Je vous aime et veux qu'on le sache,
O raillés, ô déshérités,
Vous qu'insulte le public lâche,
Vous qu'on appelle des ratés!
Donc, à cette heure où je me lance
En pleine mêlée, où je vais
Cogner, rompre plus d'une lance,
Recevoir plus d'un coup mauvais,
Où l'ardent désir me dévore
D'attaquer de front mes rivaux,
Sans savoir seulement encore
Ce que je suis, ce que je vaux,
Si je suis seulement de taille
A me mêler aux combattants;
—Dans ce matin de la bataille
Où vont se ruer mes vingt ans,
Je pense à vous, ô pauvres hères!
A vous dont peut-être, ce soir,
Je partagerai les misères,
Parmi lesquels j'irai m'asseoir;
Et très longuement j'envisage,
Pour bien voir si j'ai le cœur fort,
Pour m'assurer de mon courage,
La tristesse de votre sort.
Si j'étais, par le ridicule
Qu'on vous jette, mis en émoi,
Il est toujours temps qu'on recule:
Mieux me vaudrait rentrer chez moi.
Mais non pas! car je veux la lutte.
Et votre fortune n'a rien
Qui me répugne ou me rebute.
Même je la préfère bien
A celles, qu'on dit plus heureuses,
De ceux qu'on nommait «philistins»;
Je préfère les viandes creuses
De vos songes à leurs festins!
Si je tombe comme vous autres,
S'il me faut vider les arçons,
Eh bien, quoi! je serai des vôtres,
N'est-il pas vrai, les bons garçons?
A vous donc qu'on raille et qu'on hue
Et qu'on accable de mépris,
O foule innombrable, cohue
Des déclassés, des incompris!
A vous que hanta la chimère
Du définitif, du parfait,
Et qui, pour vouloir trop bien faire,
Finalement n'avez rien fait;
A vous qui portiez dans vos têtes
De trop beaux idéals rêvés,
A vous tous, à vous grands poètes
Aux poèmes inachevés;
A vous dont les fainéantises
Sont pleines de si fiers projets,
Et que poursuivent les hantises
De trop magnifiques sujets;
A vous dont la pensée énorme,
Trop large, ne pouvait entrer
Sans la briser dans une forme,
Dans un moule sans l'éventrer;
A vous, peintres, que désespère
La toujours fuyante couleur,
Qui devant un jeu de lumière
Jetez vos pinceaux de douleur;
Musiciens, pâles d'entendre
En vous des accords merveilleux,
Et qui, de ne pouvoir les rendre,
Avez des larmes dans les yeux;
A vous qui, ne pouvant traduire
Les finesses que vous sentez,
Préférez ne jamais produire,
O délicats, exquis ratés!
A vous, paresseux égoïstes,
Qui gardez vos œuvres en vous;
A vous les vrais, les grands artistes,
A vous les emballés, les fous,
Qui, sans entendre les sarcasmes,
Triomphez dans de pauvres soirs;
A vous dont les enthousiasmes
Gesticulent sur des trottoirs,
Personnages funambulesques,
Laids, chevelus et grimaçants,
Pauvres dons Quichottes grotesques,
Et d'autant plus attendrissants,
Dont la Muse est la Dulcinée,
—O chevaliers errants de l'art,
A qui la gloire destinée
Manqua peut-être par hasard!
Étant votre ami, votre frère,
Un rêveur, un hurluberlu
Qui connaîtra votre misère
Peut-être demain,—j'ai voulu
Vous dédier par ce poème
Les premiers vers que j'ai tentés,
Enfants perdus de la bohème,
O mes bons amis les Ratés!
Février 1889.
Paris, 1890.
1890.
1888.
Vieux pion qu'on raillait, ô si doux philosophe
Aux coudes rapiécés, pauvre être marmiteux
Dont l'étroit paletot, d'une luisante étoffe,
Disait un long passé d'hivers calamiteux,
Je te revois. Ton crâne avait une houppette,
Une seule, au milieu, de poils,—et tu louchais.
Et longuement, avec un fracas de trompette,
Dans un mouchoir à grands carreaux tu te mouchais.
Je te revois, dans le préau, sous les arcades,
Grave, déambuler, et j'ai la vision
De ton accoutrement pendant ces promenades
Où tu marchais au flanc de ma division;
De ta longue, oh! si longue et noire redingote,
Dans laquelle plus d'un avait déjà sué;
De ton chapeau gibus bon pour mettre à la hotte,
Si fantastiquement bleuâtre et bossué!
Ton haleine odorait le vin et la bouffarde,
Et, quand tu paraissais à l'étude du soir,
Souvent ton nez flambait dans ta face blafarde,
Et c'est en titubant que tu venais t'asseoir.
Pochard mélancolique au crâne vénérable,
Parfois tu t'éveillais, quand tu cuvais ton vin,
Et, frappant un grand coup de règle sur la table,
Tu glapissais: «Messieurs, silence!…» Mais en vain.
Ou plutôt, tu dormais, sans souci des boulettes
Qu'on mâchait longuement pour t'envoyer au nez.
Et ton étude alors marchait sur des roulettes…
Plus de punitions ni de pensums donnés!
On t'avait surnommé Pif-Luisant. Les élèves
Charbonnaient ton profil grotesque sur le mur.
Mais tu marchais toujours égaré dans tes rêves.
Tu ne souffrais de rien. Tu vivais dans l'azur.
Car tu faisais des vers. Tu rimais un poème!
A nul autre que moi tu ne l'as avoué.
—Comment donc avais-tu, lamentable bohème,
Au fond de ce collège, en province, échoué?
Pif-Luisant, je t'aimais. Quelquefois je suis triste
En repensant à toi. Qu'es-tu donc devenu?
C'est toi qui m'as prédit que je serais artiste,
Et c'est toi le premier rimeur que j'ai connu.
Un jour, ayant trouvé des vers dans mon pupitre,
Tu fus pris d'une joie attendrie, et je vis
Comme un rayonnement sur ta face de pitre,
Et tu me contemplais avec des yeux ravis!
Dès ce jour, tu m'aimas. Et tandis que les autres
Jouaient en criaillant aux barres, nous causions.
Les conversations exquises que les nôtres!
Parfois tu m'expliquais un peu mes versions.
Je crois que si j'ai fait vraiment ma rhétorique,
C'est sous les marronniers, en t'écoutant parler.
Tu commentais, dans ton langage poétique,
Homère,—et je voyais la grande mer s'enfler,
Les galères en ligne avec leurs belles proues,
Et les cnémides d'or des Grecs étincelants,
Et je voyais passer, le rose sur les joues,
La merveille de grâce, Hélène, à pas très lents!
Quelquefois tu prenais Virgile, ou bien Tibulle:
J'entendais, sous les verts feuillages, les pipeaux,
Les clochettes dont la chanson tintinnabule
Dans les lointains du soir, quand rentrent les troupeaux.
Et puis, c'était Ovide et ses métamorphoses,
Cycnus qui, duveté de neige, est fait oiseau,
Daphné qui fuit, montrant ses talons nus et roses,
Syringe qui se change en flexible roseau,
En roseau chuchoteur et qui devient lui-même
Une flûte à six trous entre les doigts de Pan,
Io, génisse blanche et que Jupiter aime,
Les yeux d'Argus semés sur les plumes du paon!
Merci, vieux, qui, plus jeune encor, malgré ton asthme,
Que le gandin pédant dont nous suivions les cours,
Fus l'éveilleur de mon premier enthousiasme,
Me refaisant la classe, en plein air, dans les cours!
Merci, toi qui me mis de beaux rêves en tête,
Toi dont la main furtive, au dortoir, me glissait
Les livres défendus de plus d'un grand poète,
O toi qui m'as fait lire en cachette Musset!
Souvent, le professeur, corrigeant ma copie,
Dans un discours français trouvait, en suffoquant,
Quelque insulte à Boileau qui lui semblait impie,
Quelque néologisme horriblement choquant;
Il pâlissait de mon audace épouvantable,
Comme s'il s'attendait à voir crouler le toit…
Mais il ne s'est jamais douté que le coupable,
Mon affreux corrupteur, Pif-Luisant, c'était toi!
Oui, si je fus poussé vers quelque plus moderne
Irrégularité, celui qui me poussa
Fut ce pion crasseux qu'on traitait de baderne.
Diogène poussif et Silène poussah!
O bohème déchu dont le sort fut si rude,
Es-tu du grand sommeil sous la terre endormi,
Ou bien fais-tu toujours, là-bas, ta triste étude,
Et liras-tu ces vers de ton petit ami?
Grand poète incompris, ivrogne de génie,
Toi qui me prédisais un si bel avenir,
Tu fus mon maître vrai. Loin que je te renie,
Aujourd'hui j'ai voulu chanter ton souvenir.
Et si la mort t'a pris, ce qui vaut mieux peut-être,
Car tu ne souffres plus ni faim, ni froid cuisant,
Dors tranquille, mon vieux, repose-toi, pauvre être,
Toi que j'ai tant aimé… doux pochard… Pif-Luisant!
1889.
Février 1888.
La Nature, par qui souvent nous sommes tristes,
Nous tous qui l'adorons, les rêveurs, les artistes,
—Tandis que jour et nuit nous nous évertuons
A vouloir l'exprimer, et que nous nous tuons
Au labeur de fixer son image impossible,
Nous regarde souffrir et demeure impassible.
Donc, j'étais amoureux de la grande forêt.
Son sauvage parfum fort et doux m'enivrait;
Il me fallait ses chants d'oiseaux et ses murmures;
Et, la nuit, je rêvais d'elle, de ses ramures,
Des bouquets nuptiaux que font ses aubépins,
De ses fourrés touffus et peuplés de lapins
Dont on voit brusquement fuir les petits derrières,
Des morceaux de ciel bleu plafonnant ses clairières…
Je l'aimais. Cet amour m'avait pris tout entier
Le jour que j'avais fait un pas dans le sentier
Qui la traverse toute en partant de l'orée.
Je l'avais aussitôt follement adorée.
On y voyait fleurir de grandes, grandes fleurs!
On y sentait un tas de si bonnes odeurs!
Et, le soir, quand chantaient les brises étouffées,
Des endroits noirs semblaient habités par les fées!
On avait peur. Enfin ma tête s'égarait…
Et j'étais amoureux de la grande forêt!
Mais amoureux vraiment, amoureux de ses sources,
De ses ruisseaux croisant dans l'ombre mille courses,
De ses mousses, de ses insectes voltigeant,
De ses feuillages verts, bleu foncé, gris d'argent,
Des enchevêtrements épineux de ses haies,
De ses mûrons, de ses framboises, de ses baies,
De sa mystérieuse et solennelle paix;
Puis aussi de ses coins dans les taillis épais,
De ses coins retirés qui semblent des alcôves
Avec des lits fleuris de petites fleurs mauves!
Et j'aimais les sentiers même où l'on a des peurs
Quand les bras sarmenteux des arbustes grimpeurs
Viennent en s'étirant vous accrocher la manche,
Où l'on se croit suivi soudain quand une branche
Vous fait, malicieuse, un brusque frôlement,
Et vient vous chatouiller dans le cou, drôlement!
Bien souvent le poète
S'éprend ainsi, se met une folie en tête
Dont il souffre beaucoup, mais qui dure fort peu
Lorsqu'il la satisfait pleinement, lorsqu'il peut
Posséder cette idée ou cet objet qu'il aime,
Et lui faire un enfant, c'est-à-dire un poème.
C'est ainsi que j'aimais. Je mourais du désir
De prendre la forêt dans mes vers, de saisir
Son charme, son parfum, son silence, et de rendre
L'émoi dont m'emplissaient un feuillage vert tendre,
Une source, un recoin moussu, quelque oiselet
Qui le long du sentier, par terre, sautelait,
Un rayon qui glissait dans le feuillage sombre,
Et la fraîcheur exquise, et le murmure, et l'ombre…
Je mourais du désir d'exprimer tout cela!
C'est pourquoi je me dis: «Je serai toujours là
Dans la forêt, notant le moindre frisson d'aile.
Je viendrai chaque jour me remplir les yeux d'elle,
Tâcher de lui voler de sa beauté, m'asseoir
Sur le même arbre mort, s'il le faut, chaque soir,
Tant que je n'aurai pas bien traduit son mystère
Et cette forte odeur de feuillage et de terre
Qu'elle sent. Je veux bien me priver de sommeil:
Mais je la surprendrai, la gueuse, à son réveil,
Pour bien voir quelles sont à l'aurore ses teintes,
De quel vert plus brillant ses feuilles sont repeintes,
Et comment la rosée à leur bout vient perler,
Et comment tous les plus vieux arbres font trembler,
Dans l'azur matinal, des cimes toutes roses!»
Oui, mon rêve, c'était de traduire ces choses,
Mais malgré mes efforts je ne le pus jamais!
Je ne possédai pas la forêt que j'aimais!
Et mon amour devint alors de la souffrance.
Je fus pris tout d'un coup d'une désespérance
Affreuse. Et comme, un jour, pour la dernière fois,
Assis dans la fraîcheur exquise d'un sous-bois,
Je voulais découvrir les mots exacts pour dire
L'églantier qui fleurit, la brise qui soupire,
Le mystère si calme et frais du clair-obscur,
Les petits airs penchés des clochettes d'azur
Qui se livrent, sans doute, à quelque babillage,
Et les sourires bleus du ciel dans le feuillage,
Le soleil qui parfois en rais semble pleuvoir,
Je me mis à pleurer de ne pas le pouvoir!
J'étais vaincu, brisé! Soudain, tout mon courage
S'en allait! Je pleurais d'impuissance et de rage!
Je pleurais, suffoqué de douleur, étouffant
D'un de ces gros chagrins de poète et d'enfant!
Et les branches étaient doucement frémissantes,
Et jamais les oiseaux cheminant dans les sentes
N'avaient été plus gais, les merles plus siffleurs.
Au-dessus de mon front passaient des vols ronfleurs
D'abeilles, de frelons… J'étais couché dans l'herbe:
Et je la sentais douce, odorante. Et, superbe,
Sans savoir que pour elle un homme sanglotait,
La forêt verdoyait, fleurissait et chantait!
La Nature est toujours la grande indifférente;
De tous les maux humains elle reste ignorante.
Souvent les malheureux l'ont maudite, en voyant
Qu'elle les regardait en ne s'apitoyant
Jamais, et que devant leurs souffrances cruelles
Ses fleurs gardaient leur joie et fleurissaient plus belles,
Et qu'elle n'était rien qu'un merveilleux décor!
Mais, pour nous qui l'aimons, c'est bien plus dur encor,
Pour nous, ses amoureux, les peintres, les poètes,
Puisque enfin nos douleurs par elle nous sont faites!
C'est de son seul amour que l'artiste est martyr.
Ne peut-elle donc pas à ses maux compatir,
La toujours insensible et sereine Nature,
Ou paraître savoir tout au moins sa torture?
Mais non!—Et si jadis, forêt, grande forêt,
Si, dans son désespoir, celui qui t'adorait
Était allé se pendre, un soir, à quelque branche,
Cela n'aurait pas fait faner une pervenche,
S'attrister un iris, pleurer un chèvrefeuil!
Tes roses d'églantiers n'auraient pas pris le deuil
De leur pauvre amoureux, en fermant leurs pétales!
Calmes auraient souri tes hautes digitales!
Tes oiseaux n'auraient pas éloigné leurs ébats
Et n'auraient pas jasé ni chansonné plus bas
En voyant balancer ma longue forme brune!
Et quand un ironique et blanc rayon de lune
M'aurait comme vêtu du linceul des défunts,
Ta brise aux chauds soupirs, ta brise aux doux parfums
N'aurait pas tu son bruit de harpe qu'on accorde,
Et des liserons bleus auraient fleuri ma corde!
Bellevue, 1888.
«Surtout, ne sois jamais poète.
Les vers, mon pauvre ami, c'est ce qui m'a perdu.
Tu le vois, je suis vieux, exténué, rendu
Avant l'âge, car j'ai voulu faire ce rêve.
La lutte m'a brisé. Non, la vie est trop brève:
Pourquoi passer son temps à batailler, pourquoi
Ne pas vivre en son coin, sage, et se tenant coi?
Le bonheur régulier, crois-moi, la vie intime,
Le foyer, une femme et des enfants, l'estime
De son quartier. Surtout, ne fais jamais de vers!
N'en fais jamais! Si c'est un innocent travers,
S'il te plaît, comme on dit, de courtiser la Muse,
Quelquefois, au dessert, en bourgeois qui s'amuse,
Tu le peux, et c'est sans danger.
«Mais si, le soir,
Quand la lune sourit, tu rêves de t'asseoir
Sur le vieux banc de pierre au fond du parc, d'entendre
La chanson de la brise, et si tu vas t'étendre
Par les matins d'été, dans l'herbe, sur le dos,
En regardant le ciel avec des yeux mi-clos,
Si le rythme t'émeut, si ton être tressaille
Quand s'envole une strophe, et si ton cœur défaille
Quand un ami te lit des vers à haute voix,
Si le désir te prend, devant ce que tu vois,
De l'exprimer avec une forme parfaite,
Si tu sens vaguement s'agiter un poète
En toi, n'hésite pas! étouffe dans ton cœur
Ce serpent! Il y va, crois-moi, de ton bonheur…
Et le bonheur vaut seul vraiment qu'on s'en occupe.
Le métier de poète est un métier de dupe.
Ah! mon expérience est amère! Longtemps,
J'ai subi les dédains, les affronts irritants
Des sots; j'ai combattu pour l'art, plein d'énergie!
Je marchais, ébloui toujours par la magie
De mon rêve, mes yeux de fou perdus au ciel!
Je ne souffrais de rien. J'étais même sans fiel
Pour ceux qui me raillaient. J'étais le doux bohème
Inoffensif; j'allais, en penaillons, tout blême,
Et nourri seulement des viandes de l'esprit;
Sans me mettre en souci du vulgaire qui rit,
J'allais, gonflant toujours quelque nouvelle bulle!
J'étais l'extravagant heureux qui noctambule,
Qui trouve, pour dormir, un banc délicieux,
Pour qui tous les plafonds sont trop bas, sauf les cieux.
J'étais le vagabond poète qui balade,
Cherchant des jours entiers un refrain de ballade,
Et qui va devant lui, sans souci des hivers,
Heureux de se chanter à lui-même ses vers!
Je me disais: Mon temps n'est pas venu, mon heure
Sonnera. Mais j'ai vu que l'espoir était leurre.
J'ai vieilli, je me suis lassé d'être incompris.
C'est absurde, mais c'est ainsi: le beau mépris
Que nous avons d'abord pour le goût du vulgaire
Tombe avec l'âge. Eh quoi! toujours faire la guerre?
On veut avoir son tour de gloire. On n'en peut plus
Des veilles sans profit, des travaux superflus.
J'ai fait de l'art. Cet autre fait du vaudeville:
Et c'est à lui que va la multitude vile.
C'est lui que l'on acclame. Et moi je meurs de faim!
Eh bien! je me révolte et je crie, à la fin!
Mon cœur veut déverser son trop-plein d'amertume.
Nous autres, je sais bien, notre gloire est posthume
Quelquefois. Il paraît que, quand nous sommes morts,
La Gloire, cette femme, a souvent des remords
De ne pas nous avoir aimés. On nous découvre.
Nos vers sont exaltés; nos tableaux vont au Louvre…
Mais que nous font de verts lauriers sur nos tombeaux?
C'est vivant que j'aurais voulu quelques lambeaux
De cette pourpre; et, mort, je n'en fais nul usage!
Vois-tu, le désespoir vous étreint avec l'âge
D'être plus inconnu qu'un faiseur de couplet;
Et l'on mendie: «Un peu de gloire, s'il vous plaît!
Daignez avant ma mort m'avancer quelque chose,
Quelques rayons sur ma future apothéose!
Si l'on doit m'admirer plus tard, il vaut autant
Commencer tout de suite, et je mourrai content.
J'ai trop voulu sortir de l'ornière banale,
Dites-vous: quand l'idée est trop originale
On la repousse?… Eh bien! si c'est là le récif
Où j'échouai, je veux bien faire du poncif.
Du poncif, s'il le faut! Mais avant que j'expire,
C'est mon rêve, je veux que le bourgeois m'admire!»
«Oui, vieillis, les plus fiers lutteurs, les plus fougueux
Parlent ainsi, lassés d'être incompris et gueux!
1887.
1888.
En Mai, quand les brises roucoulent,
Quand fleurissent toutes les fleurs,
Les papillons sont grands buveurs:
Les petits papillons se soûlent.
Souvent, au crépuscule gris,
A l'heure où le couchant se clore,
On en voit balocher encore:
C'est tout simplement qu'ils sont gris.
Le regard les suit et s'étonne
De les voir, dans le jour tombant,
S'en aller d'un vol titubant,
D'un vol qui zigzague et festonne.
Les pauvrets se sont attardés
A boire dans toutes les roses;
Pour chasser les ennuis moroses
Ils se sont un peu pochardés.
Au sortir de leur chrysalide
Faisant dehors leurs premiers pas,
Pour les parfums n'avaient-ils pas
Encor la tête assez solide?
Avaient-ils des chagrins d'amour,
Ces papillons? Voulaient-ils boire
Pour se consoler d'un déboire?
Mon Dieu, ça se voit chaque jour!
Ou par des amis en goguette
Se laissèrent-ils emmener
De fleur en fleur biberonner,
Comme de guinguette en guinguette?
Eux, les élégants papillons,
Si corrects près des marguerites,
Ils sont, en regagnant leurs gîtes,
Dépoudrés de leurs vermillons!
Et gris à rouler sous les roses,
Lorsqu'il leur faut rentrer chez eux,
Ils s'en reviennent deux par deux…
Et voilà qu'ils disent des choses!…
Ils se détaillent leurs amours,
Se vantent de leurs prétentaines,
Mettent de travers leurs antennes,
S'attendrissent, font des discours;
Eux, les doux frôleurs de corolles,
Les petits Platons de l'air pur,
Amis des lys et de l'azur,
Ils racontent des gaudrioles!
Quand les nectars et les rayons
Ont troublé leur âme sensible,
Il n'y a rien de plus terrible
Que l'ivresse des papillons!
Dons Juans récitant leurs listes,
Ils révèlent soudain aux fleurs
Quelles âmes d'écornifleurs
Ils cachaient, ces idéalistes!
Battant des ailes de pastel,
Chacun, avant la nuit, aspire
Un dernier lys avec sa spire,
Ainsi que l'on hume un cocktail!
Les roses ayant une essence
Qui grise mieux que le trois-six,
Ce qu'au buisson dit le Tircis
Est de la plus rare indécence.
Les Machaons sont déchaînés.
Et les hautaines Atalantes
Ne fuient qu'avec des ailes lentes
Qui semblent leur dire: «Venez!»
Le Mars, gai comme un soir de solde,
Dit au Tabac d'Espagne: «Ohé!»
Le Daphnis change de Chloé.
Le Tristan se trompe d'Ysolde.
A demain matin les pardons!
Il faudra qu'on s'y reconnaisse.
Mais, ce soir, plus d'une Vanesse
Pour les phlox trahit les chardons.
Un obscur papillon d'avoine
Tutoie un lilas de jardin.
Le papillon du chou, soudain,
Appelle: «Mon chou!» la pivoine.
Le désordre règne. Il n'y a
Plus de lois ni de protocoles.
L'Argus parle argot. «Tu me colles!»
Dit l'Argynne au pétunia.
Le Demi-Deuil n'est plus sévère.
Et: «Ma primevère n'est pas
Grande», dit le Sylvain tout bas,
«Mais je bois dans ma primevère!»
A l'heure où s'ouvrent les écoles,
Oubliant les pensums, les colles
Et les leçons,
En riant, en jetant des billes,
On voit se bousculer les filles
Et les garçons!
Poussant des cris épouvantables,
Ils courent avec leurs cartables
Mis en sautoir,
Leurs manches noires de lustrine,
Se grouper à chaque vitrine
Sur le trottoir.
Avant de gagner leurs demeures,
Ils regardent pendant des heures
Les beaux joujoux.
C'est leur plaisir, à ces mioches
Qui n'ont pas au fond de leurs poches
Des petits sous.
Ils regardent, les pauvres gosses,
Le Polichinelle à deux bosses
Qui coûte cher,
Les poupons en chaussons de laine,
Les bébés dont la porcelaine
Paraît en chair.
Ils comptent les ballons, les balles,
Par un clown jouant des cymbales
Très étonnés;
Et ce sont des heures d'extase
Devant cette vitre où s'écrase
Leur petit nez.
Que c'est beau! leurs sourcils s'écartent!
Ce sont de vrais fusils, qui partent!
De vrais fourneaux!
De vrais outils de jardinage!
Et les voitures d'arrosage
Ont des tonneaux!
Sous des arbres dont les verdures
Sont faites avec des frisures
De copeaux verts,
Ils voient, bêtes et gens en marche,
Tout ce qui s'échappe de l'Arche
Aux toits ouverts!
Ils regardent d'un regard tendre
Les filles de Noé leur tendre
Des petits bras;
(Comme, au commencement du monde,
On avait une tête ronde,
Des chapeaux plats!)
L'Auvergnat sortant de sa boîte,
Les soldats de plomb dans l'ouate
S'emmitouflant,
La chèvre avec ses trois nœuds roses,
Ils regardent toutes ces choses
En reniflant.
Une dame dans la boutique
Fait marcher un ours mécanique
Sur le parquet.
Comme il marche!—Une demoiselle
Entoure avec de la ficelle
Un grand paquet!
Un Monsieur achète un théâtre
Où l'on peut, en or sur du plâtre,
Lire: OPÉRA.
Le Monsieur sort. La porte sonne.
Oh! les beaux joujoux que personne
Ne leur paiera!
Les fillettes aux mains crispées
Regardent surtout les poupées
Dans leur carton.
Hein, Sophie? hein, Claire? hein, Louise?
En ont-elles de la chemise
Et du feston!
Sont-elles riches, les mâtines!
On leur enlève leurs bottines
Pour les coucher!
Et celle en bleu, près de la Cible!
Il ne sera jamais possible
De la toucher!
Et celle avec sa robe Empire
Qui fait que tout leur cœur soupire:
«Oh! je la veux!»
Et cette autre avec sa dînette!
(Leur grande sœur la midinette
A ces cheveux!)
Elles restent là, bouche ronde!
Le ménage de cette blonde
Aux yeux trop grands
Dont l'écriteau dit qu'«elle nage»
Est mieux monté que le ménage
De leurs parents!
Et les garçons, qu'est-ce qu'ils disent
Devant les sabres qui reluisent
Comme d'acier?
Se peut-il qu'un enfant reçoive
De quoi tout d'un coup être zouave
Ou cuirassier?
Oh! les chevaux que l'on harnache!
(Ils sont en vrai poil, qui s'arrache,
Que l'on te dit!)
Et le poussah sur une sphère,
Qui titube comme leur père
Le samedi!
Hein, Gaston? hein, Marcel? hein, Charle?
Quand viendra le jour dont on parle
A la maison,
Dont on parle en fumant des pipes,
Le jour où tous les pauvres types
Auront raison,
Pourra-t-on en être à tout âge?
Lorsque viendra le grand partage
Des partageux,
Les mômes, moucherons, moustiques,
Entreront-ils dans les boutiques
Prendre les jeux?
Il faut, si c'est de la justice,
Que tout, la petite bâtisse
En blocs de bois,
Le clown au pantalon trop large,
Le Grand Tir, le canon qu'on charge
Avec des pois,
Il faut que l'avaleur de boules,
Il faut que tout, les coqs, les poules,
Soit partagé!
Le singe montrant ses gencives,
Et les couleurs «inoffensives»
S. G. D. G.;
Tout: l'Anglais fumant son cigare,
Le chemin de fer avec gare,
Tunnels et ponts…
On prendra tous les jeux de quilles!
On mettra dans les bras des filles
Tous les poupons!
Le pain, ça manque. Oui, mais ça manque
Aussi, ce clown, ce saltimbanque,
Tous ces chiens fous,
Ce Polichinelle à deux bosses!…
Droit au pain, soit! Et, pour les gosses,
Droit aux joujoux!
Ainsi, sous la blouse ou le châle,
Pense, plus grand et déjà pâle,
Chaque moutard.
Ils restent dans le vent qui siffle.
Ce soir, tous vont, risquant la gifle,
Être en retard.
Ils en ont oublié qu'il gèle.
Ils ne battent plus la semelle;
Mais, quelquefois,
Leur souffle ayant terni la glace,
Pour mieux voir ils essuient la place
Avec leurs doigts!
Nous sommes les fleurs des fleuristes,
Nous sommes les fleurs des marchands,
Les petites fleurs qui sont tristes
De ne pas fleurir dans les champs;
Nous sommes les fleurs printanières
Qui n'ont jamais vu le printemps,
Et dont on fait des boutonnières
Pour des revers trop miroitants;
Nous sommes cette rose noire
Et ce bleuet gros comme un chou
Pour qui les smokings, sous leur moire,
Ont un oblique caoutchouc!
Nous sommes ces lilas superbes
Qui dans les boutiques, l'hiver,
Montent en monstrueuses gerbes
Coûtant monstrueusement cher!
Nous sommes, parmi le vertige
Des jours de l'an nauséabonds,
Les pauvres fleurs que l'on oblige
A faire un métier de bonbons!
Nous sommes les fleurs qu'on envoie
Dès qu'on a publié les bans,
Pour que la famille les voie
Dans des paniers à grands rubans;
Nous sommes les fleurs où voltige
La libellule de carton;
Nous tremblons trop sur notre tige,
Car notre tige est en laiton!
Nous sommes les fleurs qui sur elles
N'ont qu'un papillon de papier
Offrant sur deux plateaux, ses ailes,
L'adresse, en or, du boutiquier.
Pour nous la rosée est un mythe,
Malgré d'adroits contrefacteurs
Dont la ruse, sur nous, l'imite
Avec des vaporisateurs.
Nous sommes les fleurs sans abeilles
Qui trouvent les trois jours bien longs
Où l'on fait vivre leurs corbeilles
Sur les pianos des salons!
Nous voyons sur nous, parasites
Qui blessent nos feuillages verts,
Pousser des cartes de visites
Où parfois on écrit des vers!
C'est nous qu'un pâle accessoiriste,
Après les six rappels du «trois»,
Monte en hâte à la grande artiste
Par des escaliers trop étroits.
Nous sommes ces iris de nacre
Que les fleuristes de Paris
Savent envoyer dans un fiacre
Pendant l'absence des maris!
Nous sommes ces héliotropes,
Ces glaïeuls forcés de fleurir
Qui portent dans des enveloppes
Le nom qu'on sait avant d'ouvrir!
C'est nous la flore citadine
Qui, sous les capillaires fous,
Ne se penche, pendant qu'on dîne,
Qu'aux berges d'argent des surtouts!
C'est nous la flore dont l'arome
Toujours au pays flottera
Qui va de la Place Vendôme
A la Place de l'Opéra.
Les noms de cette étrange flore
Sont du botaniste inconnus:
Comment porter les noms encore
Des fleurs que nous ne sommes plus?
Nous sommes désormais—Nature,
Ne ris pas de ces noms de fleurs!—
Le réséda-de-la-ceinture,
L'œillet-des-costumes-tailleurs!
Et, fleurs que loin de nos collines
Dans la fourrure on exila,
Le mimosa-des-zibelines
Et la parme-du-chinchilla!
Nous sommes ces frivoles touffes
Qui connaissent pour seuls étés
La température des Bouffes
Et celle des Variétés.
Nous sommes, parmi les éloges
Aux blondes nuques adressés,
Les fleurs chaudes qui, dans les loges,
Frayent avec les fruits glacés.
Nous sommes le lys qui se fane
Au vent des restaurants du soir;
La rose qu'on jette au tzigane
Qui sur l'épaule a son mouchoir;
Le muguet qui sait chaque phrase
Qu'on dit à la fin des soupers,
Et la jacinthe qu'on écrase
Dans les coins sombres des coupés!
Nous sommes, quand le cœur s'effraye,
Ces violettes d'un instant
Qu'on respire en prêtant l'oreille
Et qu'on mordille en hésitant.
Nous sommes ces œillets de Londre
Et ces jonquilles de Menton
Dans lesquels, avant de répondre,
On enfonce un joli menton.
Nous enguirlandons l'aventure,
Et, quand le bonheur est défunt,
Nous assurons à la rupture
De l'élégance et du parfum.
Nous sommes les fleurs nécessaires
Aux intrigues de la Cité.
Nous n'avons connu, dans les serres,
Qu'un soleil d'électricité.
Dans les serres nous sommes nées;
Des saisons nous ne vîmes rien.
Quelles étaient nos destinées,
Cependant, nous le savons bien!
Nous sentons en nous, ô mystère!
Parler la sève d'autres fleurs
Qui poussèrent, libres, de terre,
Et nos souvenirs sont les leurs!
Nous sentons, dans ces mornes fêtes
Où passent d'inutiles fronts,
Vaguement, que nous sommes faites
Pour être ailleurs,—et nous souffrons.
Nous aimerions, fières, ravies,
Vraiment fraîches, pures toujours,
Nous mélanger à d'autres vies,
Favoriser d'autres amours!
Pourquoi donc, fleurs dont nous naquîmes,
Dans vos graines aviez-vous mis
L'amour des vallons et des cimes,
Puisqu'il ne nous est pas permis?
Puisqu'il nous faut vivre à distance
De ces choses, pourquoi faut-il
Que nous soupçonnions l'existence
D'une Nature et d'un Avril?
—Et nous sommes, dans les boutiques,
Sur du gazon artificiel,
Les petites fleurs nostalgiques.
D'air pur, de lumière et de ciel.
Janvier 1890.
Il fit halte, ébloui, humant
Cette soirée et son haleine,
Au sommet de l'escarpement
D'où l'on découvre infiniment
La plaine.
Un doux crépuscule du mois
Des doux crépuscules—septembre—
Bleuissait vaguement les bois,
Sous un ciel de rose, à la fois,
Et d'ambre
La lune, basse, et n'ayant point
Son teint coutumier de béguine,
Montrait un rougeâtre embonpoint,
Telle une orange mûre à point,
Sanguine;
Et, sous cet astre de Japon,
Le val fuyait en molles lignes,
Avec le canal clair, le pont,
L'étang ridé comme un crépon,
Les vignes.
Il admirait, lorsque, soudain,
Un chant monta de ce théâtre,
De ce cirque, de ce jardin,
Exhalé du dernier gradin
Bleuâtre,
Et cet air où le soir mêla
Son murmure de vaste conque,
Cet air divinement vola…
C'était, d'ailleurs, un lon lon la
Quelconque.
Mais, dans le lointain de pastel,
Ce chant naïf, lent comme un psalme,
Était irrésistible,—et tel
Que cet instant fut immortel
De calme.
Il se fit un tel unisson
De ce chant et du paysage,
Que le poète eut un frisson.
Et nous vîmes des pleurs sur son
Visage.
Puis, de ce ton triste et coquet,
Ému, mais où du railleur passe,
De ce ton qui laisse inquiet,
Qui est son défaut, et qui est
Sa grâce,
Cependant que toujours, parmi
Le doux bruit du soir qui soupire,
Montait sur le val endormi
La chanson charmante, il se mit
A dire:
«O chanson qui monte, vieil air,
Filet lointain d'une voix pure,
Selon la brise vague ou clair,
O dentelle de son dans l'air,
Guipure!
«O chanson qui monte dans l'or,
Du ciel, sur la lande embrumée,
Qui flotte au-dessus du décor,
Ruban de son, et moins encor…
Fumée!
«Oh! qui donc, de cette façon
Mélancolieuse et touchante,
Quel rustique et jeune garçon,
Quel bouvier, quel pâtre, ô chanson,
Te chante?
«Quel simple, ignorant de ce qu'il,
Oh! de tout ce qu'il ressuscite
De tendre, en moi, de puéril,
Ajoute ce charme subtil
Au site?
«Charme dont, languissant musard,
Je suis ému jusqu'à la larme,
Parce que, inattendu, sans art,
Il éclôt d'un simple hasard,
Ce charme!
«Voilà! le fredon d'un vilain,
L'odeur d'un pré, la saison, l'heure,
Un peu de bleu crépusculin,
Voilà! ce n'est pas plus malin…
On pleure!
«Eh quoi! pleurer comme d'amour
Pour un lon lon la monotone,
Pour le dernier soupir du jour,
Pour le vent dans les arbres, pour
L'automne?
«De quoi donc souffrent-ils, mes nerfs?
De quoi donc, mon âme, es-tu veuve,
Pour que, parmi ces champs déserts,
Un air tel que tous les vieux airs
M'émeuve?
«Est-ce là mon état normal?
De quel ciel suis-je nostalgique?
De quel pays ai-je le mal?…
Tais-toi, chant qui me rends ce val
Magique!
«Ah! de mes larmes il appert
Que dans un désordre je sombre!
Quoi! pleurer parce que Vesper
S'allume, et qu'une voix se perd
Dans l'ombre?
«Savourer le charme anxieux
Du moment et de l'atmosphère?
Jouir de l'ouïe et des yeux?
—Hélas! il y a pourtant mieux
A faire!
«Il y a pourtant plus d'un but
Digne d'un homme jeune et libre!
O chanson dans le lointain… chut!
Ne serai-je jamais qu'un luth
Qui vibre?
«Je m'en blâme… et toujours, si on
Chante un chant dans un lointain rose,
Je retourne avec passion
A cette délectation
Morose!
«La tristesse est un aconit
Doux et vénéneux, que j'aspire!
Et mon vivre est selon le rit
De ton Jacques d'As you like it,
Shakspeare!
«Mon cœur m'échappe, se mêlant
A toute fin de jour jolie;
Et sitôt qu'un air doux et lent
Monte, j'en suce la mélan-
Colie!
«Oui, tout le triste qui coula
D'un chant, à l'heure violette,
Est sucé par moi… lon, lon, la…
Comme l'œuf est sucé par la
Belette!»
Coteau d'Andilly, 1893.
Bords de la Rance, 1892.
1890.
Parce que j'ai voulu tourner beaucoup de clefs,
Parce que j'ai voulu pousser beaucoup de portes,
J'ai vu pendre à des clous mes rêves étranglés,
J'ai vu du sang caillé dans des cheveux bouclés,
J'ai vu d'affreux yeux blancs,—j'ai vu les Femmes Mortes!
Et depuis que je vis ces mortes, et depuis
Que, pâles, je les vis dans leurs robes à queue,
Le vieux Seigneur des Spleens, le Sire des Ennuis
Plonge en mon cœur un couteau long comme mes nuits,
A la manière du sinistre Barbe-Bleue.
En vain, pour surveiller les chemins d'alentour,
—Hélas, quelle arrivée attendre, ou quel retour?—
J'ai fait monter mon Ame au sommet de la tour.
Je sens entrer en moi, lentement, cette lame
Que la cruelle main excelle à retenir.
Et je crie: «Ame, ma sœur Ame,
Ne vois-tu rien venir?»
Et l'Ame me répond: «Je ne vois rien que l'herbe,
L'herbe vulgaire, et courte, et vile, qui verdoie.
—Quoi! rien de clair, de grand, de chantant, de superbe?
—Rien que la platitude immense, qui poudroie!
—Quoi! vers ta blanche tour, en hâte, ne s'éploie,
Par le ciel de soie,
Aucun oiseau bleu?
—Non! sur le sol boueux, aussi loin que je voie,
Il ne vient qu'une oie
Claudicante un peu.»
—«Je sens qu'on m'entre cette lame!
Ne vois tu rien venir, sœur Ame?»
Elle répond:
«Je ne vois rien
Passer le pont!»
Elle répond:
«Je ne vois rien,
Sur l'or céleste,
Que le moulin
Du discours vain
Dont le seul geste
Répond au mien.»
«Ne vois-tu rien venir?—Non rien,
Sur la grand'route, que le chien,
Je ne vois rien, sur la grand'route,
Que le chien poussiéreux du Doute,
Que le caniche fantômal
Que Faust écoute,
Que l'éternel et le banal
Barbet du mal.»
Et je crie: «Ame, ma sœur Ame,
Ne vois-tu rien venir?—Non, rien,
Sinon, toujours, le même infâme
Troupeau de jours pareils, qui vient!»
—«Ma sœur Ame, regarde bien!
Ne vois-tu rien venir?—Non, rien!
Sur la plaine où, du regard, j'erre,
Rien que la stupide bergère;
Aucune princesse étrangère;
Ni messager, ni messagère;
Et si, quelquefois, mensongère,
Une blancheur va s'élevant,
C'est un nuage de poussière
Qui ne précède que du vent!»
—«Je sens qu'on m'entre cette lame!
Ne vois-tu rien venir, sœur Ame?
Ma sœur Ame, regarde bien!»
Et ma sœur Ame ne voit rien!
Mais, un jour, il faudra que ma sœur Ame voie
Arriver du lointain, sur l'herbe qui verdoie,
Les deux cavaliers,
Qui, plus vite au signal du mouchoir qui s'agite,
Fendent l'air en piquant des deux, et qui, plus vite,
Sautent les halliers.
Alors, nous n'aurons plus, mon Ame, qu'à nous taire!
Et, laissant leurs chevaux dans la cour solitaire,
Alors le noir dragon et le blanc mousquetaire
Monteront par l'étroit escalier, monteront
Si vite par l'étroit petit escalier rond,
Qu'étant aux pieds du monstre, encore, les mains jointes,
Je lui verrai soudain jaillir du sein deux pointes,
Car, entrés par derrière en ouvrant les rideaux,
Tous deux l'auront ensemble estoqué dans le dos!
Qui sera le dragon et qui le mousquetaire?
Seront-ils des soldats du ciel ou de la terre,
Les deux bons assassins qui, brusques, entreront
Dans la chambre où l'Ennui me tue, et le tueront?
Mon Ame, ces soldats, mes frères et les vôtres,
Seront-ils le Malheur et l'Amour… ou deux autres?
Deux autres?… Mais lesquels?… Lorsqu'on entend un pas,
Ce sont toujours ceux-là qui viennent, n'est-ce pas?
Sous quel nom viennent-ils? Sous quel masque? On l'ignore…
Mais je suis sûr qu'un jour, dans l'escalier sonore,
Signal de mon salut, ma sœur, nous entendrons
Le tintement précipité des éperons.
Le repas s'achevait en musique, aux bougies.
Le vieux parc n'était plus le parc aux élégies,
Mais s'éclairait de ces lanternes du Japon
Qui, sous le fil de fer léger qui leur sert d'anse,
Au moindre éveil de brise entrent toutes en danse,
En étirant leurs corps annelés, de crépon.
Des reflets s'en allaient sous l'eau du lac moirée
Croiser leurs vrilles d'or. Ce fut une soirée
Unique. Le feuillage était notre plafond;
Des étoiles luisaient dans tous les interstices;
Les décors naturels se mêlaient aux factices;
L'amour était frivole, ému, libre, profond.
Le réel avait tu sa rumeur importune.
Les ombrelles des pins se veloutaient de lune.
Un désordre joyeux régnait dans le couvert.
Les candélabres hauts de vieille argenterie
Portaient, à chaque branche, une flamme fleurie
D'un lilliputien abat-jour, mauve ou vert.
Ce fut une soirée unique de magie
Et dont nous garderons toujours la nostalgie:
Les cœurs étaient de choix, les esprits aristos;
Les silences disaient des passages de rêves;
Puis les mots repartaient, ennoblis par ces trêves,
Et les âmes vibraient ainsi que les cristaux.
Le vin était d'Asti; le luxe, véritable;
Des violettes en tous sens jonchaient la table;
Les unes se mouraient: elles étaient des bois;
D'autres duraient encore: elles étaient de Parme;
D'un verre qu'on eût dit soufflé dans une larme,
Des roses s'effeuillaient d'un seul coup, quelquefois.
Le moindre pli, le moindre nœud, la moindre ganse,
Résumait en soi seul des siècles d'élégance;
Le moindre mot de ces charmants civilisés,
Des siècles de finesse; et, dans les accessoires
Les plus inattendus, des siècles de victoires
Sur la lourde matière étaient totalisés.
On disputait de poésie et de musique;
Un doux bavard faisait de la métaphysique;
Les fraises, cependant, d'un tas pyramidal
S'écroulaient et roulaient sous les doigts des gourmandes;
Les rieuses offraient moitié de leurs amandes;
On entendait quelqu'un qui parlait de Stendhal.
Et les glaces fondaient, minuscules banquises,
En délivrant des fleurs qui dedans étaient prises.
On se sentait parfois dans une extase, et puis
On ne savait plus trop d'où venait cette extase,
Si c'était du joli mystère d'une phrase,
Ou de la nouveauté d'un couteau pour les fruits.
Ce fut l'heure où, parmi les coupes de Venise,
Dans un accoudement satisfait, s'éternise
L'égrènement rêveur des grappes de muscats;
Alors les beaux distraits qu'être une énigme flatte
Sourirent d'un sourire un peu haut sur cravate
Et tinrent des propos obscurs et délicats.
L'amour était ému, libre, profond, frivole;
Ceux-ci, faux puérils, jouaient à pigeon-vole;
Ceux-là disaient des vers. Et quand les premiers feux
Palpitèrent, des cigarettes allumées,
Aux cheveux plus légers que de blondes fumées
La fumée emmêla de bleuâtres cheveux.
Le paradoxe était aux lèvres des plus sages;
Les fracs étaient fleuris d'œillets pris aux corsages;
Et, comme on entendait de lointains violons,
Les femmes ne faisaient que des réponses vagues,
Et, machinalement, changeaient de doigts leurs bagues,
Avec des rires brefs et des regards très longs.
L'orchestre avait bien soin de n'être pas tzigane;
Sa valse eût fait valser Urgèle avec Morgane;
Puis, elle se taisait, pour reprendre soudain.
Ce fut une soirée unique de magie.
Contre tous les parfums d'un boudoir-tabagie
Luttaient tous les parfums d'un nocturne jardin.
Oh! les rires troublés! oh! les beaux bruits de jupes!
Les plaintes, à mi-voix, ironiques, des dupes!
Les mots précis partant des coins esthétisants,
Les mots vagues des coins philosophants, les drôles
Des coins moqueurs… et les blancs haussements d'épaules
Aux madrigaux musqués des dolents bien-disants!
Puis, les frissons frileux dans les robes ouvertes,
Et, le soir fraîchissant, les fichus et les berthes
Jetés vite aux cous nus par les prestes galants;
Les fuites s'estompant, doubles, sous les grands arbres;
Les gestes bleus parmi les gestes blancs des marbres;
Les barques, sur le lac, commençant des tours lents;
Les barques promenant des chants et des lumières…
Énervements heureux et fébrilités chères!
Celui-ci qui, burlesque, éveillant des frons-frons,
Tente un refrain narquois sur une mandoline,
Cet autre proposant d'aller sur la colline…
Et la noble pâleur de tous ces jeunes fronts!
Ce fut une soirée unique de magie.
Le vent malin souffla la dernière bougie
Devant que se fondît notre ultime sorbet.
Parfois, faisant pousser des cris aux robes blanches,
On voyait, incendie indiscret sous les branches,
Une lanterne japonaise qui flambait.
Et nous nous augmentions l'exquis de cette fête
De la sentir frivole, imprudente, inquiète;
Et, délicats devins d'un brutal avenir,
Assurés de bientôt périr,—et quels artistes!—
Tous, nous la savourions, charmés, finement tristes,
Comme on fait ce qui doit et ce qui va finir!
Et ces chants, ces propos, ces clartés et ces femmes,
Et la communion légère de ces âmes,
Et ces plaisirs polis et doux d'honnêtes gens,
—Honnêtes, mais pervers un peu,—ces nonchalances,
Ces voix discrètes, ces musiques, ces silences,
Cette complicité parfaite d'indulgents,
La fraîcheur, sous les doigts, de ces perles, ces grâces,
Cette confusion d'esprits de toutes races,
Ces minutes, ce parc où l'on était si bien,
Joignaient le charme encore, à tant de charmes rares,
De tout ce que déjà menacent les barbares,
De tout ce dont bientôt il ne restera rien!
1892.
Nous étions prisonniers entre les quatre murs
D'une bibliothèque aux fenêtres grillées
Et d'où nous entendions sonner, rythmés et durs,
Des coups toujours suivis d'un long bruit de feuillées.
On abattait les bois autour de la prison;
Et, sans cesse, parmi la pénombre des branches,
Infligeant aux forêts de grands trous d'horizon,
La hache bleue avait des promptitudes blanches.
L'aubier meurtri rendait un déchirant parfum;
Et les hauts bûcherons triomphaient de leur force
Qui savent, en deux coups, faire, sur un tronc brun,
La blessure gommeuse aux deux lèvres d'écorce.
Et, sans cesse, à travers les barreaux, nous voyions
Un arbre ouvrir les bras dans l'or de la fenêtre,
Tournoyer comme pour s'accrocher aux rayons,
Et tomber. L'if tombait. L'orme tombait. Le hêtre
Tombait. Des voix criaient: «Abattez le noyer!
Coupez le cèdre auguste où passe le vent libre!
Car il nous faut du bois, du bois pour le broyer,
Du bois pour qu'on le râpe et pour qu'on le défibre!»
Ces cris se distinguaient dans l'innombrable cri:
«Pour chaque arbre abattu j'offre un billet de banque!
Abattez les forêts—car tout le monde écrit,
Le papier va manquer! Le papier manque! Il manque,
«Car le nombre croissant des écrivains profonds,
Puissants, probes, nouveaux, sincères, purs, utiles,
Devient supérieur au nombre des chiffons
Que trouvent les crochets dans l'ordure des villes!
«Puisque le haillon manque aux boîtes du préfet,
Abattez, bûcherons, tous les arbres en hâte!
Et qu'on mette leur bois en pâte, puisqu'on fait
Du bon papier avec le bois qu'on met en pâte!»
Et pour mieux faire à l'arbre une entaille en biseau,
Les bûcherons crachaient dans leurs mains des salives;
Et quand l'arbre tombait, parfois un nid d'oiseau
Éparpillait au loin cinq petites olives.
Et tandis que des chars emportaient ces piliers
Dont la longueur traînante aux chemins se profane,
On entendait crier des ordres singuliers:
«Mêlez le carbonate avec la colophane!
«Au travail! L'atmosphère est à deux cents degrés!
Cylindrez! Calandrez! Couchez! Mettez en colle!
Pour défibrer le bois nos meules sont en grès!
Vite! Le monde écrit comme une immense école!
«Quand passent deux passants, soyez sûr que dans l'un
Un Montaigne est éclos, ou va, dans l'autre, éclore.
C'est pourquoi, préparez la fécule et l'alun!
Neutralisez avec des sulfites le chlore!»
Et d'autres voix criaient: «Le papier manque! Il faut
Que, craquant à la place où la hache l'échancre,
Le cèdre se décide à tomber de son haut
Afin que nous puissions utiliser notre encre!
«La page de ce soir, sur quoi l'écrirons-nous?»
Et, la hache à leurs troncs faisant une jointure,
Les cèdres fléchissaient comme de grands genoux.
—Et la journée avait sa page d'écriture.
Et les rois, les ténors, les banquiers, les tailleurs,
Tous griffonnaient leur page,—et même les poètes!
Comme s'il se pouvait que des strophes ailleurs
Que sur l'onde et le sable aient jamais été faites!
«Fabriquer du papier, c'est là l'essentiel!
Puisqu'il est des auteurs de quoi couvrir la terre,
Il nous faut du papier de quoi vêtir le ciel!»
C'est ainsi que criaient des voix. Et le mystère,
La fraîcheur, le parfum, l'ombre, l'asile, l'eau,
S'en allaient avec l'arbre. Et l'on criait: «Il semble
Que l'on puisse employer le tremble et le bouleau!»
Et le bouleau tombait, abattu sur le tremble!
«Les sapins sont très bons!» Cylindre et laminoir
Avalaient les sapins qu'ils rendaient dans des cuves;
Les sapins sortaient blancs qui venaient d'entrer noirs;
Et le grand vent des monts ne portait plus d'effluves!
«Les peupliers sont excellents!» Les peupliers
Tombaient en frissonnant de leurs longues échines,
Et puis, broyés, blanchis, lissés, coupés, pliés,
S'envolaient en journaux des ardentes machines!
«A cause de ses fleurs gardez l'acacia!»
Ont, dans l'acacia, gémi les tourterelles.
Mais les femmes voulant écrire, on le scia,
Et l'arbre en fleurs devint trois cahiers blancs pour elles!
Et les femmes faisaient leur livre. Et les enfants
Faisaient leur petit livre. Et c'est pourquoi, par troupes,
On voyait s'échapper des biches et des faons
Du bois où sombrement l'on pratiquait des coupes.
Et tandis que les bois allaient se dépeuplant,
Sans cesse on entendait mille plumes hâtives
Grincer au premier plan, tandis qu'au second plan
Continuellement ronflaient les rotatives.
Eux-mêmes—car ceci se passait en des temps
Où tout ce qui venait du livre était la gloire!—
Afin qu'on parlât d'eux, les arbres palpitants
Désiraient la cognée et voulaient la doloire!
Les beaux arbres disaient—car ces temps furent tels—:
«Il est beau d'être beau, mais il faut qu'on le sache!
Émigrons dans les vers afin d'être immortels!
Oui, tomber dans Ronsard vaut bien un coup de hache!»
Et comme la nature et ses vertes beautés
Rendaient tous les humains impatients d'écrire,
Les arbres s'écroulaient afin d'être chantés,
Les bois disparaissaient pour qu'on pût les décrire!
Et, bois inspirateurs, bois pleins de souffles, bois
Dont Jeanne d'Arc disait, en parlant à ses juges:
«Si j'étais dans les bois j'entendrais bien mes voix!»
Ainsi vous périssiez, solitudes, refuges!
Nous, pourtant, nous lisions, penchés sur des bureaux;
Et quand d'un livre ouvert nous levions le visage,
Nous n'apercevions plus à travers les barreaux
Que deux ou trois forêts au fond du paysage!
Et plus on écrivait, et plus on imprimait,
Plus les quatre parois s'épaississant de livres,
Automatiquement sur nous se refermait
La chambre où des mots creux nous tenaient lieu de vivres.
Mais, sans même observer qu'elle se resserrât,
Tout joyeux d'habiter la ratière livresque,
Chacun de nous passait, selon ses goûts de rat,
Du lard scientifique au sucre romanesque.
Et toujours, lentement, sûrement, par milliers,
Les volumes venaient s'ajouter aux volumes,
Toujours, tous les brochés à tous les reliés,
Tous ceux que nous lirons à tous ceux que nous lûmes!
Et n'ayant que leurs noms, jamais, de différents,
Histoires sur romans, et romans sur poèmes,
Ils triplaient, quadruplaient et quintuplaient leurs rangs,
Faisant toujours semblant de n'être pas les mêmes!
Et plus s'élargissaient les horizons dehors,
Plus la prison, dedans, se rétrécissait, comme
Si, frappant tous ces coups, donnant tous ces efforts,
L'homme ne travaillait que pour étouffer l'homme!
Et mangeant peu à peu l'espace tout entier
Dans lequel la lecture épuisait nos fantômes,
Les murs ne nous laissaient maintenant qu'un sentier
Où nous courions encore en compulsant des tomes!
Il n'y avait plus rien dehors qu'un pays plat.
Rien ne méritait plus, dans l'aride nature,
Ni qu'on le respirât, ni qu'on le contemplât:
Tout était devenu de la littérature!
A peine restait-il des bois vendus sur pied
Ces brindilles qu'au soir, fagotier, tu recueilles:
Tous les arbres étaient devenus du papier;
On trouvait des feuillets quand on cherchait des feuilles!
Les papetiers vendaient les bois aux imprimeurs.
Sitôt qu'un petit homme avait offert un chèque,
Une forêt tombait en murmurant: «Je meurs!»
Et les murs avançaient dans la bibliothèque!
Mais voici que, surpris par le progrès des murs,
Nous vîmes tout d'un coup qu'entre ces murs, nos têtes
Allaient, en s'écrasant comme des fruits trop mûrs,
Rendre leur pauvre jus de mots et d'épithètes!
Nous connûmes trop tard les immenses regrets.
Le livre même en eut pour ce qu'on assassine.
«Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!»
Soupira vainement la Phèdre de Racine.
On entendit gémir le grand vers de Hugo:
«Les pourpres du couchant sont dans les branches d'arbre!»
Les branches n'étaient plus, ô pourpres, qu'un fagot,
Et vous faisiez mentir l'alexandrin de marbre!
Alors, près de mourir, lorsque le dernier bois
Jeta la dernière ombre au bord d'une prairie,
Nous comprîmes soudain, pour la première fois,
Que nous avions vécu dans une librairie;
Que les arbres d'avril et que les fleurs de mai
Avaient en vain passé devant nos âmes closes;
Car nous n'avions rien vu, rien connu, rien aimé,
Que l'image du monde et le portrait des choses!
Nous criâmes d'horreur; et pâles, voulant fuir,
Nous visitions les murs, nous cherchions les fenêtres,
De ces mains qui n'avaient caressé que du cuir,
De ces yeux qui n'avaient adoré que des lettres!
Nous comprîmes, pendant qu'entraient dans notre chair
Le maroquin rugueux ou le vélin jaunâtre,
Et la douceur de vivre et la beauté de l'air
Que chantait au lointain l'ignorance d'un pâtre!
Nous criâmes d'amour, quand craquèrent nos os,
Vers le soleil couchant dont s'allongeaient les cuivres,
Et, les livres des murs s'étant touchés du dos,
Nous fûmes écrasés entre des dos de livres!
1891.
Pourquoi suis-je, ô mes Pyrénées,
Attiré sans cesse vers vous,
Et, riantes ou ravinées,
Qu'avez-vous pour moi de si doux?
Lorsque j'arrive de Provence
A travers des champs de maïs,
D'où vient que je sens à l'avance
Votre odeur de gouffre et de lys?
D'où vient qu'à vingt ans comme à douze
Je suis debout dans le wagon,
Dès qu'on a dépassé Toulouse,
Pour vous chercher à l'horizon?
Et sitôt qu'au béret d'un pâtre
Je connais que vous approchez,
Quel est ce courant d'air bleuâtre
Qui m'aspire entre vos rochers?
D'où vient que, lorsque à votre charme
Je veux résister, c'est vraiment
Comme si par le fer d'une arme
Je rendais plus fort un aimant?
D'où vient que pour moi, sur la terre,
Il n'est d'Alpes ni d'Apennins
M'attirant avec ce mystère
Qu'ont les grands pouvoirs féminins?
D'où vient qu'en Tyrol et qu'en Suisse,
Où je suis allé par hasard,
Il n'est pas un chamois qui puisse
Me sembler beau comme un isard?
Où donc est-elle cette force
A quoi je sens que j'obéis?
Dans quelle fleur? Sous quelle écorce?
D'où vient que j'aime ce pays?
J'aurais pu le trouver superbe
Sans le trouver aussi charmant:
Quelle est, entre ses herbes, l'herbe
D'où naquit cet enchantement?
Lézard vivant ou feuille morte,
Un talisman se glissa-t-il
Dans l'humble butin qu'on rapporte
D'une course au bord d'un péril?
Qui de vous est une amulette,
Caillou blanc où luit un mica,
Pierre à l'odeur de violette,
Bouquet au parfum d'arnica?
Quels cristaux, quelles marcassites,
Grands monts où je me trouve heureux,
Font-ils que, né loin de vos sites,
Je me sens adopté par eux?
Effleurai-je une mandragore
Dans les racines d'un sapin
Quand je me rendais à Bigorre
En passant par le col d'Aspin?
Je n'ai pas l'âme montagnarde:
D'où vient que vous me retenez,
Pâle ciel que le mont regarde
Avec de grands lacs étonnés?
Est-il une Circé des neiges
Versant son philtre au ruisseau clair?
Où donc êtes-vous, sortilèges?
Dans l'eau, dans la terre ou dans l'air?
Je cherche… D'où m'êtes-vous nées,
Tendresses pour ce haut jardin?
—Mais dans le soir des Pyrénées,
Ma mémoire s'ouvre soudain.
Dans le soir une phrase vole,
Par mon père dite jadis:
«Ta grand'mère était espagnole.»
Ma grand'mère était de Cadix!
Ah! je comprends, montagne verte,
Pourquoi, souvent, dans vos sentiers,
J'ai marché d'un pas plus alerte
En rencontrant des muletiers!
Au tournant poudreux d'une route,
Je comprends, quand je vous entends,
Pourquoi, toujours, je vous écoute,
Grelots sonores, si longtemps!
Voilà pourquoi, sous les étoiles,
Je vous guettais au coin des ponts,
Attelages couverts de toiles,
De sparterie et de pompons!
Pourquoi j'aimais voir les saccades
Que l'âne imprime aux cacolets
Lancer dans l'argent des cascades,
Des grains de raisins violets!
Tout s'explique,—et, bal du dimanche,
Pourquoi, toujours, mon cœur battit
Lorsque l'espadrille était blanche
Et que le pied était petit!
Je n'étais pas traître ou fantasque
Quand j'aimais, dans les bruits du bal,
Presque autant le tambour de basque
Que le tambourin provençal.
Ce n'est pas l'odeur forestière
Que je demande au sapin bleu,
C'est le parfum de la frontière
D'un pays dont je suis un peu.
Car l'Espagne qui me possède
Et qui fait que je vais, là-haut,
—Laissant en bas la brise tiède,—
A la rencontre du vent chaud,
Ce n'est pas cette espagnolade
Qui pendant un instant vous a
Lorsqu'on mord dans une grenade
Ou qu'on respire un mimosa;
Ni la jeune espagnolerie
Qui vous prend quand on lit Musset
Et qu'une basquine fleurie
Passe dans votre rêve… c'est
Une Espagne en mon cœur vivante
Au point que, lorsqu'il bat le soir,
C'est elle, à grands coups, qui s'évente
De son petit éventail noir!
Donc, à ma lyre—est-ce une tare?
Mais avec fierté je le dis!—
J'ai quelques cordes de guitare:
Ma grand'mère était de Cadix!
Et, ma race, tu m'accompagnes
Lorsque ici je cherche, en rôdant
Sur la lisière des Espagnes,
Un pittoresque plus ardent.
Si j'aime un nerveux paysage,
C'est que je promène sur lui
Les yeux qu'avait dans son visage
Celle à qui je pense aujourd'hui.
Quelques piments dans un platane,
Un foulard jaune, un grand manteau,
Éveillent la voix gaditane
Dont parle en moi le contralto.
Et c'est pourquoi, souvent, je semble,
Bien qu'immobile, voyager:
Un doux fil qu'on tire et qui tremble
Me relie à quelque oranger!
C'est la raison, blondes cigales,
De mon goût pour les grillons bruns,
Et de ces humeurs inégales
Que me reprochent quelques-uns!
Mes autres aïeux voient sans haine
Cette étrangère qu'il y a
Dans la famille phocéenne
Que je tiens de Massilia;
Mais elle! sa race est jalouse,
Et, quand mon âme a des sursauts,
Je crois bien que cette Andalouse
Me dispute à ces Provençaux!
Ah! quand je sens mon énergie
Se briser en moi d'un coup sec,
Je suis pris d'une nostalgie
Qui ne vient pas d'un marin grec!
L'ancêtre que je commémore
Lorsque ainsi je deviens rêveur,
C'est peut-être, ô Cadix! un More
Dont la romance est dans mon cœur.
Et ce qui vers vous, Pyrénées,
Sans cesse me ramènera,
C'est que vous êtes dessinées
Avec des fiertés de sierra!
C'est que le vent chaud vient vous battre,
Ce vent énervant et subtil
Qui fait rire comme Henri Quatre
Et pleurer comme Boabdil!
C'est que votre terre, voisine
D'un sol où j'ai quelque cousin,
Reste encore si sarrasine
Qu'un blé s'y nomme sarrasin;
C'est que toujours votre nature
Garde en son frémissant décor
Une arabe désinvolture,
—Et l'écho sublime d'un cor!
Je comprends de quel atavisme
M'est venu ce besoin moral
De sentir un fond d'héroïsme
Au tableau le plus pastoral.
Mon goût même devient logique:
Voilà pourquoi, vent africain,
Il me faut une Géorgique
Retouchée un peu par Lucain!
Et, Galice, Aragon, si proches
De ces cimes qu'on voit blanchir,
Pourquoi, toujours, devant ces roches
J'aime vivre—sans les franchir!
Votre Espagne, pour mon Espagne
Qui n'est qu'une goutte de sang,
Si je passais cette montagne,
Aurait un parfum trop puissant!
Mais ce que la France y mélange
Rend ici le parfum léger,
Et tout m'est doucement étrange
Sans que rien me soit étranger.
Superbe, et bien assez vermeille
Devant l'Espagne qui l'est trop,
La montagne est comme Corneille
Adaptant Guilhem de Castro!
Elle mêle une noble mousse
Aux rocs qu'un tonnerre ouvragea:
C'est de l'Espagne encore douce
Et de la France âpre déjà.
Ceux que le béret auréole
S'ajoutent, d'un air que je sais,
Ce rien de bravade espagnole
Qui rendit toujours plus français!
Les fouets claquent en mousquetade,
Les mots chantent sous le balcon,
Et déjà la rodomontade
Roule de l'r dans le gascon.
Folie où la raison chuchote,
La bravoure du béarnais
Porte Sancho sous Don Quichotte
Comme un gilet sous un harnais.
La sombre cape où l'on s'engonce
Ne se voit pas encor souvent;
Mais l'œil sous le sourcil s'enfonce,
Et la fenêtre sous l'auvent.
Lorsque tourbillonnent ces rondes
Que l'on noue autour des pressoirs,
Quelques femmes sont encor blondes,
Tous les raisins ne sont pas noirs!
Au seuil des blanches maisonnettes
Danse un couple auquel je ne vois
Pas encore des castagnettes…
Déjà des claquements de doigts!
La danseuse, brusque et gentille,
Est encor française… Elle l'est…
Mais on dirait que la mantille
Commence dans le capulet!
Au fond des églises agrestes,
Riantes comme leurs curés,
Les ferveurs sont encor modestes,
Les autels déjà trop dorés!
D'une tendresse encor française,
La foi qui dans ces roches vit
Aurait peur de sainte Thérèse,
Et Bernadette lui suffit!
Devant ces crêtes mitoyennes
Voilà pourquoi je suis si bien:
Toute la France de mes veines
Dans ce clair pays me retient;
Car, parmi tout mon sang, vous n'êtes,
O goutte de sang espagnol,
Que comme entre mille alouettes
Un furtif petit rossignol!
Et si j'aime, depuis l'enfance,
Sous ce ciel venir, et rester,
C'est qu'ici, sans quitter ma France,
J'entends mon Espagne chanter!
Luchon, ville des eaux courantes,
Où mon enfance avait son toit,
L'amour des choses transparentes
Me vient évidemment de toi!
Ton nom seul, plein de bulles blanches,
Fait pour moi des ruisseaux couler
Sous des passerelles de planches
Que mon pied soudain sent trembler!
Où voit-on les bergeronnettes,
Qui s'y connaissent en ruisseaux,
Longer plus d'eaux vives et nettes
Sous de plus verdoyants arceaux?
Où la neige daignerait-elle
Descendre ainsi du pic sacré
Pour former une cascatelle
Dès qu'un passant est altéré?
Où voit-on s'offrir une vasque
A chaque tournant de chemin
Pour qu'on puisse tenir Vénasque
Dans le creux glacé de sa main?
Ce Vénasque au chapeau de brume
Ne cesse pas de faire au val
Des générosités d'écume
Et des largesses de cristal!
Prodigue sûr de ses ressources
Et que la pelouse bénit,
Le mont jette l'argent des sources
Par les fenêtres de granit!
Il veut, formidable Mécène
Qui sait que l'eau fait toujours bien,
Subvenir à la mise en scène
De ce décor virgilien.
Dans l'herbe, au fond du précipice,
Caressant ou rongeant le bord,
Partout l'eau sourd, l'eau court, l'eau glisse,
L'eau fuit, l'eau bout, l'eau rit, l'eau dort!
L'eau brille dans ta robe grise
Comme des glaives et des socs,
Montagne auguste dont Moïse
Semble avoir frappé tous les rocs!
Quand l'eau semble absente, un bruit tendre
Nous avise qu'elle est tout près,
Et quand on ne peut pas l'entendre,
On la sent dans l'odeur des prés.
O sentiers! ô ruisseaux sans nombre
L'un à l'autre se mélangeant!
Les sentiers sont des ruisseaux d'ombre,
Les ruisseaux des sentiers d'argent!
A travers d'obliques ondées,
L'Aurore, dans un bleu frisson,
Voit les collines accoudées
Comme des nymphes qu'elles sont!
Sur leurs épaules incarnates
Des torrents glissent, éperdus!
Et ces éblouissantes nattes
Sont faites de ruisseaux tordus!
De l'eau partout! Quand la rivière
Déborde,—histoire de pouvoir
Laisser autour de la chaumière
Des petits morceaux de miroir,—
Les champs ont du ciel dans leurs barbes
Comme un vieil homme a des yeux bleus!
Et vous savez, chevaux de Tarbes
Qui broutez les prés onduleux,
Combien de ces flaques dormantes
Il faut savoir franchir d'un bond
Lorsqu'on galope sur les menthes,
Dont l'écrasement sent si bon!
Quelle terre ne serait sèche
Auprès de cette terre? Ah! si
L'on vivait d'amour et d'eau fraîche,
Ce ne pourrait être qu'ici!
Et des fontaines! des fontaines!
Y en a-t-il!… Il y en a
Pour toutes les Samaritaines
Et pour toutes les Rébecca!
Partout de l'eau! Toujours des gouttes
Aux sandales des vagabonds!
Tant d'eau partout que, pour les routes,
Il faut, partout, des ponts, des ponts!
Voûtés comme de bons esclaves,
Les ponts, joyeux de leurs fardeaux,
Pour leur faire passer les gaves
Prennent les routes sur leurs dos!
Et les routes d'or, qui s'amusent
De voir les ponts plonger aux flots
Leurs grands pieds de pierre qui s'usent,
Ont de longs rires de grelots!
A l'heure où sortent les bréviaires,
Le crépuscule rend divins
Ces paysages de rivières,
D'arches, de pics et de ravins.
Et toute cette eau, source ou gave,
Sur le roc ou sous les cressons,
Voix joyeuse ou silence grave,
Nous instruit en fraîches leçons.
Ah! quelle leçon vaudrait-elle
Cette claire leçon d'amour
Que donne la neige éternelle
En pensant aux ruisseaux d'un jour?
Où s'apprend la persévérance?
C'est au catéchisme de l'Eau
Qui, sous des airs d'indifférence,
Songe toujours à son niveau.
Contre la force ou le sarcasme,
L'Eau, noble et fine, nous apprend,
En bouillonnant, l'enthousiasme,
Et la patience, en filtrant!
Ses conseils n'ont rien de scolaire,
Car elle enseigne, en ses ruisseaux,
L'utilité de la colère,
Des belles chutes, et des sauts!
Elle murmure avec tendresse
—Car elle veut que nous rêvions—
Que bien souvent une paresse
Peut laisser des alluvions!
On sait tout lorsque l'on assiste
Aux cours délicieux de l'Eau:
Sous la fougère et sous le ciste
Elle explique, en passant, le Beau,
Prodiguant l'exemple qui frappe,
Elle prouve aussi bien qu'il est
Dans l'abondance d'une nappe
Que dans la grâce d'un filet.
La dignité, cet esclavage,
Ne rend jamais son flot boudeur;
On ne connaît pas le rivage
Où l'attachera sa grandeur!
Son orgueil n'a pas la folie
De se priver des jeux charmants.
Ah! comme elle aime qu'on oublie
Qu'elle est un des quatre éléments!
Quand de sa crue on s'inquiète,
Elle se pique de vermeil,
Ne dédaignant pas la paillette
Qu'elle sait être du soleil.
C'est par l'Eau que les blanches cimes
Se racontent aux peupliers:
Car les glaciers les plus sublimes
Parlent en ruisseaux familiers.
Eh quoi! l'Eau? la sœur de la Terre?
L'Eau qui féconde? la grande Eau?
L'Eau qui lave et qui désaltère
Daigne jouer sous ce rideau?
Elle joue avec l'écrevisse,
Avec le saule… Et, tout d'un coup,
Elle va se mettre en service,
Elle qui peut inonder tout!
Elle coulait, large et futile,
Sous les terrasses du château,
Et puis un besoin d'être utile
L'a prise brusquement, cette eau!
Lâchant la pompe fluviale,
Elle file, d'un air malin,
Dans la rigole triviale
Que lui propose le moulin!
Elle s'échappe des palettes,
Et, bravement, voulant avoir
De grosses bulles violettes,
Elle va mousser au lavoir;
Elle entre, avec un bruit de foudre,
Dans une scierie aux longs toits,
Pour y mêler sa blanche poudre
A la poudre blonde du bois;
Et quand on a dépecé l'arbre,
Elle va, toujours s'échappant,
S'embaucher pour scier du marbre
Chez un marbrier de Campan!
Elle a ses gaîtés les meilleures
Dans le travail et dans le bruit…
L'Eau divine a fait ses huit heures
Quand commence à tomber la nuit!
Le clair de lune y met sa traîne…
Le bétail y met ses naseaux…
Soyez, belle Eau Pyrénéenne,
Bénie entre toutes les eaux!
—Source calme ou torrent bravache,
L'Eau qui descend de la hauteur
Apprend tout ce qu'il faut qu'on sache
Pour être poète ou lutteur!
L'Eau ne cesse pas, gave ou source,
D'apprendre à l'homme, à chaque instant,
Qu'on emporte—en prenant sa course,
Et qu'on reflète—en s'arrêtant;
Mais que, malgré le flot qui rage,
L'arbre emporté d'un brusque effort,
O lutteur, devient un barrage
Lorsque le torrent n'est pas fort;
Et que, malgré l'azur, poète,
Quand le ruisseau n'est pas profond,
A travers le ciel qu'il reflète
On peut voir la terre du fond!
1893.
Le Carillon de Saint-Mamet
Tinte quand d'or le ciel se teinte;
Comme si le soir s'exprimait,
Le Carillon de Saint-Mamet
Mystérieusement se met
A tinter dans l'air calme… Il tinte,
Le Carillon de Saint-Mamet,
Tinte, quand d'or le ciel se teinte!
Qui plaint-il, qu'est-ce qu'il promet,
Ce chant de promesse et de plainte?
Plaint-il les gens de Saint-Mamet
Ou bien nous?… Est-ce qu'il promet
Le pardon du mal qu'on commet
Dans l'âpre course où l'on s'éreinte?
Qui plaint-il? Qu'est-ce qu'il promet,
Ce chant de promesse et de plainte?
Mon cœur, croyant qu'on lui parlait,
Frissonnait à ce chant qui tinte,
Quand j'étais un enfantelet!
Mon cœur croyait qu'on lui parlait…
Ah! je voudrais encor qu'il ait
Cette délicieuse crainte!
Mon cœur, croyant qu'on lui parlait,
Frissonnait à ce chant qui tinte!
L'odeur des herbes qu'on brûlait
Disait bientôt l'automne atteinte.
Une chauve-souris volait.
L'odeur des herbes qu'on brûlait
Venait jusqu'à notre chalet,
Et nous avions la gorge étreinte.
L'odeur des herbes qu'on brûlait
Disait bientôt l'automne atteinte.
Levant les yeux de son ourlet,
La servante disait: «Il tinte!»
Et regardait vers le volet,
Levant les yeux de son ourlet!
Ce tintement la consolait
D'être à d'humbles choses astreinte.
Levant les yeux de son ourlet,
La servante disait: «Il tinte!»
La femme qui nous vend du lait
Se signait mainte fois et mainte;
Vite mettant son capulet,
La femme qui nous vend du lait
Vers la petite église allait;
Et, des morts traversant l'enceinte,
La femme qui nous vend du lait
Se signait mainte fois et mainte!
Le Carillon de Saint-Mamet
Ne tintait pas mieux qu'il ne tinte;
Mais, alors, comme il nous charmait,
Le Carillon de Saint-Mamet!
La mère de ma mère aimait
L'écouter, la bougie éteinte…
Le Carillon de Saint-Mamet
Ne tintait pas mieux qu'il ne tinte.
Mais notre vie, alors, coulait
Plus profonde d'être restreinte!
Comme un ruisseau sur le galet,
Ah! notre vie, alors, coulait!
Nous n'avions qu'un petit valet,
Mais qui chantait une complainte…
Et notre vie, alors, coulait
Plus profonde d'être restreinte!
Le volubilis violet
Se mêlait à la coloquinte;
L'humble barrière où s'enroulait
Le volubilis violet
N'était pas encor ce qu'elle est:
Une belle grille bien peinte!
Le volubilis violet
Se mêlait à la coloquinte!
Toute aube sent le serpolet.
J'ignorais le mal et la feinte.
J'avais une âme d'oiselet.
Toute aube sent le serpolet.
Ah! si j'avais su qu'il fallait
Devenir Alceste ou Philinte!
Toute aube sent le serpolet.
J'ignorais le mal et la feinte.
Le Carillon tintait, fluet!
Au salon de perse déteinte
Ma sœur jouait un menuet.
Mais, quand tintait le son fluet,
Le menuet diminuait
Pour écouter le son qui tinte…
Le son, alors, entrait, fluet,
Au salon de perse déteinte.
Dieu! pourrait-on, si l'on voulait,
Te ravoir, simplicité sainte?
Reboire au premier gobelet?
Le pourrait-on, si l'on voulait?
C'est pourtant d'un oignon bien laid
Qu'on revoit fleurir la jacinthe!
Dieu! pourrait-on, si l'on voulait,
Te ravoir, simplicité sainte?
Une étoile se rallumait
Sur le val, obscur labyrinthe.
Au-dessus de chaque sommet
Une étoile se rallumait
Quand la cloche de Saint-Mamet
Tintait!… Oh! si, lorsqu'elle tinte,
Une étoile se rallumait
Sur la vie, obscur labyrinthe!
O Carillon de Saint-Mamet,
Tinte, quand d'or le soir se teinte!
Dans l'air bleu qui nous le transmet,
O Carillon de Saint-Mamet,
Tinte ce tintement qui met
Plus de calme en notre âme!… Tinte,
O Carillon de Saint-Mamet,
Tinte, quand d'or le soir se teinte!
1891.
1893.
Tel un prince héritier qui se déguise et rôde,
Afin de découvrir l'injustice et la fraude,
A travers les états du roi son père, tel
Jésus reprend parfois son jeune front mortel,
Quitte en secret le firmament du Dieu son père,
Et, blond, s'en vient un peu voyager sur la terre,
—Télémaque divin que, comme un vieux Mentor,
Le bon saint Pierre, ôtant son auréole d'or
Pour n'être pas trahi par ses feux, accompagne.
Un jour, ayant battu longuement la campagne,
Le Seigneur et le Saint—on était en hiver,—
Firent halte en un bois dont le feuillage vert
N'était plus sur le sol que de l'humus rougeâtre.
Saint Pierre eût bien voulu s'asseoir au coin d'un âtre
Et chauffer ses vieux doigts, mais la seule maison
Qui levât son chapeau de chaume à l'horizon
Ne penchait pas au vent la plume de fumée
Qui fait rêver bon gîte et soupe parfumée.
Donc, ce bois valait mieux, d'autant que le soleil
Y donnait, un soleil timidement vermeil,
Un soleil pas bien chaud, c'est vrai, mais, tout de même,
Point trop à dédaigner en ce matin si blême.
Et Pierre, tout fourbu d'aller par les chemins,
S'étant assis, tendait vers ce soleil ses mains
Et les dégourdissait dans sa lumière rose,
Cependant que Jésus rêvait à quelque chose,
Debout, et ne sentant ni fatigue ni froid.
Pierre cria soudain: «Maître! Fils de mon Roi!
Regardez, regardez par ici cette femme!
N'est-elle pas stupide ou folle? Sur mon âme,
Elle veut ramasser du soleil. Voyez-la!»
Jésus leva les yeux. Une vieille était là,
De ces vieilles des champs, au dur profil de chouette;
Et cette vieille, avec une énorme brouette,
Se tenait au milieu du sentier, à l'endroit
Qu'éclairait un rayon de soleil tombant droit;
Et sitôt qu'il venait dorer son véhicule,
Cette femme tentait la chose ridicule
D'emporter le rayon, et poussait aux brancards
Bien vite; mais toujours, au moindre des écarts
Qu'elle faisait du point frappé par la lumière,
Le soleil s'échappait de la brouette; et Pierre
Se divertissait fort à regarder ce jeu:
La capture, d'abord, du beau rayon de feu
Entre les ais boueux et gris qu'il illumine,
Puis sa fuite rapide, et la piteuse mine
De la vieille pauvresse, interdite un moment,
Mais qui recommençait bientôt, patiemment,
Sans comprendre pourquoi, dès qu'elle entrait dans l'ombre,
Elle ne poussait plus qu'une brouette sombre!
«Est-elle simple! Dieu! voyez ce qu'elle fait!
Bon! elle recommence!»
Et Pierre s'esclaffait.
Mais voici que Jésus, dont l'intérêt s'éveille,
S'approche, et doucement interroge la vieille:
«Femme, que fais-tu là? N'as-tu plus ta raison?
Il règne un froid terrible en cette âpre saison,
Et je ne comprends pas, ô femme, que tu veuilles.
Au lieu de ramasser du bois sec et des feuilles,
Ramasser ce rayon à peine réchauffant!
—C'est pour le rapporter à mon petit enfant,
Dit la femme, en levant le front. Je suis l'aïeule
D'un pauvre enfant malade à qui je reste seule,
Car cet hiver le père et la mère sont morts.
Pour travailler, mes bras ne sont plus assez forts.
Je ne peux que glaner, et ce travail-là chôme.
Et l'enfant va mourir sous notre triste chaume,
Sans même avoir connu ces douceurs, ces bonbons,
Qui font sourire encor les petits moribonds.
Ne pouvoir pas gâter alors qu'on est grand'mère,
C'est dur! Que lui donner? Je ne savais que faire;
Mais voici qu'il me dit, ce matin, au réveil:
«Je serais bien content si j'avais du soleil!»
Car le soleil jamais n'entre dans ma chaumière,
Et mon petit garçon est privé de lumière.
Alors, voyant qu'ici du soleil avait lui,
Je viens en ramasser un bon morceau pour lui.»
Et la vieille reprit avec foi sa besogne.
Quand il se sent ému, saint Pierre se renfrogne.
Il dit: «Elle est stupide! elle ne voit donc pas
Que son soleil s'en va dès qu'elle fait un pas!
Cette vieille cervelle est dure comme pierre
Et ne comprend plus rien!»
Mais Jésus dit à Pierre,
Pensif, ayant rêvé sur cette femme un peu:
«On ne sait pas ce que l'amour des simples peut!»
Et, n'ayant pas compris toute cette parole,
Saint Pierre répétait: «Mais cette femme est folle!
Elle est folle, Seigneur!…» Soudain, il s'arrêta,
Presque aussi confondu que quand le coq chanta:
Car la vieille marchait maintenant sous les branches,
Et les rayons restaient entre les quatre planches,
Et les rayons, dans l'ombre, étincelaient encor.
Et, paraissant pousser devant elle un tas d'or,
Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette,
Emportait le soleil dans son humble brouette.
1892.
1889.
1889.
1891.
1891.
Ayant longtemps suivi le sentier de montagne,
Distrait, j'avais gagné la frontière d'Espagne,
Et j'avais pris, au bout du pont,
La place où bien souvent, près du troupeau qui broute,
J'écoute ce que dit le douanier, et j'écoute
Ce que le muletier répond.
Toujours la même scène ingénument éclate:
Le petit gabelou galonné d'écarlate,
Avec un sourire entendu,
Écoute le récit que l'autre lui rabâche,
Puis va vers la charrette, et, sous un cuir de bâche.
Trouve le flacon défendu.
Ce jour-là, c'était l'heure où s'enflamment les vitres.
Le grillon, dont l'amour fait chanter les élytres,
Avec le grillon alternait
Comme un berger d'églogue avec un autre alterne.
Déjà le voiturier allumait sa lanterne.
Tout le soir sentait le genêt.
Parfois, de ces garçons passaient qui, sans rien dire,
Glabres, la cigarette au coin de leur sourire,
Vont à pas souples et prudents;
De ces filles riaient, si brunes, sous les branches,
Que, dans l'ombre, on ne peut voir que deux choses blanches:
Leurs espadrilles et leurs dents.
Et j'aperçus venir un vieillard maigre et brusque,
Un de ces paysans dont le regard s'embusque
Sous un béret qui se rabat.
Feignant de ramasser des pompons de platane,
Il trottinait, courbé, derrière un petit âne
Qui portait un sac sur son bât.
L'âne disparaissait sous le grand sac champêtre.
—Au moment où le vieux allait passer peut-être,
Inoffensif et toussotant,
Le douanier n'ayant eu vers lui qu'un regard vague,
L'âne fit un écart. Et soudain une dague
Tomba sur le sol en tintant.
Une très vieille dague espagnole.—Et puis, comme
L'âne faisait, malgré les efforts du pauvre homme,
Des bonds de poulain andalou,
On vit un ancien casque en forme d'astrolabe
Et deux longs éperons de style presque arabe
Tomber aux pieds du gabelou.
Et comme l'âne, ému par ces nouveaux vacarmes,
Ruait,—chaque ruade éparpilla des armes!
Et, tout le sac s'ouvrant dans l'air,
Ce fut, pendant qu'au bruit accouraient des marmailles,
Un envol de rivets, de tassettes, de mailles,
Un feu d'artifice de fer!
Quoi! c'étaient, dans ce sac, sous une avoine fourbe,
Des armes que cachait ce vieillard qui se courbe
Et craintivement s'amoindrit?
Prépare-t-on la guerre au fond de la vallée?
Ou bien veut-on passer une armure volée
A l'Armeria de Madrid?
Quelle armure est-ce là qui tombe et se bosselle?
La courroie a souvent fait place à la ficelle,
Les boucles n'ont plus d'ardillons.
Quelle est cette rapière?… Oh! comme elle est usée!
La coquille brimballe autour de la fusée!
La garde est veuve de quillons!
Une jambe de fer dont le genou se rouille
En rencontrant le roc un instant s'agenouille;
Et, de ce fantastique sac,
On croit voir, sur le sol rose de crépuscule,
Tomber un chevalier qui se désarticule
Avec un bruit de bric-à-brac!
La rondache, roulant comme un cerceau superbe,
S'échappe. Un gantelet crispe ses doigts sur l'herbe
Où le rejoint un vieux houseau.
L'âne bondit toujours. Et cependant, à terre,
Une cuirasse a l'air d'un grand coléoptère
Vidé par le bec d'un oiseau.
Enfin, de ce ballot que chaque bond déballe
Jaillit un cuivre étrange, une vieille cymbale,
Une sorte d'astre échancré,
On ne sait quel plateau de balance fantasque,
Luisant, plat comme un plat, martelé comme un casque,
Fourbi comme un vase sacré!
Et quand tout eut roulé devant lui, de l'air digne
Qu'on prend quand on observe à regret la consigne,
Le douanier recula d'un pas.
Puis—que pouvaient avoir de terrible ces armes
Qu'un vieillard ramassait en les couvrant de larmes?—
Puis il dit: «Ça ne passe pas!»
Chacun aida le vieux. Une fille d'auberge
Ramassa la rondache, un enfant la flamberge;
Et, lorsque tout fut ramassé,
Le vieux, s'étant laissé sur les bras tout remettre,
Car l'âne en bondissant avait fui loin du maître,
S'éloigna, pesant et cassé.
Et le douanier s'en fut boire avec une fille
L'anisette espagnole où trempe une brindille
Qu'entoure du sucre candi.
Moi, je suivis le vieux.—Il allait, le dos triste.
Bientôt, il se crut seul sous le ciel d'améthyste.
—Et je vis qu'il avait grandi.
Oui, l'homme, maintenant, haussant sa silhouette,
Droit,—comme s'il savait aussi bien qu'un poète
Que, lorsqu'on se retrouve seul,
Il n'est pas de fierté que l'on ne récupère,
—N'avait plus l'air d'un paysan et d'un grand-père,
Mais d'un seigneur et d'un aïeul.
Le vent du sud soufflait sa brûlante caresse.
Et je suivais ce vieux en murmurant: «Serait-ce?…»
Et, tout d'un coup, je dis:
«Mais c'est!…» Et me mis à courir à travers la campagne,
Pâle de voir que, plus il entrait en Espagne,
Plus le vieil homme grandissait.
Il jeta son béret, hocha sa tête grise;
Puis, comme s'il avait entendu dans la brise
Le nom que je n'avais pas dit,
Il posa sur le sol ses armes en silence,
Se coiffa fièrement du plateau de balance,
Et, se retournant, m'attendit.
Nous étions seuls, tous deux, au milieu d'une lande.
Basse sur l'horizon, la lune était si grande
Que tout prenait un air sorcier.
Et le vieux, dépouillant sa cape paysanne,
M'apparut, sec, vêtu d'une stricte basane,
Et jambé comme un échassier.
Alors, je reconnus sa pauvre soubreveste,
La beauté de son front, la largeur de son geste,
Et la jeunesse de ses yeux.
Et je crus que j'allais trouver des mots sans nombre:
Mais, tremblant, je ne pus que m'incliner dans l'ombre
En disant le nom de ce vieux!
A son nom, il grandit encor, mit sur sa lèvre
Un long doigt sarmenteux qui grelottait de fièvre,
Sourit un peu de mon émoi,
Puis, avec le plus noble et touchant savoir-vivre,
Il ôta gravement sa cymbale de cuivre,
Et me dit: «Eh bien! oui, c'est moi.»
Je vis sa tête, avec l'auréole immortelle
Que lui font, en tournant sans cesse derrière elle,
Les ailes des moulins à vent!
Mais: «Seigneur bachelier…», prononça-t-il, tandis que,
Très digne, il remettait sur sa tête le disque,
Pardonnez à votre Servant
«Si la profession qu'il exerce l'oblige
A demeurer coiffé d'un armet. Armet, dis-je,
Car je doute qu'un bachelier
—Le fût-il de Paris, qui vaut bien Salamanque!—
Prenne un armet auquel la mentonnière manque
Pour l'obscur bassin d'un barbier!»
Il se tut un instant. Puis, parlant par saccades,
En ce langage où la sierra mit ses cascades
Et l'Alhambra ses rossignols:
«Seigneur!…» et je renonce à traduire le flegme,
La morgue qui redonde, et le ton d'apophtegme,
Et les jeux de mots espagnols;
«Seigneur! mon œil vous scrute au moment qu'il vous toise:
Vous n'êtes pas bien grand, mais votre âme courtoise
Est de celles que nous aimons.
Eh bien?… prétendra-t-on encor que j'exagère
Quand je dis que je suis Chevalier Errant?—J'erre
Depuis soixante ans dans ces monts.
«Je les ai parcourus de la Rhune à Vénasque,
Des pays catalans jusqu'à ce pays basque
Dont les pommiers sont pleins de gui.
Là, j'ai des Douze Pairs vu les douze ombres tristes,
Et j'ai causé, du temps des batailles carlistes,
Avec Zumalacarrégui.
«Fredonnant le vieil air des Rois de Pampelune,
Buvant le lait de chèvre et le rayon de lune
Au creux de l'âme et de la main,
Dormant contre la meule où l'on plante une perche,
J'erre, j'erre, Seigneur, dans ces monts où je cherche
Un passage, un col, un chemin!
«Je voudrais les franchir. Car la brise m'apporte
Je ne sais quelle odeur de conscience morte
Que n'aimerait pas Amadis.
Moi qui ne vieillis pas, je sens vieillir l'Europe.
Je devine combien s'épaissit et sirope
Le sang latin, si clair jadis!
«Oui, ce morne géant qu'il faut tuer, ce terne
Caraculiambro de l'époque moderne,
L'Égoïsme, père d'Ennui,
Fait régner sur le monde une nuit si grognonne
Que les coiffes de la duègne Quintagnone
Sont moins noires que cette nuit!
«Je veux franchir ces monts. Je veux, puisqu'il m'oublie,
Aller remettre un peu le siècle à la folie!
Il a besoin de me revoir
Et de reboire une eau qu'il n'a plus guère bue.
Ma lance doit piquer l'humanité fourbue
Pour la pousser à l'abreuvoir!
«Et quant aux vils ruisseaux où l'on se désaltère,
Je dois, dans leur eau grise où roule tant de terre
Qu'ils ne sont jamais lumineux,
Je dois, dans leur eau fade où s'affaiblit la race,
Aller jeter un clou de ma vieille cuirasse
Pour les rendre ferrugineux!
«En vérité, Seigneur bachelier de mon âme,
Je ne suis pas content d'une Europe qui blâme
Les héroïsmes superflus.
Il est temps que j'y entre, et c'est à quoi je pense.
Mais on n'y peut entrer qu'en passant par la France,
Et la France ne m'aime plus!
«Je ne dis pas cela parce qu'elle me raille.
Jadis, elle raillait tendrement ma ferraille.
Elle s'en méfie aujourd'hui.
Des gens, pour nous brouiller, veulent lui faire croire
Qu'un redresseur de torts n'est qu'un chercheur de gloire
Dont le geste au gouffre conduit.
«Ah! je voudrais sortir d'Espagne, où je me ronge,
Pour m'en aller rapprendre au vieux monde le songe,
L'oubli de soi, l'amour féal,
Et la façon dont on se fait des Dulcinées!
Mais, hélas! il y a toujours des Pyrénées
Pour les colporteurs d'idéal!
«Dès qu'elle me verrait j'aurais la France entière.
Et comme on le sait bien, on veille à la frontière;
Et toujours, quand je veux sortir,
Quand, déguisé, baissant le front, je me dépêche,
La grande armure me trahit, que rien n'empêche
De briller ou de retentir!
«C'est en vain qu'enlevant ma chère carapace
Je la mets dans un sac, parfois, pour qu'elle passe,
Ou sous des branches de genêt:
De maudits enchanteurs habitant des guérites
Savent percer de l'œil les formes hypocrites,
Et toujours on la reconnaît!
«Je sais, vous me direz qu'on croit que je trafique.
Que j'exporte une armure ancienne et magnifique
Sans la déclarer!… C'est ainsi
Que toujours, quand le Sort injuste me querelle,
On veut me l'expliquer de façon naturelle.
Mais je ne suis pas fou. Merci!
«Que n'ai-je, pour franchir la douane et sa baraque,
Le zèbre sur lequel chevauchait Muzaraque!
J'aurais vite joué le tour.
Mais je n'ai qu'un ânon. Car Votre Grâce ignore…»
Il s'arrêta. Sa voix soudain fut moins sonore.
«… Que Rossinante est mort, un jour!
«Un jour, on me l'a pris. On m'a fait cette peine.
Et savez-vous la fin que réservait leur haine
A la monture d'un héros?
Elle qu'à voir la mort j'avais habituée,
Elle est morte les yeux bandés!—On l'a tuée
Dans une course de taureaux!»
Une larme coula sur la Triste Figure.
«Voilà pourquoi, Seigneur bachelier, j'inaugure
Une chevalerie à pied,
Mais qui rendrait jaloux Palmerin d'Angleterre;
Et Roland reviendrait qu'il mettrait pied à terre,
Vive Dieu! pour me copier!
«Jusqu'à ce que je puisse à travers ces montagnes
Passer pour aller faire en France des campagnes,
Je jure de ne plus m'asseoir.
Je n'ai plus d'autre but, d'ailleurs. Car Votre Grâce
Ne sait pas…» Et sa Voix soudain devint plus basse.
«… Que Dulcinée est morte, un soir.
«Depuis qu'en son cercueil j'ai disposé sa robe,
Mon existence à moi ne vaut plus une arrobe
De raisin sec de Malaga!
Mais il faut qu'un talon écraseur de couleuvre
Sonne aux chemins du monde. Il faut accomplir l'œuvre
Pour laquelle on vous délégua.
«Je dois rapprendre aux gens des choses en grand nombre!
Car vous ne savez pas…» Sa voix devint plus sombre.
«… Que Sancho vit encore. Il vit!
Celui-là ne meurt pas. Et même il monte en grade.
J'eus tort d'aimer jadis comme un bon camarade
Le gros homme qui me servit!
«On l'a laissé passer, lui qui n'avait pas d'armes!
Tandis que contre moi la peur met ses gendarmes
Qu'elle voudrait qu'on centuplât!
Et partout, à présent, le Pança sur le monde
A si soigneusement roulé sa panse ronde
Qu'à présent, partout, tout est plat!
«Sancho règne! Il raconte en farce mon histoire.
On l'acclame quand il crache dans l'écritoire
De Gid-Hamed-Ben-Engeli.
Sur ses genoux cagneux la Beauté se dégrafe.
Il promulgue sa loi, qui n'a qu'un paragraphe:
«L'enthousiasme est aboli!»
«On ne reconnaît plus le drôle. Il a du linge.
Les ciseaux ont passé dans sa barbe de singe.
Il se lave. On le décrassa.
Il soupe avec des rois chez les femmes superbes.
Il fait des mots au lieu de dire des proverbes.
Mais c'est toujours Sancho Pança!
«Il amuse les gens assez vils pour permettre
Qu'il trahisse à la fois le grand Manchois son maître,
Et son père le grand Manchot!
Mais il tremble toujours, pendant qu'il les fait rire,
De me voir sur le seuil paraître pour lui dire:
«Taisez-vous. Vous êtes Sancho!»
«Il le sait bien, qu'il l'est! C'est ce qui l'importune.
Car on profite mal d'une bonne fortune
Quand on s'en étonne tout bas.
Il sait bien quelles sont les choses éternelles,
Et qu'on peut s'amuser à démoder les ailes:
Les pattes ne voleront pas!
«Mais, hélas! triste et long j'erre sur la colline!
Triste comme une nuit sans bruit de mandoline
Et long comme un jour sans combat!
Je ne peux pas aller interrompre son règne!
Et sans cesse je sens, à mon vieux cœur qui saigne,
Que quelque rêve au loin s'abat!
«Je ne pourrais passer qu'en laissant mon armure!
Mais ce serait faiblir, admettre une entamure.
Mon armure est comme mon nom.
Et j'en irais là-bas prendre une autre, peut-être?
Non, car je rougirais de ne plus reconnaître
La forme de mon ombre! Non,
«Car à sa silhouette on doit rester fidèle!
La mienne me convient si c'est à cause d'elle
Qu'à la sottise je déplus!
Qui me dessinerait un bon harnois de guerre?
Je n'ai pas confiance au goût de l'antiquaire,
Et Gustave Doré n'est plus!
«Ah! pour porter là-bas tout l'attirail en fraude,
Il me faudrait un page, un complice qui rôde,
Par les rocs, le long des ruisseaux…
Veux-tu faire avec moi, fils, de la contrebande?
Puisque pour la passer mon armure est trop grande,
Nous la passerons par morceaux!
«En un pareil combat la ruse est exemplaire!
Il ne laisserait pas, Seigneur, de me déplaire
Que Votre Grâce me blâmât
D'oser requérir d'elle une souplesse adroite,
Car tout le monde sait que j'ai l'âme aussi droite
Qu'un fuseau de Guadarrama!
«Ce n'est qu'un rôle obscur qu'ici je vous propose.
Mais, Seigneur, vous aurez à quelque grande cause
Peut-être un service rendu
Quand, passé par tronçons que nul n'aura vu luire,
On verra tout d'un coup, là-bas, se reconstruire
Un paladin inattendu!
«Si vous faites cela pour la moustache blanche
Du Très Ingénieux Hidalgo de la Manche,
Si vous me consacrez un peu
De cette jeune ardeur que le ciel vous octroie,
Je jure, bachelier, qu'avec bien plus de joie
Vous regarderez le ciel bleu!
«Allons, donne ta main! A moi tu t'affilies!
Quoi? Tu ne sais, dis-tu, que chanter des folies
Et cueillir les fleurs du buisson?
Chante, et cueille des fleurs d'un air de nonchalance!
On peut dans un bouquet passer un fer de lance,
Un signal dans une chanson!
«Voici l'heure! La nuit paillette sa basquine!
Mes armes, qu'un reflet d'étoiles damasquine,
Sont là, d'argent, d'or et d'airain!
A quoi fais-tu passer aujourd'hui la frontière?
Veux-tu le soleret? Veux-tu la cubitière?
Ou bien veux-tu le gorgerin?»
Il ouvrait ses longs bras à l'immense envergure!
J'hésitais… Mais je vis sur la Triste Figure
Une telle déception Que:
«Perle de l'honneur! Miroir de la bravoure!»
M'écriai-je, en prenant un air d'Estramadoure,
«A votre disposition!»
—«Choisis donc!…» Un rayon toucha comme un doigt pâle
Le plateau de balance—ou la vieille cymbale—
Ou l'espèce d'astre échancré,
La chose qui luisait sur le crâne fantasque,
L'objet plat comme un plat, martelé comme un casque,
Fourbi comme un vase sacré!
Et je dis: «Par le cor de Roland! par la griffe
De Pantafilando! par le bonnet d'Alquife
Et par l'âme de Galaor!
Je choisis—car la seule illusion m'enivre,
Et l'objet qui de tous était le plus en cuivre
Pour moi sera le plus en or!—
«Je choisis, Chevalier, ce qui, de ton armure,
A soulevé le plus de rire et de murmure!
C'est ton armet. Donne-le-moi!
Puisque tu l'as couvert d'un ridicule immense,
Il convient que ce soit par lui que je commence!
Je n'ai pas peur. Et j'ai la foi.
«Je jure que ceci n'est pas un plat à barbe!
Donne!» Et le long des rocs tout fleuris de joubarbe
Dont parfois j'arrachais un brin,
Le soir même, furtif, et de ma veste brune
L'empêchant d'accrocher quelque rayon de lune,
J'emportais l'armet de Mambrin!
Et depuis lors, dans l'ombre où passe un vent morisque,
Intéressé par l'œuvre, égayé par le risque,
Je suis toujours sur le sentier;
Je cueille des bouquets, je marche, je m'arrête,
Et je chante… Et je dis que je suis un poète;
Mais je suis un contrebandier.