The Project Gutenberg eBook of Madame Sans-Gêne, Tome 2

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Title: Madame Sans-Gêne, Tome 2

Author: Edmond Lepelletier

Émile Moreau

Victorien Sardou

Release date: January 4, 2018 [eBook #56309]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
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with thanks to the Bibliothèque municipale de Lyon

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MADAME SANS-GÊNE, TOME 2 ***


Au lecteur

Table des matières

Madame
SANS-GÊNE


ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


EDMOND LEPELLETIER

Madame
Sans-Gêne

ROMAN TIRÉ DE LA PIÈCE

DE MM. VICTORIEN SARDOU ET ÉMILE MOREAU

Mme Sans-Gêne

La Maréchale

PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8

Tous droits réservés

MADAME
SANS-GÊNE


TROISIÈME PARTIE[1]
LA MARÉCHALE


I
LE MAITRE A DANSER

Doucement, discrètement, la porte d’une élégante chambre à coucher dépendant des appartements de Saint-Cloud, s’entr’ouvrit.

[1] L’épisode qui précède a pour titre: Madame Sans-Gêne—La Blanchisseuse.

Une femme de chambre passa le bout de son museau rose et futé dans l’entrebâillement et, s’approchant d’un lit Jacob, à vastes bateaux d’acajou, coiffé d’une couronne d’où tombaient deux 2 grands rideaux à ramages, dit, en mesurant la voix:

—Madame la maréchale!... madame la maréchale!... voici dix heures!...

Une voix forte, un peu enrouée, sortit de la profondeur des rideaux:

—Nom de Dieu!... on ne peut donc pas dormir tranquille dans ce palais de carton!...

—Excusez-moi, madame la maréchale, mais madame la maréchale avait bien recommandé qu’on l’éveillât à dix heures...

—Déjà dix heures!... Ah! fichue paresseuse que je suis!... j’avais pourtant l’habitude autrefois, quand j’étais blanchisseuse, de me lever matin... et puis aussi, au régiment, à la cantine, je n’attendais pas que la diane sonnât deux fois pour me dégourdir les jambes... Mais à présent que je suis Madame la maréchale, je ne peux plus sortir du portefeuille... Allons, vite, Lise, passe-moi mon peignoir...

Et celle que la femme de chambre avait appelée Madame la maréchale, se jeta hors du lit, jurant comme un grenadier, parce qu’elle ne trouvait pas ses bas où elle les avait lancés la veille, en se déshabillant.

Lise les lui tendait, elle ne les voyait pas. Dans sa précipitation, en chemise, pieds nus, elle se mit à courir par la chambre, bousculant tout, sacrant et grommelant.

3 La femme de chambre put enfin la rejoindre et lui présenter ses bas, qu’elle se décida à enfiler, non sans se tromper de jambe.

C’est qu’elle n’était pas très commode à vêtir, ni patiente en quoi que ce fût, celle qui se nommait la maréchale Lefebvre et qui avait conservé les allures, la familiarité, les gestes et la populaire bonhomie qui lui avaient valu, dans le quartier Saint-Roch, quand elle était blanchisseuse, aux grands jours de la Révolution, et dans les armées du Nord, de Sambre-et-Meuse et de la Moselle, où elle avait servi comme cantinière, le sobriquet de Madame Sans-Gêne.

Les événements avaient changé, non seulement la face du monde, mais la destinée de chacun.

Le petit officier d’artillerie de Toulon, le besogneux client de la blanchisseuse de la rue des Orties-Saint-Honoré, était devenu général en chef, Premier Consul, puis Empereur.

La gloire empourprait son trône devant lequel se prosternaient les rois humiliés.

La France, au milieu des sonneries martiales et du frissonnement des drapeaux, s’étalait au centre de l’Europe ainsi qu’un vaste camp qu’éclairait le rayonnement superbe du soleil d’Austerlitz.

Comme le famélique et maigre artilleur, qui mettait sa montre en gage, au matin du 10 Août, ceux qui avaient avec lui figuré au prologue de 4 ce drame gigantesque avaient vu grandir leurs rôles et n’étaient presque plus reconnaissables.

La prédiction du sorcier Fortunatus, dans le salon du Waux-Hall, aux premières pages de ce récit, s’était presque entièrement réalisée pour Lefebvre et pour sa femme.

Rapidement parvenu aux plus hauts grades, l’ancien sergent des gardes-françaises, plus heureux que son camarade Hoche, avait survécu. Nous l’avons vu, au 18 Brumaire, général de division, commandant Paris, et se vouant aveuglément à la fortune de Bonaparte.

Depuis, la faveur du premier consul et de l’empereur ne l’avait pas un seul instant quitté.

En 1804, Napoléon avait restauré l’ancienne dignité abolie des maréchaux de France.

Lefebvre fut l’un des premiers investi de cette dignité supérieure. En même temps il occupait un siège de sénateur.

Ce n’est pas qu’il fût très apte à participer aux délibérations d’une assemblée législative. Mais le Sénat de 1804 n’était guère qu’un corps brillant, décoratif, rassemblant toutes les illustrations de l’empire.

Ce Sénat domestique, et qui semblait faire partie de la maison de l’Empereur, a été fort bien défini par le quatrain satirique, dont s’égayèrent les émigrés et les chouans chez leurs bons amis les Anglais et les Prussiens:

5
Si l’empereur faisait un pet,
Geoffroy dirait qu’il sent la rose,
Et le Sénat, par un décret,
Vite, enregistrerait la chose.

Les corps délibérants et la presse n’avaient qu’un rôle muet dans la sublime et anormale pantomime militaire qu’on nomme l’Empire.

Lefebvre, s’il était un sénateur peu disert, avait l’estime de Napoléon. Celui-ci le considérait comme le plus brave le sabre au clair, mais aussi comme le plus ignorant, le plus incapable, la plume à la main, de tous ses généraux.

Dès qu’on discutait un plan, Lefebvre, impatienté, bouleversait les papiers, les projets, les levés et les épures, auxquels il ne comprenait goutte et s’écriait:

—Laissez-moi faire!... f...-moi devant l’ennemi, avec mes grenadiers, et je vous réponds que je passerai!

Et il passait comme il l’avait dit.

Il est vrai que docile, respectueux envers son empereur, son dieu, il exécutait à la lettre les ordres du maître des batailles.

Napoléon pensait et Lefebvre exécutait. Il était l’obus dans le canon. Où l’empereur le lançait, Lefebvre allait droit devant lui, force irrésistible, sous une impulsion puissante, et rien ne lui résistait.

C’est lui qui, dans la Grande-Armée, avait l’honneur 6 de commander la garde impériale à pied, colosse à la tête d’une légion de géants.

Lefebvre n’était pas seulement un guerrier extraordinaire, il était aussi un mari exceptionnel.

Il était resté le même pour sa Catherine, si son uniforme avait changé; et la plaque de grand-aigle de la Légion d’honneur qui couvrait sa poitrine n’avait en rien altéré la régularité des battements de son cœur.

On raillait un peu la fidélité conjugale de ces deux excellents époux à la cour impériale, mais Napoléon, qui tenait à une apparente sévérité de mœurs dans son entourage, félicitait Lefebvre et sa femme de l’excellent exemple qu’ils donnaient aux ménages des officiers de son empire, exemple d’ailleurs peu suivi, surtout dans sa propre famille.

L’empereur cependant n’avait pas été sans faire d’assez vives observations à Lefebvre sur les allures et le laisser-aller de la maréchale.

—Ecoute-moi donc, lui disait-il, en se haussant pour lui pincer l’oreille,—et le grand Lefebvre se penchait pour faciliter cette distraction familière à son empereur,—tâche d’apprendre à ta femme à ne pas relever ses jupes, quand elle entre chez l’Impératrice, comme si elle se disposait à franchir un fossé... dis-lui aussi de se déshabituer de jurer et de prononcer des f... et 7 des b... à toute occasion... Nous ne sommes plus au temps de ce vilain Hébert et ma cour n’est pas celle du Père Duchesne... Ah! encore une recommandation... Tu m’entends bien, Lefebvre?

—Oui, sire, répondait en se contenant le maréchal, car tout en reconnaissant la justesse des observations de l’empereur, il souffrait intérieurement de les recevoir.

—Eh bien, ta femme est tout le temps disposée à se prendre de bec avec mes sœurs... avec Elisa surtout... Ma cour n’est pas une cour d’auberge..... on le croirait à ouïr toutes ces querelles de femmes!

—Sire, madame Bacciochi reproche à la maréchale son humble origine... ses opinions républicaines et patriotes aussi. Nous sommes cependant, vous et moi, des républicains...

—Sans doute, dit Napoléon, souriant de la naïve confiance de Lefebvre, qui, comme beaucoup de vieux soldats des armées de 92, pensait toujours servir la République en obéissant à un empereur.

Pour ces âmes vaillantes et simples, Napoléon, c’était la Révolution couronnée.

—Lefebvre, mon vieux soldat, reprit l’empereur, fais part à la maréchale de mon désir qu’elle évite de se chamailler à l’avenir avec mes sœurs... tu pourras lui apprendre aussi qu’il est peu convenable qu’elle se donne de grandes tapes sur la 8 cuisse chaque fois qu’elle veut affirmer quelque chose.

—Sire, je transmettrai à la maréchale les observations de Votre Majesté. Elle s’y conformera, je vous le promets!...

—Si elle peut! murmura l’empereur. Je ne demande pas l’impossible... Les premières habitudes sont tenaces!

Il s’arrêta dans la promenade rapide qu’il faisait dans son cabinet, tout en causant avec Lefebvre, et grommela:

—Quelle folie de se marier quand on est sergent!

Puis, tout à coup soucieux, il se dit:

—J’ai fait à peu près la même faute que Lefebvre... Il a épousé une blanchisseuse, et moi... Hum! il y a bien le divorce comme remède... mais...

Comme pour détourner sa pensée, il plongea vivement ses doigts dans la poche de son gilet de casimir blanc, en tira une jolie tabatière en écaille noire, ovale, l’ouvrit, la fit passer sous ses narines et huma l’âcre odeur du tabac râpé. C’était sa façon de priser.

Il ne fuma jamais. Une seule fois, il voulut essayer d’une superbe pipe turque, que l’ambassadeur de la Porte lui avait remise en présent. A peine fut-elle allumée, non sans peine, car il n’aspirait point et se contentait de bâiller, ouvrant 9 et fermant les lèvres, suçant le tuyau, sans tirer, qu’une nausée lui monta au gosier, en même temps que la fumée lui piquait les yeux: «Otez-moi cela! quelle infection! Oh! les cochons! Le cœur me tourne!» dit-il en rejetant la pipe. Et depuis jamais plus il ne fut pour lui question de fumer.

Ayant humé son macouba, Napoléon, comme s’il eût pris une grave résolution, dit à Lefebvre un peu inquiet, car il avait remarqué le front tout à coup plissé et le changement d’allures de l’empereur:

—Il faudra que ta femme prenne des leçons de Despréaux, le fameux maître à danser... il n’y a que lui qui ait conservé les belles traditions d’élégance et de maintien de l’ancienne cour...

Lefebvre s’était incliné et, après avoir quitté l’empereur, en hâte il fit mander maître Despréaux.

Un personnage, ce professeur de danse et de maintien!

Petit, maigre, alerte, gracieux, sautillant, poudré, culotté, musqué, il avait traversé la Terreur sur les pointes, sans recevoir une éclaboussure de sang.

Dès que la tourmente fut passée, quand les plaisirs commencèrent à entr’ouvrir la porte des salons encore tout encrêpés des deuils et attristés des fuites, maître Despréaux devint l’homme indispensable.

10 Il s’agissait de reconstituer un art perdu. Il était l’unique dépositaire des traditionnelles politesses, des saluts compliqués comme une manœuvre militaire, et des danses qui, pour les jeunes filles, évoquaient les fabuleuses joies d’un paradis mondain évanoui.

Toutes les dames se disputèrent, s’arrachèrent Despréaux.

Avec ses pirouettes, ses révérences, ses ronds de jambe et ses entrechats, ce sauteur à la mode fit plus, pour effacer les souvenirs égalitaires de la Révolution et ramener les us et les façons de l’ancien régime, que tous les décrets contre-révolutionnaires des thermidoriens et du Directoire.

C’était à l’occasion de la venue de maître Despréaux au palais que la maréchale Lefebvre, rentrée fort tard d’une soirée donnée par Joséphine, avait dû se faire réveiller et habiller dès dix heures du matin.

Elle trouva le professeur des grâces au salon, s’essayant à plier les jarrets, et minaudant devant une glace.

—Ah! vous voilà, monsieur Despréaux, et comment ça va-t-il cette santé! dit-elle brusquement en lui prenant une main qu’il ne songeait nullement à tendre, et qu’elle secoua avec rudesse.

Despréaux, rouge, interdit, humilié, car la maréchale l’avait interrompu dans son deuxième 11 mouvement du grand salut qu’il esquissait, retira sa main de l’étreinte franche de la Sans-Gêne, et, tout en rajustant les dentelles de sa manchette légèrement fripées, répondit assez sèchement:

—J’ai l’honneur d’être aux ordres de madame la maréchale!...

—Eh! bien, mon petit, dit Catherine, se campant à califourchon sur le rebord d’une table, voilà ce que c’est... L’Empereur trouve qu’à sa cour on n’a pas assez de belles manières... il veut que nous soyons distinguées... tu comprends ce qu’il désire, mon fils?...

Despréaux, choqué dans ce qu’il avait de plus respectable, par le ton et la familiarité de la maréchale, répondit de sa petite voix de tête, aiguë et impertinente:

—Sa Majesté a raison de vouloir faire refleurir dans son empire les charmes de la distinction et les élégances d’une cour policée... Je suis, madame la maréchale, l’interprète respectueux de ses volontés... Puis-je savoir ce que vous désirez plus particulièrement acquérir dans l’art du monde, afin de donner satisfaction à Sa Majesté?...

—Eh bien, voilà la chose, fiston... Il y a un grand bal à la cour mardi... on doit danser une gavotte... Il paraît que ça se dansait sous le tyran... L’empereur veut que nous sachions la gavotte... tu tiens cet article-là, paraît-il, passe-le-moi!...

12 —Madame la maréchale, la gavotte est une chose difficile... il faut des dispositions... peut-être ne réussirai-je pas à vous enseigner cette danse qui plaisait tout particulièrement à madame la Dauphine, dont j’eus l’insigne honneur d’être le professeur! dit Despréaux avec une feinte modestie.

—Essayons toujours... Oh! s’il n’y avait que l’Empereur, je m’en ficherais pas mal... Il ne s’occupait pas de savoir si je dansais la gavotte quand je blanchissais son linge... mais c’est Lefebvre qui y tient. Et voilà, mon petit, tout ce que mon homme veut, je le veux! Ah! c’est qu’il n’y a pas à dire, Lefebvre et moi, nous sommes comme les deux doigts de la main, et nous laissons rire de nous les jeunes freluquets qui entourent les princesses, parce que Lefebvre et moi nous nous sommes tenu ce qu’ils se promettent!... Allons, mon bonhomme, en place pour la gavotte... dis-moi où est-ce qu’il faut que je fourre mes jambes?...

Et la Sans-Gêne se fendit et tapa deux fois de la semelle droite, sur le parquet, comme dans un assaut d’armes, pour un appel.

Despréaux haussa imperceptiblement les épaules et poussa un soupir.

En lui-même, l’aristocrate baladin déplorait la vulgarité des temps et l’obligation où il se trouvait d’enseigner les belles manières et d’apprendre 13 la gavotte à d’anciennes blanchisseuses, devenues, par la grâce de la victoire, de hautes et puissantes dames.

Il s’approcha avec impatience de Catherine, lui ramena doucement le corps droit, et demanda:

—Avez-vous déjà dansé, madame?

—Oui... autrefois... au Waux-Hall!

—Connais pas! dit Despréaux pinçant ses lèvres. Et quelle danse, alors, pratiquiez-vous? La courante, la pavane, le passe-pied, la trénis, la monaco, le menuet?

—Non!... La fricassée...

Despréaux eut un haut-le-corps.

—Une danse de portefaix et de lavandières! murmura-t-il.

—Je l’ai dansée avec Lefebvre pour la première fois... C’est comme cela que nous nous sommes connus... épousés...

Le professeur d’élégance secouait mélancoliquement la tête, comme pour dire: «Dans quel monde me suis-je fourvoyé, moi le maître à danser de Madame la Dauphine!»

Et, avec une sorte de douleur concentrée, il se mit en mesure d’inculquer à Catherine Sans-Gêne les éléments de la noble danse que Napoléon voulait remettre en honneur aux fêtes de la cour.

II
LE COUP DE TONNERRE

Catherine s’évertuait à balancer les bras, à tendre le jarret, à se plier, à retirer le pied en cadence, selon les indications de la musiquette tirée de l’aigre violon de maître Despréaux, jouant une ariette de Paësiello, quand la porte s’ouvrit violemment.

Lefebvre parut.

Il était en grand uniforme, des broderies partout. Le grand chapeau à plumes, porté en colonne, Napoléon se réservant le droit de porter le chapeau en bataille, ainsi que la postérité le voit toujours, avec la redingote grise, à cheval, sur la colonne, endormi au bivouac ou blessé devant Ratisbonne. La plaque de grand-aigle sur sa poitrine projetait ses feux diamantés. Le grand cordon 15 rouge traversait son habit de maréchal, soutaché d’or.

Lefebvre semblait sous le coup d’une violente émotion.

—Ça y est! dit-il en entrant.

Et, comme ivre, hagard, convulsé, il jeta son chapeau à terre et cria:

—Vive l’Empereur!

Puis il courut à sa femme, l’embrassa, l’étreignit sur sa poitrine.

—Qu’y a-t-il, au nom du ciel! dit Catherine.

Maître Despréaux, interrompant le léger entrechat qu’il s’efforçait de démontrer à son élève réfractaire, s’avança, et, ployant le jarret, demanda:

—Monsieur le maréchal, l’Empereur serait-il mort?

Pour toute réponse Lefebvre détacha un vigoureux coup de pied qui atteignit le maître à danser dans la région inférieure du dos et le fit pirouetter d’une façon non prévue par les règles de l’art chorégraphique.

Despréaux se redressa sous le choc et, saluant de la meilleure grâce, dit:

—Monsieur le maréchal a parlé?...

—Voyons, Lefebvre, calme-toi... Dis-nous ce qui arrive... Despréaux te demande si l’Empereur est mort... Ça n’est pas possible...

16 —Non!... Ça n’est pas possible... l’Empereur n’est pas mort... il ne peut pas mourir, il ne mourra jamais l’Empereur!... Il s’agit d’autre chose... Catherine... nous partons!

—Où ça, mon homme?... je veux dire monsieur le maréchal! fit Catherine se reprenant, et jetant un coup d’œil ironique du côté de Despréaux interdit.

—Je ne sais pas où nous allons... mais il faut absolument que nous y soyons... et promptement!... Je crois que c’est à Berlin...

—C’est loin, Berlin? demanda naïvement Catherine, qui n’était pas très diplômée en géographie.

—Je ne sais pas! dit Lefebvre, mais rien n’est loin pour l’Empereur!...

—Et quand allons-nous à Berlin?

—Demain.

—Si tôt que cela?

—L’Empereur est pressé. Ces Prussiens ont un fier toupet. L’Empereur ne leur a jamais rien fait. Ils sont venus autrefois envahir la France avec les Autrichiens, les Anglais, les Russes, les Espagnols, tous les peuples enfin. On leur avait pardonné. C’était un petit Etat, où il y avait beaucoup d’hommes intelligents, à ce qu’il paraît... L’Empereur les aime... il a toujours parlé avec éloge d’un nommé Goëthe, un garçon qui écrit dans les journaux... il disait qu’il l’aurait fait 17 comte, s’il avait été français, comme il aurait fait prince un appelé Corneille, un Rouennais, qui je crois, est mort.

—Alors l’Empereur veut battre les Prussiens?

—Oui, et il nous a étonnés tous, quand il nous a dit que ce serait difficile. Ça ne compte pas pour nous, les Prussiens! Ce pays-là, ça existe à peine... L’Empereur prétend que la guerre sera glorieuse, il s’y connaît mieux que moi... Enfin, ça le regarde! Notre métier à nous, c’est de cogner pour lui... là où il nous montre l’ennemi à entamer, nous cognons!... C’est égal, ça m’humilie d’avoir à donner des coups de sabre à un petit peuple comme les Prussiens... Il n’y a pas de gloire à écraser de si minces adversaires!

—Pardon, monsieur le maréchal, les Prussiens ont eu le grand Frédéric et ils célèbrent tous les ans la fête de Rosbach! se hasarda à dire Despréaux, tout en prenant prudemment du champ, de peur de rencontrer encore le contact incivil de la botte du maréchal.

Lefebvre haussa les épaules.

—Rosbach?... connais pas!... C’est de l’histoire ancienne... d’ailleurs l’Empereur n’y était pas... Là où il est, on n’est jamais battu!

—Ça c’est vrai, dit Catherine, quel homme!... Mais, Lefebvre, est-ce que je t’accompagne?

—Si tu veux... jusqu’à la frontière... L’Empereur 18 emmène l’impératrice. C’est une promenade militaire... une simple promenade... Ah! ma Catherine, quel coup de tonnerre dans une journée d’été que cette guerre éclatant tout à coup... Mais, voyons, occupons-nous de notre départ; as-tu vu Henriot?

—Henriot est là qui t’attend... comme tu l’avais commandé...

—Bien... je vais le présenter à l’Empereur... peut-être cette guerre déclarée si vite servira-t-elle à son avancement... Va chercher notre Henriot!...

Catherine se disposait à déférer à ce désir. Despréaux, toujours empressé, voulait offrir ses services.

Il se précipita vers la porte, devançant Catherine.

—Pardon, belle dame... dit-il.

Il n’eut pas le temps d’achever.

Un violent coup de botte l’atteignait à la chute des reins et la voix de Lefebvre grondait:

—Veux-tu me f... le camp!... Nous sommes entre militaires, bougre d’acrobate!

Despréaux sortit en se frottant le bas du dos, pestant au fond du cœur contre les mœurs soldatesques, et regrettant l’heureuse époque où il enseignait la révérence par principes à madame la Dauphine.

Catherine introduisit un jeune sous-lieutenant.

19 Lefebvre courut à lui et prenant brusquement sa main, dit:

—Henriot, il y a du nouveau...

—Quoi donc, parrain?

—La guerre!

—Mais où se bat-on?

—Jeune présomptueux... tu n’es pas encore certain d’en être! il faut que je parle à l’Empereur... Tu crois donc que tout le monde peut, comme cela, se faire tuer pour l’Empereur?... Enfin, j’espère que tu seras admis à cet honneur...

Henriot, tout joyeux, s’écria:

—Mon parrain, je vous remercie... Quand me présenterez-vous à l’Empereur?

—Tout à l’heure... il y a une revue de la garde impériale... tu viendras avec moi, la maréchale de son côté parlera à l’Impératrice...

—Oui, je vais aller trouver Joséphine sur-le-champ... Mon petit Henriot, tu partiras, je te le promets!

Un roulement de tambour éclata sous les fenêtres.

—Dépêchons-nous, dit Lefebvre, l’Empereur monte à cheval... la revue va commencer.

Et il entraîna le jeune Henriot, tandis que Catherine, sonnant, criant, bousculant Lise et deux autres femmes accourues à ses appels bruyants, achevait de s’habiller pour se rendre chez l’Impératrice.

20 On était en septembre 1806.

L’empire français couvrait les deux tiers de l’Europe. Napoléon, sur un trône fait de trophées et de drapeaux, dominait peuples et rois.

En ouvrant les travaux du Corps législatif, il avait dit sans exagération:

«La maison de Naples a cessé de régner. Elle a perdu sa couronne sans retour. La presqu’île d’Italie est réunie au grand empire. J’ai garanti, comme chef suprême, les souverains et les Constitutions qui en gouvernent les différentes parties. Il m’est doux de déclarer ici que mon peuple a fait son devoir. Du fond de la Moravie, je n’ai pas cessé un seul instant d’éprouver les témoignages de son amour et de son enthousiasme français; cet amour fait ma gloire, bien plus encore que l’étendue de ses forces et de ses richesses!»

A ce faîte de gloire et de puissance, le vertige parut s’emparer de Napoléon. Il commit la faute, la folie, de donner des royaumes à ses frères, au lieu de se faire des alliés, des lieutenants, de tous ces petits souverains dépossédés auxquels il eût confié la régence, la vice-royauté de leurs propres états.

Napoléon, qui fut victime de son affection pour sa tribu, combla donc ces personnages des deux sexes, qui furent des ingrats dans le malheur, après avoir été des obstacles dans la prospérité.

21 Joseph Bonaparte fut roi de Naples et des Deux-Siciles. Louis, roi de Hollande. Elisa, la demoiselle de Saint-Cyr des premiers épisodes de ce récit, reçut les principautés de Lucques et de Piombino. Caroline, madame Murat, devint grande-duchesse de Berg. Pauline, veuve du général Leclerc et remariée au prince Borghèse, fut duchesse de Guastalla.

Toutes les sœurs de l’Empereur se jalousaient, se plaignaient. Aucune ne se trouvait satisfaite du lot que lui assignait le frère tout-puissant. Il semblerait, disait Napoléon, moitié riant, moitié mécontent, à entendre leurs doléances, que je les frustre d’une part de l’héritage du feu roi notre père!...

La campagne de 1806 qui allait s’ouvrir devait encore accroître les rivalités et les convoitises de la famille impériale.

La guerre éclata soudainement. La victoire d’Austerlitz aurait dû décider la Prusse à continuer à garder la neutralité. Si elle désirait attaquer le colosse occidental, c’était au moment où elle aurait eu pour alliées l’Autriche, la Russie, l’Angleterre, la Suisse, les Deux-Siciles, qu’elle devait courir aux armes. Il y eut de la folie dans sa provocation.

Sa témérité fut l’œuvre du plus funeste chauvinisme et de l’illusion la plus dangereuse.

Ses publicistes, ses philosophes, ses maîtres 22 d’école, Fichte en tête, allaient partout prêchant la guerre, criant sus à la France!

Avec une infatuation dont nous avons depuis, par un cruel retour des choses, donné l’exemple, ses militaires se déclaraient prêts, équipés, invincibles. Le peuple, grisé par les orateurs, entraîné par les étudiants, les chansonniers, ne parlait que de Frédéric-le-Grand, et l’on se vantait, dans toutes les brasseries, de recommencer Rosbach sous les murs de Paris.

Les Prussiens oubliaient qu’ils avaient un pays de plaines, où Napoléon, dont la tactique ordinaire était l’offensive, pourrait facilement pénétrer. En outre, l’armée française se trouvait à moitié route, et avec rapidité devait tomber sur les corps prussiens imparfaitement organisés.

Mais la Prusse était emballée. On avait persuadé à ce peuple qu’il s’agissait d’une guerre nationale. Des brochures patriotiques étaient distribuées à profusion. On trompait, on séduisait, on affolait cette nation, qui, d’ailleurs, devait montrer dans la lutte une grande énergie et une incroyable force de résistance. Disons-le, à la gloire de nos ennemis: dans cette campagne de 1806, Napoléon trouva, pour la première fois, en face de lui, non plus des troupes stipendiées, obéissant plus ou moins à la discipline, mais une nation frémissante, levée en masse et décidée à disputer son sol à l’étranger. Vaincue en 1806, 23 comme la France envahie à son tour le fut en 1814, la Prusse perdit les batailles et conserva l’honneur.

Quand la maréchale Lefebvre descendit au salon de l’Impératrice, elle vit toute la cour en émoi.

La nouvelle de la déclaration de guerre était connue. Chacun se demandait avec anxiété ce que l’empereur allait décider pour le départ.

On entourait l’Impératrice, on cherchait à apprendre d’elle les intentions de Napoléon.

—Mais je ne sais rien, répondait-elle, en s’efforçant de dissimuler sous un sourire son anxiété... Sa Majesté m’a prévenue seulement que j’aie à faire mes préparatifs... je l’accompagne jusqu’à Mayence...

—Lefebvre me l’a dit, fit la maréchale, moi aussi je vais avec lui... ça me fera un rude plaisir de me retrouver avec des soldats... Ah! Majesté, on s’encroûtonne, on se rouille dans les palais!... Vous verrez comme on dort bien sur un lit de camp!... et c’est pour demain... pour ce soir?...

—Qui peut le dire? fit l’Impératrice, en hochant la tête. Vous savez bien comment agit l’Empereur... Il dispose tout rapidement, secrètement, d’avance, comme s’il devait partir chaque jour... Personne ne doit être en défaut... Tout le monde est à son poste... Ce qui fait qu’il peut, quand il lui plaît, déclarer la guerre et se mettre en route. Il m’a avertie de me préparer, je suis prête... 24 Quand Sa Majesté donnera le signal, je descendrai et je sauterai à ses côtés en voiture, voilà tout!...

—Oh! nous sommes habitués à ces coups de tambour, dit la maréchale, et ce n’est pas pour si peu qu’on se démontera... Je voulais savoir seulement si Votre Majesté avait vu l’Empereur ce matin et si son humeur était bonne...

—Vous avez quelque chose à lui demander... une faveur?

—Oui, madame, j’ai mon filleul, le jeune Henriot, un gentil gars, allez, qui va sur ses vingt et un ans, déjà sous-lieutenant, et qui voudrait être autorisé à partir avec Lefebvre.

—Si cela peut vous faire plaisir, ma chère maréchale, dites à votre protégé que je le prends dans mon service d’honneur...

—Merci, madame, mais c’est au combat, et non dans les antichambres, qu’Henriot veut gagner ses grades... il n’est pas pour rien le filleul de Lefebvre!

—Eh bien! qu’il parte toujours... on lui fournira là-bas les occasions de se faire tuer, s’il en a si grande envie!...

—Votre Majesté est trop bonne! dit Catherine tout à fait ravie de la promesse. Enfin son enfant adoptif, le fils de Neipperg et de Blanche de Laveline, allait donc acquérir de la gloire et servir l’Empereur!...

Des acclamations formidables, mêlées à des 25 roulements de tambour, à des sonneries de trompettes, firent se lever tout l’entourage de Joséphine. Chacun courut aux fenêtres.

Dans la cour, l’Empereur passait en revue les grenadiers de la garde.

Il avait à côté de lui les généraux destinés à commander la grande armée: Lefebvre, Bernadotte, Ney, Lannes, Davoust, Augereau et Soult. Mortier, commandant la réserve en Westphalie, et Murat, chef de toute la cavalerie, manquaient seuls à ce défilé de héros.

Après avoir minutieusement inspecté les soldats selon son habitude, l’Empereur s’approcha du tambour-major des grenadiers, haut et droit, qui redressait superbement son bonnet à poil au plumet gigantesque, la canne en arrêt, prêt à donner le signal du roulement:

—Comment t’appelles-tu, toi? demanda-t-il.

—La Violette, sire! répondit le géant d’une voix flûtée.

—Et tu as servi?

—Partout, sire!

—Bien! dit l’Empereur qui aimait les réponses brèves et nettes. Connais-tu Berlin?

—Non, sire.

—Veux-tu y aller?

—J’irai où mon Empereur voudra que j’aille.

—Et bien, La Violette, prépare les baguettes de tes tapins... dans un mois tu entreras le premier, 26 la canne haute, dans la capitale du roi de Prusse.

—On y entrera, sire.

—La Violette, quelle taille as-tu? demanda brusquement Napoléon, regardant avec étonnement l’ancien aide cantinier qui avait certainement vu se développer sa taille depuis qu’il était passé tambour-major des grenadiers.

—Sire, j’ai cinq pieds onze pouces.

—Tu es haut comme un peuplier!...

—Et vous, mon empereur, vous êtes grand comme le monde! dit La Violette fou de joie de parler à Napoléon, et ne pouvant contenir l’expression de son enthousiasme.

Napoléon sourit à ce compliment, et se penchant vers Lefebvre il lui dit:

—Il faudra me rappeler à l’occasion, maréchal, ce tambour-major...

Lefebvre s’inclina. L’Empereur continua son inspection; puis sur un signal du maréchal, tous les tambours battirent, les trompettes sonnèrent et les grenadiers de la garde, ce qui devait être la phalange épique d’Iéna, d’Eylau, de Friedland, de Waterloo aussi, défilèrent, superbes, farouches, terribles, devant leur dieu, impassible, les mains croisées derrière son ample redingote grise...

Et quand la canne de La Violette se fut abaissée, pour laisser reprendre batteries et sonneries, un grand cri s’éleva de cette forêt d’hommes 27 droits et robustes comme des chênes, dont beaucoup devaient rester dans cette Prusse où les entraînait leur maître, bûcheron terrible:

—Vive l’Empereur!

Napoléon, satisfait, se tourna vers Lefebvre et lui dit à voix basse:

—Je crois que mon cousin le roi de Prusse ne tardera pas à se repentir de m’avoir provoqué... Avec de pareils gaillards, je ferais s’il le fallait la guerre à Dieu lui-même, eût-il pour le soutenir ses légions d’archanges commandés par saint Michel et par saint Georges... Maréchal, allez embrasser votre femme, nous partons cette nuit!

III
LE COMITÉ DE LA RUE BOURG-L’ABBÉ

Au centre de Paris, rue Bourg-l’Abbé, une de ces voies tortueuses, habitées par de nombreux ménages d’ouvriers en chambre, et que la lumière rare et l’humidité persistante rendent moroses, le jour même où l’Empereur passait en revue ses grenadiers dans la cour de Saint-Cloud, on aurait pu voir, à la tombée de la nuit, sept ou huit personnes, rasant les murs, se glisser avec précaution dans une allée qu’éclairait un quinquet fumeux, puis traverser une maison au fond de laquelle, dans la cour, se trouvait un hangar paraissant servir d’atelier de menuiserie.

Ces ombres mystérieuses disparaissaient une à une dans le hangar dont les grandes portes s’ouvraient et se refermaient sans bruit.

Vers huit heures, une dizaine d’hommes se 29 trouvaient réunis dans cette vaste pièce, au centre de laquelle se dressait une chaise vide devant une petite table, éclairée par deux chandelles.

Les assistants s’entretenaient à voix basse; par moments, on se taisait, on écoutait les bruits qui venaient du dehors. Quelques-uns, s’approchant des vantaux de la porte, prêtaient l’oreille.

Une voix s’éleva tout à coup, dans le demi-silence des chuchotements.

—Citoyens, dit un homme jeune, portant l’uniforme de médecin-major de l’armée, le compagnon qui nous est annoncé, et dont la venue est certaine, ne se trouve pas encore parmi nous... Si vous voulez, nous commencerons la séance?... Nous avons des procès-verbaux à lire, des rapports à entendre...

—Oui, commençons sur-le-champ... Ouvre la séance, Marcel! répondit un des assistants, qui parut recueillir l’assentiment de tous.

Marcel, l’aide-major de Jemmapes, s’approcha de la table, tapa deux coups légers avec un coupe-papier et dit gravement:

—Philadelphes, la séance est ouverte!

Tous se rapprochèrent. Les manteaux écartés laissèrent voir quelques uniformes d’officiers.

Marcel dit en parcourant du regard son auditoire:

—Philadelphes, je vais faire l’appel nominal...

Et, prenant une feuille de papier, il lut rapidement 30 les noms suivants: Florent-Guyot... Ricord... Baude... Blanchet... Gariot... Delavigne... Baudemont... Bournot... Jacquemont... Ricard... Liebaut... Gindre... Lemarc... Poilpré... Rigomard Bazin... Demaillot... Guillaume Louvigné... et Marcel...

—Présent! avait répondu chacun des assistants à l’appel de son nom.

Marcel prit alors un autre papier et lut: «Procès-verbal de la séance du premier jeudi d’août 1806.»

Pendant la lecture de cette pièce, jetons un coup d’œil sur les personnages ainsi rassemblés sous un hangar au fond d’une cour de la rue Bourg-l’Abbé, dans un but qui devait être grave, à en juger par les précautions que l’on avait prises pour s’introduire dans ce local discret.

Ce hangar était le lieu de réunion mensuelle des Philadelphes.

Cette société secrète avait été fondée par le colonel Joseph Oudet lequel portait le nom de Philopœmen. Plusieurs des conjurés s’appelaient de noms empruntés à l’antiquité, Caton, Spartacus, Thémistocle. Les Philadelphes poursuivaient, depuis le 18 Brumaire, le renversement du pouvoir consulaire d’abord, puis de l’empire.

La plupart des conspirateurs originaires étaient des républicains, mais les émigrés, les royalistes 31 et les agents de l’Angleterre n’avaient pas tardé à pénétrer dans la société.

Les Philadelphes, en effet, se proposaient, pour atteindre leur but, d’assassiner Napoléon.

C’est dans le Jura que s’était d’abord formée l’association sous le titre de l’Alliance.

Dans l’armée, elle recruta ses adhérents. Le triste Moreau, qui, après avoir glorieusement servi la France et s’être immortalisé par sa belle retraite d’Allemagne, devait honteusement périr à Dresde, dans les rangs ennemis, le traître Pichegru aussi, furent ses membres les plus actifs.

Constituée à l’imitation des loges maçonniques, la Société des Philadelphes,—ce nom provenait d’un groupe fondé à Philadelphie aux Etats-Unis,—eut des ramifications en Angleterre, en Amérique, en Russie, en Italie. Elle s’affilia à d’autres groupes, secrets, presque tous militaires: les Miquelets des Hautes-Pyrénées, les Barbets des Alpes, les Bandoliers des départements de la Franche-Comté, les Frères Bleus, etc.

Les Philadelphes avaient pour programme ostensible: les secours mutuels, les relations d’amitié, l’appui réciproque. L’assassinat de l’empereur n’était révélé, comme objet final de la société secrète, qu’aux principaux initiés.

Car, à l’instar des fils d’Hiram, les Philadelphes avaient trois grades, depuis l’initiation jusqu’à la maîtrise.

32 Le troisième grade permettait seul la connaissance du grand secret. Les membres des cercles du premier et du second degré ne savaient rien des maîtres du troisième. Le chef suprême ou Censeur était élu par sélection, sur une liste présentée aux trois degrés successivement, de vingt-cinq candidats. A chaque épreuve dix noms étaient écartés. Au dernier degré le Censeur devait être pris parmi les cinq candidats restants.

Une seule condition était imposée pour cette élection suprême: le chef devait toujours être un militaire.

L’emblème des Philadelphes était une étoile, semblable à l’emblème qui devait être choisi, par la suite, comme insigne de la Légion d’honneur.

Les précautions étaient prises assez habilement par la société, pour que, jusqu’à l’époque où nous trouvons les conjurés réunis dans le hangar de la rue Bourg-l’Abbé, la police de Fouché ou celle de Dubois n’ait pu mettre la main sur aucun des fils de cette vaste organisation, dont le réseau s’étendait par tous les régiments de l’empire.

Le colonel Oudet ou Philopœmen avait trente ans. C’était un élégant et aimable cavalier. Doué d’un visage gracieux, très galant, très empressé auprès des femmes, il dissimulait, sous des dehors évaporés et une préoccupation apparente des succès féminins, les froids calculs du conspirateur et la haine qu’il portait à Napoléon.

33 Il était absent de Paris le jour de la séance à laquelle nous faisons assister le lecteur. Un ordre l’avait envoyé rejoindre son régiment à Besançon, en vue de la guerre imminente et de la concentration des troupes en Franconie.

Les membres du cercle supérieur réunis là étaient presque tous de vieux républicains: Florent-Guyot, ancien député de la Côte-d’Or à la Convention, avait été envoyé en mission dans le Nord. Ministre de France à La Haye, Bonaparte l’avait distingué et l’avait nommé substitut du procureur général. Il lui en savait gré en voulant le faire assassiner.

Ricord, ancien conventionnel, envoyé en mission dans le Midi, avait été très lié avec Bonaparte, lors du siège de Toulon. Il avait été arrêté comme complice de Babeuf et acquitté par la haute-cour de Vendôme.

Baude, fabricant de masques, était également un acquitté du procès de Vendôme.

Blanchet, ouvrier dessinateur, s’était signalé par sa résistance aux thermidoriens.

Gariot, Delavigne, Baudemont, Ricard, appartenaient au commerce parisien. Bournot était chef de bataillon. Jacquemont, ancien membre du tribunal, chef de bureau au ministère de l’intérieur. Gindre était médecin, Lemarc administrateur du département du Jura.

Poilpré, capitaine en retraite, Liebaut, avocat, 34 Rigomard Bazin, ancien volontaire de 92, journaliste, et Demaillot, propriétaire, complétaient le comité supérieur des Philadelphes.

Deux des personnages de cette réunion nous sont déjà connus: Marcel et le marquis de Louvigné.

Marcel avait conservé, durant les guerres de la République et du Consulat, ses sentiments de philosophe cosmopolite. Il maudissait la guerre et rendait responsable de ses maux la tyrannie de Bonaparte. Avec zèle et dévouement il avait, sur les champs de bataille, donné ses soins aux blessés. Nous avons vu qu’il n’avait pas hésité à accompagner Catherine Lefebvre, lorsqu’il s’était agi de s’aventurer parmi les décombres du château de Lowendaal, le soir de Jemmapes, et qu’il avait été assez heureux pour en retirer le petit Henriot, bientôt rétabli, grâce à ses soins.

Marcel, rêvant une République universelle, fondée sur la fraternité et sur la paix, où tous les hommes, déposant les armes, ne se rencontreraient que pour échanger les produits du travail commun et célébrer des fêtes joyeuses, avait été acquis des premiers à l’Association des Philadelphes. Il en était devenu le secrétaire et portait le nom d’Aristote.

L’autre personnage, un robuste gaillard, à physionomie énergique, au visage traversé d’une balafre et dont toutes les allures dénotaient l’homme 35 d’action, était le marquis de Louvigné, le mari de cette grasse et aventureuse châtelaine, la mère de Renée, dont le comte de Surgère avait fui, jusqu’à Coblentz, l’intimité trop pesante.

Le marquis de Louvigné, royaliste ardent, après avoir fait toutes les guerres de Vendée, avait chouanné en Bretagne et en Normandie.

Il avait failli être pris avec Cadoudal et M. de Frotté et ne s’était échappé en Angleterre que par miracle.

Revenu en France après l’amnistie, il avait été mêlé à l’affaire de la machine infernale, et s’était faufilé dans les rangs des Philadelphes, à la faveur de la haine vivace qu’il manifestait en toute occasion contre Napoléon.

Agent secret des princes, le marquis de Louvigné soutenait, avec habileté et prudence, les intérêts royalistes dans cette société républicaine.

Les généreux esprits qui s’étaient lancés dans cette entreprise terrible ne voyaient au bout de leurs efforts, couronnés de succès, que le renversement de l’Empire et le rétablissement de la République.

Le vieux chef chouan, plus clairvoyant, se disait que la mort de Napoléon ne profiterait qu’aux Bourbons et, tout en secondant de son mieux les projets de ses amis les républicains, il songeait avec joie que si les Philadelphes triomphaient, 36 ce n’était pas une République, mais une Restauration qui deviendrait le régime de la France, livrée à l’étranger, abattue, désarmée, privée de son épée, dépouillée de son manteau de gloire.

Quand le procès-verbal fut lu et adopté sans observation, Marcel donna connaissance de la correspondance.

Des renseignements intéressants, dit-il, lui étaient parvenus de plusieurs points du territoire. Des adhésions nouvelles arrivaient de plusieurs régiments jusque-là réputés enthousiastes pour l’Empereur. Partout des ferments d’agitation se produisaient. Les mères de famille, effrayées de la conscription qui leur enlevait chaque année leurs enfants, encourageaient leurs maris à grossir les rangs des Philadelphes. La presse bâillonnée, la tribune muette, donnaient plus de force à la propagande secrète. Le pays était mûr pour l’indépendance; il ne fallait qu’un événement, un hasard, pour proclamer l’insurrection, qu’un chef comme Washington pour la faire triompher...

Comme on applaudissait avec ménagement, de peur d’éveiller l’attention des voisins parmi lesquels pouvait se trouver quelque agent du préfet de police Dubois, la porte du hangar s’ouvrit et un homme encore jeune, de manières aisées, portant, avec une coquetterie d’ancien régime, les cheveux poudrés, parut, saluant avec dignité les 37 assistants. Il se dressait, serré dans une longue redingote boutonnée, et tenait à la main une canne à pomme d’or.

—Citoyens, dit Marcel, désignant le nouveau venu, permettez-moi de vous présenter le compagnon Léonidas, qui nous est recommandé par notre chef Philopœmen... c’est lui qui peut-être sera le Washington de la France!..... il va vous dire si l’occasion est favorable d’en finir avec le tyran!...

—Elle n’a jamais été si belle! s’écria le nouveau venu, et je dois, camarades, vous en donner la raison: la guerre est déclarée!...

—Approchez-vous, compagnon Léonidas, et veuillez faire connaître aux Philadelphes votre plan, dit Marcel, cédant au nouveau venu l’unique chaise garnissant le local du comité de la rue Bourg-l’Abbé.

IV
LE PLAN DE LÉONIDAS

Léonidas, d’une voix contenue, exposa brièvement son projet au comité supérieur.

Il commença par se livrer à une attaque passionnée contre Napoléon. Il lui reprocha son ambition démesurée, ses rêves de conquérant, son origine corse, ses allures de condottière; il n’osa pas nier son génie d’organisateur ni contester ses talents militaires, mais il grandit démesurément Moreau, Masséna, Bernadotte, tous les généraux qui furent les rivaux de Bonaparte, et qui presque toujours se trouvèrent battus quand il n’était pas là. Léonidas, poursuivant son réquisitoire, débita toutes les critiques, toutes les insinuations et toutes les accusations que, par suite, les écrivains royalistes reproduisirent dans leurs pamphlets.

Puis il déclara que les temps étaient propices, 39 qu’il fallait enfin abattre le tyran et rendre à la France la liberté.

L’occasion était offerte: il fallait la saisir; on n’avait pas besoin de risquer un attentat qui pouvait échouer.

L’assassinat était une suprême ressource. Il ne fallait y recourir qu’à défaut d’autre moyen.

Or, on avait mieux. Il allait le démontrer.

La guerre était ouverte. A la tête d’une armée formidable, Napoléon bientôt s’enfoncerait dans les plaines marécageuses de la Westphalie, du Hanovre, du Brandebourg.

Il pouvait y rester. L’important n’était pas qu’il fût enseveli dans les tourbières de la Prusse, mais qu’à Paris on le crût disparu dans la confusion de cette campagne lointaine. Les nouvelles seraient rares, longues à parvenir. Avant que l’erreur fût dissipée et la nouvelle démentie, la révolution aurait abouti.

—Oui, reprit Léonidas avec force, au risque de donner l’éveil aux voisins curieux ou aux agents apostés, il n’est pas nécessaire que Napoléon soit réellement défunt, il suffit que cette nouvelle se répande en France: l’Empereur est mort! pour qu’aussitôt, au milieu d’un effarement général, l’empire s’effondre. N’est-ce pas le colosse aux pieds d’argile!

—Bravo! citoyen Léonidas, dit un des membres, vous profitez donc de l’éloignement de 40 l’empereur pour répandre le bruit de sa mort. Mais quel parti tirerez-vous du désarroi, de l’anarchie qui, selon vous, doivent en résulter dans l’Etat?

—Tout est prévu, répondit Léonidas avec calme.

Et il continua:

Un décret est supposé rendu par le Sénat qui investit votre serviteur du commandement de l’armée de Paris. Le général Masséna est chargé du commandement en chef des armées engagées devant l’ennemi. La garde nationale, par un autre décret, est reconstituée et le général Lafayette en est nommé général en chef.

—Et pour l’intérieur, que décidez-vous? demanda un autre membre.

—Un sénatus-consulte est préparé, qui nomme un gouvernement provisoire...

—Les noms?... pouvons-nous les connaître? demanda Marcel.

—Je ne vois aucun inconvénient à vous les dire: les citoyens Garat, Destutt de Tracy, Lambrecht, sénateur, le général Moreau, l’ancien membre du Directoire Carnot, font partie de ce gouvernement, provisoirement présidé par un militaire.

—Qui est-il? dirent plusieurs des assistants, impatients, avides de connaître le vrai chef, l’âme de cette conspiration...

41 —Ce président sera moi...

—Très bien!... dit le marquis de Louvigné, et votre gouvernement s’intitulera républicain?...

—Quel autre régime le pays pourrait-il supporter? fit Léonidas en regardant avec sévérité le marquis.

L’agent royaliste se tut, craignant d’éveiller les soupçons.

—Nous aurons pour nous le peuple et l’armée, reprit Léonidas. Nous abolirons la conscription. Nous crierons par toute la France: «Plus de droits réunis!» Nous déclarerons à l’Europe la paix. Pas de guerre! Pas de levées d’hommes! Les Français pourront jouir en paix des fruits de leur gloire et des bienfaits de l’alliance avec toutes les nations!... Voilà ce que nous offrons au peuple. Délivré du tyran, il acclamera de nouveau la République et relèvera la statue abattue de la Liberté!...

On applaudit à ce programme et les mains des membres rapprochés du bureau se tendirent vers Léonidas pour le féliciter.

Marcel, qui faisait un peu l’office de directeur des débats, intervint alors:

—Citoyens, vous avez entendu l’exposé si clair, si lumineux, si pratique aussi, du projet conçu par le compagnon Léonidas, avec l’approbation de notre censeur Philopœmen... êtes-vous d’avis de l’adopter?

42 —Oui! oui!... s’écrièrent plusieurs voix.

—Il s’agit maintenant de fixer la date ou le jour de l’exécution.

—Seul, je dois connaître cette date, dit Léonidas... il faut que le secret soit absolu... Au dernier moment je vous convoquerai... Acceptez-vous?

—Oui... oui... Mort au tyran!... A bas l’Empereur!... clamèrent les conjurés, dominés par l’énergie et l’accent d’autorité de leur nouveau chef.

—Mes amis, je compte sur vous comme vous pouvez compter sur moi, reprit Léonidas; à présent, avant de nous séparer, en vous remerciant de l’accueil que vous avez bien voulu me faire sur l’avis de mon cher camarade le colonel Oudet, il me reste un devoir à remplir... Je vous ai donné les noms de tous les membres du gouvernement provisoire... sauf un seul, le mien... je dois vous le faire connaître...

Un grand silence se fit. Tous attendaient avec une vive curiosité le nom de cet audacieux conspirateur qui, en imaginant de répandre brusquement le bruit de la mort de l’Empereur, espérait surprendre le pouvoir, intimider le Sénat, rallier les administrations et disposer de l’armée façonnée à l’obéissance passive.

—Philadelphes, dit Léonidas, avec une mâle simplicité, je suis né à Dôle, le 28 janvier 1754, 43 j’ai donc cinquante-deux ans; mon père était chevalier de Saint-Louis: à seize ans je me suis fait soldat. J’ai commandé le détachement franc-comtois à la fête de la Fédération. J’ai gouverné la place de Besançon. J’ai été fait général de brigade en Italie, où j’ai servi sous mes amis Championnet et Masséna... J’ai toujours défendu la patrie et aimé la liberté... Je me nomme le général...

A ce moment, on frappa violemment à la porte du hangar.

Un maréchal des logis de hussards, très mince, très coquet, accourut, essoufflé:

—Vite! vite!... Hors d’ici, camarades! cria-t-il en entrant.

—Qu’y a-t-il, Renée? demanda vivement Marcel, s’approchant du maréchal des logis qui n’était autre que Renée, le joli sergent du bataillon de Mayenne-et-Loire, la compagne fidèle de l’aide-major.

—Il y a que vous êtes perdus! Si vous restez une seconde de plus ici, vous êtes pris... les agents de Dubois sont sur mes talons...

Marcel s’était aussitôt précipité vers le centre de la pièce, et soulevant une trappe, l’ouvrit, disant aux conjurés:

—Camarades, éloignons-nous par cette issue... nous tomberons dans la cave d’un ami, d’un affilié... de là nous pourrons gagner une maison voisine 44 donnant sur une autre rue... En route!... le tyran n’en a plus pour longtemps à nous faire traquer par ses sbires!... Vive la République!

—Mort au tyran! à bas l’Empereur! répétèrent les Philadelphes.

Marcel tenant la trappe ouverte, tous les assistants descendirent un à un.

Renée voulait attendre que Marcel eût à son tour disparu dans le trou béant, mais celui-ci lui fit signe de passer, et, montrant Léonidas, il dit:

—Après vous, mon général...

—Du tout, répondit celui-ci, je suis ici capitaine à bord d’un navire en perdition... je dois rester le dernier...

Marcel fit un signe de soumission et posa le pied sur l’échelle.

Au moment de descendre, il releva la tête:

—Pardon, dit-il, on vous a interrompu à l’instant où vous alliez, mon général, nous dire votre nom... peut-être est-il bon que je le sache, pour le procès-verbal de cette séance?

—Très juste, répondit Léonidas.

Et s’engageant à son tour dans la soute noire, derrière Marcel, il dit ce simple nom:

—Général Malet!...

Puis il laissa retomber la trappe.

Il était temps: des coups de crosse ébranlaient la porte du hangar, qui avait servi de siège au comité de la rue Bourg-l’Abbé et les agents du 45 préfet Dubois s’avançaient, avec précaution, dans la salle vide, tandis que les Philadelphes, ayant gagné la maison voisine, se dispersaient, ajournant l’exécution du projet hardi que le même général Malet devait reprendre témérairement plus tard, au moment de la déroute de Russie, le 22 octobre 1812.

V
GLOIRE D’AUTREFOIS

La guerre était commencée. Napoléon s’était préparé avec autant de prudence, de circonspection et de précautions de toutes sortes, en vue de la première rencontre, que si le salut de la France en eût dépendu.

La Prusse, au contraire, avec une infatuation que plus tard nous devions connaître, se fiant à sa vieille réputation militaire, toute glorieuse des souvenirs du grand Frédéric, abusée par les publicistes chauvins comme de Gentz, trompée par ses militaires qui affirmaient, en d’autres termes, mais avec la même présomptueuse sottise que notre maréchal Lebœuf soixante-quatre ans plus tard, qu’il ne manquait pas un bouton de guêtre aux grenadiers, la Prusse ayant pour chefs de vieux généraux comme Brunswick, Blücher 47 et Mollendorf, semblait pénétrée de l’esprit d’imprudence et d’erreur dont il est parlé dans Athalie. La chute de la monarchie prussienne apparaissait fatale.

Un conseil de guerre fut tenu le 5 octobre 1806 à Erfurt, sous la présidence du roi Frédéric-Guillaume.

Le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le maréchal de Mollendorf, les ministres, plusieurs officiers généraux, tinrent séance pendant deux jours.

Il est facile de gagner les batailles après coup et de refaire les plans de campagne, en évitant les fautes commises, en profitant des hasards heureux survenus.

Sans tomber dans cette façon trop aisée de tabler sur les faits accomplis, sans suivre la fortune et argumenter d’après le succès final, il est certain que les Prussiens commirent une faute immense dès le début de la campagne.

Ils devaient, loin de se porter au devant de Napoléon qui avait à sa disposition ses troupes de l’Allemagne du Sud, reculer, lui opposer l’espace, le terrain marécageux et difficile, l’attirer vers le Nord, et là joindre l’armée russe à qui la distance ne permettait pas d’entrer en ligne avant deux ou trois mois.

De sages conseils en ce sens furent produits, mais la reine Louise assistait à la discussion 48 penchée sur le fauteuil du roi. Elle fut en cette circonstance le mauvais génie de la Prusse, comme une autre souveraine devait plus tard fatalement conseiller ceux qui disposaient des destinées de la France.

La reine murmura à l’oreille du roi son indignation de paraître reculer devant les Français qui n’avaient pas encore eu affaire à la première armée d’Europe, aux vainqueurs de Rosbach. Que dirait le peuple si animé, si excité, qui criait: A Paris! à Paris! dans les rues de Berlin. Et les étudiants aux discours enflammés, qui chaque soir emplissaient les brasseries de leurs belliqueuses provocations, accompagnées de larges rasades! Les philosophes s’en mêlaient: Fichte en tête, qui s’était engagé, et l’on ne rêvait, dans les laboratoires et parmi les pinacothèques, que l’extermination de l’armée française et la conquête des anciennes provinces de la Lotharingie. Il fallait avancer, pousser droit à l’ennemi. Une première victoire ouvrirait à l’armée prussienne la route de Paris! Et la reine disait:

—Vous hésitez, sire! Le peuple pensera que vous avez peur!...

Le roi, faible, indécis, qui aurait peut-être voulu encore arrêter les hostilités, tenter une démarche pacifique, se soumit aux arrêts de la reine Louise. Cette femme imprudente traduisait 49 d’ailleurs, au conseil de guerre d’Erfurt, les passions populaires surexcitées et formulait les sentiments de toute la nation fanatisée.

La marche en avant fut résolue. Dans une note insultante et provocatrice, la Prusse demanda à la France de retirer immédiatement ses troupes de l’autre côté du Rhin. La date de cette retraite était exigée au 8 octobre.

Ce fut Berthier, major général, qui remit la note à l’Empereur.

—Très bien, lui dit froidement celui-ci, nous serons exacts au rendez-vous que nous donne le roi de Prusse. Le 8 octobre, au lieu d’être en France, nous serons en Saxe!

Immédiatement Napoléon adressa à l’armée la proclamation suivante:

«Soldats,

L’ordre pour votre rentrée en France était parti. Vous vous étiez déjà rapprochés de plusieurs marches, des fêtes triomphales vous attendaient. Mais des cris de guerre se sont fait entendre à Berlin. Le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos dissensions intestines, conduisait, il y a quatorze ans, les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne, domine encore dans leurs conseils. Si ce n’est plus Paris qu’ils veulent renverser jusque dans ses fondements, ils veulent que nous évacuions l’Allemagne à l’aspect 50 de leurs armées. Soldats!... il n’est aucun de vous qui veuille retourner en France par un autre chemin que celui de l’honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de triomphe.

»Malheur donc à ceux qui nous provoquent! que les Prussiens éprouvent le même sort qu’ils éprouvèrent il y a quatorze ans...»

Le lendemain 8 octobre, l’armée franchissait la Saxe, par trois colonnes, et Murat, à la tête de la cavalerie, donnait les premiers coups de sabre.

Ce fut le combat de Schleitz. Le général prussien Tauenzien eut affaire au 27e léger, général Maison, et aux 94e et 95e de ligne, de la division Drouet. Murat avec le 4e hussards et le 5e chasseurs chargea en personne et décida de cette première victoire.

Un second combat eut lieu le 10, à Saalfeld. Le prince Louis de Prusse y fut tué et le maréchal Lannes marcha sur Iéna.

La panique des Prussiens fut considérable. Les rues de la petite ville universitaire d’Iéna étaient encombrées de fuyards. Les ponts de la Saale se trouvaient obstrués par les bagages, les fourgons, les blessés. La déroute se propagea jusqu’à Weimar.

Le 13 octobre, Napoléon était devant Iéna. Il donna les ordres suivants: Soult et Ney devaient se trouver à Iéna au plus tard dans la 51 nuit. Murat ramènerait sa cavalerie vers Iéna et Bernadotte attendrait entre Iéna et Naumbourg, à Dornbourg, où se trouvait un pont sur la Saale.

A Naumbourg, le maréchal Davoust, chargé d’observer l’armée du prince de Hohenlohe, avait son quartier général.

Une hauteur domine Iéna. Là, avec Lannes et la garde, Napoléon se campa. Au centre d’un carré de quatre mille hommes, il établit sa tente. Depuis, l’on a nommé ce tertre fameux: Napoléonsberg.

Alors, avec une activité prodigieuse, il s’occupa d’amener son artillerie par des chemins difficiles. Une torche à la main, il dirigeait en personne les travaux du génie entaillant le roc pour livrer un passage au canon.

Brisé de fatigue, il ne voulut prendre du repos que lorsqu’il eut vu les premières pièces hissées.

Devant un feu de bivouac, se faisant apporter une chaise, il s’assit, à cheval, et les deux mains appuyées au dossier, il s’endormit, au milieu d’un cercle respectueux de soldats et d’officiers.

La Victoire, planant sur la Grande Armée de ses ailes invisibles, protégeait le sommeil du grand soldat.

Quand il rouvrit les yeux, un brouillard épais couvrait la plaine. Escorté par des hommes munis de torches, Napoléon parcourut le front des 52 troupes. Il les harangua avec son énergie et sa précision accoutumées. Il fallait couper les Prussiens, les séparer des Russes, et la journée qui s’avançait allait renouveler les prodiges d’Austerlitz!...

Les cris de: «Vive l’Empereur!» éclatèrent et le signal d’attaquer fut donné à Lannes.

Le 14 octobre 1806 fut une double victoire: Iéna et Auerstaedt.

A Iéna, où Napoléon commandait en personne, la victoire fut un instant compromise par le maréchal Ney qui s’était engagé imprudemment.

A Auerstaedt, où Davoust ne fut pas secouru par Bernadotte, qui le jalousait et s’en tint à la lettre des ordres de Napoléon, en gardant sa position à Dornbourg, les Prussiens crurent un moment anéantir le 3e corps, mais la division Friant et la division Morand décidèrent de la victoire. Brunswick était frappé à mort, le maréchal de Mollendorf dangereusement blessé.

Le double et glorieux combat du 14 octobre anéantit l’armée prussienne. La débâcle fut épouvantable. Les cavaliers de Murat sabrèrent jusqu’à Weimar les fuyards.

Sans l’inaction de Bernadotte, il ne restait pas un soldat à la Prusse au lendemain de ces deux combats, où le maréchal Davoust égala Napoléon: Il doit partager sa gloire.

53 Le soir du combat, Napoléon parcourut un coin du champ de bataille.

Il regardait, pensif, des cadavres amoncelés auprès d’un bouquet de bois, où la cavalerie prussienne avait chargé.

Le numéro du régiment le frappa.

—De la 32e! s’écria-t-il. Encore de la 32e!... il en est tant tombé en Italie, en Egypte, en Allemagne, partout... Oh! les braves gens! dit-il à Rapp, son aide de camp, tout ému, comment peut-il rester encore des hommes de cet invincible régiment!

Et, l’Empereur, s’arrêtant, souleva son petit chapeau, et mit son cheval au pas, rendant ce suprême hommage à ces vaillants de la 32e demi-brigade, les soldats du pont d’Arcole et de Marengo.

Il continua sa ronde. A l’entrée du village d’Auerstaedt, se trouvait une petite ferme, autour de laquelle un vif engagement s’était livré, à en juger par les morts qui gisaient alentour et par les armes brisées, jetées, jonchant la prairie et le jardin attenant à la ferme.

Devant la porte de la grange soigneusement fermée, l’Empereur aperçut la silhouette démesurée d’une sorte de maigre géant, debout, paraissant monter la garde.

Sous son bras, le géant tenait une longue canne.

54 Napoléon poussa vivement son cheval et apostrophant l’étrange factionnaire:

—Que diable fais-tu là, toi, le tambour-major? dit-il.

Le tambour-major, redressant sa haute taille, prit sa canne, lui fit faire un vertigineux moulinet, la jeta en l’air, la rattrapa au vol et la présentant ensuite, dans l’attitude du soldat en armes devant un général, répondit:

—Sire, j’attends du renfort!

—Eh! mais je te reconnais... Tu es le tambour-major de mes grenadiers... Tu te nommes La Violette?

—Oui, sire, c’est moi-même... en route pour Berlin, comme Votre Majesté l’a ordonné...

—Bien! rassure-toi, nous irons à Berlin, mon brave! La route est ouverte à présent, dit en souriant l’Empereur... Mais, de quels renforts parlais-tu?

—Sire, je ne peux pas emmener à moi tout seul mes prisonniers.

—Tes prisonniers!... Quels prisonniers? dit Napoléon intrigué.

—Oui, des prisonniers que j’ai faits... Ils sont là... dans la grange... J’ai fermé la porte et j’attends...

—Tu as fait des prisonniers, toi?

—Oui, sire... un escadron! Je me trouvais là tout près avec mes tapins... J’ai aperçu des dragons 55 rouges démontés qui s’enfuyaient, je les ai sommés de se rendre... ils m’ont écouté. Ils croyaient probablement que j’avais derrière moi le régiment... ils se sont rendus... alors je les ai enfermés là-dedans. Voilà comment ça s’est passé, sire!

Un des officiers de la suite avait pénétré dans la grange pendant ce colloque. Il vint rendre compte à l’Empereur de la vérité du fait. Soixante dragons rouges, ayant jeté leurs armes, se rendaient à merci, réclamant la vie sauve...

Napoléon, à cheval, se trouvait à peu près à la hauteur du front de La Violette.

—Approche ici, lui dit-il, de son air de bonne humeur...

Et, saisissant l’oreille de La Violette, il la lui tira violemment.

La Violette retint un cri de douleur. Il fallait que l’Empereur fût bigrement content pour pincer si fort...

—Ah! tu te permets, toi, un tambour-major, de faire des prisonniers de guerre... Ah! bien! attends un peu... je vais te payer la rançon...

Et l’Empereur élevant la voix, dit:

—Rapp, venez près de moi!

Rapp avança son cheval.

Napoléon porta vivement la main à la poitrine de Rapp, en détacha la croix de la Légion d’honneur, et la tendant à La Violette, tout abasourdi, lui dit:

56 —Tambour-major La Violette, tu es un brave... dorénavant tu porteras le signe de la bravoure... Rapp, faites diriger ces prisonniers sur Iéna!

Et sans attendre les remerciements du nouveau chevalier, véritablement ahuri, Napoléon mit son cheval au galop et continua sa visite du champ de bataille.

La Violette, les deux mains posées sur sa canne, considérait, pensif, la croix scintillant sur sa poitrine.

Il murmura d’un air profondément troublé:

—Je ne suis pas un poltron... je suis un brave?... moi, allons donc! Pourtant l’Empereur l’a dit...

Il ajouta en brandissant sa canne avec énergie:

—Enfin, ça y est... A présent il n’y a plus qu’à prouver à l’Empereur qu’il ne s’est pas trompé... Ah! quand donc aurai-je le bonheur de me faire casser la gueule pour lui!...

Et La Violette, rythmant sa marche de moulinets formidables, comme s’il commandait la charge à des tambours invisibles, arpenta le champ de bataille pour rejoindre son régiment, en criant:

—Nom de Dieu! où y en a-t-il encore des Prussiens que je les casse!...

VI
LEFEBVRE CHERCHE A COMPRENDRE

Rentré à son quartier général, Napoléon dit à Rapp de faire venir aussitôt le maréchal Lefebvre.

Puis, faisant signe à ses secrétaires qui, leurs portefeuilles sur les genoux, se disposaient à écrire, il commença à dicter, en se promenant de long en large selon son habitude, ne s’interrompant que pour puiser de larges prises de tabac dans sa tabatière d’écaille.

—Ecrivez, dit-il au premier secrétaire: «Le corps du maréchal Davoust a fait des prodiges. Ce maréchal a eu son chapeau emporté par un biscaïen, les cheveux effleurés et a reçu un grand nombre de balles dans ses habits. Il a déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère, première qualité d’un homme de guerre. 58 Il a été secondé par les généraux Gudin, Friant, Morand, Deultanne, chef de l’état-major, et par l’intrépidité rare de son brave corps d’armée. Les résultats de la bataille sont 30 à 40,000 prisonniers; il en arrive à chaque moment; 30 à 40, peut-être 60 drapeaux pris; 300 pièces de canon, des magasins immenses de subsistances en notre pouvoir. Au dire des déserteurs, des prisonniers et des parlementaires, le désordre et la consternation sont extrêmes dans les débris de l’armée ennemie.»

Napoléon cessa de dicter. On sait qu’il lui était presque impossible d’écrire. Sa main ne pouvait galoper sur le papier aussi rapide que sa pensée. Il en résultait un entassement d’hiéroglyphes, absolument illisibles, même pour lui.

La besogne de ses secrétaires était ardue. Bourrienne, Fain, Menneval, à force d’habitude, d’entraînement, d’attention, étaient parvenus à le suivre, dans ses fiévreuses improvisations.

Mais il se rendait compte de la difficulté pour ses scribes de noter ses paroles à mesure qu’elles s’échappaient de sa bouche, comme une coulée de fonte du creuset.

Aussi, entre chaque ordre, laissait-il une pause pour permettre au secrétaire essoufflé de le rattraper et de récrire les mots mis en abrégé.

—Ceci sera pour le 5e bulletin de la Grande-Armée, dit-il. Voici pour communiquer aux journaux, 59 fit-il ensuite, d’un ton sarcastique, en se tournant vers son second secrétaire, tandis que le premier recopiait la dictée.

Il recommença sa promenade et lança cette fielleuse information:

—«La reine de Prusse a été plusieurs fois en vue de nos postes. Elle est dans des transes et des alarmes continuelles. La veille de la bataille, à Iéna, elle avait passé son régiment en revue. Elle excitait sans cesse le roi et les généraux. Elle voulait du sang. Le sang le plus précieux a coulé. Les généraux les plus marquants de son pays, Brunswick, Mollendorf, sont ceux sur qui sont tombés les premiers coups.»

Le ton de Napoléon était amer. Il semblait exercer une rancune d’homme contre la reine de Prusse, plutôt que relater sa victoire sur un souverain ennemi.

Il s’était arrêté, comme s’il cherchait ses mots, lui d’ordinaire si pressé, au débit si précipité et qui souvent n’achevait pas ses phrases.

Le secrétaire, surpris de ce répit inattendu, releva la tête et regarda l’Empereur avec inquiétude. Serait-il souffrant? Une indisposition subite venait-elle de l’atteindre, lui, l’homme invulnérable, qui ne connaissait ni la fatigue, ni la faim, ni la soif, ni le sommeil, ni la maladie?

Napoléon reprit vivement, comme stimulé par l’interrogation muette de son secrétaire:

60 —Ecrivez, écrivez, monsieur!... «L’Empereur est logé au palais de Weimar, où logeait quelques jours avant la reine de Prusse. Il paraît que ce qu’on a dit d’elle est vrai. C’est une femme d’une jolie figure, mais de peu d’esprit, incapable de présager les conséquences de ce qu’elle faisait. Il faut aujourd’hui, au lieu de l’accuser, la plaindre, car elle doit avoir bien des remords des maux qu’elle a faits à sa patrie et de l’ascendant qu’elle a exercé sur le roi, son mari, qu’on s’accorde à présenter comme un parfait honnête homme, qui voulait la paix et le bien de ses peuples...»

De nouveau, Napoléon fit une pause...

Un personnage venait d’entrer sans bruit, tout crotté, l’uniforme déchiré et la broderie de son manteau calcinée par la poudre...

Il attendait respectueusement que l’Empereur eût fini de dicter.

Napoléon allant droit à lui, dit avec jovialité en lui secouant la main vigoureusement:

—Eh bien! mon vieux Lefebvre... Nous nous en sommes pas mal tirés cette fois... Hein! qu’en dis-tu?

—Sire, avec vous et mes grenadiers, on s’en tirera toujours!

—La garde impériale à pied, que tu commandais, a été admirable!...

—La garde impériale à cheval, que Bessières 61 commandait, a été superbe aussi! dit Lefebvre qui exceptionnellement n’était pas jaloux des autres maréchaux et les aimait tous, excepté Bernadotte, en qui sa franche nature devinait la trahison.

—Vous avez tous été admirables! reprit Napoléon, et tu pourras dire à tes grenadiers ce soir: Soldats, l’empereur est content de vous!...

—Merci! oh! merci, sire!... ça leur suffira... d’ailleurs ils ne l’ont pas volé ce remerciement... Savez-vous que la garde a fait quatorze lieues d’une seule étape, en cognant tout le temps... Oh! sire, vous m’avez autrefois donné votre sabre des Pyramides, dit avec familiarité Lefebvre, vous ne ferez pas mal de m’en offrir un autre... le mien est tout faussé, voyez! on dirait un tire-bouchon...

—Bien! bien!... à la place de ton sabre, on te donnera une épée... Tu as déjà un bâton... tu pourras marcher ainsi...

—Je ne comprends pas bien... dit Lefebvre, dont les facultés d’induction n’étaient pas très développées... Sire, expliquez-moi...

—Voyons, tu as déjà le bâton de maréchal...

—C’est vrai... mais l’épée?...

—Tu comprendras plus tard... Donne-moi ton avis... Tu étais là quand je dictais cette note relative à la reine de Prusse...

—Oui, sire; est-ce que je puis parler...

62 —... Avec la liberté d’un soldat qui sait mal farder la vérité! dit avec emphase Napoléon qui aimait beaucoup à citer des vers de tragédie; je t’écoute, Lefebvre!...

—Eh bien, sire... je ne fais pas la guerre aux femmes, moi, et à votre place, je laisserais tranquille la reine de Prusse.

—Elle a voulu la guerre, c’est elle qui est cause que tant de mes braves dorment ce soir, sans tombeau, dans les vallons d’Iéna, dans les rues d’Auerstaedt!...

—Le peuple prussien voulait aussi la guerre...

—La reine l’a poussé, ensorcelé, trompé, dit avec fermeté Napoléon. Les bourgeois et les ouvriers, laboureurs, artisans, avaient vu la guerre avec peine. Oui! une poignée de femmes, de jeunes officiers, ont seuls fait le tapage et le mal... il n’y a pas un homme sensé qui n’ait deviné ce qui allait advenir, aussi bien à Paris qu’à Berlin...

—Ça c’est vrai!... les Prussiens ne pouvaient pas se mettre dans le toupet qu’ils battraient Napoléon, Lannes, Ney, Davoust, Soult, sans m’oublier avec mes grenadiers! dit Lefebvre avec une naïve simplicité, qui excluait toute idée de fanfaronnade et de gloriole.

—Les gens raisonnables, continua Napoléon, tout à son idée, accusent le voyage de l’empereur Alexandre des malheurs de la Prusse. Le changement 63 qui s’est dès lors opéré dans l’esprit de la reine, de femme timide et modeste, s’occupant de son intérieur, devenue turbulente et guerrière, est dû à l’impression qu’a produite sur elle le bel empereur Alexandre...

—Vous croyez la reine amoureuse du tsar?

—Elle a cherché à lui plaire, du moins par ses goûts... Elle s’est mise à commander un régiment, à assister aux conseils de guerre... Elle a si bien mené son mari par le bout du nez, qu’elle l’a conduit, en quelques jours, avec son trône, au bord du précipice... Oh! femmes! femmes! quelles funestes conseillères vous êtes pour les souverains! Retournez à vos fuseaux et laissez les hommes tenir le sceptre et l’épée!... Attends un peu, Lefebvre, je vais encore lui dire son fait à cette reine téméraire et frivole!...

Et aussitôt l’Empereur, se tournant vers un des secrétaires, lui commanda:

—Ajoutez ceci à la note que vous avez transcrite: «On trouve, dans les boutiques des villes et jusque dans les cabanes des paysans, une gravure qui excite le rire...

Napoléon suspendit sa parole. Il paraissait chercher un trait méchant.

Il reprit, avec un plissement ironique de la lèvre supérieure:

—«... On y voit le bel empereur de Russie, près de lui la reine, et de l’autre côté le roi qui 64 lève la main, faisant serment sur le tombeau du Grand Frédéric, à Potsdam, de battre les armées françaises. La reine, drapée d’un schall, à peu près comme les gravures de Londres représentant Lady Hamilton, appuie la main sur son cœur et a l’air de regarder l’empereur de Russie. L’ombre du grand Frédéric n’a pu que s’indigner de cette scène scandaleuse. Son esprit, son génie et ses vœux, étaient avec la nation qu’il a tant estimée, et dont il disait que s’il en était le roi, il ne se tirerait pas un coup de canon en Europe sans sa permission...»

Ayant dicté, il s’arrêta, sourit, visiblement content de sa rédaction, et regarda Lefebvre, comme cherchant une approbation.

Mais celui-ci semblait absorbé par la contemplation d’un plan, étalé sur la table de l’Empereur.

Des figures géométriques, des lignes, des échelles, des chiffres, couvraient les marges de ce plan.

Napoléon s’approcha de Lefebvre et lui dit:

—Tu vois là un beau travail... c’est d’un ingénieur du plus grand mérite... le général Chasseloup...

—Ah! oui! dit Lefebvre d’un ton assez indifférent, et il détourna la tête, ne s’intéressant que médiocrement à ces travaux géographiques qui pour lui étaient de l’hébreu.

Napoléon insista:

65 —C’est le plan de la ville de Dantzig, dit-il... avec l’étude des distances, des hauteurs et des positions tout autour de la place...

—Ah! c’est Dantzig?... parfaitement!... connais pas Dantzig, dit Lefebvre de plus en plus froid et n’attachant aucune importance à ce renseignement fourni par l’Empereur.

Celui-ci, toujours souriant, continua:

—Tu connaîtras bientôt Dantzig, mon vieux Lefebvre... C’est un port de premier ordre sur la Vistule. Tout le commerce du Nord y aboutit... Il y a là des ressources immenses, des approvisionnements inépuisables... pour la campagne que je veux entreprendre dans les plaines de Pologne... car nous allons au-devant des Russes...

—Tant mieux! dit Lefebvre, ça me fera plaisir de taper un peu sur des troupes plus sérieuses que celles du roi de Prusse... Et quand y allons-nous au-devant de ces Russes?...

—Attends!... de la patience, Lefebvre! La Russie est un vaste empire et les difficultés sont grandes pour l’aborder. Elle se défend par l’espace, par le froid, par le manque de communications, par la famine aussi... Mes soldats mourraient de faim et manqueraient de tout dans les neiges de la Pologne, ils n’atteindraient jamais le cœur de la Moscovie, si je ne m’assurais des magasins sur mes derrières... Voilà pourquoi il me faut Dantzig...

66 —S’il vous la faut, vous l’aurez!

—J’y compte bien, mais Dantzig est une place de premier ordre... Le roi de Prusse en a fait la citadelle de son royaume assailli... Une garnison de quatorze mille Prussiens, renforcée de quatre mille Russes, la défend... C’est le brave maréchal Kalkreuth qui en est le gouverneur... un soldat énergique, je te le jure! il est en train de faire brûler les faubourgs afin d’ôter tout abri à l’assaillant... Ce n’est pas tout... suis avec moi sur le plan...

Et Napoléon, du doigt, montra à Lefebvre qui écarquillait les yeux, ouvrait les oreilles et feignait de comprendre, le travail du général du génie Chasseloup.

—Tu vois, continua Napoléon, ce trait, c’est un banc de sable, le Nehrung, il a une vingtaine de lieues... il n’a pas un arbre, pas une maison, pas un abri, il protège Dantzig, qui est à une lieue de la mer, et sert à relier cette ville avec le port de Kœnigsberg... un canal avec une île, le Holsen, mène à la pleine mer... des redoutes défendent toutes les passes de ce canal... enfin la place, entourée d’eau de trois côtés par la Vistule et la rivière Motlau, est couverte par une enceinte bastionnée... à tout instant les défenseurs peuvent inonder les abords... des ouvrages en terre, qui ont été garnis, non pas avec de la maçonnerie, mais de palissades très fortes, de quinze pouces 67 de diamètre, qui résistent aux boulets et ne peuvent s’ébouler en faisant brèche, achèvent le système défensif de ce boulevard des monarchies septentrionales... Tu vois tout cela, mon vieux Lefebvre... comme je te l’ai dit, Dantzig passe pour imprenable...

Lefebvre hocha la tête et répondit avec la sérénité que lui laissait toute cette explication de l’Empereur:

—Imprenable?... parfaitement, sire!...

Et il pensait tout bas:

—Pourquoi, diable! l’Empereur me raconte-t-il tout cela?... Qu’est-ce qu’il veut que je comprenne à ces paperasses-là?... où il y a un tas de lignes et de points, avec des grandes barres qui s’en vont à droite, à gauche...

Napoléon reprit lentement, en tapant sur le bras du maréchal:

—Oui, Dantzig est imprenable... voilà pourquoi c’est toi que j’ai chargé de la prendre!...

Lefebvre eut un violent mouvement de surprise.

—Moi!... c’est moi qui... Eh bien! oui, sire... On la prendra... avec mes grenadiers, parbleu!...

Napoléon haussa légèrement les épaules.

—Avec ça, imbécile! dit-il en montrant le plan de Chasseloup.

Lefebvre demeura stupéfait. Il regardait tour à tour le plan et son empereur, paraissant également 68 démonté par le rapprochement auquel, dans un effort mental pénible, il se livrait pour trouver entre eux une corrélation. Que voulait dire Napoléon? Est-ce qu’on prenait les villes avec des morceaux de papier à présent? Que signifiait tout ce grimoire des ingénieurs? On lui ordonnait de prendre Dantzig, c’est bon! Il l’enlèverait à l’assaut, à la tête de ses grenadiers... on verrait après!

Napoléon observait du coin de l’œil son vieux soldat.

Il aimait beaucoup Lefebvre. Il savait à quoi s’en tenir sur ses qualités: le plus valeureux et le moins savant de ses compagnons d’armes. Avec cela, ayant conservé des idées républicaines fort vives, considérant toujours l’Empire comme la Révolution en armes, avec un gouvernement où les avocats étaient remplacés par des soldats. Napoléon craignait sa franchise et sa rude bonhomie. Il avait aussi quelque méfiance de la langue hardie de sa femme, la Sans-Gêne. Depuis longtemps il méditait de donner à Lefebvre une haute récompense, un témoignage éclatant de sa faveur et de son amitié. L’occasion du siège de Dantzig se présentait. Il la saisissait.

Il ne se faisait aucune illusion sur les talents de Lefebvre en matière de siège. Mais il pensait diriger de loin lui-même les travaux d’attaque; le plan du général Chasseloup lui avait paru 69 excellent. Lefebvre l’exécuterait fidèlement, et au jour de l’assaut final, quand il pourrait se mettre à la tête de ses grenadiers, on serait assuré que rien ne résisterait à cette escalade de géants.

Lefebvre, hors d’état de commander en chef un corps d’armée, était très capable de fort bien soutenir ce siège, le premier que depuis Mantoue l’armée française allait entreprendre sérieusement.

Le maréchal eut le bon sens et la modestie de faire valoir le peu de compétence qu’il se reconnaissait dans les opérations du génie. Il demanda d’être réservé pour une bataille où il n’aurait qu’à foncer sur les carrés ennemis.

—Vieille bête, lui dit l’Empereur, se haussant pour essayer de lui atteindre l’oreille et de la pincer, tu prendras Dantzig, puisque je le veux, et puis, il faut bien, quand nous rentrerons en France, que tu aies, toi aussi, quelque chose à raconter dans la salle du Sénat!...

Lefebvre s’inclina, tout heureux de la confiance de l’Empereur. Celui-ci lui avait promis, d’ailleurs, de lui envoyer des instructions minutieuses, et puis il aurait, pour le seconder, l’ingénieur Chasseloup et le général d’artillerie Lariboisière:

—Je m’en vais écrire cette bonne nouvelle à ma femme, dit Lefebvre en prenant congé de l’Empereur... Oh! elle sera bien heureuse et une 70 fois de plus elle bénira Votre Majesté de ses bontés!...

—Ta femme? La Sans-Gêne? dit Napoléon d’un ton dédaigneux... Ah!... tu y tiens beaucoup à ta femme, Lefebvre?... demanda-t-il négligemment.

Le maréchal fit un haut-le-corps de surprise.

—Si j’y tiens?... pourquoi me demander cela, sire!... Mais Catherine et moi nous nous idolâtrons, comme de vrais petits bourgeois... oui, nous sommes restés les mêmes qu’au temps où, elle blanchisseuse et moi simple sergent, nous ne nous doutions pas que nous serions un jour à votre cour, elle madame la Maréchale et moi commandant votre garde impériale!... Si j’aime Catherine! oh! sire!... mon empereur, ma femme et mon drapeau... je ne connais que ça et le port d’armes, moi!... je suis ignorant, j’ai à peine été à l’école... je ne suis capable que de trois choses: servir mon empereur, aimer ma femme et défendre l’aigle que vous m’avez confiée... mais ça, je le sais bien et je défie le plus malin de tout l’empire, quand Bernadotte et votre Fouché s’en mêleraient, d’être plus fort que moi, sur ces articles-là!...

—C’est bon! calme-toi, Lefebvre, dit l’Empereur, dissimulant sous un sourire une pensée qui lui était venue et qu’il ne jugeait pas à propos de faire connaître, du moins quant à présent... je 71 ne veux pas t’empêcher de cajoler ta femme... quand tu auras pris Dantzig et que nous reviendrons vainqueurs sur toute la ligne... Va! mon vieux soldat, je sais que la maréchale Lefebvre, malgré des intempérances de langage et une allure de gendarme parfois déplacée dans une cour comme la mienne, est au fond une bonne et vaillante épouse... on pourra peut-être sourire, en secret, mais tout le monde s’inclinera si je pose sur le bonnet de l’ancienne blanchisseuse un trophée que tous envieront!...

—Ah! je cherche à comprendre, murmura Lefebvre, en se frottant les tempes comme pour forcer les idées difficiles à pénétrer... Oui, j’ai déjà le bâton de maréchal... vous voulez y joindre autre chose... Oh! sire! qu’est-ce qu’il faut donc faire pour vous!... Pour mériter tout cela, que dois-je tenter d’impossible?

—Je te l’ai dit: prendre Dantzig...

—J’y vais! répondit Lefebvre; et après s’être incliné devant Napoléon, en courant, il sortit, les yeux brillants, le teint plus coloré que de coutume, comme s’il allait, en quittant l’Empereur, marcher sur la ville et l’emporter d’assaut, en deux temps et trois mouvements.

—Le brave cœur! murmura Napoléon le regardant s’éloigner, quels hommes de Plutarque ces soldats d’autrefois!...

Il poussa un soupir et ajouta:

72 —Ces héros deviendront bientôt inutiles... la guerre change... je l’ai transformée... et l’on ne retrouvera plus d’hommes comme Lefebvre... ni comme moi peut-être!... Bah! qui vivra verra!

Et faisant une pirouette, Napoléon dit à ses secrétaires, attentifs, la plume en arrêt, prêts à happer à son passage la phrase qu’il allait brusquement jeter:

—Ecrivez, messieurs... vous M. Fain à M. Fouché... «Mon cher ministre, je suis très mécontent de l’attitude de l’Académie française. L’abbé Sicard, recevant le cardinal Maury, s’est fort mal exprimé sur le compte de Mirabeau... On s’est élevé avec d’inutiles déclamations contre la Révolution et les révolutionnaires... je ne veux point qu’il y ait des réactions dans l’opinion. Faites parler de Mirabeau avec éloge dans les journaux...»

Ayant adressé cette mercuriale lointaine au ministre de la police, il passa immédiatement à un autre sujet:

—«Le directeur de l’Opéra, dit-il de sa voix saccadée, s’abstiendra de toutes tracasseries à l’égard du machiniste qui m’est signalé. Ce n’est pas la faute de ce bon serviteur si le changement de décoration indiqué au dernier ballet a manqué. Je ne veux pas que ce machiniste soit victime d’un accident fortuit, mon habitude est de soutenir les faibles. Les actrices monteront dans les 73 nuages ou n’y monteront pas, mais je ne veux pas qu’on profite de cela pour intriguer...»

Puis, ayant ainsi touché à tant de sujets divers, affirmant sa merveilleuse ubiquité d’esprit, Napoléon congédia ses secrétaires, en leur disant:

—Au revoir, messieurs!... prenez un peu de repos... demain nous serons à Potsdam et après-demain nous entrerons dans Berlin!...

VII
L’ENTRÉE A BERLIN

Le 27 octobre 1806, Berlin assista à un spectacle grandiose, rappelant les scènes les plus pompeuses de la vie antique. Comme les légions romaines, la grande armée victorieuse faisait son entrée dans la capitale d’un état vaincu.

Dès l’aube, toute la ville était sur pied. Les fenêtres se garnissaient, et les balcons disparaissaient sous une triple rangée d’hommes et de femmes. Des têtes, encore des têtes, apparaissaient à toutes les maisons; en espaliers humains les avenues, les boulevards, les rues se transformaient.

L’avenue qui mène de Charlottenbourg au palais du roi était emplie d’une foule compacte. Beaucoup de femmes, se haussant curieusement sur la pointe du pied, encombraient les seuils des allées. Des pères portaient leurs enfants sur 75 leurs épaules. Des échelles, des escabeaux, des tréteaux avaient été réquisitionnés partout et disposés le long des maisons, dans les rues débouchant sur les voies du parcours.

Tous les regards étaient tournés vers la porte de Charlottenbourg, tenue fermée, et que deux agents de police gardaient, écartant les badauds trop empressés et les gamins trop familiers.

Toute cette masse populaire chuchotait, s’entretenait à mi-voix, bourdonnait sourdement. On se racontait, avec l’effroi de jeunes enfants écoutant des histoires de brigands, la prodigieuse succession d’événements qui avaient amené Napoléon et son armée jusque dans Berlin.

Aucun cri de colère ne s’élevait de cette population, oppressée par la défaite, mais intimidée et presque subjuguée par la grandeur de la victoire.

La curiosité, le désir de voir de près le grand Napoléon, de considérer les traits, le costume, les allures du vainqueur de quarante batailles rangées, et aussi la satisfaction de regarder défiler ses soldats invincibles, sur les prouesses desquels de surprenantes légendes déjà couraient, avaient dominé le sentiment de douleur et de prostration qui devait se trouver au fond de toutes ces âmes.

Et puis, on se disait que c’était la première fois que le César français exigeait ainsi les honneurs 76 du triomphe. Berlin avait le privilège douloureux d’être le théâtre d’un inoubliable et extraordinaire spectacle.

Aussi, un long et prolongé murmure, où il y avait de l’angoisse mêlée au plaisir comme il s’en produit quand on assiste de loin à la sublime horreur d’une catastrophe, sortit de toutes les poitrines et se transmit de bouche en bouche, par toutes les rues avoisinant le palais, quand la porte de Charlottenbourg s’ouvrit...

—Ah! ah!... les voici!... Attention!...

Immense et lumineux, dominant comme un phare une mer d’hommes, apparut tout d’abord un plumet tricolore, aigrette aux couleurs de la Révolution, et au-dessus, un haut bonnet à poils à ganse d’or...

Aérienne, impérieuse, souple et forte, autour de ce plumet et de ce bonnet à poils, une canne voltigeait, s’élevait dans l’arcature de la porte de Charlottenbourg, descendait, remontait, sceptre mobile de la reine des batailles...

Majestueux, plus haut que jamais, se redressant et se cambrant dans un dandinement rythmique des épaules, La Violette, ainsi que l’Empereur l’avait promis, le premier, entrait dans Berlin.

Et la canne du tambour-major des grenadiers de la garde semblait un peu cousine de l’épée de Napoléon.

77 Sur la poitrine de La Violette scintillait l’étoile...

La physionomie placide de l’ancien aide-cantinier paraissait scintiller aussi dans l’éclat de cette belle journée...

En se balançant devant les Berlinois, la canne haute et le plumet pointant au ciel, La Violette paraissait dire:

—Regardez-moi, enfants de Berlin!... la France est le plus beau pays du monde... l’armée est ce qu’il y a de plus beau dans la France... le plus beau régiment de France, c’est le 1er régiment de grenadiers... le plus bel homme du 1er régiment de grenadiers, c’est moi, son tambour-major... regardez-moi bien, enfants de Prusse, vous avez sous les yeux le plus bel homme de toute la terre!...

Et il ajoutait, et cela avec un soupir:

—Ah! si Catherine... je veux dire, si la Maréchale me voyait!...

Car, au fond du cœur, La Violette avait toujours gardé pour la Sans-Gêne un amour profond, respectueux, naïf, un amour simple comme son héroïsme et grand comme sa taille...

Derrière les tambours battant avec ostentation le pas redoublé, derrière la colossale forêt des grenadiers, marchant au pas, dans une régularité de géants automatiques, les voltigeurs venaient alertes, dispos, râblés, pleins d’entrain...

78 Puis un vide: un état-major éblouissant! Davoust, Lefebvre, Berthier, Augereau, les glorieux maréchaux de l’empire, dont la foule se redisait les noms.

Encore un vide plus grand, et tout seul—astre solitaire, entraînant dans son orbe toutes ces brillantes constellations militaires, centre, foyer, soleil,—sur son cheval blanc à la selle dorée, la redingote grise ouverte, laissant voir son uniforme de colonel de chasseurs et son gilet blanc, l’Empereur...

Derrière lui, les superbes cuirassiers de la garde, commandés par les généraux d’Hautpoul et Nansouty...

L’admiration et l’étonnement pesaient sur cette foule, enchaînant les clameurs, comprimant les révoltes, imposant le respect.

Au milieu d’une haie silencieuse, le cortège impérial traversa la ville.

Il faut rendre au patriotisme prussien et à sa digne attitude l’hommage mérité: pas un cri de haine inopportun, pas une protestation absurde et emphatique ne s’élevèrent des rangs de cette nation vaincue et humiliée, mais aussi pas un applaudissement, pas un bravo au spectacle des vainqueurs paradant en armes dans la capitale prussienne occupée...

Plus tard, un autre défilé avait lieu, pas à Berlin, mais à Paris... les Prussiens, les Anglais, les 79 Autrichiens, les Russes passaient sur le boulevard, de la Bastille à la place Vendôme, au milieu des acclamations frénétiques de misérables Français ravis de la défaite, et des mouchoirs s’agitaient aux fenêtres, tandis que des cris de joie étaient poussés par des femmes en délire. Les royalistes s’époumonnaient à hurler: «Vive l’empereur Alexandre! vive le roi de Prusse! vivent nos bons amis les ennemis!» Les partisans des Bourbons ont imprimé ce jour-là une tache de honte durable au front de la France...

Il a fallu, pour l’effacer, la sublime et tragique attitude de Paris, dans la journée éternellement néfaste du 1er mars 1871.

Ce jour-là, Paris fut un désert. La consternation d’un village ravagé par l’épidémie. Les portes closes, les fenêtres fermées, les rues vides, la vie urbaine suspendue, Paris offrit un spectacle plus digne encore que celui de Berlin courant admirer l’entrée de la Grande-Armée dans ses rues. Nos vainqueurs, du reste, parqués comme un troupeau suspect, dans un coin de la ville, ne dépassèrent point la place de la Concorde. Et qu’aperçurent leurs cavaliers caracolant autour de l’obélisque? Le silence des factionnaires aux barricades détournant la tête et, sur la place vaste, nue, sinistre, les statues imposantes des villes de France, portant sur leurs faces de pierre un masque de crêpe noir, afin de ne pas voir l’approche 80 des vainqueurs!... Touchant symbolisme du patriotisme accablé.

L’entrée des Français à Berlin, le 27 octobre 1806, ce n’était pas la victoire des chouans, des émigrés, des amis de l’Angleterre, comme à l’époque douloureuse où la cocarde blanche chez nous triompha. Les citoyens de Berlin se trouvaient tous unis devant Napoléon vainqueur et n’attendaient pas de lui un gouvernement.

Maître de Berlin, Napoléon, après avoir reçu solennellement les clefs de la ville, accorda audience aux magistrats et s’efforça de les rassurer. Des ordres sévères furent donnés pour maintenir la discipline et prévenir les violences, les rixes, les exactions.

Avec une grande bienveillance, l’Empereur accueillit le prince de Hatzfeld, qui était le bourgmestre de Berlin.

L’empereur demanda au prince de Hatzfeld s’il voulait résigner ses fonctions, lui assurant qu’un traitement honorable lui serait réservé. Il lui offrit également de lui conserver ses dignités et sa place. Il ne voulait toucher aux institutions de la Prusse que si les autorités locales refusaient de se soumettre. Il offrit donc au bourgmestre de le laisser en fonctions, de respecter son corps municipal et de lui permettre d’administrer, comme par le passé, la ville, mais à une condition c’est que, dans ce cas, il ne tenterait rien de fâcheux 81 contre les Français, qu’il ne tirerait aucun parti des renseignements qu’il pourrait avoir, en conservant les employés et agents de la ville sous ses ordres. C’était raisonnable et équitable.

Le prince de Hatzfeld accepta ces conditions. Il remercia vivement l’Empereur de sa bonté. Il continuerait donc à administrer Berlin et, faisant apporter une Bible, il étendit la main et jura solennellement de ne rien entreprendre contre l’armée française ni contre son chef et de ne rien révéler aux généraux du roi de Prusse des mouvements de troupes qu’il serait à même de surprendre.

Rien ne forçait le prince de Hatzfeld, qui était un homme intelligent et éclairé, à prendre cet engagement.

Un patriote endurci eût préféré peut-être ne pas rester en place et se retirer devant le vainqueur, gardant ainsi toute sa liberté d’agir.

Mais dans l’intérêt de ses concitoyens, ayant accepté de garder son pouvoir, sous la condition de ne pas se servir de la facilité qui lui était accordée pour nuire à l’armée française, il est certain qu’au seul point de vue de l’honneur, le prince de Hatzfeld devait tenir son serment.

Le patriotisme excuse sans doute les infractions à ces serments-là, mais il est plus prudent de ne pas les prêter.

82 Le prince de Hatzfeld parti, Napoléon allait se mettre au travail avec ses secrétaires, quand Duroc l’avertit que le maréchal Lefebvre désirait lui parler.

—Qu’il entre, dit vivement Napoléon, est-ce que Lefebvre a besoin d’une lettre d’audience... je fais faire antichambre aux rois, mais pas à un maréchal comme Lefebvre...

—C’est qu’il a avec lui un jeune sous-lieutenant, et il craignait que Votre Majesté ne pût le recevoir.

—Un sous-lieutenant?... Son fils peut-être?...

Duroc secoua la tête.

—Non sire... le maréchal Lefebvre n’a pas de fils aux armées...

Napoléon fronça le sourcil.

—Ah! oui, fit-il... le fils de Lefebvre s’imagine, lui aussi, qu’il est sorti d’une race de potentats... il est tel que des gens que je connais bien... ils considèrent comme leur étant dû légitimement ce qu’ils ne tiennent que du hasard et de moi... Le fils de Lefebvre se croit gentilhomme parce que j’ai fait son père maréchal et grand-aigle... il a des idées frondeuses... il connaît madame de Staël, Benjamin Constant... c’est un idéologue!... est-ce qu’il conspire?

—Je n’ai pas dit cela, sire... répondit Duroc vivement.

—Ça suffit... je me souviendrai à l’occasion 83 de ce fils de mon maréchal qui n’est pas avec son père et avec moi sous les drapeaux!... Duroc, faites entrer Lefebvre et ce sous-lieutenant...

VIII
LA PROMOTION D’HENRIOT

Lefebvre présenta à l’Empereur le sous-lieutenant Henriot, son filleul.

Fixant son œil profond sur le jeune homme, Napoléon lui demanda de son ton bref:

—Votre âge?

—Vingt et un ans, sire.

—Sous-lieutenant au 4e hussards?... votre général est Lasalle... vous êtes le filleul du maréchal Lefebvre?...

—La maréchale l’a adopté, sire, sur le champ de bataille... à Jemmapes... dit Lefebvre, répondant pour le jeune officier troublé.

—Beau combat, Jemmapes!... et c’est à Iéna que vous avez fait vos premières armes, c’est un bon début, lieutenant!...

—Dans quel régiment, sire? répondit Henriot avec simplicité.

85 L’Empereur tressaillit. Il aimait les réponses précises et goûtait la présence d’esprit.

Il augura bien de l’à-propos de ce jeune homme.

—Ah! je vous ai nommé lieutenant? dit-il en souriant, eh bien! lieutenant vous resterez... au même régiment... S’il n’y a pas d’emploi vacant, Murat ou Lasalle se chargeront de vous en fournir un à la première affaire... Oh! il y aura des places pour tout le monde dans cette campagne qui ne fait que commencer...

Lefebvre s’approcha:

—Sire, je vous remercie pour notre enfant adoptif... la maréchale sera bien heureuse!... D’ailleurs, ce grade que vous venez d’accorder à Henriot, il l’avait mérité, et vous n’avez fait que rendre justice à un vrai soldat...

—Ton élève, Lefebvre?...

—Dont je suis fier, sire... Raconte ce que tu as fait, petit, pour justifier la faveur de Sa Majesté, continua-t-il en se tournant vers le jeune officier.

Henriot rougit, hésita, balbutia...

—Tu ne tremblais pas ainsi devant la place de Stettin! dit brusquement Lefebvre.

—L’Empereur est plus redoutable que Stettin! murmura le nouveau lieutenant.

—Cependant tu as pris Stettin! s’écria vivement Lefebvre.

86 —Oh! oh!... comment, ce hussard a pris Stettin? fit l’Empereur, de très bonne humeur... expliquez-moi donc cela... On vient, en effet, de m’envoyer le rapport de la reddition inespérée de cette place considérable... mais vous n’avez pas à vous tout seul, je suppose, pris une place forte ayant une nombreuse garnison et de l’artillerie?

—Sire, j’avais avec moi un peloton de hussards!... répondit modestement Henriot.

Lefebvre intervint de nouveau:

—C’est comme il le dit à Votre Majesté... la chose a été rondement enlevée! fit-il, tout joyeux de vanter son protégé... Le général Lasalle galopait avec ses hussards et ses chasseurs dans la campagne... il ne connaissait pas très bien le pays, Lasalle... il envoie le sous-lieutenant Henriot avec un peloton de hussards pour reconnaître une sorte de gros village qu’il apercevait dans le lointain...

—Un peloton seulement!... quelle imprudence!... Continue, Lefebvre...

—Aussitôt, reprit Lefebvre, l’officier part, il arrive sous les murs d’une grande ville, toute bastionnée, et dont les remparts apparaissaient garnis de nombreuses pièces... Achève, Henriot, fais savoir à Sa Majesté ce qui s’est alors passé...

Le jeune homme s’enhardit.

—Surpris de me trouver devant une place de 87 cette importance... qu’on m’avait dit n’être qu’un village... je m’arrêtai!...

—Lasalle est brave comme toi, Lefebvre, mais il est aussi ignorant en géographie!... dit l’Empereur en faisant une grimace; poursuivez, lieutenant!

—J’hésitai un instant sur ce qu’il convenait de faire, reprit Henriot d’une voix plus assurée, encouragé par la bienveillance visible de l’Empereur... mais j’avais été aperçu de la garnison... déjà l’on pointait sur moi les canons... Si je commandais demi-tour à mes hommes, nous allions essuyer toute une bordée et je n’aurais probablement pas pu prévenir mon général de l’existence de cette place forte... Toute notre cavalerie éparse dans la plaine s’offrirait au feu meurtrier des défenseurs abrités par les remparts... Sans bien me rendre compte de ce qu’il était prudent de faire, je tirai mon sabre et criai à mes hommes: En avant!...

—Très bien!... et alors?... dit l’Empereur intéressé vivement par ce récit.

—En nous voyant débouler vers le pont-levis, un officier parut sur le glacis... J’ordonnai: Halte!... je rangeai mes hommes sur une ligne et je sommai le commandant de me rendre la place... Le pont-levis s’est abaissé... Nous sommes entrés... J’ai détaché un maréchal des logis au général Lasalle... une heure après il galopait dans 88 la ville... Le gouverneur lui remettait officiellement les clefs et la garnison était prisonnière avec son matériel...

—Combien d’hommes?

—Six mille environ!...

—C’est un beau, un grand fait d’armes!... et je vous en félicite, capitaine, pardon!... chef d’escadron, dit l’empereur se reprenant... Enlever une place-forte avec de la cavalerie vaut bien ce grade... Lefebvre, je te fais compliment de ton filleul, tu veilleras à ce que Rapp me donne aujourd’hui son brevet à signer!... Au revoir, commandant, j’aurai l’œil sur vous!... il faut que je lise le rapport de Lasalle et que j’envoie à Talleyrand, pour le bulletin de la Grande-Armée, le récit de cette belle action!...

Et Napoléon tendit la main au jeune chef d’escadron, si rapidement et si légitimement promu, puis il congédia Lefebvre et son protégé; tous deux s’éloignèrent ravis et glorifiant leur empereur.

Henriot, ému, suivait dans la rue le maréchal marchant à pied, au milieu des regards curieux des Berlinois et des saluts respectueux des soldats rencontrés.

—Où allons-nous, monsieur le maréchal? demanda-t-il surpris de voir Lefebvre se diriger vers un bel édifice situé non loin du palais du roi, où logeait l’Empereur.

89 —Au palais municipal... chez le prince de Hatzfeld, le bourgmestre, répondit Lefebvre.

—Qu’allons-nous donc faire chez le bourgmestre?...

—Tu vas le savoir, dit Lefebvre avec un sourire malicieux... Henriot, te souviens-tu de ta petite camarade Alice?...

Henriot rougit.

—Si je m’en souviens!... Nous avons joué ensemble... ensemble nous avons dormi dans la voiture du régiment...

—Oui... Quand ma bonne Catherine était cantinière... Alice, tu le sais, avait été recueillie par elle, au milieu des obus et dans le désordre d’une ville assiégée... c’était en 1792, à Verdun... Nous vous avons élevés tous les deux, comme frère et sœur... Nous manquions peut-être de prudence! ajouta Lefebvre en regardant le jeune officier du coin de l’œil.

Henriot répondit aussitôt:

—J’ai eu beaucoup de peine quand j’ai dû la quitter... j’étais si accoutumé à Alice! Elle était si douce, si aimante, si jolie aussi!...

—Oui... vous jouiez au petit mari et à la petite femme... ces enfantillages-là ça prend quelquefois de l’importance, plus tard!... Enfin, tu l’as regrettée, ta jeune camarade, quand après la Terreur, ses parents, les Beaurepaire, qui avaient émigré, car ce n’étaient point des patriotes 90 comme le brave défenseur de Verdun, l’ont réclamée. Elle n’avait plus sa mère, ou du moins la malheureuse Herminie de Beaurepaire ne comptait plus au nombre des êtres agissants; à la suite de la mort tragique de son père le commandant, elle a perdu la raison... il a fallu nous séparer d’Alice...

—Ce jour-là j’ai souffert comme si l’on avait mis la moitié de moi-même au tombeau!...

—Tu l’aimais cette petite Alice?... Diable! je m’en doutais bien un peu... mais je ne savais pas que ces gamineries d’enfant fussent si tenaces... j’ai peut-être tort alors de faire ce que je fais! dit Lefebvre s’arrêtant brusquement, comme s’il allait changer de route.

—Quelle intention aviez-vous donc?

—Je voulais... hum! j’ai peur que Catherine ne soit mécontente quand elle saura cela... Enfin! Alice est ici...

—A Berlin!...

—Oui... sa famille, très pauvre, n’avait pu continuer à s’en charger pendant l’émigration... Des relations d’amitié s’étaient établies à Coblentz entre l’un des Beaurepaire et le prince de Hatzfeld. La femme du prince a bien voulu se charger d’Alice... elle l’a gardée auprès d’elle comme lectrice...

—Nous allons la revoir! s’écria Henriot, tout enflammé de plaisir. Oh! quel bonheur!

91 —Alice nous a aperçus tous les deux, quand nous défilions dans les rues de Berlin... elle a parlé de nous, de toi, surtout de toi, à la princesse... et j’ai reçu une invitation à dîner chez le bourgmestre, avec prière de t’amener...

—Oh! monsieur le maréchal, que vous êtes bon!...

—Hum! je suis bon!... Je ne suis peut-être qu’une vieille bête, comme me le dit souvent l’Empereur... Enfin, advienne que pourra!... je me suis laissé embobiner par la princesse et par Alice. J’ai promis de te conduire dîner au palais municipal, nous y voici... C’est trop tard pour refuser...

—Cette journée sera pour moi éternellement bonne!

—Je te crois!... sous-lieutenant à midi et chef d’escadron à quatre heures!

—Et je vais revoir Alice!

—Oh! ces jeunes gens, ça ne pense qu’aux cotillons! grommela Lefebvre, mais attends un peu, mon petit coq, je ne t’ai pas conduit jusqu’ici, en passant par Iéna, pour que tu laisses emmailloter ton sabre dans les jupons des femmes... Tu vas embrasser Alice, vous parlerez tous deux de vos escapades d’enfance, et puis, en route!... Je t’emmène...

—Où ça, monsieur le maréchal?

—A Dantzig, parbleu!

92 —Une place magnifique... la plus forte de tout le Nord, à ce qu’on dit...

—Oui... c’est assez coquet! il y a dix-huit mille hommes, deux cents pièces de canon, des redoutes, un canal, des palissades... Oh! c’est un joli cadeau!

—Un cadeau?...

—Sans doute! l’Empereur m’a donné Dantzig... seulement il faut y entrer!...

—Nous y entrerons!...

—J’y compte bien!... mais l’Empereur ne veut pas entendre parler de nos grenadiers pour cela... peut-être qu’avec les hussards nous ferons mieux... puisqu’à présent on prend les citadelles avec de la cavalerie! ajouta un peu ironiquement Lefebvre, qui, en sa qualité de commandant de la garde à pied, avait quelque dédain pour les cavaliers, ces ramasseurs de fourreaux de baïonnettes, comme il les appelait, dans ses moments de courte jalousie contre Murat, Lasalle, Nansouty ou Bessières.

—Avec les hussards autrefois, en Hollande, on prenait les flottes! répondit avec vivacité Henriot, défendant son arme.

—A la guerre, il n’y a rien d’impossible!... Allons! par file à droite! C’est bien compris..... bonjour, bonsoir à Alice... et puis: à cheval!

—Ne me permettrez-vous jamais de la revoir? supplia le jeune homme. Oh! monsieur le maréchal, 93 mon second père, j’aime Alice depuis mon enfance... partout son souvenir m’a suivi... je l’aime et je mourrai si vous me dites qu’il est impossible qu’elle soit un jour ma femme!

—Tu voudrais te marier? à ton âge!... tu as le temps... tu peux bien attendre que tu sois colonel...

—Mais, monsieur le maréchal, vous étiez bien jeune aussi quand vous avez épousé la maréchale...

—Moi, c’était différent, je n’étais pas chef d’escadron, j’étais sergent!... Enfin, garçon, nous en reparlerons... plus tard... beaucoup plus tard...

—Quand cela?

—Quand nous aurons pris Dantzig...

—Prenons-la tout de suite!

—Entrons d’abord au palais municipal, on nous attend chez le bourgmestre, et tous ces bons citadins nous reluquent ainsi que des bêtes curieuses!... Ah! une recommandation... si tu écris en France, ne parle pas de tout cela à la maréchale, elle me gronderait!...

Et tous deux pénétrèrent dans le palais municipal, à la porte duquel un grenadier faisant faction présenta les armes, tandis qu’un planton se détachait pour annoncer la venue des deux invités du prince de Hatzfeld.

IX
LA PAROLE D’UN PRUSSIEN

La princesse de Hatzfeld reçut le maréchal et son filleul avec la plus grande affabilité.

Elle évita toute allusion à la situation, pour elle pénible, gênante pour Lefebvre qui, se piquant de belles manières, ne voulait pas trop faire sentir à la femme d’un vaincu qu’un maréchal de l’empire était partout chez lui, en Europe.

Le prince de Hatzfeld se montra réservé, majestueux, imperturbable.

Henriot, tout heureux de retrouver Alice, rougissante et charmée, ne pensait à rien autre qu’au bonheur d’être près d’elle. Toutes les définitions qu’on a pu donner de l’amour se résument dans cette seule constatation que celui-là seulement aime qui préfère à tout bonheur, à tout événement, à tout spectacle, le plaisir de se trouver auprès de la personne aimée. La possession finale 95 n’est que l’exaspération de ce sentiment. C’est le bouquet du feu d’artifice de la passion. Le meilleur de l’amour n’est pas dans la plénitude de l’assouvissement. Le plus délicieux instant est celui où l’on respire, comme une fleur penchée, l’âme jumelle, où l’on jouit du son de la voix, où l’on frémit au contact le plus léger; et l’amant le plus épris a toujours trouvé satisfaction plus profonde à entrer en visiteur ardent, mais non autorisé, dans l’appartement de l’aimée, qu’à s’ébattre en maître dans le lit conquis.

Henriot et Alice parlaient à voix basse, durant le dîner qui fut long et copieux, et ils ne s’occupaient guère de ce qui se passait ou se disait autour d’eux. Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Laissons à leur double ivresse les jeunes gens récapitulant les petits événements de leur enfance aventureuse.

Une seule chose contrariait Henriot, c’est de ne pas avoir eu le temps de faire appliquer sur la manche de sa veste de hussard les insignes de son nouveau grade.

Alice, elle, n’éprouvait qu’un mécontentement, c’était de ne pas être parée d’une robe neuve qui lui était promise depuis longtemps par la princesse, et dont le cadeau avait été ajourné à la suite des revers de l’armée prussienne.

Pendant le dîner, où l’étiquette allemande, très stricte, se trouvait scrupuleusement observée, 96 Lefebvre s’efforçait de paraître homme élégant.

Il savait les idées de l’empereur à cet égard. Bien des fois, réunissant en particulier les grands dignitaires de son empire, Napoléon leur avait fait une théorie spéciale sur l’art de se comporter dans le monde.

—Vous êtes des maréchaux, des généraux, des chambellans, des sénateurs, leur disait-il de son ton bourru; vous êtes donc les gentilshommes du monde moderne que j’ai fait... Tâchez de vous montrer à la hauteur du rang où je vous ai placés!... Apprenez à saluer, à entrer dans un salon, à donner le bras aux dames, à parler à propos, à vous taire quand il le faut... Ne prêtez ni au ridicule ni au blâme... Soyez dignes, imposants, distingués!...

Distingués!... C’était là le difficile! Ah! si l’Empereur leur avait seulement demandé d’être braves, audacieux, intrépides, de risquer cent fois leur vie devant la gueule des canons, de passer les jours et les nuits à cheval, de tenter l’impossible et d’oser l’invraisemblable, ce n’était rien... Mais être des hommes de cour, eux des gens de bivouac et de champs de bataille, ah! dame! ce n’était guère aisé!...

Et le bon Lefebvre, le plus rude, le plus fruste, le moins éduqué des maréchaux de l’Empire, se donnait un mal terrible pour obéir à son empereur, 97 pour paraître, lui, fils de paysan, sergent parvenu, l’égal, devant les dames, de ces freluquets de l’ancien régime, qu’il avait frottés au 10 Août, de ces muscadins de Saint-Roch qu’il avait pourchassés au 13 Vendémiaire.

En secret, pour plaire à son empereur, il avait acheté un petit volume de madame Campan, ancienne institutrice des enfants de France, intitulé: L’Art du savoir-vivre, et, la nuit, sous la tente entre deux alertes, il en étudiait les prescriptions avec l’opiniâtre assiduité d’un élève caporal qui, désireux de monter en grade, apprend sa théorie.

Tout le temps que dura cet interminable dîner, Lefebvre se contint, s’observa, s’étudia.

Il s’abstenait de boire, de manger; de temps en temps il s’inclinait à droite, à gauche, glacé par les allures du prince de Hatzfeld, intimidé par les airs de tête gracieux, mais dignes, de la princesse.

Mentalement, il repassait les prescriptions de madame Campan.

Deux ou trois infractions au fameux code furent pourtant par lui commises.

En dégustant un verre d’excellent tokaï que lui servit la princesse elle-même, il ne put s’empêcher de faire clapper sa langue contre le palais, comme au temps où il buvait le vin blanc sous la tonnelle, à la Râpée, en compagnie de sa promise, 98 la Sans-Gêne, et il s’oublia jusqu’à dire à voix assez haute:

—Cré nom de nom! voilà un petit rejinglard qui mérite qu’on fasse de près sa connaissance!...

Comme le prince et la princesse se regardaient les lèvres pincées, essayant de dissimuler un sourire, Lefebvre brusquement se leva, porta le verre à ses lèvres; puis, après l’avoir tenu en l’air un instant, restant debout devant les convives, il dit:

—A la santé de Sa Majesté Napoléon, empereur et roi!...

L’ironie des sourires cessa. Lefebvre avait repris son aplomb.

Il tendit assez majestueusement son verre à la princesse interdite.

—Un second verre, s’il vous plaît, demanda-t-il.

Et de nouveau élevant son verre, il dit d’une voix ferme:

—A la gloire de la Grande-Armée!... Honneur et respect à l’armée prussienne!

Le prince et la princesse s’inclinèrent, et approchèrent leur verre des lèvres. Personne, même dans l’impassible domesticité qui assistait au repas, ne songea plus à se moquer intérieurement du maréchal. La Grande-Armée ne prêtait pas à rire.

Le dîner se termina froidement.

Lefebvre, prétextant un rapport à préparer, 99 prit congé de bonne heure, laissant Henriot dans la joie de demeurer auprès d’Alice.

—Tu sais que nous partons demain! dit Lefebvre à son filleul en le quittant sur le seuil du salon... Je vais envoyer un aide de camp à Lasalle pour l’avertir que je t’enlève...

—Je suis à vos ordres, mon parrain... Vous me permettrez seulement de revenir faire mes adieux à madame la princesse et à mademoiselle Alice avant de partir pour...

—Ça suffit, bougre de bleu! dit vivement Lefebvre, coupant la parole au jeune homme interdit... tu reviendras, si tu le veux, présenter tes hommages à ces dames... mais, ajouta-t-il, en se penchant à son oreille: tiens ta langue, nom de nom!...

Henriot demeura confus sous la semonce. Imprudemment il avait été sur le point de révéler le but de la grande entreprise confiée par l’Empereur à Lefebvre. Il se mordit les lèvres et se promit d’être plus réservé.

Mais la colère du maréchal, l’embarras du jeune officier, n’avaient pas échappé au prince.

Il flaira un secret d’Etat, un mouvement de troupes important, une marche en avant de la Grande-Armée, peut-être une attaque rapide sur le flanc de l’armée russe, en route vers la Pologne.

Ces surprises étaient familières au génie de Napoléon.

100 C’est au moment où il semblait tout attaché à l’organisation intérieure de la Prusse conquise, où il se montrait en apparence occupé de fêtes, de réceptions, de spectacles, dont il réglait lui-même l’ordre et la distribution, qu’il préparait peut-être un de ces coups d’audace qui stupéfiaient ses adversaires, et la veille du combat lui assuraient la victoire.

Et le prince, anxieux, se demandait de quelle façon il pourrait obtenir la révélation de ce secret, en partie échappé au jeune hussard.

S’il parvenait à surprendre les desseins de Napoléon, en avertissant le roi son maître, il relevait peut-être la Prusse de son écrasement. Une seule défaite enlevait le prestige de Napoléon. Vainqueurs dans une rencontre unique, les Allemands reprendraient force de courage. L’empereur Alexandre, de son côté, s’enhardirait, presserait la marche sur les Français démontés par un premier revers. Oui, à tout prix, il fallait connaître le but mystérieux vers lequel se dirigeait le maréchal Lefebvre, il fallait profiter de l’occasion et savoir le plan nouveau qu’avait conçu l’Empereur.

Le prince, dans une rêverie profonde, étudiait ce moyen, laissant son regard errer par le vaste salon où la princesse de Hatzfeld, entourée de quelques visiteurs, conversait légèrement, tandis qu’à voix basse causaient délicieusement, l’un 101 près de l’autre serrés, dans l’angle le moins éclairé de la pièce, Henriot et Alice.

—Ah! cette jeune fille!... par elle je saurai quelque chose! se dit le prince, et aussitôt sa physionomie s’éclaira et un sourire de confiance et d’espoir zigzagua sur ses lèvres.

M. de Hatzfeld rentra dans le cercle des invités et se montra d’une amabilité grande.

Quand l’heure de se retirer fut venue, il serra cordialement la main à Henriot et lui dit:

—Je vous prierai, commandant, de considérer cette maison comme la vôtre, tant que durera votre séjour à Berlin... Mais je crois que vous aurez peu de temps à nous consacrer encore? Ne partez-vous pas bientôt? ajouta-t-il d’un ton qu’il s’efforça de rendre indifférent.

Henriot eut un mouvement d’hésitation.

—J’accompagne le maréchal! répondit-il simplement.

—Oh! alors ce sera pour l’époque de votre retour! dit le prince sans insister.

Quand tous les hôtes du palais municipal furent partis, la princesse étant rentrée dans son appartement, le prince sonna et fit appeler mademoiselle Alice, qui avait accompagné sa maîtresse.

Très onctueux, très paternel, le prince interrogea la jeune fille tremblante. Il lui fit raconter son enfance et l’amena à lui parler d’Henriot. 102 Enhardie,—on arrive si facilement aux confidences lorsqu’on vous questionne sur celui qu’on aime,—Alice avoua combien Henriot tenait de place dans son cœur.

Le prince sourit, l’encourageant, la poussant à tout lui apprendre. Et comme la jeune fille s’arrêtait, avec un pudique embarras, en disant: «Mais il n’y a plus rien, Excellence!... je vous ai tout appris!...» le bourgmestre lui dit:

—Vous aimez cet officier... je suppose qu’il vous aime également... vous n’avez rien de caché l’un pour l’autre... cependant il vous quitte, il s’en va, peut-être pour longtemps, pour toujours, et vous ne savez même pas où il va!...

—Non! je ne sais rien! fit Alice le cœur serré, tout émue par les paroles inquiétantes du prince... Etait-il possible qu’Henriot, à peine retrouvé, s’éloignât sans lui dire même vers quelle ville il se dirigeait, s’il serait longtemps absent, s’il reviendrait bientôt.

Le prince observait, en souriant, le trouble où ses paroles avaient plongé la jeune fille.

Il jugea inutile de prolonger cet interrogatoire. Il en avait assez dit pour être certain qu’Alice, le lendemain, en revoyant Henriot, chercherait à savoir de lui le but de ce voyage secret.

Avec impatience, il attendit la venue du jeune homme.

Vers dix heures, le matin, un bruit de chevaux 103 dans la cour du palais municipal avertit le prince de la venue du commandant Henriot.

Confiant son cheval à un hussard, le jeune homme monta aux appartements, se fit annoncer à la princesse de Hatzfeld qui s’excusa de ne pouvoir le recevoir, étant souffrante, et lui envoya sa lectrice.

Les adieux des deux jeunes gens furent rapides et attristés.

Au moment où Henriot allait enfin se décider à quitter Alice, car Lefebvre devait s’impatienter ayant fixé le départ à onze heures, la jeune fille lui demanda timidement:

—Henriot, vous ne m’avez pas dit où vous alliez... je désirerais tant vous suivre par la pensée, vous accompagner du fond du cœur dans les combats nouveaux où sans doute vous êtes emporté... pourquoi me cachez-vous le but de ce départ?...

Henriot regarda Alice avec une attention profonde.

—Vous voulez savoir où le maréchal m’emmène, mon Alice?... Curiosité de femme, n’est-ce pas?... Eh bien! c’est à Dantzig que l’Empereur nous envoie... Oui, nous allons faire le siège de cette ville et la prendre... Vous voyez, Alice, que je ne vous garde rien de secret...

—Oh! comme vous me dites cela, Henriot... est-ce que j’ai mal fait de vous questionner?... pardonnez-moi!...

104 —Est-ce de vous-même, Alice, que vous m’avez ainsi interrogé?... quelqu’un n’a-t-il pas cherché à savoir de vous où l’Empereur nous ordonnait de nous rendre?... répondez-moi?... demanda le jeune officier que l’avertissement de Lefebvre avait, depuis la veille, rendu méfiant.

—Oui... c’est le prince de Hatzfeld qui m’a interrogée... il a voulu savoir de moi si je connaissais le but de votre voyage.

—Le prince de Hatzfeld!... oh! c’est pour nous trahir! s’écria Henriot... il a cependant prêté un serment solennel à l’Empereur... Adieu, ma chère, à bientôt!... il faut que j’aille retrouver le maréchal... Nous nous reverrons quand Dantzig sera pris... Jusque-là silence!... Pas un mot au prince ni à son entourage... Heureusement il ne sait rien... A bientôt!...

Dans sa précipitation, Henriot se trompant d’issue, au lieu de gagner le vestibule, ouvrit une porte donnant accès au cabinet du prince.

Il trouva le bourgmestre debout contre cette porte, très troublé à la brusque apparition d’Henriot.

—Le prince a écouté à la porte!... il sait le secret de notre voyage!... pensa Henriot... Il n’y a pas une seconde à perdre... l’Empereur doit être prévenu!

Il se hâta de joindre Lefebvre et lui fit part de ses soupçons.

105 Le maréchal chargea Duroc d’informer l’Empereur de ce qu’il venait d’apprendre.

Deux heures plus tard un courrier envoyé par le bourgmestre au roi de Prusse était intercepté. On trouvait sur lui une lettre du prince de Hatzfeld annonçant le départ de Lefebvre et le siège imminent de Dantzig.

Napoléon entra dans une violente colère.

—Fiez-vous à la parole d’un Prussien! grommelait-il en se promenant de long en large dans son cabinet. Le prince avait pourtant promis de ne rien entreprendre contre nous... à cette condition, qu’il était libre de ne pas accepter, je lui laissais ses titres, son rang, ses prérogatives... je le traitais comme un fonctionnaire de mon empire... et il n’usait de ma bienveillance, de ma longanimité, que pour me trahir plus sûrement. Oh! je me vengerai terriblement... oui, général, je veux un exemple!... je pardonne au soldat humilié qui cherche à rejoindre les siens et qui me combat après avoir jeté ses armes pour sauver sa vie... je respecte le patriotisme exaspéré de ces rares paysans qui, le soir, dans une embuscade, se vengent sur un de nos malheureux enfants isolés de la défaite subie... je serai indulgent pour tout citoyen qui défend son pays... j’admire même ces sauvages explosions de courage vaincu dont les mamelucks de Saint-Jean-d’Acre ont fourni de si farouches témoignages... mais 106 j’écraserai comme des reptiles qui se redressent ces gentilshommes perfides, ces seigneurs hypocrites, ces courtisans menteurs qui se courbent devant moi, pour que je leur permette de conserver leurs fortunes, leurs hochets, leurs privilèges, et qui, lâchement, sans risques comme sans courage, cherchent ensuite à profiter d’un hasard, d’une indiscrétion, de la faiblesse d’une jeune fille, d’un secret surpris, en écoutant aux portes, ainsi qu’un domestique voleur, pour trahir leur serment et rétracter leur parole... Donc, je punirai ce de Hatzfeld, et personne n’osera l’imiter...

—Sire, vous êtes tout-puissant, soyez généreux! hasarda Duroc.

—Je ne veux pas être faible, reprit vivement l’Empereur. Je n’ai de raison d’être qu’en paraissant fort partout. Au jour où l’on ne tremblera plus devant moi, je serai à moitié vaincu. Il faut contenir cette noblesse prussienne arrogante et sournoise. Les hommes ne se dominent que par la crainte. L’amitié, les bienfaits, la bonté, ce sont vaines vertus dont on se raille. L’indulgence est qualifiée couramment défaillance et les hommes, qui sont tous méchants, ne s’inclinent que devant la menace et la contrainte. Vous me conseillez la clémence, Duroc, c’était peut-être bon du temps de Cinna. Auguste était solide sur son trône, au milieu d’un empire pacifié. Il ne 107 campait pas comme moi à huit cents lieues de son palais, au milieu des peuples en ébullition, en jeu à toutes les embûches de la trahison... Duroc, vous allez faire arrêter sur l’heure le prince de Hatzfeld et vous convoquerez pour demain matin la cour martiale!... Allez!...

Duroc s’inclina. Il n’y avait plus à résister quand l’Empereur parlait ainsi.

Le prince de Hatzfeld fut mis en arrestation, et la cour martiale, opérant rapidement, examina l’accusation, reconnut le crime de haute trahison et prononça la peine capitale.

Le prince devait être fusillé vingt-quatre heures après la sentence.

Mais Davoust, Rapp, Duroc tentèrent une dernière fois de fléchir l’Empereur. Ils le supplièrent d’épargner le prince. C’était le patriotisme qui l’avait poussé. Son crime avait un caractère de défense légitime. L’Empereur serait plus redoutable en pardonnant. Il désarmerait les passions et s’attirerait l’admiration de tout le peuple allemand par son acte de générosité.

Napoléon demeurait sourd à ces larmes et à ces prières, quand on imagina de le faire se trouver en présence de la princesse de Hatzfeld.

Touchante dans son attitude suppliante, enceinte et intercédant au nom de l’enfant qui allait être orphelin avant d’avoir vécu, la princesse essaya d’arracher à l’Empereur un ordre de grâce.

108 Elle aurait échoué, si, au dernier moment, une jeune fille, amenée par Rapp, n’eût réussi à forcer la porte du cabinet de l’Empereur.

C’était Alice, en vêtements de deuil, les yeux pleins de larmes, qui venait joindre ses prières à celles de la princesse. Elle raconta à l’Empereur son enfance, les soins dont la maréchale Lefebvre, remplaçant sa mère, l’avait entourée, puis l’aide qu’elle avait trouvée chez la princesse de Hatzfeld. Enfin, elle parla de son ami des jeunes années, d’Henriot, le pupille du maréchal, et, en rougissant, elle confessa ses rêves de bonheur avec lui. L’Empereur voudrait-il qu’elle fût la cause indirecte du deuil éternel de sa bienfaitrice?

Napoléon réfléchit longuement. Il se trouvait ému par la supplication de cette jeune fille. Le cœur de bronze devenait malléable.

—Vous êtes la fiancée du commandant Henriot... ce brave hussard qui m’a pris Stettin avec soixante cavaliers? dit-il en fixant son regard aigu sur la jeune fille tremblante, agenouillée avec la princesse devant lui.

—Oui, sire... et avec votre permission j’épouserai le commandant Henriot... le maréchal Lefebvre a déjà donné son consentement...

—Bien!... nous verrons cela quand le maréchal Lefebvre aura accompli la mission que je lui ai donnée... Eh bien! mademoiselle, par égard 109 pour ce vaillant officier qui a accompli l’un des plus étonnants faits d’armes de ce siècle, je vous accorde la grâce que vous demandez... Relevez-vous toutes deux!...

Et, allant à son bureau, il prit une lettre, la montra à la princesse de Hatzfeld:

—Voici la preuve de la trahison de votre mari, madame, dit-il sévèrement... la cour martiale a prononcé en statuant sur cette pièce... la preuve n’existe plus... la cour martiale se réunira de nouveau, et votre mari, contre lequel aucune charge ne sera plus relevée, sera remis en liberté...

Et, d’un geste brusque, l’Empereur jeta dans la cheminée la lettre saisie sur le courrier, qui contenait l’avis au roi de Prusse de la marche vers Dantzig du maréchal Lefebvre.

Comme la princesse et Alice se retiraient en bénissant la clémence de l’Empereur, celui-ci dit, en souriant, à la jeune fille:

—Si le commandant Henriot se comporte aussi bien devant Dantzig qu’à Stettin, je vous promets, mademoiselle, de vous doter en signant à votre contrat de mariage!

Et l’Empereur se remit au travail après avoir dit à Duroc:

—Eh bien, maréchal, vous êtes content de moi?... J’ai été assez faible!... J’ai sottement pardonné!... J’étais pourtant bien en colère!... Je devais faire un exemple... J’ai eu tort!...

110 —Sire, vous vous êtes vaincu vous-même. C’est la plus grande victoire que Votre Majesté ait encore remportée, répondit le maréchal du palais, et la postérité glorifiera cette journée comme l’une des plus belles de votre règne.

—Ah! Duroc, dit l’Empereur, secouant la tête avec un sourire amer, si jamais je suis vaincu, si je deviens à mon tour obligé de compter avec la clémence des rois, ils seront impitoyables pour moi! Ils se croiront tout permis, eux, les souverains nés, contre moi, le soldat de fortune, comme ils m’appellent... Tenez, parlons d’autre chose... Quelles nouvelles de Paris? L’impératrice donne-t-elle des fêtes, comme je le lui ai ordonné, et Talma est-il toujours supérieur dans Britannicus?...

X
DEVANT DANTZIG

Dans sa tente, le maréchal Lefebvre, distraitement, écoutait un rapport ordinaire que lui lisait un aide de camp.

Par moments, le maréchal donnait un violent coup de poing sur un plan étalé devant lui et, interrompant l’aide-de-camp, grommelait:

—Passez!... passez!... je sais bien ce que j’ai de troupes, parbleu!... six mille Polonais qui se grisent comme des Cosaques... deux mille deux cents Badois, mous comme des chiffes... cinq mille Danois que j’ai rossés à Iéna et que je tiens à l’œil, car je suppose qu’ils sont plus près de s’entendre avec le roi de Prusse qu’avec moi... Voilà tout ce que l’Empereur m’a donné pour prendre cette bougresse de ville!...

—Monsieur le maréchal oublie le 2e léger... dit l’aide de camp.

112 —Non! tonnerre de Dieu, je ne l’oublie pas!... mais je ne veux pas le faire canarder, comme une volée de perdreaux dans la plaine... je le garde pour l’assaut, le 2e léger... Ah! si j’avais là mes grenadiers! fit-il avec un soupir.

L’aide de camp reprit:

—Monsieur le maréchal a-t-il des ordres à donner pour les chasseurs?

—Ah! oui! les cavaliers?... ils ne servent pas à grand’chose, ces chasseurs... bons régiments le 23e et le 19e!... mais que diable! ça n’arrive qu’une fois de prendre des forteresses avec de la cavalerie... Henriot l’a fait... ça ne se reverra plus de longtemps... ces chasseurs-là montent la garde à cheval, voilà tout!... Ah! dans quel pétrin l’Empereur m’a fourré!

Lefebvre se prit la tête dans les mains:

—Ainsi, j’ai en tout trois mille Français!... trois mille vrais soldats! et il faut que je prenne avec ces trois mille braves une place qu’ils s’accordent tous à déclarer imprenable... J’ai, il est vrai, six cents sapeurs, qui sont des gaillards à poils, mais vrai, ça ne suffit pas!... Qu’est-ce que l’Empereur veut que je fasse!... j’ai les pieds gelés à piétiner dans la neige!... Ah! il est propre, le cadeau qu’il a voulu me faire!

Et le bon maréchal s’arrachait les cheveux, impatient de l’immobilité où le confinait la lente et minutieuse opération du siège.

113 Dantzig avait été investie régulièrement. Ce siège mémorable, le seul important des guerres de l’Empire, avait nécessité de longues opérations préliminaires.

Depuis le jour où le maréchal avait quitté Berlin, accompagné d’Henriot, les travaux d’approche avaient été conduits avec une précision admirable et une entente du terrain parfaite.

Avant de battre la place en brèche, on avait cherché à l’isoler. Il s’agissait de la séparer du fort de Weichselmunde qui la couvrait sur la Vistule et de s’emparer du banc de sable le Nehrung qui la reliait à Kœnigsberg.

Le général Schramm, avec environ 3,000 Polonais, soutenu d’un escadron du 19e chasseurs et d’un bataillon du 2e léger, traversa la Vistule et débarqua sur le banc de sable.

Les hommes du 2e léger avaient l’honneur d’être placés en tête de chaque colonne d’attaque.

La garnison de Dantzig fit une sortie énergique. Mais le 2e léger l’arrêta. Tout le petit corps de Schramm, entraîné par l’exemple, s’élança avec ardeur en avant, força l’assiégé à se renfermer dans la ville. On avait ainsi un passage sur la Vistule. Un pont de bateaux fut aussitôt bâti, et les avant-postes français s’établirent jusque sous les glacis du fort de Weichselmunde.

Deux autres sorties eurent lieu par la suite et furent victorieusement repoussées.

114 Le général Chasseloup, qui avait toute la confiance de Napoléon, poursuivait avec ténacité l’investissement, au grand désespoir de Lefebvre qui s’informait impatiemment du jour où il pourrait monter à l’assaut.

L’hiver était rude, mais, grâce aux soins pris par le maréchal, les soldats ne manquaient de rien dans leurs baraquements.

Chaque soir, de grands feux étaient allumés et joyeusement les hommes chantaient des chansons en brûlant du punch dans les gamelles.

Le moral des troupes était excellent. Seul, le brave maréchal ne décolérait pas. Il ne comprenait rien à toutes les précautions prises par les ingénieurs. Il mâchait son frein, vieux cheval de bataille impatient de courir au combat, et qui dresse les oreilles et frémit de tous ses membres au son attendu de la trompette.

Le jour où nous le retrouvons dans sa tente, écoutant le rapport quotidien lu par son aide de camp, et qu’il interrompait de ses doléances, répétant à tout instant: «Comment, rien de nouveau! Toujours rien de nouveau!...» un petit conseil de guerre était convoqué.

Le général Chasseloup, chargé de la direction des travaux du génie, et le général Kirgener, commandant l’artillerie, ainsi que le général Schramm, venaient conférer avec le maréchal.

—Eh! bien, messieurs, allons-nous bientôt 115 en finir? demanda-t-il en les voyant entrer. C’était son refrain chaque fois qu’il apercevait ses deux bêtes noires, comme il les appelait.

—Un peu de patience, monsieur le maréchal, répondit le général Chasseloup, nous approchons, nous approchons!...

—Serons-nous bientôt en mesure de donner l’assaut?... Où en êtes-vous?... Est-ce que nous devons nous éterniser ici?... reprit Lefebvre qui s’imaginait que ces savants, ces hommes de plume, retardaient l’heure du combat décisif.

—Monsieur le maréchal, dit poliment Chasseloup, veut-il jeter les yeux sur le plan... Voici l’enceinte de Dantzig, ajouta-t-il, montrant un tracé sur la carte... là, se trouvent deux ouvrages séparés par un petit village... qu’on nomme le faubourg de Schildlitz...

—Quand le prenons-nous ce faubourg?

—Dans huit jours.

—Pas avant?... Pourquoi?...

—Parce qu’il nous faut d’abord tenter une fausse attaque sur cet ouvrage de droite, le Bischofsberg...

—Bon! et après la fausse attaque?

—Vous en ordonnerez une véritable, monsieur le maréchal.

—De quel côté?...

—Ici... à gauche... cette redoute se nomme le Hagelsberg.

116 —Va pour le Hagelsberg!... Qu’on se batte à droite ou à gauche, cela m’est égal à moi, pourvu qu’on se batte!

—On se battra, monsieur le maréchal, vous pouvez en être certain! dit avec sa ferme placidité le général Chasseloup.

—Le plus tôt sera le meilleur... Mais pourquoi se battrait-on de ce côté, plutôt qu’à droite?

—Voici pourquoi. Contrairement à l’opinion de mon collègue le général Kirgener, j’ai choisi l’ouvrage de gauche, reprit Chasseloup... Il est étroit et ne peut permettre à l’assiégé de déployer ses troupes. Les sorties ne pourront donc se faire qu’en colonnes profondes... Il se trouve susceptible d’être battu de revers par nos positions... On y arrive par un terrain qui monte insensiblement. Au contraire, le Bischofsberg est protégé par un ravin très creux.

—Mais, général, ce ravin servirait à abriter mes soldats... ils avanceraient à couvert... Pourquoi ne choisissez-vous pas ce côté? On se jetterait sous les murs de Dantzig sans courir de grands risques? demanda Lefebvre, qui ne voyait jamais que le moment de l’assaut final.

Le général Chasseloup lui répondit aussitôt:

—Mais, monsieur le maréchal, dans ce ravin, comment voulez-vous que nous pratiquions nos cheminements?

Lefebvre demeura bouche béante.

117 —Nos cheminements?... expliquez-vous, général?...

L’ingénieur alors se mit à faire au maréchal un cours abrégé de l’art de prendre les places.

Il n’était pas extraordinaire que le maréchal fût, dans cette partie de l’art militaire, fort peu compétent.

La plupart des généraux de l’Empire étaient aussi ignorants que lui.

Depuis Vauban, il n’y avait pas eu en Europe de siège régulier. Sauf Mantoue, la plupart des places investies s’étaient rendues avant l’issue des opérations fatales du siège. Saint-Jean-d’Acre, défendue par Ahmed le Boucher et par sir Sidney, ne pouvait figurer parmi les sièges réguliers, l’armée d’Egypte n’ayant pas eu à sa disposition de matériel de siège complet.

Le général Chasseloup fit connaître au maréchal les difficultés réelles de la grande tâche que lui avait assignée Napoléon. Il ne s’agissait plus de lancer des compagnies de grenadiers ou de voltigeurs intrépides à l’assaut et d’emporter un bastion dans un élan terrible. C’était la guerre souterraine qu’on devait pratiquer, en renonçant au combat au grand soleil. Les armes savantes avaient le pas sur les casse-cous.

Par des tranchées, dont les déblais protégeaient les travailleurs, on s’approcherait de plus en plus des murailles. Une première tranchée, dite parallèle, 118 étant creusée, la nuit, afin d’échapper autant que possible au feu des défenseurs, on cheminerait par une autre tranchée en zig-zag jusqu’à une certaine distance, où l’on creuserait une seconde parallèle.

Par les chemins couverts ainsi l’on arriverait jusque sous les remparts. Chaque tranchée serait armée de canons dont le feu continu empêcherait les assiégés de fournir un feu trop meurtrier.

—Et quand on sera parvenu au pied des remparts, que fera-t-on? demanda Lefebvre vivement intéressé.

—Alors, monsieur le maréchal, une brèche suffisante sera pratiquée dans la muraille par les canons du général Kirgener... les déblais combleront le fossé de Dantzig... et à ce moment-là, mais à ce moment suprême seulement, vos soldats feront le reste...

—Ah! messieurs, il faut donc un trou dans cette sacrée muraille?... Eh bien! faites-moi ce trou, faites-le vite, et je vous réponds bien que je passerai!...

Les deux généraux s’inclinèrent et apprirent alors au maréchal que, dans la nuit précédente, on avait réussi à établir une première parallèle à la distance de 200 toises du Hagelsberg; un épaulement en terre protégeait les travailleurs. On n’avait plus qu’à cheminer, en repoussant les sorties et en se garant des mines et des contremines 119 que la garnison de Dantzig ne manquerait pas d’opposer aux efforts de l’assiégeant.

—Je vous félicite, messieurs, dit Lefebvre en les congédiant gracieusement, de tout ce que vous m’avez appris... Vous savez, moi, mon métier n’est pas de cheminer... Je n’ai jamais fait la guerre chez les taupes... C’est égal! je vois que vous tâchez de me fabriquer un trou pour que j’entre... je vous remercie, et je parlerai à l’Empereur, dans mon prochain rapport, de vos travaux et de vos cheminements...

La porte de la tente fut soulevée, et Henriot, en tenue de commandant de chasseurs, parut, très visiblement ému.

—Qu’y a-t-il? est-ce que tu as pris Dantzig avec ton escadron?... demanda Lefebvre toujours un peu ironique quand il s’agissait de parler de la cavalerie.

—Non, monsieur le maréchal... c’est une nouvelle... deux nouvelles... dont l’une est pour l’armée, l’autre pour vous...

—D’abord ce qui concerne l’armée? dit impérativement le maréchal.

—Le 44e de ligne, détaché du corps du maréchal Augereau, parti de la Vistule, et le 19e de ligne, venant de France, arrivent avec un convoi d’artillerie...

—Bravo! ce sont les renforts que j’attendais! s’écria Lefebvre enthousiasmé. L’Empereur a 120 tenu parole! Messieurs, avec ces braves du 44e et du 19e, des lapins, je les connais, nous entrerons avant un mois dans cette garce de ville... L’autre nouvelle, Henriot, celle qui me concerne, dis-tu?

—Madame la maréchale vient d’arriver au camp!...

Lefebvre laissa échapper un juron sonore.

—Nom d’une bombe! s’écria-t-il surpris, qu’est-ce qu’elle vient f... ici, la maréchale?... Est-ce qu’il y a quelque chose de cassé à Paris?... Mon sacripant de fils aura encore fait des siennes avec tous les freluquets dorés qu’il fréquente. Comme si nous avions besoin de femmes devant Dantzig... avec de la neige partout, et ces cheminements, ces parallèles, ces tranchées et tout le tonnerre de Dieu d’un siège qui n’en finit pas!

Puis, aussitôt cette explosion passée, avec une expression de joie et de bonhomie qui éclaira sa physionomie martiale, il ajouta:

—Ça me fera un rude plaisir tout de même de la revoir, ma Catherine!... Henriot, allons l’embrasser... et vous, messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les ingénieurs: je compte sur vous pour me faire le trou le plus tôt possible... la maréchale sera si contente de me voir prendre Dantzig!...

XI
LE SECRET DE JOSÉPHINE

L’entrevue des deux époux fut affectueuse et simple.

La première effusion passée, Lefebvre dit:

—Ah! ça, qu’est-ce qui t’amène ici?

—Un secret d’Etat! répondit la maréchale.

—Ah! bah! conte-moi cela.

—C’est l’Impératrice qui m’envoie...

—Elle veut savoir si je prendrai bientôt Dantzig?

—Non... elle désire connaître les sentiments de l’Empereur à son égard...

—L’Empereur lui est toujours fort attaché... Bien qu’elle lui en ait fait voir de grises dans les temps... à présent qu’elle a passé la première et même la seconde jeunesse, il est probable qu’elle a moins de démangeaisons à la cuisse... 122 je suis même persuadé qu’aujourd’hui elle aime notre Empereur!...

—Elle l’adore...

—Il est bien temps!... C’était autrefois, quand il était général à l’armée d’Italie, qu’elle aurait dû avoir pour lui ces sentiments-là... Mais va te faire lanlaire! Joséphine ne pensait qu’à se faire courtiser à Paris... elle traînait après elle tout un état-major de galants... Barras en était... et puis Hippolyte Charles, le beau Charles, l’adjudant de Leclerc, et dix autres encore... Ah! ce qu’il aimait sa femme alors, notre général, c’était du délire, de la folie!...

—J’ai entendu raconter des choses extraordinaires là-dessus... A Milan, Bonaparte se roulait comme un furieux dans l’attente de sa femme qui tardait à venir... il lui expédiait courrier sur courrier... il ne pouvait vivre sans elle...

—Oui, tout cela a duré jusqu’au retour d’Egypte... là Bonaparte apprit indirectement la vérité... Oh! il a dû souffrir énormément!... il m’a dit une fois, en me montrant la glace du portrait de Joséphine qu’il portait toujours sur lui et qui, par accident, s’était brisée: «Lefebvre, ma femme est bien malade ou infidèle!»... A son arrivée à Paris, Joséphine qui avait été au devant de lui, par la route de Lyon, le manqua, il avait pris par la route du Bourbonnais... il la laissa une journée en larmes, à la porte de sa chambre; à la 123 fin il pardonna... mais je ne me fie guère à ce pardon-là!... Bonaparte a eu, je le sais, un instant la pensée du divorce, Napoléon peut en avoir la volonté... Est-ce là cette grande nouvelle que tu m’apportes, ce secret que tu viens m’apprendre?...

—Non!... je crois l’Empereur toujours attaché à Joséphine... il l’a épousée une seconde fois devant l’Eglise... il l’a sacrée à Notre-Dame... il ne peut avoir à présent l’idée de divorcer... Joséphine cependant a des craintes...

—Est-ce que sa conduite donnerait à l’Empereur de nouveaux sujets de plainte?...

—Oh! non!... l’Impératrice a trente-sept ans... elle est d’un pays où l’on vieillit vite... Songe donc, elle était nubile à douze ans... mère à seize ans!... c’est une femme âgée... elle est à l’abri du soupçon maintenant, mais non d’un reproche...

—Qu’est-ce que l’Empereur peut donc lui reprocher?

—Sa stérilité!... Pour elle, c’est plus terrible qu’une faute découverte cette impuissance d’être mère...

—Oui, dit Lefebvre pensif, l’Empereur souffre cruellement d’être privé d’héritier... son œuvre colossale chancelle... il sent s’écrouler sous lui son trône magnifique... il possède, en maître, le présent superbe, mais l’avenir lui échappe... Ah! 124 si la science pouvait lui donner un enfant!...

—Les médecins y ont perdu leur latin... Corvisart a tout essayé... il faut que l’Empereur se résigne à n’avoir pas d’héritier direct... Son frère Joseph lui succédera...

—Hum!... son frère?... Napoléon semble être le seul de sa famille... il y a aussi Murat, son beau-frère, qui rêve d’être héritier désigné... Non, femme! je crois que Napoléon, faute d’enfants de Joséphine et de lui, adoptera la descendance de Joséphine... la reine de Hollande avec son enfant...

—Le petit Napoléon-Charles?... le fils d’Hortense... Tu veux parler de cet enfant pour succéder à Napoléon un jour?

—Pourquoi pas? dit Lefebvre avec une grosse jovialité, l’Empereur a toujours été fort attaché à sa mère... sa belle-fille, c’était sa préférée, sa chérie... les mauvaises langues ont même jasé...

—Oui, interrompit la maréchale, on a prétendu que lorsque l’empereur l’a mariée à son frère Louis, Hortense de Beauharnais était grosse... et qu’il était le père de cet enfant... Eh! bien! les langues méchantes ne jaseront plus... Le petit Napoléon-Charles est mort!...

—Ah! mon Dieu!... que m’apprends-tu là!... l’Empereur sera désolé... il aimait beaucoup l’enfant d’Hortense...

—Oui, et puis cette mort dérange ses calculs... 125 Tu sais que je le connais, notre Empereur: l’affection, les doux sentiments, les élans du cœur, tout cela est subordonné à la politique... et c’est ce qui me tourmente. Que dira-t-il quand je vais lui apporter cette désagréable nouvelle!... fit Catherine avec une visible anxiété.

—Il te recevra mal... il te bousculera...

—Bah! je le laisserai crier... je lui répondrai!... tu sais, mon homme, que je n’ai pas ma langue dans ma poche... on ne m’appelle pas pour rien la Sans-Gêne...

—Mais, reprit Lefebvre avec hésitation, tout cela ne m’explique pas ton arrivée soudaine au camp... Pourquoi l’Impératrice t’a-t-elle chargée d’annoncer ce fâcheux événement à l’Empereur...? On n’aime pas d’ordinaire à être la messagère de semblables nouvelles. Je ne comprends pas du tout ce qui t’a poussée à traverser toute l’Europe pour me retrouver dans ces sables et dans ces neiges devant Dantzig!...

—Parbleu! je suis venue te consulter avant de parler à l’Empereur.

—Quel conseil puis-je te donner!

—Je veux que tu me dises ce que je devrai répondre à Napoléon...

—Comment puis-je le deviner? Il faudrait savoir ce que l’Empereur te dira...

—Tu peux t’en douter...

—Sacrebleu!... arrive au fait: quelle confidence 126 as-tu reçue de l’Impératrice? De quelle mission mystérieuse t’a-t-elle chargée?

—Ecoute-moi bien, Lefebvre, et tâche de comprendre...

—Tu doutes de moi, femme!... Ah! si tu savais ce que ces sacrés ingénieurs me forcent à me fourrer dans la caboche avec leurs paperasses et leurs cheminements, tu ne craindrais pas de me faire avaler des choses difficiles... Allons! va, je suis tout oreilles...

—Eh bien! la mort du petit Napoléon-Charles a non seulement attristé, mais effrayé l’Impératrice... Elle avait consulté un tas de gens, des médecins, des sorciers, des rebouteurs, leur demandant un remède, un élixir, une drogue pour être mère... A Luxeuil, à Plombières, partout où les eaux avaient, disait-on, la propriété de rendre la maternité possible... elle s’est transportée, elle a séjourné, rien n’y a fait!

—Ça c’est vrai!... notre pauvre Joséphine aurait bien donné la moitié de sa couronne pour avoir un de ces marmots qui poussent si facilement chez les pauvres gens... c’est le cas de le dire: les uns ont trop, les autres pas assez!... Que de femmes se trouveraient favorisées d’être affranchies comme elle de la marmaille obligatoire, régulière, venant tous les ans avec plus de ponctualité que la récolte... Enfin! l’on ne peut pas tout accaparer... l’Impératrice a d’autres joies...

127 —Elle craint de connaître la douleur de l’abandon... elle a peur que l’Empereur ne la répudie...

—Parce qu’elle n’a pas d’enfants!... ce serait injuste... ce n’est peut-être pas de sa faute... Ecoute donc! s’il me consultait là-dessus, moi, l’Empereur, je lui répondrais que je lui ai connu pas mal de femmes, la petite Fourès, Belilote, cette gentille compagne d’Egypte, la Grassini, mademoiselle George, sans compter les dames du palais, les lectrices, les dames d’honneur... Aucune n’a pu se vanter d’avoir un héritier de Napoléon, et elles y mettaient de la bonne volonté!... Tu comprends que si elles avaient prouvé à l’Empereur qu’il était père, toutes ces aimables camarades d’un instant devenaient des femmes d’importance... Personne, pas même Duroc, Bourrienne, Junot ou Marmont, ne saurait attribuer à l’Empereur une paternité quelconque... Pour Joséphine, c’est différent! elle a fait ses preuves, elle! Le prince Eugène et Hortense sont là pour affirmer qu’elle possédait les qualités de son sexe.

—Tu as raison... Joséphine a été mère, mais il est certain qu’elle doit désormais renoncer à la possibilité de le redevenir... Elle n’est plus jeune... la source de la vie est tarie en elle et Napoléon semble impropre à transmettre à des êtres son génie: sa force, sa virilité sont ailleurs... 128 Reste donc l’empire sans héritier! Napoléon peut croire que l’âge seul de Joséphine est un obstacle... il ne l’aime plus d’amour... assurément il se montre très bon pour elle et nul ne peut lui reprocher de ne pas témoigner à celle qu’il a aimée dans sa jeunesse les plus grands égards... Cependant il est facile de lui mettre dans la tête qu’une jeune femme lui donnerait un fils... Lucien, Talleyrand, d’autres encore lui conseillent le divorce... on excite sa vanité en lui faisant observer la possibilité d’une union avec une princesse, fille ou parente d’un des monarques de l’Europe...

—Oui... on dit que ce méchant boiteux de Talleyrand, ce fourbe et ce renégat que je ne peux jamais voir sans ressentir des démangeaisons de lui appliquer ma botte dans le derrière, tant il pue la trahison, est en train de manigancer un projet de mariage avec la sœur de l’empereur de Russie... La guerre actuelle est un empêchement, mais la victoire peut d’un jour à l’autre aplanir la difficulté.

—L’Impératrice a deviné ces projets... elle sait qu’on en veut à son bonheur... elle s’attend brusquement à entendre l’Empereur lui parler de divorce dans l’intérêt de sa dynastie... alors elle a trouvé un moyen de parer le coup funeste qu’elle sent déjà dirigé contre elle, prêt à l’atteindre...

129 —Et ce moyen?... j’avoue que je ne devine pas...

—As-tu conservé le souvenir d’une jeune femme faisant partie de la maison de la princesse Caroline... une élégante brune, aux yeux magnifiques, nommée Eléonore, une demoiselle de la Plaigne...

—Une ancienne élève de madame Campan, mariée à un fricoteur, Jean Revel, ancien quartier-maître au 15e dragons, chassé de l’armée pour faux et condamné pour vol... Oui, je m’en souviens parfaitement!... l’Empereur a couché avec elle à son retour d’Austerlitz... Elle était divorcée et son mari purgeait sa peine... Mais quel rapport y a-t-il entre cette Eléonore et l’Impératrice?

—Un rapport lointain mais terrible pour Joséphine... Eléonore a obtenu ce que l’Impératrice ne peut avoir... Eléonore a un fils!...

—Il n’est peut-être pas de l’Empereur?...

—Si... D’abord, l’intérêt d’Eléonore, dès qu’elle s’est crue enceinte, a été d’éviter toute imputation possible mettant en doute la réalité de la paternité impériale... Ensuite, retirée pendant son divorce à l’institution de madame Campan, à Saint-Germain-en-Laye, aucun homme, sauf l’Empereur, n’a pu la voir sans témoin... Enfin, l’enfant offre le masque frappant de son auguste père!...

130 —Diable!... Est-ce que tu aurais l’intention de nous donner un jour pour empereur le fils d’Eléonore?...

—Peut-être!... Ce que les médecins et les charlatans n’ont pu faire, les hommes de loi peuvent, paraît-il, l’accomplir... L’Impératrice a consulté des légistes... Le droit divin n’admet que les héritiers du sang à succéder au trône, mais le droit romain permet l’adoption... Cambacérès m’a expliqué tout cela... On m’a fait ma leçon avant de partir!... A présent je suis ferrée sur l’adoption!... J’en remontrerais à M. Portalis ou à M. Bigot-Préameneu.

—Tu es si intelligente, ma bonne Catherine! dit Lefebvre en admiration devant sa femme... Alors ces empereurs de Rome, de fameux lapins, à ce qu’on dit, adoptaient des héritiers, quand ils ne pouvaient faire de la graine d’empereurs?...

—Oui... Les plus grands empereurs, Auguste en tête, tu sais celui que joue Talma au Théâtre-Français, ont pratiqué l’adoption... C’est très commode! Il suffit d’un sénatus-consulte pour que ça soit régulier...

—Oh! le Sénat!... dit Lefebvre avec un geste plein d’indifférence pour la majestueuse assemblée qui siégeait à plat-ventre jusqu’au jour où il s’agit de donner le coup de pied final à l’aigle expirant.

—As-tu compris à présent ce que je viens 131 faire au camp de l’Empereur à Finckenstein?

—Pas tout à fait... Achève!

—Eh bien! l’Impératrice, ayant eu connaissance de la maternité d’Eléonore, juste au moment où la mort du fils d’Hortense lui ôtait ses espérances de voir adopter cet enfant, veut proposer à l’Empereur de reconnaître pour fils adoptif et comme héritier de l’empire, le fils d’Eléonore... Elle-même, sacrifiant ses légitimes répugnances, servira de mère à cet enfant... Le peuple et l’armée, habitués à tout admirer, à tout approuver dans les actes de Napoléon, applaudiront... Cet enfant, héritier bâtard, mais ayant du sang de Napoléon dans les veines, sera certainement préféré à ce lourdaud de Joseph ou à ce niais de Louis... Pour les frères de l’Empereur, la France n’aura jamais que des sentiments très modérés... elle les connaît pour ce qu’ils sont, des vaniteux, des ambitieux, des imbéciles et peut-être des coquins, prêts à trahir leur frère à la première occasion pour essayer de sauver les couronnes qu’il leur a mises sur la tête... Cet enfant, élevé au palais, entre l’Empereur et l’Impératrice, traité par tout le monde en prince impérial, ne soulèvera aucune résistance... Voilà, Lefebvre, ce que je veux proposer à Napoléon, au nom et avec le consentement de l’Impératrice... Tu as compris, à présent...

Lefebvre réfléchissait profondément.

132 Il était d’esprit lent, mais juste. Son bon sens le guidait dans toutes les circonstances de la vie.

Au moment où l’on cherchait des candidats au Directoire, il fut un instant question de lui.

Il répondit avec une modestie et une sagesse rares:

—Non, citoyens, je ne veux pas être directeur. C’est un peu une couronne royale que vous m’offrez là! Je suis républicain et militaire. Je veux servir mon pays autrement qu’en rétablissant une royauté à cinq têtes. Vous êtes tous gens d’esprit qui n’avez pas besoin d’un imbécile comme moi pour en faire un roi! Je retourne à l’armée de Sambre-et-Meuse où l’ennemi m’attend!

Le projet de Joséphine lui parut peu acceptable par l’Empereur, et il ne cacha pas ses craintes sur la réussite de la mission de la maréchale.

—Mais tu as accepté une consigne, femme, il faut l’exécuter jusqu’au bout, dit-il avec fermeté, en soldat dévoué incapable de broncher quand l’ordre de marcher en avant était donné.

Un roulement de tambour se fit entendre, accompagné du taratata des trompettes.

—Ah! voici la soupe, dit le maréchal. Femme, j’ai l’habitude de manger en même temps que mes soldats, et à peu près le même ordinaire. Aujourd’hui, je t’invite, et je vais dire au cuisinier 133 qu’il ajoute un plat en ton honneur... Nous dînerons en tête à tête, veux-tu?

—Oui, comme autrefois à la Râpée, où il y avait de si bon petit vin blanc. T’en souviens-tu?

—Si je m’en souviens!... il me gratte encore le palais... Il n’y en a pas ici de ce petit vin-là!... ils ne connaissent pas ça en Allemagne... Je t’offrirai du vin de Hongrie que l’archevêque de Bamberg a envoyé à mon aumônier pour sa messe, car tu sais, femme, j’ai un aumônier à présent...

—Toi?... Ah! quelle farce! dit la Sans-Gêne riant aux éclats, mais c’est à peine si tu savais dire ton Pater...

—J’ai essayé de m’en souvenir... l’Empereur tient à cela!... On est très religieux en Pologne... et puis il faut boire aussi beaucoup, ça flatte les notables du pays!...

—Dis donc, Lefebvre, tu ne vas pas prendre de mauvaises habitudes dans ce vilain trou?...

—Un trou!... oh! Catherine, il n’est pas encore fait le trou!... Ces sacrés ingénieurs me le préparent... Sois tranquille! dès que je le verrai ce satané trou, je me précipiterai dans Dantzig et je ne moisirai pas ici, va!...

Le valet de chambre et deux ordonnances du maréchal entrèrent alors et disposèrent la table pour le souper.

La maréchale s’était débarrassée de sa pelisse 134 et, en s’asseyant dans un coin sur un pliant de campagne, elle apostropha le valet de chambre:

—Dis donc, mon garçon, ne manque pas d’apporter du vin de l’archevêque... nous allons, le maréchal et moi, nous donner ce soir une petite pointe!...

Et elle accompagna cette recommandation d’une claque sur ses cuisses massives, son geste familier aux instants de belle humeur.

XII
LE DESSERT DE CATHERINE

—As-tu faim? demanda le maréchal à sa femme en lui passant une assiettée de soupe grasse, fleurant bon, et dont l’odorante buée emplit la tente d’un parfum d’appétit.

—Une faim caniche! répondit la maréchale... Dame! ça vous fait descendre l’estomac dans les talons de rouler en chaise de poste à travers tous ces pays qui ont des noms qu’on ne retient pas... Et puis la soupe, ici, semble fameuse... La gorge m’en démange!

—Mes soldats n’en mangent pas d’autre. Toutes les semaines, au hasard, je vais goûter à l’une des gamelles. Ça m’est égal qu’on se moque de moi! L’Empereur s’occupe bien des pieds de ses hommes, lui! Que de fois je l’ai vu faire arrêter une colonne en marche et ordonner à l’un des soldats de se déchausser. Il veut voir de 136 ses propres yeux si ses prescriptions pour la chaussure sont bien exécutées... moi, je m’occupe de l’estomac... Le fusil sur l’épaule, avec de bons souliers et de bonne soupe, on fait le tour du monde!... Un peu de bœuf, Catherine?

—Oui... avec des cornichons, s’il y en a, dit la maréchale tendant son assiette.

—Les cornichons, inconnus dans ce cochon de pays... Mais il y a des choux aigres... tiens! en voici...

—Oh! que c’est sûret... à boire, Lefebvre!...

—Du vin de l’archevêque?...

—Oui... nous le boirons à la santé de l’Empereur, dit la maréchale, la bouche pleine, levant son verre avec gaieté.

Tous deux, avant de boire, trinquèrent à la vieille mode française.

—Quoi de nouveau à Paris, à la cour? demanda Lefebvre en découpant le poulet que venait de servir le valet de chambre.

—Nous avons eu beaucoup de fêtes. L’Empereur a ordonné qu’on s’amusât cet hiver. Il ne voulait pas que son absence privât Paris et la cour des réjouissances accoutumées. Il y a eu un quadrille d’honneur, dont j’ai fait partie...

—Toi, ma femme!... Tu as dansé avec les princesses?...

—Est-ce que ce n’est pas nous à présent les princesses?... Oui, mon petit, l’Impératrice m’a 137 fait l’honneur de m’engager... Nous étions seize dames, habillées, par quatre, de couleurs différentes: il y avait le quadrille blanc, le vert, le rouge et le bleu. Les dames blanches avaient des diamants, les rouges des rubis, les vertes des émeraudes; moi, j’étais du quadrille bleu, je portais des turquoises et des saphirs...

—Tu devais être comme un astre, Catherine... j’aurais voulu te voir...

—Oui... je devais avoir bon genre, avec ma grande plume d’autruche qui se balançait sur ma toque! Ah! c’était superbe!... nous avions des habits de coupe espagnole avec des toques de la couleur de nos robes... tu vois ça d’ici?...

—Et les cavaliers?

—Ils portaient des habits de velours, des toques aussi et des écharpes couleur du quadrille... Mon cavalier, c’était un bel homme, M. de Lauriston; oh! ne va pas être jaloux, c’est un civil!... et c’est Despréaux, tu sais, mon maître à danser, qui conduisait toute la ribambelle... La princesse Caroline par extraordinaire ne s’est pas trop chamaillée avec la princesse Elisa... le bal a été ravissant... je conterai cela à l’Empereur, ça l’amusera, le pauvre cher homme!...

—Je crois que tu auras de la peine à l’égayer avec les nouvelles que tu lui apportes...

—Bah! il en prendra vite son parti... D’ailleurs il sera enchanté de me voir arriver au lieu de 138 Joséphine... ça lui évitera des scènes, si comme on le dit, les Polonaises... enfin, suffit!...

—L’Impératrice devait donc venir le relancer jusqu’au camp?

—Elle a prévenu l’Empereur par un courrier extraordinaire de ses intentions... elle mourait d’envie de le rejoindre en Pologne... elle était inquiète et aussi jalouse! un ordre exprès lui a été envoyé de rester à Paris... c’est alors que je me suis mise en route... Mais, dis donc, ton petit vin d’archevêque, il ne faut pas le laisser aigrir dans la bouteille...

Et elle tendit, à nouveau, gaillardement, son verre que Lefebvre emplit en souriant.

Tous deux, simples, francs, honnêtes, heureux d’être réunis, savouraient avec délices ce modeste repas, sous la tente, avec l’insouciance de deux jeunes amoureux.

Le souper touchait à sa fin et Lefebvre, ayant tiré sans façon sa vieille bouffarde qui ne le quittait pas plus que son sabre, se mit en posture d’allumer et se disposa à digérer comme un bon bourgeois au coin de son feu, les pieds sous la table, en causant avec sa femme, au milieu des aspirations berceuses du tabac.

La maréchale, qui du coin de l’œil avait inventorié le mobilier sommaire de la tente de son mari, dit en riant, avec malice, montrant du doigt le lit de camp:

139 —Tu couches dans ce petit portefeuille-là!... Ah! mon pauvre homme, comment allons-nous tenir tous les deux là-dedans, car je ne suppose pas que tu vas m’envoyer dormir dans la berline?...

—J’ai un autre lit de fer comme celui-ci. Nous le rapprocherons, et puis, en se serrant, on arrive toujours à se caser dans un lit, si petit soit-il, quand on s’aime, fit Lefebvre se levant et étreignant contre sa poitrine son excellente épouse.

L’ordonnance entra tout à coup, l’air effaré.

La maréchale se dégagea, confuse, et dit à l’oreille de son mari:

—Consigne donc un peu ces gaillards-là, qu’on puisse prendre au moins son dessert tranquillement!

Le maréchal allait donner l’ordre que sollicitait sa femme, quand une série de détonations éclata en même temps que les cris: «Aux armes!» suivis de roulements de tambours et de sonneries de trompettes mettant tout le camp en rumeur.

—Qu’y a-t-il? demanda Lefebvre à l’ordonnance.

—Le commandant Henriot veut vous parler, monsieur le maréchal.

—Qu’il entre!... mais sapristi! on dirait que c’est sérieux! fit Lefebvre, prêtant l’oreille aux décharges successives de la mousqueterie accompagnant le bruit du canon plus nourri.

Henriot, après avoir fait un signe amical à sa mère adoptive, dit rapidement:

140 —Monsieur le maréchal, l’ennemi vient de tenter une grande sortie... il s’est emparé de la redoute que nous avions prise...

—La redoute dont le 44e de ligne s’était rendu maître?... ce qui nous mettait à quarante toises du Hagelsberg... Les Saxons de Bevilacque la gardaient...

—Oui, monsieur le maréchal... la panique s’est répandue chez les Saxons; ils ont abandonné les tranchées; c’est une déroute sérieuse; dans un quart d’heure, si on ne les arrête, les Prussiens seront ici...

—Le 44e de ligne est là? demanda froidement Lefebvre.

—Oui, monsieur le maréchal, un seul bataillon... commandant Rogniat.

—Ça me suffit!... viens, accompagne-moi, ou plutôt, non! veille sur la maréchale...

—Sur moi! Ah ça, dit d’un ton offensé Catherine, est-ce que ça ne me connaît pas, le chambard des batailles?... Laisse-moi donc, Lefebvre, ça me rajeunira de te suivre au combat... Ça me rappellera le temps de Jemmapes!... Ne t’occupe pas de moi! administre une bonne raclée à ces Prussiens, qui nous dérangent... Nous nous retrouverons après l’affaire.

Quand fut sorti le maréchal, une ombre géante se dressa aussitôt devant la tente.

—Ah! ce bon La Violette? s’écria vivement 141 Catherine, reconnaissant le fidèle tambour-major.

—Oui, m’ame Catherine... je veux dire m’ame la maréchale... vous êtes bien bonne!... c’est moi; je suis planton-chef chez le maréchal, et si vous voulez, je vais vous mener à un bon endroit, où vous verrez toute la danse.

—Non, mon garçon, je te remercie... je saurai bien voir toute seule... j’aime mieux que tu suives le maréchal... il peut avoir besoin de toi dans la bagarre.

—J’vous obtempère, m’ame Catherine, j’veux dire m’ame la maréchale, mais vous savez bien qu’avec lui il n’y a pas de danger... Ah! dès qu’ils vont l’apercevoir, ils ne s’amuseront pas à l’attendre les sacrés Prussiens... ils ont cru comme ça n’avoir affaire qu’à des Saxons; quand ils sauront que c’est le maréchal qui est à la tête du 44e... pschuist! ils repasseront bien vite le fossé comme des canards!...

Lefebvre cependant avait rallié rapidement le bataillon disponible du 44e de ligne:

—Soldats, s’écria-t-il, cette redoute est non seulement la garde de notre camp, mais la clef de Dantzig... L’ennemi l’occupe, il faut le déloger... J’ai promis à l’Empereur de prendre Dantzig, je compte sur vous pour empêcher un maréchal de France de manquer à sa parole... En avant, grenadiers du 44e, et vive l’Empereur!...

Alors, comme un sergent, le sabre à la main, 142 bientôt nu-tête, car une balle l’avait décoiffé, le grand-cordon de la Légion d’honneur noirci de poudre, les broderies arrachées, terrible, ne connaissant plus rien, fonçant droit devant lui, le maréchal Lefebvre se jeta le premier dans la tranchée déjà abandonnée, entraînant le 44e de ligne...

Les Prussiens, stupéfaits, hésitèrent un instant...

Lefebvre se précipita sur les premiers assaillants rencontrés; ils furent en une seconde abattus, percés de coups de baïonnette, de coups de sabre. On n’avait pas le temps de recharger les armes.

Une trombe de balles accueillit le maréchal à son débouché de la tranchée purgée...

—En avant!... à la redoute!... dit-il, tendant son sabre dont la lame était rouge.

Et il se précipita vers le boyau menant à la redoute, tapant, criant, jurant, s’ouvrant un passage au milieu d’hommes abattus et dont les rangs semblaient un champ de blé où un cheval s’est emporté.

A côté de lui on apercevait, dans la confusion de la mêlée, un jeune homme qui parait les coups de baïonnette portés au maréchal, tandis qu’un fantôme géant tenant un fusil de munition par le canon, comme une massue, assommait tous ceux qui se trouvaient dans le cercle tournoyant de son arme.

143 De temps en temps le géant s’arrêtait, se baissait, ramassait à terre un nouveau fusil, le sien étant brisé, et recommençait à faire tournoyer l’arme terriblement maniée.

Bientôt on était maître de la redoute.

A l’une des tranchées la couvrant se trouvait une pièce de canon abandonnée par l’ennemi; dans leur précipitation, les canonniers avaient pris la fuite sans faire partir la pièce toute chargée.

—Oh! dit Lefebvre, si j’avais là des chevaux pour emmener cette pièce et la braquer sur les fuyards!...

—Pas besoin de chevaux, mon maréchal, répondit La Violette, le géant à la massue, qui, déposant son fusil à la crosse toute engluée de sang, saisit tranquillement la pièce, s’arc-bouta, se piéta, raidit ses muscles puissants, et, dans un effort énergique, la faisant tourner, lentement l’amena dans la position contraire; à présent elle était braquée sur Dantzig.

Henriot, se courbant alors, pointa vivement la pièce et alluma la mèche.

La volée de mitraille inattendue acheva la déroute des Prussiens.

La redoute était prise et l’on touchait aux glacis de Hagelsberg.

Le maréchal regarda satisfait l’ennemi disparaître derrière ses remparts et, remettant son 144 sabre au fourreau, dit à Henriot et à La Violette:

—Mes braves, je vous confie la garde de la redoute... Ne vous la laissez pas reprendre cette nuit... Moi, je vais retrouver la maréchale qui m’attend pour finir le dessert!...

XIII
UNE HISTOIRE D’AMOUR

La maréchale, le lendemain, s’éveilla aux premiers accents de la diane.

Elle se montra toute joyeuse de ce réveil en musique martiale. C’était toute sa jeunesse qui chantait dans les cuivres. Elle revoyait le camp des armées de la République, lorsque les volontaires sans souliers couraient aux armes au refrain de la Marseillaise, et chaque matin, au lever, s’apprêtaient à terminer la journée par une victoire.

Rapidement elle s’habilla, aidée par une femme de chambre qui l’avait accompagnée, et qui, dépaysée et ahurie, ne cessait de demander à sa maîtresse si l’on gagnerait bientôt la route de France.

Le maréchal était allé visiter, dès l’aube, les avant-postes et reconnaître la situation. La redoute 146 prise la veille avait dû être armée et fortifiée dans la nuit. Il s’agissait de se maintenir dans ce fortin qui permettait de battre en brèche les murs même de Dantzig et de forer le premier trou.

Il revint plus vite que la maréchale ne s’y attendait. Il était très pâle et semblait secoué par une émotion vive.

—Qu’y a-t-il donc? demanda Catherine, est-ce que les Prussiens tentent une sortie nouvelle?... aurait-on perdu la redoute?

—Non! la redoute heureusement est solidement gardée, et d’ici longtemps les assiégés ne recommenceront pas l’aventure d’hier; mais il arrive un malheur qui te touchera comme moi, ma bonne Catherine...

—Oh! mon Dieu!... que s’est-il passé? parle vite!... tu me fais mourir d’angoisse...

—Henriot... notre cher Henriot, que nous avons élevé comme un enfant, que tu aimes et que j’aime comme un fils respectueux et bon...

—Il est mort? dit d’une voix sourde la maréchale, et des larmes roulèrent dans ses yeux.

—Rassure-toi... il est...

—Eh bien!... quoi alors?... il est blessé?...

—Non, prisonnier!

Catherine eut un gros soupir de soulagement. Ses larmes se séchèrent. Son œil brilla presque.

—Ah! c’est fâcheux, dit-elle d’une voix tranquille, 147 mais je craignais un pire malheur... tu m’effrayais, ami!... Prisonnier de guerre, ce n’est pas dangereux... tu l’échangeras à la première occasion... tu en as assez fait, hier seulement, des prisonniers prussiens!...

Lefebvre demeurait sombre. Il répondit d’une voix grave:

—Aussitôt que j’ai su qu’Henriot avait été fait prisonnier, j’ai envoyé un parlementaire, offrant au maréchal Kalkreuth de lui donner en échange deux officiers et dix soldats capturés la veille.

—Henriot valait bien cela! et il a accepté tout de suite, ce Prussien?...

—Il a refusé.

—Est-ce possible?... et la raison?...

—Notre Henriot n’est pas considéré par eux comme prisonnier de guerre.

—Qu’est-ce qu’il est donc, alors?...

—Un espion, surpris sous un déguisement, s’introduisant dans la ville!... dit Lefebvre avec une émotion croissante.

—Henriot un espion!... allons donc!... un brave soldat comme lui n’espionne pas... il se bat, ainsi que toi, Lefebvre, en regardant l’ennemi en face, le sabre à la main et son uniforme bien au clair... ton maréchal Kalkreuth radote; c’est un vieux fou... n’y a-t-il donc personne de sérieux autour de lui?...

—Malheureusement, femme, les apparences 148 sont contre Henriot... Quand il a été arrêté dans les rues de Dantzig, cette nuit, après l’affaire de la redoute où il s’était si vaillamment comporté, il n’était pas revêtu de notre uniforme... il était habillé en officier autrichien...

—En Autrichien, lui?... Mais il n’y a pas d’Autrichien à Dantzig... On ne se bat pas avec l’Autriche...

—C’est précisément pour cette raison qu’il avait pris le costume d’officier de l’empereur d’Autriche...

—Mais quelle idée?... dans quel but?... explique-toi...

—Comme toi, j’ai éprouvé une grande surprise quand j’ai su de quelle façon il s’était introduit dans la ville que nous assiégeons... La Violette, que j’ai sévèrement grondé de ne pas l’avoir empêché de faire cette folie, sait comment Henriot s’est déguisé, pourquoi il a endossé ce costume ne lui appartenant pas et qui le fait aujourd’hui passer, lui, un brave et loyal officier français, pour un misérable espion...

—Et que t’a raconté La Violette?...

—Une étrange histoire...

—Il y a de l’amour là-dessous! dit vivement la maréchale.

—Oui... c’est une histoire d’amour, tu l’as dit...

—Henriot est jeune, galant, digne d’inspirer 149 l’amour, capable de le faire naître... Quoi qu’il ait fait, d’avance je l’absous!...

—Voilà bien les femmes! dit Lefebvre avec un haussement d’épaules; elles voient partout des héros de roman et ne manquent jamais de les trouver admirables, surtout quand ils font des sottises...

—Quelles sottises?...

—Eh bien! il était encore à l’avant-poste de la redoute, se disposant à rentrer au quartier général, quand une voiture venant de Kœnigsberg se présenta. Le cocher exhiba un sauf-conduit, bien en règle, autorisant le consul général d’Autriche à traverser les lignes françaises avec sa suite, et à se présenter aux portes de Dantzig. L’ordre était signé de Rapp. On le présenta à Henriot qui s’inclina et commanda de laisser passer. Par curiosité, il se pencha et regarda dans l’intérieur de la voiture. Il poussa un cri de surprise. Devine qui son œil troublé venait d’apercevoir?

—Je ne peux pas deviner... il y avait le consul général...

—Oui, et trois dames... La femme du consul général, la princesse de Hatzfeld, femme du bourgmestre de Berlin, et une jeune fille... Sais-tu qui était cette jeune fille?...

—Comment pourrais-je le savoir?... Dis-moi tout sur-le-champ...

—C’était Alice, notre chère Alice... L’enfant 150 sauvée du bombardement de Verdun... Henriot l’avait revue à Berlin, avec moi, chez la princesse de Hatzfeld... A la suite d’une affaire grave où le prince pensa être fusillé par l’ordre de l’Empereur, le bourgmestre fut exilé et sa femme eut l’autorisation de se retirer dans sa famille... Elle était alliée au consul général autrichien à Dantzig...

—Et c’est en se rendant à Dantzig que notre cher Henriot a retrouvé Alice... Il l’aime... il a voulu la suivre... Je comprends tout à présent, dit la maréchale... L’imprudent, il l’a accompagnée jusque dans la ville...

—Il se faisait passer pour un attaché militaire au consulat... Il y avait justement à l’état-major un officier autrichien avec lequel Henriot avait noué des relations d’amitié... Cet étourneau lui aura prêté son uniforme... Henriot a pu ainsi escorter le consul général et avec lui, grâce au sauf-conduit impérial, entrer dans la ville...

—Et il a été reconnu?

—Dénoncé plutôt...

—Par qui?

—Par le consul général autrichien...

—Oh! le misérable!... Est-ce qu’il aime Alice?... est-ce une jalousie?... une rivalité?

—Je ne le crois pas... Ce consul a agi par animosité, par vengeance plutôt; il déteste la France... il hait d’une haine implacable notre 151 empereur... il exècre en lui le soldat de la Révolution, l’invincible épée qui impose à toute la terre les principes de 89... C’est un aristocrate, un ennemi de tous les hommes nouveaux, les jacobins, les régicides comme il nous appelle!... J’ai des renseignements fort précis sur lui... Fouché m’a fait transmettre un rapport très circonstancié...

—Ne te fie pas à Fouché!

—Oui, j’entends... ce faquin d’ancien curé est un traître, comme Talleyrand, autre défroqué... Ce sont les mauvais génies de l’Empereur... à eux deux ils combinent un tas de choses louches... certainement ils sont vendus à l’Angleterre!... Mais, pour ce qui concerne le consul général, Fouché devait donner des avis exacts... ils ne servent pas le même maître... Le consul est l’agent secret de l’Autriche, Fouché a intérêt à le contrecarrer puisqu’il travaille pour les Anglais... Ah! si l’Empereur m’écoutait! comme je balaierais toute cette vermine de cour!... comme je me fierais seulement à ses vieux compagnons de gloire, à ses soldats fidèles, Davoust, Duroc, Lannes, Bessières, et moi... Il n’y a pas un traître parmi nous... tandis qu’il s’entoure de ces avides et suspects aventuriers Bernadotte, Marmont, Talleyrand, Fouché... Ils le perdront, ma pauvre Catherine, et la France avec lui!...

—L’Empereur s’apercevra bien un jour que 152 ces conseillers-là sont des traîtres... mais, Lefebvre, veillons au plus pressé... Que vas-tu faire pour sauver Henriot... car ils veulent le fusiller, n’est-ce pas!...

—Oui... Pris sous un déguisement dans une ville en état de siège, où il s’est introduit par fraude, il doit être passé par les armes. Les lois de la guerre sont inexorables!... dit avec gravité le maréchal; si moi-même je surprenais ici, vêtu d’un costume d’emprunt, un officier prussien, je ne pourrais à aucun prix lui éviter le peloton d’exécution...

—Rien alors ne peut sauver notre Henriot?...

—Rien... qu’un miracle!... Il faudrait que je puisse, avec mes grenadiers, me jeter brusquement dans la ville...

—Eh bien! va!... entre dans cette ville... commande l’assaut! dit avec enthousiasme la maréchale.

Lefebvre secoua la tête et eut un geste de désespoir.

—Je ne peux pas!... Je ne suis pas le maître!...

—Toi! un maréchal de France!...

—Ecoute, femme, j’ai déjà eu cette idée... dès que j’ai appris qu’Henriot, que j’aime comme mon fils, se trouvait pris, sur le point d’être fusillé, j’ai eu la pensée de n’entendre aucun avis, de n’en faire qu’à ma tête... sur-le-champ je voulais 153 donner aux tambours l’ordre de battre la charge, et à la tête du 44e de ligne et de tout ce que j’aurais pu rassembler d’hommes, j’aurais couru droit aux remparts, j’aurais tenté d’escalader les glacis... on m’en a empêché!... Des renforts arrivent... m’a-t-on assuré, il faut les attendre, Mortier est en route avec des régiments nouveaux, de l’artillerie... l’Empereur a ordonné de faire un siège dans les règles... Ces sacrés ingénieurs se f...... de moi, parce que, disent-ils, je ne suis que brave, et les villes comme Dantzig ne se prennent pas avec de la bravoure!... Il faut des plans, des calculs, des machines de géométrie où je ne comprends rien... l’Empereur les comprend, lui, c’est un savant... il aime à présent la guerre savante... Le général Chasseloup m’a montré des notes particulières de Napoléon... Alors j’ai rengainé mon sabre et je suis revenu ici bien accablé, bien découragé... J’ai beau être maréchal de France et commandant en chef, je ne peux pas sauver mon cher Henriot, sous le prétexte que je n’ai pas été assez à l’école!... Ce ne sont pourtant pas des maîtres d’école qui m’ont appris à battre depuis quinze ans les Autrichiens, les Russes et les Prussiens sur tous les champs de bataille de l’Europe!...

—Alors, c’est fini... Henriot va mourir?...

—Hélas! Mais je le vengerai, va! quand j’entrerai dans Dantzig, car j’y entrerai, rien ne 154 pourra m’empêcher d’empoigner le gredin d’autrichien qui a livré Henriot. Quand je devrais commander moi-même le peloton, je te le jure, Catherine, la ville prise, il sera fusillé, ce comte de Neipperg!

La maréchale poussa un cri.

Elle saisit vivement le bras de son mari.

—Que dis-tu? Quel nom as-tu prononcé là? fit-elle en proie à une émotion extraordinaire.

—Le comte de Neipperg... C’est cet ennemi acharné de Napoléon. Le consul général autrichien...

—Tu ne sais pas qui est le comte de Neipperg? Ce qu’il fut autrefois, où je l’ai rencontré jadis?

—Tu le connais?

—Oui... Te souviens-tu de cette nuit de Jemmapes où, surprise au château de Lowendaal, sans le brave La Violette, j’allais être passée par les armes comme Henriot aujourd’hui?

—Parbleu!... tu m’as assez souvent raconté cet épisode aventureux... tu as été sauvée par un officier autrichien... Serait-ce...

—Tu as deviné. C’était le comte de Neipperg!...

—Oh! tu me désarmes, dit avec tristesse Lefebvre, je ne pourrai plus à présent le faire fusiller quand j’aurai pris Dantzig... Je lui dois la vie de ma Catherine!...

155 —Attends! tu n’es pas seul obligé... Te souviens-tu aussi de la matinée du 10 Août?

—Ces journées-là ne s’effacent pas de la mémoire...

—Que s’est-il passé, Lefebvre, dans ma boutique de blanchisseuse, rue des Orties-Saint-Roch... quand tu es venu frapper à la porte avec tes camarades, les gardes nationaux?...

—Tu avais recueilli chez toi... dans ta chambre, un blessé... un chevalier du poignard... un défenseur des Tuileries... j’étais même un peu jaloux... Ah! si je m’en souviens?... comme si c’était d’hier!...

—Ce blessé, c’était le comte de Neipperg!...

—Alors lui aussi te doit la vie?...

—Nous ne sommes pas quittes... Lefebvre, il faut absolument me faire pénétrer dans la ville de Dantzig...

—Tu es folle!... toi, la maréchale Lefebvre... aller chez les ennemis... Tu veux donc qu’on te garde comme otage?

—Il faut que je parle au comte de Neipperg...

—Tu veux lui demander la grâce d’Henriot?... Il ne pourra l’obtenir... Renonce à cette tentative insensée...

—Je veux aller à Dantzig et j’irai! dit avec énergie la maréchale.

Puis, serrant la main de son mari, elle ajouta:

—Le comte de Neipperg, quand il m’aura 156 entendue, se fera plutôt tuer que de laisser fusiller son... notre Henriot, dit-elle en se reprenant.

—Tu as donc un secret avec lui?...

—Oui, laisse-moi faire, je réponds de ramener Henriot sain et sauf.

Et, sans permettre au maréchal de répondre, d’opposer une objection raisonnable, la maréchale, soulevant la toile de la tente, cria vivement:

—La Violette!... La Violette... Avance à l’ordre!...

XIV
VIEUX SOUVENIRS

Il y avait, sous les murs de Dantzig et entre les tranchées françaises, aux jours où le canon se taisait, un échange permanent de relations rapides et non prévues par les autorités, des allées et venues de débitants, de femmes colportant l’eau-de-vie et les nouvelles, de brocanteurs suspects et de trafiquants équivoques. Dans tous les sièges qui se prolongent, ces suspensions d’armes s’établissent par le fait des choses. De là un certain mouvement de passants d’un camp à l’autre, en ces courts instants de trêve.

C’est un de ces moments-là qu’avait choisi La Violette pour tenter de pénétrer avec la maréchale dans la ville assiégée.

Mis au courant des projets de Catherine, La Violette avait juré qu’il l’aiderait à sauver Henriot.

158 Ayant dépouillé son brillant costume de tambour-major, La Violette s’était affublé d’une large houppelande crasseuse achetée à un de ces nombreux mercantis juifs, venus du Levant ou sortis des steppes russes, qui escortaient les armées, et il s’était présenté à l’une des portes de la ville, suivi de la maréchale habillée en femme de la campagne des environs de Kœnigsberg.

La Violette parlait l’allemand et la maréchale, originaire d’Alsace, pouvait se faire comprendre de tous les pays germaniques.

An chef de poste, La Violette expliqua que, surpris par l’arrivée des Français, ils n’avaient pu, sa compagne et lui, se rendre à la ville où se trouvaient des parents à eux, fort inquiets sur leur sort. Ils sollicitaient l’autorisation d’entrer dans la ville et de les voir.

Le chef de poste les prévint que s’il les laissait entrer, ils ne pourraient probablement plus sortir:

—Eh! bien, répondit gaiement La Violette, nous attendrons que ces maudits Français soient battus... nous supporterons le siège avec vous!...

Ayant obtenu la permission de franchir le pont-levis, hésitants, le cœur serré d’angoisse, isolés dans une ville pleine de soldats, encombrée de blessés, d’artillerie, de magasins et de baraquements, où toute une population affolée s’était 159 réfugiée, craignant d’être reconnus à chaque pas sous leur déguisement, ils erraient indécis, n’osant demander aucun renseignement, cherchant à s’informer par les yeux, de peur qu’une indiscrète interrogation ne les trahît.

La Violette cependant ayant avisé une cantine installée en plein air, où des soldats et des habitants buvaient et échangeaient des nouvelles, s’approcha et, se mêlant aux propos, écouta.

On parlait d’un espion français surpris, un officier déguisé en autrichien, qu’on venait de juger et qu’on devait fusiller le lendemain matin.

La Violette respira. Il était temps encore. Henriot n’était pas perdu, on pouvait encore le sauver.

La maréchale, de son côté, était entrée dans un magasin, et sous prétexte d’acheter de la mercerie, adroitement, s’était informée du logis du consul général d’Autriche. Elle avait, disait-elle, une nièce au service de la femme du consul.

Renseignée, elle retrouva La Violette et tous deux se dirigèrent vers le consulat.

Les portes en étaient soigneusement closes, on ne surprenait aucune animation dans le palais. Personne à qui parler aux abords.

Tous deux firent anxieusement le tour du bâtiment du consulat.

—Rien!... Rien!... tout est bouclé! fit La Violette 160 hochant la tête avec un tortillement d’épaules qui ne signifiait rien de bon.

Tout à coup il leva les bras en l’air,—ses bras qui atteignaient à un premier étage:

—Cette fenêtre!... dit-il joyeusement.

—Tu veux entrer par la fenêtre? murmura la maréchale effrayée.

—Une fenêtre vaut une porte quand on peut y poser le pied... et je le pose! répondit La Violette.

En même temps il saisit l’appui de la fenêtre entr’ouverte, se hissa à la force du poignet, jeta un coup d’œil dans l’intérieur, se laissa retomber à terre et ajouta, avec sa tranquillité habituelle:

—Il n’y a personne dans la place, nous pouvons nous y introduire...

—Tu veux pénétrer chez le consul par la fenêtre?...

—Dame! puisqu’il nous refuse sa porte... Allons! m’ame Catherine... je veux dire m’ame la maréchale... un peu de courage et de la vigueur! dit La Violette se pliant, s’arc-boutant, tendant son dos...

—Que veux-tu que je fasse, bon Dieu?

—Montez!...

—Sur quoi donc?

—Sur moi... oh! n’ayez crainte, l’escalier est solide...

161 Et, se courbant de plus en plus, le géant attendit que la maréchale se perchât sur ses reins robustes.

Une fois là, il se releva à demi, très doucement, lentement, et Catherine se trouva insensiblement portée à la hauteur de la fenêtre.

—Entrez! dit La Violette, prenant pour la première fois de sa vie le ton du commandement.

Et il ajouta aussitôt:

—Pardon! Excuse! m’am’ Cath... non! m’am’ la maréchale, il s’agit de la vie d’Henriot!... montez! je vous rejoins!...

Bravement, la maréchale, retroussant ses jupes, enjamba la barre d’appui et sauta dans la pièce.

Une seconde après, la Violette était auprès d’elle.

—Ça sert quelquefois d’avoir une belle taille! dit-il avec simplicité, comme s’il s’excusait de sa stature démesurée. A présent, ne perdons pas une minute... tombons sur le consul!...

Et poussant la première porte qui se trouvait devant lui, il entraîna la maréchale dans un corridor sombre, silencieux, inquiétant par sa tranquillité même.

Ils avancèrent avec précaution, s’orientant, prêtant l’oreille, sondant les obscurités du logis.

Un bruit de voix leur arriva. On distinguait comme des sanglots étouffés. Une voix d’homme et deux voix de femmes, qui semblaient supplier.

162 —Nous y sommes! dit La Violette... c’est là!... Ah! j’aimerais mieux cent fois monter à l’assaut derrière le maréchal! fit-il avec un soupir.

—Entrons! dit résolument Catherine, je reconnais la voix d’Alice...

Elle saisit le bouton de la porte, et brusquement ouvrit...

Un cri de surprise s’échappa à cette apparition inattendue.

Le comte de Neipperg, dans un salon de cérémonie dont les meubles étaient recouverts de housses, s’avança vivement:

—Qui êtes-vous? Que voulez-vous?... demanda-t-il avec autorité.

Deux femmes, l’une pâle, grave, triste avec de grands bandeaux noirs encadrant l’ovale de son visage harmonieux, l’autre jeune, gracieuse, couronnée de cheveux blonds, se tenaient auprès de lui, également stupéfaites.

La maréchale regarda un instant les deux femmes, puis courant à la jeune fille:

—Alice!... mon Alice! ne me reconnais-tu pas? dit-elle avec émotion.

La jeune fille, un instant interdite, s’écria aussitôt:

—Vous... ma bonne mère!... ici!... que venez-vous faire?

—Je viens sauver Henriot! répondit avec dignité la maréchale.

163 —Oh! mère!... joignez vos supplications aux nôtres... M. le comte est inflexible!

Catherine se tourna vers Neipperg abasourdi, prêt à appeler ses gens, s’étonnant de la façon dont ces intrus avaient pénétré dans son palais.

—Ne me reconnaissez-vous pas, comte de Neipperg? dit-elle gravement.

—Non, madame, et je me demande vraiment qui a pu vous permettre d’entrer ici sans avoir été annoncée...

—Je suis Catherine Lefebvre!

—La maréchale Lefebvre, ici!... Ah! mon Dieu! est-ce que la ville est prise? dit-il avec terreur.

—Non... pas encore!... Je devance mon mari, voilà tout, pour arracher Henriot, mon fils adoptif—vous entendez bien, monsieur le comte, je dis mon fils adoptif—à la mort qui l’attend...

—Je n’y puis rien, madame la maréchale, répondit Neipperg avec embarras... le commandant Henriot s’est introduit ici, dans une ville investie, à la faveur d’un déguisement, et se servant de mon nom, à couvert sous mon pavillon... Je sais quels liens l’attachent à mademoiselle Alice... Croyez bien que si j’avais pu, j’aurais intercédé auprès du gouverneur de la ville... Mais mon intervention ne ferait que hâter son exécution... On supposerait que l’Autriche a un intérêt quelconque à préserver un officier que les apparences font considérer comme espion...

164 —Alors vous ne croyez pas pouvoir agir auprès des autorités prussiennes? dit la maréchale.

—Non... je ne le crois pas... je ne puis intervenir... le commandant Henriot devra subir les lois de la guerre... je le regrette vivement... si je pouvais...

—Vous pourrez! dit avec autorité la maréchale.

Neipperg eut un mouvement d’impatience.

—Voulez-vous prier ces deux dames de nous laisser seuls un instant.

—Pourquoi?... je n’ai rien de caché... toutes deux m’ont supplié... Madame la comtesse de Neipperg, touchée par les pleurs de mademoiselle Alice, m’a engagé à tenter une démarche suprême, j’ai cru devoir m’abstenir...

—Vous sauverez le commandant Henriot! reprit la maréchale. Veuillez m’écouter... je parlerai donc devant vous et devant Alice... Mais prenez garde que vous ne regrettiez de m’avoir forcée à une confidence grave... très grave...

—Madame la comtesse et vous, Alice, laissez-nous! dit le comte, impressionné par l’accent de la maréchale.

Les deux femmes sortirent; Alice, soutenue par la comtesse de Neipperg, chancelait et semblait prête à s’évanouir. La comtesse lui murmurait des paroles d’espérance.

—La maréchale Lefebvre, lui disait-elle, n’aurait 165 pas traversé les lignes sans espoir d’arracher Henriot au supplice. Le comte de Neipperg lui avait de grandes obligations; quant à elle-même, reconnaissante envers Catherine Lefebvre, qui jadis avait été au service de son père, le marquis de Laveline, elle ferait tout pour seconder ses efforts.

Alice reprit courage, et les pleurs qui mouillaient ses beaux yeux se séchèrent un peu, tandis que la maréchale et le comte poursuivaient leur entretien.

La Violette, sur un signe de Catherine, s’était éloigné en disant:

—Je suis de planton à la porte... si madame la maréchale a besoin de moi... suffit!

Et, redressant sa haute taille, il avait paru prendre la mesure du consul général, comme pour déclarer:

—S’il bronche, je le mets dans ma poche, ce bout de cigare autrichien!...

—Eh bien! madame la maréchale, parlez, nous sommes seuls... fit Neipperg en montrant un fauteuil à Catherine.

Elle s’assit et dit avec émotion:

—Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, monsieur le comte... depuis Jemmapes, que de choses se sont passées!...

—Je suis heureux du changement qui s’est surtout produit pour vous, répondit courtoisement 166 le comte, je vous avais quittée cantinière, mariée à un sergent...

—Un lieutenant faisant fonction de capitaine, pardon!...

—Le lieutenant a marché vite... maréchal de France, l’un des plus glorieux chefs de la première armée du monde, ami de Napoléon: je vous adresse toutes mes félicitations et je vous prie de transmettre, à votre rentrée au camp, tous mes compliments au maréchal...

—Si j’ai rappelé ces vieux souvenirs, monsieur le comte, ce n’est pas dans un but de gloriole et pour établir une comparaison entre la cantinière de Jemmapes et la femme du maréchal qui commande devant Dantzig... Monsieur le comte, dans ce château de Lowendaal, où nous nous sommes vus pour la dernière fois, vous avez pu arracher à un misérable, qui voulait la contraindre à une déplorable union, une jeune femme digne de votre amour, mademoiselle Blanche de Laveline...

—Aujourd’hui la comtesse de Neipperg...

—Oh! je l’ai bien reconnue, mais l’émoi où me plonge la terrible situation du commandant Henriot m’a empêchée de lui renouveler l’expression de ma reconnaissance pour ce qu’elle fit autrefois pour moi... N’est-ce pas elle qui m’a établie, qui m’a acheté le fonds de blanchisserie de mademoiselle Lobligeois, et ainsi m’a permis d’épouser mon Lefebvre?... Si je suis aujourd’hui 167 la maréchale Lefebvre, c’est à votre belle et digne compagne que je le dois, monsieur le comte! Oh! je ne suis pas une ingrate, moi, et je n’attends qu’une occasion de vous prouver à tous les deux ma gratitude!... Malheureusement, actuellement, c’est moi qui viens encore solliciter...

Le comte eut une inclinaison de tête polie, semblant attendre l’explication que lui avait annoncée la maréchale et qui tardait.

Catherine fit un effort sur elle-même et dit lentement:

—Quand vous m’avez empêchée d’être fusillée avec ce brave La Violette, qui tout à l’heure était là et ne vous a pas reconnu, lui,—vous vous souvenez? dans cette chapelle où le mariage de mademoiselle Blanche de Laveline était sur le point d’être célébré... lorsque M. de Lowendaal déjà s’apprêtait à emmener à Bruxelles ou à Coblentz celle que le marquis de Laveline lui donnait pour épouse... savez-vous quel motif puissant m’avait poussée à franchir les avant-postes et à m’aventurer jusque dans les positions occupées par les troupes autrichiennes?...

Le comte de Neipperg laissa échapper un mouvement de vague assentiment et dit:

—Je ne me souviens pas très bien...

—Je vais aider votre mémoire... J’avais, dans ma modeste chambre de blanchisseuse, le matin 168 du 10 Août, pris un engagement sacré vis-à-vis de mademoiselle de Laveline... vous l’avez oublié, vous?...

—Oh! non... fit le comte avec une expression douloureuse... je ne veux pas penser à ces lointaines années... c’était vous, madame Lefebvre, qui deviez chercher à Versailles mon enfant et le conduire auprès de sa mère, à Jemmapes... Ah! vous rouvrez là une blessure mal cicatrisée... Continuez, je vous en prie ou plutôt parlez-moi du présent... je n’ai pas besoin d’évoquer ce passé... vous avez risqué de grands dangers pour pénétrer jusque dans cette ville, dans le but louable de sauver un officier français auquel vous vous intéressez, sans doute parce qu’il est le protégé de votre mari, le fiancé d’Alice, que vous avez élevée... Parlez-moi du commandant Henriot... et permettez-moi d’oublier ce malheureux enfant que sa mère et moi regrettons toujours!

—Vous parler d’Henriot, c’est parler de votre passé! dit Catherine avec un accent profond qui fit tressaillir Neipperg.

—Que voulez-vous dire?... Je ne comprends pas...

—Que croyez-vous, monsieur le comte, qu’il soit advenu de cet enfant confié à la mère Hoche à Versailles et que je m’étais engagée à vous remettre à Jemmapes?...

—Cet enfant est mort, hélas!

169 —Qui vous l’a dit?

—Le marquis de Laveline... et un homme de confiance au service du baron de Lowendaal. L’enfant a été enseveli sous les ruines du château, bombardé, miné, démoli par les obus...

—L’enfant a été retiré vivant des décombres, monsieur le comte!

—Que dites-vous?... c’est impossible... Oh! parlez, madame la maréchale, vite, mais sur quel indice se fonde cette supposition, hélas! bien invraisemblable...

—L’enfant a vécu... il a grandi... il est aujourd’hui fort, vaillant, un beau jeune homme, digne d’être aimé...

Neipperg, en proie à une indicible angoisse, très pâle, murmura:

—J’ai peur de deviner...

—Vous commencez à comprendre!... Votre enfant, monsieur le comte, a été élevé par Lefebvre et par moi... il est devenu un brave officier français...

—N’achevez pas!...

—Comte de Neipperg, dit avec une solennité impressionnante la maréchale, se levant, laisserez-vous les Prussiens fusiller votre fils?...

Neipperg, accablé, s’était jeté dans un fauteuil, le front caché dans les mains, murmurant:

—Oh! c’est affreux!... cet enfant si longtemps pleuré, retrouvé vivant, sauvé par un miracle, et 170 perdu, livré par moi à la justice terrible des cours martiales...

—Il faut le sauver...

—Oui, je le sauverai... mais comment?... c’est le moyen que je cherche, dit Neipperg avec vivacité...

—Cherchons à nous deux...

—Surtout pas un mot à la comtesse... cette secousse la tuerait...

—Il faut se hâter... l’exécution est-elle fixée?...

—A demain! au lever du soleil...

—Nous avons quelques heures à peine...

—Bien employées, c’est suffisant...

—Proposez au gouverneur un échange... Lefebvre donnera pour la vie d’Henriot ce qu’on exigera... dix, vingt, trente officiers... cinquante soldats, s’il le faut!... car nous en avons des prisonniers de chez vous! dit avec une orgueilleuse intonation la maréchale.

—On refusera l’échange...

—Que faire alors?...

—J’ai trouvé! dit tout à coup Neipperg.

—Parlez!... que faut-il faire?... puis-je vous seconder?

—Seul, je suffirai!... je vais sur-le-champ me rendre au palais du gouvernement et là je réclamerai le commandant Henriot comme sujet autrichien. Protégé par le pavillon d’Autriche, il devient inviolable... il sera gardé ici, prisonnier 171 chez moi, jusqu’à ce que régularisation soit faite de sa nouvelle nationalité...

—Comment pouvez-vous faire considérer Henriot comme sujet autrichien?

—N’est-il pas mon fils?... il suivra la nationalité de son père, c’est le droit des gens... Mais vous, madame la maréchale, il faut vous éloigner immédiatement. Si vous tardez, je ne réponds plus de votre sécurité!

La maréchale ne répondit rien. Elle craignait de soulever une objection qui arrêtât le comte dans ses bonnes dispositions. Elle ne pouvait séjourner dans la ville sans compromettre peut-être plus grandement le sort d’Henriot.

—Allez donc, monsieur, dit-elle avec abandon, et puissiez-vous réussir et nous ramener Henriot!...

Munie d’un sauf-conduit du consulat autrichien, elle réussit à sortir de la ville avec le fidèle La Violette, sans éveiller de soupçons.

Elle regagna le camp, le cœur gros à la pensée que son Henriot allait devenir soldat de l’Autriche. «Acceptera-t-il au moins?» se demanda-t-elle en racontant à Lefebvre ce qui s’était passé avec le comte de Neipperg.

Lefebvre réfléchit un instant, puis s’écria, comme emporté par un élan subit:

—Ma foi! tant pis! les ingénieurs diront ce qu’ils voudront, ils se plaindront à l’Empereur 172 si ça leur plaît... mais, je vais, moi, donner l’ordre d’attaquer!...

Et il sortit de sa tente en disant à Catherine:

—Rassure-toi, femme, ils ne fusilleront pas encore notre Henriot!... j’ai Oudinot avec ses grenadiers... c’est moi qui marcherai à leur tête, et nom d’un nom!... c... qui se dédit, ce soir même je prendrai Dantzig!...

XV
VIVE L’EMPEREUR!

Tandis que Lefebvre disposait tout pour l’assaut, le comte de Neipperg se hâtait de courir au palais où le maréchal Kalkreuth avait son quartier général.

Il fit connaître confidentiellement au maréchal les liens secrets qui l’unissaient à ce commandant Henriot, élevé dans les rangs de l’armée française, mais resté, par sa naissance, sujet de l’empereur d’Autriche. Il exigeait qu’il lui fût remis sur-le-champ.

La Prusse et la Russie tenaient essentiellement à ménager l’Autriche. Bien que s’étant mise à l’écart de la coalition, l’Autriche pouvait, d’un moment à l’autre, reprendre les armes contre Napoléon. La présence du comte de Neipperg à Dantzig était d’une haute importance diplomatique. Son intervention pouvait faire épargner à 174 la ville les horreurs de la prise d’assaut. Le palais du consulat général d’Autriche était un terrain neutre où la capitulation, si les Français forçaient les dernières défenses, serait débattue et traitée.

Le maréchal se rendit donc aux raisons de M. de Neipperg et ordonna que le prisonnier français fût conduit, sous escorte, au consulat d’Autriche où il demeurerait gardé à la disposition des autorités, qui examineraient par la suite la réclamation du consul.

L’entrevue d’Henriot avec Alice fut touchante et joyeuse: tous deux, oubliant les dangers courus, s’abandonnèrent aux délicieux projets d’avenir, aux espérances de bonheur; ils se croyaient déjà, l’un et l’autre, à l’abri de tout péril. Le siège terminé, avec le consentement du maréchal Lefebvre, ils se marieraient et l’on ne se souviendrait plus que comme d’un mauvais rêve des angoisses subies à Dantzig.

Le comte de Neipperg, après avoir laissé Henriot et Alice à leurs épanchements, fit prier le jeune homme de venir le trouver, avant le souper, à son cabinet.

Henriot se rendit à cet appel, le cœur très à l’aise, pensant qu’il s’agissait de lui remettre son visa et de le faire reconduire aux postes français.

Neipperg, avec gravité, questionna le jeune 175 commandant sur son origine, sur les particularités de son enfance.

Henriot raconta avec franchise et simplicité ses premières années passées au camp. C’était un enfant du bivouac. Il se souvenait vaguement de Versailles, où il avait joué devant une boutique de fruitière. Sa vie ne commençait qu’avec les bataillons de Sambre-et-Meuse et de la Moselle, où il avait été enfant de troupe. Il fit, plein d’une émotion vraie, le récit de ses premières impressions de pupille de la demi-brigade, il évoqua sa jeunesse éveillée au son du tambour, façonnée aux alertes, endurcie aux marches, rompue aux fatigues, et réjouie par la victoire.

Neipperg, avec précaution, interrogea ensuite Henriot sur ses parents.

Il répondit qu’il ne les avait jamais connus. Le maréchal et sa femme, pour lui, constituaient toute la famille.

Alors le consul dit avec une voix troublée:

—Vos vrais parents existent cependant, mon jeune ami... et vous allez peut-être vous retrouver bientôt, très prochainement même, en leur présence...

Henriot fit un mouvement, où il y avait de la surprise et aussi un peu d’indifférence:

—Pardon, monsieur, dit-il avec fermeté, les parents qui m’ont abandonné, qui n’ont jamais pris soin de mon enfance, que je n’ai jamais demandé 176 à voir, qui jamais ne se sont informés de moi... comment voulez-vous que mon cœur aille au-devant d’eux? quels sentiments d’affection et de tendresse puis-je avoir pour ceux qui n’en ont jamais manifesté pour moi?...

—Il ne faut pas accuser ainsi... peut-être des circonstances, plus fortes que toute volonté, ont-elles empêché ceux à qui vous devez l’existence de se faire connaître, de s’occuper de vous... ils vous ont cru mort... et leur cœur a longtemps souffert de cette perte supposée... aujourd’hui leurs larmes vont se sécher, la joie allumera ses flammes dans leurs yeux où le deuil mit tant d’années les ténèbres... Henriot, ne voulez-vous pas embrasser votre mère?...

Le jeune homme éprouva une commotion extrême. Ce nom de mère qu’il n’avait donné que par reconnaissance à l’excellente femme de Lefebvre, il allait donc s’échapper de ses lèvres s’adressant à celle dont le ventre l’avait porté... il pourrait, lui aussi, nommer ses parents... il ne serait plus l’enfant du hasard, recueilli par charité, soigné, élevé, fait homme par la bonté d’un soldat et d’une cantinière... Ah! en présence de cette femme qui s’avouait sa mère, il ne pourrait conserver l’indifférence dont il venait de faire montre au consul... son âme se fondait délicieusement dans un élan d’affection neuve et de respect inconnu.

177 Avec un tremblement subit de la voix, il demanda:

—Et quand verrai-je ma mère, monsieur?

—A l’instant! répondit le comte radieux.

Ouvrant alors vivement la porte du salon où se tenaient Alice et la comtesse, M. de Neipperg dit à sa femme:

—Blanche!... ma chère Blanche, venez embrasser votre fils!...

Et rapidement il lui révéla ce que Catherine Lefebvre venait de lui apprendre.

Madame de Neipperg se précipita dans les bras du jeune homme et le serra sur son sein.

La première effusion passée, Henriot demanda, avec un trouble subit, en se tournant vers Neipperg, qui attendait, anxieux, l’œil mouillé de larmes:

—Alors, monsieur... vous êtes mon père?...

Pour toute réponse, Neipperg s’avança, les bras ouverts...

Henriot hésita un instant, puis surmontant une timidité où il y avait peut-être de l’instinctive défiance, il embrassa celui qui se faisait ainsi connaître.

—Enfin!... notre fils est sauvé! dit la comtesse... Ma chère Alice, j’espère qu’à présent aucun obstacle ne s’opposera à cette union que votre cœur désire... Le comte et moi nous ne dérangerons rien à vos projets!...

178 Alice jeta un long regard reconnaissant sur madame de Neipperg et, pour cacher son trouble s’élança vers elle en murmurant:

—Que vous êtes bonne, madame!...

Neipperg alors dit à Henriot:

—Nous allons quitter un instant la comtesse et Alice, il faut nous rendre ensemble au palais du gouvernement... Je désire, mon cher fils, vous présenter officiellement au maréchal Kalkreuth... faire connaître votre qualité...

—Je suis à vos ordres, monsieur, dit Henriot s’inclinant.

—Ah!... vous portez encore le costume autrichien, sous lequel, imprudemment, vous vous étiez introduit dans la ville, c’est fort bien! Désormais vous aurez le droit de revêtir ce costume... Je me permettrai même d’y ajouter une torsade... vous avez là un habit de capitaine... et vous étiez chef d’escadron dans l’armée française; je prends sur moi de vous maintenir dans votre grade; l’empereur d’Autriche, mon auguste souverain, ratifiera sans nul doute cette décision provisoire lorsqu’il saura quels liens nous unissent... Venez, Henriot, le maréchal Kalkreuth attend votre visite...

Henriot, horriblement pâle, n’avait pas bougé.

Il répondit, les mains crispées, une lueur de colère dans les yeux:

—Qu’avez-vous dit, monsieur?... je n’ai pas 179 bien compris... je suis à présent ce que j’étais hier, ce que j’étais il y a quelques minutes encore... officier français, tout dévoué à la France et à l’Empereur... et si j’ai cru pouvoir porter pour quelques heures ce déguisement, voyez, je l’arrache à présent et je redeviens commandant des hussards... rien autre!...

Et, dégrafant rapidement l’uniforme blanc, Henriot fit voir en dessous sa veste de hussard français.

—Henriot!... ne faites pas de folie! s’écria Neipperg. Vous êtes mon fils, donc sujet autrichien... je vous offre de conserver votre grade dans l’armée de mon souverain... votre avancement est certain, il sera rapide... ce que je vous propose là est fort avantageux...

—Vous me proposez une lâcheté!

—Prenez garde à vos paroles! C’est votre père que vous apostrophez ainsi!

La comtesse de Neipperg s’était avancée, surprise par cette altercation.

—Mon mari!... mon fils!... calmez-vous! fit-elle, s’interposant; je comprends les scrupules d’Henriot, ce sont ceux d’un soldat plein d’honneur... depuis ses premières années il a servi la France; il ne peut pas ainsi, d’une heure à l’autre, changer de camp... laissez-lui la réflexion... il ne faut pas que la contrainte et votre autorité le forcent à abjurer sa foi de soldat!...

—Merci, ma mère, dit Henriot, de votre douce 180 et bonne intercession... Vous ne voudriez pas d’un fils qui fût un renégat et un traître!...

—Henriot, mon fils! n’emploie pas de ces mots si terribles!...

—Je suis Français, reprit le jeune hussard d’une voix forte, je resterai Français!...

—Malheureux! c’est la mort! dit Neipperg accablé.

—J’aime mieux mourir que de trahir mon drapeau!...

—Je ne vous demande pas une trahison, reprit le comte, vous êtes entré dans cette ville sous le costume d’un officier neutre... je vous supplie de conserver ce caractère de neutralité... Vous êtes mon fils... Votre naissance vous donne la sauvegarde de la nationalité autrichienne... soyez raisonnable!... laissez-moi faire et agir pour vous... écoutez votre mère, obéissez-moi... nous sommes vos proches, votre famille...

—Je n’ai pas d’autre mère que la France et ma famille c’est mon régiment! s’écria Henriot au comble de l’exaltation. J’ai commis une faute... je suis venu dans cette ville ainsi qu’un espion... je demande à être fusillé comme tel; au moins mes camarades, qui ne pourraient comprendre ma présence ici, sauront-ils que si l’on m’a trouvé au milieu des rangs ennemis, vêtu d’un uniforme d’emprunt, c’était comme espion et non comme déserteur!...

181 A ce moment, du côté des remparts, de violentes détonations retentirent.

La maison trembla sous la furie de décharges d’artillerie toutes proches.

Des cris, des clameurs, de longs hurlements de foule affolée accompagnaient les fracas des canons et les déchirements de la mousqueterie...

Alors un grand silence se fit...

On entendait courir, dans la rue, sous les fenêtres du consulat, comme une multitude en déroute...

Les coups de feu avaient cessé tout à fait.

De grands roulements de tambour lointains se succédèrent, espacés, solennels...

Puis un nouveau silence.

—Que se passe-t-il donc aux remparts? demanda la princesse brisée d’émotion.

—Une tentative d’assaut des Français qui, sans doute, a été repoussée, dit froidement Neipperg... Songez-y, Henriot, si vous refusez de servir l’Autriche, vous serez considéré comme un hôte dangereux qu’on démasque, et soumis à toutes les lois rigoureuses de l’état de siège. Il en est temps encore, réfléchissez!

—J’ai réfléchi, et voici ma réponse, dit fièrement Henriot.

Alors, courant à la fenêtre, il l’ouvrit toute grande et cria à pleins poumons, à l’effarement des habitants de Dantzig qui s’enfuyaient par les rues.

182 —Vive l’Empereur!

—Ah! l’infortuné! rien désormais ne pourra le sauver! dit Neipperg, pressant sa femme dans ses bras, cherchant à la consoler.

Mais à ce cri plus que séditieux, une voix bien connue répondit tout à coup, au dehors:

—Vive l’Empereur! C’est nous, mon commandant, nous arrivons à temps, nom de nom! En avant, les amis! Le commandant est là! Par ici, je connais le chemin...

Et la silhouette gigantesque de La Violette, balançant son magnifique plumet tricolore et brandissant sa canne, apparut à la hauteur de la fenêtre, en même temps que les bonnets à poils de sept ou huit grenadiers d’Oudinot.

La Violette escalada la fenêtre en disant:

—C’est mon entrée particulière!

Les grenadiers, se faisant la courte échelle, le suivirent.

En un instant Henriot se trouvait entouré de ces braves moustachus et rébarbatifs, qui couchaient déjà en joue Neipperg, impassible, ayant repris son flegme diplomatique.

—Bas les fusils! commanda La Violette, allongeant sa canne... respect aux vaincus!... Dantzig s’est rendue... nous n’avons pas le droit de toucher à un cheveu de ses défenseurs, c’est l’ordre du maréchal!... Oh! mon commandant, vous nous en avez fait voir de belles!... ajouta La Violette, 183 en saluant Henriot militairement; vous êtes cause qu’on a donné l’assaut deux jours plus tôt que ne le voulaient ces mâtins d’ingénieurs. Enfin c’est fini: le maréchal Kalkreuth a capitulé, et la ville reste à nous!... Vive l’Empereur!

La reddition de Dantzig, en effet, venait de s’accomplir.

Les renforts attendus étaient arrivés: le maréchal Mortier, Oudinot avec ses grenadiers, le maréchal Lannes avec une réserve d’infanterie, étaient venus apporter leur contingent au corps assiégeant. Les Russes avaient tenté aussitôt une attaque dans le but de chasser les Français du banc de sable sur lequel ils avançaient chaque jour, menaçant de plus en plus la place. S’ils réussissaient à déloger Lefebvre et à reculer les lignes d’investissement, les renforts devenaient presque inappréciables.

Oudinot, avec les grenadiers, repoussa les Russes et les contraignit à se renfermer dans le fort de Weichselmunde, dans l’impossibilité désormais de secourir leurs alliés les Prussiens.

Dans ce combat suprême, où trois maréchaux de France donnaient de leur personne, un boulet russe passa entre Oudinot et Lannes et faillit les abattre tous les deux. Le général Oudinot eut son cheval tué, et Lannes, dont l’heure fatale n’était pas encore venue, son uniforme couvert de terre et de débris sanglants.

184 Au milieu du combat un incident inattendu se produisit: l’Angleterre avait envoyé des corvettes pour secourir Dantzig. Il s’agissait surtout de ravitailler la place et de lui fournir des munitions.

Une de ces corvettes, la Dauntless (l’Intrépide), voulut profiter d’une brise du nord pour remonter la Vistule. Mais, assaillie par un feu violent d’artillerie, elle ne put avancer et échoua sur le banc de sable où une compagnie de grenadiers la captura avec son équipage.

Des forteresses prises par de la cavalerie, des vaisseaux amenant leurs pavillons devant des fantassins, tout était prodigieux dans ces combats de géants.

Le maréchal Lefebvre, enhardi par ces succès divers, se sentant soutenu par les renforts de Mortier et de Lannes, résolut alors de tenter le grand coup décisif.

Avec joie, il avait vu revenir sa femme, car il n’était pas sans appréhensions sur les suites de son équipée.

Les nouvelles qu’elle lui donna d’Henriot ne lui plurent qu’à demi.

Il se méfiait de la bonne foi prussienne et, comme il l’avait dit à Catherine, il prit ses dispositions pour tenter l’assaut immédiatement.

On était au 21 mai, à six heures du soir. Sur l’ordre de Lefebvre, quatre colonnes de quatre 185 mille hommes chaque furent amenées dans le fossé dont le combat de la veille l’avait rendu maître.

Ces troupes d’élite conduites au pied du talus reçurent l’ordre d’attendre en silence le signal de s’élancer à l’assaut.

Le talus était formidablement défendu par des palissades, enfoncées solidement en terre, défiant le boulet qui les ébréchait, les rompait, mais ne parvenait pas à faire brèche. En outre trois énormes poutres suspendues par des cordes, au sommet du talus, menaçaient d’écraser les assaillants, quand les assiégés les précipiteraient.

On demanda, silencieusement, par les rangs, un homme courageux, un brave à trois poils, qui pût aller reconnaître ces poutres et chercher le moyen de paralyser leur chute.

—Présent! dit une voix... moi, si l’on veut, j’irai!...

Et La Violette, s’avançant vers Lariboisière, qui conduisait les sapeurs, ajouta avec modestie:

—Mon général, il y en a sans doute ici de bien plus braves que moi qui feraient l’affaire... si je me propose, c’est que je crois pouvoir arriver à hauteur des cordes... sans échelle... les Prussiens ne se méfieront pas!...

Et La Violette se redressa comme pour faire apprécier à Lariboisière la justesse de son observation et l’avantage de sa taille.

186 Le général serra la main de La Violette avec émotion:

—Va, mon brave, dit-il... tu tiens le salut de mille hommes dans tes mains!...

On vit alors La Violette, qui avait emprunté une hache à un sapeur, se baisser, raser la muraille, gravir en rampant les pentes gazonnées, s’approcher des poutres; puis, parvenu au-dessous des cordes, se redresser, en développant sa grande taille, attaquer avec vigueur du tranchant de sa hache les supports des poutres qui bientôt tombaient dans le fossé vide, sans blesser personne...

A cette chute, Lefebvre brandissant son sabre, cria:

—Grenadiers en avant!... Dantzig est à nous!...

Et il s’élança le premier vers le talus.

Ce fut une poussée, un torrent, une cataracte d’hommes, une cohue furieuse dévalant, roulant, se ruant au rempart, grimpant, se hissant, escaladant, criant, tout cela sans tirer un coup de fusil...

Le fameux trou que Lefebvre réclamait vainement aux ingénieurs, était fait cette fois par les grenadiers d’Oudinot et les voltigeurs de Lannes.

Parvenus sur la crête, les assaillants firent un feu de mousqueterie auquel répondit le canon de la place, mais rien ne pouvait plus arrêter les Français victorieux...

187 Ce fut alors que le maréchal Kalkreuth, épouvanté, jugeant toute résistance impossible, demanda au colonel Lacoste à capituler. Il était huit heures du soir.

Le feu aussitôt cessa, tandis qu’on attendait le maréchal Lefebvre pour traiter des conditions de la reddition.

Le maréchal consentit à une suspension d’armes, se réservant d’avertir Napoléon de la prise de Dantzig et des conditions de la capitulation.

Ce fut pendant ces pourparlers que La Violette, qui avait promis à la maréchale de ramener Henriot sain et sauf, se jeta dans la ville, suivi de quelques camarades, et parvint au consulat d’Autriche, au moment où le jeune officier, préférant la mort à la honte de renier son drapeau, poussait ce formidable cri de «Vive l’Empereur!» qui devait, selon lui, attirer les ennemis furieux, et qui ne fit que guider le brave tambour-major et les grenadiers accourant à son secours.

XVI
LE SECRET DE NAPOLÉON

La nouvelle de la prise de Dantzig combla de joie Napoléon.

Il résolut de visiter aussitôt cette ville, désireux d’en étudier en personne les défenses et d’en reconnaître les ressources.

Quittant donc son quartier général de Finckenstein, il se dirigea vers le camp de Dantzig.

Après avoir félicité le maréchal Lefebvre sur sa bravoure et complimenté le général Chasseloup sur ses travaux du génie, l’Empereur s’était retiré pour relire les clauses de la capitulation et arrêter l’ordre et la marche en vue de l’entrée solennelle des troupes dans la ville, quand Rapp le prévint que la maréchale Lefebvre sollicitait la faveur d’un entretien particulier.

—Comment la maréchale se trouve-t-elle ici? demanda-t-il surpris... que diable! on la dit très 189 attachée à son mari, c’est d’un excellent exemple, mais ce n’est pas une raison pour venir le surveiller jusqu’au camp... la place des femmes de nos maréchaux est à la cour, auprès de l’Impératrice, et celle de leurs maris dans les tranchées et au milieu des troupes...

L’Empereur s’arrêta, sourit, et se dit:

—Il est vrai que si j’avais écouté Joséphine, elle serait accourue ici... elle éprouvait, disait-elle dans sa dernière lettre, un désir irrésistible de connaître la Pologne... hum! les Polonaises peut-être l’attirent plus que les neiges de cet infernal pays... Est-ce que Joséphine m’enverrait la maréchale Lefebvre pour me surveiller?... Nous allons bien voir!... Je suis un vieux singe qui se connaît en grimaces... Rapp, introduisez madame la maréchale!...

Catherine était peu à son aise en présence de l’Empereur. Il avait une si terrible façon de regarder les gens! Son regard, comme une vrille, pénétrait jusqu’au plus profond de l’âme.

Et puis il n’était pas toujours très galant, ni même très poli avec les femmes.

Les méridionaux ont tous le mépris secret de la femme, mais, sous de jolies formules, ils enguirlandent ce dédain atavique, atténué chez nous, terriblement vivace dans les populations musulmanes bouddhiques, fétichistes. Napoléon négligeait les guirlandes.

190 L’histoire anecdotique a conservé la tradition de quelques boutades, d’ailleurs sans grande importance, qui lui échappaient dans les cérémonies où il questionnait les dames invitées.

Quelques-unes de ces réponses eurent d’ailleurs une brutalité justifiée, par exemple sa réplique à madame de Staël. Ce bas-bleu hommasse et insupportable, qui avait rêvé d’atteler en flèche de son pégase poussif le cheval de bataille du grand vainqueur, lui demanda un jour, en minaudant comme une Agnès:

—Général, quelle est la femme de France que vous admirez le plus?

Et elle attendait le compliment forcé.

—Celle qui fait le plus d’enfants! répondit rudement Bonaparte, en tournant les talons, laissant cette pédante, qui fut une conspiratrice acharnée, réfléchir sur les inconvénients des flatteries trop cherchées.

Plusieurs fois, Catherine avait assisté à de petites réparties peu gracieuses qui s’échappaient des lèvres de l’Empereur agacé par les avances, les roucoulements et les trop directes sollicitations de dames de la cour désireuses d’attirer les regards du maître, et qui, comme la Rémusat, se vengeaient ensuite, avec l’écritoire, du refus de les déshonorer dont l’Empereur se montrait coupable.

Elle n’avait rien à craindre de semblable, mais 191 elle redoutait l’abord du souverain, surpris de sa venue au camp, mécontent peut-être de la mission dont elle s’était chargée.

Mais elle savait répondre! Elle n’avait pas, disait-elle souvent, sa langue dans sa poche. Et puis elle songeait qu’elle l’avait connu petit officier d’artillerie sans le sou, l’éblouissant empereur, et les souvenirs de l’hôtel de la rue du Mail où elle avait jadis porté le linge à crédit, l’enhardissaient et lui rendaient son aplomb naturel.

Ce ne fut cependant point sans un vif serrement de cœur qu’elle entra sous la tente impériale, où Rapp l’introduisit.

Après avoir fait de son mieux la révérence, en se souvenant des leçons de maître Despréaux, la maréchale demeura debout, observant l’Empereur, attendant qu’il l’interrogeât.

Napoléon était dans un de ses bons moments. La prise de Dantzig le réjouissait. Il ne pouvait mal accueillir la femme de son brave Lefebvre, tout en manifestant son étonnement de ce voyage inattendu à travers l’Europe.

Catherine, rassurée par le ton de l’Empereur, qui s’était empressé de lui indiquer un siège, commença son récit avec précaution. Elle fit part des inquiétudes de l’Impératrice; l’esprit toujours hanté des dangers que courait l’Empereur dans cette campagne lointaine, Sa Majesté avait tenu à avoir des nouvelles certaines de la santé 192 de son auguste époux au milieu de son armée. Puis, Catherine entama le premier point de sa mission: d’une voix légèrement voilée, elle annonça la douloureuse nouvelle, la mort prématurée de Napoléon-Charles, l’enfant d’Hortense.

Un sanglot court et brusque s’échappa de la poitrine de l’Empereur...

Il aimait cet enfant. Il s’y était attaché. Ce conquérant impitoyable, ce faucheur de générations, ce ravageur de continents, avait cette faiblesse d’adorer les enfants. «Il aimait son fils, ce vainqueur!» a dit Victor Hugo, le montrant, dans son bagne de Sainte-Hélène, n’ayant conservé de tout son passé prodigieux que le portrait d’un enfant et la carte du monde, tout son génie et tout son cœur. Il aimait aussi les enfants des autres.

Que de fois on l’avait vu jouer avec le petit Napoléon-Charles. Il se le faisait apporter pendant son dîner, il le posait sur la nappe, au milieu des plats, il le laissait batifoler parmi les cloches d’argent, les surtouts, les vaisselles, riant quand le bébé mettait son pied dans quelque compotier. On le lui conduisait dans son cabinet, et là, il s’interrompait de dicter un plan de bataille ou de transmettre des instructions à quelque préfet des Bouches-de-l’Escaut ou des montagnes de Dalmatie, pour se mettre à quatre pattes et faire grimper l’enfant sur son dos.

193 Il était alors l’oncle Bibiche. C’était ainsi que le petit Napoléon-Charles, en son parler enfantin, nommait le conquérant terrible.

Il avait projeté d’adopter le fils d’Hortense. Sans doute, il n’ignorait pas la calomnie courante. Il savait que déjà les libellistes insinuaient qu’il avait marié sa belle-fille à son frère Louis, alors qu’elle était déjà grosse de ses œuvres. Le Moniteur avait annoncé, par une dérogation aux usages, que «madame Louis Bonaparte était accouchée d’un garçon le 18 vendémiaire», comme s’il s’était agi d’un héritier de l’Empire. On avait fort commenté cet avis officiel.

Mais Napoléon n’était pas homme à se laisser arrêter dans ses projets par la crainte des bavardages ni par la peur des suppositions scandaleuses.

Il avait entrevu la possibilité de transmettre sa couronne à cet enfant d’Hortense, au fond il n’était pas très mécontent de savoir qu’on lui en attribuait la paternité.

L’armée et le peuple admettraient plus volontiers la transmission de la puissance à l’enfant qui passerait pour avoir du sang de Napoléon dans ses veines.

Cette adoption terminerait enfin la longue rivalité des Beauharnais et de la famille napoléonienne, et ses préoccupations dynastiques se trouveraient ainsi satisfaites.

194 La mort de cet enfant détruisait tous ses projets, abattait l’arbre généalogique qu’il s’efforçait de faire croître.

Il demeura quelques instants sans parler, sans bouger, dans une posture de sphinx foudroyé.

Catherine, interdite, contemplait cette douleur muette, où le cœur de l’homme qui s’était attaché à un enfant souffrait autant que le cerveau du politique voyant s’effondrer une partie de son œuvre.

Enfin Napoléon releva la tête, et, faisant un effort sur lui-même, maîtrisant son émotion intime ainsi que sur un champ de bataille, il demanda:

—Quelle autre nouvelle m’apportez-vous, madame la maréchale?

—Sire, répondit Catherine, dans la vie, les deuils et les joies se succèdent et les naissances alternent avec les morts... Je ne suis pas seulement une messagère funèbre... j’ai aussi à vous faire part de la naissance d’un enfant qui, sans vous consoler de la perte que vous venez d’apprendre, peut adoucir votre chagrin... une dame de la cour, qui fut attachée à son Altesse Impériale, la princesse Caroline, vient d’être mère...

—Eléonore a un enfant... un fils peut-être? demanda vivement Napoléon.

—Oui sire, un fils... qui a reçu le nom de Léon...

195 Napoléon s’était précipité vers Catherine et, lui saisissant les deux mains:

—Vous êtes bien certaine de ce que vous m’avancez là? demanda-t-il avec un tremblement dans la voix, bien rare chez cet homme extraordinaire, qui savait si admirablement se contenir.

—Parfaitement sûre, sire... j’ai vu l’enfant... il vous ressemble! dit hardiment Catherine.

L’Empereur la regarda fixement, mais sans colère:

—Ce n’est pas pour rien qu’on vous appelle la Sans-Gêne, vous! dit-il en avançant la main vers l’oreille de la maréchale, pour la tirer, comme il avait l’habitude de le faire avec ses grenadiers, ses officiers du palais, ses maréchaux même.

Mais il tourna le dos et commença à se promener de long en large, avec fébrilité.

Catherine l’entendit qui grommelait:

—J’ai un fils!... car cet enfant est de moi... il n’y a pas à en douter!... Ah! c’est un coup du sort!... voilà donc démenti ce bruit absurde que répandaient Joséphine et toute la famille des Beauharnais... la mienne aussi... dans un but trop facile à deviner... qu’il m’était impossible d’avoir un héritier... que ma dynastie ne pouvait se perpétuer que par autrui... je peux donc faire souche, et Corvisart n’est qu’un imbécile!... c’est un âne comme tous les médecins!... La nature a répondu à mon appel... à présent l’avenir m’appartient!... 196 mon œuvre ne demeurera pas interrompue... Ah! madame la maréchale, quelle bonne nouvelle vous m’apportez là... décidément votre mari et vous, en ce moment, vous êtes des gens heureux, à qui tout doit réussir... Madame la maréchale, tantôt votre brave époux fera son entrée solennelle dans la ville qu’il m’a prise... tous les deux, je l’espère, vous serez contents de moi!...

Et, comme il congédiait Catherine, avec son geste brusque, il reprit en souriant:

—Vous avez le secret de Napoléon, sachez le garder, au moins!...

—Sire, j’ai aussi celui de l’impératrice Joséphine, et je dois vous le confier! dit Catherine, s’arrêtant et manifestant son intention de ne pas accepter le congé de l’Empereur.

—Joséphine a un secret?... Elle vous a chargée de me le faire connaître!... Voyons, qu’est-ce encore? Je parie qu’il s’agit de quelque dette nouvelle, d’une réclamation de fournisseur?... Joséphine est coutumière du fait... Elle sait pourtant que ses gaspillages, ses folies, me déplaisent... avec l’argent qu’elle me dépense en frivolités, je pourrais chaque année armer un vaisseau, lever une division, creuser le canal de Bordeaux, ouvrir la route de Mayence... Allons! puisque vous êtes l’ambassadrice de cette folle... dites-moi la somme?... Vite, combien?...

—Sire, il ne s’agit pas d’argent...

197 —Et de quoi donc, s’il vous plaît?

—L’Impératrice, qui est si bonne et qui vous aime si tendrement, sire, avertie de la naissance de cet enfant...

—Ah! l’Impératrice sait...

—On lui a tout fait connaître... Votre Majesté a des êtres envieux et méchants à sa cour...

—Oui, je devine... Ma femme a contre elle mes sœurs... Elisa et Caroline sont animées de sentiments que je déplore... Ah! madame la maréchale, mes deux familles me donnent plus de mal que tous les rois de l’Europe réunis! fit Napoléon avec un soupir témoignant de sa grande lassitude de toutes ces querelles domestiques et de toutes ces ruses de femmes jalouses et envieuses, bourdonnant autour de son trône, abeilles désagréables envolées de son manteau.—Et qu’a dit l’Impératrice? reprit-il avec un court silence, je suis curieux de connaître ses sentiments à l’égard de cet enfant?...

—L’Impératrice voudrait que Votre Majesté lui permît de le recueillir, de l’élever... et même de l’adopter, si Votre Majesté y consentait...

Avec sa rapidité d’impressions, et la surprenante vivacité de sa pensée, Napoléon avait sur-le-champ compris la portée de la mesure qu’on sollicitait de lui: on profitait du désarroi où le plongeait la mort inattendue du fils d’Hortense...

198 —Oui, je vois ce que l’on veut! murmura-t-il, cet enfant adopté par Joséphine serait un lien nouveau et puissant... Les Murat, Joseph, Louis, tous ceux qui rêvent de me succéder verraient sans doute leurs espérances, leurs illusions plutôt, détruites... la famille Beauharnais triompherait... oui, ce serait possible!... L’adoption de cet enfant pourrait me tenir lieu d’héritier... Mais que diraient les rois de l’Europe? reconnaîtraient-ils les droits de ce bâtard?... puisque je puis avoir un enfant, un héritier de moi... ne vaudrait-il pas mieux que cet enfant... que Napoléon II fût issu... de quelque famille régnante?

Il s’arrêta, craignant d’en avoir trop dit et son œil soupçonneux se fixa de nouveau sur la maréchale qui, faisant une grande révérence, dit alors:

—Sire, ma mission est terminée. Je prendrai congé, avec la permission de Votre Majesté, qui fera connaître à l’Impératrice, quand elle le jugera à propos, la résolution qu’elle aura arrêtée... Je vais retourner en France, toute heureuse d’avoir trouvé Votre Majesté en bonne santé et toujours victorieuse...

—Grâce à votre mari, madame la maréchale... A tantôt! vous aurez, vous aussi, de mes nouvelles, de bonnes nouvelles!

Et l’Empereur, tout à fait radieux, fit un geste 199 de la main signifiant que l’audience était terminée.

La maréchale se releva, emportant, confidente inattendue, le secret de Napoléon qui allait modifier toute sa politique et changer toute sa vie; elle entrevoyait le projet qui était en partie échappé à l’Empereur, conséquence de la preuve qu’il avait de sa possibilité de donner à l’empire un héritier de sang royal: le divorce, déjà, comme le blé dans le grain qu’on sème, germait dans les profondeurs de la pensée du nouveau Charlemagne.

XVII
LA BELLE POLONAISE

Le divorce! ce grand événement de l’existence impériale, n’était encore qu’un point obscur dans la pensée du monarque, une de ces confuses perceptions d’un avenir possible, mais improbable, qu’on entrevoit dans les brumes de la rêverie, du désir, de l’éventualité.

A plusieurs époques de sa vie, Napoléon avait songé à ce moyen de rompre son mariage avec Joséphine.

D’abord, lors de la crise du retour d’Egypte, quand Bonaparte avait été informé des fredaines de sa volage créole.

Puis à l’époque du mariage religieux et du sacre; enfin au moment du départ pour la campagne d’Allemagne.

Fouché, l’un des plus ardents conseillers du divorce, avait cherché, sondé, tâté le terrain.

201 Mais toujours Joséphine, après une entrevue nocturne avec son mari, reprenait l’avantage.

Plus épris que jamais, il descendait, son bougeoir à la main, la tête coiffée du madras, par l’escalier dérobé mettant en communication son appartement avec la chambre de Joséphine et la réconciliation s’opérait sur l’oreiller.

Sur ce champ de bataille-là, le vainqueur de l’Europe était toujours vaincu.

Cette vieille femme, avec ses chatteries, ses félineries, son ancien ascendant, l’asservissait pour quelques heures. Elle le tenait, et solidement, par les sens. Il l’avait, comme on dit familièrement, dans le sang.

Les infidélités qu’il lui fit ne furent jamais sérieuses jusqu’à l’époque où nous sommes arrivés.

On sait à peu près la nomenclature exacte des maîtresses de Napoléon. La duchesse d’Abrantès, mademoiselle d’Avrillon, Constant, Bourienne, Fain, d’autres encore, en laissant de côté les auteurs faméliques de mémoires apocryphes et de libelles royalistes, nous ont donné le tableau complet des amours de Bonaparte et de l’Empereur. Tout dernièrement, M. Frédéric Masson, dans un livre très documenté, fort intéressant et impartial, a résumé l’histoire anecdotique des maîtresses impériales. Aucune de ces aimables 202 personnes n’eut pourtant d’influence véritable sur la décision de Napoléon.

On sait peu de chose sur ses liaisons d’officier: pauvre, laborieux, fier et pas avenant, il est peu probable qu’à Valence ou à Auxonne ses aventures amoureuses aient été plus suivies, plus durables qu’une partie de courte débauche, la passade d’une soirée.

On lui attribua, lors de la campagne du Piémont, une amourette avec madame Turreau, la femme du représentant en mission, Turreau. Le mari n’eut jamais de soupçons ou du moins il les dissimula sous une efficace protection accordée au jeune général d’artillerie. Au 13 Vendémiaire, Turreau appuya le choix de Bonaparte comme général de l’Intérieur, et contribua, avec Barras, à le faire accepter comme chef des troupes de la Convention.

Bonaparte se montra d’ailleurs reconnaissant envers Turreau d’abord, puis envers sa femme. Il fit nommer le mari, non réélu, garde-magasin à l’armée d’Italie, place lucrative, et plus tard à sa veuve, vieillie, abandonnée, misérable, il donna d’abondantes gratifications.

Une de ses liaisons les plus romanesques fut celle dont madame Fourès est l’héroïne. Ce fut son «égyptienne». Au Caire, dans un jardin public appelé Tivoli, et installé dans le goût du fameux bal de la rue de Clichy, il aperçut un soir 203 une charmante petite blonde, qui contrastait parmi les quelques gaillardes à peau bistrée et à cheveux noirs, odalisques fatiguées venues de Marseille ou débarquées de Malte qui faisaient les délices des officiers hantant Tivoli. Il s’informa. C’était une modiste de Carcassonne, Marguerite-Pauline Bellisle, qui avait épousé le neveu de sa patronne, nommé Fourès. Peu de temps après la noce, le marié, lieutenant au 22e chasseurs à cheval, avait reçu l’ordre de rejoindre l’armée d’Egypte. S’embarquer au premier quartier de la lune de miel, c’était pénible pour les deux amoureux. La petite modiste eut l’aventureuse idée de se costumer en chasseur, et de se glisser à bord du bateau qui emmenait son mari.

Ainsi nous avons vu, aux débuts de ce récit, Renée, sous le costume d’homme, s’enrôler pour suivre son amoureux Marcel. Au Caire seulement madame Fourès avait quitté le costume militaire. Bonaparte l’aperçut et s’en éprit. Elle résista quelques jours, refusant d’abord les cadeaux du général, puis elle les accepta. Enfin elle consentit. Le malheureux mari, comme dans une opérette, reçut un ordre inattendu d’embarquement. On lui donnait une mission de confiance. Seul il allait revoir la France. Le général en chef l’avait distingué pour sa capacité, pour son intelligence, pour sa bravoure: il le chargeait de porter au Directoire un message de la plus haute importance. 204 Quand il aurait rempli son importante tâche, il reviendrait à Damiette.

L’officier, tout gonflé de sa faveur, monta à bord du bateau qui devait le ramener en France, et Bonaparte, très pressé, invita aussitôt à dîner, avec plusieurs autres personnes, la gentille madame Fourès. Il la plaça à côté de lui et, au milieu du repas, comme par un mouvement maladroit, il renversa une carafe d’eau: voilà la robe de la jeune femme toute mouillée. Aussitôt il se lève, il l’emmène dans un appartement, sous le prétexte de lui permettre d’essuyer l’eau et de réparer sa toilette. Seulement il mit un tel temps à donner à la dame les soins que réclamait l’aspersion, et elle revint la coiffure si en désordre, bien que la carafe n’eût pas inondé si haut, que les convives surent immédiatement à quoi s’en tenir.

Le général installa madame Fourès dans une maison voisine du palais qu’il occupait. A peine y avait-on pendu la crémaillère, que, toujours comme dans les comédies, Fourès, qu’on croyait bien loin, sur la route de Paris, ou conférant avec les directeurs, au Luxembourg, reparut brusquement, ainsi qu’un diable surgissant d’une trappe.

Son bateau avait été capturé par les croiseurs anglais. Très renseigné sur ce qui se passait à terre et désireux de jouer une farce au général Bonaparte, l’amiral anglais avait aussitôt fait 205 mettre en liberté le mari de la maîtresse en titre en lui donnant d’ironiques conseils et des renseignements fort précis.

Fourès rentra au Caire furieux. Ne pouvant s’en prendre à son supérieur, il administra une volée magistrale à sa frivole épouse qui réclama le divorce. Il fut prononcé par un commissaire des guerres. Madame Fourès reprit son nom de fille, Pauline Bellisle. On l’appela familièrement Bellilote. Bonaparte toujours fort amoureux d’elle, lui permit de l’accompagner à cheval, dans ses courses; il se montra avec elle, aux revues, aux fêtes. On prétend même qu’il se serait déclaré prêt à l’épouser, en répudiant Joséphine, si elle pouvait avoir de lui un enfant.

Mais, malheureusement pour elle, la pauvre Bellilote ne fut pas plus féconde que Joséphine. Sa stérilité ne manqua pas d’impressionner Napoléon et de lui suggérer le doute, que venait de dissiper l’avis de la naissance de l’enfant d’Eléonore de la Plaigne, qu’il était peut-être impuissant à engendrer.

Madame Fourès revint en France, après le départ de Bonaparte, mais son bateau fut pris par les Anglais. Quand elle fut rendue à la liberté avec Junot et quelques officiers et savants qui se trouvaient à bord de l’América, la réconciliation entre Joséphine et Bonaparte avait eu lieu et le 18 Brumaire était accompli. Le premier consul 206 refusa de recevoir Bellilote. Il lui acheta cependant un château, la dota et elle épousa un gentilhomme peu scrupuleux sur les origines de la fortune dotale, qui reçut comme cadeau nuptial un consulat. Séparée de son second mari qu’elle avait consciencieusement trompé, Bellilote partit pour le Brésil avec un amant, nommé Bellard. Elle revint à la Restauration et se montra fervente royaliste,—naturellement. On ne peut pas demander à une petite femme aventureuse et frivole une fidélité à l’Empereur que ne gardèrent pas les Oudinot, les Marmont, et d’autres ingrats chamarrés.

Bonaparte était assez fermé aux jouissances artistiques. Il ne goûtait nullement la peinture; en œuvres littéraires il n’aimait que la tragédie dont le ton pompeux, les grands sentiments et les personnages majestueux ou terribles répondaient à ses propres pensées. La musique cependant, la musique chantée, exerçait sur son organisme une impression profonde. Chantant lui-même faux, incapable de distinguer le majeur du mineur, prêtant peu d’attention à la symphonie, il éprouvait une vibration profonde aux accents de la voix humaine. On le vit frémir, palpiter, et des larmes emplir ses yeux quand le sopraniste Crescentini chantait. Il ne craignit pas de choquer toute l’Italie en donnant à cet eunuque musical l’ordre de la Couronne de Fer. Aussi la passion 207 qu’il éprouva pour la Grassini, cantatrice célèbre, naquit-elle autant de l’audition que de la vue de cette belle personne. C’est à Milan que Bonaparte l’admira et la connut. Il la fit venir à Paris. Elle vivait retirée, ne recevant personne, dans une petite maison de la rue Chantereine. Elle s’ennuyait. Un violoniste, Rode, s’offrit à la distraire. Elle accepta. Le coup d’archet de l’artiste fit du bruit. Bonaparte, mis au courant par Fouché, cessa toute relation avec elle. Cependant il se montra généreux et, par la suite, chaque fois qu’elle traversait Paris, en revenant de chanter à Londres ou à La Haye, elle obtenait une audience de nuit de l’Empereur, conservant d’elle un souvenir toujours agréable. La Grassini eut l’ingratitude traditionnelle. Pire peut-être fut sa trahison. Non seulement elle chanta chez le duc de Wellington, mais, tandis que son impérial amant languissait à Sainte-Hélène, elle dormait dans les bras du vainqueur de Waterloo, tout fier de jouir des restes de Napoléon.

Cinq ou six femmes, actrices, chanteuses, tragédiennes, furent les compagnes éphémères de l’Empereur. On cite mademoiselle Branchu, de l’Opéra, qui était fort laide, mais qui fut une admirable tragédienne lyrique; mademoiselle Bourgoins qu’il eut la cruauté de faire annoncer dans sa chambre, un soir qu’il travaillait avec son ministre Chaptal, dont elle était la maîtresse, enfin 208 mademoiselle George, la superbe et imposante reine de théâtre. George, elle, demeura fidèle à la mémoire de l’Empereur tombé. Sa fidélité au grand homme qui avait été son amant lui valut d’être exclue du Théâtre-Français, à l’instigation des gentilshommes de la Chambre et des capitaines des levrettes du roi qui administraient la scène.

Napoléon, toujours pressé, toujours en travail, recherchait l’amour à sa portée. Il aimait le plaisir qui ne dérangeait point ses vastes labeurs. Volontiers il eût dit, comme plus tard un poète: «Tout bonheur que la main n’atteint pas est un rêve.» Aussi ne doit-on pas s’étonner du nombre assez considérable de dames de palais, de femmes de chambellans ou d’officiers de sa maison, de lectrices de l’Impératrice, qui passèrent dans le petit appartement des Tuileries dont Constant avait la clef.

Ces distractions physiques, l’Empereur les eut d’abord parce qu’il y éprouvait satisfaction, qu’il était vigoureux et bien portant,—il faut se rappeler qu’à l’époque du siège de Dantzig il n’a que trente-huit ans,—et ensuite parce qu’il redoutait une liaison, un attachement qui le détournerait, qui lui prendrait du temps, de l’attention, de la volonté. Et puis il craignait l’influence que pourrait avoir une maîtresse sur lui. Il ne voulait pas d’influence féminine dans 209 son entourage. Il tenait à ce que la femme, admise au lit, fût écartée de la chambre du conseil.

Cette appréhension d’une favorite, d’une maîtresse régnante, comme les Montespan, les Maintenon, les Pompadour et les du Barry de l’ancienne monarchie, lui faisait accepter des relations avec de suspectes aventurières comme madame de Vaudey.

Cette femme intrigante et coquette était la fille d’un militaire célèbre, Richaud d’Arçon qui avait pris Bréda et fait les plans de la campagne de Hollande; mariée au capitaine de Vaudey, elle fut nommée dame du palais en 1804 et accompagna l’Impératrice aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Ce fut au cours de ce voyage où Napoléon avait été rejoindre Joséphine, qu’il la connut. Napoléon s’en dégoûta un jour qu’elle simula un suicide pour lui soutirer une somme considérable. Malheureusement pour elle, sa lettre fut remise trop promptement à l’Empereur; l’aide de camp de service qu’il envoya, avec l’argent sollicité, trouva madame de Vaudey, dans sa maison d’Auteuil, présidant un joyeux souper et ne pensant pas du tout l’achever promptement chez Pluton. Cette femme, par la suite, calomnia et insulta Napoléon dans des mémoires ridicules, publiés par Ladvocat. Elle alla même offrir ses services au prince de Polignac, proposant d’attirer 210 l’Empereur dans un guet-apens et de le faire assassiner.

Parmi les amoureuses subalternes, on doit mentionner mademoiselle Lacoste, petite blondinette qui n’était pas admise au salon de l’Impératrice et se tenait dans l’antichambre, puis Félicité, fille d’un huissier de l’Empereur et qui avait pour fonction d’ouvrir la porte à Leurs Majestés; madame Gazzani, lectrice recommandée par M. de Rémusat, qui n’avait pas réussi à caser sa femme dans le lit impérial; mademoiselle Guillebeau lui succéda. Elle se trouvait confinée dans une modeste chambre, sous les combles, quand Roustan, le mameluck de Napoléon, vint brusquement l’avertir de la visite du souverain. Elle perdit sa double situation de lectrice et de maîtresse par une maladresse: une lettre fut surprise où sa mère:—oh! les mères de lectrices!—lui donnait des conseils infiniment trop pratiques. La digne maman lui recommandait de tâcher à tout prix d’avoir un enfant de l’Empereur, ou de faire croire qu’elle était grosse de lui. Mademoiselle Guillebeau fut renvoyée sur l’heure. La Restauration la récompensa des méchants propos qu’elle tint sur l’Empereur en nommant son mari, un M. Sourdeau, consul de France à Tanger.

Enfin, après Eléonore de la Plaigne, dont la maternité avait si fortement remué Napoléon, 211 apparut la véritable maîtresse de l’empereur, celle qu’il a aimée profondément et qui lui est restée fidèle jusqu’à l’exil—pas au delà, il est vrai—la comtesse Walewska, la belle Polonaise.

Pendant le siège de Dantzig, l’Empereur allant à Varsovie, reçut à un relais de poste les compliments et un bouquet d’une députation de notables. La dame qui lui remit le bouquet était une très jeune personne, presque une enfant, blonde, rose, toute mignonne et charmante, avec de grands yeux bleus, candides.

Duroc la présenta pour qu’elle débitât son compliment. Elle demeura troublée, plus ravissante encore dans son émotion, en présence de l’Empereur. Celui-ci la rassura de quelques paroles, où il y avait de la bienveillance, et prenant son bouquet, exprima l’espoir de la revoir à Varsovie.

Cette jeune femme, nommée Marie Lazinska, était l’épouse du comte Anastase Colonna de Walewski. Il avait soixante-dix ans, elle dix-neuf ans. Pour l’épouser, elle avait refusé un beau jeune homme, porteur d’un grand nom, très riche, très puissant. Mais ce jeune homme s’appelait Orloff. Il était Russe et apparenté à une famille qui avait opprimé, terrorisé la Pologne. Le vieux comte Walewski, au contraire, était un patriote éprouvé. La jeune Marie portait dans sa poitrine l’âme d’une héroïne. L’amour de la patrie dominait son être. Elle donna sa main au vieux noble en souhaitant 212 d’avoir un fils qui contribuât à délivrer la Pologne.

En attendant que cet héritier des Walewski grandisse, la jeune comtesse suit avec enthousiasme la marche triomphale de Napoléon. N’a-t-il pas infligé aux Russes les plus terribles désastres? A Austerlitz, elle tressaille de joie, la campagne de 1807 ajoute à son exaltation. Elle croit déjà Napoléon vainqueur, refoulant les oppresseurs moscovites dans les steppes et rendant aux Polonais leur patrie.

Dès lors, dans son cœur, l’admiration pour l’Empereur a pris une telle place qu’à la première occasion un autre sentiment doit naître inévitablement.

Les amis du comte Walewski, les patriotes comme lui, espérant le relèvement de la Pologne par les armes de Napoléon, furent aussitôt d’accord pour précipiter la belle comtesse dans les bras du monarque. Ils avaient remarqué l’attention profonde avec laquelle, à un bal, l’Empereur l’avait regardée. Le trouble, les bévues, les distractions de l’Empereur durant un dîner auquel elle assistait n’ont pas échappé à ces entremetteurs pour la bonne cause. Duroc les aide. Il faut que la comtesse appartienne à Napoléon. Elle usera de son influence sur lui pour le bien de la patrie. Tout le monde conspire contre sa vertu. L’amour de Napoléon, bientôt irrité, exacerbé, 213 trouve partout des auxiliaires. Son mari même l’engage vivement à se rendre aux invitations de l’Empereur. Les nobles polonais évoquent pour elle l’histoire d’Esther qui, en usant de sa beauté pour conquérir Assuérus, délivra le peuple d’Israël accablé. On la presse, on l’entoure, on l’entraîne. Auprès du lit impérial, toute une nation éplorée semble veiller, la suppliant de consentir à un déshonneur qui sera la gloire de la patrie.

Napoléon lui multiplie les billets tendres, les déclarations, les cadeaux. Elle refuse les bijoux, elle ne veut rien répondre. Enfin on obtient d’elle une entrevue avec l’Empereur. Elle s’y rend, comme au supplice. Duroc l’introduit dans une pièce du palais. Elle se cache les yeux avec ses mains et s’affaisse, anéantie, dans un fauteuil.

Des baisers lui font retirer les mains, elle regarde: Napoléon est à ses pieds. La résistance fut longue. Elle pleura. Elle supplia. Napoléon eut le tact et l’habileté de ne pas la brusquer. Elle retourna chez elle, cette nuit-là, telle qu’elle était venue. Cette respectueuse attitude de l’Empereur la rassura. Elle revint, ramenée par Duroc, dans la chambre close du palais, et cette fois elle céda. Mais entre deux spasmes, entre deux baisers, elle trouva le moyen de parler de sa patrie à l’amoureux empereur qui ne proférait que des paroles passionnées.

214 On peut dire que Marie Walewska n’aimait point Napoléon quand elle devint sa maîtresse; mais depuis elle s’attacha fortement à lui; et quand elle lui donna un fils, qui fut le comte Walewski, président du Corps législatif sous le second empire, son amour devint une véritable passion. De son côté, Napoléon fut sincèrement épris. Jusqu’à sa chute, il lui demeura fidèle, ne cessant ses relations que dans les premiers temps de son mariage avec Marie-Louise. Elle alla le visiter à l’île d’Elbe, et durant les Cent-Jours elle ne le quitta pas. Pourquoi faut-il que la belle Polonaise, elle aussi, ait montré la fragilité de son sexe et l’ingratitude des maréchaux, à la chute définitive du grand soldat vaincu! L’une des nouvelles qui attristèrent le plus le captif à Sainte-Hélène fut l’annonce que le misérable Hudson-Lowe s’empressa de lui faire, du mariage à Liège, en 1816, de la comtesse Walewska avec le général comte d’Ornano, ancien colonel des dragons de la garde.

La nouvelle de la naissance de l’enfant d’Eléonore, apportée par la maréchale Lefebvre, avait aussitôt reporté la pensée de l’Empereur vers la belle Polonaise.

Puisqu’il pouvait engendrer, puisqu’il n’y avait aucun obstacle physique de son côté, et que l’absence d’héritier de l’empire provenait uniquement du fait de Joséphine, il songea que la comtesse 215 Walewska était susceptible, elle aussi, de devenir mère.

Pourquoi n’adopterait-il pas son enfant?

Et s’il ne se décidait pas à une adoption, pourquoi ne chercherait-il pas dans les familles régnantes une princesse qu’il épouserait et qui lui donnerait un fils, ayant pour grand-père un roi, et dont par conséquent aucun souverain n’oserait par la suite contester les droits à l’hérédité de l’empire?

Napoléon agita longuement ces réflexions et ces projets dans son esprit, subitement échauffé à l’idée d’un mariage qui lui ôterait sa tare originelle de soldat parvenu. Son fils, l’enfant qu’il aurait d’une fille de maison souveraine, régnerait après lui en vertu de la fiction de l’hérédité du principe monarchique. La certitude où il se trouvait de pouvoir être père, avec une autre femme que Joséphine, lui fit envisager le divorce comme un instrument de consolidation pour son trône. L’amour qu’il ressentait pour la belle Polonaise le disposa à rompre le lien qui depuis tant d’années l’attachait à Joséphine.

Pour la première fois, il songea qu’elle était vieille, et rapidement il chercha dans sa mémoire quelle princesse, jeune et agréable, il pourrait rencontrer, dans les cours d’Europe, pour en faire une Impératrice.

Sa méditation fut interrompue par Rapp, 216 l’avertissant que l’armée se mettait en marche et que le maréchal Lefebvre faisait, selon ses ordres, son entrée solennelle dans la ville de Dantzig.

XVIII
MONSIEUR LE DUC

Le 26 mai 1807, le maréchal Lefebvre fit son entrée solennelle dans la ville de Dantzig.

Il avait offert à ses deux collègues, le maréchal Lannes et le maréchal Mortier, de chevaucher à côté de lui, entre les deux rangs de troupes faisant la haie, et de recevoir le salut et l’épée du maréchal Kalkreuth, défilant avec la garnison vaincue.

Lannes et Mortier refusèrent: Lefebvre seul avait droit aux honneurs du triomphe, ayant été seul à la peine et aux dangers de ce siège mémorable.

Toutes les troupes qui avaient concouru à la prise de Dantzig fournirent un détachement d’honneur et entrèrent, tambour battant, drapeau déployé, derrière leur glorieux chef.

Le génie marchait en tête. Sur les six cents 218 hommes que comportait cette troupe d’élite, la moitié avait péri dans les tranchées.

L’Empereur avait reconnu sa valeur, et l’ordre du jour suivant avait été lu, avant l’entrée dans la ville, à toute l’armée:

«La place de Dantzig a capitulé et nos troupes y sont entrées aujourd’hui à midi.

»Sa Majesté témoigne sa satisfaction aux troupes assiégeantes. Les sapeurs se sont couverts de gloire.»

Ce siège avait duré cinquante et un jours. La position formidable de la place, la force numérique égale chez l’assiégé aux troupes assiégeantes, l’insuffisance de l’artillerie de siège, le climat rude, la neige, la pluie, la boue, avaient contribué à prolonger la résistance.

La garnison fut fort éprouvée. Sur 18,320 hommes, 7,120 seulement sortirent vivants de la ville et des forts avoisinants.

L’effet moral de la reddition de Dantzig fut considérable. Le résultat matériel fut aussi très important: Napoléon trouva dans la ville des approvisionnements immenses: des grains et surtout du vin qui fut envoyé aux cantonnements de la Passarge. Le précieux liquide, sous ce climat froid, fut pour l’armée un cordial énergique, un élixir de bonne santé et de joyeuse humeur.

Napoléon, deux jours après l’entrée de Lefebvre, vint visiter les tranchées, inspecter les travaux. 219 Il attribua au 44e et au 151e de ligne Dantzig pour garnison et invita tous les généraux à un grand dîner où Lefebvre fut placé à sa droite.

Avant le repas, tandis que tous les généraux et les maréchaux Lefebvre, Lannes et Mortier attendaient l’arrivée de l’Empereur, le grand maréchal Duroc parut, portant une épée à la poignée finement ciselée, enrichie de diamants.

Un officier l’accompagnait avec un coussin de velours rouge sur lequel était posée une couronne d’or fermée.

Duroc tenant l’épée, et l’officier le coussin avec la couronne, se postèrent des deux côtés du fauteuil réservé à Napoléon.

Celui-ci vint bientôt. Il portait son costume ordinaire de colonel de chasseurs et semblait sourire avec malice en regardant le coussin, la couronne et l’épée.

Il demeura debout et dit avec solennité à Duroc:

—Veuillez inviter notre cher et bien-aimé maréchal Lefebvre à s’approcher.

Duroc fit un salut et se tourna vers Lefebvre qui, aussitôt, se dirigea vers Napoléon.

Machinalement il avançait la main, pensant que l’Empereur allait, pour le féliciter publiquement de la prise de Dantzig, lui donner devant tous une accolade fraternelle.

Mais Napoléon reprit:

220 —Grand-maréchal, veuillez inviter M. le duc de Dantzig à ployer le genou pour recevoir l’investiture!...

Lefebvre, à ce titre inconnu de duc de Dantzig, s’était retourné comme si l’Empereur se fût adressé à quelqu’un d’autre derrière lui, un fonctionnaire prussien, un fonctionnaire russe, car il n’y avait, parmi les Français, ni duc ni duché.

Duroc se pencha vers lui, murmurant:

—Agenouille-toi!...

Et il vit l’officier assistant Duroc qui lui passait le coussin sous les genoux, tandis que Napoléon, prenant la couronne, la lui plaçait sur la tête...

Stupéfait, ahuri, Lefebvre se laissait faire et il ne comprit à peu près la haute et curieuse fortune dont il était l’objet, que lorsque Napoléon, prenant l’épée et lui frappant légèrement trois coups sur l’épaule, lui dit avec la gravité d’un pontife officiant:

—Au nom de l’Empire, par la grâce de Dieu et en vertu de la volonté nationale, Lefebvre, je te fais en ce jour duc de Dantzig, pour jouir et profiter des avantages et privilèges que nous attachons à cette dignité!...

Puis d’une voix plus douce:

—Relevez-vous, monsieur le duc de Dantzig, et venez embrasser votre Empereur!...

Immédiatement, des tambours, placés sous les 221 fenêtres du palais, battirent aux champs et tous les maréchaux, généraux et officiers présents entourèrent le nouveau duc pour le féliciter.

C’était un acte politique d’une importance énorme que cette élévation d’un soldat parvenu comme Lefebvre à un de ces titres, abolis par la Révolution, jadis odieux à la nation, à présent oubliés, presque ridicules.

Napoléon voulait consolider son trône et sa dynastie à l’aide d’une aristocratie neuve. Il avait cherché par mille séductions, par des mariages avantageux, par des emplois et des charges, à attirer à sa cour les représentants de l’ancienne aristocratie. A présent, il voulait créer une noblesse à lui, provenant, comme celle des croisades de la gloire militaire, et dans sa pensée ces nouveaux nobles, illustrés par vingt victoires, avec le temps, par des alliances et grâce aux dotations qu’il se proposait de leur accorder, se mêleraient, se confondraient avec les descendants des familles de la vieille France. Ainsi selon lui serait cimentée l’union des deux France et son œuvre dynastique serait parfaite.

Cette pensée de créer une noblesse d’empire s’ajoutait, dans son cerveau, à ses vagues projets de divorce à ses rêves d’alliance avec une famille souveraine.

Il voulait refaire une société ayant des degrés, des hiérarchies, dans une pyramide superbe au 222 sommet de laquelle, isolé par sa grandeur, il siégerait, lui, l’Empereur.

Au-dessous de lui ses frères devenus rois, Louis ayant la Hollande, Joseph l’Espagne, Jérôme la Westphalie.

A côté d’eux, un peu au-dessous, son beau-frère Murat, roi de Naples, Eugène, vice-roi d’Italie.

Puis des princes, les grands héros des batailles, Ney, Berthier; des ducs, Lefebvre, Augereau, Lannes, Victor, Soult; des comtes et des barons, parmi lesquels des administrateurs, des financiers, des diplomates, enfin les simples chevaliers, les légionnaires qu’il avait institués au camp de Boulogne.

Par cet échafaudage savant et adroit, il redonnait à l’ordre social reconstitué ses cadres, son organisation, sa forme féodale, et dans le moule de l’ancienne France, il jetait, à pleines poignées, la matière révolutionnaire.

C’est pour cette raison qu’ayant décidé de refaire une noblesse et de créer des ducs et des comtes d’Empire, son choix s’était d’abord arrêté sur Lefebvre.

La bravoure légendaire, les services militaires, la probité inattaquable de Lefebvre, à une époque où les généraux les plus illustres, comme Masséna, étaient de fieffés déprédateurs, justifiaient cette distinction, dont le siège de Dantzig fournissait 223 le prétexte. Mais, en réalité, Napoléon, en faisant de Lefebvre le premier duc de son empire, cherchait à frapper l’esprit de son armée et à bien mettre en lumière la nature et le caractère de la nouvelle noblesse.

C’était parce qu’il était fils de paysan, et qu’il l’avait connu sergent aux gardes-françaises que l’Empereur prit Lefebvre comme prototype des serviteurs que sa volonté anoblissait.

Le nouveau duc, qui d’ailleurs, avec l’épée et la couronne, recevait une dotation de cent mille livres,—mais dont le titre et le majorat n’étaient stipulés transmissibles que si ses héritiers servaient dans l’armée, précaution prise par Napoléon vis-à-vis du fils de Lefebvre, fort peu militaire,—souleva naturellement beaucoup d’envie. Il stimula aussi l’héroïsme et le dévouement de ses compagnons d’armes. Chacun, en secret, pensait à s’illustrer davantage afin d’obtenir de l’Empereur une distinction analogue à celle qui venait tout à coup de placer au premier rang de la société impériale l’ancien sergent, le volontaire de 92, l’officier subalterne de l’armée de Sambre-et-Meuse.

Tout ému par l’embrassade de l’Empereur, un peu gêné par la couronne qui tenait mal sur sa tête et cherchant où placer l’épée ducale qui venait se substituer au sabre des Pyramides, le duc de Dantzig dit à Duroc, qui le félicitait:

224 —Moi! je m’en f... de tout cet attirail-là... Mais c’est ma bonne femme qui va être bougrement contente! Catherine duchesse, vois-tu ça, Duroc!

Et comme il riait de franc cœur, il aperçut dans l’état-major de Lannes un jeune officier, appartenant à une ancienne famille noble, qui le regardait avec un sourire moqueur.

Il alla droit à lui et l’apostropha ainsi:

—Vous me raillez, monsieur, parce que je porte un titre que je dois à moi-même, tandis que vous, c’est le hasard de la naissance qui vous a fait comte! Riez, monsieur le vaniteux, parlez fièrement de vos aïeux... Chacun de nous a son orgueil: Vous êtes un descendant, vous; moi, je suis un ancêtre!...

Et, tournant le dos à l’ancien noble interdit, Lefebvre dit à Duroc:

—Mon cher maréchal, quand donc l’Empereur donnera-t-il le signal de se mettre à table?

—Vous avez faim, Lefebvre?

—Non!... Mais plus vite l’Empereur nous fera dîner, plus vite nous serons libres... Et j’ai une furieuse envie d’être le premier à embrasser et à féliciter madame la duchesse de Dantzig.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE

QUATRIÈME PARTIE
LA DUCHESSE


I
CHEZ L’IMPÉRATRICE

On attendait l’Empereur.

Victorieux, maître de l’Europe, ayant imposé son amitié à la Russie et sa volonté à la Prusse, Napoléon allait, pour peu de temps, rentrer en triomphateur dans Paris.

Selon ses ordres, Joséphine avait dû donner des réceptions, inviter des personnages diplomatiques, tenir rang de souveraine.

Une soirée avait été organisée aux Tuileries en l’honneur de la nouvelle duchesse de Dantzig.

Tout le petit grand monde, vivant et intrigant 226 autour de Joséphine, se préoccupait de cette réception.

On se demandait, avec ironie, comment la duchesse récente tiendrait son rang.

Les mauvaises langues se donnaient du jeu. On rappelait, avec des rires mal étouffés, que la maréchale avait jadis été blanchisseuse.

Beaucoup de ces femmes venimeuses étaient d’extraction humble et plus d’une avait dans son passé des aventures louches et des anecdotes scandaleuses.

La bonne Catherine, elle, jouissait d’une réputation sans tache.

Elle paraissait même ridicule à force d’aimer son mari.

Blanchisseuse, cantinière, générale, femme d’un grand officier de l’empire et même madame la maréchale, elle n’avait eu, dans sa noble existence, la fille du peuple devenue grande dame de la Révolution couronnée, qu’un seul amour: son homme, son Lefebvre.

Lui, de son côté, lui avait gardé une fidélité rare chez les terribles sabreurs de l’Empire.

Il n’avait pas même eu les faiblesses accidentelles et permises de son maître, de son ami, de son dieu: Napoléon pouvait tromper, en passant, l’Impératrice; Lefebvre hochait la tête en souriant et disait: «C’est le seul terrain où je ne suivrai pas l’Empereur!»

227 Et puis, avec son rire de brave homme, il ajoutait devant ses aides de camp moins scrupuleux:

—Si je trompais Catherine, voyez-vous, ça me gênerait pour cogner sur les Prussiens!... Je penserais à elle tout le temps, j’aurais des remords, et il faut avoir le cœur sain et la conscience tranquille pour se battre, comme nous le faisons, un contre vingt!...

Le brave Lefebvre ne rougissait nullement de sa vertu conjugale. Il était, il le faut dire, pour la probité, pour la fidélité et pour l’héroïsme, une exception en tout, cet Achille paysan sorti des rangs du peuple, resté naïf, toujours républicain, qui avait refusé d’être le collègue de Carnot et de Barras au Directoire, ne se jugeant pas assez capable, et qui n’aimait que trois choses sur la terre: sa femme, sa patrie, son empereur. Les autres maréchaux, qui se moquaient de lui, ne devaient pas l’imiter et devaient trahir par la suite la France et Napoléon, avec la même facilité qu’ils faisaient ce qu’ils appelaient «une queue» à leurs épouses, d’ailleurs rarement en reste avec eux.

La réception de l’Impératrice était au grand complet lorsque la maréchale se présenta.

Caroline et Elisa, les deux sœurs de Napoléon, étalaient leur insolence et leur impudente convoitise.

228 Caroline était reine de Naples. Elisa, la demoiselle de Saint-Cyr, ne possédait que la principauté de Lucques et celle de Piombino. D’où rivalité sourde et guerre d’épigrammes entre les deux sœurs.

Dans le cercle brillant qui entourait Joséphine, on voyait au premier rang Junot, gouverneur de Paris, l’ancien sergent dont Bonaparte avait fait son aide de camp, puis un général de division, fort assidu auprès de la reine de Naples.

Leurs amours, très peu cachées, faisaient scandale.

La voiture de Junot attendait jusqu’à des heures très avancées dans la cour de l’hôtel de Caroline. Murat, occupé à sabrer, ne se doutait de rien. Junot, tireur de pistolet de premier ordre, se vantait de faire Caroline veuve, quand elle en témoignerait le désir. Une seule crainte les retenait: l’arrivée de l’Empereur. Lui absent, tout le monde à sa cour se lâchait, s’abandonnait, ne connaissait ni freins, ni lois. La seule nouvelle de son arrivée forçait à rentrer sous terre tous ces orgueilleux subalternes dont sa volonté, sa gloire et son génie faisaient des personnages. Seules, les deux abominables mégères qu’il avait le malheur d’avoir pour sœurs, car Pauline Borghèse, une simple prostituée, ne comptait pas, osaient braver le terrible vainqueur. Il avait la sottise d’aimer, d’adorer sa famille, ces êtres 229 méprisables et sans valeur pour lesquels il avait prodigué les faveurs. Dans l’affaire de Junot, toutefois, à son retour, il se fâcha. Il reprocha à son vieil ami, le sergent Junot, une brute dont il avait fait le gouverneur de Paris, de compromettre trop publiquement la reine de Naples, et il l’exila en Portugal, avec le grade d’ambassadeur et le titre de duc d’Abrantès. Sa colère, on le voit, n’était pas bien terrible vis-à-vis des soudards sans mérite qui abusaient de sa familiarité et rêvaient, comme ce pauvre Junot, de lui succéder sur le trône en devenant le mari de sa sœur.

La folie dynastique de Napoléon a sévi plus fortement sur la famille de Napoléon et sur ses maréchaux que sur lui-même.

Epoux de l’archiduchesse d’Autriche, père du roi de Rome, il pouvait se croire entré de plain-pied dans le concert monarchique; mais un Murat, un Junot, un Joseph, s’imaginer gouverner la France et le monde après lui, c’était folie!... Cette folie-là, cependant, a servi de raison aux traîtres: les Talleyrand, les Fouché, les Bernadotte, les Marmont l’ont exploitée terriblement en appelant à eux l’étranger et en livrant la France, grâce à la trahison de l’infâme Marie-Louise, à leurs bons amis les Cosaques et les Prussiens.

A l’heure où la maréchale Lefebvre devait se rendre chez Joséphine, le brave maréchal déjeunait avec l’Empereur.

230 Pendant le déjeuner que servait Constant, Lefebvre eut deux ou trois absences.

Chaque fois que Napoléon l’appelait: «monsieur le duc», il tressaillait comme s’il se fût agi d’une personne étrangère à qui la parole était adressée.

Napoléon parfois aimait à plaisanter.

Il savait Lefebvre honnête et pauvre.

Il l’avait fait duc, il voulait le faire riche.

A table, en tiers avec Berthier, il lui dit brusquement:

—Aimez-vous le chocolat, monsieur le duc?

—Mais oui... sire!... j’aime le chocolat si vous le voulez, j’aime tout ce que vous aimez, moi!...

—Eh bien! je vais vous en donner une livre... c’est du chocolat de Dantzig... il est juste que vous goûtiez des produits de cette ville, puisque vous l’avez conquise...

Lefebvre s’était incliné, gardant le silence. Il ne comprenait pas toujours très bien ce que l’Empereur lui disait. Il craignait souvent de répondre une bêtise. Alors, il se taisait et attendait.

Napoléon s’était levé. Il avait pris sur une petite table une cassette, d’où il sortit un paquet long ayant à peu près la forme d’une livre de chocolat enveloppé.

Il le donna au maréchal en disant:

—Duc de Dantzig, acceptez ce chocolat. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié.

231 Lefebvre prit sans façon le paquet, le fourra dans la poche de son uniforme et se rassit à table en disant:

—Sire, je vous remercie, je donnerai ce chocolat-là à l’hôpital... c’est excellent, paraît-il, pour les malades...

—Non! fit l’Empereur en souriant, gardez-le pour vous... je vous en prie!...

Lefebvre salua et grommela:

—Drôle d’idée qu’a l’Empereur de me fourrer du chocolat comme à une petite maîtresse!...

Le déjeuner se poursuivait.

Un pâté représentant la ville de Dantzig, chef-d’œuvre du cuisinier impérial, fut servi.

L’Empereur, avant de l’entamer, s’arrêta et dit:

—On ne pouvait donner à ce pâté une forme qui me plût davantage! A vous le signal d’attaquer, monsieur le duc, voilà votre conquête... à vous d’en faire les honneurs!

Et il passa le couteau à Lefebvre qui découpa le pâté auquel les trois convives donnèrent un vigoureux coup de dent.

Le maréchal rentra chez lui enchanté de l’amabilité de son souverain.

—Quel dommage que Catherine n’ait pas été là! dit-il en soupirant... jamais Sa Majesté n’a été de meilleur poil... mais quel singulier cadeau que ce chocolat de Dantzig!...

232 Et machinalement il défit le paquet remis par Napoléon.

Il y avait sous le papier de soie, entassés par liasses, trois cent mille francs en billets de banque.

C’était le cadeau fait au nouveau duc pour soutenir son rang.

Depuis ce temps, entre troupiers, car Lefebvre ne cacha nullement le bienfait de l’Empereur, on appela toute aubaine, tout rabiot, du «chocolat de Dantzig».

La faveur dont le maréchal jouissait auprès de l’Empereur servait sans doute à protéger sa femme contre les médisances et les propos aigres-doux.

Toutefois, les deux sœurs de Napoléon et les dames qui cherchaient à leur plaire ne voulaient pas manquer une occasion aussi propice que la réception de l’Impératrice pour l’humilier et lui rappeler son humble origine.

Les circonstances favorisaient les venimeuses pécores.

Catherine Lefebvre, en grand costume, la tête surchargée d’un panache de plumes d’autruche blanches dominant l’échafaudage de sa coiffure savante, traînant sa robe de cour, chef-d’œuvre de Leroy, et fort embarrassée de son long manteau de velours bleu ciel semé d’abeilles d’or, avec la couronne ducale brodée aux coins, s’avança 233 radieuse et pourtant intimidée sur le seuil du salon.

La Sans-Gêne, cette fois, était gênée.

Elle avait répété, le matin, avec Despréaux, le cérémonial de sa présentation en qualité de duchesse, ayant rang à côté des reines auprès de l’Impératrice, et tout en veillant à ne point s’empêtrer dans sa traîne, elle repassait mentalement son rôle.

L’huissier, court, rougeaud, majestueux, qui bien des fois auparavant l’avait introduite aux Tuileries, la voyant avancer, s’empressa d’annoncer de sa plus belle voix:

—Madame la maréchale Lefebvre!

Catherine se retourna à demi, murmurant:

—Il ne sait pas son rôle, le larbin!

L’Impératrice, cependant, descendant de son trône, venait au devant de la maréchale.

Toujours gracieuse, Joséphine accueillit ainsi la femme du conquérant de la place forte septentrionale:

—Comment se porte madame la duchesse de Dantzig?

—Je me porte comme le Pont-Neuf! répondit sans façon Catherine, et Votre Majesté pareillement, je suppose?...

Et se tournant vers l’huissier, imperturbable:

—Hein! ça te la coupe, fiston! dit-elle avec un geste de satisfaction.

234 Elle prit place dans le cercle des dames, au milieu de rires étouffés et de clignements d’yeux railleurs.

Bien que l’Impératrice cherchât à la mettre à son aise, en lui adressant de bienveillantes paroles, Catherine s’aperçut qu’on se moquait d’elle.

Elle se pinça les lèvres, se retenant pour ne pas apostropher les insolentes et leur clore le bec.

—Qu’ont-elles donc après moi, toutes ces chipies-là? murmura-t-elle. Ah! si l’Empereur était ici, ce que je me donnerais le plaisir de leur lâcher ce que j’ai sur le cœur!...

Comme la conversation prenait un tour assez vif parmi les dames, et que la pauvre duchesse se trouvait sur le tapis, enrageant de ne pas répondre, un personnage rasé, à mine discrète et à physionomie chafouine, que la plupart des courtisans considéraient avec une attention qui semblait à la fois méprisante et craintive, s’approcha d’elle.

—Vous ne me reconnaissez pas, madame la duchesse? dit-il en saluant obséquieusement.

—Pas précisément, répondit Catherine, je jurerais pourtant que je vous ai vu quelque part...

—C’est exact!... nous sommes de vieilles connaissances... Quand vous n’étiez pas encore au rang élevé où j’ai l’honneur de vous saluer...

—Vous voulez dire quand j’étais blanchisseuse?... Oh! ne vous gênez pas, monsieur, je ne 235 rougis pas de mon ancien état. Lefebvre non plus! J’ai conservé dans une armoire mon modeste costume d’ouvrière; il a gardé, lui, son uniforme de sergent aux gardes-françaises!...

—Eh bien! madame la duchesse, reprit l’homme doux, à la parole onctueuse, et dont l’allure avait un peu du prêtre et beaucoup du bandit, à cette époque déjà lointaine, dans un bal populaire où j’eus le plaisir de me trouver en votre compagnie... j’étais votre client... presque votre ami... un sorcier vous fit la prédiction que vous seriez un jour duchesse...

—Oui, je me souviens de ce diseur de bonne aventure... Bien des fois, avec Lefebvre, nous avons rappelé ces souvenirs... Et ne vous a-t-il rien raconté à vous, le sorcier?

—Si fait!... j’ai eu aussi mon horoscope... et, comme pour vous, il s’est réalisé...

—Vraiment! et que vous avait-il prédit?

—Que je serais un jour ministre de la police!... et je le suis! ajouta le personnage avec un fin sourire.

—Vous êtes M. Fouché! fit Catherine tressaillant, un peu inquiète du voisinage de cet homme redoutable, en qui, avec l’instinct des femmes, elle flairait le traître.

—Pour vous servir, madame la duchesse! dit tout bas, en s’inclinant, le félin courtisan.

Et il reprit aussitôt, faisant ses offres de services, 236 car voyant la faveur dont Lefebvre et sa femme recevaient les témoignages de l’Empereur, il cherchait à se concilier les bonnes grâces de la nouvelle duchesse:

—Vous aurez ici pas mal de rivales, d’ennemies même, madame la duchesse, permettez-moi de vous avertir de certains périls... Ne donnez pas à ces dames le plaisir de profiter de quelques ignorances, de quelques imprudences de langage, dont vous ne craignez pas de leur offrir la pâture...

—Vous êtes bien honnête, monsieur Fouché! j’accepte votre offre! répondit avec bonhomie Catherine. Vous m’avez connue dans le temps, vous savez bien, vous, que je ne fais pas de manières... Mais je n’ignore pas qu’il y a des choses qu’il ne faut pas dire en société... Seulement je ne me rends pas toujours compte, je laisse aller ma langue et va te faire fiche!... vous comprenez ça, vous qui, en votre qualité de ministre de la police, devez être un malin!...

—Il y a des choses que je sais, d’autres qui m’échappent, répondit modestement Fouché... Tenez, madame la duchesse, voulez-vous m’autoriser à vous crier casse-cou, comme au jeu de colin-maillard, lorsque vous vous avancerez, trop hardiment, à l’aveuglette, parmi les chausse-trapes dont cette cour est, comme toutes les cours d’ailleurs, largement munie?...

237 —Volontiers, monsieur Fouché, vous m’obligerez infiniment; je suis si ignorante des usages des palais, moi, qui n’ai quitté le fer à repasser que pour porter le bidon de la cantinière!

—Eh bien! madame la duchesse, observez-moi et quand je taperai, comme ceci, avec les deux doigts, sur ma tabatière, arrêtez-vous... il y aura casse-cou!

Et Fouché donna deux légers coups sur la boîte d’écaille où il puisait son tabac.

—C’est entendu, monsieur Fouché, je ne vous perdrai pas de vue, ni vous, ni votre tabatière...

—Ma tabatière surtout!

Et cet arrangement fait, tous deux suivirent l’Impératrice qui engageait ses invités à passer dans le salon voisin où une collation était préparée.

II
LA REVANCHE DE CATHERINE

Les propos médisants et les commérages caustiques avaient accompagné la maréchale Lefebvre dans la salle du souper.

La reine de Naples et sa sœur Elisa avaient groupé autour d’elles quelques bonnes amies, faisant des gorges chaudes sur la duchesse improvisée.

Caroline montrait, sous l’éventail, un billet écrit par la maréchale à Leroy, le costumier de la cour, procuré à prix d’or, et où se lisait cette rédaction singulière: «Veuillez, M. Leroy, ne pas manquer de m’apporter demain ma robe de catin...»

Elisa racontait que la duchesse se présentant chez elle, en compagnie de la maréchale Lannes, avait dit à l’huissier:

239 «Annoncez la maréchale Lefebvre et la celle à Lannes.»

Une autre anecdote plus croustilleuse était même encore à l’actif de la pauvre Catherine, devenue le plastron de toutes ces pimbêches couronnées.

Un jour, un diamant assez beau, qu’elle gardait dans un écrin, disparut. La maréchale s’aperçut assez promptement de cette perte. Elle soupçonna un frotteur qui, seul, avait pu s’introduire dans la chambre où était le bijou.

Le chevalier de l’encaustique niait énergiquement.—Qu’on le fouille! dit un agent de police que les domestiques, craignant d’être soupçonnés, avaient été quérir.

L’homme fut l’objet d’une perquisition en règle. On le déshabilla même. Rien ne fut trouvé.

—Mes enfants, vous n’y connaissez rien! dit la maréchale qui assistait à la fouille... Si vous aviez, comme moi, vu à l’œuvre Saint-Just, Lebas, Prieur et les autres commissaires de la Convention aux armées, qui à chaque instant faisaient fouiller des soldats, des sergents, des colonels aussi, qui chapardaient chez l’habitant, vous sauriez qu’il y a d’autres cachettes pour les filous que les poches, les bas ou les chapeaux... Laissez-moi faire!

Alors, avec un sans-façon qui eût été plaisant sans la gravité de l’affaire pour le voleur, la maréchale explora l’individu mis à nu devant 240 elle et retira le diamant caché dans une cavité intime, que l’agent n’avait pas jugé à propos de sonder.

L’aventure fit du bruit, et les bonnes âmes de la cour ne se tenaient pas de rire, quand sur leurs instances hypocrites, naïvement, la maréchale narrait les détails de son exploration.

Elisa voulait se donner la joie de faire raconter à nouveau l’histoire de la fouille devant l’Impératrice.

Elle mettait donc Catherine sur la voie et celle-ci allait tomber en plein dans le piège, quand une légère toux la fit se retourner.

Fouché, à quelques pas d’elle, tapait nerveusement sur sa tabatière.

—Diable! il me crie casse-cou!... j’allais encore lâcher quelque sottise! se dit-elle... heureusement que Fouché m’avertit... Je le suppose une franche canaille, mais il peut donner un bon avis...

Et aussitôt, intelligente et primesautière comme elle l’était, l’idée lui vint de donner une leçon à toutes ces fausses grandes dames, qui n’étaient riches, superbes, éblouissantes, que par le hasard de la richesse et la bonté de Napoléon.

Elle s’avança au milieu du cercle moqueur, et regardant bien en face Caroline et Elisa, leur dit, avec une ironie qui les démonta:

—Parbleu! majesté, et vous, madame la princesse, 241 vous faites bien de l’honneur à une pauvre femme comme moi parce qu’elle a réussi à surprendre un voleur... un méchant voleur... un voleur de rien du tout... un domestique, un frotteur, qui n’était ni maréchal, ni roi, ni apparenté à l’Empereur... ce sont ces filous de peu que l’on prend, mesdames; les autres, on les regarde, on les salue!... En vérité, j’ai eu tort et j’aurais dû laisser le diamant volé à ce malheureux, lorsque tant de voleurs couronnés viennent piller l’Empire et se partager les dépouilles de notre pauvre pays de France!...

Les paroles de Catherine produisirent un effet foudroyant dans le brillant entourage de la reine de Naples.

Fouché s’était avancé de quelques pas et multipliait les frappements de l’index et du médius sur sa tabatière.

Mais Catherine était lancée. Elle ne voulait pas s’arrêter.

Faisant donc la sourde oreille, elle continua en regardant avec hardiesse les dames consternées:

—Oui, l’Empereur est trop bon... trop faible... Il laisse, lui qui ne sait pas ce que c’est que l’argent, lui sobre, économe, et qui vivrait avec une solde de capitaine, tous ceux que sa faveur a pris dans les rangs les plus humbles de la société, piller, ravager, voler ouvertement et consommer la substance des peuples. Ce ne sont pas les frotteurs 242 qui s’emparent des bijoux laissés dans les appartements, ce sont les maréchaux, ce sont les souverains que l’Empereur a faits qu’on devrait déshabiller et fouiller à fond!...

Sa voix tremblait de colère. Forte de l’incontestable probité de Lefebvre, l’honneur fait soldat, Catherine Sans-Gêne fouaillait en plein visage toutes ces femmes insolentes dont les maris parvenus volaient l’empire en attendant qu’ils trahissent l’Empereur.

Caroline de Naples était audacieuse, et l’orgueil d’être reine lui donnait une audace plus grande:

—Madame la duchesse voudrait peut-être nous ramener à l’époque des vertus républicaines! fit-elle avec un ricanement méprisant. Oh! le beau temps vraiment où l’on se tutoyait et où l’on était suspect quand on se lavait les mains!...

—N’insultez pas les soldats de la République! dit Catherine d’une voix frémissante, ils furent tous des héros... Lefebvre en était!... Ils ne se battaient pas, comme vos maris, comme vos amants, mesdames, pour conquérir des grades, des privilèges, des dotations, pour rançonner les provinces et piller les trésors publics... Les soldats de la République combattaient pour affranchir les peuples opprimés, pour délivrer les hommes en servitude, pour glorifier la France et défendre sa liberté... Ceux qui sont venus après se sont battus bravement, sans doute, mais les 243 profits de la Gloire, plus que la Gloire elle-même, voilà ce qui les attire... Ce qu’ils cherchent surtout dans la victoire, c’est le butin qui suit les charges de cavalerie que conduit, d’ailleurs héroïquement, votre roi Murat... L’Empereur ne voit pas que le jour où la fortune se lassera de le servir, le jour où il n’y aura plus de pillage à entreprendre, mais où il faudra défendre, avec l’aigle blessé, le sol de mon Alsace envahie, peut-être la terre de Champagne, tous ces beaux vainqueurs demanderont à se reposer... pas un ne voudra se battre pour l’honneur et pour la patrie... tous réclameront la paix, tous prétendront que la France a été épuisée, surmenée, et qu’elle aspire au repos... Ah! notre cher Empereur les regrettera les soldats de la République!... Quand il cherchera autour de lui les amis du danger, les soldats du péril, il ne trouvera que des époux de reine qui voudront conserver leur trône d’un instant!...

Chacune des paroles de Catherine cinglait en plein visage les princesses démontées.

Elisa se leva brusquement, disant à Caroline:

—Retirons-nous, ma sœur, nous ne saurions répondre en son langage à une blanchisseuse dont la faiblesse de notre frère a fait une duchesse!...

Toutes deux quittèrent la salle avec des airs offensés, après un bref salut à l’Impératrice qui 244 ne comprenait rien à la colère de ses hautaines belles-sœurs.

Fouché s’était rapproché de Catherine.

—Vous avez eu la langue un peu vive, madame la duchesse, dit-il, avec son sourire effacé d’ancien oratorien... J’avais cependant prodigué les avertissements... sur ma tabatière... mais vous étiez partie, rien ne vous arrêtait...

—Rassurez-vous, monsieur Fouché, dit avec calme Catherine, je raconterai tout à l’Empereur, et quand il saura comment les choses se sont passées, l’Empereur m’approuvera!...

III
L’ALLIANCE RUSSE

La France, le 22 juin 1807, était victorieuse partout.

Lefebvre avait pris Dantzig; le 14 juin, Napoléon avait battu l’armée russe à Friedland et Soult s’était emparé de Kœnigsberg.

Le 14 juin était un anniversaire glorieux, et Napoléon, superstitieux, livra avec confiance la bataille ce jour, qui était celui de la date de Marengo.

L’armée russe tout entière, commandée par le général Benningsen, marchait sur la ville de Friedland pour couvrir Kœnigsberg menacé.

La rivière l’Alle serpente autour de Friedland. Plusieurs ponts existaient sur ce cours d’eau.

Le maréchal Lannes, avec 10,000 hommes comprenant les grenadiers et les voltigeurs d’Oudinot, 246 avec des hussards, des dragons, sous les ordres de Grouchy, vint barrer le chemin à l’armée russe.

A trois heures du matin le feu commença.

L’action devait être décisive. C’était l’effort brusque et complet de toutes les forces dont l’empereur de Russie disposait. Alexandre avait promis à Frédéric-Guillaume de tenter un suprême combat pour sauver la Prusse.

Lannes, avec des forces trop inférieures, se trouvait en péril, quand Mortier entra en ligne avec la division Dupas. A ce moment, le maréchal Mortier eut son cheval abattu sous lui par un boulet de canon. Pour lui aussi la destinée n’avait pas encore marqué l’heure fatale. Ce n’est pas sous le feu de l’ennemi, au milieu de la mêlée qu’il devait rencontrer la mort: bien des années plus tard, sur le boulevard du Temple, à une revue de la garde nationale, les projectiles de la machine de Fieschi, visant Louis-Philippe, devaient l’abattre.

La résistance de Lannes permit à Napoléon d’arriver.

Il galopait, radieux, confiant, en avant de son escorte, impatient de prendre part à l’action et de commander en personne la victoire.

Oudinot, tout sanglant, son uniforme troué, lui cria en passant:

—Hâtez-vous, sire, mes grenadiers n’en peuvent 247 plus... mais donnez-moi du renfort et je f... tous les Russes à la rivière!

Napoléon fit un signe de la main et, arrêtant son cheval, braqua sa lunette sur le champ de bataille.

La journée était déjà avancée. Lannes, Mortier, Ney, qui l’entouraient, conseillèrent de remettre au lendemain la bataille. On aurait le temps de rassembler toute l’armée.

—Non! répondit l’Empereur, il faut continuer ce que vous avez si bien commencé... on ne surprend pas deux fois l’ennemi en pareille faute!...

Et il expliqua à ses maréchaux attentifs comment il comptait battre sur-le-champ les Russes, qui ne pouvaient se déployer dans la plaine, gênés qu’ils étaient par le cours sinueux de l’Alle.

Avec une clairvoyance et une promptitude merveilleuses, il décida d’occuper la ville de Friedland, qui formait le fond de la cuvette de l’Alle. Il fallait donc enlever d’abord les ponts formidablement défendus. On attaquerait à droite, et l’on pousserait devant soi les Russes acculés à la rivière. Pour réussir cet audacieux mouvement tournant que Napoléon devait diriger, il lui fallait charger un chef sûr et intrépide de la prise des ponts.

Ce fut à Ney, le brave des braves, qu’il s’adressa.

Il le prit brusquement par le bras et, lui montrant Friedland:

248 —C’est là qu’il faut aller, dit-il. Marchez droit devant vous, sans regarder ni derrière, ni autour... Enfoncez dans cette masse d’hommes et de canons... Enlevez les ponts... Entrez dans Friedland, coûte que coûte... Ne vous inquiétez pas de ce qui se passera à votre droite, à votre gauche, ni sur vos derrières. Je suis là avec l’armée pour y veiller... Allez, maréchal, et donnez à Marengo un anniversaire immortel!...

Ney partit avec un tel enthousiasme que l’Empereur dit, en le montrant à Mortier:

—Ney, ce n’est plus un homme, c’est un lion!

Tandis que le héros destiné à périr sous les balles des assassins de la Restauration, marchait vers les ponts que gardaient si énergiquement les Russes, l’Empereur rassembla ses généraux et, avec un sang-froid prodigieux, leur dicta à tous ses instructions, de peur que dans le trouble de cette hardie manœuvre des points fussent omis ou des ordres oubliés.

Il plaça Ney à droite, Victor entre Ney et Lannes, Mortier un peu en arrière, puis la division des braves Polonais commandés par Dombrowski et les dragons de Latour-Maubourg.

L’armée française ainsi échelonnée formait une masse imposante de quatre-vingt mille hommes.

L’ordre bien donné de ne pas marcher en avant sur la gauche et d’attendre que les Russes fussent 249 écrasés à droite, fut bien compris, admirablement exécuté.

Le feu avait presque cessé. Les Russes pensaient la bataille terminée, au moins pour ce jour-là.

Dans un silence, semblable à ces lourdes accalmies qui précèdent le fracas d’un orage, l’armée se massait et prenait ses dispositions de combat.

Un signal devait être donné par une batterie de vingt pièces de canon, auprès de laquelle se plaça Napoléon.

Napoléon, comme le cavalier prudent, laissait souffler ceux qui portaient sa fortune et la gloire de la France.

Résistant aux impatientes demandes des généraux et des soldats qui voulaient aborder l’ennemi, avec calme il attendait que le mouvement tournant qu’il avait combiné fût commencé.

Alors il donna le signal.

Ney lança ses hommes en avant. Ce fut une descente dans une fournaise. L’artillerie russe couvrait de mitraille les assaillants. Un instant les ravages furent si terribles, car des files entières d’hommes étaient emportées par les boulets venant de face et de côté, que l’infanterie de la division Bisson hésita, s’arrêta.

Napoléon ordonna alors sur-le-champ au général Sénarmont de se transporter avec son artillerie en face des batteries russes.

250 Audacieusement, sous le feu de l’ennemi, le général disposa ses pièces. On se battit d’une rive à l’autre, à coups de canon, à portée de fusil.

Les Russes, écrasés par ce feu roulant, tombent d’eux-mêmes dans la ratière que leur a tendue Napoléon. La garde impériale alors, cachée dans un ravin, se montre et, baïonnette au canon, aborde enfin les vaillants soldats russes.

Ce fut une épouvantable et glorieuse boucherie, la fête horrible de l’arme blanche. Un combat des temps anciens. Les Russes perdent du terrain. Les ponts sont enlevés, incendiés, et le maréchal Ney rejoint le général Dupont au milieu de Friedland en flammes.

Alors Napoléon, comme un mécanicien qui pousse et manœuvre à son tour, à son heure, les leviers d’une machine bien réglée, donna l’ordre de porter toute l’armée en avant. La poussée fut formidable. L’armée russe en débandade s’évanouit dans l’obscurité. Il était dix heures du soir et Napoléon, victorieux, descendant de cheval, mordit dans un morceau de pain de munition que lui tendit un soldat. C’était son premier repas de la journée.

Au moment où il s’approchait d’un feu de bivouac pour sécher ses bottes mouillées au passage d’un ruisseau, une immense clameur s’éleva des rangs du corps d’armée de Lannes:

251 —Vive l’Empereur d’Occident! criaient les soldats enthousiasmés.

Napoléon n’eut aucun mouvement de satisfaction et d’orgueil en entendant ce titre nouveau dont le saluaient ses soldats.

Il réfléchit et murmura:

—Empereur d’Occident! c’est un beau nom... un grand rôle... Ah! si l’empereur Alexandre voulait s’entendre avec moi!... à nous deux nous pourrions nous partager le monde!...

Et un soupir s’échappa de sa poitrine.

C’était le commencement de ce qu’on a appelé la folie napoléonienne; l’alliance russe fut le premier symptôme de désordre mental du grand homme, le premier pas en avant vers l’abîme.

Le 19 juin, Napoléon arriva sur les bords du Niémen, fleuve qui sépare la Prusse orientale de l’empire russe.

La grande armée, partie du camp de Boulogne, en septembre 1805, avait traversé l’Europe en cohorte triomphale.

L’Autriche écrasée à Austerlitz, la Prusse anéantie à Iéna, la Russie battue et démoralisée à Friedland,—que restait-il à faire?

La paix?

Oui, mais avec l’Europe civilisée, avec l’Angleterre, avec l’Autriche, avec la Prusse—et non avec les barbares de la Russie, qui, à la première occasion, chercheraient à se ruer sur la France, 252 fille de la Révolution aux institutions toujours démocratiques.

Malheureusement l’Empereur se laissa prendre au piège de l’amitié feinte du czar Alexandre.

On lui parla—Talleyrand, Fouché, les deux traîtres qui l’entouraient—d’épouser la grande-duchesse Anne, sœur de l’empereur de Russie.

C’était flatter son désir secret de s’allier à une famille régnante et d’avoir un héritier pouvant justifier d’un grand-père occupant le trône non par la fortune des armes, mais par le droit divin et la fiction de l’hérédité.

La grande-duchesse Anne n’avait pas quinze ans. Elle était de petite taille et paraissait déjà fort jolie. On lui trouvait une ressemblance avec l’impératrice Catherine, à raison de son nez aquilin, qui n’avait rien du vilain et camus nez tartare des souverains russes. La princesse avait été élevée avec grand soin par madame de Lieven. Elle promettait une souveraine accomplie...

Mais les qualités physiques et morales importaient peu. C’était l’alliance avec l’empereur Alexandre qui préoccupait Napoléon, déjà résolu à faire rompre son mariage avec Joséphine.

Aussi accueillit-il fort bien le prince Bagration qui vint, au nom du czar, lui offrir la paix.

Une entrevue fut demandée à Napoléon au nom de l’empereur Alexandre.

Il se montra charmé de cette occasion de faire 253 la connaissance personnelle du grand monarque qu’il avait vaincu et dont déjà il souhaitait faire, dans une de ses pensées de derrière la tête qu’il ne communiquait à personne, non seulement son ami, mais son beau-frère.

L’entrevue fut fixée à Tilsitt le 25 juin, à une heure de l’après-midi.

Auparavant l’Empereur lança à son armée la proclamation suivante, qui, à près de cent ans de distance, doit faire encore battre tous les cœurs français:

«Soldats!

»Le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonnements par l’armée russe. L’ennemi s’est mépris sur les causes de notre inactivité. Il s’est aperçu trop tard que notre repos était celui du lion: il se repent de l’avoir troublé.

»Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen avec la rapidité de l’aigle. Vous avez célébré à Austerlitz l’anniversaire du couronnement, vous avez cette année dignement célébré celui de la bataille de Marengo qui mit fin à la guerre de la seconde coalition.

»Français! vous avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez en France couverts de lauriers et après avoir obtenu une paix glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. Il est temps que notre patrie vive et repose à 254 l’abri de la maligne influence de l’Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma reconnaissance et toute l’étendue de l’amour que je vous porte!»

La proclamation était datée du camp impérial de Tilsitt, le 22 juin 1807.

Trois jours après eut lieu l’entrevue mémorable des deux empereurs.

Un radeau fut disposé sur le Niémen par le général Lariboisière. Un pavillon vitré fut installé sur le radeau et orné de tapisseries et de tentures découvertes dans la ville de Tilsitt.

Napoléon et Alexandre s’embarquèrent au même moment, et, à une heure de l’après-midi, atteignirent ensemble le radeau.

Murat, Berthier, Bessières, Duroc et le grand écuyer Caulaincourt accompagnaient Napoléon.

Le czar Alexandre était escorté du grand-duc Constantin, des généraux Benningsen et Ouvaroff, du prince de Labanoff et du comte de Lieven.

En s’abordant, les deux empereurs s’embrassèrent à la vue des deux armées rangées sur chaque rive, et qui saluèrent de hourrahs et de cris d’allégresse cette solennelle et amicale démonstration.

Le coup d’œil était étrange et impressionnant. Une plaine vaste et inondée s’étendait à perte de vue. Le Niémen, fleuve étroit, roulait ses eaux limoneuses dans ces terres d’alluvions au milieu 255 desquelles s’élevait la petite ville de Tilsitt, important marché de la Lithuanie, dominée par une montagne où les chevaliers teutons avaient bâti un château-fort.

Sur la rive droite du Niémen se tenaient, hirsutes, farouches, désordonnés, montant des chevaux sauvages comme eux, des Cosaques aux lances démesurées, des Baskirs portant le carquois et l’arc primitif, des hordes velues, barbues, au nez aplati, évoquant le souvenir des invasions asiatiques des anciens jours. Auprès de ces barbares orientaux, la garde russe, correcte, imposante, superbe, avec la haute stature de ses hommes et la sévérité du costume vert à passe-poils rouges.

Sur la rive gauche, c’était le pittoresque et fantastique fouillis des héros chamarrés, empanachés, emberlificotés de sabretaches, de plumets, de brandebourgs, de dolmans et de bonnets à poils. Tout le clinquant, tout le tapage de cette passementerie héroïque et de cette ferblanterie sublime fanfarait dans les rangs joyeux de la Grande-Armée.

Les populations de la Lithuanie, accourues, joignaient leurs acclamations et leurs vivats aux cris des deux armées. Les deux empereurs s’étaient embrassés, réconciliés. On allait donc enfin vivre en paix. Les villages ne se transformeraient plus en abattoirs ou en brasiers. Les 256 sillons ne seraient plus creusés dans les champs par les caissons et les roues de canons. On s’embrasserait et on se réconcilierait entre peuples comme les deux empereurs venaient de le faire dans cette cabine vitrée, sur ce plancher flottant, au milieu d’un fleuve dont les deux rives semblaient ainsi jointes par un trait d’union manifeste et superbe.

La joie éclatait partout. Même les plus enragés sabreurs n’étaient pas fâchés de se reposer un peu et de revenir en France pour coucher avec leurs femmes et montrer au peuple ébahi leurs cicatrices et leurs galons.

Dans leur naïveté, ces braves prenaient pour une expression sincère, pour une manifestation exacte de la pensée des souverains cette embrassade décorative.

Les événements n’allaient pas tarder à leur prouver que la politique n’a pas de cœur et que deux souverains peuvent s’entendre cordialement et se combattre à mort ensuite.

Il ne faut pas faire la nature humaine pire qu’elle n’est. L’empereur Alexandre fut peut-être franc et loyal, dans cette accolade donnée à ce Napoléon, avec lequel il devait un jour refuser de traiter, le considérant comme un bandit, comme un outlaw, comme un vaincu hors la loi, parce qu’il n’était point né d’une reine, parce qu’il tenait sa couronne de son épée et de sa gloire, 257 parce qu’il personnifiait la démocratie armée, le droit pour le génie de se substituer à l’hérédité, à la noblesse du sang.

Alexandre était tout jeune. C’était un pur slave, par conséquent un être nerveux et mobile, aux impressions fugaces, aux capricieuses pensées, aux fragiles décisions. Il avait vingt-huit ans et, bien que vaincu, il éprouvait une certaine vanité à s’être mesuré avec le vainqueur de toute l’Europe, qui, à Eylau et à Friedland, ne l’avait pas défait sans difficulté.

Les deux souverains, après leur embrassade, s’enfermèrent dans le pavillon vitré et délibérèrent.

Un troisième personnage rôdait sur la rive droite, mélancolique, mesquin, inspirant le dédain et peut-être la pitié. C’était le roi de Prusse.

Frédéric-Guillaume n’avait pas été invité à accompagner les deux empereurs. Il avait chargé Alexandre de plaider sa cause et attendait avec anxiété le résultat de l’entrevue.

Une fois en tête-à-tête, Napoléon dit, avec cordialité, à Alexandre, en fixant sur lui un de ces regards charmeurs, à la séduction pénétrante, qui avaient tant de force:

—Pourquoi nous faisons-nous la guerre?... C’est l’Angleterre seule qu’il nous faut battre!...

—Si vous en voulez à l’Angleterre et rien qu’à elle, nous serons vite d’accord, répondit le czar. 258 Je déteste autant que vous les Anglais, ils m’ont trompé, ils m’ont abandonné au moment du péril.

—Si vous avez ces sentiments, la paix est faite! dit Napoléon en lui serrant brusquement la main.

L’entretien se poursuivit sur tous les sujets de mécontentement que la Russie pouvait avoir à l’égard de l’Angleterre.

Napoléon s’était juré de conquérir l’amitié d’Alexandre. Il s’emballait sur cette idée de l’alliance russe. Il voyait l’Angleterre écrasée définitivement et son rôle politique supprimé, par l’entente des deux grands empires.

Désireux de charmer le jeune czar, Napoléon céda sur tous les points. Il était vainqueur, et c’était lui qui recevait les conditions du vaincu. Il sacrifia follement, dans cette heure décisive et funeste de sa carrière, les intérêts les plus évidents de la France à la double chimère d’avoir pour alliés les Cosaques et les Baskirs et de devenir l’époux d’une princesse souveraine.

Alexandre ne fut pas alors le fourbe et le perfide que les Russes ont voulu glorifier en lui, après coup. Il ne tendit aucun piège à Napoléon. Ce fut celui-ci qui, affolé, grisé, abêti, à l’idée d’avoir la Russie pour alliée, Alexandre pour ami et sa sœur pour épouse, lâcha tout, céda tout, abandonna tout.

De toutes les fautes commises par Napoléon 259 dans les dernières années de son règne, une seule fut capitale: il devait à Tilsitt, maître absolu de la situation, reconstituer le royaume de Pologne; il laissa subsister la grande iniquité et ne donna pas à l’Occident sa sauvegarde naturelle contre le panslavisme menaçant.

Cette faute a valu à la France Waterloo, Sedan et deux invasions.

Napoléon voulait séduire Alexandre dans cette entrevue fameuse, qui a été souvent mal jugée, mal interprétée, et c’est lui qui a été conquis.

Pour plaire à son nouvel ami, l’Empereur sacrifia la Turquie, vieille et solide alliée de la France. Il avait promis à la Porte Ottomane de ne jamais traiter avec les Russes, convoitant toujours le débouché sur la Méditerranée et la prise de Constantinople. Il oublia cette promesse, qui était la résultante de toute la diplomatie française. Il laissa entamer l’intégrité de l’Empire Ottoman. Il permit à Alexandre de mettre la main sur la Moldavie et sur la Valachie. L’appétit, à l’ogre russe, viendra en dévorant des territoires. Nous en savons quelque chose aujourd’hui. Il sacrifie la Perse aux avidités moscovites. Quant à la Pologne, malgré les pleurs et les charmes de la belle comtesse Walewska, qui s’est donnée inutilement, il l’abandonne. Cette barrière tutélaire, cet obstacle de poitrines valeureuses et de régions difficiles à envahir, ne seront plus qu’une 260 expression historique, dont l’oublieuse postérité se moquera. L’Europe est livrée aux crocs de l’ours du Nord. Il n’épargne même pas la Suède et jette en pâture à Alexandre un morceau de Finlande à croquer.

Quoi d’étonnant que le czar se soit montré fort aimable, ait peloté le vainqueur, et, faisant le bas courtisan, lui ait baisé la main avec une obséquieuse affectation, jusqu’au jour où, fauve démuselé, conduit en laisse par l’Angleterre, il viendra se ruer sur l’empire et mordre à la gorge l’Empereur épuisé, pantelant à Fontainebleau, assommé à Waterloo.

En échange de tous ces dons positifs, de tous ces peuples livrés, de tous ces territoires cédés, qu’offrait le bel Alexandre?

Des promesses, des sourires, des paroles aimables; il payait en monnaie de singe, le jeune slave, et Napoléon, étourdi, fasciné, ébloui, tombait en extase devant ces vaines grimaces.

Alexandre promettait et Napoléon donnait.

Le czar déclarait qu’il n’aimait plus l’Angleterre. Il s’engageait, flattant la manie dynastique de Napoléon, à reconnaître les nouveaux rois, ses frères, tout frais installés sur des trônes chancelants. A quoi cela l’engageait-il? Au jour des désastres, le czar en serait quitte pour laisser s’écrouler les trônes et s’évanouir les rois, un instant reconnus par lui, par pure politesse, et 261 c’est lui qui dans la main de l’Angleterre, à laquelle il obéit comme la poignée de l’épée aux doigts qui la tiennent, sera l’arme terrible enfoncée dans la gorge du géant terrassé. C’est lui qui le saignera à mort et abandonnera sa noble dépouille au léopard britannique.

Dissimulant sous des flatteries sa véritable impression, très froid, très maître de soi, en face de Napoléon qui, avec son tempérament méridional, se livrait, se confessait, se lâchait, Alexandre, voyant avec quelle facilité, pour lui être agréable, Napoléon abandonnait des alliés fidèles comme la Turquie et renonçait à la résurrection de la Pologne, conçut certainement des doutes sur la solidité d’une alliance française; dès ce moment il résolut de se réserver et de demeurer l’ami du grand homme jusqu’à la première défaite.

Durant les autres entrevues qui se succédèrent à Tilsitt, neutralisé, et où Alexandre prit constamment ses repas avec l’Empereur, celui-ci imagina d’ouvrir à l’ambition de son hôte une perspective inattendue, éblouissante...

Une révolution de palais avait assuré la déposition du sultan Sélim. Napoléon crut habile de proposer à Alexandre le partage de l’empire turc.

Le potentat moscovite goûta fort cette offre: à lui l’Orient, à Napoléon l’Occident. On se partageait 262 le globe comme deux héritiers enfin d’accord, un champ longtemps litigieux.

A ce moment-là Alexandre s’écriait, plein d’enthousiasme pour Napoléon:

—Quel grand homme! Quel génie! quelles vues larges! quelle profondeur d’esprit!... Ah! que ne l’ai-je connu plus tôt! que de fautes il m’eût épargnées! que de grandes choses nous aurions accomplies ensemble!...

Le Slave aux impressions successives et aux sentiments changeants, était certainement sincère lorsqu’il exprimait cette admiration temporaire.

Il profita de l’influence qu’il acquérait de plus en plus sur Napoléon pour plaider la cause du roi de Prusse.

On tenait à distance ce souverain sans royaume.

Les trois monarques prenaient leur repas en commun, puis après le dîner, on se séparait, et les deux empereurs, laissant le roi de Prusse se morfondre, s’enfermaient dans un salon et causaient longuement.

Le pauvre roi de Prusse, dont le partage des états était en jeu, suppliait Alexandre de le défendre, d’obtenir de Napoléon qu’on ne le réduisît pas aux anciens électorats de Brandebourg et de Saxe.

Il crut bien faire en rappelant auprès de lui sa femme. Sa beauté, sa grâce et son esprit toucheraient 263 sans doute Napoléon. Il s’agissait par-dessus tout de conserver la place forte de Magdebourg.

La reine de Prusse, qui attendait dans la ville de Memel le résultat des négociations, se hâta d’accourir.

Elle avait trente-deux ans et passait pour la plus belle femme de l’Europe.

Elle essaya de séduire Napoléon, mais celui-ci, défiant, ferma les yeux, se boucha les oreilles, et ne permit pas à la séduction d’entrer dans son cœur.

La reine s’y prit maladroitement. Elle haïssait le vainqueur et feignait mal une passion subite conçue pour lui. Elle jouait son rôle de femme frappée du coup de foudre en actrice médiocre, permettant de voir la leçon serinée et peu retenue.

A cette souveraine qui s’offrait pour racheter son royaume, Napoléon opposa une froideur calculée et une fermeté glaciale.

Comme il lui présentait poliment une rose prise sur la table, au cours d’une visite, la reine dit aussitôt d’une voix câline:

—Ah! sire, avec Magdebourg!...

Elle se pencha vers l’Empereur, respirant la rose, l’œil humide, le sourire engageant, un peu comme une courtisane allumant le riche galant attiré et elle lui murmura:

264 —Ah! sire, si vous vouliez être généreux... être bon!... comme on vous bénirait!... comme on vous aimerait...

Napoléon interrompit sèchement cette souveraine minaudant et faisant de trop significatives avances:

—Votre Majesté devrait savoir mes intentions, dit-il, je les ai communiquées à l’empereur de Russie, pour qu’il se chargeât de les faire connaître au roi Guillaume, puisque l’empereur Alexandre avait bien voulu être médiateur entre nous. Ces intentions sont invariables. Ce que j’ai fait, madame, je ne puis même vous cacher que je ne l’ai fait que pour l’empereur de Russie...

Et, saluant, il se retira.

C’était sec et raide. La reine de Prusse, humiliée comme femme dont on refusait la possession, se trouvait définitivement dépossédée comme souveraine. Elle en conserva une haine irréconciliable contre Napoléon et contre la France.

Quant à son faible et un peu ridicule mari, il se montra plus sensible aux affronts que lui fit subir Napoléon, affectant de le traiter comme une non valeur couronnée, que de la perte de la moitié de ses provinces.

A une partie de cheval surtout il avait été cruellement froissé.

Napoléon, qui toujours tenait sa monture en 265 avant, s’était mis à partir en sifflotant, laissant le roi de Prusse auprès de Duroc, demandant timidement:

—Faut-il le suivre?...

Le roi vaincu se ressouvint de son humiliation, quand vainqueur, à son tour, il se montra impitoyable pour celui qui, en somme, l’avait épargné.

Si Napoléon commit à Tilsitt la faute énorme en s’abandonnant à la chimère d’une alliance russe, il fit aussi la faute secondaire de ne pas écraser son ennemi, de ne pas morceler les états prussiens. Il n’abattit cette puissance que juste assez pour donner au peuple allemand le désir de la revanche et pour ranimer son patriotisme. Il y avait aussi un autre moyen qui consistait à ménager l’amour-propre du roi de Prusse et à s’en faire un ami, un protégé. Frédéric-Guillaume n’eût pas demandé mieux. Mais il n’avait ni sœur, ni parente à donner comme épouse à Napoléon. Il fut sacrifié.

La paix de Tilsitt fut signée le 6 juillet 1807. Le lendemain, les souverains échangèrent les ratifications.

Napoléon portait le grand cordon de Saint-André, Alexandre le grand cordon de la Légion d’honneur.

La garde impériale russe et la vieille garde, rangées en bataille, faisaient la haie.

Napoléon fit sortir un grenadier russe et lui 266 attacha lui-même la croix de la Légion d’honneur sur la poitrine, au milieu des applaudissements des deux armées.

Puis, les tambours battant aux champs, les deux empereurs s’embrassèrent une dernière fois et se séparèrent.

Cette entrevue mémorable était terminée. La France était glorieuse, triomphante. Napoléon dominait l’Europe respectueuse, éblouie. Alexandre emportait une vive admiration pour le général parvenu, plus des concessions fort avantageuses pour un souverain à qui les armes avaient été contraires.

Le roi de Prusse payait les frais de l’alliance.

Disparu, caché à Memel, auprès de sa reine en pleurs, Frédéric-Guillaume ruminait la vengeance. On l’avait frappé, assez fort pour l’exaspérer, trop faiblement pour le mettre hors d’état de prendre sa revanche.

Et Napoléon, entraîné par son imagination, attiré par le mirage de l’alliance russe, debout sur le faîte où la victoire l’avait monté, allait commencer à descendre le versant fatal, au bas duquel étaient le désastre, l’abdication, l’exil, la mort.

IV
L’ALLIANCE AUTRICHIENNE

Trois années s’écoulèrent sans que Napoléon donnât suite à ses projets de divorce et cherchât à réaliser son rêve de l’alliance russe, consolidée par un mariage avec la grande-duchesse Anne.

La guerre d’Espagne, la campagne d’Autriche avaient rempli ces années.

Ce désir d’avoir un héritier et de fonder sa dynastie sur un mariage avec la fille ou la sœur d’un souverain grandissait cependant, de plus en plus, dans le cœur de Napoléon.

A Erfurt, il s’était ouvert nettement à son bon ami l’empereur Alexandre de son souhait de cimenter l’alliance en devenant son beau-frère.

Le czar avait accueilli, sans sourciller, ce projet. Il n’avait fait qu’une seule objection: la résistance de l’Impératrice-mère.

Alexandre, en même temps, insista pour que la 268 Pologne fût à jamais effacée comme nation et qu’aucune pensée de relèvement de ce malheureux pays ne pût naître, en quelque circonstance que ce soit.

Des négociations secrètes, en vue d’une alliance avec la grande-duchesse, furent entamées par M. de Talleyrand et M. de Champagny...

Un conseil privé fut convoqué par l’Empereur, le 21 janvier 1810, pour examiner cette grave affaire.

En firent partie: l’archichancelier Cambacérès, le roi Murat, Berthier, M. de Champagny, l’architrésorier Lebrun, le prince Eugène, Talleyrand, Garnier, président du Sénat; Fontanes, président du Corps législatif; Maret, remplissant l’office de secrétaire.

L’Empereur présidait. Il annonça son projet de faire rompre son mariage avec Joséphine et demanda l’avis de ses conseillers sur le choix de la nouvelle épouse.

—Ecoutez, leur dit-il, le rapport de M. de Champagny, ensuite vous voudrez bien me donner votre avis.

M. de Champagny présenta un rapport sur les trois alliances entre lesquelles il était possible de choisir: l’alliance russe, l’alliance saxonne, l’alliance autrichienne.

Après avoir examiné les qualités personnelles des trois princesses, la fille du roi de Saxe se 269 trouvait un peu mûre, mais une femme d’un rare mérite; l’archiduchesse d’Autriche était belle, bien portante, élevée admirablement; la sœur d’Alexandre, plus jeune, appartenait malheureusement à une religion qui n’était pas celle de la France et sa présence sur le trône créerait des difficultés religieuses. Il faudrait notamment installer une chapelle grecque aux Tuileries. M. de Champagny, ancien ambassadeur à Vienne, conclut, au point de vue des avantages politiques, à l’union avec la princesse autrichienne.

Napoléon, après ce rapport, recueillit les avis, en commençant par les personnes les moins susceptibles de donner un conseil judicieux. Lebrun se prononça pour le mariage saxon. Le prince Eugène et Talleyrand se déclarèrent partisans de la maison d’Autriche. Garnier approuva Lebrun, disant que l’alliance saxonne ne compromettait aucun intérêt et remplissait le but principal de l’Empereur: la naissance d’un héritier. M. de Fontanes s’éleva contre la présence à Paris d’une impératrice non catholique. Maret approuva le choix de l’archiduchesse. Berthier parla comme lui. Mais Murat protesta contre un mariage qui réveillerait les fâcheux souvenirs de Marie-Antoinette. On verrait dans cette union un retour à l’ancien régime. L’archichancelier Cambacérès, consulté le dernier, opina pour l’alliance russe. Il estima l’antagonisme séculaire de l’Autriche 270 un danger permanent pour le trône, qu’un mariage ne ferait pas cesser. La Russie, éloignée de la France, n’avait pas de raisons de devenir son ennemie; et la guerre avec elle serait plus dangereuse, plus incertaine qu’avec l’Autriche. Il conclut donc à l’alliance russe.

L’Empereur congédia le conseil, après l’avoir remercié, et ajourna sa résolution.

Des pourparlers se continuaient avec la Russie, en vue d’obtenir le consentement de l’Impératrice-mère. M. de Caulaincourt, envoyé auprès de l’empereur Alexandre, pour cette négociation, avait fixé un délai. La cour de Russie, désireuse de traîner les choses en longueur, ne se pressait pas de répondre.

On opposait l’état de santé de la grande-duchesse. On exigeait aussi une chapelle grecque avec des prêtres orthodoxes aux Tuileries.

Toutes ces lenteurs irritèrent Napoléon. Son tempérament brusque le poussa à rompre.

Il sentait, sous ces retards, une défiance à son égard, une répugnance à lui donner pour épouse une fille des czars. La question de la chapelle grecque le froissait. Il était blessé, en outre, de la condition qu’on lui imposait de ne jamais rétablir le royaume de Pologne.

Sa résolution fut bientôt prise de renoncer à l’alliance russe.

Mais il fallait d’abord rompre avec Joséphine.

271 Il l’aimait toujours, et ce n’était pas sans de violents combats ni sans une vraie résistance intérieure qu’il se préparait à trancher ce lien puissant de l’affection et de l’habitude.

Joséphine avait sur lui une influence considérable. Il la voyait toujours, malgré l’âge et les rides, belle et séduisante. Elle était restée pour lui la maîtresse, désirable et convoitée, en devenant l’épouse.

A son retour de Schœnbrunn, auprès de Vienne, où il avait vécu dans une intimité cachée avec la comtesse Walewska, qu’il laissait enceinte, il avait décidé de précipiter les choses et d’avertir Joséphine. Il savait, par deux preuves successives, que lui fournissaient Eléonore de la Plaigne et la belle Polonaise, que la nature lui permettait d’avoir un héritier: il proposa donc de faire connaître la rupture à bref délai avec Joséphine; aussitôt après il choisirait entre la fille du roi de Saxe et la fille de l’empereur d’Autriche. Déjà, il renonçait nettement à la sœur d’Alexandre.

Après le conseil privé, où il avait recueilli les avis divers qui lui étaient donnés, avant de publier sa décision, il voulut conférer une dernière fois avec Cambacérès.

Il le convoqua donc à Fontainebleau.

Au petit jour, dans un cabinet qu’éclairaient à peine des bougies achevant de se consumer et luttant contre la clarté de l’aurore, Napoléon 272 et son confident l’archichancelier s’abordèrent.

Après quelques paroles échangées au sujet de sa santé, l’Empereur dit à Cambacérès:

—Eh bien! qu’ai-je appris? à Paris l’on a craint ces jours-ci... l’on a colporté de fâcheuses nouvelles... la bataille d’Essling a paru douteuse... la confiance se retire-t-elle donc de moi?

—Non, sire! vous êtes toujours admiré, suivi, aimé... si l’on craint, c’est parce qu’il s’est produit dans ces derniers mois des sujets d’alarme... on a parlé d’une tentative d’assassinat dont vous auriez été l’objet à Schœnbrunn...

Napoléon répondit aussitôt:

—On a eu tort de s’inquiéter de si peu... il y a un fond de vrai. Je me trouvais à Schœnbrunn... Il y avait beaucoup de monde... On voulait admirer nos belles troupes victorieuses... Un jeune homme en longue redingote, que j’avais remarqué, car il avait cherché à plusieurs reprises à s’approcher de moi, parvint tout à coup à me joindre... Il agitait un papier à la main, une pétition vraisemblablement... Rapp crut observer quelque chose de louche dans son attitude... Il le fit arrêter... On le fouilla. On trouva sur lui un long couteau tout ouvert...

—Ce couteau vous était destiné, sire?

—Oui... le jeune homme a avoué... Je l’ai interrogé moi-même, et je l’ai fait examiner par 273 Corvisart, le supposant fou... Il s’appelait Staaps et était le fils d’un ministre protestant d’Erfurt... Ce petit misérable s’exprimait avec calme... Il m’a répondu qu’il avait agi seul... sans complices... Je le crois affilié à la secte des Philadelphes, dont les membres ont juré de me tuer ou de se faire tuer... Bah! ce sont là les périls professionnels du métier de souverain... on a le grand tort à Paris de se préoccuper pour ces enfantillages!...

—C’est que votre vie est si précieuse, sire!...

—Oui, reprit Napoléon, après un instant de réflexion, il faut que je vive... Si je venais à disparaître, frappé par un boulet aveugle, atteint par un poignard stupide, qu’adviendrait-il de mon œuvre, de ma France?... Tout s’écroulerait avec moi... J’ai bâti sur le sable, Cambacérès, et il est temps, si nous sommes sages, de donner à l’empire des fondations plus solides...

L’archichancelier fit une grimace:

—Votre Majesté veut un héritier... Je n’ai pas la prétention de la faire revenir sur ce désir... Seulement, je me permettrai de faire observer, sans parler de la mauvaise impression que produira dans le peuple la répudiation de l’Impératrice, que le clergé va intervenir et agiter l’opinion.

—Je ferai rentrer le clergé dans l’obéissance, comme j’ai tenu en respect le pape! dit avec hauteur Napoléon.

274 —En tous cas, sire, prenez garde aux froissements religieux... si vous épousez une princesse catholique, on exigera la rupture du mariage clandestin célébré la veille du sacre...

Napoléon eut un mouvement de mauvaise humeur:

—Ce mariage est nul, dit-il, les formalités n’ont pas été remplies...

—Vous avez pourtant été unis religieusement au moment du sacre... le pape Pie VII ne voulait pas consentir au couronnement sans cette cérémonie...

—C’est vrai!... Fesch nous a mariés secrètement dans un appartement des Tuileries... mais sans témoins... c’était une formalité de complaisance, destinée à lever les scrupules du pape...

—L’officialité contestera...

—Il n’y a pas eu consentement... je n’étais pas libre... ce simulacre de mariage religieux ne peut être un obstacle... en tous cas, il est trop tard pour soulever cette objection... les juges ecclésiastiques et le conseil d’Etat examineront le cas... Cambacérès, je vous ai fait venir pour vous prier de préparer l’Impératrice à un grave entretien avec moi sur un sujet que vous lui ferez pressentir...

Cambacérès s’inclina et prenant congé de l’Empereur, murmura:

—Il n’a rien voulu entendre... son projet est 275 arrêté... il va se brouiller avec la Russie... et nous aurons l’alliance autrichienne... c’est-à-dire toute l’Europe sur les bras avant trois ans!... Pauvre Empereur!... Pauvre France!...

Et Cambacérès, en poussant un gros soupir et en remuant douloureusement les épaules, se rendit chez Joséphine.

V
LE DIVORCE

Depuis longtemps Joséphine s’attendait au coup qui devait la frapper si terriblement.

Elle avait eu beau se faire délivrer par le cardinal Fesch un certificat de son mariage religieux, elle comptait davantage sur l’affection si vraie, si fidèle de Napoléon, que sur les titres authentiques, pour maintenir son rang d’épouse.

Mais depuis la belle Polonaise et l’intimité de Schœnbrunn, était-elle sûre d’avoir conservé le cœur de Napoléon?

Prévenue par l’archichancelier, Joséphine se présenta, tremblante, des larmes prêtes à jaillir de ses beaux yeux langoureux.

La scène fut courte et déchirante:

C’était après le dîner, le 30 novembre 1809. Le café servi, Napoléon prit lui-même sa tasse que 277 tenait le page de service, en faisant signe qu’il voulait être seul.

Les deux époux restèrent, pour la dernière fois, en tête-à-tête.

Napoléon fit connaître sa résolution en termes brefs. Il cherchait à ne point paraître ému. Il expliqua brièvement que l’intérêt de l’Etat exigeait qu’il eût un héritier et que par conséquent il lui fallait annuler son mariage afin d’en contracter un second...

Comme Joséphine balbutiait quelques paroles, rappelant combien elle avait aimé son Bonaparte, et combien encore, lui l’avait payée de retour... comme elle cherchait à ranimer sa tendresse en évoquant les minutes d’abandon, les heures si douces d’intimité, Napoléon l’interrompit avec brusquerie, voulant résister à l’émotion qui s’emparait de lui. Il se sentait faillir. Il se défendit par une phrase brutale, impitoyable:

—N’essaie pas de m’attendrir... ne compte pas me faire changer de résolution... je t’aime toujours, Joséphine, mais la politique veut que je me sépare de toi... la politique n’a pas de cœur... elle n’a que de la tête!...

Joséphine alors poussa un grand cri et s’évanouit.

L’huissier de la chambre, debout derrière la porte, pensant qu’elle se trouvait mal, voulait intervenir... il hésitait à troubler l’intimité des 278 deux époux, et à se rendre témoin d’une scène cruelle.

L’Empereur ouvrit lui-même en appelant le chambellan de service, M. de Bausset:

—Entrez et fermez la porte, lui dit-il.

M. de Bausset suivit le souverain.

Il aperçut Joséphine étendue sur le tapis, poussant des cris déchirants...

—Ha! je n’y survivrai point!... qu’on me laisse mourir! murmurait-elle au milieu de sanglots.

—Êtes-vous assez fort pour enlever l’Impératrice et la porter chez elle par l’escalier intérieur qui communique à son appartement, afin de lui faire donner les soins que son état exige?... Attendez, dit-il, je vais vous aider!

Et tous deux, l’Empereur et le chambellan, soulevèrent Joséphine, toujours évanouie.

M. de Bausset chargea l’Impératrice inerte sur son épaule et se mit à marcher avec précaution.

L’Empereur, un flambeau à la main, éclairait le convoi quasi-funèbre.

Il ouvrit lui-même la porte d’un couloir et dit à Bausset:

—A présent, descendez l’escalier...

—Sire, l’escalier est trop étroit... je vais tomber...

Alors Napoléon se décida à réclamer l’aide de l’huissier de la chambre.

Il lui remit le flambeau qu’il tenait, et, prenant 279 les deux jambes de Joséphine, il fit signe à son chambellan de la soutenir par les bras.

On la descendit ainsi, lentement, péniblement.

Inerte et sans souffle, Joséphine semblait une morte qu’on menait au cercueil.

Tout à coup le chambellan entendit la voix douce de Joséphine murmurer:

—Ne me serrez pas si fort!

Il se rassura alors sur la santé de l’épouse répudiée.

Napoléon était plus troublé, plus affecté qu’elle.

Il sacrifiait son bonheur, son amour à la politique. Il devait en être cruellement puni par la suite.

C’était une terrible et prophétique vision de sa destinée, cette descente sinistre dans un escalier de la femme qui avait été la compagne de sa gloire, la bonne fée, disait-on dans le peuple, qui présidait à sa chance.

Le décret fut signé le 15 décembre. Une assemblée solennelle eut lieu aux Tuileries, à neuf heures du soir.

Dans le grand cabinet de l’Empereur, en des fauteuils prirent place: Madame Mère, les reines d’Espagne, de Naples, de Hollande, de Westphalie, la princesse Pauline,—toutes les sœurs de Napoléon triomphant et dissimulant mal leur joie à Hortense, la triste reine de Hollande; les rois 280 de Hollande, de Westphalie, de Naples et Eugène, vice-roi d’Italie, s’assirent en face. Cambacérès, assisté de Murat et de Regnauld de Saint-Jean-d’Angély, occupaient des chaises devant la table où se trouvait préparé l’acte de divorce.

Alors Napoléon, prenant par la main Joséphine, lut, debout, avec des larmes sincères dans les yeux, un discours préparé par Cambacérès, où il annonçait la résolution prise, d’accord, par lui et sa très chère épouse. Il énonçait, comme seul motif de son divorce, l’espérance perdue d’avoir des enfants de Joséphine.

—«Parvenu à l’âge de quarante ans, disait-il, je puis concevoir l’espoir de vivre assez pour élever dans mon esprit et dans ma pensée les enfants qu’il plaira à la Providence de me donner. Dieu sait combien une pareille résolution a coûté à mon cœur, mais il n’est aucun sacrifice qui soit au-dessus de mon courage, lorsqu’il m’est démontré qu’il est utile au bien de la France.

»J’ai le besoin d’ajouter que loin d’avoir jamais eu à me plaindre, je n’ai au contraire qu’à me louer de l’attachement et de la tendresse de ma bien-aimée épouse. Elle a embelli quinze ans de ma vie; le souvenir en restera toujours gravé dans mon cœur. Elle a été couronnée de ma main; je veux qu’elle conserve le rang et le titre d’impératrice, mais surtout qu’elle ne doute jamais de mes sentiments et qu’elle me tienne toujours 281 pour son meilleur et son plus cher ami.»

Joséphine devait à son tour lire une réponse à cette déclaration, mais elle ne put y parvenir. Les larmes l’étouffaient. Elle passa le papier à Regnauld de Saint-Jean-d’Angély qui lut à sa place.

Elle déclarait accepter avec résignation le divorce, ne pouvant donner à l’empire un héritier. «Mais, disait le texte, la dissolution de mon mariage ne changera rien aux sentiments de mon cœur: l’Empereur aura toujours en moi sa meilleure amie. Je sais combien cet acte, commandé par la politique et par de si grands intérêts, a froissé son cœur, mais l’un et l’autre nous sommes glorieux du sacrifice que nous faisons au bien de la patrie.»

Aux phrases de Cambacérès ou de Maret, Joséphine n’avait ajouté qu’une ligne, touchante dans sa simplicité même:

«Je me plais à donner à l’Empereur la plus grande preuve d’attachement et de dévouement qui ait jamais été donnée sur la terre!»

Cette attitude de Joséphine, à l’époque douloureuse du divorce, lui fait pardonner bien des torts, et pour elle, victime de la politique et de l’ambition dynastique de Napoléon, la postérité sera toujours indulgente.

Le lendemain, 16 décembre, un sénatus-consulte consacra le divorce.

282 Il était conçu en termes sobres, précis. L’article 1er portait que le mariage entre l’Empereur Napoléon et l’Impératrice Joséphine était dissous. L’article 2 conservait à l’Impératrice Joséphine le titre et rang d’impératrice couronnée. L’article 3 fixait son douaire: une rente annuelle de deux millions de francs sur le Trésor de l’Etat lui était allouée. Les successeurs de l’Empereur devaient être tenus d’exécuter les conditions du divorce. En outre, le douaire de Navarre, érigé en duché, était attribué à Joséphine, sa vie durant.

On a prétendu que des moyens juridiques s’opposaient à la déclaration de divorce et militaient en faveur de la validité du mariage civil célébré le 9 mars 1796, devant l’officier municipal du deuxième arrondissement de Paris. D’abord Joséphine s’était rajeunie de quatre ans dans cet acte public, tandis que Bonaparte se vieillissait d’un an. Si Joséphine eût donné la date exacte de sa naissance, elle aurait eu légalement en 1809 quarante-six ans, son âge exact, et le divorce n’était permis qu’aux personnes âgées de moins de quarante-cinq ans. On a dit aussi qu’on aurait pu arguer de l’article 7 du statut impérial portant que «le divorce était interdit aux membres de la famille impériale de tout sexe et de tout âge.»

Mais ces textes, ces liens judiciaires, ces entraves légales, pouvaient-ils résister à la volonté du tout-puissant empereur?

283 Napoléon a voulu le divorce et Joséphine lui a obéi. Il y a eu abnégation et sacrifice de la part de l’Impératrice à consentir à ce douloureux déchirement. Du côté de l’Empereur, il y a eu abnégation et sacrifice aussi, car il aimait toujours Joséphine, d’une affection moins sensuelle, moins passionnée sans doute qu’aux années de sa jeunesse, mais d’une tendresse réelle, sérieuse, profonde. Les larmes qu’il versa au moment de la rupture solennelle de leur amour furent aussi sincères, aussi cuisantes que celles qui coulèrent des yeux alanguis de Joséphine.

Un cérémonial avait été réglé pour l’exécution du divorce prononcé.

Le 16 décembre, jour du sénatus-consulte déclarant l’union dissoute, était un samedi.

A quatre heures du soir, une voiture vint prendre Joséphine aux Tuileries pour la conduire à la Malmaison.

Le temps était affreux. Le ciel semblait s’être mis en deuil pour cette cérémonie, rappelant un service funèbre.

La route de Rueil, défoncée, détrempée, brumeuse et triste, aviva la douleur de l’ex-Impératrice.

Elle l’avait tant de fois parcourue joyeuse, dans l’éclat du pouvoir, au milieu du rayonnement de la souveraineté!...

Son fils, le prince Eugène, qui avait d’ailleurs 284 fait partie du conseil privé, consulté par Napoléon, l’accompagnait.

L’Empereur, de son côté, avait quitté les Tuileries et était allé coucher à Trianon.

Il vint lui rendre visite deux jours après à la Malmaison.

—Je te trouve plus faible que tu ne devrais être, dit Napoléon avec bonté. Tu as montré du courage, il faut que tu en trouves encore plus pour te soutenir. Il ne faut pas te laisser abattre par un funeste découragement. Soigne ta santé qui m’est si précieuse. Dors bien. Songe que je veux que tu sois calme, heureuse!...

Il l’embrassa tendrement et repartit pour Trianon.

Quelques jours se passèrent, puis une entrevue suprême, un dîner de funérailles, eut lieu à Trianon, le jour de Noël.

Que se dirent les deux époux séparés désormais par un acte public, d’une écrasante solennité?

Il est à présumer que Joséphine pleura et que Napoléon ne fut guère plus joyeux. La fatalité des choses s’interposait entre eux. Ils étaient les jouets de la politique, les esclaves de la fortune, et ne pouvaient se reprendre.

On ne s’éloigne pas ainsi, sans une douleur poignante, d’une femme qui a été votre compagne de jeunesse, auprès de laquelle vous avez 285 dormi vos belles heures de la trentième année. Malgré les fautes de Joséphine, malgré les infidélités passagères de Napoléon, le ménage impérial avait été heureux. L’Empereur n’a jamais, par la suite, manifesté aucun regret de sa fatale résolution. L’orgueil, chez lui, faisait taire le cœur. Mais, dans les affres déchirantes de Sainte-Hélène, quand la maladie le rongeait et qu’il endurait le martyre de l’humiliation quotidienne sous les griffes du félin britannique qui jouait cruellement avec sa victime capturée, la vision des années heureuses passées avec Joséphine dut traverser sa pensée, et le dernier repas pris à Trianon vint sans doute le flageller comme un remords.

Mais il était poussé par une force mystérieuse, irrésistible. Comme un homme précipité sur une pente, et qui déboule la tête en avant, il ne pouvait plus désormais s’arrêter qu’au plus bas, en se brisant.

Joséphine enterrée à la Malmaison, l’on poussa fort les préparatifs de la seconde union de l’Empereur.

Talleyrand et Fouché, les deux traîtres inséparables, auxquels s’adjoignit un diplomate perfide, M. de Metternich, celui dont Cambacérès disait: «Il est tout près d’être un homme d’Etat, il ment très bien», se hâtèrent de fournir aux Tuileries, vides et tristes, une jeune impératrice.

286 M. de Metternich fit savoir à l’Empereur, par l’intermédiaire du duc de Bassano, que s’il s’adressait à la cour d’Autriche, il n’éprouverait aucun refus, et que les pourparlers ne traîneraient pas en longueur, comme avec la Russie.

L’Autriche, en effet, n’avait pas les mêmes raisons que la Russie de prolonger l’attente de Napoléon, afin d’aviver son désir et de lui arracher l’engagement, ratifié par des faits immédiats, que jamais le royaume de Pologne ne serait rétabli.

L’empereur d’Autriche redoutait un démembrement de son empire. En donnant sa fille à Napoléon, il détournait la guerre de ses Etats, au moins pour un temps, et le temps c’était là, comme toujours, le salut.

Des rêves ambitieux pouvaient aussi hanter la cervelle de François II. Deux monarchies devaient, selon le projet grandiose de Napoléon, gouverner le monde et maintenir son équilibre. La Russie partagerait cette souveraineté universelle avec la France; pourquoi l’Autriche ne serait-elle pas substituée à la Russie? François II se décida à offrir, à jeter sa fille dans les bras de Napoléon.

Il fit venir le comte de Narbonne et s’ouvrit à lui. Une archiduchesse d’Autriche, de nouveau remise à la France, dit-il avec une hypocrite tendresse, effacerait les tristes souvenirs de 287 Marie-Antoinette, et pousserait certainement Napoléon à s’arrêter à la paix, à jouir enfin de sa gloire, au lieu de la hasarder sans cesse, et à travailler au bonheur des peuples de concert avec le vertueux monarque dont il deviendrait le fils d’adoption.

Au commencement de février 1810, Napoléon, mis au courant des intentions de l’empereur d’Autriche, rompait avec le czar, et envoyait une lettre autographe à François II.

C’était la demande officielle. Berthier, prince de Neufchâtel était chargé de solliciter la main de la princesse Marie-Louise de la cour de Vienne. Il devait déployer, dans cette ambassade extraordinaire, un faste exceptionnel.

Napoléon était tout changé, depuis qu’il avait la certitude de devenir le gendre d’un roi, d’un vrai roi, sa marotte.

Il se regardait avec curiosité. Il s’interrogeait avec anxiété. Il se tapait sur le thorax, faisait sonner sa poitrine et remuait les mâchoires devant les glaces comme pour s’assurer de la solidité et de l’éclat de sa denture.

A cette époque de sa carrière, Napoléon avait changé de physionomie et d’aspect.

Sa taille était de cinq pieds deux pouces trois lignes, soit un mètre soixante-douze centimètres, ce qui dément la légende qui fait de Napoléon un petit homme, presque un nain. Il avait la taille 288 d’un de nos cavaliers. Ce qui le fit paraître petit, c’est qu’il ne marchait qu’entouré de géants comme Berthier, Lefebvre, Ney, Mortier, Duroc et autres colosses de l’armée.

Son teint, jadis olivâtre par endroits et cuivré sur les joues, s’était éclairci, avait pris le ton mat du vieil ivoire. Sa maigreur exceptionnelle avait fait place à un embonpoint déjà fort sensible. Ses joues se gonflaient, son menton s’arrondissait. La médaille antique du général d’Italie, du Corse à cheveux plats dévoré de fièvre, devenait une pleine et grasse figure de prélat italien de la Renaissance. Très peu abondante, sa chevelure s’éclaircissait, la calvitie faisait ses ravages; son front, naturellement découvert et haut, s’agrandissait; les tempes commençaient à se dégarnir.

Son regard avait conservé son acuité pénétrante. Et ses yeux, avec la puissance acquise, semblaient s’être emplis d’une lumière rayonnante, projetant alentour comme un éblouissement.

Le regard de Napoléon est resté inoubliable à ceux qui l’ont subi. Nul ne l’affrontait sans émotion. Tous les mémoires, tous les libelles de la Restauration confirment cette extraordinaire puissance de l’œil dont était doué Napoléon. Il fut un charmeur d’hommes autant qu’un destructeur. La science moderne, par ses découvertes sur les phénomènes suggestifs, pourra expliquer, mieux que l’analyse historique, l’incomparable 289 force de séduction dont fut pourvu l’Empereur.

Les particularités physiques de Napoléon n’avaient rien d’anormal. Sa tête était d’une dimension forte: vingt-deux pouces de circonférence (60 centimètres). Elle était de forme aplatie aux tempes et très sensible. Il fallait lui garnir d’ouate ses fameux petits chapeaux. Il avait les pieds petits, les mains très belles, très soignées. Il se rongeait cependant les ongles, les jours de bataille, quand l’artillerie n’arrivait pas ou que Murat ou Bessières tardaient à charger.

Sa santé était excellente, sa constitution extraordinaire. La fatigue le reposait. Il était doué d’une force de travail exceptionnelle. Jamais il ne connaissait la lassitude. Il descendait de cheval et se mettait aussitôt à examiner des comptes, des états, des situations. Il entrait dans les moindres détails. Son esprit le portait à examiner avec minutie les faits les plus secondaires. On a conservé cette note écrite de sa main en marge d’un état qui lui était remis par le comte Mollien, ministre du trésor: «Pourquoi n’a-t-on pas mentionné deux canons de 4 existant à Ostende?» Il avait vu ces canons, il s’en souvenait et, au milieu d’une paperasserie formidable contenant tout le contingent et tout l’effectif de ses armées, il était étonné de ne pas retrouver ses deux canons d’Ostende. Il montrait à Lacuée, 290 revenu au camp de Finckenstein, dans la campagne de Pologne, l’état A représentant la situation de l’armée, après la réception des conscrits de 1808, avec une satisfaction grande, et ajoutait: «Cet état est si bien fait qu’il se lit comme une belle pièce de poésie.»

Il se trouvait donc dans la force de l’âge et au sommet de la puissance quand, le divorce prononcé, il songea à épouser Marie-Louise.

L’idée de ce mariage, la pensée de cette jeune fille qui allait devenir sa femme, le préoccupaient; de là ses coups d’œil aux miroirs et le changement qui se produisait dans ses manières.

La première modification que la proximité du mariage amena dans ses habitudes fut le soin tout nouveau apporté à son costume.

Napoléon, la nuit, couchait avec un foulard noué sur le front, coiffure peu majestueuse et dont la vieille Joséphine pouvait supporter le ridicule, étant accoutumée à voir ainsi son mari, mais qui peut-être lui nuirait dans l’esprit de la jeune Marie-Louise. Il renonça donc à cette couronne nocturne et résolut de s’habituer à coucher tête nue.

Il conserva ses habitudes de bain quotidien. Il lisait ses dépêches dans sa baignoire et au sortir du bain se faisait masser, brasser et arroser d’eau de Cologne. Il se rasait lui-même devant un miroir que tenait Roustan, le fidèle mameluck. 291 Il portait des caleçons de toile, des bas de soie blancs, une culotte de casimir blanc. Il n’a jamais porté d’autre costume avec son uniforme de colonel de chasseurs.

Cependant, en vue de plaire à Marie-Louise, il fit venir le tailleur de Murat et se commanda un habit fastueux, comme en arborait le roi de Naples, très charlatan, très empanaché. L’habit, d’ailleurs, ne lui plut pas et il ne voulut pas le conserver.

En vain Léger, le tailleur du roi de Naples, offre de changer, de retoucher, il ne peut supporter ce magnifique et trop somptueux habit et en fait cadeau à son beau-frère, enchanté des broderies qui le surchargent.

Mais il ôte ses bottes toujours éperonnées et se fait faire de mignons souliers par un cordonnier pour dames; il mande l’incomparable Despréaux et lui ordonne de lui apprendre la valse.

Il veut ouvrir le bal avec Marie-Louise, le jour de la grande fête du mariage, et, avec une princesse allemande, la valse est de rigueur.

En même temps, il parcourt les Tuileries avec la fièvre qu’il met à chevaucher sur un champ de bataille.

Il fait enlever les tentures, décrocher les tableaux, changer les ameublements, renouveler les ornements. Il ne faut pas que rien rappelle à la nouvelle Impératrice le séjour de l’ancienne.

Et dans ses courses fiévreuses par les galeries 292 du palais, il s’arrête parfois, pensif, devant les portraits de Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette qu’il faisait accrocher dans le salon de la future impératrice, et on pourrait l’entendre alors murmurer, un sourire d’orgueil satisfait sur les lèvres:

—Le roi, mon oncle!... ma tante, la reine!...

Marie-Louise était en effet la nièce directe de Marie-Antoinette.

Dans un de ces moments-là, d’extase et de jouissance intérieure, Napoléon aperçut Lefebvre.

—Venez donc, monsieur le duc de Dantzig, lui dit-il de fort bonne humeur, j’ai à vous parler...

Lefebvre grogna entre ses dents:

—Hum! il va encore me corner aux oreilles les louanges de son Autrichienne... c’est une perfection... une huitième merveille... jamais on n’a vu une si belle princesse! qu’il prenne Maret ou Savary pour ces confidences-là... moi, ça ne m’intéresse guère!

Le maréchal Lefebvre regrettait Joséphine. Il avait vu avec peine l’Empereur ramener sur le trône de France une de ces princesses d’Autriche dont l’alliance avait toujours été funeste au pays qui les accueillait.

Et puis le divorce ne lui allait pas. Il le considérait comme une désertion. On avait commencé à deux le combat de la vie, on ne devait pas se quitter au milieu de la bataille.

293 Cependant, l’Empereur l’ayant appelé, il ne pouvait se dispenser de le rejoindre dans le grand salon des Tuileries dont une escouade de tapissiers était occupée à tendre les murailles en étoffe bouton d’or semée d’abeilles et à disposer les vastes rideaux à ramages.

—Hein! maréchal, c’est beau, c’est frais? dit Napoléon de l’air satisfait d’un négociant retiré, faisant avec un ami le tour du propriétaire, fier de son installation.

—Oui... c’est tout-à-fait cossu, dit Lefebvre, et ça doit vous coûter gros!

Napoléon, qui pourtant aimait à compter et, sans être aucunement avare, évitait les gaspillages et ne permettait guère les folies,—c’était le seul sujet de ses querelles avec Joséphine, les dépenses exagérées et les mémoires des fournisseurs trop enflés—répondit alors avec conviction au maréchal:

—Il n’y a rien de trop beau, il n’y a rien de trop cher pour celle qui va être l’Impératrice!...

Lefebvre s’inclina et continua à admirer l’ameublement, les rideaux en soie brochée, les fauteuils dorés et les canapés aux superbes ciselures.

Dans un coin du salon se dressait une harpe élégante, aux bois dorés, avec une ribambelle d’amours dansants peints sur le socle et s’enlevant, roses, sur un fond d’un vert tendre charmant.

294 —L’archiduchesse est très bonne musicienne! dit l’Empereur en touchant légèrement du doigt les cordes de l’instrument qui rendirent un son plaintif et aigrelet.

—Venez, que je vous montre le trousseau de l’Impératrice, reprit-il avec une joie impatiente et naïve, entraînant le maréchal dans la chambre à coucher préparée pour Marie-Louise.

Et, bien que le duc de Dantzig fût plus compétent pour passer l’inspection d’un sac de grenadier et une revue de campement que pour apprécier les fines richesses étalées sur le lit, sur les guéridons, sur les canapés et les vis-à-vis de la chambre impériale, il dut avec attention suivre l’énumération complaisante que faisait l’Empereur.

Il admira successivement les dentelles, les chemises garnies de valenciennes, les mouchoirs, les camisoles, les jupons, les bonnets de nuit, toute la lingerie fournie par la fameuse mademoiselle Lolive et par madame Beuvry. Il y en avait pour près de cent mille francs.

Pour cent mille francs aussi de dentelles en point d’Angleterre, et pour cent vingt-six mille francs de robes payées à Leroy.

Plus toutes sortes de parures, de colifichets, de rubans, de passementeries, dont Napoléon avait garni de vastes corbeilles.

Les bijoux étaient merveilleux et comme jamais reine n’en avait eus.

295 Le portrait de l’Empereur, entouré de diamants, valait six cent mille francs. Un collier de neuf cent mille francs, plus beau que le fameux Collier de la Reine, deux pendeloques de quatre cent mille francs et des parures d’émeraudes, des turquoises ajustées avec des brillants, tels étaient les somptueux présents de noces faits par l’Empereur, auxquels s’ajoutait la parure de diamants offerte par le Trésor de la Couronne, et qui valait plus de trois millions trois cent mille francs.

Il était, en outre, alloué à l’Impératrice, pour ses dépenses personnelles, 30,000 francs par mois,—mille francs par jour!

Napoléon était pleinement heureux en faisant admirer à son vieux compagnon de gloire toutes ces parures, toutes ces richesses qui témoignaient de l’ardeur avec laquelle il attendait sa jeune épouse.

—Hein!... elle sera heureuse, l’Impératrice! dit-il à Lefebvre en terminant la visite.

—Oui, sire, d’autant plus que l’archiduchesse passe pour vivre fort chichement à la cour de son père... Elle n’a que des bijoux de la plus grande simplicité, et toutes ses robes réunies valent à peine le prix d’une de ces chemises-là... Dame! vos victoires ont réduit l’empereur François à la portion congrue... ça va la changer, l’archiduchesse!... Cependant, à sa place, tous ces diamants, 296 toutes ces dentelles, toutes ces parures de prix me paraîtraient peu de chose à côté de la gloire d’être la femme de l’empereur Napoléon!...

—Flatteur!... dit l’Empereur gaiement, pinçant l’oreille du maréchal.

—Je le dis comme je le pense, sire... vous savez, moi, je suis comme ma femme, un peu sans-gêne!

—A propos de ta femme, j’ai à te parler... confidentiellement... tu dîneras avec moi... Allons! à table!

Et il poussa vers la salle à manger Lefebvre, un peu surpris, et se demandant, non sans inquiétude:

—Que me veut-il dire au sujet de ma femme? aurait-elle encore eu une chamaillerie avec les sœurs de l’Empereur?

VI
LEFEBVRE BAT NAPOLÉON

Le dîner de l’Empereur était préparé et le couvert mis dans une petite salle à manger que le vainqueur d’Iéna préférait aux salles d’apparat.

Depuis le départ de Joséphine, il ne prenait ses repas qu’avec un seul convive, toujours invité au dernier moment, Duroc, Rapp, le chambellan de service ou un ministre appelé pour donner des indications de service.

Napoléon ne connut jamais les plaisirs de la table. Il mangeait très vite et dépêchait son repas comme une corvée. Il restait à peine un quart d’heure à manger, même lorsqu’il avait grand dîner.

Il se levait de son siège brusquement, au milieu du dîner, faisant signe de la main qu’on ne le suivît pas et qu’on achevât le repas toujours très bien servi, car, quoique très mauvais gourmet, 298 il surveillait son maître-queux et tenait à ce que sa table fût bien soignée. Ses maréchaux étaient tous pourvus d’appétits robustes, et l’archichancelier Cambacérès faisait l’admiration de Napoléon pour la façon dont il engloutissait, entre deux compliments, d’énormes morceaux de viande arrosés de deux carafes de chambertin, son vin favori. Napoléon, qui ne buvait pas, avait toujours l’attention de faire placer deux carafes de ce roi de la Bourgogne de chaque côté de l’archichancelier.

Se levant un jour de table précipitamment, selon son habitude, l’Empereur dit au prince Eugène, son convive:

—Mais tu n’as pas eu le temps de manger, Eugène?

—Pardonnez-moi, sire... sachant que Votre Majesté m’invitait, j’avais dîné d’avance.

Beaucoup de courtisans prenaient, comme le fils de Joséphine, cette sage précaution, lorsqu’ils se savaient admis à la table impériale.

L’Empereur déjeunait seul, sans serviette, sur un petit guéridon.

Il avalait, en quelques minutes, les œufs, la côtelette qu’on lui servait.

Il a été constaté, par les anecdotiers de l’Empire, que le grand homme mangeait peu proprement. Il oubliait volontiers sa fourchette, préoccupé qu’il était des Prussiens à battre ou du pape 299 à mettre à la raison. Il se servait de la cuillère du père Adam. Sans façon il trempait son pain dans le plat placé devant lui et ramassait la sauce. Il en usait ainsi même quand la table était garnie de princes, de ducs, de maréchaux et de femmes, par ailleurs très mijaurées. Pas un de ces nobles convives ne refusait de prendre de ce plat où l’Empereur avait commencé par faire sa trempette. On a reproché à Napoléon son mépris des hommes et aussi des femmes. Il faut reconnaître que les uns et les unes ont tout fait pour lui fausser l’esprit. Il ne voyait les gens qu’à plat-ventre, tant qu’il fut vainqueur et maître; comment ne se serait-il pas cru, à la longue, au-dessus et en dehors de l’humanité? Ces misérables laquais, mâles et femelles, rois et reines, princes et princesses, maréchaux et maréchales, léchant avec respect et conviction les restes du plat sucé par Napoléon, ne se sont redressés que lorsque l’Anglais, le Prussien et le Russe l’ont eu abattu;—toute cette valetaille dorée de l’Empire est encore plus petite et plus rampante quand elle se tient debout, entre les lances des cosaques, que lorsqu’elle s’aplatit devant le maître signant la paix de Tilsitt.

L’Empereur avait ses mets de prédilection: le poulet à la Marengo, qui lui rappelait l’une de ses plus belles victoires, et puis des plats d’ouvrier et de paysan: des lentilles, des haricots, de 300 la poitrine de veau grillée et du lard. Il était peu amateur de vin et se faisait voler par ses fournisseurs. Faisant goûter à Augereau du chambertin qu’il avait acheté pour son ami Cambacérès, il demanda au maréchal ce qu’il en pensait. Le rude faubourien fit clapper sa langue et dit, après avoir dégusté: «Il y en a de meilleur!» L’Empereur sourit et dit: «Ces fournisseurs n’en font jamais d’autres!...»

Le dîner auquel Lefebvre se trouvait inopinément convié fut servi simplement, mais un peu plus largement que d’ordinaire.

Napoléon cherchait à s’habituer à rester à table.

C’était un nouveau sacrifice qu’il faisait à sa future épouse.

—Les Allemandes ont gros appétit et sont accoutumées à prolonger les repas, il faut que je m’y accoutume! disait-il.

Lefebvre qui était fort mangeur, ne fut pas fâché des nouvelles habitudes de son souverain.

Un peu d’inquiétude cependant lui restait et troublait son appétit.

Pourquoi l’Empereur, en l’invitant, lui avait-il parlé de sa femme?...

Quand le dîner fut achevé et le café servi, Napoléon dit au maréchal brusquement:

—Que dites-vous de ma rupture avec Joséphine, entre vous, loin de moi, messieurs les 301 maréchaux?... Vous devez causer de cela, n’est-ce pas?... Je désire savoir ce qu’on pense du divorce... de mon nouveau mariage?...

—Mais, sire, nous ne pouvons avoir d’autre idée que celle qu’il a plu à Votre Majesté de nous faire connaître... nous nous inclinons devant votre volonté!... nous n’avons pas l’habitude de discuter vos ordres... le divorce, le mariage, pour nous c’est un changement de front... une manœuvre nouvelle qu’il vous a paru nécessaire d’exécuter... Nous n’avons pas à faire d’objections... tout haut du moins!...

—Ah!... et tout bas?... C’est ce que vous dites tout bas que je voudrais savoir...

—Hum!... Ça n’est pas très important ni très intéressant, fit Lefebvre avec hésitation... Sire, à vous dire vrai, on regrette l’Impératrice... Elle était bonne, aimable, avec un mot gracieux pour quiconque l’approchait... et puis on était habitué à elle, et à nous aussi elle était habituée... Sa fortune avait grandi avec la nôtre... Nous étions parvenus ensemble, derrière vous, sire, à la belle place où nous sommes... Ce n’est pas elle qui eût songé à nous reprocher ou notre humble origine ou le manque d’usage du beau monde... Oh! je sais ce qu’on dit de nous tous, de moi surtout et de ma bonne chère femme, chez la reine de Naples ou dans l’entourage de la grande duchesse Elisa...

302 —Il ne faut pas exagérer la portée des railleries de mes sœurs... D’ailleurs je leur ferai savoir qu’il ne me plaît pas qu’on tourne en dérision les braves qui m’ont aidé à gagner mes batailles, à établir ce trône qu’elles considèrent un peu trop comme un héritage de famille!...

—L’Impératrice Joséphine, sire, n’a jamais toléré ces plaisanteries dédaigneuses et ces gorges-chaudes qui blessent... elle nous a toujours traités tous avec bonté, avec égards... Nous craignons qu’une nouvelle souveraine, une princesse élevée à la cour d’Autriche, au milieu de nobles orgueilleux, ayant tous les préjugés de sa caste, ne nous traite de haut... nous redoutons de paraître d’extraction trop modeste pour si aristocratique dame... Sire, nous avons un peu peur de votre fille d’empereur... Voilà ce que disent vos maréchaux, vos généraux, vos compagnons de bataille qui, vous le savez, ne sortent pas de la cuisse de Jupiter!...

—Rassurez-vous, mes braves... Marie-Louise est très bonne... votre nouvelle Impératrice ne pourra qu’aimer et honorer des héros comme toi, Lefebvre, comme Ney, comme Oudinot, comme Soult, comme Mortier, Bessières ou Suchet... Vos cicatrices sont les plus belles armoiries, et votre noblesse a pour blason, non les chimères et les griffons fantastiques des écus d’autrefois, mais les villes prises, les citadelles 303 emportées, les ponts franchis sous la mitraille, les drapeaux, les trônes même, devenus votre proie... Cette science héraldique moderne, Marie-Louise l’apprendra et saura la respecter...

—Il n’y a pas que nous!... murmura Lefebvre, il y a nos femmes...

Napoléon fit un geste impatient.

—Eh! oui... je le vois bien!... vos sacrées femmes n’ont pas gagné de batailles, elles...

—Sire, elles ont partagé notre existence... elles ont stimulé nos courages, enflammé nos énergies... elles nous aiment, elles nous admirent... et ce sont de bonnes épouses qui méritent le sort que Votre Majesté et la victoire leur firent! dit avec énergie Lefebvre.

—Oui... oui, je sais, murmura l’Empereur, mais quelques-unes de ces excellentes femmes, aux vertus desquelles je rends hommage, font cependant de bien extraordinaires grandes dames, d’invraisemblables duchesses... Ah! pourquoi donc, sacrebleu, avez-vous eu tous la rage de vous marier quand vous étiez sergents!...

—Sire, ce fut peut-être un tort... mais je ne m’en suis jamais repenti...

—Tu es un bon et loyal cœur, Lefebvre, je t’approuve dans tes paroles comme dans tes actes... mais avoue que, à l’heure actuelle, où te voilà maréchal d’Empire, grand-officier de ma couronne, duc de Dantzig, ta femme, ta très 304 bonne femme, se trouve un peu déplacée... elle prête à rire par ses allures encore faubouriennes... son langage est resté celui d’une femme élevée au lavoir.

—La duchesse de Dantzig... ou plutôt madame Lefebvre, sire, m’aime... je l’aime aussi... et rien dans ses manières ne me fera oublier les longues années de bonheur que nous avons passées, quand, entre deux campagnes, il nous était donné d’être réunis.

—Il est fâcheux que tu te sois marié sous la Révolution, Lefebvre!...

—Sire, c’est fait... Il n’y a plus à revenir là-dessus...

—Tu crois? dit Napoléon fixant sur Lefebvre son regard profond.

Le maréchal tressaillit et balbutia, tout à coup, intimidé, craignant de deviner la pensée impériale:

—Nous sommes mariés, Catherine et moi, c’est pour la vie...

—Mais! dit vivement l’Empereur, j’étais marié aussi avec Joséphine et cependant...

—Sire, vous c’était différent.

—C’est possible... enfin, mon cher Lefebvre, tu n’as jamais pensé au divorce?...

—Jamais, sire! s’écria le maréchal... je considère le divorce comme...

Il s’arrêta, subitement effrayé de donner une 305 appréciation qui pouvait passer pour une critique de la conduite de l’Empereur.

—Voyons, maréchal, reprit Napoléon, observant son embarras, si, d’un commun accord, vous divorciez, ta femme et toi. J’assurerai à la maréchale un douaire considérable... elle sera traitée avec égards... des honneurs lui seront attribués dans sa retraite... elle conservera son titre de duchesse... elle sera duchesse douairière... tu comprends bien tout cela?

Lefebvre s’était levé et, très pâle, adossé à la cheminée, écoutait, en se mordillant les lèvres, les propositions peu tentantes de l’Empereur.

Celui-ci continua, en se promenant par la pièce, les mains derrière le dos, croisées, comme s’il dictait un ordre de bataille.

—Une fois le divorce prononcé, je te chercherai une épouse, une femme de l’ancienne cour... ayant un titre, un nom, des aïeux... Peu importera la fortune... Je te donnerai de l’argent, des dotations, assez pour vous deux... Il faut que votre jeune noblesse se mélange avec les vieilles races... Vous êtes les paladins modernes, alliez-vous avec les filles des héros des croisades... Voilà comment nous fonderons, sur la fusion des deux France, l’ancienne et la nouvelle, la société de l’avenir, l’ordre nouveau du monde régénéré. Il n’y aura plus d’antagonisme entre les deux aristocraties... Vos fils marcheront de pair avec 306 tous les héritiers des familles les plus nobles d’Europe, et dans deux générations il n’existera plus de traces, plus de souvenirs peut-être de cette division, de cette hostilité des vieux partis... Il n’y aura plus qu’une France, qu’une noblesse, qu’un peuple... Il faut divorcer, Lefebvre!... Je vais m’occuper de te chercher une femme...

—Sire, vous pouvez m’envoyer aux confins du globe, dans les déserts brûlants de l’Afrique, au fond des steppes glacées de la Sibérie... vous pouvez disposer de moi en tout et pour tout... m’ordonner de me faire tuer si vous voulez, j’obéirai!... vous pouvez aussi m’enlever les grades, les titres que je tiens de mon sabre et de votre bienveillance... mais vous ne pourrez pas faire que je renonce à aimer ma bonne Catherine, vous ne pourrez pas m’obliger à me séparer de celle qui fut ma compagne dévouée aux mauvais jours et qui restera jusqu’à la mort ma femme... Non! sire, votre pouvoir ne va pas jusque-là... et dussé-je encourir votre disgrâce, je ne divorcerai pas, et madame Lefebvre, maréchale et duchesse par votre volonté, restera madame Lefebvre, par la mienne! dit fièrement le duc de Dantzig, osant, pour la première fois, braver son Empereur et résister à ses intentions.

Napoléon regarda de travers le maréchal.

—Vous êtes un brave homme... un mari modèle, monsieur le duc de Dantzig, lui dit-il avec 307 froideur... je ne partage pas vos idées... mais je respecterai vos scrupules... Que diable! je ne suis pas un tyran... C’est bon!... on ne vous parlera plus de divorce... conservez votre faubourienne!... seulement recommandez-lui de veiller sur sa langue et de ne pas introduire dans ma cour, auprès de l’Impératrice, élevée au palais impérial de Vienne, le langage des halles et les allures de la Courtille... Allez! monsieur le duc, j’ai à travailler avec le ministre de la police... vous pouvez retrouver votre ménagère!...

Lefebvre s’inclina et sortit, encore tout bouleversé par la proposition de l’Empereur et les paroles aigres-douces dont son refus avait été suivi...

Comme il franchissait le seuil de la pièce, Napoléon le suivit des yeux, haussa légèrement les épaules, et laissa tomber ce mot qui résumait l’opinion que la résistance de Lefebvre à ses projets matrimoniaux faisait naître:

—Imbécile!...

VII
LE CŒUR ENFLAMMÉ

Lefebvre, très rouge, mécontent, inquiet, se demandant comment l’Empereur prendrait sa résistance et supporterait la défaite morale qu’il venait de lui infliger, rentra chez lui en maugréant.

Il trouva Catherine occupée à essayer une robe de cour, en vue des cérémonies du mariage impérial.

Elle bouscula tout, en apercevant son mari, s’élança à sa rencontre et lui sauta au cou, joyeuse, familière; puis, presque aussitôt, remarquant la figure bouleversée de Lefebvre:

—Qu’as-tu? lui dit-elle avec angoisse. Est-ce qu’on a tiré sur l’Empereur?

—Non!... Sa Majesté se porte bien... très bien...

—Ah! tu m’enlèves un poids! dit Catherine.

309 La possibilité d’une mort brusque de Napoléon hantait les esprits. C’était la plus grande catastrophe que chacun pouvait imaginer.

Les appréhensions de cet événement tourmentaient surtout non seulement ceux qui approchaient l’Empereur, mais encore la nation entière. Cette anxiété générale n’allait pas tarder à servir les audacieux projets de Mallet et des Philadelphes.

Catherine rassurée répéta sa question:

—Eh bien! qu’y a-t-il?... tu vas, tu viens... tu sembles ne pas pouvoir tenir en place... c’est donc grave!...

—Très grave!...

Et Lefebvre se mit à arpenter la pièce, un peu à la façon de son empereur.

—Tu as eu une dispute avec Sa Majesté? demanda Catherine.

—Oui... nous nous sommes abordés... l’Empereur m’a fait une charge à fond... j’ai résisté tant que j’ai pu... j’ai repris l’offensive... et...

—Eh bien, quoi?

—Je l’ai battu!... c’est très dangereux de battre l’Empereur... il est homme à prendre sa revanche...

—Ça c’est possible!... mais à propos de qui, à propos de quoi, vous battiez-vous?...

—A propos de toi!...

—De moi... pas possible!...

310 —C’est la vérité... Devine un peu ce que l’Empereur veut que je fasse de toi?...

—Je ne sais pas... il veut que tu m’envoies dans ce château qu’il nous a dit d’acheter... pour lequel il t’avait remis de l’argent, à Dantzig?...

—Oui, c’est dans une terre... en province... assez loin, qu’il médite de te faire séjourner...

—Pourquoi n’as-tu pas accepté? Cela me reposera de vivre un peu à la campagne... Nous aurons une grande voiture pour les promenades... des chiens, une vache qui nous donnera du lait... Ça sera très amusant!... et puis, vois-tu, Lefebvre, je commence à en avoir plein le dos, moi, de ces chipies de la cour qui se moquent de nous... je ne m’y amuse pas tant que cela aux fêtes, aux réceptions de Sa Majesté... pendant les cérémonies du mariage qui s’apprête, ce sera des heures et des heures d’horloge à rester sur ses pattes avec des manteaux qui pèsent, des corsages qui vous étranglent et des escarpins qui vous meurtrissent... Si l’Empereur veut bien que nous allions à la campagne, dans la terre qu’il nous a désignée... vite, achetons le château et retirons-nous-y, puisque nous avons la paix pour longtemps... pour toujours peut-être!... Voyons, Lefebvre, pourquoi n’as-tu pas répondu au désir de Sa Majesté?... Pourquoi n’as-tu pas dit aussitôt: «Sire, nous allons partir!...»

311 —C’est que, vois-tu, ma bonne Catherine, quand l’Empereur m’a parlé de te voir quitter la cour... de t’envoyer dans un château lointain... il n’était question que de toi...

—Comment? et toi?...

—Moi, je restais, l’Empereur me gardait...

—En voilà bien d’une autre!... nous séparer en pleine paix, allons donc!... Ça se comprend quand tu fais campagne que je ne sois pas là... derrière toi... comme un aide de camp ou un planton... Mais aujourd’hui, au moment où l’Europe entière est au repos... Ah çà! qu’est-ce qui lui prend à l’Empereur?...

—Non seulement l’Empereur voulait nous éloigner l’un de l’autre, ma chère Catherine, mais sais-tu ce qu’il entendait faire de moi?

—Non?... te donner un corps d’armée à commander? peut-être t’envoyer gouverner un grand Etat... Naples?... La Hollande?

—Tu n’y es pas... Il voulait me marier!...

Catherine poussa un cri.

—Toi!... te marier... Eh bien!... et moi...

—On divorcerait...

—Le divorce!... il a osé proposer ça! il a osé parler de nous faire divorcer?... Mais il est abominable, l’Empereur!... et que lui as-tu répondu, Lefebvre?

Le maréchal ouvrit ses bras en souriant...

Catherine s’y précipita...

312 Les deux époux s’étreignirent ardemment, s’embrassèrent avec passion.

Heureux d’être l’un près de l’autre, se serrant comme pour réagir contre la crainte que leur avait fait passer dans tout l’être la possibilité entrevue d’une séparation, ils protestaient, en s’embrassant ainsi, contre l’idée même de ce divorce dont l’Empereur avait parlé. Rien ne pourrait les désunir. Ils s’affirmaient, dans cette muette et douce étreinte, que jamais la pensée ne leur était venue d’une pareille trahison. Ils se rassuraient mutuellement contre le vague péril dont la volonté impériale les avait menacés.

—Et qu’as-tu répondu à l’Empereur? redemanda après un long silence Catherine, se dégageant un peu.

Lefebvre entraîna sa femme vers un canapé, la fit asseoir auprès de lui, et murmura, en la regardant tendrement, la main dans la main, les yeux dans les yeux:

—J’ai dit à l’Empereur que je t’aimais, Catherine, que je n’aimais que toi... et qu’après avoir vécu ensemble, bien heureux, bien unis, les années de notre jeunesse, nous n’avions, l’un et l’autre, qu’un seul rêve, achever côte à côte notre existence... jusqu’au jour où un boulet russe ou bien une balle espagnole viendraient m’envoyer rejoindre Hoche, Desaix, Lannes, tous les camarades de mes combats passés...

313 —Tu as bien parlé, Lefebvre!... Ah çà! de quoi se mêle-t-il à présent l’Empereur?... parce qu’il a divorcé, veut-il donc que tout le monde fasse comme lui?... Il avait un but, un projet... pourquoi te parlait-il de divorce?...

—Il voulait me marier, t’ai-je dit...

—A qui?... Je veux savoir... Ah! mais, je suis jalouse, moi!... Nomme-moi la femme qu’il te proposait... Oh! vraiment, il fait un joli métier, ton Empereur!... Il a des femmes à caser, à présent... Une de ses maîtresses, sans doute?... La Gazzani?... cette Eléonore... ou la belle Polonaise?

—Il n’a nommé personne...

—C’est bien heureux!

—Il parlait d’une façon générale... Il voudrait, vois-tu, qu’on l’imite... qu’on prenne modèle sur lui... Il épouse une archiduchesse... c’est une fille noble qu’il désirerait que chacun de nous épousât...

—En voilà des idées! Voyons, mon pauvre Lefebvre, je ne parle pas pour toi, je connais tes sentiments, mais les autres maréchaux, qu’est-ce qu’ils en feraient de ces belles demoiselles, si fières de leurs aïeux? Est-ce qu’Augereau n’est pas le fils d’une marchande du carreau des Halles? Ney, Masséna, tous enfin, sont des enfants du peuple, comme toi et moi. C’est de la folie de vouloir leur donner des femmes qui rougiront 314 d’eux, qui se moqueront d’eux et qui les tromperont avec d’anciens nobles comme elles. Lefebvre, je commence à craindre que notre Empereur n’ait un grain de folie! Avec cela que c’est déjà si raisonnable de sa part d’épouser la fille d’un empereur, une autrichienne orgueilleuse qui ne verra en lui qu’un soldat parvenu comme toi!

—L’Empereur a ses raisons...

—Et nous les nôtres!... Enfin tu as refusé, bien définitivement refusé?

—En doutes-tu?... fit Lefebvre tendrement; et il embrassa de nouveau sa femme.

Rouge de plaisir, Catherine se laissait câliner.

—Alors tu n’as pas eu peur?... tu étais bien certaine que je n’aurais jamais consenti à divorcer... à épouser une autre femme? reprit Lefebvre en souriant.

—Parbleu!... est-ce que tu ne m’appartiens pas!... d’ailleurs tu as juré que tu ne serais qu’à moi...

—Oui, j’ai juré devant l’officier municipal... Il y a longtemps de cela, mais je ne l’ai pas oublié, ma Catherine, ce serment que je t’ai fait quand je t’ai prise pour femme...

—Moi non plus... et puis si tu avais oublié... tu as là quelque chose qui te rappellera toujours ta promesse...

—Quoi donc? dit Lefebvre distrait.

315 —Ça, vraiment!...

Et Catherine, saisissant le poignet de son mari, retroussa vivement la manche de son uniforme, repoussa la chemise, et mit à nu la chair du bras...

Un cœur enflammé, avec ces mots: «A Catherine pour la vie!» apparut teinté en bleuâtre sur l’épiderme du maréchal.

C’était le tatouage qu’il avait fait pratiquer, au moment de son mariage. Son cadeau de noces, avait-il dit plaisamment.

—Hein!... ça reste, ce serment-là! fit Catherine triomphante. Est-ce que tu pourrais épouser une archiduchesse, avec un bras pareil?... Qu’est-ce qu’elle dirait en voyant cela sur ta peau?... Elle te demanderait ce que c’est que cette Catherine à qui tu as promis d’être fidèle... elle te ferait des scènes... Oh! tu ne peux pas renier ta promesse, mon vieux François!...

—C’est juste!... Et l’autre bras ne lui plairait pas davantage! dit Lefebvre riant. Et, à son tour, retroussant la seconde manche, il regarda avec bonhomie l’autre tatouage, datant du 10 août, avec l’inscription toujours visible: «Mort au tyran!...»

—Va, nous sommes l’un à l’autre pour la vie! dit Catherine, penchant sa tête vers la poitrine de Lefebvre et s’y appuyant avec bonheur.

—Oui, pour la vie! murmura le maréchal.

316 —Ah! je voudrais que l’Empereur vînt et qu’il nous surprît ainsi!... dit Catherine pâmée.

Et les deux époux, plus fortement unis que jamais, rapprochés, confondant leurs âmes et mêlant leurs caresses, achevèrent de consommer la victoire que Lefebvre avait remportée sur Napoléon.

VIII
LE RÊVE D’UNE ARCHIDUCHESSE

Dans la chambre très simple qu’elle occupait au deuxième étage du palais impérial à Vienne, Marie-Louise, seule, rêvassant, jouait indolemment avec un petit chien, pomponné, enrubanné, que lui avait offert l’ambassadeur d’Angleterre,—un de ces petits chiens à poils frisottants et à gueule de renard, alors fort à la mode et nommés king’s charles, en souvenir du roi Charles II, qui les aimait et en avait donné cinq ou six à la duchesse de Portsmouth, sa maîtresse, pour égayer sa chambre à coucher.

On frappa à la porte très précipitamment, et l’unique duègne chargée de surveiller l’archiduchesse, moitié dame d’honneur, moitié femme de chambre, accourut, soufflant, geignant, effarée, la main portée au côté comme pour comprimer un battement cardiaque et intempestif.

318 —Qu’y a-t-il? demanda Marie-Louise surprise... est-ce que le feu est au palais?...

—Non... ce n’est pas le feu... c’est votre auguste père, c’est l’Empereur qui vient ici...

—Mon père!... dans ma chambre!... Oh! mon Dieu! que se passe-t-il donc?

—Je ne sais pas... Votre Altesse va l’apprendre sans doute...

Et la duègne, un peu remise de son émoi, avec une majestueuse révérence, s’effaça pour laisser pénétrer l’empereur d’Autriche.

François II ou François-Joseph Ier, d’abord empereur d’Allemagne, puis à la suite des victoires de Napoléon et de l’établissement de la Confédération du Rhin, empereur d’Autriche, était un monarque fort insignifiant. Il avait lutté avec opiniâtreté contre la Révolution française, puis contre Napoléon, pour la défense de ce qu’il considérait comme la base de l’ordre social: le maintien des privilèges de la noblesse et l’anéantissement de toute démocratie.

Féroce à ses heures, il avait envoyé dans les cachots du Spielberg tout ce qui, dans ses Etats, passait pour approuver, même théoriquement et philosophiquement les principes de la Révolution française. Perpétuellement battu, obligé de subir le traité de Campo-Formio après Marengo et de perdre la Vénétie après Austerlitz, il était le souverain 319 d’Europe qui devait garder le plus de haine à Napoléon.

Il ne la montra que lorsque le vainqueur fut vaincu définitivement et gardé à vue par les soldats anglais. Pas une seule fois il ne s’occupa d’améliorer le sort du captif de Sainte-Hélène. Il manifesta seulement une indécente satisfaction à la nouvelle de sa mort.

En attendant le revirement dans ses sentiments, variables comme la fortune des armes, il multipliait, par l’entremise de Metternich et du prince de Schwartzenberg, les amicales protestations et les adulations les plus plates au victorieux empereur.

Il ne dissimulait pas sa joie, aux premiers pourparlers d’union, d’avoir pour gendre Napoléon. Comme souverain et comme père il exultait.

Il aimait sa fille Marie-Louise de la solide et calme affection familiale des races germaniques et pensait qu’elle serait heureuse avec Napoléon, placé sur un trône tout éblouissant de la gloire de cinquante batailles. L’Empereur des Français était alors le souverain le plus riche de l’Europe et il passait aussi pour le plus généreux. François II, avec satisfaction, avait pris note des cadeaux, des bijoux, des dentelles, des robes dont l’impérial fiancé faisait présent. En même temps il donnait à entendre à son représentant à Paris, 320 le prince de Schwartzenberg, que la Cour était pauvre et que certains dons des musées nationaux et des fabriques si renommées du riche pays de France seraient acceptés avec une grande reconnaissance à Vienne.

Alors, sur un signe de l’Empereur, tout fier, lui aussi, de son nouveau parent, désireux de lui plaire, heureux de se montrer large et d’inspirer à sa fiancée une avantageuse opinion de sa somptuosité, Servan, Mollien, tous les administrateurs des musées, des palais, se mettaient en mouvement. On pillait les Gobelins, on dévalisait Sèvres, on réquisitionnait les chefs-d’œuvre d’Aubusson, les produits de Saint-Gobain. Des fourgons chargés de meubles, d’objets d’art, d’étoffes, partaient à la file à destination de Vienne. Le futur beau-père recevait et empilait avec un plaisir infini toutes ces preuves de la magnificence de Napoléon. Il devait, par la suite, lui refuser, à Sainte-Hélène, deux chevaux de supplément qu’il réclamait pour sa voiture, et trouver que sa table était trop copieusement servie.

Mais c’était surtout au point de vue politique que François II se montrait charmé d’avoir Napoléon pour gendre. Il voyait dans ce mariage son trône consolidé, les victoires subies détruites dans leur effet et l’alliance russe rompue.

Aussi ne négligea-t-il rien pour faire aboutir les préliminaires entamés à Paris entre le prince 321 Schwartzenberg et les confidents de Napoléon.

Avec joie, il avait reçu la lettre autographe de l’Empereur lui annonçant l’arrivée de Berthier, prince de Neufchâtel, chargé de demander officiellement la main de Marie-Louise.

Son consentement était accordé d’avance. Il ne restait plus qu’une petite formalité à accomplir: prévenir la jeune archiduchesse qu’elle eût à se préparer à partir pour la France et à devenir Impératrice des Français.

C’était cette nouvelle que François II venait annoncer en personne à Marie-Louise.

La jeune princesse avait dix-huit ans; forte gaillarde sans grâce, sans rien de piquant, ni d’aimable, mais bien en chair, solidement charpentée, la peau rose et fraîche.

Elle était assez jolie, d’une beauté lourde de fille de brasserie, avec de gros bras, la taille carrée, de grands pieds, des seins déjà volumineux, des lèvres fortes et sensuelles; les yeux très bleus, très froids, sans expression: un joli animal, passif, lent, épais et peu délicat. Une vraie femme de lit.

Napoléon, s’enquérant de tous côtés, avait recueilli avec plaisir sur sa fiancée les renseignements physiques qui lui importaient le plus.

Cette massive princesse devait être une excellente poulinière.

322 Avec elle il était certain de donner à l’empire un héritier.

Sous le rapport moral, les indices et les notions qu’on lui envoyait étaient également satisfaisants.

Marie-Louise avait été élevée avec un soin minutieux et soumise à une règle étroite, très sévère, presque monastique. Son éducation avait été poussée assez loin.

On avait multiplié pour elle les maîtres de toute sorte. Elle savait presque toutes les langues de l’Europe: le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le bohême, le turc même. Elle était destinée à être l’épouse d’un prince quelconque et il était bon qu’elle apprît, dès l’enfance, l’idiome de ses futurs sujets.

La musique n’avait pas été oubliée. La harpe achetée par Napoléon et que Lefebvre avait admirée aux Tuileries, prouvait que son futur mari n’ignorait pas ses talents de musicienne.

Quant à la religion, on lui en avait inculqué les pratiques extérieures, sans trop lui laisser approfondir les dogmes. Le hasard des accords politiques pouvait lui donner pour époux un prince catholique, orthodoxe, luthérien, calviniste.

Il ne fallait pas que la religion fût un obstacle à une alliance profitable aux intérêts de la cour d’Autriche.

Elle suivrait les rites du pays où les calculs 323 diplomatiques des conseillers de son père la feraient régner.

Dans une grande simplicité elle avait été maintenue. Il n’y avait pas que le soldat qui ne fût pas riche, au service de l’Empereur François, comme le disait le dicton. Les revers successifs, les provinces perdues, les armées détruites et renouvelées, les contributions de guerre, avaient épuisé le trésor autrichien. On vivait à l’économie à la Cour de Vienne. Aucun faste. Nulles réceptions solennelles. De petites soirées intimes, presque bourgeoises. De la musique et de modestes rafraîchissements. Aucun meuble de prix dans les appartements, nul objet d’art dans les galeries vides, pas de bijoux. La jeunesse de Marie-Louise s’était écoulée un peu comme à l’auberge, dans le palais de ses pères. On passait son temps, autour d’elle, à faire les malles et à décamper devant Napoléon.

A tout instant, à ses jeunes oreilles, avait retenti ce cri d’effroi:

—Les Français!...

Alors c’était un effarement dans le palais. Des visions de chambellans aux jambes flageolantes, dont la clef d’or oscillait au centre du dos. Des laquais entassant pêle-mêle, dans les coffres, vêtements, ustensiles, objets précieux. Puis des officiers nu-tête accourant et propageant les nouvelles les plus accablantes. Les rues étaient 324 pleines de fuyards. On voyait défiler de lamentables convois de blessés, racontant d’une voix dolente des séries de déroutes. Les cloches sonnaient le tocsin. Des bandes de bourgeois en fureur criant: la paix! sous les fenêtres, François II apparaissant, à demi-rasé, sur le seuil de sa chambre et demandant à voix basse: «Avons-nous le temps de gagner les montagnes du Tyrol?» Et puis elle se sentait saisir par des femmes de chambre, et, rapidement empaquetée, on la transportait dans une berline qui partait au grand trot pour des localités montagneuses, au milieu de courtisans anéantis, levant les bras au ciel et murmurant:

—Tout est perdu!

Dans les récits surpris, parmi les propos des femmes et des valets, recueillis au hasard des fuites, la jeune princesse n’avait perçu bien distinctement qu’une chose, c’est qu’il y avait de par le monde une sorte de bandit couronné, un monstre toujours à cheval, l’épée au poing, des cris de mort à la bouche, parcourant l’Europe avec une escorte de soudards féroces, suivi d’une multitude de vachers, de cloutiers, de vagabonds armés à l’improviste, après le pillage des châteaux, buvant le sang à pleins verres, vêtus de carmagnoles, chaussés de sabots et coiffés de bonnets rouges, arborant pour étendards des guillotines aux couteaux toujours sanglants et 325 emportant les femmes surprises au fond des bois.

Napoléon, dans ses imaginations de princesse fugitive, était déjà l’ogre de Corse des légendes d’après la chute.

François II se doutait bien un peu de l’effrayante renommée de son futur gendre et du peu d’attrait qu’un pareil brigand, à entendre les récits de la cour, devait avoir pour sa fille. Aussi hésitait-il avant de faire à celle-ci la communication, retardée jusqu’à la dernière heure, nécessaire pourtant. Berthier était en route et le mariage par procuration devait être célébré la semaine suivante.

Mais, aux premières paroles de son père, Marie-Louise s’inclina avec docilité.

Elle déclara que le mariage qu’on lui proposait ne lui déplaisait pas. Elle savait que la France était un grand et beau pays, et que son rang d’Impératrice lui attribuait le pas sur toutes les personnes de sa famille, la plaçait au niveau des plus grandes souveraines d’Europe.

Son père dut lui donner par deux fois l’assurance que pas une reine, pas une impératrice ne l’égalerait en puissance et en éclat.

En même temps, il énuméra les magnifiques cadeaux dont l’empereur Napoléon avait garni sa corbeille.

Elle trouverait toutes ces richesses à Paris, où son futur époux l’attendait avec impatience.

326 Marie-Louise répondit alors, en fille docile et résignée, qu’elle regretterait certainement de quitter son excellent père, sa famille si affectueuse et cette cour de Vienne où elle avait vécu ses premières années, mais qu’elle acceptait, sans répugnance, de devenir l’épouse de l’Empereur des Français que son père avait choisi pour elle. Elle ajouta qu’elle était prête à se rendre en France dès que le prince de Neufchâtel serait arrivé pour l’emmener.

François II embrassa tendrement sa fille. Les choses marchaient pour lui à souhait. Pas de pleurs, pas d’émoi. Avec une passivité et une indifférence parfaites, sa fille se soumettait à son nouveau sort. Elle ne se montrait nullement surprise qu’on eût ainsi disposé d’elle dans un but politique qui ne lui était pas très intelligible. Elle obéissait à son père sans résistance. Mentalement, elle repassait l’énumération des bijoux, des dentelles, des robes qui l’attendaient à Paris. Elle aurait déjà voulu les avoir, les palper, s’en parer. Elle questionna deux ou trois fois son père sur la valeur, le nombre, l’importance des présents de sa corbeille de noces. Quant à celui qui en faisait les frais, elle ne songea guère à interroger François II sur lui. Il était empereur, très riche, très puissant, et il lui assurait un rang suprême parmi les autres princesses dont elle était jalouse; cela lui suffisait.

327 Avant de se retirer, François II dit à sa fille:

—Vous allez vous trouver seule, Louise, au milieu d’une cour étrangère, très loin de nous... entourée de valeureux soldats et de dames fort brillantes, mais où rien ne vous rappellera votre patrie... J’ai voulu que quelque chose de nous, de notre milieu, presque de notre famille, restât avec vous... Vous aurez à Paris un compagnon...

—Mon cher Zozo?... mon joli king’s-charles? dit Marie-Louise battant des mains, toute joyeuse d’emmener avec elle son inséparable ami.

—Non! dit François II souriant de la méprise de sa fille... il ne s’agit pas de Zozo... D’ailleurs, l’empereur Napoléon déteste les chiens... Zozo restera à Vienne... on aura soin de lui, rassurez-vous!

Marie-Louise, toute chagrinée, eut des pleurs mouillant ses yeux bleus et clairs.

Son sein se souleva. Un frémissement d’irritation lui fit battre du bout du pied le tapis.

Son chien Zozo était peut-être la seule chose qu’elle aimât au monde.

Froide, hautaine, réservée, elle n’avait eu aucun élan juvénile, aucune virginale curiosité, nulle vague attraction vers l’inconnu... L’amour, le désir n’existaient pas pour cette âme calme, vulgaire et fermée à toute aspiration généreuse... Et cependant, en ses veines coulait le sang impétueux 328 des filles de Marie-Thérèse, amoureuses ardentes et inassouvies: Marie-Caroline, la reine de Naples aux débauches fameuses; Marie-Amélie, la duchesse de Parme aux amants innombrables; Marie-Antoinette de France, la reine du collier, l’amie équivoque de la Polignac, de la Lamballe.

Mais l’heure de l’éveil n’était pas encore sonnée, et, les sens assoupis, Marie-Louise attendait, frigide, l’aube du plaisir.

Elle avait eu cependant comme un frisson précurseur de ces voluptés sensuelles qui devaient gouverner sa vie et faire d’elle la funeste amoureuse à qui la France dut sa honte et Napoléon sa captivité.

Marie-Louise, en qui plus tard le sexe devait tenir lieu de cœur, d’esprit, de volonté, de raison, de loyauté, et qui devait, pour étancher son inextinguible soif d’amour, trahir son époux, abandonner son fils, renoncer au trône, oublier sa pudeur et prostituer son nom à jamais glorieux, n’ouvrait alors qu’une oreille distraite et qu’un cœur entre-bâillé aux propos d’amour murmurés sur ses pas.

Car, si gardée, si recluse fût-elle, au couvent de Luxembourg, aux jardins de Schœnbrunn ou dans le palais de Vienne, l’amour, respectueux mais entreprenant, avait tenté de s’approcher d’elle.

Un jour qu’elle faisait une promenade à pied, 329 dans le parc de Schœnbrunn, elle aperçut au milieu d’un étang une jolie fleur bleue, poussée par aventure parmi les plantes aquatiques.

Elle manifesta le désir de l’avoir.

Imprudemment, elle se pencha, posant son pied sur l’herbe humide et glissante couvrant les bords de l’étang.

Elle perdit l’équilibre, et elle allait tomber dans l’eau vaseuse, tandis que sa gouvernante éplorée, poussant de grands cris, mettait en fuite les canards et faisait s’éloigner majestueusement, avec leurs ailes à demi déployées, comme des voiles, les cygnes blancs, hôtes de la pièce d’eau.

Tout à coup, un bras protecteur s’étendit...

Elle se trouva soutenue, ramenée sur le sol ferme, un peu étourdie, mais déjà remise de sa frayeur...

Un élégant personnage, inconnu d’elle d’ailleurs et aussi de la gouvernante, à peine revenue de son émoi, était à ses côtés, la saluant respectueusement.

Marie-Louise sourit de bonne grâce à ce sauveur venu si à propos, et lui tendit sa main en disant:

—Merci, monsieur! Sans vous, j’allais barboter comme ces pauvres canards qui ont eu, je pense, autant peur que moi...

L’inconnu, sans dire un mot, s’était penché et avait déposé un baiser discret sur la main qui lui était tendue.

330 —Et tout cela pour une fleur que je n’aurai même pas! reprit Marie-Louise, que l’attitude et l’apparence de son sauveur semblaient disposer favorablement.

Dans sa chute, en effet, son pied, en glissant, avait repoussé la touffe d’herbes au milieu desquelles s’épanouissait la fleur tentatrice, et le tout s’en était allé voguant à la dérive, dans le sillage des cygnes ramant vers leur cabane.

Elle n’avait pas achevé que l’inconnu, qui était en fort élégant habit, avec la perruque poudrée, les bas de soie et l’épée, sans hésiter, s’élançait dans l’étang, dans l’eau claire, profonde et très froide: on était à la fin de l’automne, presque en hiver.

Avec vigueur et non sans grâce, il nagea jusqu’à la touffe flottante, l’atteignit, cueillit la fleur désirée et revint au bord.

Marie-Louise, surprise et charmée, frappée peut-être d’un de ces secrets et décisifs pressentiments qui, en amour, devancent l’aveu de la passion et l’échange des tendresses, regarda avec une attention vive ce personnage qui, après l’avoir fort à propos empêchée de tomber à l’eau, n’avait pas hésité à prendre un bain glacé pour lui rapporter la fleur qui lui avait échappé.

Elle ne s’occupa nullement du désordre de la toilette de ce galant chevalier.

Il était pourtant plutôt comique avec ses vêtements 331 englués de vase, sa perruque de travers où s’enchevêtraient des brins d’herbes aquatiques, et son chapeau qu’il secouait comme un arrosoir.

Une seule chose la frappa dans cet inconnu, au visage régulier, et qui n’était plus un jeune homme: ce fut l’air profondément pénétré avec lequel, par deux fois, furtivement, en regagnant le bord, il baisa la petite fleur qu’il avait été si ardemment cueillir.

L’archiduchesse, en prenant de ses mains tremblantes la fleur, l’approcha de ses narines pour la respirer...

Peut-être lui fit-elle toucher ses propres lèvres, comme pour recueillir le secret de l’inconnu.....

Celui-ci, après s’être incliné respectueusement devant la jeune princesse, allait s’éloigner, quand elle lui demanda:

—Pardon, monsieur, voulez-vous me dire votre nom?... L’Empereur, mon père, sera désireux de connaître un gentilhomme qui n’a pas hésité à se précipiter dans l’étang pour satisfaire un de mes caprices... dont je suis, à présent, vraiment confuse...

Le gentilhomme rougit de plaisir.

—Je me nomme le comte de Neipperg, dit-il très bas, consul général au service de S. M. l’Empereur... J’avais obtenu une audience de Sa Majesté pour ce matin même. Je prie Votre Altesse de bien vouloir m’excuser... je dois rentrer à mon 332 logis et changer de costume pour me présenter chez l’Empereur...

—Allez, comte... je vous excuserai auprès de mon père; et, en lui faisant savoir que je suis la cause de votre retard, vous serez d’avance pardonné!

Et de nouveau elle avait souri à Neipperg qui emportait un inoubliable souvenir, une impression profonde comme une blessure, de cette entrevue inopinée au bord de l’étang.

Depuis, à son imagination très peu en éveil de vierge placide, la physionomie, le son de voix, les allures du comte de Neipperg, à plusieurs reprises, s’étaient présentés, mais sans relief, sans la troubler, sans lui suggérer aucune pensée, aucun désir qu’elle ne pût confesser à son père ou à sa gouvernante.

Le moment psychologique n’était pas venu. Le mot amour ne pouvait avoir aucun sens pour elle, en dehors du langage liturgique et de l’affection familiale.

Elle n’avait pas oublié Neipperg, elle songeait même parfois qu’elle le reverrait avec grand plaisir à la cour de son père, mais elle n’attachait aucune idée passionnelle à cette rencontre, qui d’ailleurs ne la préoccupait pas autrement.

L’annonce de son mariage avec l’Empereur des Français ne lui avait nullement suggéré la 333 supposition que cet événement pût avoir un rapport quelconque avec le comte de Neipperg.

Aussi sa surprise fut-elle grande quand François II ajouta:

—Non, ma chère fille, il ne s’agit pas d’un compagnon comme Zozo... Je veux vous donner pour vous servir d’écuyer, d’officier d’honneur, toujours à vos côtés, vous rappelant par sa présence votre patrie, vous parlant de votre père, de vos parents, de tout ce que vous laisserez ici pour toujours, un gentilhomme digne en tous points de ce poste de confiance... Vous m’avez compris?... Vous traiterez avec bonté et douceur ce représentant de mon autorité, ce confident, ce défenseur au besoin, que je place auprès de vous...

—Je ferai, mon père, selon les désirs que vous me manifestez, répondit tranquillement la jeune archiduchesse, au fond s’intéressant peu à ce surveillant dont on lui imposait la compagnie, et regrettant fort son chien Zozo.

—Votre nouvel écuyer commencera son service dès demain, ma fille, car le prince de Neufchâtel est signalé et sa venue à Vienne est imminente...

—A vos ordres, mon père!

—Mais... vous ne m’avez même pas demandé le nom de ce gentilhomme, dit l’Empereur, un peu choqué de l’indifférence de sa fille.

334 —C’est vrai... comment se nomme-t-il?

—Le comte de Neipperg... c’est déjà un ancien serviteur... il a été accrédité auprès de Marie-Antoinette. Son âge et son caractère feront de lui un excellent cavalier servant et j’espère que vous serez satisfaite de mon choix...

—Oui, mon père, répondit Marie-Louise, étonnée, contente au fond de revoir le galant inconnu, auquel elle avait souvent songé, mais ne se doutant nullement de la place et de l’importance que ce chevalier servant, ce Mentor et ce surveillant à qui on la confiait, allait prendre dans sa vie et, hélas! aussi dans les malheurs de cette France dont le prince de Neufchâtel, en grand costume de gala, venait lui apporter la couronne.

IX
LES NOCES IMPÉRIALES

Le 11 mars 1810, Marie-Louise fut épousée par procuration, à Vienne. L’archiduc Charles, dans cette cérémonie représentative, figurait l’impérial époux.

Berthier, en grande pompe, quitta Vienne emmenant la nouvelle Impératrice.

A Brannen, frontière des Etats autrichiens, les dames du palais et les officiers allemands prirent congé. L’empereur d’Autriche s’était rendu incognito à cette limite où le service français devait remplacer auprès de la nouvelle Impératrice le service autrichien. Là il embrassa tendrement sa fille, qui demeura insensible, tandis que des larmes coulaient sur les joues du monarque bronzé par vingt défaites, endurci par une existence mouvementée et peu favorisée.

Marie-Louise n’avait pas eu la moindre émotion 336 en quittant le palais où s’était écoulée son enfance. Elle demeura l’œil sec en se séparant de son père qui l’aimait et qu’elle n’aimait pas. Elle n’eut, au cours de ce voyage, de douleur vraie qu’en pensant à son petit chien laissé à Vienne. Berthier, à qui elle fit ses confidences à cet égard, se contenta de sourire en homme qui ménage une surprise.

La reine de Naples, sœur de Napoléon, était venue au-devant de Marie-Louise. Elle l’accompagna dans son voyage qui ne fut qu’une longue suite d’ovations, de bouquets offerts par les municipalités, d’arcs de triomphe traversés, de cantates, d’allocutions, de banquets et de défilés en musique.

Très fière de ces hommages tout nouveaux pour elle, Marie-Louise se montrait enchantée de son voyage. Elle ne semblait ni désirer l’accélérer pour se trouver avec son époux, ni regretter sa famille, son pays, qu’elle abandonnait sans que l’idée d’un retour parût possible.

Reluisante comme une châsse, raide et apathique comme une divinité hindoue qu’on promène parmi les génuflexions et qui passe entre une haie de nuques inclinées, intérieurement elle savourait son triomphe et ne trouvait pas un mot aimable à répondre aux compliments des autorités accourues, pas un sourire à distribuer aux populations pressées sur son passage.

337 De temps en temps, pourtant, elle se détournait légèrement pour adresser un regard aimable et provoquant à Neipperg, qui la suivait dans la voiture escortant son carrosse.

Napoléon cependant comptait les jours, les heures.

Il avait la fièvre, et son état nerveux confinait à la folie.

Jamais amour cérébral ne fut plus vif que celui qu’il ressentit pour cette jeune femme qu’on lui amenait processionnellement.

Il maudissait les programmes officiels, les protocoles, le cérémonial.

Il ne passait pas une minute sans songer à sa future épouse. Il aurait voulu abréger tout, les formalités et les jours. Il lui expédiait courrier sur courrier; des chambellans, des envoyés spéciaux partaient chaque jour pour aller au-devant de la nouvelle Impératrice lui présenter les vœux de celui qui l’attendait avec une angoisse non pareille. Pour briser ses nerfs, pour lasser son ardente passion, pour endormir la fougue de ses sens surexcités, il s’était mis à chasser, lui qui aimait peu les plaisirs cynégétiques. Il expédiait, avec une naïve joie, des bourriches énormes de gibier qu’il avait tué, à Marie-Louise, que ces cadeaux comestibles touchaient peu et qui aurait préféré des diamants.

Mécontent de Léger, le tailleur de Murat, il 338 avait fait venir des assortiments complets de vêtements variés sans trouver rien qui lui parût assez seyant. Les cordonniers, les chapeliers ne quittaient pas Fontainebleau. Ils lui prenaient mesure des heures entières. Il renvoyait ses maréchaux, ses ministres, pour s’enfermer de longues demi-journées avec Despréaux, le maître à danser, et s’efforçait, avec gaucherie et patience, d’apprendre la valse.

Désireux de plaire en tout à Marie-Louise, il avait ordonné qu’on ôtât de la galerie de Diane tous les tableaux représentant les victoires sur l’Autriche. Il craignait de froisser la fille de François en lui laissant sous les yeux l’image des défaites paternelles.

Enfin il veillait avec grand soin à ce que, pour les fêtes nuptiales, le cérémonial observé lors du mariage de Marie-Antoinette avec le dauphin fût scrupuleusement suivi.

Son amoureuse fièvre était avivée à la fois par l’idée de posséder une jeune fille, pure, saine, belle, appétissante, qu’il initierait aux joies de l’amour et, en même temps, par cette satisfaction, que connurent tous les parvenus, de recevoir dans son lit une femme, jugée longtemps inaccessible, interdite, un être à ses yeux d’une autre condition, d’un milieu supérieur. Napoléon était, sous ce rapport, très entrepreneur enrichi. Quel chocolatier devenu millionnaire, quel banquier 339 anobli n’a rêvé l’union avec la fille d’un duc? Le grand homme se montra bien rapetissé en cette circonstance solennelle de sa vie.

Il était fou de Marie-Louise, sans la connaître autrement que par des portraits peut-être flattés et inexacts, mais sa folie avait pour origine le sang aristocratique de la demoiselle. Il ne pouvait dissimuler son bonheur, son orgueil, son triomphe de petit gentillâtre besogneux de la pauvre Corse, dont la mère allait au marché, son panier sous le bras, et qui avait connu plus que la pauvreté, presque la faim, et il exultait à la pensée de se mettre dans les draps avec une archiduchesse, fille et petite-fille de trois empereurs.

Il subissait alors toute la force du préjugé nobiliaire. Il redevenait, lui le fils de la Révolution, un homme d’ancien régime. Il éprouvait l’atavisme servile. Une archiduchesse, c’était plus qu’une femme, pour lui, une divinité terrestre. Il devenait dieu en l’approchant. Il s’imaginait, l’imbécile de génie, si fort, si maître de soi et des autres, si imposant et si terrible parfois, à ce moment-là si facile, si sot, si petit garçon, que cette rose poupée allemande lui faisait beaucoup d’honneur en couchant avec lui. Ah! c’est peut-être le seul moment de sa prestigieuse carrière où Napoléon le Grand apparaît bien petit!

340 Il faut pourtant excuser cette faiblesse et cet amoindrissement. L’amour ennoblit tout, rehausse tout, et cette passion vraie, profonde, mais ridicule pour nous qui savons la suite de l’histoire et qui n’ignorons pas avec quelle facilité madame Napoléon consentit à s’appeler madame Neipperg, fait rentrer dans l’humanité celui qui si souvent en fut dehors. Il convient donc de se moquer avec quelque modération de l’Empereur amoureux. Le sentiment passionné le rend pareil à nous tous, le descend de son piédestal, et, bien qu’il nous étonne par sa candeur, par son exubérance, par ses extravagances de collégien épris d’une actrice, Napoléon, toqué de cette lourde Autrichienne, doit plutôt faire naître la compassion que susciter la gouaillerie. Cette toquade lui a coûté assez cher, et à la France aussi. Tous les maris trompés ne font pas rire, et quand on songe aux deux invasions et à l’écrasement de la France qui furent la conséquence du cocuage de l’Empereur, la plaisanterie facile s’éteint sur les lèvres. La malédiction des Français doit à jamais charger la mémoire de cette Impératrice adultère, qui ouvrit à la fois son lit à Neipperg et Paris aux Cosaques.

Un ordre strict avait été prescrit pour la première rencontre de Leurs Majestés.

C’est entre Compiègne et Soissons que l’initiale entrevue devait avoir lieu.

341 A deux lieues de Soissons, sur la route, un terre-plein avait été aménagé. Deux rampes y conduisaient de chaque côté. Une tente avait été disposée, entourée d’une barrière.

L’Empereur devait partir de Compiègne, au moment de l’approche de Marie-Louise, et se rendre avec les princes et princesses, les grands officiers de sa maison, dans cinq voitures escortées par des détachements de la garde. Au lieu désigné, l’Empereur et l’Impératrice, mettant pied à terre, se rencontreraient, et là, sous la tente, l’Impératrice s’agenouillant, l’Empereur la relèverait et l’embrasserait. Puis tous deux seraient montés ensemble en voiture pour se rendre à Compiègne, où les autorités attendaient, postées pour les complimenter.

Ce majestueux cérémonial fut bouleversé par la passionnelle frénésie de Napoléon.

L’amoureux l’emporta sur le souverain.

Il fit une escapade vraiment inattendue.

Dès qu’il reçut la nouvelle que l’Impératrice était partie de Vitry pour Soissons, il n’y put tenir: il sauta dans une calèche avec Murat, et partit à fond de train au-devant de sa femme. Il voulait la surprendre incognito.

Il fit ainsi quinze lieues. Ce fut auprès du village nommé Courcelles qu’il croisa les voitures de l’archiduchesse.

Aussitôt il s’élança hors de sa calèche, fit arrêter 342 l’équipage de Marie-Louise tout abasourdie, se nomma, renvoya sa sœur et Berthier, et seul, en tête-à-tête avec la jeune fille, l’accabla de caresses brutales qui produisirent chez celle-ci une vive surprise, un peu d’effroi, de la répulsion peut-être.

Il ordonna au postillon de presser les chevaux et de regagner Compiègne.

On brûla les relais et l’on passa devant la tente préparée pour l’entrevue solennelle, sans s’y arrêter, au grand ébahissement des officiers, des courtisans, des autorités locales et de la population venue de tous les pays à la ronde.

A dix heures du soir, le 28 mars, Napoléon et Marie-Louise arrivèrent au palais de Compiègne.

L’Impératrice devait y loger, mais seule. Un appartement avait été préparé pour Napoléon à l’hôtel de la Chancellerie.

Il se priva d’y coucher.

La célébration du mariage civil était fixée au 1er avril et le 2 avril la consécration religieuse était indiquée à Notre-Dame. Ce soir-là seulement le mariage devait être consommé.

Mais Napoléon était pressé. Il mena son mariage comme la campagne contre l’Autriche.

Après avoir soupé avec Marie-Louise, il demanda à l’archiduchesse qui ne se considérait encore que comme fiancée, si elle consentait à lui laisser user de ses droits d’époux.

343 Comme la princesse ne savait que répondre, Napoléon fit intervenir son oncle, le cardinal Fesch:

—N’est-il pas vrai que nous sommes régulièrement mariés? Ce mariage célébré par procuration à Vienne ne nous fait-il pas mari et femme?

—Oui, sire, vous êtes marié, d’après les lois civiles, répondit respectueusement le cardinal courtisan.

Là-dessus, Napoléon entraîna la jeune princesse dans sa chambre à coucher...

Il la laissa vaquer un instant aux soins de toilette, bien nécessaires après une course en poste aussi rapide. Pour lui, rentré dans sa chambre, il se déshabilla, se parfuma d’eau de Cologne et, endossant par dessus son caleçon une robe de chambre, il retourna secrètement chez la nouvelle Impératrice...

Là il se mit en mesure de fabriquer un héritier à l’Empire...

Le lendemain matin, satisfait, la chair contente, l’esprit en repos et la physionomie radieuse, il se fit servir à déjeuner dans le lit même de Marie-Louise, nullement troublée, rose et calme comme d’habitude, au milieu de ses femmes.

Les dames du palais dissimulèrent les sentiments que leur faisait naître cette prise de possession à la hussarde.

344 Mais leur stupéfaction était si grande qu’elles ne remarquèrent même pas, dans l’antichambre de l’Impératrice, son écuyer allemand, le comte de Neipperg, qui pleurait de rage, écroulé sur un fauteuil.

X
NAPOLÉON JALOUX

Marie-Louise aima-t-elle jamais Napoléon?

Il est possible que dans les premiers mois de cette union, conclue par la cour d’Autriche comme une affaire, bâclée plutôt comme un armistice sous le feu de l’ennemi, cette jeune Allemande ait pris goût aux plaisirs du mariage et qu’elle ait ressenti quelque reconnaissance pour celui qui les lui faisait connaître.

Plus tard, non seulement elle oublia cette lune de miel, mais elle ne se fit aucun scrupule de confesser que Napoléon lui avait toujours été indifférent. Voici comment elle accueillit la nouvelle du dénouement fatal qui la faisait veuve de l’Empereur:

Un courrier lui apporta à Parme cette laconique dépêche de son père:

346 «Le général Bonaparte a succombé à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821, à cinq heures quarante-cinq minutes du soir, aux suites d’une longue et douloureuse maladie. Je vous envoie, ma chère fille, mes affectueuses consolations. Le général Bonaparte est mort chrétiennement. Je joins mes prières aux vôtres pour le repos de son âme, et j’adresse à Dieu mes vœux pour qu’il conserve Votre Majesté sous sa sainte garde.

»François.»

Aussitôt elle écrivit à son père pour lui accuser réception de sa dépêche et de la nouvelle qu’elle contenait:

«J’avoue, ajoutait-elle, que je suis extrêmement frappée. Quoique je n’aie jamais eu de sentiment vif, d’aucun genre, pour lui, je ne puis oublier qu’il est le père de mon fils, et que, loin de me maltraiter, comme le monde le croit, il m’a toujours témoigné tous les égards, seule chose que l’on puisse désirer dans un mariage de politique. Je suis donc très affligée, et, quoiqu’on doive être heureux qu’il ait fini son existence malheureuse d’une façon chrétienne, je lui aurais cependant désiré encore bien des années de bonheur et de vie, pourvu que ce fût loin de moi...»

Ces sentiments ne révèlent pas un très vif souvenir des premières heures d’intimité, au lendemain 347 de l’initiation brusque du palais de Compiègne.

Elle fut cependant ardemment aimée par celui qui semblait d’abord n’avoir obéi qu’à un désir vaniteux. Il avait pu convoiter la fille de l’Empereur d’Autriche et vouloir des enfants d’une archiduchesse; une fois maître et époux, il devint aimant et esclave. Ce fut réellement la femme qu’il aima en elle.

Il s’ingéniait à lui plaire. Il multipliait les cadeaux, il prodiguait les attentions.

Marie-Louise recevait tout avec son indifférence hautaine, comme un tribut qui lui était dû.

Une seule gâterie parut lui arracher un cri de joie et de reconnaissance.

Nous avons dit avec quel désespoir Marie-Louise avait dû se séparer de son chien Zozo. L’aversion de Napoléon pour ces animaux d’appartement avait paru nécessiter l’abandon du king’s-charles. Berthier avait reçu les confidences de l’archiduchesse à la suite de ce gros chagrin, et, en excellent courtisan, il avait projeté de faire, si Napoléon y consentait, une agréable surprise à sa jeune Impératrice.

Il avait donc, secrètement, le jour du départ, après la dernière caresse faite par Marie-Louise à Zozo, emballé le toutou dans une caisse capitonnée, et l’avait ainsi transporté jusqu’à Paris.

Là, Berthier raconta à l’Empereur quel hôte, 348 non compris sur la liste de la suite autrichienne, il lui amenait.

Loin de se fâcher, l’Empereur sourit et félicita Berthier d’avoir songé à procurer cette satisfaction à l’Impératrice. Il fit aussitôt disposer une jolie corbeille de soie rose dans une pièce voisine de la chambre de Marie-Louise. Adroitement, il amena la conversation sur le king’s-charles laissé à Vienne, et, comme la jeune femme témoignait son chagrin, il ouvrit brusquement la porte, en disant avec la joie dans les yeux du bonheur qu’il préparait à celle qu’il aimait:

—Ne pleure plus, ma Louise... Voilà ton petit compagnon retrouvé!

Marie-Louise se précipita sur Zozo, le couvrit de caresses et, sa première tendresse apaisée, revint à l’Empereur qu’elle embrassa de bon cœur, pour la première fois peut-être. Le grand homme amoureux s’estima trop content d’avoir les restes du king’s-charles et, toute la journée, il eut une fête dans l’âme.

Non seulement pour sa Louise, comme il la nommait, car il s’était mis à la tutoyer et exigeait qu’elle lui rendît le même tutoiement, ce qui, d’ailleurs, ne choquait nullement cette princesse de goûts très bourgeois, il surmontait son aversion pour les petits chiens de dames, mais encore il modifiait l’une de ses habitudes les plus invétérées: celle de manger vite et de traiter les 349 repas comme une simple halte au milieu des affaires de la journée.

Marie-Louise avait un appétit de garde-chasse. Il lui fallait rester longtemps à table et les menus devaient être chargés. Napoléon s’y résigna, heureux de la voir s’empiffrer à son aise.

Pour elle, à quarante-et-un ans, il avait repris ses habitudes de jeunesse joueuse, sa gaîté d’écolier lâché, du temps des parties de barres, du colin-maillard et des quatre-coins, dans le parc de la Malmaison. Il s’amusait avec elle à des jeux de ballon, à cache-cache, au chat perché.

Le soir, sous les arbres de Compiègne et de Saint-Cloud, il organisa avec les dames des jeux dits innocents et on put voir le vainqueur de l’Europe «sur la sellette» ou bien derrière un paravent demandant la sœur Louise en qualité de portier du couvent.

Marie-Louise voulut avoir un cheval; ce fut lui-même qui s’improvisa maître de manège et quand elle sut monter, il négligea, pour la première fois de sa vie, les grandes affaires de l’Etat, les ordres à dicter, les états et les situations à vérifier, tout le détail de l’administration de son vaste empire qu’il voulait surveiller de ses propres yeux, pour s’en aller galoper aux côtés de la jeune amazone.

Malheureusement à tout instant des complications survenaient dans la politique qui le forçaient 350 à interrompre la chevauchée et à remonter précipitamment dans son cabinet.

Il s’éloignait le cœur gros, laissant Marie-Louise insoucieuse, plutôt gaie, continuer sans lui sa promenade.

Alors, à point nommé, comme s’il eût guetté le moment où l’Empereur devait s’éloigner, le comte de Neipperg paraissait et l’Impératrice lui faisait un signe amical. Il accourait:

—Pars, Napoléon, disait l’Impératrice, je ne veux pas te disputer à Savary ou à Talleyrand... va t’occuper de tes soldats et de tes espions de police, moi je ferai encore deux ou trois temps de galop... Oh! sois sans inquiétude! il ne m’arrivera rien... d’ailleurs Neipperg m’accompagnera!...

Avec un gros soupir, l’Empereur tournait bride et rentrait au palais, nullement inquiet d’ailleurs en ce qui concernait Neipperg.

Cet écuyer autrichien avait été placé auprès de Marie-Louise par son père. C’était une sorte de tuteur choisi par François II; il ne pouvait lui venir à la pensée de le soupçonner d’une intrigue galante avec Marie-Louise.

L’âge de Neipperg, sa situation subalterne ajoutaient à la confiance de l’Empereur.

Il lui était d’ailleurs permis de supposer, sans fatuité, que Marie-Louise n’irait pas lui préférer ce surveillant, sans gloire, sans prestige, posté à 351 ses côtés par François II pour remplacer la duègne de la cour de Vienne.

Mais, avec les femmes, fussent-elles impératrices, l’invraisemblable devient souvent la vérité et le pire est presque toujours certain.

La jalousie de Napoléon à l’endroit de Neipperg s’éveilla brusquement.

Il accompagnait l’Impératrice dans une de ces rapides chevauchées à Saint-Cloud, quand, à un détour du chemin, au pied d’une côte montant vers Montretout, une gigantesque silhouette apparut, debout sur la route...

L’homme, le géant plutôt, portait une vieille capote bleutée, sur laquelle brillait l’étoile des braves, une casquette plate. Il avait le bras gauche en écharpe, mais le bras droit, très valide, tenait horizontalement, dans la position du soldat présentant les armes, une grosse et longue canne à pomme d’argent.

Ce géant, au costume moitié civil, moitié militaire, était accompagné d’une femme en vêtements noirs.

Il s’était campé, au bas de la montée, dans l’intention visible d’attirer l’attention de l’Empereur, chevauchant auprès de l’Impératrice, suivis seulement du comte de Neipperg et du fidèle Roustan, dans son costume de mameluck, avec turban, larges pantalons, cimeterre et pistolets à pommeaux cuivrés passés à la ceinture.

352 Bien que brave, téméraire même en face des assassins apostés sur ses pas, Napoléon, en compagnie de l’Impératrice, prenait quelques précautions.

Il regarda cet homme de taille démesurée qui semblait le guetter au passage et, modérant l’allure de son cheval, il l’observa, nullement inquiet d’ailleurs, et ne songeant pas à faire appel à Roustan.

Un cri perçant de: «Vive l’Empereur!» s’échappa de la poitrine du grand diable présentant toujours, comme un fusil, sa grosse canne à pomme d’argent.

Napoléon arrêta brusquement son cheval et héla l’homme:

—Viens ici, toi?

—Oui, sire!...

Le géant s’approcha, raide, sérieux, tenant toujours la canne.

—Je t’ai vu quelque part, dit brusquement l’Empereur.

—Oui, sire, partout!...

—Attends donc... n’es-tu pas le tambour-major du 1er grenadiers de ma garde?...

—Je l’étais, sire!

—Pourquoi ne l’es-tu plus?

—Mon bras, sire... un biscaïen, maladroitement attrapé au passage...

—Où ça?...

353 —Dans l’île Lobau.

—Ah! la terrible bataille! Essling! Aspern!... tombeau de mes braves!... c’est là que j’ai perdu Lannes... Tu as servi sous le duc de Montebello, mon ami? demanda l’Empereur d’un ton douloureux, car le souvenir de la bataille restée douteuse à Essling, évoquant la mort de son meilleur ami, celui qui ne l’aurait pas trahi aux jours de malheur, lui était toujours pénible.

—Sire, j’avais l’honneur de l’avoir derrière moi à Berlin, quand le premier, la canne haute, je suis entré à la tête du 1er grenadiers dans cette capitale des Prussiens...

Napoléon éclata de rire.

—Parbleu! je te reconnais... c’est moi qui t’ai décoré...

—En personne, sire!

—Le soir d’Iéna... tu avais fait des prisonniers.

—Un escadron de dragons rouges...

—A toi tout seul!

—Avec ma canne!... Et puis, on vous savait dans les environs, sire!...

—C’est bon, flatteur!... Oh! à présent, la mémoire m’est revenue... Tu te nommes La Violette!...

—Présent, sire!...

Et La Violette fit décrire un véritable moulinet d’honneur, qui donna peur au cheval de l’Impératrice. 354 Elle écoutait indifféremment le colloque de l’Empereur avec le vieux soldat.

—Eh bien! dit l’Empereur, se penchant et pinçant fortement l’oreille de La Violette, que me demandes-tu?

La Violette montra la jeune femme en deuil, restée à quelques pas, toujours agenouillée, et dit:

—Sire, c’est une pétition...

L’Empereur fit un mouvement d’impatience.

—Que veut cette femme?... Une pension... Y a-t-elle droit?... Est-elle veuve d’un de mes soldats?

La Violette, sans répondre, fit signe à la femme de s’approcher.

Se relevant, tremblante, les yeux rougis, la solliciteuse balbutia:

—Sire, je viens demander justice... grâce...

—Justice, vous l’aurez!... Grâce, c’est différent!... De quoi s’agit-il? Levez-vous!

—Sire, lisez, je vous en prie...

Et elle tendit à l’Empereur un papier.

Napoléon le déploya, courut à la signature et s’écria:

—Général Malet!... c’est du général Malet! un incorrigible jacobin... un conspirateur, un traître... un idéologue aussi... Que me veut-il? Je pouvais le faire fusiller pour ses manœuvres et ses machinations, je me suis contenté de l’envoyer 355 à Sainte-Pélagie... Qu’il y reste! qu’il s’y fasse oublier!

—Que Votre Majesté daigne lire! murmura la femme, reprenant un peu d’aplomb.

Napoléon parcourut rapidement le papier qui lui était remis. C’était une lettre, conçue en termes très soumis, du général Malet, arrêté depuis deux ans, à la suite d’une tentative des Philadelphes, surprise par la faute d’un des conspirateurs, le général Guillaume, qui avait cherché à embaucher un ami, le général Lemoine, officier en disponibilité. Celui-ci, désireux de rentrer en grâce et de faire effacer ses mauvaises notes, avait averti le préfet de police du complot et livré les noms qu’il savait. Malet se trouvait peu compromis; c’était Demaillot qui, seul, portait le poids de la délation.

Voici ce que portait la lettre de Malet:

«Sire, après avoir fait, dans le principe de cette malheureuse affaire, tout ce que le devoir et l’honneur me prescrivaient pour éclairer Votre Majesté sur mon innocence, j’étais résolu à attendre dans le silence l’acte de justice et de clémence qui devait me rendre à la liberté.

«Deux ans se sont écoulés, sire, et je suis encore détenu comme coupable pour avoir répété des propos, peut-être indiscrets, mais certainement exagérés, envenimés avec l’intention de faire planer sur ma tête d’odieux soupçons, à 356 l’abri desquels j’aurais dû être par le souvenir de ma conduite passée. Puisqu’elle est méconnue, et que peut-être les services que j’ai été assez heureux de rendre à Votre Majesté ne sont jamais parvenus à sa connaissance, je crois nécessaire de les retracer le plus brièvement possible et d’y joindre ci-après ce mémoire, en la suppliant d’y donner un moment d’attention...»

L’Empereur, plus favorablement disposé par les termes repentants de cette supplique, regarda rapidement les états de service du général Malet, parmi lesquels le pétitionnaire n’avait eu garde d’oublier son adhésion complète au Dix-Huit Brumaire.

—Mais ce Malet n’est pas si terrible que me l’avait dépeint Fouché, murmura l’Empereur satisfait du ton respectueux de ce conspirateur. Ce n’était donc pas l’indomptable rebelle qu’on lui avait désigné dans les rapports de police.

Il tourna quelques pages du Mémoire et donna un coup d’œil à la conclusion.

Elle était d’une humilité qui ne laissait rien à désirer.

Le général Malet, après avoir énuméré ses disgrâces, terminait ainsi:

«Tant d’infortunes, sire, seraient faites pour porter la désolation dans l’âme la plus courageuse; mais une pensée consolante vient se présenter 357 à mon imagination, c’est que le plus bel attribut du pouvoir monarchique est celui qu’a le monarque de faire cesser et de réparer d’un seul mot les malheurs non mérités de plusieurs condamnés.

»J’attendrai ce mot, sire, de votre justice et de votre bonté pour obtenir ma liberté, et comme j’ai le regret de penser que mes services ne peuvent plus être utiles à Votre Majesté puisqu’elle m’a mis à la retraite, par son décret du 31 mai 1808, je la supplie de vouloir bien donner l’ordre à son ministre de la guerre de me faire payer ma solde de retraite à l’Ile de France, où j’ai l’intention de me retirer avec ma famille, si Votre Majesté n’y voit aucun inconvénient.

»Je suis, avec un profond respect, sire, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant et fidèle serviteur.

»Général Malet

L’Empereur murmura:

—Ce sont là de très bons sentiments... et j’aime à constater ce repentir qui paraît sincère chez le général Malet... mais je ne peux lui accorder la liberté qu’il réclame... ce serait d’un déplorable exemple... il faut étouffer jusqu’à un soupçon de rébellion dans l’armée... Tout ce que je puis faire, madame, c’est d’autoriser le général Malet à sortir de Sainte-Pélagie... il séjournera 358 encore quelque temps dans une maison de santé... sa captivité sera ainsi adoucie... après, j’aviserai. Es-tu content, La Violette?

Et Napoléon se tourna vers le tambour-major avec gaîté. Au fond il était enchanté de se montrer clément envers un ennemi qui paraissait aussi peu redoutable que le général Malet.

Il allait remettre son cheval au petit trot et rejoindre l’Impératrice, qui, au cours de l’audience ainsi accordée en plein air, s’était éloignée en compagnie de Neipperg, quand la solliciteuse dit:

—Sire, vous venez d’accorder la grâce... à présent c’est justice que je demande...

L’Empereur s’arrêta net et dit:

—Qui êtes-vous d’abord?... Une parente du général Malet... sa femme, sa fille?...

—Je n’ai pas cet honneur, sire... demandez à La Violette, il vous dira qui je suis... c’est un témoin que vous croirez...

—Parle! dit Napoléon au tambour-major, rouge, effaré, passant sa canne sous son bras en portant la main à sa casquette, militairement.

—Voilà, mon Empereur... cette femme, c’est un soldat...

—Tu es fou?... parle tranquillement...

—Sire... elle a fait autrefois campagne avec moi... on la nommait le Joli Sergent.

L’Empereur eut un geste de surprise.

359 —Le Joli Sergent!... Je connais ce nom... Avancez, madame... Je vous ai vue autrefois...

—Oui, sire, il y a bien longtemps... à Paris, à l’hôtel de Metz. Vous avez bien voulu vous occuper de moi... de nous... je veux dire de Marcel... qui était aide-major à Valence... et que votre protection a fait venir à Verdun...

—Marcel?... attendez donc... il me semble que je connais aussi ce nom... Qu’est-il devenu, l’aide-major Marcel?...

—Sire, lui aussi a été arrêté avec le général Malet... il est détenu à Ham...

—Il conspirait contre moi?...

—Il a pu être entraîné, par son amitié, à formuler des plaintes, des regrets, des espérances aussi... Mais Marcel n’a jamais été avec les ennemis de Votre Majesté... Ayant découvert qu’un homme qu’il croyait un bon Français, comme lui, conspirait pour ramener en France les princes... il a dénoncé cet agent du comte de Provence...

—Le nom de cet émissaire... le savez-vous?

—Sire, il se nomme le marquis de Louvigné...

—Il n’est pas arrêté?...

—Il est en liberté, sire, et c’est Marcel qui reste prisonnier...

—Je vérifierai ce que vous m’apprenez là, madame... Ah! reprit l’Empereur, après un instant de réflexion, à qui Marcel avait-il confié les projets 360 de cet agent des Bourbons qu’il avait surpris?...

Au ministre de la police, sire, à monsieur le duc d’Otrante...

—Fouché ne m’a rien dit!... Il ne m’a pas parlé de ce marquis de Louvigné, ni de ce complot... le coquin! Il est d’accord avec eux, grommela l’Empereur, très irrité... C’est bon, madame; si les choses sont ainsi que vous me le dites, j’aviserai, et je ferai justice!...

Et l’Empereur, très agité, tourna son cheval et le lança dans la direction qu’avait prise l’Impératrice, tandis que La Violette faisait décrire à sa canne, de son bras valide, une série de moulinets en signe de satisfaction, et disait à Renée:

—Ça marche!... l’Empereur a pris votre papier et il a dit qu’il s’occuperait de Marcel... Il ne l’oubliera pas, allez! C’est qu’il a de la tête, notre Empereur!... Vous avez vu comme il m’a reconnu, comme il a dit tout de suite: «Parbleu! ce grand imbécile-là, c’est La Violette!»

Renée, rassurée par l’attitude de l’Empereur, reprit espoir et dit à La Violette, en lui montrant une guinguette dont la verte tonnelle invitait à la halte:

—Chef, vous devez avoir soif... Venez, je vous invite...

—Une bouteille n’est pas de refus, Joli Sergent!... 361 Il fait chaud... et puis, de parler à l’Empereur, ça m’altère...

—Je vais écrire à mon prisonnier, dit Renée; j’ai hâte de lui donner ces bonnes nouvelles... Le général Malet transféré dans une maison de santé, c’est un acheminement vers la liberté. Quant à Marcel, l’Empereur, mieux informé, ne le laissera pas dans un cachot...

—Buvons à sa sortie... et puis aussi à la santé de notre Empereur! dit gaiement La Violette, s’attablant sous la tonnelle où Renée le suivit, moins triste, souriant presque.

Tandis que Renée écrivait à Marcel et que La Violette se remémorait ses campagnes en vidant bouteille, Napoléon courait à travers le parc, cherchant l’Impératrice.

Il remarqua des traces fraîches de chevaux dans une allée, puis brusquement la piste s’effaçait... on voyait à l’herbe foulée que les cavaliers avaient quitté le sentier pour s’enfoncer sous bois...

—C’est singulier! se dit l’Empereur, pourquoi Louise s’est-elle écartée de la route... a-t-elle eu un accident?... les chevaux se sont-ils emportés?...

Inquiet, il pénétra à son tour sous la futaie, suivi de Roustan.

A peine avait-il fait quelque chemin, qu’il aperçut deux chevaux attachés à un arbre...

Il reconnut la monture de l’Impératrice...

362 Aussitôt il mit pied à terre, car les branches des arbres rapprochés en rendaient difficile le passage à un cheval, et après avoir jeté la bride à Roustan, il s’engagea seul dans l’épaisseur du bois.

Une clairière se trouvait à peu de distance, au milieu de laquelle un kiosque rustique avait été élevé,—abri des gardes ou des chasseurs surpris par la pluie.

Un bruit de voix s’échappait du kiosque.

Napoléon reconnut le timbre aigu de l’Impératrice auquel se mêlait le baryton d’un homme.

Les yeux de Napoléon prirent un éclat dur et une légère fébrilité se manifesta dans la main tenant la cravache.

Son pouls n’eut pas une pulsation de plus cependant. Napoléon était un être extraordinaire en tout, et la circulation du sang se faisait chez lui avec une régularité et une lenteur exceptionnelles. Corvisart, son médecin, affirmait qu’il n’était jamais parvenu, en l’auscultant, à entendre battre son cœur.

Mais ses colères, pour être exemptes de fièvre, n’en étaient pas moins terribles.

En une seconde, mille pensées irritantes, douloureuses, atroces, s’étaient bousculées dans son cerveau.

Le soupçon vague, le doute confus, se dessinaient et prenaient corps en son esprit troublé...

363 La jalousie s’insinuait, l’envahissait...

Au lieu de se modérer, d’attendre, de se rendre compte, car la conversation des hôtes du kiosque était tenue à voix assez haute pour être entendue par lui, il se précipita comme un furieux vers l’asile rustique, en disant à Neipperg, d’ailleurs debout, à distance très respectueuse de l’Impératrice assise:

—Que faites-vous ici, monsieur!... sortez!... l’Impératrice ne doit pas rester ainsi en tête à tête avec vous au fond des bois!...

Neipperg s’inclina, ne répondit rien et sortit.

L’Impératrice, sans se départir de sa grande tranquillité, dit en riant:

—Qu’as-tu donc, Napoléon, serais-tu jaloux?...

L’Empereur, dont la colère ne pouvait tenir en face des charmes de sa femme, pour lui tout-puissants, balbutia une protestation.

La jalousie était un sentiment d’infériorité dont il devait se trouver exempt. Neipperg, placé par l’empereur d’Autriche auprès de sa fille, ne pouvait lui donner de l’ombrage; cependant la familiarité visible et la grande place que semblait prendre cet écuyer dans l’affection de sa souveraine exigeaient son départ...

Il recevrait, avec une jolie indemnité, l’ordre de s’en retourner en Autriche.

Marie-Louise n’insista pas pour garder auprès d’elle son écuyer.

364 Mais elle éprouva une vive colère de la mesure prise par Napoléon.

Il lui sembla ridicule avec ses soupçons, odieux avec sa jalousie.

Neipperg, auquel elle avait jusque-là témoigné seulement de la bienveillance, lui parut une victime de la tyrannie conjugale.

Elle s’occupa de lui, passa en revue dans son esprit les mille détails qui lui avaient échappé de leurs entretiens de chaque jour. Il garda une place considérable dans sa pensée. Elle se ressouvint avec attendrissement de la première fois qu’elle l’avait rencontré. L’aventure de l’étang et de la fleur prit alors un relief exceptionnel à ses yeux. Elle comprit que Neipperg l’aimait.

Elle s’avoua qu’il ne lui déplaisait pas, et avec complaisance, elle se mit à énumérer ses attentions, ses soins, ses attitudes, son air respectueux toujours et pourtant légèrement dominateur, qui faisait qu’auprès de lui, elle, l’orgueilleuse impératrice, si peu impressionnée par Napoléon, se sentait faible, soumise, vaincue...

Le jour du départ de Neipperg, elle pleura en cachette dans sa chambre, consigna Napoléon sous prétexte de migraine, et, au moment où l’écuyer congédié montait en berline, une femme de chambre lui remit une petite boîte, qu’il ouvrit avec émotion et bonheur:

La boîte contenait une bague avec une fleur 365 bleue, semblable à celle de Schœnbrunn, une de ces fleurs d’Allemagne que l’on nomme myosotis et encore: ne m’oubliez pas!...

Neipperg passa la bague à son doigt, mit la fleur sur son cœur, et, montant dans la voiture, lança à tout hasard un baiser dans la direction de la chambre où se trouvait l’Impératrice.

Marie-Louise, derrière un rideau, immobile et haletante, suivait des yeux Neipperg s’éloignant; elle reçut le baiser des yeux, et du fond du cœur le rendit.

XI
LA DISGRACE DE FOUCHÉ

L’Empereur s’était renfermé dans son grand cabinet pour prendre connaissance du dossier concernant le marquis de Louvigné, qu’il s’était fait apporter. L’archichancelier Cambacérès, mandé par lui, l’aidait à en faire le dépouillement.

Les paroles de Renée, le soupçon qu’il avait d’une trahison de son ministre de la police, venaient confirmer des craintes que les conspirations militaires à l’intérieur faisaient naître en lui. Il n’ignorait pas les agissements du comte de Provence à Londres, mais Fouché, chaque fois qu’il était questionné, répondait avec tant d’assurance qu’aucun péril n’était à redouter de ce côté, qu’il finissait par oublier ceux qui, à l’étranger, attendant toujours une défaite, préparaient une restauration, alors jugée impossible autant qu’invraisemblable.

367 Le danger n’était donc plus du côté des militaires mécontents, comme Malet, rêvant de soulèvement de régiments et de coups de main de garnison. Ces insurrections de caserne étaient improbables. Les termes de la lettre du général Malet prouvaient que, pour le moment du moins, les Philadelphes avaient renoncé à leurs projets.

Restait l’inconnu de la royauté, les manœuvres des Bourbons, les intelligences entretenues en France par les princes avec l’argent et la complicité de l’Angleterre. Là peut-être se trouvait le vrai danger.

Le comte de Louvigné, agent obscur, d’autant plus redoutable, aurait dû être arrêté dix fois. Prévenu sans doute à l’heure actuelle, il avait pu regagner l’Angleterre.

Fouché l’avait laissé en liberté. Il y avait de sa part ou culpabilité ou sottise: ou bien il ignorait son rôle d’agent des princes, et alors Fouché devait être renvoyé comme incapable, ou bien il connaissait la présence du marquis de Louvigné à Paris et le but qu’il poursuivait; dans ce cas Fouché était un traître et devait être puni.

Irrité par l’aventure du kiosque, mécontent du mouvement de violence qui lui était échappé, motivé par la présence de Neipperg auprès de l’Impératrice, l’Empereur avait envoyé chercher en hâte à la Préfecture de police le dossier concernant les Philadelphes et le marquis de Louvigné. 368 Il avait donné cet ordre avec un accent si brusque, si impatient, que le secrétaire chargé de rapporter le dossier, se trouvant en fort bons termes avec M. Dubois, ne put s’empêcher de lui faire part de la colère visible de Napoléon.

Le comte Dubois s’alarma et, montant en voiture, accompagna en personne le dossier réclamé.

Il le remit au secrétaire et attendit, fortement inquiet, dans l’antichambre, sans se faire annoncer.

Au bout d’une heure environ, le préfet n’entendant parler de rien et jugeant l’Empereur apaisé, redescendit, demanda ses chevaux et se disposa à quitter Saint-Cloud.

Au moment où il allait monter en voiture, une voix bien connue l’appela:

—Dubois! Dubois!... attendez! venez sur-le-champ!...

C’était l’Empereur, debout sur le balcon de son cabinet, qui le hélait ainsi.

De plus en plus alarmé, le préfet se hâta de remonter.

Comme il traversait de nouveau l’antichambre et voulait pénétrer dans le cabinet de l’Empereur, le chambellan de service, M. de Rémusat, lui barra le passage.

Il se nomma, mais vainement.

—L’Empereur est avec l’archichancelier et mes 369 ordres portent de ne laisser entrer personne! dit le chambellan d’un ton raide.

—Mais cet ordre n’est pas pour moi, répondit le préfet, Sa Majesté vient de m’appeler.

—Monsieur, c’est impossible!

—Impossible? j’en ai donc menti?...

—Non! mais vous avez pu rêver... Qui aurait pu vous appeler, puisque je suis de service... et que je n’ai reçu ni transmis aucun ordre?...

—C’est quelqu’un qui se sert mieux lui-même qu’il n’est servi... c’est l’Empereur!...

M. de Rémusat grommelait quelques paroles assez vives, quand l’Empereur, ouvrant lui-même la porte de son cabinet, mit fin au quiproquo.

Napoléon semblait fort agité. Il allait et venait dans son cabinet. Sur son bureau, une grande feuille de papier était étalée, couverte de quelques lignes de son écriture, tout à fait illisibles.

Il s’arrêta brusquement devant le comte Dubois, et lui dit:

—Dubois, ce Fouché est un grand misérable!...

Le préfet de police, ennemi du duc d’Otrante, s’inclina sans répondre; il n’approuvait ni ne contestait la qualification donnée par l’Empereur à son chef.

Napoléon, reprenant sa promenade, s’adressa alors à Cambacérès:

370 —Oui, c’est un misérable! un grand misérable!... mais qu’il ne compte pas faire de moi ce qu’il a fait de son Dieu, de sa Convention et de son Directoire qu’il a tour à tour bassement trahis et vendus. J’ai la vue plus longue que Barras, et avec moi, ça ne sera pas si facile!... Qu’il se tienne donc pour averti... Mais il a des notes, des instructions de moi et j’entends qu’il me les rende...

Puis revenant à Dubois:

—Je sais, dit-il, que vous êtes ennemis Fouché et vous... je vous ai malgré cela choisi pour aller auprès de cet homme remplir une importante mission... importante surtout pour lui, car il y va de sa tête!...

—Sire, dit Dubois, que Votre Majesté daigne me dispenser de l’honneur qu’elle veut me faire... Elle-même vient de le dire... le duc d’Otrante est mon ennemi... il croira que je vais chez lui pour le braver...

—Silence! reprit l’Empereur. Vous allez auprès de lui pour remplir une mission d’Etat que seul vous pouvez mener à bien... Ecoutez bien, Fouché a reçu de moi, pendant son ministère, beaucoup de notes, des lettres confidentielles: je veux les ravoir...

—Votre Majesté ne les lui a pas redemandées?

—Si fait... à plusieurs reprises... Savez-vous ce qu’il a répondu: qu’il les avait brûlés, ces 371 papiers!... Lui, Fouché, brûler mes papiers, des papiers écrits de ma main, allons donc!...

—Sire, j’exécuterai vos ordres... je redemanderai ces notes...

—Oui... sur-le-champ il me les faut! Je viens d’avoir la preuve que Fouché me trahissait... qu’il était d’intelligence avec les agents royalistes... je veux le mettre hors d’état de me nuire... il n’est plus ministre de la police... Vous allez partir pour son château de Ferrières où il est maintenant, vous exigerez de lui, en mon nom, tous mes papiers...

—Sire, il m’en faudrait la liste...

—La voici!... dit-il en jetant à Dubois la grande feuille d’hiéroglyphes.

—Et si monsieur le duc d’Otrante refuse? demanda le préfet persuadé que le rusé ministre ne se dessaisirait jamais de papiers qui étaient sa sauvegarde, les papiers relatifs à l’exécution du duc d’Enghien.

—S’il refuse! s’écria l’Empereur avec colère, vous prendrez dix gendarmes... qu’il soit mené à l’Abbaye... et je lui ferai voir qu’un procès peut se conduire rapidement... Allez, mon cher Dubois, et débarrassez-moi de ce traître!...

Soulagé par cet acte de vigueur, l’Empereur signa le décret qui nommait le duc de Rovigo ministre de la police, et aussitôt sa fureur disparut; il congédia avec un sourire Cambacérès et 372 Dubois. Puis il descendit chez l’Impératrice, la surprendre au milieu de ses femmes; pour se distraire il la pria de lui jouer un air de harpe.

Dubois s’acquitta de son mieux de sa mission, mais il ne put rien saisir à Ferrières: Fouché avait mis en lieu sûr les papiers qu’il vendit par la suite à Louis XVIII. Ces papiers n’avaient d’ailleurs pas l’importance que leur attribuait Napoléon. Ils établissaient surtout que l’exécution du duc d’Enghien avait eu pour instigateur Savary, depuis duc de Rovigo, le successeur même de Fouché.

Fouché, après avoir protesté devant Dubois du respect avec lequel il accueillait sa disgrâce, et annoncé son prochain départ pour Rome, quitta secrètement Ferrières et vint s’embusquer à Paris, dans une petite maison très discrète.

Là, entouré d’agents sûrs, qu’il employait à une besogne de contre-police personnelle, il surveilla étroitement l’Empereur, l’Impératrice et ceux qui les approchaient.

Etant au ministère, il lui était arrivé de recevoir des rapports assez obscurs, mais dont le contenu l’avait vivement intéressé, sur le compte de l’écuyer autrichien, placé par S. M. François II auprès de Marie-Louise, M. de Neipperg.

Quelques observations personnelles lui avaient permis de vérifier l’exactitude des indications fournies par ses agents.

373 —Le comte de Neipperg est amoureux de l’Impératrice, se dit-il, en souriant,—et son profil de renard prenait une expression de malice extraordinaire... la chose est évidente... elle l’était même trop, puisque l’Empereur s’en est aperçu et qu’il a congédié l’écuyer.

Il réfléchit un instant, huma une légère prise de tabac, puis se dit avec un nouveau sourire:

—L’Impératrice l’aime-t-elle?... Question à vérifier... d’ailleurs, je verrai bien... Neipperg est parti... mais il reviendra... je suis certain qu’il ne fera qu’une courte apparition à Vienne... juste le temps de laisser vérifier par l’ambassadeur de France sa présence... et qu’il repartira aussitôt.

Il prit une seconde prise de tabac en murmurant:

—Comme le lièvre au gîte, ce galant retournera au palais... alors je le happerai au passage et le rapporterai, en chien fidèle, à l’Empereur qui ne pourra nier mon zèle et réparera son injustice présente... ou bien, car l’Impératrice est puissante et peut beaucoup auprès de Napoléon, je la préviendrai du danger... je la protégerai... je la sauverai... Et Marie-Louise m’en témoignera de la reconnaissance... Les amours des souverains, c’est le salut des serviteurs méconnus comme moi!...

374 Et enchanté de sa perspicacité, Fouché, confiant, rassuré, se dit en se frottant les mains:

—Que Neipperg revienne d’ici deux mois... et je vous renverrai dans vos terres, monsieur le duc de Rovigo!...

XII
LE RETOUR

—Voici le chapeau de madame la duchesse! dit la femme de chambre, Lise, ouvrant la porte du salon où Catherine Lefebvre, debout devant une psyché, se cambrait, se carrait, s’admirait, essayant une robe d’amazone que la couturière venait de lui apporter.

Une partie de chasse à Compiègne avait été organisée par l’Empereur pour le lendemain, et la duchesse de Dantzig, pour la circonstance, s’était commandé une longue jupe, une veste à boutons de métal et un coquet chapeau.

Elle avait grommelé tout en enfilant la jupe et le corsage, qu’elle trouvait trop étroit:

—Je n’entrerai jamais là-dedans!... je vais tout faire éclater pour sûr, quand je serai devant Leurs Majestés... et l’on se moquera encore de moi! fit-elle avec un soupir. Bah! je m’en fiche! 376 reprit-elle gaiement... je les vaux bien toutes, ces mijaurées!... Ah! jour de Dieu! si j’en tenais une entre quat’z’yeux... la reine Caroline par exemple!... elle a beau être la sœur de l’Empereur, quelle tripotée je lui flanquerais!... ça lui rappellerait le temps où elle allait au lavoir... Nous avons juré respect et obéissance à Sa Majesté... mais pas à elle!... Parbleu! elle n’a pas gagné la bataille d’Austerlitz, la Murat!... Voyons, le chapeau, Lise!...

Elle prit brusquement la coiffure des mains de la femme de chambre.

Elle campa le chapeau sur sa tête, un peu en arrière, et se regarda.

—Ça me va très mal!

—Je ne trouve pas, madame la duchesse! se hasarda à dire la femme de chambre.

—Vous n’y connaissez rien, Lise... moi, pas grand’chose, du reste...

—Madame la duchesse le trouve trop grand?

—Trop petit... il n’en fait qu’à sa tête, ce chapelier... c’est pourtant lui qui fournit à l’Empereur ses chapeaux...

—Madame la duchesse veut-elle que je le fasse venir... il attend dans l’antichambre...

—C’est le chapelier lui-même?...

—Non, son commis...

—Eh bien! qu’il entre!...

377 Et Catherine de nouveau se campa, se tourna, se mira dans la psyché...

La porte s’ouvrit. Elle ne s’interrompit pas et continua son manège, penchant le chapeau, le retirant, le remettant sur sa tête avec des mouvements impatients.

On ne se dérange pas pour recevoir le commis d’un chapelier.

Tout à coup elle poussa un cri.

Elle venait d’apercevoir, dans la glace, l’homme que Lise introduisait, le commis...

Elle se retourna et, montrant la porte à la femme de chambre stupéfaite:

—Laissez-nous! dit-elle vivement.

—Qu’a donc madame la duchesse aujourd’hui? se demanda Lise, et comme la venue de ce garçon chapelier l’a troublée...

Tout en fermant la porte derrière elle, Lise ricana:

—Ah! ah!... elle l’aura connu quand elle était blanchisseuse... une ancienne connaissance du bon temps!... Ah! ah! ça serait drôle, ce commis de chapelier qui vient de Paris pour coiffer madame et qui s’en irait ayant aussi fourni la coiffure à monsieur le maréchal! ah! ah!...

Tandis que Lise s’égayait ainsi aux dépens de sa maîtresse, celle-ci courait au commis chapelier et, lui prenant les mains, avec anxiété, lui disait:

378 —C’est vous!... comment êtes-vous à Compiègne?...

—Je me trouvais à Paris, chez votre chapelier... J’appris qu’on vous envoyait un chapeau... Je suivis le garçon chargé de l’apporter... En route, moyennant un napoléon, j’obtins qu’il allât m’attendre au cabaret... Je suis entré à sa place... et je crois avoir bien suffisamment rempli mon rôle... Vos gens s’y sont trompés... Votre intendant m’a proposé, en m’accueillant, de majorer votre facture... Le valet de chambre m’a réclamé son tant pour cent et votre camériste m’a fort recommandé de ne pas oublier ses épingles... Vous voyez que je suis bien en sûreté!...

—Quelle imprudence!... Ne savez-vous pas que vous avez des ennemis puissants à la Cour?...

—Je n’en ai qu’un, l’Empereur!...

—C’est suffisant!... Ah! quelle émotion, si l’on savait que le comte de Neipperg est ici!...

—On ne le saura pas! dit Neipperg avec désinvolture, car c’était lui qui, incapable de supporter plus longtemps l’éloignement, avait tout bravé pour revenir en France, pour revoir Marie-Louise, ainsi que l’avait prévu Fouché.

—Mais les espions!... fit Catherine alarmée; songez donc que vous êtes observé, surveillé, filé... L’Empereur a eu certainement contre vous des notes, des rapports... On a fait causer des femmes de l’Impératrice... Enfin, si l’on vous 379 trouve, si l’on apprend votre présence en France, vous êtes perdu!...

—Je ne pense rester que fort peu de temps; dans deux jours, au plus tard, je reprendrai la route de Vienne...

—Alors, pourquoi êtes-vous venu?...

—Je devais voir l’Impératrice...

—C’est impossible!... pourquoi cette obstination?... Vous êtes imprudent! plus que cela... vous n’avez pas le droit de troubler le repos de l’Impératrice, de l’exposer à des soupçons...

Neipperg réfléchit un instant, puis, prenant la main de Catherine, il lui dit avec émotion:

—Ma chère duchesse, ne m’interrogez pas trop!... ne me poussez pas à vous montrer à nu mon cœur, mon triste cœur!... vous l’avez deviné, vous le voyez, j’aime l’Impératrice et quelque chose me dit qu’elle n’a pas pour moi que de l’indifférence...

—Malheureux!... tromper l’Empereur... c’est la mort pour vous, la honte, la répudiation pour elle!... Renoncez à cette passion insensée!...

—Je ne puis... avec ma vie seulement s’éteindra ce fol amour! s’écria avec énergie Neipperg; mais je veux du moins que ma téméraire passion ne nuise pas à celle qui en a été l’objet...

—Que projetez-vous? Quelle tentative audacieuse avez-vous rêvée en revenant...

—A voir une dernière entrevue avec Marie-Louise, 380 je vous l’ai dit... lui remettre un objet qu’elle m’avait confié...

—Un gage d’amour...

—Oui... cette bague... dit Neipperg tirant de sa poche un petit écrin. Il l’ouvrit, en sortit la bague que Marie-Louise lui avait donnée avec la fleur du souvenir, le jour de son départ.

Il baisa à plusieurs reprises la bague, il la replaça dans l’écrin, et serra le tout avec effort en murmurant:

—Il faut que je me sépare de ce bijou qui m’était plus précieux que tous les trésors de la terre, plus cher que ma vie même. Il le faut, hélas!

—C’est pour remettre cet écrin à l’Impératrice que vous avez quitté l’Autriche, que vous êtes venu braver la colère de l’Empereur, justifier sa jalousie?...

—Pouvais-je faire autrement? Napoléon a su que l’Impératrice n’avait plus cette bague, par une indiscrétion de femme de chambre, sans doute.

—Ou par Fouché.

—Par Fouché peut-être. Marie-Louise a prétendu l’avoir égarée... Napoléon a exigé qu’elle fût cherchée, retrouvée. Un mot pressant de l’Impératrice m’est parvenu à Vienne. Aussitôt, je me suis mis en route. Ce soir, Marie-Louise aura sa bague, et les soupçons de son mari s’évanouiront.

381 —Mais si vous êtes surpris, quelle explication fournirez-vous?

—Aucune... j’espère ne pas être découvert...

—Qui vous aidera à pénétrer dans le palais?...

Neipperg hésita un instant et regarda Catherine avec fixité.

—Je n’ai qu’une amie... qu’une bonne et fidèle amie, en France: vous, ma chère duchesse... J’ai espéré que vous voudrez bien, en cette circonstance, être secourable pour moi, m’aider, me sauver peut-être... encore une fois!...

Catherine releva vivement la tête et dit avec énergie:

—Non!... ne comptez pas sur moi!...

—Catherine Lefebvre, souvenez-vous du 10 Août!... pourquoi m’avez-vous recueilli, protégé, arraché à la vengeance des gardes nationaux prêts à me fusiller!... Il fallait me laisser mourir, alors!...

—Nous ne sommes plus au 10 Août, mon cher comte, répondit avec dignité Catherine; je suis la maréchale Lefebvre, duchesse de Dantzig, je dois tout à l’Empereur... mon mari et son fidèle sujet, son compagnon de combats et de gloire, est maréchal de ses armées, duc de son empire; avec lui, il a parcouru tous les champs de bataille de l’Europe... Nous ne pouvons, le maréchal et moi, seconder dans ses projets un ennemi de l’Empereur, eût-il été notre ami, eussions-nous envers 382 lui des obligations déjà anciennes de reconnaissance, et si vous vous souvenez du 10 Août, je n’ai pas oublié non plus la nuit de Jemmapes... Réfléchissez, monsieur de Neipperg! ce que vous me demandez est impossible!... La maréchale Lefebvre ne doit pas savoir ce qui vous amène en France... L’honneur de l’Empereur, la vertu de l’Impératrice, ne peuvent même pas être en cause dans notre entretien...

—Alors vous m’abandonnez!...

—Je vous conseille de partir, de retourner à Vienne... sans chercher à approcher l’Impératrice...

—Je ne pourrai jamais... et cette bague?...

—Confiez-la-moi... je la lui remettrai moi-même, discrètement... je vous le promets!...

Et Catherine tendit la main à Neipperg, qui y déposa un long baiser.

—Oh! merci! merci! murmura-t-il, faites en même temps savoir à l’Impératrice que si je m’éloigne, je serai prêt au premier appel, au premier signal... elle est aujourd’hui au faîte de la puissance, mais qui peut répondre de l’avenir?...

—Je ferai votre commission, comte, mais je crois et j’espère que l’Impératrice n’aura jamais besoin de vous rappeler votre promesse, d’invoquer votre dévouement...

—Qui sait!... madame la duchesse, le sol est miné sous les pas de votre Empereur...

383 —La mine éclatera sans danger pour lui... la victoire le protège!... Voyez son trône environné de rois à genoux... qui donc oserait franchir cette haie de factionnaires couronnés, montant la garde avec des sceptres!...

—Les rois prosternés se relèveront... ils se vengeront d’avoir été si longtemps l’échine courbée... Je sais bien des choses, ma chère duchesse... la Cour de Vienne a pour moi livré son secret... que votre Empereur prenne garde! L’orage s’amoncelle et le tonnerre va bientôt éclater...

—Si l’orage menaçait le trône impérial, ce n’est pas de Vienne qu’il fondrait, je suppose... Votre empereur est le beau-père du nôtre...

—Mon souverain n’a jamais pris au sérieux son alliance avec Napoléon. Il a fait le sacrifice de sa fille pour préserver quelques-unes de ses provinces. Ce mariage imposé par la politique, la politique peut le défaire. Tant que Napoléon chevauchera avec la victoire en croupe, il sera toujours traité comme un gendre par François II; mais qu’il soit désarçonné, qu’il roule vaincu dans un fossé, au moment où il voudra se relever, ce n’est pas la main que lui tendra son beau-père, c’est l’épée, par la pointe... François II fera ce que feront les souverains de Russie, de Prusse, d’Angleterre... voilà ses véritables alliés... sa vraie famille... il ne se séparera jamais d’eux, il 384 les aidera à accabler Napoléon terrassé... aussi, je vous le redis, assurez l’Impératrice qu’au jour de malheur que je prévois, elle me verra accourir, prêt à donner pour elle mon sang, toute ma vie...

—Vous avez de lugubres pressentiments, Neipperg... Heureusement rien jusqu’ici n’en fait présager la réalisation... Ne vous égarez pas trop dans vos imaginations!... N’oubliez pas que Napoléon est toujours puissant, que son trône est encore debout, qu’il a autour de lui des serviteurs dévoués et qui se montreraient impitoyables pour celui qu’ils surprendraient rôdant autour de l’Impératrice... Les ordres sont formels...

—Oui, je sais, dit Neipperg en souriant, il y a Roustan, le mameluck... Et que ferait-il s’il me rencontrait dans les appartements de Sa Majesté?...

—Il vous tuerait!...

—Oh! oh!... on n’irait pas jusque-là... Que diable! Napoléon a beau s’entourer de janissaires orientaux pour garder sa personne et sa femme, son palais n’est pas le harem du sultan... On ne vous y bâillonne pas pour vous jeter dans le Bosphore.

—Ne plaisantez ni avec la jalousie de Napoléon ni avec le cimeterre de Roustan...

—Je n’ignore pas que Napoléon a grillé, claquemuré Marie-Louise... Il la tient enfermée comme une odalisque... Défense à aucun homme, 385 même aux grands officiers de sa maison, même à ses meilleurs amis: Berthier, Cambacérès, Lefebvre ou Caulaincourt de pénétrer chez l’Impératrice autrement qu’invités et accompagnés par lui... Je suis au courant aussi de l’aveugle dévouement du mameluck: il frapperait son père s’il le trouvait, enfreignant la consigne, dans les couloirs du palais... mais j’ai pris mes précautions... je me suis rendu inviolable!...

—Inviolable! que voulez-vous dire?...

—Sans faire connaître exactement à l’Empereur d’Autriche le but de mon voyage secret en France, je lui ai appris, dans un entretien particulier, que je verrais l’Impératrice à Paris, à Saint-Cloud, à Compiègne... que je lui parlerais librement... qu’elle pourrait me faire savoir, sans témoins, si elle était heureuse, si Napoléon la traitait bien... Vous savez que l’empereur François aime sa fille, et que son affection est devenue d’autant plus vive qu’il se reproche un peu d’avoir sacrifié à ses intérêts de monarque le cœur de Marie-Louise.

—L’Empereur François a-t-il donc besoin d’un ambassadeur mystérieux comme vous l’êtes, pour savoir les sentiments de sa fille... L’Impératrice n’est-elle pas libre d’écrire à son père?...

Neipperg haussa imperceptiblement les épaules.

—Vous oubliez Savary!...

—Eh bien! quoi, Savary?

386 —Il a organisé une sombre officine... un cabinet noir... partout, à Saint-Cloud, aux Tuileries, ici même, à Compiègne... Pas une lettre, ne part pour Vienne qu’elle n’ait été, au préalable, décachetée, remise à l’Empereur et recachetée, avec une grande habileté. Le duc de Rovigo est passé maître dans l’art de soumettre les lettres à la fumigation, de soulever la cire des cachets à l’aide d’une lame de couteau rougie au feu... L’Empereur d’Autriche le sait et il m’a autorisé à obtenir de sa fille un entretien secret... C’est pour cela que, bravant tout, je me suis rendu, sous ce déguisement, au palais de Compiègne...

—Neipperg, soyez raisonnable! ne vous perdez pas... ne compromettez pas l’Impératrice...

—Loin de moi cette pensée!...

—Jurez-moi de partir immédiatement... sans songer à pénétrer auprès de Sa Majesté...

Neipperg hésitait. Catherine insista:

—Mais, encore un coup, sur qui comptez-vous pour vous introduire auprès de Sa Majesté?...

—Sur madame de Montebello...

—La dame d’honneur!... c’est grave!... Mon cher comte, savez-vous que par suite de la maladie du général Ordener, maladie subite et dont l’Empereur s’est montré fort contrarié, c’est Lefebvre qui a été chargé par lui de commander ici et de remplir l’office de grand-maréchal du palais... Madame de Montebello est sous ses 387 ordres... il est responsable de l’entrée dans le palais de toute personne qui n’y a pas été appelée... Neipperg, vous ne voulez pas placer Lefebvre entre son amitié pour vous et son devoir?... Vous savez qu’il ne transigerait pas...

—Lefebvre me ferait fusiller? dit en souriant Neipperg.

—Si l’Empereur l’ordonnait... si vous étiez surpris ici, oui!... Partez donc, je vous en supplie, au nom de notre vieille amitié, au nom de votre fils Henriot, que l’Empereur affectionne, et dont vous ne pouvez compromettre la carrière, briser l’avenir, pour un entretien d’un instant, pour une entrevue sans espoir... Partez!...

—Soit! je vous écouterai... Ce que vous me dites de Lefebvre, dont je ne veux pas engager la responsabilité, me décide, je partirai!...

—Sur-le-champ?...

—Oui... fit Neipperg avec un certain embarras, cherchant ses mots comme un homme qui dissimule, j’ai ma voiture qui attend sur la route de Soissons... je vais retrouver le commis du chapelier dont j’ai usurpé la place, je le réexpédie à Paris... et je prends aussitôt après le chemin de l’Allemagne... Adieu donc!... vous remettrez la bague à Sa Majesté et vous lui direz...

A ce moment on frappa à la porte et Lise parut:

388 —Qu’y a-t-il?... pourquoi nous dérange-t-on? demanda vivement Catherine.

—C’est M. de Rémusat, le chambellan de Sa Majesté, qui veut parler à madame la duchesse.

—Un chambellan?... Ah! oui, je sais, dit à mi-voix Catherine, c’est probablement pour une algarade que j’ai encore eue hier avec les sœurs de l’Empereur... Oh! je leur ai dit leur fait... Elles se sont plaintes et l’Empereur veut sans doute me faire la leçon... Allons! Faites entrer M. de Rémusat, dit-elle à Lise, cherchant anxieusement à surprendre ce que sa maîtresse pouvait chuchoter à l’oreille du commis chapelier... Adieu, monsieur!

—Alors, madame la duchesse est satisfaite de sa coiffure? dit à haute voix le faux commis.

—Très satisfaite, vous ferez mes compliments à votre patron...

Et la duchesse se jeta dans un fauteuil pour recevoir avec dignité le chambellan de Sa Majesté.

XIII
LA CRÉANCE DE LA BLANCHISSEUSE

L’ordre transmis par M. de Rémusat était formel.

L’Empereur mandait sur-le-champ la duchesse de Dantzig dans son cabinet.

M. de Rémusat s’étant retiré, sa mission remplie, la duchesse se hâta de passer une robe, de s’envelopper d’un manteau pour se rendre au cabinet impérial.

L’Empereur travaillait à son bureau, éclairé de trois bougies et d’une lampe, ayant auprès de lui Constant, son valet de chambre, qui lui préparait une tasse de café.

Des officiers d’ordonnance, en brillant uniforme, M. de Lauriston, M. de Brigode, attendaient les plis que leur remettait l’Empereur. C’était dans les couloirs un va-et-vient continuel d’estafettes.

Très nerveux, très agité, Napoléon signait d’une 390 main fiévreuse les pièces déposées devant lui.

Il parcourait d’un œil furieux des journaux étrangers, remplis de correspondances scandaleuses visant sa vie privée, surtout celle de ses sœurs... Le sabreur Junot, l’amant de Caroline et le pompeux M. de Fontanes, grand-maître de l’Université, faisaient les frais de ces anecdotes malveillantes.

Après avoir lu, l’Empereur froissait et jetait au feu les fragments de ces feuilles hostiles, découpés et présentés chaque jour par Savary.

Un de ces venimeux articles avait plus particulièrement irrité l’Empereur: il y était parlé de la disgrâce infligée à M. de Neipperg, l’écuyer de l’Impératrice, placé auprès d’elle par son auguste père, et on y insinuait que, depuis le départ de ce cavalier servant, Marie-Louise se désespérait, languissait et maudissait la jalousie de Napoléon.

A ces causes de nervosité était venu s’adjoindre un très vif mécontentement: ses deux sœurs, toujours en querelle,—Elisa de plus en plus jalouse de Caroline faite reine, alors qu’elle n’était que duchesse de Lucques et de Piombino,—avaient eu avec lui une altercation qui, commencée en français, s’était terminée en patois corse, avec une exubérance de gestes toute méridionale.

Au milieu de la dispute Napoléon, impatienté, cherchant vainement à imposer silence aux deux bavardes corneilles, cessant de tisonner dans la 391 cheminée où il se chauffait rageusement les pieds, avait empoigné les pincettes et les brandissant d’une façon comique et terrible, en avait menacé ses sœurs, comme au temps des misères et des plaintes dans la pauvre maison de Marseille.

La maréchale Lefebvre, contre laquelle la reine de Naples et la grande-duchesse de Lucques et de Piombino avaient déposé une plainte en règle, pouvait donc s’attendre à une réception peu aimable.

Elle s’était cependant armée de courage et, confiante dans sa présence d’esprit, elle s’était préparée à tenir tête au maître redouté qui la mandait pour la tancer.

A tout hasard, comme une arme de défense suprême, avant de se mettre en route, fouillant dans le «bonheur du jour» où elle serrait ses bijoux et ses objets les plus précieux, elle en avait tiré un papier jauni, aux plis fatigués, aux cassures vénérables, attestant un long séjour dans un portefeuille.

Elle fit glisser en son corsage cette paperasse qu’elle avait considérée un instant avec attendrissement, comme un témoin évocateur du passé, et, plus forte, se sentant capable de riposter aux coups de boutoir de l’Empereur, elle traversa d’un pas assez ferme les longs corridors du palais de Compiègne, les vestibules où sommeillaient 392 les officiers de service, et arriva devant le seuil du cabinet impérial.

Roustan, le fidèle mameluck, montait la garde.

Un des aides de camp annonça la duchesse de Dantzig et se retira.

Catherine Lefebvre entra, fit la révérence gravement et attendit, debout, que l’Empereur, lisant un état remis par le ministre des Finances, lui adressât la parole.

Un silence profond emplissait le cabinet de Napoléon.

On n’entendait que le tic-tac régulier d’une belle horloge aux colonnes de bois tors avec des appliques de cuivre doré, et le sifflement doux des bûches brûlant dans la cheminée.

Tout à coup l’Empereur releva brusquement la tête:

—Ah! vous voilà, madame la maréchale! Eh bien! j’en apprends de belles sur votre compte... que s’est-il passé avant-hier?... toujours des violences de langage, des expressions crues, qui donnent à rire à tous les gazetiers de l’Europe et font ressembler ma cour au carreau des Halles... Je sais que vous n’êtes point sotte... mais vous ne pouvez parler le langage des cours... vous ne l’avez pas appris... Oh! je ne vous en veux pas de cette ignorance... je n’en veux qu’à Lefebvre de s’être marié sergent quand il avait dans sa giberne un bâton de maréchal!...

393 Napoléon s’arrêta, alla à la crédence où se trouvait placée la cafetière sur un réchaud, se versa une demi-tasse et avala brûlante l’odorante boisson.

Puis, revenant à Catherine, immobile, calme, laissant passer l’averse:

—Votre situation à la cour est devenue impossible... vous partirez donc... votre douaire sera réglé... vous n’aurez pas à vous plaindre des conditions de fortune dans lesquelles vous serez placée... Votre divorce ne changera rien à votre rang, à vos prérogatives... j’ai déjà dit tout cela à Lefebvre, vous en a-t-il parlé?...

—Oui, sire... Lefebvre m’a tout dit...

—Et que lui avez-vous répondu?

—Moi?... je lui ai ri au nez!...

L’Empereur, de surprise, lâcha la tasse d’argent qu’il enlevait de la soucoupe. Elle retomba avec un bruit argentin.

—Que signifie ce langage?... et Lefebvre, lui, qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait?

—Il m’a embrassée en jurant qu’il ne vous obéirait pas!...

—C’est trop fort!... vous osez me répondre ainsi, à moi, votre Empereur, votre maître!...

—Sire, vous êtes notre maître, notre Empereur, c’est exact, dit avec fermeté la maréchale; vous pouvez disposer de nos biens, de notre existence à Lefebvre et à moi... nous vous devons tout!... 394 vous êtes l’Empereur, et vous pouvez, d’un geste, d’un simple signe, lancer sur le Danube ou sur la Vistule cinq cent mille hommes qui, avec joie, se feront tuer pour vous... Mais vous ne pouvez pas faire que Lefebvre et moi nous ne nous aimions pas, vous ne pouvez pas nous séparer... Votre puissance s’arrête là... et si vous avez tenté de gagner cette bataille, vous la perdrez!...

—Vous croyez?... Mais, madame, puisque vous avez la langue bien pendue à ce que j’entends... vous devriez savoir la retenir et ne pas donner à ma cour le spectacle de scandales trop fréquents... comme celui d’hier... N’avez-vous pas insulté la reine de Naples, la grande duchesse de Lucques et de Piombino?... Vous ne respectez pas l’Empereur dans la personne des membres de sa famille... Puis-je tolérer ces impertinences publiques, ces outrages qui semblent une gageure?...

—Sire, vous avez été mal informé... Je n’ai fait que me défendre... les insultes ne venaient pas de moi... Les sœurs de Votre Majesté outrageaient l’armée!...

Napoléon fit un bond sur son fauteuil, où il s’était jeté dans un de ces accès de brusquerie qui lui étaient familiers.

—L’armée! s’écria-t-il, que voulez-vous dire?... Qui a outragé l’armée?

—Vos sœurs, sire, en ma personne!... dit 395 Catherine, se redressant fière, presque hardie, prenant une attitude militaire.

—Je ne vous comprends pas... expliquez-vous!

—Sire, les sœurs de Votre Majesté m’ont reproché d’avoir fait partie de ces héroïques soldats de Sambre-et-Meuse dont la gloire a pu être égalée mais n’a pas été surpassée.

—C’est vrai!... Mais comment étiez-vous de ces braves?

—Vivandière, sire, au 13e léger... J’accompagnais Lefebvre.

—Vous avez fait campagne? demanda l’Empereur subitement radouci et intéressé.

—Oui, sire... Verdun, Jemmapes, Altenkirchen... J’ai servi dans l’armée du Nord... armée de la Moselle... armée du Rhin... armée de Sambre-et-Meuse... Dix-huit campagnes... une citation à l’ordre du jour de l’armée à l’affaire d’Altenkirchen.

—Une citation, vous!... c’est étonnant!

—Action d’éclat, oui, sire... et ce n’était pas commode de se faire remarquer dans ces armées-là... Avec Hoche, Jourdan, Lefebvre, tout le monde était des héros.

—Mais c’est très bien!... c’est très beau! dit l’Empereur souriant. Comment diable Lefebvre ne m’a-t-il jamais raconté tout cela?...

—A quoi bon, sire? il avait de la gloire et des honneurs pour deux... c’est l’occasion qui me fait 396 vous rappeler cela... Sans la circonstance, je n’en aurais jamais parlé... c’est comme ma blessure...

—Vous avez été blessée?...

—Un coup de baïonnette... à Fleurus... là, dans le haut du bras!...

—Voyons!... laissez-moi, madame la maréchale, lui donner le pansement qui convient à ce joli bras...

Et, devenu galant, Napoléon, s’approchant de Catherine, lui prit le bras et appliqua ses lèvres à l’endroit où la baïonnette d’un Autrichien avait laissé sa cicatrice.

Puis, émoustillé, ne songeant plus à gronder, il murmura:

—La jolie peau satinée!... Vous permettez, duchesse?...

—Oh! il n’y a pas d’autre blessure! fit-elle en riant, se dégageant et repoussant les doigts devenus agiles et oseurs de Napoléon séduit, excité, ravi.

Et elle ajouta, avec une malicieuse expression de physionomie:

—Vous avez mis d’ailleurs bien du temps à vous en apercevoir, sire, que j’avais la peau satinée...

—Moi!... vous ai-je donc déjà eue comme cela... près de moi?... dit Napoléon se rapprochant encore, et tapotant doucement le bras dodu de Catherine...

—Oui, sire... oh! il y a longtemps... bien 397 longtemps... c’était au moment du 10 Août... je n’étais pas encore engagée avec Lefebvre... je suis venue le matin, dans une petite chambre de l’hôtel Maugeard, rue du Mail... où vous logiez alors...

—C’est exact!... au deuxième étage...

—Non!... au troisième...

—Et que diable veniez-vous faire dans ma chambrette d’officier d’artillerie?... demanda Napoléon de plus en plus intéressé par tout ce que lui apprenait la duchesse de Dantzig.

—Pardine!... je venais vous rapporter votre linge... vous en aviez grand besoin... Ah! alors, si vous aviez voulu... je ne dis pas que j’aurais été capable de m’en retourner comme j’étais venue... mais vous ne pensiez guère à moi!... vous aviez le nez fourré sur une carte de géographie et tant que je suis restée là, vous n’avez pas bougé plus qu’un terme... C’est comme cela que j’ai épousé Lefebvre!... je ne l’aimais pas encore, et je l’adore à présent... Si vous vous étiez déclaré, je vous aurais préféré à lui, vrai, comme je vous le dis!... Mais tout cela c’est des histoires de l’autre monde... il n’y faut plus penser, sire!...

Et Catherine, en achevant de narrer la scène que nous avons relatée aux premières pages de ce récit, lança à l’Empereur un coup d’œil ironique.

Napoléon la regardait attentivement. Son œil si profond s’emplissait de lueurs étranges à cette 398 évocation du passé. Il reprit avec curiosité:

—Vous étiez donc alors...?

—Blanchisseuse!... mon Dieu oui, sire... c’est ce que m’ont encore reproché vos sœurs...

—Blanchisseuse!... blanchisseuse!... grommelait l’Empereur, vous avez donc fait tous les métiers? Cantinière, passe encore, mais blanchisseuse!...

—Sire, on fait ce qu’on peut quand on veut vivre honnêtement. Sans compter que le métier n’était déjà pas si bon... avec les mauvaises paies... Ainsi, tenez, croiriez-vous qu’il y a dans votre palais un militaire qui me redoit encore une note de cette époque-là...

—Vous ne comptez pas sur moi pour vous la faire payer? dit Napoléon, moitié riant, moitié fâché.

—Mais si, je ne compte que sur Votre Majesté...

—Vous êtes folle!

—Très raisonnable! Je ne réclame que mon dû... D’ailleurs mon débiteur a fait son chemin... il a une belle position aujourd’hui, fit-elle avec une pointe de raillerie, en regardant l’Empereur.

Et elle ajouta, fouillant dans son corsage, et tirant le papier jauni qu’elle y avait glissé quand le chambellan était venu la demander:

—Oh! il ne peut pas nier sa dette... j’ai là une lettre où, reconnaissant la créance, il me priait d’attendre un peu... tenez!... voyez! voici ce qu’il 399 écrivait: «... Je ne puis en ce moment vous régler votre note, ma solde insuffisante pour moi doit encore servir à subvenir aux besoins de ma mère, de mes frères et de mes sœurs, réfugiés à Marseille, à la suite des troubles dont la Corse a été le théâtre... Quand je serai réintégré dans mon grade de capitaine d’artillerie...»

Napoléon s’était élancé vers elle. Il lui prit vivement la lettre qu’elle lisait, et en proie à une visible et profonde émotion:

—C’était donc moi!... Ah! toute ma jeunesse revit dans ce papier froissé, à l’écriture pâlie... Oui, j’étais pauvre alors, inconnu, dévoré d’ambition, inquiet sur le sort des miens, préoccupé des destinées de mon pays... j’étais seul, sans ami, sans crédit, sans que personne crût en moi... et vous avez eu confiance, vous!... une simple blanchisseuse... Oh! je me souviens, à présent!... vous avez été bonne, vous avez été intelligente aussi, seule peut-être vous avez lu dans l’avenir et deviné que le petit officier d’artillerie ne resterait pas toujours dans la chambrette de l’hôtel garni où vous lui laissiez son linge... par compassion pour son abandon et pour sa pauvreté... L’Empereur ne l’oubliera plus!...

Napoléon éprouvait une émotion réelle. Toute sa colère était passée. Il regardait avec une pieuse attention cette lettre, trace ravivée de son passé dont il ne rougissait pas. Il faisait un effort de 400 mémoire pour se rappeler les moindres événements de cette époque.

—Oh! dit-il à la maréchale, à présent je vous revois telle que vous étiez dans votre boutique de la rue des Orties. Il me semble que j’y suis... Voici l’atelier avec son escalier, ses tables, ses cuviers, sa grande cheminée... La porte de votre chambre était à gauche... une porte d’allée donnait à droite... De grands carreaux, une porte à deux battants, du linge partout, séchant, repassé... Mais comment donc vous appeliez-vous à cette époque, où vous n’étiez pas encore mariée?

—Catherine... Catherine Upscher.

L’Empereur fit un hochement de tête. Ce nom ne lui disait rien.

—Vous n’aviez pas un autre nom? Voyez donc... un surnom... un sobriquet...

—Si... On me nommait la Sans-Gêne!

—J’y suis!... Et vous avez conservé ce surnom à ma cour!...

—Partout, sire!... Sur les champs de bataille aussi...

—C’est juste, dit en souriant l’Empereur, vous avez bien fait de défendre votre noble jupon de vivandière contre l’insolence des manteaux de cour, mais évitez ces scènes qui me sont désagréables... C’est moi, Catherine Sans-Gêne, qui désormais vous ferai respecter par tout le monde ici... Soyez demain à la chasse que je donne en 401 l’honneur du prince de Bavière... Devant toute la cour, devant mes sœurs, je vous parlerai de telle façon que nul n’osera plus vous provoquer, ni vous reprocher une origine humble et une jeunesse pauvre, que vous partagez d’ailleurs avec Murat, avec Ney... avec moi, parbleu!... Mais, voyons, avant que vous vous retiriez, il faut que l’Empereur acquitte la dette du capitaine d’artillerie... Je vous dois combien, madame Sans-Gêne?

Et l’Empereur, gaîment, fouilla dans sa poche.

—Trois napoléons, sire!

La maréchale tendit la main.

—Vous me comptez un peu cher!... dit Napoléon qui savait éplucher un mémoire et dont la comptabilité immense était minutieusement examinée, en livres, sous et deniers.

—Il y a du raccommodage, sire...

—Mon linge n’était pas si mauvais que cela!...

—Plus mauvais encore!... et puis il y a les intérêts...

—Allons, soit!... je vais m’exécuter...

Et l’Empereur continua à tâter les goussets du gilet, à explorer les poches du pantalon, dans une recherche hâtive et comique.

—Ma foi! je joue de malheur, dit-il avec bonhomie, ces trois napoléons que vous me réclamez, je ne les ai pas sur moi...

—Ça ne fait rien, sire, je vous ferai encore crédit!...

402 —Merci!... Maintenant, venez, il se fait tard... il faut que vous rentriez... Parbleu! voilà onze heures qui sonnent et tout le monde dort au palais... nous devrions être au lit tous les deux... Je vais vous donner Roustan pour vous accompagner...

—Oh! sire, je n’aurai pas peur... D’ailleurs qui pourrait, la nuit, s’introduire dans le palais? dit avec tranquillité la duchesse.

—Non!... par tous ces corridors, déserts et sombres, il vaut mieux que l’on vous escorte avec un flambeau...

Et l’Empereur, élevant légèrement la voix, cria:

—Roustan!

Une porte intérieure s’ouvrit, et le fidèle mameluck parut.

—Tu vas accompagner madame la maréchale jusqu’à ses appartements. C’est à l’autre bout du palais, dit l’Empereur. Prends un flambeau.

Roustan s’inclina et, empoignant un candélabre, entr’ouvrit la porte du cabinet impérial donnant sur une grande galerie.

Il allait se mettre en route, précédant la maréchale, quand, se retournant, avec le calme oriental, mais aussi avec une expression de gravité qui fit frissonner Catherine, Roustan dit:

—Sire, on marche dans la galerie! Un homme en habit blanc... Il se dirige vers l’appartement de l’Impératrice...

XIV
LES MAMELUCKS DE NAPOLÉON

Napoléon était devenu terriblement pâle en entendant son fidèle Roustan lui signaler la présence d’un homme dans la galerie conduisant aux appartements de Marie-Louise.

Un habit blanc!... avait dit le mameluck...

Qui donc pouvait, parmi ceux qui portaient l’uniforme autrichien, s’introduire ainsi, la nuit, comme un voleur, dans la partie du palais interdite à tous, sinon cet audacieux écuyer, qui avait poursuivi l’Impératrice de ses assiduités?

Le nom de Neipperg se présenta aussitôt à l’esprit de Napoléon.

Mais il réfléchit et se dit:

—C’est absurde!... Neipperg est à Vienne... je m’alarme à tort... Ah çà! est-ce que je deviendrais fou, de rêver partout de cet autrichien?... Non!... l’habit blanc que signale Roustan, c’est 404 quelque ancien chouan, un complice de Cadoudal, ce marquis de Louvigné, peut-être, que Fouché a laissé échapper... Il s’est glissé dans le palais... il vient pour me surprendre pendant mon sommeil... pour m’assassiner... mais je veille, et c’est lui que je vais tenir!...

Alors, rapidement, avec la promptitude qu’il mettait sur le champ de bataille à disposer ses troupes, il fit signe à Roustan de baisser la lampe et de se placer derrière la porte de sa chambre à coucher, prêt à accourir au premier appel.

Il souffla vivement les bougies éclairant son bureau.

Le cabinet impérial demeura sombre. Les tisons mourants de la cheminée jetaient seulement une lueur rougeâtre, très faible, permettant de discerner la porte donnant sur la galerie.

L’Empereur la poussa doucement, puis revenant à la maréchale, il lui prit la main, la serra avec force en murmurant:

—Taisez-vous!...

Catherine tremblait et le secret qu’elle devinait semblait prêt à s’échapper de ses lèvres.

Elle ne doutait pas que Neipperg ne fût l’homme vêtu de blanc signalé par Roustan.

—Le malheureux n’a pas tenu sa promesse, se dit-elle avec douleur... il a voulu revoir quand même l’Impératrice, il est perdu! Que faire?...

405 Elle cherchait et ne trouvait rien.

Il fallait se résigner, attendre, subir la pression implacable des événements.

Prostrée, tout son sang refluant au cœur, elle s’affaissa sur un canapé, auquel Napoléon, anxieux, mais redevenu calme et maître de lui, s’accouda, attentif, guettant la venue de celui qu’il supposait un royaliste.

Un glissement doux se fit entendre, et sur le tapis un froissement soyeux se produisit.

La porte du cabinet s’était ouverte, et dans la traînée immense que projetaient les bûches agonisantes du foyer, une femme était apparue.

Elle s’avançait avec précaution, l’oreille tendue, les mains tâtant devant et sur les côtés les meubles épars rencontrés...

—Madame de Montebello! murmura la maréchale, reconnaissant la dame d’honneur de Marie-Louise.

Napoléon de nouveau lui serra vigoureusement la main, craignant un cri, un mouvement qui prévînt...

La présence de la dame d’honneur, aux écoutes dans son cabinet, sondant les ténèbres et semblant précéder et guider quelqu’un, lui avait rendu tous ses soupçons...

Il suivait d’un œil, qui devait être chargé de fureur, les mouvements lents et circonspects de madame de Montebello s’assurant que ni l’Empereur, 406 ni personne ne veillait dans le cabinet.

Il la vit s’éloigner doucement, entr’ouvrir la porte sans doute pour gagner par la galerie la chambre de l’Impératrice...

Alors, n’y tenant plus, il s’élança...

Au moment où il franchissait le seuil du cabinet, il se heurta contre un homme qui lui dit:

—Puis-je passer, duchesse?...

Mais Napoléon, empoignant rudement l’intrus, l’amena dans le cabinet, en criant:

—Roustan!...

Le mameluck parut aussitôt, un flambeau à la main.

—Neipperg!... C’est bien lui!... dit avec rage Napoléon, reconnaissant l’homme qu’il tenait.

Effaré, ne sachant que dire, l’imprudent amoureux pris au piège s’efforçait de garder une contenance digne.

Un cri de femme avait répondu à l’exclamation de l’Empereur.

Madame de Montebello, surprise au moment où elle allait ouvrir la porte de l’Impératrice dont elle avait la clef, n’avait pu s’empêcher de révéler sa présence.

Dans sa colère, l’Empereur l’avait oubliée.

—Roustan, emmène cette femme, dit-il en la désignant, et reviens seulement quand je t’appellerai...

407 Le mameluck entraîna madame de Montebello anéantie.

—A nous deux, monsieur, dit Napoléon vivement à Neipperg à qui Catherine avait lancé un regard de pitié, avec un geste désespéré.

—Que faites-vous dans mon palais... la nuit... vous introduisant comme un voleur?... Je vous croyais à Vienne... Comment êtes-vous ici? Répondez, monsieur, fit Napoléon d’une voix étranglée, cherchant à se maîtriser.

Neipperg, très pâle, s’efforçant lui aussi d’être calme, dit lentement:

—Sire, j’ai en effet quitté Vienne.

—Pour quel motif?

—Sur l’ordre de mon souverain...

—Dans quel but?

—Pour remplir une mission confidentielle auprès de S. M. l’Impératrice... ma souveraine aussi.

—Ah!... et c’est la nuit que vous venez en ambassade?... Vous moquez-vous de moi, monsieur l’envoyé extraordinaire!...

—Votre Majesté m’ayant banni de sa présence, l’entrée au grand jour de ce palais m’étant interdite, j’ai dû me résoudre à tenter d’y pénétrer à une heure insolite, je l’avoue...

—Minuit n’est pas, en effet, l’heure habituelle pour présenter ses lettres de créance...

—C’est l’heure que m’a indiquée ma souveraine...

408 —L’Impératrice vous a donné rendez-vous à minuit!... dans sa chambre!...

—A minuit S. M. l’Impératrice devait me remettre la réponse que je sollicite d’elle au nom de l’empereur d’Autriche, mon maître...

—L’Impératrice n’a pas pu prendre un tel engagement... vous mentez, monsieur!...

Neipperg tressaillit sous l’insulte.

—Sire, dit-il, les dents serrées, je suis général autrichien, j’ai rang de ministre plénipotentiaire... Je suis ici le représentant de mon souverain auprès d’une archiduchesse d’Autriche... Vous m’outragez... dans votre palais, où je ne puis ni vous répondre, ni vous imposer les égards qui me sont dus, Sire, c’est une lâcheté!

—Misérable! s’écria l’Empereur, justement mis hors de lui par l’audacieuse impertinence de cet homme qui essayait de le braver, dans son propre logis, après avoir essayé de lui voler sa femme...

Et, dépassant la mesure, son tempérament violent reprenant le dessus, d’un geste irréfléchi, Napoléon, portant la main à la poitrine de Neipperg, ajouta:

—Vous êtes venu, la nuit, chez moi, comme un assassin, vous êtes indigne de porter les nobles insignes de votre grade!

Alors, joignant l’action à la menace, d’un mouvement impulsif, Napoléon arracha les aiguillettes de l’uniforme de Neipperg...

409 Exaspéré, bondissant sous cette violence, Neipperg s’écria:

—Ah! malheur à vous!...

Et, aussitôt, il tira son épée...

Catherine Lefebvre s’était jetée entre lui et l’Empereur...

—A moi, Roustan! avait crié celui-ci, n’ayant, pour se défendre, que les aiguillettes arrachées, qu’il brandissait comme un fouet.

En une seconde, la porte de la chambre impériale s’était ouverte, Roustan bondissait sur Neipperg, le terrassait, le désarmait et lançait un sifflement particulier...

A ce signal, trois mamelucks, placés sous ses ordres pour la sûreté personnelle de l’Empereur, surgissaient et l’aidaient à contenir Neipperg.

La maréchale Lefebvre s’était précipitée vers Napoléon.

—Grâce, sire! soyez clément! suppliait-elle.

Mais Napoléon, la repoussant, alla vers la porte de la galerie et cria:

—Monsieur de Lauriston!... monsieur de Brigode!... monsieur de Rémusat!... venez tous!

Presque aussitôt le chambellan de service et les aides de camp du jour, qui attendaient dans la pièce qui leur était réservée, derrière le cabinet de l’Empereur, accoururent.

—Voici un homme, messieurs, qui a levé l’épée sur moi... M. de Brigode, prenez son 410 épée... M. de Lauriston, assurez-vous de sa personne...

Les mamelucks aidèrent Neipperg à se relever.

M. de Brigode se saisit de l’épée, M. de Lauriston mit la main sur l’épaule du comte redevenu impassible, en disant:

—Au nom de l’Empereur, monsieur, je vous arrête!...

Et il se tourna vers Napoléon, ajoutant:

—Où dois-je conduire le prisonnier?

D’une voix brève, l’Empereur répondit:

—Gardez M. de Neipperg dans la salle qui vous est réservée. Qu’on prévienne le duc de Rovigo. Qu’il prenne les mesures nécessaires pour qu’une cour martiale se réunisse sur l’heure, qu’elle établisse l’identité du coupable et, après avoir constaté le flagrant délit de l’attentat commis sur ma personne, qu’elle rende sa sentence. Au point du jour, j’entends que tout soit fini.

Et, tandis qu’on emmenait M. de Neipperg dans la salle des aides de camp, Napoléon rentra dans sa chambre laissant, consternés et sous une impression d’angoisse poignante, tous ceux qui avaient été les spectateurs de cette scène tragique.

XV
LA DETTE DE LA CANTINIÈRE

La maréchale était demeurée accablée en entendant l’arrêt terrible prononcé par Napoléon.

Elle cherchait vainement le moyen de sauver Neipperg.

Songer à intercéder pour lui auprès de l’Empereur était folie. Neipperg était condamné. Rien ne pouvait le soustraire à la vengeance de Napoléon. Le souverain tout-puissant punissait l’outrage fait au mari.

Elle ruminait, dans sa tête, vingt moyens, tous plus impossibles, plus impraticables les uns que les autres, quand Lefebvre parut.

Il était en grand uniforme, le front soucieux, visiblement accablé par la nouvelle de l’arrestation de Neipperg que venait de lui apprendre un aide de camp.

—Eh bien! lui dit sa femme, tu sais...

412 —Tout, hélas!... le malheureux s’est perdu lui-même...

—As-tu un moyen pour apitoyer l’Empereur, pour obtenir sa grâce?...

—Aucun. L’Empereur m’a fait appeler... en ma qualité de maréchal du palais intérimaire, c’est à moi que revient la triste mission de présider la cour martiale qui va juger cet infortuné...

—Et tu obéiras?

—Est-ce qu’on désobéit à l’Empereur!...

—Pourtant tu le sais, le comte de Neipperg m’a sauvé la vie autrefois à Jemmapes. Moi aussi, on allait me fusiller comme un homme; sans lui, je ne serais pas là...

—Oui, nous avons contracté une dette envers lui, dit Lefebvre d’une voix sombre, et puis tu l’avais empêché d’être tué aussi, le matin du Dix-Août: ça engage ces choses-là... Ah! tonnerre! et je ne puis rien faire pour lui... mon devoir m’oblige!... Oh! il y a des moments où c’est pénible le devoir et où l’on se demande si vraiment c’est vrai et c’est juste la discipline, l’obéissance... Enfin! j’exécuterai l’ordre de l’Empereur, mais il aurait bien dû charger un autre de cette besogne-là!...

—Moi, je ne suis pas maréchal du palais... je n’ai ni devoirs à remplir, ni ordres à exécuter ici... je suis une femme... j’ai pitié de ce malheureux!... Tu as parlé d’une dette, Lefebvre! 413 C’est la cantinière qui doit, la maréchale va essayer de l’acquitter... Laisse-moi faire.

—Que veux-tu tenter?...

—L’impossible!... Voyons, Lefebvre, qui est-ce qui peut pénétrer auprès de l’Impératrice?

—A présent?... personne!... Les ordres sont formels...

—Quoi! pas un moyen de lui faire parvenir un avis?... un mot?... lui recommandant la prudence, la prévenant de ce qui se passe...

—Non!... cependant, seul, sous le prétexte de m’assurer que les sentinelles sont bien à leur poste, comme maréchal du palais, je puis m’approcher de la porte de la chambre de Sa Majesté...

—Tu le peux?... Eh bien! dit Catherine radieuse, voilà déjà une planche de salut... Lefebvre, tu vas m’aider?

—A quoi?... je ne comprends pas bien... tu sais, moi, surtout une nuit comme celle-ci, j’ai besoin qu’on m’explique les choses...

—Ecoute-moi alors. Tu vas chercher à te placer le plus près possible de la chambre où l’Impératrice repose.

—Ça, c’est facile.

—Tu feras du bruit de façon à l’éveiller. Tu tâcheras qu’elle reconnaisse ta voix. La présence d’un maréchal à sa porte, la nuit, la mettra en éveil. Elle cherchera à deviner ce que signifie tout cet émoi. Elle s’inquiétera en ne voyant plus 414 auprès d’elle sa dame d’honneur... Tu comprends?

—A peu près... et quand j’aurai fait tout ce bruit, qu’est-ce qui se passera?...

—Tu diras très haut à tes sentinelles: «Veillez bien à ce que personne ne pénètre chez l’Impératrice... saisissez-vous de toute personne qui serait trouvée portant une lettre... fût-ce pour S. M. l’empereur d’Autriche!...» tu crieras le plus fort que tu pourras le nom de l’empereur d’Autriche... c’est entendu?...

—Je ne saisis pas très bien... si tu m’expliquais?...

—Inutile... les minutes sont des secondes et les heures des minutes, dans une circonstance pareille... va et fais vite!...

Et comme Lefebvre s’éloignait, ruminant la mission que lui donnait sa femme, elle lui répéta:

—Crie surtout le plus fort que tu pourras le nom de l’empereur d’Autriche...

Quand Lefebvre se fut dirigé vers la galerie conduisant aux appartements de Marie-Louise, la maréchale chercha des yeux quelqu’un à qui demander conseil.

Elle ne vit que des officiers d’ordonnance et des aides de camp auxquels on ne pouvait adresser une question concernant le prisonnier qu’ils étaient chargés de garder; il ne fallait pas 415 songer à les intéresser au sort de ce malheureux.

A deux reprises, M. de Lauriston était sorti de la chambre de l’Empereur, s’informant si le duc de Rovigo n’était pas arrivé.

—Que fait donc le ministre de la police? comment n’est-il pas déjà accouru?... il ne sait donc pas ce qui se passe!...

—Le ministre de la police actuel ne sait rien... pas même que sa femme le trompe!... dit une petite voix aigrelette et sarcastique.

—Avec vous, monsieur le duc? fit M. de Lauriston.

—C’est bien possible... histoire d’être renseigné sur ce qui se fait chez mon successeur! redit la même petite voix pointue.

—Ah! monsieur Fouché! c’est le ciel qui vous envoie! s’écria Catherine, courant à lui.

—Assez de gens me supposent damné, pour qu’une fois par hasard je paraisse descendre des régions célestes! répondit l’ancien ministre de la police, toujours alerte, ironique et fin, avec son museau de renard et sa face blême et parcheminée. Et que désirez-vous de moi? reprit-il de sa voix qui sonnait faux.

—Vous pouvez me rendre un grand, un immense service...

—Et lequel?... Vous savez que j’ai toujours eu une grande amitié pour vous... nous sommes d’anciennes connaissances!... vous m’avez connu, 416 battant le pavé de Paris, sans autre instrument de fortune que mon civisme et mon ardeur révolutionnaire, moi, je vous ai vue blanchisseuse... et vous voilà duchesse...

—Et, comme on vous l’avait prédit, vous avez été ministre de la police....

—Je l’ai été... et je le redeviendrai! dit Fouché avec un de ces sourires obliques qui éclairaient si curieusement sa physionomie blafarde... mais de quoi s’agit-il, chère duchesse?...

—Vous savez ce qui est survenu à M. de Neipperg...

—Oui... on attend Savary pour le faire fusiller...

—Il ne faut pas que M. de Neipperg meure!... Monsieur le duc, je compte sur vous pour m’aider à le sauver...

—Sur moi?... et pourquoi, diable, compter sur moi?... M. de Neipperg est un Autrichien... un ennemi déclaré de l’Empereur... il n’est ni mon ami, ni mon parent... je ne vois pas du tout pourquoi je m’occuperais de ce personnage... un maladroit... un étourneau qui se jette dans les bras des mamelucks en cherchant ceux d’une jolie femme!

—Mon cher Fouché, ne soyez pas si dur!...

—Pourquoi m’attendrirais-je?... Ah! prouvez-moi que j’ai un intérêt quelconque à m’occuper de M. de Neipperg et immédiatement je change 417 de langage et je mets à votre disposition tout ce que je puis avoir d’habileté!... J’avais pensé, je ne vous le cacherai pas, à m’occuper de M. de Neipperg... Mais sa sottise de cette nuit, cette façon stupide de tomber dans la nasse, m’ôte tout espèce de goût pour son aventure.

L’arrestation soudaine de Neipperg avait en effet entravé les projets de Fouché qui comptait se faire un mérite de surprendre le téméraire écuyer et qu’il se promettait selon les circonstances, de livrer à l’Empereur ou de faire échapper.

Une affaire avortée. Il en concevait quelque méchante humeur. C’était bien la peine d’avoir observé, surveillé, filé M. de Neipperg avec si grand soin, pour qu’il se fît happer au collet par Roustan.

Les paroles de la maréchale Lefebvre lui donnaient cependant quelque espoir. Peut-être pourrait-on reprendre en sous-œuvre l’édifice écroulé?

—Et quel intérêt, selon vous, aurais-je, ma chère duchesse, demanda-t-il d’une voix insinuante, à me préoccuper du sort de M. de Neipperg?...

—Un intérêt considérable... Vous désirez redevenir ministre de la police?...

—Oh! pour le bien de l’Etat et la sécurité de l’Empereur, voilà tout! fit-il modestement.

—Voici l’occasion offerte: sauvez M. de Neipperg...

418 —Ce serait plutôt m’exposer à être exilé par Sa Majesté!...

—Du tout!... Comprenez-moi bien... Comme il n’y a pas la moindre intrigue entre l’Impératrice et M. de Neipperg...

—Oh! pas la moindre intrigue!...

—En douteriez-vous?...

—Jamais!... Alors, M. de Neipperg établira son innocence...

—Pas lui, tout seul?

—Qui donc avec lui?

—Mais, l’Impératrice!

—C’est juste... Elle est la première intéressée... Et alors, que se passera-t-il?

—Si vous êtes parvenu à retarder la réunion de la cour martiale, à ajourner l’exécution... à renvoyer Savary... si l’Impératrice a le temps d’intervenir..., notre condamné est sauvé...

—Et alors?

—L’Impératrice, sachant que c’est grâce à vous qu’un sursis a été obtenu et que l’exécution sommaire a pu être arrachée à Savary, insiste auprès de l’Empereur pour que celui-ci soit renvoyé... Elle vante votre habileté, proteste contre l’injustice dont vous êtes l’objet et obtient facilement de son auguste époux qu’on vous rende les fonctions que vous remplissez si bien...

—Ma foi! vous m’avez convaincu, duchesse! dit Fouché, ouvrant sa tabatière, et puisant une 419 prise légère, ainsi qu’il en avait l’habitude dans les moments de délibération intime... C’est parfaitement raisonné... et je vais essayer d’enlever ce pauvre M. de Neipperg à Savary...

—Qu’allez-vous faire?...

—Il faut que je voie l’Empereur sur-le-champ.

A ce moment, Constant, le valet de chambre, paraissait, et de nouveau s’informait du duc de Rovigo. L’Empereur le réclamait avec insistance.

—Voulez-vous dire à Sa Majesté que je suis là, mon bon Constant, fit Fouché s’avançant d’un air aimable vers le très influent valet de chambre... faites savoir à Sa Majesté que je me tiens à sa disposition...

Constant, qui avait des obligations envers l’ancien policier, s’inclina d’un air entendu, indiquant qu’il transmettrait la demande d’audience.

—Si Savary tarde encore dix minutes et que je puisse parler à l’Empereur, M. de Neipperg est hors de danger! dit Fouché avec conviction.

—Et quel moyen emploierez-vous? demanda la maréchale.

—Je représenterai à Sa Majesté qu’il est impossible qu’elle livre au peloton d’exécution, sur-le-champ, sans procédure, presque sans jugement, un homme surpris, la nuit, dans son palais... ce serait se couvrir de ridicule... et aussi compromettre terriblement l’Impératrice... irriter la cour d’Autriche et justifier en même temps toutes les 420 histoires scandaleuses qui courent sur une prétendue intimité de M. de Neipperg et de Marie-Louise.

—Mais comment expliquerez-vous la présence de cet imprudent dans le palais?...

—Une conspiration...

—Il faudrait qu’il y en eût une...

—Ce n’est pas nécessaire... un bon ministre de la police en a toujours deux ou trois en réserve... J’ai conservé les éléments de deux fort jolis complots, l’un avec les républicains... Lahorie, Malet, les Philadelphes... mais il serait peu vraisemblable que le comte de Neipperg, un général autrichien et un diplomate très aristocrate, se fût accointé avec ces anciens jacobins... Non! il serait préférable de le mêler à un complot royaliste... le comte de Provence, les émigrés à Londres... il se trouvera là avec des gens de son monde...

—Mais une conspiration, c’est grave!... si l’on allait trouver des preuves?...

—Puisqu’il n’y a pas de conspiration! Après tout, fit Fouché avec son sourire sceptique, ce serait assez curieux qu’il y en eût une et qu’on découvrît des preuves. Mais cela nous ferait toujours gagner du temps, et puis, nous n’avons pas le choix des moyens!... Eh! voici Constant qui revient... Eh bien! Sa Majesté me fait appeler?...

—Sa Majesté a répondu qu’elle recevrait M. le 421 duc d’Otrante, mais seulement après avoir vu M. le duc de Rovigo...

Fouché fit une grimace.

—Sa Majesté n’a dit que cela?...

—Sa Majesté a ajouté: je ne suis pas pressé de recevoir M. le duc d’Otrante... c’est encore quelque sotte histoire de conspiration qu’il veut me conter... qu’il me laisse d’abord en finir avec M. de Neipperg... Ainsi, monsieur le duc, il faut attendre!... du reste voici M. de Rovigo... je vais l’annoncer...

Savary arrivait, en effet, essoufflé, un peu ahuri.

—Eh bien? Qu’y a-t-il? Savez-vous pourquoi l’Empereur me fait appeler au milieu de la nuit, vous qui prétendez savoir tout? dit Savary à son prédécesseur. Et il ajouta avec dédain: Je parie que c’est à vous que je dois ce réveil! Vous aurez encore fourré dans l’esprit de Sa Majesté l’idée d’une conspiration, d’un complot militaire!

—Pas le moins du monde, répondit Fouché de son air le plus indifférent. Il s’agit de M. de Neipperg, vous savez, l’ancien écuyer.

—M. de Neipperg? Eh! mais il est bien tranquillement dans ses propriétés, auprès de Vienne. Il chasse, il pêche, il joue de la flûte. Je viens justement de recevoir un rapport très détaillé. On ne voit que lui aux environs de Vienne.

—Eh bien, mon cher successeur, dites cela à 422 l’Empereur, il sera content et vous félicitera de la sûreté de vos renseignements.

—Oh! il n’y a pas grand mérite. Je vais le lui annoncer bien simplement. M. de Neipperg est toujours à Vienne, voilà tout!...

Et Savary entra, la tête haute et le regard confiant, dans la chambre de l’Empereur.

—Patatras!... tout mon échafaudage est par terre! dit Fouché à la maréchale... il faut chercher autre chose...

—Oui, cherchons... cherchons vite!...

—Voyons... Voici un autre expédient... le moyen n’est pas très bon... enfin, il faut tout essayer!... M. de Neipperg connaît votre écriture?... eh bien, écrivez ce que je vais vous dire...

Fouché alors, prenant du papier et un buvard sur le bureau de l’Empereur, dicta à Catherine, qui écrivit non sans efforts, car la plume lui était lourde et l’orthographe légère, deux lignes dans lesquelles on commandait à Neipperg de feindre le sommeil et de sauter par la fenêtre qu’il ouvrirait doucement, tandis que l’on essaierait de détourner l’attention de ses gardiens.

—Faites-lui remettre ce buvard de votre part, dit Fouché à Catherine quand elle eut, avec mille peines, achevé la dictée... vous expliquerez que c’est pour qu’il puisse écrire à sa mère avant de mourir... on ne lui refusera pas cette grâce...

423 La maréchale transmit la demande et le buvard, contenant l’avis d’évasion, à M. de Lauriston qui prit sur lui de faire la commission.

M. de Lauriston revint au bout de quelques instants, les mains vides. Le buvard était parvenu à destination, sans que son contenu eût été révélé à ceux qui devaient veiller sur la personne de Neipperg.

—Je vous quitte un moment, dit Fouché, prenant une prise avec satisfaction, il faut que j’aille poster des hommes à moi, au bas de la fenêtre, pour recevoir notre prisonnier... Vous, madame la maréchale, essayez d’attirer ici M. de Brigode qui, par la porte laissée entr’ouverte, surveille M. de Neipperg... il faut que votre protégé puisse ouvrir la fenêtre et disposer son manteau de façon à faire croire qu’il dort... A tout à l’heure, et bon espoir!...

Fouché sortit doucement. Il glissa comme une ombre entre les officiers de service et disparut, sans avoir fait remarquer son évanouissement.

La maréchale, s’enhardissant, dit à haute voix:

—M. de Brigode, auriez-vous l’obligeance de demander à l’Empereur si je puis me retirer ou si je dois attendre qu’il me fasse appeler?...

—L’Empereur veut vous interroger, madame! dit la voix redoutable de Napoléon, derrière elle.

—Sire, je suis à vos ordres! répondit Catherine devenue tremblante.

424 L’Empereur revenant calme, ne lui présageait rien de bon. S’il allait faire hâter l’exécution? Savary l’accompagnait: le prisonnier aurait-il le temps de fuir?...

Toutes ces angoisses se pressaient dans son cœur et le torturaient.

—Vous avez bien compris, cette fois, dit rudement Napoléon à Savary, tâchez de ne pas être malavisé et incapable comme d’habitude..... allez!...

—Sire, des sapeurs du génie creusent une fosse dans la forêt, répondit le duc de Rovigo en s’inclinant, et dans trois heures, au lever du soleil, le condamné sera couché dedans, rien n’indiquera l’emplacement où aura été confiée à la terre sa dépouille coupable!...

Et le ministre de la police sortit à reculons, saluant toujours, tout fier d’avoir bien compris les instructions de l’Empereur, certain d’être félicité quand il viendrait annoncer que tout était fini.

—A nous deux!... dit l’Empereur sèchement en regardant Catherine avec des yeux durs, ou plutôt à nous trois, qu’on fasse venir madame de Montebello et qu’on nous laisse seuls...

La dame d’honneur parut, accablée, se cachant le front dans les mains.

Alors Napoléon se livra à un interrogatoire en règle.

425 Il pressa de questions madame de Montebello et la maréchale Lefebvre. Il voulait absolument leur arracher un aveu, une révélation. Madame de Montebello avait introduit Neipperg et le guidait dans le palais vers l’appartement de Marie-Louise; la maréchale Lefebvre était liée avec le comte de Neipperg; durant son séjour en France le comte venait souvent chez Lefebvre, on avait même supposé une intrigue avec la maréchale. Pour mieux cacher son jeu, Neipperg laissait s’égarer les soupçons de ce côté. Bref, toutes deux devaient savoir quelque chose.

Et en les tenant sous son regard perçant, que nul ne pouvait soutenir, Napoléon leur ordonnait de ne rien cacher de la vérité, si douloureuse fût-elle à entendre.

Napoléon subissait à ce moment un cuisant supplice.

Il voulait savoir si réellement Marie-Louise le trompait, et combien il eût souffert de la révélation!

Mais il lui semblait que l’incertitude était la pire torture.

Il craignait de connaître la réalité; mais il ne pouvait supporter l’angoisse du doute. Il aurait volontiers crié: «Ma couronne, mon sceptre, mon empire, pour un mot, pour un indice, pour une preuve!» Dans son cerveau si puissant, et pour l’instant si troublé, si annihilé, mille pensées 426 confuses bouillonnaient. Il entrevoyait vingt solutions baroques ou terribles. Avec la prodigieuse faculté de concevoir qu’il possédait et son génie imaginatif, allant toujours au-devant des hypothèses les plus hardies, des éventualités les plus improbables, il bâtissait toutes sortes de suppositions, il adoptait et rejetait les résolutions les plus contraires, et puis, avec douleur, il considérait son bonheur brisé, ses espoirs anéantis, tout son échafaudage dynastique encore une fois démoli: Marie-Louise renvoyée chez son père, la guerre le brouillant de nouveau avec tous les rois de l’Europe, les Français irrités de cette coalition nouvelle issue d’une querelle de ménage, et, par-dessus tout, ce qui le poignait, ce qui l’abattait, ce qui le faisait, lui, le grand homme, le potentat dominateur, faible, petit, vaincu, c’était l’atroce vision de Marie-Louise se donnant à un autre... Etait-ce possible? Comment! Marie-Louise avait pu s’abandonner? Il lui faudrait donc la repousser, la maudire, vivre loin d’elle, renoncer à la joie de son corps, à l’ivresse des nuits passées auprès d’elle!... Comment pourrait-il exister désormais sans cette Louise à laquelle sa chair s’était accoutumée, soudée, rivée?... Oh! que lui importait la gloire entassée, les victoires accumulées, les territoires conquis et des trônes devenus des parures dont il faisait cadeau à ses frères, à ses maréchaux, à 427 leurs femmes... Rien ne lui était plus sur la terre, hors sa Louise!... Voilà pourquoi, avec une âpre anxiété, il se penchait vers ces femmes, qui, peut-être, savaient la vérité, qui pouvaient faire cesser le supplice qu’il endurait, ou du moins le changer, le préciser... C’était le doute affreux qu’il voulait d’abord faire cesser... Et, avec l’opiniâtre ténacité d’un inquisiteur d’Espagne cherchant à arracher au patient le secret de son âme, il pressait des plus vives questions madame de Montebello et la maréchale Lefebvre, fixant sur elles son regard ardent, ne perdant pas un mouvement des muscles de leur visage, cherchant à lire jusqu’au plus profond de leur conscience, fouillant de l’œil et de la pensée leur être tout entier.

Les deux femmes subirent avec énergie cet examen et, par leur ferme contenance, diminuèrent les soupçons de Napoléon, pansèrent la plaie vive qui saignait.

Sa voix s’adoucit, son regard devint moins fixe, moins cruellement immobile.

—Alors, vous pensez, madame la duchesse de Dantzig, que je suis l’objet d’une illusion en ce qui concerne la présence de M. de Neipperg, ici, la nuit? dit-il d’un ton moins irrité... Vous croyez vraiment que madame de Montebello dit la vérité, lorsqu’elle affirme qu’il ne s’agissait que d’une lettre confidentielle à remettre à M. de 428 Neipperg, par son entremise... lettre destinée à mon beau-père?

—Sire, je suis persuadée que voilà toute la vérité, rien que la vérité, dit avec énergie la maréchale.

—Je voudrais que ce fût la vérité! murmura Napoléon avec un accent douloureux.

—Mais, sire, vous avez un moyen de vérifier l’affirmation de madame de Montebello! dit alors Catherine, qui venait tout à coup de concevoir une idée hardie mais pouvant avoir des chances de persuader Napoléon.

—Dites ce moyen!

—S. M. l’Impératrice repose... elle ne sait rien de ce qui se passe dans le palais...

—Rien... le secret, le silence ont été recommandés... des sentinelles ont empêché qui que ce fût de communiquer avec elle ou avec ses femmes.

—Eh bien! sire, faites comme si vous n’aviez rien découvert... laissez madame de Montebello accomplir, sous vos yeux, sa mission, vous verrez bien alors si l’on vous trompait, vous saurez la vérité par vous-même.

—Pardieu! vous avez du sens, madame la duchesse... et je vais sur-le-champ tenter l’expérience que vous m’indiquez. Seulement, ajouta-t-il sévèrement, en serrant très fort le bras de madame de Montebello, prenez garde de me jouer, madame!... pas un mot, pas un geste qui puisse 429 avertir l’Impératrice... Allez!... je vous surveille!...

Sur l’ordre de l’Empereur, la dame d’honneur se dirigea vers la chambre de l’Impératrice, les jambes mollissant sous elle, tous les membres agités d’un tremblement convulsif, car elle ne pouvait savoir que Marie-Louise avait été avertie, par le commandement à haute voix de Lefebvre s’adressant aux sentinelles placées à sa porte, ayant ajouté que toute lettre remise par elle serait interceptée et portée à l’Empereur.

Napoléon, en proie à une fièvre, se tenait debout, dans un coin, la main crispée, serrant le bras d’un fauteuil, écoutant, observant, la tête penchée et les yeux brillant d’une flamme mauvaise...

Madame de Montebello, cependant, avait pénétré dans la chambre de Marie-Louise et, laissant, selon l’ordre de l’Empereur, la porte ouverte, elle dit très distinctement:

—Madame, c’est M. de Neipperg qui m’envoie chercher la réponse que vous devez lui donner... Il est dans l’antichambre... Il attend... que dois-je répondre de votre part?...

L’Impératrice poussa un soupir, comme une personne dont on interrompt le sommeil, étira ses bras, et, prenant sur la table, près de son lit, une lettre cachetée, la remit à madame de Montebello, en disant:

—Voici ma réponse... faites mes amitiés à 430 M. de Neipperg... et laissez-moi, car je tombe de sommeil!...

La dame d’honneur revint vers Napoléon, la lettre à la main.

Celui-ci s’en empara avec avidité, fit sauter le cachet et lut...

La maréchale Lefebvre et madame de Montebello, avec anxiété, observaient le visage de l’Empereur pendant cette lecture.

Elles virent sa physionomie s’éclaircir au fur et à mesure qu’il parcourait l’écriture, puis, tout à coup, il éclata de rire, et, serrant la lettre à deux mains, il la porta à ses lèvres d’un mouvement passionné.

—Cette chère Louise!... murmura-t-il, comme elle m’aime!...

Puis, s’adressant aux deux femmes:

—Vous aviez raison, mesdames... Pas un mot qui puisse alarmer le mari le plus jaloux... rien que de la politique... Ah! l’Impératrice n’est pas toujours de mon avis... mais nous nous expliquerons là-dessus... Un seul mot vise M. de Neipperg: ma chère Louise prie son père de faire choix à l’avenir d’un autre messager, la présence à ma cour du personnage qu’il a désigné ayant fourni matière aux commérages des gazetiers. Ah! duchesse, je suis trop heureux! dit Napoléon avec un accent sincère de joie et, s’approchant de Catherine, il lui pinça l’oreille avec vigueur.

431 C’était sa pince des heures de triomphe.

—A présent, sire, que vos craintes sont effacées, dit Catherine, se dégageant et se frottant l’oreille, j’espère que vous allez contremander votre cour martiale et renvoyer M. de Neipperg...

—Qu’il parte sur-le-champ, et qu’il suive le conseil de l’Impératrice..., qu’on ne le voie plus à ma Cour, qu’il évite de venir en France... Je ne lui en veux pas autrement!... Parbleu! je n’ai jamais cru un seul instant qu’il fût coupable... qu’il y eût la moindre apparence de trahison là-dessous... Une sotte aventure due à la méfiance de mon beau-père qui veut savoir si je rends sa fille heureuse, voilà tout! fit-il avec aplomb... Quant à ce pauvre M. de Neipperg, vous allez voir!

Et l’Empereur, qui était alors comédien de bonne foi et oubliait tous ses soupçons, toutes ses fureurs, appelant M. de Rémusat, lui dit:

—Prenez l’épée de M. de Neipperg, qui est là sur mon bureau, et rendez-la-lui... en l’invitant toutefois à en faire un meilleur usage...

—Et que faudra-t-il faire ensuite? demanda le chambellan.

—Conduire M. de Neipperg à sa voiture, et lui souhaiter bon voyage... M. de Neipperg est libre!...

—Hélas! M. de Neipperg est mort! dit une voix derrière le chambellan.

C’était Savary qui venait d’entrer, accompagné d’aides de camp et d’officiers de service.

432 —Comment mort? Vous l’avez déjà fusillé? dit l’Empereur avec accablement. Pourquoi cette précipitation? Vous deviez attendre le point du jour.

—Sire, répondit Savary, c’était mon intention. Mais M. de Neipperg s’était évadé. Il avait sauté par la fenêtre. Heureusement des agents avaient été postés là. Ils l’ont cueilli. Ils l’ont mis en voiture et conduit au peloton d’exécution qui attendait dans la forêt. Tenez, M. le duc d’Otrante, qui se trouvait là...

—Oh! par hasard! dit Fouché, s’avançant, sa tabatière à la main.

—M. le duc d’Otrante peut certifier à Votre Majesté que les choses se sont passées comme j’ai l’honneur de les lui rapporter.

—Vous êtes un maladroit! dit sévèrement l’Empereur; puisque M. de Neipperg s’évadait, il fallait le laisser courir... n’est-ce pas votre avis, Fouché?

—Votre Majesté a parfaitement raison. Si j’avais eu l’honneur d’être encore ministre de la police, j’aurais deviné que quelque malentendu pouvait exister... il fallait prévoir que l’Empereur se raviserait, et mieux informé, ferait grâce...

—Oui, on devait prévoir! dit Napoléon à Savary, abasourdi des reproches... Vous ne savez pas prévoir, monsieur, vous ne pouvez savoir administrer!

433 —Il fallait, continua Fouché, profitant de l’approbation impériale, donner aux agents l’ordre de conduire le prisonnier du côté opposé à la forêt où l’attendait le peloton... voici ce que j’aurais fait si j’avais eu l’honneur d’être ministre de la police!

—C’est regrettable que vous ne le soyez pas! dit Napoléon.

—Ma foi! sire, reprit vivement Fouché, pardonnez-moi alors... car j’ai fait comme si je l’étais...

—Comment cela?

—Prévoyant qu’il y avait une erreur et persuadé que Votre Majesté, après s’être renseignée et ayant reconnu la parfaite innocence de toutes les personnes en cause, regretterait la décision lancée dans un moment de colère et ferait grâce à M. de Neipperg, j’ai pris sur moi de commander aux agents,—des hommes sur qui je pouvais compter,—je leur ai ordonné de tourner le dos à la forêt et de mener M. de Neipperg sur la route de Soissons... ils ont cru que j’étais redevenu ministre de la police.

—Vous l’êtes! s’écria vivement l’Empereur, charmé de la solution que lui apportait Fouché.

—Ces agents m’ont donc obéi, sire... si bien que M. de Neipperg n’est pas du tout mort, comme l’affirmait à Votre Majesté M. le duc de Rovigo, qui n’est pas toujours exactement informé... 434 M. de Neipperg roule vers Soissons, où il arrivera pour déjeuner...

—Tous mes compliments, monsieur le duc d’Otrante, vous êtes un serviteur précieux... vous devinez là où d’autres ne comprennent même pas... Mais dites-moi, vous étiez donc bien sûr que je ferais grâce?

—A peu près sûr... après avoir causé avec madame la duchesse de Dantzig...

—Mais si j’avais persisté... vous laissiez échapper ce prisonnier d’Etat, c’était grave!...

—Sire, j’avais des agents échelonnés, à l’avance, qui l’attendaient à Soissons et me donnaient le temps de le rattraper!...

—Diable d’homme! Il prévoit tout! murmura l’Empereur redevenu d’humeur charmante.

S’avançant vers la maréchale Lefebvre il ajouta gaiement:

—Je crois qu’il est temps, madame la duchesse, que vous alliez retrouver votre mari... moi, je vais réveiller l’Impératrice et l’assurer que sa lettre pour Vienne est partie.

Le maréchal survint alors, venant chercher les ordres.

—L’Empereur a fait grâce, lui cria Catherine, et puis tu sais, il ne veut plus que nous divorcions...

—Ah! bravo et merci, sire!... dit le maréchal tout ému.

435 —Lefebvre, quand on a une femme comme celle-là, on la garde! dit l’Empereur avec un sourire.

Tout heureux de la certitude que Marie-Louise ne l’avait pas trompé, content d’avoir pardonné, et satisfait que Neipperg, grâce à Fouché, eût échappé au peloton de Savary, Napoléon prit Catherine par le menton et l’embrassa, faveur unique à sa cour, en disant:

—Bonne nuit, Madame Sans-Gêne!...

Et, le cœur en joie, Napoléon pénétra dans la chambre de Marie-Louise. Neuf mois après, conçu dans cette nuit brève et agitée, image de sa destinée, naissait le roi de Rome.

TABLE DES MATIÈRES


TROISIÈME PARTIE
LA MARÉCHALE
I.— Le maître à danser 1
II.— Le coup de tonnerre 14
III.— Le comité de la rue Bourg-l’Abbé 28
IV.— Le plan de Léonidas 38
V.— Gloire d’autrefois 46
VI.— Lefebvre cherche à comprendre 57
VII.— L’entrée à Berlin 74
VIII.— La promotion d’Henriot 84
IX.— La parole d’un Prussien 94
X.— Devant Dantzig 111
XI.— Le secret de Joséphine 121
XII.— Le dessert de Catherine 135
XIII.— Une histoire d’amour 145
XIV.— Vieux souvenirs 157
XV.— Vive l’Empereur 173
XVI.— Le secret de Napoléon 188
XVII.— La belle Polonaise 200
XVIII.— Monsieur le duc 217
438 QUATRIÈME PARTIE
LA DUCHESSE
I.— Chez l’Impératrice 225
II.— La revanche de Catherine 238
III.— L’alliance russe 245
IV.— L’alliance autrichienne 267
V.— Le divorce 276
VI.— Lefebvre bat Napoléon 297
VII.— Le cœur enflammé 308
VIII.— Le rêve d’une archiduchesse 317
IX.— Les noces Impériales 335
X.— Napoléon jaloux 345
XI.— La disgrâce de Fouché 366
XII.— Le retour 375
XIII.— La créance de la blanchisseuse 389
XIV.— Les Mamelucks de Napoléon 403
XV.— La dette de la cantinière 411

ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY

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13 «Vaux-Hall» remplacé par «Waux-Hall» (—Oui... autrefois... au Waux-Hall).
47 «Mollendorff» par «Mollendorf» (de vieux généraux comme Brunswick, Blücher et Mollendorf).
47 «Erfurth» par «Erfurt» (Un conseil de guerre fut tenu le 5 octobre 1806 à Erfurt).
49 «Erfurth» par «Erfurt» (au conseil de guerre d'Erfurt).
59 «Mollendorff» par «Mollendorf» (Les généraux les plus marquants de son pays, Brunswick, Mollendorf).
73 «sujet» par «sujets» (ayant ainsi touché à tant de sujets divers).
95 inséré «se» (ils ne s'occupaient guère de ce qui se passait ou se disait autour d'eux).
98 «sourire» par «sourires» (L'ironie des sourires cessa).
108 «trouvé» par «trouvée» (puis l'aide qu'elle avait trouvée chez la princesse).
114 «Bichofsberg» par «Bischofsberg» (Au contraire, le Bischofsberg est protégé par un ravin très creux).
119 «Empeur» par «Empereur» (je parlerai à l'Empereur, dans mon prochain rapport).
128 «Napo-poléon» par «Napoléon» (Napoléon peut croire que l'âge seul).
154 «Jemmappes» par «Jemmapes» (Te souviens-tu de cette nuit de Jemmapes).
154 «Lowendal» par «Lowendaal» (surprise au château de Lowendaal, sans le brave La Violette).
169 «bombarbé» par «bombardé» (sous les ruines du château, bombardé, miné, démoli).
183 «Kalkreutz» par «Kalkreuth» (le maréchal Kalkreuth a capitulé).
183 «Weischelmunde» par «Weichselmunde» (dans le fort de Weichselmunde, dans l'impossibilité désormais).
188 «en» par «un» (sollicitait la faveur d'un entretien particulier).
192 «interrrompait» par «interrompait» (et là, il s'interrompait de dicter).
195 «répandait» par «répandaient» (ce bruit absurde que répandaient Joséphine et toute la famille).
214 «Saint-Hélène» par «Sainte-Hélène» (nouvelles qui attristèrent le plus le captif à Sainte-Hélène fut l'annonce).
228 «être» par «êtres» (ces êtres méprisables et sans valeur).
236 «chausse-trape» par «chausse-trapes» (parmi les chausse-trapes dont cette cour).
239 «le» par «la» (vous n'y connaissez rien! dit la maréchale).
248 «doite» par «droite» (ce qui se passera à votre droite, à votre gauche).
257 «ragards» par «regards» (en fixant sur lui un de ces regards charmeurs).
268 «entamée» par «entamées» (furent entamées par M. de Talleyrand).
273 «Erfurth» par «Erfurt» (un ministre protestant d'Erfurt).
321 «Neutchâtel» par «Neufchâtel» (Berthier, prince de Neufchâtel, chargé de demander).
323 «as» par «pas» (nul objet d'art dans les galeries vides, pas de bijoux).
324 «des» par «de» (racontant d'une voix dolente des séries de déroutes).
324 «toscin» par «tocsin» (Les cloches sonnaient le tocsin).
350 «faisant» par «faisait» (Neipperg paraissait et l'Impératrice lui faisait un signe amical).
360 «An» par «Au» (—Au ministre de la police, sire).
393 «être» par «êtes» (—Sire, vous êtes notre maître).
411 «têle» par «tête» (Elle ruminait, dans sa tête, vingt moyens).