The Project Gutenberg eBook of Causes amusantes et connues This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Causes amusantes et connues Editor: Robert Estienne Release date: July 31, 2017 [eBook #55233] Most recently updated: October 23, 2024 Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CAUSES AMUSANTES ET CONNUES *** Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. CAUSES AMUSANTES ET CONNUES. Et Thémis quelquefois se permit de sourire. _R._ _Prix 3 livres, relié._ [Illustration] A BERLIN. M. DCC. LXIX. [Illustration: ornement] _PRÉFACE._ Je me suis hasardé, une fois dans ma vie, de donner au Public un petit Ouvrage de ma composition, & un Journaliste s'avisa de le critiquer: pensées, réflexions, style, il n'épargna rien; peut-être avoit-il raison, mais, à mon avis, très-certainement il avoit tort. Ce début mortifia mon amour-propre, car j'avois de grandes prétentions. Un ami auquel je confiai mon chagrin, me fit voir que je m'y étois mal pris. Chacun sçait, me dit-il, que présentement pour mériter dans le monde le nom d'Auteur, & se faire une réputation dans la Littérature, le talent n'est pas de donner ses productions, mais de sçavoir donner celles des autres: il n'y a pas d'autre route à prendre. Cet avis judicieux & plein de vérité me ranima; je me déterminai à rentrer dans la carriere littéraire, très-résolu de ne rien donner de moi. J'avois dans mon Cabinet un nombre de Mémoires que le Barreau fait éclore; j'avois mis à part ceux qui me paroissoient amusans & bien écrits; l'idée me vint de donner cette collection, & voilà mon Livre fait. Quel Auteur moderne pourroit me le disputer? Je donne un Ouvrage où il n'y a pas une phrase de ma façon, & la critique assurément ne pourra s'exercer sur mes pensées. Mordra-t-elle sur le style? Cela se peut, mais ce ne sera pas sur le mien. Je me trouve donc à l'abri de tous les inconvéniens, & je puis me promettre le plus grand succès: si les Causes célebres ont réussi avec les observations peu amusantes de M. Damon, que sera-ce des Causes amusantes sans observations? Je ne crains pas qu'on me reproche le peu de noblesse de quelques sujets; ce reproche seroit injuste. Ce seroit vouloir exiger que Messieurs les Avocats traitassent les Causes graves & sérieuses d'une maniere légere & plaisante; c'est assurément pour les Causes de peu de conséquence qu'ils doivent réserver le sel & la plaisanterie; c'est alors que leur esprit & leur talent peuvent briller, en donnant du relief & de l'agrément à des matieres qui n'en paroissoient pas susceptibles. Le Public paroît goûter la méthode établie depuis long-tems au Théâtre françois, de faire succéder l'enjouement d'une Piece comique aux scenes tristes & sérieuses que la Tragédie a d'abord présentées; on pourra trouver le même plaisir & les mêmes avantages dans les Causes qui forment ce Recueil; ce sont les petites Pieces des Causes célebres. Toutes sont de la main d'Avocats connus: & l'amusement n'est pas le seul fruit que l'on puisse retirer de cette collection; elle offre de plus un objet d'utilité, en présentant aux jeunes Eleves de Thémis, plusieurs modeles pour le style. Ainsi cet Ouvrage réunit tout ce qu'on desire dans un Livre, & ce qu'on y trouve si rarement, l'agréable & l'utile. Une chose pourra paroître étonnante, c'est que depuis le tems que l'on plaide (& certes il y a long-tems) les Mémoires écrits avec légéreté & dans le genre de ceux que l'on donne ici, ne soient pas très-abondans; mais il est à propos de considérer que, pendant plusieurs siecles, le goût d'une érudition pesante dominoit au Barreau; il y falloit des plaisanteries tirées du grec, & ce n'est guere que de nos jours que l'on a permis à un genre plus agréable d'y paroître quelquefois. Il y avoit cependant des occasions où le front de Thémis sembloit se dérider, & déposer même sa dignité. »[1]C'étoit autrefois la coutume dans la plupart des Tribunaux du Royaume, de faire plaider le jour du Mardi gras une cause dont la matiere fût propre à s'égayer, telle qu'une accusation d'adultere ou d'impuissance, une question d'état, une demande en paiement de frais de gésine, & autres semblables questions que l'on appelloit Causes grasses, soit à cause du jour où elles étoient plaidées, qui est le plus solemnel de ceux qu'on appelle vulgairement Jours gras, soit pour faire allusion à la maniere libre dont ces causes étoient plaidées. [1] Regles pour former un Avocat, chap. 13. »Le jour destiné à la plaidoirie de cette cause, semblant autoriser la licence, les Avocats ne manquoient pas de s'étendre en propos joyeux, qui passoient bien souvent les bornes de la modestie, ce qui attiroit un concours extraordinaire de peuple. »On trouve encore une de ces causes grasses au nombre des Plaidoyers faits par le célebre M. Henrys; c'est le Plaidoyer 6. Il s'agissoit de l'état des enfans nés d'une femme qui, sous prétexte de l'impuissance de son mari, s'étoit fait séparer de lui, étant même alors enceinte. M. Henrys, dans son Plaidoyer, compare le sujet de l'affaire avec le jeu du trictrac; toute l'affaire y est traitée dans ce goût d'une maniere allégorique, & désignée par les termes qui sont propres au jeu du trictrac. »M. Bretonnier en ses observations sur ce Plaidoyer, dit que quoiqu'il soit rempli d'esprit, il n'est pas du goût de ce tems; que c'est avec raison que l'on a aboli l'usage des Causes grasses; que cela n'étoit point convenable à la sainteté des Loix, ni à l'honnêteté qui doit regner au Barreau«. Les mêmes raisons m'ont fait rejetter les Causes dans le genre des Causes grasses, & l'honnêteté n'est pas blessée dans celles que je publie. Elles peuvent être réputées amusantes, moins pour les sujets & pour le fond, que pour la maniere dont elles sont écrites & présentées. Cette collection réunit donc encore le double avantage de l'agrément & de la décence. Le Lecteur ne peut me sçavoir mauvais gré de n'avoir fait aucunes réflexions sur ces Mémoires, & de n'avoir pas cherché à en faire appercevoir le sel & les finesses. Je suis assez modeste pour penser que j'aurois fait injure à sa pénétration; d'ailleurs j'ai remarqué que les réflexions de ceux qui compiloient n'avoient pas souvent le bonheur de plaire, & que c'étoit à coup sûr la partie la moins goûtée de ce qu'ils donnoient. Des raisons essentielles m'ont également empêché de rapporter les jugemens & les décisions de ces Causes, & je donne ces Mémoires tels qu'ils me sont parvenus. Ce Recueil auroit sans doute été plus agréable, si chaque sujet eût été décoré d'une jolie estampe dessinée & gravée par nos meilleurs Artistes, c'étoit mon premier plan; mais on m'a fait observer que c'est un accessoire qui semble réservé aux Romans & aux Poésies modernes, & qu'il ne falloit pas leur envier un secours dont la plupart pouvoient avoir besoin. Je me suis donc borné à mettre seulement cinq estampes, qui à la vérité ne feront pas acheter le Livre pour elles, mais qui du moins ne le rendront pas plus cher. Le but principal de ce Recueil étant de plaire & d'amuser, j'ai mis à la fin une autre collection qui est analogue aux Causes, c'est celle de quelques Anecdotes, Reparties, Traits plaisans, &c. qui peuvent avoir rapport au Barreau. Ce qui existe de passable dans ce genre est en très-petite quantité. J'invite les personnes des différentes Jurisdictions du Royaume, qui sçauront quelques traits relatifs à cet objet, de vouloir bien le procurer; j'en ornerai les volumes qui pourront suivre celui-ci. Il suffira de remettre ce qu'on aura à communiquer, aux Libraires des différentes Villes qui débiteront ce volume, ils pourront sçavoir les moyens de me le faire parvenir. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] TABLE Des Mémoires contenus dans ce Volume. QUERELLE _entre un Seigneur & un Particulier_. Me. Olivier, Av. pag. 1 _Défense de nom & de qualité._ Me. de Gennes, Av. 23 _Enfant que l'on veut imputer._ Me. de Gennes, Av. 33 _Demande pour Remedes donnés._ Me. Grosley, Av. 66 _La Communauté des Chaircuitiers, contre celle des Patissiers._ 78 _Appel pour injures & réparation._ Me. Pajon, Av. 85 _Mémoire connu sous le nom de Mémoire de l'Ane._ Me. Lalaure, Av. 108 _Demande de dédommagemens pour violences._ Me. Lalaure, Av. 126 _Les Charbonniers contre les Savetiers._ Me. Mangienne, Av. 138 _Mémoire pour le Pain beni._ Me. Marchand, Av. 168 _Revendication d'un Aveugle contre sa Femme._ Me. Jabineau de la Voute, Av. 209 _Pour Cave forcée & Vins pillés._ Me. Elie de Beaumont, Av. 239 _Le Sieur Gaudon, contre le Sieur Jean Ramponeau._ Me. Elie de Beaumont, Av. 263 _Mauvaise humeur d'un Voisin._ Me. Mannory, ancien Av. 296 _Des Lanternes de Paris._ Me. Mannory, ancien Av. 328 _Réclamation contre un Billet._ Me. Jabineau, de la Voute, Av. 335 _Contre une Opposition à un Mariage._ Me. Coqueley de Chaussepierre, Av. 356 _Pour Payement d'un Portrait._ Me. Coqueley de Chaussepierre, Av. 358 _Pour les Coëffeurs des Dames de Paris._ M. Bigot de la Boissiere, Proc. 367 _Pour Mlle. Petit, Danseuse révoquée, Complaignante au Public._ M. l'Abbé de la Marre. 391 _Anecdotes, Reparties, Traits singuliers, &c._ 401 [Illustration: gravure] _Le Capucin, qui, pendant tout ce discours, n'en mangeoit que mieux, suspendit pourtant le travail de sa fourchette, &_ [Illustration: ornement] CAUSES AMUSANTES [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR FRANÇOIS BROCHARD, Sieur DE LA RIBORDIERE, Officier dans le Régiment Royal d'Artillerie, Accusé; _CONTRE M. LE COMTE DE NOGENT, Accusateur._ Monsieur le Comte de Nogent ne m'a point jugé indigne de sa mauvaise humeur, il me fait un procès en regle, & par conséquent il me met de niveau avec tous les Seigneurs & Gentilshommes de son voisinage. Je me tiendrois heureux d'être en si bonne compagnie, si c'étoit pour un autre sujet que celui qu'il m'impute. Mais il m'accuse d'avoir manqué de respect pour lui, de l'avoir même insulté de paroles. J'avouerai de bonne foi, que ma sensibilité n'est point à l'épreuve d'un pareil reproche. J'ai toujours fait profession, comme je le fais encore, d'honorer & de respecter M. le Comte de Nogent, & je le dois d'autant plus, que je sçais avec toute la France, à quels titres il mérite ces respects. L'Anjou se glorifie d'avoir donné naissance à cette illustre maison. Son berceau fut d'abord élevé dans la robe; la Prévôté d'Angers conserve encore dans ses archives le nom de Maurice Bautru, qui en étoit le Lieutenant, & qui fit les délices de sa ville, tant par son érudition dans la Jurisprudence, que par quelques ouvrages d'esprit qui n'ont point vu le jour. Tous les degrés de sa génération furent marqués par autant de degrés d'illustration. De trois enfans qu'il eut, l'un, pere du célebre Prieur de Matras, fut l'ornement du Barreau de Paris, & remporta la palme de l'éloquence; l'autre plus tendre pour sa patrie, (c'est la passion des bons cœurs,) mourut Assesseur au Présidial d'Angers; & le troisieme, Guillaume, premier du nom, d'où descend la branche des Comtes de Nogent, fut Conseiller au Grand Conseil. Nous venons de voir cette maison servir l'Etat, & mériter des couronnes d'olivier dans les emplois de la robe, mais bientôt elle va recueillir des lauriers dans une carriere plus éclatante; semblable à ces fleuves qui se creusant un nouveau lit, & se formant de nouveaux rivages, en roulent leurs eaux avec plus de dignité. On ne voit plus que des Maréchaux-de-Camp, & des Lieutenans-Généraux, l'un, au passage du Rhin, mériter les regrets du grand Roi qui fut le témoin de sa mort; l'autre, trois ans après, mourir les armes à la main dans la plaine d'au-delà du Rhin, & accroître par sa mort le deuil de la France, qui pleuroit encore la perte toute récente de M. de Turenne. Ensorte qu'il est incertain si le Rhin & ses rivages ont été ou plus funestes, ou plus glorieux à cette maison. Enfin, M. le Comte de Nogent, à leur suite, est lui-même décoré de graces, de titres & d'emplois, qui ont toujours été la récompense du mérite & de la valeur. Hé! qui suis-je, moi, pour heurter un Seigneur de cette considération? On ne compte point ses aïeux du chef de sa mere; la mienne, je ne feins point de le dire, a perdu sa noblesse & son nom dans les bras de mon pere; & quoique de son côté, j'appartienne, comme bien d'autres, à des Officiers de Justice, Commensaux & Militaires; quoiqu'en qualité d'Officier moi-même, le Roi m'ait accordé la grace de porter l'épée pour son service, je vois cependant, avec tout le respect possible, la distance infinie qui se trouve entre mon accusateur & moi. Si je n'avois que mes Juges à instruire, je le dis avec leur permission, peut-être n'aurois-je point mis la main à la plume. Accoutumés qu'ils sont à n'envisager dans les Parties que leur droit bon ou mauvais, je n'ai point à craindre que le poids du nom de M. le Comte de Nogent fasse pancher leur balance. Mais le Public m'effraye un peu: toujours curieux de nouveautés, il les saisit avec avidité, il s'en entretient avec plaisir; insensiblement il se passionne; & bientôt après il décide, ou conduit par l'intérêt particulier qu'il prend à la chose, ou déterminé par les plus légeres apparences. On voit un homme de condition, tout éclatant de titres militaires, à qui l'âge & une retraite philosophique donnent un grand relief, se plaindre d'un jeune Officier, qui n'a encore pour tout mérite que le desir de servir son Prince avec honneur: on est violemment tenté de croire le premier, dont la parole seule fait ordinairement une autorité, & de condamner le second, dont l'âge est volontiers soupçonné d'imprudence. Je conviens que ce premier coup d'œil est vraisemblable, mais le contraire est-il impossible? M. le Comte se plaint de moi, voilà un point vrai dans mon affaire; mais a-t-il raison de s'en plaindre? c'est ce dont il s'agit; & je supplie le Public de ne porter son jugement qu'après qu'il m'aura entendu. M. le Comte de Nogent me fit l'honneur de m'arrêter à dîner le 9 du mois de Novembre dernier. Je ne composois pas seul sa cour; le Bailli, le Procureur Fiscal & sa femme, une Demoiselle nommée Beau-Sergent, & un Capucin qui sert d'aumônier dans le Château, y dînoient aussi. Dans le cours de la conversation, M. de Nogent parla comme il lui plut de tous les Seigneurs & Gentilshommes voisins, & rabattit d'une façon très-bilieuse sur Messieurs de la Bachelerie, dont j'ai l'honneur d'être allié. _Croiriez-vous bien_, dit M. de Nogent, _que le Chevalier de la Bachelerie a eu l'insolence de me faire demander Mademoiselle de Nogent en mariage, par un gueux mandiant à ma porte_: (Il entendoit parler d'un Gentilhomme Irlandois, pauvre à la vérité, mais si plein de sa noblesse, qu'il ne la voudroit pas troquer contre celle de bien d'autres.) A cette proposition toute la compagnie, excepté moi, se récria, comme si l'on se fût donné le mot: _Ah! Monseigneur, est-il possible! Oui_, ajouta M. de Nogent, _le fait est certain_. Le Bailli en leva les épaules de pitié pour le pauvre Chevalier de la Bachelerie: le Procureur Fiscal portant la main à son front, assura qu'une pareille témérité étoit une véritable injure, dont _Monseigneur_ seroit bien fondé à rendre plainte, & il cita pour garant de son avis, un certain livre qu'il nomma _le Praticien François_, (ma mémoire est restée chargée de ce nom) selon lequel les injures se commettent par gestes, par paroles & par actions. La femme du Procureur Fiscal exhorta M. de Nogent à faire réflexion sur ce que disoit son mari, qu'il y avoit assez long-tems _qu'il faisoit de la pratique pour s'y connoître_. La Demoiselle Beau-Sergent, après un sourire composé, & un coup d'œil lancé sur Mademoiselle de Nogent, dit que l'amour l'avoit fait assez belle pour avoir des Chevaliers, mais non pas des Chevaliers de la Bachelerie. Le Capucin, qui, pendant tout ce discours, n'en mangeoit que mieux, suspendit pourtant le travail de sa fourchette, il crut entrevoir dans le procédé du Chevalier de la Bachelerie, quelque chose qui tiroit un peu sur les nouveautés du tems; mais bientôt après, empruntant le secours des argumens en regle, il rendit vingt fois le Chevalier de la Bachelerie victime de ses conséquences, couronna le tout par un passage latin qu'il disoit être de Tertullien: _Si oneri impar, cur tam ambitiosus?_ Si sa condition est inégale, pourquoi a-t-il tant d'ambition? A tout cela je ne disois mot, & même la situation où je me trouvois m'auroit fait passer outre, sans craindre de trahir la cause de mon parent, si M. le Comte de Nogent ne m'eût demandé ce que j'en pensois. J'étois encore tout _enquinaudé_ de la lecture de quelque Opéra, je lui dis en souriant que l'amour avoit quelquefois mis de niveau le sceptre & la houlette: _L'amour! l'amour!_ reprit M. de Nogent, _discours de garnison, buvez votre vin & avalez votre sottise_. J'avouerai qu'à ce mot de _sottise_, je regardai M. de Nogent avec des yeux plus qu'étonnés, en lui disant que je ne pensois pas avoir rien dit dont il pût s'offenser. _Vous êtes un insolent_, me repartit-il, _& un petit sot, sortez de ma table, & que je ne vous voie de vos jours_. Je quittai la table assez brusquement, peut-être la chaise sur laquelle j'étois assis en fut-elle renversée: je sors, & dans l'agitation où m'avoit mis une pareille insulte, je ne pus aller ni en compagnie ni chez moi. Je passai l'après-midi en promenades sans vue, & sans dessein. Sur les quatre à cinq heures du soir, le hasard me conduisit dans un chemin que M. de Nogent tenoit pour retourner au Château: la mere de Mademoiselle de Nogent marchoit vingt pas devant, accompagnée d'une fille-de-chambre; je la saluai avec tout le respect dû à son sexe, & j'avançai, le chapeau à la main, jusqu'à M. de Nogent, qui étoit entouré de laquais & de pêcheurs qu'il venoit d'employer. Je l'abordai, & dans la même posture, je lui dis à demi-voix que j'étois surpris du procédé qu'il avoit tenu au dîner avec un homme comme moi; que s'il y vouloit faire réflexion, il conviendroit lui-même qu'il n'avoit pas eu raison: _Moi, pas raison!_ reprit-il en reculant deux ou trois pas; _moi pas raison avec un homme comme toi! un homme comme toi, est un petit fils de charbonnier & de maréchal ferrant_. Je répondis, j'ose le dire, modestement, qu'il n'y avoit pas plus de raison à s'offenser de ce que je venois de lui dire, que de ce que j'avois dit au dîner, & que c'étoit une raison pour moi de mépriser les injures dont il me chargeoit: & je continuai ma promenade. Voilà ce que M. de Nogent appelle avoir été insulté de ma part, voilà ce qu'il appelle avoir violé le respect dû à sa haute naissance, & à ses grands emplois. J'ai pensé, à mon âge, que l'amour rapprochoit quelquefois les conditions; & je suis un sot & un insolent de l'avoir dit. J'ai représenté, avec douceur, que je ne méritois pas le traitement qu'on m'avoit fait; & je suis un petit-fils de charbonnier & de maréchal ferrant. Ne faut-il pas encore que je remercie M. de Nogent des épithetes qu'il me donne, & du soin qu'il a pris de s'informer de ma généalogie? Quelque faux que soient les mémoires qu'on lui a fournis, j'avoue que ma généalogie ne vaut pas la peine que je releve cette erreur: je n'attends rien que de mon amour & de mon zele pour le métier que je fais; & si j'étois assez heureux pour m'avancer, je serois plus content d'être le premier de ma race, que d'en être le dernier. Jusques-là on voit des insultes; mais certainement elles ne sont pas contre M. le Comte de Nogent, il en est au contraire l'auteur, & je suis le patient. Cependant un ou deux jours après cette triste scene, le pere Capucin, dont j'ai parlé, vint me trouver, & m'exhorta de faire satisfaction à M. de Nogent: _Eh! de quoi, mon pere_, lui répondis-je, _des affronts qu'il m'a faits sans le mériter? Je suis prêt de lui répéter, que tout ce que j'ai dit n'a pu ni dû l'offenser._ Le bon pere part de la main, & deux heures après il revient me trouver: _Dieu soit loué_, me dit-il en riant, _votre paix est faite, tenez, signez ce papier_. Il me présenta sur le champ de la part de M. de Nogent, une feuille écrite, dont voici le contenu: A TRÈS-HAUT, ET TRÈS-PUISSANT SEIGNEUR, MONSEIGNEUR COMTE DE NOGENT-LE-ROI _Lieutenant-Général des Armées du Roi, ancien Lieutenant-Général pour S.M. des Provinces d'Auvergne, Seigneur Châtelain, haut-Justicier de Nogent-le-Roi, Chaudun, Villemeux, Ormoi, Ruffin, Beschamp, Vacheresse, Chaudres, & autres lieux_. MONSEIGNEUR, »Je reconnois qu'imprudemment, & avec fausse vanité je me suis, malheureusement pour moi, échappé envers vous, parlant à votre personne; que je me suis dérangé, & sorti des bornes du respect que je dois à votre rang & à votre haute naissance. Je m'en repens, & vous en demande pardon, vous suppliant très-humblement de me l'accorder. Je reconnois qu'il est en votre pouvoir de me faire punir rigoureusement, & de me faire dépouiller de l'emploi que je n'ai obtenu que par votre protection auprès de S. A. S. M. le duc du Maine, dont je vous aurai une éternelle obligation: vous suppliant même de me la continuer, en oubliant ce malheureux moment où ma raison s'est dérangée; étant prêt même de faire toutes les soumissions pour vous demander en personne ma grace, si je suis assez heureux, dans mon malheur, de pouvoir, avec votre permission, me présenter devant vous, ce que je désire ardemment, pour me jetter à vos genoux, & vous faire connoître mon véritable repentir, & le chagrin que j'aurai éternellement, si votre clémence ne me donne le pardon, me soumettant de passer un pareil acte devant Notaire». Je n'ai que faire de jurer que ce placet n'est ni de mon style, ni de mon invention; le projet que j'en ai, écrit de la main du pere Capucin, & les conclusions presque toutes semblables, que M. de Nogent a fait signifier contre moi à mon Procureur, ne laissent point douter de celui qui l'a imaginé. Je veux, pour un moment, me supposer coupable (jamais supposition ne fut plus outrée) & je demande à tous les honnêtes gens, s'ils connoissent des outrages qui aient quelque proportion avec de pareilles excuses: oui, je ne crains point de le dire, les criminels dignes du dernier supplice, ne font point d'amendes honorables en termes plus bas & plus humilians. Quoi! il faut que j'avoue que ma raison étoit égarée, dans le tems que tout m'annonce que j'avois mon bon sens! Il faut qu'en blessant la reconnoissance que je dois à mes vrais protecteurs, je confesse que je ne tiens mon emploi que de la protection de M. de Nogent, dans le tems que le seul service qu'il m'a rendu, est de ne m'avoir point traversé! Il faut, qu'en violant le respect & la foi que je dois au grand Prince, sous les ordres de qui j'ai l'honneur de servir, je déclare qu'il est au pouvoir de M. de Nogent de me dépouiller de mon emploi, comme s'il étoit le Grand Maître de l'Artillerie! Il faut, que je souhaite ardemment d'aller me jetter à ses genoux, lorsque je n'en ai aucune envie! Il faut enfin, qu'après mes aveux, & mes souhaits, je sois encore dans l'incertitude de sçavoir si sa justice voudra bien faire place à sa clémence! En vérité, la situation est trop cruelle, je renonce à la supposition que je viens de faire, pour reprendre la vérité. Qu'on se rappelle, un moment, la scene du dîner, c'est tout ce que je demande. M. le Comte de Nogent se plaint de l'insolence qu'a eu un Gentilhomme de mes alliés de faire demander Mademoiselle sa fille en mariage. Chacun des convives donne son petit coup d'encensoir; je prends le parti qui me convenoit, c'est-à-dire, celui du silence; & M. de Nogent a la cruauté de me demander mon avis. La question est tout au moins désobligeante: la probité ne vouloit pas qu'à l'exemple des autres, je tirasse sur mon parent absent; la politesse, & le respect même, si l'on veut, me défendoient de contredire ouvertement M. de Nogent. Je prends un milieu, c'est d'éluder le désobligeant de la demande par une réponse vague, & qui ne signifie rien: _l'amour égale les Bergers & les Rois_. Veut-on à force de peser les mots, & de combiner, que cette réponse signifie quelque chose? Pour moi je n'y vois qu'un sens obligeant pour M. de Nogent; c'étoit convenir en termes couverts de la disproportion du prétendant avec la Demoiselle, puisque pour les mettre de niveau, il falloit le secours de cet amour, qui sçait quand il lui plaît rapprocher le sceptre & la houlette. Si l'on me fait l'honneur de trouver du sens dans ce que j'ai répondu, il ne peut y en avoir d'autre que celui que je viens d'expliquer. Pourquoi donc M. de Nogent m'en fait-il un crime? Seroit-ce le terme d'_amour_ qui l'a choqué? Il ne le persuadera à personne. Cependant je suis forcé par son commandement, comme il l'avoue lui-même, de sortir de table, chargé d'épithetes aussi outrageantes que déplacées; & c'est moi qui suis l'accusé! Seconde scene: le hasard dirige ma promenade à la rencontre de M. de Nogent, qui étoit sans épée; je lui remontre, le chapeau à la main, qu'il n'a pas eu raison d'agir comme il a fait avec un homme comme moi (un soldat outragé peut user de ce terme). Le moyen qu'on puisse trouver M. de Nogent en défaut avec la raison! il m'accable de nouvelles injures, & me voilà criminel une seconde fois. En sorte que, selon M. de Nogent, mes crimes se doivent compter par les affronts qu'il me fait. C'est pour les expier qu'il demande qu'on me bannisse de tous les endroits où il sera; ce qui veut dire en bon François, de toute la terre, parce que, s'il plaît à M. de Nogent de se trouver par-tout, je ne pourrai être nulle part. Il veut que je reconnoisse par écrit que je me suis écarté à sa table des bornes du respect que je dois à son rang & à sa grande naissance, & que je lui demande pardon. Je suis tout prêt de rendre tous les honneurs possibles à son rang & à sa grande naissance; mais nos Juges décideront, si j'ai blessé l'un ou l'autre. Il exige que je reconnoisse encore, qu'après être sorti de sa table par son commandement, je conçus & j'exécutai le mauvais dessein d'aller à sa rencontre dans un chemin creux, pour l'insulter & lui demander raison des manieres avec lesquelles il en avoit usé pour me congédier de sa table, & que je déclare que je m'en repens, & que je lui en demande pareillement pardon. Oui, sans doute, je me repens de la maniere dont j'ai été congédié de sa table; mais à qui demanderai-je pardon d'en avoir été si mal congédié? N'est-ce pas le comble de l'injure d'exiger que j'avoue sous les couleurs d'un lâche guet-à-pens, un prétendu dessein prémédité, que je n'ai jamais eu? M. le Comte de Nogent, malgré le mépris qu'il affecte pour moi, me rend dans son ame assez de justice pour ne me point croire un homme à _embuscades_ & à _chemins creux_; & s'il étoit vrai que le hasard m'eût procuré l'occasion de lui demander raison de l'affront qu'il m'a fait souffrir; ç'auroit été une preuve de mon respect, de déférer à son jugement un différent dans lequel il étoit lui-même Partie. Enfin, M. le Comte de Nogent demande que je donne mille écus pour l'hôpital de sa Ville. Mon innocence & ma fortune ne me permettent pas, en vérité, de faire de si grosses aumônes pour M. de Nogent. Voilà ce que j'avois à dire pour ma défense: j'aurois peut-être mieux fait d'en confier le soin à quelque plume versée dans le langage du Palais, mais j'ai cru que tout style, jusqu'au mien, étoit bon, quand il n'étoit question que de dire la vérité. Je me flatte que le Public malgré l'humiliant aveu que je lui ai fait de mes disgraces, ne m'en regardera pas de plus mauvais œil, persuadé que je suis, que c'est moins l'affront qui nous deshonore, que le sujet qui nous l'attire: & j'espere que mes Juges mettront à l'abri des ailes de leur justice, un jeune Officier qu'on veut écraser sous le poids d'un grand nom. _Ce chef d'œuvre dans son genre est de feu M. Olivier, Avocat à Chartres._ [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR NICOLAS-JEAN PALMIER, Chirurgien-Oculiste à Paris, seul & unique Neveu, & éleve de défunt CHARLES DE SAINT YVES, ancien Chirurgien-Oculiste, Défendeur; _CONTRE ETIENNE LÉOFROI, aussi Chirurgien-Oculiste, Demandeur._ La cause dans laquelle on m'engage aujourd'hui, présente peut-être l'espece la plus singuliere qu'on ait jamais vue. Deux domestiques introduits chez Charles de Saint Yves mon Oncle, ont trouvé le secret de devenir ses maîtres. Ils m'ont chassé de sa maison, & m'ont enlevé toute sa tendresse & tout son bien qui consistoit en plus de 500000 livres. Ils ont fait plus, ils ont abusé de la foiblesse de ce Vieillard, jusqu'au point de lui extorquer un consentement par lequel il leur a permis de porter son nom. Qui croiroit qu'après m'avoir dépouillé de la sorte, il me restât encore quelque chose de mon Oncle, qui pût faire l'objet de leur jalousie? Elevé par cet Oncle, instruit par lui-même dans les secrets de son art, je regardois la gloire d'avoir eu un si grand maître, comme une consolation que personne ne me pouvoit ôter. Je comptois me faire honneur de la liaison que le sang avoit formée entre lui & moi; enfin je m'imaginois qu'étant à la fois & son neveu & son éleve, personne ne pouvoit espérer plus que moi, de jouir des avantages de sa réputation: c'étoit, pour ainsi dire, une portion de sa succession qui sembloit m'avoir été transmise d'avance, & dont je me flattois d'être le paisible possesseur. C'est cependant l'usage de ces droits naturels que mes adversaires veulent aujourd'hui m'interdire. Ils viennent solliciter avec chaleur l'autorité de la Justice pour me faire des défenses expresses de m'annoncer au Public, comme le neveu de mon Oncle, & comme l'éleve de mon maître. Je n'aurois jamais pensé qu'une prétention aussi bizarre pût faire la matiere d'une contestation sérieuse; mais sur quoi ne plaide-t-on pas! Voyons donc si l'on m'empêchera d'être le neveu & l'éleve de Charles de Saint Yves; c'est-à-dire, si l'on me fera cesser d'être ce que je suis: voici en deux mots les faits de ma cause. Charles de Saint Yves mon Oncle, commença à exercer la Chirurgie à Saint Lazare; il s'attacha principalement à la partie de cet art, qui a pour objet les maladies des yeux: ses travaux furent suivis d'un succès que le public n'ignore pas; comme j'étois son unique neveu, il me destina à la même profession, & m'enseigna les principes & les regles de son art. Je travaillai sous lui à Saint Lazare, & je fis sous sa conduite différentes opérations; la preuve en est écrite dans l'Enquête que j'ai fait faire. La multitude de malades dont la réputation de mon Oncle attira la confiance, le força de sortir de Saint Lazare: il alla demeurer rue Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles: je l'y suivis; il continua de me donner des leçons, & moi, de pratiquer sous ses ordres. Il me menoit chez tous ses malades; je les pansois souvent devant lui, & il me les confioit lorsqu'il ne pouvoit pas les voir; il y a même certains malades que j'ai vus avec lui pendant dix-huit mois; mon Enquête en fait foi. C'est ainsi que j'ai passé environ six années à recevoir les instructions de mon Oncle, & à exercer sous ses yeux la profession d'Oculiste; mais voici l'époque de ma disgrace. Mon Oncle prit chez lui une jeune domestique nommée Manon, sous le titre de cuisiniere. C'étoit une fille qui réunissoit beaucoup de talens; aussi mon Oncle fut-il extrémement satisfait de son service & de son attachement, & comme il avoit l'ame infiniment reconnoissante, il crut qu'il y avoit de la justice à la tirer de la servitude; il changea donc son état, & la retint auprès de lui comme une compagne, qui par ses attentions lui tenoit lieu de femme dans le menu détail du ménage. L'empire de cette fille sur l'esprit de mon Oncle devint bientôt une sorte d'enchantement: il n'étoit plus à lui-même; il ne pensoit plus, il n'agissoit plus que par elle & pour elle; son cœur pour haïr ou pour aimer ne se déterminoit plus que par les impressions de cette fille. Comme j'eus le malheur de déplaire à Manon, & que ma qualité d'héritier présomptif lui paroissoit une assez bonne raison pour me haïr, je fus une des premieres victimes de son despotisme, & Leofroi, mon adversaire, y trouva dans la suite le principe de sa fortune. Ce Garçon qui n'avoit alors pour tout mérite que les bonnes graces de Manon, fut substitué à ma place dans la maison de mon Oncle; mais il y entra sous de plus heureux auspices que moi. Au reste, je ne dois point lui envier la fortune qui s'est offerte à lui; puisque j'aurois sans doute eu la délicatesse de n'en vouloir pas profiter; il fut moins difficile, & peut-être plus sage; il épousa Manon, ou plutôt il épousa, pour ainsi dire, mon Oncle lui-même, qui par la force du charme étoit en quelque façon identifié avec cette fille. Depuis cette utile union mon Oncle eut une infinité d'égards pour le nouveau mari, qui y répondit de son côté par une extrême complaisance. Mais comme les obligations que mon Oncle avoit à ces généreux commençaux s'étoient apparemment multipliées de jour en jour, il craignit que la mort ne le surprît sans leur avoir donné des marques solides & singulieres de sa reconnoissance: son premier bienfait fut d'adopter Leofroi, en consentant par un acte précis, qu'il portât le nom de _Saint-Yves_: le second fut d'instituer Manon & Leofroi son mari, ses légataires universels, &, comme pour mettre le comble à toutes ces libéralités, il mourut. Depuis la mort de mon Oncle, Leofroi & moi, nous exerçons à Paris, chacun de notre côté, la profession d'Oculiste, lui dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre, & moi rue Barre-du-Bec, du côté de la rue de la Verrerie, près du Cimetiere-saint-Jean. Il prend le nom de Leofroi _de Saint-Yves_, & moi la qualité de _neveu & d'éleve de Saint-Yves_; & c'est sur cette qualification qu'il m'intente aujourd'hui un procès. Il demande qu'il me soit défendu de me dire dans le public le neveu & l'éleve de Saint-Yves. J'avoue que je ne conçois pas quel expédient il fournira à mes Juges, pour les mettre en état de soupçonner un moment, qu'il soit possible de lui accorder ce qu'il demande: car enfin je ne pense pas qu'il soit au pouvoir des hommes, ni de Dieu même, de faire que je ne sois pas le neveu de mon Oncle. Leofroi convient avec moi que Charles de Saint-Yves étoit mon Oncle; je saisis cet aveu, & il me paroît qu'avec un peu de dialectique on peut aisément en inférer que je suis son neveu. Or, si je suis le neveu de mon Oncle, pourquoi m'empêchera-t-on de dire que je le suis? Voilà donc d'abord une moitié de la demande de Leofroi qui me paroît détruite par des raisonnemens assez solides: voyons l'autre partie. J'ai prouvé par une Enquête que mon Oncle m'a élevé dans son art, & que j'ai travaillé pendant environ six ans sous ses yeux & sous ses ordres. N'est-ce pas là être son éleve? pourquoi ne prendrai-je donc pas ce titre qui dans ma profession m'est aussi honorable, qu'avantageux? Mais, dit Leofroi, je produis des témoins qui ont été fort liés avec votre Oncle, & qui cependant ne vous ont jamais vu travailler sous lui; & la plupart déposent que votre Oncle n'étoit pas content de votre conduite. Je n'ai que deux mots à répondre: je demande d'abord, si, lorsqu'il s'agit de constater la preuve d'un fait positif, comme dans l'espece où il est question de sçavoir si j'ai travaillé sous mon Oncle, la déposition des témoins qui déclarent n'avoir aucune connoissance de ce fait, doit l'emporter sur le témoignage de ceux qui en attestent affirmativement la vérité? Je ne crois pas qu'il faille être Jurisconsulte pour prendre son parti sur cette question. Je ne dis rien des discours désavantageux qu'on prétend que mon Oncle a tenus sur mon compte: j'ai déja annoncé que je n'étois pas l'ami de Manon, & l'on date de son regne. Voilà toute ma cause dont j'ai cru devoir ce petit détail au public: j'espere que mes Juges ne me laisseront pas jouer plus long-tems le rôle de Sosie avec un nouveau Mercure. _Ce Mémoire est du célebre feu M. de Gennes, Avocat._ [Illustration: ornement] [Illustration: gravure] _Sa Compagne charitable la secourut, et obligeamment, &tc._ [Illustration] MÉMOIRE POUR MESSIRE JEAN-LOUIS DE LESTENDART, Marquis de Bully, Défendeur; _CONTRE EDME-ELIZABETH DE LECLUSE, dite DE MEREUIL, ci-devant Actrice de l'Opéra, Demanderesse._ La Demoiselle de Lécluse vient de m'intenter un procès, contre lequel il m'étoit assurément impossible de me précautionner. Elle fait paroître sur la scene un enfant de dix-huit ans, dont elle prétend être la mere. Qu'elle le soit, ou non, c'est ce que je ne sçais point; au reste, je rends trop de justice à son mérite, pour la chicaner sur cette qualité. Mais ce qui me surprend, & ce que je ne lui passerai pas avec la même indulgence, c'est qu'elle veut absolument que je m'avoue le pere de cet enfant, dont j'entends aujourd'hui parler pour la premiere fois. Pour me prouver que je lui dois à titre de justice cet aveu, qu'elle exige de moi, la Demoiselle de Lécluse allegue des faits, cite des Loix. Quant aux Loix, j'avoue que je ne les entends gueres: j'ai seulement appris de quelques maris mécontens, qu'il y en avoit d'assez puissantes pour rendre peres beaucoup d'honnêtes gens, qui n'avoient pas même pensé à le devenir. Cela m'a d'abord effrayé; mais on m'a rassuré en me faisant connoître que je n'étois point dans ce cas malheureux; ainsi me voilà dispensé de répondre à l'érudition répandue dans les écrits de la Demoiselle de Lécluse. A l'égard des faits, cela est de mon ressort: je vais exposer naïvement ce que j'en sçais. Mes Juges décideront. La Demoiselle de Lécluse est née à Paris sur la Paroisse de Saint Méry, le premier Avril 1696. Je ne m'amuserai point à lui contester la prétendue noblesse de son origine. Ce que j'en ai appris, c'est qu'elle est fille d'un pere, qui décoroit effectivement son extrême pauvreté, du titre d'Ecuyer. Je ne suis point assez instruit de toute la vie de la Demoiselle de Lécluse, pour sçavoir ce qu'elle est devenue depuis sa naissance jusqu'à l'adolescence. Elle ne paroît pas en être trop instruite elle-même, puisqu'elle ignore, ou du moins qu'elle feint d'ignorer que Paris est le lieu de sa naissance, & qu'elle y demeuroit avec son pere & sa mere. En effet, si l'on veut s'en tenir à son Roman, ce fut son pere, qui en 1718 l'amena pour la premiere fois à Paris, âgée alors de seize ans, dans le dessein de la mettre en Couvent. Elle ajoute qu'en cette même année, elle se trouva en liaison avec la Demoiselle de Tagny ma niece, qui lui procura ma connoissance. C'est ainsi que la Demoiselle de Lécluse commence le récit de ses aventures; mais je me crois obligé de l'avertir que sa mémoire est en défaut sur cette premiere époque; j'y découvre un petit anacronisme, qu'il est important de faire remarquer. Elle prétend être arrivée à Paris en 1718, à l'âge de seize ans; mais elle en impose sur chaque circonstance. En premier lieu, son Extrait Baptistaire prouve qu'elle est née en 1696, ainsi en 1718 elle avoit vingt-deux ans. En second lieu, comment persuadera-t-elle qu'elle n'est arrivée à Paris qu'en 1718, lorsqu'on voit qu'elle y est née, qu'elle y a toujours demeuré, que dès 1717 elle étoit fille des Chœurs à l'Opéra, sous le nom de la Demoiselle de Méreuil, & que cette même année elle joua dans l'Opéra de Tancrede? Enfin, comment a-t-elle imaginé qu'elle ait lié connoissance avec moi par le moyen de la Demoiselle de Tagny, qu'elle n'a jamais vûe? Je suis d'assez bonne foi pour avouer ingénument de quelle maniere se fit cette connoissance, & j'ai peine à croire que la Demoiselle de Lécluse ose me démentir sur cet article. Elle partageoit avec son pere, sa mere, & son frere un troisieme étage rue Aubri-Boucher, & elle avoit pour amie, une nommée Pellegrin, qui postuloit alors pour entrer à l'Opéra. Ces deux filles avoient reçu de la nature des attraits, & des talens, qui sembloient les destiner aux grandes aventures; mais sans ignorer le prix de ces avantages, elles avoient acquis assez de connoissance du monde, pour sçavoir que le mérite sans appui perce difficilement; c'est ce qui les avoit déterminées à se mettre sous la protection d'un Patron, qui pour une part dans le produit, s'étoit chargé du soin de faire valoir leurs charmes. Cet honnête homme se trouva un jour à l'Opéra près de moi. Je ne le connoissois point; mais chacun sçait qu'aux spectacles il suffit à deux personnes de se trouver dans une même loge, pour que l'une des deux ait le droit de s'entretenir avec l'autre: notre conversation roula particulierement sur les intrigues modernes des Actrices. La matiere étoit ample, & réjouissante. Enfin, après avoir parcouru les fastes galans de l'Opéra, il me fit remarquer du côté du Roi, la Demoiselle de Lécluse, qui portoit alors le nom de Méreuil, & il me demanda comment je la trouvois. Je fixai les yeux sur elle, & je répondis qu'elle me paroissoit assez jolie; mais comme je m'en expliquois froidement, il sentit bien que la conversation, que nous venions d'avoir, m'avoit peu disposé en faveur de la jeune personne. Ne vous y trompez pas, me dit-il, celle-ci est bien différente des autres. C'est une fille de condition, qui est sage, & très-sage: je la connois, & je pourrois répondre d'elle; il n'y a que la nécessité, qui l'ait obligée de prendre un parti indigne de sa naissance, & de ses sentimens. Il continua sur le même ton, & avec un air de sincérité, qui commença à m'intéresser, & qui me fit souhaiter de connoître ce Phénix de l'Opéra. Je lui témoignai donc de la meilleure foi du monde, l'envie qu'il me faisoit naître, & j'ajoutai que je serois charmé de trouver l'occasion de servir utilement une fille si aimable, & si estimable. A ces mots, l'adroit Proxenete me voyant arrivé au point où il me souhaitoit, m'assura avec toutes les démonstrations d'une noble sensibilité, qu'à la premiere occasion il instruiroit la Demoiselle de Méreuil de notre entretien, & que d'avance je pouvois compter sur sa reconnoissance. Il me tint parole, & trois jours après nous nous rencontrâmes à l'Opéra, où il m'annonça pour le lendemain la visite de la Demoiselle de Méreuil. Effectivement il me l'amena à l'heure marquée, avec la Demoiselle Pellegrin sa compagne. Ces deux Demoiselles se présenterent avec une modestie fort piquante. Mademoiselle de Méreuil, & moi nous nous fîmes des politesses assez bien soutenues de part & d'autre, & après une petite conversation, qui se passa en complimens, je proposai au galant trio d'accepter mon dîner: on fit par bienséance toutes les petites façons, & on accepta par goût. Je dis par goût, car la contenance, que chaque convive tint à table, me persuada qu'aucun des trois n'avoit accepté avec répugnance. Mais malheureusement un petit accident troubla la fête. La Demoiselle de Méreuil, qui apparemment avoit peu ménagé son estomac, se trouva mal au dessert. Sa compagne charitable la secourut, & obligeamment elle me laissa voir, en la délaçant, des graces, auxquelles la défaillance n'avoit rien fait perdre: cependant je n'en étois encore qu'à trouver beau, ce qui l'étoit réellement, & j'avoue franchement, que mes vues ne se portoient pas plus loin. Depuis ce jour la Demoiselle de Méreuil me rendit des visites assez fréquentes. Comme je ne demeurois pas loin du Palais-Royal, elle me venoit voir tous les jours d'Opéra; du moins elle n'y manquoit, que lorsque son tems étoit employé plus utilement ailleurs. Les désagrémens de son état, les mauvais traitemens de sa mere, qu'elle me peignoit comme la femme la plus bizarre & la plus farouche, furent les premiers sujets de nos conversations. Elle me contoit ses prétendus chagrins avec des apparences de confiance si persuasives, qu'aidée par les préjugés avantageux, qu'on m'avoit inspirés, elle réussissoit insensiblement à m'attendrir sur son état. Nous en étions-là, lorsque je ne sçais quelle aventure la fit chasser de l'Opéra: elle eut grand soin de me déguiser cet événement, en me disant que sa mere, par délicatesse de conscience, l'avoit obligée de se retirer d'un lieu, où elle prétendoit qu'on respiroit un air malsain pour la vertu; cela étoit assez vraisemblable pour être cru. Son expulsion de l'Opéra fut suivie d'une catastrophe encore plus fâcheuse. La mere mieux informée que moi, de la mauvaise conduite de sa fille, la maltraita vivement, & voulut la faire enfermer. La Demoiselle de Méreuil, accoutumée à des traitemens plus doux, & jalouse d'une liberté dont elle faisoit un si charmant usage, se trouva fort scandalisée de la mauvaise humeur, & des indécentes résolutions de sa mere. Elle se sauva de la maison paternelle, vint me trouver, fondant en larmes, & en me déployant toute sa douleur, elle ne m'en cacha que la cause. Elle me fit entendre qu'après la perte récente d'un Procès considérable, son pere & sa mere venoient de se retirer clandestinement dans la Province, pour soustraire quelques effets à l'avidité de leurs créanciers: que, réduits eux-mêmes à ne pouvoir se procurer les secours les plus nécessaires aux besoins de la vie, ils avoient été forcés d'abandonner leur fille aux charitables soins de la Demoiselle Pellegrin; que la fortune de celle-ci suffisant à peine pour la faire vivre, elles se trouvoient l'une & l'autre exposées à la misere la plus effrayante. Ce récit fut accompagné de tout ce qui pouvoit donner des graces à la douleur. Gestes, soupirs, larmes, sanglots, évanouissemens, rien n'y fut oublié. Peut-être en falloit-il moins pour m'engager à lui payer une pension de 400 livres, chez la Demoiselle Pellegrin son amie. Cette petite marque d'amitié parut toucher la Demoiselle de Lécluse, qui dès-lors avoit quitté le nom de Méreuil; & comme dans les ames généreuses la reconnoissance est un des sentimens les plus vifs, cela me valut sur le champ une déclaration d'amour. Je ne sçais si elle me flatta plus, qu'elle ne me surprit; tout ce que je peux dire (car je ne déguise rien) c'est ce que j'y répondis avec assez de vivacité; mais la Demoiselle de Méreuil ne démentit point encore la merveilleuse idée, qu'on m'avoit donnée d'elle, & par-là elle ajouta beaucoup aux heureuses dispositions où j'étois à son égard: je suis même obligé de convenir que, peut-être par amour-propre, je ne laissai pas que de conserver dans la suite, toute cette bonne opinion, quoiqu'alors la Demoiselle de Lécluse semblât m'avoir permis d'en diminuer quelque chose. Au reste, je pense que cette crédulité n'est pas moins d'un galant homme, que d'une dupe. Tout ce que je viens de dire, a pour époque l'année 1717; mais je l'ai déja remarqué, la Demoiselle de Lécluse ne date que de 1718, ainsi il ne doit pas paroître surprenant que toutes ces petites particularités aient été retranchées du journal de sa vie. Au mois de Septembre de la même année 1717, je fus obligé de faire un voyage à ma terre de Bully. La Demoiselle de Lécluse m'y accompagna. Pendant le séjour que nous y fîmes, deux Dames de ma connoissance, Religieuses à l'Abbaye de Longchamp, vinrent prendre les eaux de Forges chez moi, & en y voyant la Demoiselle de Lécluse, elles ne me dissimulerent point qu'elles me trouvoient en trop bonne compagnie. Pour dissiper leurs inquiétudes, je leur contai notre histoire, jusqu'à la déclaration d'amour exclusivement. La singularité des circonstances les surprit, sans cependant leur inspirer une grande sécurité sur notre compte; ensorte qu'elles ne me parurent pas moins allarmées de l'avenir, qu'édifiées du passé. Leur charité se proposa donc dès le moment de nous garantir du précipice, où elles nous regardoient comme prêts à tomber. Ces deux saintes filles travaillerent en effet très-sérieusement à remplir ce projet. La Demoiselle de Lécluse & moi nous eûmes chacun en notre particulier, bien de petits sermons, d'autant plus touchans, qu'ils étoient l'ouvrage visible de l'amitié la plus désintéressée, & du zele le plus pur. Leurs bonnes intentions eurent le succès, qu'elles en pouvoient attendre; la Demoiselle de Lécluse parut pénétrée autant que je le fus en effet, & il fut arrêté entre nous quatre, qu'elle se retireroit au Couvent de Longchamp, & que je payerois sa dot, qui devoit être de 10000 livres. A mon retour de Bully je satisfis à mon engagement. Je conduisis la Demoiselle de Lécluse à l'Abbaye de Longchamp; mais Madame l'Abbesse exigea qu'avant son entrée au Noviciat, elle restât trois mois en qualité de Pensionnaire: c'étoit une sage précaution, dont l'objet étoit d'éprouver la vocation de la Demoiselle de Lécluse. Cette épreuve fut plus longue, qu'on avoit cru qu'elle dût l'être. A l'expiration des trois premiers mois, lorsqu'il fut question d'entrer au Noviciat, la Demoiselle de Lécluse se trouva irrésolue: elle demanda un nouveau délai de trois mois, qui lui fut accordé. Cet espace de tems ne s'étant point encore trouvé suffisant pour décider sa vocation, c'est-à-dire pour l'enhardir à déclarer celle qu'elle avoit pour le monde, elle obtint par grace un dernier délai de trois mois. Enfin, après m'avoir préparé pendant quelque tems par un petit air rêveur, & mélancolique, la Demoiselle de Lécluse crut qu'il étoit tems de prendre son parti; elle se détermina donc à me déclarer ses dispositions, par une lettre qu'elle m'écrivit. Cette lettre, quoique bien tournée, n'étoit au fond qu'un assemblage assez bizarre de sentimens d'amour, de religion, de reconnoissance; en un mot, tout autre que moi auroit fort bien pu y découvrir les petites vues de la Demoiselle de Lécluse: mais je ne suis pas si pénétrant; je me laissai séduire par dix ou douze petites phrases fort jolies, dont la conclusion étoit que Dieu n'appelloit point la Demoiselle de Lécluse à la vie Religieuse, & je pris dès le moment la résolution de la retirer du Couvent, dans le dessein de lui procurer un établissement avec les 10000 livres, que j'avois d'abord consacrées au payement de sa dot. Ce fut dans ce tems que je lui écrivis une lettre, qu'elle ose aujourd'hui produire contre moi. Dans cette lettre je lui marquois ingénument les sentimens d'amitié qui m'attachoient à elle, & je lui déclarois que puisqu'elle ne vouloit plus être Religieuse, je consentois de partager avec elle _les plaisirs innocens_ _que la vraie amitié permet_, persuadé, lui disois-je, _que quand le Seigneur n'y est point offensé, cela dure davantage_. La Demoiselle de Lécluse sortit donc de l'Abbaye de Longchamp le 25 Octobre 1718. Je lui fis meubler un appartement rue de Richelieu, & j'ose dire qu'elle y trouva avec assez de décence toutes les commodités de la vie. Comme elle sçavoit qu'en considération de la vertu, que je lui supposois j'étois dans la résolution de lui procurer un mariage honnête, elle avoit grand soin de soutenir avec moi cet extérieur de sagesse, dont jusqu'alors elle s'étoit masquée si heureusement; mais dès qu'elle n'étoit plus sous mes yeux, elle ne manquoit aucune occasion de se dédommager de cette contrainte, & j'avois chez moi un Intendant, qui lui fut en cela d'un grand secours. On juge bien que je n'étois pas informé de toute l'intimité de leur bonne intelligence; mais les choses arriverent à un point, où il étoit impossible de ne pas craindre que je m'en apperçusse. La Demoiselle de Lécluse devenoit insensiblement un témoin contre elle-même; chaque jour rendoit le danger plus pressant. Il n'y avoit qu'un moyen de prévenir l'éclat: c'étoit d'éloigner pour quelque tems la Demoiselle de Lécluse; mais il falloir un prétexte; il eût été étonnant que deux Amans en eussent manqué dans une conjoncture si intéressante: voici donc celui qu'ils imaginerent. La Demoiselle de Lécluse vint me trouver avec une lettre à la main, qu'une de ses parentes venoit, disoit-elle, de lui remettre. Elle me présenta cette lettre d'un air consterné, & se laissa tomber dans un fauteuil sans me rien dire. Je lus; on marquoit à la Demoiselle de Lécluse que son pere étoit à l'extrémité, qu'il désiroit ardemment de la voir, qu'il la demandoit sans cesse. Le Secretaire, qui autant que je peux me souvenir, prenoit la qualité d'Oncle, exhortoit vivement sa niece à partir sur le champ. Cette lettre me toucha, & après avoir témoigné à la Demoiselle de Lécluse combien j'étois sensible à sa juste douleur, je voulus lui faire quelques petites remontrances pour la détourner d'un voyage, qui me paroissoit devoir être aussi désagréable pour elle, qu'inutile à son pere; mais elle entra dans des transports de tendresse, qui me firent presque regarder mes remontrances comme une injure que je faisois à son bon cœur, ensorte que ne pouvant en moi-même désapprouver une résolution si louable, je consentis qu'elle partît avec sa prétendue parente. Je lui donnai même quelque argent, tant pour les frais du voyage, que pour les besoins de son pere. Je ne sçais point de quel côté la Demoiselle de Lécluse tourna ses pas. Si je veux l'en croire, ce fut vers la rue de la Harpe, chez la nommée le Moine, qui fut la discrete dépositaire du secret qu'on vouloit me cacher. Après cette éclipse la Demoiselle de Lécluse reparut sur l'horison, comme un astre, qui n'avoit rien perdu de son éclat. Je la reçus avec amitié, & je me réjouis très-sincérement avec elle de la convalescence imaginaire du bonhomme, qui n'auroit pas, dit-on, manqué de m'écrire, si l'état de foiblesse où il étoit, lui avoit permis de me marquer toute sa reconnoissance. Je pris tout cela le mieux du monde, & comme il semble que tout ne serve qu'à fortifier les premieres impressions d'un esprit prévenu, ce qui devoit deshonorer la Demoiselle de Lécluse, devint à mes yeux un nouveau mérite pour elle. Le tendre attachement, que je croyois qu'elle venoit de me marquer pour son pere, me parut un garant sûr de l'excellence de son cœur, & je pris de-là occasion de la proposer à mon Intendant, comme un parti qui pouvoit le rendre heureux. Je n'oubliai point les 10000 livres de dot, & quelques menues bagatelles, qui pouvoient être d'une grande ressource dans la Communauté. Mon Intendant étoit un homme, en qui j'avois placé ma confiance depuis long-tems, & je croyois lui procurer une bonne fortune. Il me parut très-sensible à mon choix, & m'assura qu'il se trouvoit fort honoré de ma proposition. Il me dit, & il disoit vrai, qu'il connoissoit tout le prix de la Demoiselle de Lécluse; en un mot il renchérit sur tout le bien que je pouvois lui en dire, & finit en déclarant, qu'il seroit charmé d'être agréé par la Demoiselle de Lécluse. Il ajouta néanmoins qu'il étoit de son intérêt de différer cet établissement, jusqu'à ce qu'il eût arrangé quelques affaires de famille, qui tenoient sa petite fortune en échec. Je n'avois garde de désapprouver une conduite qui paroissoit si sage, & si prudente. J'en prévins la Demoiselle de Lécluse: je lui vantai les bonnes qualités de son futur; elle avoua modestement qu'il méritoit l'éloge que j'en faisois, & qu'au surplus l'estime, que je marquois avoir pour lui, étoit le titre le plus avantageux, sous lequel un homme pût se produire auprès d'elle. Dès ce moment je crus pouvoir regarder l'affaire comme conclue, & je ne pensai qu'à donner de jour en jour à l'un & à l'autre, de nouvelles marques de confiance & d'amitié. Je ne rapporterai sur cela qu'un trait, qui peut faire juger des autres, & qui d'ailleurs doit nécessairement trouver ici sa place. Je l'ai déjà dit, le pere de la Demoiselle de Lécluse étoit fort pauvre; il le devint encore davantage: on avoit exécuté ses meubles; un petit domaine de vingt ou trente pistoles de revenu, qui faisoit tout son patrimoine, se trouvoit saisi depuis quelque tems par ses créanciers; on en poursuivoit la vente avec vivacité; & le sieur de Lécluse, qui n'avoit pas plus de crédit que d'argent, se voyoit chasser tristement de la chaumiere de ses peres, sans espérance d'y rentrer. Mon Intendant, de concert avec la Demoiselle de Lécluse, me conta toute l'infortune de son futur beau-pere: deux cens pistoles, disoit-il, pourvoient le tirer d'affaire, & la Demoiselle de Lécluse, dans la crainte de paroître abuser de mes bontés, en me demandant ce petit secours, avoit pris son parti, c'étoit de mourir de chagrin. Assurément j'aurois été bien fâché d'avoir à me reprocher la mort de la Demoiselle de Lécluse. Je chargeai donc mon Intendant de s'informer des arrangemens, qu'il y avoit à prendre, pour conserver des jours qui lui étoient si précieux. Les éclaircissemens ne furent pas longs à trouver. Je fus diligemment instruit, & en fort peu de jours: moyennant 4000 livres, que je fis porter par mon Intendant au sieur Boiceau, Procureur des créanciers du sieur de Lécluse, l'affaire fut terminée, & les pieces me furent remises. Mon intention étant que cette libéralité profitât à la Demoiselle de Lécluse, à condition néanmoins qu'elle laisseroit à son pere, pendant sa vie, la jouissance du domaine en question, mon Intendant fut attentif à tourner la quittance, ou l'acte, d'une maniere propre à remplir sur ce point mes volontés. Cependant je sçais qu'il oublia finement d'y insérer la réserve de l'usufruit au profit du bonhomme. Mais ç'auroit été faire injure à la Demoiselle de Lécluse, que de regarder l'omission de cette clause, comme quelque chose d'important, & l'on va voir, par la maniere dont elle se disposa à user de mon bienfait, que je n'avois pas lieu de la soupçonner. Elle me pria avec des transports de joie & de reconnoissance qui me charmoient, de lui laisser la satisfaction d'aller elle-même rétablir son pere dans ses biens. Elle devoit perdre, disoit-elle, le plaisir le plus vif de sa vie, si toute autre personne qu'elle, étoit chargée de porter une si heureuse nouvelle. Je n'avois point de raisons pour me refuser à ses instances: je lui fis donc remettre les papiers, avec les quittances du Procureur, & je la laissai partir accompagnée de sa domestique, dans une chaise que je lui fournis. Je lui donnai même 800 livres, tant pour les frais du voyage, que pour réparer le dommage, qu'avoient causé dans les meubles de son pere, les incursions des Huissiers. Arrivée à Fulvie (c'est le nom du Village où demeuroit le pere), la Demoiselle de Lécluse, qui n'avoit point oublié ses premiers rôles, y prit tous les airs d'une Divinité, qui vient honorer la terre de sa présence. Elle regarda sa famille, comme un petit essain de misérables, qui devoient solliciter à genoux sa protection, & pour se déterminer à secourir son pere & ses freres, elle attendoit froidement, que par leur encens, & leurs hommages, ils commençassent à mériter ses bontés. Mais pendant qu'avec ses proches, la Demoiselle de Lécluse tranchoit ainsi de la Déesse, elle ne dédaigna pas de s'humaniser avec quelques étrangers. Il y eut entr'autres un Chevalier, à qui elle ne refusa aucunes marques de sa prédilection. J'ai entre les mains une lettre, qui prouve à quel titre il la méritoit. Il faut remarquer que ce galant étoit un _Profes dans l'Ordre des Coteaux_, & comme on prend assez volontiers le goût de ceux qu'on aime, la Demoiselle de Lécluse n'eut point de peine à s'habituer avec lui aux plaisirs de la table. Dans ces amusemens mêlés, elle commença, suivant l'ordre, par dessécher l'Amant; à ses fonds expédiés succéderent mes 800 livres, avec lesquels on ne brilla pas long-tems: ensuite on trouva que ma chaise étoit un meuble assez inutile à des gens, qui ne voyageoient que de la table au lit; on la vendit. Enfin, après la chaise vendue, que faire des bottes du postillon? On s'en défit en faveur d'un Fermier, qui les prit à compte sur quelques provisions de bouche, qu'il avoit fournies. Après cette économique expédition, la Demoiselle de Lécluse revint avec son Chevalier par la voiture publique, & sur la route, par maxime de bienséance, & pour éviter le scandale, & les embarras, elle eut l'attention de se faire passer pour sa femme, & se comporter comme telle. Le postillon mécontent de ce qu'elle l'avoit renvoyé à pied, m'apprit toutes ces aventures; j'en fus d'ailleurs instruit par plusieurs lettres, qui sont entre les mains de mon Avocat; on y voit les lamentations du sieur de Lécluse, qui se plaint à moi de sa misere, & de ce qu'au lieu de soulager sa famille, la Demoiselle de Lécluse lui a laissé pour cent francs de dettes. On n'aura pas de peine à se persuader qu'après des découvertes de cette nature, je ne fis pas à la Demoiselle de Lécluse une réception bien gracieuse. Elle voulut justifier sa conduite, & je ne doute point que son apologie ne fût toute prête; mais le regne des fictions étoit passé, je refusai de l'entendre, & je la fis chasser de chez moi avec un mépris égal à l'estime, que j'avois eue pour elle. Il est sensible que mon Intendant avoit intérêt de la ménager, dans la crainte qu'elle n'intentât contre lui l'action, qu'il lui fait aujourd'hui diriger contre moi, & ce motif, que je devois ignorer, pouvoit facilement se déguiser sous le spécieux prétexte de la compassion. Il crut donc pouvoir joindre auprès de mes amis, ses sollicitations à celles de la Demoiselle de Lécluse, qui me demandoit par charité une retraite dans un Couvent. Plusieurs personnes de piété m'en parlerent. Je cédai à leurs prieres, & je consentis de payer la pension de la Demoiselle de Lécluse à la Communauté des Filles de Saint-Chaumont. Je crois que ce fut vers la fin du mois d'Août 1722, qu'elle entra dans ce Couvent; mais la Supérieure, ayant appris que sa nouvelle Pensionnaire étoit une Pénitente de l'Opéra, ne fut pas curieuse de conserver un dépôt si suspect; elle pria poliment la Demoiselle de Lécluse de choisir un autre asyle. De ce Couvent, où la Demoiselle de Lécluse ne coucha qu'une nuit, elle passa à la Communauté de Bonnes-Nouvelles; mais je n'y payai pas long-tems sa pension. La Demoiselle de Lécluse n'étoit pas née pour la retraite; elle fit à la grille la conquête d'un Gendarme nommé de Chavanne. Aussi-tôt les billets doux se glisserent de part & d'autre; quelques-uns furent interceptés, & découvrirent l'intrigue. La Demoiselle de Lécluse fut chassée; & afin de n'être plus dans le risque de trahir par des lettres, le secret de ses amours, elle alla demeurer avec le Gendarme; ils resterent même assez long-tems ensemble. Les bons & les mauvais momens que la Demoiselle de Lécluse passa avec lui, la porterent à croire qu'elle étoit sa femme, & elle en parut si intimement persuadée, qu'à la mort du sieur de Chavanne, elle prit le deuil, & se présenta en qualité de veuve, pour recueillir sa succession. C'est une anecdote singuliere, dont je trouve la preuve dans une lettre du sieur de Lécluse, son cousin-germain. Les veuves sont sujettes à trouver dans les héritiers de leurs maris, des gens mal disposés, & peu traitables; c'est un malheur qu'éprouva la Demoiselle de Lécluse. Les héritiers du sieur de Chavanne ne voulurent même entrer dans aucune composition avec la veuve de leur parent; ils la traiterent au contraire d'une maniere, qui n'étoit rien moins que respectueuse; mais la Demoiselle de Lécluse sçut profiter de ces leçons de l'adversité; l'injustice de ces collatéraux servit à lui ouvrir les yeux. Outrée de leurs mauvais procédés, elle fit des réflexions sérieuses sur les risques, auxquels s'expose une fille raisonnable, en donnant toute sa tendresse à un seul homme, qui peut lui être enlevé par la mort, ou par l'inconstance; elle quitta sur le champ les lugubres ornemens de la viduité, & engagea son cœur & sa foi au Public. Je ne crains point de le dire, c'est le seul engagement, auquel elle ait été fidele. Voilà dans la plus exacte vérité, quelle est cette fille de condition, qui, après dix-huit ans de réflexion, m'accuse aujourd'hui d'avoir séduit son innocence. Tant que mon Intendant a eu toute ma confiance, & qu'il a demeuré chez moi, la Demoiselle de Lécluse a gardé le silence, je n'ai point entendu parler d'elle; mais depuis que je n'ai plus cet Intendant à mon service, ils ont projetté ensemble de se débarrasser en ma faveur du fruit de leurs amours. L'Intendant y trouve son compte, & il a fait entendre à la Demoiselle de Lécluse, que cette translation de paternité seroit une fortune pour elle, & pour son fils. Il paroît effectivement qu'elle le pense ainsi, puisqu'elle croit me faire grace en ne me demandant que 80000 livres, tant pour ses dommages & intérêts, que pour les alimens de ce fils, comme si, en me supposant pere, on pouvoit exiger de moi autre chose qu'un métier pour un enfant, âgé, dit-on, de dix-huit ans, qui dans l'hypothèse, seroit un bâtard adultérin, puisqu'au tems où l'on place sa naissance, ma femme étoit encore vivante; aussi cette demande ne m'effraye-t-elle pas beaucoup. Au reste je laisse à mon Défenseur le soin d'en faire sentir tout le ridicule. Pour moi, je ne me suis engagé qu'à une exposition naïve des faits; je viens de m'en acquitter à ma maniere, & j'ose me flatter de les avoir rapportés avec toute l'exactitude & la bonne foi possibles; je peux même dire qu'ils sont presque tous soutenus de preuves écrites. J'avouerai cependant que je rougis du détail, dans lequel je viens d'entrer. Devois-je descendre à cette espece de justification, & n'est-ce pas faire trop d'honneur aux fictions d'une Héroïne de Coulisse? _Ce Mémoire est de feu M. de Gennes, Avocat._ [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR ETIENNETTE BOYAU, femme DE LOUIS LE LARGE, Tisserand, demeurant à Troyes; ladite ETIENNETTE BOYAU, Garde-Malade, connue plus généralement sous le nom de TIENNETTE, Demanderesse; _CONTRE Maître FRANÇOIS BOURGEOIS, Chanoine de l'insigne Eglise Collégiale & Papale de Saint-Urbain de Troyes, Défendeur._ Cette cause présente un spectacle aussi nouveau qu'intéressant. On y verra d'un côté un Ecclésiastique, un Chanoine, un homme riche, jouir pendant deux ans des travaux du mercenaire; travaux d'autant plus importans, qu'ils intéressent la vie, qu'ils rappellent la fraîcheur, qu'ils conservent la santé; on verra, dis-je, cet Ecclésiastique après deux ans consécutifs de soins & de services, refuser au mercenaire la récompense qu'il a si justement acquise, & la lui refuser aux yeux même de la Justice. [Illustration: gravure] _Trois cent fois dans les momens les plus intéressans, et dans la posture la plus suppliante, elle le pria, &tc. On verra de l'autre côté, une femme qui a toujours rempli les devoirs de son état avec distinction; pauvre, les richesses n'accompagnent pas toujours les talens: âgée, c'est un titre de plus pour mériter la commisération; on verra cette pauvre femme, après avoir différentes fois, mais envain, sollicité le sieur Bourgeois de lui payer un salaire légitime & trop long-tems différé, forcée à la fin, par ses besoins, de réclamer la protection des Loix, & de révéler à la face du Public, & ses bienfaits, & l'ingratitude du sieur Bourgeois. Le récit du fait mettra ces deux objets dans tout leur jour. _FAIT._ Le sieur Bourgeois se trouvoit depuis quelque tems fatigué d'une intempérie chaude des visceres, & de cette espece d'acrimonie du sang qui en fait extravaser la partie rouge. Ayant consulté sa maladie, on lui ordonna l'usage fréquent d'une espece de lénitif, connu vulgairement sous le nom de clystere. La Faculté ayant parlé, il ne s'agissoit plus que de trouver quelqu'un pourvu de talens nécessaires pour en exécuter l'ordonnance. On auroit pu s'adresser au sieur Gentil, le phénix des Apoticaires de cette Ville. Mais le sieur Gentil gagne beaucoup dans sa boutique, & ne se déplace qu'à grands frais. Tiennette jouissoit alors de la réputation la plus brillante. Elle avoit l'honneur de servir les personnes les plus qualifiées de la Ville, qui se louoient également de son zele & de sa dextérité. D'ailleurs, quoiqu'elle ne fût pas riche, elle ne prenoit que deux sous six deniers par représentation, ce qui la faisoit passer pour une femme d'un désintéressement peu commun. Le sieur Bourgeois jetta les yeux sur elle; il la pria de venir le voir. Il lui fit une confidence de sa maladie, de la consultation des Médecins, & des services dont il avoit besoin. Tiennette lui ayant donné un essai de son sçavoir faire, il la combla des éloges les plus flatteurs, & la pria de lui continuer par la suite ses bons offices. Deux ans entiers se passerent de la sorte; c'est-à-dire, le sieur Bourgeois, toujours un peu échauffé, & toujours se rafraîchissant; Tiennette toujours officieuse, & toujours prête à le rafraîchir: elle y procédoit au moins une fois par jour, & souvent jusqu'à six. Cependant elle avoit besoin d'argent, & le sieur Bourgeois ne vouloit point lui en donner. Trois cent fois, dans les momens les plus intéressans & dans la posture la plus suppliante, elle le pria d'avoir égard à ses besoins, sans qu'il se laissât attendrir. Enfin, le Carême dernier s'approchant, elle crut l'occasion favorable pour amener le sieur Bourgeois à des sentimens plus humains & plus équitables; elle se persuadoit que dans ce tems de réconciliation, elle n'auroit qu'à parler, pour être satisfaite; elle se résolut même pour y apporter de sa part plus de facilité à ne demander que la somme de 150 livres, quoiqu'elle eût droit d'exiger une somme beaucoup plus considérable, ainsi qu'on le prouvera par la suite. Elle se croyoit si sûre d'être payée, qu'elle avoit déja pris quelques arrangemens pour placer à fonds perdu ces 150 livres, à dessein de s'en faire une petite rente qui lui assurât du pain dans ses vieux jours. Elle partit donc de chez elle, pleine d'espérance & de projets. Chemin faisant, & dans la joie de son cœur, elle se disoit à elle-même: j'ai semé, je vais recueillir. Inutiles projets! espérance trompeuse! A peine fut-elle arrivée, & eut-elle fait part au sieur Bourgeois du sujet de sa visite, que la regardant d'un front sévere, il lui dit: _Je n'ai point d'argent à vous donner_. Mais au moins, lui répondit-elle, en versant des torrens de larmes, donnez-moi, ou vendez-moi deux boisseaux de bled. _Je ne donne_, repliqua-t-il, _ni ne vends mon bled dans un tems où il est à bon marché, & où il peut devenir cher_. A ces mots Tiennette fut frappée comme d'un coup de foudre, la douce espérance s'envola de son cœur, & le désespoir qui s'en rendit maître, la ramena chez elle. Plongée dans la douleur la plus amere, ses amies, ses voisines vinrent la consoler; toutes lui conseillerent de traduire en Justice l'ingrat qui l'avoit si cruellement renvoyée. Elle hésita long-tems: car si d'un côté sa misere & ses besoins la portoient à y consentir, de l'autre elle étoit retenue par l'attachement qu'elle conservoit encore pour le Sr Bourgeois. Enfin cependant, le besoin emporta la balance, & l'exploit fut donné le 5 Mai 1746. Par cet exploit elle conclut à la modique somme de 150 livres, tant pour avoir mis en place 1200 lavemens, que pour avoir fourni la seringue & le canon. Tels sont les faits. Prouvons maintenant combien la demande de Tiennette est juste & modérée. MOYENS. Nous pourrions citer les autorités les plus respectables pour faire voir au sieur Bourgeois, combien il est mal de retenir la récompense du mercenaire; mais nous nous contenterons de rapporter à cet égard le sentiment des Païens. Hésiode, le plus ancien Gnomographe de la Grece qui nous soit connu, a dit dans son Ouvrage intitulé _Opera & Dies_, Lib. I. ces belles paroles: _Misthos d'andri philo eiremenos arkios esto_, ce qui veut dire, donnez au mercenaire la récompense qu'il a méritée. Pithée, Roi de Trézene, qui vivoit trente ans avant Salomon, & qui, par sa fille Æthra, fut aïeul de Thesée, avoit donné le même précepte long-tems avant Hésiode. Si les Païens ont regardé ce précepte comme un principe de morale, combien le sieur Bourgeois doit-il rougir de l'avoir si mal pratiqué? Si une autorité plus sainte nous ordonne de ne pas garder la récompense du mercenaire jusqu'au lendemain, combien le sieur Bourgeois doit-il se reprocher d'avoir retenu pendant deux ans le salaire de Tiennette? Si des services ordinaires doivent être suivis d'une récompense si prompte, combien doit l'être davantage la récompense de ces services secrets, de ces services auxquels l'humanité répugne un peu, de ces services, en un mot, qu'on ne rend point en face? Comment se défendra le sieur Bourgeois? Opposera-t-il la fin de _non recevoir_? Mais depuis le dernier lavement que Tiennette lui a donné, jusqu'au jour de l'exploit, il ne s'est gueres écoulé que deux mois. Déniera-t-il les services de Tiennette? Tous ses voisins & ses amis sont prêts d'en rendre témoignage. Dira-t-il que Tiennette s'acquitte mal-adroitement de ses fonctions? La voix de tous les honnêtes gens de la ville s'éleveroit contre lui. Peut-être se retranchera-t-il à dire, que la somme de 150 livres est exorbitante; que des lavemens, ainsi que toute autre chose, doivent être moins chers en gros qu'en détail; & que lui, qui en prend tous les jours, & plutôt six qu'un, doit les avoir à meilleur marché, qu'une personne qui n'en prendroit qu'un en passant. Cette réflexion du sieur Bourgeois est judicieuse. Mais par un calcul fort simple, on va lui prouver qu'il en fait une application peu juste. Tiennette a servi le sieur Bourgeois pendant deux ans consécutifs: le fait n'est pas douteux. Chaque année est composée de 365 jours, ce qui fait pour les deux ans, un total de 730 jours. Or le sieur Bourgeois prenoit au moins un lavement par jour, & souvent il en prenoit jusqu'à six. Ainsi, en évaluant chaque jour l'un dans l'autre à trois lavemens, (& cette évaluation n'est pas excessive), il se trouvera pour les 730 jours, un capital de 2190 lavemens, lesquels à 2 sous 6 deniers piece, qui est le prix courant, forment, si l'on ne se trompe, la somme de 273 livres 15 sous. Tiennette a bien voulu restraindre ces 2190 lavemens au nombre de 1200; & au lieu de 273 livres 15 sous qu'elle avoit droit de prétendre, elle s'est réduite à la somme de 150 livres, qui n'est presque que la moitié. Comment donc le sieur Bourgeois ose-t-il se plaindre? Et Tiennette pouvoit-elle porter le désintéressement & la modération plus loin? Mais il est inutile, dans ce Mémoire préparatoire, de s'arrêter plus long-tems à prévenir les objections du sieur Bourgeois. On se propose, lorsqu'il aura fourni ses défenses, d'y répondre amplement dans un second Mémoire. Tiennette même ose se flatter, qu'il n'en viendra pas jusques-là. Elle espere qu'il rentrera dans lui-même; qu'il rougira de son ingratitude; qu'il sentira que, si refuser au riche ce qu'on lui doit, est une injustice, le refuser au pauvre, c'est en quelque sorte un homicide. L'intérêt propre du sieur Bourgeois, doit l'engager à faire justice à Tiennette; car enfin il n'est pas parfaitement guéri de sa maladie. S'il ne satisfait pas Tiennette, qui désormais voudra lui rendre des services qu'il sçait si mal récompenser? Qui les lui rendra avec autant de zele & de dextérité? Qu'il revienne à résipiscence, & Tiennette oubliera le passé. On s'attache aux gens par les bienfaits: elle s'est véritablement attachée à lui par ceux qu'elle lui a rendus. Qu'il lui fasse justice, & il la verra retourner à côté de son lit avec plus d'empressement que jamais. Mais s'il persiste dans son endurcissement, si son ingratitude continue, si Tiennette est obligée de faire porter la cause à l'audience, doit-on douter qu'elle n'obtienne le succès le plus favorable? _Ce Mémoire est de M. Grosley, Avocat à Troyes._ [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR la Communauté des Chaircuitiers, Intimés; _CONTRE NICOLAS-NOEL, Pâtissier_; _ET la Communauté des Pâtissiers, Appellans._ Il y a quelquefois moins à gagner à se mêler de deux métiers, qu'à n'en faire qu'un, & le bien faire. Mais il y a aussi certains commerces dont l'un ne nuit point à l'autre. Par exemple, il ne coûte pas plus à un Pâtissier de vendre, chemin faisant, du jambon, & il gagne davantage. Cela est tout clair; les Pâtissiers y ont fort bien trouvé leur compte tant qu'on les a laissé faire. Mais ce qui les accommodoit, incommodoit les Chaircuitiers. Ceux-ci ont obtenu des Sentences & des Arrêts, qui ont condamné l'entreprise. Un Pâtissier, qui a plus d'esprit que les autres, (c'est M. Noel), a inventé le plus joli secret du monde pour éluder ces jugemens. Il a fait cuire un jambon comme on a coutume de le faire cuire, puis il l'a enveloppé d'une pâte mince, puis il l'a mis à l'entrée du four un moment pour faire prendre couleur à la pâte, & l'ayant retiré, il a dit, en considérant son petit chef-d'œuvre, voilà un pâté de jambon, ou je ne suis pas Pâtissier; viennent les Chaircuitiers quand ils voudront. Ils sont venus, ils avoient avec eux un Commissaire & un Huissier; ce jambon étoit fort entamé; on a saisi ce qui en restoit; il a été mis dans une boîte cachetée: Noel s'en est chargé. On a été à l'Audience de la Police; tous les Pâtissiers trouvant l'invention bonne, leur Communauté étoit intervenue. Noel avoit apporté la boîte; le Juge l'a fait ouvrir; le jambon ne tenoit point du tout à la croûte, on l'en a tiré, & tout le monde a reconnu un jambon dans son état naturel, & d'une cuisson ordinaire. Noel a soutenu inutilement que c'étoit un plat de son métier: le Lieutenant de Police en a jugé autrement; il a déclaré la saisie valable. Il a condamné Noel à 10 liv. d'amende, & 20 liv. de dommages & intérêts, & il a défendu aux Pâtissiers de faire des pâtés de jambon, _à moins que la viande & la pâte ne soient cuites ensemble_. Le morceau saisi a été remis dans la boîte, & la boîte a été recachetée. Les Pâtissiers ne sont pas contens; ils appellent, & leur grief est fort simple. Ils conviennent dans leurs écrits, qu'ils n'ont pas droit de vendre du jambon: loin de contredire les Jugemens, qui leur défendent ce commerce, ils les ont fait imprimer à la suite de leurs statuts; & ils produisent l'imprimé pour prouver qu'ils ont droit, par leurs Statuts, de faire des pâtés de jambon. Ils disent vrai. Mais ce qu'on a saisi, n'est point du tout un pâté de jambon: c'est, sous le masque d'une croûte légere, un jambon tout naturel & tout ordinaire: les Pâtissiers le définissent assez-bien, en deux endroits de leurs causes d'Appel, _Un jambon conçu en façon de pâté_, & cela signifie, un jambon travesti en pâté; la chose est, à la vérité, finement inventée; mais les finesses n'ont pas de mérite auprès des Juges; ils condamnent la fraude déguisée, tout comme la fraude à découvert. Les Pâtissiers se défendent avec un grand sérieux; ils ont donné un _factum_ fort étendu; mais ils ne sont pas parvenus à prouver qu'un jambon, prêt à servir sur table, soit un pâté, parce qu'on l'a recouvert d'une pâte mince, qui ne lui sert que d'enveloppe. Ils disent dans leurs causes d'Appel, que pour bien faire un pâté, il ne faut pas hacher le jambon avec la viande ordinaire; que ce seroit une mixtion désagréable; qu'on coupe ce jambon par tranche, & qu'on l'entremêle d'une couche de pâté de viande ordinaire. Dans leurs contredits, c'est une autre méthode; on prépare le jambon comme un vrai pâté, avec tous les ingrédiens qui entrent dans les pâtés; on le hache avec ces ingrédiens, de sorte que le jambon est entiérement dénaturé. Il forme, indépendamment de la croûte, un vrai pâté. On ajoute un moment après, que le jambon, avant d'être cuit, ayant déja éprouvé d'autres préparations, n'est pas de sa nature, susceptible du mêlange de plusieurs ingrédiens: on vient insensiblement à dire, que s'il arrive que les Pâtissiers cuisent le jambon séparément, & qu'ensuite ils y ajoutent une pâte _auxiliaire_, c'est pour en faire un ouvrage plus délicat: agir autrement, dit-on, ce seroit risquer d'introduire dans le Public, un mets dangereux pour la santé. Tout cela est répété, retourné, contrarié dans le _factum_, & l'on voit que les Pâtissiers ne sçavent quel chemin tenir pour sortir d'embarras. Au fait, le jambon saisi, lorsqu'on lui a donné un surtout de pâte, n'étoit ni haché, ni assaisonné d'ingrédiens, ni coupé par tranches entremêlées de couches d'autres viandes, il n'étoit nullement dénaturé; c'étoit un jambon simple, sortant de la cuisson ordinaire, prêt à manger, tel en un mot, que les Chaircuitiers le vendent. Et pour emprunter le langage des Pâtissiers, la pâte étoit une pâte _auxiliaire_, elle ne rendoit pas l'ouvrage plus délicat, elle servoit seulement à prétexter la fraude: cela est trop évident; & en bonne foi, on feroit mieux d'en convenir, que de soutenir si long-tems une cause, que l'on peut dire perdue. Il y a dans la Sentence une disposition, dont les Pâtissiers sont un peu courroucés; elle leur défend de faire des pâtés de jambon, à moins que la viande & la pâte ne soient cuites ensemble: Quoi donc, disent-ils, le Lieutenant de Police a-t-il voulu nous apprendre notre métier? Non, mais il leur a appris à ne point ruser, & à ne point faire la fraude; ils sçavent bien, que ce n'est pas faire un pâté, que de mettre de la viande cuite dans un croûte postiche, qui n'est comptée pour rien; ce qu'ils ne sçavoient pas, est qu'on ne trompe point la Justice. Ils le sçavent à présent, ils le sçauront encore mieux, quand la Sentence sera confirmée. Me. PAGEAU, Avocat. [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR le sieur ADRIEN PERCHERON, Marchand Epicier en gros à Paris, ancien Marguillier de sa Paroisse; & MARIE-LOUISE VION, son épouse, Appellans, Demandeurs & Défendeurs; _CONTRE SÉBASTIEN MOUTARDIER, Intimé, Défendeur & Demandeur._ On ne peut pas dire que l'Intimé défere à la Justice un délit bien grave, & qui mérite toute son attention. Le prétendu crime imputé à l'Appellant par l'Intimé, est de l'avoir appellé _Fripon_. Peu de gens raisonnables s'allarmeroient aussi fort d'une invective proférée sans fondement. Malheureux un honneur assez délicat pour être blessé d'un trait aussi léger, malheureuse une réputation assez mal affermie pour qu'un pareil coup y fasse une si grande brêche, qu'elle exige une _réparation de 3000 livres_ pour la rétablir. Mais s'il est vrai qu'il peut y avoir des circonstances qui affoiblissent l'énormité des grands crimes, il est vrai en même-tems qu'il y en a qui anéantissent une faute aussi peu considérable que celle dont il s'agit. Ces circonstances se réunissent toutes en faveur de l'Appellant. _Avant que l'Intimé ait porté sa plainte d'une injure aussi frivole_, l'Appellant avoit rendu la sienne d'emportemens & d'excès contre lui & sa famille: injures d'autant plus graves, qu'elles ont été faites à l'Appellant par un homme qui leur est certainement subordonné dans la société civile. Par quelle fatalité le Juge dont est appel a-t-il adopté une requête d'aussi foible conséquence que celle de l'Intimé, & rejetté _une plainte antérieure à la sienne_, beaucoup plus juste & plus importante? C'est cette erreur du premier Juge, qui fait l'objet de l'Appel porté en la Cour, & que les Appellans esperent qu'elle réformera, en leur accordant une satisfaction proportionnée à ce qu'ils ont souffert de la part de l'Intimé. FAIT. L'APPELLANT, Marchand Epicier en gros en cette ville de Paris, ancien Marguillier de sa Paroisse, Propriétaire d'une maison où il exerce son commerce depuis cinquante-cinq ans, a loué verbalement deux chambres au sieur Moutardier, moyennant 80 livres par an. Ce sieur Moutardier (qui est l'Intimé) s'est donné d'abord pour Praticien du Châtelet, &, en cette qualité servant de Recors aux Huissiers dans leurs Exploits. Il ne doit pas prendre cette définition de sa personne pour une injure, il y a d'honnêtes gens par-tout. Sans abdiquer ces qualités, il a pris, après l'an & jour, en vertu de l'article 173 de la Coutume, la qualité de _Bourgeois de Paris_. Il n'étoit pas encore regardé comme un Bourgeois bien notable, sans qu'il y ait en cela aucune faute de l'Appellant; il a été imposé à la modique somme de 36 sous, sur le rôle de la capitation. Cependant voulant s'arranger, il a fait provision pour son hiver d'une voie de bois, qu'il a fait porter dans l'une des deux chambres, dont il est Locataire. Chacun s'applaudissoit d'avoir pour voisin un Bourgeois aisé. On ne sçavoit pas ce qui devoit arriver. Il s'est mis à fendre lui-même la voie de bois. Il est vrai qu'une voie de bois échauffe plus que deux, quand on la fend soi-même; c'est un ménage bien entendu. Mais dans ces occupations, il fendoit la tête à tous ses voisins, sans s'apperçevoir de plus, qu'en mettant ses bûches par morceaux avec une serpe, il mettoit les planchers en pieces avec ses bûches. C'est ce qui fâchoit le Propriétaire. Aux remontrances polies qui lui étoient faites à ce sujet, il n'a jamais fait d'autre réponse, sinon _qu'il étoit le maître chez lui_. Heureux raisonnement, s'il eût pu garder chez lui, pour lui tout seul ou ses amis, le tapage qui s'étendoit jusques dans les maisons voisines, qui n'étoient point la même chose que chez lui, quoiqu'il fût la même chose, que les autres Bourgeois ses voisins. L'Appellant voyant un homme atteint d'une pareille passion, que l'on peut appeller _Xyloschizomanie_, lui offrit _gratis_ un caveau, où il pût continuer ses exercices, sans importuner d'autres que les rats, hôtes chez les Epiciers, presque aussi incommodes que l'Intimé. Il accepta la clef; mais triste apparemment de n'y voir point de provision de vin, ce séjour lui déplut: il n'a jamais voulu y transporter sa provision de bois. Cette bruyante voie de bois, étant enfin réduite en si petits morceaux, qu'il n'y avoit plus moyen de rien fendre, l'Intimé n'est pas demeuré oisif. Les occupations les plus sérieuses se changent en plaisirs, quand on sçait les varier. Il a choisi pour faire chambrée avec lui, un de ses amis de la même profession de Recors. Tous deux se sont saisis réellement & de fait, & ont mis sous leur main les deux chambres. L'Intimé, jeune homme imbu de son Ordonnance, a cru que sans l'assistance d'un de ses confreres, on pourroit arguer de nullité sa procédure. Deux imaginations valent mieux qu'une. Ces deux amis ont trouvé une ressource contre le froid, sans faire tort à la précieuse voie de bois; ç'a été de tirer des armes pendant la moitié de la journée, & quelquefois jusqu'à une heure du matin, pour s'apprendre _la botte de nuit_, & à se battre à la lueur des lanternes. Les planchers qui n'étoient pas le pavé de Paris, ni les oreilles des voisins, n'ont rien gagné à ce changement d'occupation. L'Intimé ayant fait trois mois d'Académie sous son camarade, qui en même-tems faisoit la sienne sous lui, a passé de l'Etat de _Bourgeois_ à celui de Petit-Maître. Il insultoit sans cesse l'Appellant, sa femme & ses enfans, les traitant de _fripon d'Epicier_, _franches canailles_, en mots plus francs que le François même. On peut dire que ce Locataire payoit son _Terme_ en d'autres _termes_, qui pouvoient faire plus qu'une compensation. A la Saint Remy 1748, l'Appellant, sans importuner la Justice de ses plaintes, résolut de donner congé à ce Locataire; mais l'Appellant qui n'est pas comme lui, _le premier homme du monde pour faire des fagots avec une voie de bois_, n'est pas non plus aussi habile que lui en affaires. Il crut bonnement que la location n'étant que verbale, il suffisoit que le congé fût de même. Il se contenta de faire mention dans la quittance, qu'il donna à l'Intimé du Terme échu à la Saint Remy, qu'_il_ lui _donnoit congé pour celui de Noël suivant, lequel congé avoit été accepté par le Locataire_. Mais ce n'étoit point du tout l'intention de l'Intimé de désemparer au Terme de Noël les deux chambres qu'il occupoit. Il y avoit dans la même maison un Huissier (dont la femme, suivant les apparences, est un des plus forts témoins dans l'information de l'Intimé). Cet Huissier occupoit un appartement de 70 liv. par an; il employoit l'Intimé dans ses expéditions. Il devoit une année de son loyer; il ne vouloit point sortir; l'Intimé ne vouloit point le quitter. Cela signifie qu'ils vouloient demeurer tous deux. L'Appellant & sa famille, au milieu du Sergent & des deux Recors, eût été moins à plaindre d'avoir vingt _Créanciers_ ordinaires déchaînés contre lui, qu'un seul de ces honnêtes gens pour Débiteur. L'Appellant a néanmoins triomphé de l'Huissier; il l'a obligé de déguerpir, en lui faisant, à la vérité, remise de 70 liv. pour une année de loyer échue. L'Huissier vouloit pour prix de la complaisance qu'il avoit de sortir sans payer, que l'Appellant l'indemnisât des frais de son déménagement. Le transport des meubles n'auroit pas été considérable en lui-même; mais il falloit les porter loin. L'Appellant a obtenu la victoire de ne perdre que ses loyers, & de n'être pas condamné aux frais d'installation dans un nouveau domicile. Il n'en a pas été de même de l'Intimé. Voyant que l'on faisoit déserter l'Huissier son protecteur, qu'il avoit lui-même son congé bien signé dans sa poche, son humeur s'est encore plus aigrie qu'elle n'étoit. Il ne se passoit aucun jour qu'il ne traitât la femme & les filles de l'Appellant de _Gueuses_, de _Guenippes_, &c. On ne lui répondoit rien, on avoit peur de _le mettre à son aise_[2]. Mais enfin le Dimanche 17 Novembre 1748, comme l'Appellant, croyant que l'Intimé le quitteroit à Noël, avoit mis écriteau pour ses deux chambres, il se présenta deux Particuliers pour les voir. L'Intimé se plaça sur sa porte, leur en interdit l'entrée, & se mit en telle fureur contre la femme & les filles de l'Appellant, que les deux Particuliers se sauverent, croyant ce logement contagieux, & craignant d'être atteints de frénésie, s'ils venoient à l'habiter. [2] Racine, Edit. de 1736, pag. 254. L'Appellant, au retour de la Messe, trouva toute sa maison allarmée de la réception faite par l'Intimé à leurs Hôtes futurs, & des injures dont il l'avoit accablée. Leur conseil se tenoit dans la cour de la maison. L'Intimé y descendit en passant, & fit voir à l'Appellant, qu'il étoit aussi-bien fourni en injures pour homme, qu'en injures pour femme. L'Intimé prétend, que c'est dans cette querelle (qui venoit de lui, & où il faut observer qu'il n'étoit point dans ses fonctions de Recors), que l'Appellant a succombé à la tentation; que ce mot fatal, que l'Intimé cherchoit depuis long-tems, a été prononcé: mot, qui peut se prendre en divers sens; mot, qui n'est pas à la vérité bien _civil_, mais qui n'est pas non plus si _criminel_, surtout si on l'a donné à l'Intimé en sa qualité de _Bourgeois de Paris_. Un Auteur célebre, dont l'Ouvrage est imprimé depuis long-tems avec permission, donne cette qualification aux Bourgeois de cette Ville, sans qu'aucun d'eux ait jusqu'à présent rendu plainte contre lui[3]. [3] Voyez le Dictionnaire de Richelet, au mot _Fripon_. Une semblable parole est de l'argent comptant pour un homme entendant les affaires. L'Intimé sortit dans la rue, fit assembler par ses cris plus de deux cent personnes devant la maison, & voulut leur persuader, que l'Appellant l'avoit appellé _fripon_. Il mit la main sur la garde de son épée, mais il ne la tira pas du fourreau. Les Bourgeois de Paris qui portent l'épée, ne la mettent pas à la main contre les autres qui n'en ont pas. Voyant que l'Appellant & sa femme restoient chez eux sans lui rien dire, il se contenta de prendre à témoins tous ceux qui étoient dans la rue, de l'injure qu'il prétendoit lui avoir été dite dans la cour, & les quitta. L'Appellant excédé de tous les outrages qu'il avoir reçus de l'Intimé, ainsi que sa femme & ses enfans, en rendit sa _Plainte_ à l'instant, & le _même jour 17 Novembre 1748_. Le lendemain un autre Particulier, conduit par la fille de l'Appellant, s'étant encore présenté pour voir les deux chambres, l'Intimé changea de façon d'agir; on a vu que c'est un homme qui se varie infiniment. La veille il avoit poussé sa porte sur le visage des deux premiers, il laissa entrer celui-ci avec la fille de l'Appellant, les enferma avec lui à double tour, tira la clef, & se mit à crier par la fenêtre, _au Guet, on m'assassine_. Le Particulier qui ne lui disoit mot, & qui n'avoit point prémédité un pareil assassinat, étoit fort étonné; la jeune fille étoit fort inquiéte de se trouver ainsi enfermée; cette détention en chartre privée, dura une demi-heure, l'Intimé criant toujours par la fenêtre; après quoi il rendit la liberté à son prisonnier; mais lui ôta pour toujours l'envie de rendre une seconde visite à cet appartement. L'Appellant a rendu le _21 Novembre_ une seconde _Plainte de ces faits_, en continuant sa premiere de la surveille. L'Appellant flatté de l'espérance que l'Intimé lui donneroit pour étrennes l'honneur d'un _adieu_, lui parla de cette affaire. Nouvelle altercation à ce sujet: l'Appellant & l'Intimé se rendirent chez le Commissaire du Quartier, qui voulut, de son autorité, forcer l'Intimé à sortir au Terme de Noël ensuivant, moyennant que l'Appellant le dédommageroit des frais du déménagement; à quoi l'Appellant consentit. Cela ne fut pas suffisant à l'Intimé, il voulut demeurer dans son poste, qu'il croyoit devoir lui produire beaucoup plus que ce qui lui étoit offert. En effet, l'Appellant ayant fait assigner l'Intimé à la Chambre Civile, pour voir déclarer bon & valable le congé pour le premier Janvier, lequel congé il avoit accepté en acceptant sa quittance du Terme précédent; l'Intimé dénia d'avoir reçu & accepté ce congé; il refusa de représenter sa quittance, qui en faisoit la preuve. Sentence, qui débouta l'Appellant de sa demande, & le condamna aux dépens. Voila l'Intimé possesseur de ses deux chambres jusqu'à Pâques prochain, ayant l'argent des dépens dans sa poche. On conçoit combien un pareil succès rend avantageux un _Praticien_ vis-à-vis d'un bon Marchand, qui n'entend que son commerce; nouvelles avanies tous les jours de la part de cet _Hôte par Sentence du Châtelet_. L'Appellant a présenté sa Requête au sieur Lieutenant-Criminel, à fin de permission d'informer sur ses deux plaintes; la premiere, du Dimanche 17 Novembre 1748, & la seconde, du 21 suivant. Il ignoroit que l'Intimé eût rendu plainte le 17 Novembre du mot de _Fripon_, & qu'il eût fait informer. Le sieur Lieutenant-Criminel a refusé à l'Appellant la permission d'informer, & a répondu cette Requête d'une Ordonnance de joint à la plainte de l'Intimé. L'Intimé a fait signifier à l'Appellant un décret d'assigné pour être ouï. Ce dernier, pour mettre tout au niveau entre les Parties, s'est pourvu en la Cour contre la plainte, la permission d'informer, l'information & le décret décerné contre lui, & a obtenu des défenses de l'exécuter. Il a présenté en la Cour, conjointement avec sa femme, une premiere Requête, par laquelle ils demandent que toute la Procédure & le Décret d'assigné pour être ouï, soient infirmés; ils demandent d'être reçus incidemment Appellans comme de déni de Justice, de l'Ordonnance du Lieutenant-Criminel, au bas de leur Requête, portant jonction de leur plainte à celle de l'Intimé; que faisant droit sur leur appel, l'appellation & ce soient mis au néant: émendant, que la plainte & prétendue information faite à la Requête de l'Intimé, soit déclarée nulle & injurieuse; ce faisant, qu'il soit permis aux Appellans d'informer par devant tel Juge qu'il plaira à la Cour de commettre, autre que celui dont est appel, des faits portés par les deux plaintes rendues contre l'Intimé, pour, sur l'information, être décerné contre lui tel décret qu'il appartiendra, & lui être son procès fait & parfait, M. le Procureur-Général y joint, sauf aux Appellans à prendre contre l'Intimé telles conclusions qu'il appartiendra; ordonner que dès-à-présent, l'Intimé sera tenu de laisser voir les lieux qu'il occupe dans la maison des Appellans, par les personnes qui se présenteront pour les louer, avec défenses de les insulter, ainsi que ceux qui seront envoyés par les Appellans pour les conduire, sous telles peines qu'il appartiendra. L'Intimé de sa part a présenté à la Cour deux Requêtes, le 10 & le 17 Janvier dernier, par lesquelles il recuse un de ses propres témoins, entendu dans son information, qu'il a apparemment lue, & qui ne lui paroît pas si favorable qu'il se l'imaginoit[4]. Il demande l'évocation du principal, & modestement 3000 livres de dommages & intérêts. Au surplus, il a acquiescé au dernier chef de demande des Appellans, & demande acte de ce qu'il consent de laisser voir les lieux qu'il occupe, en sorte qu'il ne reste sur ce chef qu'à le condamner suivant ses offres. [4] Ce témoin n'est point parent ni allié, mais seulement fils de la premiere femme du beau-frere de l'Appellante. MOYENS. Il n'est pas nécessaire d'entrer ici dans un grand détail des Loix & des Ordonnances au sujet des _injures_. Celle dont l'Intimé accuse l'Appellant, n'est pas digne d'avoir été prévue par les Loix, & quand il seroit vrai (ce qui n'est pas) que dans la chaleur d'une querelle de paroles excitée par l'Intimé, il seroit échappé à l'Appellant un mot injurieux, ce ne seroit pas un crime qui méritât un moment l'attention de la Justice. Mais ce qui mérite de l'occuper, c'est la conduite de l'Intimé, qui trouble depuis long-tems une famille entiere, qui tient sa place dans la société civile, & que l'on peut appeller considérable, sur-tout si on la compare avec la personne de l'Intimé. On voit d'un côté un Pere de famille demeurant dans sa maison, où il exerce son commerce avec honneur depuis trente-cinq ans, ancien Marguillier de sa Paroisse, qui existe sous l'autorité supérieure, en un mot, un bon Citoyen & de l'autre un homme sans famille, sans emploi, sans autre domicile que celui qu'il acquiert malgré ceux chez qui il est, enfin sans état. C'est une chose dont l'Intimé convient lui-même dans sa Requête du 10 Janvier 1749, où il se plaint que l'Appellant, par ses prétendues calomnies, lui a fait manquer un établissement avantageux; on ne l'a jamais calomnié, & il est vrai qu'il n'a aucun établissement. Les injures sont toujours mesurées suivant la qualité de l'offenseur, & de l'offensé. La prééminence de celui qui profere quelque injure contre un autre, ou son infériorité augmente la faute, ou la diminue; lorsque l'injure est aussi légere que celle dont l'Appellant est accusé par l'Intimé, cette différence entre les personnes la fait évanouir & disparoître entiérement. Il en est tout au contraire des injures & des excès, dont les Appellans ont rendu plainte. Etant mesurées sur cette différence, qui se trouve entre l'Intimé & l'Appellant, elles deviennent plus graves, & méritent certainement une réparation. Etant considérées en elles-mêmes, elles sont infiniment plus sérieuses. On voit dans la conduite que l'Intimé a tenue à l'égard des Appellans, non-seulement des invectives personnelles, mais un complot & une intelligence, d'abord avec un de ses camarades pour tourmenter l'Appellant; ensuite avec un Huissier pour lui emporter ses loyers, pour plaider contre lui, & enfin, pour déposer dans une information qu'il comptoit faire contre l'Appellant. L'Intimé voulant agir comme un homme qui fait gloire par état de la plus subtile chicane, qui sçait ces retours dignes d'une contrée, où lorsqu'on a maltraité quelqu'un on va se plaindre, afin que l'accusation de celui qui a été insulté, passe pour une récrimination, a cru se plaindre le premier. Mais premiérement, cette subtilité usée est proscrite en la Cour; l'on y considere principalement la force de l'injure, que chacune des Parties se plaint d'avoir souffert, & on y évalue la gravité de cette injure, par la condition, l'état & la conduite ordinaire des Parties. En second lieu, quand l'Intimé en rendant plainte d'une offense qui ne lui a point été faite, auroit cru parer à une plainte plus sérieuse contre lui; il a échoué dans son projet, parce que la _plainte rendue par l'Appelant le 17 Novembre 1748, a été rendue la premiere_; une semblable démarche a une date certaine, elle constate l'époque & la qualité des injures que l'on a souffertes; il ne s'agit plus après cela que d'avoir la preuve, par les dépositions des témoins, des faits que l'on a déférés à la Justice; mais, quand le délit est une fois déposé dans les registres d'un Officier établi pour constater le tems où le délit a été commis, ce n'est point la demande, à fin de permission de le prouver par une information, qui doit passer pour une récrimination. C'est donc avec raison, que l'Appellant se plaint du refus qui lui a été fait de la permission d'informer sur une plainte, qui est la premiere en date, & qui contient des faits infiniment plus importans, que celle de son Adversaire; & c'est avec raison qu'il se plaint d'un décret décerné contre lui pour un délit aussi frivole, que celui dont il est accusé par l'Intimé, & qui, quand il seroit prouvé, ne mérite aucune considération. Me. PAJON, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR JACQUES FERON, Blanchisseur, demeurant à Vanvres, Défendeur & Demandeur; _CONTRE PIERRE LECLERC, Jardinier-Fleuriste à Paris, Demandeur & Défendeur._ Le délit que l'Asne de Jacques Feron a commis, à son corps défendant, est bien naturel. Un peu d'intempérance, la rencontre imprévue d'une ânesse en chaleur, & l'imprudence de la femme Leclerc, en sont la source & les motifs. Cependant Pierre Leclerc veut aujourd'hui rendre Jacques Feron responsable de ce cas fortuit; il lui demande 1200 livres de dommages-intérêts, résultans d'une morsure que sa femme s'est attirée, en excédant de coups l'âne de Feron. Une pareille prétention n'est certainement pas bien réfléchie. Pour en être convaincu, il ne faut que rapprocher la circonstance critique, dans laquelle se trouvoit l'âne de Feron, lors de la rixe qui s'est élevée entre lui & la femme Leclerc. [Illustration: gravure] _Nous soussignés... n'avoir point entendu que le présent âne ait fait de malice dans le pays._ Jacques Feron est obligé d'avoir une bête de somme pour porter le linge de ceux qu'il blanchit. Il se sert à cet effet d'un âne entier. Depuis quatre ans qu'il a cet animal, il n'a causé aucun dommage dans le pays, & n'a blessé ni offensé personne[5]. Le premier jour de Juillet dernier, la femme Feron vint à Paris montée sur cet âne, & descendit chez le sieur Nepveux, Marchand Epicier, porte Saint-Jacques; elle lia le baudet par son licou aux barreaux de la boutique, & fit emplette de savon & de soude: elle se souvint qu'elle avoit besoin de sel; voulant en acheter, elle pria le sieur Nepveux d'avoir l'œil sur son âne, & fut au regrat qui est quatre portes plus bas. [5] Ce fait est constaté par le Certificat du Curé & des principaux habitans de Vanvres, qui attestent même, _que pendant six ans que cet âne a appartenu à un autre habitant, qu'aucun ne s'en est jamais plaint, ni entendu qu'il ait fait de malice dans le pays_. Voyez le Certificat à la fin du Mémoire. A peine la femme Feron étoit-elle partie, que la femme Leclerc passa, montée sur une ânesse en chaleur. L'attitude de l'âne attaché après les barreaux de la boutique du sieur Nepveux, fixa l'attention de la bourrique; un mouvement naturel la fit arrêter, allongeant les oreilles, & ronflant des narines, elle se prit à braire: l'âne ne voulant pas rester en reste de politesse avec la bourrique, il lui répondit sur le même ton, & la solution de la conversation asine, fut que l'âne de Feron, à la faveur de cinq ou six coups de tête, parvint à rompre son licou, & suivit la femme Leclerc & son ânesse. Tout autre que la femme Leclerc auroit arrêté, ou du moins fait arrêter le baudet. L'inquiétude dans laquelle la perte de cet animal devoit jetter son maître, étoit un motif plus que suffisant pour l'engager à prier quelque passant de s'en saisir; mais, soit que le jeu lui plût, soit qu'elle fût charmée de s'approprier un âne qu'elle trouvoit à sa convenance, elle ne s'opposa point à sa poursuite. Quoi qu'il en soit, la femme Leclerc, son ânesse, & l'âne de Feron, firent chemin de compagnie, & arriverent paisiblement tous trois à la porte du Demandeur[6]. La femme Leclerc étant descendue de dessus son ânesse, l'âne de Feron jugea à propos de la remplacer: alors la femme Leclerc, on ne sçait trop par quel motif, le frappa à grands coups de bâton. [6] Il demeure contre les Gobelins. Les animaux les plus doux & les plus pacifiques étant irrités dans des momens aussi critiques entrent en fureur, & deviennent très-dangereux: c'est précisément ce qui arriva dans cette occasion. Le baudet se sentant harcelé aussi vivement par la femme Leclerc, fit treve à ses plaisirs pour songer à sa conservation; la bourrique se mit aussi de la partie, & chacun tâcha de se défendre de son mieux. Une querelle de cette nature causa, comme on peut se l'imaginer, une grande rumeur dans le quartier; les voisins accoururent, & séparerent les combattans; mais l'âne de Feron eut le malheur d'être fait prisonnier[7]. [7] Il est resté deux mois chez Leclerc, & n'en est sorti qu'à la caution juratoire de son maître, à qui on demande aujourd'hui 1200 livres de rançon, & 60 livres pour deux mois de nourriture. La chaleur de l'action passée, la femme Leclerc s'apperçut qu'elle avoit été mordue au bras. Alors elle abandonna le dessein qu'elle avoit sans doute formé de s'approprier l'âne; elle s'imagina qu'il lui seroit plus avantageux de former une demande en dommages-intérêts contre le maître, que de garder le baudet; il ne s'agissoit que de sçavoir à qui il appartenoit; mais la chose ne lui étoit pas difficile. Elle envoya le lendemain 2 Juillet 1750, sur les sept heures du matin, une femme chez le sieur Nepveux, à la porte duquel elle l'avoit vu attaché la veille, lui dire que, _si quelqu'un avoit perdu un âne, il le pouvoit venir chercher chez un Jardinier-Fleuriste du fauxbourg Saint-Marceau, proche les Gobelins_[8]. [8] Voyez le Certificat du sieur Nepveux à la fin du Mémoire. Jacques Feron étoit encore occupé à la quête de son âne, lorsque le sieur Nepveux le fit avertir qu'il étoit chez Leclerc. Feron charmé d'avoir retrouvé un animal qui lui étoit si utile pour son commerce, envoya promptement sa femme à l'endroit qu'on lui avoit indiqué. Mais, quelle fut la surprise de la femme Feron, lorsqu'au lieu de lui rendre son âne, on la menaça de la ruiner: elle retourna fort triste chez elle, & le baudet resta en chartre-privée chez Leclerc. Le 4 Juillet dernier, le Demandeur, sans doute dans la vue d'effectuer la menace qu'il avoit faite, rendit plainte devant le Commissaire Laumonier. Il fit assigner Feron le même jour, pour se voir condamner à lui payer une somme de 1500 livres[9] de dommages-intérêts, & 20 sous par jour, pour la nourriture & fourriere de l'âne. Sur cette demande les Parties s'étant présentées à l'audience le 21 Août dernier, intervint Sentence, _qui permit à Leclerc de faire preuve des faits articulés dans sa plainte, sauf à Feron la preuve au contraire, & ordonna que l'âne de Feron lui seroit rendu à sa caution juratoire_. [9] Il s'est depuis restraint à une somme de 1200 liv. En exécution de ce jugement, Leclerc a fait faire le 29 du même mois une enquête; mais la plupart des témoins qui ont été entendus, ont fait des dépositions si contraires aux faits articulés dans sa plainte, que Feron, dont les facultés sont très-minces, a cru devoir s'épargner le coût d'une enquête respective. Sa défense se réduira donc aux inductions qui se tirent des faits dont on vient de faire le récit; lesquels, pour la plupart, sont constatés par la déposition même des témoins, que Leclerc a fait entendre. La demande de Leclerc a deux objets différens. D'un côté, il prétend que Feron doit être tenu de lui payer 1200 livres, parce que son âne n'a pas eu la complaisance de se laisser battre impunément; & d'un autre, il exige 20 sous par jour, pour la nourriture de cet animal, qu'il a tenu en fourriere chez lui, & dont il se servoit pour aller au marché. Pour réussir dans une demande aussi singuliere, & apparemment pour émouvoir la commisération des Juges, il ne cesse d'étaler la grandeur de la plaie de sa femme. Mais a-t-il fait attention que cette plaie qu'il annonce si profonde & si large, n'a été constatée par aucun rapport de Chirurgiens? Car on ne s'imagine pas qu'il puisse regarder comme valable celui qu'il a fait faire le 30 Juillet dernier, un mois après la morsure dont il se plaint[10]. [10] Suivant ce rapport, on voit que la femme Leclerc étoit pour lors guérie, & qu'il n'y avoit plus que la cicatrice. Mais, supposons avec lui que cette plaie soit aussi considérable qu'il le dit, Feron en peut-il être tenu? Nul doute pour la négative, puisque son âne étoit attaché aux barreaux de la boutique du sieur Nepveux, & qu'il y seroit resté tranquillement sans la rencontre de l'ânesse, dont l'état demandoit des attentions que la femme Leclerc n'avoit pas eues; il y a même lieu de présumer qu'elle avoit formé le dessein de profiter de la circonstance, pour s'approprier cet âne; car il est ridicule de dire, comme son mari l'avance dans la plainte qu'il a rendue, qu'elle a fait tous ses efforts pour s'en débarrasser: la distance qui se trouve de la Porte Saint-Jacques aux Gobelins est trop considérable pour qu'elle n'ait pu arrêter la poursuite du baudet; si elle ne l'a pas fait, c'est qu'elle avoit ses raisons pour ne point demander du secours aux passans. Feron ne peut donc être tenu des suites d'une entrevue asine, que la femme Leclerc paroît avoir facilité. A cette réflexion on en joint encore une autre qui se présente d'elle-même. Les ânes sont des animaux naturellement doux & pacifiques: on ne les a jamais mis au nombre des bêtes nuisibles & dangereuses. Mais en même-tems personne n'ignore que, dans la position où étoit celui de Feron, ils deviennent furieux, & qu'on ne peut s'exposer à les frapper sans commettre la derniere imprudence: cependant c'est précisément ce tems que la femme Leclerc a choisi pour assouvir sa colere; elle a été mordue; à qui en doit-elle imputer la faute, si ce n'est à elle-même? Le sentiment de Domat[11] est décisif, lorsqu'il dit d'après les loix[12]: _Si un chien, ou un autre animal ne mord,_ _ou ne fait d'autre dommage, que parce qu'il a été effarouché ou agacé, celui qui aura donné sujet au mal arrivé, en sera tenu; & si c'est le même qui l'a souffert, il doit se l'imputer_. La femme Leclerc ne s'est pas contentée d'agacer l'âne de Feron, elle l'a presqu'assommé à coups de bâton. Son mari a donc mauvaise grace de former une demande aussi déplacée: _Si instigatu alterius fera damnum dederit, cessabit haec actio_[13]. [11] Loix Civiles, tom. I, l. 2, tit. 8, nomb. 10. _Vide_ toute la section. [12] §. 5, de la Loi II, du tit. 2 du liv 9. _Si quad. paup. fec. dic. ff._ [13] Liv. I, §. 6, L. l. _Si quadrup. paup. fec. dic._ Plus l'on réfléchit sur la conduite de la femme Leclerc en cette occasion, moins on peut en démêler les motifs. Ou elle vouloit profiter des attraits passagers de sa bourrique, pour se procurer gratuitement l'âne de Feron, ou elle ne vouloit que s'amuser de cette rencontre. Dans le premier cas, la morsure dont elle se plaint seroit une punition du larcin qu'elle vouloit commettre; & dans le second, elle n'auroit point dû frapper le baudet, pour avoir mis fin à une aventure amoureuse qu'elle avoit favorisée dans son principe. Pierre Leclerc ne peut pas dire que sa femme n'a point frappé l'âne _flagranti delicto_, car ce fait seroit démenti par les témoins qui composent son enquête: ils disent en termes précis _avoir vu passer la dame Leclerc montée sur une ânesse suivie d'un âne, auquel ladite femme Leclerc_ DONNOIT DES COUPS DE BATON _pour le faire en aller; que l'âne monta sur ladite ânesse, & la femme Leclerc_ LUI DONNANT ENCORE DES COUPS DE BATON _pour le faire ôter, ledit âne la mordit au bras_. Ainsi nul doute que la femme Leclerc n'ait frappé l'âne de Feron: il s'est vengé; rien de plus naturel. Cette seule circonstance est donc suffisante pour faire rejetter la prétention du Demandeur. Mais il y a plus: qui est-ce qui a engagé l'âne à casser son licou pour suivre la femme Leclerc jusqu'aux Gobelins? c'est l'ânesse: la femme Leclerc ne pouvoir ignorer l'état de sa bourrique: elle ne devoit donc s'en servir qu'avec les précautions que sa situation exigeoit; ne les ayant point prises, elle est dans le cas de la loi, _Si quadrupes pauperiem fecisse dicatur_, qui s'exprime ainsi au § 8; _& si alia quadrupes aliam concitavit, ut damnum daret, ejus quæ concitavit nomine agendum erit_: c'est la bourrique de la femme Leclerc qui a excité la poursuite de l'âne, la femme Leclerc doit donc être tenue des suites qu'elle a eu. Quant au second chef des conclusions de Leclerc, il n'est pas plus réfléchi que le premier: il demande 20 sous par jour, pour la nourriture d'un âne qu'il a gardé chez lui de son autorité privée, depuis le premier Juillet jusqu'au premier Septembre, & dont il se servoit tous les jours pour aller au marché; en sorte que c'est à une somme de 60 livres qu'il a fixé les deux mois de nourriture du baudet. Quoique cette pension qui excede du double la valeur de l'âne soit un peu chere; comme Feron n'en peut être tenu, il ne s'amusera pas à en contester le prix; il se contentera d'observer que la femme Leclerc s'étant attirée la morsure qui fait la matiere de la cause, elle n'étoit pas en droit de garder chez elle l'âne qui la lui avoit faite; si elle l'a nourri, c'étoit pour qu'il fût en état de faire les pénibles corvées auxquelles elle l'employoit journellement: ainsi cette seconde demande tombe de plein droit avec la premiere. Mais il n'en est pas de même de celle que Feron a formée pour l'indue détention de son âne; le préjudice que la privation de cet animal lui a causé est sensible. Il a été obligé pendant deux mois de louer un cheval pour les affaires de son commerce; ce qui l'a jetté dans une dépense au-dessus de ses forces: c'est Leclerc qui la lui a occasionnée; n'est-il pas juste qu'il l'en dédommage? D'après ce léger examen de la cause, le Défendeur n'a-t-il pas tout lieu d'espérer que la Cour n'adoptera pas une prétention aussi mal fondée que celle du Demandeur, qui tend à rendre Feron responsable de l'imprudence que la femme Leclerc a commise, en frappant un animal, qui, loin de lui faire tort, travailloit au contraire à augmenter son ménage. _Signé_, FERON. _Certificat du sieur Nepveux, Marchand Epicier, à la boutique duquel l'âne étoit attaché._ Je soussigné, certifie que le 2 Juillet 1750, lendemain que l'âne du nommé Jacques Feron, qui étoit à ma porte, a suivi l'ânesse du nommé Leclerc, il vint sur les sept heures du matin une femme me demander si ce n'étoit pas ici que l'on avoit perdu un âne; sur quoi lui ayant répondu que oui; elle m'a dit que la personne à qui il appartenoit pouvoit le venir chercher, qu'on lui rendroit; qu'il étoit chez un Jardinier-Fleuriste, fauxbourg Saint-Marcel, proche les Gobelins; en foi de quoi j'ai délivré le présent Certificat, pour valoir & servir ce que de raison. A Paris, ce 20 Août 1750. _Signé_, NEPVEUX, Marchand Epicier, Porte Saint-Jacques. _Certificat du Curé, & des principaux Habitans de la Paroisse de Vanvres._ Nous soussignés Prieur-Curé, & Habitans de la Paroisse de Vanvres, avons connoissance que Marie-Françoise Sommier, femme de Jacques Feron, avoient un âne depuis quatre ans, pour le service de leur commerce, & que pendant tout le tems qu'ils l'ont eu, _personne ne l'a connu méchant, & n'a jamais blessé personne_, même pendant six ans qu'il a appartenu à un autre Habitant; qu'aucun ne s'en est jamais plaint, _ni entendu qu'il ait fait de malice dans le pays_: en foi de quoi nous soussignés, lui avons délivré le présent témoignage. A Vanvres, ce 19 Septembre 1750. _Signé_, PINTEREL, _Prieur & Curé de Vanvres_; JERÔME PATIN, C. JANNET, LOUIS RETORÉ, LOUIS SENLIS, & CLAUDE CORBONET. Me. LALAURE, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR JEANNE MACRON, fille majeure, servante domestique, Accusatrice & Demanderesse; _CONTRE le Sieur . . . . . Accusé & Défendeur._ Il n'est permis à personne de frapper les domestiques de ses voisins; & l'on ne croit pas que le Sieur . . . . en ait le privilége exclusif; cependant, sans le moindre prétexte, il s'est donné la licence d'excéder de coups Jeanne Macron: elle demande des dommages-intérêts proportionnés au mal qu'elle a souffert, à la dépense qu'elle a faite, & à la perte de la condition qu'elle avoit depuis deux ans: les informations doivent être concluantes; il y a de plus un rapport fait par un Maître en Chirurgie, qui constate les blessures de l'Accusatrice: l'état fâcheux dans lequel elle se trouve, mérite certainement la protection des Juges. Depuis que le Sieur . . . a cédé son office à son gendre, il emploie son loisir à faire des querelles à ses voisins; les passans ne sont pas même à l'abri de ses mauvaises humeurs; les crieuses de vieux chapeaux, les marchands de peaux de lapins, & les raccommodeurs de fayance, ont ressenti plusieurs fois les effets de son humeur atrabilaire: les cris que ces sortes de gens ont coutume de faire pour annoncer leur état, lui frappent le tympan, & lui échauffent la bile: il sort de son cabinet, se prend de parole avec eux, & la scene se termine ordinairement par des épithetes réciproques, que le respect dû à la Cour ne permet pas de rapporter. On pense bien, qu'avec un caractere aussi morosif, les domestiques de ses voisins sont souvent en butte à ses tracasseries. En effet, en qualité de locataire du rez-de-chaussée, le Sieur . . . veut les assujettir à laver & balayer la cour tous les jours; s'ils le refusent (comme cela leur arrive quelquefois) il s'emporte contr'eux; enfin il étend son despotisme jusqu'à les vouloir empêcher de jetter des eaux par les plombs posés à cet effet. C'est de-là que vient la disgrace de l'Accusatrice: elle avoit coutume de se servir de la cuvette placée pour recevoir les eaux de sa cuisine; cela déplut au Sieur . . . On convient que ces eaux qui sont des lavures de vaisselle, des eaux de savon & autres, n'étoient pas odoriférantes; mais enfin, les plombs d'une maison ne sont pas faits pour recevoir des parfums, ils ont un usage destiné; & chaque locataire, tel délicat soit-il, doit supporter ces incommodités passageres en faveur de la commodité commune. Le Sieur . . . n'adopte pas ces regles de société: comme sa cuisine est au rez-de-chaussée, il regarde les plombs qui sont placés pour l'utilité de celles qui sont au troisieme étage, comme superflus; ils ne servent, selon lui, qu'à causer de l'infection dans la maison. C'est sur ce fondement qu'il en défendit l'usage à l'Accusatrice. Enfraindre les loix que le Sieur . . . . impose dans la maison, est vis à-vis de lui un crime que rien ne peut effacer. Aussi la désobéissance de Jeanne Macron fut-elle suivie d'une menace de coups de bâton qui ne tarda pas à s'effectuer. En effet, le 30 Juin dernier l'Accusatrice étoit occupée à balayer la cour, lorsqu'un Particulier entra, & lui demanda à parler à un des locataires. Elle lui en indiqua l'appartement. Alors le Sieur . . . qui avoit toujours sur le cœur les eaux que l'Accusatrice jettoit par les plombs, malgré ses défenses, lui cria de sa salle à manger: _Veux-tu te_ _taire?_ Jeanne Macron étonnée de ce début, dont elle ne prévoyoit certainement pas les suites, lui répondit: _Je n'ai rien dit, Monsieur, qui puisse vous fâcher_. _Attends_, répliqua le Sieur . . . _je vais t'apprendre à me parler_. Aussi-tôt il quitte son buffet & son verre, court sur l'Accusatrice, se jette sur elle, & d'un coup de pied par le ventre, la renverse par terre, lui arrache le balai qu'elle tenoit, lui en donne plusieurs coups sur la tête, & lui porte un coup de talon sur la jambe gauche; il l'auroit infailliblement assommée, si les domestiques des autres locataires ne s'y étoient opposés. L'Accusatrice avoue ingénument que se sentant traiter de la sorte, elle apostropha le Sieur . . . de quelques noms que la violence de son procédé méritoit assurément[14]. Ces épithetes ranimerent sa fureur: il rentra chez lui, disant qu'il alloit chercher son épée; cependant il n'apporta qu'une canne, avec laquelle il se disposoit de remplacer le manche à balai. [14] Il lui échappa d'appeller le Sieur . . . brutal, enragé, vilain fils de Marchand de vin. Mais Jeanne Macron qui venoit de connoître par expérience le Sieur . . . pour un homme d'expédition, n'attendit pas l'effet de l'espadon qu'il commençoit à faire: craignant avec raison pour sa vie, elle se jetta avec précipitation dans la cuisine d'un des locataires qui est au rez-de-chaussée, & en ferma la porte sur elle. Cet obstacle rendit vaine la poursuite du Sieur . . . & le trou de la serrure, par lequel il exhala sa fureur, fut enfin sa derniere ressource. Dans ce moment l'Accusatrice se trouva mal, sa tête enfla considérablement des coups qu'elle venoit de recevoir: elle envoya chercher un Chirurgien qui la saigna & la pansa: elle a été plusieurs jours sans pouvoir s'aider de sa jambe gauche; il s'est même formé dans sa tête un dépôt, qui heureusement a percé par le nez. Le maître de l'Accusatrice arriva un moment après cette scene. Le Sieur... encore tout fumant du combat qu'il venoit de rendre contre cette pauvre domestique, exigea son expulsion, disant à son maître que s'il ne la mettoit dehors, il arriveroit malheur. Assurément tout autre n'auroit pas fait plus de cas des instances que des menaces du Sieur ...: car après tout, l'insulte faite au domestique retomboit sur le maître; mais celui-ci trop complaisant, & sans doute voulant prévenir tout accident, congédia l'Accusatrice, en faisant son éloge, & en blâmant la conduite rigoureuse du Sieur . . . C'est ainsi que le respect humain, & ce qu'on appelle procédés, l'emporterent dans cette occasion sur la justice & l'humanité. C'est de tous ces faits dont l'Accusatrice a sur le champ rendu plainte. Le même jour elle a fait dresser procès-verbal de ses blessures: le lendemain premier Juillet elle a donné sa requête à fin de permission d'informer: sa demande lui a été accordée; elle a fait assigner cinq témoins, elle n'a pas eu le moyen d'en faire entendre davantage: l'information a été suivie d'un décret d'assigné pour être ouï. Le Sieur . . . . a subi interrogatoire; il y convient d'avoir donné deux soufflets à l'Accusatrice, (circonstance, dit-il, qu'il a omis involontairement dans sa plainte). Il ajoute que les témoins qui composent l'information de l'Accusatrice, se sont vantés d'avoir déposé contre lui, sans avoir dit la vérité: d'où il infere que plusieurs témoins _ont menti à Dieu & à Justice_; ce sont ses propres termes. Ces témoins, qui sont gens d'honneur, de probité, & reconnus pour tels, sont certainement en droit de se pourvoir contre le Sieur . . . en réparation; car il n'est pas permis de calomnier de la sorte. Quoi qu'il en soit, le Sieur . . . dans le dessein de faire diversion, a rendu plainte de son côté le premier Juillet, il a fait entendre pour témoins la nommée Beaufort sa cuisiniere, le nommé Vinot son laquais, & la femme de chambre de la Dame . . . femme du laquais de Monsieur, toujours prête à obliger son maître. De quelle utilité peuvent être au Sieur . . . les dépositions de ses serviteurs? elles doivent être rejettées suivant tous les principes en cette matiere. Ils n'étoient pas témoins nécessaires puisqu'il y en avoit d'autres. Le Sieur . . . a encore fait entendre trois des cinq témoins de l'information de l'Accusatrice; mais on ne pense pas que ces dernieres dépositions lui soient favorables. Sa plainte, qu'il a lue à qui a voulu l'entendre, n'est qu'un tissu de suppositions que la nécessité de se défendre lui a fait imaginer à loisir dans son cabinet; c'est une procédure récriminatoire, destituée de fondement, qui ne peut faire impression. Celle de l'Accusatrice est donc la seule qui mérite attention: les témoins qu'elle a fait entendre doivent avoir déposé de la résolution prise depuis plusieurs jours par le Sieur . . . de battre, d'assommer l'Accusatrice, & des mauvais traitemens qu'il a exercés contr'elle. Ce n'est pas ici une simple rixe arrivée par cas fortuit; c'est un dessein prémédité, réfléchi, & exécuté avec la derniere violence: rien de plus répréhensible. Si un domestique avoit formé le projet de frapper le Sieur . . . & qu'il l'eût exécuté, la Justice n'infligeroit-elle pas des peines corporelles au domestique? C'est donc bien la moindre chose qu'elle prononce contre le Sieur . . . des condamnations pécuniaires. Il est d'autant plus important de réprimer les fougueuses vivacités du Sieur... qu'en maltraitant ainsi les domestiques des autres locataires, il met ces derniers dans le cas de se porter contre lui à des extrêmités fâcheuses. Personne ne voit battre ses domestiques sans émotion; & dans cette affaire, le Sieur . . . doit se féliciter de la docilité du maître de l'Accusatrice. Si le Sieur . . . vouloit se rendre justice, & réfléchir sur la bassesse de son procédé, il rougiroit des excès auxquels il s'est porté. Car enfin, est-il d'un galant homme de frapper une fille, la domestique de son voisin? Convient-il, on ne dit pas à un ancien Notaire, mais à tout homme bien né, de maltraiter sans cause & sans raison un domestique qui ne lui appartient pas? Non content d'avoir assouvi sa fureur sur l'Accusatrice, le Sieur . . . a encore exigé de son maître qu'il la congédiât, sous prétexte d'observer les bienséances; c'est mettre le comble à l'emportement. Ensorte que cette fille s'est trouvée à la fois malade, sans condition, & hors d'état d'entrer en maison: elle a souffert beaucoup, & beaucoup dépensé; n'est-ce pas le cas de condamner le Sieur... en des dommages-intérêts considérables? Il est riche, & en état de les supporter; l'Accusatrice au contraire est dans la derniere misere, & c'est le Sieur ... qui l'y a précipitée; il faut donc qu'il l'en retire: puisqu'il prétend passer son loisir à battre les domestiques de ses voisins, & que cette occupation fait ses menus plaisirs, à la bonne-heure, _trahit sua quemque voluptas_, mais du moins qu'il les paye. _Signé_ JEANNE MACRON. Me. LALAURE, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR NICOLAS DUPERRET, LAURENT POUSSIN, & JEAN-BAPTISTE TRUBERT, tous Charbonniers, à Paris; le dernier Tambour de l'Arquebuse; Accusés, Prisonniers ès prisons du Grand Châtelet, Appellans & Demandeurs; _CONTRE le nommé ROBLOT, Syndic & Juré de la Communauté des Maîtres Savetiers de Paris, plaignant au nom de la Communauté, Intimé, & Défendeur._ _Nil sub sole novum_, rien de neuf sous le ciel; c'est la devise des Savetiers. Ils auroient dû par-là être plus éloignés que tous autres de l'esprit de nouveauté: cependant ils n'ont pu s'en défendre, & ils fournissent aujourd'hui une preuve complette qu'il y a tous les jours quelque chose de nouveau sous le ciel, ne fût-ce que dans la folie des hommes. Une marche grotesque composée de gens accoûtrés de savates, de tire-pieds, de pieds de bœufs & de bouquets leur a paru digne d'attirer les yeux de la Justice. Citer une plaisanterie innocente au pied des Tribunaux, & les interroger sur une mascarade, c'est en quelque sorte manquer au respect dû aux Loix, & en avilir la dignité. Si les Demandeurs avoient été bien pénétrés de cette vérité, ils n'auroient point intenté une action aussi ridicule que mal-fondée; & tranquilles sur leurs escabelles, ils ne se seroient point crus deshonorés de voir des hommes se couvrir des ornemens dont ils décorent leurs boutiques; mais il est vraisemblable que le moment de leur vanité étoit venu, & qu'il étoit dit qu'il y auroit quelque chose de nouveau sous le soleil. FAIT. Le 31 Juillet 1751, veille de la fête de Saint Pierre-ès-liens, que les maîtres Savetiers ont choisi pour leur Patron, plusieurs Charbonniers du port Saint-Paul & autres ports, du nombre desquels étoient les Appellans, résolurent de se divertir de quelques-uns de leurs Confreres mariés avec de vieilles veuves; & à cet effet, d'aller avec des instrumens leur présenter des bouquets, prétendant que la fête devoit leur être commune avec les Savetiers qui ne travaillent qu'en vieux cuirs. Cette espece de ressemblance qu'ils avoient cru voir entre leurs amis & ces derniers, leur fournit l'idée d'une marche risible, & propre à laisser entrevoir à ceux qui en étoient le sujet, le prétendu rapport que l'on mettoit entre leur état & celui de la Savaterie. Ils prirent pour cet effet deux ânes, qu'ils ornerent de tous les outils de la profession. L'aventure de l'âne de Feron avoit trop fait de bruit pour qu'ils l'ignorassent; & comme leur but n'étoit point de nuire, mais de s'amuser, ils eurent soin de choisir les deux plus tranquilles de ces tranquilles animaux. Sûrs qu'ils n'avoient rien à craindre de la sagesse de leur monture, que les femmes de leurs maris n'en recevroient point de plaies profondes, & qu'il ne faudroit point de certificat de Curé ni de voisins, pour justifier de la docilité de leurs Bucéphales, ils ne s'occuperent qu'à les décorer d'une maniere qui répondît à la fête. Ces deux animaux furent couverts d'un caparaçon fort sale; aux extrémités qui en pendoient sur la croupe, étoient attachés des pieds de bœufs, en forme de glands, il y en avoit de même en guise de pistolets; & sur le caparaçon on avoit cousu de toutes les especes de plus vieilles savattes. Deux d'entr'eux devoient monter ces ânes avec des habits de caractere & de goût. L'un des Appellans, nommé Laurent Poussin, acheta à la Friperie une vieille robe, avec veste & culotes noires, toutes en lambeaux, dont il paya 10 sous: il s'en affubla, & mit par-dessus, en forme de cordon, de gauche à droite, un morceau de vieille toile, sur lequel étoient cousues artistement des savattes & tous les outils de ce brillant métier, avec une cocarde au chapeau, & deux alênes en sautoir. Un autre, nommé Pierre Harny, prit un vieil habit d'Arlequin, parsemé de mêmes instrumens & de vieilles savattes de tous âges & de tout sexe. Chacun des deux ânes devoit être conduit par deux hommes habillés grotesquement & du même goût, avec une pique à la main, où, au lieu de fer, il y auroit un pied de bœuf: on avoit choisi pour ces fonctions les plus grands de la compagnie, pour qu'ils eussent plus l'air des Heyduques. Tous ceux qui devoient composer le cortege, devoient avoir des cocardes & des marques caractéristiques de la Savaterie. Il étoit convenu entre tous, que tous ceux qui paroîtroient gris à cette auguste cérémonie en seroient exclus, ne voulant y admettre que des gens de sens-froid pour éviter noise. L'Assemblée se fit à quatre heures après-midi au Port Saint-Paul, chez le sieur Appillon, Marchand de vin, à l'Ange du Mûrier. Partie de ceux qui devoient la composer, étoient venus en bon ordre du Quai Malaquai, escortant l'âne sur lequel étoit monté Brise-fer: ils avoient traversé les Quais jusqu'au Port Saint-Paul, & leur marche singuliere n'avoit eu d'autre effet que de surprendre agréablement le peuple avide de nouveauté, & que d'amuser les honnêtes gens. La sotise a droit de faire rire, quand elle est gaie & innocente. Le cortege de Brise-fer & de son âne parut à peine au bout du Pont-Marie, que la joie de son arrivée fut marquée par une décharge de trente boîtes. Tous les Garçons-Plumets des Officiers Charbonniers commencerent la marche deux à deux: ils avoient à leur tête des tambours & des fifres; dans le milieu étoient les deux Héros sur leurs ânes; ils tenoient d'une main un pied de bœuf, & de l'autre un gros bouquet de fleurs rangées. Ils partirent en bon ordre dans le dessein de n'aller que chez ceux de leurs amis dans le cas d'être réputés Savetiers; une nouvelle décharge de boîtes annonça le départ de tout le cortege. Montéton, qui avoit donné l'idée de cette mascarade, avoit été Savetier avant que d'être Charbonnier; c'étoit lui qui montoit un des deux ânes; & qui sçachant bien tourner un compliment dans le goût & à la portée de l'esprit des Savetiers, se chargea de faire les harangues. Toute la troupe prit le chemin du quai de charbon de terre; d'où passant par la rue Saint-Paul, elle gagna la rue Saint-Antoine. La gravité & la décence qui y regnoient, attirerent une foule innombrable de peuple qui la suivoit avec plaisir. Quoique la fête n'eût été ordonnée que sur le rapport qu'on avoit imaginé qu'il y avoit entre ceux que l'on vouloit divertir & les Savetiers, cependant, comme Monteton avoit été Savetier lui-même, il ne put se refuser à l'amour du Corps, & il crut devoir associer à ses plaisirs un de ses anciens camarades. On fit à cet effet arrêter les deux ânes devant la boutique de Maître Pigal, Savetier, rue Saint-Paul, vis-à-vis la rue des Prêtres: toute la troupe se partagea des deux côtés de la rue, l'on fit battre une chamade, après laquelle l'un des Appellans le complimenta, & lui présenta galamment un bouquet que Maître Pigal reçut de même. Cette plaisanterie l'amusant autant que les Charbonniers, il s'y prêta de bonne grace, envoya chercher plusieurs bouteilles de bierre qu'il fit boire aux Appellans & aux autres, & il donna ensuite trente sous aux conducteurs pour se rafraîchir, quand ils le jugeroient à propos; les chamades continuerent, & à la fin de chacune, le peuple qui suivoit chanta avec acclamations réitérées: _Honneur à la Manique_. L'on se sépara ensuite très-contens les uns des autres, & Maître Pigal vit partir le cortege avec une espece de regret. Un pareil début fit bien augurer aux Appellans & à leurs amis, de la suite de la tournée. Quoique leur dessein ne fût, comme on l'a dit ci-dessus, que d'aller chez leurs camarades; flattés de l'accueil que leur avoit fait Maître Pigal, ils résolurent de s'arrêter devant les boutiques des autres Savetiers qu'ils trouveroient en chemin, ne s'imaginant point que ce qui avoit amusé l'un, pût déplaire à l'autre. Ils s'arrêterent donc devant la boutique du nommé Chardon, même rue Saint-Paul, se rangerent décemment; les deux ânes & leurs conducteurs s'approcherent avec les Tambours & les Fifres: on forma autour d'eux le demi-cercle, l'on fit battre une chamade, qui fut suivie du compliment & de la présentation du bouquet. Quel fut l'étonnement des Appellans, quand ils virent qu'au lieu de répondre à leur honnêteté, ce Savetier impoli leur jetta au nez un seau d'eau puante & croupie, où il fait tremper ses savattes, & qu'il les accabla d'injures? Il leur fit sentir qu'il étoit Petit-Juré de son Corps, qui se trouvoit insulté en sa personne. Aussi-tôt que les Appellans virent que l'on recevoit mal leur compliment, & que le jeu déplaisoit à Chardon, ils se retirerent, & continuerent leur chemin toujours en bon ordre, & sans insulter personne: ils arriverent ainsi à la vieille rue du Temple, peu inquiets de la mauvaise humeur de Chardon. Ce bouillant Savetier, fier de son rang de Petit-Juré, n'écoutant qu'un sot orgueil, & suivant les impressions de son mauvais génie, étoit sorti de sa boutique dans le dessein de prendre la Garde au premier poste, & de faire arrêter tout le cortege, qu'il suivoit toujours en invectivant & menaçant. Un particulier inconnu, lassé des insolences de ce Savetier qui n'entendoit point la raillerie, s'étant avisé de lui représenter le tort qu'il avoit de se fâcher d'un badinage, Chardon l'entreprit: des paroles outrageantes on en vint aux coups: un soufflet donné au Savetier qui lui marqua l'œil, le rendit furieux; il courut chercher la Garde de la barriere S. Paul, l'emmena dans la vieille rue du Temple où étoient les Appellans & tous leurs camarades, occupés à amuser une populace immense qui rioit de toutes leurs cérémonies. Le Sergent du Guet s'étant approché des Appellans, se saisit de l'un d'eux qui étoit monté sur un des ânes, & lui mit les menottes; son camarade jugea très-à-propos de se soustraire par la fuite à un pareil traitement, & se retira pendant la rumeur en lieu sûr avec son âne. Tous ceux qui composoient l'assemblée s'étant rapprochés, dirent au Sergent du Guet qu'ils étoient prêts d'aller avec lui chez le premier Commissaire, à charge que le Savetier y seroit conduit avec eux; qu'il n'étoit pas besoin de menottes, & qu'ils iroient librement & sans bruit. L'on ôta les menottes à l'un des Appellans, & on mena toute la troupe chez le Commissaire de Rochebrune, rue Geoffroi-Lasnier. Maître de Rochebrune & son Clerc étoient absens: l'on resta cependant chez lui, & l'on fit chercher un autre Commissaire: on s'adressa à Me. Girard, qui s'étant transporté chez Me. de Rochebrune, le substitua, reçut la plainte de Chardon, & le rapport du Sergent du Guet, qui dit, contre toute vérité, que les Appellans & leurs camarades avoient voulu faire rébellion; en quoi il fut aussi-tôt démenti par un Inspecteur de Police qui avoit été présent à la capture, & qui avoit suivi la conduite des Appellans, dont il répondit. Tandis qu'on verbalisoit, l'on envoya chercher (soit de la part de Me. Girard, qu'on dit être le Commissaire des Savetiers, soit de la part de Chardon) le Syndic de leur Communauté. Aussi-tôt qu'il fut arrivé, il fit changer les choses de face. On fit sortir par le Guet tout le peuple de la cour du Commissaire, de même que tous les camarades des Appellans. On les retint seuls avec l'âne; on les fit conduire de suite en prison au grand Châtelet, où on les fit écrouer; l'âne fut mis en fourriere au petit S. Ouen, rue de la Mortellerie, & rendu le lendemain au Propriétaire sur sa réclamation. Le 2 Août ils furent interrogés. Leurs femmes & leurs amis qui s'intéressoient à leur liberté, firent cependant toutes les démarches nécessaires chez le Commissaire Girard & chez Chardon, qui fâché d'avoir mal pris la plaisanterie, & regardant sans prévention ce qui s'étoit passé, n'y vit plus qu'une envie de se divertir de la part des Appellans, qui n'auroit point dû attirer sa mauvaise humeur: aussi n'hésita-t-il point à leur donner le désistement de sa plainte, par acte passé le 2 Août pardevant Me. Brisseau de son Confrere, Notaires. Au moyen de ce désistement, les Appellans ne croyant point avoir d'autre Partie que lui, leverent l'expédition de leur écrou, pour la joindre à une requête à fins d'élargissement. Ils furent étonnés qu'ils eussent été écroués à la requête du nommé Roblot, Syndic & Juré de la Communauté des Maîtres Savetiers, & qu'il avoit demandé la jonction du Procureur du Roi. Ils firent cependant à tout événement dresser une requête. Quand ils la firent présenter, ils apprirent qu'on alloit informer contre eux & leurs camarades sur les poursuites dudit Roblot, au nom de sa Communauté, aidé du ministere public. Ils interjetterent appel à la Cour de la plainte; permission d'informer; information faite en conséquence, & de tout ce qui s'en étoit ensuivi, ou pourroit s'ensuivre; demanderent permission de faire intimer sur leur appel qui bon leur sembleroit; & cependant mainlevée provisionnelle de leurs personnes, aux offres de se représenter. Arrêt intervint le 6 qui les reçut Appellans, & leur permit d'intimer. Il ne prononça point sur l'élargissement, mais il ordonna qu'avant faire droit, les procédures, si aucunes y avoient, seroient apportées au Greffe criminel de la Cour. Les Appellans ont fait signifier l'Arrêt le 7, avec commandement au Greffier criminel du Châtelet, qui n'ayant point encore les procédures qu'on instruisoit, n'a pu jusqu'au 16 obéir, l'information ne lui ayant été remise que le 11. Tels sont le fait & la procédure qui a été tenue jusqu'à présent. L'on ne se seroit jamais imaginé que d'une action en elle-même très-innocente, & qui n'avoit pour but qu'une simple badinerie capable d'amuser le peuple, on en feroit aux Appellans un crime, & un crime capital qu'on suivroit par une instruction en grand appareil à la requête d'un homme qui n'a point été insulté, & que le Ministere public s'y intéresseroit au nom d'une Communauté qui est sans qualité. Cependant les Appellans ont la douleur d'être informés de toutes parts que le Corps des Savetiers, à l'instigation dudit Roblot, fait envisager leur conduite comme une assemblée tumultueuse capable d'élever une émeute & une sédition populaire, & que c'étoit sur ce pied qu'ils faisoient informer. Les femmes des Appellans, dont une est prête d'accoucher, se sont rendues avec quelques amis chez ledit Roblot. Elles l'ont trouvé à une assemblée considérable de tous ceux du Corps qui avoient passé les Charges. Elles ont tout mis en usage pour fléchir par leurs soumissions, leurs prieres & leurs larmes ces gens, qui, au lieu de s'y rendre, les ont insultées & injuriées, en les menaçant de faire punir leurs maris de peines afflictives & infamantes. Ils répandent dans le public qu'ils sont dix-huit cent Savetiers, & qu'ils se priveront plutôt tous d'aller aux guinguettes pendant un mois pour employer l'argent qu'ils y dépenseroient à pousser le procès, que d'en avoir le démenti; & que les moindres peines qu'on pût infliger aux Appellans, étoient le carcan & bicêtre. La parfaite sécurité que donnent aux Appellans & leur conscience & l'innocence de leur démarche leur feroit mépriser tous ces mauvais discours, & leur laisseroit garder le silence, si la détention injuste où ils se trouvent depuis le dernier Juillet, ne les forçoit à le rompre & à mettre sous les yeux de la Cour & du Public leurs moyens de justification. MOYENS. De tous les faits exposés ci-dessus, & exposés dans la plus exacte vérité, il résulte que plusieurs Charbonniers, du nombre desquels étoient les Appellans, se sont réunis pour se divertir; qu'ils ont imaginé une marche singuliere; que parmi toutes les mascarades qu'ils auroient pû employer, leur choix est tombé sur les attributs respectables de la savaterie; qu'un homme sorti de ce Corps, devenu depuis Charbonnier, en a été l'inventeur; qu'un Membre de ce même Corps s'en est réjoui, tandis qu'un autre n'écoutant que sa mauvaise humeur, a fait d'un divertissement public une rixe particuliere qui a occasionné l'emprisonnement des Appellans. De laquelle de toutes ces choses le nommé Roblot, qui a fait arrêter & écrouer les Appellans, est-il en droit de se plaindre? Sera-ce du dessein que les Appellans ont eu de se divertir? Est-il Censeur public? Non, il est Juré des Savetiers. On n'imagine pas à quel titre il s'est plaint; ce qu'on sçait, c'est qu'il a fait envisager l'assemblée des Appellans comme tumultueuse & séditieuse. On le laissera tranquille pour un tems sur la diffamation qui se trouve dans un pareil exposé, & l'on se contentera de disculper les idées défavorables qu'il auroit pu faire naître. Quoi de plus aisé? Les nôces, les bals, les parties de campagne, les mascarades de la Foire de Besons, la danse d'épée des Suisses tous armés, & autres divertissemens ont-ils jamais été regardés comme illicites ou dangereux, dès que le mystere n'y a point présidé? Les Appellans sont bien dans le cas de la publicité, & à l'abri de tout ce qui pourroit s'appeller attroupement clandestin. C'est dans un cabaret ouvert à tout le monde, & dans lequel, peut-être, il se trouvoit plus de Savetiers que d'autres, qu'est indiqué le rendez-vous: c'est le long des Quais qu'ils s'y rendent; ils y sont reçus au bruit de l'artillerie & des boîtes: tout le Public est témoin de leur marche, & du bon ordre qu'ils y observent: ils n'ont aucunes armes qui puissent laisser craindre un mauvais dessein, & les animaux dont ils se servent pour monture ne sont rien moins que guerriers. Peut-être cependant les sobres Savetiers descendent-ils de ces peuples que Bacchus ne trouva le moyen de vaincre que par les cris de l'âne de Silene. Si c'est dans ce cas que ces animaux leur ont paru redoutables, leur crainte est excusable, mais le sont-ils de vouloir qu'elle soit publique? Tout le monde n'est pas Savetier. Est-ce la marche singuliere que les Appellans ont imaginée? Est-ce le choix qu'ils ont fait pour leur mascarade des attributs de la savaterie, dont on prétend leur faire un crime? Le sceptre, la pourpre, la robe fournissent tous les jours les habillemens dont la folie couvre innocemment, & sans aucuns risques ses Suppôts. Un tire-pied, des savates, des alênes, un polissoir, un astic sont-ils des marques plus nobles? Faudra-t-il désormais les regarder comme l'encensoir auquel il n'étoit point permis de toucher sans être frappé de mort? Avec des idées aussi grandes sur leurs droits, il est étonnant que les _Orfevres envieux_ (pour me servir de leurs termes) n'aient point encore présenté requête, tendante à ce qu'il fût défendu de les jouer sur nos théâtres. Comment n'ont-ils pas de même intenté une action contre une Compagnie respectable, qui, malgré l'austérité de mœurs qu'elle pratique, a cru pouvoir publiquement faire danser un ballet où des Savetiers formoient une entrée, portoient leur escabelle, s'y asseioient avec une gravité qui leur est particuliere, & siffloient la linotte en tirant le fil gros? Les garçons Plumets des Officiers Charbonniers ne sont donc pas les seuls qui aient osé se travestir en Savetiers. Il ne s'agit point ici d'une marque de dignité usurpée pour avilir ou compromettre les fonctions dont elle est représentative: aucune Loi, aucune Bulle qui défende ou anathématise un pareil travestissement: aucune recherche donc à en faire, encore moins doit-il s'ensuivre une procédure extraordinaire. Sera-ce du salut & du compliment qui ont été faits à deux Membres _du Corps de l'Etat_ (car c'est ainsi que la Communauté des Savetiers se qualifie) que l'on tirera un sujet de plainte? Le dessein des Charbonniers n'avoit nullement pour objet d'admettre les Savetiers à leurs divertissemens. S'ils l'ont fait, c'est à la louable instigation de Monteton, qui, comme on l'a vu ci-dessus, avoit imaginé la mascarade, qui peu auparavant étoit Savetier, & qui est encore Maître. Ce dernier n'avoit adopté l'habillement du métier, que pour donner à ses anciens Confreres une preuve qu'il se faisoit honneur de leur avoir appartenu; il croyoit par-là se conserver leur bienveillance; & il le croyoit d'autant plus volontiers, qu'il se souvenoit d'avoir entendu dire dans un repas de Confrairie par l'un d'eux des plus anciens, qu'Alexandre, ce fameux Conquérant, avoit déplu aux Macédoniens en ne conservant rien de leur habillement. O Savetiers! gens discourtois! il est donc dangereux d'avoir avec vous de l'attachement & de la reconnoissance? Eh bien! Monteton oubliera qu'il a été compté parmi vous; il ne sera plus Savetier, puisque vous le voulez. Cependant il conserve encore assez d'affection, pour vous conjurer de jetter les yeux sur la conduite de Maître Pigal, & d'en imiter l'affabilité. La maniere dont il a reçu un ancien Confrere lui a attiré la bienveillance de son voisinage, & il s'est attiré tout l'honneur d'une fête qui n'étoit point ordonnée par lui, & qu'il méritoit. Chardon demeurant dans la même rue ne pouvoit ignorer qu'il n'y avoit rien eu d'insultant dans la maniere dont les Appellans s'étoient présentés à la boutique de Maître Pigal, il auroit dû conséquemment en imiter la conduite. Mais il ne suffit pas d'être Savetier pour être poli. Dans l'instant que Monteton déploie pour le haranguer l'éloquence qu'il avoit acquise parmi eux, & lui présente un bouquet, Chardon prend le baquet plein d'eau croupie, & le lui jette sur le corps. Si les Appellans fussent partis dans le dessein d'insulter les Savetiers, ils auroient saisi l'occasion que celui-ci présentoit d'injurier: quelle conduite tiennent-ils au contraire? Ils excusent la grossiéreté de Chardon, à laquelle l'honnêteté de Maître Pigal auroit pu les rendre encore plus sensibles; ils se taisent; ils se retirent. De quoi pouvoit se plaindre Chardon? Que ne restoit-il sur son escabelle, on ne lui auroit point fait d'insultes, puisque Maître Pigal ne s'étoit point trouvé insulté. Il agit cependant comme un homme qui repousse l'injure par l'injure: on ne lui répond pas; sa satisfaction ne devoit-elle pas être complette? Ce n'est qu'au desir immodéré de vengeance de sa part qui l'a fait sortir de sa boutique, que l'on doit attribuer la rixe qui est survenue, non avec les Appellans, mais avec un inconnu lassé de ses invectives. Est-ce aux Appellans à répondre des actions du premier passant? La plainte de Chardon a donc été mal fondée; (aussi en a-t-il donné son désistement). Comment _le Corps de l'Etat_ se croira-t-il plus recevable à se plaindre? Les Savetiers regarderoient-ils comme une affaire de Corps l'acclamation dont le peuple s'est servi, en criant, _Honneur à la Manique_. Les injures sont personnelles; celles faites à un Membre d'un Corps ne sont censées l'avoir été au Corps entier, qu'autant qu'elles sont faites à un des Jurés dans l'exercice de ses fonctions pour le bien & l'intérêt de la Communauté. Or les choses ne sont point dans ce cas; nulle raison donc de faire de la querelle d'un particulier une contention générale. Prétendent-ils y voir une idée d'avilissement jetté sur leur profession? On les croit trop sensés pour le faire. Ce n'est ni de glose, ni de commentaire injurieux sur leur métier dont il s'agit ici; mais d'une expression, qui, prise dans la plus rigoureuse signification, ne veut dire autre chose que _bon jour, Savetier_. Comment veulent-ils qu'on les qualifie? Ne voyent-ils pas que c'est eux-mêmes qui se font l'injure? & que ne point vouloir qu'on les appelle par leur nom, c'est en rougir & donner à leur état quelque chose d'avilissant, que les Appellans sont bien éloignés d'y voir. De ce qu'on a traité Chardon de Savetier, & de ce qu'il ne se fait pas honneur de l'être, toute la Communauté intervient; mais a-t-elle le droit d'intervenir? Non. Elle a encore moins celui d'opérer la détention de gens qui l'estiment, qui ne peuvent se passer d'elle, & qui n'ont jamais prétendu manquer au respect avec lequel on voit jusqu'aux enfans prononcer le nom des Membres _du Corps de l'Etat_. On a coutume chez le peuple de ne nommer les Savetiers qu'en disant, _sauf respect_, & en ôtant le chapeau. C'est cependant à la requisition de Roblot, que le Commissaire Girard a fait conduire les Appellans au grand Châtelet, au mépris de l'Ordonnance qui défend même aux Juges de décerner des décrets de prise-de-corps contre les domiciliés, hors le cas où il écheoit peines afflictives ou infamantes. _Ordonnance de 1670, tit. 10, art. 19._ Mais le Commissaire y trouvoit sans doute son intérêt. Il n'y a point ici de délit, conséquemment point de peines, & les Appellans sont domiciliés; ils ont même un état, c'est celui de garçons Plumets des Officiers Charbonniers; ils ne craignent point que cet aveu les noircisse; & lorsque les Savetiers se courroucent d'entendre crier, _honneur à la manique_, ils leur permettent volontiers de crier _honneur à la médaille_. Ils permettent de même à qui le voudra, d'emprunter pour déguisement les marques de leur état. Loin d'en être fâchés, ils le verront toujours avec plaisir, parce que cela leur rappellera toujours ces instans heureux où la France pleine de joie de la santé de son Roi, les introduisit sur le théâtre, & jugea leur caractere digne d'exprimer l'allégresse publique. Me. MANGIENNE, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR Messire JEAN-BAPTISTE GAILLARD DE BEAUMANOIR, Ecuyer, Chevalier de l'Ordre Militaire de S. Louis, ancien Capitaine de Dragons, Défendeur; _CONTRE les sieur Curé & Marguilliers de l'Œuvre & Fabrique de la Paroisse de Saint Roch, à Paris, Demandeurs._ Un ancien Militaire qui n'a jamais craint que les procès, & qui est tout-à-fait novice dans ce genre de combats, est sans doute étonné de se trouver actionné par un Curé vénérable, & par une cohorte de Marguilliers, pour une prestation d'une redevance à laquelle il ne s'est jamais refusé. La présentation d'un pain à benir est le sujet primitif de la guerre. Le sieur Beaumanoir a toujours offert, & offre encore de rendre à l'Eglise ce tribut religieux; mais lorsque son goût ne le porte à présenter ses hommages à la Paroisse, que dans une forme décente & modeste, peut-on lui imposer des loix arbitraires; doit-on l'assujettir à une somptuosité inutile & forcée? Enfin est-il permis de le traduire en justice comme un Paroissien rebelle & réfractaire aux loix de l'Eglise & du Royaume? Assurément c'est une insulte qui ne peut être enfantée que par l'esprit de domination ou de vertige. On convient que chaque Paroissien aisé doit rendre le pain beni à son tour; mais on nie que les Marguilliers soient en droit de fixer le degré de magnificence que chacun doit attacher à la cérémonie. Heureusement nous ne sommes plus dans ces siecles d'ignorance, où confondant les droits essentiels de la Religion avec l'intérêt pécuniaire de ses Ministres, l'on se faisoit des titres de la crédulité des peuples, pour mettre leurs biens & leurs personnes à contribution. Des maximes plus sages nous éclairent & nous guident: on verra donc aisément, par le simple récit des faits, que la conduite des Demandeurs est aussi injuste au fond, qu'elle est injurieuse dans la forme au sieur de Beaumanoir. [Illustration: gravure] _Les deux Marguilliers revinrent et ils présenterent un mémoire dont le détail peut être curieux et instructif._ _FAIT._ Le sieur de Beaumanoir occupe depuis peu de tems un appartement dans un hôtel qui appartenoit à Madame la Princesse de Conty Douairiere, rue Neuve Saint-Augustin. Cette maison est située sur la Paroisse de Saint Roch, où l'usage est de ne rendre le pain beni que tous les neuf ans au plus. Il n'y avoit qu'environ dix-huit mois que le principal Locataire avoit satisfait à ce devoir, ainsi ses sous-locataires devoient être affranchis de ce cérémonial pour quelques années; mais les Marguilliers ont sans doute un privilege qui leur permet d'extravaguer, c'est-à-dire, de choisir arbitrairement de côté ou d'autre qui bon leur semble pour figurer, relativement à la solemnité des fêtes. Le 13 Février 1756, deux Marguilliers & le Trésorier des Pauvres se rendirent chez le sieur de Beaumanoir, & ils dirent à la Dame son épouse qu'on l'avoit choisie par préférence pour rendre le pain beni, le Vendredi 5 Mars suivant, fête des Cinq Plaies, Titulaire de la Paroisse de Saint Roch. On la prévint aussi qu'on lui associoit solidairement pour la même cérémonie le sieur de Sainte-Amaranthe, Fermier-Général, & le sieur Dubocage, habitant de la même maison. La dame de Beaumanoir fort peu au fait du Rituel, avoit ignoré jusqu'alors qu'on rendît le pain beni en société ou en commandite; elle croyoit que c'étoit une oblation que chaque Paroissien avoit droit de faire en son particulier, suivant son état, sa fortune, ou son inclination; cependant elle demanda un mémoire de ce qu'on entendoit exiger de chacun des contribuables. Les deux Marguilliers revinrent le lendemain, & ils présenterent à la dame de Beaumanoir un mémoire dont le détail peut être curieux & instructif, pour ceux qui sont dans le cas de rendre le pain beni à Saint Roch. Il est intitulé: _Dépense du Pain beni_. Six Pains benis, à 15 liv. 90 l. Trente-sept liv. de Cire, à 45 s. 83 l. 5 s. Les Offrandes, 96 l. Porteurs de Suisse, 15 l. Bedeaux & Suisse d'Eglise, 15 l. ------------- 299 l. 5 s. ------------- Les Marguilliers prierent la dame de Beaumanoir de signer ce mémoire, & de se soumettre à en payer le tiers; mais elle le refusa, sous prétexte qu'il s'accordoit mal avec les vues de l'honnête simplicité qu'elle s'étoit proposée. Elle représenta aux Marguilliers que le pain beni étoit une oblation plus personnelle que réelle, & que, quoiqu'elle eût l'honneur d'occuper une portion de maison habitée anciennement par une grande Princesse, elle ne se croyoit nullement obligée d'étaler dans l'Eglise une pompe & une décoration qui ne sympathisoient point avec sa façon de penser. Les Marguilliers chercherent à réchauffer son désintéressement sur les honneurs de l'Eglise; mais elle persista, & offrit constamment de rendre le pain beni seule, & au jour qui lui seroit indiqué. Cependant la dame de Beaumanoir se rappella que nombre de personnes lui avoient dit qu'elles se débarrassoient d'un détail inutile, moyennant une rétribution qu'elles payoient. Elle offrit à un des Marguilliers de lui remettre vingt-quatre livres, pour lesquelles elle avoit appris que nombre de maisons honorables de sa connoissance dans la Paroisse s'étoient affranchies d'un soin embarrassant. Alors le Marguillier crut sa dignité offensée; il brusqua la dame de Beaumanoir, & lui dit d'un ton piqué, _qu'il n'étoit ni Pâtissier ni Cirier; qu'il avoit l'honneur d'être Marguillier, & Marchand de Bas; que des propositions comme les siennes n'étoient bonnes à faire qu'à des serviteurs mercénaires de l'Eglise, & qu'on les lui auroit envoyés en personnes, si l'on eût prévu son esprit d'arrangement_. Le Trésorier des Pauvres, Apoticaire de la maison, voulut tranquilliser la bile de son confrere; mais il sortit en protestant qu'on sçauroit bien forcer le sieur de Beaumanoir à contribuer pour son tiers dans le montant du mémoire, & on le fit agréer aux sieurs de Sainte-Amaranthe & Dubocage, dans la présupposition que la dame de Beaumanoir y avoit accédé. Quelques jours après les deux Marguilliers revinrent, & ils s'adresserent directement au sieur de Beaumanoir: il leur dit poliment qu'ayant toujours demeuré chez le sieur son pere, il n'avoit jamais rendu le pain beni; mais qu'il s'étoit informé de l'usage, & qu'en conséquence il offroit de rendre le pain beni au jour qui lui seroit indiqué, ou en son particulier, ou avec qui l'on voudroit, si mieux on n'aimoit qu'il remît un louis au Bedeau, pour être débarrassé d'un détail importun. Le Marguillier répliqua que le locataire d'une aussi grande & belle maison que la sienne, ne devoit pas se borner à la dépense d'un pain beni de 24 liv.; mais le sieur de Beaumanoir répondit qu'il falloit l'envisager comme un petit Particulier qui occupoit une vaste maison, & que lorsqu'il vouloit faire des oblations ou des charités, il n'étoit point dans l'usage de chercher des témoins. Ces raisons ne furent point goûtées; on insista pour qu'il représentât pompeusement pour son tiers le jour des Cinq Plaies; mais il ne voulut prendre aucun engagement, ni accepter le morceau de brioche que l'on appelle chanteau. Ce refus ne manqua pas d'être annoncé comme une affaire très-importante; on fit le 25 Février 1756 une convocation extraordinaire de tous les Marguilliers. Le rapport fut fait avec la dignité requise en pareil cas. Il fut représenté par le sieur B...., Marguillier comptable, _qu'il s'étoit transporté à l'Hôtel de la Valiere, rue Neuve S. Augustin, le 13 du mois, pour inviter les sieurs de Saint-Amaranthe, Dubocage, & de Beaumanoir à rendre le pain beni le jour de la fête des Cinq Plaies, titulaire de la Paroisse; que le 22 du même mois il avoit présenté en personne & laissé auxdits sieurs de Saint-Amaranthe, Dubocage & de Beaumanoir la brioche qu'il est d'usage d'offrir aux personnes distinguées; que les sieurs de Saint-Amaranthe & Dubocage l'avoient acceptée, & que le sieur de Beaumanoir avoit refusé d'y contribuer pour son tiers; en conséquence de quoi, la Compagnie a autorisé les sieurs B..... & D....., Marguilliers en Charge comptables, à faire toutes les poursuites & diligences nécessaires pour faire rendre audit sieur de Beaumanoir son tiers dans la présentation des pains benis; & où il persisteroit dans son refus, à fournir par la Fabrique la part qui auroit dû être fournie par ledit sieur de Beaumanoir, & à faire contre lui toutes les poursuites qu'il conviendroit pour lui faire payer & rembourser ce que la Fabrique aura avancé pour lui, pour satisfaire au devoir de Paroissien_. Cette délibération est honorée de quinze signatures; & il est étonnant que parmi tant de bonnes têtes, il n'y en ait pas eu une qui se soit souvenu qu'une sommation juridique auroit été plus essentielle qu'une délibération sur le Registre, dont le sieur de Beaumanoir ne pouvoit pas avoir la moindre connoissance. Il n'est pas moins étonnant que le Curé qui présidoit à l'assemblée, n'eût pas employé les ressources d'une prudente charité, pour arrêter dans l'origine les progrès d'une vivacité qui tendoit à altérer l'harmonie dans sa Paroisse, pour un objet de la plus légere conséquence. Le pain beni fut rendu au jour indiqué, & le sieur de Beaumanoir, ni personne de sa part, n'assista à la cérémonie. Les sieurs de Saint-Amaranthe & Dubocage trouverent l'état de dépense assez fort; mais on les assura qu'on leur avoit encore fait grace, en ce qu'on avoit oublié d'y comprendre 15 ou 18 liv. pour les gants blancs qu'il étoit du bon air de distribuer. On leur apporta un chanteau, & l'on en glissa un clandestinement dans l'antichambre du sieur de Beaumanoir, sans parler à qui que ce soit de la maison. Le lendemain 6 de Mars, le sieur de Beaumanoir reçut une assignation à la requête des Curé & Marguilliers, »à l'effet de comparoître dans trois jours à la Chambre Civile, pour voir dire que faute par lui d'avoir satisfait à la requisition & invitation qui lui avoit été faite par les Marguilliers le 13 Février précédent, & d'avoir en conséquence rendu le pain à benir dans l'église de S. Roch le 5 du mois de Mars, & encore sur le refus par lui fait lors de la présentation de la brioche le 22 Février (_ce qui est non-seulement contraire aux loix & usages, mais encore qui marque un manque de respect, & un mépris pour l'Eglise, d'autant plus constaté, que les sieurs de Saint-Amaranthe, Fermier-Général, & Dubocage, ancien Receveur-Général des Finances, ont satisfait à ladite invitation chacun_ _pour leur tiers, & en conséquence ont fait rendre leur pain beni ledit jour fête titulaire de la Paroisse de S. Roch_), il sera condamné à rendre & remettre auxdits sieurs Curé & Marguilliers la somme de 72 liv. qu'ils ont été obligés de payer, tant pour pain beni, cire, offrande, Porteurs, Bedeaux & Suisses, _pour satisfaire à ce dont il étoit tenu conformément aux autres_; qu'il lui sera fait défenses & à tous autres qu'il appartiendra, de plus à l'avenir faire aucune difficulté de rendre le pain à benir lorsqu'il y sera invité & requis; en conséquence tenu à la premiere invitation d'y satisfaire, sinon permis auxdits sieurs Curé & Marguilliers de le faire rendre aux frais & dépens des refusans de contestans; en conséquence remboursés du coût d'icelui sur leurs simples quittances, & les refusans condamnés aux dépens«. Ces conclusions étoient plus que suffisantes vis-à-vis quelqu'un qui n'avoit jamais refusé le pain beni dans une forme décente; cependant par un effort de génie, l'on ajoute, _& pour, par ledit sieur de Beaumanoir avoir refusé de satisfaire auxdites requisitions & invitations, & suivant icelles, d'avoir rendu le pain à benir ledit jour 5 du présent mois, ainsi qu'il y a été invité, qu'il sera condamné en 1000 livres d'amende, applicable aux pauvres de la Paroisse de S. Roch, & en tels dommages & intérêts qu'il plaira à la Cour de fixer; & en outre que la Sentence qui interviendra sera imprimée, lue, publiée & affichée par tout où besoin sera, le tout aux frais & dépens du sieur de Beaumanoir, qui sera en tout événement condamné en tous les dépens de l'instance_. Cette assignation parut d'autant plus ridicule, qu'elle n'étoit nullement conforme à la délibération dont on avoit donné copie en tête. L'Aréopage assemblé avoit simplement autorisé les Marguilliers comptables à faire les poursuites & diligences nécessaires pour faire payer au sieur de Beaumanoir son tiers dans la reddition du pain beni, & en cas de refus de sa part, à l'actionner pour le remboursement des sommes qu'on auroit avancées pour lui; mais il n'étoit nullement question de le taxer injurieusement _de manque de respect, & de mépris pour l'Eglise_. On n'avoit point statué non plus qu'on demanderoit contre lui une amende de 1000 liv. de dommages & intérêts, ni l'affiche scandaleuse d'une Sentence, pour la publication d'un tort qu'il n'avoit pas eu: on ne pouvoit donc regarder ces conclusions révoltantes que comme l'effet de l'enthousiasme d'un Marguillier possédé d'un zele outré pour la Fabrique. Le sieur de Beaumanoir a depuis très-long-tems sur la Paroisse de S. Roch une famille aussi étendue que recommandable; il a eu lui-même des relations directes à l'Eglise, qui n'ont point laissé ignorer son exactitude à satisfaire aux devoirs d'un Paroissien: il se flatta donc que le Curé pourroit mettre un frein à l'indiscrétion de son Marguillier, & qu'il arrêteroit par la sagesse des tempéramens, un éclat toujours désagréable. En conséquence il se rendit chez lui. Le Pasteur l'aborda affectueusement, & lui fit les protestations les plus démonstratives d'une considération marquée pour lui & pour sa famille. Le sieur de Beaumanoir lui porta ses plaintes de l'indécence de la délibération, & de l'assignation qu'on lui avoit donnée. Il le supplia ensuite de faire cesser la contestation, en lui indiquant un jour pour rendre le pain beni. Le Curé fit réponse que cette indication ne le regardoit pas, que c'étoit l'affaire des Marguilliers; qu'à l'égard de la délibération, quoiqu'il y eût présidé, c'étoit un ouvrage de Communauté auquel il n'avoit nulle part, & que les injures contenues dans l'assignation n'étoient qu'une bagatelle de style. _Mais_, dit le sieur de Beaumanoir, _j'ai demandé jour aux Marguilliers, ils me l'ont refusé; je vous le demande à vous-même, & vous me renvoyez également, quel parti puis-je donc prendre? de plus, personne dans la Paroisse ne s'imaginera que vous n'ayez pas été le maître d'empêcher la procédure injurieuse faite contre moi: eh bien! qu'on croye ce que l'on voudra_, reprit vivement le Curé, _cela m'est égal_. Le sieur de Beaumanoir ne trouvant dans sa sollicitude pastorale aucune ressource pour sortir d'affaires, prit le parti de lui dire qu'il rendroit le pain beni le jour que la Justice elle-même lui indiqueroit, puisqu'il ne pouvoit pas faire autrement; ainsi l'entrevue se termina infructueusement avec de grandes politesses réciproques. Le sieur de Beaumanoir n'eut plus lieu de douter que les poursuites dirigées contre lui ne fussent l'ouvrage d'un concert de Fabrique, & que le Pasteur n'eût encouragé ses brebis, dociles pour lors à sa voix, à soutenir fermement des intérêts communs entr'eux. Ainsi le sieur de Beaumanoir réduit à la nécessité de plaider, a constitué Procureur. Il a fourni ses défenses, & a demandé que la Cause communiquée à Messieurs les Gens du Roi, fût renvoyée de la Chambre au Parc Civil; premierement, parce qu'il y a un intérêt public à empêcher que les citoyens soient mis à contribution dans la forme de rendre le pain beni, & dans la dépense arbitraire à laquelle on prétend les assujettir. Secondement, parce que c'est une indécence caractérisée que d'avoir conclu contre un pere de famille connu à une demande de 1000 liv. à des dommages-intérêts, & à l'impression d'une Sentence, sur la fausse imputation _d'un manque de respect & d'un mépris pour l'Eglise_. Cette accusation odieuse, & peu réfléchie, a donné lieu au sieur de Beaumanoir de conclure, à ce qu'attendu les offres qu'il a toujours faites aux Curé & Marguilliers, & qu'il réitere, de rendre le pain à benir au jour qui lui sera indiqué, les Curé & Marguilliers soient déboutés purement & simplement de leurs demandes; au surplus, il a demandé incidemment, qu'attendu l'insulte à lui faite & la diffamation inscrite, tant dans l'assignation que dans l'acte de délibération du 25 Février dernier, il soit ordonné que cette délibération sera rayée des Registres de la Paroisse par tel Huissier qui sera commis; que défenses soient faites aux Curé & Marguilliers de plus à l'avenir insulter le sieur de Beaumanoir, ni de prendre de semblables conclusions, & que pour l'avoir fait, ils soient condamnés personnellement en 1000 liv. de dommages & intérêts, applicables aux Religieuses Capucines de la Place de Louis le Grand, & que la Sentence qui interviendra soit imprimée, publiée, affichée & transcrite sur le Registre de la Paroisse, sauf à Messieurs les Gens du Roi à prendre telles conclusions qu'ils aviseront, pour garantir à l'avenir les habitans de la Paroisse de la taxe à laquelle les Curé & Marguilliers veulent les imposer pour raison du pain à bénir. Les Curé & Marguilliers ont aussi donné une requête, par laquelle, en ajoutant à leurs premieres conclusions, ils ont encore demandé incidemment que la Sentence qui interviendroit contre le sieur de Beaumanoir fût lue & publiée au prône de la Paroisse de S. Roch, pour servir de Réglement à l'avenir. Tel est l'état actuel de la procédure; il ne s'agit plus que de discuter les demandes de part & d'autre, & de les peser au poids de la raison & de la justice. _MOYENS._ Le pain beni a succédé aux anciennes Eulogies qui étoient une portion de la consécration, que l'Evêque envoyoit aux Curés en signe d'unité. La commune opinion est que le pain beni a commencé à être en usage vers l'an 500, & l'on ne voit point que dans la primitive Eglise, il ait excité des contestations; l'ambition & l'intérêt étoient des mobiles que les premiers Chrétiens faisoient gloire de ne point connoître. Dans l'origine le pain beni étoit une offrande volontaire, mais par la suite la Justice a été obligée d'user de rigueur contre ceux qui refusoient de le rendre, pour empêcher que cette cérémonie ne s'abolît insensiblement. Mais la forme dans laquelle l'oblation doit être faite est restée libre, pourvu qu'elle soit décente: chacun a le droit de consulter son goût, ses facultés, & il est très-permis de ne point faire d'une cérémonie religieuse un spectacle de vanité & d'ostentation. Ces principes seront universellement reçus, & il est facile d'en faire ici l'application. Le sieur de Beaumanoir n'a jamais refusé de rendre le pain beni; au contraire, quoique le principal locataire de la maison où il loge l'eût rendu il n'y avoit que dix-huit mois, il a perpétuellement insisté auprès du Curé, des Marguilliers, & même du Bedeau, pour qu'on lui indiquât un jour moins solemnel que celui des Cinq Plaies, où l'on avoit résolu de l'assujettir à une décoration qui lui paroissoit déplacée. Assurément il n'y a rien de répréhensible dans une telle conduite; si la Fabrique eût été bien conseillée, elle auroit substitué sans bruit au sieur de Beaumanoir un Paroissien plus jaloux de la représentation extérieure, & elle auroit invité le sieur de Beaumanoir à rendre le pain beni dans un jour moins solemnel, où il auroit pu suivre la modestie de son goût; mais tout au contraire, on effraie la simplicité du sieur de Beaumanoir par un mémoire exorbitant, qui annonce une pompe représentative de la grandeur des Seigneurs qui ont occupé la maison dont il habite une partie; il lui étoit permis alors de se refuser à une invitation plus solemnelle qu'il ne le vouloit. Les sieurs de Saint-Amaranthe, Dubocage & de Beaumanoir, n'étoient point obligés de faire entr'eux trois, ce que Madame la Princesse de Conty jugeoit à propos de faire seule; la grandeur des pains à benir, l'abondance de la cire, la fixation des offrandes, les Suisses, les gants blancs, ont pu légitimement paroître des superfluités qui ont déplu au sieur de Beaumanoir; ainsi il a pu, sans encourir le moindre blâme, persister à ne point vouloir rendre forcément le pain beni au jour indiqué dans la forme qui lui étoit prescrite. Les Marguilliers auroient pu sçavoir (mais des Marguilliers ne sont pas obligés de sçavoir tout), que, lorsqu'un Paroissien refuse de rendre le pain beni à son tour, on doit lui faire une sommation juridique, après laquelle la Fabrique est autorisée à le faire rendre en son nom; mais alors la dépense est réglée, & l'on ne permet pas aux Marguilliers de s'abandonner à un faste, dont ils veulent faire retomber les frais sur un autre. On pourroit citer nombre d'exemples des précautions que la Justice prend en pareil cas; mais on se contentera d'en rapporter deux, qui établissent la Jurisprudence du Châtelet à cet égard. En l'année 1711, les Marguilliers de saint Germain de l'Auxerrois demanderent, que Me. Nicolas Chevalier, Substitut de M. le Procureur-Général au Grand-Conseil, fût condamné à rendre le 26 Avril suivant, le pain à benir, avec cierges & offrandes, sinon qu'il leur fût permis d'en avancer les frais, sauf à les répéter. La cause fut plaidée contradictoirement, & par Sentence du 10 Juin, le sieur Chevalier fut condamné à rendre le pain à benir en la maniere ordinaire, le Dimanche d'après la signification de la Sentence; & faute par lui de le faire, on permit aux Marguilliers de le rendre en son lieu & place, d'en avancer les frais, _& d'y employer jusqu'à la somme de quinze livres_. L'année suivante, pareille contestation se renouvella de la part des Marguilliers, contre le sieur le Roy de Royaumont, Conseiller au Châtelet, les sieurs des Bouleaux, Président à Tours, Aubry, Contrôleur des rentes, Catelan, Bourgeois de Paris, le Tellier, Procureur au Châtelet, & Petit, Tapissier de M. le Duc d'Orléans. Par Sentence du 30 Avril, M. le Lieutenant Civil signala cet esprit de sagesse & d'équité dont il est encore animé, en les condamnant à rendre le Pain beni avec décence, sinon, permis à la Fabrique de le faire rendre pour eux, & d'en avancer les deniers _jusqu'à concurrence de dix livres chacun_: ainsi il est constaté par ces Jugemens, 1º. que les Paroissiens doivent être constitués juridiquement en demeure; 2º. que les Marguilliers ne sont pas les maîtres de se livrer aux dépens d'autrui à une ostentation superflue, & que lorsqu'ils s'éloignent de la décence évangélique, le Juge a l'attention de les y ramener; ainsi le sieur de Beaumanoir ne faisoit pas une proposition révoltante, lorsqu'il offroit 24 livres pour que le Bedeau le soulageât d'un détail minutier. Ce n'étoit pas l'esprit d'économie qui le faisoit agir, puisque cette somme excede de beaucoup celle qui est arbitrée par la Justice, & le Bedeau s'en seroit volontiers accommodé; mais les Marguilliers surveillans vouloient par obstination imposer la loi au sieur de Beaumanoir, & subjuguer sa répugnance sur le jour & la maniere de rendre le pain beni. Un Militaire connoît mieux que personne les loix de subordination; mais la résignation aveugle doit-elle s'étendre jusqu'au décret de l'Œuvre? Une Fabrique est nécessairement un assemblage confus de personnes formées diversement par la nature & par l'éducation. La concorde y établit rarement son siege; il se trouve même quelquefois des Marguilliers à qui les vapeurs de l'encens, qu'ils reçoivent de la premiere main, portent à la tête; de-là résultent des délibérations souvent tumultueuses, quelquefois peu raisonnées, toujours contrariées. Le sieur de Beaumanoir est persuadé que l'Œuvre de S. Roch est aussi-bien composée qu'une Fabrique puisse l'être, & il est prêt à rendre justice à l'esprit de sagesse & de probité dont chacun des membres est sûrement animé; mais relativement à la confusion qui entraîne la généralité, il soutient qu'il a à se plaindre dans l'ordre de la Justice & dans l'ordre du procédé. En effet, malgré ses offres réitérées de rendre le pain beni seul ou en compagnie, malgré les instances qu'il a faites pour obtenir un jour moins solemnel que celui qui lui étoit indiqué & d'en supporter convenablement la dépense, on prétend faire violence à la modestie de son goût, & l'on fait contre lui une délibération pour le forcer à entrer dans une dépense de près de 300 liv. à laquelle on n'a droit d'assujettir aucun citoyen; or, des Marguilliers ont-ils un droit pour faire une imposition forcée, & convertir par la voie coactive une oblation en une rétribution onéreuse & arbitraire? C'est de leur autorité privée qu'ils se subrogent pour faire en son nom la dépense à laquelle ils l'ont taxé, & dès le lendemain ils le font assigner pour payer une somme de 72 liv. à laquelle ils ont évalué sa cotisation, dans une cérémonie où forcément on l'a introduit par Procureur. Pour sentir tout le ridicule d'une pareille démarche, il ne faut que décomposer le mémoire sur lequel on a fabriqué la taxe du sieur de Beaumanoir. Un Curé, des Marguilliers, sont-ils en droit de faire assigner un Paroissien toutes les fois qu'il n'aura pas rendu deux pains benis à 15 liv. piece, & qu'il ne les aura pas éclairés de douze livres de cire? Lui fera-t-on un procès parce qu'il ne donnera pas un louis à l'offrande, & qu'il refusera à faire porter son oblation par des Suisses en gants blancs? Or si l'on n'a pas d'action contre lui, quand il n'a pas voulu faire cette dépense en son particulier, on n'en doit pas avoir davantage lorsqu'on l'a faite sans sa participation sous un nom collectif. Le sieur de Beaumanoir n'est pas plus assujetti au tiers de la dépense qu'on a voulu rendre solidaire entre trois personnes, qu'il seroit contraint à la supporter en son particulier. Mais, dira-t-on, l'objet est modique & ne valoit pas la peine de soutenir un procès dont l'éclat est toujours disgracieux. C'est ainsi qu'on raisonne dans les affaires où l'on n'a pas un intérêt direct, lorsque soi-même on y mettroit peut-être plus de chaleur & de sensibilité, si l'on étoit personnellement actionné; qui que ce soit ne veut être dupe; personne n'aime à être injustement maîtrisé; les abus, les exactions s'établissent par une tolérance déplacée. Peut-être s'est-il déja introduit secrétement dans quelques Paroisses des monopoles repréhensibles, sans qu'on ait pu y remédier, faute par ceux qui avoient à s'en plaindre d'avoir eu le courage ou la force de se faire entendre & de réclamer contre la violence d'une Fabrique accréditée. Quoi! si un homme entreprenant vouloit établir de son autorité privée un péage de trois deniers par tête sur les chemins de sa Terre, oseroit-on blâmer le premier, qui pour s'y soustraire entameroit un procès? Pourroit-on dire raisonnablement qu'il a tort de plaider pour une si modique redevance? Non, assurément, il faudroit le louer au contraire comme un citoyen généreux; les impositions arbitraires, quelque modiques qu'elles soient, tirent toujours à conséquence, & l'on en a fait, dans des tems moins éclairés, l'expérience funeste. Personne n'ignore que les Ministres des Autels ont exercé long-tems une tyrannie dangereuse à l'occasion des mariages, des sépultures, des testamens, & de nombre d'autres choses, qui n'étoient ni de leur ministere, ni de leur ressort. Ils mettoient à leur gré la fortune des citoyens à contribution. Il a fallu livrer des combats pendant plusieurs siecles pour rétablir la discipline. Nous ne courons plus le risque de voir renouveller de pareils excès sous les yeux de Pasteurs recommandables par leurs lumieres & leur désintéressement: mais la prudence ne permet pas de dissimuler ce qui tend à troubler l'ordre public & la regle. Une Fabrique ne doit pas aspirer à exercer un pouvoir coactif sur le nombre, la grandeur des pains benis, le volume des cierges, la force des offrandes: ces oblations sont volontaires, & l'on peut sans scandale les réduire au taux de la décence & de la simplicité chrétienne. Les Marguilliers de S. Roch ne craignent-ils pas qu'on leur adresse ce que disoit un Poëte du siecle dernier[15] à quelques-uns de leurs anciens Confreres. _Avez-vous vu dans quelque lieu, De saint Jerôme ou saint Ambroise, Qu'on doit mesurer à la toise Les offrandes qu'on fait à Dieu....._ _Depuis quel Réglement nouveau, Avez-vous un droit de censure Pour juger dans votre Bureau De leur forme & de leur figure?.... Selon vous autres désormais Si vos Bedaux dans votre Eglise Ne marchent courbés sous le faix D'un pain bien large & bien épais, Bien étoffé de beure frais Une offrande n'est pas de mise._ [15] L'Abbé de Marigny. Les offrandes qu'on fait à l'Eglise sont un tribut de respect qui ne doit pas se mesurer sur l'intérêt. Il n'appartient point aux Officiers de la Fabrique d'en prescrire le taux, suivant l'idée qu'ils se forment eux-mêmes de l'état & de la fortune de chaque Particulier. Il en résulteroit trop d'abus pour que la Justice ne refuse pas de se prêter à une entreprise si déplacée; mais les Marguilliers ne se sont pas bornés à imposer simplement le sieur de Beaumanoir à 72 livres, ils ont accompagné cette exaction d'une insulte à laquelle il ne lui est pas permis d'être insensible. En effet, la Fabrique toujours jalouse de faire des gratifications aux dépens d'autrui, a encore conclu contre le sieur de Beaumanoir en une amende de 1000 livres, en des dommages-intérêts, & aux dépens, avec impression, affiche & publication de la Sentence: les Marguilliers n'avoient sans doute d'autre objet que de rendre publique la résistance du sieur de Beaumanoir, & c'est ce qui l'a obligé à publier aussi dans un Mémoire les justes raisons qu'il a eues, pour ne pas déférer aveuglément aux loix qu'on vouloit lui prescrire. Ils ont demandé par un second acte que la Sentence fût lue au prône, ensorte que s'ils ajoutent encore à leurs conclusions, il y a tout lieu de craindre qu'ils ne requierent des peines deshonorantes; ils n'ont plus qu'un pas à faire. Or, quel crime a donc commis le sieur de Beaumanoir? A-t-il refusé de rendre le pain beni? point du tout. A-t-il maltraité, injurié quelqu'un? nullement: il a refusé simplement de s'associer pour un tiers dans une dépense de 299 liv. 5 sous, & il a voulu restreindre à un louis les frais d'un acte public qu'il desiroit faire sans ostentation; or, est-ce là un crime digne de la censure publique & de la sévérité de la Justice? Ce n'est qu'à des yeux de Marguilliers qu'on peut paroître coupable, pour avoir eu des sentimens de modestie, que des personnes du premier ordre se font gloire de partager. Si les Marguilliers craignent la pratique de la simplicité chrétienne, comme préjudiciable à leurs intérêts, du moins le Curé doit la louer, comme conforme aux préceptes évangéliques. Cependant on a craint que cet exemple ne fût imité, & pour en imposer par une accusation grave, on a eu la témérité de taxer ledit sieur de Beaumanoir _de manque de respect & de mépris pour l'Eglise_. C'est cette calomnie odieuse qui devient le point capital de la contestation. Manque-t-on de respect à l'Eglise, lorsqu'on ne remet pas sa bourse à la discrétion des Marguilliers? Est-ce un mépris, que de se borner dans la dépense d'une cérémonie extérieure? Faut-il confondre l'Eglise avec les Officiers d'une Fabrique? Et sera-ce un attentat à la Religion, que de s'opposer aux foiblesses ou au caprice d'un Marguillier, dont le manteau n'est pas toujours celui de la Religion? N'est-ce pas plutôt un délire, que de s'autoriser du nom de l'Eglise pour enhardir l'affection qu'un Marguillier porte aux intérêts de sa Fabrique? L'Eglise est simple, charitable, désintéressée; un Marguillier peut n'avoir pas les mêmes principes; il ne faut donc pas mêlanger ces différens caracteres, & identifier tellement l'un avec l'autre, qu'on ne puisse déplaire à une Fabrique, sans manquer à l'Eglise. Le sieur de Beaumanoir, dans ses réponses, dans ses procédés, a conservé un souverain respect pour l'Eglise. Il n'a point refusé aux Marguilliers la considération qu'ils méritent, ainsi c'est une calomnie repréhensible que de l'accuser de manque de respect & de mépris pour l'Eglise. C'est une témérité, que de le citer en Justice sous des prétextes aussi dénués de fondement; enfin c'est une indiscrétion aux Marguilliers, que d'exiger des droits qui ne leur sont pas dûs, dans la présupposition qu'ils vengent les droits de l'Eglise qu'on n'a point offensée. Ce sont ces objets essentiels qui ont révolté le sieur de Beaumanoir, & qui l'ont déterminé à se rendre incidemment Demandeur, à l'effet d'obtenir la réparation de l'injure qui lui est faite. Il a conclu à ce que la délibération du 25 Février 1756 soit rayée du Registre de la Paroisse par un Huissier commis à cet effet, & qu'il soit fait défenses aux Curé & Marguilliers de lui faire à l'avenir pareille insulte, ni de prendre contre lui de semblables conclusions. En effet, la délibération du 25 Février, & l'assignation qui y est relative, sont des monumens de scandale, dans lesquels on annonce le sieur de Beaumanoir comme ayant manqué de respect & ayant témoigné du mépris pour l'Eglise. Ces imputations sont aussi fausses qu'insultantes; & comme il est important de les supprimer jusque dans la source, le sieur de Beaumanoir a demandé qu'elles soient effacées des fastes de la Paroisse. Ce seroit en imposer à la postérité, que de laisser douter que le sieur de Beaumanoir ait été perpétuellement soumis à l'Eglise. Des Registres de Paroisse doivent être consacrés à l'établissement de la vérité. Ceux de saint Roch se trouveroient infectés de mensonge, si l'original de l'Exploit donné au sieur de Beaumanoir étoit joint à la délibération. Les Curé & Marguilliers avoient demandé contre le sieur de Beaumanoir, une amende de 1000 livres, applicable aux pauvres de la Paroisse, avec des dommages & intérêts. Il n'a pas voulu se montrer moins généreux & moins charitable qu'eux, c'est pourquoi il a conclu en 10000 liv. de dommages & intérêts, applicables aux Capucines. La Fabrique ne reproche au sieur de Beaumanoir aucune injure personnelle; il démontre au contraire qu'il a été vivement insulté par écrit; c'est donc à lui seul qu'il est dû une réparation; & comme il ne seroit pas juste que la Fabrique souffrît de l'indiscrétion de ses Administrateurs, on a demandé que la peine fût supportée personnellement par ceux, qui sans ménagement avoient provoqué le sieur de Beaumanoir, sous les qualifications les plus fausses & les plus outrageantes. Enfin le sieur de Beaumanoir a conclu à ce que la Sentence qui interviendroit fût imprimée, publiée & transcrite sur le Registre de la Paroisse. Le sieur de Beaumanoir ne peut prendre trop de précaution pour ne laisser ignorer à qui que ce soit, qu'il n'a jamais témoigné de manque de respect ni de mépris pour l'Eglise. Plus l'injure qu'on lui a faite est grave, plus il doit se montrer jaloux d'en rendre la réparation publique & autentique. Mais un point qui n'est pas moins essentiel, c'est celui de l'intérêt public, qui se trouve lié avec celui du sieur de Beaumanoir, & qui ne peut manquer d'exciter la vigilance de Messieurs les Gens du Roi. En réparant ici l'injure & la calomnie faite au sieur de Beaumanoir, il s'agit encore de garantir tous les citoyens d'une exaction, pour laquelle ils courroient risque d'être injustement persécutés; le devoir de Paroissien est de nécessité absolue, mais la forme de le remplir est libre & de pure bienséance, quant à la dépense: il s'agit donc d'affranchir le public du despotisme & de la férule des Marguilliers, qui ne sont pas sûrs, avec les meilleures intentions du monde, de prendre toujours la raison & la Justice pour guides, dans les impositions arbitraires qu'on les laisseroit maîtres de faire. Me. MARCHAND, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR JEAN-DENIS JAMBU, Bourgeois de Paris: _CONTRE Demoiselle ANNE-CECILE VERSET, sa Femme._ J'ai rendu plainte contre ma femme de ce qu'elle a enlevé plusieurs meubles & effets précieux de notre communauté. Le fait est reconnu & prouvé, ainsi sa condamnation étoit inévitable. Pour s'y soustraire, elle a imaginé de me faire un procès, & de former une demande en séparation de corps & de biens, sous prétexte que je suis un débauché, un ivrogne, un furieux. J'ai beau m'examiner, je ne me trouve coupable envers elle que d'une seule chose, c'est d'avoir souffert, peut-être trop patiemment, tous les torts qu'elle a avec moi depuis 27 ans. Comme jusqu'ici les mauvais procédés n'avoient point éclaté, je les avois enduré sans me plaindre. Mais puisqu'elle ose m'attaquer, puisqu'elle distribue contre moi des Mémoires dans le Public, il faut bien que je me défende; je n'aurai besoin pour cela que de faire l'histoire de ma vie. _FAIT._ Je suis aveugle depuis l'âge de cinq ans. Mon pere & ma mere qui faisoient à Paris un gros commerce de Lingerie, rue Poissonniere, songerent de bonne heure à me mettre à couvert des surprises auxquelles la perte de la vue pouvoit m'exposer. Dès l'âge de quatorze ans ils me firent recevoir Frere Aveugle _aux Quinze-Vingts_, en donnant à la Maison un contrat de rente sur la Ville, pour laquelle on me constitua une pension viagere. Ensuite on me fit apprendre à jouer de plusieurs instrumens, on cultiva ma mémoire, & on me mit si bien au fait du commerce, que je distinguois au toucher la différente qualité des toiles & des mousselines, j'en connoissois le prix, je sçavois plier, auner, tailler les ouvrages & les coudre: ensorte qu'il sembloit que j'eusse les yeux au bout des doigts. Quand j'eus atteint l'âge de vingt-huit ans, on songea à me marier, & on jetta les yeux sur la Demoiselle _Verset_ qui venoit travailler au logis. C'étoit une fille sans parens, sans biens, sans espérances, mais elle avoit du talent pour le commerce, & paroissoit aimer le travail: ces qualités parurent suffisantes à ma famille. D'ailleurs on se persuada qu'une fille qui me devroit sa fortune me seroit attachée par reconnoissance autant que par devoir, & qu'elle auroit pour moi les égards & les attentions dont j'avois plus besoin qu'un autre dans l'état où j'étois. Mes parens payerent l'apprentissage de la Demoiselle _Verset_, & quand ils l'eurent fait recevoir maîtresse Lingere je l'épousai au mois de Janvier 1729. On me donna par mon contrat de mariage 6000 liv.; & quoique ma femme n'eût rien, je ne laissai pas de reconnoître qu'elle apportoit en dot 2500 liv. Tous ces bienfaits furent payés d'ingratitude. Dès les premiers jours de notre mariage, ma femme fit éclater un caractere méprisant & absolu, qui m'annonça tout ce que j'avois à craindre de ses emportemens. Pour les prévenir je n'avois que deux moyens: le premier d'employer le ton & les gestes qui sont d'usage en pareil cas pour mettre une femme à la raison; le second de m'armer de patience. Je préférai ce dernier parti, & j'aimai mieux souffrir que de rendre ma femme malheureuse. J'espérois que si elle devenoit mere, son mépris & sa dureté pour moi diminueroient, mais tout le contraire arriva; ses grossesses étoient marquées par un redoublement de méchanceté, & de tous les enfans que nous avons eus, il ne nous est resté qu'une fille qui a toujours été, comme moi, l'objet de la mauvaise humeur de sa mere. Après huit ans de mariage, ma femme me signifia qu'elle ne vouloit plus que nous couchassions ensemble, & effectivement dès le même jour elle fit changer son lit, & en prit un si étroit qu'il ne m'étoit pas possible de le partager avec elle. Je fus donc obligé de me reléguer dans une petite soupente, où mon lit n'étoit composé que d'un matelas. Mais j'y avois du moins la tranquillité, j'y tenois renfermés mon clavecin & quelques autres instrumens à qui ma femme en vouloit presqu'autant qu'à moi. J'étois trop heureux dans mon réduit, il fallut encore le quitter: ma femme y logea ses ouvrieres, & je me vis obligé de coucher dans la boutique. Ce fait paroîtra incroyable, & cependant il est très-vrai que je n'ai point eu d'autre lit pendant neuf ans que le comptoir de la boutique, sans matelas ni couverture. Le bruit s'en répandit dans le quartier, quoique je ne m'en plaignisse pas; & sur les reproches qu'on en fit à ma femme, elle crut s'excuser en disant que je voulois coucher ainsi par mortification. Me donner la réputation d'un saint, pour n'avoir pas celle d'une méchante femme! le détour n'étoit pas mal-adroit. Je ne sçais si le public en fut la dupe, mais pour moi je ne remercierai pas ma femme du soin qu'elle a pris de me sanctifier malgré moi, en me faisant coucher sur des planches. Elle me faisoit faire tant d'autres pénitences, qu'elle auroit bien pu m'épargner celle-là. Je passe sous silence bien d'autres traits qui ne lui font pas plus d'honneur, & je viens à l'événement qui lui a fourni un prétexte pour se plaindre de moi. Ma fille étant en âge d'être mariée, ma femme voulut lui faire épouser un jeune homme qu'elle lui destinoit depuis deux ans, sans que j'eusse rien sçu de son projet. J'avois des raisons essentielles pour empêcher ce mariage & j'en fis part à ma femme, mais elle les rejetta avec mépris & menaça de passer outre. Accoutumée à faire plier mes volontés aux siennes, elle crut qu'il lui suffiroit d'ordonner pour être obéie. Et en effet quand il n'avoit été question que de moi, j'avois toujours cédé; mais il s'agissoit d'un établissement qui auroit rendu ma fille malheureuse; pour cette fois je voulus être le maître, & je refusai mon consentement. Cette résistance, à laquelle ma femme ne s'attendoit pas, la mit dans une fureur inexprimable. Pour en éviter les suites je me retirai aux _Quinze-Vingts_, & cet expédient me réussit. Car après avoir tenté inutilement de me faire interdire & de marier ma fille sans mon consentement, ma femme se vit enfin obligée de congédier son gendre prétendu, & tout de suite elle m'en proposa un autre. C'étoit le sieur _Gohier d'Armenon_, jeune homme bien né & qui avoit de la fortune: je ne fis aucune difficulté de l'accepter pour gendre. Par le contrat de mariage, qui fut passé devant Me. Lecourt Notaire le 21 Août 1754, nous cédâmes aux futurs époux toutes les marchandises de notre commerce, estimées entre nous à vingt-huit mille neuf cens livres, & toutes nos dettes actives montant à plus de dix-sept mille livres. A la charge par eux de nous faire une pension de sept cens douze livres par an, & de payer en notre acquit quelques dettes à différens Marchands. Les choses ainsi disposées, le mariage fut célébré le 27 Août, mais dès le lendemain ma femme annonça aux nouveaux mariés qu'elle n'entendoit point renoncer à son commerce, qu'elle vouloit rester dans sa boutique & disposer de tout comme auparavant. En vain les jeunes gens essayerent-ils de lui faire sentir que l'abandonnement qu'on leur avoit fait des marchandises étant une condition de leur mariage, il y avoit de l'injustice à les en priver: qu'étant chargés par leur contrat de payer les loyers de la boutique & de la maison, du jour de leur mariage, il falloit les en laisser jouir. Ma femme ne voulut rien entendre, les menaces & les emportemens furent toute sa réponse. Je demeurois toujours aux _Quinze-Vingts_: j'engageai ma femme à laisser ses enfans en repos dans leur boutique, & à venir demeurer avec moi, mais elle me dit que j'étois un polisson & m'ordonna de me taire. Pendant quatre jours que dura ce vacarme, ma femme obligeoit tous les soirs son gendre & sa fille d'aller coucher dans l'appartement qu'occupoit le sieur _Gohier_ étant garçon, & elle restoit seule maîtresse dans la maison pendant la nuit. Elle en profita pour faire enlever non-seulement le linge, les hardes & bijoux à son usage, mais encore des lits, des meubles & toute l'argenterie. Elle fit placer tous ces effets dans deux chambres qu'elle avoit, l'une rue Beauregard, & l'autre rue Sainte-Barbe. Après cette expédition, ma femme se retira, laissant la maison dégarnie de meubles, & en vuide de plus de 2000 livres dans les marchandises. Un tel procédé me dispensoit d'avoir des ménagemens pour ma femme: je révoquai une procuration que je lui avois donnée pour toucher quelques rentes; je rendis plainte; j'obtins une Ordonnance de M. le Lieutenant-Civil, & en présence d'un Commissaire je fis faire une saisie & revendication de tous les effets que ma femme avoit transportés dans les deux chambres dont je viens de parler. Il s'y en trouva pour plus de huit mille francs. Jusqu'ici on a vu des outrages & des excès, mais certainement ils ne viennent pas de ma part. Cependant ma femme qui sentoit combien sa conduite étoit odieuse, s'est avisée de rendre plainte contre moi le 18 Octobre 1754, & sous prétexte de faits qu'elle y avance, elle a formé sa demande en séparation de corps & d'habitation. MOYENS. Je laisse à mon Défenseur le soin d'expliquer & de faire valoir à l'Audience les Loix qui doivent décider dans ma cause, & je me bornerai ici à quelques réflexions. La demande en revendication que j'ai formée contre ma femme ne peut faire de difficulté, si j'en crois les gens du métier. Il est de principe, m'a-t-on dit, que le mari est maître de la communauté, conséquemment la femme ne peut disposer des meubles, qui en font partie, sans le consentement de son mari. Or il est certain dans le fait que ma femme a soustrait, sans ma participation, les meubles de notre communauté, cela est prouvé, & par son aveu, & par la saisie & revendication que j'en ai faite. Il est vrai qu'elle prétend que ce qu'elle a fait enlever ne vaut pas plus de 2000 liv. Mais outre qu'il est démontré par la saisie que les meubles revendiqués valent plus de 7 ou 8000 livres, c'est que quand ils ne vaudroient qu'une pistole, ma femme n'ayant pu les faire enlever sans mon consentement, je suis en droit de les prendre par-tout où je les trouve. Dès que ma femme ne contredit pas le principe, cela me suffit: quand elle m'aura restitué les meubles compris dans la saisie, je me pourvoirai pour me faire rendre les autres. En voila assez, je crois, sur un point qui n'est pas contesté: passons maintenant à la demande en séparation. La premiere réflexion qui se présente est que cette demande n'est qu'une récrimination. Ma femme m'enleve pour 7 ou 8000 francs de meubles, j'en rends plainte, je les revendique, je la fais assigner pour me les restituer, tout cela se passe dans les mois d'Août & de Septembre, & ce n'est que le 18 Octobre près d'un mois après, que ma femme forme sa demande en séparation. Ne voit-on pas que c'est un subterfuge pour se dispenser de rendre les meubles? Si j'étois un débauché, un furieux, comme ma femme le suppose, pourquoi l'a-t-elle souffert pendant vingt ans sans se plaindre? Falloit-il attendre qu'elle m'eût volé pour demander sa séparation? L'accusation ne sied pas bien dans la bouche d'un coupable; & les faits dont ma femme se plaint, fussent-ils vrais, l'instant où elle les annonce doit les rendre fort suspects. Voyons seulement s'ils sont vraisemblables. I. FAIT. Ma femme prétend que lorsqu'elle étoit enceinte de son premier enfant, je lui proposai de nous séparer, pour entrer chacun dans un Couvent, sous prétexte que je n'étois pas fait pour le mariage; que je l'en pressai de nouveau au moment qu'elle venoit de faire une fausse couche, accident occasionné par l'effroi qu'elle avoit eu d'une chûte que j'avois faite étant ivre. Elle exagere beaucoup la complaisance d'épouser un aveugle qui n'avoit gueres plus de fortune qu'elle. _RÉPONSE._ Si j'avois eu autant de dégoût pour le mariage qu'on voudroit le faire croire, il ne tenoit qu'à moi de ne pas prendre ce parti; mon état m'auroit servi de prétexte, & d'ailleurs je n'avois là-dessus aucune violence à craindre de mes parens. Si donc je me suis marié, c'est que je l'ai bien voulu. Mais il est bien singulier qu'avec cette prétendue aversion pour le mariage je n'aie pas laissé d'avoir quatre enfans. Les maris qui ont le plus de vocation, n'ont pas de meilleurs procédés. Il est vrai que je fis un jour une chûte très-violente qui effraya ma femme & la fit accoucher avant terme: je fus fort fâché de ces deux accidens, mais le vin n'y avoit aucune part, & un aveugle n'a pas besoin d'être ivre pour tomber. A l'égard de la grâce que ma femme dit m'avoir faite en m'épousant, je l'en remercie, mais je crois l'avoir bien payée. Qu'on lise notre contrat de mariage: elle a apporté 2500 liv. & c'étoit un présent de ma famille: j'avois 6000 liv. en me mariant, & il m'en est échu 8 autres après la mort de mes pere & mere; la proportion, comme on voit, n'étoit pas égale. D'ailleurs, quoiqu'aveugle, je n'étois pas un homme inutile dans la maison. Comme la perte d'un sens tourne au profit des autres, la nature, qui ne veut rien perdre, trouve toujours moyen de nous dédommager, & ma femme le savait bien. Quels services ne lui ai-je pas rendus, soit pour plier & déplier les marchandises, soit pour tailler l'ouvrage & le coudre? Tout Paris venoit admirer mon adresse, & comme ordinairement cette curiosité n'étoit pas stérile, cela n'a pas peu contribué à augmenter notre commerce. En un mot ma femme avoit de bons yeux, mais elle étoit sans biens; j'étois aveugle, mais je lui donnois un établissement; ainsi, tout bien examiné, Monsieur valoit bien Madame. J'ajouterai qu'il y a une grande distinction à faire entre les différens aveugles, connus à Paris sous le nom de _Quinze-Vingts_. Ceux du premier ordre, du nombre desquels je suis, sont aggrégés à la Maison en payant une dot, & ils sont reçus en qualité de _Freres_. Le second ordre qui, chez nous comme ailleurs, a le plus de peine & le moins de profit, est composé de pauvres aveugles qu'on loge & qu'on nourrit par charité. Ce sont, pour ainsi dire, des aveugles à portion congrue, & nous sommes les gros Décimateurs. Nous pouvons demeurer hors de la Maison avec la permission des Supérieurs, (qui ne la refusent jamais) nous ne portons ni la robe ni la fleur de lys, & nous avons pour revenus la quête des Eglises de Paris, & les loyers des appartemens de l'enclos des _Quinze-Vingts_. Les pauvres aveugles, au contraire, portent la robe, disent des Oraisons & quêtent pour nous dans les Eglises. Par exemple, celle du S. Esprit, près la Grêve, m'est échue, & l'aveugle, qui la dessert pour moi, me rend 200 liv. par an. Je conçois bien qu'on ne seroit pas curieux d'être aveugle à si bon marché, mais c'est toujours une consolation quand on a le malheur de l'être. II. FAIT. On prétend que la cinquième année de notre mariage (il y a 22 ans) je donnai à ma femme un coup de pied si violent qu'elle en fut estropiée pendant plus de cinq semaines. Que quelque tems après, ma femme ayant refusé de venir avec moi voir tirer un feu d'artifice _rue aux Oücs_ chez une femme suspecte, _outré de voir mes projets renversés_, je lui jettai une chaise à la tête, & je lui rompis deux veines, qu'elle en a été incommodée pendant huit ans, & qu'elle en porte encore la marque. _RÉPONSE._ Je n'étois pas sans doute un furieux d'habitude ou je m'en suis bien corrigé, puisque pour me faire trouver coupable, on est obligé d'aller chercher de prétendus faits passés il y a 22 ans. Et quels faits encore! Un coup de pied dont la blessure dura cinq semaines, un coup de chaise dont ma femme est incommodée pendant huit ans. Pourquoi n'a-t-elle pas plutôt dit que je lui avois donné des coups de bâton. Mon état m'oblige d'en avoir toujours un à la main, & ce geste eût été plus naturel, que celui de jetter une chaise à la tête. Outre cela il est si aisé d'esquiver le coup & d'échapper à un aveugle, que le fait n'est pas croyable. Le motif de la dispute est encore plus ridicule. Je voulois, dit-on, aller voir un feu d'artifice, _rue aux Oües_: la belle récréation pour un aveugle! le beau sujet pour se mettre en colere! Un feu d'artifice n'est pas plus fait pour moi que les tours d'un Joueur de gobelets, ou les sauts d'un Danseur de corde. Enfin pourra-t-on croire que j'eusse eu tant d'empressement à conduire ma femme dans une maison où j'aurois eu des liaisons trop intimes? Ces deux faits sont inconciliables. Si la maison étoit suspecte, loin d'y mener ma femme je l'en aurois éloignée. Or elle prétend que je l'ai pressée d'y aller: je n'y avois donc aucune liaison dont je ne voulusse bien qu'elle fût le témoin. Etoit-ce là d'ailleurs un prétexte pour la maltraiter? mes projets n'étoient point dérangés par son refus, puisque je pouvois aller seul dans cette maison & que j'y aurois été plus libre. III. FAIT. Ma femme termine sa plainte en disant qu'au mois de Septembre dernier j'ai voulu la chasser de sa maison où elle demeuroit depuis 25 ans, & cela au moment où elle n'avoit aucune retraite; que quand elle me demanda un quartier de pension pour vivre, je répondis qu'il falloit lui donner un _quartier de bûche_. Qu'enfin il me sied mal aujourd'hui de demander qu'elle revienne avec moi, tandis que je l'ai moi-même abandonnée. _RÉPONSE._ Qu'on se rappelle ce qui arriva entre ma femme & ses enfans le lendemain du mariage, & l'on verra de quel côté sont les mauvais procédés. 1º. Il avoit été convenu en mariant ma fille que nous lui céderions la boutique & l'appartement qui y touche: les futurs, par le contrat, s'étoient chargés d'en payer les loyers, à compter du jour du mariage, il falloit donc leur laisser cet appartement, où il n'étoit pas possible, tant il est petit, que nous pussions habiter avec eux. Si mon gendre & moi nous avons fait quelques représentations à ce sujet, elles étoient fondées sur la justice, & accompagnées de toute la douceur qui pouvoit les faire écouter. 2º. Loin qu'on ait chassé ma femme de la maison, c'est elle-même qui en a chassé son gendre & sa fille, en les obligeant d'aller coucher dehors trois jours de suite. C'est elle qui pendant ce tems a dégarni la maison de meubles & de marchandises. 3º. Croira-t-on après cela que je l'aie menacé de coups de bûche? Etoit-elle femme à endurer un tel propos? Etois-je un homme à le tenir? Un mari assez doux, assez patient pour coucher pendant plus de huit ans sur le comptoir d'une boutique, pour avoir la paix dans son ménage, n'a pas coutume d'employer les expressions dont on veut me faire un crime. 4º. Dire, comme fait ma femme, qu'elle n'avoit point de retraite après le mariage de sa fille, c'est contredire un fait prouvé par les pieces de la Cause & par la notoriété publique. On voit par la saisie & revendication, que ma femme avoit deux appartemens, l'un rue Beauregard, l'autre rue Sainte-Barbe, qui tous deux étoient meublés, & où par-conséquent elle pouvoit trouver une retraite. Et quand elle n'en auroit point eu, lui falloit-il d'autre demeure que celle de son mari? J'habitois un appartement dans l'enclos des _Quinze-Vingts_, que n'y venoit-elle avec moi, comme nous en étions convenus en mariant ma fille? 5º. Il y avoit une autre circonstance, qui mettoit ma femme dans la nécessité de n'avoir point d'autre appartement que le mien: c'est qu'ayant été aggrégée aux _Quinze-Vingts_ il y a quelques années en qualité de _Sœur_, elle ne pouvoit demeurer hors de la Maison sans la permission des Supérieurs, qui ne souffrent jamais qu'une femme quitte son mari; autrement elle perd la rente viagere & les autres avantages attachés à la résidence dans la Maison. 6º. Enfin si j'ai abandonné ma femme pour me retirer aux _Quinze-Vingts_, elle sçait que ce n'est ni par mépris ni par un esprit d'inconstance. Elle vouloit marier sa fille à un homme qui, par toutes sortes de raisons, ne devoit pas y prétendre; mon refus d'y consentir la mettoit en fureur, il falloit ou répondre sur le même ton, ou me retirer. En pareil cas quitter sa femme, c'est fuir l'occasion de se brouiller. Comme le motif de ma retraite a cessé au mariage de ma fille, je n'ai plus aucune raison pour ne pas vivre avec ma femme, & elle en a cent pour venir demeurer avec moi. Les réflexions que je fais ici sont celles qui viendront à l'esprit de tous ceux qui liront les plaintes de ma femme. Elle auroit bien dû, puisqu'elle travailloit d'imagination, arranger ses faits de maniere qu'ils fussent au moins vraisemblables. Mais supposons pour un instant qu'ils fussent vrais, il y auroit une fin de non-recevoir qui les détruiroit tous. C'est que les faits qu'elle allegue s'étant passés il y a quinze ou vingt ans, ils ont été couverts & effacés par la cohabitation & par le silence que ma femme a gardé depuis ce tems. On m'a dit qu'il y avoit un grand nombre d'Arrêts qui l'avoient ainsi jugé, & entr'autres un du 14 Juillet 1735, contre la Comtesse de _Seveyrac_. Elle demandoit sa séparation sous prétexte de mauvais traitemens & d'injures; mais son mari rapportoit la preuve que depuis l'époque qu'elle donnoit à ces prétendus excès, il avoit continué de demeurer & de vivre en bonne intelligence avec elle. Elle fut déboutée de sa demande en séparation. Il en doit être de même à l'égard de ma femme: elle n'a jamais rendu plainte des mauvais traitemens qu'elle prétend avoir eu à essuyer de ma part, elle a toujours continué de vivre avec moi pendant près de 25 ans. Ainsi elle n'est pas recevable à réveiller des faits assoupis & oubliés depuis si long-tems. OBJECTION. Persuadée que je ne manquerois pas de lui opposer ce moyen, ma femme a essayé d'y répondre d'avance. Elle prétend que la cohabitation ne couvre les mauvais traitemens que quand ils n'ont point été suivis d'autres survenus depuis. »Or mon mari, dit-elle, ne s'est pas contenté de me maltraiter il y a 25 ans, il a toujours continué depuis, & notamment fort peu de jours avant ma demande: _ces faits nouveaux font revivre les anciens_.» _RÉPONSE._ Que j'aie maltraité ma femme pendant 25 ans sans qu'elle ait osé s'en plaindre, c'est ce qui paroîtra incroyable à tous ceux qui la connoissent. Naturellement vive & impérieuse, elle n'avoit ni assez de douceur ni assez de patience pour ménager pendant si long-tems un mari qui l'auroit si peu mérité. L'aigreur qu'elle met aujourd'hui dans ses reproches, annonce assez clairement qu'elle n'étoit pas femme à négliger les occasions d'en faire, si elle les avoit eues plutôt. Elle est forcée d'avouer que la plupart des faits qu'elle allegue sont passés il y a déjà long-tems; elle ne veut les faire revivre qu'à la faveur des faits nouveaux: mais où sont ces faits nouveaux? c'est d'avoir voulu la faire sortir d'une maison où elle n'avoit ni droit ni raison de demeurer; c'est de l'avoir menacé de coups de bûche, menace qui, de son propre aveu, n'a point eu d'effet. Je suppose ces faits vrais, comment ose-t-on proposer sérieusement à la Justice de pareilles miseres pour fonder une demande en séparation? Si on écoutoit des plaintes de cette espece, les Tribunaux ne retentiroient plus que des criailleries de femmes qui accuseroient leurs maris. Une menace, une injure, ou quelqu'autre vivacité, (arrachées souvent au mari le plus tranquille par une femme de mauvaise humeur qui l'excede) deviendroient autant de crimes qui ne pourroient être réparés que par une séparation. Quel danger pour la société, si on ouvroit la porte à de tels abus! Heureusement la sagesse des Magistrats me rassure contre ces allarmes. Combien de femmes, à qui la mienne n'osera se comparer ni pour le rang ni pour la naissance, & qui ont échoué dans leurs demandes en séparation, quoiqu'elles alléguassent, qu'elles prouvassent même des faits extrêmement graves! Ici au contraire, de quoi s'agit-il? D'une querelle de ménage, entre de petits bourgeois; de prétendus excès passés il y a 25 ans, qui n'ont point été suivis de plainte, & qui ont été couverts par une cohabitation continuelle; de faits nouveaux qui, de même que les anciens, ne sont ni vrais ni vraisemblables; & tout cela présenté dans la circonstance la moins favorable pour ma femme. Si j'avois voulu la laisser en possession des effets qu'elle m'a enlevés, j'eusse été le meilleur mari du monde; mais je les revendique, parce qu'ils montent à près de 7 à 8000 livres; & je deviens tout d'un coup un furieux, un homme avec lequel on ne peut plus vivre. Ce n'est donc que pour éviter la restitution de mon bien qu'on veut se séparer d'avec moi. Mais c'est trop de perdre tout à la fois ma femme & mes meubles. Peut-être à ma place bien des maris, contens de r'avoir leurs effets, regarderaient la perte du surplus comme un gain. Cette façon de penser n'est pas faite pour moi; & quels que soient les torts de ma femme, je n'oublierai jamais mes premiers engagemens. Me. JABINEAU DELAVOUTE, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR le Sieur BUFFET, Prêtre, Chapelain ordinaire en la Sainte Chapelle de Paris: _CONTRE les Sieurs R........., Chapelain ordinaire & Pointeur; & C......, Clerc en la même Eglise._ Le déplacement d'un Lutrin sembloit assurer à la Sainte Chapelle le rétablissement d'une paix durable. En effet, depuis cette époque célebre, cette Eglise, quoique composée de différens Ordres d'Ecclésiastiques, n'avoit point eu de divisions qui eussent éclaté au dehors. Cette paix est aujourd'hui troublée, & la Sainte Chapelle placée au sein du tumulte, n'a pu résister plus long-tems aux influences de l'air contagieux qui l'environne. Ce n'est pas du moins un sujet vulgaire qui l'agite, ce n'est pas pour une masse informe de bois que quelques-uns de ses Membres sont aux prises, un sujet plus grave & plus sérieux les divise. Un caveau forcé, des vins & des liqueurs pillés, voilà le sujet de la querelle, en voici l'origine & les circonstances. _FAIT._ Le sieur Buffet, ci-devant Prêtre habitué à Saint Roch, y jouissoit par son exactitude & sa régularité, d'une considération méritée. Sa voix & quelque talent pour le chant le firent desirer à la Sainte-Chapelle; & le sieur T...., Chanoine de cette Eglise, que le soin de ces arrangemens regarde en qualité de Procureur du Chapitre, fut chargé de lui faire les propositions les plus capables de le déterminer. Entr'autres avantages, l'Abbé Buffet devoit avoir un appartement complet. On appelle appartement complet, un appartement auquel une cave est jointe. Sur la foi de ces promesses, l'Abbé Buffet quitta l'Eglise de Saint Roch le 15 Janvier 1757, persuadé que le sieur T....... avoit tout disposé pour le changement auquel on l'engageoit. Mais lorsqu'il fut présenté au Trésorier, qui, comme chef de cette Eglise, & Maître du Chœur, a le droit d'admettre ou de rejetter les sujets qu'on propose, il vit avec une extrême surprise que ce Prélat[16] n'avoit pas même entendu parler de lui, tant le sieur T..... avoit été peu exact à s'acquitter de la mission dont il s'étoit chargé. [16] Tout le monde sçait que M. le Trésorier de la Sainte Chapelle jouit des honneurs & de plusieurs des droits de l'Episcopat. Le Trésorier opposa, comme il le devoit, une juste résistance à l'admission de l'Abbé Buffet, jusqu'à ce qu'il se fût informé par lui-même de ses talens & de ses mœurs. L'événement de ses recherches fut honorable pour l'Abbé Buffet; l'imprudence du sieur T..... n'eut point de suite, & l'Abbé fut installé au mois de Janvier 1757. La retraite d'un sieur Bruyant, Serpent de la Sainte-Chapelle, mit l'Abbé Buffet en état de réclamer l'exécution d'un des principaux points de son traité. On y fut fidele, & un caveau que le premier laissa vuide, fut donné à l'Abbé Buffet, après que le sieur T.... eut de son autorité fait ouvrir la chambre de cet Ecclésiastique, & fait vendre ses meubles par l'Abbé R..... qu'il emploie à ces sortes d'expéditions. De ce moment l'Abbé Buffet se trouva dans la plénitude des droits attachés à sa place. Il en jouit assez long-tems sans concurrens, lorsque le sieur C...... l'une des Parties adverses, nouveau Clerc à la Sainte-Chapelle, ayant succédé à l'appartement du sieur Bruyant, crut ne l'avoir pas complétement remplacé, s'il n'avoit en même-tems sa cave. Sa prétention trouva peu de partisans, parce qu'elle n'alloit à rien moins qu'à mettre toute la Sainte-Chapelle en désordre; car dans cette Eglise, telle cave n'est pas attachée à tel appartement plutôt qu'à tel autre; mais elles se distribuent entre les Membres de la Sainte-Chapelle, suivant leur qualité & leur ancienneté; & c'est ce qu'il est important de saisir dans une matiere, où malheureusement les Jurisconsultes ne pouvant nous servir de guides, nous sommes réduits à ne pouvoir consulter que les lumieres naturelles & l'usage. D'abord, d'un droit positif incontestable, chaque Chanoine a sa cave. Les Chapelains ordinaires formant la seconde classe des Membres de cette Eglise viennent ensuite; & enfin les plus anciens de la Communauté des Clercs obtiennent celles qui restent. Ce judicieux réglement maintient la paix dans l'Eglise, & chacun attend patiemment que son rang vienne d'être promû à la cave de son confrere. Ainsi la demande de l'Abbé C... fut rejettée comme une innovation dangereuse qu'on ne pouvoit trop tôt réprimer, & l'Abbé Buffet se regardant, malgré les clameurs de son rival, comme possesseur incommutable, garnit son caveau de différens vins & de quelques liqueurs qu'on lui avoit données; & ce caveau dans ses mains devint plus que jamais un caveau digne d'envie. Pourquoi faut-il qu'un événement malheureux divisant à la fois les Clercs, les Chapelains & les Chanoines, & soulevant ceux-ci contre leur Chef, ait coûté à l'Abbé Buffet la perte d'une cave dans laquelle il devoit se croire si solidement établi? Pourquoi a-t-il à rappeller ici un différend que le Roi lui-même a daigné pacifier, & qui devroit être pour toujours enseveli dans l'oubli? Mais il ne peut se dispenser d'en parler, puisque ce différend même est la source de la violence dont il est forcé de se plaindre. Il arriva que l'année derniere on eut occasion de chanter un _Te Deum_. Le Trésorier qui, comme maître du Chœur & du Service, pouvoit en indiquer le jour, voulut bien mettre l'affaire en délibération. Il proposa le Jeudi d'après la Quasimodo, jour pour lequel l'ordre du Roi ne pouvoit manquer d'arriver, & qui étant en même-tems la fête de la Dédicace de son Eglise, donnoit lieu à une plus grande solemnité. C'en fut assez pour que quelques Chanoines, l'Abbé T...... à leur tête, voulussent chanter le _Te Deum_ le Dimanche même de la Quasimodo. L'avantage de vaincre un Chef ami de la paix, les fit passer hardiment sur l'irrégularité de prévenir à ce sujet les ordres de la Cour, & ils arrêterent qu'il seroit chanté le Dimanche. Mais il n'est personne qui ne sente que cette délibération étoit impuissante sans l'appui des Chapelains & des Clercs qui font seuls le service de chœur que les Chanoines voient faire. Aussi qu'il y eut alors de mouvemens, de négociations & de menées sourdes de la part de l'Abbé T....... pour préparer au Trésorier la mortification d'entendre remercier Dieu malgré lui! Enfin le jour parut qui devoit décider entre le Prélat & les Chanoines, de l'empire du Chœur. Ceux-ci se rendent de bonne heure à leurs postes, caressent les enfans de Chœur, prient les Clercs, supplient les Chapelains de ne pas les abandonner dans cette querelle d'honneur. Le Prélat de son côté, imposant pour cette fois silence à sa modération naturelle, arrive au chœur, résolu de soutenir avec courage les droits de sa dignité. Les Vêpres se chantent avec décence jusqu'au _Magnificat_, après lequel le _Te_ _Deum_ devoit être chanté ou ne l'être pas. Vers ce moment deux Chanoines dérobant leur marche au Prélat, se coulent sourdement vers la Sacristie pour y prendre des chapes, & revenir chanter cet hymne consacré à célébrer des victoires, & devenu dans l'Eglise le sujet & le signal d'un combat. A la Sacristie présidoit un sieur Desbarres. Elevé par degrés au rang de Chevecier, il sçait les différens usages de tous les tems, & il refusa avec vigueur les chapes aux deux Chanoines. Grande rumeur, dont le bruit pénétrant jusqu'au chœur, appelle le Trésorier pour l'appaiser. Il y court; le combat s'engage, le service s'interrompt, & le peuple fidele, répandu dans la nef, alloit voir éclater la guerre intestine qui déchiroit en ce moment l'Eglise, si, pour l'honneur du Sanctuaire, un des Chapelains n'eût à l'instant commencé les Complies. Les Chanoines cependant ne se rendirent point. A la fin des Complies ils firent fermer les portes du chœur, pour forcer par capitulation les Chapelains de se joindre à eux. Ceux-ci restant toujours fideles au Trésorier envers lequel ils sont liés par un serment, les Chanoines (tant le desir de vaincre les animoit) oserent bien essayer de chanter eux-mêmes; mais peu faits pour cet emploi subalterne, leurs organes s'affoiblirent bientôt, & l'on vit, après quelques vains efforts, les louanges du Seigneur expirer sur leurs levres. Cependant l'ordre de la Cour arriva le Dimanche au soir après l'Office, comme l'avoit prévu le Trésorier. Le _Te Deum_ fut chanté le Jeudi suivant avec toute la solemnité qui convenoit à la cérémonie; les Chapelains & les Clercs firent retentir la voûte de leurs voix, les Chanoines eux-mêmes ne purent en bons citoyens refuser d'y prendre part, & toutes les voix s'unissant ensemble, le même Cantique célébra tout-à-la-fois le triomphe de la France & celui du Prélat. Mais que ce triomphe coûta cher à quelques-uns de ceux qui avoient si bien servi leur Chef! Le Chapelain[17] qui avoit commencé les Complies fut sévérement reprimandé d'avoir préféré le desir d'éviter un scandale à l'honneur des Chanoines, dont il avoit entraîné la défaite. Le malheureux Desbarres, victime de l'obéissance & de son attachement au rite de son Eglise, fut destitué. L'Abbé Buffet tomba dans la disgrace marquée du sieur T....... le plus ardent promoteur du _Te Deum_ prématuré. [17] _Nota._ Ce Chapelain n'avoit en rien excédé ses droits, puisque ce sont les Chapelains qui font l'Office, donnent la bénédiction à l'Enfant de Chœur pour commencer les Complies; les Chanoines s'abstenant de tous ces détails. L'éclat de cette contestation parvint jusqu'à un Ministre, à la vigilance duquel on sçait assez que rien n'échappe. M. de Saint-Florentin en fut instruit, & un premier ordre du Roi fit surseoir à la destitution du sieur Desbarres. L'on traita ensuite par des Mémoires respectifs la question, quel jour le _Te Deum_ avoit dû être chanté; & le jour du Trésorier l'emporta. En conséquence seconde Lettre-de-cachet qui maintient le Trésorier dans tous ses droits, défend de rien innover, rétablit le sieur Desbarres, assoupit tous les différends, & ordonne qu'elle sera enregistrée sur les Registres. Mais les effets de cette amnistie ne se sont pas étendus jusqu'à l'Abbé Buffet. Il n'a pu obtenir du sieur T..... & de quelques Chanoines un retour sincere, lui dont le seul crime est celui de tous ses confreres, si c'en est un que d'être restés attachés à un Chef, qui, par ses qualités personnelles, a plus de droits encore à leur estime que leur serment ne lui en donne à leur obéissance. Du jour de ce _Te Deum_ fatal, l'Abbé T...... aux yeux de qui toute résistance est un crime, & qui d'ailleurs avoit eu d'abord un tort trop réel avec l'Abbé Buffet pour lui vouloir du bien, a tout mis en œuvre _pour lui faire perdre sa place_[18]. Il a tenté de faire diminuer le gros de son bénéfice, cette portion précieuse que le défaut d'assistance aux Offices n'entame point. Il a travaillé à lui donner tant de désagrémens, que lui-même se portât à y renoncer. [18] Le Trésorier seulement peut procéder juridiquement à l'expulsion des Chapelains & des Clercs. Il a aussi droit de visite chez les Chanoines, lesquels lui sont subordonnés. De ce moment les prétentions du sieur C..... sur la cave de l'Abbé Buffet, qu'on croyoit entiérement éteintes, se sont renouvellées. L'Abbé T..... l'a plaint affectueusement du malheur de n'avoir point de cave; que n'avoir point de cave, n'étoit pas proprement être logé; qu'il devoit poursuivre la restitution de la sienne, & lui a promis bonne & brieve justice. En même-tems il est allé chez quelques Chanoines déclamer contre l'Abbé Buffet comme contre un rebelle, un homme dévoué au Trésorier, dont il falloit punir la désobéissance & la défection; que les peines canoniques produiroient peu d'effet; que l'appel comme d'abus en éludoit toute la sévérité; qu'ainsi, après avoir cherché de tout son cœur ce qui pourroit le mortifier davantage, il avoit imaginé que la privation d'une cave étant une privation bien sensible, il falloit enlever à l'Abbé Buffet la sienne de vive force. Dans le tems même de ce complot sinistre, l'Abbé Buffet livré à une dangereuse sécurité, travailloit sérieusement à ravitailler cette cave qu'il ne croyoit pas qu'on dût lui ravir si-tôt. Des témoins déposent qu'à la fin d'Août dernier, étant sur le point de partir pour la campagne, trente bouteilles d'un vin choisi lui avoient été envoyées en présent, & avoient été ajoutées dans le caveau à celles qui s'y trouvoient déjà. Le 3 Septembre suivant, pour donner quelque couleur à la violence qu'on projettoit, l'on imagina de faire _conseiller_ à l'Abbé Buffet par le Secrétaire du Chapitre de céder enfin sa cave à l'Abbé C......... Comme un conseil laisse la liberté de ne pas le suivre, l'Abbé Buffet s'en défendit, & représenta qu'après tout, devant partir le lendemain pour quelque tems avec la permission du Trésorier, & n'ayant ni tems, ni lieu propre pour mettre ses vins & ses liqueurs, il falloit remettre à agiter cette prétention après son retour. Mais peu avant ce retour, l'Abbé T........ avoit consommé l'acte d'hostilité qu'il méditoit. Par son ordre un Serrurier est mandé. L'Abbé R..... son Ministre fidele, & l'Abbé C..... se transportent, non comme autrefois deux guerriers de la même Eglise sous les auspices de la nuit, mais en plein jour, vers cette cave restée sans défense. Les verroux sont brisés, la serrure est fracassée, la porte est enfoncée, le vin disparoît, les liqueurs sont pillées. Nous n'imputerons cependant pas à l'Abbé T...... (puisqu'il n'y en a aucune preuve complette) d'avoir pris sa part d'un butin que bien des raisons lui rendoient peu nécessaire, & l'Abbé Buffet aimera toujours à croire qu'il n'a participé à cette affaire que par son conseil. L'Abbé T..... ne peut nier du moins d'y avoir eu cette part, & d'avoir été le seul auteur de l'effraction. Car sur la plainte rendue par l'Abbé Buffet à son retour, les sieurs R....... & C...... ayant été décrétés d'assigné pour être ouï, l'ont chargé dans leurs interrogatoires d'avoir donné l'ordre de cette violence. Il n'est pas difficile d'établir que les Srs R... & C.. doivent être condamnés solidairement à faire rétablir la porte du caveau, à payer la valeur des vins & liqueurs pillés, & aux dommages & intérêts résultans de cette violence, comme aussi que le caveau contentieux doit rester à l'Abbé Buffet. Les moyens se présentent en foule pour le faire prononcer. MOYENS. Toutes les possessions des citoyens sont sous la sauve-garde des Loix. Mais il en est quelques-unes qui sont plus spécialement sous sa protection, & auxquelles on ne peut porter atteinte, sans s'exposer aux peines les plus graves & les plus méritées. Tels sont tous les lieux d'affection & de confiance dans lesquels chaque citoyen a pris soin de réunir l'assemblage de ses forces ou de ses prétentions, comme seroit, par exemple, le dépôt d'un Notaire, la bibliotheque d'un Sçavant, le Chartrier d'une ancienne abbaye, la chambre où repose un Chanoine, la cave d'un Chapelain. Tous ces lieux défendus par la foi publique, & dont l'état actuel n'est pas toujours fait pour paroître au grand jour, ne peuvent être violés sans un attentat beaucoup plus punissable que les délits ordinaires. Mais si les délinquans sont des hommes qui, par état, ont dû connoître toute l'atrocité de la violence qu'ils commettoient, s'ils ont dû respecter plus que personne l'asyle qu'ils ont forcé avec effraction, s'ils eussent dû eux-mêmes le défendre envers & contre tous, alors leur offense doit exciter toute l'animadversion de la Justice. Enfin si les coupables ont concerté long-tems leur attentat avant d'oser le commettre, s'ils ont épié le tems d'une absence favorable pour exécuter leur violence, s'ils ont essayé par une contestation excitée sans fondement de se ménager un prétexte qui diminuât l'énormité de leur délit, s'ils ont joint à l'effraction, un pillage de la grandeur duquel ils ont détruit la preuve, c'est alors que la Justice s'arme contr'eux de toute sa rigueur, & c'est malheureusement la position où le conseil criminel de l'Abbé T..... a mis les Parties adverses. Au lieu de représenter modestement au Chapitre assemblé ses prétentions & ses moyens, d'attendre en silence que cette Compagnie, après avoir jugé sa compétence, prononçât entre les Parties, d'implorer alors l'autorité du bras séculier, si l'Abbé Buffet eût refusé d'obéir; le sieur C..... a osé être lui-même son propre juge, il a oublié que l'Eglise n'a pas de pouvoir coactif, il a eu la témérité de forcer non un endroit ordinaire, mais un caveau qui méritoit les plus grands ménagemens de sa part, il a perfidement attendu que l'Abbé Buffet laissât par son absence sa cave indéfendue, & c'est au moment même où cet Abbé se livroit en Champagne aux plus douces espérances de l'augmenter encore, qu'il a pillé tout ce qu'elle renfermoit, & s'en est rendu maître de guet-à-pens. Si du moins les sieurs R...... & C.... pouvoient alléguer quelque chose qui diminuât l'atrocité de leur faute, l'Abbé Buffet, qui même en les poursuivant, n'oublie pas qu'une même Eglise les réunit dans son sein, se féliciteroit de les trouver moins coupables! Mais, de quelque côté qu'il porte ses regards, rien ne paroît pouvoir les excuser & les défendre. L'Abbé C..... dira-t-il que ce caveau lui appartenoit? Mais, outre qu'il seroit toujours punissable de se l'être procuré par effraction, il est contre la vérité qu'il puisse le prétendre comme sien. S'il le réclame comme une annexe de son appartement, aussi-tôt une nuée de témoins s'élevent contre lui, les registres de la Sainte-Chapelle le condamnent, & tout le Clergé de cette Eglise dépose pour l'Abbé Buffet d'un usage immémorial, aussi ancien que cette Eglise même, de rendre les caves le prix du rang, de l'ancienneté, & des conventions particulières. Et s'il reconnoît que tel est l'ordre qui regle la distribution des caves de la Sainte-Chapelle, de quel droit, simple Clerc nouvellement reçu, veut-il disputer à l'Abbé Buffet, son Ancien & Chapelain, une cave qui a fait une des principales clauses de son traité? Prétendra-t-il, comme il l'a insinué dans son interrogatoire, qu'il n'a été que l'instrument de l'animosité du sieur T....., que la chose en soi est de peu de conséquence, & qu'après tout cet Abbé abattant ce qui lui nuit partout où il le trouve, a déjà fait ouvrir aussi militairement la chambre de l'Abbé Bruyant, qu'il a fait vendre le reste de ses meubles par l'Abbé R...... sans Huissier; que d'autres Chanoines ont fait ôter un cadenat d'une des chambres de la Sacristie, pour la donner au Sonneur, en haine du Chevecier, & que jamais on n'a vu là-dessus de plainte en justice. Qu'est-ce donc qui sera grave aux yeux de l'Abbé C....., si de forcer une cave à main armée, & de la piller, n'est pour lui qu'une bagatelle? Et qu'appellera-t-il un délit, si ce n'en est pas là un des plus énormes? Que deviennent l'ordre public & la sûreté de nos possessions, si, après qu'un Chapelain n'aura rien négligé pour mettre sa cave en état, son confrere même ne la respecte pas? Que diroit l'Abbé T..... lui-même dont on allegue ici les ordres, si quelqu'un eût donné, eût exécuté des ordres semblables contre cette cave que ses soins ont formée? Qu'on n'allegue point ici ses heureuses témérités en d'autres occasions, pour diminuer la violence qu'il a fait commettre. Elles ne doivent servir au contraire qu'à en rendre la punition plus prompte & plus éclatante. Enfin les deux coupables soutiendront-ils que le Chapitre a autorisé l'effraction dont on se plaint? Qu'ils rendroient bien peu de justice à ce Corps, dont les sentimens sont si connus, & qui doit, par honneur & pour son intérêt propre, prévenir de semblables violences, de l'en supposer l'auteur! Où est l'acte Capitulaire qui ait décidé que l'Abbé Buffet laisseroit la cave à son compétiteur? Où est la délibération qui ait permis d'enfoncer la cave d'un Chapelain absent, prêt à revenir dans quelques jours, & cela sans formalité, sans l'avoir cité en Chapitre, sans l'avoir déclaré contumace? A l'exception de l'Abbé T....... & d'un ou deux Chanoines, qui ont sur le cœur leur entreprise manquée sur le _Te Deum_, tous réprouvent hautement cette violence, tous souhaitent qu'elle soit sévérement punie; & chacun tremblant pour soi-même, croit voir dans la cave de l'Abbé Buffet la sienne attaquée & pillée. C'est ainsi que l'impunité conduit d'une moindre violence à une plus grande. Quelques chanoines ont fait ôter un cadenat à une des chambres de la Sacristie, qui appartient au Chevecier, & l'en ont voulu priver pour mortifier ce généreux Défenseur des droits du Trésorier, dont le refus ferme & courageux renvoya deux Chanoines sans chapes dans le chœur. Aujourd'hui les entreprises de l'Abbé T...... deviennent plus hardies, ses hostilités croissent, & les caves même sont attaquées. Il est tems enfin qu'un exemple de sévérité rétablisse le calme dans cette Eglise, dont toutes les Parties sont en trouble, & maintienne chacun de ses Membres dans des possessions qu'on ne peut ébranler sans soulévement & sans scandale. _Signé_, BUFFET. Me. ELIE DE BEAUMONT, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR le Sieur GAUDON, Entrepreneur de Spectacles sur les Boulevards de Paris: _CONTRE le Sieur JEAN RAMPONEAU, ci-devant Cabaretier à la Courtille._ Le sieur Ramponeau, devenu tout-à-coup, sans y prétendre, l'objet des empressemens de la Cour & de la Ville, a eu honte de sa réputation, & a senti qu'il étoit fait pour prendre un vol plus élevé. Des dispositions pour le Théâtre se sont développées en lui assez rapidement; & le Public, toujours son admirateur, se flattoit de le voir au premier jour amuser sur le Boulevard ses yeux & ses oreilles. Il se refuse à la convention solemnelle qu'il avoit faite avec le sieur Gaudon de paroître dans ses Pieces, & des vues d'intérêt le rappellent à son premier état. Qu'il les suive, rien n'est plus naturel; mais vouloir faire souffrir une perte réelle à celui qui l'a arrêté dans sa Troupe; appeller la Religion à son secours pour se jouer de ses engagemens, c'est en vérité abuser du foible qu'on a pour lui, & forcer le Public trop complaisant de ne le regarder plus que comme un homme ordinaire. _FAIT._ Jean Ramponeau naquit à Argenteuil le .... Ses commencemens, comme ceux de la plupart des Grands Hommes, furent obscurs, & on peut le regarder comme le premier de son nom. Il occupa son enfance, comme Homere, à chanter aux portes des cabarets, en attendant qu'il pût lui-même y faire chanter à son tour; mais on ne verra point sans doute, comme pour le Poëte Grec, sept Villes se disputer l'honneur de lui avoir donné la naissance. Des vues plus solides le tirerent de ces délassemens agréables. Comme il pensoit au-dessus de son âge, il ne tarda pas à s'appercevoir, par le peu d'égards qu'on lui témoignoit quelquefois, que pour acquérir de la considération & de la consistance il lui falloir un état. La mort d'un oncle fort avancé en âge lui en procura un, en lui transmettant la propriété d'un terrein & d'une vaste maison à la Courtille. Ce vieillard l'avoit bâtie d'une multitude de petites libéralités dont le ciel avoit récompensé son assiduité dans les Eglises; & comme il avoit été extrêmement répandu, il laissa à son neveu un très-grand nombre d'amis, qui, dès que celui-ci eut changé cette maison en cabaret, devinrent naturellement ses premieres pratiques & ses prôneurs. Placé hors de l'atmosphere de la Ferme, le cabaret fameux de Ramponeau n'en ressentit point les funestes influences. De-là, cette modicité célebre du tarif de ses vins, presqu'incroyable pour les riches, qui ne jugent de la bonté des choses que par la grandeur de leur prix, & si attrayante pour les Citoyens des derniers Ordres de l'Etat. On vit ceux-ci y accourir en foule, on vit les plus grands noms se mêler parmi eux, les Dignités cacher leurs signes distinctifs, & aimer à se confondre parmi ces hommes qu'on regarde quelquefois, dans l'ivresse de la grandeur, comme des êtres d'une espece différente. L'heureux Ramponeau parut alors vraiment l'ami des hommes, & tout retraça chez lui la simplicité sauvage & naturelle du premier âge, & cette égalité dont nous portons en nous le sentiment & le desir. Quelle satisfaction pure c'eût été pour ce Philosophe solitaire, qui l'a si fort prônée, de voir là tant de partisans de son systême ne sentir d'autres besoins, d'autres desirs que la brute, & se rapprocher, la tête panchée sur la table & les bras inclinés vers la terre, de l'état pour lequel il prouve si éloquemment que nous avons été créés! Mais, malgré cette affluence si flatteuse, Ramponeau sentoit un vuide dans son cœur. Il ne pouvoit se dissimuler que la curiosité publique l'avoit pris pour objet, sans qu'on sçût trop pourquoi; qu'il n'étoit proprement qu'un spectacle muet, & il étoit confus en lui-même de la bonté avec laquelle les Citoyens de cette Capitale, & même des personnes d'un certain rang, vouloient bien admirer un homme tourné comme un autre, & d'une physionomie assez commune, parce qu'il vendoit un plus grand nombre de pintes de vin que ses Confreres. Il résolut de procurer au Public le mérite de l'applaudir avec plus de justice, & d'une maniere plus directe, en montrant que son génie n'étoit pas borné à éluder les droits de la Ferme par un débit fait au-delà de ses limites. Il prit le parti de se faire Comédien. Il est vrai qu'il fut arrêté d'abord dans ce noble dessein par la difficulté du succès. Il avoit pensé qu'il falloit connoître & étudier la nature, la rendre sans l'outrer, être naïf sans bassesse, noble sans enflure, naturel sans afféterie. Mais cette rigueur de la théorie lui parut bien adoucie par l'aisance de la pratique. On le conduisit à l'un de nos théâtres; il sentit alors qu'il pourroit être un grand Comédien, en disposant ses bras en cercle, en tirant avec effort des sons entrecoupés du fond de sa poitrine, en s'arrêtant à des endroits prétendus beaux, en regardant le ciel d'un œil égaré & furieux, en s'emportant avec violence aux approches du cinquieme acte: ou bien encore en minaudant avec une tabatiere, en allongeant son col vers le parterre, en rendant avec un sourire léger les sentimens les plus passionnés; en un mot que pour peu qu'il pût ou forcer la nature ou la méconnoître, il n'auroit plus à craindre que l'embarras des applaudissemens. Il s'enhardit donc dans son projet, & pria un ami de le présenter au sieur Gaudon, Entrepreneur des Spectacles sur les Boulevards, afin d'essayer ses talens & ses espérances sur un théâtre plus modeste. Mais quel besoin avoit-il d'être présenté, quand son nom seul l'annonçoit avec tant d'éclat? Ils firent ensemble le 24 Mars, un traité en présence de beaucoup d'honnêtes gens, notables habitans du Boulevard. Ce traité fait trop d'honneur à Ramponeau, pour que nous ne nous fassions pas un devoir d'en rendre compte. Cet homme célebre »s'oblige de paroître & jouer dans le Spectacle du sieur Gaudon, & consent que le sieur Gaudon le fasse annoncer, afficher, voir en dehors & en dedans, fasse peindre son portrait au naturel, fasse faire des chansons, livres & pieces _à son avantage_, pour le tems de deux mois & demi ou environ, depuis le 14 Avril jusqu'au 28 Juin«. De son côté le sieur Gaudon lui promet 400 livres, dont 200 livres, payables par billet à ordre, lui seront délivrées huit jours après son début, & le reste après cinq semaines; & de plus on lui accorde la moitié des produits & bénéfices qu'il acquerra pendant ledit tems, »tant par estampes que livres, chansons & autres généralement quelconques«. L'acte contient encore l'obligation de la part de Ramponeau de se trouver aux heures marquées; il est fait double, avec un dédit de 1000 livres, & l'on convient qu'il sera passé devant Notaires à la premiere requisition. Quoique ce traité ne contînt une obligation de payer 200 liv. que huit jours après le début, Ramponeau, qui malgré sa célébrité éprouve quelquefois des besoins, souhaita de toucher d'avance le billet à ordre de cette somme, vraisemblablement pour se mettre en équipage: on le lui accorda le lendemain, & il ratifia ainsi avec une vraie satisfaction son engagement. Afin de le remplir avec plus de succès, il employa une partie des trois semaines qui lui restoient, depuis le 24 Mars jusqu'au 14 Avril, pour se familiariser avec les regards du Public. Ce n'étoit pas qu'il en fût grandement effrayé. Il avoit cette honnête assurance que donne l'usage du grand monde & du monde vu fréquemment. Le lieu qu'il choisit pour ses essais, fut un lieu où les talens les plus décidés ne se présentent qu'en tremblant. Il alla avec un sieur Hayet, homme de Spectacle, se faire voir à Versailles; mais on assure qu'il n'y réussit pas. Il ne trouva dans ce séjour que de faux amis, & des partisans froids & glacés; & beaucoup de gens qui lui avoient témoigné à la Courtille une considération distinguée, ne parurent pas même le reconnoître à la Cour. Dépité contre le séjour de la grandeur, Ramponeau revint promptement vers ses ardens admirateurs, les faciles Parisiens. Déja tout étoit prêt pour son triomphe, le sieur Gaudon avoit payé deux habits à un Poëte qu'il fait travailler, avoit fait préparer sa salle avec plus de magnificence, avoit arrêté des Acteurs nouveaux; les chansons étoient composées, une piece en regle étoit faite, les rôles distribués & appris, les affiches imprimées, quand un événement imprévu a répandu la consternation sur le Boulevard, & a détruit l'espérance de l'allégresse publique: Ramponeau a refusé de monter sur le théâtre. Tout Paris s'est partagé sur la cause de ce refus éclatant. Les uns jettant les yeux sur l'enfance de Ramponeau, & sur le peu de secours qu'on a donné à ses talens naturels, ont pensé qu'un sentiment secret de son incapacité l'avoit empêché de se commettre sur un théâtre, aux regards du Public, si inconstant dans sa faveur. D'autres, politiques profonds, ont imaginé que Ramponeau ébloui par la fortune rapide que lui promettoit un débit immense, a lu dans l'avenir les hautes destinées de sa postérité, & qu'il a craint d'apporter, en montant sur le théâtre, quelque obstacle à ses grands établissemens, par la force du préjugé gothique qui nous subjugue encore. Beaucoup d'honnêtes gens ont cru que c'étoit de sa part, affaire de scrupule. Ils ont fait attention que sa renonciation au théâtre est faite devant un Notaire apostolique, qu'elle porte date du samedi veille de Quasimodo; & en lisant les termes dans lesquels elle est conçue, ils se sont applaudis de sa désertion comme d'une conquête éclatante. Voici les termes de l'acte qui semble favoriser cette idée. »Aujourd'hui est comparu... sieur Jean Ramponeau, Cabaretier, demeurant à la Basse-Courtille.... lequel a volontairement déclaré que les _réflexions mûres_ qu'il a faites sur les dangers & les obstacles qu'apporte au salut la profession des personnes qui montent sur le théâtre, & sur la justice des censures que l'Eglise a prononcées contre _ces sortes de gens_, l'ont déterminé à renoncer, comme par ces présentes, par principe de conscience & _pour d'autant travailler de sa part à conserver la pureté des mœurs_ qui convient à un Chrétien & dans laquelle il prie Dieu de le maintenir; _il renonce_ à monter & promet à Dieu de ne jamais monter sur aucun théâtre, ni faire aucune fonction, profession ni acte qui tienne à l'état de ceux qui montent sur les théâtres quels qu'ils soient. »Pourquoi il proteste, par les présentes, contre toutes soumissions & engagemens qu'il pourroit avoir faits ou pourroit faire avec qui que ce soit, notamment avec le sieur Gourlier dit Gaudon, Entrepreneur de Spectacles sur les Boulevards de cette Ville, pour paroître & jouer, soit dans les Spectacles dudit sieur Gaudon, soit dans tous autres, ou faire par lui-même, ou souffrir qu'il soit fait par son ministere, sous son nom & à son occasion, quelques actions, chansons, livres & estampes, le tout tendant à l'exercice desdites professions de ceux qui montent sur les théâtres & autres semblables, & à lui donner la publicité indécente _qui ne convient qu'aux gens de cette sorte_: comme lesdites conventions & engagemens quels qu'ils soient & quelques conventions qu'ils contiennent n'ayant été & ne pouvant être qu'extorqués de lui dans des tems où il n'avoit ou n'auroit pas eu l'entier usage de sa raison, ni la faculté de faire des réflexions sur la conséquence de l'exécution desdites soumissions ou engagemens pour la régularité de ses mœurs & son salut, & que conséquemment lesdites soumissions ou engagemens, quels qu'ils soient ou quoi qu'ils contiennent, ne lui pourront nuire ni préjudicier, &c.» Mais nonobstant le beau dehors de cet acte & les expressions pieuses qu'on y a prodiguées, tous les gens bien instruits sçavent que cette retraite a été pure affaire d'intérêt, que Ramponeau a voulu couvrir du voile de la Religion; & voici à cet égard ce que portent nos mémoires. Lorsque Ramponeau a pensé sérieusement à se livrer au théâtre, il a, comme tout le monde sçait, vendu son fond moyennant 1500 liv. de rente au sieur Martin, qui depuis pour faciliter la rime à leurs Poëtes, se fait appeller le sieur Martineau. Une des conditions secretes du traité a été que Ramponeau protégeroit cet établissement par quelques regards favorables, & de tems en tems par sa présence. Martineau qui fondoit ses principales espérances sur le nom célebre de son vendeur, a vu qu'il alloit les perdre, si Ramponeau se livrant au Public sur le Boulevard, ôtoit par-là, ou réduisoit presqu'à rien, le grand motif d'aller à la Courtille. Il lui a fait là-dessus les représentations les plus pressantes & les plus tendres, lui a montré cet édifice élevé par lui & par la Renommée prêt à tomber; & pour mieux le convaincre, il l'a menacé de son insolvabilité, si la diminution du débit occasionnée par la désertion de Ramponeau, ôtoit le seul moyen de lui payer les arrérages d'une rente que rien n'assuroit. Ramponeau a senti toute la force de ces représentations; il s'est trouvé partagé entre la gloire qui l'appelloit au théâtre, & l'intérêt qui le rappelloit à son cabaret. L'intérêt l'a emporté, il est retourné au cabaret où lui & la Dame son épouse ont un _appartement complet_, il se promene dans les salles & dans les cours, répond avec politesse aux Seigneurs étrangers qui veulent remporter la satisfaction de l'avoir vu, s'entretient familierement avec les nôtres, lie la conversation avec les écots distingués, sourit aux uns, serre la main aux autres, & accorde à tous ses regards & sa vue. Par ce retour à la Courtille, la scene perd un sujet de la plus haute espérance, & le Public un amusement digne de lui. En payant le dédit de 1000 liv. & les dommages & intérêts résultans de sa retraite à la veille de l'ouverture du théâtre, Ramponeau eût fait une retraite décente, honnête, qu'on eût pu même regarder comme dictée par _le desir de conserver la pureté des mœurs & par ses réflexions mûres sur les dangers & les obstacles qu'apporte au salut la profession du théâtre_. Par-là il eût été tout ensemble pieux & équitable, & l'estime publique l'auroit suivi dans sa vie privée. Mais il a cru pouvoir s'exempter de rien payer, en faisant de cette affaire, une affaire de religion, comme si la religion pouvoit dispenser de satisfaire aux loix de l'équité. Il a donc fait signifier le 12 Avril l'acte de renonciation au théâtre, avec offres de rendre le billet à ordre de 200 liv. qu'il a reçu. Pour donner même plus de faveur à sa prétention, il a pris le 23 Avril des lettres de rescision contre son engagement du 24 Mars dernier. Il soutient que cet engagement est contraire aux bonnes mœurs; que tout engagement contraire aux bonnes mœurs est nul de plein droit, & ne donne lieu à aucune peine en cas d'inexécution; qu'ainsi si on l'a loué, gravé, chansonné, affiché, tous ces préparatifs doivent être en pure perte pour le sieur Gaudon, & qu'il est de l'intérêt de la religion qu'il puisse retourner dans son cabaret _pour y mieux conserver la pureté_ _des mœurs, & prévenir, par ses réflexions mûres, les dangers & les obstacles qui s'opposeroient à son salut_. Nous soutenons au contraire, que dès qu'un établissement est autorisé soit par des Lettres Patentes, soit par des Arrêts des Cours, soit par l'établissement d'une Garde, ou autres témoignages extérieurs d'approbation de la part de la Puissance publique, il est injurieux pour elle de dire qu'un tel établissement soit contraire aux bonnes mœurs, qu'ainsi l'indemnité résultante de l'inexécution des conventions faites avec les chefs de cet établissement doit être prononcée; qu'à la vérité si des ames timorées croyent pouvoir faire plus sûrement _leur salut & mieux conserver la pureté des mœurs_ au cabaret qu'au théâtre, elles peuvent suivre le mouvement de piété qui les anime, mais que l'intérêt du ciel, qu'on allégue, n'autorise point à être injuste, & que dès-là qu'un engagement n'a eu pour objet que de concourir à des fonctions autorisées par l'Etat, on doit payer les peines de son inexécution. Tels sont les moyens du sieur Gaudon. Perdons un moment de vue Ramponeau, si le Public veut bien le permettre; & développons ces moyens de maniere à en faire sentir toute la justice. MOYENS. Il est un grand nombre d'expressions qui n'ont qu'un sens vague & général, & qu'on devroit définir d'abord pour disputer de bonne foi. Telle est cette expression que bien des personnes austeres par état ou par goût, adoptent sans examen: _le Théâtre est contraire aux bonnes mœurs_. Qu'on dise que s'il offre des avantages, il entraîne après lui des dangers, que s'il peut être une école contre le ridicule & contre les vices, il peut en même-tems allumer par les sens le feu des passions; & qu'ainsi, si l'autorité publique, qui ne doit voir les objets qu'en grand & d'une vue générale, croit devoir le permettre pour le délassement des Citoyens, pour l'encouragement du génie, pour l'honneur même de la nation; les Ministres de la religion peuvent le défendre dans l'intérieur du tribunal à quelques ames d'une piété tendre ou d'une foiblesse qui fait craindre pour elles, l'on aura parlé en Chrétien & en homme raisonnable. Mais vouloir appliquer aux théâtres de nos jours ce que des loix anciennes auront prononcé, ce que deux ou trois Conciles provinciaux du neuvieme siecle auront décidé contre des Histrions qui blessoient la pudeur, ou contre des Gladiateurs qui révoltoient l'humanité par leur barbarie, & renfermer les uns & les autres sous une condamnation générale, c'est évidemment faire une application injuste d'une regle peut-être alors nécessaire, & se livrer à une équivoque visible sur ce que l'on doit entendre par _opposé aux bonnes mœurs_. Une chose est contraire aux bonnes mœurs, lorsqu'elle blesse ce sentiment intérieur du juste & de l'honnête gravé au-dedans de nous-mêmes, guide sûr, qui ne nous tromperoit jamais, si les préjugés ou les passions nous permettoient toujours de le suivre. Elle est contraire aux bonnes mœurs, lorsqu'elle est également proscrite dans tous les tems, dans tous les lieux, lorsqu'elle est universellement condamnée par le cri général de toutes les nations policées, uniformité heureuse qui nous apprend qu'il est encore des moyens d'établir entre le bien & le mal des limites immuables. Telle seroit, pour puiser un exemple dans les loix, la convention de commettre un assassinat. Une telle convention est nulle de plein droit; & son inexécution, loin de donner lieu à quelques peines pécuniaires, est honnête & juste; on ne pourroit l'accomplir, sans commettre un crime digne du dernier supplice. Mais une chose n'est point contraire aux bonnes mœurs, parce qu'elle blesse ou un préjugé local, ou un Rit ou Réglement[19] ecclésiastique, quelque justes qu'en soient les motifs; & si l'on admettoit une fois ce principe, il n'y auroit plus rien de certain dans nos notions, rien de fixe dans la regle des mœurs, rien même de soumis à l'ordre public, puisqu'une simple Ordonnance d'un Supérieur Ecclésiastique (ce que toutefois nous n'avons garde d'insinuer ou de prévoir) pourroit changer en actes criminels les actes les plus indifférens, ou même des actes commandés. [19] Cette distinction & les exemples qui l'appuyent sont présentés pour raisonner en Jurisconsulte, & sans qu'on puisse ni qu'on doive en inférer rien de contraire au respect profond dû à l'autorité spirituelle. Ainsi l'usage de certains alimens peut blesser un point de discipline ecclésiastique, mais n'a rien de contraire aux bonnes mœurs, puisque nous voyons l'Eglise[20] & l'autorité royale les permettre dans un Royaume voisin moyennant une certaine redevance & pour de justes causes, & puisqu'en certains jours ils sont permis dans quelques-uns de nos Diocèses, & défendus dans d'autres. [20] La Bulle de la Croisade permet, en Espagne, de manger le samedi, moyennant une petite redevance, les extrêmités des animaux. Ainsi la stipulation des intérêts des deniers prêtés, est, si l'on peut s'exprimer de la sorte, un péché local en quelques endroits du Royaume, mais ne blesse point les bonnes mœurs, »puisqu'il y a[21] des Parlemens, comme Grenoble, Aix & Pau où il est permis de stipuler les intérêts des deniers prêtés, ainsi qu'en Bresse & en Bugey, & qu'ils y courent du jour de la stipulation«. [21] Argou, liv. 4, ch. 18. Ainsi les Spectacles peuvent blesser un Réglement ecclésiastique, s'il est vrai qu'il en existe quelqu'un contre eux; mais on ne peut les appeller contraires aux bonnes mœurs, car ils sont autorisés parmi nous par des Lettres-Patentes, par des Arrêts[22] & par l'inspection habituelle de la police publique. Dans la ville qui est le centre de la religion, on les voit établis avec l'approbation d'un Souverain qui est le plus respectable Juge de la regle des mœurs, & qui pourroit les détruire, puisqu'il réunit dans ses mains l'un & l'autre pouvoir. On voit une République sage, se faire une branche de revenu assez importante[23] de ce qui, peut-être, fait ailleurs un objet de défenses. On voit parmi nous les sujets d'un théâtre moins épuré, que notre théâtre national, admis à participer à tous nos actes religieux. On a vu sous Louis XIII nos Prélats, toujours réguliers & décens, ne se faire aucune peine d'accompagner au Spectacle un grand Ministre revêtu de la pourpre Romaine, & non moins rival de Corneille que de la Maison d'Autriche, & s'y placer par honneur sur un banc[24] qui leur étoit destiné. On voit tous les jours l'Eglise recevoir pour les besoins de ses membres souffrans le quart du produit de ces délassemens, qu'on prétend qu'elle condamne. Enfin on a vu depuis peu toute la nation courir en foule au Spectacle, y porter sa bienveillance & ses secours au petit-neveu du pere du Théâtre, qu'accabloit, à notre honte, une triste indigence. [22] Lettres Patentes du 4 Décembre 1402, de Janvier 1518, de Mars 1559. Déclaration du 16 Avril 1641, registrée le 24 Avril 1641. Arrêts des 19 Novembre 1548, 10 Décembre 1588, 22 Mai 1633, 10 Septembre 1668. [23] Le Carnaval de Venise. [24] Siecle de Louis XIV, tom. 2, p. 7, édit de 1753. Il est affligeant, sans doute, pour un Chrétien & pour un homme qui aime ses semblables, de rencontrer quelquefois de ces contradictions entre deux pouvoirs, qui ont des droits à notre obéissance. Les foibles en concluroient mal qu'ils peuvent se permettre d'assister aux Spectacles, lorsqu'un mouvement intérieur s'y oppose, ou qu'un guide éclairé le leur défend; & ces exemples mêmes ne doivent nullement les y porter, parce qu'ils tiennent (soit pour les Spectacles, soit pour les autres objets) à des circonstances & à des motifs dont aucun Particulier ne doit se rendre juge, & que la regle la plus sûre est de déférer sans réserve à ceux qui sont chargés de nous conduire. Mais puisqu'il ne dépend pas de nous de détruire ces contradictions, & de rétablir cette harmonie qui anime l'obéissance, puisque nous ne pouvons faire à cet égard que des vœux, il faut, autant qu'il est en nous, obéir avec droiture & simplicité à ces deux pouvoirs, & à chacun d'eux dans l'ordre des choses soumises à sa disposition. Ainsi la Religion n'approuve point, ou même, si l'on veut, condamne les spectacles. Dans cette vue il est louable de s'en abstenir. Mais la puissance publique les permet; elle autorise les conventions qui sont faites pour leur service ou leur entretien: une convention licite & autorisée emporte avec elle une peine pécuniaire, un juste dédommagement contre celui qui refuse de l'exécuter. Il faut donc prononcer cette peine en Justice, puisque les Tribunaux doivent prononcer suivant les regles de l'ordre public, suivant les loix établies par la puissance publique, & non suivant les conseils que nous recevons dans le for intérieur. Par-là & la Religion & l'autorité publique conservent ou leurs droits ou leur possession respective. Le Chrétien s'abstient de servir au spectacle, quoiqu'il s'y fût engagé, & en cela il suit les mouvemens de sa conscience; mais ce Chrétien, citoyen en même-tems, & soumis à des loix civiles, doit payer le tort réel résultant de l'inexécution d'un traité licite aux yeux de la loi, & en cela il suivra la regle de l'équité. Tout le vice de la défense de Ramponeau vient donc, comme il est aisé de le voir, de ce que l'on confond, par une équivoque aisée à démêler, ce qui est vraiment contraire aux bonnes mœurs avec ce qui n'est contraire qu'à une institution locale, (qui peut-être même n'existe pas); & à quelques réglemens étrangers à l'autorité publique, qui peut seule établir des nullités & des vices dans nos conventions. En un mot la regle des mœurs doit être fondée sur la raison & sur l'honnêteté naturelle, fixe, invariable, uniforme, indépendante des opinions, des tems & des lieux, & de tout ce qui n'est qu'accidentel. Tout ce qui ne blesse point une regle peut être la matiere d'une convention licite aux yeux des Tribunaux séculiers; toute convention licite aux yeux des Tribunaux séculiers doit être exécutée, ou la peine de son inexécution doit être prononcée en faveur de celui qui en reçoit du dommage. Or telle est la convention faite entre le sieur Gaudon de Ramponeau, son éleve & son gagiste. Et pour essayer de convaincre Ramponeau lui-même par un raisonnement plus à sa portée, si quelqu'un allant dans son cabaret lui commandoit, le vendredi, un grand repas en gras, & si, après que Ramponeau auroit égorgé toute sa basse-cour, & mis sur la table tout ce qu'il auroit pu ramasser à la Courtille, cet homme venoit lui dire: »Les réflexions mûres que j'ai faites sur les dangers qu'apporte au salut un repas gras fait le vendredi.... _m'ont déterminé à renoncer au vôtre_; comme dès-à-présent, par principe de conscience, & pour d'autant travailler de ma part, à conserver la pureté de la discipline qui convient à un Chrétien... _j'y renonce_». Que diroit Ramponeau à cette conversion imprévue? Seroit-il d'humeur à perdre toute sa dépense, parce qu'il plairoit à celui qui l'auroit ordonnée _d'y renoncer_? Il lui diroit sans doute, s'il veut être de bonne foi: »Je ne vous empêche point de suivre les mouvemens de votre conscience, & de travailler à votre salut; mais votre conscience doit vous obliger à être juste, & la justice veut que vous me payiez une dépense que je n'ai faite que pour vous, à cause de vous, & sur la foi d'un engagement pris avec vous». Substituons à un repas défendu par un réglement Ecclésiastique, un délassement qu'on prétend défendu par une loi semblable, & nous aurons Ramponeau condamné par sa propre bouche. Lui sied-il bien de faire ici le Censeur de la République, le juge _des obstacles qui s'opposent au salut_, le vengeur _de la pureté des mœurs_, quand il est évident que c'est pour se soustraire à une juste condamnation, qu'il a pris une tournure qui offense la religion même, qu'on ne doit jamais employer à défendre une injustice? Quand on le voit se promenant dans les cours & dans les salles du cabaret boire avec les petits, faire sa cour aux grands, tourner la tête au bruit des applaudissemens, les exciter même par une simplicité apprêtée, & se livrer aux fausses joies & aux vanités du siecle, avec autant d'empressement qu'auparavant? Et cependant si le sieur Gaudon n'obtient pas les 1000 livres de dédit, & les dommages-intérêts qui lui sont dûs, c'en est fait d'une troupe choisie, pour laquelle il vient de redoubler ses dépenses. Ramponeau est venu de lui-même s'offrir à lui; l'acte a été fait double en présence de plusieurs témoins; on est convenu de le passer devant Notaires à la premiere requisition; il l'a doublement ratifié, soit en recevant le lendemain un à-compte de 200 livres, soit en allant s'exercer à Versailles. En conséquence d'un engagement si libre, si solemnel, si réfléchi, le sieur Gaudon a préparé son spectacle avec la plus grande magnificence. Il a fait graver Ramponeau; il a fait faire des vers, & même une piece entiere à sa louange; composition encore plus chere que l'ode du Poëte Simonide pour deux Lutteurs couronnés aux Jeux Olympiques, parce que Ramponeau, malgré _ses réflexions mûres & son zele pour conserver la pureté des mœurs_, prête beaucoup moins aux éloges; il a arrêté de nouveaux Acteurs; il a changé ses décorations; il a fait faire beaucoup d'habits de goût, & tout cela pour offrir l'inflexible Ramponeau aux empressemens du Public, qui, par les avances qu'il lui a faites, avoir acquis tant de droits à sa reconnoissance. Qu'il se livre donc à la retraite, qu'il rentre dans l'obscurité, puisqu'un délassement public & autorisé par nos loix lui paroît un crime, rien n'est plus juste que de rendre le calme à cette conscience allarmée; mais s'il est vrai que la nécessité de réparer les torts qu'on a faits, est une des premieres conditions d'une véritable pénitence, que Ramponeau, en payant les condamnations résultantes de l'inexécution de son traité, prouve à tout le monde la sincérité de sa conversion, & tende à une gloire plus durable & mieux fondée que celle que lui ont donnée jusqu'à présent, aux yeux des hommes, de vains & peu durables applaudissemens. _Signé_, GAUDON. Me. ELIE DE BEAUMONT, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE _SUR DÉLIBÉRÉ_ POUR Me. L....., Procureur au Parlement, Défendeur & Demandeur; _CONTRE Me. GILLES ....., Procureur au Châtelet, Demandeur & Défendeur._ Je me trouve obligé de me défendre contre les plus ridicules accusations, & les moins décentes même pour l'Accusateur. Je n'emploierai point cependant de secours étrangers. Mon adversaire n'est point redoutable; mes propres forces me suffiront. C'est Me. Gilles..... Procureur au Châtelet, qui m'accuse. Nous sommes voisins, & pour ainsi dire, confreres. Il prétend que j'ai attaqué son honneur domestique. Il m'en demande des réparations. Le simple récit des faits va apprendre lequel de nous deux a à se plaindre de l'autre. Son crédit a empêché que ma cause ne fût plaidée en la Chambre Criminelle, où elle est. Me. Gilles ..... a redouté le Public, & avec raison. Il est toujours le juste estimateur du vrai. Pour sauver à Me. Gilles ..... la honte de la plaidoirie, on a prononcé un délibéré le 31 Janvier dernier. Je n'en dois pas moins être défendu; & je me crois également redevable du compte de ma conduite au Public, ainsi qu'à mes Juges. J'occupe, il y a près de trois ans, un appartement, rue Beaubourg, dans une maison, qui étoit alors saisie réellement. Vers le mois de Juillet de l'année 1747, on procéda à un nouveau bail judiciaire. Je craignis d'être obligé de me déplacer. Je pris le bail sur le pied de 2500 livres de loyers. Je sçavois parfaitement qu'un Officier ne doit pas faire métier de prendre des baux judiciaires; & j'en sentois les conséquences; mais il ne me paroissoit pas que je me misse dans ce cas. Je cherchois uniquement à n'être pas délogé; & je croyois que cela étoit permis. Des gens dont l'état & le caractere demandent encore plus d'attention, prennent souvent, à pareil titre, une maison de campagne, pour la procurer à leurs plaisirs. Cela n'a jamais choqué dans la société. J'avois ce bail sous le nom du sieur P..... qui étoit mon Clerc. Je ne lui en demandai même aucune déclaration, tant j'étois dans la bonne foi. Je donnai un de mes parens pour caution, & je servis de certificateur; c'étoit donc moi qui devois être engagé. Au moyen de ces arrangemens, je me trouvai en possession de la totalité de la maison au premier Janvier 1748; c'étoit l'époque du commencement de ce bail judiciaire. Me. Gilles .... m'y demanda un appartement pour Pâques. Il se présenta avec toutes les graces & l'affabilité que la nature lui a données. Je me crus trop heureux d'acquérir un pareil voisin, & la dame ... paroissoit encore devoir rendre ce voisinage plus précieux. On ne sçait qui doit prévaloir en elle, ou du caractere, ou de la figure. Tout y est aimable; on se promit de grandes liaisons de part & d'autre. Je louai à Me. Gilles ... un appartement extrêmement commode au premier, pour deux années neuf mois, si le bail judiciaire duroit autant. La location commençoit au premier Avril 1748; le prix fut de 350 liv. par an: c'étoit bon marché, mais je crus devoir donner quelque chose à l'agrément du commerce. J'en profitai en effet. Nous fûmes très-liés jusqu'à la Pentecôte, c'est-à-dire, pendant deux mois. Elle arriva le 2 Juin: je fus passer ces fêtes à la campagne. Pendant ce tems, une ancienne domestique, qui n'étoit plus chez moi, nommée _Nanon_, & âgée de près de quatre-vingts ans, vint pour aider à garder ma maison. Son grand âge ne lui a pas encore ôté la gaieté. Seule, pour se désennuyer, elle chantoit au rez-de-chaussée; c'est l'appartement que j'occupe. Me. ..... est au-dessus. Cette vieille femme avoit tort sans doute; & c'étoit inconsidérément troubler les travaux de Me. Gilles .... qui emploie son tems si utilement pour le service du Public; mais il n'est pas étonnant que cette vieille Nanon ne sçût pas porter le respect dû à Me. Gilles .... & à ses occupations. Elle ignoroit même qu'il fût en même-tems Avocat & Procureur, & qu'avec ces qualités il méritât de doubles égards. Il le lui dit cependant; car il ne perd jamais de vûe ses prérogatives. Il la harangua en cette qualité, & le discours fut long; la facilité qu'il a acquise pour la parole, le trompe quelquefois sur l'usage qu'il en doit faire. La vieille Nanon goûta peu l'éloquence de Me. Gilles .... Avocat ou Procureur, le titre lui parut fort indifférent. Son discours avoit été dur. La voix de Nanon continua sans doute à la servir. Elle chanta toujours. C'est une domestique, & une vieille domestique; dès-là par une conséquence nécessaire, peu docile. La seconde leçon de Me. Gilles .... fut plus désagréable. Il vuida, presque sur le corps de Nanon, un vaisseau extrêmement deshonnête. Le fait est prouvé. Un de mes Cliens qui venoit me chercher, en dépose précisément. Il vit le pot jetté ou du moins ce qu'il contenoit & qui étoit très-mal propre, & un homme en veste noire & en bonnet de nuit, qui se retiroit de la fenêtre de Me. Gilles ...... l'opération finissant: c'étoit lui-même. Cela parut augmenter la voix de la vieille Nanon: elle en reprit de nouvelles forces, & chanta plus haut, & cela devoit être ainsi. Me. Gilles ..... avec l'usage qu'il a du monde, & l'esprit dont il est si heureusement pourvu, pouvoit-il attendre autre chose d'une pareille femme? Il a vu bien des pays. A-t-il trouvé quelque part des femmes de cet âge, de cet état, de cette éducation, que l'on se soit aisément asservies en les maltraitant. Il l'accabla cependant d'injures. Il la menaça de coups de bâton, & de coups de pied dans le ventre. Etoit-ce donc là un discours convenable à un Ex-Avocat, même à un Procureur? car enfin, je ne pense pas que ces deux états admettent aucune différence, quant aux sentimens & à la conduite. Qu'il eût été beau de voir Me. Gilles ..... aux mains avec la vieille Nanon! Les armes sont journalieres. Dans le cas où la victoire se fût décidée pour la vieille Nanon; quel rôle eût joué Me. Gilles.., & qui eût-il appellé à son secours, ou des Avocats, ou des Procureurs? J'appréhende fort que tout le monde ne l'eût abandonné. On ne doit pas compromettre ainsi son état. Cette correction peut n'avoir pas eu le succès qu'en attendoit Me. ...... Aussi n'étoit-elle pas faite pour réussir. La vieille Nanon chanta, & ne cessa de chanter dans la cour une chanson qui commence, dit-il, par ces mots _cornua cum cornibus_, & qu'il prétend extrêmement insultante. Je lui ai demandé copie de cette chanson. Je ne la connois pas; & je ne puis juger de l'insulte qu'en voyant la chanson. J'ignore totalement quelle application raisonnable elle peut avoir à Me. Gilles ..... Je ne prévois pas même qu'il puisse s'en trouver aucune. Je le lui avoue de bonne foi. Je suis malheureusement garçon; & je ne sens pas encore toutes ces délicatesses de ménage. Je revins de la campagne. Je trouvai le trouble dans ma maison. Comme je vis cependant qu'il ne s'agissoit que de chansons, cela me parut d'abord ne devoir pas avoir des suites considérables. Je me trompai. Il ne me fut pas possible de remettre la tranquillité chez moi. Je m'apperçus même que Me. Gilles .... s'étoit servi de cet empire, que sa physionomie, son esprit, ses talens lui donnent singuliérement sur le beau sexe, qu'il s'en étoit servi pour mettre dans son parti quelques-unes de mes Locataires. Je voulois, à quelque prix que ce fût, me procurer le repos. Le 8 Juillet 1748, je donnai congé à la dame de M...., Sous-locataire d'un appartement au premier étage, & qui n'avoit point de bail, Dame extrêmement sage, dont j'aurois ambitionné le voisinage en toute autre occasion, mais que Me. Gilles ...... avoit trop séduite: & qui pourroit en effet lui résister quand il le veut? Je croyois cette Dame veuve. Le 12 Juillet 1748, en son nom, & au nom de Messire Pierre-Louis de M....., Ecuyer, Capitaine de Cavalerie au Régiment de Grassin, son mari, on me signifia: _Que l'on ne sçavoit pas pourquoi, moi Sous-locataire de la même maison, & qui avois une vieille Domestique, par qui_ _je faisois insulter journellement les autres Locataires, chantant des chansons indécentes_, je signifiois un congé: _Que c'étoit une continuation d'insultes, dont on se réservoit à demander raison, mais que comme l'Exploit étoit nul, on ne pouvoit défendre au fond. Crainte de surprise, & pour en demander la nullité, on substituoit_..... On ne dit pas qui. La vieille Domestique avoit tourné la tête à l'Avocat-Procureur. Il oublie même que c'est lui qu'il veut constituer. Dans cet état informe, il fait signifier cet acte _pour plaider_, dit-il, _au lendemain_. Mais Me. Gilles ..... s'étoit occupé, dans les ténebres, d'objets plus importans; & c'est ici que s'ouvre la scene tragique. Contre l'ordre de tous les théâtres, la petite piece a précédé. Dans des tems de paix, j'avois fait confidence à ce bon voisin du nom de mon Fermier-Judiciaire; & il sçavoit que j'avois négligé de prendre une déclaration de lui. Le sieur P...., ce Fermier-Judiciaire, étoit alors Clerc chez Me. C.... de la T....., Procureur au Parlement. Me. Gilles ..... le fut trouver. Il lui demanda une déclaration de ce bail judiciaire en sa faveur. Menaces, remontrances, frayeurs, offres d'argent, tout fut employé pour le gagner; il lui offrit jusqu'à dix pistoles. Je devois recevoir tous les loyers, disoit-il, & ne rien payer; & le coup tomberoit sur P...... Il étoit cependant mineur. La caution étoit bonne. J'en étois le Certificateur. N'étoit-ce pas à nous que l'on se seroit adressé? Me. Gilles ..... réussit néanmoins en partie: & a-t-il jamais manqué quelque chose de ce qu'il a voulu entreprendre? P.... lui donna toute sa confiance. En conséquence Me. ....., le 10 Juillet 1748, fit saisir entre les mains de mes Locataires. Le 11 Juillet il me fit donner congé de l'appartement que j'occupois dans cette maison, & dont je puis dire, avec quelque fondement, que j'avois seul le bail. Me. ..... se constitua Procureur contre moi. Il n'oublia pas pour lors son nom dans cet Exploit. Le 12 Juillet, car il n'y eut aucun jour de perdu, je fus assigné à la requête de P...., pour me voir condamner, & par corps, à lui payer le prix du bail judiciaire, avec une nouvelle constitution de Me. ..... Le 13 il envoya une cohorte d'Huissiers, pour saisir, & exécuter mes meubles, faute de lui avoir payé, disoit-il, mes loyers. Heureusement j'avois évoqué le tout aux Requêtes du Palais, & en vertu de mon _Committimus_, & parce qu'il s'agissoit de l'exécution d'un bail judiciaire émané de ce Tribunal. Cela me débarrassa de ces Huissiers. En quatre jours on saisit entre les mains de mes Locataires: on me donne congé: on me fait commandement de payer, & par corps: on vient pour exécuter mes meubles. Tous les instans sont utilement employés. N'avois-je pas eu raison d'acheter un si excellent voisin? Jeune Officier, les modeles m'étoient nécessaires. Et où en aurois-je pu trouver de pareils, pour l'ardeur, la vigilance, la candeur & la bonne foi? Mais il échappe toujours quelque chose aux grands hommes; & Me. Gilles ....., à qui ses occupations trop facilement multipliées ne laissent pas tout appercevoir, quelle que soit sa sagacité, n'avoit pas fait d'attention que son nouveau Client, P..., étoit mineur, & que toute cette procédure, faite sous son nom, étoit nulle. Les expédiens ne lui manquerent pas pour la réparer. Tel est l'avantage des excellens génies. Les ressources se trouvent toujours à leur commandement. P.... mineur avoit son pere & sa mere, ses Tuteurs naturels. Il n'eût pas été aisé de les faire entrer dans ces opérations. Me. Gilles ..... crut les pouvoir remplacer. Il dressa un avis de parens pour P... qui n'en avoit aucuns en cette ville. Me. Gilles .... fut lui-même très-décemment le faire signer de maison en maison par ses propres amis, ce qui procura à P... l'avantage d'avoir Me. Gilles ..... pour Tuteur, à l'effet de former contre moi toutes les demandes qu'il aviseroit: & de quelles demandes ne devoit-il pas s'aviser? Il pensa, en homme instruit, que mon évocation aux Requêtes du Palais tomboit au moyen de la nullité de la procédure que j'avois évoquée; & sur ce fondement, il en recommença une nouvelle au Châtelet, quoique le bail judiciaire qui faisoit son prétendu titre, fût émané, comme on l'a déja observé, des Requêtes du Palais. Cet avis des amis de Me. Gilles ...., homologué pour le sieur P..., fut signifié le 23 Juillet 1748 à mes Locataires, avec commandement de payer mes loyers à Me. ...., au nom, & comme Tuteur de P...; & Me. ...., pour ce dispensé, déclare qu'il occupera en son nom. Le voilà donc Tuteur & Procureur de P... Quelle moisson de significations! Le véritable Fermier-Judiciaire, c'est-à-dire moi, qui devois payer, je me croyois trop heureux si j'en étois quitte pour les loyers de Me. Gilles .... Cet homme, Avocat-Procureur, fait saisir de nouveau ces loyers par les Commissaires aux saisies-réelles. Il les avoit été effrayer sur mon compte; la preuve s'en trouve dans mon enquête. Pour être plus sûr de ses opérations, il avoit fait sortir son pupille P.... de chez Me. C..., mon Confrere, & il en avoit accru le nombre de ses Clercs. Il l'avoit mené aux saisies-réelles, pour solliciter des contraintes contre moi. Quelle passion! pour ne pas dire, quelle fureur! Il m'eût été difficile d'arrêter la vivacité de Me. Gilles ..., si je n'avois pas évoqué de nouveau aux Requêtes du Palais. Cela suspendit enfin sa procédure: & dans aucun Tribunal, je ne craignois pas de trouver un second Officier qui lui ressemblât. Mais échappé, quant au civil, aux mains trop avides de ce cher voisin, il me poursuivit au criminel. Lui qui le 17 Août 1748 avoit cruellement porté la vexation à mon égard au point où l'on vient de le voir, ose rendre plainte à M. le Lieutenant-Criminel contre moi. Il prétend que le 16 du même mois, depuis huit heures & demie du soir jusqu'à dix, étant dans ma salle à manger, je n'ai cessé de proférer à haute voix contre son honneur & contre celui de sa femme, des injures que la bienséance & la pudeur ne permettent pas de répéter; & il demande à en faire preuve. Dans une nouvelle requête du 30 Août, il expose: _que depuis le 18 Juin 1748, matin, qui lui Me. .... en levant ses significations dans sa boîte, y a trouvé un morceau de fer en forme de_ cornes; _il m'a fait porter ses plaintes, que la vieille servante Nanon_, avec laquelle il n'avoit pas sans doute eu l'adresse de se réconcilier, _montroit les_ cornes _derriere le dos dudit Me. Gilles ..... quand il passoit seul, ou avec son épouse, dans la cour, &_ _chantoit une chanson en ces termes_, cornua cum cornibus, dont il demande à faire preuve. Voilà donc un nouvel événement dans la cause. Un morceau de fer en forme de _cornes_, trouvé dans la boîte aux significations de Me. Gilles .... Mais qui est-ce qui l'a trouvé? A-t-on vu quelqu'un l'y jetter? L'enquête a été faite. Aucun témoin n'en dépose. Où le corps du délit est-il? Qu'a-t-on fait de ce morceau de fer? Il le falloit déposer au Greffe. Ce fer représente-t-il effectivement des _cornes_? Qui l'a vu? Me. Gilles .... en sera-t-il cru sur sa parole? Ne se trompe-t-on pas quelquefois en fait de forme extérieure? & sur-tout ici, où il semble que tout paroisse _cornes_ à Me. Gilles ....? Ne les devoit-il pas faire voir? Prétend-il s'y connoître assez bien pour en pouvoir juger lui seul? A quel titre veut-il que l'on s'en rapporte à lui? Sera-t-il Juge & Partie dans sa propre cause? Il falloit envoyer chercher un Commissaire, faire dresser un procès-verbal de la levée de ces _cornes_, les faire déposer au Greffe. Voilà ce qu'on appelle une marche juridique & réguliere; & comment a-t-elle échappée à un ancien Avocat, actuellement Procureur? Ces matieres ne lui doivent-elles pas être extrêmement familières? Au défaut de ces mêmes pieces, que peut-il espérer de sa plainte? Sur tous ces faits, une Sentence du 3 Septembre 1748 permet à Me. Gilles .... d'en faire preuve; & après que j'ai mis en fait que c'étoit Me. Gilles ..... qui avoit été chercher chez Me. C...., Procureur, le nommé P... pour lui prêter son nom, pour me faire un procès au sujet du bail judiciaire de la maison où nous demeurons, & qu'il avoit cinq ou six fois sollicité contre moi des contraintes aux saisies-réelles, on m'a pareillement admis à la preuve. Les enquêtes ont été faites. Celle de Me. ..... est composée de ses Clercs, témoins certainement reprochables, de cette dame M...., qu'il a sçu se rendre ma partie & à qui j'avois donné congé, de la demoiselle sa fille, & de sa domestique. Ces Témoins se contredisent les uns les autres. Aucun ne dépose des faits qui regardent la dame .... Un seul prétend m'avoir entendu dire, _qu'elle étoit bien malheureuse d'avoir un pareil mari_; mais c'étoit la plaindre, & non pas l'insulter. C'est elle cependant, si l'on en croit Me. Gilles ...., qui fait le grand objet de cette affaire. Que je voie Madame, dit-il à qui veut l'entendre, que je la contente, qu'elle soit satisfaite; & elle sera maîtresse dans l'instant de lui imposer silence; tout sera terminé. L'unique bonne volonté de Me. .... dépend de la satisfaction que j'aurai donné à Madame. Il ne s'agit que de cela dans cette cause. Que je contente Madame. Et seroit-il rien de plus heureux pour moi? Me. Gilles ..... ne demande que cela. La transaction me seroit trop avantageuse: mais je ne l'ai pas offensée. Quelle réparation lui pourrois-je offrir qui fût du goût de Me. Gilles ...., & qu'elle avouât elle-même? On m'a entendu le 16 Août au soir, dit la plainte de Me. Gilles ...., c'est-à-dire pour parler exactement, qu'il se plaint le 17 de ce que l'on m'a entendu la veille, c'est précisément le 16, conter avec vivacité mes aventures de voisinage; & ses Témoins déposent que c'est le 15. Est-il donc permis de varier sur de pareilles époques? J'ai parlé vivement de mes aventures avec lui; & quel héros de patience l'auroit pu faire avec tranquillité? Mais c'étoit chez moi que je parlois, dans l'intérieur & dans le secret de ma maison, avec mon seul ami; & que lui disois-je? Des faits vrais. Je lui détaillois une procédure honteuse, que m'avoit fait Me. Gilles .... mon Locataire, qui trouve le secret de ne me pas payer; qui me doit encore trois termes; pour qui je les ai payés; j'en ai la quittance finale; & qui dans cette position ose me donner congé à moi-même, me fait commandement de lui payer, à lui à qui il n'est rien dû, à lui qui me doit, & faute d'obéir à ce commandement, m'envoie exécuter mes meubles; en un mot qui entre chez moi le 1er. Avril, & me persécute avec fureur depuis le mois de Juillet par une procédure unique, & dont il faut faire tout l'honneur à Me. Gilles ... Il n'en avoit certainement pas vu de modele. C'est une procédure faite sous le nom d'un mineur qui a ses pere & mere, & dont il s'est rendu sans mission, sans cause, sans aveu, & avec indécence le Tuteur postiche; d'un mineur qui m'avoit prêté son nom lui-même, qui l'a déclaré dans un acte autentique pardevant Notaires le ... Septembre 1748; d'un mineur dont j'étois la caution, pour qui je devois par-conséquent, & pour qui j'ai payé; d'un mineur à qui il a offert de l'argent pour avoir le droit de me persécuter, qu'il a enlevé de chez son Procureur à cet effet, qu'il a retiré chez lui pour rendre la persécution plus certaine, qu'il a conduit aux saisies-réelles, qu'il a fait marcher à son gré pour en faire le ministre de sa mauvaise foi & de sa vengeance. Tous ces faits sont prouvés & par la procédure que je rapporte, & par les Témoins que j'ai fait entendre. M. G..., Régisseur des saisies-réelles, MM. S..., C... de la T..., & H..., Procureurs au Parlement, en déposent précisément. La preuve est complette. Ce n'est pas dans son cabinet que Me. .... a voulu me deshonorer, c'est en public, c'est dans le Bureau des saisies-réelles, c'est dans les maisons de différens particuliers; ce n'est pas un seul jour, c'est pendant plusieurs mois. Il m'a présenté à tout le monde comme un malhonnête homme. Il a annoncé qu'il alloit me faire interdire; & j'aurois eu tort de me plaindre de lui à un ami? Je l'ai fait trop vivement: a-t-il agi avec modération? Des actions de la nature de celles dont je viens de rendre compte, peuvent-elles jamais être compensées par des discours tels qu'ils soient? Ce ne sont pas des chansons que je lui oppose; ce sont des discours graves. Ce ne sont pas des gestes inconsidérés qu'on a à lui reprocher; ce sont des faits importans. Ce n'est pas d'une vieille Domestique, âgée & sans conséquence, que je me plains; c'est d'un Procureur, d'un âge mûr, qui doit rien faire au hasard, d'un Procureur sur-tout qui a l'honneur d'être Avocat. Nos positions se trouvent-elles égales? Et qui est-ce qui a déposé de ces vivacités dans mes discours? P., ce Clerc pupile de Me. ..? Il étoit dans son appartement. Il a tout entendu; mais il y avoit dans ce même appartement deux autres Clercs de Me. ... avec P.., & leurs dépositions se trouvent totalement différentes. Comment ces injures grossieres, dont P.... orne sa déposition, leur auroient-elles échappées? P... est-il croyable en cela? Peut-on seulement l'écouter? N'a-t-il pas joué un rôle trop considérable dans la procédure civile, pour en pouvoir soutenir un second dans la procédure criminelle? C'est la dame de M...; elle ne m'a pas encore pardonné le congé que je lui ai fait donner. Sa Domestique qu'elle a envoyé sur l'escalier pour écouter, n'a pu rien distinguer; & elle seule auroit entendu. Cela n'est pas vraisemblable. Cette affaire se résume donc en deux mots. Je ne suis pas garant de la vieille Nanon. Elle n'est plus ma Domestique. Je ne réponds, ni ne dois répondre d'elle en aucune façon. Me. Gilles ... l'a inconsidérement maltraitée. Il auroit dû éviter avec soin que le Public fût instruit de ces trop ridicules discussions; mais ces faits me sont absolument étrangers. Quant à Madame, je l'honore & la respecte comme je le dois. Aucune déposition ne me chargera contre elle. Je ne crains rien à cet égard. Je l'ai plaint quelquefois. Je lui rendrai toujours ce qu'elle mérite. Il ne me reste donc que Me. Gilles .... Qu'il se fasse justice à lui-même. Qu'il se rappelle qui de nous deux a été l'agresseur, & qui de nous deux est demeuré le persécuté. Je ne me suis servi de mon bail que pour le loger à bon compte; & il n'a redoublé ses efforts pour l'avoir, qu'afin de m'ôter mon logement. J'ai payé pour lui sans lui faire aucun commandement, & il m'a accablé de procédures quoique je ne lui aie jamais rien dû. Il prétend qu'une vieille Domestique, qui ne me sert plus, lui a dit des injures dans la cour; & il n'a cessé de chercher à me deshonorer dans le Public. Qui des deux a droit d'attendre des réparations? A qui est-il dû des dommages & intérêts? Que Me. .... prononce, s'il l'ose, à la face du Public qui nous entend, & vis-à-vis le Magistrat respectable qui doit décider. Me. MANNORY, ancien Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR ACHILLE COUPSON, Horloger, Défendeur: _CONTRE Monsieur le Procureur du Roi, Demandeur_; _EN présence des Bourgeois & Habitans de la Rue & Croix des Petits-Champs._ M. le Procureur du Roi ne fait que prêter son nom dans cette affaire, à titre de nécessité de Ministere. Il s'agit de l'exécution des Réglemens de Police, & de la conservation des usages les plus anciens. Ce Ministere même leur sera certainement favorable; & l'on n'entendra pas sa voix s'élever contre des regles, qu'il concourt avec tant de zele, à maintenir dans leur intégrité. Les charges de la Société ne doivent-elles pas être également partagées entre tous les citoyens? Est-il des états qui puissent s'y soustraire? & connoît-on parmi nous des honneurs qui en dispensent? Telle est la question trop singuliere, que l'on est obligé de discuter aujourd'hui. Le 21 Juillet 1749, il a été procédé en la maniere ordinaire, chez le Commissaire Regnard le jeune, à l'élection des Commis pour allumer les chandelles des lanternes publiques du quartier de Saint-Eustache. Les Bourgeois & Habitans de la rue & Croix des Petits-Champs, du côté de la rue Saint-Honoré, ont nommé, & choisi pour allumer les quatorze lanternes dudit département, la personne de M. D.... Notaire, demeurant rue de la Croix des Petits-Champs. L'élection a été revêtue de toutes ses solemnités. L'Extrait en a été délivré en bonne forme le 18 Août 1749. Jamais élection n'a été plus unanime. M. D.... mérite, à juste titre, l'estime & l'amitié de ses voisins. Ils ne manquent point les occasions de lui rendre sa profession utile. Ils l'ont vu avec plaisir partager avec eux les charges publiques. Ils se sont flattés que cet Officier s'y porteroit de bonne grace, & ils n'ont pas cru d'abord s'être trompés dans leurs espérances. Tous les devoirs de bienséance ont été remplis à son égard. On a été dans l'instant, comme il est d'usage, le féliciter sur sa nouvelle élection. On l'a invité à un repas qui se donne pour l'ordinaire en pareil cas. Ces bourgeois s'étoient même efforcés de le rendre digne de lui. Les grandes occupations de M. D.... ne lui ont pas permis de s'y rendre. Mais il a certainement été sensible à ces politesses. La douceur & la simplicité de son caractere en répondent. Rien n'a été oublié, de la part de ces Bourgeois, des attentions usitées dans ces occasions. Leur plaisir s'est même manifesté par des réjouissances publiques. Quelle a donc dû être leur surprise, lorsqu'ils ont appris, que le 18me. Août 1749, le sieur Achille Coupson, Horloger, avoit été assigné, à la Requête de M. le Procureur du Roi, à comparoir, au premier jour d'audience, en la Chambre, & pardevant M. le Lieutenant-Général de Police, pour se voir condamner à accepter la commission d'allumer les chandelles, dans les lanternes publiques de son département, pendant la présente année, jusqu'à la cessation, à laquelle commission le Commissaire Regnard le jeune, comme plus ancien du quartier, l'a nommé d'Office, au lieu & place de M. D..., Notaire. Il est difficile de comprendre quels ont pu être les motifs de ce changement. Le sieur Coupson ose dire même, qu'il n'est pas soutenable dans la forme. L'élection du 21me. Juillet est réguliere. Rien ne la peut changer. Il n'y a point eu d'élection depuis. La premiere reste donc dans toute sa force. La place est remplie. Il ne s'agit pas d'y nommer d'Office. Ces variations ne dépendent point du Commissaire. C'est aux voix seules des Habitans, convoqués à cet effet, à former cette élection: & sans cela pourquoi les convoqueroit-on? Ce seroit un jeu, une pure dérision; & la Justice ne rit pas ainsi de ses opérations. La nomination d'Office ne peut avoir lieu, que lorsque l'on refuse de faire l'élection, ou que l'on ne s'accorde pas sur cette élection. Mais l'élection une fois faite, unanimement, revêtue du sceau de l'autorité du Commissaire, tout est consommé. Il n'est plus permis de varier. Le registre du Commissaire, à cet égard, devient un acte public. Il n'est susceptible d'aucun changement. Tous les Habitans ont acquis leur libération pour cette année. On ne sçauroit leur enlever ce droit. Mais au fond, quels peuvent être les moyens? M. D.... est un Notaire qui occupe le rez-de-chaussée de la maison qu'il habite. C'est-là qu'il travaille: c'est le siege principal de sa fortune. Sa maison, ainsi que celles des autres Bourgeois, qui servent le Public, chacun dans leur genre, sa maison porte, à l'extérieur, les marques des fonctions qu'il remplit. Le Public est utile à tous les Concitoyens. Ils doivent tous également supporter les charges qui l'intéressent; & celles dont il s'agit regardent plus singuliérement encore M. D..... Il est question de la lumiere publique. Comme chacun en profite, chacun à son tour en doit procurer l'usage à son quartier. Ces besoins même sont plus indifférens à l'Artisan. Son commerce n'est pas si considérable. Sa retraite se fait de meilleure heure. On le soumet cependant à cette charge. Il procure tous les ans à M. D...., à sa famille, à ses domestiques, à ses équipages, au Public que son mérite personnel attire continument chez lui, & qu'il regretteroit fort de n'y pas voir, il leur procure le secours si nécessaire de la lumiere. A quel titre M. D.... refuseroit-il de lui rendre, à son tour, ce service? Plus il se croit élevé parmi eux, plus il leur est redevable de l'exemple, du zele & de l'attention que l'on se doit les uns aux autres. M. G...., Notaire, voisin de M. D....., a accepté pour cette année la même commission. Le Public est respectable dans tous les états qui le composent. On ne doit pas se trouver deshonoré de le servir; & indépendamment de sa propre utilité, lui être bon à quelque chose, doit être un avantage précieux pour chaque Citoyen. Ces sentimens sont certainement ceux de M. D.... On ne doute pas de sa façon de penser à cet égard. Il la prouve dans toutes les autres actions de sa vie. Pourquoi y manqueroit-il dans une occasion aussi simple? C'est ce Public qui le fait ce qu'il est. Qu'il ne lui refuse donc pas les services de toutes les especes qu'il peut lui rendre, sur-tout après qu'il les a tant de fois reçus lui-même. Qu'il ne laisse pas croire qu'il ne connoît de ces services que ceux qui peuvent lui être utiles. Qu'il paroisse au contraire se livrer avec autant de goût à ceux qui sont purement gratuits. C'est le caractere d'une ame noble & généreuse. Ce doit être celui de M. D... C'est par-là, singuliérement, qu'il doit chercher à s'élever au-dessus de tous les Bourgeois de son quartier. Mais M. D.... est Secrétaire du Roi. En est-il moins citoyen? Ces charges, quelque honorables qu'elles soient, le séparent-elles de la société? Tout honnête homme les fuiroit alors. Elles lui deviendroient odieuses; & n'est-ce pas les devoirs de la société qu'on lui veut faire remplir? Un des principaux objets de la Police dans toutes les grandes villes, & singuliérement à Paris, est d'y entretenir la propreté & la clarté. Les établissemens qui ont été faits à cet effet, les Déclarations qui ont été rendues réunissent sous une même vue _les boues & lanternes_. On ne les a jamais séparées. Elles ont toujours été l'objet des mêmes attentions, des mêmes Réglemens. L'avantage de la lumiere & de la propreté a toujours paru égal. Celui qui est obligé de faire nettoyer sa porte, est donc assujetti, par la même Loi, par le même engagement, à faire allumer les lanternes. Le devoir est le même; il ne connoît aucune distinction. Ce sont des principes que l'on a entendu adopter publiquement dans l'Audience par le Magistrat même qui y préside. Il est trop instruit, trop attentif, trop exact, & il porte la régularité sur ces matieres à un trop haut point, pour ne pas rendre hommage à ces principes. Aucuns égards, aucunes déférences ne les lui feront certainement méconnoître. Or les Secrétaires du Roi sont-ils obligés de faire nettoyer leurs portes? Que M. D... traite la question, s'il l'ose. Les Secrétaires du Roi sont donc obligés de faire allumer les lanternes à leur tour. C'est même une foible charge pour eux: un louis les en débarrasse. Comment en pourroient-ils faire la matiere d'une contestation sérieuse? Ce ne peut pas être par intérêt. L'objet est trop modique: aucun honnête homme n'y sera sensible. Seroit-ce par vanité? Voudroient-ils ne ressembler en rien aux autres Habitans de leur quartier? Mais la seule ambition permise est d'être utile à la société, de la servir, & de lui marquer d'autant plus de reconnoissance, que l'on en reçoit plus de services, à proportion que l'on est plus élevé. Cet engagement de la société n'admet aucune exception. Dans une cause plaidée à ce sujet en la Grand'Chambre, le mercredi 19me. Mars 1749, on a entendu M. l'Avocat-Général établir, que personne n'étoit exempt de cette commission, & que si les Princes, les Ministres & les Magistrats n'étoient pas élus pour la remplir, c'étoit par respect de la part du peuple, & non par devoir. Aussi les premiers Magistrats se sont-ils souvent fait honneur de partager cette charge avec le Public. M. Herault, ce Magistrat que les qualités du cœur distinguoient autant que les talens de l'esprit, M. Herault pour lors Lieutenant-Général de Police, a fait allumer les lanternes; & il a suivi en cela l'exemple de nos plus grands Princes. Le Public a eu la satisfaction, uniquement réservée à notre Nation, de se voir soulagé dans ces fonctions, quelque communes qu'elles soient, par la bonté généreuse qu'ont eu M. le Duc, & M. le Prince de Conty, de vouloir bien les partager. Les Secrétaires du Roi peuvent donc faire allumer les lanternes. Ils le doivent. Jamais charge n'a eu plus de privileges: mais cette exemption n'en est pas un; & d'ailleurs, dans la personne de M. D..., le Secrétaire du Roi ne se trouve-t-il pas nécessairement confondu avec le Notaire, pour ne faire des deux qu'un Citoyen? Que le dernier des Habitans de son quartier lui demande un acte, comme Notaire; qu'il s'obstine à vouloir que ce soit lui-même qui le fasse, se refusera-t-il à ce travail, sous le prétexte qu'il est Secrétaire du Roi? Dira-t-il qu'il seroit indécent qu'étant Secrétaire du Roi, il s'occupât des affaires d'un Roturier? Il fera l'acte; on le lui payera, & il recevra son honoraire. Il ne cesseroit donc d'être Citoyen que quand les services qu'on lui demanderoit à ce titre seroient gratuits, & même onéreux. Il ne se regarderoit comme Secrétaire du Roi que quand il s'agiroit de remplir les devoirs de Citoyen. Ce systême n'est pas soutenable. M. D... lui-même le désavouera. Le sieur Coupson ne sera plus inquiété. L'élection du 21me. Juillet aura son effet. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR CLAUDE D'HENNEQUIN D'HERBOUVILLE, Demoiselle majeure. _CONTRE la R....._ Je réclame contre un billet nul, qui porte avec soi tous les caracteres de la fraude & de la violence dont il est l'ouvrage. Quand on sçaura dans quels termes ce billet est conçu, dans quelles circonstances je l'ai signé, je suis sûre qu'on en portera le même jugement que moi. Un soir du mois de Janvier 1750, j'étois seule chez moi, quand on vint m'annoncer deux personnes que je ne connoissois pas, & qui demandoient à me parler. Aussi-tôt je vis entrer un homme & une femme qui m'apprirent que la Demoiselle Jean, Revendeuse en boutique, étoit retenue dans une maison où on l'accusoit d'avoir acheté des effets volés par un Domestique; que cette fille ayant dit que je la connoissois, & que je voudrois bien répondre de sa probité, ils venoient sçavoir à quoi on pouvoit s'en tenir sur son compte. Je répondis que je connoissois la Demoiselle Jean pour l'avoit vue demeurer pendant sept ans dans la maison d'une de mes amies: qu'elle y passoit pour une fort honnête fille, & que les personnes de la maison & du voisinage achetoient d'elle avec toute sorte de confiance. Ce témoignage n'ayant pas paru suffisant aux inconnus qui me parloient, j'offris de le mettre par écrit & de le signer. Ils ne furent pas encore contens de cet expédient, ils m'en proposerent un autre beaucoup plus court selon eux, & beaucoup plus désagréable selon moi; c'étoit d'aller avec eux dans la maison où étoit la Demoiselle Jean. Notez que je demeure à la Porte Saint-Michel. Il s'agissoit d'aller vis-à-vis la Comédie Italienne; il étoit onze heures du soir au mois de Janvier; je rejettai la proposition. On ne se rebuta pas, on insista à me prier de rendre service à la Demoiselle Jean; on me représenta que si je lui refusois cette grace, on alloit la conduire chez un Commissaire & de-là en prison; au lieu que si je voulois dire un mot elle étoit sauvée. A l'éloignement du quartier, on me répondit qu'il y avoit une voiture à ma porte. Il étoit bien tard, mais quand on est née avec un cœur obligeant, toutes les heures sont égales. Je partis donc avec les deux inconnus, & le sieur _L..._, mon voisin, qui voulut bien nous accompagner. Arrivés dans la rue Mauconseil, nous montâmes au premier appartement d'une maison où je fus fort étonnée de trouver plus de vingt personnes assemblées, dont je ne connoissois pas une seule, à l'exception de la Demoiselle Jean. On attend que je dise dans quelle maison j'étois? Je l'ignorois moi-même alors, mais voici ce que j'en ai appris depuis. L'appartement où l'on m'avoit amenée étoit occupé par la dame _R..._ ou _R..._, (car elle porte ces deux noms alternativement.) J'ai eu beau demander quelle étoit cette _R..._, si elle étoit fille, femme, veuve? Le Public qui devroit la connoître mieux que moi, ne sçait rien de positif là-dessus; elle-même n'en dit pas un mot dans ses Ecritures; ainsi, de peur de me tromper, je l'appellerai tout simplement la _R...._ On lui donne seulement dans le monde la qualité de mere de la Demoiselle _R...._, Danseuse respectable de la Comédie Italienne. Je dis _respectable_; car après l'éloge qu'on vient de faire de la danse dans un ouvrage public[25], je me garderai bien d'avilir un art qui a mérité d'être célébré par les plus grands Poëtes, d'être cultivé par les peuples les plus sages, d'être protégé par les plus grands Rois; d'un art enfin qui met _le Danseur de niveau pour la considération, avec l'ancien Echevin_. [25] Mémoire de la Demoiselle Mazarelli, pages 7, 8, 9, 10 & 11. J'ai dit que je ne connoissois aucune des personnes que je trouvai chez la _R..._; c'étoient des Acteurs & des Actrices de la Comédie Italienne, entre lesquels j'entendis nommer _T....._ & sa femme. Les Italiens passent pour avoir le talent singulier de jouer des pieces impromptu; ils m'attendoient chez la _R...._ pour en représenter une de cette espece; malheureusement pour moi ils m'avoient destiné un rôle de dupe; on va voir si je le jouai bien naturellement. A peine fus-je entrée, qu'un petit Comédien ouvrit la scene, en m'abordant d'un air très-familier, & en me disant que la Demoiselle Jean étoit une coquine, une voleuse, qu'elle s'entendoit avec un Laquais de la _R..._, duquel elle achetoit tout ce que ce Domestique voloit à sa Maîtresse, & que si elle ne rendoit sur le champ tous les effets volés, on la feroit pendre. Quoiqu'effrayée de ce début, je répondis comme j'avois fait aux deux personnes qui m'avoient amenée; j'ajoutai que mon intention n'étoit point de protéger la Demoiselle Jean si elle étoit coupable; mais qu'il ne falloit pas la condamner sans l'entendre. Je m'adressai ensuite à la Demoiselle Jean. Cette fille protesta de son innocence; elle convint d'avoir acheté quelques effets d'un Domestique, mais elle soutint qu'elle les avoit bien payés, & qu'elle avoit eu soin de les inscrire sur son Livre, suivant les Réglemens de Police. Pendant tout ce dialogue l'Assemblée crioit qu'il falloit envoyer chercher un Commissaire; & sur ce que je m'avisai de représenter que si la Demoiselle Jean disoit vrai, elle ne me paroissoit pas coupable, les menaces se tournerent contre moi; on me prodigua les épithetes les plus indécentes, & on les termina par m'avertir, qu'on ne me laisseroit aller que quand j'aurois payé ou répondu pour la Demoiselle Jean. C'étoit-là le nœud de l'intrigue. Je sentis alors, mais trop tard, la sottise que j'avois faite de m'exposer à un pareil embarras. Je crus en sortir en demandant combien pouvoient valoir les effets prétendus volés; on m'assura qu'ils ne montoient pas à dix pistoles; la Demoiselle Jean soutint la même chose, & j'offris sur le champ à la _R...._ de lui faire mon billet de cette somme. L'assemblée trouvoit mes offres raisonnables; la R.... seule refusa de les accepter; elle prétendit que je devois m'obliger à payer indistinctement tout ce qui avoit été volé, sans fixer la somme. Je voulus faire quelques représentations, mais la _R...._ les interrompit par un _lazzi_ auquel je ne m'attendois pas; elle vint à moi, & me fit entendre, avec beaucoup de politesse, qu'elle me feroit sauter par la fenêtre, si je ne signois comme elle vouloit. Le ton, le geste & l'air de bonne foi qui accompagnoient ce compliment, ne me permirent pas de douter qu'il ne fût sincere. Je me hâtai donc de précipiter le dénouement, & j'offris de signer tout ce qu'on voudroit. Nouvel embarras! On ne sçavoit quelle forme donner à l'acte qu'on vouloit que je signasse; on en dressa vingt projets qu'on déchira successivement; la _R..._ n'en trouvoit aucun à son gré; enfin, on se détermina pour celui-ci que je signai. _Je Soussignée promets qu'en cas que Mademoiselle_ Jean _ne représente pas les effets_ _que le Domestique qui les a volés, lui a vendus, dans le terme du 24 Février prochain, en tenir compte sur l'état qui m'en sera donné par Madame_ R.... _à qui ils appartiennent. Fait à Paris, ce 30 Janvier 1750._ Le billet ne fut pas plutôt signé, que je me pressai de sortir d'une maison où il n'y avoit pas grande sûreté pour moi: je revins avec le sieur _L...._ mon voisin, qui plus effrayé que moi de ce qu'il avoit vu, n'étoit gueres propre à me rassurer. Cette aventure me causa une révolution si grande, que je fus obligée de garder le lit pendant plusieurs jours. Je n'en sortis que pour aller chez un Commissaire rendre plainte des violences qu'on avoit employées pour arracher ma signature. Je n'étois pas encore tranquille; je craignois que la R... ne vînt à l'échéance me demander le payement du billet; on me conseilla de la prévenir, & c'est le parti que j'ai pris. Je l'ai fait assigner au Châtelet; j'ai demandé la nullité du billet, en exposant les faits tels que je viens de les rapporter, & j'en ai offert la preuve; j'ai même obtenu, par surabondance de droit, des lettres de rescision. La défense de la R..... a été singuliere. D'abord, sans nier aucun des faits par moi avancés, elle n'a répondu à ma demande, qu'en disant que je lui devois payer 1668 livres, à quoi elle a la modestie de se restraindre, pour les effets qu'on lui a volés, & dont elle m'a fourni un état. Ensuite ayant senti que ne pas nier mes faits, c'étoit les avouer, elle a composé à sa fantaisie un Roman, qui n'a pas même le mérite de la vraisemblance. C'est en cet état que ma cause se présente, & mes moyens s'expliquent en deux mots. PREMIER MOYEN. Quand je n'aurois en ma faveur que les termes du billet qu'on m'a fait souscrire, ils suffiroient, je crois, pour le faire annuller. D'abord, c'est un billet contraire aux bonnes mœurs. On m'y fait reconnoître un vol & un recélé dont je n'ai jamais eu la moindre preuve; on m'y fait déclarer qu'un domestique a volé des effets, que la Demoiselle Jean les a recélés; & cependant je ne sçais ces deux faits que sur le témoignage fort suspect de la R... D'ailleurs, j'ai ouï dire que les obligations qui n'avoient point de cause, étoient nulles, & quand j'en ai demandé la raison, on m'a répondu que les loix présumoient la cause honteuse, toutes les fois qu'on ne l'exprimoit pas. Mais je suis dans un cas bien plus favorable; il ne faut pas recourir aux présomptions; cette cause honteuse est exprimée; cette cause est un vol, & il n'en faut pas davantage pour faire rejetter l'obligation. C'est ce qu'on a jugé, il y a quelques années, contre un Procureur au Parlement. Il avoit fait faire à sa servante un billet portant promesse de payer une somme qu'elle avouoit lui avoir volée: le billet fut déclaré nul. Si la Demoiselle Jean ou le domestique avoient fait un pareil billet au profit de la R.... il seroit nul; celui que j'ai signé ne l'est pas moins; la cause est honteuse; & le billet est contre les bonnes mœurs. Enfin on me fait promettre de payer la valeur des effets, _suivant l'état qui m'en sera donné_ par la R.... Mais, de bonne foi, peut-on penser que j'eusse contracté une pareille obligation, si je n'y eusse été contrainte par une force majeure? Quoi! j'aurois exposé ma fortune à la merci de la R..... Je me serois fiée à une femme que je ne connoissois pas? Quand je l'aurois connue pour ce qu'elle étoit, m'y serois-je fiée davantage? C'eût été de ma part une extravagance; elle pouvoit me demander pour le prix des effets volés dix, vingt, trente mille francs; étoit-il naturel que je m'en rapportasse à sa bonne foi? Si je l'ai fait, il faut nécessairement en conclure, ou que j'étois folle, ou que je n'agissois pas librement. Qu'on joigne à cela les circonstances dans lesquelles je me trouvois. Il étoit minuit; j'étois détenue dans une maison étrangere, exposée aux insultes d'une troupe de gens inconnus, & j'étois seule; car je ne compte pour rien le sieur L..... mon voisin; c'est un homme de soixante ans, à qui l'âge & la frayeur ôtoient les moyens de me défendre. Je le répete avec confiance; il ne faut que l'assemblage de toutes ces circonstances, jointes à la lecture du billet, pour voir qu'il n'est pas l'effet d'une volonté réfléchie. La nature, l'étendue de l'obligation, celle au profit de qui je l'ai faite, l'heure à laquelle je l'ai souscrite, le lieu où j'étois, tout annonce la fraude, la violence & la mauvaise foi. SECOND MOYEN. Mais si, contre mon espérance, le billet ne présentoit pas dans ses termes assez de raisons pour le faire annuller, au moins formeroit-il en ma faveur un commencement de preuves par écrit, qui devroit me faire admettre à la preuve par témoins; & sur ce point la R..... est d'accord avec moi. Mais ce n'est qu'un moyen subsidiaire, & j'ose croire que ceux que j'ai proposés d'abord me dispensent d'employer cette derniere ressource. PREMIERE OBJECTION. Vous avez tort, dit la R.... de regarder le billet en question, comme un acte contraire aux bonnes mœurs; ce n'est qu'un cautionnement, & les cautionnemens sont permis. _RÉPONSE._ Je ne me connois gueres en cautionnement; mais il me semble qu'on doit y trouver deux choses qui ne se rencontrent point dans mon billet. La premiere, qu'il soit certain que ceux dont je suis caution doivent quelque chose. La seconde, que je puisse avoir mon recours contr'eux. Je suis caution d'un vol & d'un recélé; mais où est la preuve que le domestique ait volé des effets? Où est la preuve que la Demoiselle Jean les ait recélés? Où sont les plaintes qu'on a rendues contr'eux? Supposons que je paye à la R..... ce qu'elle me demande: contre qui aurai-je mon recours? Sera-ce contre le laquais que je ne connois pas? Sera-ce contre la Demoiselle Jean qui ne s'est jamais obligée? Que je les attaque l'un ou l'autre, ils me feront un procès criminel; ils me demanderont une réparation de l'injure que je leur fais, en leur supposant des crimes. Cependant mon billet n'a d'autre cause que des crimes prétendus; il suppose bien un délit, mais il ne le prouve pas. Si la dette n'est pas certaine, si je n'ai aucun recours à exercer, mon cautionnement est donc imaginaire. SECONDE OBJECTION. Comme il n'étoit pas possible de penser qu'un domestique eût volé pour près de 1700 livres d'effets dans la même maison, on a voulu rendre ce fait vraisemblable, par un autre qui l'est encore moins. La R.... prétend que ces effets étoient renfermés dans _dix grands coffres_, dans lesquels on n'avoit pas fouillé depuis huit mois: elle ajoute que c'est contre son gré & son avis que j'ai signé le billet, quelle n'a rien oublié pour m'en détourner, & elle demande à en faire la preuve. _RÉPONSE._ La R..... m'a signifié un état des effets en question, & voici en quoi ils consistent: Neuf Corsets. Huit Casaquins. Onze Fichus. Six Nappes. Trois douzaines de Serviettes. Quatre Draps de Maître. Trente-six Mouchoirs. Quatorze Tabliers de Mousseline. Vingt Jupons. Quarante Coëffures. Vingt-deux Chemises. Trente-huit paires de Bas. Une Toilette de Mousseline. Et deux Peignoirs. J'avouerai bonnement qu'à la premiere lecture de cet état, je crus que la R...... s'étoit trompée, & qu'elle m'avoit donné le mémoire de ses besoins pour celui de ses pertes. Comme je n'ai jamais vécu avec des filles de spectacle, j'ignorois qu'une danseuse, indépendamment de sa garde-robe courante, pût avoir dix coffres remplis de linge, dont elle fût en état de se passer pendant huit mois. Apparemment que ce métier a, comme bien d'autres, quelque revenant-bon, qui double les appointemens; en ce cas-là, si, au dire de certaines gens, la profession de danseuse n'est pas fort honorable, elle est lucrative au moins; c'est un dédommagement. Quoi qu'il en soit, je m'en rapporte aux Connoisseurs, & je reviens à l'état des effets qu'on veut me faire payer. On en fixe la valeur totale à 1668 livres; mais on ne marque pas le prix de chaque article en particulier. Et quand on le marqueroit, suis-je en état de le contredire? Comment puis-je sçavoir, par exemple, ce que valoient les quarante coëffures? Il y a des dentelles à tout prix; il y a des coeffures qui ne valent pas trente sous; il y en a qui valent plus de cent pistoles. De quelle espece étoient celles de la R..... Faut-il s'en rapporter au prix qu'il lui plaît d'y donner? Doit-elle être Juge & Partie dans sa propre cause? Si elle avoit fait monter son état à 20000 francs, il faudroit donc que je les lui payasse? Elle ne le porte qu'à 1668 livres, & il faudra que je les paye? Je ne sçaurois penser qu'on fasse dépendre mon sort de la bonne foi de la R... L'abus qu'elle fait de l'engagement qu'elle m'a fait contracter, prouve, à n'en pas douter, que cet engagement est son ouvrage, & non pas le mien. Elle offre de prouver que c'est contre son gré que j'ai signé le billet; mais je voudrois bien aussi qu'elle prouvât que c'est, parce que je refusois de déférer à ses avis, qu'elle a voulu me faire sauter par la fenêtre? Elle peut là dessus faire entendre tous les témoins qu'elle jugera à propos. Je n'en excepte qu'un seul; c'est le nommé B.... Limonadier; cet homme a joué un trop grand rôle dans la scene que j'ai rapportée; c'est lui qui a dressé le projet du billet qu'on m'a fait signer, ainsi il est récusable. J'oubliois de dire que, dans l'état des effets, on trouve treize paires de bas & douze chemises à Madame L...., (c'est sans doute encore quelque mere Danseuse) des jupons garnis de falbalas à Mademoiselle Louison, c'est apparemment la Demoiselle R.... Mais est-ce à moi à fournir des jupons à Mademoiselle R..... Que le Public, qu'elle amuse, l'entretienne, cela est dans la regle; mais que moi, qui, par bien des raisons, ne serai jamais à portée d'admirer ses talens, ni de partager ses plaisirs, que je sois chargé de la réparation de sa garde-robe? Qu'il m'en coûte pour cela 1668 livres? En vérité, c'est une complaisance que je n'aurai jamais: Je compte trop sur l'équité de mes juges, pour craindre qu'ils m'y condamnent. _Signé_, D'HENNEQUIN D'HERBOUVILLE. Me. JABINEAU DE LA VOUTE, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] MÉMOIRE POUR ÉLISABETH-FRANÇOISE POIRIER D'ARINGY, Fille majeure, Intimée; _CONTRE ses Beaux-Freres._ Résolue de donner ma main à M. de B...., Trésorier de France à Paris, j'en avois fait part à ma famille; cette alliance qui, à tous égards, me fait honneur, & m'est avantageuse, a déplu à mes beaux-freres, ils y ont formé opposition; c'est, disent-ils, mon bien qu'ils ont uniquement en vue, & c'est ce principe qui est l'ame de toutes leurs démarches; je le crois comme eux: mais je suis majeure, sans pere ni mere, maîtresse par-conséquent de mon choix; celui-ci seul me convient, il est réfléchi, & le suffrage de tous les gens désintéressés le justifie: ainsi j'espere que la Cour confirmera par son Arrêt la Sentence que j'ai obtenue depuis long-tems au Châtelet qui me fait main-levée de leur opposition à mon mariage. _Signé_, POIRIER D'ARIGNY. Me. COQUELEY DE CHAUSSE-PIERRE, Avocat. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] PRÉCIS POUR le Sieur BOUCHER DE VILLERS, Peintre, Dessinateur des Médailles pour le Cabinet du Roi, Demandeur; _CONTRE le Sieur C....., Apothicaire, Défendeur._ Un Apothicaire qui s'est fait peindre ne veut pas satisfaire son Peintre, il ne lui offre pour paiement que de mauvaises drogues; le portrait, dit-il, n'est pas ressemblant; comme si une Partie pouvoit être Juge dans sa propre cause, ou que l'on dût s'en rapporter à un Apothicaire pour juger de la ressemblance des visages? Si le sieur C...... eût examiné de bien près sa prétention, il auroit vu qu'elle est absolument sans fondement, & l'auroit sans doute abandonnée sur le champ. _FAIT._ Le sieur C..., Apothicaire, vint, il y a plus d'un an, prier le sieur de Villers de lui faire son portrait. Un autre Peintre quelque tems avant, avoit déja peint l'Apothicaire, à l'huile; mais celui-ci vouloit une miniature pour faire un brasselet à sa femme. Le sieur de Villers y consentit; mais comme leurs occupations, qui ont des objets diamétralement opposés, ne leur permettoient pas de trouver des occasions de se réunir, le sieur C.... proposa d'envoyer son portrait, & le sieur de Villers s'engagea d'en faire une copie pour laquelle il voulut bien se restreindre à 96 liv. que le sieur C.... promit de lui payer. L'ouvrage fini, le sieur C...., qui le vint voir, le trouva bien; mais au lieu d'un petit bonnet & d'une robe de chambre, il demanda en grace une perruque nouée & un habit noir. Le sieur de Villers pour les 96 liv. n'étoit assurément pas obligé d'habiller & de deshabiller ainsi le sieur C... à sa volonté; cependant, quoique le premier portrait fût en robe de chambre, & que le sieur C.... qui étoit d'une figure très-agréable, fût très-bien en deshabillé, le sieur de Villers voulut bien se prêter à lui mettre sa perruque & son habit, sans prétendre aucune augmentation au prix convenu. Quand tout fut fait au gré du sieur C.... & qu'il n'y avoit plus qu'à payer, son empressement se ralentit, il employa toutes sortes de délais, de défaites peu vraisemblables & de finesses maladroites pour avoir ses portraits & ne rien donner; le sieur de Villers qui s'en apperçut aisément, l'a fait avertir dix fois, sans succès, de les retirer en lui donnant 96 livres; il n'a répondu que par des propos vagues, & a été jusqu'à compromettre le Lieutenant de Police, en se vantant qu'avec un simple placet il obligeroit le sieur de Villers à rendre le portrait à l'huile, & garder le portrait en miniature. Le sieur de Villers a donc été forcé de faire sommer le sieur C..... de le payer en lui remettant les deux portraits, & trois jours après de le faire assigner au Châtelet aux mêmes fins. Le sieur C..... dans ses défenses a dénaturé tous les faits, en convenant néanmoins du marché fait à 96 livres. Ainsi ce marché est une chose constante entre les Parties; mais il a prétendu avoir fourni au sieur C.... pour 60 liv. 9 sous de drogues, dont il a demandé la condamnation contre lui en lui offrant 35 liv. 11 sous pour le surplus, au cas que par des gens de l'art le portrait en miniature fût jugé ressemblant. Le sieur de Villers par ses repliques a rétabli les faits; il convient d'abord que le sieur C.... lui a fourni plusieurs drogues, tant bonnes que mauvaises, détaillées dans un mémoire que le sieur de Villers rapporte & qu'il a fait régler par un homme de l'art, car on sçait qu'un mémoire d'Apothicaire est dans le cas au moins, autant que bien d'autres, d'être réglé; à l'égard de l'Apothicaire en miniature, il le soutient ressemblant à l'Apothicaire à l'huile, & c'est tout ce qu'il avoit promis de faire. Quelques réflexions très-courtes vont lever le voile, & montrer au sieur C.... la vérité à découvert. MOYENS. Le sieur de Villers s'est engagé à faire le portrait en miniature du sieur C...., d'après un portrait à l'huile de ce même sieur C...., la preuve en résulte de ce que le sieur C.... lui a envoyé ce portrait à l'huile, qui est encore entre les mains du sieur de Villers; le prix fut fixé à 96 livres. Le sieur C... en convient; l'Apothicaire à l'huile est en robe de chambre, le sieur de Villers mit en robe de chambre sa miniature; le sieur C.... voulut une perruque nouée & un habit noir, le sieur de Villers s'y prêta & ne demande rien de plus: tous ces faits sont constans: il faut donc que le sieur C.... lui paye 96 liv. Celui-ci, qui voudroit avoir ses portraits & ne pas payer, s'alembique l'esprit pour trouver un remede à son embarras; il voudroit s'en tirer avec de la manne en sorte, de la casse cuite & du petit lait; assurément de la bonne casse est bonne, mais il ne suffit pas de purger son créancier pour se libérer avec lui, il lui restera toujours de l'humeur tant qu'il ne sera pas payé, & des parties d'Apothicaire enflées de moitié, n'opéreront jamais un paiement légitime. Le sieur C.... a promis de payer 96 livres, il ne le nie pas, il a fourni au sieur de Villers pour 40 liv. de drogues; suivant son mémoire réglé, il doit donc encore 56 livres. Le sieur C... n'a jamais rien fait de plus clair que ce calcul, & le sieur de Villers nie formellement qu'il lui ait jamais été rien fourni de plus par le sieur C...., qui d'ailleurs, aux termes de la Coutume de Paris, n'a plus d'action. Aussi se méfiant de cette ressource, il avance que le portrait ne lui ressemble pas. Mais c'est de sa part une équivoque qu'il faut éclaircir. Il est possible que la miniature ne lui ressemble pas au dernier point de perfection; & voici pourquoi. Dans tout ceci, c'est le sieur C.... qui est _original_, les deux portraits sont _copies_, le sieur de Villers s'étoit engagé pour 96 liv. de faire ressembler le portrait en miniature au portrait que lui avoit envoyé le sieur C.....: or le sieur de Villers met en fait que l'Apothicaire en miniature ressemble, non pas peut-être à l'Apothicaire original, il ne s'y étoit pas engagé, mais très-parfaitement à l'Apothicaire à l'huile. Une seconde raison est, qu'on ne se reconnoît pas si bien soi-même, & dès-là il est moins étonnant que le sieur C... s'y trompe. D'ailleurs lorsqu'on le peignit à l'huile il avoit cinq ou six ans de moins, & possédoit alors la plus jolie figure d'Apothicaire, sans comparaison, qu'il y ait à Paris; mais le tems peut lui avoir enlevé quelqu'une de ses graces. Enfin, dans le portrait à l'huile, il est peint en robe de chambre, à son fourneau, près d'une cornuë, d'un récipient & de plusieurs phioles; au lieu que dans la miniature, à cause du petit espace, tout ce qu'il y avoit de cornuë, de récipient, &c. a été supprimé, & il a voulu une perruque & un habit noir. Peut-être toutes ces différences lui ont-elles fait illusion; le sieur de Villers aime à se le persuader, & voudroit sauver le sieur C.... du soupçon de mauvaise foi, en le supposant dans l'erreur. Mais il en faut revenir au vrai, le portrait en miniature ressemble au portrait à l'huile, le sieur de Villers le soutient, la vue seule en décide. Resteroit-il du doute? le sieur de Villers veut bien consentir, quoique ce ne soit pas le cas, que des Experts donnent leur avis, si les Juges le croient nécessaire. Ces Experts peuvent se passer du sieur C..., ils ne doivent même pas voir l'_original_, ils n'ont à juger que la ressemblance d'une _copie_ à l'autre. D'après leur avis, il ne restera plus qu'à condamner le sieur C..... au paiement de 96 livres, prix convenu & avoué, à la déduction de 40 livres & quelques sous pour les drogues que le sieur de Villiers consent avoir reçues, & en tous les dépens. _Ce Mémoire est de Me. Coqueley de Chausse-Pierre, Avocat._ [Illustration: ornement] MÉMOIRE _POUR les Coëffeurs des Dames de Paris._ Nous sommes par essence des Coëffeurs des Dames, & des fonctions pareilles ont dû nous assurer de la protection, mais cette protection a fait des envieux; tel est l'ordre des choses. Les Maîtres Barbiers-Perruquiers sont accourus avec _des têtes de bois_ à la main; ils ont eu l'indiscrétion de prétendre que c'étoit à eux de coëffer celles des Dames. Ils ont abusé d'Arrêts qui nous sont étrangers, pour faire emprisonner plusieurs d'entre nous; ils nous tiennent en quelque sorte le _rasoir_ sur la gorge, & c'est contre cette tyrannie que nous nous trouvons aujourd'hui forcés d'implorer le secours de la Justice. Nous avons commencé par consulter un Jurisconsulte, qui nous a dit, que les Loix Romaines ne statuoient rien sur les droits que nous réclamons; qu'il y a grande apparence que nous n'existions pas, lors des capitulaires de Charlemagne; qu'il est possible que nous ayons eu l'être civil à Athenes, dans ses jours de délices; qu'au surplus, depuis cette époque jusqu'à nous, il s'étoit écoulé plus de deux mille ans de tems, utile pour la prescription. Ce langage nous a d'abord donné de l'inquiétude; nous avons cherché d'autres secours, & nous les avons trouvés. La science des Jurisconsultes n'est pas celle qui convient à l'exposition de nos moyens; la question dont il s'agit ici exige des détails étrangers à leur doctrine. Les Perruquiers prétendent que c'est à eux seuls qu'il appartient de coëffer les Dames. Pour renverser leur prétention nous établirons; 1º. que l'Art de coëffer les Dames, est un Art libre, étranger à la Profession des Maîtres Perruquiers; 2º. que les Statuts des Perruquiers ne leur donnent pas le droit exclusif qu'ils prétendent avoir; 3º. qu'ils ont abusé des Arrêts de la Cour pour exercer des vexations contre nous, & qu'ils nous doivent des dommages & intérêts considérables. PREMIER OBJET. Il faut faire une grande différence entre le métier de Barbier-Perruquier & le talent de coëffer les Dames. La profession de Perruquier appartient aux Arts méchaniques: la profession de Coëffeurs des Dames appartient aux Arts libéraux. Les Arts méchaniques ont donné naissance à l'établissement des différens Corps & Communautés. Ces Arts se bornent à une pratique purement manuelle, bien au-dessous des créations du génie, & se tiennent renfermés dans la sphere étroite qui leur est propre. Il n'en est pas de même des Arts libéraux pour lesquels on payeroit inutilement une Maîtrise; ce n'est point avec quelque piece de métal qu'on peut acheter ce goût, cette faculté active d'inventer & de produire, qui leur donne l'existence & la vie; il faut porter dans son ame le germe des talens créateurs: quiconque a le génie propre à l'Art qu'il adopte, doit l'exercer avec pleine liberté; telles sont les maximes protectrices des beaux Arts, celles à la faveur desquelles ils ont fait en France des progrès si merveilleux. Il eût été ridicule d'ériger en Corps & Communauté les Poëtes, les Statuaires, les Peintres, les Musiciens, comme les Perruquiers, les Cordonniers & les Tailleurs. Le Peintre anime la toile, le Statuaire un bloc de marbre, l'un & l'autre parlent aux yeux pour les tromper, & ce prestige est la perfection de l'ouvrage. Le Musicien & le Poëte portent à l'ame les objets sur lesquels ils s'exercent, & quand ils ont le génie de leur Art, ils peignent en traits de flammes, ils échauffent tout ce qui se trouve dans la sphere de leur activité. Nous ne sommes ni Poëtes, ni Peintres, ni Statuaires, mais par les talens qui nous sont propres, nous donnons des graces nouvelles à la beauté, que chante le Poëte; c'est souvent d'après nous que le Peintre & le Statuaire la représentent; & si la chevelure de Bérénice a été mise au rang des Astres, qui nous dira que pour parvenir à ce haut degré de gloire, elle n'ait pas eu besoin de notre secours? Les détails que notre Art embrasse se multiplient à l'infini. Un front plus ou moins grand, un visage plus ou moins rond, demandent des traitemens bien différens; par-tout il faut embellir la nature, ou réparer ses disgraces. Il convient encore de concilier avec le ton de chair la couleur sous laquelle l'accommodage doit être présenté. C'est ici l'Art du Peintre, il faut connoître les nuances, l'usage du clair obscur, & la distribution des ombres, pour donner plus de vie au teint & plus d'expression aux graces; quelquefois la blancheur de la peau sera relevée par la teinte rembrunie de la chevelure, & l'éclat trop vif de la blonde sera modéré par la couleur cendrée, dont nous revêtirons ses cheveux. L'accommodage se varie encore à raison des situations différentes. La coëffure de l'entrevue n'est pas celle du mariage, & celle du mariage n'est pas celle du lendemain. L'art de coëffer la prude, & de laisser percer les prétentions sans les annoncer, celui d'afficher la coquette, & de faire de la mere la sœur aînée de sa fille; d'assortir le genre aux affections de l'ame, qu'il faut quelquefois deviner; au desir de plaire, qui se manifeste; à la langueur du maintien qui ne veut qu'intéresser; à la vivacité qui ne veut pas qu'on lui résiste; d'établir des nouveautés, de seconder le caprice, & de le maîtriser quelquefois; tout cela demande une intelligence qui n'est pas commune, & un tact pour lequel il faut en quelque sorte être né. Les progrès de notre Art se portent encore plus loin. Sur ce Théâtre où regne l'illusion, où les Dieux, les Héros, les Démons, les Fées, les Magiciens, se reproduisent sans cesse; une tête sortant de nos mains est tantôt celle d'une Divinité, tantôt celle d'une Héroïne, tantôt celle d'une simple Bergere; la chevelure d'Armide n'a rien de commun avec celle de Diane, & celle de Diane n'a rien de commun avec celle d'Alcimadure; les cheveux serpentans & entrelacés des furies, ne forment-ils pas le plus parfait contraste avec les ondulations des cheveux flottans de l'Amour? C'est en saisissant les nuances attachées à ces différens genres, que le charme se perpétue, & qu'on reconnoît la main d'un Artiste habile. L'Art des Coëffeurs des Dames est donc un Art qui tient au génie, & par conséquent un Art libéral & libre. L'arrangement des cheveux & des boucles ne remplit pas même tout notre objet. Nous avons sans cesse sous nos doigts les trésors de Golconde. C'est à nous qu'appartient la disposition des diamans, des croissans, des sultanes, des aigrettes. Le Général d'Armée sçait quel fond il doit faire sur une _demi-lune_ placée en avant; il a ses Ingénieurs en titre; nous sommes Ingénieurs en cette partie, avec un _croissant_ avantageusement placé, il est bien difficile qu'on nous résiste, & que l'ennemi ne se rende: c'est ainsi que nous assurons & que nous étendons sans cesse l'empire de la beauté. Les fonctions des Barbiers-Perruquiers sont bien différentes; tondre une tête, acheter sa dépouille, donner à des cheveux qui n'ont plus de vie la courbe nécessaire avec le fer & le feu; les tresser, les disposer sur un simulacre de bois, employer le secours du marteau, comme celui du peigne, mettre sur la tête d'un Marquis la chevelure d'un Savoyard, & quelquefois pis encore, se faire payer bien cher la métamorphose; barbouiller des figures pour les rendre plus propres; enlever avec un acier tranchant, au menton d'un homme, l'attribut de son sexe, baigner, étuver, &c; ce ne sont-là que des fonctions purement méchaniques, & qui n'ont aucun rapport nécessaire avec l'Art que nous venons de décrire. Les Perruquiers auront, si l'on veut encore, la faculté de faire l'accommodage des cheveux naturels des hommes, parce que cet accommodage ne doit être qu'un arrangement de propreté. Nous aurions pû cependant leur disputer la coëffure des Petits-Maîtres, par une raison d'analogie; mais nous laisserons volontiers leurs têtes entre les mains d'un Perruquier, pour qu'ils fassent moins de progrès dans la coquetterie; en un mot, nous ne coëffons que les Dames; leurs maris même ne sont pas de notre compétence, & tant que nous nous renfermerons dans des bornes pareilles, la jalousie des Perruquiers pourra crier, mais la Police n'aura rien à nous dire. En vain les Perruquiers objecteroient-ils, que s'ils ont la main trop pesante pour la coëffure des Dames, ils peuvent avoir chez eux des Garçons qui l'ayent beaucoup plus légere. Cette objection seroit un aveu, que l'Art de coëffer les Dames ne seroit pas propre à leur état, puisque les Maîtres n'auroient pas le talent nécessaire pour l'exercer; & de-là nous pourrions conclure, que leurs Garçons distraits par d'autres soins ne l'acquerroient pas davantage; mais une raison bien plus puissante s'oppose, à ce que les Dames employent les Garçons Perruquiers pour leur coëffure: les Garçons Perruquiers changent à chaque instant de boutique, & ces changemens perpétuels ne permettent pas de les admettre à un ministere de confiance tel que le nôtre. Le Coëffeur d'une femme est en quelque sorte le premier Officier de sa toilette; il la trouve sortant des bras du repos, les yeux encore à demi-fermés, & leur vivacité, comme enchaînée par les impressions d'un sommeil, qui est à peine évanoui. C'est dans les mains de cet Artiste, c'est au milieu des influences de son Art, que la rose s'épanouit en quelque sorte, & se revêt de son éclat le plus beau; mais il faut que l'Artiste respecte son ouvrage, que placé si près par son service il ne perde pas de vue l'intervalle, quelquefois immense, que la différence des états établit; qu'il ait assez de goût pour sentir les impressions que son Art doit faire, & assez de prudence pour les regarder comme étrangeres à lui. Il est donc vrai de dire, que ni les Perruquiers ni leurs Garçons, ne sont pas propres à faire l'office des Coëffeurs des Dames; que l'Art des Coëffeurs est étranger à la Communauté des Maîtres Perruquiers, comme étant un Art libre & libéral. Voyons maintenant si les Statuts de la Communauté des Maîtres Perruquiers ne présentent rien qui puisse porter la plus légere atteinte aux vérités que nous venons d'établir: c'est le second objet de nos réflexions. DEUXIEME OBJET. L'article 58 des Statuts des Maîtres Perruquiers, s'exprime ainsi, _aux seuls Barbiers-Perruquiers, Baigneurs, Etuvistes, appartiendra le droit de faire poil, bains, perruques, étuves, & toutes sortes d'ouvrages de cheveux, tant pour hommes que pour femmes, à peine de confiscation des ouvrages, cheveux & ustensiles_. Cet article seul suffiroit pour faire sentir la différence essentielle qui se trouve entre les Perruquiers & les Coëffeurs des Dames. Le Perruquier a une matiere d'ouvrage, & le Coëffeur n'a qu'un sujet. La _matiere_ est ce que l'on emploie dans le travail; le _sujet_ est ce sur quoi l'on travaille. Le Perruquier travaille avec les cheveux, le Coëffeur sur les cheveux. Le Perruquier fait des ouvrages de cheveux, tels que des perruques, des boucles; le Coëffeur ne fait que maniérer les cheveux naturels, leur donner une modification élégante & agréable: le Perruquier est un Marchand qui vend sa matiere & son ouvrage; le Coëffeur ne vend que ses services; la matiere sur laquelle il s'exerce, n'est point à lui. D'après ces définitions, l'article cité ne présentera point d'équivoques; les Perruquiers auront seuls le droit de faire & de vendre des ouvrages de cheveux, tels que des perruques & boucles factices, il sera défendu aux autres d'en fabriquer & vendre, _à peine de confiscation desdits ouvrages, cheveux & ustensiles_; mais ils ne confisqueront pas la frisure naturelle d'une Dame, qui n'aura point employé leur ministere, parce que cette frisure n'est point dans le Commerce, & parce que la chevelure, qui fait ici la matiere de l'ouvrage, appartenant par ses racines à la tête qui la porte, les Perruquiers ne peuvent avoir aucun droit sur cette matiere & sur sa modification. Les Perruquiers objectent qu'ils ont, en vertu de l'article cité, le droit exclusif de faire l'accommodage des cheveux naturels des hommes, & que par conséquent ils doivent avoir également le droit de faire celui des femmes exclusivement. Nous leur répondons d'abord que l'article cité ne leur donne pas le droit exclusif d'accommoder les cheveux naturels des hommes, puisqu'il ne s'explique que sur les ouvrages de cheveux, sujets à confiscation. Nous ajouterons, que si les Perruquiers sont en possession de faire l'accommodage des cheveux naturels des hommes, ce ne peut être qu'en vertu d'un ancien usage, mais qu'ils ne peuvent invoquer ni l'usage ni la possession, relativement à l'accommodage des cheveux naturels des femmes. 2º. Si les Perruquiers avoient par leurs Statuts le droit exclusif de coëffer les Dames, ils n'auroient certainement pas souffert qu'il s'établît dans cette Capitale une quantité de Coëffeuses aussi considérable. Que leur importe donc que les Dames se fassent coëffer par des femmes ou par des hommes, puisqu'aussi bien ils ne sont point en possession de les coëffer, & qu'ils n'en auroient pas même le talent? 3º. Il est certain que les hommes, dans ce genre, ont le goût beaucoup plus sûr; car s'il est vrai que dans leur parure les femmes cherchent à plaire aux hommes, les Artistes de ce sexe, premiers juges des impressions de leur ouvrage, dirigeront plus efficacement vers cet objet, les agrémens dont on leur sera redevable. 4º. Les Maîtres Perruquiers de Marseille sont établis à l'instar des Maîtres Perruquiers de Paris: les Perruquiers de Marseille voyoient avec peine en 1760, dans cette ville, une quantité de Coëffeurs à l'usage des Dames; ils leur ont suscité un Procès; ils ont suivi la route que leur avoient tracée les Perruquiers de cette Capitale, & obtenu au Parlement d'Aix les mêmes Arrêts que ceux-ci ont obtenus en la Cour; mais il en est intervenu un définitif le 20 Juin 1761, qui a rejetté les prétentions des Perruquiers, & assuré aux Coëffeurs des Dames le plein & entier exercice de leur état. Il est donc vrai de dire, que les Maîtres Perruquiers ne peuvent se prévaloir de leurs Statuts, pour porter atteinte à la profession des Coëffeurs des Dames. Il nous reste un troisieme objet à remplir, c'est de faire voir l'abus que les Maîtres Perruquiers ont fait vis-à-vis de nous, de quelques Arrêts de la Cour; & la nécessité d'assurer la tranquillité & la liberté des Coëffeurs des Dames par un Jugement irrévocable. TROISIEME OBJET. Plusieurs Garçons Perruquiers, dont le nombre est immense dans cette Capitale, peuvent s'être mal comportés, ces inconvéniens sont communs à la plupart des gens qui sont dans la fougue de l'âge; on s'est occupé du soin de réprimer leur licence. Les Maîtres Perruquiers ont fait une délibération qu'ils ont fait homologuer par Sentence du Magistrat de Police, & par Arrêt de la Cour du 12 Décembre 1760; la Sentence fait défenses à tous Garçons Perruquiers de s'assembler & s'attrouper; d'entrer chez les Maîtres sans certificat & enregistrement; de les quitter sans les avoir avertis huit jours auparavant, & sans avoir fini les ouvrages qu'ils auroient commencés: il est enjoint aux Garçons venant de Province, de se faire enregistrer au Bureau de la Communauté dans huitaine du jour de leur arrivée, le tout sous peine de prison contre les Garçons, & d'amende contre les Maîtres. Les précautions prises par cette Sentence, pour empêcher les écarts des Garçons Perruquiers, sont bien dignes de la sagesse & de la sagacité du Magistrat, qui dans cette Capitale préside à la Police avec un applaudissement universel. Le nommé Coursel, Garçon Perruquier & quelques autres, avoient été arrêtés pour contravention à ce Réglement; ils ont interjetté appel de la Sentence du Magistrat de Police, & formé opposition à l'Arrêt qui en ordonnoit l'exécution, & ils en ont été déboutés par un Arrêt contradictoire du 29 Juillet 1761. Tout ceci est absolument étranger aux Coëffeurs des Dames; cependant les Syndics de la Communauté des Perruquiers, jaloux de leurs succès, ont fait emprisonner plusieurs Coëffeurs, entr'autres le sieur Barbulé, sur le fondement qu'ils étoient contrevenus à la Sentence de Police, & aux Arrêts de la Cour, en ne se faisant pas enregistrer au Bureau de la Communauté. Nous avons formé une tierce opposition à ces Arrêts, seulement en ce qu'on en voudroit induire, que leurs dispositions s'étendent contre nous; mais cette tierce opposition est de pure surabondance; car nous ne sommes point Garçons Perruquiers, nous possédons un talent qui n'a rien de commun avec celui de faire des barbes & des perruques. La plupart d'entre nous ont appris leur Art d'autres Coëffeurs, & seroient fort embarrassés, s'il falloit qu'ils s'occupassent de la profession des Perruquiers. On dira peut-être que quelques Coëffeurs se sont fait enregistrer au Bureau de la Communauté; la chose est possible, & cette espece de soumission aura été l'effet de l'inquiétude occasionnée par l'activité même avec laquelle les Syndics abusoient des Arrêts que nous venons de citer; mais il ne résultera pas de là, que ces Syndics ayent eu le droit de nous faire emprisonner, sur le fondement que nous ne nous serions point fait enregistrer au Bureau de leur Communauté; car avant de pouvoir être punis comme réfractaires à une Loi, il faut qu'elle existe: or il n'y avoit ni Loi ni Réglement qui assujettisse les Coëffeurs des Dames à se faire enregistrer au Bureau de la Communauté des Perruquiers. Ces vérités ont été déjà senties dans un provisoire que la Cour a jugé, & les Magistrats ont en même tems reconnu que les Coëffeurs des Dames ne devoient point être troublés dans l'exercice de leur Art par les Perruquiers, tant qu'ils ne se mêleroient point de coëffer les hommes; en conséquence il est intervenu Arrêt sur les conclusions de M. l'Avocat Général Seguier, qui a ordonné que le sieur Barbulé, l'un d'entre nous, seroit mis en liberté; a fait par provision défenses aux Syndics des Perruquiers, d'emprisonner les Coëffeurs de Dames, en défendant néanmoins à ces derniers de s'immiscer en rien dans ce qui peut concerner la coëffure des hommes. Il y a tout lieu de croire, que la Cour statuant en définitif, suivra le plan qu'elle s'est elle-même tracé par ces dispositions provisoires; & en le suivant, elle ne manquera pas sans doute de condamner la Communauté des Maîtres Perruquiers en des dommages & intérêts considérables, relativement aux vexations que le sieur Barbulé & plusieurs autres d'entre nous ont essuyé de leur part. Nous terminerons par cette observation. Nous sommes environ 1200 dans cette Capitale, qui subsistons & faisons subsister nos femmes & nos enfans par les ressources que nous trouvons dans l'Art que nous professons. Si l'on nous surprend faisant des barbes, fabriquant des Perruques, accommodant des hommes, nous aurons tort, les Perruquiers se plaindront avec raison; mais aussi si nous nous renfermons dans les bornes de notre état, pourquoi ne nous conserveroit-on pas notre existence? Quelques Censeurs séveres diront peut-être qu'on se passeroit bien de nous, & que s'il y avoit moins de prétentions & d'aprêt dans la toilette des Dames, les choses n'en iroient que mieux; ce n'est pas à nous de juger si les mœurs de _Sparte_ étoient préférables à celles d'_Athenes_, & si la Bergere qui se mire dans la fontaine & se pare avec des fleurs, mérite plus d'hommages que de brillantes Citoyennes qui usent de tous les rafinemens de la parure. Les Arts utiles ont amené les richesses; les richesses ont produit le luxe; le luxe a donné naissance aux Arts frivoles: tel est le cours des choses, parmi toutes les nations; il faut prendre le siecle dans l'état où il est, puisqu'aussi bien sa réforme subite seroit contre l'ordre des événemens humains. C'est au ton des mœurs actuelles que nous devons notre existence, & tant qu'elles subsisteront nous devons subsister avec elles. Que si le genre de notre défense paroît trop au-dessous de la dignité de la Justice, c'est un malheur dont nous nous plaignons d'avance; mais la gravité du style du Barreau étoit-elle propre à présenter des détails de toilette, & ces détails n'étoient-ils pas nécessaires, puisqu'ils sont nos moyens? Une réflexion nous rassure. Le droit de juger les hommes est un attribut divin; l'Etre éternel juge jusqu'aux moindres actions des humains: les Magistrats connoissent de toutes les contestations, même les plus frivoles; la recherche de la vérité, si précieuse par elle-même, ennoblit toutes les matieres dont ils s'occupent; & de même que l'astre du jour se leve & luit pour tous les Etres, les Citoyens de tous les Ordres peuvent, avec le même succès, implorer les secours de la Justice. BIGOT DE LA BOISSIERE, Proc. [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] FACTUM _POUR Mademoiselle PETIT, Danseuse de l'Opéra, révoquée, Complaignante au Public._ MESSIEURS, C'est avec autant de douleur que de honte que je me vois réduite à emprunter la plume d'un ami, pour me défendre contre mes persécuteurs, & contre mon Accusatrice. J'espere encore assez des uns, & je méprise trop l'autre pour les nommer. Le Public les connoît: il sera notre Juge. Je suis cette Danseuse qu'on a, dit-on, surprise sous le théâtre de l'Opéra, telle que Vénus & Mars furent exposés aux yeux de l'Olympe assemblé dans les Rets de Vulcain. Le témoin prétendu de mon infamie ressemble assez par la noirceur de son teint, & la difformité de sa taille, à ce Chef des Cyclopes. Son ame est bien digne du corps qu'elle occupe; elle a tous les vices de son état, & n'en a pas les vertus. Il est d'usage parmi nous de s'accorder une indulgence réciproque en matiere de galanterie. Cette discrétion politique est absolument nécessaire à l'intérêt commun. Sans cela nous serions tour à tour les dupes de nos vengeances, & les hommes cesseroient d'être les nôtres. J'avouerai que je ne voulois entrer à l'Opéra que dans la vue d'imiter mes Compagnes, & d'arriver comme elles au bonheur par la route du plaisir. Je suis jeune, bien faite & d'une assez jolie figure: j'ai les yeux petits, mais vifs, & ma mere, qui s'y connoît, dit qu'ils en valent bien de plus grands. Tous mes amis solliciterent donc pour moi une place dans les Chœurs, & je l'obtins à force de crédit. Je comptai dès-lors ma fortune assurée. Nous sommes sur le théâtre ce que les Fermiers-Généraux sont dans les Finances. La plupart commencent avec rien, nous commençons de même. Ils s'intéressent dans plus d'une affaire, nous n'avons jamais pour une intrigue. Ils doivent l'alliance des Grands à leurs richesses, nous la devons à nos appas. Ils sacrifient leurs amis à l'intérêt, nous lui sacrifions nos amans. Un trait de plume leur vaut cent mille livres, une faveur accordée nous en vaut quelquefois davantage. Ils font des traités captieux, les nôtres sont équivoques. Le goût du plaisir nous mene à la prodigalité, le faste les rend dissipateurs. Deux choses nous différencient; ils s'endurcissent pour thésauriser, nous nous attendrissons pour nous enrichir: ceux qu'ils ruinent les maudissent, ceux que nous ruinons nous adorent. Vous voyez, Messieurs, que je connoissois toutes les prérogatives de ma place, & j'aurois bientôt acquis le peu qui me manquoit pour la remplir dignement. J'ai peu d'esprit, mais en faut-il beaucoup quand on a le reste? Et d'ailleurs le théâtre n'en donne-t-il pas? Hélas! j'en aurois comme les autres sans la malheureuse aventure que la calomnie m'impute pour m'en enlever de brillantes. Je vais, Messieurs, vous exposer le fait qui a servi de base aux impostures de mon Accusatrice. J'arrivai sur les trois heures à l'Opéra avec ma Coëffeuse; le Tailleur étoit dans la loge. M. ...., protecteur né de toutes les Filles qui commencent, étoit venu assister à ma petite toilette, & me débitoit mille jolies choses sur l'éclat de mon teint, la blancheur de ma peau & la finesse de ma taille. J'écoutois avec plaisir ce qu'il me disoit avec confiance; un usage de vingt ans donne bien de la facilité pour le débit. M. de ..... qui passa vis-à-vis de ma loge, m'apperçut, & me souhaita le bon jour; je lui répondis en Fille bien née: un homme de qualité ne veut pas être en reste de politesse; il entra dans la loge, & me dit des folies auxquelles je répliquai avec sagesse. Enfin il poursuivit sa plaisanterie, la conversation s'anima, & nous nous donnâmes en badinant quelques coups: j'avois eu le dernier, je courus après lui dans le dessein de me venger: il me demanda grace, & me baisa la main: je m'appaisai. La Jaquet qui passa dans cet instant, feignit de prendre les préliminaires pour la chose même. Elle alla sur le théâtre annoncer ses lubriques visions à Mademoiselle Cartou qui refusa de la croire, & qui lui conseilla chrétiennement, la chose supposée vraie, d'en supprimer le scandale qui ne pouvoit manquer de rejaillir sur tout le Corps. Les méchans n'écoutent point de conseils; elle raconta le fait à des esprits moins bons, & plus crédules sur le compte du prochain. Quand je parus dans les coulisses, on vint me regarder, on se parla bas, on rit sous cape. Je m'apperçus que j'étois l'objet de tout ce manege: j'en demandai la raison, & je l'appris avec toute l'indignation que donne le témoignage de la conscience contre la calomnie. M. de T..., galant homme, mais subordonné, fut informé de l'histoire par une femme qu'il est obligé de croire, lors même qu'elle ment, & je fus sacrifiée à sa haine, que j'ai encourue sans l'avoir jamais méritée. Voilà le fait tel qu'il s'est passé; examinons maintenant quel ordre on a observé dans l'arrêt de ma proscription, _unus testis, testis nullus_. Un seul témoin ne fait point de témoignage. La Loi est formelle & triomphante en ma faveur. Je n'ai contre moi qu'un témoin, encore est-ce une Fille, & quelle Fille, Messieurs! Il me faudroit toute son impudence pour détailler l'histoire de sa vie. Ce que je vous dois, Messieurs, aussi bien qu'à mon sexe, ne me permet pas de l'entreprendre. Il me suffit de vous dire que son amant lui-même l'avoit quittée il y a environ un an. M. Pibrac sçait bien pourquoi: mais ces Messieurs se taisent par devoir, & je me tais par bienséance. Si ma Partie avoit pensé comme moi, je ne me verrois pas aujourd'hui forcée à la noircir pour me justifier. Tel est, Messieurs, ce témoin qui dépose contre moi; voyons si ceux qui m'innocentent ne méritent pas au moins de balancer sa déposition. Le Tailleur de la loge ne m'a pas quittée, & il nie le fait. Mais, me dira-t-on, 1º. vous avez acheté son silence. Qu'on prouve la subornation. L'on a menacé le pauvre homme de le chasser: il a persisté dans la négative, & je ne suis assurément pas dans le cas de le dédommager de son emploi s'il venoit à le perdre. 2º. Sept autres témoins oculaires déposent contre vous. Qu'on me les produise ces témoins, qu'ils se présentent devant moi pour me confondre par une déposition unanime & circonstanciée. Suffit-il donc d'annoncer des témoins pour condamner un Accusé? La Loi n'exige-t-elle pas qu'ils soient confrontés avec lui, afin qu'il puisse infirmer leur témoignage, s'il se trouve faux, ou qu'il soit forcé à l'aveu du crime s'il est coupable? 3º. La Coëffeuse est d'une profession suspecte, & elle est à vos gages. _R._ Elle n'est point à mes gages, & quand cela seroit, en matiere criminelle le témoignage des Domestiques est reçu dans les Tribunaux. Sa profession à la vérité est suspecte, mais sa personne ne l'est pas, & sa déposition est d'un tout autre poids que celle de ma Partie, dont heureusement pour moi les histoires sont avérées. M. de ....., décoré des honneurs militaires, & connu par sa probité, est-il aussi un témoin suspect de vénalité? N'avoit-il pas des raisons, non-seulement pour m'abandonner, mais pour être le plus cruel de mes ennemis si j'avois été coupable? Il est cependant le premier & le plus ardent de mes Défenseurs. Il a vu arriver M. de .....: il a entendu ses propos & mes réponses: il a été témoin de mes actions, rien de tout ce qui s'est passé entre nous ne lui a échappé. Un témoignage de cette espece, est, je crois, victorieux, & doit rejetter sur mon Accusatrice toute l'infamie dont elle a voulu me couvrir. Je ne demande point à rentrer à l'Opéra: il ne faut pas même que la femme de César soit soupçonnée: j'aurois trop à rougir de cette affreuse intrigue. Mais, Messieurs, j'exige un acte de justice de votre part que vous ne sçauriez me refuser. Si la calomnie est avérée, sifflez mon ennemie: que vos avanies la forcent à chercher les ténèbres, asyles du crime. Elle est en Chanteuse ce que je suis en Danseuse; vous perdrez peu à ses talens, & vous aurez la satisfaction d'être les vengeurs de l'innocence opprimée. _Signée_, PETIT. _Cette Piece est de feu M. l'Abbé DE LA MARRE, Auteur de l'Opéra de Zaïde._ [Illustration: ornement] [Illustration: ornement] ANECDOTES, _Reparties, Traits singuliers, &c._ [Illustration: ornement] Il étoit très-ordinaire au Barreau, jusqu'au milieu du dix-septieme siecle, de dire avec emphase des choses triviales, & de surcharger les causes d'une foule de citations étrangeres. C'est cette affectation que Racine a si bien jouée dans sa Comédie des _Plaideurs_; l'Intimé qui est dans cette Piece l'habile Avocat, commence ainsi son plaidoyer; Messieurs, tout ce qui peut effrayer un coupable; Tout ce que les mortels ont de plus redoutable, &c. C'est une Parodie de l'Exorde de Cicéron _pro Quintio_. Un Avocat en plaidant pour un Pâtissier contre un Boulanger, s'étoit servi du même Exorde, & c'est ce qui donna lieu à la plaisanterie de Racine. Le plaidoyer de Petit-Jean est une critique des Orateurs qui s'égaroient dans des dissertations étrangeres à leur sujet. Ce défaut est beaucoup plus ancien que le Barreau françois. Martial s'en plaint dans une jolie Epigramme. _Lib. VI, Ep. 19._ Non de vi, neque cæde, nec veneno, Sed lis est mihi de tribus capellis. Vicini queror has abesse furto. Hoc Judex sibi postulat probari. Tu Cannas, Mithridaticumque bellum Et perjuria Punici furoris, Et Syllas, Mariosque, Mutiosque Magnâ voce sonas, manuque totâ. Jam dic, Postume, de tribus capellis. [Illustration: ornement] On ne sera peut-être pas fâché de voir de quelle maniere M. de la Monnoie a rendu cette Epigramme. Pour trois moutons qu'on m'avoit pris J'avois un Procès au Bailliage. Gui, le phénix des beaux esprits, Plaidoit ma cause & faisoit rage. Quand il eut dit un mot du fait, Pour exagérer le forfait, Il cita la Fable & l'Histoire, Les Aristotes, les Platons. Gui, laissez-là tout ce grimoire Et revenez à vos moutons. [Illustration: ornement] Un Avocat, homme d'esprit, fit sentir le même ridicule à son Adversaire, qui dans une affaire où il s'agissoit d'un mur mitoyen, parloit de la guerre de Troye & du Scamandre; il l'interrompit, en disant: la Cour observera que ma Partie ne s'appelle pas Scamandre, mais Michault. [Illustration: ornement] Le Premier Président du Parlement de Paris demanda un jour à Me Montauban, Avocat, s'il seroit long: _Oui, Monsieur_, répondit-il; _du moins_, reprit le Magistrat, _vous êtes de bonne foi_. Racine a encore fait usage de ce trait dans les _Plaideurs_. [Illustration: ornement] Un Avocat, qui défend une cause, se voit souvent dans la nécessité d'employer toutes sortes de moyens, parce que chaque Juge a son principe, bon ou mauvais, suivant lequel il se décide. Dumont, célebre Avocat, persuadé de cette vérité, plaidoit un jour à la Grand'Chambre, & mêloit à des moyens victorieux, d'autres moyens foibles ou captieux. Après l'Audience le Premier Président lui en fit des reproches: M. le Président, lui répondit-il, un tel moyen est pour M. un tel; cet autre, pour M. un tel. Après quelques séances l'affaire fut jugée, & Me Dumont gagna sa cause. Le Premier Président l'appella, & lui dit: Me Dumont, vos paquets ont été rendus à leur adresse. [Illustration: ornement] Un Premier Président demandoit à Me Langlois, pourquoi il se chargeoit souvent de mauvaises causes: Monsieur, lui répondit l'Avocat, j'en ai tant perdu de bonnes que je ne sçais plus lesquelles prendre. [Illustration: ornement] Un Avocat célebre s'étoit chargé de défendre des Bateleurs & Farceurs, qui avoient un procès; le Premier Président lui marqua de la surprise de ce qu'il plaidoit pour de telles gens: Monsieur, répondit l'Avocat, j'ai cru que puisque la Cour avoit bien voulu leur donner audience, je pouvois plaider pour eux. [Illustration: ornement] Un Magistrat de beaucoup de réputation qui, par timidité ou par défaut de mémoire, n'avoit jamais pu venir à bout de prononcer de suite un discours, interrompit un jour un Avocat qui plaidoit devant lui; l'Avocat, piqué, lui dit malignement: vous m'interrompez, Monsieur, quoique vous sçachiez bien la peine qu'il y a de parler en public. [Illustration: ornement] Un Avocat, dont le plaidoyer paroissoit trop étendu pour la cause qu'il défendoit, avoit reçu ordre du Premier Président d'abréger; mais celui-ci, sans rien retrancher, répondit d'un ton ferme, que tout ce qu'il disoit étoit essentiel. Le Président espérant enfin le faire taire, lui dit; la Cour vous ordonne de conclure: hé bien, repartit l'Avocat, je conclus à ce que la Cour m'entende. [Illustration: ornement] M. Fourcroy, Avocat célebre, plaidoit: les Juges prévenus que sa cause étoit mauvaise, se leverent pour aller aux opinions; dans le tems qu'ils opinoient, l'Avocat crioit de tems en tems, _M. le Président_: à la fin ce Magistrat se tourna, & lui dit, d'un ton fort sec, que voulez-vous, Avocat? je demande acte à la Cour, répondit l'Avocat, du refus qu'elle fait de m'entendre, afin que je puisse me justifier envers ma Partie, qui est à cent lieues d'ici. Cette demande frappa les Juges: ils reprirent leurs places pour donner audience à l'Avocat, qui, ramassant tout ce qu'il avoit de force & de feu, plaida avec tant d'éloquence qu'il gagna la cause. [Illustration: ornement] Dans la cause d'un Grand-Chantre, à qui quelques Chanoines, dont il avoit troublé le sommeil pendant l'office, vouloient contester la police du Chœur; l'Avocat qui plaidoit pour le Chantre, s'apperçut que les Juges se livroient eux-mêmes au sommeil; il feignit alors d'apostropher les Chanoines, ses Adversaires, & cria d'une voix forte: _quoi, Messieurs, vous dormirez, & il ne me sera pas permis de vous rappeller à vos fonctions?_ L'apostrophe eut un double effet, elle réveilla l'Auditoire, & l'Avocat gagna sa cause. [Illustration: ornement] Un Avocat de Toulouse, nommé Adam, faisoit les harangues que devoit prononcer un Président. Cet Avocat fut obligé de faire un voyage à Paris: pendant son absence, le Président eut une harangue à faire, qu'il composa le mieux qu'il put; comme il la prononçoit, un Conseiller qui le vit embarrassé cita ces paroles de la Genese, _Adam, ubi es?_ Adam, où es-tu? [Illustration: ornement] Un Avocat au Parlement de Grenoble, qui plaidoit contre les Religieux de la grande Chartreuse, commença ainsi: Messieurs, je parle contre les pauvres Religieux du desert S. Bruno, Marquis de Mirebel, Comtes d'Entremont, Barons de Vaurex & Seigneurs de beaucoup d'autres lieux. [Illustration: ornement] M. B...., Avocat à ...., possédoit une petite terre, voisine d'une autre qui appartenoit au Procureur Général du Parlement de B.... Pendant le cours d'une vacance, l'Avocat profitant des droits du voisinage, alla rendre une visite au Magistrat, qu'il trouva dans son cabinet; après les premiers complimens il s'assit & continua la conversation. Au bout de quelque tems il mit son chapeau sur sa tête & se permit d'user de la liberté de la campagne; mais M. le Procureur Général crut que c'étoit une licence, & voulant la lui faire sentir: _les tems sont bien changés_, lui dit-il doctoralement; _les Avocats autrefois ne s'asseyoient ni ne se couvroient en présence d'un Procureur Général. Vous m'étonnez beaucoup, Monsieur_, reprit vivement M. B... _vous parlez, sans doute, d'un tems où les Avocats n'avoient ni cul ni tête_. Cette plaisanterie désarma la morgue campagnarde du Magistrat: en effet, plusieurs Souverains auroient invité Me Charles Dumoulin à s'asseoir devant eux, & ils n'auroient pas cru déroger à leur dignité. [Illustration: ornement] Un Avocat du siecle dernier, chargé de défendre la cause d'un homme sur le compte duquel on vouloit mettre un enfant, se jettoit dans des digressions étrangeres à son sujet: le Juge ne cessoit de lui dire, au fait, venez au fait, un mot du fait; l'Avocat impatienté de la leçon, termina brusquement son plaidoyer: en disant; le fait est un enfant fait, celui qu'on dit l'avoir fait, nie le fait: voilà le fait. [Illustration: ornement] Pé Fournier étoit borgne: plaidant un jour, il mit ses lunettes pour lire une piece, & dit, Messieurs, je ne produirai rien qui ne soit nécessaire; l'Avocat adverse lui répliqua, commencez donc par retrancher un des verres de vos lunettes. Cette plaisanterie déconcerta Pé Fournier. [Illustration: ornement] Un Avocat assez mal bâti & fort laid, plaidoit contre une Bourgeoise; c'étoit une cause sommaire, & qu'il chargeoit de beaucoup de moyens inutiles. La Bourgeoise perdant patience, interrompit l'Avocat: Messieurs, dit-elle, voici le fait en peu de mots; je m'engage de donner au Tapissier, qui est ma Partie, une somme pour une Tapisserie de Flandre, à personnages bien dessinés, beaux comme M. le Président, (c'étoit effectivement un bel homme) il veut m'en livrer une où il y a des personnages croqués, mal bâtis, comme l'Avocat de ma Partie: ne suis-je pas dispensée d'exécuter la convention? Cette comparaison, qui étoit très-claire, déconcerta l'Avocat adverse, & la Bourgeoise gagna sa cause. [Illustration: ornement] Il est d'usage de donner un conseil aux criminels avant de les condamner. Un Avocat devenu le conseil d'un filou, surpris a dérober des bourses dans une Audience du Parlement, le tire à l'écart; il lui demande s'il étoit vrai qu'il eût coupé la bourse à quelqu'un? Il est vrai, Monsieur, dit le voleur; mais.... tais-toi, reprit l'Avocat, le meilleur conseil que je puisse te donner est de t'en aller au plus vîte. Le Voleur, trouvant l'avis fort bon, gagne l'escalier le plus proche & disparoît. L'Avocat se présente au Barreau; les Juges lui demandent s'il n'a rien à dire pour la défense du criminel: Messieurs, dit-il, ce pauvre malheureux m'a avoué son crime; mais comme j'étois nommé son conseil, j'ai cru devoir lui conseiller de prendre la fuite. Ce fut un sujet de risée; mais il n'y avoit rien à dire à l'Avocat. [Illustration: ornement] M. V...., Avocat, arrivant dans la grande Salle du Palais, vit un nombre de personnes assemblées & un certain brouhaha: il demanda le sujet de ce tumulte, & on lui répondit que c'étoit à l'occasion d'un voleur qu'on venoit d'arrêter en flagrant délit: tant mieux, dit M. V...., il faut faire un exemple & punir sévérement ce coquin-là; il lui convient bien de venir au Palais voler sans robe. [Illustration: ornement] Le Maréchal de ...... menoit des Dames à l'Opera, mais toutes les loges avoient été retenues; comme il en vit une remplie par un domestique, qui la gardoit pour un Abbé, il obligea ce domestique de sortir, & fit entrer sa compagnie dans la loge. L'Abbé arriva peu de tems après avec des Dames, & fut piqué, comme on le pense bien, de cette violence. Force lui fut néanmoins de céder pour le moment; mais le lendemain il fit assigner son rival devant le Tribunal des Maréchaux de France; & plaidant lui-même sa cause, dit »qu'il étoit bien malheureux d'être obligé de se plaindre de l'un d'entr'eux, qui de sa vie n'avoit pris que sa loge,« & demanda justice: le Président lui répondit, »vous venez de vous la faire«. [Illustration: ornement] Dans le tems que l'habit de velours étoit regardé comme un habillement de luxe, M. D...., Avocat, en avoit commandé un à son Tailleur; celui-ci le fit & le lui apporta; mais M. D..... trouvant quelques défauts à l'habit, voulut forcer le Tailleur à le reprendre & le fit assigner au Châtelet: M. D.... plaida lui-même sa cause, & dit qu'il avoit à la vérité commandé l'habit de velours, mais que le Tailleur devoit le garder à ses frais, puisque l'habit ne lui alloit pas; là-dessus le Lieutenant Civil prononça, & dit, nous donnons acte à M. D.... que l'habit de velours ne lui va pas; mais comme il l'a commandé, il est condamné à le payer. [Illustration: ornement] Un Avocat disoit d'un de ses Confreres, qui passoit pour très-ignorant, vous voyez un tel, il n'y a pas d'Avocat plus cher que lui, il ne donneroit pas un bon conseil pour cent pistoles. [Illustration: ornement] Un jeune Avocat, qui plaidoit une affaire criminelle, dit naïvement, Messieurs, le jour de la querelle fut une belle nuit. [Illustration: ornement] Topenot, Procureur aux Consuls, plaidoit d'une façon naïve & tout-à-fait singuliere. Il défendoit un jour un Maquignon, que l'on vouloit forcer de reprendre un cheval: Messieurs, disoit Topenot, quand nous avons vendu notre cheval il étoit en très-bon état, il étoit gros & gras; aujourd'hui comment veut-on que nous le reprennions, on nous l'a ramené comme un _Ecce homo_, parce qu'on lui a fait faire trop de chemin & qu'on l'a fait courir à ventre déboutonné. Après tout, nous ne vous en imposons pas, il est là-bas dans la cour, il n'y a qu'à le faire monter & comparoître en personne. Mais, lui dit-on, gardez le cheval à l'écurie une quinzaine de jours, il sera bientôt refait. Ah! Messieurs; dit Topenot, ce que l'on demande n'est pas raisonnable, & ma Partie n'est pas en état de garder pendant quinze jours à l'écurie un cheval qui resteroit là les bras croisés à ne rien faire. [Illustration: ornement] Deux Huissiers nouvellement reçus, & qui n'avoient encore guere fait de procès-verbaux, furent chargés d'une contrainte contre un Village, pour le recouvrement d'un reste de Taille; ils eurent affaire à des gens qui prirent mal la chose, & ils furent battus de la maniere la plus complette. Ils ne manquerent pas d'en dresser un grand procès-verbal, & d'exagérer les excès commis contre des membres de la Justice; lesquels assassins, disoient-ils, en nous outrageant & excédant, prenoient Dieu depuis la tête jusqu'aux pieds, & proféroient tous les blasphêmes imaginables contre ledit Dieu, soutenant que nous étions des coquins, des fripons, des scélérats & des voleurs, ce que nous affirmons véritable; en foi de quoi, &c. Ces Huissiers furent admonestés pour leur ignorance. [Illustration: ornement] L'Avocat d'une Veuve, qui avoit un procès de famille qui duroit depuis quatre-vingts ans, dit un jour en plaidant devant M. le Premier Président de Verdun: Messieurs, les Parties adverses qui jouissent injustement du bien de nos pupilles, prétendent que la longueur de leur oppression est pour eux un titre légitime, & que nous ayant accoutumés à notre misere, ils sont en droit de nous la faire toujours souffrir. Il y a près d'un siecle que nous avons intenté action contr'eux; & vous n'en douterez point, quand je vous aurai fait voir par des certificats incontestables que mon aïeul, mon pere & moi, nous sommes morts à la poursuite de ce procès...... _Avocat_, interrompit le Premier Président, _Dieu veuille avoir votre ame_, & fit appeller une autre cause. [Illustration: ornement] Une bonne Dame, choquée de ce que les Ecclésiastiques familiarisés avec les cérémonies lugubres des enterremens, n'y paroissoient pas fort tristes, & rient même quelquefois, s'ils croient en avoir sujet, parce que _ab assuetis non fit passio_, déclara par son testament, que si quelque Ecclésiastique rioit à son convoi, elle entendoit ne rien payer de la somme qu'elle destinoit à leur rétribution, laquelle appartiendroit à l'exclusion de ceux qui riroient, à ceux qui ne riroient pas. Le frere de la Testatrice fit lecture au Clergé convoqué de la volonté de sa sœur, après sa mort. Cette disposition, loin d'inspirer le sérieux, ne donna que plus d'envie de rire, & il n'y eut pas un Prêtre de ceux qui y assisterent, qui, en se regardant, pût se conformer au vœu de la défunte. Sur ce fondement, le frere se crut en droit de refuser les honoraires au Clergé assistant; l'affaire fut portée à l'Audience, & l'Avocat de l'héritier eut beau faire valoir la sagesse de la disposition testamentaire, celui du Clergé lui répondit qu'il étoit impossible d'envisager le zele hypocrite d'un frere, héritier d'une succession opulente, sans en rire, qu'ainsi il falloit mettre la disposition au _rang des dispositions non écrites_. Le Clergé gagna sa cause, & on n'eut point d'égard au testament. [Illustration: ornement] La premiere représentation d'Adelaïde du Guesclin fut sifflée dès le premier acte, & quelques années après à la reprise de cette Piece, les endroits qui avoient été le plus sifflés furent ceux qui exciterent le plus de battemens de mains; là-dessus M. de Voltaire dit, vous me demanderez peut-être auquel des deux jugemens je me tiens, je vous répondrai ce que dit un Avocat Vénitien aux sérénissimes Sénateurs devant lesquels il plaidoit; _Il mese passato, le vostre Excellenze hanno judicato cosi, & questo mese nella medesima causa hanno judicato tutto l'contrario & sempre ben_. Vos Excellences, le mois passé, jugerent de cette façon; & ce mois-ci, dans la même cause, ils ont jugé tout le contraire, & toujours à merveille. _FIN._ End of Project Gutenberg's Causes amusantes et connues, by Robert Estienne *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CAUSES AMUSANTES ET CONNUES *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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