est-ce pas dépasser des bornes trop facilement acceptées, n’est-ce pas mêler directement notre éphémère volonté à celles des forces éternelles ? N’est-ce pas donner l’idée d’une puissance singulière, presque surnaturelle ? Et, quoiqu’il soit prudent de se garder de rêves trop ambitieux, cela ne permet-il point d’espérer qu’on apprendra peut-être à éluder où à transgresser d’autres lois non moins séculaires, plus proches de notre propre vie et bien autrement importantes ? Car enfin, tout se tient, tout se donne la main, tout obéit à d’identiques principes invisibles, tout a les mêmes exigences, tout participe à la même âme, à la même substance dans l’effrayante et admirable énigme ; et la plus modeste victoire remportée au sujet d’une fleur peut nous ouvrir un jour des secrets infinis…
C’est pourquoi j’aime le chrysanthème, et c’est pourquoi je suis son évolution avec une curiosité fraternelle. Il est, parmi les plantes domestiques, la plante la plus soumise, la plus docile, la plus malléable et la plus attentive que nous ayons, de longtemps, rencontrée. Il porte des fleurs tout imprégnées de de la pensée et de la volonté de l’homme, — déjà pour ainsi dire humaines : et si le monde des végétaux doit nous révéler quelque jour l’un des mots que nous attendons, c’est peut-être par cette fleur des tombes que nous apprendrons le premier secret de l’existence, tout comme, dans un autre règne, c’est probablement par le chien, gardien presque pensif de nos demeures, que nous découvrirons le mystère de la vie animale…
Ce matin, en visitant mes fleurs entourées de la barrière blanche qui les défend contre les bonnes vaches qui paissent dans l’herbage, je revois en pensée tout ce qui s’épanouit dans les bois, dans les plaines, les jardins, les orangeries et les serres ; et je songe à ce que nous devons au monde merveilleux que visitent les abeilles.
Savons-nous ce que serait une humanité qui ne connaîtrait pas la fleur ? Si celle-ci n’existait pas, si elle avait toujours été cachée à nos regards, comme le sont probablement mille spectacles non moins féeriques qui nous environnent mais que nos yeux n’atteignent point, notre caractère, notre morale, notre aptitude à la beauté, au bonheur, seraient-ils bien les mêmes ? Nous aurions, il est vrai, dans la nature, d’autres magnifiques témoignages de luxe, de surabondance et de grâce ; d’autres jeux éblouissants des forces infinies : le soleil, les étoiles, les clairs de lune, l’azur et l’océan, les aurores et les crépuscules, la montagne et la plaine, la forêt et les fleuves, la lumière et les arbres ; et enfin, plus près de nous, les oiseaux, les pierres précieuses et la femme. Ce sont là les ornements de notre planète. Mais, excepté les trois derniers qui appartiennent pour ainsi dire au même sourire de la nature, que l’éducation de notre œil serait grave, austère, presque triste, sans l’adoucissement qu’y apportent les fleurs ! Supposez un instant que notre globe les ignore : une grande région, la plus enchantée de notre psychologie heureuse, serait détruite, ou plutôt ne serait pas découverte. Toute une sensibilité délicieuse dormirait à jamais au fond de notre cœur, plus dur et plus désert, et dans notre imagination privée d’images adorables. L’univers infini des couleurs et des nuances ne nous eût été incomplètement révélé que par quelques déchirures du ciel. Les harmonies miraculeuses de la lumière qui se délasse, qui invente sans cesse de nouvelles allégresses et semble jouir d’elle-même, nous seraient inconnues, car les fleurs ont d’abord décomposé le prisme et formé la partie la plus subtile de nos regards. Et le jardin magique des parfums, qui nous l’eût entr’ouvert ? Quelques herbes, quelques résines, quelques fruits, le souffle de l’aube, l’odeur de la nuit et de la mer, nous auraient annoncé que par delà les yeux et les oreilles existait un paradis fermé où l’air que l’on respire se change en voluptés qu’on n’aurait pu nommer. Considérez aussi tout ce qui manquerait à la voix de la félicité humaine ! Une des cimes bénies de notre âme serait presque muette si les fleurs, depuis des siècles, n’avaient alimenté de leur beauté la langue que nous parlons et les pensées qui tentent de fixer les heures les plus précieuses de la vie. Tout le vocabulaire, toutes les impressions de l’amour sont imprégnés de leur haleine, nourris de leur sourire. Quand nous aimons, les souvenirs de toutes les fleurs que nous avons vues et respirées, accourent peupler de leurs délices reconnues la conscience d’un sentiment dont le bonheur, sans elles, n’aurait pas plus de forme que l’horizon de la mer ou du ciel. Elles ont accumulé en nous, depuis notre enfance, et dès avant celle-ci, dans l’âme de nos pères, un immense trésor, le plus proche de nos joies, où nous allons puiser, chaque fois que nous voulons nous rendre plus sensibles les minutes clémentes de la vie. Elles ont créé et répandu dans notre monde sentimental l’atmosphère odorante où se complaît l’amour.
C’est pourquoi j’aime surtout les plus simples, les plus vulgaires, les plus anciennes et les plus démodées ; celles qui ont derrière elles un long passé humain, une longue suite de bonnes actions consolantes, celles qui nous accompagnent depuis des centaines d’années et qui font partie de nous-mêmes, puisqu’elles mirent quelque chose de leur grâce et de leur joie de vivre dans l’âme de nos aïeux.
Mais où se cachent-elles ? Elles deviennent plus rares que celles qu’on appelle aujourd’hui les fleurs rares. Leur existence est secrète et précaire. Il semble que l’on soit sur le point de les perdre, et peut-être en est-il qui viennent de disparaître, enfin découragées, dont les graines sont mortes sous les ruines, qui ne connaîtront plus la rosée des jardins et qu’on ne retrouvera que dans de très vieux livres, parmi les gazons clairs des miniatures bleues ou le long des parterres jaunis des primitifs.
Elles sont chassées des plates-bandes et des corbeilles orgueilleuses par d’arrogantes inconnues arrivées du Pérou, du Cap, de la Chine, du Japon. Elles ont notamment deux impitoyables ennemis. C’est d’abord, l’encombrant et prolifique Bégonia tubéreux qui pullule dans les parterres comme un peuple de coqs intransigeants, aux crêtes innombrables. Il est joli, mais abusif et un peu artificiel ; et quels que soient le silence et le recueillement de l’heure, sous le soleil et sous la lune, dans l’ivresse du jour et la paix solennelle de la nuit, il sonne du clairon et célèbre une victoire monotone, criarde et sans parfums. Ensuite, c’est le Géranium double, un peu moins indiscret, infatigable aussi, extraordinairement courageux, et qui paraîtrait désirable s’il était moins prodigué. A eux deux, aidés de quelques étrangères plus sournoises et des plantes aux feuillages colorés qui forment ces mosaïques boursouflées qui avilissent à présent les belles lignes de la plupart de nos pelouses, ils ont peu à peu dépossédé leurs sœurs autochtones des lieux qu’elles avaient si longtemps égayés de leurs sourires familiers. Elles n’ont plus le droit d’accueillir l’hôte avec de naïfs petits cris de bienvenue, dès la grille dorée du château. Il leur est interdit de bavarder près du perron, de gazouiller dans les vases de marbre, de chantonner au bord des pièces d’eau, de patoiser le long des plates-bandes. On en a relégué quelques-unes au fond du potager, dans le coin négligé, et d’ailleurs délicieux, des plantes médicinales ou simplement aromatiques : la Sauge, l’Estragon, le Fenouil et le Thym, vieilles servantes elles aussi congédiées et qu’on ne nourrit plus que par une sorte de pitié ou de tradition machinale. D’autres se sont réfugiées du côté des remises et des écuries, près de la porte basse de la cuisine ou de la cave, s’y tassant humblement comme des mendiantes importunes, cachant leurs robes claires parmi les mauvaises herbes, retenant de leur mieux leurs parfums intimidés, afin de ne pas éveiller l’attention.
Mais là même, le Pélargonium rouge d’indignation et le Bégonia cramoisi de colère sont venus surprendre et bousculer la petite troupe inoffensive. Elles ont fui vers les fermes, les cimetières, dans les jardinets des curés, des vieilles filles, des couvents de province ; et maintenant, ce n’est plus guère que dans l’oubli des plus anciens villages, autour de branlantes demeures, loin des chemins de fer et des serres impérieuses de l’horticulteur, qu’on les retrouve encore avec leur sourire naturel ; non plus l’air pourchassé, haletant et traqué, mais tranquilles, arrivées, reposées, abondantes, insouciantes, chez elles. Et de même qu’autrefois, au temps des diligences, du haut du mur de pierre qui entoure la maison, à travers les barreaux de la barrière blanche ou du seuil des fenêtres qu’anime un oiseau prisonnier, sur la route immobile où personne ne passe, si ce n’est les puissances éternelles de la vie, elles regardent venir le printemps et l’automne, la pluie et le soleil, les papillons et les abeilles, le silence et la nuit suivie du clair de lune.
Vieilles fleurs courageuses ! Giroflées, Ravenelles, Violiers, Boutons d’or ! Car, de même que les fleurs des champs, dont un rien les sépare, un rayon de beauté, une goutte de parfum, elles ont des noms charmants, les plus doux de la langue ; et chacune d’elles, comme des ex-voto minutieux et naïfs, ou comme des médailles décernées par la gratitude des hommes, en porte familièrement trois ou quatre. Giroflées qui chantez parmi les murs en ruine et couvrez de lumière les pierres qui s’attristent, Primevères des jardins, Primeroles ou Coucous, Jacinthes d’Orient, Crocus et Cinéraires, Couronnes impériales, Violettes odorantes, Muguets, Myosotis, Petites-Marguerites et Petites-Pervenches, Narcisses-des-Poètes, Jeannettes, Claudinettes, Oreilles d’ours, Alysse, Gazon turc, Anémones ; c’est par vous que les mois qui précèdent les feuilles : Février, Mars, Avril, traduisent en sourires compréhensibles aux hommes les premières nouvelles et les premiers baisers mystérieux du soleil. Vous êtes frêles, frileuses et pourtant effrontées comme une idée heureuse. Vous rajeunissez l’herbe, fraîches comme l’eau qui coule dans les coupes d’azur que l’aube vient répandre sur les bourgeons avides, éphémères comme les songes d’un enfant qui s’éveille ; presque sauvages encore et presque spontanées, déjà marquées pourtant de l’éclat trop précoce, du nimbe trop ardent, de la grâce trop pensive qui accable les fleurs qui se donnent à l’homme.
Mais voici innombrables, désordonnées, multicolores, tumultueuses, ivres d’aurores et de midis, les rondes lumineuses des filles de l’été ! Jeunes vierges aux voiles blancs et vieilles demoiselles en rubans violets, écolières en vacances, premières communiantes, religieuses pâlies, gamines dépeignées, commères et bigotes. Voici le Souci d’or qui crible de clartés le vert des plates-bandes. Voici la Camomille, comme un bouquet de neige, à côté de ses infatigables frères les Chrysanthèmes-des-jardins qu’il ne faut pas confondre avec les Chrysanthèmes japonais de l’automne. L’Hélianthe annuel, Tournesol, Grand-Soleil, dominant comme un prêtre qui lève l’ostensoir, le menu peuple en prière, s’efforce de ressembler à l’astre qu’il adore. Le Pavot s’évertue à remplir de lumière sa tasse déchirée par le vent du matin. Le rude Pied-d’Alouette, en blouse de paysan, qui se croit plus beau que le ciel, méprise les Belles-de-Jour qui lui reprochent avec aigreur d’avoir mis trop de bleu dans l’azur de ses fleurs. La Julienne-de-Mahon, en robe de jaconas, comme les petites bonnes de Dordrecht ou de Leyde, naïvement espiègle, a l’air de laver d’innocence les bordures des corbeilles. Le Réséda se cache dans son laboratoire et distille en silence des parfums qui nous donnent l’avant-goût de l’air que l’on respire au seuil des paradis. Les Pivoines, qui ont bu avec indiscrétion à même le soleil, éclatent d’enthousiasme et se penchent au-devant de l’apoplexie qui s’avance. Le Lin-à-fleurs-rouges trace un sillon sanglant qui garde les allées ; et le Portulaca ou Chevalier-d’onze-heures, cousin enrichi du pourpier, rampant comme une mousse, s’applique à recouvrir de taffetas zinzolin, jaune soufre ou rose chair, la terre demeurée nue au pied des hautes tiges. Le Dahlia joufflu, un peu rond, un peu bête, taille dans le savon, le saindoux ou la cire, ses pompons réguliers qui seront l’ornement de la fête du village. Le vieux Phlox paternel, debout dans les massifs, prodigue les gros rires de ses bonnes couleurs sans façon. Les Mauves-fleuries ou Lavatères, en demoiselles sages, sentent au moindre souffle le plus tendre incarnat des pudeurs fugitives monter à leurs corolles. La Capucine fait de l’aquarelle ou crie comme un ara qui grimpe aux barreaux de sa cage ; et la Rose-Trémière, Althéa Roséa, Passe-rose, Rose-à-bâton, Alcée ou Bâton-de-Jacob, montée sur ses six noms, défripe ses cocardes d’une chair plus soyeuse que les seins d’une vierge. La Balsamine presque transparente et la Gueule-de-loup, plus gauches, plus timides, serrent craintivement leurs fleurs contre leurs tiges.
Puis, dans le coin discret des anciennes familles, se pressent la Véronique-à-longues-feuilles, la Potentille rouge, les Roses-d’Inde, l’antique Croix-de-Malte, l’Herbe-à-la-veuve ou Scabieuse pourpre, la Digitale qui s’élance comme une fusée triste, l’Ancolie d’Europe, qu’on appelle encore Aiglantine, Clochette ou Colombine ; la Coquelourde-rose-du-ciel qui sur un long col grêle tend une petite face ingénue et toute ronde pour admirer le firmament, la Lunaire cachottière qui fabrique en secret la Monnaie du pape, ces pâles écus plats avec lesquels, sans doute, les elfes et les fées font au clair de la lune commerce de prestiges ; enfin l’Œil-de-Faisan, la Valériane rouge ou Barbe de Jupiter, l’Œillet-de-Poète et le vieil Œillet-des-fleuristes que cultivait déjà dans son exil le Grand-Condé.
A côté, au-dessus, tout autour, sur les murs, dans les haies, parmi les treilles, le long des branches, comme un peuple de singes et d’oiseaux en liesse, les plantes grimpantes se divertissent, font de la gymnastique, jouent à se balancer, à perdre l’équilibre et à le rattraper, à tomber, à voler, à regarder le vide, à dépasser les cimes, à embrasser le ciel. C’est le Haricot d’Espagne et le Pois-de-senteur, tout fiers de n’être plus mis au rang des légumes, c’est le Volubilis pudique, le Chèvrefeuille dont l’odeur représente l’âme de la rosée, la Clématite, la Glycine ; tandis qu’aux fenêtres, entre les rideaux blancs, le long de fils tendus, la Campanule nommée Pyramidale, opère de tels miracles, lance des gerbes et tresse des guirlandes formées de mille fleurs unanimes si prodigieusement immaculées et translucides, que ceux qui l’aperçoivent pour la première fois, n’en croyant pas leurs yeux, veulent toucher du doigt la bleuâtre merveille, fraîche comme un jet d’eau, pure comme une source, irréelle comme un songe.
Cependant, dans une touffe de rayons, le grand Lys blanc, vieux seigneur des jardins, le seul prince authentique parmi toute la roture sortie du potager, des fossés, des taillis, des mares et des landes, parmi les étrangères venues on ne sait d’où, calice invariable aux six pétales d’argent dont la noblesse remonte à celle des dieux mêmes, le Lys immémorial dresse son sceptre antique, inviolé, auguste, qui crée autour de lui, une zone de chasteté, de silence, de lumière.
Je les ai vues, celles que j’ai nommées, tant d’autres oubliées, toutes réunies ainsi au jardin d’un vieux sage, le même qui m’apprit à aimer les abeilles. Elles s’offraient aux regards en plates-bandes, en corbeilles, en bordures symétriques, ellipses, parallélogrammes, quinconces et losanges, entourés de buis, de briques rouges, de carreaux de faïence, comme des matières précieuses contenues dans des réservoirs réguliers pareils à ceux qu’on trouve aux gravures jaunies qui illustrent les œuvres du vieux poète hollandais Jacob Cats ; ou du bon abbé Sanderus qui décrivit et dessina, vers le milieu du XVIIe siècle, en sa Flandria Illustrata, tous les châteaux de Flandre, et eut soin, en témoignage de gratitude, de surmonter d’un magnifique panache de fumée, les cheminées des gros manoirs où l’hospitalité lui parut plantureuse et la chère excellente. Et donc, les fleurs s’alignaient, les unes selon les espèces, d’autres selon les formes et les nuances, d’autres enfin mêlaient d’après les hasards toujours heureux du vent et du soleil, les couleurs les plus hostiles et les plus meurtrières, afin d’attester que la nature ignore les dissonances et que tout ce qui vit crée sa propre harmonie.
De ses douze fenêtres arrondies, aux vitres éclatantes, aux rideaux de mousseline, aux larges volets verts, la longue maison peinte à l’huile, rose et luisante comme un coquillage, les regardait s’éveiller dès l’aube et secouer les diamants rapides de la rosée ; puis se fermer le soir sous les ténèbres bleues qui tombent des étoiles. On sentait qu’elle jouissait avec intelligence de la douce féerie quotidienne, solidement assise entre deux fossés clairs qui se perdaient au loin dans l’immense pâturage peuplé de vaches immobiles, cependant qu’au bord de la route, un superbe moulin, penché comme un prédicateur, de ses ailes paternelles faisait aux passants du village des signes familiers.
Est-il sur notre terre un ornement plus doux des heures de loisir, que la culture des fleurs ? Il était beau de voir ainsi rassemblée, pour le plaisir des yeux, autour de la demeure de mon paisible ami, la magnifique foule qui élabore la lumière pour en tirer des couleurs merveilleuses, du miel et des parfums. Il y trouvait traduits en joies visibles et fixées aux portes de sa maison, les délices éparses, fugitives et presque insaisissables de l’été, la volupté de l’air, la clémence des nuits, l’émotion des rayons, l’allégresse des heures, les confidences de l’aurore, le murmure et les intentions de l’espace azuré. Il ne jouissait pas seulement de leur éclatante présence, il espérait encore, probablement à tort, tant ce mystère est confus et profond, il espérait encore, à force de les interroger, surprendre, grâce à elles, je ne sais quelle loi ou quelle idée secrète de la nature, je ne sais quelle pensée intime de l’univers qui se trahit peut-être en ces moments ardents où il s’efforce de plaire à d’autres êtres, de séduire d’autres vies et de créer de la beauté…
Vieilles fleurs, ai-je dit. Je me trompais. Quand on étudie leur histoire et qu’on recherche leur généalogie, on apprend avec surprise que la plupart, jusqu’aux plus simples et aux plus répandues, sont des êtres nouveaux, des affranchies, des exilées, des parvenues, des visiteuses, des étrangères. N’importe quel traité de botanique dévoilera leurs origines. La Tulipe, par exemple, (rappelez-vous la Solitaire, l’Orientale, l’Agathe et le Drap d’or de La Bruyère) nous est venue de Constantinople au XVIe siècle. La Renoncule, la Lunaire, la Croix-de-Malte, la Balsamine, le Fuschia, la Rose d’Inde ou Tagètes Erecta, la Coquelourde-des-jardins ou Œillet de Dieu, l’Aconit bicolore, l’Amarante-queue-de-Renard, la Rose Trémière, la Campanule Pyramidale arrivent vers la même époque des Indes, du Mexique, de la Perse, de la Syrie, de l’Italie. La Pensée paraît en 1613, la Corbeille d’or en 1710, le Lin rouge en 1819, la Scabieuse pourpre en 1629, le Saxifrage sarmenteux en 1771, la Véronique-à-longues feuilles en 1731, le Phlox vivace est un peu plus ancien. L’Œillet de Chine fait son entrée dans nos jardins vers l’an 1713. L’Œillet vivace est d’aujourd’hui. Le Pourpier fleuri ne se montre qu’en 1828 et la Sauge écarlate en 1822. L’Eupatoire bleue ou Célestine, si abondante, si populaire, ne compte pas deux siècles. L’Immortelle-à-bractées moins encore. Le Zinnia est tout juste centenaire. Le Haricot d’Espagne, originaire de l’Amérique du Sud et le Pois-de-Senteur émigrant de Sicile ont un peu plus de deux cents ans. L’Anthémis ou Marguerite en arbre, qu’on trouve dans les villages les plus ignorés, n’est cultivée que depuis l’année 1699. La jolie Lobélie bleue de nos bordures, c’est le Cap qui nous la donne vers l’époque de la Révolution. L’Aster de Chine ou Reine-Marguerite porte la date de 1731. Le Phlox annuel ou Phlox de Drummond, si vulgaire, nous est offert par le Texas en 1835. La Lavatère à grandes fleurs, qui a l’air si profondément indigène, si naïvement campagnard, ne s’ouvre en nos jardins du Nord que depuis deux cent cinquante ans, et le Pétunia depuis une vingtaine de lustres. Le Réséda, l’Héliotrope, qui le croirait ? ne sont pas bi-centenaire, le Dahlia naît en 1802 et les Glaïeuls (Gladiolus Gandavensis), les Gloxinies sont d’hier.
Quelles fleurs fleurissaient donc aux jardins de nos pères ? Bien peu, sans doute, de très petites et de très humbles, qu’on distinguait à peine de celles des chemins, des prés et des clairières. Avez-vous remarqué la pauvreté et la monotonie, très habilement déguisées, de l’ornementation florale des plus belles miniatures dans nos vieux manuscrits ? De même, les tableaux de nos musées, jusqu’à la fin de la Renaissance, n’ont pour égayer les plus riches palais, les plus merveilleux paradis, que cinq ou six types de fleurs, qu’ils répètent sans cesse. Avant le XVIe siècle, les jardins sont presque déserts ; et plus tard, Versailles même, le splendide Versailles, n’aurait pu nous montrer ce que montre aujourd’hui le plus pauvre village. Seules, la Violette, la Pâquerette, le Muguet, le Souci, le Pavot, frère du Coquelicot, quelques Crocus, quelques Iris, quelques Colchiques, la Digitale, la Valériane, la Giroflée, la Mauve, le Pied-d’alouette, le Bluet, l’Œillet sauvage, le Myosotis, la Rose presque encore Églantine, et le grand Lys d’argent, ornements spontanés de nos bois et de nos champs à l’imagination intimidée par la neige et le vent du nord, venaient sourire à nos ancêtres. Ceux-ci, du reste, ignoraient leur dénuement. L’homme n’avait pas encore appris à regarder autour de soi, à jouir de la vie naturelle. Puis, vinrent la Renaissance, les grands voyages, la découverte et l’envahissement du soleil. Toutes les fleurs du monde, efforts heureux, beautés intimes et profondes, pensées et volontés joyeuses de la planète, montèrent jusqu’à nous, portées sur les rayons d’une lumière qu’on attendait du firmament et qui sortait de notre propre terre. L’homme se hasarde hors du cloître, de la crypte, de la ville de briques et de pierre, du morne château-fort où il avait dormi. Il descend au jardin qui se peuple d’abeilles, de pourpre et de parfums ; il ouvre les yeux, s’étonne comme un enfant échappé aux rêves de la nuit ; et la forêt, la plaine, la mer et les montagnes, et enfin les oiseaux et les fleurs qui parlent au nom de tous une langue plus humaine et qu’il comprend déjà, accueillent son réveil.
Maintenant, il n’est peut-être plus de fleurs inconnues. Nous avons à peu près retrouvé toutes les formes que la nature prête au grand songe d’amour, au désir de beauté qui s’agite en son sein. Nous vivons, pour ainsi dire, au milieu de ses plus tendres confidences, de ses plus touchantes inventions. Nous prenons une part inespérée aux fêtes les plus mystérieuses de l’invisible force qui nous anime aussi. Sans doute, c’est en apparence peu de chose que quelques fleurs de plus dans nos corbeilles. Elles ne sèment que quelques sourires impuissants le long des routes qui conduisent à la mort. Il n’en est pas moins vrai que ce sont des sourires nouveaux que ne connurent point ceux qui nous précédèrent ; et généreusement, ce bonheur récemment découvert se répand en tous lieux, jusqu’aux portes des plus misérables demeures. Les bonnes, les simples fleurs sont aussi heureuses et aussi éclatantes dans l’étroit jardinet du pauvre qu’aux pelouses opulentes du château et entourent la cabane de la beauté suprême de la terre ; car la terre jusqu’ici n’a rien produit de plus beau que la fleur. Elles achèvent de conquérir le globe. Elles promettent déjà, en prévision des jours où les hommes auront enfin des loisirs égaux et prolongés, l’égalité des saines jouissances. Oui certes, c’est peu de chose ; et tout est peu de chose, si l’on considère isolément chacune de nos petites victoires. C’est peu de chose aussi, en apparence, que quelques pensées de plus dans notre tête, qu’un sentiment nouveau dans notre cœur ; et pourtant, c’est cela qui nous mène lentement où nous espérons d’arriver.
Après tout, nous tenons là un fait bien réel : à savoir que nous vivons dans un monde où les fleurs sont plus belles et plus nombreuses qu’autrefois ; et peut-être avons-nous le droit d’ajouter que les pensées des hommes y sont plus justes et plus avides de vérité. La moindre joie conquise et la moindre douleur abolie doivent être marquées au livre de l’humanité. Il convient de ne négliger aucune des preuves qui confirment que nous nous emparons des puissances anonymes, que nous commençons à manier quelques-unes des lois qui gouvernent les êtres, que nous nous acclimatons sur notre planète, que nous ornons notre séjour et que nous augmentons peu à peu la surface du bonheur et de la beauté de la vie.
Il n’y a, en amour, de bonheur durable et complet que dans l’atmosphère translucide de la sincérité parfaite. Jusqu’à cette sincérité, l’amour n’est qu’une épreuve. On vit dans l’attente, et les baisers et les paroles ne sont que provisoires. Mais cette sincérité n’est praticable qu’entre consciences hautes et exercées. Encore ne suffit-il pas que les consciences soient telles ; il faut, en outre, pour que la sincérité devienne naturelle et nécessaire, que ces consciences soient presque égales, de même étendue, de même qualité, et que l’amour qui les unit soit profond. Aussi la vie de la plupart des hommes s’écoule-t-elle sans qu’ils rencontrent l’âme avec qui ils auraient pu être sincères.
Mais il est impossible d’être sincère avec autrui avant qu’on ait appris à l’être envers soi-même. Cette sincérité n’est que la conscience et l’analyse devenue presque instinctive, des mobiles de tous les mouvements de la vie. C’est l’expression de cette conscience que l’on peut mettre ensuite sous les yeux de l’être auprès duquel on cherche le bonheur de la sincérité.
Ainsi entendue, la sincérité n’a pas pour but la perfection morale. Elle mène ailleurs, plus haut si l’on veut ; en tout cas, dans des régions plus humaines et plus fécondes. La perfection d’un caractère, telle qu’on la comprend d’habitude, n’est trop souvent qu’une abstention stérile, une sorte d’ataraxie, une diminution de la vie instinctive, qui est en somme la source unique de toutes les autres vies que nous parvenons à organiser en nous. Cette perfection tend à supprimer les désirs trop ardents, l’ambition, l’orgueil, la vanité, l’égoïsme, l’appétit des jouissances, en un mot, toutes les passions humaines, c’est-à-dire tout ce qui constitue notre force vitale primitive, le fond même de notre énergie d’existence que rien ne peut remplacer. Si nous étouffons en nous toutes les manifestations de la vie, pour n’y substituer que la contemplation de leurs défaites, bientôt nous n’aurons plus rien à contempler.
Il n’importe donc pas de n’avoir plus de passions, de vices ou de défauts ; cela est impossible tant qu’on est homme au milieu des hommes, puisqu’on a le tort d’appeler passion, vice ou défaut ce qui fait le fond même de la nature humaine. Il importe de connaître dans leurs détails et leurs secrets ceux qu’on possède ; et de les voir agir d’assez haut pour qu’on puisse les regarder sans crainte qu’ils ne nous renversent ou échappent à notre contrôle pour aller nuire inconsidérément à nous-mêmes ou à ceux qui nous entourent.
Dès que, de cette hauteur, on voit agir ses instincts, même les plus bas et les plus égoïstes, pour peu qu’on ne soit pas volontairement méchant, — et il est difficile de l’être quand l’intelligence a acquis la lucidité et la force que suppose cette faculté d’observation, — dès qu’on les voit agir ainsi, ils deviennent inoffensifs comme des enfants sous l’œil de leurs parents. On peut les perdre de vue, oublier quelque temps de les surveiller, ils ne commettront que des méfaits insignifiants ; car l’obligation où ils seront de réparer le mal qu’ils auront fait, les rend naturellement circonspects et leur fait perdre tôt l’habitude de nuire.
Quand on aura atteint une sincérité suffisante envers soi, il ne s’ensuit pas que l’on doive la livrer au premier venu. L’homme le plus franc et le plus loyal a le droit de cacher aux autres la plus grande partie de ce qu’il pense et de ce qu’il éprouve. S’il est incertain que la vérité que vous allez dire soit comprise, taisez-la. Elle apparaîtrait dans les autres toute différente de ce qu’elle est en vous ; et prenant en eux l’aspect d’un mensonge, elle y ferait le même mal qu’un mensonge véritable. Quoiqu’en puissent dire les moralistes absolus, dès qu’on n’est plus entre consciences égales, toute vérité, pour produire l’effet de la vérité, demande une mise au point. Jésus Christ lui-même était obligé de mettre au point la plupart de celles qu’il révélait à ses disciples ; et s’il s’était adressé à Platon ou à Sénèque au lieu de parler à des pêcheurs de Galilée, il leur aurait probablement dit des choses assez différentes de celles qu’il a dites.
Le règne de la sincérité ne commence que lorsque cette mise au point n’est plus nécessaire. On entre alors dans la région privilégiée de la confiance et de l’amour. C’est une plage délicieuse où l’on se retrouve nus, où l’on se baigne ensemble aux rayons d’un soleil bienfaisant. Jusqu’à cette heure, on avait vécu sur ses gardes comme un coupable. On ne savait pas encore que tout homme a le droit d’être tel qu’il est ; qu’il n’y a dans son esprit et dans son cœur, pas plus que dans son corps, nulle partie honteuse. On apprend bientôt, avec le soulagement d’un criminel déclaré innocent, que ces parties que l’on croyait devoir cacher sont justement les plus profondes de la force vitale. On n’est plus seul dans le mystère de sa conscience ; et les plus misérables secrets qu’on y découvre, loin d’attrister comme naguère, font aimer davantage la douce et ferme lumière que deux mains unies y promènent.
Tout le mal, toutes les petitesses, toutes les défaillances qu’on se dévoile ainsi, changent de nature dès qu’ils sont dévoilés : « et la plus grande faute, comme le disait l’héroïne d’un drame, quand elle est avouée dans un baiser loyal, devient une vérité plus belle que l’innocence. » — Plus belle ? — Je ne sais ; mais plus jeune, plus vivante, plus visible, plus active et plus affectueuse.
Dans cet état, l’idée ne nous vient plus de cacher une arrière-pensée, un arrière-sentiment vulgaire ou méprisable. Ils ne peuvent plus nous faire rougir, puisqu’en les avouant nous les désavouons, nous les séparons de nous-mêmes, nous prouvons qu’ils ne nous appartiennent plus, qu’ils ne participent plus de notre vie, qu’ils ne naissent plus de la partie active, volontaire et personnelle de notre force ; mais de l’être primitif, informe et asservi qui nous donne un spectacle amusant comme tous les spectacles où l’on surprend le jeu des puissances instinctives de la nature. Un mouvement de haine, d’égoïsme, de vanité niaise, d’envie ou de déloyauté, examiné à la lumière de la sincérité parfaite, n’est plus qu’une fleur intéressante et singulière. Cette sincérité, comme le feu, purifie tout ce qu’elle embrasse. Elle stérilise les ferments dangereux ; et de la pire injustice, elle fait un objet de curiosité, inoffensif comme un poison mortel dans la vitrine d’un musée. Supposez Shylock capable de connaître et de confesser son avarice ; il ne serait plus avare, ou son avarice changerait de forme et cesserait d’être odieuse et nuisible.
Du reste, il n’est pas indispensable qu’on se corrige des fautes avouées ; car il y a des fautes nécessaires à notre existence et à notre caractère. Beaucoup de nos défauts sont les racines mêmes de nos qualités. Mais la connaissance et l’aveu de ces fautes et de ces défauts précipite chimiquement le venin qui n’est plus au fond du cœur qu’un sel inerte dont on peut étudier à loisir les cristaux innocents.
La vertu purificatrice de l’aveu dépend de la qualité de l’âme qui le fait et de celle de l’âme qui l’accueille. L’équilibre établi, tous les aveux élèvent le niveau du bonheur et de l’amour. Dès qu’ils sont confessés, les mensonges anciens ou récents, les défaillances les plus graves se changent en ornements inattendus, et, comme de belles statues dans un parc, deviennent les témoins souriants et les preuves paisibles de la clarté du jour.
Nous désirons tous d’arriver à cette sincérité bienheureuse ; mais nous craignons longtemps que ceux qui nous aiment ne nous aiment moins si nous leur révélons ce que nous osons à peine nous révéler à nous-même. Il nous semble que certains aveux défigureront à jamais l’image qu’ils se faisaient de nous. S’il était vrai qu’ils la défigurassent, ce serait la preuve que nous ne sommes pas aimés sur le plan où nous aimons. Si celui qui reçoit l’aveu ne peut s’élever jusqu’à nous aimer davantage pour cet aveu, il y a malentendu dans notre amour. Ce n’est pas celui qui fait l’aveu qui doit rougir ; mais celui qui ne comprend pas encore que par le fait même que nous avons confessé un tort nous l’avons surmonté. Ce n’est plus nous, c’est un étranger qui se trouve à la place où nous avons commis la faute. Celle-ci, nous l’avons éliminée de notre substance. Elle n’entache plus que celui qui hésite à admettre qu’elle ne nous entache plus. Elle n’a plus rien de commun avec notre vie réelle. Nous n’en sommes plus que le témoin accidentel et non plus responsable qu’une bonne terre n’est responsable d’une mauvaise herbe ou un miroir du vilain reflet qui l’effleure.
Ne craignons pas davantage que cette sincérité absolue, cette double vie transparente de deux êtres qui s’aiment, détruise l’arrière-plan d’ombre et de mystère qui se trouve au fond de toute affection durable, ni qu’elle tarisse le grand lac inconnu qui, au sommet de tout amour, alimente le désir de se connaître, désir qui n’est lui-même que la forme la plus passionnée du désir de s’aimer davantage. Non ; cet arrière-plan n’est qu’une sorte de toile mobile et provisoire qui suffit à donner aux amours ordinaires l’illusion de l’espace infini. Enlevez-la, et derrière elle apparaît enfin l’horizon réel avec le ciel et la mer véritables. Quant au grand lac inconnu, on s’aperçoit bientôt qu’on n’en avait tiré jusqu’à ce jour que quelques gouttes d’eau trouble. Il n’ouvre sur l’amour ses sources salutaires qu’au moment de la sincérité ; car la vérité de deux êtres est incomparablement plus féconde, plus profonde et plus inépuisable que leurs apparences, leurs réticences et leurs mensonges.
Enfin, ne craignons pas d’épuiser notre sincérité et ne nous imaginons point qu’il nous soit possible d’atteindre ses dernières limites. Lorsque nous la croyons et la voulons absolue, elle n’est jamais que relative ; car elle ne peut se manifester que dans les bornes de notre conscience, et ces bornes se déplacent chaque jour. En sorte que l’acte ou la pensée présentée sous les couleurs que nous lui voyons au moment de l’aveu, peut avoir une portée tout autre que celle que nous lui attribuons aujourd’hui. De même que l’acte, la pensée ou le sentiment que nous n’avouons pas parce que nous ne l’apercevons pas encore, peut devenir demain, l’objet d’un aveu plus urgent et plus grave que tous ceux que nous avions faits jusqu’à ce jour.
« … Il disait que l’esprit dans cette belle personne était un diamant, bien mis en œuvre. »
(La Bruyère, Fragment.)
… « Elle est belle, disait-il, de cette beauté que les années altèrent le plus lentement. Elles la transforment sans l’amoindrir et pour remplacer des grâces trop fragiles par des charmes qui ne paraissent un peu plus graves et un peu moins touchants que parce qu’on les sent plus durables. Le corps promet qu’il gardera longtemps, jusqu’aux premiers frissons de la vieillesse, les lignes pures et souples qui ennoblissent le désir ; et l’on ne sait pourquoi l’on est sûr qu’il tiendra sa promesse. La chair, intelligente comme un regard, est sans cesse rajeunie par l’esprit qui l’anime, et n’ose prendre un pli, déplacer une fleur ni troubler une courbe admirée par l’amour.
« Il ne suffisait pas qu’elle fût l’amie unique et virile, la camarade égale, la compagne la plus proche et la plus profonde de l’existence qu’elle avait liée à la sienne. L’étoile qui la souhaitait parfaite, et qu’elle avait appris à seconder, voulut encore qu’elle demeurât l’amante dont on ne se lasse point. L’amitié sans amour, comme l’amour sans amitié, sont deux demi-bonheurs qui attristent les hommes. Ils ne jouissent de l’un que pour regretter l’autre ; et ne trouvant qu’une allégresse mutilée sur les deux cimes les plus belles de la vie, ils se persuadent que l’âme humaine ne saurait être entièrement heureuse.
« Au sommet de sa vie veille la raison la plus pure qui puisse illuminer un être ; mais elle ne montre que la grâce et non l’effort de la lumière. Rien ne me paraissait plus froid que la raison, avant que je l’eusse vue jouer ainsi autour du front d’une jeune femme, comme la lampe du sanctuaire aux mains d’une enfant rieuse et innocente. La lampe ne laisse rien dans l’ombre ; mais la rigueur de ses rayons ne franchit pas le cercle intérieur, tandis que leurs sourires embellissent tout ce qu’ils atteignent au dehors.
Sa conscience est si naturelle et si saine qu’on ne l’entend pas respirer et qu’elle semble ignorer qu’elle existe. Elle est inflexible envers l’activité qu’elle dirige ; mais avec tant d’aisance qu’elle paraît s’arrêter pour se reposer ou se pencher sur une fleur quand elle résiste de toutes ses forces à une pensée ou à un sentiment injuste. Un geste, un mot naïf et enjoué, une larme qui rit, dissimule le secret de la lutte profonde. Tout ce qu’elle acquiert a la grâce de l’instinct ; et tout ce qui est instinctif a su devenir innocent. L’instinct, selon le mot de Balzac « s’est trempé dans la pensée » : et la pensée couvre d’une rosée plus claire, la sensibilité. De toutes les passions de la femme, aucune n’a péri, aucune n’est prisonnière, car toutes sont requises, les plus humbles et les plus futiles, comme les plus grandes et les plus dangereuses, pour former le parfum que l’amour aime à respirer. Mais sans être captives, elles vivent dans une sorte de jardin enchanté d’où elles ne songent plus à s’évader, où elles perdent le désir de nuire, et où les plus petites et les plus inutiles, ne pouvant rester inactives, amusent et font sourire les plus grandes. »
« Elle a donc, à l’état d’ornement, toutes les passions et toutes les faiblesses de la femme ; et grâce aux dieux, elle n’offre point cette perfection mort-née qui possède toutes les vertus sans qu’un seul défaut les anime. En quel monde imaginaire trouve-t-on une vertu qui ne soit pas entée sur un défaut ? Une vertu n’est qu’un vice qui s’élève au lieu de s’abaisser ; et une qualité n’est qu’un défaut qui sait se rendre utile.
« Comment aurait-elle l’énergie nécessaire si elle était dénuée d’ambition et d’orgueil ? Comment saurait-elle écarter les obstacles injustes si elle ne possédait pas la réserve d’égoïsme proportionnée aux légitimes exigences de sa vie ? Comment serait-elle ardente et tendre si elle n’était pas sensuelle ? Comment serait-elle bonne si elle ne savait pas être faible, et confiante si elle ne savait pas être crédule ? Comment serait-elle belle si elle ignorait les miroirs et ne cherchait à plaire ? Comment sauverait-elle la grâce de la femme si elle n’en avait pas les innocentes vanités ? Comment serait-elle généreuse si elle n’était un peu imprévoyante ? Comment serait-elle juste si elle ne savait pas être dure ? et comment courageuse si elle n’oubliait parfois la prudence ? Comment serait-elle dévouée et capable de sacrifice si elle n’échappait jamais au contrôle de la raison glacée ?
Ce que nous appelons vertus et vices, ce sont les mêmes forces qui passent le long d’une existence. Elles changent de nom selon le lieu où elles se rendent : à gauche, elles tombent dans les bas-fonds de la laideur, de l’égoïsme et de la sottise ; à droite, elles montent vers les hauts plateaux de la noblesse, de la générosité et de l’intelligence. Elles sont bonnes ou mauvaises selon ce qu’elles font et non selon le titre qu’elles portent. »
« Quand on nous peint les vertus d’un homme, on les représente dans l’effort de l’action ; mais celles qu’on admire dans la femme supposent toujours un modèle immobile comme une belle statue dans une galerie de marbre. C’est une image inconsistante, tissue de vices au repos, de qualités inertes, d’épithètes endormies, de mouvements passifs, de forces négatives. Elle est chaste parce qu’elle n’a pas de sens, elle est bonne parce qu’elle ne fait de mal à personne, elle est juste parce qu’elle n’agit point, elle est patiente et résignée parce qu’elle est dépourvue d’énergie, elle est indulgente parce qu’on ne l’offense point, ou pardonne parce qu’elle n’a pas le courage de résister, elle est charitable parce qu’elle se laisse dépouiller ou que sa charité ne la prive de rien, elle est fidèle, elle est loyale, elle est soumise, elle est dévouée, parce que toutes ces vertus peuvent vivre dans le vide et fleurir sur une morte. Mais qu’arrivera-t-il si l’image s’anime et sort de sa retraite pour entrer dans une vie où tout ce qui ne prend point part au mouvement qui l’enveloppe, devient une épave pitoyable ou dangereuse ? Est-ce encore une vertu que de rester fidèle à un amour mal choisi ou moralement éteint, ou de demeurer soumise à un maître inintelligent ou injuste ? Suffit-il de ne pas nuire pour être bonne ou de ne pas mentir pour que l’on soit loyale ? Il y a la morale de ceux qui se tiennent sur les rives du grand fleuve ; et la morale de ceux qui remontent le flot. Il y a la morale du sommeil et celle de l’action, la morale de l’ombre et celle de la clarté ; et les vertus de la première, qui sont comme des vertus en creux, doivent s’élever, se tendre et devenir des vertus en relief pour subsister dans la seconde. La matière et les lignes demeurent peut-être identiques, mais les valeurs sont exactement renversées. La patience, la mansuétude, la soumission, la confiance, la renonciation, la résignation, le dévouement, le sacrifice, fruits de la bonté passive, si on les porte tels quels dans l’âpre vie du dehors, ne sont plus que de la faiblesse, de la servilité, de l’insouciance, de l’inconscience, de l’indolence, de l’abandon, de la sottise ou de la lâcheté, et doivent, pour maintenir au niveau nécessaire la source de bonté d’où elles émanent, savoir se transformer en énergie, en fermeté, en obstination, en prudence, en résistance, en indignation ou en révolte. La loyauté qui n’a guère à craindre tant qu’elle ne bouge pas, doit se garder d’être dupe et de livrer des armes à l’ennemi. La chasteté qui attendait les yeux fermés et les mains jointes, a le droit de se changer en passion qui saura décider et fixer le destin. Et ainsi de suite de toutes les vertus qui ont un nom comme de celles qui n’en possèdent pas encore. Après quoi, c’est un problème de savoir laquelle est préférable, de la vie active ou de la passive, de celle qui se mêle aux hommes et aux événements ou de celle qui les fuit. Existe-t-il une loi morale qui impose l’une ou l’autre, ou bien chacun a-t-il le droit de faire son choix selon ses goûts, son caractère, ses aptitudes ? Est-il meilleur ou pire que les vertus actives ou les passives se trouvent au premier plan ? On peut, je crois, affirmer que les premières supposent toujours les secondes, mais que le contraire n’est pas vrai. Ainsi, la femme dont je parle est d’autant plus capable de dévouement et de sacrifice qu’elle a la force de détourner plus longtemps que toute autre l’accablante nécessité de ceux-ci. Elle ne cultivera pas dans le vide, comme moyens d’expiation ou de purification, la tristesse et la souffrance ; mais elle sait les accueillir et les rechercher avec une naïve ardeur, pour épargner à ceux qu’elle aime, une petite affliction ou une grande douleur qu’elle se sent la force d’affronter seule et de vaincre en silence dans le secret de son cœur. Que de fois je l’ai vue refouler des larmes près de jaillir sous d’injustes reproches, tandis que ses lèvres où palpitait un sourire angoissé, retenaient, avec un courage presque invisible, le mot qui l’eût justifiée, mais aurait accablé celui qui la méconnaissait. Comme Jean-Paul dit de son héroïne, « elle est de celles qui, lorsqu’on est injuste envers elles, croient toujours que c’est elles qui ont tort ». Car, de même que tous les êtres justes et bons, elle avait naturellement à subir les petites tyrannies et les petites méchancetés de ceux qui flottent indécis entre le bien et le mal et se hâtent d’abuser de l’indulgence et du pardon trop souvent obtenus. Voilà qui montre mieux que tous les consentements inertes et éplorés, une ardente et puissante réserve d’amour. »
« Iphigénie, Antigone ou sœur de charité, comme toute femme, s’il le faut, elle ne demandera pas au destin de la blesser à mort, comme pour être à même de peser enfin dans la dernière lutte les forces peut-être merveilleuses d’un cœur inexploré. Elle a appris à connaître leur nombre et leur poids dans la paix et dans la certitude de sa conscience. A moins d’une de ces épreuves où la vie nous accule aux impitoyables parois d’une fatalité ou d’une loi naturelle sans issue, elle prendra d’instinct une autre route pour arriver au but marqué par le devoir. En tout cas, son dévouement et son sacrifice ne seront jamais résignés ; ils ne s’abandonneront jamais à la douceur perfide du malheur. Toujours aux aguets, sur la défensive et pleine d’une confiance énergique, elle cherchera jusqu’au dernier moment le point faible de l’événement qui l’écrase. Ses larmes seront aussi pures, aussi douces que les larmes de celles qui ne résistent pas aux injures du hasard ; mais au lieu de voiler le regard elles y appelleront et y multiplieront la lumière qui console ou qui sauve. »
« Du reste, ajoutait-il en finissant, l’Arténice que j’ai essayé de vous peindre, paraîtra, sous les traits que je lui prête, parfaitement odieuse ou parfaitement belle selon l’idéal que chacun de vous porte en soi ou qu’il croit avoir rencontré. On ne s’accorde que sur les vertus passives. Celles-ci ont, au point de vue de la peinture, un avantage dont ne jouissent pas les autres. Il est facile d’évoquer la résignation, l’abnégation, la pudeur virginale, l’humilité, la piété, le renoncement, le dévouement, l’esprit de sacrifice, la simplicité, la naïveté, la candeur, tout le groupe silencieux et souvent désolé des forces de la femme effarouchées dans les coins sombres de la vie. L’œil y retrouve avec attendrissement des couleurs familières et pâlies par les siècles ; et le tableau en est toujours plein d’une grâce plaintive. Il semble que ces vertus ne puissent se tromper, et que leurs excès même les rendent plus touchantes. Mais combien celles qui saillent, qui s’affirment et qui luttent hors des portes ont le visage insolite et ingrat ! Un rien, une boucle qui s’égare, un pli de vêtement qui n’est pas à sa place coutumière, un muscle qui se tend, les rend déplaisantes ou suspectes, prétentieuses ou dures. La femme a si longtemps vécu agenouillée dans l’ombre que nos yeux prévenus ont peine à saisir l’harmonie des premiers gestes qu’elle ébauche en se dressant dans la clarté du jour. »
« Mais tout ce qu’on peut dire en s’efforçant de faire le portrait intime d’un être, ne ressemble que bien imparfaitement à l’image plus précise que nos pensées tracent en notre esprit dans l’instant que nous en parlons ; et, à son tour, cette dernière image n’est que l’esquisse de la grande effigie, vivante, profonde mais incommunicable, que sa présence, comme la lumière sur la plaque sensible, a dessiné dans notre cœur. Confrontez la dernière épreuve aux deux premières : si exactes, si fouillées qu’on suppose celles-ci, elles n’offrent plus que les guirlandes et les arabesques d’encadrements plus ou moins appropriés au sujet qu’ils attendent ; mais la face véritable, le personnage authentique et total, avec le bien et le mal seuls réels qu’il renferme sous ses vertus et ses vices apparemment réels, ne surgit de l’ombre qu’au contact immédiat de deux vies. Les plus belles énergies et les pires défaillances n’ajoutent ou n’enlèvent presque rien à la mystérieuse entité qui s’affirme ; et c’est la qualité même de son destin qui se révèle. On reconnaît alors que l’existence qu’on a devant soi, et dont toutes les possibilités cachées ne font que passer par nos yeux pour atteindre notre âme, est vraiment ce qu’elle voudrait être ; ou ne sera jamais que ce que loyalement elle s’efforce de ne pas demeurer. »
« S’il importe beaucoup à l’amitié et à l’amour, il importe assez peu à notre sympathie instinctive que quelqu’un soit bon ou mauvais, fasse le bien ou le mal, pourvu que nous agrée la force secrète qui l’anime. Cette force secrète se dévoile fréquemment dès la première rencontre ; parfois aussi nous n’apprenons à la connaître qu’après une longue habitude. Elle n’a presque rien de commun avec les actes extérieurs ni même avec les pensées de la personne réelle qui ne semble pas son représentant exact, mais son interprète de hasard, au moyen duquel elle se manifeste comme elle peut. Ainsi, nous avons tous, parmi ceux que le va-et-vient des jours mêle à notre existence, des amis ou des compagnons que nous n’estimons guère, qui nous ont plus d’une fois desservis et en qui nous savons que nous ne pouvons avoir aucune confiance. Néanmoins, nous ne parvenons pas à les mépriser comme ils le méritent ni à les écarter de notre route. A travers et malgré tout ce qui nous sépare et tout ce qui les défigure, une affirmation à laquelle nous avons une foi plus solide et plus organique qu’à toutes les expériences et à tous les raisonnements de la raison, une affirmation obscure mais invincible, nous atteste que cet homme, dût-il nous précipiter dans les malheurs les plus graves, n’est pas notre ennemi dans le plan général et éternel de la vie. Il se peut qu’il n’y ait aucune sanction à ces sympathies ou à ces antipathies ; et que rien n’y réponde, soit parmi les phénomènes visibles ou invisibles qui composent notre existence, soit parmi les fluides connus ou inconnus qui forment et entretiennent notre santé physique ou morale, nos sentiments de joie ou de tristesse et le milieu mobile et très impressionnable où flotte notre destin. Il n’en reste pas moins qu’il y a là une force indéniable et qui prend une part décisive à l’accomplissement de notre bonheur en amitié comme en amour. Cette troisième puissance affective n’a égard ni à l’âge ni au sexe, ni à la beauté ni à la laideur ; elle est indépendante de l’attrait physique et des affinités de l’esprit et du caractère. Elle est comme l’atmosphère bienfaisante et féconde où baignent cet attrait et cette affinité. Quand cette troisième puissance, cette atmosphère vivifiante fait défaut dans l’amour, de là viennent tous les malentendus, tous les chagrins, toutes les déceptions qui désunissent deux êtres qui s’estiment, se comprennent et s’aiment passionnément. Comme on ignore la nature de cette puissance, on lui donne des noms divers et obscurs. On l’appelle l’âme, l’instinct, l’inconscient, le subconscient, le divin même. Elle émane probablement de l’organe indéfini qui nous relie à tout ce qui ne concerne pas directement notre individualité ; à tout ce qui la déborde dans le temps et l’espace, dans le passé et l’avenir. »
N’oublions pas que nous vivons des jours féconds et décisifs. Il est probable que nos descendants nous envieront l’aube que nous traversons sans la connaître ; comme nous envions ceux qui prirent part au siècle de Périclès, aux plus beaux temps de la gloire romaine et à certaines heures de la Renaissance italienne. Lumineuse dans le souvenir, la magnifique poussière qui enveloppe les grands mouvements des hommes, aveugle ceux qui la soulèvent et la respirent ; leur cache la direction de la route, et surtout la pensée, la nécessité ou l’instinct qui les mène.
Il importe de s’en rendre compte. Le tissu de la vie quotidienne fut à peu près pareil dans tous les siècles où les hommes atteignirent une certaine facilité d’existence. Ce tissu où la surface occupée par les biens et les maux reste sensiblement la même, s’éclaire ou s’assombrit par transparence, selon l’idée dominante de la génération qui le déroule. Et quels que soient sa forme ou son déguisement cette idée se réduit toujours, en dernière analyse, à une certaine conception de l’univers. Les calamités et les prospérités individuelles ou publiques n’ont qu’une influence passagère sur le bonheur et le malheur des hommes, tant qu’elles ne modifient point au sujet de leurs dieux, de l’infini, de l’inconnu et de l’économie du monde, les idées générales qui les éclairent et les nourrissent. C’est donc là, plutôt que dans les guerres ou les troubles civils, qu’il nous faut regarder pour savoir si une génération a passé dans l’ombre ou la lumière, dans la détresse ou dans la joie. C’est là que nous voyons pourquoi tel peuple qui essuya bien des revers nous a laissé d’innombrables témoignages de beauté et d’allégresse, tandis que tel autre, naturellement riche ou souvent victorieux, ne nous a légué que les monuments d’une vie morne et terrifiée.
Nous sortons, (pour ne parler que des trois ou quatre derniers siècles de la civilisation actuelle) nous sortons de la grande période religieuse. Durant cette période, malgré les espérances d’outre-tombe, la vie humaine se détacha sur un fond assez sombre et assez menaçant. Il est vrai que reculant chaque jour davantage, ce fond laissait les mille rideaux mobiles et diversement nuancés de l’art et de la métaphysique s’interposer assez librement entre les derniers hommes et ses plis effacés. On oubliait un peu son existence. Il n’apparaissait plus qu’aux heures des grandes déchirures. Cependant il existait toujours à l’état immanent, donnant à l’atmosphère et au paysage une couleur uniforme ; et à la vie humaine une signification diffuse qui imposait une sorte de patience provisoire aux questions trop pressantes.
Aujourd’hui, ce fond s’en va par lambeaux. Qu’y a-t-il à sa place qui prête à l’horizon une forme visible, une signification nouvelle ?
L’axe illusoire sur lequel l’humanité croyait évoluer s’est brusquement rompu ; et l’immense plateau qui porte les hommes, après avoir oscillé quelque temps dans nos imaginations alarmées, s’est tranquillement remis à tourner sur le pivot réel qui l’avait toujours soutenu. Rien n’est changé qu’un de ces mots inexpliqués dont nous recouvrons les choses que nous ne comprenons point. Jusqu’ici le pivot du monde nous semblait formé de puissances spirituelles ; aujourd’hui, nous sommes convaincus qu’il est composé d’énergies purement matérielles. Nous nous flattons qu’une grande révolution s’est accomplie au royaume de la vérité. En fait, il n’y a eu, dans la république de notre ignorance, qu’une permutation d’épithètes, une sorte de coup d’état verbal, les termes « esprit » et « matière » n’étant que les attributs interchangeables du même inconnu.
Mais s’il est vrai, qu’en elles-mêmes, ces épithètes ne devraient avoir qu’une importance littéraire, puisque l’une et l’autre sont probablement inexactes et ne représentent pas plus la réalité que l’épithète « Atlantique » ou « Pacifique » appliquée à l’océan ne représente celui-ci, elles n’en ont pas moins, selon que l’on s’attache exclusivement à la première ou à la seconde, sur notre avenir, sur notre morale, et partant sur notre bonheur, une influence prodigieuse. Nous errons autour de la vérité, sans autre guide que des hypothèses qui allument en guise de torches quelques mots fumeux mais magiques, et ces mots deviennent bientôt pour nous des entités vivantes qui se mettent à la tête de notre activité physique, intellectuelle et morale. Si nous croyons que l’esprit dirige l’univers, toutes nos recherches et toutes nos espérances se concentrent sur notre propre esprit, ou plutôt sur les facultés verbales et imaginatives de celui-ci ; et nous nous adonnons à la théologie et à la métaphysique. Sommes-nous persuadés que le dernier mot de l’énigme se trouve dans la matière, nous nous attachons exclusivement à l’interroger et nous n’accordons plus notre confiance qu’aux sciences expérimentales. Nous commençons cependant à reconnaître que « matérialisme » et « spiritualisme » ne sont que les deux noms opposés mais identiques de notre angoisse impuissante à comprendre[2]. Néanmoins, chacune des deux méthodes nous entraîne en un monde moral qui semble appartenir à une planète différente.
[2] « L’axiome fondamental de ma philosophie spéculative, dit Huxley, est que matérialisme et spiritualisme sont les pôles opposés de la même absurdité, absurdité qui consiste à nous imaginer que nous pouvons connaître quelque chose touchant l’esprit et la matière. »
Négligeons les conséquences accessoires. Le grand avantage de l’interprétation spiritualiste c’est qu’elle donne à notre vie une morale, un but et une signification imaginaires mais très supérieurs à ceux que lui proposent nos instincts incultes. Le spiritualisme plus ou moins incroyant d’aujourd’hui s’éclaire encore du reflet de cet avantage, et garde une foi profonde, bien qu’assez informe, à la suprématie finale et au triomphe indéterminé de l’esprit.
Au contraire, l’autre interprétation ne nous offre aucune morale, aucun idéal supérieurs à l’instinct, aucun but situé hors de nous ; ni d’autre horizon que le vide. Ou bien, si l’on pouvait tirer une morale de la seule théorie synthétique qui soit née des innombrables constatations expérimentales et fragmentaires qui forment la masse imposante mais muette des conquêtes de la science, j’entends de la théorie évolutionniste, ce serait l’effroyable et monstrueuse morale de la nature ; c’est-à-dire l’adaptation de l’espèce au milieu, le triomphe du plus fort et tous les crimes nécessaires de la lutte pour la vie. Or, cette morale, qui paraît bien être, en attendant une autre certitude, la morale essentielle de toute vie terrestre, puisqu’elle anime les actions des hommes agiles et éphémères aussi bien que les lents mouvements des cristaux immortels, cette morale deviendrait rapidement fatale à l’humanité si elle était pratiquée à l’extrême. Toutes les religions, toutes les philosophies, les conseils des dieux et des sages, n’ont eu d’autre but que d’introduire dans ce milieu trop ardent, et qui, s’il était pur, dissolverait probablement notre espèce, des éléments qui en atténuaient la virulence. C’était notamment la foi en des dieux justes et redoutables, l’espoir de récompenses et la crainte de châtiments éternels. C’étaient encore les matières neutres et les antidotes, auxquels, avec une prévoyance assez curieuse, la nature avait réservé une place dans notre propre cœur, je veux dire la bonté, la pitié, le sens de la justice.
En sorte que ce milieu intolérant et exclusif, qui devrait être notre milieu naturel et normal, n’a jamais été pur, et ne le sera probablement jamais. Quoiqu’il en soit, l’état dans lequel il se trouve aujourd’hui offre un spectacle étrange et digne d’attention. Il s’agite, il bouillonne et se précipite comme un liquide dans lequel le hasard vient de laisser tomber quelques gouttes d’un réactif inconnu. Les principes pondérateurs qu’y avaient ajoutés les religions s’évaporent et s’éliminent peu à peu par le haut, tandis que dans le bas ils se coagulent en une masse épaisse et inactive. Mais à mesure qu’ils disparaissent, les antidotes purement humains, bien que profondément oxydés par l’élimination des éléments religieux, acquièrent plus de vigueur et semblent s’évertuer à maintenir le titre du mélange où l’espèce humaine est cultivée par un destin obscur. En attendant des auxiliaires encore innomés, ils occupent la place abandonnée par les forces qui s’évaporent.
N’est-il pas surprenant, tout d’abord, que malgré l’affaiblissement du sentiment religieux, et l’influence que cet affaiblissement devrait avoir sur la raison humaine, puisqu’elle ne voit plus d’intérêt surnaturel à faire le bien ; et que l’intérêt naturel qu’il y a à le faire est assez discutable, n’est-il pas surprenant que la somme de justice et de bonté et la qualité de la conscience générale, loin de s’amoindrir se soient incontestablement élevées ? Je dis incontestablement, bien qu’il ne soit pas douteux qu’on le contestera. Il faudrait, pour l’établir, passer en revue toute l’histoire, tout au moins celle de ces derniers siècles ; comparer la situation des malheureux d’autrefois à celle des malheureux d’aujourd’hui ; placer à côté du total des injustices d’hier, le total des injustices actuelles ; confronter l’état du serf, du demi-serf, du paysan, de l’ouvrier des anciens régimes à celui de notre travailleur ; superposer l’indifférence, l’inconscience, la tranquille et dure certitude de ceux qui possédaient naguère, à la sympathie, à l’inquiétude pleine de reproches, aux hésitations de ceux qui possèdent à présent. Tout ceci exigerait une étude détaillée et fort longue ; mais je pense qu’une intelligence de bonne foi accordera sans peine qu’il y a, non seulement dans le désir des hommes, ce qui paraît certain, mais en fait, malgré de trop réelles et trop innombrables misères, un peu plus de justice, de solidarité, de sympathie et d’espérances…
A quelle religion, à quelles pensées, à quels éléments nouveaux faut-il attribuer cette amélioration illogique de notre atmosphère morale ? Il est difficile de le préciser ; car s’il est certain qu’ils commencent d’agir d’une manière très sensible, ils sont encore trop récents, trop amorphes, trop peu fixés pour qu’on les puisse qualifier.
Essayons néanmoins de démêler quelques indices ; et constatons en premier lieu que notre conception de l’univers s’est profondément et très efficacement modifiée ; et surtout qu’elle tend à se modifier de plus en plus rapidement. Sans qu’on s’en rende compte, chacune des découvertes si nombreuses de la science, — qu’il s’agisse de l’histoire, de l’anthropologie, de la géographie, de la géologie, de la médecine, de la physique, de la chimie, de l’astronomie, etc., — altère notre atmosphère accoutumée et ajoute quelque chose d’essentiel à une image que nous ne distinguons pas encore, mais qui nous surplombe, occupe tout l’horizon et que nous pressentons énorme. Les traits en sont épars comme ces illuminations que l’on voit dans les fêtes nocturnes. Un fronton, une colonnade, une coupole, un portique incohérents apparaissent brusquement dans le ciel. On ne sait ce qu’ils signifient, à quoi ils appartiennent. Ils flottent absurdement dans l’éther immobile ; ce sont des songes inconsistants dans le firmament calme. Mais soudain, une petite ligne de lumière serpente dans l’azur, relie en un clin d’œil la coupole aux colonnes, le portique au fronton, les degrés à la terre ; et l’édifice inattendu, comme s’il jetait au loin un masque de ténèbres, s’affirme et s’explique dans la nuit.
C’est cette petite ligne de lumière, cette ondulation décisive, ce trait de feu général et complémentaire qui manque encore dans la nuit de notre intelligence. Mais on sent qu’il existe, qu’il est là, dessiné en ombre dans l’obscurité, qu’un rien, une étincelle, partie d’on ne sait quelle science, suffira à l’allumer et à donner un sens infaillible et précis à nos pressentiments immenses et à toutes les notions dispersées qui s’égarent dans le néant inconnaissable.
En attendant, ce néant, — séjour de notre ignorance, — qui, après le départ des idées religieuses, avait paru effroyablement vide, se peuple peu à peu de figures vagues mais énormes. A chaque fois que se dresse une de ces formes nouvelles, l’étendue sans limites où elle vient se mouvoir, augmente dans des proportions sans limites à leur tour ; car les bornes de l’illimité évoluent sans cesse dans notre imagination. Certes, les dieux que conçurent certaines religions positives furent parfois très grands. Le Dieu juif et chrétien, par exemple, s’affirmait incommensurable, contenait toute chose, et les premiers de ses attributs étaient l’éternité et l’infinité. Mais l’infini est une notion abstraite et ténébreuse qui ne prend vie et ne s’éclaire que par le déplacement de frontières que l’on recule de plus en plus dans le fini. Il constitue une étendue sans forme dont nous ne pouvons prendre conscience que grâce à quelques phénomènes qui surgissent sur des points de plus en plus éloignés du centre de notre imagination. Il n’a d’efficace que par la multiplicité des faces, pour ainsi dire tangibles et positives de l’inconnu qu’il nous dévoile dans ses profondeurs. Il ne nous devient compréhensible et sensible que lorsqu’il s’anime, s’agite et allume aux divers horizons de l’espace des questions de plus en plus lointaines, de plus en plus étrangères à toutes nos certitudes. Pour que notre vie prenne part à sa vie, il faut qu’il nous interroge sans cesse et sans cesse nous mette en présence de l’infini de notre ignorance qui est le seul vêtement visible sous lequel se laisse deviner l’infini de son existence.
Or, les dieux les plus incommensurables ne posaient guère de questions pareilles à celles que nous posent sans répit ce que leurs adorateurs appellent encore le néant, qui est en réalité la nature. Ils se contentaient de régner dans un espace mort, sans événements et sans images, par conséquent, sans points de repère pour nos imaginations, et n’ayant sur nos pensées et sur nos sentiments qu’une influence immuable et immobile. Ainsi, notre sens de l’infini, qui est la source de toute activité supérieure, s’atrophiait en nous. Notre intelligence, pour vivre aux confins d’elle-même où elle accomplit sa mission la plus haute, notre pensée, pour occuper tout l’espace de notre cerveau, a besoin d’être continuellement sollicitée par de nouveaux rappels de l’inconnu. Dès qu’à chaque jour elle n’est pas impérieusement convoquée à l’extrémité de ses propres forces par quelque fait nouveau, — et il n’y a guère de faits nouveaux dans le règne des dieux, — elle s’endort, se contracte, s’affaisse et dépérit. Une seule chose est capable de dilater également, dans toutes leurs parties, tous les lobes de notre tête ; c’est l’idée active que nous nous faisons de l’énigme dans laquelle nous nous mouvons. Risque-t-on de se tromper en affirmant que jamais l’activité de cette idée ne fut comparable à celle d’aujourd’hui ? Jamais, ni au temps où florissait la théologie indoue, juive ou chrétienne, ni aux jours où la métaphysique grecque ou allemande utilisait toutes les forces du génie humain, notre représentation de l’univers ne fut animée, fécondée et accrue par des apports aussi imprévus, aussi chargés de mystères, aussi énergiques, aussi réels. Jusqu’ici on la nourrissait d’aliments pour ainsi dire indirects ; ou plutôt elle se nourrissait illusoirement d’elle-même. Elle s’enflait de son propre souffle, s’arrosait de ses propres eaux, et bien peu de chose lui venait du dehors. Aujourd’hui, c’est l’univers même qui commence à pénétrer dans la représentation que nous nous en faisons. Le régime de notre pensée est changé. Ce qu’elle acquiert est pris hors d’elle-même et s’ajoute à sa substance. Elle emprunte au lieu de prêter. Elle ne répand plus autour d’elle le reflet de sa propre grandeur, mais absorbe la grandeur d’alentour. Jusqu’ici, nous avions dialogué avec notre logique infirme ou notre imagination désœuvrée au sujet de l’énigme, à présent, sortis de notre demeure trop intérieure, nous essayons d’entrer en rapport avec l’énigme même. Elle nous interroge et nous balbutions de notre mieux. Nous lui posons des questions ; et pour nous répondre, elle démasque par moment une perspective lumineuse et sans bornes dans l’immense cirque de ténèbres où nous nous agitons. Nous étions, pourrait-on dire, semblables à des aveugles qui s’imagineraient le monde extérieur du fond d’une chambre close. Maintenant, nous sommes ces mêmes aveugles qu’un guide toujours silencieux mène tour à tour dans la forêt, la plaine, sur la montagne et au bord de la mer. Leurs yeux ne se sont pas encore ouverts ; mais leurs mains tremblantes et avides peuvent tâter les arbres, froisser les épis, cueillir une fleur ou un fruit, s’étonner à l’arête d’un rocher ou se mêler à la fraîcheur des vagues ; pendant que leurs oreilles apprennent à distinguer, sans qu’elles aient besoin de les comprendre, les mille chants réels du soleil et de l’ombre, du vent et de la pluie, des feuilles et des flots.
Si notre bonheur, comme nous le disions plus haut, dépend de notre conception de l’univers, c’est, en grande partie, que notre morale en dépend. Et celle-ci dépend bien moins de la nature que de la grandeur de cette conception. Nous serions meilleurs, plus nobles, plus moraux, au sein d’un univers prouvé sans morale mais conçu infini, qu’au milieu d’un univers qui atteindrait la perfection de l’idéal humain, mais qui nous paraîtrait circonscrit et sans mystère. Il importe avant tout de rendre aussi vaste que possible le lieu où se développent toutes nos pensées et tous nos sentiments ; et ce lieu n’est autre que celui où nous nous représentons l’univers. Nous ne pouvons nous mouvoir que dans l’idée que nous nous faisons du monde où nous nous mouvons. Tout part de là, tout en découle ; et tous nos actes, le plus souvent à notre insu, sont modifiés par la hauteur et l’étendue de cet immense réservoir de force qui se trouve au sommet de notre conscience.
Je crois que l’on peut dire que jamais ce réservoir ne fut plus vaste ni situé plus haut. Certes, l’idée que nous nous faisons de l’organisation et du gouvernement des puissances infinies est moins précise qu’autrefois ; mais c’est par l’honnête et noble raison qu’elle n’admet plus de limites chimériquement nettes. Elle ne contient plus aucune morale fixe, aucune consolation, aucune promesse, aucune espérance certaine. Elle est nue et presque vide, parce que rien n’y subsiste qui ne soit le roc même de quelques faits primitifs. Elle n’a plus de voix, elle n’a plus d’images que pour proclamer et illustrer son immensité. En dehors de cela elle ne nous dit plus rien ; mais cette immensité étant restée son seul attribut impérieux et irrécusable, l’emporte en énergie, en noblesse et en éloquence sur tous les attributs, sur toutes les vertus et les perfections dont nous avions jusqu’à ce jour peuplé notre inconnu. Elle ne nous impose aucun devoir ; mais elle nous entretient dans un état de grandeur qui nous permet de remplir plus facilement et plus généreusement tous ceux qui nous attendent au seuil d’un avenir prochain. En nous rapprochant de notre véritable place dans le système des mondes, elle ajoute à notre vie spirituelle et générale tout ce qu’elle enlève à notre importance matérielle et individuelle. Mieux elle nous fait comprendre notre petitesse, plus grandit en nous ce qui comprend cette petitesse. Un être nouveau, plus désintéressé et probablement plus près de ce qui doit s’affirmer un jour la vérité dernière se substitue peu à peu à l’être originel qui se dissout dans la conception qui l’accable.
Pour cet être nouveau, lui-même et tous les hommes qui l’entourent, ne représentent plus qu’un point si minime dans l’infini des forces éternelles qu’ils ne suffisent plus à fixer son attention et son intérêt. Nos frères, nos descendants immédiats, notre prochain visible, tout ce qui naguère encore bornait nos sympathies, cède peu à peu le pas à une entité plus démesurée et plus haute. Nous ne sommes presque rien ; mais l’espèce à laquelle nous appartenons occupe une place que l’on peut reconnaître dans l’océan sans bornes de la vie. Si nous ne comptons plus, l’humanité dont nous faisons partie acquiert l’importance dont nous nous dépouillons. Ce sentiment, qui commence seulement à se faire jour dans l’atmosphère habituelle de nos pensées et de notre inconscient, travaille déjà notre morale, et y prépare sans doute des bouleversements aussi grands que ceux qu’y opérèrent les religions les plus subversives. Il déplacera peu à peu le centre de la plupart de nos vertus et de nos vices. Il substituera à un idéal fictif et individuel, un idéal désintéressé, illimité et cependant tangible, dont il n’est pas encore possible de prévoir les conséquences et les lois. Mais quelles qu’elles soient, on peut affirmer dès à présent qu’elles seront plus générales et plus décisives qu’aucune de celles qui les précédèrent dans l’histoire supérieure et pour ainsi dire astrale de l’humanité. En tout cas, on ne saurait guère contester que l’objet de cet idéal est plus vaste, plus durable et surtout plus certain que les meilleurs de ceux qui avant lui éclairèrent nos ténèbres, puisqu’il se confond en plus d’un point avec l’objet même de l’univers.
Or, nous sommes au moment où naissent autour de nous mille raisons nouvelles de prendre confiance dans les destinées de notre espèce. Voici des centaines et des centaines de siècles que nous occupons cette terre ; et les plus grands dangers semblent passés. Ils furent si menaçants que nous n’y avons échappé que par un hasard qui ne doit pas se reproduire plus d’une fois sur mille dans l’histoire des mondes. La terre, trop jeune encore, balançait à l’aventure, avant de les fixer, ses continents, ses îles et ses mers. Le feu intérieur, premier maître de la planète, crevait à chaque instant sa prison de granit ; et le globe, hésitant dans l’espace, errait entre des astres avides et hostiles qui ignoraient leurs lois. Nos facultés indécises flottaient aveuglément dans notre corps, comme les nébuleuses dans l’éther ; un rien, aux heures tâtonnantes où se constituait notre cerveau, où se ramifiait le réseau de nos nerfs, pouvait détruire notre avenir humain. Aujourd’hui, l’instabilité des mers et les révoltes du feu intérieur sont infiniment moins à craindre ; en tout cas, il est vraisemblable qu’elles ne produiront plus de catastrophes universelles. Quant au troisième péril, la rencontre d’un astre désorbité, il est permis de croire qu’il nous laissera les quelques siècles de répit nécessaire pour que nous apprenions à y parer. En voyant ce que nous avons fait et ce que nous devons être sur le point de faire, il n’est pas absurde d’espérer qu’un jour nous saisirons ce secret essentiel des mondes que, provisoirement, pour apaiser notre ignorance, comme on apaise et endort un enfant en lui répétant des mots insignifiants et monotones, nous avons appelé la loi de la gravitation. Il n’y a rien d’insensé à supposer que le secret de cette force souveraine se cache en nous, ou autour de nous, à portée de notre main. Elle est peut-être maniable et docile comme la lumière et l’électricité ; elle est peut-être toute spirituelle et dépend d’une cause très simple que le déplacement d’un objet peut nous révéler. La découverte d’une propriété inattendue de la matière, analogue à celle qui vient de décéler les vertus déconcertantes du radium, peut directement nous conduire aux sources mêmes de l’énergie et de la vie des astres ; dès lors le sort de l’homme serait changé ; et la terre, définitivement sauvée, deviendrait éternelle. A notre gré, elle se rapprocherait ou s’éloignerait des foyers de chaleur et de lumière, elle fuirait les soleils vieillis et chercherait des fluides, des forces et des vies insoupçonnées dans l’orbite de mondes vierges et inépuisables.
J’accorde que tout cela est plein d’espérances contestables ; et que l’on peut presque aussi raisonnablement désespérer des destinées de l’homme. Mais c’est déjà beaucoup que le choix demeure possible et que jusqu’ici rien ne soit décidé contre nous. Chaque heure qui passe augmente nos chances de durer et de vaincre. On peut dire, je le sais, qu’au point de vue de la beauté, de la jouissance et de l’intelligence harmonieuse de la vie, quelques peuples — les grecs et les romains du commencement de l’empire, par exemple, — nous furent supérieurs. Il n’en reste pas moins que la somme totale de civilisation répandue sur notre globe ne fut jamais comparable à celle d’aujourd’hui. Une civilisation extraordinaire comme celle d’Athènes, de Rome ou d’Alexandrie, ne formait qu’un îlot lumineux que menaçait de toutes parts et que finissait toujours par engloutir l’océan sauvage qui l’environnait. A présent, — à part le péril jaune qui ne semble pas sérieux, — il n’est plus possible qu’une invasion barbare nous fasse perdre en quelques jours nos acquisitions essentielles. Les barbares ne peuvent plus venir du dehors ; ils sortiraient de nos campagnes et de nos villes, des bas-fonds de notre propre vie ; ils seraient tout imprégnés de la civilisation qu’ils prétendraient détruire, et ce n’est qu’en usant de ses acquisitions qu’ils parviendraient à nous en enlever les fruits. Il n’y aurait donc, au pire, qu’un temps d’arrêt suivi d’un déplacement de richesses spirituelles.
Puisque nous avons le choix d’une interprétation qui fait le fond de lumière ou d’ombre de notre existence, il serait peu sage d’hésiter. Dans les plus insignifiantes circonstances, notre ignorance ne nous offre le plus souvent qu’un choix du même genre et qui ne s’impose pas davantage. L’optimisme ainsi entendu n’a rien de béat ni de puéril ; il ne se réjouit pas niaisement comme le paysan au sortir de l’auberge ; mais il fait la balance de ce qui a eu et de ce qui peut avoir lieu, des craintes et des espérances ; et si celles-ci ne sont pas assez lourdes, il y ajoute le poids de la vie.
Du reste, ce choix n’est même pas nécessaire ; il suffit que nous prenions conscience de la grandeur de notre attente. Car nous sommes dans l’état magnifique où Michel-Ange a peint, sur ce prodigieux plafond de la chapelle Sixtine, les prophètes et les justes de l’Ancien Testament : nous vivons dans l’attente ; et peut-être dans les derniers moments de l’attente. L’attente, en effet, a des degrés qui vont d’une sorte de résignation vague et qui n’espère pas encore au tressaillement que suscitent les mouvements les plus proches de l’objet attendu. Il semble que nous entendions ces mouvements : bruit de pas surhumains, porte énorme qui s’ouvre, souffle qui nous caresse ou lumière qui vient, on ne sait ; mais l’attente à ce point est un instant de vie ardent et merveilleux, la plus belle période du bonheur, sa jeunesse, son enfance…
Je le répète, nous n’eûmes jamais autant de motifs d’espérer. Qu’ils nous soient chers. C’est soutenus par de moindres motifs que nos prédécesseurs ont fait les grandes choses qui sont restées pour nous les meilleurs témoignages des destinées humaines. Ils ont eu confiance alors qu’ils ne trouvaient que de déraisonnables raisons d’en avoir. Aujourd’hui, que quelques-unes de ces raisons sortent vraiment de la raison, il serait mal de montrer moins de courage que ceux qui puisaient le leur aux lieux mêmes où nous ne puisons plus que nos découragements.
Nous ne croyons plus que ce monde est la prunelle d’un dieu unique et attentif à nos plus minimes pensées ; mais nous savons qu’il est livré à des forces tout aussi puissantes, tout aussi attentives, à des lois et à des devoirs qu’il nous appartient de pénétrer. C’est pourquoi notre attitude en face du mystère de ces forces est changée. Elle n’est plus la peur, mais l’audace. Elle n’est plus l’agenouillement de l’esclave devant le maître ou le créateur, mais elle permet le regard de l’égal à l’égal, car nous portons en nous l’égal des plus profonds et des plus grands mystères.
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Paris. — L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette. — 7172.