The Project Gutenberg eBook of La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers Author: Gaston Maugras Release date: March 30, 2016 [eBook #51606] Most recently updated: October 23, 2024 Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS ET SON FILS, LE CHEVALIER DE BOUFFLERS *** Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont marqués =ainsi=. LA MARQUISE DE BOUFFLERS ET SON FILS LE CHEVALIER DE BOUFFLERS DU MÊME AUTEUR =Le Duc et la Duchesse de Choiseul.= _Leur vie intime, leurs amis et leur temps_. 8e édition. Un volume in-8º avec des gravures hors texte et un portrait en héliogravure 7 fr. 50 =La Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul.= _La vie à Chanteloup, le retour à Paris, la mort_. 5e édition. Un volume in-8º avec gravures et portrait 7 fr. 50 =Le Duc de Lauzun et la cour intime de Louis XV.= 10e édition. Un vol. in-8º avec un portrait 7 fr. 50 (_Couronné par l'Académie française, prix Guizot._) =Le Duc de Lauzun et la cour de Marie-Antoinette.= 7e édition. Un vol. in-8º 7 fr. 50 (_Couronné par l'Académie française, prix Guizot._) =Les Demoiselles de Verrières.= Nouvelle édition. Un vol. in-16 avec deux portraits 3 fr. 50 =L'Idylle d'un gouverneur.= _La Comtesse de Genlis et le Duc de Chartres._ 2e édition. In-8º avec portrait 1 fr. 50 =La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle.= 11e édition. Un volume in-8º avec une héliogravure 7 fr. 50 =Les Dernières années de la Cour de Lunéville.= Un volume in-8º avec une héliogravure 7 fr. 50 =Voltaire et Jean-Jacques Rousseau.= (Épuisé.) 1 vol. =Trois mois à la cour de Frédéric.= (Épuisé.) 1 vol. =Les Comédiens hors la loi.= (Épuisé.) 1 vol. =La Duchesse de Choiseul.= (Épuisé.) 1 vol. =Journal d'un étudiant pendant la Révolution.= (Épuisé.) 1 vol. =L'Abbé F. Galiani.= Correspondance. (En collaboration avec Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 2 vol. =La Jeunesse de Madame d'Épinay.= (En collaboration avec Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 1 vol. =Les Dernières Années de Madame d'Épinay.= (En collaboration avec Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 1 vol. =La Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney.= (En collaboration avec Lucien Perey.) 1 vol. PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--9352. [Illustration] Héliogr. Chauvet Imp. Eudes MARIE-FRANÇOISE-CATHERINE DE BEAUVAU MARQUISE DE BOUFFLERS 1711-1786 _Miniature appartenant à Madame la Comtesse de Beaulaincourt_ Plon-Nourrit & Cie Edit. LA MARQUISE DE BOUFFLERS ET SON FILS LE CHEVALIER DE BOUFFLERS PAR GASTON MAUGRAS _Avec un portrait en héliogravure_ Neuvième édition [Logo] PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE--6e 1907 _Tous droits réservés_ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. Published 10 April 1907. Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March 3d 1903 by Plon-Nourrit et Cie. AVERTISSEMENT Nous présentons aujourd'hui au public le troisième et dernier volume de l'ouvrage que nous avions entrepris de consacrer à Mme de Boufflers, à sa famille et à ses amis. Au cours de notre récit nous avons été amené à faire une assez large place au roi Stanislas et à son entourage. A cette occasion on nous a reproché de ne pas avoir suffisamment rendu justice aux recherches, à la science, et aux importants travaux d'un certain nombre d'érudits lorrains. En énumérant les ouvrages que nous avions consultés et en spécifiant que nous leur avions fait «de nombreux emprunts», nous pensions avoir indiqué de quelle ressource ils avaient été pour nous. Cependant, comme rien ne saurait être plus éloigné de nos intentions que de paraître diminuer les mérites de nos confrères, nous tenons à rendre de nouveau un loyal et légitime hommage à leurs travaux, si savants et si complets, et aux précieux documents et renseignements qu'ils nous ont fournis. C'est ainsi que dans notre _Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_, nous avons très largement utilisé le travail de M. Pierre Boyé: _La Cour de Lunéville en 1748 et 1749_, ou _Voltaire chez le roi Stanislas_. (Nancy, Crépin-Leblond, 1891, in-8º de 84 pages.) Notre deuxième volume avait d'abord paru sous la rubrique: _Dernières années du roi Stanislas_. M. Pierre Boyé nous ayant fait observer qu'il était l'auteur d'une brochure intitulée _les Derniers moments du roi Stanislas_ (Nancy, Lidot, 1898, in-8º de 48 pages), une modification de titre nous a paru s'imposer, d'autant plus que le roi Stanislas n'était nullement le héros de notre livre, et nous adoptâmes le titre: _Dernières années de la cour de Lunéville_. M. Pierre Boyé avait d'ailleurs déjà consacré au roi Stanislas et à son règne une série de douze ouvrages dont plusieurs ont été pour nous une très précieuse source de renseignements. C'est ainsi que _Stanislas Leczinski et le troisième traité de Vienne_ (Paris, Berger-Levrault, 1898, in-8º de 583 pages), nous a fourni les détails que nous donnons sur les projets de remariage du Roi, le rôle de la princesse Christine, les tentatives de Stanislas pour remonter sur le trône de Pologne. Les lettres de Stanislas à sa fille, que nous avons transcrites, sont toutes tirées de l'édition de M. Boyé: _Lettres inédites de Stanislas à Marie Leczinska_ (Paris, Berger-Levrault, 1901, in-8º de 178 pages). L'étude qui précède cette édition, les commentaires qui l'accompagnent, et _les Derniers moments du roi Stanislas_, du même auteur, nous ont également beaucoup servi pour retracer la vie et la mort du roi de Pologne. Enfin, antérieurement à nous, M. Boyé avait exposé les difficultés politiques en Lorraine dans une brochure spéciale: _la Querelle des vingtièmes en Lorraine, l'exil et le retour de M. de Chateaufort_ (Nancy, 1906, in-8º de 31 pages), mais nous n'avons pas eu connaissance de cette brochure, parue quelques mois avant notre volume. Après M. Meaume et avant nous, M. Druou a connu et utilisé la correspondance entre Tressan et Devaux dont la bibliothèque de Nancy possède des copies faites en 1888 par les soins de M. Meaume, sur les originaux de la collection Morrisson. M. Druou en a publié de nombreux fragments dans ses études sur le chevalier de Boufflers et le comte de Tressan. (_Mémoires de l'Académie de Stanislas_, années 1885 et 1889.) Enfin, on nous a fait observer que les quelques lettres de la bibliothèque de Nancy, que nous avions citées comme inédites, avaient déjà été utilisées par les historiens lorrains. La lettre de Montesquieu à Solignac par exemple, citée en appendice, a fait le sujet d'une notice de M. Meaume (_Mémoires de l'Académie de Stanislas_, année 1888). Le journal de Durival avait été à plusieurs reprises dépouillé par M. Pierre Boyé pour ses publications sur le dix-huitième siècle en Lorraine et par M. Christian Pfister pour ses travaux sur l'histoire de Nancy. PRÉFACE Avant de commencer le récit des dernières années de la marquise de Boufflers, nous avons le très agréable devoir d'expliquer à nos lecteurs comment les documents dont nous avons fait usage sont parvenus entre nos mains. Toutes les lettres du chevalier de Boufflers à sa mère et à sa sœur, Mme de Boisgelin, nous ont été gracieusement offertes par M. le comte de Croze-Lemercier, qui bien souvent déjà nous a fait de précieuses communications et qui, cette fois encore, a mis à notre disposition, avec une bonne grâce dont nous ne saurions trop le remercier, les riches documents qui sont entre ses mains. Toute la correspondance de Mme Durival et du chevalier de Boufflers, toutes les lettres de Mme de Lenoncourt, de Cerutti, tous les papiers de Panpan nous ont été confiés par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel et le capitaine Noël, héritiers directs de Mme Durival[1]. [1] En 1797, Mme Durival avait marié à Sommerviller deux jeunes gens qu'elle considérait comme ses enfants d'adoption, M. Noël, officier de cavalerie à l'armée de Sambre-et-Meuse, et Mlle Charlotte de Nismes d'Aubigny. Ils eurent plusieurs enfants. Nous leur adressons nos plus chaleureux remerciements. Nous remercions tout particulièrement M. le capitaine Noël qui a bien voulu nous guider et nous aider dans nos recherches; en lui exprimant ici notre bien vive reconnaissance, nous ne faisons que rendre justice aux grands services qu'il nous a rendus. Toute la correspondance de Panpan avec Mme de Boufflers fait partie de notre collection d'autographes. M. le prince de Beauvau, M. le marquis de Marmier, M. le capitaine de Conigliano, M. Le Brethon, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, nous ont à plusieurs reprises fourni de très précieux renseignements et nous les prions d'agréer l'expression de notre très sincère gratitude. LA MARQUISE DE BOUFFLERS ET SON FILS LE CHEVALIER DE BOUFFLERS[2] CHAPITRE PREMIER 1766-1767 La Lorraine après la mort de Stanislas.--Départ des principaux personnages de la Cour.--Le maréchal de Bercheny, le comte de Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc., quittent Lunéville. Souvent, et c'est un des plus tristes côtés de la nature humaine, nous ne comprenons la place que certains êtres tenaient dans notre vie que lorsque nous les avons perdus. C'est seulement quand ils ne sont plus que nous songeons à rendre justice à leurs mérites. C'est alors seulement que nous comprenons combien ils nous étaient chers et à quel point ils contribuaient à notre bonheur. [2] Voir: _La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_. Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1904.--_Les dernières années de la Cour de Lunéville._ Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1906. Il en est souvent de même pour les peuples. Ce n'est qu'après la mort de Stanislas que la Lorraine comprit ce qu'il avait fait pour la défendre, ce qu'elle devait à sa paternelle et sage administration, en un mot tout ce qu'elle perdait en lui. La disparition du vieux Roi de la scène du monde fut pour les habitants des deux duchés un véritable désastre. On avait appelé l'_acte de Cession_ de 1737 la première mort du pays. L'année 1766 fut la seconde, irrémédiable cette fois. Du jour au lendemain la Lorraine perdit son autonomie. Nancy et Lunéville, du rang de petites et brillantes capitales, tombèrent au niveau de villes de province de deuxième ordre. L'animation, la gaieté, le luxe qu'apportait la présence de la Cour, les nombreux étrangers que son éclat et sa réputation attiraient sans cesse, tout disparut en un instant. Le commerce devint languissant; les habitants désolés virent non seulement tarir les sources de leur fortune, mais aussi disparaître tout ce qui faisait la gloire et le renom de leur petit pays. La vie s'éteignit peu à peu et bientôt régna partout une morne tristesse. On voyait croître l'herbe dans les cours de tous ces palais aujourd'hui abandonnés, naguère encore retentissants du bruit des fêtes et de la joie des courtisans. La France, il faut l'avouer, ne fit rien pour adoucir la transition, s'attacher ces nouvelles provinces et leur faire oublier par des bienfaits la perte de leur indépendance. Louis XV, au contraire, avec une dureté et une sécheresse de cœur qu'on ne saurait juger trop sévèrement, s'efforça d'effacer brutalement toutes les traces du passé. Sa conduite fut du reste d'une si rare inconvenance qu'elle souleva une réprobation universelle. Il n'eut même pas la pudeur de conserver quelques années tous ces monuments, que son beau-père avait élevés avec tant de passion et d'amour, toutes ces œuvres charmantes qui avaient fait la joie de sa vie et qui rappelaient un règne bienfaisant et glorieux. Il décida, il est vrai, qu'on conserverait le château de Lunéville, mais on le transforma en caserne et on logea des troupes dans ces appartements illustrés par la présence de Voltaire, de Mme du Châtelet, de Mme de Boufflers et de tant d'autres. Le château de Commercy fut moins favorisé encore. C'est en vain que Stanislas, en le léguant à sa fille, avait bien spécifié qu'il l'avait créé pour elle, à son intention spéciale, qu'il désirait le lui voir habiter; Louis XV ne tint aucun compte de dernières volontés si respectables et il décida que le château serait abandonné[3]. [3] C'est pitié de visiter aujourd'hui ces appartements royaux, autrefois si magnifiques, et qui servent maintenant de chambrées aux troupes de la garnison. La fontaine royale, le château d'eau, le pont d'eau, toutes les merveilles créées à grands frais par Stanislas subirent le même sort et elles ne tardèrent pas à s'effondrer misérablement. Il en fut de même de toutes ces résidences champêtres, de toutes ces délicieuses retraites élevées par le Roi, soit pour son usage personnel, soit pour celui de ses courtisans: la Malgrange[4], Jolivet, Einville, Chanteheu, les chartreuses du parc de Lunéville, etc.[5], tout fut démoli et les matériaux mis en vente. On ne respecta même pas les chefs-d'œuvre dont le Roi avait orné toutes ces demeures; sculptures, peintures à l'huile et à fresque, bas-reliefs, boiseries, tout fut détruit sans pitié. [4] La Malgrange ne fut démolie qu'en partie. [5] Elles étaient occupés par les amis les plus intimes du Roi: la marquise de Boufflers, le prince de Beauvau, le maréchal de Bercheny, le marquis de Choiseul, le marquis de Ménessaire, le chevalier de Boufflers, le comte de Cucé, M. Alliot. Quant aux bosquets, jardins, parcs, orangeries, cascades, pièces d'eau, serres, ménageries, qui entouraient ces différentes résidences, on les abandonna complètement. Les habitants de Lunéville gémissaient sur cette destruction générale, mais personne ne la ressentait plus douloureusement que Panpan. L'ancien lecteur du Roi avait le cœur déchiré de voir disparaître peu à peu tout ce qu'il avait chanté, tout ce qui avait été sa vie, tout ce qui rappelait son bienfaiteur. Il exhalait ses plaintes dans ces termes touchants: Quand je peignais ainsi ces brillantes merveilles, Et que tu me prêtais d'indulgentes oreilles, Grand Roi, qui t'aurait dit que tes vastes châteaux Dureraient encore moins que mes faibles tableaux. Quel œil eût pu percer dans cet avenir sombre? Je lis encore ces vers. Tes palais ne sont plus. Dans ta tombe enfouis, ils sont tous disparus. Si leur magnificence a passé comme une ombre, A jamais dans nos cœurs survivront tes vertus![6] [6] Bibl. de Nancy. Papiers de Devau. Stanislas, qui ne pouvait guère soupçonner l'usage que le légataire ferait de cette libéralité, avait naïvement légué à son gendre le mobilier de tous ses châteaux et maisons de plaisance. Par un arrêté du 17 mars 1766, tout entier de sa propre main, Louis XV donna l'ordre de mettre en vente immédiatement tous les objets, quelsqu'ils fussent, qui garnissaient les habitations royales[7]. Les vieux amis de Stanislas eurent la douleur et l'indignation de voir vendre à l'encan, sur la place publique, et disperser au feu des enchères ces meubles magnifiques, ces véritables œuvres d'art qui avaient appartenu à leur maître vénéré. [7] Arch. Nat. K. 1. 189. Les appartements du château de Lunéville furent à moitié dévastés; les riches boiseries du cabinet du Roi disparurent; on les retrouva plus tard dans le grenier d'un village voisin où elles servaient de cloison[8]. [8] JOLY, _le Château de Lunéville_. La pauvre Marie Leczinska n'eut même pas le droit d'arracher aux enchères ces meubles familiers dont son père aimait à s'entourer et qui lui étaient doublement précieux par les souvenirs qui s'y rattachaient. Elle eut seulement la permission de sauver du désastre les portraits qui se trouvaient dans les appartements du feu Roi[9]. [9] Elle fut autorisée à faire venir à Versailles les portraits de ses parents, de ses grands-parents, du dauphin, de Mme Adélaïde et de Mme Victoire, de la princesse de Talmont, du duc et de la duchesse Ossolinski, du roi de Prusse et de Charles XII. (Arrêté du 27 mars 1766. Arch. Nat. K. 1. 189.) Ce ne furent pas seulement les œuvres éphémères de Stanislas qui disparurent avec lui, la société charmante qu'il avait su très habilement grouper et qui faisait tout l'agrément de sa Cour ne lui survécut pas un seul jour. Tout naturellement, en effet, et par la force même des choses, cette société dont il était le lien nécessaire, indispensable, se dispersa presque immédiatement. Sur l'ordre de Louis XV, tous les courtisans qui habitaient le château, et ils étaient légion, durent abandonner leurs appartements. Ce fut le signal de la débâcle. Quelle raison de rester à Lunéville, quand il n'y avait plus de Cour, qu'on n'avait plus ni logement, ni charges, ni bénéfices d'aucune sorte. Chacun agit donc suivant sa fantaisie ou les nécessités de sa situation; les uns, ceux qui avaient des fonctions à la cour de France ou l'espoir d'en obtenir, prirent la route de Versailles, les autres retournèrent dans leurs châteaux faire des économies et méditer sur l'instabilité des choses de ce monde. Dans le petit cercle intime du Roi et de la favorite, le seul dont nous ayons à nous occuper, le plus empressé à quitter la Lorraine après la mort du Roi, fut le maréchal de Bercheny; son ami disparu, rien ne retenait plus le vieux guerrier à Lunéville. Il partit aussitôt avec toute sa famille pour la terre de Luzancy, qu'il aimait passionnément, et qu'il n'avait quittée qu'à regret pour les splendeurs de la cour de Lorraine. Il entraîna avec lui un des plus fidèles serviteurs de Stanislas, le comte de Tressan. La mort de son bienfaiteur avait été de toutes façons pour Tressan une véritable catastrophe. Non seulement son cœur était douloureusement affecté par la perte d'un ami très sûr et très aimé, mais il perdait encore avec lui tous les bénéfices de sa situation, logement, entretien, équipages, émoluments. Pour comble de disgrâce, Stanislas ne l'avait honoré dans son testament d'aucune faveur particulière[10]. [10] Reconnaissant des bienfaits dont il avait été comblé, Tressan voulut élever à la mémoire de son ami un monument digne de lui et il composa un «portrait historique de Stanislas.» Voltaire, auquel il en avait envoyé un exemplaire, lui répondait: «Votre souvenir m'a bien touché, monsieur, et votre ouvrage a fait sur moi l'impression la plus tendre. Voilà comme je voudrais qu'on fît les oraisons funèbres; il faut que ce soit le cœur qui parle, il faut avoir vécu intimement avec le mort qu'on regrette... Votre ouvrage est vrai, il est attendrissant, il est bien écrit... je vous remercie tendrement de me l'avoir envoyé.» Sans ressource et dans une situation financière qui s'aggravait chaque jour, qu'allaient devenir Tressan et les siens? Non seulement il fallait vivre, mais il fallait encore payer les dettes qui avaient été accumulées depuis des années. Harcelé par ses créanciers et ne sachant comment subvenir à l'existence de sa famille, le grand maréchal ne vit d'autre ressource que de quitter la Lorraine et d'aller chercher à la campagne un asile modeste où il pût achever l'éducation de ses enfants. Autrefois une pareille détermination lui aurait déchiré le cœur et il n'aurait pu s'y résigner; quitter Mme de Boufflers eût été au-dessus de ses forces. Mais les temps étaient bien changés. Les rigueurs persistantes de la marquise avaient fini, l'âge aussi aidant, par triompher de la passion du vieux comte, et il envisageait maintenant avec calme une séparation que les circonstances lui imposaient impérieusement. Mis au courant des projets de retraite du grand maréchal, M. de Bercheny pensa que le voisinage d'un homme agréable et lettré serait une précieuse ressource dans sa solitude et il chercha à l'attirer près de lui. Il y avait non loin de Luzancy, sur les bords de la Marne, un petit village, Nogent-l'Artaud, où il était facile de se loger à peu de frais. M. de Bercheny l'indiqua à Tressan. Ce dernier trouva le conseil judicieux, et bientôt il achetait à Nogent, pour 10,000 livres, une maison convenable avec de beaux jardins. Elle avait appartenu autrefois à M. Poisson, avant la singulière fortune de Mme de Pompadour. Quelque pénible que lui fût le sacrifice, le comte, avant de s'éloigner, se décida à faire dans sa maison les réformes nécessaires. Il vendit sa bibliothèque et sa belle collection d'histoire naturelle à la margrave de Bade, il se défit de ses chevaux, de ses équipages, d'une partie de son mobilier; enfin il se réduisit à un seul valet de chambre[11]. [11] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE TRESSAN. Versailles, Lebon, 1897. Voltaire, qu'il avait mis au courant de ses projets, les approuvait fort: «Vous comptez donc aller vivre en philosophe à la campagne, lui écrivait-il? Je souhaite que ce goût vous dure comme à moi. Ce n'est que dans la retraite qu'on peut méditer à son aise.» Mais si le philosophe félicitait Tressan de sa détermination, il s'attendrissait sur le sort de Panpan, qui allait être privé de son meilleur ami, et il ajoutait gracieusement: «Je n'oublierai jamais mon cher Panpan, c'est une âme digne de la vôtre. Que fera-t-il quand vous ne serez plus en Lorraine? Toute la Cour de votre bon roi va s'éparpiller et la Lorraine ne sera plus qu'une province. On commençait à penser; ces belles semences ne produiront plus rien; c'est vers la Marne qu'il faudra voyager... Notre lac de Genève fait bien des compliments à la Marne. «Adieu, monsieur, conservez-moi des bontés qui sont la consolation de ma vieillesse.» Tressan dit donc adieu à Mme de Boufflers, à Panpan, à tous ses amis, et il quitta sans esprit de retour cette Lorraine où il vivait depuis seize ans, où il avait éprouvé bien des joies, mais aussi les plus cruels tourments de l'amour malheureux. Il vécut paisiblement pendant quelques années dans sa modeste demeure de Nogent-l'Artaud, voisinant avec le maréchal de Bercheny, faisant l'éducation de ses quatre enfants qu'il aimait tendrement, et trouvant des consolations à son isolement dans les travaux littéraires et dans la culture de son petit jardin. C'est là qu'il commença à composer ces romans de chevalerie qui bientôt le passionnèrent et l'occupèrent jusqu'à son dernier jour[12]. [12] Le marquis de Paulmy venait de créer la bibliothèque des Romans; il invita Tressan à y collaborer; ce dernier accepta avec joie et il fit paraître successivement des romans de chevalerie tirées de nos vieilles chroniques: _le petit Jehan de Saintré_, _Gérard de Nevers_, _Artus de Bretagne_, _Huon de Bordeaux_, _Tristan le Léonais_, _Dom Ursino le Navarin_, les _Amadis_, etc., etc. MM. de Bercheny et Tressan ne furent pas seuls à quitter la Lorraine. L'aumônier du Roi, cet ineffable abbé Porquet, qui avec tant de succès avait consacré ses soins à l'éducation du chevalier de Boufflers, imita bientôt leur exemple. Que lui restait-il à faire à Lunéville, maintenant que son royal pénitent n'avait plus besoin, et pour cause, de ses services? Vivre paisible et ignoré dans un petit cercle de vieux amis, végéter misérablement dans une cité morte, n'était pas du tout le fait du correct et séduisant Porquet. N'aimait-il pas toujours passionnément les spectacles, les fêtes, les plaisirs? N'était-il pas vraiment trop jeune encore pour renoncer aux joies de ce monde? Et où pouvait-il être mieux que dans la capitale pour satisfaire ses goûts mondains. L'abbé dit donc un éternel adieu à la Lorraine et il partit pour Paris. Il n'y avait pas de situation, mais il comptait sur sa réputation, et puis il était bien convaincu que ses amis, et en particulier son ancien élève, l'aideraient à en trouver une. En attendant, il se lança dans la société littéraire et galante de l'époque, fréquenta les philosophes et les comédiennes, en particulier Mlle Quinault, à laquelle Panpan l'avait recommandé, publia des vers dans l'_Almanach des Muses_, etc., etc.; bref il fit tout au monde, hors ce qui concernait son état. Panpan avait eu le cœur serré en voyant s'éloigner cet ami si cher et cependant il rimait encore en l'honneur de l'ingrat qui l'abandonnait. Il lui adressait bientôt cette plaintive élégie où il rappelait les joies du passé qui lui rendaient plus cruelles encore les tristesses du présent: O toi, dont la probité pure, Le cœur dans le bien affermi, Plus que l'heureux talent dont t'orna la nature Pour jamais m'ont fait ton ami, Gentil docteur que le Permesse Plus que la Sorbonne illustra, Toi, qui dis moins souvent la messe Que tu ne vas à l'Opéra, Te voilà donc fixé sur les bords de la Seine! Jadis, aux plaisirs de Paris, Je t'ai vu préférer nos plaisirs de Lorraine. Dans ces lieux autrefois de Boufflers si chéris, Aujourd'hui mon petit domaine, Je t'ai vu rassembler les muses et les ris; Dans mon balustre étoit la tribune aux harangues; Là pour ton chevalier tu fis ces vers charmants Ces vers auxquels toutes nos langues Donnoient plus d'applaudissements Qu'ils n'exigeaient de révérences[13]. Autres temps, autres jouissances... Mais quels moments vaudront ces fortunés moments?[14] [13] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 318. [14] Mss. de la bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau. La marquise de Lenoncourt, une des plus spirituelles femmes de la Cour, une des grandes amies de Panpan et de Mme de Boufflers, n'avait pas d'abord suivi l'exemple général. En dépit des ordres de Louis XV, elle avait continué à résider dans l'appartement qu'elle occupait au château, mais bientôt la solitude qui régnait dans cette vaste demeure, la tristesse qui pesait sur les bosquets du parc, assombrirent le moral de la marquise et elle fut prise de la nostalgie du bruit et du mouvement; puis elle était affligée d'un mari détestable «dont elle rougissait et dont elle avait peur». Stanislas la protégeait contre les entreprises de ce «gros monsieur», ainsi qu'elle appelait son époux. Mais le Roi n'étant plus là pour la défendre, elle ne se crut pas en sûreté à Lunéville et elle prit prétexte de son isolement pour quitter la Lorraine et chercher un refuge sur les bords de la Seine. Panpan, désolé de voir le vide se faire chaque jour plus grand autour de lui, écrivait à sa chère marquise: _A Mme la marquise de Lenoncourt._ Quand nous l'avons perdu ce Platon couronné, Au bonheur des Lorrains ce sage destiné, J'ai cru que dans ces lieux, de sa Cour éplorée, Il resteroit du moins quelque illustre débris. Tout a fui son tombeau, tout a fui vers Paris! Seule dans son palais, vous m'étiez demeurée; Je comptois, comme à lui, vous y faire ma cour, Objet de tout mon culte, illustre Lenoncourt; Vous m'auriez tenu lieu de sa tête sacrée. De sa présence auguste autrefois honorée, Ma chartreuse lui dut ses embellissements, Et d'arbres, et de fleurs, par ses ordres parée, Fut le théâtre heureux de nos amusements. Vous y suiviez Boufflers, quand, des jeux entourée, Boufflers y rassembloit l'esprit, et tous les goûts. Ils s'y seroient encor rassemblés près de vous! Mais de ces tristes lieux, pour jamais exilées, Les grâces avec elle, avec vous envolées, Ont privé mes jardins de leurs plus chers appas; Hélas! je n'y vois plus l'empreinte de vos pas Sur le sable de mes allées![15]. [15] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau. Ainsi Panpan voyait avec terreur s'éloigner peu à peu tous ses amis, tous ceux qu'il avait aimés, qui avaient été les compagnons de sa vie, qui lui rappelaient les joies des années heureuses. Bientôt il allait se trouver seul, n'ayant plus d'autre distraction que de cultiver les fleurs de son jardin, les fruits de son verger. Pour comble d'infortune il restait dans une situation fort modeste, ayant à peine de quoi vivre. C'était le moment ou jamais de faire appel à cette philosophie dont il avait lui-même si souvent vanté les bienfaisants effets. Dans sa détresse profonde, le pauvre Panpan avait-il au moins l'espoir de conserver celle qu'il aimait par-dessus toutes choses, sa bienfaitrice, la marquise de Boufflers? Si elle lui restait, c'était encore le bonheur. Hélas! la marquise, elle aussi, songeait à s'éloigner. Douloureusement affectée par la mort de ce vieillard pour lequel elle éprouvait une ancienne et sérieuse affection, chassée de ce château où elle régnait depuis tant d'années, elle se trouvait dans la situation la plus pénible. En perdant le Roi, elle avait tout perdu, honneurs, privilèges, situation, et comme elle s'était toujours montrée pour elle-même d'un grand désintéressement, elle restait sans la moindre fortune. Tout son patrimoine avait été follement dissipé au jeu, et elle n'avait plus pour vivre qu'une maigre pension de 18,000 livres sur le trésor royal. Le séjour de Lunéville lui était devenu odieux. Elle aussi voulait fuir ces lieux désolés, et elle parlait d'aller s'établir momentanément dans la capitale, près de son frère de Beauvau et de sa sœur de Mirepoix qu'elle aimait beaucoup, et qui y occupaient à la Cour comme dans la société une grande situation. A la nouvelle d'un départ prochain, Panpan jetait les hauts cris. Une fois entraînée dans la vie de Paris, ne serait-elle pas subjuguée par les succès qu'elle y obtiendrait? N'allait-elle pas oublier son vieil ami? Reviendrait-elle jamais en Lorraine? Ainsi parlait Panpan avec sa connaissance de la nature humaine, et son cœur se serrait à la pensée qu'il ne reverrait peut-être plus celle qui avait été l'idole de sa vie. Pendant l'automne de 1766, alors que Mme de Boufflers était encore hésitante, son frère de Beauvau lui écrivit qu'il allait venir avec la princesse passer quelques jours en Lorraine pour régler plusieurs affaires urgentes, et que de là il se rendrait dans son gouvernement du Languedoc où il aurait à séjourner plusieurs mois; il pressait instamment sa sœur de faire le voyage avec eux. Mme de Boufflers ne cherchait qu'une occasion d'échapper à ses tristes souvenirs. Elle estima qu'un voyage dans d'aussi agréables conditions serait pour elle une précieuse distraction. Puis un changement de milieu, d'horizons, d'habitudes n'était-il pas le meilleur moyen pour elle de se ressaisir. Elle verrait ensuite à réorganiser sa vie et à prendre des résolutions définitives. Elle écrivit donc à son frère qu'elle acceptait sa proposition avec reconnaissance et qu'elle se tenait prête à partir au premier signal. CHAPITRE II 1766-1767 Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.--Son séjour à Toulouse.--Correspondance avec Voltaire.--Mme de Boufflers à Paris.--Elle va prendre les eaux de Plombières.--Projets de voyage en Suisse. Nous avons dit, dans les premiers volumes de cet ouvrage, ce qu'était le prince de Beauvau, ses rares qualités, sa droiture, sa loyauté, ses aptitudes militaires; nous n'y reviendrons pas. Personne plus que lui ne jouissait de l'estime et de la considération générales. Nous avons raconté comment il avait perdu sa femme presque subitement en 1763 et comment, après un deuil de pure convenance, il avait épousé Mme de Clermont qu'il aimait depuis fort longtemps[16]. Cette seconde union, qui réalisait ses vœux les plus chers, tourna à miracle. Jamais on ne vit ménage plus tendrement uni, plus parfaitement heureux. Il fut à la fois, par sa rareté même, la gloire et l'étonnement du dix-huitième siècle. La nouvelle princesse de Beauvau, fort bien de sa personne, était en outre une femme de haute distinction. Elle avait un charme infini, un naturel simple, un ton excellent, une «sensibilité vraie, bonne, continuelle». [16] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 353. «Je ne crois pas qu'il y ait sous le ciel de caractère plus aimable, ni plus accompli que le sien, écrit Marmontel. C'est bien elle qu'on peut appeler justement et sans ironie «la femme qui a toujours raison». Mais la justesse, la netteté, la clarté inaltérable de son esprit est accompagnée de tant de douceur, de simplicité, de modestie et de grâce qu'elle nous fait aimer la supériorité même qu'elle a sur nous.» Mme du Deffant était moins élogieuse, mais peut-être plus exacte, quand elle écrivait: «Je doute que l'amour-propre de Mme de Beauvau lui cause jamais le plus petit chagrin. Cet amour-propre est cuirassé. Elle ne respire que gloire et hommage, elle vit de nectar et d'ambroisie, ne respire que l'encens. Elle dédaigne trop ceux qui ne l'adorent pas pour pouvoir jamais être offensée de leur indifférence. Elle est parfaitement heureuse, elle doit son bonheur à son caractère, et comme il est très bon, il lui attire l'estime de ceux qui la connaissent[17].» [17] A Mme de Choiseul, 7 septembre 1772. _Correspondance complète_ de Mme du Deffand par le marquis de Sainte-Aulaire. Paris, Calmann-Lévy, 1877.--Toutes les lettres de Mme du Deffand à Mme de Choiseul et de Mme de Choiseul à Mme du Deffand citées dans ce volume sont extraites de cette correspondance. La princesse avait une manière d'aimer son mari, simple et touchante. Elle ne songeait qu'à le faire valoir et à s'effacer elle-même. A l'entendre, c'était toujours à M. de Beauvau qu'on devait rapporter tout le bien qu'on louait en elle. Malgré toutes ses qualités, peut-être même en raison de ses qualités, Mme de Beauvau passait pour dominatrice et on lui reprochait «une personnalité intolérable»; il est certain qu'elle avait pris sur son entourage, et en particulier sur son mari, un empire presque absolu. Aussi Mme du Deffant, rarement bienveillante, l'avait-elle surnommée ironiquement _la dominante des dominations_. Elle désignait encore volontiers ces heureux époux sous le nom de _la dominante_ et _le soumis_. Quand les Beauvau eurent réglé leurs affaires d'intérêt en Lorraine, Mme de Boufflers dit adieu au pauvre Panpan désolé et elle partit avec eux pour Lyon. Ils y restèrent quelques jours, puis, de là, ils gagnèrent à petites journées Arles, où ils visitèrent l'amphithéâtre, les thermes, le palais de Constantin, Saint-Trophime, Saint-Honnorat, etc. Mme de Boufflers, très éprise du passé, ne se lassait pas d'admirer toutes ces merveilles des temps anciens. A Nîmes, elle s'extasia devant la maison carrée, les arènes, le temple de Diane, le pont du Gard, etc. Enfin ils arrivèrent à Toulouse, capitale du Languedoc. M. de Beauvau était très aimé dans son gouvernement, il y faisait preuve d'une indépendance d'esprit et d'une largeur d'idées fort rares à son époque. Quand il avait été nommé en 1764, son premier soin avait été de secourir de malheureuses familles protestantes qu'on persécutait à cause de leur foi et qui gémissaient dans les prisons depuis des années. Sa généreuse conduite faillit même lui attirer une disgrâce complète, mais rien ne put la lui faire modifier. Il répondait très noblement à des menaces réitérées: «Le Roi est le maître de m'ôter le commandement qu'il m'a confié, mais non de m'empêcher d'en remplir les devoirs selon ma conscience et mon honneur.» A peine Mme de Boufflers était-elle installée dans la capitale du Languedoc et jouissait-elle avec délices d'une vie toute nouvelle pour elle, qu'elle reçut de Voltaire une lettre pressante. Le vieux philosophe la suppliait d'obtenir du gouverneur qu'il fit nommer premier capitoul M. de Sudre, l'avocat qui avait défendu Calas, celui qui «seul avait protégé l'innocence lorsque tout le monde l'abandonnait et la calomniait». «Vous allez en Languedoc, lui disait Voltaire, votre premier plaisir sera d'y faire du bien. Je vous propose une action digne de vous et dont tous les honnêtes gens de France vous auront obligation... J'attends tout d'un cœur comme le vôtre»; et il l'assurait que «si son âge et les maladies le lui avaient permis,» il serait sûrement venu lui faire sa cour quand elle était passée par Lyon. Pais il lui racontait plaisamment toutes les infortunes qui l'accablaient dans sa très belle et très détestable vallée, où il ne lui manquait que «l'agrément de la peste». Le 21 janvier il lui écrivait encore: «Ferney, 21 janvier 1767. «Madame, non seulement je voudrais faire ma cour à Mme la princesse de Beauvau, mais assurément je voudrais venir à sa suite me mettre à vos pieds dans les beaux climats où vous êtes; et croyez que ce n'est pas pour le climat, c'est pour vous, s'il vous plaît, madame. «M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi mes vieux jours, sait que je ne voulais pas les finir sans avoir eu la consolation de passer avec vous quelques moments. Il est fort difficile actuellement que j'aie cet honneur: trente pieds de neige sur nos montagnes, dix dans nos plaines, des rhumatismes, des soldats et de la misère forment la belle situation où je me trouve. Nous faisons la guerre à Genève, il vaudrait mieux la faire aux loups qui viennent manger les petits garçons. Nous avons bloqué Genève, de façon que cette ville est dans la plus grande abondance et nous dans la plus effroyable disette. «Pour moi, quoique je n'aie plus de dents, je me rendrai à discrétion à quiconque voudra me fournir des poulardes. «J'ai fait bâtir un assez joli château et je compte y mettre le feu incessamment pour me chauffer. «J'ajoute à tous les avantages dont je jouis que je suis borgne et presque aveugle, grâce à nos montagnes de neige et de glace. «Promenez-vous, madame, sous des berceaux d'oliviers et d'orangers, et je pardonnerai tout à la nature.» «_P.S._--Je ne sais sur quel horizon est actuellement M. le chevalier de Boufflers, mais quelque part où il soit, il n'y aura jamais rien de plus singulier ni de plus aimable que lui[18].» [18] _Œuvres complètes de Voltaire._ Paris, Garnier frères.--Toutes les lettres de Voltaire citées dans ce volume sont tirées de l'édition Garnier frères. Malheureusement, si la recommandation de Voltaire auprès de la marquise de Boufflers et de M. de Beauvau était puissante, celle du prince auprès de M. de Saint-Florentin avait moins de crédit, et le protégé du philosophe ne fut pas nommé. Voltaire n'en remercie pas moins très aimablement sa correspondante de sa bonne volonté et de l'appui qu'elle lui a prêté. Il termine par ces mots pleins de grâce: «Je ne sais, madame, si vous allez à la Cour ou à la ville, mais en quelque lieu que vous soyez, vous ferez les délices de tous ceux qui seront assez heureux pour vivre avec vous. Cette consolation m'a toujours été enlevée. Votre souvenir peut seul consoler le plus respectueux et le plus attaché de vos serviteurs. «V.» Peu de jours après, nouvelle lettre du patriarche au sujet d'un libraire de Nancy, Leclerc, soupçonné de répandre des livres interdits. Pour couper court à sa propagande, on l'avait prudemment jeté à la Bastille. Voltaire indigné accuse, bien entendu, la Compagnie de Jésus de ce nouveau méfait. Il écrit «pénétré de douleurs»: «Faut-il donc que les Jésuites aient encore le pouvoir de nuire et qu'il reste du venin mortel dans les tronçons de cette vipère écrasée.» Il supplie la marquise d'agir en faveur d'un infortuné. «Rien ne rafraîchit le sang, comme de secourir les malheureux», lui dit-il pour l'encourager. Après un assez long séjour en Languedoc, Mme de Boufflers et ses compagnons reprirent la route de la capitale. Ils ramenaient avec eux, en l'entourant de soins empressés, une petite chienne barbette destinée à l'amusement de Mme du Deffant. Cet animal fit en effet le bonheur de la vieille aveugle: «Elle n'est pas trop jolie, disait-elle, mais elle m'aime, cela me suffit.» La marquise resta peu de temps à Paris, car elle avait des affaires urgentes à régler en Lorraine, mais la séparation allait être de courte durée; les Beauvau comptaient faire une saison à Plombières au mois de juillet et il était convenu que Mme de Boufflers les rejoindrait dans la célèbre ville d'eaux dès qu'ils y seraient installés. La marquise passe donc quelques semaines à Nancy et à Lunéville en compagnie du cher Panpan, puis, vers le milieu de juillet, elle se rend à Plombières où elle a le plaisir de retrouver ses parents et sa fille, Mme de Boisgelin. En 1767 la société réunie à Plombières est des plus brillantes et une foule élégante se presse sous les ombrages du parc. Rarement l'on a vu pareille affluence, et c'est à croire que la cour de Versailles s'est transportée sur les bords de l'Agron. Les hôtels, les maisons particulières regorgent de baigneurs. Comme de nos jours, l'on publie religieusement chaque semaine la liste des étrangers, avec l'indication des demeures qu'ils occupent. M. de la Galaizière et l'abbé de Lentillac sont à l'hôtel des Dames, la marquise de la Tour du Pin et la duchesse de Luynes à l'Ange, le chevalier de la Ferronnays à la Fleur de Lys, la duchesse de Nivernais et son confesseur à Saint-Blaize, l'abbé comte de Saintignon à la Croix-rouge, etc. Les principaux baigneurs sont le marquis et la marquise de Clermont-Gallerande, le comte et la comtesse de Belzunce, le prince et la princesse de Montmorency, la duchesse de Cossé, la marquise d'Avaray, la vicomtesse de Laval, les comtesses de Taxis, de Montalembert, de Sabran, de Bercheny, de Rastignac, le prince de Bauffremont, les marquis de Saint-Aubin, d'Autichamp, les chevaliers de la Bourdonnais, de Beauteville, le baron d'Holbach, etc., etc. Les malades mènent une vie des plus gaies. Entre les exercices obligatoires du traitement, ils se retrouvent sans cesse et ils imaginent mille occupations pour se distraire. Les uns, les moins valides, ceux auxquels les médecins prescrivent le repos, se réunissent pour jouer à cavagnole, à la comète, faire de la musique; les autres organisent des déjeuners champêtres aux environs, à Remiremont, au Val d'Ajol, etc. Le pays est superbe, on le parcourt à pied, à cheval, en voiture. Chaque jour il y a thé ou café chez l'une ou l'autre grande dame; chaque soir, bal et souper. Enfin la vie est charmante, on n'a pas un instant d'ennui, et dans cette fréquentation continuelle l'amour trouve aisément son compte. Une des grandes distractions de cette société est d'aller visiter un célèbre thaumaturge du Val d'Ajol. Il s'appelle Dumont et on l'a surnommé _le médecin de la montagne_. Quant à lui, il prend modestement le titre de chirurgien renoueur de S. A. R. Mgr le comte de Provence[19]. Il a obtenu quelques guérisons qu'on regarde comme miraculeuses et qui lui ont valu une réputation considérable. Aussi presque tous les baigneurs, à la grande indignation des Esculapes de la localité, vont-ils le consulter[20]. [19] Il avait en effet donné des soins au Prince. [20] Ces Dumont étaient rebouteurs de père en fils depuis deux siècles, et ils se transmettaient leurs secrets. On les appelait les Valdajoux, du nom de la vallée qu'ils habitaient. La colère des médecins était si violente que l'infortuné rebouteur craignait toujours d'être assassiné par ses confrères patentés et il n'osait sortir de chez lui sans être accompagné d'un homme de la maréchaussée[21]. [21] En 1769, la duchesse de Luynes se démit le bras et ses chirurgiens le lui remirent si mal, qu'elle resta estropiée; on voulait même lui couper le membre malade, lorsqu'on songea à faire venir le célèbre Dumont. Ce dernier fit souffrir à la duchesse un véritable martyre pendant plusieurs heures, mais elle retrouva l'usage complet de son bras. Quelques jours après, Dumont, sortant de son hôtel le soir, fut attaqué par deux hommes et il reçut un coup d'épée; on accusa les chirurgiens ordinaires de la duchesse de cette basse vengeance. Nous ne savons si la santé des malades se trouvait bien de cette existence agitée, mais ce qui est certain, c'est que leur moral s'en accommodait fort. L'usage, nous l'avons dit, était de saigner les baigneurs dès leur arrivée, pour les mieux préparer à l'action des eaux. Mme de Boufflers, son frère, la princesse, Mme de Boisgelin, se soumirent docilement à cette fâcheuse obligation, puis ils commencèrent leur traitement, mais sans s'astreindre à un régime trop sévère. Ils fréquentaient la société, où ils avaient retrouvé un grand nombre de leurs amis, et ils faisaient de nombreuses excursions dans les environs, si bien que le temps se passait rapidement et agréablement. Depuis un an bientôt qu'elle voyage et vit avec son frère et sa belle-sœur, Mme de Boufflers a ressenti les bienfaisants effets d'une société aimable et d'une distraction sans cesse renouvelée; elle a retrouvé son équilibre physique et moral, et les tristes événements de l'année 1766 ne sont déjà plus pour elle que de lointains souvenirs. Mais elle a pris goût à cette existence errante, et maintenant elle redoute le moment où il lui faudra enfin se résigner à une solitude qu'elle n'a jamais connue. Dans l'espoir d'éloigner encore le terme fatal, elle imagine de faire, aussitôt sa cure terminée, un nouveau déplacement et des plus séduisants. Depuis longtemps elle caressait l'idée d'aller rendre visite à l'ermite du mont Jura, à ce prestigieux Voltaire dont elle avait gardé si délicieux souvenir, et qu'elle n'avait pas revu depuis dix-huit ans, depuis les années éblouissantes de 1748 et de 1749. Le séjour que son fils avait fait près du philosophe en 1764, les récits émerveillés du jeune homme avaient redoublé le désir de Mme de Boufflers d'aller revoir son vieil ami. La récente correspondance qu'elle venait d'entretenir avec lui lui inspira l'idée, une fois sa cure achevée, de faire un voyage en Suisse et de le terminer par un séjour chez le philosophe. Comme en voyage il est plus agréable d'être en nombreuse société, elle décide d'entraîner avec elle son frère et sa belle-sœur qui ne demandent pas mieux; sa fille, Mme de Boisgelin; sa grande amie, Mme Durival; et enfin le cher et indispensable Panpan, qui, lui aussi, veut revoir son ami Voltaire. Ainsi la fête sera complète, la marquise ne laissera pas de regrets derrière elle et l'on ne s'ennuiera pas en aussi aimable compagnie. En attendant, Mme de Boufflers consulte des cartes, prépare des itinéraires, et, comme si elle allait à la découverte de pays inconnus, elle interroge anxieusement ceux de ses amis qui connaissent la Suisse, sur l'état des chemins, les difficultés de la route, les ressources du pays, les auberges, etc., etc. C'est à Panpan qui est resté à Lunéville que la marquise fait part de ses projets, projets qui ont pour lui un intérêt tout particulier, puisqu'il est arrêté, décidé qu'il sera du voyage. En même temps elle lui raconte les menus incidents de la vie de Plombières: «Plombières, 30 juillet 1767. «Mon cher Veau, «Je suis bien étonnée de ne vous avoir pas encore écrit, car je n'ai pas encore cessé de penser à vous, malgré la foule qui m'environne. Il y a prodigieusement de monde ici, et comme je passe à peu près la journée chez Mme de Beauvau, je vois tout. «Il n'y a que Mme de Gimel et moi dans notre maison; aussi y suis-je fort bien. Le pauvre prince qui était mal, et sans se plaindre, part demain matin, ce qui m'afflige fort. «M. de Beauvau pense toujours au voyage de Genève. Quoi qu'il en soit je partirai vers le 8 ou le 10 août, et je vous attendrai autant qu'il vous plaira. «La duchesse de Cossé arrive de Ferney. Elle a parcouru toute la Suisse. Vous croyez bien que je lui ai un peu parlé des chemins; elle dit, comme les autres, qu'ils sont plus beaux que partout ailleurs et que Voltaire est plus aimable et surtout plus poli que jamais. «Nous voyons beaucoup ici le baron d'Holbach et M. de Tolosan. Le premier est un bien bon homme, et a, dit-on, beaucoup de connaissances; mais le second est parfaitement bon et parfaitement aimable. «L'abbé de Mitri et sa sœur sont arrivées avant-hier, ce qui m'a fait faire une partie de trictrac à tourner, avec M. de Vaugrave. C'est la seule depuis que je suis ici et je n'y ai point du tout pensé, mais toujours à vous, mon bon Veau.» Quelques jours après nouvelle lettre[22]. [22] Toutes les lettres de Mme de Boufflers à Panpan, citées dans ce volume, et dont l'origine n'est pas indiquée, font partie de notre collection particulière. Elles proviennent de la collection de M. Meaume. Nous avons tout lieu de croire ces lettres inédites, mais nous n'affirmons rien. «Plombières, 3 août 1767. «Mais, mon cher Veau, la tête te tourne donc? «Mme la duchesse de Cossé a passé ici il y a quatre jours en revenant de Ferney. Tout le monde lui a fait des questions sur son voyage. On s'étonnait qu'une personne aussi délicate et qui a peur de tout, ait pu faire un voyage aussi considérable, car elle a été partout, hors dans les mauvais chemins, sur lesquels je l'ai questionnée à mon tour, en lui disant que j'étais sur le point de faire ce voyage, mais que j'étais retenue par la peur des précipices; qu'on m'avait bien dit qu'il n'y avait rien à craindre, parce que les chemins étaient fort larges, mais que j'en craignais même la vue. Elle m'a dit à cela qu'elle était tout de même et qu'elle avait une autre raison d'éviter jusqu'à l'apparence des dangers, ayant avec elle sa fille unique dont la délicatesse l'obligeait aux plus grands ménagements. Comme tu es mon fils unique, je ne saurais mieux faire que de te traiter comme Mlle de Cossé. «Il faut vous dire encore que la duchesse m'a dit qu'il ne fallait pas aller voir le médecin de la montagne quoique tout le monde y fut; qu'elle n'avait pas osé l'entreprendre, quoique ce fût un des objets de son voyage. «J'écris au prince pour qu'il m'envoie des chevaux avec lesquels j'irai le 15 à Fléville, où j'attendrai qu'il vous plaise de venir avec Mme Durival, pour que nous allions tous ensemble chez Voltaire. «Sur quoi je prie Dieu de vous tenir en paix.» _P. S._ (de la main de Mme de Boisgelin). «Bonjour, mon charmant Veau. Je t'aime de toute mon âme de cochon. «J'ai bien peur aussi des chemins de la Suisse, mais malgré cela il faut bien marcher. Pourtant il me semble que nous ne sommes pas encore prêtes à partir. «Adieu, mon Veau, écris-moi, mais je te prie d'écrire un peu lisiblement. «Mes compliments à Marianne[23]». [23] Femme de chambre de Panpan. C'était plutôt une dame de compagnie. Mme de Boisgelin avait vu juste, et c'est elle qui finit par avoir raison. En dépit de tous les projets et de préparatifs déjà très avancés, Mme de Boufflers dut, au dernier moment, renoncer à son voyage pour des raisons de santé assez sérieuses. Ce ne fut pas sans de très vifs regrets. Après la saison de Plombières, la marquise revint passer quelque temps à Lunéville, puis elle dit adieu à ses amis de Lorraine et elle partit pour Paris où elle avait décidé de séjourner tout l'hiver. Peu après son arrivée, c'est-à-dire en décembre 1767, elle écrivait à Panpan une longue lettre où elle lui confiait la grande douleur qui venait de la frapper. Bien que nous n'ayons pu reconstituer les événements auxquels elle fait allusion en termes si pathétiques, nous citons sa lettre en entier. Elle s'y montre, en effet, sous un jour tout nouveau pour nous, et elle manifeste une tendresse de cœur et une sensibilité à laquelle elle ne nous a pas habitués: «Paris, 6 décembre 1767. «Ah! mon Veau, que les plaisirs sont légers et courts, et que les chagrins sont longs et lourds! Mimie, ma chère Mimie, l'enfant de mon cœur, l'objet de mes affections, je l'ai mariée, à qui? à un bourreau de trois femmes au moins, avant elle, et vraisemblablement de quatre. Pendant deux mois de publicité, c'était le meilleur et le plus honnête homme du monde. Quatre jours après son mariage, c'était véritablement un monstre. «La malheureuse m'a tout caché jusqu'au jour de son départ pour Fontainebleau où elle devait rester quatre jours, aller de là à Bordeaux pour s'embarquer. Elle m'a caché les traitements qu'elle éprouvait, à moi, à sa mère, et à tout le monde, et tout ce qu'on venait lui dire de lui. Enfin, elle me disait qu'elle était heureuse et rien ne paraissait à l'extérieur. «Enfin, le jour de ce départ, elle m'a mandé tout, afin que l'on prît des précautions, là-bas, pour le contenir assez, pour qu'elle n'en éprouvât pas les dernières violences, et qu'elle voulait qu'on la crût heureuse, et m'assurer que sa mère ignorait tout. Jugez de ce que je devins; effectivement, une heure après, je vis la mère et lui appris tout. «Je partis pour Praslin pour faire retarder le départ de cet homme de Fontainebleau. Enfin, après avoir été sur la roue depuis le 14 d'octobre jusqu'aujourd'hui, après bien des tourments, des dépositions et informations de M. de Sartines, prières et larmes de ma part, joint raison et crédit de M. et Mme de Beauvau, MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ont fait consentir ce monstre par écrit à donner le choix d'un couvent à sa femme, et mille écus de pension, et lui rendre ses hardes; il reprend les diamants. Elle est chez Mme de Beauvau depuis avant-hier, qui revient aujourd'hui, et la conduit droit à Saint-Antoine, où je vais l'attendre[24]. [24] L'abbesse de Saint-Antoine, Gabrielle-Charlotte, née le 28 octobre 1724, était une sœur cadette de la marquise de Boufflers. «Qui n'en eût pas fait autrement à ma place, me condamne. Sa dernière femme était une demoiselle dont le père et la mère étaient de son quartier; la mère en était revenue depuis vingt ans. Sa fille était charmante et bien élevée avec 50,000 écus. Elle a été traitée comme celle-ci et en est morte au bout de quatre mois. Personne n'a rien dit à la mère qu'après, et sa fille lui a tout caché presque jusqu'à la mort... «Imaginez-vous, mon Veau, mon désespoir de la savoir menacée à tout moment d'être tuée ou empoisonnée. Je respire seulement aujourd'hui, et elle m'aime encore, moi qui l'aurais menée à la mort. Je suis dans un transport de penser que je vais la voir, que je ne peux exprimer. Je ne me mêlerai jamais de rien. Mon fils se mariera s'il peut, mais sans moi. «Adieu, mon Veau, je ne cesse pourtant encore de vous aimer.» Qu'était-ce que cette pauvre, cette infortunée Mimie? Nous n'avons jamais pu le découvrir. Dans les centaines de lettres qui nous ont passé par les mains, nous n'avons jamais trouvé d'autre allusion à Mimie et à ses malheurs que les quelques pages que nous venons de citer. CHAPITRE III 1768-1770 Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Ses relations: la maréchale de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers-Rouvrel, la vicomtesse de Cambis, la comtesse de Boisgelin, Saint-Lambert, le prince de Bauffremont, Mme du Deffant, etc.--Évolution de la société. Bien que depuis sa jeunesse Mme de Boufflers n'eût jamais fait à Paris de séjours prolongés, elle y était venue si souvent, soit avec le roi Stanislas, soit seule pour ses affaires ou les devoirs de sa charge, qu'elle y était presque aussi connue qu'en Lorraine, et qu'elle se trouvait aussi à l'aise à Versailles qu'à la cour de Lunéville. N'y retrouvait-elle pas, du reste, la majeure partie de sa famille, son frère, le prince de Beauvau; ses sœurs, la maréchale de Mirepoix, Mmes de Bassompierre, de Montrevel; ses nièces de Cambis, de Caraman; ses neveux le prince de Chimay, le prince d'Hénin, qu'on appelait aussi le nain des princes, à cause de sa taille; ses cousines, la maréchale de Luxembourg et la comtesse de Boufflers-Rouvrel, etc., etc. Nous avons déjà eu l'occasion de citer ces différents personnages, mais ils vont maintenant intervenir si fréquemment dans notre récit, ils vont se trouver si intimement liés à la vie de Mme de Boufflers, que, pour l'édification du lecteur, il est nécessaire de tracer des principaux d'entre eux un léger crayon. Nous connaissons déjà M. et Mme de Beauvau. La sœur de Mme de Boufflers, la maréchale de Mirepoix, avait été charmante dans sa jeunesse et elle était alors aussi renommée par les grâces de son esprit que par le charme de sa physionomie. C'était la personne la plus naturellement aimable et la plus distinguée; elle était douce, modeste, facile, serviable, «éloignée de toute intrigue et du commerce le plus sûr». En dépit des ans, son esprit était resté toujours jeune: «elle avait une grâce infinie et un ton parfait, une politesse aisée et une humeur égale». «Elle avait cet esprit enchanteur, dit le prince de Ligne, qui fournit de quoi plaire à chacun. Vous auriez juré qu'elle n'avait pensé qu'à vous toute sa vie. Où retrouvera-t-on jamais une société pareille?» «Il faut vivre avec elle pour savoir tout ce qu'elle vaut, écrit Mme du Deffant, il n'y a que les occasions qui font connaître combien elle a d'esprit, de jugement et de goût.» Certes, Mme de Mirepoix était la femme du monde agréable par excellence, mais, comme le disait Walpole, il ne fallait pas qu'il y eût un jeu de cartes dans la chambre. Le jeu était alors non seulement un usage, mais une obligation absolue dans la société, et sa place dans l'ordonnance de la vie était marquée comme celle des repas. Mme de Mirepoix en avait la passion, mais une passion absolument désordonnée; «elle aurait fait dévorer le royaume par les banquiers du passe-dix et du vingt-et-un.» Cette passion, malheureuse en général, la réduisait souvent aux expédients, et elle trouvait alors fort naturel de faire payer ses dettes par le Roi, procédé commode assurément, mais qui devait l'entraîner par la suite à des compromis de conscience bien regrettables. Par un phénomène assez singulier, l'esprit de la maréchale rajeunissait avec les années. C'est ce qu'observait malicieusement Mme du Deffant quand elle écrivait en 1767: «Sa figure suit la marche ordinaire et elle atteindra soixante ans au mois d'avril prochain, mais son esprit rétrograde et aujourd'hui il n'a guère plus de quinze ans.» Nous ne parlerons ni de Mme de Montrevel, ni de Mme de Bassompierre, qui n'ont joué dans la vie de leur sœur qu'un rôle très effacé[25]. [25] Tressan, toujours méchant, s'écriait un jour en voyant Mme de Bassompierre qui était fort belle et fort désagréable: «Fi! qu'elle est belle!» En 1767, la maréchale de Luxembourg, cousine de notre héroïne, ne ressemblait guère à cette duchesse de Boufflers que nous avons vue en 1743 faire si bon accueil à sa jeune parente[26]. Au physique comme au moral, la transformation avait été si complète qu'on ne pouvait s'imaginer avoir affaire à la même personne. [26] Le duc de Boufflers étant mort en 1747, sa veuve épousa, en 1750, Charles-Frédéric de Montmorency, maréchal et duc de Luxembourg; il mourut lui-même en 1764 et la maréchale se trouva veuve pour la seconde fois.--Voir _La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_, p. 127 et suiv. Après avoir mené pendant sa jeunesse une vie des plus légères, la maréchale, quand elle se vit obligée de renoncer à la galanterie, résolut de changer de conduite et de viser à la considération. De l'esprit naturel, un goût sûr, une longue expérience de la Cour et du monde lui donnèrent la situation qu'elle ambitionnait, et elle s'établit bientôt arbitre souveraine des bienséances et du bon ton. Ce pouvoir incontesté justifiait ce joli mot du prince de Ligne: à une dame qui lui demandait: «De qui dépendent les réputations?» il répondait: «Presque toujours des gens qui n'en ont pas.» Elle-même avait complètement oublié ses erreurs passées et le monde avait imité son exemple. «Tel est ce pays-ci, dit Besenval durement, pourvu qu'on soit opulent et qu'on porte un beau nom, tout s'oublie, mais même on peut jouir d'une vieillesse considérée après la jeunesse la plus méprisable.» Walpole faisait une plaisante allusion aux diverses transformations de la maréchale, quand il écrivait: «Elle a été fort belle, fort galante et fort méchante; sa beauté s'en est allée, ses amants aussi, et elle croit à présent que c'est le diable qui va venir. Cet affaissement moral l'a adoucie jusqu'à la rendre agréable, car elle est spirituelle et bien élevée.» Son extérieur n'avait rien d'imposant. On était d'abord un peu surpris en voyant une petite bonne femme en robe de taffetas brun, avec le bonnet et les manchettes de gaze unie, à grand ourlet, sans bijoux, mais elle avait un visage si noble et si régulier, une attitude si digne et une si parfaite amabilité qu'on l'écoutait avec un plaisir inexprimable. La maréchale aimait beaucoup sa cousine de Boufflers, et elle reportait même sur Mme de Boisgelin et sur le chevalier une partie de l'affection qu'elle éprouvait pour la mère. Elle les traitait l'un et l'autre avec autant de tendresse que s'ils avaient été ses propres enfants. La marquise allait encore retrouver à Paris une cousine qui portait le même nom qu'elle et dont la destinée avait avec la sienne une singulière analogie. La comtesse de Boufflers-Rouvrel, qui avait été dame d'honneur de la duchesse d'Orléans, entretenait avec le prince de Conti une liaison avérée, publique et qui lui avait valu le surnom de l'_Idole du Temple_. On l'appela aussi plus tard la _Minerve savante_, quand la passion de l'esprit succéda chez elle aux passions d'un âge plus tendre. C'était une des femmes les plus aimables de la société, bien qu'on lui reprochât souvent de manquer de sincérité; sa conversation était amusante, remplie d'agréments et de vivacité. Walpole, qui l'a bien connue, a laissé d'elle ce croquis: «Il y a en elle deux femmes, celle d'en haut et celle d'en bas. Je n'ai pas besoin de vous dire que celle d'en bas est galante. Celle d'en haut est fort sensée, elle possède une éloquence mesurée qui est juste et qui plaît; mais tout cela est gâté par une véritable rage d'applaudissements.» Des goûts communs, une complète absence de scrupules, la même tournure d'esprit avaient créé entre l'_Idole du Temple_ et la marquise de Boufflers une intimité très grande. Les deux cousines se plaisaient extrêmement et se quittaient le moins possible. Les nièces de Mme de Boufflers, Mmes de Cambis et de Caraman, habitaient également Paris, et leur tante les voyait sans cesse. Mais elle affectionnait particulièrement Mme de Cambis dont l'esprit lui plaisait davantage. Une taille élégante, de la grâce, beaucoup d'art et de coquetterie en faisaient une femme agréable, mais elle avait souvent de l'humeur et de l'inégalité. Elle passait pour fort galante et méritait sa réputation, sans que sa situation dans le monde en fût le moindrement diminué: «Cette Cambis me plaît, écrivait Mme du Deffant, elle a un caractère à la vérité froid et sec, mais elle a du tact, du discernement, de la vérité, de la fierté. J'ai un certain désir de lui plaire qui m'anime. Ce ne sera jamais une amie, mais je la trouve piquante.» Mme de Boisgelin avait suivi sa mère dans la capitale. Le mariage de la jeune femme, nous l'avons déjà fait entrevoir, n'avait pas mieux tourné que la grande majorité des unions de l'époque et elle vivait peu avec son mari; par suite elle s'était beaucoup rapprochée de sa mère, qu'elle accompagnait presque toujours dans ses déplacements. Lauzun a porté sur Mme de Boisgelin ce jugement plutôt sévère: «C'était un monstre de laideur, mais assez aimable, et aussi galante que si elle eût été jolie.» La vérité est qu'elle n'avait pas une figure régulière, mais elle était grande, fort bien faite, et elle avait beaucoup d'esprit. Quant aux mœurs, tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'elle ne voulait pas se singulariser, et qu'elle vivait comme la plupart des femmes de son monde et de son temps. La liste des plus intimes amis de Mme de Boufflers ne serait pas complète si nous ne citions quelques-uns de ceux avec qui elle vivait en Lorraine et qui l'avaient suivie ou précédée dans la capitale, la marquise de Lenoncourt, l'abbé Porquet, le chevalier de Listenay, etc. Des deux premiers nous n'avons rien à dire; à peine arrivée à Paris, la marquise reprit avec eux, nous le verrons bientôt, ses habitudes d'intimité presque journalière. Quant au chevalier, qui, par la mort de son frère, allait prendre le titre de prince de Bauffremont, nous allons le voir devenir peu à peu un des plus fervents adorateurs de Mme de Boufflers et, à ce titre, nous en devons parler avec quelques détails. C'était un homme d'une véritable distinction, mais calme, froid et un peu indifférent. «Je le trouve un bon homme, écrit Mme du Deffant, doux, facile, complaisant; en fait d'esprit il a à peu près le nécessaire, sans sel, sans sève, sans chaleur, un certain son de voix ennuyeux; quand il ouvre la bouche, on croit qu'il bâille et qu'il va faire bâiller; on est agréablement surpris que ce qu'il dit n'est ni sot, ni long, ni bête; et vu le temps qui court, on conclut qu'il est assez aimable[27].» [27] A Walpole, 1768. Un an plus tard, quand elle le connaît mieux, elle est beaucoup plus enthousiaste: «Je trouve que son âme est le chef-d'œuvre de la nature: c'est son enfant favori, son prédestiné!» «Ce que vous dites du chevalier est charmant et de toute vérité, répond Mme de Choiseul; oui, il est bien l'enfant gâté de la nature, mais comme il ne sait pas qu'il est gâté, il n'est point fat, il jouit de tous ses dons en s'y abandonnant seulement, et c'est pour cela qu'il est si aimable[28].» [28] 28 mai 1769. Et les deux dames, dans leur enthousiasme, baptisent Bauffremont «le prince Incomparable», nom qui lui restera et qu'elles lui appliqueront à l'avenir dans leur correspondance. Mme de Boufflers avait encore retrouvé dans la capitale un vieil ami de Lorraine que des liens fort tendres avaient un instant enchaîné à son char, le poète Saint-Lambert. Entre eux l'amour avait duré ce que durent les roses, mais ils avaient trop d'esprit pour se croire obligés de se détester par la suite, et une solide amitié avait succédé aux sentiments anciens. Ils se revirent avec un plaisir infini. Depuis qu'il s'était éloigné de Lunéville après sa tragique aventure avec Mme du Chatelet, Saint-Lambert avait eu une étrange fortune. Après avoir fait la guerre de Sept ans sous les ordres du maréchal de Contades et conquis plus de rhumatismes que de lauriers, il avait quitté le service avec le grade de colonel et s'était entièrement consacré à la littérature. Dans le désir d'étendre sa réputation et de figurer sur un théâtre plus digne de ses mérites, l'ancien coryphée de la cour de Lorraine s'était établi définitivement à Paris. Grâce à son intime amitié avec le prince de Beauvau, amitié qui dura plus de cinquante ans sans le moindre nuage, il fut accueilli dans les salons aristocratiques et il devint en peu de temps fort à la mode; son aventure avec Mme du Chatelet n'était pas étrangère à l'engouement qu'il inspirait. Il crut devoir à la société qui l'accueillait si aimablement de prendre un titre qui lui manquait. Né Lambert devenu de Saint-Lambert de par la volonté paternelle, il n'hésita pas, de par sa propre volonté, à s'attribuer le titre de marquis. Il n'y avait aucun droit, on le lui donna par complaisance et il finit par y croire lui-même très sincèrement. Cela ne l'empêchait nullement de se proclamer philosophe et de faire parade d'opinions très avancées, voire même nettement anticléricales et républicaines. Les années n'avaient pas sensiblement modifié son caractère; il était resté tel que nous l'avons connu, froid et prétentieux. «C'était le meilleur des amis, dit Mme Suard, mais il avait pour tout ce qui lui était indifférent une froideur que l'on pouvait souvent confondre avec le dédain.» On l'estimait, mais on ne l'aimait pas. Il ne manquait pas cependant d'un certain mérite et sans que sa conversation fût piquante, «dans un entretien philosophique et littéraire, personne ne causait avec une raison plus saine ni avec un goût plus exquis[29]». [29] Marmontel. Tous les amis du prince de Beauvau étaient naturellement devenus ceux du poète; il fréquentait le meilleur monde, la maréchale de Luxembourg, la marquise du Deffant, la duchesse de Choiseul, la duchesse de Grammont, etc., etc. Saint-Lambert n'était pas seulement intime avec la noblesse. Admis dans le salon du baron d'Holbach, il se lia très vite avec tous les encyclopédistes: Duclos, d'Alembert, Grimm, J.-J. Rousseau, Diderot, etc., etc., devinrent ses amis de chaque jour. On le rencontrait également dans les salons de Mlle Quinault, de Mme Geoffrin, de Mme Helvétius, etc., et il y retrouvait tous les hommes de lettres marquants de l'époque. Ce fut dans une de ces réunions intimes chez Mlle Quinault que Mme d'Épinay le vit pour la première fois. Elle lui trouva «infiniment d'esprit et autant de goût que de délicatesse et de force dans les idées». Peu de jours après elle avait la fâcheuse inspiration de présenter son nouvel ami à Mme d'Houdetot, sa belle-sœur. Mme d'Houdetot avait alors environ vingt-sept ans. Elle avait été mariée à dix-huit ans avec le comte d'Houdetot, homme de peu de valeur, et qui n'éprouva jamais pour elle qu'une simple amitié; il eut d'ailleurs le bon goût de ne pas lui demander plus qu'il ne lui donnait. Mme d'Houdetot n'était pas jolie, mais elle avait la grâce de l'esprit; elle abondait en saillies charmantes et spontanées; et puis elle possédait «une si jolie âme, si franche, si honnête, si sensible, si personnelle!» Diderot, que la vivacité de son esprit amusait, écrivait un jour à Mlle Volant: «Hier, j'étais à souper à côté de Mme d'Houdetot qui disait: «Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal, l'Opéra et la comédie; et je n'allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour mes frais!» Ces frais firent rire, comme vous pensez bien.» Et comme la jeune femme s'animait de la gaieté de son voisin qui buvait ferme, elle lui disait en riant: «C'est mon voisin qui boit le vin et c'est moi qui m'enivre.» Saint-Lambert fut bientôt sous le charme de cette imagination si vive, de cette âme si douce, et il s'éprit pour Mme d'Houdetot d'une passion qui dura jusqu'à sa mort. La marquise de Boufflers n'était pas seulement liée avec sa famille; par sa naissance, par ses relations, elle se trouvait tout naturellement amenée à vivre dans un continuel commerce avec la société la plus agréable. On la rencontrait fréquemment chez Mme du Deffant, cette vieille aveugle «débauchée d'esprit», qui, au début de sa vie, avait si largement partagé les erreurs du siècle. Elle avait été la maîtresse du Régent, d'un certain Fargis dont on disait «qu'il avait tant volé qu'il en avait perdu une aile», du président Hénault et de beaucoup d'autres vraisemblablement. Puis quand elle avait perdu la vue, elle s'était rangée et avait cherché un refuge au couvent de Saint-Joseph, où elle recevait l'élite de la société spirituelle et lettrée. Tout le petit groupe dont nous venons d'énumérer les principaux personnages forme une société intime qui ne se quitte guère. Chaque jour on se retrouve au concert, à l'Opéra, à la comédie, au jeu, à souper; c'est une fréquentation continuelle et charmante. On rencontre Mme de Boufflers tantôt à l'hôtel de Beauvau, où le prince accueille en grand seigneur les gens de lettres et les philosophes; tantôt au Temple, où le prince de Conti donne des soupers de cent cinquante couverts, des concerts, des divertissements où figurent les premiers artistes de la capitale; tantôt chez le duc de Choiseul, chez la maréchale de Luxembourg, chez le duc de Nivernais, ce grand seigneur homme de lettres que Mme du Deffant appelait si plaisamment «le mâle de l'Idole du Temple[30]», etc., etc. [30] Le duc habitait, rue de Tournon, un magnifique hôtel qui avait été autrefois la demeure de Concini; c'était le rendez-vous de la meilleure société. Mme de Boufflers, de par son nom et ses fonctions, appartient aussi à la Cour et on la voit sans cesse à Versailles, à Fontainebleau, à Compiègne, à Marly, chez tous les princes, à Chantilly, à Villers-Cotterets, etc. Pendant l'été, l'existence de la marquise n'est pas moins agréable que durant l'hiver; elle est invitée dans tous les châteaux des environs; elle villégiature à droite, à gauche, partout et sans cesse elle retrouve sa famille et ses amies. Le prince de Conti la reçoit dans son splendide domaine de l'Isle-Adam; il y vit entouré d'une société aussi galante que distinguée. On fait de la musique, on joue la comédie, on chasse. La maréchale de Luxembourg, Mme de Cambis, qui sont les plus intimes amies de l'_Idole du Temple_, y font d'interminables séjours; elles y entraînent Mme de Boufflers qui devient une des assidues de la maison. La marquise n'est pas moins recherchée à Saint-Maur, chez le duc de Nivernais; à Roissy, chez les Caraman; à Auteuil, chez Mme Helvétius; à Saint-Ouen, chez Mme Necker; à Ruel, chez Mme d'Aiguillon; au Raincy, chez le duc d'Orléans; etc. Mais c'est surtout à Montmorency, chez Mme de Luxembourg, que Mme de Boufflers aime à faire de longs séjours; là, elle se sent chez elle, là elle est heureuse, car elle y retrouve sa chère maréchale et tous les amis dont la société lui est la plus précieuse. De tous les environs de Paris la vallée de Montmorency était assurément l'endroit le plus fréquenté et le plus apprécié de la société parisienne pendant tout le dix-huitième siècle. Ses collines verdoyantes, si riches en fleurs et en fruits de toutes sortes, ses bois séculaires, ses eaux superbes, lui avaient valu une réputation méritée. La proximité de la capitale, qui permettait à la fois de goûter les plaisirs de la campagne sans rien perdre de ceux de Paris, contribuait encore à augmenter la vogue de ce riant séjour. A Montmorency, à Soisy, à Groslay, à Margency, à Sannois, à Andilly, à Eaubonne, à Saint-Brice, partout s'élevaient d'élégantes maisons de campagne, entourées de parcs superbes, la plupart avec une vue ravissante sur la vallée. Le château de Montmorency appartenait au maréchal de Luxembourg, le château de Saint-Leu au duc d'Orléans[31], le château de la Chasse au prince de Condé. Les châteaux de Groslay, de Saint-Gratien, de Saint-Prix, de la Briche[32], d'Épinay, de Franconville, etc., etc., étaient tous habités par des familles de l'aristocratie ou de la haute finance. [31] Il appartint plus tard à la reine Hortense. [32] Il avait appartenu à Gabrielle d'Estrées et devint plus tard la propriété de M. de Sommariva. Dès l'approche des beaux jours, les heureux propriétaires de ces belles demeures venaient y chercher le calme et le repos, et goûter au sein d'une société choisie les joies de la nature. La vallée de Montmorency ne séduisait pas seulement les grands seigneurs; les gens de lettres paraissaient avoir fait de ce séjour leur asile préféré. A partir de 1750, Mme d'Épinay attire dans son château de La Chevrette tous les encyclopédistes[33], et son salon champêtre devient le rendez-vous d'une société de beaux esprits, d'hommes aimables et de femmes spirituelles. Les principaux habitués sont d'Holbach, Diderot, Marmontel, d'Alembert, J.-J. Rousseau, Galiani, Grimm, Saint-Lambert, etc. [33] Mme d'Épinay quitta La Chevrette en 1760.--La situation embarrassée de son mari l'obligea à la louer. La belle-sœur de Mme d'Épinay, Mme d'Houdetot, a loué, elle aussi, une habitation dans la vallée; elle s'est installée dans un joli petit village nommé Eaubonne, et elle y passe presque tout l'été. Saint-Lambert, qui ne voulait pas quitter la femme qu'il aimait, ou du moins aussi peu que possible, acheta à son tour une propriété à Franconville, à quelques minutes de Sannois. Nous verrons bientôt que, par un singulier hasard, Mme de Boufflers allait bientôt retrouver dans la charmante vallée tous ses meilleurs amis de Lorraine. Son séjour dans la capitale ou dans les châteaux des environs offrait d'autant plus d'intérêt à Mme de Boufflers qu'elle était arrivée, comme nous dirions aujourd'hui, au moment psychologique. L'évolution dans les idées et dans les mœurs, qui se préparait depuis une vingtaine d'années, commençait à se manifester au dehors. Avec sa rare intelligence, avec son esprit ouvert et perspicace, la marquise de Boufflers ne pouvait manquer de s'en apercevoir, et de se passionner elle aussi pour ce mouvement des idées. La société française se transformait de fond en comble et l'on voyait déjà poindre l'aurore des temps nouveaux. L'influence de la Cour allait s'amoindrissant et la tutelle qu'elle exerçait sur les esprits et les idées diminuait de jour en jour. «On recherchait avec empressement, dit Ségur, toutes les productions nouvelles des brillants esprits qui faisaient alors l'ornement de la France; elles donnaient un aliment perpétuel à ces conversations où presque tous les jugements semblaient dictés par le bon goût. On y discutait avec douceur, on n'y disputait presque jamais, et comme un tact fin y rendait savant dans l'art de plaire, on y évitait l'ennui en ne s'appesantissant sur rien. «Les idées philosophiques émises d'abord timidement gagnaient de jour en jour du terrain. L'habitude de la discussion qu'elles avaient fait naître s'appliquaient non seulement aux productions de l'esprit, mais aux actes du pouvoir, aux délibérations du Parlement, aux croyances religieuses, etc.» A partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle, on voit se former ces salons où toutes les classes se confondent, où les philosophes, les hommes de lettres, les financiers marchent de pair avec les courtisans, où l'on s'entretient de toutes choses, où l'on émet audacieusement les idées les plus subversives, où on les discute avec passion, où l'on fait table rase de toute l'organisation sociale, où l'on détruit tout ce qui existe, religion, morale, gouvernement, sans se soucier des conséquences. Il semble qu'un véritable vent de folie ait poussé toute cette société à sa perte et à se détruire elle-même de ses propres mains. Que les philosophes qui poursuivaient un idéal, qui voulaient une rénovation sociale, aient marché de l'avant envers et contre tous, cela se comprend et s'explique. Mais la noblesse, les gens de Cour, ceux qui profitaient et abusaient le plus largement de l'ordre de choses établi, par quelle aberration d'esprit, par quelle inconcevable aveuglement se montraient-ils aussi ardents à détruire que les philosophes? Les femmes elles-mêmes ne dédaignaient pas de se mêler à ce mouvement des esprits; elles s'occupaient avec enthousiasme de philosophie et d'économie politique, et l'on entendait les plus jolies bouches prononcer des dissertations passionnées sur la sortie des blés et les droits prohibitifs. Sur les cheminées des salons comme sur les toilettes des boudoirs on ne trouvait que des ouvrages philosophiques ou les ennuyeuses élucubrations du marquis de Mirabeau, de l'abbé Baudeau et autres pédants économistes. Mme de Boufflers partageait l'étrange aveuglement des gens de son monde; elle n'était pas moins ardente que ses amies à discuter les idées du jour, et à en adopter le plus grand nombre. CHAPITRE IV 1768-1770 Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Sa correspondance avec Panpan. Quand Mme de Boufflers revint à Paris en 1767, elle descendit d'abord chez son frère, mais ce n'était là qu'une solution provisoire; elle voulait avoir sa liberté, et puis elle avait eu avec sa belle-sœur quelques difficultés qui excluaient toute idée de vie commune. Leurs caractères, en effet, après avoir beaucoup sympathisé, n'avaient pas tardé à se heurter, et dans l'intérêt de tous mieux valait vivre chacun chez soi. Mme de Boufflers s'installa d'abord rue du Rempart, au Marais, mais c'était fort loin, la maison était laide, incommode, il fallut trouver ailleurs. Après bien des recherches, la marquise finit par découvrir dans le faubourg Saint-Honoré, à côté de l'hôtel de Duras, la maison de Mme de Lorge qui venait de mourir; elle la loua pour 4,500 livres. L'habitation était charmante, agréable et commode; «elle avait à elle seule plus de vue, de soleil et de bon air que tout Paris ensemble.» Il y avait un beau jardin, de grands arbres, mais comme la perfection n'est pas de ce monde, l'escalier était un vrai casse-cou, «un véritable escalier de blanchisseuse». Il fallut bien cependant s'en contenter. La marquise, à cette époque, a cinquante-sept ans bien sonnés, mais elle n'a rien perdu de ses qualités intellectuelles. Son fils, qui la dépeint à cet âge, s'extasie «sur le charme, la justesse, la finesse, la gaieté, la soudaineté, disons le mot, l'originalité de cet esprit qui ne ressemblait pas plus aux esprits ordinaires que la lumière à la couleur... Jamais aucun soin, aucun apprêt, aucune recherche... Ses paroles étaient inattendues, promptes, vives, pénétrantes, comme autant d'étincelles électriques... Sa gaieté était pour son âme un printemps perpétuel, qui l'a garantie toute sa vie de trop d'ardeur comme de trop de froid et qui n'a cessé de produire des fleurs nouvelles jusqu'à son dernier jour[34].» [34] BOUFFLERS, _Œuvres posthumes_. Mme de Boufflers retrouve d'abord avec une joie profonde ses chers amis de Lunéville, Mme de Lenoncourt et l'abbé Porquet, qui tous deux lui font fête à l'envi. Mais elle est bien vite débordée; ses parents, ses amis, tout le monde se l'arrache, tout le monde veut jouir de cet esprit charmant, si aimable et si gai. Bientôt elle est à ce point recherchée, qu'elle ne sait auquel entendre; elle n'a plus une minute à elle, et elle devient insaisissable. Mme de Lenoncourt fait tous ses efforts pour la voir le plus souvent possible, mais «elle échappe comme un oiseau, et c'est un véritable chagrin de la regretter toujours et de la voir si peu». Elle n'est jamais chez elle; on prend avec elle un rendez-vous, elle y manque: «C'est une poignée de puces, écrit son amie désolée, il n'y a pas moyen de prendre des arrangements stables avec elle, elle est toujours où elle ne comptait pas être un quart d'heure auparavant.» Ce ne sont pas seulement les joies de la famille ou de l'amitié qui absorbent si complètement Mme de Boufflers. Elle a toujours adoré le monde et elle en a peu joui pendant les dernières années si moroses du vieux Stanislas; aussi à peine arrivée dans la capitale cherche-t-elle à rattraper le temps et elle se jette à corps perdu dans une vie mondaine qui ne convient, il faut l'avouer, ni à son âge, ni à sa situation de fortune; on ne voit qu'elle à la Cour, chez tous les princes, à toutes les fêtes; elle ne manque pas un spectacle; il n'y a pas de jeune femme plus affolée de plaisirs. «Elle s'amuse comme si elle avait quinze ans, écrit Mme de Lenoncourt qui en a trente-huit, c'est moi la grand'mère!» Quelques jours après, elle s'écrie encore dans un moment de dépit: «J'ai soupé trois jours de suite avec votre marquise. Peut-être vais-je être trois mois sans la voir. Il n'y a pas à Paris assez de jeu, assez de princes, assez de spectacles pour elle, jugez du temps qui lui reste. Et puis elle me soutient qu'elle m'aime! Cela me fait enrager. Je voudrais trouver une bonne raison de m'en détacher[35].» [35] Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt à Panpan, citées dans ce volume nous ont été gracieusement communiquées par Mlles de Ravinel, Mme Léon Noël et le capitaine Noël. S'en détacher! c'est plus facile à dire qu'à faire! Tous ses amis sont furieux après elle; ils finissent par lui en vouloir véritablement et il n'y a pas de reproches qu'ils ne lui adressent, mais elle est si aimable, elle a tant d'agréments, il émane d'elle un charme si singulier qu'on ne peut lui tenir rigueur. Dès qu'on la revoit, on l'aime plus que jamais. On passe sa vie à la détester et à l'adorer. Ce ne sont pas seulement les fêtes, les spectacles, les réceptions princières que Mme de Boufflers aime avec rage, elle a une passion terrible, irrésistible, le jeu, et rien ne l'en peut détourner. C'est un mal de famille, car ses enfants eux-mêmes, sa sœur de Mirepoix en sont également les victimes. Déjà à Lunéville, du temps de Stanislas, la marquise a commis mille folies et s'est placée souvent dans les plus terribles embarras. Mais à Paris c'est bien pire encore. D'abord les occasions sont plus fréquentes et puis l'on joue bien plus gros jeu. Il n'y a pas de réunion à la Cour ou chez les princes qui ne soit l'occasion d'un jeu effréné. Depuis la Régence, cette passion avait pris des proportions inouïes. «La cause de presque tous les malheurs ici, c'est la fureur du jeu, écrit en 1720 la duchesse d'Orléans. On m'a souvent dit: «Vous n'êtes bonne à rien, vous n'aimez pas le jeu.» «Les rues de Paris étaient éclairées la nuit de pots à feu placés devant les hôtels des plus grands seigneurs, convertis en maisons de jeu. Entrait qui voulait.» On ne jouait pas seulement dans les tripots, dans les hôtels particuliers, on jouait chez tous les princes, à la Cour, et un jeu effrayant. Cette passion amenait avec elle tous les désordres qui en sont la conséquence. Plus d'un grand seigneur, plus d'une noble dame n'hésitait pas à aider la fortune quand elle ne leur souriait pas suffisamment. On se rappelle l'aventure de Mme du Chatelet à Versailles en 1747; elle joue au jeu de la Reine et en peu de temps elle a perdu non seulement ce qu'elle a sur elle, mais encore plus de 80,000 livres sur parole. Voltaire l'entraîne de force en lui criant qu'elle joue avec des fripons![36] [36] Voir _la Cour de Lunéville_, p. 264. Pendant tout le dix-huitième siècle cette passion a régné sans conteste et amené dans la société une démoralisation profonde. Mme de Boufflers allait donc trouver à Paris plus que partout ailleurs la satisfaction de son déplorable penchant. Aussi partout où l'on joue, est-on sûr de la rencontrer. Et elle ne se contente pas d'un jeu modeste, en rapport avec ses ressources. Point du tout; elle joue gros jeu et perd ou gagne facilement 1,000 louis dans sa soirée. «Du reste dans le monde on ne parle que par 1,000 louis; 4 ou 500 louis sont des bagatelles qu'on ne daigne même pas citer.» Rien ne peut détourner la marquise de sa terrible passion, ni les pertes fréquentes, ni les sages conseils de ses amis. A Marly, à Chantilly, à Compiègne, à Villers-Cotterets, à l'Isle-Adam, au Palais-Royal, partout elle joue un jeu d'enfer. Souvent on la voit rester à la table de jeu toute une nuit et toute une journée, sans désemparer! Comme elle ne possède pour toute fortune qu'une rente de 18,000 livres sur le trésor royal, elle est bien vite au bout de ses ressources. Alors elle emprunte à droite, à gauche, mais comme elle ne peut rendre, toutes les bourses se ferment bientôt devant elle. Ses enfants, tout en la blâmant, imitent son exemple; à Marly, dans une seule soirée Mme de Boisgelin gagne 2,500 louis; au Palais-Royal, le chevalier perd 200 louis dont il n'a pas le premier sol[37]. [37] Le chevalier lui-même écrivait en 1778 à Mme de Sabran, à propos d'une soirée à Marly: «Le jeu est devenu si fou qu'il n'est plus tentant.» C'est une folie, une démence! Il n'est pas jusqu'à l'abbé Porquet qui ne soit atteint de la maladie régnante. On le voit perdre en quelques heures 250 louis au trente-et-quarante! «L'auriez vous cru capable de cette folie? écrit Mme de Lenoncourt indignée. Il faut que l'air de la maison soit bien contagieux. Le pauvre petit fou me fait pitié!» Ce jeu effréné de la part de gens qui sont plus que besoigneux, entraîne les conséquences ordinaires, des scènes regrettables, des suspicions humiliantes. Un soir, à l'hôtel de Luxembourg, on joue au vingt-et-un. Mme de Boisgelin est assise à côté de son frère, le chevalier. Le banquier donne à la comtesse un certain valet de cœur, mais par une étrange fatalité, ce valet se retrouve parmi les cartes du chevalier et lui fait avoir 21. Par un hasard non moins fâcheux, Mme de Boisgelin a mis beaucoup d'argent sur les cartes de son frère et fort peu sur les siennes. Celui qui tient les cartes se récrie, proteste, tout le monde baisse les yeux, mais les inculpés nient avec indignation et il n'en est rien de plus[38]. Il est juste de dire qu'au dix-huitième siècle on considérait avec une rare indulgence les joueurs qui corrigeaient la fortune. [38] Mme du Deffant à Walpole, 7 mars 1770. Le chevalier de Boufflers, dans le portrait qu'il a tracé de sa mère, n'a pas caché le penchant qu'elle éprouvait pour les jeux de hasard et combien ce goût lui a été funeste. «On lui a reproché avec trop de raison, d'aimer le jeu. Elle y a souvent été malheureuse; mais on peut dire aussi que ses amis ne l'étaient pas moins, puisque dans les heures qu'elle y perdait, Mme de Boufflers était perdue pour eux. Au reste, dans les moments les plus critiques, au milieu des plus grands orages, des naufrages mêmes, dont le gros jeu menace tous ceux qui ne craignent pas assez de s'y embarquer... on ne l'a jamais vu déroger à cette noble égalité d'humeur, à cette franche liberté d'esprit qui faisait le fonds de son caractère et la base de son bonheur; jamais abattue, jamais enivrée, elle portait en elle-même le contrepoids de toutes les inégalités de la fortune[39].» [39] _Œuvres posthumes._ Ce portrait, écrit pour les besoins de la cause, est beaucoup trop flatteur. La vérité est que l'existence déraisonnable et surmenante que menait Mme de Boufflers était aussi désastreuse pour sa bourse que pour son humeur et pour sa santé; elle était horriblement changée et paraissait vieillie de vingt ans depuis la mort du roi de Pologne. Quand elle perdait, elle avait beau chercher à se dominer, elle ne pouvait s'empêcher d'être d'une humeur massacrante. Ses meilleurs amis déploraient une conduite si folle et peu à peu s'éloignaient d'elle. Mme de Lenoncourt, profondément attristée, faisait à Panpan cette navrante description: «Paris, 18 novembre. «Mon Veau, je n'ai que des condoléances à vous faire. Notre pauvre amie détruit sa fortune et sa santé à plaisir. Je sais par ses enfants, qui en gémissent, qu'elle a joué à Fontainebleau nuit et jour, qu'elle a perdu prodigieusement, et je sais par Mme de Grammont qu'elle s'est querellée avec sa belle-sœur, qu'il y a entre elles tant d'aigreur que cela ne peut que mal finir. Mme de Grammont en est excédée. J'ai dit tout ce que j'ai pu pour excuser sa conduite en faveur des motifs, mais vous savez bien que l'humeur ne se supporte pas, et que c'est, de tous les défauts de la société, celui qui se pardonne le moins. «Tout cela m'afflige jusqu'au fond de l'âme. Je vois cette malheureuse femme tout près de la caducité et de la pauvreté, sans existence, sans société, sans ressources. Le jeu est son unique plaisir et son unique occupation. Quelle malheureuse passion!» Mme de Lenoncourt serait bien désireuse de rencontrer plus fréquemment cette amie, qu'au fond elle aime si tendrement, mais c'est là chose impossible: «Elle a deux maudites rosses qui la mènent partout où l'on joue, écrit-elle avec rage, mais bien peu chez moi.» La marquise est d'autant plus désolée de ne pas voir plus souvent Mme de Boufflers, qu'elle-même a éprouvé bien des déceptions en s'installant à Paris et qu'elle avait compté sur son amie pour lui rendre la vie plus agréable. D'abord, au point de vue matériel, elle s'est trouvée dans des conditions déplorables. Elle a naturellement peu d'argent à mettre à son loyer et elle a dû se loger dans un chenil, «une maison culbutée de la cave au grenier, de l'huile puante partout!» Ces odeurs horribles jointes au bruit de la rue la tuent. Aussi Paris lui paraît-il laid et désagréable, et elle a peine à «s'y rhabituer». Combien elle regrette son cher Lunéville où elle était si bien logée, où elle jouissait de tant de repos! Certes, ses amis ont été charmants pour elle, elle les a retrouvés tels qu'elle les avait quittés; ils la comblent de marques d'affection, mais la vie de province avait bien plus de charme. Elle écrit tristement à son cher Veau: «Je fais des visites qui me fatiguent, je ne trouve que les gens que je ne désire pas; je fais des soupers tristes, ennuyeux et dont tout le monde se plaint. Je vois mes amis souvent pour Paris, peu pour moi qui les voyais tous les jours à Lunéville, enfin, mon cher Panpan, il faut que je sois très vieillie, car je sens que cette vie ne me convient plus.» L'été est pire encore que l'hiver, s'il est possible: «On n'y a pour toute société que quelques ennuyeux qui ne savent que devenir, les rues sont empuantées, enfin Paris est un séjour odieux.» A force de chercher, Mme de Lenoncourt finit par trouver dans un quartier éloigné un appartement grand, gai et commode. Malgré la distance qui l'éloigne encore davantage de ses amis, elle est ravie, car elle n'y entend d'autre bruit que le chant du coq. Cependant Mme de Boufflers, loin de se calmer, continuait à mener la même vie agitée et troublante dont nous avons fait une rapide description. La visite du jeune roi de Danemark, en octobre 1768, fut un prétexte pour elle à de nouvelles folies. Ce roi de «marionnettes[40]», à peine débarqué à Paris, fut accablé de fêtes de tous genres, bals, comédies, opéras-comiques, jeu, on ne lui laissait pas un instant de repos: «Nous ferons crever le petit Danois, écrit Mme du Deffant, il est impossible qu'il résiste à la vie qu'il mène.» [40] Walpole l'appelait «l'empereur des fées» tant il était petit. Mme de Boufflers était de toutes ces fêtes. La plus remarquable fut celle donnée à Chantilly par le prince de Condé, elle dura trois jours pleins, le lundi, le mardi, le mercredi. «Le lundi, il y eut un opéra, un grand souper, un jeu et un bal; le mardi, une chasse, une comédie française, un souper, un jeu et un bal; le mercredi, un opéra, un feu d'artifice, un souper, un bal masqué pour lequel il y avait 2,000 billets distribués dans Paris et un jeu à tout casser.» Mme de Boufflers n'eut garde de laisser échapper cette occasion de faire une folie; elle joua et perdit plus de mille louis. Enfin le petit Danois reprit la route de ses États et la société élégante de Paris retrouva un peu de calme. Cependant la vie que menait Mme de Boufflers ne lui réussissait pas précisément. En décembre 1768, elle tomba malade et fut pendant quelques jours dans un état fort alarmant; elle avait une fièvre considérable, crachait le sang et avait un point de côté; son médecin, très inquiet, ne cachait pas à la famille ses préoccupations. Mme de Lenoncourt ne quittait pas son amie et la soignait avec autant d'intelligence que de dévouement. Enfin, le mieux se déclara et l'on put regarder la marquise comme sauvée. Pendant sa maladie elle avait eu souvent auprès d'elle sa sœur de Bassompierre, mais la vieille dame n'avait plus que le souffle et ne songeait qu'à jouer au trictrac, qui était devenu son unique passion. Mme de Lenoncourt mandait gaiement à Panpan: «La marquise a chez elle Mme de Bassompierre dont l'ombre joue au trictrac du matin au soir. La dernière fois que j'ai vu cette apparition, je disais: cette pauvre femme va rendre le dernier soupir en jetant les dés; elle tombera dans le trictrac et ce sera son tombeau. Je suis sûre que voilà comment elle finira.» Mme de Boufflers se rétablit donc, mais elle restait «maigre, brûlée, desséchée», elle toussait, avait de fréquents accès de fièvre; elle aurait eu besoin d'un grand régime; au lieu de s'y résigner, elle reprit sans perdre de temps son existence ordinaire. Avant tout elle prétendait ne pas se priver des soupers et des parties de jeu qui faisaient tout son bonheur. Ses amis s'efforçaient en vain de lui faire entendre raison: «Prêchez-lui le lait et les ménagements, écrivait Mme de Lenoncourt à Panpan; sa poitrine s'attaquera si elle n'y prend garde. Elle est comme une bouteille d'éther; un jour le verre cassera et tout s'évaporera.» A peine Mme de Boufflers était-elle remise qu'elle éprouva de nouveaux ennuis. Depuis quelque temps déjà elle se plaignait de sa vue; bientôt le mal empira et un de ses yeux fut sérieusement compromis. Elle ne pouvait plus ni lire ni écrire, et cette privation l'affligeait beaucoup. Les remèdes ordonnés n'amenant aucune amélioration, elle fit appeler frère Côme, le célèbre chirurgien: il conseilla du baume de Tuthie, de l'eau de fenouille et par-dessus tout d'éviter les lumières. La marquise consentit volontiers à prendre les remèdes, mais quant à renoncer à sortir le soir, on ne put l'y décider: elle préférait, disait-elle, perdre son œil que de se priver de tout l'agrément de sa vie. Ainsi fit-elle, et elle continua à veiller, à jouer, à se brûler les yeux aux lumières, enfin «à faire cent sottises». Elle garda son œil malade fort longtemps. En voyant cet entêtement si déraisonnable, Mme de Lenoncourt se souvenait de l'étrange façon dont la marquise, quelques années auparavant, avait soigné un crachement de sang. «Je me rappelle toujours un crachement de sang qu'elle eut à la Malgrange, un hiver bien froid et qu'elle nous soutenait que le seul remède était de mettre les pieds dans la neige. Elle y mettrait peut-être son œil, s'il y en avait. Mais il y a du jeu, des veilles, des bougies, et c'est pire que la neige. Je la prêcherai, mais ce sera pour le repos de ma conscience.» Dans sa colère, Mme de Lenoncourt n'appelle plus son amie que «la mère Boufflers». Panpan se désolait des nouvelles qu'il apprenait de sa chère marquise et il ne pouvait se défendre pour l'avenir de tristes pressentiments. Il les confiait à Mme de Lenoncourt qui lui répondait: «Vous avez bien raison, elle ne sera point heureuse. Elle me paraît comme un malade qui cherche une situation commode dans son lit et qui ne la trouve jamais. Je loue Dieu de tout mon cœur de m'avoir donné une âme calme et paisible, c'est le dédommagement de tout ce qui me manque.» En 1768, il fut question d'un mariage pour le marquis de Boufflers, et sa mère ainsi que son frère le chevalier s'agitèrent beaucoup à cette occasion. C'était une union très brillante au point de vue de la fortune, puisqu'il s'agissait de Mlle Helvétius, mais dès qu'on parla de ce projet à la jeune fille, elle ne voulut rien entendre, disant que M. de Boufflers était «pédant». En vain on voulut la raisonner, elle résista «comme un petit diable» et il fallut céder. Les Boufflers, assez vexés, se retournèrent alors d'un autre côté et ils songèrent à une demoiselle de province, Mlle de Morfontaine, qui était également une riche héritière. Cette fois la jeune fille ne fit aucune opposition et le mariage fut décidé. Conformément aux usages du temps, les fiancés ne s'étaient jamais vus. C'est ce qui fait écrire à Mme de Lenoncourt ces lignes si pleines de sens et de vérité: «Savez-vous que M. de Boufflers se marie dans les premiers jours de novembre. On m'a dit que sa femme était fort laide et boiteuse; cela serait fâcheux. Mais concevez-vous qu'il ne l'ait pas encore vue? Il ne s'en est seulement pas informé. Véritablement, on aime trop l'argent dans ce siècle. On ne considère que cela.» Le mariage n'eut pas lieu à la date indiquée, il fut remis au mois de janvier, parce que Mlle de Morfontaine n'avait pas encore fait sa première communion! «Apparemment qu'entre sacrements c'est l'Eucharistie qui a le pas, écrit Mme de Lenoncourt; leur rang est réglé comme celui des ducs, et mieux, car cela n'a pas fait de dispute. Le mari supporte ce retard très patiemment; il n'a point encore vu sa prétendue femme, mais sur la parole de l'évêque de Metz, il la soutient jolie.» Si Mme de Boufflers abandonne momentanément la Lorraine, on ne peut lui reprocher d'oublier son vieil ami. D'elle on ne peut pas dire: «Loin des yeux, loin du cœur.» Puisque les hasards de la vie la forcent à demeurer éloignée du cher Panpan, de son «cher Veau», comme elle l'appelle en plaisantant, elle se dédommage en lui narrant les nouvelles du jour et tous les menus incidents de sa vie. Nous citerons un grand nombre des lettres écrites par la marquise, parce qu'elles ont le rare mérite de la montrer telle qu'elle est, au naturel, sans fard et sans art. On trouve de tout dans cette correspondance, des nouvelles politiques, des tracasseries littéraires, des recettes de cuisine, des tendresses, des reproches, enfin dans leur diversité, c'est la vérité même. Elles sont écrites à la diable, sous l'inspiration du moment, sans aucune recherche et sans aucun souci de la postérité; mais Mme de Boufflers s'y peint tout entière et nous la retrouvons telle qu'elle s'est toujours montrée à nous, nous retrouvons, à chaque ligne, sa légèreté, sa finesse, son esprit, et nous pouvons dire aussi son cœur. Toutes ces réflexions, tristes ou gaies, ironiques ou sentimentales, qu'elle jette au hasard de la plume, feront mieux connaître notre héroïne que tous les discours du monde. On verra dans les lettres que nous reproduisons, non seulement l'extrême degré d'intimité qui existait entre la marquise et Panpan, mais aussi l'affection durable et profonde qui les unissait l'un à l'autre. Mme de Boisgelin n'est pas moins liée avec l'ancien lecteur du Roi; c'est souvent elle qui tient la plume pour sa mère, et le ton qu'elle emploie dénote la plus étrange camaraderie. En septembre 1768, la Reine vient de mourir[41], le marquis de Boufflers va épouser Mlle de Morfontaine, M. d'Invaut est nommé contrôleur général, etc. Toutes ces nouvelles, Mme de Boufflers les annonce à son ami; elle lui parle aussi de ses yeux dont elle souffre, de sa bourse qui est vide, de la difficulté de la remplir et de la peine qu'elle éprouve à emprunter. [41] La reine Marie Leczinska mourut le 24 juin 1768. «Paris, 27 septembre 1768. «Mon charmant cœur de Veau, soyez bien sûr que ma plus grande privation est de ne pouvoir pas vous écrire, car mon œil ne se guérit pas. J'ai pourtant fait d'abord ce que M. Grandjean m'a ordonné. Ensuite, voyant que j'étais plus mal, j'ai consulté le frère Côme, qui m'a dit de me servir du baume de Tuthie, ce qui ne me fait rien du tout.» (De la main de Mme de Boisgelin.) «Vous saurez, vieux gueux de Veau, que M. de Laverdy[42] est renvoyé et que M. d'Invaut, intendant de Picardie, a sa place, que c'est une joie générale et que moi, en particulier, j'en suis ravie, parce que le nouveau contrôleur général est fort de mes amis. [42] Contrôleur général de 1763 à 1768. «Vous saurez aussi que le marquis de Boufflers épouse Mlle de Morfontaine le mois prochain et que si vous ne venez pas, le mariage ne sera pas consommé de sitôt. «Comment pouvez-vous ignorer qu'Eaubonne est la demeure de M. de Saint-Lambert? Il n'est pas permis à quelqu'un qui se croit homme de lettres, de ne pas savoir cela. «Chilly[43] a été assez agréable; on a joué _Dupuis et Desronais_ fort bien. M. de Lucé s'y est distingué. Malgré cela tout le monde a regretté ce bon petit vieillard qui tousse, crache, se mouche et fait le goguenard. [43] Chilly Mazarin, dont les propriétaires donnaient des fêtes superbes. «Voilà la réponse qu'on m'a dit de faire à tous les articles de votre lettre. «Il y a bien longtemps que je vous en dois une plus longue à une lettre charmante, mais je sais d'où cela vient. Depuis quelque temps je suis un peu bête, et j'attends le retour de mon esprit pour vous remercier du plaisir que m'a fait cette lettre. En attendant je dois vous assurer, mon cher Veau, que je daigne sourire à la proposition que vous nous faites d'aller habiter votre Tempé[44] l'année prochaine, et que je vivrai tout à fait quand j'aurai le plaisir d'y être et de vous y voir.» [44] Panpan possédait dans les environs de Lunéville une petite maison de campagne où il se rendait l'été; il l'avait baptisé Tempé en souvenir de la célèbre vallée de la Grèce. (De la main de Mme de Boufflers.) «N'êtes-vous pas bien aise de l'aventure du Tressan? Je croyais vous l'apprendre la première, mais Mme de Lenoncourt, que j'ai vue hier, m'a dit qu'elle vous l'avait mandée. «On a beaucoup d'espérance pour la maison du Roi. On est sûr que Mme Adélaïde a donné des ordres pour la continuation du pain et de la viande et qu'elle veut employer 9,000 francs par an, qu'elle a de reste, pour faire des pensions. «On dit que la mort de la Reine n'a fait aucun changement à la Cour. «Je travaille à vous faire avoir le _Mercure_, mais j'aurai bien de la peine, parce que bien des gens sont après[45]. [45] Mme de Boufflers s'efforçait d'obtenir pour Panpan une pension sur le _Mercure_. «Je n'ai pas vu l'abbé Porquet trois minutes depuis mon arrivée, à cause de son procès criminel, mais je crains que bientôt, on ne vienne le chercher ici pour le pendre. «Savez-vous, mon Veau, que dans ma profonde misère, je n'ai pu trouver que M. Latran qui ait voulu me prêter 50 louis. «J'ai été à un nouveau spectacle qui se nomme le Wauxhall. C'est une chose charmante. «Adieu, le gros cochon est plus gras et plus aimable que jamais.» Cet étrange surnom, qui paraîtra probablement assez déplacé à nos lectrices, désigne tout simplement Mme de Boisgelin. Pour apprécier cette appellation en toute connaissance de cause, il faut se rendre compte que bien des mots, d'un usage constant au dix-huitième siècle, ont depuis complètement changé de valeur. Alors qu'aujourd'hui ils ne sont plus employés que dans le langage le plus vulgaire, autrefois on s'en servait couramment dans la meilleure société, et ils ne choquaient personne. Le mot en question et beaucoup d'autres que nous pourrions citer sont dans le même cas. Mme de Boufflers, du moins elle le prétend, voudrait bien retourner en Lorraine, mais elle en est sans cesse empêchée par un obstacle ou par un autre; tantôt par la présence de son frère de Beauvau, tantôt par celle de son fils. Elle se console de l'éloignement en continuant à écrire fidèlement à Panpan et en le comblant de petits souvenirs qui lui prouvent son affection. Au moment du nouvel an, c'est lui qu'elle charge de ses modestes libéralités pour les quelques gens de service dont elle ne veut pas être oubliée; si elle ne donne pas davantage, «c'est qu'elle n'a rien ou à peu près». Elle lui écrit le 9 janvier 1769: «Paris, ce 9 janvier. «Trouvez-vous joli que je reçoive tout à l'heure votre lettre du 1er? Voilà pourtant ce que font les précautions. «Mais voilà M. de Lanière qui part et dans un vis-à-vis tout seul; cela fait venir l'eau à la bouche. Mais il y a toujours quelque chose qui s'oppose au bonheur. C'est l'arrivée du prince de Beauvau, d'un côté, et la présence du chevalier de Boufflers, de l'autre. «Voilà toutes nos petites bêtises. Mon cher cœur verra bien que ce n'est que pour entretenir commerce. «J'ai pensé que le trou-madame vous amuserait quelquefois. J'en voulais un joli, mais il n'y en a point de fait, et puis les occasions manquent. «Voilà quatre pauvre louis, dont vous en remettrez un à Fustenai, pour M. Otenin. Il faut qu'elle paie son pain et ce qu'il y aura de plus pressé pour lui. C'est Thérèse qui l'a gagné au vingt-et-un, et qui a imaginé de le donner à son père en le faisant passer par Fustenai pour qu'il n'en fasse pas un mauvais usage. Il y en a deux pour les étrennes de Fustenai, à qui vous souhaiterez la bonne année de ma part. Vous voudrez bien ensuite partager l'autre entre Marianne et Parisot. Cela est infime, mais c'est que je n'en avais pas un de plus quand M. de Lanière est parti. «On dit des merveilles de l'abbé Terray, et même qu'il paiera[46]. [46] Tout le monde croyait alors au succès des plans financiers de l'abbé Terray. «Le trictrac va fort bien, mais je joue peu. Depuis Mme du Deffant je vois jouer au trente et quarante sans aucune tentation. Enfin, je ne joue qu'au vingt-et-un et très modérément, et aux six livres au trictrac. «Ce Latran, qui est bien plus au fait des banqueroutes que moi, vous les mande sans doute. Je sais seulement celle du trésorier de M. le prince de Conti; cela l'empêchera de donner à souper les lundi, et, par conséquent plus de Pharaon, ce qui ne me fait rien du tout. «Il est bien sûr, mon Veau, que je ne passe pas un jour sans penser à vous et sans avoir le projet de vous le dire. «Il faut que Fustenai fasse faire quatre paires de manchettes de mousseline brodée pour des laquais, qui soient très honnêtes, parce que ceux de Paris les portent plus hautes que ceux de Lorraine. «Adieu, amour, nous vous aimons tous et nous vous souhaitons tous toutes les années comme la fin de l'autre.» Il est vraiment bien singulier que Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt aient éprouvé pour Panpan un si vif attachement et on a peine à se l'expliquer. Toutes deux l'aiment profondément et le lui prouvent de mille manières. Plus tard nous verrons Mme Durival s'éprendre également pour le Veau d'une véritable passion. Toutes ces dames raffolent de lui et ne peuvent s'en passer. C'est une joie sans pareille quand, à force de sollicitations, il consent à venir passer quelques jours chez l'une ou l'autre de ses amies. Quel attrait, quel charme pouvait donc avoir ce vieux Panpan pour enchaîner ainsi les cœurs? Ce n'était pas sa beauté plastique, car la nature l'avait peu favorisé sous ce rapport. Ce n'était pas davantage la chaleur de son tempérament, car il était coutumier, nous le savons, de ces défaillances intempestives qui rendaient sa conversation si décevante dans les meilleurs moments. Était-ce son esprit? Il devait en avoir, mais en même temps, il était tatillon, maniaque, et avec l'âge, il devint égoïste, exigeant, insupportable. Quoi qu'il en soit et bien qu'il eût, à notre sens, peu de qualités pour leur plaire, Panpan était adoré des dames, et c'est un fait que nous devons constater. Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, Panpan, ont la douce habitude de s'offrir des étrennes, mais naturellement les cadeaux sont modestes et en rapport avec leurs situations de fortune; des jeux, des plumes, du papier, des macarons, des dattes, des confitures de mirabelles, de coetches, des objets d'ameublement, etc. Le 1er janvier 1769, Mme de Lenoncourt, pour être sûre de mieux lui complaire, demande à Panpan ce qu'il désire: «Ne manque-t-il rien à votre ménage? lui écrit-elle plaisamment. N'avez-vous pas besoin de quelques pots cassés et de quelques vieux paravents déchirés? Vous savez bien que Mme de Boufflers et moi, nous sommes toujours prêtes à vous faire de ces sortes de présents.» Ce n'est pas seulement à l'époque des étrennes que nos amis échangent de petits cadeaux. Chaque fois qu'il en trouve l'occasion, le Veau fait preuve vis-à-vis de ses amies d'aimables attentions. Elles ne sont pas toujours couronnées de succès. En juin 1769, il adresse à Mme de Lenoncourt une caisse d'objets divers, mais, hélas! dans quel état arrive-t-elle? «J'ai ouvert votre caisse avec empressement, écrit la marquise; savez-vous ce que j'ai trouvé, mon Veau? Tous les pots cassés, les écailles, les confitures, la paille, le papier, tout cela pêle-mêle. Je n'ai jamais vu un tel gâchis! Rien n'est sauvé. Cela s'appelle une vraie déconfiture.» Comme consolation, il a fallu payer 8 francs de port, ce qui est monstrueux! Cependant Panpan souhaiterait posséder le portrait de son amie pour le placer dans sa galerie au milieu de tous ceux qui lui sont chers. Il a même déjà composé un quatrain qui sera gravé au-dessous de la chère image. Mme de Lenoncourt ne demande pas mieux que de satisfaire un désir si légitime, mais à qui s'adresser? comment doit-elle s'habiller? Le comte de Cucé s'est fait peindre dernièrement, il a été très satisfait; elle va lui demander le nom de l'artiste, et si cela ne coûte pas «des trésors», elle le fera venir; tant pis si elle se ruine; après tout, elle «ne veut pas donner à son Veau une enseigne à bière!» Pour mettre le comble à tous ses ennuis, la pauvre Mme de Lenoncourt «jouit» en effet d'une détestable santé. Elle se plaint sans cesse: tantôt elle a «un clou au derrière» qui la fait cruellement souffrir; tantôt, ce qui est plus grave et plus pénible, elle a des maux de tête horriblement douloureux, tantôt des rhumatismes, des vapeurs, etc., etc. Elle a voulu consulter Tronchin, qui fait courir tout Paris, mais on ne peut l'aborder. «Personne ne peut en obtenir une visite.» L'éloignement de son ami Panpan pèse beaucoup à Mme de Lenoncourt: «S'il n'y avait pas un qu'en dira-t-on au monde, j'irais m'établir chez vous», lui écrit-elle, et elle ajoute tristement: «Il y a huit ans que je désire d'être une bonne bourgeoise, d'aller acheter mes herbes au marché, de courir les rues à pied sans que personne y puisse trouver à redire. Il est ennuyeux d'avoir les assujettissements de son état et de n'en avoir pas l'aisance.» Elle voudrait au moins habiter la même ville que lui: «Il me semble qu'un jour je vous serai bonne à quelque chose, lui dit-elle gracieusement. Je ne crois pas que je sois assez heureuse pour vous rendre des services, mais de petites attentions qui font tant de plaisir dans la vieillesse et qui ne pourront être aperçues que par moi, parce que certainement je suis celle qui t'aime le mieux. Il y a à parier que je mourrai avant toi, si je continue à me corrompre le sang, mais tu radoteras avant moi, et je te promets que tu ne seras ni battu ni contrarié.» Cette idée d'un pseudo-mariage hantait Mme de Lenoncourt, et elle y revient sans cesse dans ses lettres. Mais Panpan veut rester fidèle à l'infidèle Mme de Boufflers, et il entend ne rien faire qui puisse lui déplaire. Or, une union morganatique avec Mme de Lenoncourt blesserait la marquise. Il se dérobe donc sans dissimuler les motifs; sa correspondante lui répond gaiement: «Oui, mon Veau, je vous conviens mieux que Mme de Boufflers; elle est plus aimable que moi, mais je le suis assez pour vous. C'est une joueuse, elle vous ruinera; vos enfants n'auront pas de chausses. Vous n'êtes plus en âge de faire un mariage d'inclination; c'est un mariage de raison qu'il vous faut et je suis encore un coup votre vrai ballot. Pourquoi n'irais-je pas vous chercher à Lunéville? Quand nos feux seront légitimes, quel en serait l'inconvénient. Mais enfin, vous ne voulez pas de moi, il n'en faut plus parler. J'en suis aussi humiliée qu'affligée.» En juin 1769 Panpan cède aux instances de ses amies, et il se décide à venir faire un voyage à Paris. C'est dans un dîner chez Mme de Boufflers avec Helvétius et Saint-Lambert que Mme de Lenoncourt apprend cette bonne nouvelle: tout le monde s'en réjouit. Quand le Veau arrive, ses amis lui font fête à l'envi; Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, l'abbé Porquet deviennent ses gardes du corps et ne le quittent guère. Il est entraîné dans un tourbillon de plaisirs, de spectacles, de soupers, il ne sait auquel entendre, il n'a plus le temps de respirer; enfin on le surmène de telle façon qu'il finit par demander grâce! et supplier qu'on le laisse retourner dans sa chère Lorraine, où, là au moins, il mène la vie calme et paisible qui convient à son âge et à ses goûts. Au mois de juillet il se retrouve à Lunéville, mais on dirait que tous les malheurs ont fondu sur lui pendant son absence. Il comptait louer son jardin, le locataire s'est éclipsé; ses roses sont fanées, ses fraisiers n'ont pas réussi. Peut-on imaginer plus cruels désastres? Mme de Lenoncourt, à laquelle il conte ses infortunes en termes pathétiques, le raille fort spirituellement: «Toutes vos situations sont terribles, mon cher ami; vous quittez la vie cruelle et pénible de Paris, vous retrouvez à Lunéville les plus cuisantes peines, ni roses, ni fraises! cela est bien triste. Ajoutez à cela l'incertitude si on louera son jardin. Ces raisons sont, je crois, assez bonnes pour faire de vos lettres des espèces d'élégies. Il n'y manque que la rime, mon cher ami; avec la facilité que vous avez à faire des vers, je vous conseille de ne plus écrire en prose, car vous feriez des choses charmantes, dans le triste il est vrai. «Dieu vous préservera de la goutte; elle ferait cependant une grande diversion à vos chagrins.» Mme de Boufflers ne se bornait pas à envoyer à Panpan de fréquentes nouvelles; sa sollicitude pour son vieil ami était incessante. Elle le savait dans une situation de fortune fort étroite, elle savait qu'il s'inquiétait de l'avenir et qu'il redoutait par-dessus tout la misère menaçante. Sur son conseil, elle l'engagea à adresser au Roi un placet pour obtenir une pension. Panpan obéit avec empressement et dans son zèle il adressa aussi des suppliques à la Reine, à Mesdames, au duc de Choiseul. Grâce à l'intimité du chevalier avec le duc et aux instances de la marquise, Panpan finit par obtenir à sa grande joie une pension de 500 livres. Choiseul fit plus encore, il envoya au protégé de Mme de Boufflers une tabatière avec son portrait. CHAPITRE V 1767-1771 Le chevalier de Boufflers à Paris.--Ses succès.--Ses poésies légères.--Son adoration pour sa mère.--Ses relations avec le duc et la duchesse de Choiseul. Qu'était devenu le chevalier de Boufflers depuis la mort du roi Stanislas? Était-il resté à Nancy ou à Lunéville, avec ses amis d'autrefois, avec les fidèles compagnons de son enfance et de sa jeunesse? En aucune façon. Sans hésiter, il avait suivi l'exemple de sa mère, et il s'était empressé de quitter la Lorraine pour venir chercher à Paris un théâtre plus digne de lui et plus conforme à ses goûts. Il y avait retrouvé son frère, le marquis, et nombre de parents et d'amis. Il s'y était bien vite créé une place à part dans la société. Sa réputation d'esprit était grande, elle n'avait fait qu'augmenter depuis son départ du séminaire; les lettres charmantes qu'il écrivait de Suisse à sa mère, et qui couraient de mains en mains, avaient mis le comble à sa réputation; mais le succès de sa prose n'était rien en comparaison de celui qu'obtenaient ses chansons; malgré leur légèreté, ou plutôt à cause même de leur légèreté, on se les arrachait, on les colportait à l'envi. Joignez à des dons si précieux, beaucoup d'esprit naturel, «de l'esprit en argent comptant», comme disait Duclos, une inaltérable gaieté, une verve endiablée, et l'on comprendra que Boufflers soit devenu rapidement «l'enfant gâté» de toutes les sociétés et un des hommes à succès de la capitale; bientôt, malgré son indiscutable laideur, ses bonnes fortunes ne se comptaient plus. On le voit sans cesse chez les Beauvau, chez les Choiseul, chez les Nivernais, chez le prince de Conti, chez Mme de Mirepoix, chez Mme de Grammont, chez la maréchale de Luxembourg, chez Mme du Deffant, etc. Partout il est reçu à bras ouverts, flatté, cajolé, adulé. En revanche, il est beaucoup moins apprécié à la Cour, et c'est à Versailles qu'on le rencontre le moins. C'est que la différence est profonde entre la Cour de Louis XV et celle du roi Stanislas. A Lunéville, Cour familiale et bon enfant, Boufflers jouissait de tous les privilèges; il en usait et en abusait. Son indépendance d'allures et de langage, ses vers facétieux, ses escapades ne choquaient personne. Le Roi était si bon, si facile à vivre, si indulgent pour la jeunesse! Et puis tout n'était-il pas permis au fils de Mme de Boufflers? Mais à Versailles, il n'en était plus de même. Le chevalier avait un naturel trop original et trop indépendant pour pouvoir facilement se plier au joug et perdre son franc-parler; comme il avait de l'esprit, il comprit qu'en allant à la Cour, il s'exposerait à d'inévitables déboires et, sauf les circonstances indispensables, il s'abstint sagement de s'y montrer. Il se contenta de faire les délices de ses amis et des sociétés particulières qu'il fréquentait assidûment. Les contemporains lui rendaient pleine justice et appréciaient presque unanimement ses rares qualités: «C'est l'homme de France après l'abbé Barthélemy, écrit Cheverny, à qui j'ai trouvé le plus d'éloquence dans la conversation; sans peine, sans effort, le mot propre vient sur ses lèvres; les tournures les plus délicates sortent de son esprit: paresseux, même pour s'instruire, il n'a pas l'esprit des autres; il devine quand il parcourt un livre, et il a le mérite que tout est à lui et sort de son front.» Personne n'a mieux jugé le chevalier que le prince de Ligne et il a laissé de lui ce délicieux portrait: «M. de Boufflers a été successivement abbé, militaire, écrivain, administrateur, député, philosophe et de tous ces états il ne se trouvait déplacé que dans le premier. M. de Boufflers a beaucoup pensé, mais par malheur c'était toujours en courant. On voudrait pouvoir ramasser toutes les idées qu'il a perdues sur les grands chemins avec son temps et son argent... Une sagacité sans bornes, une profonde finesse, une légèreté qui n'est jamais frivole, le talent d'aiguiser les idées par le contraste des mots, voilà les qualités distinctives de son esprit à qui rien n'est étranger... La base de son caractère est une bonté sans mesure, il ne saurait supporter l'idée d'un être souffrant... Il a de l'enfance dans le rire et de la gaucherie dans le maintien; la tête un peu baissée, les pouces qu'il tourne devant lui comme arlequin ou les mains derrière le dos comme s'il se chauffait; des yeux petits et agréables, qui ont l'air de sourire; quelque chose de bon dans la physionomie, du simple, du gai, du naïf dans sa grâce; une pesanteur apparente dans la tournure et du mal tenu dans toute sa personne... On dirait qu'il ne pense à rien lorsqu'il pense le plus; il ne se met pas volontiers en avant... La bonhomie s'est emparée de ses manières et ne laisse percer la malice que dans ses regards et dans son sourire... Il est impossible d'être meilleur ni plus spirituel... M. de Boufflers a plu sans qu'on sache comment, mais c'est par la grâce, le goût, et un certain abandon qui fait qu'il ne ressemble qu'à lui.» Jean-Jacques Rousseau, dans ses _Confessions_, est moins élogieux; il raille même assez finement le pauvre chevalier: «Il a beaucoup de demi-talents en tous genres, écrit-il, et c'est tout ce qu'il faut dans le grand monde où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre, et barbouillant un peu de peinture au pastel.» En citant les lettres du chevalier pendant son voyage en Suisse[47], nous avons donné une idée de son style descriptif; nous voudrions maintenant montrer le fils de notre héroïne sous un jour tout différent. Voici deux lettres que, dans toute la fougue de la première jeunesse, il écrivait à une dame qui avait des bontés pour lui. Ce sont deux jolis spécimens de sa verve épistolaire et de son inépuisable gaîté. [47] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 369. «Lundi. «Je vous demande bien pardon de mon papier, madame, je sens bien toute la disproportion qui est en votre délicatesse et sa grossièreté, mais je n'en ai pas d'autre; je sens bien que des guirlandes de fleurs, des petits cœurs couleur de feu, des petits rubans couleur de rose, ne messièyeraient pas à une lettre qui vous est adressée, mais je n'ai qu'une simplicité rustique à vous présenter et vous aimez trop Julie et les bonnes gens pour en être offensée. Je sens bien que tous les canons que l'on a tirés ce matin ont réveillé votre humeur martiale, que vous ne rêvez de la journée que combats, victoires et _Te Deum_, et qu'on ne pourra jouir de vous qu'à 6 heures du soir; encore n'en jouira-t-on que très imparfaitement, mais cette considération ne m'empêchera pas de vous voir avec le plus grand plaisir et de vous quitter avec grande peine en vous disant: Voulez-vous savoir, ma Belle Qui mon cœur regrettera. Ce sera, ce sera celle Celle, oui, celle que voilà. «Vous voyez bien que cette celle-là est une selle à tout courrier.» «Dimanche. «Savez-vous bien, que par le plus grand hasard du monde je vous aime tout autant que je vous le dis, et peut-être plus; car quand je pense à Paris, c'est toujours vous qui venez la première à mon imagination et quand je l'oublie, vous n'êtes pas encore oubliée. «Vous m'avez écrit une lettre charmante où vous m'avez beaucoup parlé de moi, à qui je m'intéresse beaucoup, et point du tout de vous, à qui je m'intéresse bien davantage; une autre fois je vous prie de ne pas tomber dans ce défaut-là. «J'ai trouvé ici des gens tout aussi enchantés que vous des idylles de Gessner; entre autres, M. de Saint-Lambert et ma mère, ce qui vous prouve qu'il ne tient qu'à vous de vous mettre au rang des gens de beaucoup d'esprit. Si jamais vous en avez la tentation, je vous promets ma voix. «Je me suis trouvé dans ce pays-ci infiniment moins d'affaires que je n'en attendais; la fumée de mes sottises de l'Isle-Adam n'a point monté jusqu'ici, et je vis aussi tranquille qu'un voleur en pays étranger. Je tâcherai de faire ici des sottises qui ne gagnent point Paris et de ne jamais étendre les bornes de mon étourderie au delà de celles du pays que j'habiterai. C'est là votre plan de conduite que j'adopte de tout mon cœur: Attendez, voici une idylle: Tu m'as aimé, Myrza. «Tu m'as aimé, Myrza, et alors tout l'univers était plein de mon bonheur; quand le parfum des roses s'élevait dans les airs, quand le zéphir léger agitait la feuille nouvelle, quand le concert des oiseaux célébrait le retour du soleil naissant, tu venais dans ces prairies retrouver ton berger. Nous admirions ensemble le beau spectacle de la nature rajeunie, et je disais dans mes tendres transports: «C'est toi, ô Mirza, qui répands sur l'Univers le charme que j'éprouve, et, te contemplant, c'est toi que j'aime dans l'éclat des fleurs, dans la fraîcheur des bois, dans le murmure des fontaines; c'est toujours Mirza que j'entends, Mirza que je touche; «Et toi, tu levais les yeux au ciel, tu les promenais ensuite sur la terre, tu fixais tes regards sur le cristal tranquille du ruisseau qui serpentait à nos pieds et tu disais: «Les dieux ont découvert à mes yeux toutes les beautés de la nature; ils ont enivré mes sens et ils m'ont donné Amintas sans qui je n'aurais jamais senti.» «Où sont-ils, ô Mirza! ces tourments heureux que passaient nos deux cœurs serrés l'un contre l'autre! où sont-ils ces baisers délicieux pour les lèvres qui les donnaient, et pour les lèvres qui les rendaient; où sont-ils ces transports voluptueux d'un amour innocent, qui marquaient tous nos instants par de nouvelles jouissances; ils ne sont plus faits pour moi car tu m'as abandonné, et tu ne les sentiras plus, car tu es infidèle. * * * * * «Voilà, en vérité, une fort jolie petite idylle pour avoir été faite au cabaret, par un petit Gessner, las comme un petit chien; vous en aurez bientôt une plus belle, mais j'attendrai que la nature soit un peu embellie, car, par le temps qu'il fait, il faut avoir le diable au corps pour la chanter; il faut que les poètes champêtres se taisent pendant quelques mois de l'année, comme il faut que les amants soient sages pendant quelques jours du mois. «Faites bien des idylles de ma part à cette belle ambassadrice de France à Vienne et à cette charmante ambassadrice de Vienne en France. Si vous rencontrez M. de Caraman, faites-lui aussi une idylle pour moi. Entendez-vous, belle Zilia?» Boufflers n'était pas moins facétieux quand il écrivait à sa mère. Voici une lettre qu'il lui adressait quand il guerroyait avec l'armée de Contades. Il ne s'y montra pas à la vérité fils très respectueux, mais Mme de Boufflers était pleine d'indulgence pour son fils préféré, et elle fermait volontiers les yeux sur ses incartades de langage. «Jeudi. «Je vous renvoie la lettre de Mme de Grammont; je ne sais pas si je dois faire mon remerciement avant l'arrivée du brevet que j'attends de jour en jour et qui viendra fort à propos pour mes chevaux, à qui il procurera quatre rations de fourrage par jour. C'est à vous à m'instruire là-dessus. Je ne vous remercie pas de vos soins parce que j'imagine que vous avez eu autant de plaisir à m'obtenir ce que je demandais que j'en aurai à le recevoir. D'ailleurs, depuis que vous avez eu la bonté de me faire présent de moi-même, il me semble qu'il ne me reste plus de reconnaissance à vous marquer de tous les autres petits services que vous aurez pu me rendre. C'est un grand présent que celui que vous m'avez fait en 1738; je ne sais pas où j'ai pu mériter tant de bonté de votre part, ni quel est le mortel généreux qui dans ce temps-là a plaidé ma cause et vous a enfin déterminée à vous donner pour moi des soins dont j'étais indigne.--Vous savez vous-même si c'est par mes importunités que j'ai obtenu cette faveur-là. Avant le moment heureux où vous voulûtes bien me... et me regarder comme votre enfant, je n'avais point eu d'accès auprès de vous; content de la petite place que le sort m'avait assignée, j'étais resté inconnu de tout l'univers, quand tout à coup il se présenta une occasion de faire ma fortune. J'engageai quelqu'un qui avait l'honneur d'être connu de vous à vous parler en ma faveur, il y mit tant de zèle qu'il vous persuada, et c'est à lui que j'ai l'obligation de tout ce que vous avez fait pour moi. «Je vous envoie des chansons qui ont échappé à ma muse tremblante au milieu des horreurs de la guerre. En voici une sur l'air de _Joconde_ à M. de Laverre qui, par parenthèse, n'est pas aussi agréable qu'il est joli; il s'agissait de certaine qualité dont on le disait dépourvu. En te refusant des besoins, Nature fut sévère; Elle ne t'a pas, en tout point, Fait semblable à ton Père. Et si malgré son peu de soins, Tu dis qu'elle est ta mère, La bonne dame, tout au moins, A craint d'être grand'mère. «Voici des vers sur le secrétaire de Caraman qui est extrêmement pâle et dont j'avais fait un portrait très ressemblant au crayon. Si l'image était peinte, elle serait plus belle Et plus du goût des spectateurs; Mais et le peintre, et le modèle Manquaient tous les deux de couleur. «Nous avions volé le chapeau de M. de Buzenval pour le retaper ridiculement; nous le lui envoyâmes avec une cocarde de papier sur laquelle tout le monde avait fait des vers. On s'était prescrit de faire entrer dans ces vers: _de ce chapeau, à ce chapeau, sur ce chapeau, sous ce chapeau_. Les miens sans contredit, étaient de beaucoup les meilleurs: Amour, si tu vois la figure De ce chapeau; Tu vas conformer ta coiffure A ce chapeau; Mais en vain mon talent s'éprouve Sur ce chapeau, Je n'ai pas tout l'esprit qu'on trouve Sous ce chapeau. «Adieu, s'il me restait de la place, j'en ferais pour vous[48].» [48] Ces trois lettres nous ont été communiquées par le comte de Croze-Lemercier. Les poésies légères de Boufflers, que Chamfort comparait plaisamment à des «meringues», lui avaient valu de Saint-Lambert le surnom de «Voisenon-le-Grand». Elles n'avaient pas une véritable valeur, mais elles étaient spirituelles, pour la plupart, et agréablement tournées. Il les prodiguait du reste sans compter, les semait à tort et à travers, riant lui-même de leurs imperfections, sans nul souci de sa réputation et de la postérité. «Comment discuter le genre du chevalier de Boufflers, qui est de n'en pas avoir, disait encore le prince de Ligne; il n'a jamais fait de vers pour en faire, mais il a saisi le trait, le sel, le mot, le piquant et le côté plaisant dans les vers de société, dont il est le dieu. Il a une négligence charmante, de la gaîté dans chaque vers, des bêtises pleines d'esprit, et le meilleur ton même dans le mauvais ton qui ne se fait pas sentir; enfin, il a une manière à lui tout seul de dire, et de ne dire que ce qu'il veut.» Tout pour Boufflers, même les sujets les plus sacrés, est prétexte à chansons. Un soir à l'Isle-Adam, pendant la messe de minuit, n'a-t-il pas la fâcheuse inspiration de composer des couplets sur l'événement du jour, et l'idée plus fâcheuse encore de les chanter ensuite à la table du prince de Conti: NOEL SUR L'AIR: _Laissez paître vos bêtes_. Je m'étais mis en tête De chanter Jésus-Christ ce soir; Dans le fond c'est sa fête, J'aurais fait mon devoir. C'est un enfant, Joli, charmant. Et de qui messieurs ses parents Ont toujours été très contents. Mais quelque effort qu'on fasse, Pour bien chanter Notre Seigneur, Notre esprit à la place Met toujours Monseigneur. C'est un bon cœur, Une grandeur, Une chaleur, une douceur, De la famille, c'est l'honneur. Du très saint sacrifice Il sait si bien charmer l'ennui Que jamais à l'office Nous ne viendrons qu'ici[49]. [49] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1762. L'existence très folâtre que le chevalier mène en ce bas monde lui inspire souvent des inquiétudes pour sa vie future. SUR L'AIR DE: _Gabrielle_ de Vergez. Après dîner souvent j'arrange Des marrons au coin de mon feu: Mon esprit, lorsque je les mange, Ne cesse de songer à Dieu. Je dis: sa bonté que j'admire, Sur les diaboliques charbons Me laissera plus longtemps cuire Que je n'ai laissé mes marrons[50]. [50] _Id._, _ibid._, 1777. Boufflers, communément, aime à s'égayer aux dépens de ses interlocuteurs et il ne leur ménage pas l'épigramme. Un jour, à Villers-Cotterets, il annonce son départ à la société réunie dans le salon, et il raconte qu'il part la nuit même. La vieille comtesse de Montauban se met à s'apitoyer longuement sur ce qu'il s'en va la nuit à cheval et accompagné d'un seul domestique. Le chevalier, agacé, riposte, au grand scandale de la dame, par ce couplet impromptu: SUR L'AIR: _Ne v'là-t-il pas que je l'aime_! Communément, je dors fort mal; De trois nuits, ma comtesse, J'en passe une sur mon cheval, Deux avec ma maîtresse. Madame de Boufflers, l'_Idole au Temple_, souhaitait depuis longtemps une édition rare des _Fables de la Fontaine_. Le chevalier la découvre enfin chez un bouquiniste et il l'envoie à la comtesse avec cette dédicace: Voilà le bonhomme qui fit Cent prodiges qui nous enchantent, Des fables qui jamais ne mentent Et des bêtes pleines d'esprit. Sa morale a besoin, pour être bien reçue, Du masque de la fable et du charme des vers; La vérité plaît moins quand elle est toute nue, Et c'est la seule Vierge, en ce vaste univers, Qu'on aime mieux à voir un peu vêtue. Si Minerve même ici-bas Venait enseigner la Sagesse, Il faudrait bien que la Déesse, A son profond savoir, joignit quelques appas. Le genre humain est sourd quand on ne lui plaît pas. Pour nous éclairer tous, sans offenser personne, La savante Minerve a pris vos traits charmants; En vous voyant je le soupçonne; J'en suis sûr quand je vous entends. Les relations intimes que, depuis son départ de Ferney, le chevalier avait conservées avec Voltaire et les louanges que ce dernier lui distribuait libéralement, contribuaient encore à sa réputation. Ayant un jour écrit au philosophe qu'il le regardait comme son père spirituel, l'ermite du Jura lui répond plaisamment: Plût au ciel qu'en effet j'eusse été votre Père! Cet honneur n'appartient qu'aux habitants des Cieux. Non pas à tous encore! il est des demi-dieux Assez sots et très ennuyeux, Indignes d'aimer et de plaire. Le Dieu des beaux esprits, le Dieu qui nous éclaire, Ce Dieu des beaux vers et du jour, Est celui qui fit l'amour A madame votre mère. Vous tenez de tous deux: ce mélange est fort beau. Vous avez (comme ont dit les Saintes Écritures) Une personne et deux natures: De l'Apollon et du Beauvau. Le chevalier est un fils excellent; il éprouve pour sa mère autant d'admiration que de tendresse et il saisit toutes les occasions de lui témoigner un affectueux attachement qui ne se démentira jamais. C'est à elle qu'il adresse ses plus jolis vers: AIR: _Des folies d'Espagne_. Dieux, qui voyez comme elle nous est chère, Dieux, qui voyez des transports si touchants, Prenez tous soins de la plus tendre mère Pour le bonheur des plus tendres enfants. Elle eut de vous un don bien digne d'elle, Celui de plaire autant qu'elle vivra; Accordez-lui, pour la rendre immortelle, Celui de vivre autant qu'elle plaira. Cependant, par un sentiment très humain, il existe presque une rivalité littéraire entre la mère et le fils, et leurs amis ne sont pas sans s'en apercevoir. Panpan, évoquant les souvenirs du passé, rappelait dans des pièces fugitives les heures bénies où la divine marquise tenait sous le charme de sa lyre la Cour de Lunéville. Mais il prisait si haut le talent de son amie, qu'il soupçonnait son fils de lui emprunter les meilleurs de ses vers. LE CABINET DES BAINS (pour mes amies absentes) O bain, lorsque Boufflers dans ton sein argenté, Après des nuits au sommeil trop rebelles, Venait chercher le frais et la santé, Son esprit comme sa beauté Y puisaient des grâces nouvelles. J'ai vu ses doigts, tout trempés de ton eau, D'Anacréon monter la lyre, En tirer des sons qu'on admire Pour chanter Thésée et son veau; J'ai vu Saint-Lambert en sourire, Et Tressan de dépit briser son chalumeau. J'ai vu son fils, ce fils favori de Voltaire, Comme des belles et des Rois, Envier lui-même à sa mère Et lui dérober quelquefois Les beaux vers qu'elle daignait faire[51]. [51] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau. Malgré la tendre affection qui les unit, Mme de Boufflers et son fils ne craignent pas de s'adresser quelquefois de petits vers moqueurs. Un jour la marquise, faisant allusion aux habitudes de son fils quand il courait la poste, compose ce couplet: SUR L'AIR: _Du haut en bas_. C'est lui, c'est lui! Car j'entends le bruit d'un carrosse. C'est lui, c'est lui! Il doit arriver aujourd'hui. De son laquais j'entends la rosse, J'entends le postillon qu'on rosse. C'est lui, c'est lui! Son attachement pour sa mère n'empêchait nullement le chevalier de lui tenir quelquefois des propos tellement vifs qu'ils nous paraissent fort choquants. Mme de Boufflers, assagie par l'âge, et poussée par une de ses amies, avait loyalement essayé de tourner à la dévotion, mais le succès n'avait pas répondu à ses désirs. Un jour, causant avec son fils de ces velléités religieuses assez inattendues chez elle, elle lui disait avec découragement: «J'ai beau faire, je ne puis devenir dévote; je ne conçois pas même comment on peut aimer Dieu, un être que l'on ne connaît pas; non, je n'aimerai jamais Dieu.» «Ne répondez de rien, ma mère, riposta le chevalier; si Dieu se faisait homme une seconde fois, vous l'aimeriez sûrement.» Boufflers a tant de succès dans tous les genres que Bonnard lui adresse un jour cette épître: Tes voyages et tes bons mots, Tes jolis vers et tes chevaux, Sont cités par toute la France; On sait par cœur ces riens charmants Que tu produis avec aisance. Tes pastels frais et ressemblants Peuvent se passer d'indulgence. Les beaux esprits de notre temps, Quoique s'aimant avec outrance, Troqueraient volontiers, je pense, Et leurs drames et leurs romans, Pour ton heureuse négligence Et la moitié de tes talents. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Garde ton goût pour les voyages; Tous les pays en sont jaloux, Et le plus aimable des fous Sera partout chéri des sages. Sois plus amoureux que jamais, Peins en courant toutes les belles, Et sois payé de tes portraits Entre les bras de tes modèles. Il y avait cependant quelques notes discordantes dans le concert de louanges qui s'élevait sous les pas du chevalier, l'approbation n'était pas unanime; certains lui reprochaient d'être sceptique, égoïste, de manquer de maintien et de gravité; à quelques-uns même il était nettement antipathique. Mme du Deffant, en particulier, ne l'aimait pas; bien qu'il vînt chez elle fréquemment et qu'elle lui fît toujours grand accueil, elle ne pouvait se défendre d'une certaine réserve. Elle le jugeait du reste avec une grande perspicacité. Elle écrivait à Walpole: «Eh! bien, moi je vous soutiens que sans le sentiment, l'esprit n'est rien qu'une vapeur, qu'une fumée! J'en eus la preuve hier. Je soupais chez les Oiseaux[52], nous feuilletâmes leurs manuscrits; on lut une douzaine de lettres du chevalier; il y en avait de toutes sortes, elles me parurent insupportables. Beaucoup de traits, je l'avoue, parfois naturels, mais le plus souvent recherchés, enfin fort semblables à ceux de Voiture, si ce n'est que le chevalier a plus d'esprit... Tenez, mon ami, vous avez beau déclamer contre le sentiment, il y en a plus dans vos invectives que dans tous les semblants du chevalier.» [52] Surnom que Mme du Deffant avait donné à Mmes de Boufflers, de Boisgelin et de Cambis. Boufflers, depuis son arrivée dans la capitale, s'est beaucoup lié avec les Choiseul et il est rapidement devenu de leur intimité. Non seulement il les voit sans cesse à Paris, mais à chaque instant il va leur rendre visite dans leur magnifique résidence de Chanteloup, et, grâce à son esprit et à sa gaîté, il est toujours le bienvenu. Bien souvent il rime en leur honneur, et le ministre est toujours l'objet de ses plus délicates flatteries. Un jour où il ne peut se rendre à un rendez-vous du duc, il lui envoie cette jolie lettre: Un obstacle imprévu me force De renoncer à mes projets. Je reviens en pensant que le héros Français Est aussi bon à voir que le héros de Corse. A toute gloire il a des droits; Tout s'anime sous ses auspices. Gai comme le plaisir, sage comme les lois, Il a l'air de faire à la fois Nos affaires et nos délices, Il veut le bien de ses amis, Il fait le bien de son pays, Sa politique est sans mystère; Du soleil l'aigle ne craint rien. Il a deux passions, dont l'une est de bien faire, Et l'autre de faire du bien. En quittant son travail, il est sujet à dire Plus de bons mots qu'il n'en entend. Il sait gouverner, il sait rire, Deux choses qu'un ministre ignore assez souvent[53]. [53] Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier. CHAPITRE VI 1769-1770 Mariage du duc de Chartres.--Présentation de Mme du Barry.--Mme de Mirepoix consent à voir la favorite.--Elle se brouille avec son frère.--Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.--«Les oiseaux de Steinkerque».--Saint-Lambert.--Le poème des _Saisons_.--Clément au Fort l'Évêque. En avril 1769 eut lieu le mariage du duc de Chartres. Mme de Boufflers, naturellement, y assista avec toute la Cour; mais si elle consentit à «faire de la dépense» pour se costumer «en grand gala», il n'en fut pas de même de son frère, le chevalier de Beauvau. Ce dernier, peu satisfait du Roi, refusa énergiquement de se faire habiller richement pour assister à la noce princière. Lorsqu'on lui demanda s'il irait à Versailles, il répondit par cet impromptu: Le Roi ne vient jamais chez moi; D'où vient que j'irais chez le Roi? Ce n'est donc que par représailles Que je ne vais point à Versailles. La magnificence des habits pour la cérémonie nuptiale fut portée à un excès inconnu jusqu'alors et qui inspirait à Grimm ces réflexions, très justes: «J'avais cru il y a une quinzaine d'années, lorsqu'on inventa pour les habits d'hommes des étoffes à trois couleurs, que cette mode paraîtrait trop frivole et ne pourrait durer longtemps. Je me suis bien trompé. On a trouvé depuis le secret de mettre sur le dos d'un homme une palette entière, garnie de toutes les teintes et nuances possibles. Aujourd'hui on met la même variété dans les broderies d'or et d'argent qu'on mêle de paillons de diverses couleurs: ces habits donnent à nos jeunes gens de la Cour un avantage décidé sur les plus belles poupées de Nuremberg...... Si j'étais roi de France, je réformerais, non par un édit, mais sur ma personne, toutes ces modes d'origine gothique, qui font d'un Français habillé le plus mesquin, le plus insipide, le plus ridicule personnage qui se soit jamais tenu sur ses deux pieds[54].» [54] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1769. Il se produisit à la Cour, pendant l'année 1769, un événement de la plus haute gravité, et qui allait porter le trouble dans une famille jusque-là très tendrement unie. Depuis la mort de Mme de Pompadour, le Roi, sans renoncer aux «passades» et aux fantaisies du Parc-aux-Cerfs, avait vécu seul et il n'y avait pas eu de «maîtresse déclarée». En 1768, il rencontra Mme du Barry et il s'éprit pour cette jeune et ravissante créature d'une passion sénile que rien, pas même la possession, ne put apaiser. Quand il voulut introduire à la Cour cette femme connue par la bassesse de son extraction et la dépravation de ses mœurs, le scandale fut inouï. Mais le prince, aveuglé par son amour, n'en persista pas moins dans ses projets. Lorsque Mme du Barry, en dépit de toutes les résistances, eut été présentée le 22 avril 1769, les duchesses de Choiseul et de Grammont firent dire au Roi qu'elles craignaient que leur présence ne lui fût moins agréable dans sa société particulière et qu'elles le priaient de les excuser à l'avenir aux soupers des petits cabinets. La duchesse de Beauvau prit le même parti que ses amies et elle refusa avec indignation toute compromission avec la favorite. Malgré la docilité de la noblesse à l'égard du monarque, presque toutes les femmes de la Cour imitèrent cet exemple. Il n'en fut malheureusement pas de même pour Mme de Mirepoix. «La fée Urgèle», comme la surnommaient quelques mauvaises langues, était toujours avide de plaisirs, besoigneuse et endettée plus que jamais. Elle aurait bien voulu imiter la conduite de son frère et de sa belle-sœur, mais comment faire? «Comment résister au Roi, si bon, si serviable, qui tous les ans paie pour elle 30 ou 40,000 francs de dettes et puis le cavagnole est si amusant, et on n'y joue bien que chez le Roi! C'est ainsi qu'elle en arrive de cavagnole en cavagnole à abaisser son caractère de la façon la plus humiliante, et à devenir l'amie intime de la favorite.» L'indignation fut générale. Un tel exemple donné par une si grande dame, par la propre sœur du prince de Beauvau, motiva les plus amères critiques. On disait que la maréchale faisait partie de la charge de favorite et que les maîtresses se la repassaient comme un meuble vivant. Tous les partisans des Choiseul, et ils étaient légion, s'indignèrent de la conduite de Mme de Mirepoix et elle fut honnie de ses anciens amis; son frère, quelque chagrin qu'il en éprouvât, rompit toutes relations avec elle. Mme de Boufflers n'avait pas les mêmes raisons pour se montrer si rigoureuse; elle conserva donc avec sa sœur la même intimité que par le passé, mais l'union de la famille fut rompue et les relations devinrent souvent plus délicates. L'existence de Mme de Mirepoix près de sa nouvelle amie ne fut pas heureuse. Les quelques dames qui, dans des vues plus ou moins intéressées, avaient consenti à former la société de Mme du Barry, étaient toutes ensemble comme chien et chat; c'était à qui se surpasserait en dédain et en mépris l'une pour l'autre, et à qui s'en rendrait le plus digne. Mme de Mirepoix se laissait aller à des jalousies, à des bouderies et à des «rapatriages», qui étaient une honte de plus. Ces misérables querelles faisaient le désespoir de Mme du Deffant: «Rien n'est plus digne de compassion, écrivait-elle, une grande dame, d'une très bonne conduite, beaucoup d'esprit, beaucoup d'agrément, toutes ces choses réunies, ce qui en résulte, c'est d'être l'esclave d'une infâme... mais il n'y a plus de remède, elle a perdu la cadence, elle ne peut plus retrouver la mesure.» Elle écrivait encore: «C'est bien dommage que le cœur et le caractère de cette femme ne répondent pas à son esprit et à ses grâces. Elle est sans contredit la plus aimable de toutes les femmes qu'on rencontre, je lui trouve beaucoup plus d'esprit qu'aux Oiseaux et ces Oiseaux valent pour le moral encore moins qu'elle.» Pendant que les cercles de la Cour étaient bouleversés par tous ces événements, Mme de Boufflers continuait à mener une vie des plus mondaines et à fréquenter tous les salons de la capitale. Tous, cependant, ne l'accueillaient pas avec le même plaisir et ne paraissaient pas goûter au même degré le charme de son esprit et l'agrément de sa société. Mme du Deffant, dont la demeure hospitalière s'ouvrait si volontiers devant la maréchale de Luxembourg et ses amies, ne paraît pas avoir éprouvé une sympathie très vive pour la marquise de Boufflers, pas plus du reste que pour Mme de Boisgelin et Mme de Cambis. Elle a baptisé ces trois dames «les Oiseaux de Steinkerque», probablement en souvenir de la célèbre bataille gagnée par le maréchal de Luxembourg[55]. Chaque fois qu'elle parle de l'inséparable trio, c'est sous ce vocable qu'elle le désigne, mais toujours avec un certain ton dédaigneux, et elle pousse même l'insolence jusqu'à désigner Mme de Boufflers sous le nom irrévérencieux de «la mère Oiseau». Elle ne laisse jamais échapper l'occasion de lancer quelque trait mordant sur «ces volatiles», sur «leur ramage», leur «plumage», etc. Leur conversation, qu'elle trouve frivole et sans intérêt, ne l'enchante pas plus que leur caractère: «Les opéras, les comédies, les ouvrages tant anciens que modernes, les robes, les rubans, les pompons, voilà les sujets de leurs conversations,» écrit-elle avec mépris. [55] La bataille de Steinkerque (3 août 1692), gagnée par le maréchal de Luxembourg sur Guillaume d'Orange. Cependant, malgré le peu de sympathie qui existe entre la vieille aveugle et les Oiseaux, en apparence, conformément aux usages du monde, on est au mieux, on se fait mille politesses, mille coquetteries, on se reçoit, on soupe les uns chez les autres, on échange de petits vers louangeurs. Un jour, les Oiseaux composent une chanson sur le célèbre tonneau de la vieille marquise: Ce n'est pas quand on voyage Que l'on trouve le plaisir; Ce n'est que près du rivage Qu'il remplit notre désir. On a beau voguer sur l'onde, Parcourir dans un vaisseau Les quatre coins de ce monde, Rien ne vaut votre tonneau. Quelques jours après Mme du Deffant riposte par ce couplet de sa composition: SUR L'AIR: _Du haut en bas_. Dans son tonneau On voit une vieille sybille, Dans son tonneau, Qui n'a sur les os que la peau, Qui jamais ne jeûna Vigile, Qui rarement lit l'Évangile, Dans son tonneau. Le lendemain arrive à Saint-Joseph par la petite poste ce couplet nouveau: Dans ce tonneau Venez puiser la vraie sagesse, Dans ce tonneau; Il aurait enchanté Boileau, Car vous trouverez la justesse, Le goût et la délicatesse Dans ce tonneau. Mme du Deffant donne plusieurs soupers par semaine, un entre autres le samedi; elle a de fondation ce jour-là Mmes d'Aiguillon, de Mirepoix, de Crussol, la marquise de Boufflers, MM. de Bauffremont et Pont de Veyle. Souvent aussi elle invite Mme de Boisgelin et Mme de Cambis. Ces Oiseaux, si dédaignés, sont du reste pleins de talents et ils deviennent à l'occasion une précieuse ressource. Souvent, pour distraire Mme du Deffant, ils récitent des vers, des comédies; un soir ils déclament devant elles plusieurs scènes du _Misanthrope_; une autre fois ils jouent _les Femmes savantes_, et avec la plus rare perfection. Mme du Deffant en est à ce point dans l'admiration qu'elle déclare n'avoir jamais rien entendu qui lui fit autant de plaisir. Mme de Cambis possède encore une voix délicieuse et souvent elle veut bien la faire entendre après souper pour charmer les hôtes de la vieille marquise. Malheureusement, les Oiseaux ne se bornent pas toujours à des distractions aussi innocentes. Leur passion pour le jeu est poussée à ce point qu'ils sollicitent Mme du Deffant de laisser installer chez elle des tables de vingt-et-un et de trente-et-quarante. L'austère salon de Saint-Joseph transformé en tripot! _horresco referens_! Désormais les familiers de la maison, les étrangers de passage admis dans le cénacle, pourront prendre part à des parties ruineuses. Le 10 décembre 1769, «le petit Fox», celui-là même qui devait plus tard jouer dans son pays un si grand rôle, gagne 300 louis; la veille il en avait perdu 260 contre Mme de Boisgelin. Mme du Deffant est fort irritée de ce jeu effréné; bien qu'elle n'ose s'y opposer, elle le blâme sévèrement. Elle écrit à Walpole le 26 décembre: «Je pense comme vous sur les Oiseaux, je ne leur trouve nul attrait. C'est une société dangereuse. Leur fureur pour le jeu est contagieuse... on joua chez moi dimanche jusqu'à cinq heures du matin; le Fox perdit 450 louis. Ce jeune homme ne sera pas quitte de son séjour ici pour 3 à 4,000 louis.» Heureusement les Oiseaux ne tiennent pas en place, ils disparaissent souvent et leur absence, loin de chagriner Mme du Deffant, lui cause une satisfaction qu'elle ne dissimule pas à son amie Mme de Choiseul; celle-ci, fort indulgente, lui répond: «Fontainebleau, 16 octobre 69. «Les Oiseaux, dites-vous, sont envolés. Comment, tout de suite, comme cela, sans raison?--Cela ressemble bien en effet à des oiseaux. J'avoue que je n'en suis pas trop fâchée. Vous savez que je ne partage pas le goût de Mme de la Vallière pour les Oiseaux; tant de grâces, de légèreté, ne conviennent point à une grand'mère. Si ces Oiseaux vous amusaient cependant, je désire qu'ils vous reviennent, on ne peut disconvenir qu'ils n'aient un très joli ramage.» Depuis qu'il habitait la capitale, Saint-Lambert, nous l'avons vu, était devenu fort à la mode; l'amitié du prince de Beauvau, une bonne fortune éclatante, des poésies fugitives fort appréciées, tout avait contribué à augmenter sa réputation et à lui faire obtenir dans la société une place des plus enviables. Il travaillait depuis de longues années à un poème des _Saisons_, sur lequel il comptait pour asseoir définitivement sa réputation. Il l'avait commencé à Lunéville du temps de Mme du Chatelet, et depuis il avait fait maintes lectures dans les salons de morceaux détachés, qui tous avaient obtenu le plus grand succès. En 1769, le poème étant enfin terminé, l'auteur le livra à l'impression. Quand l'ouvrage parut, ce fut un cri d'enthousiasme dans le camp des philosophes; l'esprit de secte dominait tout, et Saint-Lambert étant des leurs, peu importait le mérite du poème, il fallait qu'il obtînt un éclatant succès. Voltaire, toujours prodigue de compliments excessifs, pour les littérateurs de second ordre, écrivait à l'auteur, non sans sourire assurément: «Soyez persuadé que vos _Saisons_ sont le seul ouvrage de notre siècle qui passera à la postérité.» Soutenu par le prince de Beauvau et par tous ses amis, l'ouvrage ne fut pas moins bien accueilli dans la société que par les encyclopédistes. En dehors de leurs relations d'amitié, les Beauvau avaient les meilleures raisons du monde pour défendre l'auteur. Saint-Lambert n'avait-il pas eu l'habileté de terminer le troisième chant de son poème par cet hommage à l'amitié: Oui, je verrai, Beauvau, ta gloire et ton bonheur, J'entendrai célébrer ta vertu bienfaisante, Ton âme toujours pure et toujours indulgente, Ta valeur, ta raison, ta noble fermeté, Ton cœur, ami de l'ordre, et juste avec bonté. Je verrai la compagne à tes destins unie, Embellir ton bonheur, seconder ton génie, Et pour elle, et pour toi croître de jour en jour Du public éclairé le respect et l'amour. Vos succès, vos plaisirs, votre union charmante, Le spectacle si doux de la vertu contente, Me tiendront lieu de tout, et sans les regretter Je perdrai les plaisirs que l'hiver va m'ôter. Mme du Deffant avec son esprit si net, appréciait peu la phraséologie vague et incertaine de Saint-Lambert. Quand les _Saisons_ parurent, elle se les fit lire et bien qu'influencée par son entourage, son impression fut peu favorable: «Il y a un peu trop de pourpre, d'or, d'azur, de pampres, de feuillages, écrit-elle. Je n'ai pas beaucoup de goût pour les descriptions, j'aime qu'on me peigne les passions, mais les êtres inanimés, je ne les aime qu'en dessus de porte.» Elle envoya l'ouvrage à son cher Walpole, sans lui cacher la piètre estime en laquelle elle tenait le poème et l'auteur: «Ce Saint-Lambert est un esprit froid, fade et faux, dit-elle; il croit regorger d'idées et c'est la stérilité même; sans les oiseaux, les ruisseaux, les ormeaux et leurs rameaux, il aurait bien peu de choses à dire.» «Ah! que vous en parlez avec justesse, lui répond Walpole, le plat ouvrage! Point de suite, point d'imagination! une philosophie froide et déplacée... des apostrophes tantôt au bon Dieu, tantôt à Bacchus..., c'est l'Arcadie encyclopédique...» Ravie d'un jugement qui, au fond, était le sien, la marquise répond à son ami: «Votre analyse de Saint-Lambert a débrouillé tout ce que j'en pensais; c'est un froid ouvrage et l'auteur un plus froid personnage.» Elle ajoute méchamment: «Les Beauvau se sont faits ses Mécènes. Oh! qu'il y a des gens de village et des trompettes de bois! Peut-être y a-t-il encore quelques gens d'esprit, mais pour des gens de goût, pour de bons juges, il n'y en a point...» Le succès de Saint-Lambert ne fut pas sans mélange et l'enthousiasme des gens de lettres ne fut pas universel. Les enfants perdus de la littérature se permirent quelques critiques, Fréron et Palissot, entre autres, ne ménagèrent pas l'auteur des _Saisons_. Les épigrammes pleuvaient de tous côtés, une entre autres fit fureur: Saint-Lambert s'enroue à nous dire: «Mon poème doit être bon Car j'ai mis trente ans à l'écrire. Trente ans! vous dis-je.» Et pourquoi non? Il en faut autant pour le lire. Ces critiques faisaient le désespoir du poète. Que devint-il quand il apprit qu'un jeune homme, M. Clément, préparait contre lui un véritable pamphlet. Non content de couvrir de ridicule les _Saisons_, Clément se permettait quelques plaisanteries sur la Doris du poème, or il n'était que trop facile de reconnaître dans la Doris Mme d'Houdetot[56]. [56] Clément (1742-1812), après avoir été professeur à Dijon, était venu à Paris pour faire le métier de «chamailleur.» Pour attirer l'attention sur lui il s'était attaqué à cinq ou six poètes à la fois, Saint-Lambert, Dorat, l'abbé Delille, Watelet, Lemierre, etc. Les _Observations critiques_ allaient paraître. Saint-Lambert remua ciel et terre pour en obtenir la suppression[57]. [57] _Observations critiques sur les poèmes des Saisons, de la déclamation et de la peinture._ Genève et Paris, Legay, in-8º, 1770. Mme de Boufflers écrivait à ce propos à son ami Panpan: «Paris, ce 25 octobre. «Je viens de lire une critique imprimée des _Saisons_ qui met Saint-Lambert au désespoir. J'aurais bien voulu pouvoir vous l'envoyer, mais il a engagé Mme de Beauvau a en empêcher le débit, ce qui ne me paraît pas d'une justice exacte, car, quoiqu'elle soit sanglante et charmante, il n'y a pas de personnalité. «On dit qu'elle est d'un M. Clément, qui a infiniment d'esprit. Pour moi, je l'aurais crue de Palissot. Cependant je vis hier une lettre de ce Clément à Saint-Lambert, dans laquelle il se plaint du procédé violent du poète, et il ne manque pas de dire qu'il est plus aisé et plus commode de supprimer que de répondre. «Il se plaint aussi de ce que Saint-Lambert a écrit à M. de Sartines que lui, Clément, avait été professeur de je ne sais quoi à Dijon et qu'il en avait été chassé; il lui demande une entrevue chez M. de Sartines, où il s'engage à lui prouver le contraire. Tout cela dans des termes violents. «Je crois que Saint-Lambert, quoiqu'il affecte du mépris, est au désespoir. C'est la maréchale de Luxembourg qui a eu un exemplaire de cet ouvrage, et de la lettre, qui me les a fait voir, sans vouloir me les prêter, ni à personne, à cause de Mme de Beauvau.» Le poète, de plus en plus irrité et abusant de son crédit, obtint, par l'influence du prince de Beauvau, que son audacieux critique serait envoyé au Fort-l'Évêque. C'était se montrer bien sensible; dans tous les cas, le procédé ne manquait pas d'être assez piquant pour un philosophe. Clément occupa ses loisirs au Fort-l'Évêque à composer cette épigramme: Pour avoir dit que tes vers sans génie M'assoupissaient par leur monotonie, Froid Saint-Lambert, je me vois séquestré. Si tu voulais me punir à ton gré, Point ne fallait me laisser ton poème; Lui seul me rend mes ennuis moins amers; Car, de nos maux, le remède suprême C'est le sommeil... je le dois à tes vers[58]. [58] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1771. Clément ne resta que trois jours au Fort-l'Évêque, mais il fut ensuite autorisé à publier ses _Observations_. Son pamphlet aurait probablement passé inaperçu, si la conduite de Saint-Lambert n'avait fait scandale et attiré l'attention. Les encyclopédistes formaient une petite église fermée et intolérante à laquelle ils n'admettaient pas que personne pût toucher. Non contents de porter aux nues l'ouvrage de leur confrère, ils avaient tous pris parti avec violence contre son obscur blasphémateur. Ils firent plus encore. Ils décidèrent que l'Académie devait, par un éclatant témoignage, consacrer le succès des _Saisons_. L'abbé Trublet venait fort à propos de laisser un fauteuil vacant, Saint-Lambert fut invité à se présenter. Il fut élu sans difficulté et, le 23 juin 1770, le poète était admis au nombre des Immortels par M. du Coëtlosquet, évêque de Limoges. Saint-Lambert, dans son discours, crut devoir louer outrageusement ceux qui l'avaient nommé et Grimm raille agréablement cette reconnaissance exagérée: «On a, dit-il, donné à M. de Saint-Lambert, lorsqu'il est entré à l'Académie, un encensoir, à condition qu'il en dirigerait les coups, non seulement en arrière sur les fondateurs, mais encore en avant sur les principaux nez académiques. Le nouvel élu a fait son devoir d'encenseur à merveille, et il n'y a point d'habitué de paroisse qui sache mieux lancer le sien vers le porteur du Saint-Sacrement.» CHAPITRE VII 1770 La marquise de Lenoncourt quitte Paris.--Mme de Boufflers songe à suivre son exemple. La vie de Mme de Lenoncourt dans la capitale devenait de jour en jour moins agréable, elle souffrait de sa pauvreté, de son isolement, l'ennui la gagnait et aussi la misanthropie. «J'ai trouvé dans la vie tant de gens qui ne voulaient pas m'aimer, écrit-elle tristement, et qui ne voulaient pas que je les aimasse, tant de sots, tant de gueux, qu'ils m'ont enfin dégoûté d'eux.» Cependant à la fin de 1769, elle eut tout à coup l'espoir d'une meilleure fortune. Des parents bienveillants s'étaient occupés d'elle et ils l'assuraient qu'ils allaient lui faire obtenir 8,000 livres de rente. Comme elle en possédait déjà 8,000, son revenu se trouverait doublé, et elle serait ainsi complètement à l'abri du besoin. Dans son ravissement, elle écrit à son ami Panpan ces lignes touchantes: «Quand cela sera bien constaté, je vous en ferai part, et j'espère qu'alors rien ne troublera notre paix intérieure, car vous m'avez promis que quand je serai riche, tout ce qui m'appartiendrait serait à vous. Si vous ne me tenez pas cette parole, mon Veau, nous nous brouillerons irrémissiblement.» Pendant que les négociations continuent, Mme de Lenoncourt fait agir toutes les influences dont elle dispose: «Je me démène comme une possédée pour avoir mes picaillons,» écrit-elle. C'est pendant Fontainebleau que la chose doit se décider, et naturellement la pauvre femme est dans une anxiété terrible qui trouble complètement sa vie. On la tourmente avec toutes ces espérances, qui peut-être ne se réaliseront pas; ne vaudrait-il pas mieux lui dire: «N'y pensez plus». Plus le moment décisif approche, plus son angoisse augmente et sa philosophie ordinaire est impuissante à lui faire envisager l'avenir avec calme. Hélas! la mauvaise chance poursuit sans pitié la marquise. Au moment où elle va toucher le but, où elle se croit déjà au comble du bonheur, elle reçoit une désastreuse nouvelle: rien de ce qu'on lui a fait espérer ne peut se réaliser. Le premier coup fut rude, mais la pauvre femme avait l'habitude du malheur et elle se remit assez vite. Elle écrivait philosophiquement quelques jours après: «A Paris, le 16 janvier 1770. «Adieu châteaux, grandeurs, richesse, mon pot au lait est culbuté, mon Veau; je reçus avant-hier une lettre charmante quoique bien affligeante; mes parents sont plus fâchés que moi, et moi je leur suis plus obligée que s'ils avaient pu faire ce qu'ils m'ont promis. Je suis bien convaincue qu'il n'y a point de puissance soit céleste, soit terrestre, qui puisse vaincre le malheur qui me poursuit. Il y a vingt ans que je me noie, et que lorsque j'aperçois une planche pour me sauver, il arrive un coup de massue pour me replonger au fond de l'eau. Je ne veux plus lutter; cette année qui vient, vient de m'amener ma quarantième année, je médite une retraite paisible et conforme à ma santé et à ma fortune. «Adieu, mon Veau, je voudrais bien vous avoir là au coin de mon feu, pour que vous me disiez si je suis courageuse ou insensible. Je ne suis point émue du tremblement de terre qui a renversé mes châteaux; je voudrais bien croire que c'est parce que je suis un grand homme, car je suis bien ennuyée de n'être qu'une petite femme.» Cette déception cruelle décida Mme de Lenoncourt à prendre un parti auquel elle songeait depuis quelque temps. Elle résolut de quitter Paris. Bien entendu, une fois sa résolution annoncée, elle fut entourée d'amis qui cherchaient à lui persuader que le souverain malheur était de vivre en province et qui mettaient toute leur éloquence à lui démontrer tout ce que sa résolution avait d'affreux: «Si j'étais faible et crédule, écrivait-elle, on me tournerait la tête.» Son premier soin est de raconter à Panpan ses nouveaux projets; il y est plus intéressé que qui que ce soit, puisqu'elle va venir habiter la Lorraine. Panpan, ravi de revoir une amie très chère, lui conseille de prendre une maison à Lunéville, ce qui établira entre eux les plus douces relations de voisinage. Si Lunéville ne lui convient pas, que ne s'installe-t-elle à Nancy? Pourquoi ne cherche-t-elle pas à amener Mme de Boufflers avec elle; elle lui rendra le plus grand des services en l'arrachant à Paris et elles vivront ensemble le plus agréablement du monde. Le Veau en parle à son aise! Enlever Mme de Boufflers à la vie de Paris, mais c'est tenter l'impossible! Et puis Mme de Lenoncourt y réussirait-elle qu'il ne lui plairait pas de vivre avec son amie: «J'ai autant de stabilité qu'elle en a peu, dit-elle. Je l'aime de tout mon cœur, mais je crois que nous nous brouillerions si nous étions dans la dépendance l'une de l'autre.» Du reste, la marquise ne veut entendre parler ni de Lunéville ni de Nancy où elle pourrait être exposée aux mauvais procédés de son mari. Elle ira habiter au mois d'octobre Remiremont, où on lui prête une des plus jolies maisons de la ville; elle aura là une retraite honnête, décente, et surtout inaccessible à M. de Lenoncourt. «10 février 1770. «N'allez pas vous récrier, comme Mme de Boufflers, sur la tristesse du séjour que j'ai choisi; je ne veux pas que l'on m'en dise du mal; j'y trouverai de la tranquillité et de l'aisance, voilà ce que je cherche, et ce qu'il me faut. «... Il me paraît impossible que dans quarante filles, je n'en rencontre pas quelques-unes de bonne conversation. Je ne suis pas difficile, je le serai encore moins quand j'aurai perdu l'amertume et l'aigreur que ce pays-ci commençait à me donner. J'aime à écrire, j'aime à lire, j'aime à travailler, je me ferai des occupations et je crois que je me défendrai de l'ennui. Enfin, mon Veau, je suis tout accoutumée à cette idée-là, qui, je l'avoue, m'a d'abord effrayée. Il me semblait que le feu était à la maison, que je me jetais par la fenêtre, et je ne savais où j'allais tomber. Cependant je n'ai pas balancé, parce que je crois qu'il ne faut pas résister à la raison, à moins qu'une heureuse étoile ne nous ait habitué à tout donner au hasard. «N'êtes-vous pas persuadé qu'on peut être heureuse partout à bon marché excepté ici où tout s'achète bien cher. Plaisir, amis, considération, tout se paie et mille fois au delà de sa valeur...» Si Panpan avait un grain de bon sens il viendrait habiter avec elle à Remiremont: «Je vous donnerai, lui dit-elle, tout le haut de ma maison; je serai votre ménagère; vous seriez caressé par quarante chanoinesses qui se trouveraient trop heureuses d'être vos commères[59], et nous serions tous deux riches comme M. de la Borde et M. de Montmartel. [59] Panpan désignait sous le nom de «compères» et «commères» ses amis et amies de Lunéville qui formaient sa petite société journalière. «La _princesse Boursoufflée_[60] ne me fait pas peur. Je ne lui dois que parce qu'elle est une plus grande dame que moi. Cela ne peut pas être bien gênant. Elle fait bonne chère, elle a des chevaux; cela peut même être une ressource...» [60] La princesse Christine de Saxe, abbesse de Remiremont; voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 360. Les projets de la marquise sont déjà complètement arrêtés. Elle fera ses paquets pendant le carême, puis elle quittera Paris à Pâques. Elle se rendra d'abord à la Neuveville, de là elle ira à Haroué voir la vieille princesse de Craon, et son été se passera ainsi fort paisiblement. Le séjour à Haroué n'attire pas irrésistiblement Mme de Lenoncourt. D'abord tout le monde dit que la princesse est fort baissée, qu'elle a souvent des absences, enfin qu'elle est plus difficile à vivre que jamais. Puis plusieurs de ses filles parlent de venir s'installer chez elle: Mme de Mirepoix pour cacher la honte qu'inspire à tous sa conduite; Mme de Bassompierre pour y faire des économies parce qu'elle a perdu au jeu plus de 4,000 louis. La visite probable de ces deux dames n'enthousiasme pas particulièrement la marquise, mais il faut bien s'y résigner. Si au moins Mme de Boufflers annonçait son arrivée; elle en a parlé, mais elle est si incertaine dans ses projets, si changeante. Qu'adviendra-t-il au dernier moment? Enfin Pâques approchant, la marquise, toujours gracieuse et bonne amie, écrit à son Veau pour lui demander ce qu'elle peut lui rapporter de Paris, quel souvenir de la capitale lui sera le plus agréable. Panpan, modeste dans ses prétentions, exprime le désir certes le plus étrange qui se puisse imaginer: il demande à son amie de lui rapporter des poissons rouges! Ainsi fut fait, à la plus grande satisfaction du Veau. Conformément au programme qu'elle s'est tracé, Mme de Lenoncourt se rend d'abord à la Neuveville, mais elle n'y fait qu'un court séjour, elle doit se rendre à Craon, où elle est attendue. En juin, elle écrit à Panpan: «Le 11. «Je m'en vais à Craon, mon Veau, il faut bien à la fin _sauter le bâton_. J'y serai quinze jours tête à tête avec la princesse. Si Dieu voulait que Mme de Boufflers arrive! Mais jamais il ne veut qu'elle soit raisonnable, ni que je sois heureuse. Du moins il ne l'a pas encore voulu et sa volonté est, dit-on, immuable. «A mon retour, il faudra bien qu'il permette que je vous voie ou bien je me passerai de la permission, car c'est assurément ma plus forte volonté.» _P.-S._--Mettez toujours sur mon adresse: Mme de Lenoncourt-Haussonville, parce que ma belle-mère reçoit et décachète mes lettres.» Ainsi qu'elle le prévoyait, Mme de Lenoncourt ne se plaît que fort médiocrement à Craon où les distractions ne sont pas nombreuses. Elle prend patience en se disant que tout a une fin, même les pires ennuis, et puis, il est sérieusement question d'un voyage de Mme de Boufflers en Lorraine, d'une visite que l'on ferait au Veau à Lunéville, et cette perspective est si délicieuse qu'elle aide Mme de Lenoncourt à prendre son mal en patience. «A Craon, le 19. «Cette marquise vous a donc aussi mandé, mon Veau, qu'elle partait. Je me flatte qu'elle mettra ce projet à exécution, excepté, toutefois, qu'elle ne se soit pas abîmée à cette belle fête de M. de Fuentès, ambassadeur d'Espagne, où l'on me mande que l'on jouait encore le lendemain à quatre heures après midi. Dieu veuille qu'il lui reste de quoi payer la poste. Si elle est tout à fait ruinée, nous ne la verrons pas; si elle a gagné nous la verrons encore moins. Au reste, je me lamente et je m'inquiète à plaisir, car je ne sais pas même si elle était à cette fête. Mais, comme vous dites, elle est sujette à péter dans la main. «Moi, mon Veau, je reste ici jusqu'au 27, et je vous jure que c'est tout ce que je puis faire, car cela est mortel. La levrette arrive à la Neuveville le 29 et n'y reste que vingt-quatre heures. Après son passage je serai libre et très pressée de vous aller voir. Si la mère Boufflers est de ce voyage nous nous arrangerons très bien dans votre petite maison. Vous lui donnerez la belle chambre parce qu'elle est la plus vieille et que je suis pour elle une manière de nièce, et moi je me trouverai mille fois mieux quelque part où vous me mettiez, fût-ce dans le lit de votre cuisinière, que je ne pourrais être dans le plus bel appartement, s'il était hors de chez vous. «Rien n'arrive ici; je n'y reçois point de lettres et je ne sais pas de nouvelles plus fraîches que celles du sacre du Roi, que la princesse me raconte toutes les après-dîners avant de s'endormir. Je trouve que la santé se soutient, mais que la tête baisse; elle est lourde, elle n'a plus de mémoire; en vérité, mon Veau, il ne faut pas vieillir; il ne faut pas non plus mourir jeune. Dites-moi donc ce qu'il faut faire, car pour moi je ne le sais pas et me voilà pourtant dans ma quarantième année. «Adieu, ma vache, je suis moult bête ici, je m'y sens une espèce d'engourdissement fort nuisible à l'esprit. Le chevalier est pourtant venu me faire une visite, mais si courte, si courte que c'est comme si j'avais vu son ombre.» Comme il fallait s'y attendre, tous ces beaux projets de réunion s'écroulent, Mme de Boufflers, sous des prétextes plus ou moins futiles, renonce à son voyage, et Mme de Lenoncourt, assez découragée, va s'installer à Remiremont. A peine a-t-elle fini ses derniers arrangements qu'elle écrit à Panpan pour le supplier de la venir voir: «Si vous pouviez venir passer quelques jours avec moi, vous me feriez un plaisir extrême. Ce sont vos maudites commères qui vous retiennent. Vous seriez bien ici, et je vous assure que vous ne vous y ennuieriez pas. Nous y jouerions au (je ne sais pas écrire ce nom-là), vous auriez des légumes, je sentirais bon la religieuse, nous causerions, nous nous promènerions. Venez, mon Veau.» Mais Panpan, en bon et franc égoïste qu'il est, reste insensible aux plus pressantes sollicitations. Son indifférence est d'autant plus fâcheuse que Mme de Lenoncourt éprouve de grandes déceptions; sa nouvelle installation est moins agréable, qu'elle ne l'imaginait, les chanoinesses moins aimables qu'elle ne l'espérait; bref, au bout de peu de temps, la marquise sent venir l'ennui, aussi est-elle trop heureuse d'accepter les invitations qu'elle reçoit de ses amis. Elle retourne passer quelque temps à Craon, puis elle va s'établir à la Neuveville où elle compte passer l'hiver. Mais là non plus, elle ne trouve pas le bonheur. C'est encore à Panpan qu'elle confie ses doléances: «La Neuveville. «Me voilà, mon Veau, je suis comme un porte-balle, courant de château en château. «Je suis ici très doucement, très commodément, mais il faut convenir que ce n'est point amusant. «Nous sommes à la cloche, comme dans un couvent; mes voisins les Chartreux ne sont pas plus solitaires que moi. Je supporte cette solitude assez gaîment. On dit que l'hiver sera bien long; moi je dis que je me chaufferai, que je lirai, et qu'enfin il se passera comme un autre.» Mme de Lenoncourt ne tarde pas à se fatiguer de cette vie errante. Remiremont, la Neuveville, Haroué étaient des ressources momentanées, mais qui ne pouvaient être durables. «Il faut être chez soi, écrit-elle, commander son dîner, son souper, voir qui l'on veut; le contraire, à la longue, est très insupportable.» Et elle se décide enfin à chercher une demeure à Nancy, au risque de ce qui pourra arriver. Justement, à cette époque, Mme Alliot venait de se résoudre à quitter la Lorraine; elle fut trop heureuse de louer à Mme de Lenoncourt la maison qu'elle occupait place de l'Alliance. Panpan ayant demandé s'il y serait bien accueilli, la marquise lui offre une hospitalité vraiment écossaise. «Oui, sans doute, mon cher Veau, vous y aurez un appartement, et s'il n'y avait qu'un lit, je le partagerais avec vous.» A peine est-elle installée qu'elle réclame son ami à grands cris: «Venez, mon Veau, venez admirer ma charmante maison; jamais je n'ai été meublée et logée comme je le suis; je serai ravie de vous montrer tout cela. J'en suis si occupée et si contente que je ne pense pas au voisinage.» Si Mme de Boufflers n'avait pas mis à exécution son projet de voyage à Lunéville, il n'en est pas moins certain qu'elle y avait songé. Elle commençait à parler sérieusement de retourner vivre en Lorraine. Il est vrai que la plupart du temps c'étaient propos en l'air et bien vite oubliés. Sa vie devenait de jour en jour plus difficile; le jeu avait vite eu raison de sa petite fortune et bien qu'elle s'efforçât de vivre avec la plus stricte économie, elle n'arrivait plus «à joindre les deux bouts». Il faut dire à sa louange qu'elle s'accommodait des privations avec la plus surprenante facilité et qu'elle montrait dans sa misère relative une philosophie tout à fait méritoire. Depuis longtemps son frère de Beauvau, ses meilleurs amis, Mme de Lenoncourt et Panpan, la suppliaient de renoncer à l'existence de Paris qui causait sa perte et de retourner vivre en Lorraine. Hélas! la pauvre marquise promettait toujours et au dernier moment elle trouvait quelque prétexte pour ne pas quitter la capitale. Le départ de Mme de Lenoncourt lui fit cependant une certaine impression; elle comprit qu'elle serait un jour ou l'autre réduite elle-même à une semblable nécessité et elle commença à parler plus sérieusement de son retour en Lorraine. Mais où fixerait-elle ses pénates? Habiterait-elle Nancy, où depuis longtemps déjà elle possédait une demeure? Résiderait-elle à la Malgrange, qu'elle devait à la libéralité de Stanislas? Son goût l'entraînait plutôt vers Lunéville, mais depuis qu'elle avait dû quitter les appartements du château, elle n'y avait plus d'abri; elle songea un instant à louer un assez grand appartement qu'elle connaissait et qui, à ses yeux, avait le très grand avantage d'être situé tout proche de la demeure de Panpan. Mais sa famille, au courant de son intention, souleva mille objections. Elle eut alors l'idée de proposer à Panpan de lui louer une partie de la maison qu'il occupait; de cette façon ils vivraient ensemble, sous le même toit, dans une charmante intimité. Elle lui écrit en mars 1770. «Paris, 5 mars. «Il s'en faut bien, mon cher cœur, que je vous croie un tort, mais j'ai été fâchée de la publicité de mon projet, à cause des importunités que cela m'attire. Il faut renoncer à cet appartement dont l'idée m'enchantait. Tout le monde dit que ce serait loger dans des casernes. Ainsi, il faut se retourner et songer à votre maison. Acheter à vie, est-ce payer tous les ans le loyer comme mon frère fait de la maison qu'on lui bâtit actuellement[61]? Autrement je ne pourrais pas payer, n'ayant pas d'argent. Voyez comment vous pouvez arranger cela. Il ne faut pas songer à l'hôtel de Craon que mon frère compte vendre à la première occasion[62]. [61] Le prince de Beauvau faisait bâtir l'hôtel qui est actuellement le ministère de l'intérieur. [62] L'hôtel de Craon, à Nancy, où est installé actuellement la Cour d'appel, avait été vendu par le prince, en 1751; il s'agit évidemment ici de l'hôtel de Craon, à Lunéville; il était situé le long du parc du château. «Adieu et bonjour, mon cher ami, je vous embrasse mille fois. (D'une main étrangère.) «Le remède qu'on applique à l'œil de Mme la marquise lui fait quelque bien et on lui fait espérer qu'avec le temps, il guérira tout à fait. L'oculiste est de Lyon; il est à Paris pour affaires. Il est connu par des cures extraordinaires.» Cette proposition, qui aurait dû combler de joie le vieux Panpan, ne parut pas le séduire le moins du monde. Il reçut avec beaucoup de froideur les offres de son amie et il souleva plusieurs objections: la principale était que sa modeste demeure ne pouvait convenir à une grande dame, qu'elle n'y trouverait pas l'élégance et le faste auquel elle était habituée, enfin il s'étendait sur des considérations de décence, de convenance, qui, sous sa plume, étaient au moins assez singulières. Mme de Boufflers réfute ses objections avec autant d'esprit que de cœur: «Paris, ce 9 avril 1770. «J'ai répondu à la lettre du 1er février et à celle du 5. D'abord il est question de votre maison que je voulais louer ou acheter. Croyez-vous, mon Veau, qu'en prenant le parti de renoncer à ceci pour jamais, et en ne songeant qu'à finir doucement ma vie loin d'ici, je me croie obligée à mettre beaucoup de faste ou de décence, comme vous l'appelez, dans une retraite, où, _comme je le désire_, je serai bientôt oubliée, et où ne devant jamais voir les gens qui mettent toute leur vertu et tout leur esprit à trouver de l'importance à ces choses-là, je doive seulement songer à ce qu'ils en penseront. Je n'ai en vérité pensé qu'à me procurer la consolation de vivre avec vous, et dans le seul pays que j'aime, parce que c'est le seul où j'ai été heureuse. «Croyez, mon Veau, que les choses qui vous paraissent indécentes, parce que vous en jugez d'après les idées de certaines personnes, perdront toute leur importance, dès que nous serons bien sûrs de ne jamais les revoir. «Je conclus donc à louer la partie de votre maison que vous n'habitez pas, ou quelque chose qui en soit tout près. «Voilà mes conditions, voyez si vous me voulez à ce prix-là.» Où Panpan a-t-il pris que Mme de Boufflers voulait mener grand train et faire du faste? Elle le voudrait qu'elle ne le pourrait pas, puisqu'elle est à peu près ruinée par les impôts nouveaux; du reste, elle n'y songe pas un instant: «Quant à ma manière de vivre, elle sera fort bourgeoise, de quelque manière que les choses tournent, c'est-à-dire soit qu'on paie ou non. Je compte dans les deux cas ne pas dépenser au delà de ce que j'ai sur M. de Beauvau, le chevalier et le marquis de Boufflers, et la Malgrange. Du reste, si l'on paie, nous tâcherons d'en faire du bien à tous ces pauvres gens qui m'ont, presque tous, marqué de l'attachement. Je perds à peu près 5,200 livres aux troisièmes[63], mais si l'on est payé, comme on le croit, j'y gagnerai.» [63] On parlait de frapper les revenus d'un troisième vingtième. La marquise termine sa lettre en citant un trait charmant du duc de Choiseul, à propos de La Harpe et de sa fameuse pièce _Mélanie_ ou _la Religieuse malgré elle_. La Harpe s'était plu à retracer les vertus de son bienfaiteur, M. Legier, curé de Saint-André-des-Arts; il dépeignait l'intérieur d'un couvent, les vertus d'un pasteur vénérable, les souffrances d'une jeune novice. La pièce ne pouvant être jouée, parce qu'on ne l'aurait pas permis, La Harpe en faisait des lectures dans les salons de Paris; ses tirades, qui correspondaient si bien aux idées de l'époque, soulevaient l'enthousiasme général et faisaient «couler bien des larmes». La pièce fut même représentée trois fois sur le théâtre de M. d'Argental: La Harpe y jouait le rôle du curé, aux applaudissements de tous[64]. [64] M. I. Chénier a écrit dans l'Épître à Voltaire: La Harpe, aux sombres bords, t'aura conté, peut-être, Des préjugés bannis le burlesque retour, Et comment il advint que lui-même, un beau jour, De convertir le monde eut la sainte manie. Tu lui pardonneras, il a fait _Mélanie_. «Vous serez bien aise d'apprendre ceci de M. de Choiseul. Nous avons, ou plutôt Saint-Lambert a parlé à Mme de Beauvau d'une pièce de La Harpe que nous avons entendue et qu'il ne connaissait pas. Mme de Beauvau l'a fait venir et a été contente de la pièce qui s'appelle _Mélanie_ ou _la Religieuse malgré elle_. La pièce a été lue chez Mme de Grammont où était M. de Choiseul. On a demandé à l'auteur s'il ne la ferait pas imprimer en Hollande. Il a dit qu'il croyait qu'il faudrait finir par là, parce qu'on lui disait qu'il se ferait des affaires en la faisant imprimer ici; qu'il en était d'autant plus fâché qu'il avait trouvé deux libraires qui lui en offraient mille écus. Le lendemain M. de Choiseul lui a mandé qu'il voulait être son troisième libraire et il lui a envoyé mille écus[65].» [65] _Mélanie_, drame en trois actes. Il fut imprimé secrètement à Paris sous la rubrique: Amsterdam, 1770. Au mois de septembre 1770, Mme de Boufflers a complètement oublié ses projets de départ, elle est toujours à Paris. L'abbé Terray a remplacé M. d'Invaut au contrôle général depuis le mois de décembre 1769, mais ses procédés financiers ont soulevé de grandes clameurs, et il y a une fermentation générale. Le crédit est absolument perdu et pour le relever l'abbé ne voit d'autre moyen que de faire une banqueroute totale. On est accablé de remontrances, de représentations, de réquisitoires, d'arrêts, de lettres patentes, etc. Mme de Boufflers envisage avec calme tout ce bouleversement; si ses pensions sont payées, elle se tient pour satisfaite. La marquise narre à son Veau les incidents de la capitale: «Paris, 28 septembre 1770. «Bonjour, mon Veau. Voilà la première fois de la vie que vous ayez été un peu content de moi! aussi vous verrez comme la louange me donne de l'émulation. «Hier matin, M. le Dauphin se trouva mal, il eut de la fièvre, mal aux reins et à la tête. On vient de dire qu'il était mieux en ce moment.[66] [66] L'on sait, sans qu'il soit nécessaire d'insister, les difficultés qu'éprouvait le Dauphin à donner à son épouse des marques de sa tendresse. Il dut à plusieurs reprises, et très à contre-cœur du reste, subir de légères opérations. Mme de Lenoncourt faisait plaisamment allusion à cette situation quand elle écrivait à Panpan: «Le Dauphin me fait pitié; ils lui ont fait encore une opération. On le tourmente comme pour lui faire prendre une médecine. Je suis persuadé qu'avec ces manières-là on en aurait dégoûté le chevalier de Beauvau lui-même!» «Savez-vous que le contrôleur général a envoyé chercher l'abbé Morellet et lui a défendu de faire paraître son Dictionnaire. L'abbé lui a dit que comme il l'avait fait par ordre de M. d'Invaut, qui lui avait dit qu'il se chargeait des frais, il espérait au moins que M. l'abbé Terray voudrait bien s'en charger aussi. Le contrôleur général lui a répondu: «Que ceux qui vous ont fait travailler vous payent; ce n'est pas mon affaire.» Il y a pour 2,000 livres de frais[67]. [67] Cet ouvrage avait paru en 1770, sous le titre: _Prospectus d'un nouveau dictionnaire de commerce_. Paris, 1770, in-8º. «Savez-vous que le chancelier a fait venir M. Thomas pour le menacer de la Bastille, au cas que son discours courût, et qu'en même temps il le lui a gardé huit jours, si bien qu'il est possible qu'on en ait pris copie chez lui[68]. [68] Thomas (1732-1785), de l'Académie française. L'archevêque de Toulouse, Charles de Loménie de Brienne, élu à l'académie en 1770, prononça le 6 septembre son discours de réception. Thomas répondit en qualité de directeur. Cette réponse donna lieu à des interprétations auxquelles Thomas n'avait pas songé. Le duc d'Aiguillon se plaignit au Roi par l'intermédiaire de Mme du Barry et l'avocat général Séguier adressa une plainte à Maupeou.--Les discours de l'archevêque et de Thomas ne furent imprimés qu'en 1808. «L'archevêque de Toulouse a dit que, puisque le discours de M. Thomas n'était pas imprimé, le sien ne le serait pas non plus. On dit aussi que l'Académie a dit à M. Séguier que, sans le respect de son nom, on l'aurait rayé de l'Académie, à cause de son réquisitoire. «M. de Choiseul est à Chanteloup jusqu'à Fontainebleau, avec beaucoup de monde. Il y aura beaucoup de fêtes et de plaisirs. On ne parle de rien. Je vis hier une maison énorme qu'il fait bâtir à l'arsenal pour lui; elle n'a que vingt-six croisées de face. «Je passai hier la journée à Port-à-l'Anglais, dans une maison que la maréchale de Mirepoix a louée à vie, qui est charmante. En vérité, cela dégoûte de tout. C'est sur les bords de la rivière Marne-Seine; la vue et les jardins sont charmants. «Adieu donc, Cœur, je m'adonne aux nouvelles.» CHAPITRE VIII 1770-1771 Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.--Son séjour au camp des Confédérés.--Ses déceptions.--Son retour à Vienne. Nous avons vu que le chevalier de Boufflers consacrait la meilleure partie de son temps à rimer en l'honneur des dames et à courir les grandes routes. Mais il ne se bornait pas à ces deux occupations, en somme inoffensives; pour son malheur il était, comme sa mère, possédé de la passion du jeu, et la fortune ne lui était guère favorable. Un soir, au Palais-Royal, il perdit plus de mille louis dont il n'avait pas le premier sol. Il ne put payer naturellement, ce qui causa «de grandes criailleries». Paris était sa perdition, tout le monde le lui disait et il le sentait très bien lui-même, si bien qu'il recherchait toutes les occasions de fuir la capitale. En 1770, ayant appris que le Roi projetait d'envoyer un ambassadeur extraordinaire auprès de l'infante de Parme, à l'occasion de ses couches, il s'imagina que nul n'était plus apte que lui à remplir cette mission de confiance et il écrivit à Choiseul pour lui demander la préférence. Il rappelait plaisamment les missions dont Stanislas l'avait autrefois chargé et qu'il avait, assurait-il, remplies à son entière satisfaction. «Monsieur le duc, «On dit que l'infante de Parme va bientôt accoucher, et vous êtes trop poli pour ne pas lui faire un petit compliment. Je m'empresse de m'offrir, parce que j'ai pensé que vous dépêcheriez peut-être un courrier extraordinaire, et, assurément, vous ne pouvez pas en trouver un plus extraordinaire que moi. Je ne suis pas neuf en politique; j'ai fait mes premières armes avec la princesse Christine; de là, j'ai été à Francfort boire à la santé du Roi des Romains, et, quelque temps après, je suis venu à la mort de M. le Dauphin, faire compliment sur sa guérison. Je me sens tout l'acquit et tous les talents nécessaires pour haranguer dans cette occasion-ci le père, la mère, et même l'enfant sans qu'il y trouve un mot à redire; mais ce qui me plaira le plus, ce sera de parcourir ensuite toute l'Italie avec les profits de mon ambassade, et de voyager sur le velours. «Je crois que mon projet sera fort goûté de mes créanciers; je souhaite qu'il le soit autant de vous, et, en attendant votre réponse, je suis avec respect, monsieur le duc...»[69]. [69] Communiquée par le comte de Croze-Lemercier. Bien qu'il fût on ne peut mieux disposé pour son jeune ami, le duc n'acquiesça pas cependant à sa demande. Ce que voyant, Boufflers imagina une autre combinaison. Les Polonais venaient de se soulever contre la Russie. Il résolut d'aller rejoindre les Confédérés de Bar et de leur prêter l'appui de son épée; ce projet flattait son goût pour la locomotion et en même temps lui faisait espérer force combats où il trouverait sûrement l'occasion de se distinguer, voire même de se couvrir de gloire. C'était un moyen de montrer ce dont il était capable et de donner à son besoin d'activité un but honorable. La détermination était grave et pouvait avoir pour son avenir une importance considérable. Aussi, avant de prendre un parti irrévocable, Boufflers, ainsi qu'il convenait à un neveu respectueux, se rendit-il chez son oncle de Beauvau pour lui soumettre ses projets; M. de Beauvau, estimant probablement que tout valait mieux pour le jeune homme que l'oisiveté de la capitale, l'encouragea beaucoup, et il lui promit tout son appui. Avant de s'éloigner, le chevalier crut de son devoir d'aller dire adieu à Mme de Choiseul à Chanteloup. Après un assez long séjour chez la duchesse, il lui écrivait cette jolie lettre: «8 auguste 1770. «Madame la duchesse, «Vous avez eu bien tort de vous laisser enlever de Chanteloup, car vous ne serez nulle part aussi aimable. Je serais bien tenté d'en dire autant de votre ravisseur; mais il serait mal à moi d'oublier le bonheur de tous, pour celui d'un seul, et votre ravisseur est le seul qu'il ne faut pas aimer pour lui-même. «Moi qui ne connaissais de plaisir que dans le changement de lieux, je commence à changer de goûts. J'aurais bien béni une attaque de goutte ou une lettre de cachet qui m'aurait obligé de rester à Chanteloup, et je sens à cette heure qu'il ne faut courir que jusqu'à ce qu'on vous trouve. «En vous quittant j'ai été pour trois jours aux Ormes où M. de Voyer abat du nouveau pour élever du vieux et prétend soutenir son château, qui est déjà presque tout tombé, par une douzaine de tours qui ne sont point encore élevées. «De là, j'ai été passer trois autres jours à Turny. J'ai vu des gens très gais, ce qui m'a fait penser que la peine du Dante en enfer, dont les prédicateurs font tant de cancans, n'est pas aussi affreuse, et en vérité il tient à bien peu que je vous dise que c'est ce que je vous souhaite. «Madame la duchesse, n'oubliez pas le sabre que vous m'aviez promis. Je veux être armé de votre main victorieuse et je serai charmé d'être votre chevalier, parce qu'il ne faut pas vous défendre contre beaucoup de monde et que c'est un état fort tranquille. «Souvenez-vous surtout, madame la duchesse, de mon respect, de mon attachement, de mon admiration pour vous. Ce seront toujours là mes premiers sentiments jusqu'à ce que je trouve en Hongrie, ou en Valachie, ou en Esclavonie quelqu'un qui vaille mieux que vous[70].» [70] Communiquée par le comte de Croze-Lemercier. Avant de partir pour son expédition aventureuse, le chevalier vint passer quelques jours en Lorraine où il visita tous ses amis. «Le chevalier est arrivé avant-hier de Chanteloup aussi fou que sa mère, écrit Mme de Lenoncourt, il part pour Vienne, l'Allemagne, la Bohême et n'a pas le premier sol... Il va servir dans l'armée des Confédérés en Pologne, il y sera ou haché ou pendu. Pourquoi faire le chevalier errant? Cela me fâche tout à fait.» Après un séjour à Nancy et à Lunéville, après avoir dit adieu à Panpan et à Mme de Lenoncourt, à laquelle il promet d'envoyer de ses nouvelles, le chevalier se met en route. Fidèle à sa promesse, à peine arrivé à Munich, il prend la plume pour narrer ses impressions à la marquise: «Ce mercredi 26, à Munich. «Bonjour, chère et charmante mère[71], je vous ai déjà portée dans mon cœur pendant 150 lieues et je suis résolu, quelque fatigant que soit cet exercice-là, à vous y porter jusqu'au bout du monde. Mon voyage jusqu'ici a été charmant, je me suis fort amusé à Strasbourg et de là j'ai été m'amuser encore mieux à mon cher Carlsruhe. On invita tous les soirs les princes et tous les hommes à aller faire une petite visite pour leur instruction et pour leur plaisir. De là j'ai été passer deux jours assez tristes à Ulm; d'Ulm encore de l'ennui pendant deux jours à Augsbourg, mais ici je me dédommage de tout; c'est ici un lieu de délices, tout y est beau, tout y est gai; il y a de belles chasses, de bonne musique, des gens très polis et des femmes en abondance, belles comme des anges et douces comme des moutons. Sur ma parole, c'est ici le paradis de Mahomet; c'est dommage que je ne sois pas meilleur turc que chrétien. [71] Il l'appelle sa mère par plaisanterie, de même qu'elle l'appelait son fils. «Adieu, ma bonne petite chère mère. Je vous écrirai encore malgré ma paresse, pour bien vous prouver qu'il n'y a pas une sorte de paresse chez moi dont vous ne puissiez triompher, et que vous réussissez où toutes les dames de Munich auraient échoué. «La conquête de ma petite personne est à présent attachée à une espèce de nœud gordien qu'il faut défaire, mais seulement je prie les dames de ne pas s'y prendre tout à fait comme Alexandre. «Adieu, mille compliments et mille respects chez vous. «Je ne voulais pas absolument tourner cette page, mais je me souviens que le résident de France, très honnête et très aimable homme, m'a beaucoup parlé de vous, il faut que vous ne soyiez pas indifférente par vous-même, car tout ce qui vous connaît vous aime ou vous hait. Pour moi, je suis le seul qui ait trouvé l'équilibre. Non, ma chère maman, vous savez que je l'ai perdu pour jamais et vous savez aussi de quel côté. Adieu, vieux sage de la Grèce. le Chevalier DE BOUFFLERS.»[72] [72] Communiquée par le capitaine Noël. Après un voyage rempli de péripéties, Boufflers arrive à Vienne, mais il n'y reste que quelques jours, juste le temps de se mettre en rapports avec M. Durand, agent secret de Louis XV. Enfin, après force dangers et fatigues de tous genres, le voilà sur les confins de la Pologne! Il a aussitôt une entrevue avec les chefs des Confédérés et il peut les entretenir de ses projets. C'est à son oncle de Beauvau qu'il confie ses premières impressions: «Carchau, ce 10 janvier 1771. «Me voici à mon périhélie, mon prince, s'il est aussi permis de comparer un hussard à une planète qu'un capucin. Je ne compte pas pousser dans ce moment-ci ma pointe plus loin, parce qu'on parle de peste à six lieues d'ici et que d'un moment à l'autre je pourrais me trouver arrêté par un cordon de santé derrière lequel je mourrais d'ennui. «Je viens de passer deux ou trois jours à Kapères, sur la frontière de Pologne, avec la généralité de la République, qui s'est retirée à l'ombre des ailes de l'aigle autrichienne, et qui forme une confédération générale dans laquelle toutes les autres viennent se perdre. Depuis quelque temps je m'étais mis au fait des affaires tant civiles que militaires de la Pologne et j'en ai raisonné avec ces messieurs, d'une manière générale qui leur a plu. Ils ont fini par me proposer le commandement des troupes qui vont être levées avec les subsides de la France. Je leur ai répondu que je ne pourrais pas disposer de moi sans la permission et même l'ordre de M. de Choiseul, et sur-le-champ ils ont écrit en France pour lui en faire la demande. Si par hasard il vous en parle, je vous supplie, mon prince, de vouloir bien favoriser mes projets et mon désir extrême d'apprendre et de faire la guerre. C'est une occasion unique pour moi d'acquérir et de développer des talents; si j'ai des succès je deviendrai utile à la France, sans qu'il lui en ait rien coûté; si je suis battu, tout le mal sera pour la Pologne. Je sais d'avance toutes les traverses et tous les obstacles que j'essuierai, mais je ne désespère de rien.» Après avoir développé longuement à son oncle tout son plan de campagne et les ingénieuses combinaisons qu'il a imaginées pour battre les Russes, Boufflers termine ainsi: «Je vous demande bien pardon, mon cher oncle, de la longueur et de la cochonnerie de ma lettre, mais je suis au fond de la Hongrie que je parcours à cheval, je n'ai que du papier, des plumes et de l'encre de cabaret, et quel cabaret! D'ailleurs, je me porte comme le Pont-Neuf, quoique j'en sois à 500 lieues et je retourne à Vienne où j'attendrai votre réponse[73].» [73] Toutes les lettres de Boufflers au prince de Beauvau contenus dans ce chapitre nous ont été communiquées par Mme *** qui nous a demandé de ne pas la nommer. En attendant l'autorisation de la cour de France, Boufflers revient à Vienne en effet pour organiser les derniers préparatifs de son expédition. A peine y est-il arrivé qu'il apprend une nouvelle stupéfiante: la chute du duc de Choiseul. Saisi de douleur du malheur de ses amis, il leur écrit sa profonde sympathie et leur adresse en même temps les louanges les plus délicates, celles qui pouvaient le mieux leur toucher le cœur. «Vienne, 29 janvier 1771. «C'est à mon retour de Hongrie, madame la duchesse, que j'apprends la nouvelle la plus étonnante, que j'aurai jamais entendue de ma vie. Je n'ai pu me défendre d'un saisissement que je me suis reproché après, mais j'ai fini par penser que ce serait peut-être là l'époque de votre bonheur. Vous allez y gagner tout ce que l'État perd: le plus aimable des hommes est rendu à vous et à lui. Il a suffi à tout, il se suffira à lui-même; il a surpassé tant de grands hommes quand il était en place, il les surpassera dans sa retraite. Son destin est d'effacer toutes les gloires. «Si vous daignez me nommer à lui, madame la duchesse, peignez-lui avec toute votre éloquence, mon respect, mon attachement, mon admiration et l'espèce d'attendrissement involontaire avec lequel je pense toujours à lui. «J'espère être compris dans le nombre de ceux à qui il sera permis de vous rendre hommage. Le plus heureux moment de ma vie sera celui où je le reverrai, où je lui dirai tout ce que je sens pour lui, où je le remercierai de tout le bien qu'il m'a fait et où je pourrai jouir plus à mon aise que jamais du bonheur qu'il répand autour de lui. «Pardonnez-moi ma liberté, madame la duchesse, et croyez que rien ne peut égaler au fond de mon cœur le respect et l'attachement que je vous ai voués.» Ce ne fut que deux mois plus tard que Boufflers reçut l'autorisation si ardemment sollicitée, mais depuis le mois de janvier la situation politique s'était bien modifiée et le pauvre chevalier écrit tristement à son oncle, le 6 mars 1771. «6 mars. «Je viens de recevoir, mon prince, l'agrément du Roi pour aller servir en Pologne à la tête d'une partie des troupes de la Confédération. Je pars dans trois jours au plus tard. «Je vous avouerai qu'il y a une fâcheuse différence pour moi entre le temps où j'ai fait la demande et celui où j'ai obtenu le consentement... Je sens tout le danger de ma situation, mais comme je vois quelque honte à reculer, je me sacrifie sans délibérer... Quelque chose qui arrive, j'acquerrai au moins de l'expérience.» Il termine sa lettre par des félicitations au sujet de l'heureuse délivrance de sa cousine Mme de Poix, qu'il aimait beaucoup: «Recevez, mon prince, tous mes compliments sur le glorieux grade de grand-père que vous venez d'acquérir. J'aime bien tendrement Mme de Poix, mais elle me vieillit trop, je ne m'accoutume pas à voir enfanter ce que j'ai vu naître et je ne lui pardonnerai qu'à condition que ses enfants lui ressembleront[74].» [74] Mlle de Beauvau avait épousé en 1767 le prince de Poix, fils du comte de Noailles. La jeune fille n'avait alors que quatorze ans et on lui en aurait donné douze. Boufflers part de Vienne le 10 mars, mais quand il arrive à la frontière de Pologne, il s'aperçoit avec douleur que rien n'est prêt, qu'on n'a réuni aucun des hommes qu'on s'est engagé à lui fournir, qu'aucune des promesses qu'on lui a faites n'a été tenue et que le «gâchis» est à son comble. «Les maréchaux polonais se moquent de la Confédération, écrit-il, ils prennent l'argent de tout le monde et les ordres de personne.» Naturellement l'argent manque complètement; aussi la guerre «qu'ils feront ne sera pas la guerre des esclaves, mais celle des gueux. Il leur faut apprendre à se passer de tout et prendre Épictète pour président de leur conseil de guerre». Boufflers attend quelque temps sur la frontière dans l'espoir que les choses s'arrangeront dans un sens favorable, mais il ne trouve de la part des Confédérés que froideur, chicane et mauvaise volonté: «Cela m'a appris, dit-il, que les Polonais étaient des fripons, ce que je savais déjà très bien, et que j'étais un sot, ce que je ne savais pas encore assez.» Le pauvre chevalier trouve tout simple d'avoir été «trompé et architrompé» par les Polonais et leurs adjudants, mais il est furieux contre M. Durand qui connaissait le fond des choses et qui aurait pu lui épargner un voyage de 400 lieues, «coûteux, pénible, ennuyeux et ridicule.» Il s'ennuie à périr, il est plein d'inquiétude et de chagrin: «La peine n'est rien, écrit-il, mais l'ennui des contradictions, le sentiment perpétuel de sa propre faiblesse, l'ingratitude des gens qu'on sert, la mauvaise volonté de ceux dont on dépend, sont des tortures pour l'âme. «Je reviendrai en France me consoler avec toutes les filles de la rue Saint-Honoré, car ce sont les seules avec qui les négociations et les entreprises soient sûres du succès; il est vrai qu'on s'en repent quelquefois, mais j'aime mieux le repentir que les contradictions, parce que le mal vaut mieux après qu'avant.» Dumouriez, qu'il a retrouvé au camp des Confédérés, n'a pas été plus heureux que lui ni mieux traité: «C'est un homme de beaucoup d'esprit, dit-il, et une très forte tête, quoique très chaude.» Voltaire, mis au courant de l'escapade du chevalier, ne l'approuvait guère, mais dans sa correspondance avec Catherine il en parlait sur un ton badin qui dissimulait mal les inquiétudes très vives qu'il éprouvait pour son jeune ami: «Si je questionnais le chevalier de Boufflers, je lui demanderais comment il avait été assez follet pour aller chez ces malheureux confédérés qui manquent de tout, et surtout de raison, plutôt que d'aller faire sa cour à celle qui va les mettre à la raison; je supplie Sa Majesté de le prendre prisonnier de guerre; il vous amusera beaucoup; rien n'est si singulier que lui, et quelquefois si aimable. Il vous fera des chansons, il vous dessinera, il vous peindra, etc.[75].» [75] 6 juillet 1771. Mais Catherine n'entendait pas raillerie sur la politique et elle écrit d'un ton bien peu rassurant pour le chevalier, si les hasards de la guerre le font tomber entre ses mains: «J'ai un remède, pour les petits-maîtres sans aveu qui abandonneraient Paris pour servir de précepteurs à des brigands. Ce remède vient en Sibérie, ils le prendront sur les lieux.» Désolé de la vie inactive qu'il mène, furieux d'avoir été joué, Boufflers, qui ne voit pas d'issue favorable et prochaine, se décide à retourner à Vienne. En route il s'arrête à Presbourg et c'est de là qu'il écrit à Mme de Choiseul en lui expédiant un souvenir du pays: «Presbourg, 21 avril 1771. «J'ai l'honneur de vous envoyer, madame la duchesse, une caisse de vins de Tokay bien proportionnée à votre ivrognerie. Il y en a de quatre espèces différentes, parce que je ne sais pas si vous aimez à boire tous les jours le même vin. Je voudrais bien arriver à Chanteloup en même temps que mon magnifique présent, mais il faut que je reste encore quelque temps dans ce pays-ci... (Il lui raconte ses déconvenues.) «Je suis à présent en chemin pour Vienne, où je vais attendre plus commodément qu'en Hongrie l'issue de mon entreprise. Vous voyez par là, madame la duchesse, que si je ne me bats pas comme un César, au moins j'attends comme un Fabius. Mais ce que j'attends le plus impatiemment, c'est le moment de vous aller faire ma cour et de prendre ma part du bonheur dont vous jouissez et dont vous faites jouir chez vous. Je me fais une fête d'y voir Curius à sa charrue. Il doit être bien content de n'avoir plus que celle-là à mener. Celle qu'il quitte est bien mal attelée. Ce ne sont pourtant pas les bêtes qui manquent. «Je voudrais bien vous mander des nouvelles, mais je n'en sais pas. C'est ici comme chez vous, tout le monde ment à qui mieux mieux. Les uns ne savent ce qu'ils disent, et les autres ne savent ce qu'ils feront. Le grand défaut de l'univers, c'est de n'avoir pas le sens commun; mais dans le fond, il n'est pas aussi nécessaire qu'on le croit. On parle ici de guerre le matin et de paix le soir. Je voudrais que cela prît ce train-là, parce qu'on ferait de l'exercice le jour et qu'on se reposerait la nuit. «On m'avait assuré dans la haute Hongrie qu'il y avait 400 pièces de gros canons à Bude. J'ai passé à Bude et je n'ai trouvé dans l'arsenal qu'une centaine de vieux mousquets. On dit depuis plus de deux mois qu'il est parti grand nombre de troupes d'Italie et de Flandre pour se rassembler à Bude. J'ai passé à Bude et je n'ai trouvé que 5 à 600 invalides. J'avais entendu qu'on avait exigé des différents comitats de Hongrie plusieurs milliers de bœufs et qu'on les avait envoyés à Bude. J'ai passé à Bude et à peine ai-je trouvé du bœuf pour mon dîner. Vous jugerez par là, madame la duchesse, que la vérité, bannie de la terre, ne s'est point retirée à Bude. «Ce qui est très vrai, c'est l'estime et l'amitié avec lesquelles l'Impératrice parle de M. de Choiseul et de vous; elle m'en a parlé à plusieurs reprises et a fini par me dire qu'elle supposait du mérite à tout ce qui vous était attaché. Vous jugez bien tous les deux quel amour-propre cela m'a donné... «Recevez tous mes respects, madame la duchesse, et partagez-les avec celui avec qui vous partagez tout. «Je m'aperçois que ma lettre est fort longue et qu'elle n'est pas très propre; mais j'aurais beau la laver, elle ne le serait pas davantage.» Une fois réinstallé à Vienne, Boufflers juge convenable de mettre son oncle au courant de ses mésaventures et de ses déceptions; il lui écrit donc le 14 mai: «Le 14 mai 1771. «Je suis déjà depuis longtemps à Vienne, mon prince, et vous imaginez bien combien je suis fâché d'y être. J'ai manqué une affaire dont j'attendais mon instruction, ma réputation et mon avancement. Je ne puis m'en prendre qu'au peu de probité des Confédérés et au peu de bonne volonté de notre agent auprès d'eux, et je me replonge dans l'obscurité dont j'essayais de sortir.» Dumouriez s'est très mal conduit avec lui, mais il a été sévèrement puni des tours qu'il lui a joués, et il est déjà revenu de Pologne «après une défaite complète, avec l'oreille bien basse et bien heureuse de n'être pas coupée.» Malgré ses ennuis et des tracas sans nom, malgré des fatigues et une chaleur extrême, le chevalier se porte bien: «Le printemps ici est de toute beauté et de toute chaleur; nous avons passé subitement des frimas à la canicule, aussi y a-t-il bien des gens malades dans la traversée. Pour moi, j'ai le corps aussi cosmopolite que l'esprit et tout me convient comme à père Cyprien... il y a une sécheresse terrible à laquelle des milliers de processions ne font rien.» Il termine gaiement sa lettre: «Je me prosterne aux pieds de ma très chère tante et de ma très bonne cousine; elle est bénie entre toutes les femmes et le fruit de son ventre est bénit... Voilà ce qui s'appelle parler comme un ange. «Baccio le mani del mio carissimo nono.» Le chevalier se plaît du reste beaucoup à Vienne où tout le monde le traite singulièrement bien. L'empereur lui-même, qui avait commencé très froidement avec lui, lui parle maintenant «avec la plus grande bonté». Cependant, M. Durand, qui a des remords d'avoir si mal agi avec le chevalier, lui offre de remplacer Dumouriez auprès des Confédérés; Boufflers, écœuré des déboires qu'il vient récemment d'éprouver, refuse d'abord, puis à la réflexion il se ravise, mais il est trop tard, la place n'est plus libre. Il écrit, découragé, à son oncle, en lui racontant cette nouvelle déception: «13 août 1771. «Vous voyez, mon prince, que je suis fait pour être toujours dupe, tantôt des autres, tantôt de moi-même. Je ne vaux rien pour les affaires, surtout pour les miennes. Ce n'est, à ce que j'espère, ni le courage de corps, ni le courage d'esprit qui me manque absolument, mais le courage de conscience, et celui-là je ne l'acquerrai jamais.» Il ajoute tristement cette prédiction qui devait se réaliser beaucoup plus exactement qu'il ne le supposait lui-même: «J'ai beau faire, la fortune ne me rira jamais; je suis né pour l'inaction et peut-être est-ce pour moi un bonheur de n'avoir jamais rien à faire, parce que j'aurai toujours la ressource de penser que j'aurais peut-être bien fait.....» «J'avais lu dans une gazette que mon frère était exilé, mais la nouvelle ne s'est pas confirmée et une lettre que je viens de recevoir de la duchesse de Choiseul ne me donne aucun lieu de le croire. «Jamais la roue de la fortune n'a tourné aussi vite chez nous qu'à cette heure, je souhaite que tous les roués s'en trouvent bien, mais il me semble qu'on paie un peu cher la petite fantaisie de jouer un rôle dans le monde. «Je salue profondément la princesse jolie mère et la princesse jolie fille.» Avec la permission de l'empereur, Boufflers, qui commence à trouver le temps long à Vienne, part pour visiter le camp de Hongrie. De là, il ira en Transylvanie, puis il reviendra par la Silésie et la Bohême, où il est invité dans tous les châteaux. Son séjour en Hongrie ne paraît pas lui avoir donné une haute idée des habitants. Il écrit en effet à son oncle: «Le 11 septembre 1771. «Quelque gentillesse qu'on attribue à MM. les Hongrois, croyez que ce sont les plus tristes drilles de l'Europe, paresseux, lâches, intéressés, vains et sots. Joignez à cela qu'ils sont grossiers, sales et fripons,--et puis aimez-les. «Ma ressource ici, c'est un cardinal qui a son château à quatre milles et chez qui je vais souvent. Il a été autrefois dans la plus brillante faveur, il en a gardé l'archevêché de Vienne, l'évêché de Veitzen et environ 200,000 florins faisant 500,000 livres de revenu, mais ce pauvre homme s'ennuie parce que les richesses ne consolent pas les ambitieux disgraciés. «J'ai souvent réfléchi comme beaucoup d'autres à tout ce que l'homme désire et au peu qu'il lui faut, et j'ai pensé que tout calculé, tout rabattu, il n'y a pas un gueux qui, sans le savoir, n'aspire à la monarchie universelle. Cette idée-là ne me sortira de la tête que quand je verrai un homme content. Je dis content, non point parce que ses désirs seront modérés par la philosophie, car j'espère être un jour avec vous de ce nombre-là, mais parce que ses désirs auront été rassasiés par la fortune. «J'ai ensuite réfléchi à cette monarchie universelle, et j'ai cru trouver qu'on ne la désirait pas tant pour maîtriser tout l'univers que pour le faire contribuer à nos besoins physiques. Le superflu ne nous plaît que parce qu'il est un supplément au nécessaire et nous avons tant de besoin de ce nécessaire que notre esprit est toujours vaguement occupé des moyens de n'en pas manquer. Les richesses, l'autorité, la considération, sont en effet des moyens pour cela, et nous avons beau les avoir en notre possession, un degré de plus paraît encore un moyen de plus, et il devient, à cause de cela, l'objet d'un nouveau désir. C'est pour cela que jamais les désirs ne finiront et jamais le bonheur n'arrivera dans la demeure des hommes. «Je me suis embarqué dans un océan de morale, mais je crois que je ferai bien de carguer les voiles, parce que j'entends sonner la cloche du dîner et que ce qu'il y a de mieux à faire avec ces gens-ci, c'est de boire et de manger. «Je salue profondément mon prince et ma princesse, je compte toujours sur leurs bontés et j'espère d'ici à quelque temps les aller cultiver, ainsi que mon petit jardin. «Voudrez-vous bien vous charger de dire à ma mère que je suis toujours au monde depuis qu'elle m'y a mis et que je n'en sortirai pas, s'il plaît à Dieu, sans avoir eu auparavant l'honneur de lui faire ma cour.» Enfin, après une année perdue, Boufflers se décide à regagner la France, très triste, très déçu, ayant perdu toute confiance en lui-même, et tout espoir pour l'avenir. CHAPITRE IX 1771 Exil du duc de Choiseul.--Réception du prince de Beauvau à l'Académie.--Disgrâce du prince.--Mme de Boufflers et le prince de Bauffremont.--Voyage de M. de Bauffremont à Chanteloup.--Mme de Boufflers à Montmorency.--M. de Bauffremont achète une propriété dans la vallée.--Tressan vient également s'y installer. Pendant que le chevalier de Boufflers courait vainement après la gloire sur les confins de la Pologne, de graves événements se passaient à Paris. L'année 1770, en effet, se termina par un coup de théâtre inattendu. Le 24 décembre, Choiseul, dont la fortune paraissait inébranlable, recevait du Roi un ordre d'exil. C'était une véritable catastrophe pour les partisans du puissant ministre[76]. [76] Voir _la Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul_, par Gaston MAUGRAS. Plon-Nourrit et Cie. Nulle part la chute de Choiseul ne fut ressentie plus vivement qu'en Lorraine. L'affolement était général. A la nouvelle de ce qui se passait à Paris, Mme de Lenoncourt écrivait à Panpan: «La Neuveville, le 1er de l'an. «Je suis consternée, mon cher Veau, je perds toutes mes espérances et même ma sûreté, car je n'étais en Lorraine que par la certitude que j'avais d'être protégée contre M. de Lenoncourt. Me voilà isolée, sans défense, et cependant obligée par mon peu de fortune à demeurer à côté d'un homme que je redoute. «Je vois tous mes parents et amis dans la désolation, toute la province même, car le duc l'a protégée et soutenue. Et vous, mon pauvre Veau, que j'aime si tendrement et si particulièrement, menacé de perdre la plus grande partie de votre petite fortune, car qui sait qui doit remplacer, et ce qui peut suivre un événement aussi malheureux. «Je suis si accablée par toutes mes réflexions et par tous mes sentiments qu'il me semble qu'un tremblement de terre vient de faire ébranler tout ce qui m'environnait. «J'ai vingt lettres, et je n'ai aucun détail ou, du moins, je ne sais rien de positif. Figurez-vous que par une des dernières on me mande qu'il a été question de le faire arrêter par les mousquetaires. Il a reçu sa disgrâce avec sa sérénité ordinaire...» La chute de Choiseul allait être le signal d'un changement politique complet. En janvier 1771, le Roi exila le Parlement: «C'est la tour de Babel, c'est le chaos, c'est la fin du monde, écrit Mme du Deffant, personne ne s'entend, tout le monde se hait, se craint, cherche à se détruire... On dit que tout le monde va être exilé, tous les princes du sang pour avoir demandé le rappel du Parlement, quatorze ducs pour s'être joints aux princes, plusieurs grands seigneurs, dont le prince de Beauvau...[77].» [77] Mme du Deffant à Walpole. Malgré la disgrâce dont il était lui-même menacé, M. de Beauvau n'hésita pas à donner une preuve de fidélité et d'attachement à son ami malheureux, et il partit pour Chanteloup, quoi qu'il pût lui en coûter. Il y reçut naturellement toutes les marques d'affection et de reconnaissance que méritait sa conduite noble et généreuse. Le mois suivant, le prince, qui avait été élu à l'Académie en 1770, prononçait son discours de réception. Dans cette occasion encore, il montra la noblesse de ses sentiments et la fidélité de son cœur. Sans que le Roi en pût prendre de l'ombrage, il sut faire un éloge si pompeux de Choiseul et de son ministère, que les châtelains de Chanteloup en furent attendris jusqu'aux larmes. L'abbé de Voisenon, qui recevait le prince, ne se montra pas à la hauteur du récipiendaire, son discours fut des plus médiocres, «une véritable ripopée», écrit Mme du Deffant[78]. [78] Grimm écrit à cette époque dans la _Correspondance littéraire_: «7 janvier 1771. «Un jeune éléphant de cinq ans qu'on montre ici depuis quelques jours, pour de l'argent, a donné lieu au quatrain suivant: Cet éléphant, sorti d'Asie, Vient-il amuser nos badauds? Non: il vient avec ses rivaux Concourir à l'Académie. «Ma foi, la plupart de ceux qui se présentent en ce moment-ci seraient fort heureux d'avoir autant d'intelligence que cet animal en a dans sa trompe.»--Duclos disait ces jours passés: «Messieurs, parlons de l'éléphant; c'est la seule bête un peu considérable dont on puisse parler en ce temps-ci sans danger.» Dès qu'il a connaissance du discours de M. de Beauvau, Voltaire enthousiasmé lui écrit pour le féliciter: «Ferney, 5 avril 1771. «Je me mets aux pieds de mon très respectable confrère, qui veut bien m'appeler de ce nom, comme un chêne est le confrère d'un roseau. Le roseau, en levant sa petite tête, dit très humblement au chêne: Ceux de Dodone n'ont jamais mieux parlé. Il est vrai, illustre chêne, que vous n'avez point prédit l'avenir, mais vous avez raconté le passé avec une noblesse, une décence, une finesse, un art admirable. «En parlant de ce que le Roi a fait de grand et d'utile, vous avez trouvé le secret de faire l'éloge d'un ministre, votre ami... Vous avez sacrifié à l'amitié et à la vérité... «C'est ainsi que le pauvre roseau cassé en use avec le beau chêne verdoyant auquel il présente son profond respect.» La fidélité de M. de Beauvau à ses amis lui coûta cher. Le Roi, mécontent, lui enleva le gouvernement du Languedoc et le prince resta dans la situation financière la plus précaire, avec 450,000 livres de dettes criardes et 700,000 livres de dettes portant intérêt. Le coup était cruel, mais M. de Beauvau le supporta vaillamment: «Son maintien est admirable, écrit Mme du Deffant; il n'y a pas sous le ciel un homme plus courageux, plus noble et plus simple.» Sa femme qui, en réalité, était la cause de tous ses malheurs, n'était pas moins vaillante: «Mme de Beauvau a un courage indomptable; la gloire est sa passion. Rien ne lui fait peur. L'exil, la perte du commandement sont des bagatelles...» Cependant le premier moment d'enthousiasme passé, le prince comprit qu'il restait dans une situation terrible et il ne parvenait pas toujours à dissimuler le chagrin qu'il en éprouvait. Mme du Deffant écrivait: «Octobre, 1771. «Il est profondément triste: je le tiens aussi malheureux que notre premier père. Il est peut-être encore plus triste, mais ce qui est ineffable, il n'a aucun repentir; il mangera, je vous jure, toutes les pommes que son Ève voudra; j'ai des instants où j'en suis affligée, mais soudain je me console par l'extrême contentement qu'ils ont de leur gloire prétendue. Ils sont dépouillés, ils sont presque nus, ils n'ont nulle ressource, mais ils sont des héros. Leurs créanciers ne partagent pas leur gloire. Tout le monde est fou.» Comment Mme de Mirepoix, si bien en Cour, n'avait-elle pas cherché à détourner de son frère la colère royale? C'est que depuis sa triste intimité avec Mme Dubarry, M. de Beauvau avait cessé toutes relations avec sa sœur. Il y avait encore une autre raison. Mmes de Mirepoix et de Beauvau se détestaient cordialement; il existait entre elles une haine violente, acharnée, qui se donnait carrière à tout propos. Cependant la vieille maréchale aimait toujours son frère, et elle fit ce qu'elle put pour le servir, mais le Roi était offensé et elle ne put lui arracher qu'une maigre gratification annuelle de 25,000 livres. L'exil de Choiseul et les changements politiques qui en avaient été la conséquence n'empêchaient nullement la vie mondaine de suivre son cours. Mme de Boufflers en particulier fréquentait plus que jamais Mmes de Luxembourg, du Deffant, de Caraman, de Cambis; et son intimité avec toutes «les idoles», et toute «la clique» du Temple n'avait fait qu'augmenter. Il y avait un homme qui, depuis quelques années, suivait Mme de Boufflers comme son ombre, c'était le prince de Bauffremont. Depuis qu'il s'était plus intimement lié avec elle, il en était arrivé à négliger toutes ses autres relations. Le prince était un des grands amis de Mme de Choiseul et de Mme du Deffant; ces dames avaient même voulu en 1769 le marier. Bien qu'il ne fût plus de la première, ni même de la seconde jeunesse, puisqu'il avait cinquante-neuf ans, comme il possédait un beau nom et une grande fortune, bien des mères de famille «le postulaient pour leur fille». Mais le prince avait déjà le cœur pris, et les tentatives de Mmes de Choiseul et du Deffant échouèrent tout naturellement. Cependant les relations du prince et de Mme de Boufflers étaient devenues si fréquentes qu'elles frappaient les moins clairvoyants, et le bruit commençait à se répandre dans la société que cette affection si persistante finirait par un bel et bon mariage. Mme de Lenoncourt souhaitait fort pour son amie la réalisation de ce projet, et elle écrivait avec sa verve habituelle: «Je ne m'attends pas à voir faire un mariage de conscience à Mme de Boufflers et au prince de Bauffremont. Je n'ai pas songé au salut de leurs âmes en souhaitant qu'ils se mariassent, mais songez donc, Veau, qu'il a 400,000 livres de rente, qu'elle dépend du Roi, et que si on cesse de la payer, elle sera à l'aumône. Pourquoi, puisqu'ils s'aiment plus que jamais, ne rendraient-ils pas tout commun? On rirait de leur mariage, mais on rit de leur amour. L'un ne serait pas plus extraordinaire que l'autre.» Le duc de Choiseul était également convaincu que Mme de Boufflers et Bauffremont s'uniraient un jour ou l'autre par des liens légitimes, et comme Mme du Deffant soutenait énergiquement le contraire, il avait fait avec elle un pari. La vieille marquise écrivait à ce propos: «15 juillet 1771. «L'Incomparable me fait pitié. Il est aussi aveugle que moi à sa manière... Mais que le grand-papa ne se flatte point de gagner son pari; il le perdra, c'est certain. L'Incomparable est en effet incomparable dans sa faiblesse; mais il l'a pour ainsi dire en détail et non pas en gros. Ce sont des péchés véniels qu'elle lui fait faire, mais dont cent mille ne valent pas un péché mortel; et ce péché mortel, il ne le fera jamais. Le grand papa me paiera son pari, il peut s'y attendre.» Mme de Boufflers, du reste, apprécie fort le culte que lui rend le beau prince, elle le traîne sans scrupule à son char et plus elle le voit épris, plus elle se montre exigeante. Elle ne lui accorde bientôt plus un seul instant de liberté; elle l'emmène avec elle faire de longs séjours au Val, à Montmorency, à l'Isle-Adam. Partout où on l'invite, il faut, si on ne veut lui déplaire, inviter également le prince Incomparable. Dans l'état de gêne où elle se trouve, l'amitié de M. de Bauffremont est des plus précieuses à la marquise. Elle est besoigneuse plus que jamais et si elle a, en grande partie, renoncé au jeu, elle n'en est pas moins restée gaspilleuse; elle sait dépenser, mais non compter, l'argent fond entre ses mains et bien souvent sa bourse est vide. Alors, dans les moments de trop grande détresse, elle fait appel à l'amitié du prince qui consent à ces emprunts de la meilleure grâce du monde. Ce n'est pas tout encore. Bauffremont est l'amabilité même et il lui offre toutes les facilités possibles; elle use sans vergogne de ses chevaux, de sa table, enfin de toutes les commodités que donne une grande fortune et dont elle est privée. Tous les amis des Choiseul se rendant successivement à Chanteloup pour rendre hommage au ministre disgracié, Bauffremont s'adresse à M. de La Vrillière pour obtenir la permission. Mais, ainsi qu'il était à prévoir, il éprouve un refus. Il s'en afflige médiocrement, il a tant de peine à quitter Mme de Boufflers! Cette servitude volontaire, dans laquelle il trouvait le bonheur, inspirait cette boutade à Mme du Défiant: «L'Incomparable est comparable à tous les esclaves d'Asie, d'Afrique et d'Amérique..... C'est une poule mouillée, il est doux, il est poli; par delà cela, rien du tout.» Mme de Choiseul cependant s'impatiente de ne pas voir arriver son prince Incomparable qu'elle aime malgré tout et qu'elle regrette. Et comme elle le suppose retenu par les charmes de sa Dulcinée, elle écrit aimablement: «Je veux faire ma cour à Mme de Boufflers pour qu'elle me cède un peu notre prince, car il est juste que j'en aie aussi ma part.» M. de Bauffremont finit par faire comme beaucoup de courtisans, il se décide à se rendre à Chanteloup sans permission. Mais il n'est pas cependant au terme de ses hésitations. Au lieu de partir sans délai, il écrit d'abord pour annoncer sa venue, puis pour demander s'il ne dérangera pas, etc. Mme de Choiseul, impatientée, mande à Mme du Deffant: «9 juillet. «J'ai cru le voir arriver sur-le-champ et j'avais déjà fait préparer son appartement. J'en ai reçu une lettre ce soir, par laquelle il me demande s'il peut venir, parce qu'il entend dire que nous avons beaucoup de monde et qu'il craint de nous gêner. Le grand-papa dit qu'il tire de long; c'est sa Dulcinée qui en est cause. Ah! sans doute, il l'épousera! Vous avez grande raison de craindre pour votre pari. Je serais fâchée de vous le voir perdre parce que ce serait de sa part un excès de faiblesse impardonnable; mais il faudra bien que je prenne mon parti sur ce malheur, comme je l'ai pris depuis longtemps sur le fond qu'on peut faire de lui.» Enfin M. de Bauffremont s'arrache aux charmes de Mme de Boufflers et il arrive à Chanteloup. «Ne trouvez-vous pas que sa présence est délicieuse, écrit finement Mme du Deffant, quoique son absence, ne soit pas insupportable.» «J'ai été aussi étonnée que charmée de le voir, cet Incomparable», répond Mme de Choiseul, et elle trace de lui ce crayon plein d'esprit: «Il est arrivé le lendemain, propre, reposé, comme s'il sortait de son lit; il croit n'être pas sorti d'ici depuis que nous y sommes. Il y était établi en arrivant, et, malgré son grand amour, je crois qu'il ne faudrait qu'un prétexte pour l'y retenir ou seulement le laisser oublier d'en partir. Il ne s'amuse ni ne s'ennuie, il n'est point content, il est heureux, excepté quand on lui persuade qu'il a des affaires, parce qu'il craint d'avoir à s'en inquiéter un jour. «Il est déjà dégoûté de sa maison de campagne, parce qu'il y faut aller, et qu'il faut en revenir, parce qu'il n'a pas pu avoir un prêtre pour dire dans sa chapelle une messe qu'il n'aurait pas entendue, parce qu'il faut savoir qui il aura à souper et le dire à son cuisinier, peut-être voir les comptes tous les mois et s'apercevoir qu'il est volé sans oser le dire; mais comme il a pris cette maison sans goût, il la gardera de même par l'embarras de s'en défaire, et il ira quand on l'y mènera. Il prétend que c'est pour moi qu'il l'a prise et il ne l'a cependant que depuis mon exil. J'en ris et il trouve très bon qu'on ne fasse pas plus de fond sur ce qu'il dit qu'il n'en fait lui-même: tout le monde lui convient et il convient à tout le monde, il sera philosophe ou caillette, ignorant ou lettré, spirituel ou stupide, tout cela se trouve dans la même boutique, s'y laisse voir sans se montrer, et se produit également sans effort. Tel est votre Incomparable, ma chère petite fille, et véritablement incomparable en ayant cependant l'air de ressembler à tout le monde. «Le calme de son âme repose la mienne, c'est de l'eau qui dort et qui ne croupit pas, mais je voudrais qu'elle s'éveillât quelquefois, ne fût-ce que pour connaître son cours. Vous me direz que sa pente est vers Mme de Boufflers; si vous voulez, parce qu'il la trouve là, mais une autre la remplacerait, ce serait la même chose...» Mme du Deffant, enthousiasmée de ce portrait si vivant et si vrai, répond à son amie: «Le portrait de l'Incomparable est un chef-d'œuvre; vous y avez omis un seul trait, c'est l'indifférence qu'il a pour la vérité, sans pour cela être menteur... «Je suis bien éloignée de ressembler à l'Incomparable qui porte son bonheur partout et qui voit les objets avec des lunettes qui les lui rendent tous semblables.» Après un séjour trop court au gré de ses hôtes, le prince parle de repartir; c'est en vain qu'on cherche à le retenir; rappelé par Mme de Boufflers, il ne veut rien entendre. Choiseul, qui prend toujours le côté plaisant des choses, écrit à Mme du Deffant: «Je suis très fâché du départ du prince, ma chère petite fille; qu'est-il nécessaire qu'il aille soigner si promptement sa future femme; si elle a mal au talon, la chanson dit qu'elle n'a qu'à se le gratter par le trou de la pochette. Mais le prince part et nos instances ne le peuvent retarder.» On peut se demander pourquoi Mme de Boufflers n'accompagnait pas M. de Bauffremont à Chanteloup. N'eût-ce pas été le moyen le plus simple de tout concilier? C'est que la marquise, par une discrétion peut-être excessive, ne se jugeait pas suffisamment liée avec les châtelains pour aller s'installer chez eux, même pour quelques jours. Et cependant ses enfants, le marquis et le chevalier, vivaient depuis plusieurs années dans l'intimité des Choiseul; depuis la disgrâce du duc, le marquis ne cessait de lui donner les preuves du plus tendre attachement. Touchés d'une si fidèle amitié, les châtelains l'accueillaient à bras ouverts, et lui témoignaient une très vive affection. Mme de Choiseul, en particulier, parle de lui en termes charmants. Faisant allusion à leur commune affection pour le prince de Bauffremont, elle écrit de Mme de Boufflers: «Mon sort est d'aimer tout ce qu'elle aime. Cela fait honneur à mon goût et si je voulais être impertinente, je dirais aussi à ses œuvres, car vous connaissez mon faible pour le chevalier de Boufflers, mais vous ne connaissez pas mon fort pour le marquis; c'est mon sentiment solide. Je ne crois pas qu'il y ait une plus honnête et plus sensible créature dans le monde. Il a donné et il donne chaque jour à M. de Choiseul des marques d'amitié les plus touchantes.» Le chevalier ne montrait pas moins de zèle que son frère pour ses amis. A peine revenu en France, après sa malencontreuse équipée de Pologne, il s'était empressé d'annoncer sa visite à Chanteloup: Le 13 février 1772, il écrivait de Nancy à Mme de Choiseul: «Je n'ai pas eu d'autre désir en arrivant en France, Madame la duchesse, que d'aller tout de suite à Chanteloup... «Je compte partir dans huit ou dix jours pour Paris, après avoir réglé (comme je règle) quelques petites affaires que j'ai trouvées à mon arrivée et qui ont exigé quelques petits voyages dans mes possessions ecclésiastiques. De Paris, je me mettrai bien vite en marche pour ce pays nouvellement découvert, où on dit que tout le monde est aimable et même que tout le monde est heureux. Ce sont deux choses dont je ne serai pas fâché de prendre ma part...» Le mois suivant, en effet, on voit Boufflers arriver à Chanteloup «sur un mauvais petit cheval, à travers champ, comme un chevalier errant». Il charme tout le monde par sa gaieté, son entrain; à partir de ce moment on ne voit plus que lui au château, il y revient sans cesse. Cette fidélité dans le malheur, surprenante chez un homme qui passe pour égoïste et léger, touche au plus haut point Mme de Choiseul. Elle écrit, charmée, à son amie Mme du Deffant: «26 mai 1773. «Je suis bien aise que vous aimiez M. de Boufflers, ma chère petite fille, parce que je l'aime et je suis bien aise que vous l'aimiez à cause qu'il m'aime. Quand on le connaît, il est impossible de n'avoir pas bonne opinion de lui, et sa conduite seule avec M. de Choiseul serait bien faite pour établir une réputation et pour détruire la mauvaise qu'on avait de lui. Jamais prévention ne fut à tous égards plus mal fondée, et cette prévention lui a cependant, jusqu'à présent, nui en tout, et lui nuira peut-être encore jusqu'à la fin de sa vie. Cela me ferait craindre que les hommes aiment à penser le mal et n'aiment pas à faire le bien.» Mme de Boufflers va passer une partie du printemps à Montmorency, chez son amie la maréchale de Luxembourg. Mais cette villégiature est de nature à désoler M. de Bauffremont, puisqu'elle le sépare de sa «Dulcinée». Qu'imagine le prince Incomparable? Oh! une combinaison bien simple! Il parcourt le pays, se renseigne, apprend qu'une petite propriété est en vente à Eaubonne; il la visite d'un coup d'œil et l'achète séance tenante. Et voilà le prince au nombre des habitants de la vallée, et le voisin de la maréchale. Il peut ainsi chaque jour voir sa chère marquise. Ce n'est pas seulement M. de Bauffremont que Mme de Boufflers retrouve à Montmorency. Elle va y revoir encore un ancien familier de la cour de Stanislas, son fougueux adorateur le comte de Tressan. Ainsi voilà Mme de Boufflers, Saint-Lambert, M. de Bauffremont, Tressan encore une fois réunis. Il semble qu'un charme étrange attire irrésistiblement dans l'adorable vallée les débris épars de la cour de Lunéville. Par suite de quelles circonstances Tressan a-t-il quitté sa champêtre demeure de Nogent-l'Artaud et est-il venu, lui aussi, chercher un asile à Montmorency? Nogent était certainement un séjour fort agréable; le Comte pouvait s'y adonner en paix aux soins du jardinage, mais en dépit de son voisinage avec le maréchal de Bercheny, il n'avait pas tardé à être gagné par l'ennui. Il abandonna donc Nogent et loua une modeste maison dans la capitale, rue Neuve d'Orléans. Il y recevait la meilleure société, particulièrement des hommes de lettres; après le souper on faisait la lecture d'ouvrages inédits. Mais la vie si fatigante de Paris n'était pas ce qui convenait à Tressan, que de fréquents accès de goutte contraignaient souvent au repos. Il ne tarda pas à partager l'opinion de Voltaire qui lui écrivait en raillant: «Vous trouverez dans Paris des soupers et des plaisanteries, des amis intimes d'un quart d'heure, des espérances trompeuses et du temps perdu...» Tressan fut pris de la nostalgie de la campagne; il regrettait ses jardins, ses fleurs, ses fruits, qu'il cultivait avec passion. Il chercha donc dans les environs de Paris un asile où il put tout à la fois jouir des plaisirs de la campagne sans cependant abandonner les cercles littéraires dans lesquels il trouvait tant d'agrément. Quel endroit pouvait mieux convenir à ses dessins que la vallée de Montmorency, où il était sûr de retrouver beaucoup d'amis. Bientôt il découvrait dans le joli village de Franconville une agréable demeure avec un grand jardin. Il l'acheta et s'y installa avec sa femme et sa fille, l'aimable Marichka. Il avait réuni autour de lui tous les souvenirs de sa vie heureuse de Lorraine; on voyait sur les murs de son salon les portraits de Stanislas et de Louis XV; sur une table de marbre se trouvaient placé le buste de Voltaire et une statuette de l'Amour en porcelaine de Sèvres. Au-dessus de son propre portrait il avait placé celui de sa fille et il avait écrit ces vers: Au Dieu dont j'ai reçu la loi, Je rapporte ces vains hommages, Et je place au-dessus de moi Le plus charmant de mes ouvrages. Sa femme, d'origine anglaise et de caractère froid et compassé, n'aimait pas le monde et elle vivait fort à l'écart, mais Tressan se consolait de son peu de sociabilité en entretenant d'agréables relations de voisinage avec tous les hôtes de la vallée, surtout avec Saint-Lambert et Mme d'Houdetot. Saint-Lambert, il le connaissait de longue date; il l'avait souvent rencontré à la cour de Stanislas et il était resté intimement lié avec lui. Tout naturellement il se trouva en rapports avec Mme d'Houdetot, et la châtelaine de Sannois se prit bientôt d'une grande amitié pour cet aimable vieillard qui, en dépit de ses soixante-douze ans, avait gardé tout le feu de la jeunesse. De Franconville à Sannois, il n'y avait qu'un pas, et Tressan et Mme d'Houdetot se faisaient de fréquentes visites. Ravi de l'asile champêtre qu'il a trouvé et où il goûte un bonheur sans mélange, Tressan chante les agréments de sa nouvelle demeure: Vallon délicieux, ô mon cher Franconville! Ta culture, tes fruits, ton air pur, ta fraîcheur, Raniment ma vieillesse et consolent mon cœur; Que rien ne trouble plus la paix de cet asile Où je trouve enfin le bonheur! Tranquille en cette solitude, Je passe de paisibles nuits; Je reprends le matin une facile étude, Le parfum de mes fleurs chasse au loin mes ennuis. Je vois le soir de vrais amis, Et m'endors sans inquiétude. Les agréments de la nature et du voisinage ne sont pas seuls à charmer le vieux comte. L'ancien amoureux de Mme de Boufflers est toujours resté sensible à la jeunesse et à la beauté, et l'âge n'a pas complètement glacé ses sens. Il est comme ces vieux charretiers dont parle Maurice de Saxe et qui aiment toujours à entendre claquer le fouet. «Les fleurs nouvellement écloses ont encore pour moi des appas! s'écrie Tressan. Éloignez ces cyprès, apportez-moi des roses», et il joint l'exemple au précepte. Il y a à Franconville une jeune paysanne de quatorze ans, nommée Fanchon, qui aide Tressan dans ses travaux de jardinage. Venue la première fois par hasard, elle lui devient bientôt indispensable; il la réclame sans cesse, il ne peut plus se passer d'elle. Ses grâces naissantes bouleversent le vieillard et bientôt il compose des vers en l'honneur de Fanchon. C'est Fanchon qui a remplacé Mme de Boufflers! Entre mes bras, j'ai tenu l'innocence, Le lys des prés, la rose du printemps, C'est ma Fanchon... Elle sort de l'enfance, Elle a deux mois plus que ses quatorze ans. Ses yeux charmants, souvent pleins de tendresse, N'avaient point l'air de voir mes cheveux blancs, Mais son air doux, sa bouche enchanteresse, Ses jeunes mains dont la moindre caresse, Sans le vouloir, font pétiller mes sens, Ne m'ont point fait oublier mes serments; J'ai respecté sa modeste jeunesse, Ah! ma Fanchon, que je crains tes quinze ans![79] [79] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE TRESSAN. Chaque fois que Mme de Boufflers villégiature à Montmorency, elle ne manque jamais d'aller rendre visite à ses anciens amis; et elle évoque avec eux tous les souvenirs d'un passé bien lointain déjà, mais qui leur a laissé à tous d'impérissables souvenirs. CHAPITRE X 1771 Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.--Joie de tous ses amis.--La demeure de Panpan à Lunéville.--Mme Durival à Sommerviller.--La duchesse de Brancas et le château de Fléville.--L'abbé Quénard.--Cerutti.--Son intimité avec Panpan et Mme Durival. Nous avons vu qu'en 1770 le départ de Mme de Lenoncourt pour la Lorraine avait inspiré à Mme de Boufflers de salutaires réflexions, et qu'elle avait même à ce moment cherché à trouver un logement à Lunéville près de son ami Panpan. Au commencement de 1771, la marquise, à bout de ressources, reprit ses anciens projets; il n'était que temps en effet de renoncer à la vie dangereuse et entraînante de Paris si elle ne voulait être réduite à la dernière misère. Elle décida donc qu'elle irait passer un an en Lorraine pour tâcher de refaire sa bourse et sa santé. A cette nouvelle, Mme de Lenoncourt s'étonne, et comme elle connaît l'esprit changeant de son amie, elle écrit au Veau: «Ce parti serait si raisonnable que je ne puis y croire, votre marquise me désole, c'est bien elle qu'il faudrait envoyer au diable; je crois qu'elle irait plus volontiers qu'ici.» Mme de Lenoncourt n'avait que trop raison de douter. Les résolutions de la marquise paraissaient irrévocables, lorsqu'on apprit tout à coup que ses projets encore une fois étaient complètement modifiés. Elle n'était pas la vraie coupable. A ce que raconte l'abbé Porquet, ses amies les plus intimes, émues d'une séparation qui les affligeait, tinrent un grand conseil chez Mme du Deffant, et là il fut décidé qu'elles viendraient en aide à Mme de Boufflers et qu'elles s'opposeraient par tous les moyens à un départ qui les désolait. La marquise, qui ne demandait qu'à se laisser convaincre, s'empressa de défaire tous ses paquets. En apprenant ce brusque changement, Mme de Lenoncourt mande à son Veau: «Par ma foi, votre marquise est bien folle. Elle ne viendra jamais à moins que les spectacles de Paris ne brûlent, que les princes ne meurent et que tous les jeux ne soient défendus. A tout moment j'ai envie de ne plus l'aimer... «Je vous prédis que nous ne la reverrons que quand elle sera si bien ruinée qu'elle ne saura plus où donner de la tête; alors elle nous arrivera par le coche. «Adieu, Panpichon.» Peu de temps après ce départ manqué, tout était encore une fois remis en question. Soit que la marquise n'ait pas trouvé chez ses amies l'appui pécuniaire qu'elle espérait, soit pour toute autre cause, elle reprend ses projets de retraite et elle annonce à Panpan son arrivée prochaine. Mais cette fois Mme de Lenoncourt n'a plus confiance: «Elle ne viendra pas, mon Veau, je vous en préviens. Lorsqu'elle vous en flatte et moi aussi, c'est une politesse qu'elle vous fait et qui ne tire point à conséquence.» La marquise se trompait. Au mois de juin Mme de Boufflers fait ses paquets à la hâte pour ne pas se donner le temps de la réflexion, et elle part pour Nancy avec Mme de Boisgelin. Aussitôt arrivée, elle s'installe avec sa fille dans la petite maison qu'elle y possède et toutes deux y mènent une existence fort paisible. Le chevalier de Boufflers, faisant allusion à la vie si simple et si modeste de sa mère dans cette Lorraine où elle avait presque régné, écrivait: «Nous l'avons vue s'éloigner silencieusement de ce palais désolé et se retirer à Nancy[80] dans une maison modeste qui convenait à la simplicité de ses goûts, ainsi qu'à l'étonnante médiocrité de son revenu; alors aussi, et nous aimons à le rappeler, à l'honneur de nos compatriotes, tous les services que dans ses années les plus heureuses elle avait rendus à tant de familles lorraines, et avec tant de bienveillance, se présentèrent à tous les esprits à la fois: le peu de luxe qui l'environnait contrastait d'une manière sublime avec le rôle qu'elle venait de jouer; il donnait un nouveau prix à tout le bien qu'elle avait fait; et tous les hommages que jusqu'alors on aurait pu soupçonner d'intérêt, furent légitimés par l'hommage unanime de la reconnaissance. [80] BOUFFLERS, _Œuvres posthumes_.--Le chevalier a l'air de croire que sa mère s'est retirée à Nancy aussitôt après la mort de Stanislas. Il s'est écoulé six ans au moins avant que M. de Boufflers ne vienne s'établir à Nancy. «Elle ne connut à proprement parler de sentiment profond que celui de l'amitié, sage et douce passion que dans tout le cours de sa vie, aucune autre n'avait surmontée, et qui devint à la fois la consolation et l'ornement de sa vieillesse. Mme de Boufflers n'eut que des amis fidèles et elle leur en donna l'exemple[81].» [81] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau. A la nouvelle de l'arrivée de sa chère marquise, la joie du vieux Panpan est sans bornes. Il reprend sa lyre et confie à ses bosquets tout le bonheur que lui fait éprouver le retour de l'«amie prodigue[82]». [82] Nous n'avons pu savoir exactement où habitait Mme de Boufflers. Du temps de Stanislas, elle possédait une maison rue de la Salpêtrière, mais l'avait-elle encore en 1771? Pendant la Révolution, le chevalier était propriétaire d'une maison, rue de la Montagne, 240. Elle fut vendue le 29 nivôse an III, à Claude Beaupré, comme bien d'émigré. Était-ce la maison de sa mère? C'est assez probable. A MES BOSQUETS En vain vous vous parez de ces feuillages verts, O mes Bosquets! il vous manque Boufflers: Que ces lieux embellis pour elle, Que ces lieux par elle embellis, Prennent à son retour une beauté nouvelle; Elle doit les revoir, elle me l'a promis. O mes lilas! mes jacynthes! mes lis! O roses que j'ai cultivées! Dans leurs boutons, que vos fleurs captivées Attendent pour éclore un rayon de ses yeux; Pour un moment si précieux Que vos odeurs soyent réservées. C'est mon soleil: Suivez les mêmes lois, Je n'ai d'autre printemps que l'heure où je la vois. A peine arrivée, Mme de Boufflers revoit tous les chers amis d'autrefois; tous lui font fête à l'envi; ils s'efforcent de la distraire et de lui faire oublier les plaisirs de la capitale. Elle a bientôt formé autour d'elle un petit cénacle charmant dont elle est l'âme et qu'elle anime de sa gaieté et de son esprit; d'abord, Mme de Lenoncourt, ravie de retrouver enfin l'amie que depuis si longtemps elle appelle de tous ses vœux; Mme Durival, la duchesse de Brancas, châtelaine de Fléville, Mme de Neuvron, le prince de Bauffremont, MM. Dumast, Marcel, de Chalabre, de Nédonchel, etc., etc. Toute cette société vit dans une intimité extrême; ils sont sans cesse en visite les uns chez les autres, ils se voient presque chaque jour. La plupart ont déjà passé la soixantaine, mais l'âge n'a pu altérer leur gaieté ni diminuer leur goût pour les plaisirs de la société; les réunions, les soupers, les concerts, les fêtes intimes se succèdent sans interruption et, en dépit des ans, leur vie s'écoule le plus agréablement du monde. On ne fera jamais assez ressortir la vigueur morale de toute cette société du dix-huitième siècle et la philosophie souriante avec laquelle tous acceptent les traverses de la vie. Ils ont été jeunes, ils ont aimé, ils ont été riches, heureux; tout cela n'est plus qu'un souvenir, mais qu'importe! A quoi bon gémir, se consumer en regrets stériles, protester contre l'inévitable, empoisonner sottement les quelques jours qui leur restent à vivre. Aucun d'eux n'y songe. Leur grand art est de prendre la vie comme elle vient et de ne pas lui demander plus qu'elle ne peut donner. Nous allons les voir vieillir le sourire sur les lèvres, toujours aussi aimables, aussi charmants. Rien ne peut venir à bout de leur philosophie, ni l'âge, ni la pauvreté, ni les revers, rien ne peut leur faire perdre ce goût de la sociabilité et ce tour d'esprit si original et si gai qu'ils conservent jusque dans la pire détresse. La principale installation de Mme de Boufflers est à Nancy, l'hiver; l'été elle réside à la Malgrange qu'elle doit à la libéralité de Stanislas. Mais la marquise est encore trop alerte pour mener une vie sédentaire et on la rencontre presque aussi souvent chez ses amis que chez elle. Tantôt elle est à Lunéville, chez Panpan; tantôt à Fléville, chez la duchesse de Brancas; tantôt chez Mme Durival, à Sommerviller; tantôt à Scey-sur-Saône, chez le prince de Bauffremont, etc., etc. Mais les trois résidences qu'elle aime par-dessus tout et où son cœur l'attire particulièrement sont Lunéville, Fléville et Sommerviller. A Lunéville, demeure Panpan, au no 23 de la rue d'Allemagne[83]. La maison est d'apparence modeste, mais charmante dans sa simplicité. Le vieux philosophe a installé dans la plus belle pièce du logis une nombreuse bibliothèque: c'est là qu'il vit, entouré des livres familiers et des portraits de tous ceux qu'il a aimés, de tous ses amis les plus chers. Aux murs de la vaste salle, en effet, sont suspendues les images du duc Léopold, du roi de Pologne, du duc de Choiseul, de Voltaire, du duc du Châtelet, du prince de Bauffremont, de Mlle Quinault, de M. de Lucé, de Mme de Graffigny, de Mme de Neuvron, etc.; sous chacun de ces portraits est gravé un quatrain de la composition du maître de céans. [83] C'est actuellement le no 3 de la rue de Lorraine. L'hôtel est à deux étages, flanqué de deux petits pavillons plus bas. Il donne, au nord, sur les bosquets, au midi, sur un jardin qui l'isole de la rue de Lorraine. Malgré le poids des ans, l'ancien lecteur du Roi n'a pas renoncé complètement aux joies de ce monde, et, s'il faut en croire les quelques vers qu'il a gravés lui-même sur la bergère de son cabinet, il éprouve quelquefois des retours de jeunesse qui ont tout lieu de le surprendre: Vieillard dès mon été, presque dès mon printemps, Je n'ai point connu la jeunesse; Mais quelquefois ici malgré mes cheveux blancs, A la voix du plaisir j'ai vu fuir la vieillesse. De sa résidence de Nancy, la marquise s'échappe souvent pour venir passer quelques jours avec son vieil ami; le bonheur de Panpan est sans bornes quand il possède dans son humble demeure celle qui a été la grande joie de sa vie. Il écrit avec enthousiasme à ses amies de Lunéville: «Arrivez donc, troupe brillante, Venez voir mes jardins, au souffle du zéphir, Sous les pas de Boufflers, chaque jour s'embellir; Venez me voir jouir du bonheur qui m'enchante, Venez voir à ses pieds votre ami rajeunir! Quand la marquise et Panpan sont réunis, les heures s'enfuient délicieuses; ils revivent ensemble, avec ravissement, les années écoulées, et tous les chers souvenirs de cette intimité si douce qui les unit depuis près de trente ans. Mme de Boufflers se montre du reste l'amie la meilleure qui se puisse rencontrer; toutes les marques de l'affection la plus tendre, de l'attachement le plus sûr, elle les donne sans cesse à Panpan; ce dernier est resté dans un état voisin de la gêne; sans hésiter et bien qu'elle-même vive souvent au jour le jour, elle lui ouvre sa bourse avec une simplicité touchante; tant qu'elle a un écu, il y en a la moitié pour Panpan. L'ancien lecteur du Roi a auprès de lui une brave créature nommée Marianne, moitié servante, moitié dame de compagnie, qui le soigne avec le plus complet dévouement; c'est une femme intelligente, une femme de tête, et qui dirige à merveille ce grand enfant que Panpan est toujours resté. La marquise et Mme de Boisgelin se sont attachées à Marianne dont elles apprécient les rares qualités, et celle-ci, reconnaissante, s'éprend pour les deux amies de son maître d'une véritable passion. Elle les aime, elle les vénère; et quand elles arrivent à Lunéville, elle les accueille avec autant de joie que le vieux Panpan lui-même. Mme de Boufflers ne va pas seulement à Lunéville chez son Veau, on la rencontre presque aussi souvent à Sommerviller, chez Mme Durival, «la Céleste», comme elle l'appelle. Le mariage de Mme Durival, célébré en 1760, n'avait pas été, nous l'avons vu, des plus heureux; le caractère franc, énergique, entreprenant de la jeune femme n'était pas fait pour s'accommoder des chaînes du mariage; elle les secoua très vite et au bout de peu de temps elle vivait dans une complète indépendance. Mme Durival est restée une des figures les plus originales de toute la société dont nous nous occupons. A une âme ardente et romanesque, elle joignait un esprit vif et brillant; sa conversation spirituelle éblouissait tous ceux qui l'approchaient. Le chevalier de Boufflers ne l'appelait jamais que «la charmante et sublime fée de Sommerviller». Très intelligente, très instruite, aimant avec passion la littérature et la poésie, «bonne physicienne», Mme Durival était en relations constantes avec les philosophes, qui appréciaient la vigueur de son esprit; elle écrivit même à plusieurs reprises des articles pour l'Encyclopédie. Bonne, simple, généreuse, elle aimait à faire le bien, aussi était-elle adorée. On la voyait souvent parcourir les villages des environs un grand chapeau de paille sur la tête, et sous le bras «une cassette d'apothicaire». Non seulement elle portait des secours aux pauvres, mais elle soignait les malades et les guérissait souvent. Elle adorait la musique, et elle donnait chez elle d'agréables concerts. Souvent aussi le dimanche, après vêpres, elle prenait sa guitare et elle entraînait dans la prairie toute la jeunesse du village. Là, assise sur un tronc d'arbre, on la voyait diriger gaiement des rondes effrénées au son de son instrument[84]. [84] Nous empruntons une partie de ces détails à l'intéressant article de M. V. JACQUES: Cerutti et le salon de la duchesse de Brancas. _Annales de l'Est_, 1888. Intimement liée avec Mme de Boufflers, Panpan, Cerutti, Mme de Brancas, elle entretenait encore les plus affectueuses relations avec quelques familles du pays, les Regnault d'Ubexi, les de Jobard, les Lebègue, les de Juvincourt, etc. Mlle de Juvincourt demeurait même chez elle; plus tard elle fut remplacée par Mlle Devisme d'Aubigny. A Sommerviller, dans la charmante résidence qu'elle occupe, Mme Durival reçoit volontiers ses amis. Nous les verrons venir souvent lui demander à dîner et faire chez elle de courts séjours. Ils aiment à se promener avec elle dans les vergers et dans les bois qui entourent sa demeure et à discourir _de omni re scibili et quibusdam aliis_. Panpan apprécie plus que personne l'esprit et l'agrément de la jeune femme, il l'invite sans cesse à Lunéville et elle vient souvent avec Mlle de Juvincourt s'installer pendant quelques jours chez le vieux philosophe. Un jour où il la presse de le venir voir, il la plaisante agréablement sur ses métamorphoses; car Mme Durival, grâce à la liberté d'allures que nous lui connaissons, porte tantôt le costume de son sexe, tantôt l'habit masculin: Venez, jeunes Beautés, parer mon hermitage, Vous surtout qu'on ne sait souvent comment nommer: Vous qu'on ne sauroit trop aimer, Soit comme Hébé, soit comme un joli page; Vous qui faites souvent briller sous un chapeau Les grâces du beau sexe, et celles du bel âge, Et savez en orner par un charme nouveau L'âme, l'esprit, et les vertus du sage. Il y a une demeure que Mme de Boufflers affectionne tout particulièrement et où elle se rend sans cesse pendant les mois d'été, c'est le château de Fléville, à peu de distance de Nancy. Fléville était la propriété de la maison de Beauvau depuis le milieu du seizième siècle. C'était une superbe résidence du style de la Renaissance, avec de fortes tourelles et de larges fossés remplis d'eau[85]. Au dix-huitième siècle, elle appartenait au prince de Beauvau-Fléville, frère aîné de ce prince de Craon, dont nous avons longuement parlé au début de cet ouvrage. Elle passa ensuite à son fils, tué en 1743, et ensuite à sa fille, la marquise des Armoises, qui l'habita jusqu'à sa mort en 1766. A ce moment le domaine passa entre les mains du prince de Beauvau qui, après y avoir séjourné de temps à autre pendant quelques années, le loua à Mme de Brancas. [85] Le château de Fléville fut bâti vers 1533 par Nicolas de Lutzelbourg, gouverneur de Nancy. Le comte DE LUDRE, dans son _Histoire de la chevalerie de Lorraine_, écrit: «C'est le spécimen le plus réussi du style de la Renaissance appliqué aux maisons des gentilshommes dans notre pays. Nicolas respecta le donjon historique, mais tout le reste de la noble forteresse fut abattu pour faire place à un château, qui n'a d'égal comme élégance et pureté de style qu'Azay-le-Rideau, en Touraine.» Le château forme un quadrilatère entouré de fossés. Au fond, le corps de logis principal; de chaque côté, deux ailes, dont l'une est encore flanquée du donjon féodal. Autrefois un quatrième bâtiment, plus bas que les trois autres et percé d'un portail monumental, réunissait les deux ailes et fermait la cour du côté de l'entrée. Ce dernier bâtiment a disparu et a fait place à une balustrade ornée de superbes vases rocaille en pierre. Cette transformation qui, si elle a altéré le plan primitif, a donné de l'air et de la gaieté au château, a du être faite du temps de Mme des Armoises. Nous devons tous ces détails ainsi que ceux sur les demeures de Panpan et de Mme de Boufflers à M. de Conigliano, qui a bien voulu se mettre à notre disposition avec une extrême bonne grâce et nous faire profiter de sa rare érudition. La duchesse de Brancas était une femme aimable, d'une grande douceur de caractère et d'une amitié très sûre; son calme, sa sérénité, sa philosophie rendaient son commerce fort agréable. «Quand on ne connaît pas Mme de Brancas, on n'a pas l'idée de la bonté, écrit Mme de Lenoncourt; je n'ai rien vu de comparable à ses sentiments pour ce qu'elle aime et à la bienfaisance continuelle qui l'anime. Sa conversation a un peu de pesanteur, mais tout ce qu'elle conte est intéressant et bien dit. Elle est gaie quand on veut, attentive, douce, et toujours occupée de mettre à l'aise.» Elle adorait le monde et quand elle quittait Paris pour jouir des plaisirs de la campagne, elle s'efforçait de s'entourer, en Lorraine, des personnes les plus agréables. Aussi Mmes de Boufflers, de Lenoncourt, Durival, de Boisgelin, le prince de Bauffremont, Panpan, etc. sont-ils devenus en peu de temps les hôtes assidus de Mme de Brancas; tant et si bien que Fléville forme bientôt un centre où se retrouvent sans cesse les débris de cette Cour de Stanislas dont nous avons raconté les jours heureux. Les réunions y étaient délicieuses, d'une gaîté sans pareille, pleines de cordialité, de charme et d'intimité; elles laissaient à tous ceux qui y assistaient des souvenirs charmants. L'on y jouissait de la plus grande liberté; le temps se passait en conversations, en promenades, en jeux, en plaisirs de toutes sortes. L'on n'éprouvait jamais une heure d'ennui dans ce séjour enchanteur. Les deux hôtes les plus fidèles du château, ceux qui ne quittent jamais la duchesse, sont deux jésuites, l'un en exercice, l'abbé Guénard, le second, défroqué, Cerutti. L'abbé Guénard est «gras comme un petit moine, gai, sémillant et courant ou plutôt volant comme un oiseau». Sa conversation est agréable, il a de l'esprit et il l'emploie le plus souvent à taquiner son ancien confrère, d'où des querelles épiques qui font la joie des assistants. Cerutti, qui va jouer un rôle important dans notre récit, est ce jésuite que Stanislas avait attiré en Lorraine en 1760, puis recommandé à son petit-fils le dauphin[86]. [86] Voir: _Les dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 338. Après le fatal événement qui l'avait si inopinément privé de son protecteur, Cerutti avait été recueilli par Marie Leczinska, mais le séjour de la Cour ne lui avait pas été favorable. N'avait-il pas eu la malencontreuse idée de s'éprendre d'une grande passion pour une dame de la Cour, au point d'en perdre le boire et le manger, et un peu la tête aussi. C'est tout ce que lui rapporta son fol amour. C'est sous l'influence de cette passion qui absorbait toutes ses facultés qu'il brûla ce qu'il avait adoré. Il présenta, en avril 1767, une requête au Parlement pour être admis à abjurer les principes de la Société de Jésus, qu'il avait défendus avec tant d'énergie et de conviction quelques années auparavant. Cet amour, qui n'était pas payé de retour, eut sur la santé de Cerutti la plus fâcheuse influence. Heureusement il trouva près de lui des amitiés dévouées; la duchesse de Brancas en particulier, qui l'avait vu souvent à Fléville chez la marquise des Armoises, chercha à le sauver du désespoir; elle le prit comme secrétaire et veilla sur lui avec une tendresse vraiment maternelle. Cerutti avait la physionomie avenante; il séduisait par son accueil et le charme de son esprit. «Le petit Cerutti est pâle et délicat comme l'amour malheureux, écrit Mme de Lenoncourt; sa conversation est douce et point triste, quoiqu'il soit mélancolique. Toutes ses manières sont simples; son esprit l'est aussi..... «Il a mille fois plus d'esprit qu'il ne m'en faut, mais je ne lui ai trouvé que celui qu'il me fallait. Son cœur est jeune et son esprit enfant. Il voit trop en laid des sentiments qu'il avait vus trop en beau. Cette passion mal éteinte, jointe à une grande chaleur d'imagination, égare quelquefois ses raisonnements.» Cerutti eut bientôt renoué des relations avec tous ses amis d'autrefois, avec tous ceux qu'il avait connus à la Cour de Stanislas et en particulier avec Mme Durival, Mme de Boufflers, Panpan, etc.; nous allons le voir entretenir avec eux les relations les plus affectueuses. Panpan était même à ce point enthousiasmé de son nouvel ami qu'il vantait à tout venant ses œuvres et ses mérites. Aussi Cerutti, reconnaissant, pouvait-il écrire: C'est au paradis de Fléville Près de Brancas et de Boufflers Que l'Amphion de Lunéville Chante sur sa lyre facile Mon nom, mon livre et mes revers... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Charmant Panpan, homme divin, J'adopte en tout ton Évangile, Ton cœur m'émeut, ton goût me plaît. Quand j'embellirai mon asile, C'est entre Pylade et Virgile Que je veux placer ton portrait[87]. [87] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau. La nature franche et énergique de Mme Durival a vite conquis l'ancien jésuite; il existe bientôt entre eux une ardente sympathie. «Lorsque je suis avec vous, lui écrit-il, je crois n'avoir que vingt ans. Le mouvement de vos idées se communique aux miennes et la vivacité de votre âme me rend vivant comme elle.» Mme Durival, qui connaît la nature inflammable de son ami, entend dès le début se mettre à l'abri d'obsessions qui lui seraient odieuses, car elle repousse énergiquement tout ce qui de près ou de loin peut ressembler à l'amour. Elle le signifie très nettement à Cerutti qui s'incline devant une irrévocable décision: «J'accepte de bon cœur la franche amitié, lui répond-il, c'est un bien très rare et fait pour vous et pour moi qui sentons également le prix de la vérité et le vide de tout le reste.» Cerutti est si heureux de ses nouveaux amis, qu'il écrit à Mme Durival: «Je donnerais tout Paris pour vous et le monde entier pour Panpan.» CHAPITRE XI 1771-1772 Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan. Pendant les premiers temps de son séjour en Lorraine, soit changement de climat, soit changement d'habitudes, Mme de Boufflers est assez éprouvée; elle a des crampes d'estomac qui la font cruellement souffrir et pour lesquelles la médecine est à peu près impuissante. Heureusement pour la marquise, elle a auprès d'elle sa fille Mme de Boisgelin, et ses deux servantes Thérèse et Manon; toutes l'entourent des plus tendres soins. Comme la marquise craint que Panpan ne s'inquiète inutilement, elle lui écrit presque chaque jour pour le tenir au courant des différentes phases de la maladie. «Nancy, jeudi 15 juillet. «Je ne saurais, mon bon ami, répondre à votre lettre parce qu'elle est dans la chambre où Thérèse dort. Mais en revanche, je vous dirai une vérité que j'espère que vous ne croirez pas, parce qu'elle est contre nature, c'est qu'il y a eu un jour de ma vie où j'aurais été au désespoir de vous voir, et ce jour était hier. «D'abord vous devez croire que je me porte bien, puisque je vous dis assez que j'étais bien malade hier, c'est-à-dire que j'ai eu la grande crampe depuis quatre heures du matin jusqu'à deux heures après midi. Elle a été moins longue et moins forte que celle que j'ai eue il y a trois ans, parce qu'il y avait quelques moments d'intervalle. Je crois que M. Quessens l'a fort abrégée par toutes sortes de petits remèdes. «Je ne saurais vous donner une idée du zèle et des soins de Thérèse et de la pauvre Manon. La foire et le mal de cœur accompagnaient la crampe, comme à l'ordinaire. Aujourd'hui, il n'y paraît pas. Le prince de Beauvau convient du mieux.» Trois jours après la marquise reprend la plume: «Nancy, 18 juillet. «Je voulais vous écrire hier, dès le matin, pensant que vous seriez peut-être encore un peu inquiet des suites de cette crampe qui n'en a aucune. Il me semble même que je me suis mieux portée depuis. «Notre amie est à Sommerviller depuis jeudi, ce qui m'ennuie un peu. J'imagine qu'elle vous y verra. Les Philips qui devaient arriver hier ne le sont pas, et l'on dit que le mari est fort malade. Je vais tâcher d'en savoir des nouvelles[88]. [88] Famille anglaise avec laquelle Mme de Boufflers s'était liée. «Je ne sais si le prince ira à Plombières. Il le dit, mais comme il est sûrement mieux, je crois qu'il restera. «Je ne vois plus que la consultation du Majault[89] qui vous retienne, car j'espère bien que la bonne Marianne ne vous quittera pas. [89] Médecin de Panpan. «Pour l'argent, comme nous ruinons le Chalabre, M. Dumast et moi, je suis bien en état de faire d'autres avances, et la médecine qu'il ne faudrait prendre nulle part peut se prendre partout.» Quelques jours plus tard Mme de Boufflers est à Fléville; elle doit se retrouver avec Panpan dans les premiers jours de septembre et elle prend d'avance toutes ses dispositions pour que ce rendez-vous tant désiré ne manque pas. «Fléville, ce 25 juillet. «Pourriez-vous, cher Veau, vous prêter à un de ces arrangements-ci? (De la main de Mme de Boisgelin.) «Il ne faut pas, comme vous le dites, faire deux voyages, parce que cela coûte de l'argent, mais puisque vous avez l'extrême bonté de venir pour tout à fait, les premiers jours de septembre, il faudrait que vous vinssiez avec armes et bagages, c'est-à-dire avec la bonne Marianne, dîner à Sommerviller, où nous nous trouverions, et d'où nous vous ramènerions ici et Marianne viendrait ici avec votre voiture. Vous voyez que vous auriez tout le temps de donner votre dîner. (De la main de Mme de Boufflers.) «Cette Thérèse n'écoute pas. (De la main de Mme de Boisgelin.) «Ma seconde proposition était pour avancer de quelques jours mon bonheur. Je voulais en jouir le samedi 31, ce qui aurait fort convenu à Mme Durival. «Je me charge de porter à dîner, car elle n'a personne pour en faire. «M. de Nédonchel, qui vient d'envoyer chez moi, vous portera ma lettre, s'il part aujourd'hui. (De la main de Mme de Boufflers.) car Thérèse a si bien fait qu'elle ne partira pas ce matin. «Finis donc avec ce Majault, que nous soyons sans inquiétudes. «Je me porte à merveille. Ce qui te donnera de l'humeur tournera peut-être à bien.» _P.-S._--M. de Nédonchel n'est pas venu. Enfin, le mois de septembre arrive et la réunion si ardemment souhaitée va avoir lieu; mais Mme de Brancas est assez pointilleuse sur les bienséances; avec elle il faut user de grands ménagements. Mme de Boufflers aurait voulu que Panpan vienne la chercher et l'on serait parti de compagnie pour se rendre à Fléville. Mais le Veau craint de choquer la duchesse. Mme de Boufflers n'en est pas moins radieuse de revoir son ami et elle lui écrit gaîment: «Nancy, samedi matin. «Mais vous êtes donc une grosse bête de venir me proposer le 2 septembre comme une nouveauté, tandis que c'est ma première proposition et que je n'ai parlé du 31 août qu'en second. Dites-moi aussi comment vous entendez qu'en partant de Lunéville avec la bonne Marianne, et tout le bataclan, vous ne descendriez pas à Sommerviller tout seul, et votre équipage continuerait par la route, sans s'arrêter. Cependant, comme ceci n'est fondé que sur le désir de vous voir deux heures plus tôt, si vous continuez à y trouver de la difficulté, je me rends. «Vous irez fort bien d'ici à Fléville sans moi, et j'irai fort bien vous y rejoindre quand vous trouverez que notre comédie aura assez duré. «Je pense que c'est demain la fête du château et qu'il serait décent d'y faire une visite. Cependant j'ai des Dumast et des Chalabre qui s'y opposent, sans compter que tant qu'elle aura Mme Zulm à demeure et Mmes de Lenoncourt et d'Haussonville presque tous les jours, elle ne se souciera pas plus de nous que de _Piétre Mazarin_. Je suis même d'avis qu'après le départ de Mme Zulm, il faudra lui faire tâter de la solitude pendant quelques jours pour donner plus de prix à votre jouissance.» Panpan persistant dans ses idées, la marquise lui répond: «Nancy, lundi. (De la main de Mme de Boisgelin.) «Mme de Boufflers cède à la délicatesse de son Veau et, pour que son voyage à Fléville ne perde rien de son mérite, elle le dispense du dîner de Sommerviller et lui conseille d'aller, le jour qui lui conviendra le mieux, directement de Lunéville à Fléville. Bien entendu que ce sera toujours le plus tôt possible, et qu'il me sera permis d'aller vous y voir au bout de quelques jours sous prétexte d'une visite à la duchesse. Ensuite vous déciderez de la durée de mon exil. «Ne pourrions-nous pas aussi nous donner rendez-vous à Sommerviller sans offenser la duchesse qui ne saurait pas seulement si j'y étais. «Vous me manderez la réponse de M. Cerutti qui sera plus sienne que celle de la duchesse.» Donc Panpan se rend directement à Fléville et quelques jours après Mme de Boufflers vient l'y rejoindre. La réunion fut ce qu'elle devait être, charmante pour tous ces vieux amis ravis de se retrouver. Mais les meilleures choses ont une fin, il fallut encore une fois se quitter. Mme de Boufflers, qui ne veut pas abuser de la province, va passer les mois d'automne auprès de ses amis de Paris, mais elle se montre raisonnable et ne s'attarde pas dans ce séjour dangereux. A peine est-elle de retour à Nancy que survient un événement qui bouleverse toute cette petite société. Mme de Neuvron succombe presque subitement. Mme Durival, qui perd en elle une de ses plus chères amies, est dans un véritable désespoir, mais elle a du moins la consolation de recevoir de tout son entourage les marques du plus tendre attachement. Ils sont tous amis si bons, si dévoués, si pleins de compassion pour le malheur d'autrui. Dès qu'elle apprend le coup qui vient de frapper Mme Durival, Mme de Boufflers lui écrit: «Jeudi. «J'ai été déjà bien pénétrée de votre douleur, mais il n'appartient qu'à vous, ma meilleure amie, de sentir ce que j'ai dû éprouver en apprenant que vous aviez pensé à moi, que vous aviez voulu me le dire, ce mouvement si tendre, si touchant, m'a d'abord arraché des larmes et je sens que j'en conserverai toute ma vie l'impression; elle me rendra l'amitié de ma céleste amie encore plus précieuse, elle rendra la mienne encore plus tendre[90].» [90] Communiquée par le capitaine Noël. La marquise écrit également à Panpan, qui, lui aussi, a besoin de consolations, car Mme de Neuvron était pour lui une amie très sûre et très fidèle: «Fléville. «Mon Dieu, que je suis fâchée de la manière dont vous avez appris cette mauvaise nouvelle. Quoiqu'il n'y en ait pas de bonnes, il me semble que celle-là est la pire. «J'ai été hier chez les Durival avec la duchesse. Mme Durival avait eu un peu de fièvre la nuit, mais elle était fort bien. Elle a même fait tout ce qu'elle a pu pour être gaie et Mlle de Juvincourt était très bien aussi. Je pense que la crainte qu'elles ont de s'affliger l'une l'autre les sert toutes deux, et qu'on se distrait en voulant distraire les autres. Enfin, il faut en revenir à se dire que, quand on a des amis, il faut ou les pleurer ou en être pleuré.» «J'ai dit et lu à cette touchante Durival tout ce que vous me dites pour elle. Il me semble qu'on ne saurait trop montrer aux personnes qui perdent un ami qu'il leur en reste encore; c'est la vraie consolation. Quelque affligée qu'elle soit, je crains encore plus votre affliction que la sienne, parce que vous êtes plus faible qu'elle. Cependant sa perte est plus grande que la vôtre, car elle jouissait bien plus souvent. Je me disais hier en la voyant, qu'on ne sait ce qu'on admire le plus, de son courage ou de sa sensibilité; mais je vous assure que tout cela est bien touchant. Elle ira vous voir bientôt, peut-être irons-nous ensemble.» Mme de Lenoncourt n'a pas pris moins de part à la perte qui les frappe tous, et elle exprime son chagrin à Panpan en termes charmants: «Lundi. «Je suis bien persuadée, mon Veau, que le plus grand malheur de la vie, le plus sensible et le plus irréparable, est la mort de nos amis et l'isolement dans lequel ils nous laissent. Et vous joignez à cela un retour sur nous-même qui ajoute à votre chagrin. Et moi, en pareil cas, c'est la vue de ma fin qui me console. Dans mes moments de bonheur, je ne crains pas la mort; dans mes moments de peine, je la désire. Je suis bien aise qu'à cet égard nous ne pensions pas de même, parce que cela me prouve que vous êtes plus heureux que moi.» Au mois de décembre, nous retrouvons Mme de Boufflers à Fléville; elle n'est pas encore consolée d'une séparation qui lui pèse d'autant plus lourdement qu'elle a été plus heureuse. Elle écrit tristement à Panpan: «Fléville, mardi, 10 décembre 1771. «Bonjour, cher Veau, mes jours s'écoulent sans vous voir. La maudite bienséance me coûte cher. «Le prince est parti avant-hier après avoir bien dîné et se portant bien, du moins en apparence. «Je profite tant que je puis du séjour de Chalabre pour lui gagner de l'argent. C'est une sorte de plaisir que je mets à la place de celui que je regrette, mais qui ne le remplace pas, car mon Veau ne peut être ni remplacé, ni évalué, ni compensé. «Je gagne toujours un peu. «Ce n'est pas que je n'aie toujours pensé tristement à vous, mon cher Veau, depuis que je vous ai perdu, mais comme j'ai moins pensé à la poste, j'ai perdu de vue celle de dimanche. «Je n'envisage pas cette porte fermée, ces persiennes qui ne s'ouvriront plus pour moi jusqu'au mois de septembre, sans un serrement de cœur bien triste. N'est-ce pas le plus long séjour que nous ayons fait ensemble, et n'est-ce pas parce que j'ai été plus longtemps heureuse que je sens plus tristement la séparation...» En décembre, Mme de Boufflers est toujours à Nancy; mais elle regrette Panpan et elle a la faiblesse de le lui dire. Elle s'efforce de le persuader de venir la rejoindre, et pour l'allécher elle lui promet la société de Mme de Brancas, de Mme Durival, de tous les amis qui lui sont le plus agréables. Mais Panpan a des accès de misanthropie, et toute idée de déplacement lui est insupportable. C'est donc d'assez méchante humeur qu'il reçoit les aimables propositions de son amie. Elle lui répond avec douceur: «Nancy, 1er janvier 1772. «Vous ne me laissez pas même douter un instant, mon cher Veau, que mes sollicitations pour venir nous voir ne vous sont point agréables; et il me semble que vous tâchiez de nous ôter jusqu'au désir de vivre avec vous. Je suis quelquefois tentée de répondre comme cet Athénien: «Je me réjouis en pensant que Lunéville vous fournit des amis que vous aimez et qui vous aiment plus que Mme de Brancas, Mme Durival et moi.» «C'est un M. Belpré qui a eu l'audace de dire qu'il croyait avoir entendu dire dans votre charmante société que vous viendriez après les Rois. Comment voulez-vous que je vous sauve les cruelles persécutions de Fléville, moi qui depuis plus d'un mois n'y ai pas mis le pied. Vous ne vous contentez pas de nous affliger au présent, vous menacez encore de plus grands malheurs à l'avenir. Je crois que j'aimerais mieux être traitée comme Mme de Lenoncourt, qui dit que vous lui avez fait une scène, parce qu'elle ne vous avait pas pressé de revenir. Au moins cela marque-t-il qu'on ne prend pas les sollicitations de l'amitié pour des importunités. «Ne soyez pas inquiet de moi, mon bon Veau, j'ai pris la robe d'hiver le matin, et je ne sors pas. «Je ne gagne point, mais j'ai de l'argent à votre service, parce que j'en ai touché, et que cela ne vous engage pas.» Ces offres d'argent sont incessantes dans les lettres de Mme de Boufflers; elles étaient d'autant plus méritoires qu'elle était elle-même moins fortunée. Comme tous les gens de cette époque, elle avait le mépris de l'argent; dès qu'elle en avait, elle le dépensait sans compter et en faisait des libéralités aux amis dans le besoin. Ce n'est pas seulement la marquise que néglige l'ingrat Panpan, il paraît oublier également Mme Durival, et son tort est d'autant plus grand qu'elle vient d'éprouver un grand chagrin. Mme de Boufflers lui reproche sa négligence en termes d'une rare délicatesse: «Nancy, 15 janvier. «Bonjour, cher Veau. J'ai reçu avant-hier l'almanach et M. Benoit. J'attends une occasion pour vous renvoyer le dernier qui m'a fort amusée. «Il n'est plus question de maladie ici et la gelée a sûrement purifié l'air. «Permettez-moi, mon cher Veau, de vous faire observer que vous négligez trop notre Durival. Quoiqu'elle soit bien sûre de vous et qu'elle ne se plaigne pas, je suis sûre que l'apparence seule de votre oubli lui fait de la peine, au moins si j'en juge d'après mon cœur. Ne me mettez pas à cette épreuve, mon bon Veau, j'ai besoin non seulement que vous m'aimiez, mais que vous me le disiez, parce que vous le dites fort bien, etc., etc.» Certes la marquise est une correspondante fidèle, cependant Panpan, qui est fort exigeant, se plaint d'être abandonné. Elle lui répond doucement et se défend de l'oublier: «10 février. «Je vous assure, mon tendre Veau, que je n'ai pas encore passé trois jours sans vous écrire, bien à la hâte, à la vérité, ne disant rien de ce que je voulais dire, en commençant et étranglant le peu de mots inutiles que je dis. Telles sont ce que vous appelez poliment mes lettres. «La dernière a dû vous être remise mercredi par un M. Louis, fils de Mme Philips, auquel on a donné douze sols et qui a dit que vous l'auriez à six heures du soir. Je vous parlais du désir que Mme Durival a de vous voir, parce qu'elle m'avait priée de vous le dire comme de moi, pour ne pas vous gêner. Elle a déjà envoyé deux fois savoir votre réponse. «Elle est bien touchante par sa douleur et par son courage. J'aimerais Mlle de Juvincourt de sa conduite avec elle, quand elle n'aurait pas d'autre mérite.» En 1772, Mme de Boufflers passe l'hiver à Nancy avec sa fille. Elle voit beaucoup de monde, reçoit ses amis et donne à souper fréquemment; mais si elle réside officiellement dans la capitale de la Lorraine, elle va fréquemment à Fléville voir la duchesse de Brancas, Mme Durival, Mme de Lenoncourt, etc. Panpan fait très souvent partie de ces aimables réunions. Quand il part pour retourner à Lunéville, c'est une désolation générale. Le 6 mars, Mme de Boufflers lui écrit: «Nancy, 6 mars. «Vous auriez dû rester, mon cher Veau, ne fût-ce que pour être témoin des cris que la duchesse a faits sur votre départ. Pour moi qui ne criais pas, j'étais, sans mon Veau, comme ce perruquier de Paris qui disait à M. de Craon: _Monsieur, avec cette perruque, vous avez l'air de ces gens qui sont tout seuls au monde_. Voilà ce qui m'arrive toujours quand vous me quittez. «J'ai persisté à ne pas augmenter la table de dix couverts, et cela était d'autant plus à propos que nous n'étions que neuf, le baron de Lu... et l'abbé, ainsi que Mme de Lenoncourt ayant manqué. Le dîner était excellent, on a beaucoup mangé et gaiement. La duchesse a dit qu'elle voulait faire une satire contre vous. (De la main de Mme de Boisgelin.) «Maman est on ne peut plus touchée de l'état de Mme Marcel, et elle voudrait bien que la part qu'elle y prend pût lui donner quelques moments de consolation. Maman voudrait bien qu'elle se mît au lait pour toute nourriture. «Dis-lui aussi un mot de ma part, mon cher Veau. «Maman a trouvé hier Mme de Lenoncourt fort inquiète de son état et du genre de sa maladie. «Adieu, Panpan, je vous embrasse.» On voit que Panpan, assez peu sociable d'ordinaire, s'est laissé prendre aux flatteuses avances de la duchesse de Brancas, et qu'il vient assez fréquemment faire des séjours à Fléville; il est même si intimement lié avec la châtelaine qu'il la reçoit de temps à autre dans sa petite maison de Lunéville. Un jour il lui adresse une invitation pressante, mais la duchesse lui répond qu'elle ne viendra pas, s'il ne lui donne un écu pour ses pauvres. Le galant lecteur riposte aussitôt en envoyant l'écu demandé accompagné de ce madrigal: Rien qu'un écu pour vous avoir! Ce n'est pas trop, madame la duchesse! Je me hâte de me pourvoir: Je crains qu'il ne s'y trouve presse. Je ne veux pas vraiment manquer un tel hasard; Car, si de Lenoncourt on me tient la promesse, Par-dessus ce marché d'une nouvelle espèce, Avec le Cerutti, j'aurai l'ami Guénard. Pour jouir d'une telle aubaine Je ne dois point marquer de jour certain De tous les jours de la semaine Le meilleur est le plus prochain. Fidèle à sa promesse, la duchesse vient dîner chez Panpan qui, usant de ses droits de maître de maison, lui offre la main pour la mener dans la salle du festin. En même temps il la régale de ce quatrain: Pour la conduire à table, en vain chacun s'empresse; Cet honneur m'appartient en cet heureux instant, Elle est à moi madame la duchesse Je l'ai payée, un bel écu comptant. Dans son manuscrit, le galant mais irrévérencieux Panpan ajoute ce vers, dont il ne pense certes pas un mot: Pour la conduire ailleurs j'en paierais plus de cent[91]. [91] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau. Bien qu'ils habitent à peu de distance l'un de l'autre et qu'ils se voient fréquemment, Mme de Boufflers et Panpan continuent à entretenir une correspondance très active; pas un incident de sa vie, si petit soit-il, pas une pensée que la marquise n'éprouve le besoin de confier à son Veau. Elle lui écrit en avril 1772: «Nancy. «Je suis touchée de l'état de Marianne pour vous et pour elle. Vous ne me dites pas combien il y a qu'elle est dans cet état. «Je suis assez en argent pour vous en prêter quand vous voudrez. «Vous ne me dites pas ce qui a empêché de jouer la pièce de Palissot[92]. [92] _L'homme dangereux._ Cette pièce, d'abord anonyme, fut acceptée et reçue par les comédiens comme une satire contre Palissot. Quand on sut qu'elle était de lui, le parti philosophique fit émeute le jour même de la première et empêcha la représentation. On dut rendre l'argent au public. «M. de Cerutti a perdu nos bouts rimés et je ne sais pas un mot des miens. «Mme Durival vint l'autre jour en femme et le lendemain elle vint en homme; sur quoi je lui envoyai ce couplet SUR L'AIR: _Du haut en bas_. Pour Durival, Je ne ferai plus de poème Pour Durival, Car hier elle eut un rival. D'ailleurs par un malheur extrême, Quand je veux chanter ce que j'aime, Je chante mal. «M. Cerutti dit qu'il a changé un des vers qui disait en parlant de vous Et du bien que l'on fait, il jouit le premier. et qu'il a mis: De tout le mal qu'on dit, il jouit le premier. «Je vivrai et mourrai en Lorraine, mon cher Veau. J'aime mieux mes amis que mes robes, et quand je n'aurai point d'habit pour voir les premiers, ils me souffriront en veste.» Mme de Boisgelin ajoute en marge de la lettre: «Bonjour, le Veau, tu ne me dis jamais un mot; mais, quoique je ne t'aime plus, je prends part à ton chagrin.» Quand Panpan a regagné son ermitage de Lunéville, on ne peut plus l'en arracher; quand il parle de revenir, c'est d'une façon si vague, si peu précise que Mme de Boufflers s'en chagrine et le lui reproche tendrement: «Nancy, avril. «En vous relisant, mon bon Veau, je trouve que je me suis réjouie et que je vous ai remercié à trop bon marché, même pour rien du tout. Je savais déjà que vous viendriez un jour, et comme en faisant semblant de me dire quelque chose, vous ne me dites pas _quand_, c'est tout _comme si vous ne disiez rien_. Seulement vous me donnez le droit de vous demander ce _quand_, qui est le mot important. «On dit que nous n'aurons Henri que pour la semaine de la Passion; cela ne me plaît guère, (De la main de Mme de Boisgelin.) mais si cela me procure le plaisir de voir mon Veau une heure plus tôt, je le préfererai à Clairval. (Mme de Boisgelin écrit de son chef:) «Bonjour, Veau; je t'avertis que tu m'ennuies encore plus de loin que de près. La Biche dit qu'elle te grondera si tu ne viens pas bientôt. (De la main de Mme de Boufflers.) «Tu crois donc qu'on fait du cochon secrétaire ce qu'on veut? c'est là chose impossible[93].» [93] La suscription de cette lettre est ainsi conçue: à Monsieur _Madame_ de Vaux lecteur _lectrice_ du feu roi à Lunéville. (Le timbre de la poste de Nancy.) Puis survient une discussion très grave, la première peut-être entre Mme de Boufflers et son vieil ami; elle se termine par un raccommodement, mais la marquise en garde un sentiment de tristesse et elle ne le peut cacher. «Nancy, lundi 24 mai. «Ce mot éteint toute ma colère, mais mon chagrin ne diminuera jamais, et toutes vos raisons me paraissent si mauvaises qu'il faut bien de la patience pour les écouter; au moins permettez-moi de croire que celles qui me regardent sont de la dernière fausseté. Les autres ont été cent fois réfutées. «Les Ang. disent qu'elles iront vendredi 28 dîner chez vous. Elles seront en tout six, hommes et femmes. Je ne sais si Mme Durival voudra en être. Je vais le lui proposer. Je porterai du saumon et un plat de gibier. «Croyez donc que j'ai dit à M. de Beauvau tout ce qui convenait. Je voudrais bien me dire aussi d'être comme vous voudriez que je fusse; mais j'ai un poids sur le cœur qui s'y oppose. «Adieu, mon Veau; je dirais comme M. de Chimay si j'étais dévote: _Je vais demander à Dieu qu'il me fasse la grâce de ne plus t'aimer_.» En juillet 1772, Mme de Boufflers eut la douleur de perdre sa mère, la princesse douairière de Craon. Déjà depuis quelque temps la santé de la princesse, qui jusqu'alors s'était maintenue excellente, donnait quelques inquiétudes. Son petit-fils le chevalier de Boufflers vint la voir au mois de juin, il la trouva assez souffrante et il écrivit à son oncle de Beauvau, qui était à ce moment à Chanteloup, pour le prévenir de l'état de sa mère. Bien que le chevalier ne renonce pas au style plaisant qui lui est familier, on sent qu'il n'est pas sans éprouver d'assez vives inquiétudes: «Juin. «J'ai été il y a deux jours à Craon, j'ai trouvé ma grand-mère absolument comme je l'avais laissée pour le visage et pour la tête, mais elle souffrait horriblement d'une colique d'estomac; elle m'a fait appeler en particulier pour m'ordonner de vous faire part de son état, de vous dire que, quoi qu'elle crût son tempérament assez fort, cependant un accès de colique pouvait l'emporter d'un moment à l'autre, qu'elle voudrait avoir la consolation de vous voir encore avant votre quartier, qu'elle vous priait de venir faire dans Craon tous les arrangements que vous jugeriez convenable, que c'était vos affaires plus que les siennes, etc. Je lui ai récité le plus beau chapitre de mon traité des consolations et cela s'est terminé par une petite contestation au sujet de beaucoup de treillage que j'avais fait faire à Craon pour mes jardins de la Malgrange; je voulais le payer, elle n'a pas voulu le souffrir, et je me suis soumis comme un héros chrétien et comme un enfant respectueux. «Agréez tous mes hommages, mon cher oncle, et daignez les présenter à mesdames vos épouse, fille et sœur; ayez aussi la bonté de ne pas m'oublier auprès de tout Chanteloup.» La princesse de Craon n'avait que trop raison de désirer revoir son fils; ses jours étaient comptés. Le prince, sensible aux instances dont son neveu s'était fait l'interprète, se préparait à quitter Chanteloup pour aller voir sa mère, lorsqu'il apprit qu'elle était dangereusement malade. Il partit sur-le-champ, mais la maladie fit des progrès si rapides qu'il eut la douleur de ne pouvoir assister aux derniers moments de la princesse. Elle s'éteignit le 12 juillet 1772, âgée de quatre-vingt-six ans, après avoir scrupuleusement rempli tous les devoirs de la religion; elle n'avait auprès d'elle que son fils le chevalier de Beauvau et sa fille Mme de Bassompierre. Son extrait mortuaire édifiera le lecteur, mieux que nous ne pourrions le faire, sur sa fin et les sentiments dans lesquels elle mourut, au dire de ses contemporains[94]. [94] _Extrait du registre des actes de l'état civil de Haroué._ «L'an mil sept cent soixante et douze, le douze du mois de juillet vers les dix heures et demie du matin, est décédé de maladie, en cette paroisse, très haute et très puissante princesse Anne-Marguerite, née comtesse de Ligniville et princesse de Craon, grande d'Espagne de la 1re classe, marquise de Craon, baronne d'Autrey, dame de Morlay, etc., etc., douairière de feu très haut et très puissant seigneur Marc de Beauvau, prince de Craon et du Saint-Empire Romain, marquis, seigneur de Craon et autres lieux, chevalier de la Toison d'or, grand écuyer de Lorraine, grand d'Espagne de la première classe, âgée d'environ quatre-vingt-six ans, après avoir été confessée, reçu le saint viatique et l'extrême-onction avec les sentiments les plus religieux, et une dévotion des plus exemplaires; elle a donné toute sa vie les marques les plus éclatantes de sa piété; ses charités immenses lui ont mérité le titre glorieux de Mère des Pauvres; elle leur a fait tout le bien qui dépendait d'elle; ses bienfaits pour l'Eglise ne l'ont pas rendue moins recommandable: enfin elle emporte tous nos regrets et elle est inhumée dans son caveau le treize des mois et an susdits en présence de messire le chevalier de Beauvau, et de madame la marquise de Bassompierre, ses enfants; maître Petit, chapelain; qui ont signé avec moi curé du lieu. «_Signé_: Chevalier DE BEAUVAU; BEAUVAU DE BASSOMPIERRE; J. GRANDEURY, maître d'école; J.-C. BOURLIER, prêtre, curé de Craon.» La princesse fut ensevelie auprès de son mari, qui depuis dix-huit ans déjà reposait dans la modeste petite église d'Haroué[95]. [95] Voici l'épitaphe gravée sur le tombeau de la princesse dans l'église d'Haroué: D. O. M. EN CETTE ÉGLISE FUT INHUMÉE LE 13 JUILLET 1772 TRÈS HAUTE ET TRÈS PUISSANTE PRINCESSE ANNE MARGUERITE NÉE COMTESSE DE LIGNIVILLE BARONNE D'AUTREY, DAME DE MORLAY, FEMME DE FEU TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT SEIGNEUR MARC DE BEAUVAU PRINCE DE CRAON ET DU SAINT EMPIRE ROMAIN ELLE EST DÉCÉDÉE A L'AGE DE 86 ANS APRÈS AVOIR REÇU LA SAINTE COMMUNION AVEC UNE PIÉTÉ DONT ELLE AVAIT DONNÉ TOUTE SA VIE L'EXEMPLE. SA CHARITÉ LUI MÉRITA LE TITRE DE MÈRE DES PAUVRES; ELLE DONNA LE JOUR A 13 FILLES ET A 7 FILS; LES UNS SE CONSACRÈRENT A DIEU, LES AUTRES VERSÈRENT LEUR SANG SUR LES CHAMPS DE BATAILLE POUR LA DÉFENSE DE LEUR PATRIE On raconte qu'à son lit de mort, la vieille princesse fit venir un jeune paysan du village nommé Voinot[96], auquel elle avait toujours témoigné beaucoup d'intérêt et qui, aux yeux de tous, passait pour un fils naturel du chevalier de Beauvau. Après lui avoir donné les meilleurs conseils, elle termina son allocution par ces mots: «Voinot, tu seras curé d'Haroué.» C'est ce qui arriva en effet; le jeune paysan embrassa la profession ecclésiastique et il passa sa vie curé d'Haroué, où il ne mourut qu'en 1854. [96] 1766-1854. Un mois après la mort de Mme de Craon, son fils le chevalier, celui que nous venons de voir assister aux derniers moments de sa mère et qui avait si fâcheusement mis à mal Mlle Alliot et tant d'autres vraisemblablement, se décidait à faire une fin; il épousait discrètement à Paris une veuve appelée Mme Bonnet; à partir de ce jour il prit le titre de prince de Craon. CHAPITRE XII 1773-1774 Voyage de Mme de Boufflers à Paris.--Les assiduités du prince de Bauffremont.--Correspondance avec Panpan.--Mort de la princesse de Talmont.--Dîner du jour de l'an chez Mme du Deffant.--Surprise à Mme de Luxembourg.--Mort de Louis XV.--Réconciliation de M. de Beauvau et de Mme de Mirepoix.--Mort du marquis de Boufflers.--Maladie grave du chevalier. Mme de Boufflers s'accommode de la vie de Nancy, puisqu'il le faut bien, mais la province lui paraît bien terne, bien monotone, et souvent sa pensée se reporte avec douleur vers la capitale et le souvenir des plaisirs que l'on y goûte lui torture le cœur. Alors, quand ses regrets sont trop vifs, elle essaie de les apaiser en leur donnant satisfaction et elle va passer quelques semaines chez sa sœur de Mirepoix. Souvent elle est accompagnée dans ces déplacements par son nouvel et cher ami, M. de Bauffremont. Le prince, qui, maintenant, partage son temps entre Paris et ses terres de Lorraine, est plus que jamais sous le charme de la vieille marquise; plus que jamais il la trouve aimable, spirituelle, délicieuse en dépit de l'âge. Il vient même de vendre son régiment[97] pour pouvoir se consacrer plus complètement à sa Dulcinée. [97] Il l'avait vendu 160,000 francs au prince de Lambesc. Quand elle est à Paris, M. de Bauffremont est si parfaitement heureux, qu'il néglige tous ses meilleurs amis, même ceux qui, comme les Choiseul, sont dans le malheur, et sont par conséquent plus susceptibles que d'autres. Cet attachement excessif soulève l'indignation de Mme de Choiseul. Elle écrit à Mme du Deffant, le 19 avril 1772: «Que dites-vous de votre Incomparable, que j'attendais il y a eu hier huit jours, puis mercredi dernier, qui avait juré ses grands dieux qu'il passerait sa semaine sainte avec nous, et qui prétend être retenu par des affaires, et que je ne verrai plus que quand il plaira à Dieu ou aux beaux yeux de sa belle? Ah! votre Incomparable est incomparablement faible et insupportable pour ceux qui, comme moi, ont du faible pour lui; mais il faut le prendre comme il est, avec ses défauts, et l'aimer en dépit d'eux.» Peu de temps après l'aimable duchesse, d'ordinaire si douce, si bienveillante, si maîtresse d'elle-même, perd toute mesure dans ses reproches; il est vrai qu'il s'agit d'un ennemi déclaré de son mari: «Nous n'avons pas vu l'Incomparable; la petite crapule de ce dernier l'a porté, chemin faisant, chez cette petite crasse de la Vrillière.» (oct. 72.) «Petite crapule!» le mot est vif et la pauvre Mme de Boufflers ne méritait pas semblable anathème. Mme du Deffant n'est guère moins amère dans ses récriminations, cependant elle raille plus finement: «Je ne vois presque plus votre Incomparable. Il est devenu un vrai automate, mais son Vaucanson ne lui donne pas autant de différents ressorts qu'en a le flûteur.» Ces aménités épistolaires n'empêchent pas Mme du Deffant d'aller fréquemment souper chez le prince bien qu'il y fasse «un froid horrible» et que «la société n'y soit pas attirante»; mais tout ne vaut-il pas mieux que la solitude? Ces voyages à Paris, qui aident Mme de Boufflers à prendre la province en patience, se renouvellent assez fréquemment et toujours dans les mêmes conditions. Au printemps de 1773, la marquise est encore dans la capitale avec sa fille; elle écrit naturellement à son cher Panpan pour le mettre au courant des nouvelles du jour; mais elle est très occupée, c'est Mme de Boisgelin qui de temps en temps prend la plume et même parle pour son compte: _Mme de Boufflers à M. de Vaux, brailleur du feu roi de Pologne, à Lunéville._ (L'adresse est de la main de Mme de Boisgelin). Lundi. «Hé Ventretin, je ne vous demande pas de vos nouvelles, parce que je crains de diminuer l'espérance que je veux conserver de vous voir arriver d'un moment à l'autre. Vous trouvez peut-être que cela est trop délicat pour être entendu, je vais donc vous le faire entendre. Le président Montesquieu, qui avait beaucoup vécu avec Mme de Caylus, (De la main de Mme de Boisgelin.) lui avait entendu dire que les femmes de la société de Mme de Maintenon, qui restaient chez elle le soir avec le roi jusqu'à minuit, s'y ennuyaient tellement qu'elles retournaient leurs montres, crainte de voir le temps qu'elles avaient encore à s'ennuyer. «Maman est désolée de votre état, elle en est bien plus fâchée que vous, parce qu'elle en souffre plus que vous. «Mme de Bellegarde a la bêtise de t'aimer à la folie. «Adieu, vieux fou. «M. le prince de Beauvau est à la campagne où il raccommode fort bien son estomac. Il fera ce que vous désirez pour M. de Nouville. Mme la marquise n'a pas un moment pour vous écrire.» «Samedi. «J'ai fait vos compliments à M. de Lucé et je lui ai payé votre tabac; il m'a dit qu'il vous en enverrait encore à ce prix-là, de sorte que mes joues sont fort au service de votre nez. «M. le duc de Chartres a demandé au roi la permission d'aller à Chanteloup. «Le chevalier de Boufflers est arrivé ici avant-hier soir. «M. le duc d'Aiguillon a donné une fête à Mme la comtesse du Barry, qui était très jolie. Je vous envoie un couplet de l'abbé de Voisenon au maréchal de Richelieu, qui a été chanté à cette fête; il y en avait pour tout le monde, mais je n'ai eu que celui-là, parce que c'est, dit-on, le meilleur. SUR L'AIR: _Lison dormait dans un bocage_. En amour toujours infidèle, Toujours fidèle à l'amitié, Vous abandonnez une belle, Sans jamais en être oublié. Prenant peu de garde à l'espèce, Des beautés l'essaim vous charma, Même à présent par-ci par-là Vous leur faites la politesse, Et vous serez encore vingt ans Plus poli que nos jeunes gens. «Adieu jusqu'à demain, mon bon et bien-aimé Panpan. «Jeudi matin. «On m'a donné hier une épigramme sur M. de Beaumarchais qui m'a paru trop bien faite pour ne pas vous l'envoyer. Il faut que vous sachiez qu'il a été horloger et qu'alors il s'appelait Caron. Sur tes montres je lis Caron, Beaumarchais sur ton _Eugénie_[98]. Caron et Beaumarchais! Pourquoi ce double nom? Rougis-tu de ton drame ou de l'horlogerie. [98] _Eugénie_ parut en 1767. «Adieu le bon et le très aimable ami de moi, je vous embrasse et vous aime mille fois plus que je ne peux vous le dire[99].» [99] Ces trois lettres nous ont été communiquées par M. le capitaine Noël. Au mois d'août, Mme de Boufflers est de retour en Lorraine; elle est installée à Nancy et se prépare à aller à Fléville où on la demande à grands cris; elle exhorte Panpan à y venir également. «Nancy, 21 août 1773. «Vous savez bien, sans que je vous le dise, que je n'ai pas répondu à votre lettre du 4, d'abord parce que j'avais commencé mon griffonnage avant de l'avoir reçue, et qu'il ne me restait plus de place. «Pour Fléville, il y aura du monde jusqu'au commencement de septembre, après quoi nous verrons; pourquoi ne viendriez-vous pas ici d'abord attendre le moment où nous pourrons être bien reçus, parce qu'il n'y aura plus personne. «Le prince dit qu'il t'aime malgré tes défauts, tes vices et tes médecines; mais qu'il ne faut pas acheter de chevaux à cette réforme parce qu'elle n'est que des ruinés. Voyez s'il y aurait quelqu'un qui s'y connût et qui voulût se charger d'en acheter deux. Les miens font encore tout ce qu'on leur demande. Je crains que le Saint-Martin ne soit plus malade qu'eux; il me disait hier qu'il serait bien étonné s'il passait l'hiver. «Si je le passe avec mon Veau, je lui promets qu'il n'aura pas la goutte, ni moi la crampe, et que je l'aimerai comme aujourd'hui.» Panpan répond qu'il est tout prêt à aller à Fléville, mais il préfère s'y rendre directement et ne pas faire d'abord de séjour à Nancy. La duchesse pourrait se froisser de n'être pas seule l'objet de son voyage. Puis il raconte qu'il a eu une consultation du célèbre Majault, qui l'a trouvé en beaucoup meilleur état que lui-même ne se l'imaginait. Mme de Boufflers lui répond: «Nancy, ce 28 août. «J'ai, je t'assure, une belle joie de cette visite de Majault, non que j'eusse besoin d'être rassurée, car je l'étais par tout le monde, et surtout par le sens commun. «Dis moi un peu ce qui empêcherait Marianne de faire des confitures, et même des coetches ici? Elle a cent fois plus de raison que toi, et je conclus qu'il faut l'amener. «Avez-vous reçu l'eau de Bourbonne hier par le carrosse? «Voilà une maudite plume qui est pourtant la septième, mais rien ne va bien sans mon Veau. «Convenez que je fais un beau sacrifice à la duchesse, ou plutôt à vous. Cependant je trouve qu'il ne faudrait pas lui passer ses petites délicatesses qui tiennent du despotisme. Le baron de Cutendre était plus raisonnable. Ne faudrait-il pas aussi nous priver de notre amie[100]? J'irai toujours la voir lundi et je regretterai mon Veau». [100] Mme Durival. Au mois de novembre Mme de Boufflers est encore une fois à Paris; c'est de là qu'elle écrit au Veau pour lui donner des nouvelles: «Paris, 19 novembre. «Tenez, mon cher Veau, pendant que j'y pense, je vais vous dire l'épitaphe de Piron. Il se donna dernièrement un coup à la tête qui en fut l'occasion: J'achève ici-bas ma route; C'était un vrai casse-cou: J'y vis clair, je n'y vis goutte. J'y fus sage, j'y fus fou, A la fin j'arrive au trou Que n'échappe fou ni sage, Pour aller je ne sais où. Adieu, Piron, bon voyage. «Quand vous me direz que vous avez reçu l'_Épître à Horace_, je tâcherai de vous envoyer la réponse d'Horace par La Harpe, qui nous la lut hier[101]. [101] L'_Epître à Horace_ est de Voltaire. La réponse de La Harpe est intitulée: _Horace à Voltaire_. «Depuis que M. de Beauvau est à l'Académie, je vois souvent les gens de lettres, surtout La Harpe et Saurin, qui sont bien aimables dans des genres très différents. «On dit hier qu'on avait enlevé la nourrice de M. le Dauphin et qu'elle avait été menée dans un couvent à Argenteuil, comme Héloïse; mais c'est pour avoir parlé à Mme la Dauphine du gouvernement. «Vous savez que la duchesse d'Orléans est à Chanteloup. «Lekain était chargé par Voltaire de nous lire _Les lois de Minos_ telles qu'il les a faites, car on a exigé des changements pour les jouer. Je dis qu'il a permis qu'on nous les lût, parce qu'il a nommé à Mme du Deffant les personnes qui devaient l'entendre. Mais j'en ai peu profité, parce que Lekain vint tard et que j'étais priée à souper. Je fus obligée de sortir après les deux premiers actes qui ne me firent aucun plaisir. M. de Beauvau et Mme de Boisgelin, qui restèrent, disent que les trois derniers actes sont meilleurs, sans être bons. «Adieu, mon cœur, je n'ose plus vous écrire qu'à moins d'une nouvelle. J'en demande partout et personne n'en sait.» Chaque fois qu'elle faisait un séjour dans la capitale, Mme de Boufflers ne manquait jamais de rendre visite à sa vieille amie, la princesse de Talmont, qu'elle avait vue si longtemps à la cour de Lunéville. Nous avons brièvement narré dans le premier volume de cet ouvrage les aventures de la princesse et sa passion pour le Prétendant. Après la mort de Stanislas, elle avait quitté la Lorraine et était venue habiter Paris[102]. [102] Voir _la Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_, p. 63 et suiv. Elle avait été fort galante dans sa jeunesse «pour se satisfaire elle-même», la vieillesse arrivant, elle était tombée dans la plus extrême dévotion, sans cependant renoncer aux souvenirs du passé: ainsi elle portait un bracelet avec l'image de Jésus-Christ; mais du côté opposé, se trouvait le portrait du Prétendant. Quelqu'un lui ayant demandé quel rapport il y avait entre ces deux portraits, la comtesse de Rochefort, qui était présente, riposta: «Celui qui résulte de ce passage de l'évangile: Mon royaume n'est pas de ce monde.» Elle logeait au Luxembourg où elle occupait les grands appartements. Quand on pénétrait chez elle, on la trouvait dans une vaste salle tendue de damas rouge, ornée des portraits des rois de France et éclairée seulement par deux bougies; elle se tenait assise dans un coin reculé de la salle, sur une petite couchette, entourée de saints polonais. L'obscurité était si grande que les visiteurs avaient peine à se conduire jusqu'à elle, et qu'ils trébuchaient successivement contre un chien, un chat, un tabouret, un crachoir, etc. A peine arrivée à Paris, Mme de Boufflers vint rendre visite à la princesse; elle ne devait plus la revoir; elle succomba en effet au mois de décembre 1773. Elle avait, la veille de sa mort, ses médecins, son confesseur, et son intendant auprès de son lit. Elle dit à ses médecins: «Messieurs, vous m'avez tuée, mais c'est en suivant vos principes et vos règles»; à son confesseur: «Vous avez fait votre devoir en me causant une grande terreur»; à son intendant: «Vous vous trouvez ici à la sollicitation de mes gens qui désirent que je fasse mon testament. Vous vous acquittez tous fort bien de votre rôle; mais convenez aussi que je ne joue pas mal le mien.» Après cela elle se confessa, communia et ajouta un codicille à son testament. Elle mourut le lendemain. On prétend qu'elle avait fait faire une robe bleue et argent pour être enterrée, et qu'elle s'était fait coiffer avec une très belle cornette de point. Mais l'archevêque n'approuva pas ce luxe, et il fit vendre habit et cornette pour en faire des aumônes[103]. [103] _Correspondance de Mme du Deffant avec Walpole_, par M. DE LESCURE. Le 1er janvier 1774, la maréchale de Luxembourg, suivant un usage immémorial, dînait chez Mme du Deffant. Au nombre des convives se trouvaient la marquise de Boufflers; son fils, le chevalier; Pont de Veyle, etc. La maréchale avait pour habitude, chaque fois qu'elle arrivait chez sa vieille amie, de demander une chaise de paille pour poser son sac à ouvrage; puis elle appuyait ses pieds sur les barreaux. Après avoir offert à Mme du Deffant pour ses étrennes une tasse et six petites terrines d'argent «les plus jolies du monde», la maréchale, comme à l'ordinaire, réclame sa chaise. Aussitôt un laquais lui apporte une chaise de paille «garnie en housse de taffetas cramoisi, couverte devant, derrière, du haut en bas d'un très magnifique réseau d'or arrangé, ajusté, du meilleur goût du monde, et par-dessus une housse de papier blanc.» C'étaient les étrennes de Mme du Deffant. Au dossier étaient attachés ces vers de Pont de Veyle: AIR _de Joconde_. Je m'offre à vous sans ornement; Je ne suis pas bien mise; Mais de ce mince ajustement Ne soyez pas surprise; Souvent sous de simples dehors, La beauté se déguise; Vous verrez peut-être un beau corps En ôtant ma chemise. Sur le carreau de la chaise étaient déposés ces couplets du chevalier: AIR: _Réveillez-vous, belle endormie_. Si je vous sers, je suis heureuse; J'existe pour votre repos; Je ne serai point dangereuse, Quand même vous m'auriez à dos. J'ai des secrets, mais je suis franche; Ils seront aisés à trouver; J'ai mis une chemise blanche Pour engager à la lever. AIR: _De Raoult de Créquy_. De moi je suis assez contente J'ai l'air de la simplicité; Quoique simple je suis brillante, Et j'y joins la solidité; Mais sur un point qu'on me décide; Est-ce vous ou moi que je peins? Car simple, brillante et solide, Ce sont vos traits plus que les miens[104]. [104] _Correspondance de Mme du Deffant_, Calmann Lévy, 1877. Mme de Luxembourg, très agréablement surprise, s'extasie sur la richesse du cadeau, sur l'à-propos de Pont de Veyle et du chevalier, et la soirée se passe le plus agréablement du monde. L'année 1774 allait être fertile en graves événements. Au mois de mai, le Roi tombe malade et son état est bientôt de la plus extrême gravité. Mme de Boufflers, qui est encore une fois revenu à Paris, mande à Panpan les nouvelles qui troublent tous les esprits. «Paris, lundi 5 mai à midi. «La journée d'hier a été moitié mauvaise et moitié bonne. Avant-hier au soir, le Roi avait fait venir Mme du Barry et lui avait dit: «Vous voyez mon état, c'est la petite vérole; vous connaissez mes devoirs, ils vous avertissent du vôtre. Je ne veux pas renouveler l'histoire de Metz. Partez, ne soyez en peine de rien, et comptez toujours sur moi.» Elle est sortie dans l'état que vous pouvez croire, et hier, à quatre heures de l'après-midi, elle est partie dans le carrosse de Mme d'Aiguillon, avec elle la vicomtesse du Barry et Mlle du Balou. Elle est à Ruel. L'on ne croit pas qu'elle revienne jamais à Versailles. Le Roi, vers les six heures, a dit très haut à la Borde, c'est le valet de chambre: «Allez chercher Mme du Barry.» Il a dit: «Sire, elle est partie.» Le Roi n'a plus rien dit. Comme il avait toute sa tête, on croit qu'il a voulu faire savoir à tout le monde qu'elle était partie avant qu'il fût question du sacrement. Il faut vous dire que le cardinal en avait parlé bas le matin et qu'on avait entendu le Roi dire deux ou trois fois: «Oui», et il a dit pour la première fois avant-hier, qu'il avait la petite vérole, et il a chargé hier Madame Victoire d'écrire à Mme Louise «son malheur, car, a-t-il dit, j'ai la petite vérole.» «Les bulletins n'arrivent qu'à midi, ainsi vous ne pouvez les avoir que l'ordinaire d'après. «On jugeait hier que la nuit ne serait pas mauvaise et lui-même a dit qu'il espérait dormir. Tout le monde est attendri de son courage et de sa patience; il ne lui échappe pas une plainte. Il est bien traité et bien servi. «Adieu, cher Veau, j'ai reçu les macarons. «Tu penses bien que le départ d'hier fait un peu d'effet[105].» [105] Cette lettre est adressée chez Mme de Lenoncourt à Nancy, où Panpan faisait un séjour. En dépit de tous les soins, le Roi mourut le 10 mai 1774. Aussitôt la fatale nouvelle connue, le prince de Beauvau n'hésita pas à se rendre chez sa sœur, Mme de Mirepoix, avec laquelle il avait cessé toutes relations depuis cinq ans: «Le mur qui nous séparait n'étant plus, lui dit-il, nous serons, suivant mes désirs, unis pour jamais.» La pauvre maréchale, en larmes, se jeta dans les bras de son frère et tout fut oublié. Mme de Boufflers, ravie de voir cesser une brouille de famille qui la désolait, s'empresse d'informer Panpan de cet heureux événement; en même temps, elle le met au courant des nouvelles: «Au Port-à-l'Anglais (près Paris), 20 mai. «Vous êtes bien malheureux, mon cher Veau, que je sois ici depuis hier, car je sais moins de nouvelles, mais Mme la maréchale y est établie, et il faut, dans ce moment-ci, lui marquer de l'intérêt. «Je ne sais plus si je vous ai mandé comment, un instant après la mort du Roi, M. de Beauvau, après avoir mené une partie des gardes du corps dans la salle du jeune Roi, était monté chez la maréchale, qui était dans le désespoir, et lui avait dit que si son amitié pouvait lui servir de consolation, il venait la lui offrir. Vous jugez que cela fut accepté avec transport. «Le raccommodement avec Mme de Beauvau était plus difficile; aussi ne s'est-il fait qu'avant-hier. La maréchale me proposa d'aller avec elle, et cela se passa très bien de part et d'autre. «Nous ne savons encore rien du conseil qui se tient aujourd'hui. J'attendrai jusqu'au soir pour savoir quelque chose de plus par les gens qui viendront souper. «Il faut vous dire que la maréchale est traitée à merveille, même par les gens qui ne la voyaient plus à cause de la vie qu'elle menait. Le retour de M. de Beauvau la sert bien et est généralement approuvé. «On espérait le retour prochain de M. de Choiseul, mais cela n'est pas encore décidé. Le Roi a répondu au prince de Conti, qui lui demandait la liberté de le voir, qu'il croyait devoir à la mémoire du feu Roi de ne pas changer aussi précipitamment ses dispositions. «Vous savez par tout le monde le malheur de toute la famille du Barry[106]. Les deux femmes, qui sont filles de condition et très honnêtes, font pitié à tout le monde. Celle qui est Fumel[107] et qui était à la comtesse d'Artois, lui a écrit pour demander si, en reprenant son nom de fille, elle ne pourrait pas espérer de rester à son service. Cela lui a été refusé. L'autre est Tournon[108], qui a dix-sept ans, belle et sage comme un ange. Elle est au couvent avec sa tante qui ne l'aime pas. Elle est, pardessus la honte, pauvre comme Job. [106] Mme du Barry s'était retirée au couvent du Pont-aux-Dames. [107] Mlle de Fumel, mariée le 3 août 1773 à Nicolas-Élie du Barry, troisième fils de du Barry le Roué. [108] Mlle de Tournon, mariée le 18 juillet 1773 à J.-B. du Barry, fils du Roué. «Madame Adélaïde a reçu les sacrements ce matin. Madame Sophie les recevra demain avec Madame Victoire qui se croit sûre d'avoir la petite vérole, parce que depuis deux jours elle a la fièvre, mal à la tête et aux reins, au cœur. Tout cela est resté à Choisy. «Le Roi, ses frères et ses belles-sœurs et sœurs sont à la Muette jusqu'au 25 que le Roi va à Versailles pour le scellé et d'autres affaires. Il a parlé hier avec les ministres depuis 4 heures jusqu'à 9. «Je crains de vous avoir adressé ma dernière lettre à Lunéville par habitude. Mais aussi pourquoi ne m'avoir pas averti que vous alliez à Nancy. J'ai bien de la peine à digérer cette négligence.» Le 23 mai nouvelle lettre avec d'intéressants détails sur la Cour. «Paris, ce 23 mai 1774. «Je ne suis plus fâchée, mon cher Veau, si ce n'est contre l'abbé, et de ce que vous l'êtes de ce que je le suis. Entendez-vous bien tout cela? «J'ai été hier à la Muette. Vous croyez peut-être que j'ai vu le Roi. Point du tout; je n'ai vu que son capitaine des gardes qui en est fort content, ainsi que de la Reine qui est plus charmante que vous ne pouvez l'imaginer. «Le Roi a dit qu'il remettait le joyeux avènement. Les uns disent que c'est une affaire de 15 millions, les autres de 54. Il paiera les dettes de l'État et une troisième chose que j'ai oublié, mais que vous savez parce que cela fera trois édits. Il a dit en même temps qu'il était obligé de laisser subsister les impôts à cause des dettes; qu'il en était bien fâché, et qu'il espérait que ce ne serait pas pour longtemps. «On dit que dans un travail de plus de deux heures avec le contrôleur général il avait souvent répété: «Le point essentiel est le soulagement du peuple.» «Voici une petite réponse de M. de Maurepas qui ne vous déplaira pas. Le Roi lui ayant demandé ce qu'il fallait faire pour maintenir la religion et les mœurs, M. de Maurepas lui dit: «L'exemple peut tout et la rigueur gâte tout.» Cela me rappelle que dans le temps de la paix, Mme de Pompadour, qui la traitait avec M. Stanley, disait cent bêtises, et M. Stanley dit un sortant: «Celle-ci ne sera pas fameuse par ses apophtegmes.» Il n'en faudrait pas beaucoup pour rendre M. de Maurepas fameux. «On a fait sortir de la Muette trois pages qu'on croit qui vont avoir la petite vérole. Ils n'entraient pourtant pas chez le feu Roi, mais elle est dans l'air. «Mme de Boisgelin avait décidé de rester à Choisy avec Madame Victoire, qui ne l'avait pas encore. Trois jours après elle a paru. Elles vont toutes assez bien, mais la plus avancée entre aujourd'hui dans le cinquième jour. «On a donné à M. de Maurepas le logement de Mlle du Barry et à M. Thiery, valet de chambre du Roi, celui de Mme du Barry. «Tu aimes tant les nouvelles que je n'ai jamais de place pour t'aimer, moi qui ne fais autre chose toute ma vie, _fâchée ou non fâchée_.» Ce n'est pas seulement Mme de Boufflers qui tient le «Veau» au courant de ce qui se passe à Paris; Mme de Lenoncourt, de son côté, reçoit bien des nouvelles, et elle s'empresse de les communiquer à son ami. «Nancy, mardi. «... Les nouvelles sont que M. de Maurepas a dit au Roi: «Jusque dans le bien que vous faites, Sire, ne vous pressez pas.»--Dans une autre occasion: «Ayez de la justice, de l'amour pour la vérité, de l'application pour vous instruire, de l'économie, un accès facile et vous ressemblerez à Henri IV, auquel on vous compare déjà.» «L'on ne parle pas de la Reine avec moins de louanges. Jamais règne ne s'est annoncé sous de plus heureux auspices: «La Reine étant dauphine eut une querelle assez vive, je ne sais à quel propos, avec le major des gardes. Celui-ci voulut donner sa démission le lendemain de la mort du Roi. La Reine lui fit dire de n'en rien faire, et l'ayant rencontré, elle lui dit: «Nous avons eu l'un et l'autre des vivacités; les vôtres sont oubliées, je vous prie d'oublier les miennes. «Il y a quelques jours, les chevaux de Mme de Beauvau blessèrent quelqu'un en entrant dans une cour de la Muette. La Reine envoya savoir ce qui était arrivé et sur le rapport qu'on lui fit, elle mit la tête à la fenêtre et dit au cocher: «Monsieur, quand j'entre dans une cour où il y a du monde, je vais au pas.» «Ils se font adorer de plus en plus. C'est le Roi qui, de son propre mouvement, a donné la survivance de M. de Beauvau à M. de Poix. Le prince lui en avait parlé quand il était encore dauphin, et il s'est cru obligé de faire étant roi ce qu'il avait approuvé étant dauphin. «L'ancienneté n'est pas fort recommandable dans cette jeune Cour. L'intendant me disait qu'on n'osait s'y montrer quand on avait une perruque. C'est le règne de la jeunesse. Ils croient qu'on radote quand on a passé trente ans. «Voilà, cher Veau, le fond du sac...» Quelques mois après Mme de Boufflers allait éprouver un grand chagrin. Au mois d'août, son fils le marquis se trouvait en séjour à Chanteloup lorsqu'il tomba très gravement malade d'une fièvre maligne. En quelques heures son état fut jugé des plus graves et Mme de Choiseul, horriblement inquiète, envoya sans perte de temps un exprès à Mme de Boufflers pour la prévenir de ce douloureux événement. Mme de Boufflers partit aussitôt pour Chanteloup; Mmes de Beauvau et de Boisgelin, et le prince de Bauffremont l'accompagnaient. La marquise eut encore la consolation de revoir son fils et de pouvoir lui dire un dernier adieu. Le malade succomba le 5 août, en dépit de tous les soins. La douleur des Choiseul en perdant un ami si dévoué fut profonde et durable. Quant à Mme de Boufflers, elle partit pour Port-à-l'Anglais rejoindre sa sœur de Mirepoix et chercher auprès d'elle des consolations à la perte cruelle qu'elle venait d'éprouver. Pendant que le malheureux marquis succombait inopinément à Chanteloup, son frère, le chevalier, tombait gravement malade à Vassy, en Lorraine; il fut pris lui aussi d'une fièvre violente et l'on eut pendant quelques jours les plus vives inquiétudes. Heureusement pour lui il était aimé d'une comtesse de Salles, qui abandonna tout pour courir à son secours; elle le soigna avec le plus complet dévouement. On put au bout de peu de temps le transporter au Vouthon, mais à peine y était-il arrivé qu'il retomba très gravement malade avec des accès de fièvre très longs et très rapprochés. Heureusement, Sanguil[109] était dans le voisinage, il accourut et il lui donna des poudres anglaises qui le sauvèrent, mais il fallut naturellement lui cacher le plus longtemps possible la mort de son frère. [109] Célèbre médecin de l'époque. Panpan avait pris part comme il le devait à la douleur de ses amis, et il leur avait écrit les lettres les plus tendres et les plus affectueuses. Mme de Boisgelin était accourue au Vouthon dès qu'elle avait appris l'état du chevalier. C'est de là, qu'elle répond à Panpan: «Ce 19 septembre 1774. «Je ne doutais pas, mon cher Panpan, de vos regrets particuliers et de la part que vous prenez à notre douleur. C'est mourir au milieu de la vie et de tout ce qui semble la défendre. Il était sage et fort, mais rien n'y fait. Il avait peut-être des défauts qui l'empêchèrent de plaire, mais des qualités qui le faisaient aimer. Le fond de son cœur était excellent. Jamais il n'y a eu de meilleur ami, ni même de meilleur frère, et je sens à cette heure, mieux que jamais, qu'en cela je l'égalais. «Je me porte bien, je cours à ma mère. Je pars demain en voiture et j'arriverai dans trois jours. «Adieu, cher Panpan, vous savez combien je vous aime, et je sais combien nous devons tous vous aimer.» CHAPITRE XIII 1775-1777 Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.--Leur désir d'avoir Panpan auprès d'elles.--Résistance de Panpan.--Mauvaise santé de Mme de Lenoncourt. Mme de Lenoncourt avait été ravie de voir Mme de Boufflers venir s'installer définitivement à Nancy. Les petites tracasseries qui s'étaient élevées entre ces deux dames pendant leur séjour à Paris s'étaient bien vite effacées; Mme de Lenoncourt aimait son amie de plus en plus: «Je n'ai envie d'être aimable pour personne comme pour elle, écrivait-elle.» Toutes deux avaient arrangé leur existence de façon à se voir le plus souvent possible. Elles soupaient presque tous les soirs ensemble, soit chez elles, soit chez des amis communs. Mais autant les soupers en tête à tête, ou en petit comité, étaient charmants, autant ceux qu'il fallait faire dans la société de Nancy étaient ennuyeux pour la plupart. Mme de Lenoncourt a su cependant grouper autour d'elle quelques amies très intimes avec lesquelles elle est en grande sympathie d'idées et de sentiments. En 1774, elle s'est enrhumée un peu avant Pâques et elle écrit à Panpan comment elle a su tirer parti pour son plus grand agrément de ce rhume providentiel: «Je ne me suis point ennuyée pendant la semaine sainte, mon Veau. Mon rhume m'a dispensée des dévotions. Je me suis renfermée avec trois ou quatre personnes aussi pieuses que moi qui ne m'ont pas quittée et nous avons joué et mangé comme le mardi-gras![110]» [110] Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt contenues dans ce chapitre nous ont été communiquées par Mlles de Ravinel. A part quelques amis de son choix et qu'elle voit sans cesse, Mme de Lenoncourt n'a que des relations superficielles et qui ne lui sont d'aucune ressource. Cette société de Nancy est odieuse, tout le monde se hait, se déchire, c'est une guerre perpétuelle; on n'a qu'une idée, c'est de fuir cette ville insupportable. Comme tout changerait d'aspect si Panpan venait y habiter! Toutes ces dames raffolent plus que jamais du vieux lecteur, c'est à qui l'attirera, à qui le possédera, et quand, à force d'instances, il consent à venir passer quelques jours chez l'une ou l'autre de ses amies, il est choyé, entouré, remercié comme s'il avait accordé la plus précieuse faveur. Mme de Lenoncourt aime Panpan profondément et son rêve serait de l'arracher à Lunéville pour le faire venir à Nancy. Ainsi ils pourraient vivre ensemble et elle serait parfaitement heureuse. Il n'y a presque pas de lettre où la pauvre femme ne fasse allusion à ce rêve qui lui devient plus cher tous les jours: «Si vous m'aimiez comme je vous aime, écrit-elle, nous ne nous quitterions jamais.» Un autre jour elle lui dit encore: «Je vous aime tendrement et je vous aimerais encore mieux, si je vivais avec vous... Venez, ma vache, nous ferons de bonnes causeries le soir au coin du feu, nous rirons, nous nous amuserons...» Mais le Veau ne se montre guère plus sensible aux invites de Mme de Lenoncourt qu'aux reproches de Mme de Boufflers. Il aime son chez lui, ses petites habitudes, le coin de son feu l'hiver, ses fleurs l'été, ses «commères» et ses «compères», comme il nomme ses amis de Lunéville, ceux qui se réunissent chez lui presque chaque jour pour «potiner» sur les uns et sur les autres. Ce «commérage», qui ferait horreur à Mme de Lenoncourt, rend le Veau parfaitement heureux et il ne s'en cache pas. C'est en vain qu'on le prie, qu'on le supplie, il résiste aux plus pressantes instances. Exaspérée de son entêtement, Mme de Lenoncourt lui écrit en colère: «Je voudrais que la peste tuât tous vos compères et vos commères... Je voudrais que Lunéville vous fût odieux, je voudrais que rien ne vous y amuse, je voudrais que vous y eussiez autant d'ennemis que de compères, vous viendriez demeurer avec moi et alors nous serions heureux tous les deux. Mais mon Veau n'est qu'une bête qui tombe dans l'apathie et qui n'a pas l'esprit de s'en tirer.» Quand il reçoit de Nancy des supplications trop pressantes, le Veau prend tous les prétextes possibles pour les éluder: il est trop vieux, il se sent fatigué, il a la goutte, il fait trop froid, il fait trop chaud, il n'a plus d'esprit; sa garde-robe est en piteux état; pourquoi ses amies ne viennent-elles pas le voir? Mme de Lenoncourt riposte gaiement: «Il faut donc qu'il gèle pour que je puisse me flatter de vous voir; vous êtes fol avec votre habit d'automne. Qu'est-ce qui en a? Est-ce que votre houppelande rouge ne vous va pas à merveille? Croyez-vous que vous viendrez ici faire le petit-maître?» Un autre jour, elle répond encore à ses vains prétextes: «Nancy, mardi. «Vous avez beau me dire des fleurettes, vous avez beau en dire à Mme de Boufflers, votre peu de goût pour Nancy ne peut venir que de votre peu d'empressement pour nous; il ne tiendrait qu'à vous de n'y voir qu'elle et moi et d'y jouer du matin au soir, mais vous vous faites des devoirs et des fatigues ridicules et ennuyeuses; vous vous imaginez qu'il faut avoir un bel habit et de l'esprit; pourquoi apportez-vous des prétentions ici? Soyez-y aussi à votre aise et aussi bête qu'ailleurs. Dînez chez Mme de Boufflers avec cinq ou six personnes et soupez chez moi avec cinq ou six autres. Vous pouvez par ce moyen satisfaire vos goûts et votre amitié. Moi je hais votre Lunéville et votre garnison de gendarmerie; mais vous êtes un drôle personnel et vous voulez que tout cède à vos habitudes et à vos fantaisies. Je vous déclare que je garderai Mme de Boufflers tant que je pourrai et que je plaiderai contre Lunéville de toute ma force.» Non seulement Panpan ne veut pas se déranger, quitter ses habitudes et ses manies, mais par un sentiment très humain, c'est lui qui se plaint de ses amies et leur reproche leur indifférence. Cette fois Mme de Lenoncourt s'indigne et elle répond presque en colère: «Nancy, samedi. «Pardi, monsieur de Vau, je suis une grande dupe;... je me prive par une extrême délicatesse du seul plaisir, de la seule dissipation, du seul ami que j'ai en Lorraine et c'est pour vous faire douter de mon amitié et du plaisir que j'ai à vous voir. N'êtes-vous pas honteux de cette vilaine méfiance, ne l'êtes-vous pas surtout de vouloir être désiré, pour vous donner le barbare plaisir de refuser? «Je veux, pour me venger, que vous compariez la manière dont nous nous aimons; je ne vous ai dit que la plus légère partie de mes maux dans la crainte de vous inquiéter. Depuis cinq semaines je garde la chambre ou mon lit, je suis accablé de souffrance et de mélancolie; mille fois j'ai été au moment de vous appeler à mon secours et j'ai toujours résisté par la crainte de vous contrarier, de vous incommoder et de vous mal loger. «Sachez-moi bon gré de ne pas vous tirailler sans cesse pour vous faire venir. C'est pure discrétion. Je sens que vous y êtes trop mal. Si ma vieille bonne voulait mourir je vous arrangerais son logement de manière que vous y seriez comme chez vous et alors, mon Veau, ou nous nous brouillerions ou vous ne me laisseriez pas dans l'abandon où je suis, car c'est une chose criante que cinq lieues vous séparent comme mille. Il semble que mon mauvais génie ait éparpillé toutes les personnes que j'aime et puis m'ait fixée dans le lieu où je n'aime rien.» Peu de temps après Mme de Lenoncourt est obligée de changer de domicile, et elle a l'heureuse fortune de trouver une maison beaucoup plus confortable. Cette fois Panpan ne pourra résister! Il faut à tout prix qu'il vienne pour donner son avis sur l'installation. Et puis Lekain est à Nancy en représentation. Quelle meilleure occasion pour le Veau de venir faire visite à son amie. La marquise insiste avec une grâce charmante. «2 avril. «Le Kain joue aujourd'hui _Mahomet_ et vous n'y êtes pas! Je n'y suis pas non plus, j'ai eu peur de la foule. Je me réserve pour _Gaston et Bayard_ que je ne connais pas. Il ne donne pour les cent louis que quatre représentations, mais les pièces sont toutes bien choisies, venez donc les voir. «Mon baromètre est presque au beau fixe, le temps est doux et je serais si aise de vous voir!... Mlle Laumont vous cédera sa chambre où vous ne serez pas trop mal; moi je vous donnerai du saumon à toutes les sauces, du bon vin, etc. Venez encore une fois, ma bonne vache, si vous voulez me faire le plus grand plaisir du monde. J'ai si envie de vous voir, si envie de vous montrer ma maison que je n'aimerai que quand vous m'aurez dit de l'aimer. Je n'ai point encore fait connaissance avec elle, elle m'est tout à fait étrangère. Je ne sais où me mettre, je n'y ai point encore trouvé une bonne place; je crois bien qu'elle est commode, mais je ne le sens pas: c'est que la vraie commodité, c'est l'habitude. L'escalier est très beau, l'antichambre est belle, la salle à manger est charmante, le salon me paraît vilain. La chambre à coucher est trop petite. Les cabinets et garde-robe sont charmants. Tout cela est bien blanc, bien propre et paraît bien neuf.» Mme de Lenoncourt, dans son ardent désir de voir Panpan se rapprocher d'elle, cherche à lui trouver à Nancy une situation qui l'attire et le séduise par des avantages pécuniaires. Grâce à ses relations, elle lui fait offrir la place de secrétaire de l'Académie. C'est une occupation qui conviendrait parfaitement à l'ancien lecteur du Roi et qui rapporterait de 12 à 1,500 livres. Mais l'ingrat ne veut pas entendre parler de quitter Lunéville. A son âge, ce serait folie; il est vieux, fatigué, il a la goutte, il n'est plus bon à rien qu'à végéter dans son coin jusqu'à son heure dernière, qui ne peut tarder. Mme de Lenoncourt découragée lui répond tristement: «Vous vous vieillissez par paresse; je n'insiste pas, parce que je veux principalement votre bonheur... Je suis bien persuadée que, si vous me laissiez faire et que si vous n'étiez pas une vraie vache, il y aurait moyen de vous faire ici un établissement plus honnête et plus agréable que celui que vous avez à Lunéville... mais il faut vous laisser radoter.» On s'explique d'autant mieux les désirs et l'insistance de Mme de Lenoncourt, que la pauvre femme est devenue forcément très casanière et que le voisinage de son cher Veau serait pour elle une très précieuse ressource. Elle souffre en effet de si cruels rhumatismes que, dans ses moments de crises, elle en arrive à appeler la mort de tous ses vœux. Quand elle va mieux, peut-elle au moins jouir de la vie? Pas beaucoup. Elle est souvent affligée de ces terribles et insaisissables maux que nos ancêtres appelaient _des vapeurs_ et que nous avons baptisés neurasthénie[111]. [111] Le chevalier de Boufflers écrivait à une dame qui se plaignait de vapeurs: Enfin ils ne sont pas venus Ces maux dont vous craigniez les rigueurs inhumaines; Mais qu'ils vous ont coûté de peines, Ces maux que vous n'avez pas eus. Ses lettres sont quelquefois d'une tristesse navrante; quelquefois, au contraire, elle reprend le dessus car elle est énergique et parle gaiement de ses maux. Un jour, après une crise violente, elle écrit à Panpan: «C'est de mon enterrement que je vais vous parler, mon Veau, car j'ai été morte huit jours; oui, mon Veau, morte; vous m'auriez pleurée. Un accès de fièvre de vingt-quatre heures m'a rendu la vie et me voilà comme si de rien n'était. On dit que ceci n'est que des vapeurs. A la bonne heure, mais je vous jure que j'aimerais autant une fièvre maligne. J'avais une palpitation, une agitation et un tremblement intérieur continuel et extérieurement j'étais de plomb, et toujours au moment de m'évanouir. Si cela revient, je vous enverrai chercher, car je veux mourir dans les bras de mon Veau.» Du reste ses rhumatismes, ses vapeurs, etc., ne mettent pas Mme de Lenoncourt à l'abri d'autres misères. Un jour où le Veau se plaint de son long silence, elle lui répond qu'elle n'a pas écrit parce qu'elle a eu «d'autres chiens à étriller». «Une rage de dents, une rage d'oreilles, une rage de tête m'ont tellement obsédée, que j'ai été jusqu'à ce moment hors d'état de tenir une plume. A force d'opérations et de vésicatoires on m'a soulagée. Je suis déchiquetée comme un morceau de taffetas. «Adieu, vache de veau.» Toutes ces misères usent peu à peu la santé de Mme de Lenoncourt et son physique s'en ressent terriblement: «je me dépenaille tous les jours un peu davantage écrit-elle, mais je suis moins pusillanime que vous. Cela durera tant que cela pourra et je m'en moque.» On l'envoie aux eaux de Contrexéville, mais elle est loin d'en ressentir les effets salutaires qu'on lui a fait espérer: «Je suis toute détraquée de ces vilaines eaux de Contrexéville. En quinze jours de temps j'ai maigri de moitié. J'étais jaune, faible, dégoûtée, agitée, je dormais mal, je ne digérais pas mieux; depuis que je les ai quittées, je me rétablis, mais Dieu sait si je rengraisserai. Cela est bien difficile quand on est vieille.» Panpan lui conseille de prendre d'elle plus de soins, de consulter les Esculapes les plus renommés, de suivre religieusement leurs prescriptions. Mais son amie se refuse absolument à écouter ses avis, elle laissera agir la nature: «Savez-vous pourquoi? C'est que j'ai une vieille montre qui a été bonne qui tout d'un coup s'est détraquée et puis qui s'est raccommodée toute seule. Cet exemple m'a frappé. Je suis une vieille montre et je me raccommoderai peut-être aussi.» Panpan, qui nous paraît avoir été un parfait égoïste, a beaucoup plus de soucis de ses maux, de ses peines morales ou physiques que de celles de ses amies. Il ne cesse de se lamenter sur ses infortunes, sur ses misères, à chaque instant il se pleure lui-même. Dans les derniers mois de 1774 il souffre quelque temps des yeux; aussitôt il se croit aveugle et il écrit à ses amis des lettres lamentables. Mme de Lenoncourt qui est en séjour à Fléville, lui répond avec esprit: «Fléville, le 15. «Je conçois l'inquiétude que vos yeux vous ont donnée, mon Veau, mais puisqu'ils sont mieux et même presque guéris, pourquoi craindre des maux imaginaires? Qui est-ce qui n'est pas exposé à tous les accidents possibles? Quel est l'âge qui en préserve? On est malade, on meurt, on est infirme à toutes les époques de la vie; c'est même dans la jeunesse que les humeurs âcres ont le plus d'activité. La vieillesse, qui affaiblit tout, affaiblit aussi la cause de nos infirmités. Gardons-nous d'en prévoir, mon cher Veau, et profitons des moments qui nous restent; pour moi, je souffre impatiemment, mais quand je me porte bien un quart d'heure, je me crois invulnérable pour le reste de ma vie et je dois à cette sécurité le peu de bons moments dont je jouis encore. «Il y a huit jours que je suis ici; je suis venu pour me sauver du carnaval de Nancy. Je reprendrai avec joie le chemin de ma maison; les encouragements que vous donnez à mon petit talent l'ont égaré; je viens de faire une chanson sur les habitants de ce château, mais je me la suis reprochée en la relisant, vous ne l'aurez pas; elle viole l'hospitalité. Peut-être vous la chanterai-je un jour à l'oreille.» Mais Panpan ne veut rien savoir; son imagination aidant, il continue ses doléances et chacune de ses lettres est un nouveau chapitre des lamentations; tant et si bien que la marquise agacée lui adresse ce court mais joli sermon: «Tâchez donc de vous corriger de grossir les objets et de vous faire des peines imaginaires. Hé! mon Dieu! le hasard ne nous en procure que trop de réelles. Ne les devançons pas et n'employons au contraire notre imagination qu'à nous distraire et nous consoler quand elles nous accablent.» Pendant l'hiver de 1775, Mme de Boufflers est allée passer quelques semaines chez le Veau. Pendant son absence, Mme de Lenoncourt, qui s'ennuie à Nancy, s'est installée à Fléville, près de Mme de Brancas. C'est de là qu'elle écrit à Panpan: «Fléville, mercredi. «Mme de Brancas est telle que je l'ai laissée l'année dernière, bonne, douce, égale et aimable. Mais M. Cerutti est d'un changement qui me fait croire que sa santé est fort mauvaise, ou son goût pour Fléville très diminué. Je ne le trouve pas aimable comme l'année dernière. Sa gaieté, dont je faisais au moins autant de cas que de son esprit, n'y est plus... Le petit abbé est gras comme un petit moine, gai, sémillant et courant ou plutôt volant comme un oiseau, ce qui fait qu'on n'en jouit pas assez. «Il faut donc que la conversation se soutienne dix heures de suite entre Mme de Brancas et moi, qui suis dolente et peu parlante. Tout cela ne va pas bien sans vous, mon Veau, vous êtes l'âme de la compagnie. C'est moi surtout que vous égayez et que vous animez. «La duchesse s'occupe de rendre la maison chaude et commode. Votre chambre surtout l'intéresse plus particulièrement. «Le terrible Cerutti a le plus mauvais visage du monde; je le crois inquiet, car il est exact à son régime et à son lait de chèvre.» Le séjour de Mme de Boufflers à Lunéville ne se passe pas sans encombre. Une terrible épidémie d'influenza éclate dans la ville et les hôtes de Panpan, Panpan lui-même, n'échappent pas à la maladie régnante. Comme Mme de Boufflers n'aime pas écrire et qu'elle est très fatiguée, c'est Panpan qui se charge de donner des nouvelles à Mme de Lenoncourt: «Lunéville, le 4 décembre. «Nous sommes si enrhumés, madame la marquise, que je pourrais ne pas vous écrire; c'est pourtant parce que nous sommes fort enrhumés que je vous écris. Il faut bien vous donner de nos nouvelles. «Je ne sais si je suis le plus malade, mais c'est moi qui gémis le plus. J'ai pris des rhumes à reculons: j'ai commencé par celui de poitrine, celui de cerveau s'y est joint; la fièvre s'en est mêlée avec une toux exécrable. «Mais j'oublie que ce n'est pas de moi que vous voulez savoir quelque chose. Mme de Boufflers est prise de tous côtés; elle ne laisse pas de se promener dès qu'il y a un rayon de soleil. Elle fait pitié à tout le monde, hors à elle-même. Elle me dit tout à l'heure qu'elle se portait bien mieux depuis qu'elle était enrhumée. Il n'en est pas ainsi de moi. Je me trouve malade comme un chien. «Mais vous, mesdames et messieurs de Fléville, êtes-vous échappés à cette épidémie qui est générale ici. C'est à qui toussera le plus haut et le plus souvent. Elle règne dans la maison que j'occupe depuis le haut jusqu'en bas. Je souhaite qu'elle n'aille pas jusqu'à vous. J'espère que la fièvre qu'a eue madame la duchesse la mettra à l'abri. Me mettrez-vous à ses pieds? dites-lui, je vous prie, que j'ai envoyé pour elle à Mlle Nicolas 314 aunes de lisière à 4 sols. «Mme de Boufflers trouve fort convenable la maison de Mme Thibaut; il n'y a qu'à moi qu'elle ne convient pas. Je déteste votre Nancy. Voilà mon bonheur en vraie déroute. Je le regrette d'autant plus que je ne puis vous dire combien la marquise est adorable ici. Je ne lui ai pas encore vu un instant d'humeur, quoique indisposée et mal à son aise de toutes façons dans mes nids à rat; elle est en vérité incomparable. «Elle trouve vos couplets charmants pour moi. Ils me paraissent si bien faits que je crains que ces belles rimes n'aient été un peu reteintes par le teinturier de madame la duchesse. «Adieu, madame la marquise, voilà bien de l'écriture pour un pauvre malade qui vous aime autant que s'il était sain. Adieu, adieu, je suis à vos pieds comme toujours, en les baisant de tout mon cœur. «Marianne est charmée que vous soyez contente de vos serviettes. Elle sera toujours à vos ordres. Elle vous prie de ne pas vous presser pour l'argent, vous paierez quand vous voudrez.» Quelques jours après Mme de Lenoncourt est de retour à Nancy, mais elle s'inquiète de la santé de ses amis, le froid augmente, et elle redoute pour eux les rigueurs de la saison. Elle écrit à Panpan pour lui recommander les précautions: «Lundi. «Quel diable de froid! il me semble que je n'en ai jamais senti de pareil; mettez la marquise dans du coton et vous dans vos trente-six bonnets. Je m'ennuie comme un chien, personne ne peut communiquer par ce maudit temps-là, parce qu'on ne peut aller ni à pied, ni à cheval; je voudrais bien que nous fussions enfermés tous trois dans une bonne chambre bien chaude...» Panpan, absorbé par Mme de Boufflers, ne répond pas aux aimables objurgations de son amie. Il ne se décide à écrire que pour envoyer en quelques lignes ses souhaits de bonne année; en même temps il raconte qu'il a un accès de goutte et il ne dissimule pas l'effroi que lui cause cette vilaine maladie. Mme de Lenoncourt, assez piquée de son silence, lui répond cependant avec indulgence et bonté: «Nancy, le jour de l'an. «Il est vrai, le Veau, que vous m'avez assez maltraitée, mais comme je mets toutes vos rigueurs sur le compte de vos égards pour Mme de Boufflers, vous pouvez vivre en paix avec votre conscience sur l'assurance que je vous donne de ne me choquer ni contre elle ni contre vous. Vous me dites que vous m'aimez, cela me suffit, et pour vous en marquer ma reconnaissance, je vous garderai le secret et je vous aimerai aussi. Ne doutez pas que je ne vous souhaite plus de santé, plus de tranquillité, plus de plaisir et de bonheur qu'à moi, et que je ne reçoive vos vœux en prose avec plus de plaisir que les vers de qui que ce soit au monde. Je sais que vous en avez fait de charmants, mais je n'en ai pas vu la queue d'un. «Je ne suis pas aussi ennemie de la goutte que vous. Quand elle commence jeune, c'est une horrible maladie pour la vieillesse et dont on périt infailliblement, mais quand elle vient tard, c'est une petite infirmité qui n'est jamais ni fort douloureuse, ni dangereuse et qui garantit de toutes les autres. Si vous étiez bien persuadé de cela, vous ne vous inquiéteriez pas comme vous faites, à moins que ce ne soit pour vous donner un air de jeunesse.» Après un très long séjour à Lunéville, Mme de Boufflers revient à Nancy, et sa première visite est pour Mme de Lenoncourt. Ne faut-il pas revoir cette amie si chère sans perdre de temps et lui donner des nouvelles de Panpan. A peine s'est-elle éloignée que Mme de Lenoncourt mande au Veau: «Nancy, le 3 mai. «Mme de Boufflers m'a trouvée entourée de toute ma famille, mon cher Panpan; ma maison en était si pleine que je ne conçois pas comment tout cela y a tenu. Vous croyez bien que j'étais fort affairée pour leur en faire les honneurs; les petits enfants surtout m'occupaient sans cesse; ils sont si bruyants, si remuants, si pétulants que je n'osais les perdre de vue. Votre lettre est arrivée au milieu de ces embarras et la marquise a voulu se charger d'y répondre. Maintenant que je suis tranquille, je ne me crois point quitte envers vous, car je les connais, les réponses en deux mots qui ne répondent point; j'en ai gémi pendant son séjour à Lunéville; moi je suis moins laconique, j'ai beaucoup de choses à dire à mes amis, et si la paresse ne m'interrompait pas, j'écrirais des volumes et puis je n'aurais pas tout dit. «La marquise dit qu'elle vous a laissé plus aimable que jamais, que vous êtes gai et que vous vous portez bien. Pourquoi vous déprisez-vous toujours? Je la crois de préférence à vous et je m'attends à vous voir beau, charmant et traînant tous les cœurs après vous. «Adieu, ma vache, nous allons dîner à Fléville, Dieu sait comme j'y serai reçue. J'ai étrangement négligé la duchesse et vous savez qu'elle est fière. Je m'en tirerai comme je pourrai. Adieu encore une fois, mon vieux Veau, je t'embrasse de tout mon cœur.» CHAPITRE XIV 1775-1776 Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin. A partir de l'année 1775 le chevalier de Boufflers entretient avec sa sœur, Mme de Boisgelin, une correspondance des plus suivies. Nous possédons un assez grand nombre de lettres du chevalier, malheureusement nous n'avons pas pu retrouver les réponses de Mme de Boisgelin. Nous le regrettons d'autant plus que, s'il faut en croire son correspondant, c'étaient des chefs-d'œuvre d'esprit et de finesse. Si les lettres du chevalier ne se rapportent pas directement à notre récit, elles s'y rattachent cependant par bien des points, et puis elles sont si légères, si spirituelles, d'un tour si vif et si particulier, elles donnent si bien l'idée du personnage, qu'il serait dommage de ne pas les faire connaître[112]. On a dit: «Le style c'est l'homme.» Rien n'est plus vrai en ce qui concerne Boufflers. Quand on lit ses lettres, on le connaît. Le mot plaisant se trouve sous sa plume, irrésistiblement. [112] Nous devons la communication de cette précieuse correspondance à M. le comte de Croze-Lemercier, auquel nous renouvelons nos plus vifs remerciements. Son style est le fidèle reflet de son inaltérable gaîté et de toute l'originalité de son esprit. Le mariage de Mme de Boisgelin n'avait pas mieux tourné que la grande majorité des unions de l'époque; soit par incompatibilité d'humeur, soit pour toute autre cause, le ménage s'était vite désuni; d'assez graves soucis d'argent étaient venus contribuer encore à troubler la paix intérieure, et les époux vivaient dans des termes au moins indifférents. Pendant que M. de Boisgelin résidait la plus grande partie de l'année à Rennes ou dans sa terre de la Bretesche, la comtesse demeurait, soit en Lorraine auprès de sa mère, soit à Paris chez sa tante Mirepoix, qui lui était tendrement attachée et lui offrait une fastueuse hospitalité dans son magnifique hôtel de la rue d'Artois. Elle y voyait la meilleure société de Paris et tout ce que l'ancienne et la nouvelle Cour comptaient de plus illustre et de plus brillant. Boufflers aimait beaucoup sa sœur, et elle a été certainement un des grands attachements de sa vie. Il lui écrivait sans cesse et souvent lui adressait des vers assez gaillards; mais on sait que le chevalier n'était pas très réservé, et que, même avec sa mère et sa sœur, il avait souvent un langage des plus risqués. En 1774, il lui envoyait en riant cette pièce: Vivons en famille, C'est le plaisir le plus doux De tous. Nous serons, ma fille, Heureux sans sortir de chez nous. Les honnêtes gens Des premiers temps Avaient de plus douces mœurs, Et sans chercher ailleurs, Ils offraient à leurs sœurs Leurs cœurs. Sur ce point-là nos aïeux N'étaient pas scrupuleux. Nous pourrions faire, Ma chère, Aussi bien qu'eux Nos neveux[113]. [113] GRIMM, _Correspondance littéraire_, août 1774. Jamais le chevalier ne traversait Paris sans venir voir Mme de Boisgelin; il lui arrivait même souvent de descendre chez sa tante de Mirepoix, où des appartements lui étaient également réservés. Naturellement, quand il était loin de la capitale, c'est sa sœur qu'il chargeait de ses commissions, et nous le verrons sans cesse, dans leur correspondance, recourir aux bons offices de l'aimable femme. Les lettres que nous citons dans ce chapitre n'ont pas de lien entre elles, elles sont écrites au gré des circonstances, sous le coup des événements, importants ou futiles, mais l'auteur s'y montre au naturel, sans apprêt aucun, et c'est ce qui en fait le charme. La première est de 1775, un peu avant le sacre de Louis XVI. Boufflers est à Montmirail avec son régiment et il s'y ennuie fort. «Lundi. «J'irai sûrement à Roissy, ma chère enfant; et je me réjouis de t'y voir comme si tu étais la plus grande femme de ton siècle. Je demande au comte Esterhazy une petite commission pour le maréchal de Biron qui me fasse rester un jour ou deux à Paris, car je ne suis point du tout gâté par les délices de Montmirail. «Dis à Mme la maréchale[114] que je connais ici un petit chien charmant, peut-être encore plus délicat que la sienne, qui a eu la patte cassée il y a deux mois, et qui est complètement remis, et dis-lui que moi qui n'ai pas les grâces de son petit chien, je me casserai la patte la première fois que je la verrai, afin de rester auprès d'elle. [114] La maréchale de Mirepoix. «J'ai ici plus à faire que je ne comptais, car il faut que je fasse huit ou dix lieues par jour, ce qui m'amuse assez, mais il faut que j'écrive par jour huit ou dix lettres, ce qui m'ennuie fort. «Adieu, ma Boisgelin, on dit que nous allons au sacre. Je sacrerai plus que personne si je ne t'y vois pas[115].» [115] Toutes les lettres adressées à Paris portent l'adresse suivante: à Mme de Boisgelin, dame de Mesdames, hôtel de Mirepoix, rue d'Artois, à Paris. Mme de Boisgelin, à la suite d'une légère querelle avec son frère, étant restée quelque temps sans lui écrire, le chevalier, qui a bon caractère et déteste les bouderies, reprend la plume le premier; il est vrai qu'il a besoin d'un habit de noce, et qu'il charge sa sœur de le lui procurer. «Mercredi. «Tu dis sûrement du mal de moi, mais tu n'en penses pas, et moi j'en penserais de toi que je n'en dirais pas. Je renferme mes griefs dans mon cœur vraiment royal. «Je partirai d'ici sans avoir reçu une lettre de toi, mais point sans t'avoir écrit, quoique je dusse peut-être t'attendre. Pourquoi te traiterais-je comme une femme, tandis que tu n'es qu'une sœur; il n'y a entre nous que la différence d'âge, et de ce côté-là je paie assez cher le respect que tu devrais me porter. «Je reviendrai à Paris le 29, attends-moi avec terreur, et en attendant ingénie-toi pour me trouver un bel habit, afin qu'à la noce de Pauline je ne brille point à mes dépens. J'ai trop bien lu mon Évangile pour me présenter au festin sans la robe nuptiale; j'ai tout ce qu'il faut pour une noce, excepté un habit. Parle à ce sujet-là à ton mari Boisgelin ou Flammarens: le premier en avait autrefois qui m'allaient fort bien, mais comme depuis quelques années, son petit machinal n'a point autant gagné que le mien, il faudra peut-être recourir ailleurs. N'y a-t-il pas de marchands qui pour un ou deux louis se chargent de métamorphoser un gueux en grand seigneur? Informe-toi de cela au loup qui sait tout, excepté son rudiment. Enfin arrange-toi comme tu voudras, je veux être beau à bon marché. «Adieu, je t'aimerais s'il n'y avait point de lâcheté à te pardonner ton silence. «Mille hommages à ta mère de Mirepoix et à celle de Rochefort.» Mme de Boisgelin n'est pas toujours d'humeur accommodante, et chez elle le ressentiment dure longtemps. Elle répond au chevalier mais sur un ton si agressif qu'un instant il est sur le point de s'en irriter. Heureusement il a trop d'esprit pour se fâcher, il se borne à écrire pacifiquement: «Samedi. «En vérité, mon enfant, j'ai commencé par être fâché contre toi et j'ai fini par te plaindre, car il n'y a que la fièvre qui a pu te dicter la lettre que tu m'as écrite. A force de la relire, j'ai trouvé qu'il fallait que tu m'aimasses bien pour me dire autant d'injures et je me suis laissé aller à t'aimer comme auparavant... «Adieu, méchant garnement, écris-moi d'ici à quelques jours, parce que tu as à réparer.» La paix se conclut naturellement, et une correspondance plus paisible reprend entre le frère et la sœur. Le chevalier est ravi des lettres qu'il reçoit, ravi également du portrait que Mme de Boisgelin lui envoie. «Fontainebleau. «J'avais bien raison d'être aussi impatient d'avoir de tes lettres, chère enfant; je défie Mme de Sévigné et Biblis d'en écrire de plus charmantes, et je défie toute autre chose que toi de me faire plus de plaisir. Je les lis, je les relis, et ce qu'il y a de plus charmant, je les crois. Tout m'en plaît jusqu'à une petite obscurité que tu m'éclairciras à mon arrivée, mais qui, en attendant, me fera faire de bien bons rêves. «Et tu dis qu'en te voyant on m'a encore désiré; je n'en crois rien, et j'en juge par moi, qui m'oublie toujours auprès de toi. En vérité on aurait grand tort: je ne suis que ta partie animale, et tu es ma partie spirituelle. Je sens bien souvent mon infériorité et j'en jouis toujours. «Je suis fâché que ton portrait soit si joli, ma chère enfant; qu'il te ressemble en laid s'il veut, pourvu qu'il te ressemble parfaitement; mais je veux le grand et le petit; l'un sera dans ma chambre et l'autre dans ma poche. Tous deux seront regardés à chaque instant et tous deux me diront que tu m'aimes. «Je m'ennuie à mourir, mon cœur. On croit que l'ennui est une maladie lente, je commence à trouver que c'est presque une douleur vive. Tes lettres sont un calmant et ta présence sera le remède. «Mon Dieu, mon cher amour, il me semble que si j'avais eu un tête-à-tête de trois heures avec toi, il en serait résulté plus de 50 louis par mois. Je trouve que c'est bien peu, à moins qu'on n'habille tes gens, qu'on ne nourrisse tes chevaux, et qu'on ne paie tes voyages. Au reste, je ne dois pas me plaindre d'un arrangement qui te fera peut-être recourir à moi. «Adieu, mon cher amour, je serai au plus tard pour le grand souper de la sainte Catherine, à côté de tout ce que j'aime. «Mille adulations à Mme de Mirepoix et mille exagérations à Mme de Cambis.» Ce tête-à-tête de trois heures qui, à la plaisante indignation de Boufflers, n'avait valu que 50 louis par mois à Mme de Boisgelin, était un tête-à-tête avec son mari! Comme les époux vivaient de plus en plus séparés, la comtesse exigeait une pension qui lui permît de faire figure dans le monde, mais les ressources pécuniaires de M. de Boisgelin étaient précaires, et par nécessité il devait se montrer fort parcimonieux. Le chevalier, se trouvant de passage à Paris, profite de son séjour pour aller rendre visite aux parents et aux amis qui résident dans les environs de la capitale. Il va au Val, chez son oncle de Beauvau, à Sainte-Assise chez Mme de Montesson, à Montmorency chez la maréchale de Luxembourg, à Saint-Ouen chez M. de Nivernais; c'est de là qu'il écrit à sa sœur: «Saint-Ouen, dimanche. «J'espérais te voir demain, chère enfant, et puis je l'espérais pour après-demain; je n'espère plus que pour mercredi, car il est de toute nécessité que je passe par Sainte-Assise, d'où Mme la maréchale de Luxembourg revient jeudi, et sans cela je ne la verrai pas de longtemps. «On me dit tant et tant que tu es aimable, et que tu m'aimes, que je finis par croire l'un et l'autre, et par t'aimer de deux manières, l'une par goût et l'autre par reconnaissance. Je me réjouis de t'embrasser comme si je revenais d'un voyage d'outre-mer. Il me semble que j'ai à te dire tout ce que je ne t'ai pas écrit, et je sens d'avance tout le plaisir que j'aurai à réparer mes torts. Le maître de la maison, son aumônier, l'abbé de Bonneval, et en général tout ce qui l'entoure, parlent de toi avec enthousiasme et veulent que je te parle d'eux. Il m'est impossible de me trouver étranger dans une maison aussi pleine de toi; aussi y suis-je comme chez moi pour la liberté et un peu mieux pour la commodité. «Adieu, ton chat te fait bien des compliments; il est, comme moi, bien traité à cause de toi.» Un jour, Mme de Boisgelin pendant son service à Versailles, est prise d'une rage de dents folle et, par suite, d'une fluxion qui la défigure absolument. Le chevalier lui écrit gaiement: «Jeudi, 24 octobre. «Je voudrais voir cette grosse joue-là, mon cher cœur, et je suis tenté de demander à M. de Monaco un cabriolet pour aller en poste à Versailles, mais je pense qu'il y a tout à parier que je n'y retrouverais ni toi ni ta joue. Ce qui me console de ta laideur, c'est qu'elle ne te fait pas souffrir. «Tu dis que tu es bête comme un cochon; il est vrai que c'est dans une lettre charmante; ainsi vois comme on peut se fier à toi. «Le prince italien a toujours un peu de goutte, mais cela ne l'empêche pas d'être très gai et très aimable. J'ai un vrai regret à le quitter demain, mais encore faut-il voir ma princesse italienne, tout enfluxionnée qu'elle est. Adieu, ma fille, je te baise comme un enragé.» Les prévisions de Boufflers ne se réalisèrent pas; sa sœur, loin d'être guérie, eut un abcès qu'il fallut ouvrir, enfin elle éprouva de grandes souffrances. Dès qu'il apprend ses maux, il s'empresse de lui envoyer de fraternelles consolations. En même temps il lui raconte la visite qu'il vient de faire à une de ses tantes, Mme de Torcy: «Verneuil, ce 4 ou 5. «Je ne suis pas encore remis de tout ce que tu as souffert, chère enfant, et je crains bien que ton courage ne soit encore exercé, parce qu'il est presque impossible que tu n'aies pas des douleurs aiguës et une grosse fluxion. Mais je veux me distraire de ces inquiétudes-là pour ne voir que le beau côté de la chose et admirer tes belles dents et ta grande âme. «Souviens-toi des excuses que je t'ai prié de faire à tous les gens chez qui j'aurais pu ou dû souper d'ici à mon retour. Il m'était impossible de refuser cette marque d'attention-là à Mme de Torcy; elle était malade et désirait me voir! Pour éviter l'air intéressé d'un héritier, je ne suis arrivé que quand elle a été hors de danger et elle me paraît infiniment sensible à mes procédés. Au milieu de toute ma noblesse, je n'ai pas pu m'empêcher d'examiner curieusement la maison, les jardins et les meubles; tout cela a l'air un peu bourgeois, mais cela s'accorde assez avec mes inclinations et ma fortune, et je sens que si jamais je possédais tout ce qui est ici, j'en jouirais à merveille. «Quoique ma tante vous connaisse peu, elle vous aime beaucoup et me charge de vous embrasser de sa part, mais il m'est bien difficile de vous embrasser pour une autre, parce que charité bien ordonnée commence par soi-même, et que celle-là, si je m'en croyais, serait toujours à recommencer. «Adieu, moitié de moi-même, dis de ma part tout ce que tu sais dire de plus tendre à Madame la maréchale et ajoute que ce sont des brutalités en comparaison de ce que je pense. «Baisez les yeux de ma mère s'ils vont bien, et s'ils vont mal baisez-les encore plus.» Les indispositions de Mme de Boisgelin n'étaient pas toujours d'aussi peu d'importance. Une fois elle fut prise d'une crise cardiaque assez grave, et son état causa assez d'inquiétudes pour que Boufflers crût devoir rassurer sa mère: «Ce 11. «Votre grande fille se rétablit de jour en jour, mais je crains que la cause du mal ne reste après la guérison, car elle a toujours des palpitations de cœur à chaque mouvement qu'elle fait. Il me semble que vous aviez autrefois quelque remède ou secret pour cela, que vous feriez bien de lui envoyer. «Pour moi, je suis honteux de ma graisse; cela a trop l'air de vouloir se distinguer de sa mère et de sa sœur; j'espère, malgré cela, vous voir le mois prochain et je souhaite que cela vous fasse le même plaisir qu'à moi, mais cela ne serait pas dans l'ordre; il faut vous rendre et me faire justice. «Vos petites chansons sont aussi jolies que leurs sœurs, elles ont l'air un peu grêle sur le papier; elles ressemblent à leur auteur qui a toujours eu tant d'esprit et si peu de corps; on en peut dire autant de M. de Nivernais, dont on ne vous aura point laissé ignorer les réponses. «Adieu, chère mère, je me réjouis de ce que je vous verrai dans un mois et je m'afflige de ce que dans deux mois je ne vous verrai plus.» Quelquefois le chevalier n'a pas le temps de tenir la plume et il a recours à une main étrangère, mais sa prose n'en est pas moins originale et vive. «Bonjour, ma fille, je te chéris de toute mon âme. (De la main d'un secrétaire.) «Je n'ai que le temps, pendant que je mets mes bottes, de prier ma chère sœur de chercher l'adresse de M. Perrein, avocat aux Conseils, et d'y envoyer sur-le-champ pour le prier de lever à l'instant l'arrêt qui m'accorde la haute justice sur la Malgrange, et de me le faire parvenir sans aucun délai, parce que la chose est de la plus grande importance. (De la main du chevalier.) «Je t'écris par mon secrétaire, Je t'embrasse par procureur. Ce que par moi je fais, ma chère, C'est de t'aimer de tout mon cœur.» A l'automne de 1776, le chevalier se rendit en Lorraine pour voir sa mère et en même temps s'occuper de ses intérêts. A peine arrivé, il écrit à Mme de Boisgelin: «Lunéville, ce jeudi. «Enfin, après beaucoup de traverses essuyées sur les grands chemins, me voici dans la maison maternelle, où j'ai été reçu comme un bon fils par une bonne mère. Elle se porte bien, mais elle est inquiète de sa fille et de sa sœur; moi, je n'ai pas d'inquiétude, mais je suis bien empressé d'avoir des nouvelles; nous les voudrions exactes et détaillées; ce sont deux conditions embarrassantes pour vous qui êtes bornée aux parties sublimes; il n'est question à Nancy et à Lunéville que d'une lettre aussi grande, aussi légère et aussi charmante que vous. J'ai dit que vous étiez à ce sujet-là de l'avis de vos lecteurs et que je vous en avais entendu parler avec beaucoup d'éloges; au reste que vous vous êtes fait en province une réputation qui étonnerait tout Paris. Moi, je ne suis étonné que de ce qu'elle n'est pas plus grande et plus générale. «Adieu, vous savez si je vous aime. Mettez-moi aux pieds de Mme la maréchale et dites-lui que le moyen le plus sûr qu'elle ait de me faire sa cour est de se bien porter.» Mais le chevalier n'est pas homme à rester longtemps en place; et puis ne doit-il pas profiter de son séjour pour surveiller ses intérêts, visiter ses abbayes, voir sa famille et ses amis. Il se met donc à courir le pays dans une jolie petite vinaigrette où il se trouve fort à son aise, même pour y passer la nuit. Partout il est accueilli à merveille, car partout il apporte la gaieté, la joie et le contentement. En route, il trouve encore le temps de tracer à sa sœur quelques lignes de souvenir et d'affection: «Ce jeudi 3. «Je me porte bien, ma bonne grande fille, et les deux nuits que j'ai passées sur les chemins dans la jolie petite vinaigrette que tu as honorée de ta présence ne m'ont pas fait plus de mal que si c'eût été dans mon lit. «J'ai été reçu ici comme un petit Dieu. Veuille le grand Dieu que cela se soutienne. J'ai vu mon frère Philips avant tout; sa femme est accouchée hier au soir, je la verrai demain[116]. [116] Mme Philips était cette dame anglaise avec laquelle Mme de Boufflers s'était beaucoup liée depuis son arrivée en Lorraine. Elle accoucha en effet d'un garçon à Jarville. L'enfant fut baptisé à Heillecourt avec les cérémonies de l'Église romaine; le parrain fut le prince de Bauffremont et la marraine Mme de Boufflers, représentée par Mlle de Juvincourt. (Journal de Durival.) «Adieu, embrasse bien tendrement notre pauvre tante et ne manque pas, non seulement de m'écrire, mais même de m'avoir écrit de ses nouvelles. «Adieu, je te baise un peu fort.» Enfin, après bien des pérégrinations, bien des déplacements, Boufflers va s'installer dans son domaine de la Malgrange, et c'est de là qu'il écrit encore à Mme de Boisgelin: «Ce 6 octobre. «... Je suis triste, j'ai appris hier au soir en arrivant que le pauvre la Jeunesse s'était cassé la jambe d'une chute de cheval; elle est remise, mais il en a pour six semaines, encore ne sera-t-il sûr que dans ce temps-là s'il sera estropié ou non. J'ai été le voir ce matin; il est à Parville, chez sa femme, dans une petite maison fort propre; sa chambre était bien balayée, et bien arrangée, son lit bien fait, ses draps bien blancs; cela m'a un peu raccommodé avec la pauvreté, que je croyais toujours dégoûtante. Il me semble que rien n'empêche d'être heureux dans une maison de paysan, il suffit d'y avoir ce qu'on aime. «Je ne me porte plus si bien depuis ton départ; si tu avais emporté ma santé, je ne me plaindrais pas. J'ai des maux de tête, des vapeurs et surtout j'ai besoin de revenir à Paris, car je m'ennuie comme un mort. «Mille hommages à madame la maréchale. Si j'aimais Dieu autant que je l'aime, je serais une petite sainte Thérèse. «Dis bien des choses au souverain de la Corniche. Tu sais que c'est le chemin d'Antibes à Gênes.» De la Malgrange, le chevalier se rendait sans cesse à Nancy; il fréquentait la société, et entre temps, pour exercer ses talents, il s'amusait à peindre au pastel les plus jolies personnes de ses amies. Un jour il reproduit les traits de la comtesse d'Haussonville, et c'est la vieille marquise de Boufflers elle-même qui se charge de mettre une légende au portrait. Elle compose ce quatrain: Le madrigal et la satire Trouveraient à la peindre un embarras égal; Il n'est pas plus aisé d'en dire Assez de bien, qu'un peu de mal. Ce n'était pas uniquement pour son plaisir que le chevalier prolongeait ainsi son séjour en Lorraine, mais aussi et surtout par raison d'économie. Ses ressources étaient fort limitées, ses dépenses considérables, et il se trouvait le plus souvent réduit aux expédients. Quand ses créanciers devenaient par trop menaçants, il prenait le grand parti, il allait faire une retraite à la Malgrange; il la prolongeait plus ou moins suivant ses nécessités pécuniaires. Lui-même plaisantait sur sa misère; il écrivait à sa sœur en lui remboursant quelques louis qu'elle lui avait avancés: «A Choisy. «Fouillez dans la poche du vicomte, mon cher enfant, vous y trouverez vingt-huit louis dont vingt-cinq vous appartiennent, et prenez même les trois autres pour me les garder. «Soyez sûre que si vous êtes jamais aussi riche qu'aimable, je vous emprunterai beaucoup et je ne vous rendrai rien. «Ma mère vous mande de ne point oublier le contrôleur général. Elle va faire vos commissions et vous fait dire que Mlle Moutier est mieux et qu'elle fera votre domino.» Boufflers ne faisait du reste nul mystère des motifs qui le retenaient si longtemps hors de la capitale: «Ce 31 octobre. «Il serait bien mal à ma grande sœur d'avoir oublié qu'elle commençait à m'aimer un peu à mon départ de Paris. Moi qui y retourne dans peu, je vais recommencer à l'aimer beaucoup. «Je comptais revenir beaucoup plus tôt et, si je m'en étais cru, je ne serais pas même parti, mais l'année a été orageuse pour mes finances et je suis venu y mettre tout l'ordre qui peut entrer dans des coffres vides. «Je crains bien, mon cher amour, que votre fortune ne vous ait abandonnée et qu'il ne vous en reste que l'habitude du gros jeu. Je voudrais, ou que vous restassiez aussi heureuse que vous, ou que vous devinssiez aussi sage que moi. Mais nous raisonnerons mieux de cela quand je vous verrai, et surtout nous nous embrasserons mieux que je ne vous embrasse d'ici. «Adieu, ma grande serpente. Si vous me répondez, mandez-moi pourquoi ma mère ne me répond pas et baisez-lui les pieds de ma part.» Avant de revenir à Paris, Boufflers se rendit encore chez le vieil ami de sa mère, le prince de Bauffremont, à Scey-sur-Saône, où il fit un assez long séjour. Il annonce à sa sœur son prochain retour et la joie très grande qu'il éprouvera à la revoir: «De Nancy. «Mes lettres sont-elles enfin arrivées, ma chère enfant, et surtout n'y en a-t-il point trop, car je suis si porté à l'excès avec toi que j'ai peur même de te trop écrire. «Pour mettre une fin à mes lettres, je prendrai bientôt le parti de t'aller trouver. J'avais cru d'abord que j'attendrais jusqu'à ta fête, mais il me semble qu'elle se recule tous les jours et j'espère que la vraie fête sera celle où nous nous reverrons. Si par hasard cette lettre-ci t'arrive à temps, réponds-moi à Scey-sur-Saône où je vais, pour me mander ta marche du mois prochain, parce que, indépendamment de l'intérêt que j'ai à ne pas perdre un des moments que je puis te donner, c'est pour moi un plaisir de penser à toute heure où tu es, et ce que tu fais; mon imagination a besoin de s'arrêter à quelque chose et de savoir où te prendre. «Adieu, ma chère enfant, tu ne seras jamais et tu n'as jamais été aussi bien aimée que par moi. Je me réjouis de te le dire dans quelque temps mille fois mieux que je ne puis te l'écrire.» CHAPITRE XV 1775-1778 Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de Boufflers.--Épidémie d'influenza à Paris.--Le remède de Tressan.--Mme de Mirepoix se casse la jambe.--Mme de Boufflers loue la Malgrange à son fils.--Le chevalier sous-loue un pavillon à M. de Bauffremont.--Le prince de Beauvau à Plombières.--Son séjour à Ferney.--Voltaire à Paris.--Sa mort. Pendant l'année 1775 notre correspondance est vide d'événements marquants. Nous n'y relevons qu'un incident assez plaisant qui concerne le chevalier de Boufflers. Son frère, le marquis, avait obtenu autrefois le diplôme de noble génois, en raison des services éminents rendus à la République par le duc de Boufflers. Après la mort du marquis, le chevalier sollicita l'honneur d'être également inscrit au livre d'or de la noblesse génoise. La République ne se refusa pas à lui accorder cette faveur, elle lui demanda simplement de produire son extrait baptistaire. Cette formalité, si simple en apparence, souleva la plus étrange difficulté; tous les extraits obtenus portaient des prénoms différents, mais pas un seul ceux de Stanislas-Catherine, qui étaient les véritables noms du chevalier. L'abbé Porquet, chargé de débrouiller cette affaire compliquée, ne crut pouvoir mieux faire que de s'adresser à Panpan pour obtenir enfin un extrait conforme à la réalité. Il lui écrivait: «Paris, 24 février 1775. «Vous savez que le chevalier croyait s'appeler _Stanislas-Catherine_. Dans l'extrait que vous avez reçu, il s'appelle _saint Jean_; et il croit (à ce qu'il m'a mandé) se souvenir distinctement que dans un extrait précédent, il s'appelait _saint Louis_. «Tous les saints du Paradis ont voulu, apparemment, être les siens. Il devient cependant indispensable de remédier à cette erreur par une sentence ou un arrêt qui valide tous les actes passés par lui jusqu'à présent. Or, je pense qu'avant toutes choses, et pour procéder avec une parfaite sûreté, il convient qu'une personne intelligente, et qui sache lire au moins, consulte et voie de ses propres yeux le registre des actes de baptême de Lunéville. Nous n'osons vous prier de vous donner vous-même cette peine; mais vous pourrez charger de cette commission quelqu'un qui vaudra mieux que vous de toute façon, notre docteur Grapin, par exemple. Mme de Boufflers ne peut pas me dire l'année de la naissance de son fils. Le curé, qui est tout frais émoulu sur la connaissance de l'Extrait, saura tout de suite où le chercher, où le trouver. Répondez-moi tout de suite de votre côté. «Adieu, mon cher ami, nous ne nous écrivons guères, et vous en connaissez les raisons de ma part, mais qu'est-ce qui pourrait vous faire plus douter de mon amitié que je ne doute de la vôtre?» On voit que, par une perte de mémoire au moins étrange, Mme de Boufflers ne savait même plus l'année de la naissance de son fils! Les démarches de l'abbé Porquet ne furent pas inutiles, le chevalier put enfin produire un extrait baptistaire régulier et il eut la satisfaction d'obtenir ce qu'il demandait, c'est-à-dire d'être inscrit sur les registres de la noblesse génoise. L'hiver de 1776 fut déplorable au point de vue de la santé publique; une violente épidémie de grippe éclata à Paris dès le mois de novembre et elle dura plusieurs mois, causant de terribles ravages. La maladie commençait par un rhume et un grand mal de tête, puis survenait la fièvre et en peu de jours le patient était à la mort. On se perdait en conjectures sur les causes de cette bizarre épidémie, on accusait le brouillard, le mauvais air, le vent d'est, etc.; les médecins avaient baptisé la maladie _Influenza_, mais à cela s'était bornée leur science, et ils essayaient de tous les remèdes sans le moindre succès. Du reste, ils étaient surmenés et ne savaient auquel entendre; il n'y avait pas une maison de la capitale qui n'eût une ou plusieurs personnes frappées; la mortalité était effrayante. Mme de Boufflers, qui, suivant son habitude, passait quelques mois d'hiver chez sa sœur de Mirepoix, n'échappa pas à la maladie régnante; mais fort heureusement, elle ne fut que légèrement atteinte. Tressan, qui se piquait de posséder des connaissances médicales, prétendait avoir trouvé un remède souverain contre cette terrible influenza, et il s'empressa de le recommander à la marquise: «Faites de l'exercice, lui disait-il, sciez votre bois, s'il le faut; oubliez, s'il est possible, que vous avez de l'esprit; exercez-vous comme un montagnard du mont Jura; faites circuler votre sang; broyez les fluides, rendez-les subtils en les délayant par une boisson douce; défendez-vous des acides qui coagulent la lymphe; excitez la transpiration, et vous vous trouverez en peu de temps beaucoup mieux. Songez que l'état où vous êtes est un cercle vicieux d'où vous devez vous tirer; votre mélancolie augmente la stagnation des liquides; celle-ci augmente votre mélancolie. Il faut dissiper les engorgements, relever le diamètre des couloirs affaissés par la langueur, et tout se ranimera comme on ranime une horloge en excitant l'oscillation de son pendule[117].» [117] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE TRESSAN. Nous ignorons si la marquise dut sa guérison au singulier remède de Tressan, toujours est-il qu'elle se rétablit assez rapidement. Mme de Boisgelin, M. et Mme de Beauvau furent beaucoup plus sérieusement atteints, et leur convalescence fut longue. L'année, du reste, ne fut pas heureuse pour la famille de Mme de Boufflers. A peine la marquise était-elle remise de cette fâcheuse attaque d'influenza, que sa sœur, Mme de Mirepoix, glissa dans son appartement et se cassa la jambe. C'était un accident très grave pour une personne de soixante-douze ans et l'on fut un moment fort inquiet, mais la vieille maréchale en avait vu bien d'autres et ne se troublait pas pour si peu. Après quelques jours de lit, elle se fit transporter sur une chaise longue et se mit à recevoir ses amis comme si de rien n'était. Elle était si gaie, si causante, elle avait la figure si reposée, qu'on disait qu'elle avait plutôt l'air d'une femme en couches que d'une vieille de soixante-douze ans. Au bout de deux mois, elle avait bon pied bon œil comme auparavant, et elle était plus allante que jamais. Sa famille, charmée de son rétablissement inattendu, lui offrit une fête pour célébrer cet heureux événement, et le chevalier de Boufflers, que sa tante comblait de bienfaits, composa en son honneur ces jolis couplets: SUR L'AIR _de Gabrielle de Vergy_. Venez à nous, venez vous-même Combler tous nos vœux aujourd'hui; Montrez que tout ce qui vous aime Conserve son plus cher appui: Nos ennuis, nos peines cruelles, Prompts à fuir quand vous paraîtrez, S'envoleront à tire d'ailes Au premier pas que vous ferez. Avez-vous bien senti l'atteinte Du coup qui nous a tous frappés; A votre calme, à notre crainte, Tous les yeux se seraient trompés; Notre douleur, votre constance, Nos larmes et votre amitié Nous donnaient l'air de la souffrance, A vous celui de la pitié. La bonté du Ciel vous réserve Pour le bonheur de vos neveux. La nature avec soin conserve Ce qu'elle fit jamais de mieux; Le temps, pressé de tout détruire, Vous traite avec ménagement; Le hasard seul pourrait vous nuire, On sait qu'il ne voit ni n'entend. La vieille maréchale était si bien guérie que l'année suivante elle figurait dans un bal costumé à la Cour déguisée en Huronne, et qu'elle dansa un menuet avec le maréchal de Richelieu, habillé en Céphale. Ils déployèrent tant de grâce et de légèretés qu'ils soulevèrent des applaudissements unanimes: «Que les jeunes gens fassent mieux que nous s'ils le peuvent,» s'écria le duc en baisant la main de la maréchale et en la reconduisant. Dès qu'elle fut complètement rassurée sur le sort de sa sœur, Mme de Boufflers partit pour la Lorraine, où tous ses amis la réclamaient à grands cris et où de graves questions d'intérêt exigeaient impérieusement sa présence. A peine de retour, en effet, la marquise dut prendre des mesures au sujet de la Malgrange, dont l'administration, assez délicate et difficile, la fatiguait et l'ennuyait. D'un autre côté, le chevalier de Boufflers s'était beaucoup attaché à cette terre, il ne voulut pas la voir passer en des mains étrangères, et il proposa à sa mère de la lui louer moyennant une redevance annuelle de 1,500 livres de Lorraine. C'était plus qu'elle n'avait jamais produit. Mme de Boufflers qui, de cette façon, se trouvait débarrassée de tout souci, accepta avec joie la proposition. Boufflers aurait fait une fort mauvaise opération s'il n'avait eu l'occasion de louer un pavillon et un jardin qui faisaient partie de la propriété, au grand ami de sa mère, le prince de Bauffremont. Ce dernier cherchait depuis longtemps à posséder un petit pied-à-terre près de Nancy pour se rapprocher de Mme de Boufflers pendant les longs mois d'été. Il proposa donc au chevalier de lui louer le pavillon de la Malgrange et le traité fut conclu moyennant une somme de 100 écus. C'était le plus clair des revenus de la propriété. A partir de ce moment le prince vient faire de fréquents séjours en Lorraine, si fréquents même qu'il se trouve bientôt trop à l'étroit, et qu'il commence la construction d'un nouveau pavillon, destiné à lui donner plus de place. Comme il voit grand, il fait élever, à la stupéfaction générale, un salon et une salle à manger pour quatre-vingts personnes, avec des cuisines et des offices en proportion. C'était à croire qu'il voulait recevoir toute la province, ce à quoi il ne songeait guère. Aussitôt en Lorraine, Mme de Boufflers a repris sa vie nomade, tantôt à Nancy, tantôt à Lunéville, tantôt à Sommerviller, tantôt à Fléville, s'attachant de plus en plus à Mme de Brancas, à sa chère Durival, à Panpan quand il consent à se laisser voir; car, à mesure que les années arrivent, le vieux philosophe se montre de moins en moins sociable, il résiste aux plus séduisantes invitations, aux plus pressantes prières. Peu de lettres qui ne contiennent des reproches sur son absence et sur la difficulté qu'on éprouve à le voir; tout le monde se plaint de lui, mais on l'aime quand même et Mme de Boufflers plus que tout autre: elle le lui dit en termes charmants, en lui racontant les nouvelles et les menus incidents de sa vie. «Nancy, juin 1775. «Je n'ai jamais songé à être modeste et vous m'avez certainement bien entendu. Il y a longtemps que je vous aime; mais ces trois dernières années, par-dessus une amitié de trente ans, l'ont bien fortifiée, je t'assure. J'ai beau dire à la duchesse[118], elle est si piquée qu'elle ne répond pas; elle ne t'aime pas encore assez pour te pardonner l'absence; mais moi, je t'aime trop et j'aime assez le prince[119] pour avoir une volonté très décidée. Je ne crains que le chevalier, qui aura de la peine à renoncer à sa seule propriété. Mais jeudi, en allant souper chez la comtesse de Stainville avec M. de Stainville, je compte le mener chez Cagnon[120]. [118] Mme de Brancas. [119] Le prince de Bauffremont. [120] Concierge de la Malgrange. «Vous ai-je dit que ma belle G. venait avec Mme de Grammont? Mme la duchesse de Bourbon va à Plombières; il y aura une multitude de belles dames de Paris. Mme de Grammont sera ici le 12. M. de Beauvau me mande qu'il se porte fort bien. «Mme de Praslin me mande que les femmes de ministre sont parvenues à manger avec le Roi et la Reine à Marly. Elles y mangeaient sous le feu Roi; mais celui-ci ne voulait pas, et même Mme de Maurepas n'y a mangé que de ce voyage-ci. Les ministres ne mangent pas non plus. «Il faut qu'il y ait des officiers généraux nommés, (De la main de Mme de Boisgelin.) car M. de Choiseul la Baume revient commander en second. Maman dit qu'elle attend encore que Mme de Clermont lui dise des nouvelles pour vous en mander. Elle est bien fâchée de vous écrire sur de si vilain papier. Adieu, le Veau, je t'embrasse bien tendrement. Le mari te fait mille compliments et ses respects. (De la main de Mme de Boufflers.) «Envoyez bien vite chez le pauvre Viller pour lui dire combien je suis aise de sa croix. C'est par avarice pour vous que je me suis servie de cette feuille[121]. [121] Cette lettre est écrite sur un papier très commun. «Adieu, mon cher et bien-aimé Veau. Dites comment se porte Marianne.» En 1777, M. de Beauvau réside quelque temps dans ses terres de Lorraine, puis il se rend avec la princesse à Plombières pour y prendre les eaux. Bientôt, Mme de Boufflers, sa sœur de Bassompierre, M. de Bauffremont viennent les retrouver, et cette aimable visite les aide à passer plus facilement le temps de la saison. Comme d'habitude, de nombreux baigneurs se pressent dans l'agréable ville d'eaux. Pendant son séjour, Mme de Boufflers assiste à la procession commémorative de l'inondation de 1770, de celle que l'on a surnommée _le déluge_, et qui a emporté la moitié de la ville. Cette cérémonie se célèbre en grande pompe. Après les vêpres, le clergé suivi de tous les habitants parcourt la ville processionnellement, puis a lieu à l'église une bénédiction solennelle[122]. [122] 26 juillet. Mme de Boufflers assiste aussi à l'inauguration du «nouveau bain». La ville de Plombières, désireuse de justifier la vogue dont elle jouit et de procurer à ses visiteurs tout le «confort moderne», vient de faire construire un nouvel établissement qui passe pour un prodige de luxe. On peut en juger par cette description de Durival: «Le nouveau bain, ou bain tempéré, a quatre croisées au levant et au couchant, cinq des deux autres faces, un billard, un café et de petits logements au-dessus. Il est voûté et soutenu par onze pilastres. L'évaporation est à la place du 12e. Il y a douze cabinets où on baigne dans des cuves, avec des robinets à chaque, pour se donner soi-même de l'eau à différents degrés. Un bassin carré au milieu et un bain commun; il a environ 2 pieds 8 p. d'eau et 4 degrés. Tout autour, des cabinets pour l'étuve et la douche. Dans un, on peut être douché de bas en haut, par un jet d'eau![123]» [123] _Journal de Durival_, Mss. de la bibl. de Nancy. Pendant leur séjour à Plombières et les longues promenades sous les ombrages des environs, M. et Mme de Beauvau ont longuement parlé de Voltaire avec la marquise. L'idée leur vient, avant de rentrer à Paris, de reprendre le projet si fâcheusement avorté quelques années auparavant et d'aller faire une visite au vieux philosophe; ils s'efforcent d'entraîner Mme de Boufflers avec eux. Mais la marquise qui, plus jeune, n'a pas osé affronter les précipices de la Suisse, ne se sent nullement disposée à un si lointain voyage; cependant elle accepte d'abord, donne même rendez-vous aux voyageurs à l'_Hôtel des Trois Rois_ à Bâle, puis au dernier moment, le courage lui manque ou une autre idée lui traverse la tête, et elle part pour Scey-sur-Saône, sans même prévenir son frère du changement de ses projets. Après avoir vainement attendu leur sœur pendant deux jours, et l'avoir cherchée sur la route «de cabaret en cabaret», M. et Mme de Beauvau se rendent à Genève. A peine arrivé le prince envoie un message à Voltaire pour lui annoncer sa visite. Le patriarche ravi lui répond: «1777. «C'est donc le héros d'Homère qui descend chez les ombres. Il ne passe pas debout comme l'_Empereur_[124]. Je ne suis pas sur les bords du lac, mais du Styx. Sans cela je volerais à vos pieds; mais l'état où je suis ne me permet que d'attendre vos ordres, et de remercier ma destinée.» [124] L'empereur d'Autriche venait de passer à Genève et il n'avait pas jugé à propos de se rendre à Ferney. Si l'on veut avoir un portrait saisissant de Voltaire à cette époque, on n'a qu'à lire ce joli crayon du prince de Ligne. Après un séjour chez le philosophe, il écrivait: «Voltaire était toujours en souliers gris, bas gris de fer, roulés, grande veste de basin, longue jusqu'aux genoux, grande et longue perruque, et petit bonnet de velours noir. Le dimanche, il mettait quelquefois un bel habit mordoré, uni, veste et culotte de même, mais la veste à grandes basques, et galonnée en or, à la Bourgogne, galons festonnés et à lames, avec de grandes manchettes en dentelles jusqu'au bout des doigts, car _avec cela_, disait-il, _on a l'air noble_... «Il fallait le voir animé par sa belle et brillante imagination, distribuant, jetant l'esprit, la saillie à pleines mains, en prêtant à tout le monde, porté à voir et à croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y faisant abonder les autres;... faisant parler et penser ceux qui en étaient capables, donnant des secours à tous les malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, et bon homme dans la sienne; bon homme dans son village, bon homme et grand homme tout à la fois...» M. et Mme de Beauvau furent reçus à Ferney avec les démonstrations de la joie la plus extrême. Voltaire, ravi de posséder cet illustre couple, se mit en frais de grâce et d'esprit. Il fut étourdissant, incomparable. Que de souvenirs furent évoqués! Et la Cour de Lunéville, et la Cour de Louis XV! On ne se borna pas au passé; le prince raconta avec esprit des anecdotes du nouveau règne, Voltaire jeta des vues profondes sur l'avenir; les heures s'enfuirent. De part et d'autre on fit assaut de séduction et l'on se plut extrêmement. M. et Mme de Beauvau partirent dans le ravissement de cet homme extraordinaire et sous le charme de son accueil; ils voulurent même lui faire promettre de leur rendre leur visite à Paris et le plus tôt possible, mais il objecta qu'il redoutait quelques tracasseries du côté de la Cour; M. de Beauvau se porta garant qu'il n'éprouverait aucun ennui. A peine rentré dans la capitale, le prince recevait de son hôte cette lettre enthousiaste où des regrets sincères se mêlaient agréablement aux plus douces flatteries. «Auprès de ce prince les autres étaient peuples. C'est ce qu'on disait autrefois de je ne sais plus qui, et c'est ce que je dis des deux voyageurs qui ont daigné passer de la fontaine de Plombières au lac de Genève. «Le vieux pénitent retiré dans sa montagne noire a presque repris un moment de vie à cette belle apparition. Il en a plus appris dans un quart d'heure auprès des deux illustres voyageurs qu'il n'en avait mal deviné en plusieurs années de temps. Il est comme Épiménide qui, en se réveillant dans sa caverne, trouve le monde tout changé, mais quand les deux êtres supérieurs qui avaient illuminé le pauvre homme furent partis, il retomba à l'instant dans sa misère et dans ses regrets. Il sent bien qu'il n'en sera que plus malheureux le reste de sa vie, pour avoir été si heureux un moment. «Le solitaire, le mourant, le détrompé, le pénitent, ne parlera pas aux deux voyageurs de leurs amis et de leur situation; il ne leur dira pas un mot de cette singulière enfant et de cette brillante imagination de Mme du Deffant; il ne leur dira rien des _Saisons_, qu'il relit, malgré M. Clément; il ne peut parler aux deux voyageurs que d'eux-mêmes, et leur présente du fond de son antre ou de son tombeau son respect, ses regrets, son enchantement et sa reconnaissance.» L'année suivante, en 1778, Voltaire tint la promesse qu'il avait faite à M. de Beauvau; il vint à Paris pour assister à la première représentation d'_Irène_. A la barrière, quand les commis lui demandèrent s'il n'avait rien contre les ordres du Roi: «Ma foi, messieurs, leur répondit le patriarche gaiement, je crois qu'il n'y a ici de contrebande que moi.» Il descendit rue de Beaune, chez M. de Villette. Le lendemain de son arrivée, il reçut en robe de chambre la moitié de Paris. L'Académie lui envoya une députation de trois membres, le prince de Beauvau, Saint-Lambert et Marmontel, pour le féliciter sur son retour. La députation était accompagnée de tous les académiciens qui avaient assisté à la séance. Une foule immense accourut pour rendre hommage à l'illustre voyageur; l'hôtel de M. de Villette ne désemplissait pas: «Il vit hier plus de trois cents personnes, écrit Mme du Deffant. Je me garderai bien de me jeter dans cette foule. Tout le Parnasse s'y trouve depuis le bourbier jusqu'au sommet; il ne résistera pas à cette fatigue; il se pourrait bien qu'il mourût avant que je l'aie vu.» Le lendemain, cependant, M. de Beauvau se présentait au couvent de Saint-Joseph et il emmenait Mme du Deffant rendre visite au patriarche; il y avait trente ans qu'ils ne s'étaient vus. La réunion fut des plus touchantes. «Il m'a marqué la plus grande amitié, écrit la marquise, et la joie la plus vive de me revoir. Elle a été réciproque.» Mise en goût par cet accueil charmant, Mme du Deffant retourne encore deux jours après rue de Beaune: «Je lui fis hier ma seconde visite, encore avec M. de Beauvau... Nous fûmes reçus par la nièce Denis qui est la meilleure femme du monde, mais certainement la plus gaupe... Après avoir attendu un bon quart d'heure, Voltaire arriva disant qu'il était mort, qu'il ne pouvait pas ouvrir la bouche, etc., etc.» A part une courte visite de Voltaire deux mois après, les relations des deux amis en restèrent là. Cependant la présence du philosophe avait causé un indescriptible émoi dans certains cercles de la Cour et Voltaire fut prévenu qu'il serait peut-être obligé de fuir la capitale. Il rappela alors à M. de Beauvau la promesse qu'il lui avait faite à Ferney, et le prince, par l'influence de la comtesse Jules de Polignac, obtint qu'on laisserait le patriarche jouir en paix de son triomphe. A la fameuse représentation d'_Irène_ au Théâtre-Français, c'est encore M. de Beauvau qui, aux acclamations d'une foule en délire, déposa sur la tête du poète une couronne de lauriers. En apprenant l'arrivée du philosophe à Paris, Boufflers, qui se morfondait avec son régiment sur les côtes de Bretagne, écrivait à Mme de Sabran: «Brest. «J'espère que vous avez vu Voltaire. Je crains que son séjour ne soit trop long; Paris est trop jeune pour lui. La première curiosité une fois passée, on le laissera là. D'ailleurs, il doit avoir de la peine à sanctifier la maison qu'il habite. On dit que ses pièces ne seront pas reçues ou qu'elles tomberont; de manière ou d'autre, je prévois avec peine que son triomphe sera suivi de chagrins.» Peu de temps après il écrivait encore: «Landerneau, 11 mars. «Je crains bien pour ce pauvre Voltaire. Vous ne me mandez pas qu'il s'est confessé; je le sais par M. de Beauvau. Je souhaite que son âme aille en Paradis, mais je voudrais que son esprit restât sur terre; ce sont deux choses bien difficiles. S'il se porte bien, tâchez de le voir encore; il finira par vous aimer à la folie. Si ma vanité n'y était pas trop intéressée, je serais tenté de croire qu'on vous aime en proportion de l'esprit qu'on a...» Boufflers, apprenant par Mme de Sabran que l'enthousiasme du public pour le philosophe, loin de se calmer, ne faisait que croître et qu'il en devenait la victime, répondait spirituellement: «1er juin. «Dites de ma part à Voltaire de vivre de sa gloire; il en a une provision pour plusieurs siècles. Qu'il laisse là le travail et le café; jamais les veilles des autres ne vaudront son repos. En vérité, si vous en avez l'occasion, parlez-lui de moi; dites-lui que votre frère le chérit comme un fils, que je lui écrirais si je ne trouvais pas cela de trop bon air; qu'il me semble d'ailleurs que ce serait faire comme les gueux qui font de petits présents aux riches pour en avoir de gros, ou comme les filles qui donnent des cordons de cheveux pour avoir des colliers de diamants. Dans mon silence, je l'aime mieux que les gens qui l'ennuient le plus[125].» [125] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers_, par MM. DE MAGNIEU et PRAT. Plon, 1875. Quand Boufflers écrivait cette lettre, Voltaire depuis deux jours déjà n'était plus de ce monde: Surmené par les émotions, la fatigue, les visites, le philosophe n'avait pas tardé à tomber malade; en peu de jours, son état fut des plus inquiétants. Après quelques alternatives de mieux et de pire, il succomba le 30 mai 1778. Mme du Deffant, froissée de l'oubli relatif de son ancien ami, se borne à mentionner cet événement à la fin d'une lettre à Walpole, en post-scriptum, comme le plus vulgaire fait divers: «Vraiment j'oubliais un fait important, c'est que Voltaire est mort; on ne sait ni l'heure ni le jour.» Et c'est tout. Et voilà l'épilogue de trente ans d'amitié. L'on connaît les scènes qui précédèrent et suivirent la mort du philosophe et le refus de l'Église de lui accorder la sépulture. Le chevalier de Boufflers aimait tendrement Voltaire, il éprouvait pour lui, il le dit lui-même, une affection presque filiale, sa perte lui fut profondément douloureuse. Son indignation n'eut pas de bornes quand il apprit qu'on avait refusé la sépulture aux cendres de ce grand homme. Il écrivait tristement: «Ce n'est pas la peine de recourir à la philosophie pour juger les persécuteurs de son cadavre, écrit-il, la théologie seule les condamne. Il avait été baptisé dans notre religion, il en avait fait plusieurs actes, il l'avait un peu ridiculisée, mais jamais désavouée publiquement, et on lui refuse la sépulture que les lois n'interdisent qu'aux criminels; quelle règle a-t-on pour le juger damné? Un instant trop court pour s'exprimer suffit pour se repentir, et un instant de repentir efface un siècle de crimes; au milieu du dérangement des organes et de l'abattement de tous les sens, Dieu peut lire le mouvement de contrition dans le cœur du mourant, il peut voir ce que les hommes ne peuvent pas entendre; on ne doit donc jamais présumer de la damnation de personne. Ce n'est pas la religion qui a fermé les portes des églises aux restes de ce grand homme. Je ne veux pas en dire davantage, car je finirais, moi chétif, par me faire aussi refuser la sépulture.» Mme de Boufflers fut indignée de la conduite du clergé; en souvenir d'une ancienne intimité, elle composa sur la mort du patriarche une ode qui eut le plus grand succès: Dieu fait bien ce qu'il fait, La Fontaine l'a dit. Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand œuvre, Voltaire eût conservé ses sens et son esprit; Je me serais gardé de briser mon chef-d'œuvre. Celui que dans Athènes eût adoré la Grèce, Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir, Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas daigné le voir, Et Monsieur de Beaumont lui refuse une messe. Oui, vous avez raison, Monsieur de Saint-Sulpice, Eh! pourquoi l'enterrer? N'est-il pas immortel! A ce divin génie, on peut sans injustice, Refuser un tombeau,... mais non pas un autel[126]. [126] Elle écrivit encore ce quatrain moqueur: Pourquoi donc avez-vous enterré cet impie? Disait à dom Benoît l'archevêque en fureur. --C'est, répondit-il, Monseigneur, Parce qu'il n'était plus en vie. CHAPITRE XVI 1778 Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran. Depuis qu'il était revenu de Pologne après avoir si piteusement échoué dans ses rêves de conquête et de gloire, le chevalier de Boufflers, découragé, avait repris sa vie errante, sans profit et sans but. Quand il était à Paris, il fréquentait la société de sa mère, jouait sans rime ni raison, composait des vers galants, faisait la cour aux femmes, enfin «courait les filles», comme l'on disait alors. Cette vie, funeste à la fois pour son cœur, sa santé et sa bourse, ne durait pas toujours, fort heureusement. Une grande partie de l'année, le chevalier vivait en province, tantôt en Lorraine, à la Malgrange ou à Nancy, tantôt chez des amis qu'il visitait à tour de rôle, et où son esprit charmant le faisait toujours accueillir avec joie. Quelquefois, mais rarement, il se rappelait qu'il était colonel du régiment de Chartres (infanterie) et il allait passer quelques semaines à son régiment. En 1777, le chevalier avait alors trente-neuf ans, une rencontre fortuite vient bouleverser sa vie. Lui qui n'a jamais connu que les liaisons éphémères, qui n'en a jamais compris d'autres, en un mot qui n'a jamais aimé, s'éprend d'une passion profonde qui durera jusqu'à sa dernière heure. Cette affection, comme toutes les affections humaines, hélas! ne sera exempte ni de déceptions, ni d'orages, mais les débuts en furent si exquis que trente ans après Boufflers se les rappelait encore avec délices. Quand le chevalier était à Paris, il fréquentait assidûment chez la maréchale de Luxembourg. En 1777, un soir, il rencontra par hasard chez la noble dame une jeune veuve très intelligente, très spirituelle, Mme de Sabran; elle venait d'avoir vingt-sept ans. Née en 1749, Françoise-Éléonore de Jean de Manville avait perdu sa mère de bonne heure et elle avait été élevée par son aïeule, Mme de Montigny. On lui fit épouser un officier de marine, M. de Sabran, qui avait cinquante ans de plus qu'elle, et dont elle eut deux enfants[127]. En 1775, M. de Sabran eut l'à-propos de mourir. [127] Le fils, Elzéar de Sabran, était né en 1774; la fille, Delphine, épousa le vicomte de Custine. Bien qu'elle ne possédât plus les attraits de la prime jeunesse et qu'elle ne fût pas précisément jolie, Mme de Sabran avait une physionomie si originale, tant de mobilité dans le regard, une grâce si piquante qu'elle séduisait au plus haut point. Et puis son esprit était comme son regard, pétillant, plein de verve, jamais en repos. Elle aimait les arts, et elle cultivait avec succès la musique, la peinture, la poésie. Dès leur première rencontre, Boufflers attaqua galamment et déploya toutes ses séductions. Mme de Sabran lui répondit avec tant d'esprit et d'agrément, elle montra une raison si droite et des connaissances si variées, que le chevalier ébloui s'éprit pour la jeune veuve d'un amour passionné. Bien entendu, dès le lendemain, Boufflers, comme c'était son devoir, se rendit chez elle pour lui présenter ses hommages; l'impression fut plus vive encore que la veille, et cette première visite fut suivie de beaucoup d'autres. Le chevalier n'avait point pour habitude de s'attarder aux préliminaires et de prolonger outre mesure la période du sentiment; il aimait, il n'avait pas lieu de se croire détesté, il demanda bien vite qu'«on couronnât sa flamme». Mais il eut la surprise de trouver chez Mme de Sabran un empressement moins grand. Certes elle ne cachait pas le penchant qu'elle éprouvait pour son adorateur, mais elle se trouvait des devoirs vis-à-vis d'elle-même, vis-à-vis de ses enfants et elle opposa une résistance absolue. Comme on ne pouvait sans crime rompre une idylle si touchante, Boufflers, qui était l'ingéniosité même et qui savait en plus que tout chemin mène à... Rome, proposa un moyen terme. Puisque le mot _amour_ choquait et effrayait Mme de Sabran, rien n'était plus simple que de le remplacer par _amitié fraternelle_; on serait frère et sœur: quoi de plus pur, de plus touchant, et de quoi pouvait s'effrayer dans ces conditions l'âme la plus timorée. «Soit, répondit Mme de Sabran convaincue, ne m'aimez jamais que d'une amitié fraternelle et j'aurai toujours pour vous l'amitié d'une sœur.» Le pacte ainsi conclu, signé, et la paix faite, les relations se poursuivirent dans la plus confiante intimité. Pas un jour ne s'écoulait sans que le chevalier ne rendît visite à son amie dans sa maison du faubourg Saint-Honoré, et là, assis tous deux sous les grands arbres ou dans les bosquets du jardin, ils devisaient à perte de vue. Souvent Boufflers rime en l'honneur de la bien-aimée, mais, toujours original, il ne se croit pas obligé de lui décerner des louanges hyperboliques. Un jour il lui adresse cette chanson où il plaisante cette chevelure ébouriffée qui est un des traits caractéristiques de sa physionomie: AIR: _Nous sommes précepteurs d'amour_. Aux attraits les plus séduisants, A la beauté la plus soignée, Je préférerai constamment Qui donc?... Sabran la mal peignée. Sur sa raison, les envieux N'ont jamais pu trouver à mordre, Et ce n'est que dans ses cheveux Qu'on aperçoit quelque désordre. De l'amour, c'est un trait nouveau; Sabran, il venge son injure. N'ayant pu troubler ton cerveau, Il s'en prend à ta chevelure. Fort heureusement pour le frère et la sœur, cette touchante idylle fut brusquement interrompue, ce qui permit au pacte de durer au moins quelques mois. La France venait de promettre des secours aux insurgés américains et la guerre menaçait d'éclater entre le cabinet de Versailles et celui de Windsor. Il était question d'un débarquement sur les côtes d'Angleterre, et dans ce but l'on décida de réunir en Bretagne toute une armée. Le régiment de Chartres, que commandait en second Boufflers, fut désigné pour se rendre à Brest et le chevalier reçut l'ordre de l'y rejoindre. Donc Boufflers dut quitter sa sœur chérie; ce ne fut pas sans larmes, sans désespoir, le frère et la sœur s'aimaient si bien! mais il fallait obéir. L'on se promit naturellement de se garder une foi éternelle et de s'écrire souvent pour tromper les rigueurs de l'absence. Mme de Sabran est une des plus charmantes figures du dix-huitième siècle, c'est une créature délicieuse toute de passion, de charme, de tendresse, et si sensible, si femme, si aimante! Ses lettres sont exquises. A chaque ligne tombe de sa plume sans effort, à l'improviste, les pensées délicates, originales et d'un tour si heureux! Il semble même qu'elle ait le don d'inspirer son correspondant, car jamais le chevalier n'a l'esprit plus fin que quand il lui écrit[128]. [128] La correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers a été publiée en entier par M. H. de Magnieu et M. Prat. (Plon, Nourrit et Cie, 1875.) C'est à ce très intéressant volume que nous empruntons tous les extraits cités dans ce chapitre. Ses lettres respirent la passion la plus vive. On sent qu'il aime Mme de Sabran à la folie, qu'elle est tout pour lui. Son cœur déborde d'amour, et il le lui laisse voir en termes exquis: chaque mot est une caresse, chaque phrase un acte de foi et d'amour. Ces lettres sont si jolies, d'un sentiment si profond et si vrai, que nous ne pouvons résister au désir d'en citer quelques extraits; ils ne peuvent que contribuer à mieux faire connaître le caractère du chevalier: «...Mon Dieu, chère sœur, quand vous reverrai-je? Je suis comme un avare éloigné de son trésor: à la vérité il n'en jouissait pas, mais il le contemplait toute la journée... J'ai laissé chez vous mes connaissances et mes goûts. Tout ce qui me plaît est resté avec tout ce que j'aime...» * * * * * «Écrivez-moi un peu, chère et charmante sœur; je ne vivrai que de votre souvenir. Les prédicateurs et même les métaphysiciens ne vous ont-ils pas dit que si Dieu oubliait un moment le monde, il tomberait dans le néant? Vous êtes ce Dieu-là, et moi, je suis ce monde; ne m'oubliez pas...» * * * * * «...Adieu, ma sœur; jamais ce que je sens au dedans, en traçant ce nom de sœur, ne pourra être rendu. Adieu; souvenez-vous du besoin que j'ai de votre amitié. Elle me charme sans me suffire; elle a pour moi le prix que la sécheresse et la soif donnent à une goutte d'eau.» * * * * * «...Avant de vous connaître, j'avais souvent senti de l'ennui, mais jamais de regret. Pourquoi vous ai-je vue si tard? Pourquoi faut-il vous voir si peu? Pourquoi l'absence est-elle si longue et la vie si courte?...» * * * * * «Laissez-moi vous dire, si je puis, tout le plaisir que m'a fait votre dernière lettre... Vous êtes comme cette pauvre Médée qui veut le bien et qui fait le mal; vous charmez, vous rajeunissez tout ce qui vous entoure, il ne vous manque qu'un Jason. Pour moi, je suis tantôt le bonhomme à qui vous rendez ses premiers ans, tantôt le vieux bélier dont vous faites un agneau, tantôt ce pauvre frère que vous mettez en pièces, mais je ne suis jamais celui que je voudrais être.» * * * * * «...Mon secrétaire arrive en ce moment avec une troisième lettre de vous qui me transporte de reconnaissance. Ne vous lassez pas, ne vous dégoûtez pas de moi, mon amie; jurez-moi que jamais vous ne vous dédirez de ce que vous me dites de charmant. Ce mot _nécessaire_, dont vous vous servez pour votre vieil ami, ne sortira jamais de sa pensée. Tous les rois de la terre se réuniraient pour me combler d'honneurs et de biens, qu'ils ne me feraient jamais goûter une joie comparable à celle que ce mot-là m'a causée. Je crois même qu'un triomphe m'en ferait moins, car la gloire ne nous vaut pas. «Adieu, ma sœur; j'ai besoin de vous comme on a besoin d'air en été et de soleil en hiver. Adieu encore; je vous baise en bon père, en bon frère et en ami suspect.» * * * * * Si Boufflers a consenti à s'éloigner quand l'exil lui était si cruel, ce n'est pas qu'il soit poussé par l'ambition ou par un ardent désir de gloire; en vérité ce ne sont là que des prétextes, mais qui lui permettront de se montrer digne du bien suprême, de celui qu'il souhaite par-dessus tout, et que Mme de Sabran connaît mieux que personne. Malheureusement, jusqu'à présent, il n'a guère eu l'occasion de montrer sa valeur. Toute son activité se borne à quelques déplacements; on l'envoie de Brest à Saint-Malo, de Saint-Malo à Landerneau, mais sans but, sans utilité, et il s'ennuie très fort. «Je suis arrivé en grande hâte pour ne rien faire. Il n'est pas plus question de se battre en Bretagne qu'au couvent de la Visitation, et il paraît que nous en serons quittes, non pas pour la peur, mais pour l'ennui.» Et il lance cette jolie boutade: «Mourir n'est rien, se battre est assez joli, mais s'ennuyer est affreux.» Mme de Sabran s'étant permis quelques plaisanteries sur ces guerriers qui passent leur temps dans les loisirs de la vie de garnison et se croisent les bras, son «frère» lui écrit: «Landerneau, 2 mars. «Vous vous égayez un peu sur notre guerre de Bretagne; on voit bien que vous n'y êtes pas. Savez-vous qu'il n'y manque que des ennemis? car d'ailleurs, nous avons un général, un maréchal des logis, un état-major, un équipage d'artillerie et de vivres, et nous nous appelons l'_armée de Bretagne_. Je vous prie dorénavant d'en parler avec le respect qui convient à une armée, ou bien je proposerai pour vous punir de mettre quelqu'un de mon régiment à discrétion chez vous...» Si l'armée de Bretagne ne joue en réalité aucun rôle utile, les généraux cependant ne la laissent pas dans l'inaction; les ordres, les contre-ordres sont incessants, les régiments sont morcelés, réunis, divisés de nouveau, ils vont, reviennent, sans plan, sans but; bref la confusion est extrême et le désordre à son comble. Boufflers n'a d'autre consolation dans sa détresse que de penser à sa «sœur», et de se rappeler les heures si douces passées près d'elle dans cette délicieuse demeure du faubourg Saint-Honoré qui a vu naître et grandir leur mutuelle tendresse: «Les tristes colonels de Bretagne se flattent de revenir au mois de juin, lui écrit-il, mais je n'en crois rien. Il y avait bien plus de raisons de ne pas partir de Paris que pour y retourner. Mon imagination est toute tendue de noir... Quelquefois pour me distraire, je me transporte à la maison fraternelle. Je vois d'ici des livres, des tableaux, des plumes, des couleurs, des arbres verts, un pavillon, de grandes promenades; j'aperçois entre les arbres une espèce de petite nymphe qui se promène un livre à la main, et je cours à sa rencontre. Quel bonheur que ce soit ma sœur! Quel dommage que ce ne soit que ma sœur!» Cet éloignement de la femme qu'il aime, cette vie oisive et sans but des camps, cette activité factice qui ne mène à rien, finissent par avoir raison de la santé du chevalier; le physique et le moral sont à l'unisson, c'est-à-dire que tous deux vont fort mal. Il avoue à son amie son triste état et elle lui répond pour le réconforter: «8 mai 1778. «Ne me parlez point de votre tristesse ni de vos souffrances, mon frère, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes; même votre fluxion et votre mal de dents. Si vous n'étiez jamais malade, vous ne sentiriez point le prix de votre santé; et si vous ne quittiez jamais vos amis, vous n'éprouveriez pas le plaisir qu'on a de les revoir après une longue absence. Telle est la condition humaine. «Il n'est pas de plaisir sans peine, et souvent la somme des peines passe celle des plaisirs; mais, n'importe, il faut nous croire heureux, malgré le sort, malgré nous-mêmes, et prendre notre parti sur ce bonheur parfait qui ne peut exister. Vous me direz que j'en parle bien à mon aise, moi qui n'ai rien à désirer; il est vrai que je suis heureuse, mais je suis bien persuadée que notre bonheur est en nous-même et qu'avec de la raison et de la philosophie, on n'est point malheureux dans ce monde, ou très difficilement...» Quelquefois la correspondance des deux amis roule sur des sujets plus intimes. Un jour Mme de Sabran avoue à son «frère» qu'elle a été s'agenouiller au tribunal de la pénitence et elle lui raconte cet événement en termes exquis: «25 avril 1778. «J'ai véritablement besoin aujourd'hui de causer avec vous, mon frère, pour m'égayer et me distraire d'une certaine visite que je viens de faire, et quelle visite! une visite que l'on ne fait que dans un certain temps, aux genoux d'un certain homme, pour avouer de certaines choses que je ne vous dirai pas. J'en suis encore toute lasse et toute honteuse. Je n'aime pas du tout cette cérémonie-là. On nous la dit très salutaire et je m'y soumets en femme de bien.» Le chevalier lui répond avec non moins d'esprit et de finesse: «Mardi. «Comment, charmante petite Magdeleine, vous sortiez du confessionnal et vous y aviez dit beaucoup de choses que vous ne me diriez pas, à moi qui vous dirais tant de choses que mon confesseur ne saura jamais! Mon Dieu! que je suis piqué de n'avoir été pour rien dans vos propos! et que disait cet homme qui vous voyait à ses genoux? Que n'étais-je votre confesseur! Que n'ai-je été votre péché! Que ne suis-je votre pénitence! «Adieu, ma sœur, je suis enrhumé du cerveau et de la poitrine; je tousse comme un loup et je pleure comme un veau. Si vous en aviez eu autant, cela vous aurait fait bien de l'honneur au tribunal de la pénitence.» L'activité de sa correspondance avec Mme de Sabran n'empêchait nullement le chevalier de donner de ses nouvelles aux autres personnes de sa famille et particulièrement à Mme de Boisgelin. C'est elle également qu'il prenait pour confidente de l'ennui mortel qu'il éprouvait dans cette Bretagne où, pas plus dans le présent que dans l'avenir, il ne voyait rien à espérer. Il lui écrit en 1778[129]: «3 mars. «J'envie bien le vicomte de la Tour du Pin qui tourne le derrière à la Bretagne et le devant à Paris, mais il paraît par sa permission d'aller se marier, qui n'est que pour dix-sept jours, que nous pensons à l'Angleterre. On arme les gros vaisseaux sans oublier les autres et les nouvelles d'aujourd'hui sont toutes martiales. «Malgré tout cela je n'en crois rien, nous ferons bien des semblants avant de faire rien de ressemblant à une véritable guerre. «Mille choses de ma part à tout ce qui a la bonté de m'aimer, et ne cessez pas de vous informer si jamais les colonels de Bretagne auront la permission de revenir. «Adieu, mon pauvre enfant, votre dernière lettre était le plus joli rêve enfanté par le plus doux sommeil, mais soyez plus éveillée une autre fois pour me mander des nouvelles.» [129] Toutes les lettres de Boufflers à sa sœur citées dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier. L'événement cependant ne tarde pas à donner tort aux pressentiments du chevalier. Il apprend tout à coup que le duc de Chartres a quitté Paris incognito et qu'il vient visiter son régiment. Il mande à sa sœur l'arrivée du prince: «Landerneau, 15 juin 1778. «Je suis dans les ennuis et dans les affaires jusqu'au cou, il faut que je loge et que je nourrisse M. le duc de Chartres qui arrive tout à l'heure, et je n'ai ni maison ni cuisine; tout ira à la volonté de celui qui lit dans les cœurs et dans les casseroles, car j'ai fait de mon mieux et s'il ne m'aide pas, je n'aurai fait que de l'eau claire. «Tout le monde est effaré de notre arrivée ici; il n'y est pas plus question de guerre que de vendanges, et jamais il n'y aura eu d'armée aussi tranquille que la nôtre. «Je vous donnerai des nouvelles au premier moment libre que j'aurai, en attendant comptez pour moi sur beaucoup d'ennuis et fort peu de dangers. «Adieu, ma haute sœur, je vous aime de la tête aux pieds, cela s'appelle un grand amour.» L'arrivée du duc de Chartres à Landerneau était cependant le prélude de graves événements. Une flotte de trente-deux vaisseaux et de huit frégates était réunie à Brest sous les ordres du comte d'Orvilliers et elle se prépara à prendre la mer. Le duc reçut le commandement d'une division. Boufflers sollicita vainement du prince l'autorisation de l'accompagner, il n'éprouva qu'un refus formel. «Je suis bien fol d'aimer la gloire, écrit-il tristement, elle ne veut pas de moi. Le plaisir va bientôt être du même avis. Il faudra me mettre à la raison pour toute nourriture.» Quand la flotte fut sortie du port, elle ne tarda pas à se rencontrer avec l'amiral Keppel, qui était venu au-devant d'elle. La bataille fut vive et sanglante, mais aucun vaisseau ne fut pris, et chacun se retira sans qu'il y eût un résultat définitif. La flotte française rentra à Brest pour réparer ses avaries, et le duc de Chartres partit pour Versailles porter la nouvelle de ce que nous regardions comme une victoire. Le duc fut reçu à Paris aux acclamations du public, mais cet enthousiasme fut de courte durée. On reprocha au prince de n'avoir pas compris un signal qui devait lui faire couper la ligne ennemie, et aux éloges succédèrent les épigrammes. Toute la campagne se borna à cet épisode assez insignifiant. Quant à l'armée de Bretagne, elle continua son existence triste et monotone. Enfin, au mois de septembre, Boufflers apprend avec une joie indicible que son long exil va se terminer et que son régiment est désigné pour tenir garnison à Douai. Ce n'est pas encore ce qu'il souhaiterait, mais il se rapproche de Paris, de Mme de Sabran, et sa joie est extrême. Il obtient même un congé pour aller voir sa mère en Lorraine, et comme il doit forcément traverser la capitale, on le charge de dépêches pour la Cour. Il écrit à sa sœur pour lui annoncer son arrivée et l'informer en même temps qu'il s'est arrêté à Rennes, chez son mari, où il a été fort apprécié. «Samedi. «Je suis tout près, ma fille, et j'arrive de loin avec une faim et une soif mortelles de te voir et de t'embrasser; si tu es à Versailles, fais-le-moi dire par Oblin, qui me précède pour s'en informer; ne me fais rien dire si tu n'y es pas. «J'ai très bien réussi à Rennes, même dans la maison où tu réussis le moins; j'avais pris tant de crédit que si tu étais venue, je crois que je t'aurais fait faire un petit Boisgelin, qui aurait fait pièce à bien des petits Boisgelin. Dis à ta voisine, la dame d'honneur, que sauf l'honneur, je l'aime de tout mon cœur; je me souviens que la première vue doit m'en coûter un louis et je trouve que c'est bon marché. «Si tu avais eu de l'esprit, tu aurais pris et même mis un de mes habits pour m'attendre à Versailles, car il est possible que les dépêches d'Oblin à Lafleur ne soient pas arrivées, et que je me trouve à la Cour en habit de postillon, pour marquer mon empressement. «Adieu, ma fille, je t'aime de bout en bout, et il y a loin, même sans la coiffure. Mon papier et mon encre ainsi que ma plume ne valent pas grand'chose, mais je me sers de ce que j'ai, encore bien heureux, car cela ne m'arrive pas souvent.» Le séjour du chevalier à Paris fut ce qu'il devait être; il revit Mme de Sabran, et leur mutuel attachement, surexcité encore par l'absence, ne fit que croître. L'heure approchait de la chute inévitable. Après quelques jours de bonheur, Boufflers repart pour la Lorraine. Il passe une journée chez le comte de Bercheny, à Luzancy, un vieil ami de sa famille, et c'est de là qu'il écrit à Mme de Sabran: «Je me suis arrêté hier à Luzancy, chez le comte de Bercheny, et pour la première fois je me suis surpris un mouvement de jalousie. Je l'ai vu occupé de sa femme et de sa terre, heureux du bonheur que j'ai toujours désiré et que je n'aurai jamais. Il fait des choses charmantes; il passe sa vie à en jouir, à s'en applaudir, à en projeter de nouvelles. Sa femme a l'air de prendre part à tout et d'aimer la campagne autant que lui. Je me demandais: quel bien cet homme-là a-t-il fait pour être aussi bien traité par le sort, et quel crime ai-je commis pour l'être aussi mal? Voilà le poison qui s'est glissé dans mes veines et qui agit encore.» Enfin il arrive à la Malgrange, il revoit sa mère qui l'y attend et il est si heureux de la retrouver, qu'ils ne se quittent pas: «Elle est dans ma chambre quand je ne suis pas dans la sienne», écrit-il. Sa présence même fait naître dans son esprit mille rêves d'avenir qu'il ne peut se défendre de confier à la femme qu'il adore. «De Lorraine. «Je ne suis pas si découragé que le jour où je vous ai écrit de ma route, ma chère sœur. Mon voyage s'est mieux passé que je ne m'y attendais, et j'ai revu ma mère avec autant de plaisir que si je ne vous avais pas quittée. La Lorraine est si charmante que j'ai eu regret en la revoyant que votre neveu eût obtenu l'évêché de Laon. Vous seriez venue dans mon pays, vous auriez connu ma mère, vous l'auriez aimée comme votre mère, et elle vous aurait aimée comme sa fille. Tout cela fait naître en moi des idées bien riantes, qui font place ordinairement à des réflexions bien tristes... Si vous n'êtes pas toujours la meilleure des sœurs, je serai le plus malheureux des hommes. «J'ai revu ma pauvre Malgrange: je n'en ai plus que la moitié, j'ai cédé la plus jolie à M. de Bauffremont, mais ce qui m'en reste me plaît encore. Ma maison est simple et pauvre, mais propre et gaie. Il y a dans ma cour un marronnier d'Inde planté par la sœur de Henri IV, sous lequel on mettrait cent cinquante hommes à couvert. J'ai un petit jardin qui est terminé par un bois d'environ cent pas de tour, où l'on peut faire une demi-lieue sans revenir sur ses pas; j'ai une figuerie, une serre, une quantité de cerisiers couverts de fleurs. Je vais avoir trois ou quatre moutons sous mes fenêtres, qui seront enfermés dans un treillage de fil d'archal si clair, qu'ils ne s'en douteront pas, et feront comme les hommes qui se croient libres, parce qu'ils ne voient pas leurs chaînes, et qui pensent faire leur volonté en suivant le cours des choses. «Si je suis au monde quand vous ne serez plus jeune, je vous proposerai d'acheter à nous deux une maison de campagne, pour que vous connaissiez une fois tous les plaisirs qui vous auront manqué jusqu'alors. Vous ne savez pas qu'on peut avoir des sentiments maternels pour des arbres, pour des plantes, pour des fleurs; vous ne savez pas qu'un jardin est un royaume, où le prince n'est jamais haï et où il jouit de tout le bien qu'il fait. «Votre jardin de Paris ne vous donne pas l'idée de tout ce bonheur-là. Ce n'est qu'un chemin planté qui mène à votre pavillon; vous ne connaissez aucun de vos arbres et vous leur faites couper la tête, bras et jambes sans y penser. Vous changerez bien d'avis quand vous saurez, comme moi, que les arbres ont du sentiment et qu'ils s'aperçoivent du bien et du mal. «Aussi je me promets bien de travailler ce soir comme un cheval, pourvu que je ne dorme pas comme une marmotte[130].» [130] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. Mme de Sabran avait un neveu, Mgr de Sabran, évêque de Laon, qui fut toujours excellent pour elle et pour ses enfants. C'était un véritable prélat de l'ancien régime, moins occupé de la messe et de son bréviaire que de ses plaisirs[131]. Il possédait près de Laon, à Anisy, un château où Mme de Sabran et ses enfants faisaient chaque année de longs séjours. [131] La Révolution le chassa de France et il mourut en 1811, en Pologne, chez la princesse Lubomirska. Mme de Sabran, en femme aimante, ne cherchait que les occasions de se rapprocher de son ami; elle le savait en Lorraine, elle vint donc aussitôt s'installer à Anisy et elle eut l'adresse d'obtenir de son neveu une invitation pour le chevalier. L'isolement de la campagne, la fréquentation journalière et incessante, finirent par amener ce que n'avaient pu obtenir les plus ardentes prières. Bien que le palais épiscopal ne parût pas particulièrement désigné pour le dénouement de l'idylle, au bout de peu de jours l'amitié fraternelle avait cédé la place à l'amour, et le frère et la sœur s'adoraient le moins platoniquement du monde. Ce fut pour tous les deux un rêve sans nom, une période d'amour délicieuse; les heures s'envolaient sans qu'ils y songeâssent; un jour vint cependant où il fallut penser au retour; la famille, le régiment, les affaires, les mille nécessités de l'existence vinrent troubler les tendres amants dans leur rêve étoilé et les rappeler à la réalité. Mme de Boisgelin était au courant de la passion si violente du chevalier, mais ne l'avait pas trop bien prise. Mue par un sentiment de jalousie qu'elle ne pouvait surmonter, elle la blâmait même absolument. Elle aimait beaucoup son frère et elle éprouvait pour lui des sentiments très exclusifs. Quand elle vit que sa nouvelle inclination n'était pas une de ces fantaisies éphémères dont il était coutumier, mais bien un attachement des plus sérieux, elle prit en haine Mme de Sabran, et tout en ménageant les apparences, fit tout ce qui dépendait d'elle pour rompre cette liaison qui lui portait ombrage[132]. [132] Mme de Sabran n'ignorait pas l'hostilité de Mme de Boisgelin. Elle écrivait un jour au chevalier: «Je redoute ta sœur et le désir qu'elle a toujours de t'éloigner de moi.» C'est en raison de ces sentiments qu'elle se garde d'écrire à son frère pendant son séjour à Anisy. Le chevalier, qui ne devine pas, s'étonne de ce long silence et il s'en plaint, en même temps qu'il lui annonce son retour prochain: «Anisy, par Pinon, samedi 9. «J'espère, ma bonne enfant, qu'on se tromperait beaucoup sur notre amitié si on en jugeait par notre correspondance et que, pendant que d'autres ne sentent pas un mot de ce qu'ils disent, nous ne disons pas un mot de ce que nous sentons. Je pourrais dire en ma faveur que les torts sont au moins partagés, mais je les aimerais mieux tous de mon côté, parce que je suis bien plus sûr de l'excès de ma paresse que de l'excès de la tienne. «Quoi qu'il en soit, pardonnons-nous et aimons-nous, puisque nous ne pouvons faire autrement. J'espère te voir dans peu de jours et j'en sens d'avance le plaisir; mande-moi ici si tu seras à Paris du 16 au 17, et fais-moi préparer un excellent souper pour dimanche au plus tard, car peut-être viendrai-je le manger samedi. «Je voudrais, en attendant, que tu m'écrivisses une lettre de mille ou douze cents pages qui m'instruisît de tout ce qui s'est passé et de tout ce qui se passe à Paris, car j'y serai aussi étranger à mon arrivée qu'un colonel chinois. Voilà près d'un mois que je suis toujours en course et que je ne reçois de nouvelles de personne; c'est à toi à suppléer à tout et même à réparer toutes mes négligences, mais ce serait une tâche au-dessus de tes forces. «Il ne s'en est fallu de rien qu'en partant d'ici je ne tournasse du côté de la Lorraine, dont je ne sais rien depuis six semaines, mais j'ai peur que ma mère ne soit encore à Scey-sur-Saône ou ailleurs, et je remets mon voyage à l'hiver prochain, d'autant plus que les affaires de mon régiment d'une part, et de l'autre la promotion qu'on dit prête à paraître, exigent ma présence à Paris. «Parle de moi à tes amis, parle de moi à tes parents, parle de moi à ton chat, je ne veux être oublié de personne. «Adieu, grande Boisgelin; souviens-toi de m'aimer comme si je le méritais, et recommande à Mmes les maréchales d'en faire autant.» Donc, forcé par les circonstances, le chevalier quitte Anisy, la mort dans l'âme; il se rend à Paris, puis à son régiment. Les deux amants n'ont plus d'autre consolation que la correspondance, et ils y ont recours presque chaque jour. Le ton naturellement est changé, il est plus intime qu'autrefois; ils s'aiment, ils s'adorent, et ils trouvent pour témoigner leur passion réciproque les expressions les plus heureuses, les plus charmantes. Les lettres de Mme de Sabran sont exquises de simplicité et de tendresse profonde. «Non, mon enfant, je n'ai que faire de ton illusion; notre amour n'en a pas besoin; il est né sans elle et il subsistera sans elle; car ce n'est sûrement pas l'effet de mes charmes, qui n'existaient plus lorsque tu m'as connue, qui t'a fixé auprès de moi; ce n'est pas non plus tes manières de Huron, ton air distrait et bourru, tes saillies piquantes et vraies, ton grand appétit et ton profond sommeil quand on veut causer avec toi, qui m'ont fait t'aimer à la folie: c'est un certain je ne sais quoi qui met nos âmes à l'unisson, une certaine sympathie qui me fait penser et sentir comme toi. Car, sous cette enveloppe sauvage, tu caches l'esprit d'un ange et le cœur d'une femme. Tu réunis tous les contrastes, et il n'y a point d'être au ciel et sur la terre qui soit plus aimable et plus aimé que toi.» Quelques jours plus tard, elle écrit encore: «Je vois avec plaisir que tout ce qui m'appartient de près ou de loin t'aime, non pas autant que moi, car je t'aime pour mille. J'ai pour toi tous les sentiments; je t'aime comme ta mère, comme ta sœur, comme ta fille, comme ton amie, comme ta femme, et mieux encore, comme ta maîtresse. Je t'aime tant, que je ne pense qu'à cela, et que sur tout le reste, je suis d'une insouciance qui ressemble comme deux gouttes d'eau à la mort. Tu es l'âme qui anime mon corps; je ne peux être affectée que par toi; tu dispenses à ton gré le bien et le mal qui m'arrivent, et je ne peux plus connaître le bonheur à moins que tu ne t'en charges. Songe bien à cela, mon enfant; tu as trop de raison à présent et trop d'expérience pour ne pas sentir, comme moi, qu'il n'en existe pas dans ce monde, sans une amie, dont l'esprit, le cœur et l'âme soient en commun avec nous. Eh! dis-moi, qui est-ce qui partage mieux que moi tous tes sentiments, tous tes goûts et toutes tes opinions? D'après cela, aime-moi donc, ne fût-ce que pour ton bonheur; je te promets de le faire et d'y employer le reste de ma vie[133].» [133] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. CHAPITRE XVII 1778-1779 Maladie grave de Mme de Boufflers.--Correspondance avec Panpan.--Supplique de Panpan pour obtenir une pension. Pendant le séjour de Voltaire dans la capitale, Mme de Boufflers avait fait à deux reprises différentes, et à quelques jours seulement d'intervalle, le voyage de Nancy à Paris; en apparence elle avait supporté assez aisément cette grande fatigue, mais à peine était-elle de retour à Nancy, qu'elle fut prise d'une crise d'estomac violente, si violente même que son entourage fut pendant quelques jours extrêmement inquiet. Fort heureusement le chevalier se trouvait par hasard à la Malgrange, il accourut auprès de sa mère qu'il adorait, et il l'entoura des soins les plus intelligents et les plus tendres. Mme de Boisgelin était retenu à Versailles par les soins de sa charge, et on lui cacha combien l'état de sa mère était grave. Dès qu'il y eut un peu de mieux, le chevalier voulut la mettre lui-même au courant de la situation. Il lui écrivait: «Ce samedi 19. «Tant que je n'avais que mes inquiétudes à te communiquer, chère enfant, je ne t'ai rien mandé; je n'aurais fait que t'affliger, te troubler, peut-être te faire venir ici inutilement. «Dès que les grandes alarmes ont cessé, je t'ai écrit un petit mot au bas de la lettre de M. Marcel, et ce petit mot a dû te prouver qu'on ne t'avait pas tout dit jusque-là. «Il paraît que M. Dubreuil s'est trompé, qu'il n'y a absolument rien à la matrice, que tout tenait et tient encore à un engorgement à l'intestin qu'on appelle cœcum, et que cet embarras se prolongeait au-dessous de l'estomac et pouvait d'un moment à l'autre gêner les fonctions vitales. On croit l'obstruction ancienne, mais elle était irritée et augmentée par les suites nécessaires d'une constipation absolue, de plus de vingt-cinq jours, pendant lesquels notre pauvre mère a fait deux fois le chemin d'ici à Paris, sans compter les fatigues du séjour, pires que celles du voyage. «Je croyais tout rétabli il y a trois jours, mais les accidents ont recommencé avant-hier, à la vérité moins forts. Hier elle a pris de la magnésie bien malgré elle, mais elle s'en trouve mieux sans trop en convenir. Sa force diminue et son courage se lasse; elle déteste la médecine, le médecin, le régime, elle ne trouve de goût qu'aux choses qu'on lui défend de manger; il faut avec elle beaucoup de patience et un peu de ruse; il est vrai que par sensibilité pour les soins que je lui rends, elle devient un peu plus traitable, mais ceci n'est pas encore au point où il le faudrait, et je vois aisément tout ce qu'il lui en coûte. «Si cela se soutient encore huit ou dix jours, je pourrai retourner à Paris, où je sais trop combien j'ai à faire, mais je sens encore plus combien j'ai à faire ici. «...Adieu, chère enfant, mets des points, des virgules, et de l'orthographe dans ma lettre, car je n'en ai pas le temps, je n'ai que celui de t'embrasser encore.» Quelques jours après le chevalier écrit de nouveau: «Ma mère n'est ni mieux ni plus mal; elle a presque régulièrement un bon et un mauvais jour. Cependant, malgré les inquiétudes qu'elle donne à tout le monde, je commence à me flatter d'une vraie guérison, car il paraît démontré que le siège du mal est à l'estomac, et que tout tient à des vaisseaux engorgés et engourdis qui n'absorbent point assez les sucs que l'on nomme _gastriques_, et le médecin se propose de lui donner le quinquina, malgré le préjugé où l'on est que ce remède est la cause des obstructions. «Ma mère a toujours un peu d'humeur, beaucoup d'ennui et des idées noires qu'elle s'efforce de cacher; la journée d'hier a été fâcheuse, elle a eu des crachements dès le matin, elle a senti des angoisses et des maux de cœur; elle en a été accablée après pendant deux heures; ensuite elle s'est remise au jeu et à la conversation. «Adieu, chère Catherine, c'est aujourd'hui ta fête; je te la souhaite, comme je te la donnerais si j'étais Dieu, le Roi, ou seulement mon beau-frère. «Embrasse tout le faubourg Saint-Germain de ma part.» Dès qu'elle se sentait un peu mieux, Mme de Boufflers reprenait le dessus avec une rapidité étonnante. Un moment on la croyait au plus mal, une heure après on la trouvait installée au trictrac, causant le plus aimablement du monde. Cependant l'amélioration persistait et tout faisait espérer la fin de ces pénibles accidents. Le chevalier écrit à Mme de Boisgelin: «Ce lundi 29. «Tout va bien, ma fille, et je commence à espérer une guérison prochaine et parfaite. Les accidents sont moindres de jour en jour; les mauvais jours sont déroutés. Hier devait en être un et c'est le meilleur que nous ayons eu depuis le retour et même depuis longtemps avant le voyage. Nous devions prendre aujourd'hui un grain d'ipécacuanha, mais nous avons jugé à propos de retarder jusqu'au moment où le besoin serait plus indiqué, car, quand la nature suffit à la guérison, il ne faut point y joindre la pharmacie...» (De la main de Mme de Boufflers.) «J'ai été désolée, ma bonne fille, en lisant votre lettre du 25; je me suis presque reproché de me porter si bien. Chargez-vous de donner de mes nouvelles à votre oncle et à votre tante, parce que j'écris alternativement à l'un de vous trois.» Enfin l'on est complètement maître de la maladie: «Rassure-toi pleinement, ma chère fille, mande le chevalier à sa sœur, la journée s'est encore très bien passée; il ne reste presque plus de crachements, aucune angoisse, aucune douleur, très peu de goût de levain dans la gorge et à peine un faible ressentiment de l'embarras dans les intestins. Je compte que demain ou après la maladie sera non seulement guérie mais même oubliée, car un jour peut plus dans la convalescence de ma mère qu'un mois ne ferait dans celle de tout autre. Encore une fois, plus d'inquiétudes ni de scrupules, on n'a plus besoin de toi, quoiqu'on t'aime à la folie.» Dès qu'il a appris la maladie si grave de Mme de Boufflers, Panpan, moins égoïste que d'habitude, est accouru pour tenir compagnie à son amie. Aussi est-ce à lui que s'adressent les intimes de la maison pour avoir des nouvelles; presque chaque jour il envoie un bulletin à la «céleste» Durival. Mme de Brancas n'est guère moins anxieuse, elle charge Cerutti de demander en hâte des nouvelles. Mais Mme de Boufflers est déjà hors d'affaires et dans son ravissement, c'est en vers que Panpan répond à la demande de Cerutti: Eh! mon dieu! mon charmant ami, Que de choses il faut vous dire! Pour vous satisfaire à demi, Tout un jour il faudrait écrire. Le moyen de vous dire, non? De notre adorable duchesse Vous empruntez l'ordre et le nom Pour tyranniser ma paresse. De mon autre Divinité Elle veut savoir des nouvelles. Une fièvre des plus cruelles Avait attaqué sa santé. De cet accident éphémère, Grâce au ciel, il n'est rien resté; Elle a recouvré sa gaîté, Et repris tous ses droits de plaire. Je la quitte, elle va jouir D'un renouvellement de vie. Un nouveau genre de plaisir, C'est une santé mieux sentie. De retour au coin de mon feu, Dépensant sottement la mienne, Platement épris d'un plat jeu, J'attends que la goutte revienne, Je l'attends, et je la crains peu Jusqu'à présent; mais courte et bénigne, Patiemment j'en sens l'effet, Elle sait que je suis peu digne Du triste honneur qu'elle me fait[134]. [134] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau. A peine remise de la grave indisposition qui a tant alarmé ses enfants et ses amis, Mme de Boufflers reprend avec Panpan sa correspondance à bâtons rompus. Il est question de tout dans ces lettres, mais surtout du petit cercle intime dans lequel ils vivent, de Mme de Brancas, de Mme de Lenoncourt, de Mme Durival, de Thérèse, de Marianne, de Manon, etc., etc.; leurs moindres occupations prennent à leurs yeux une importance considérable et deviennent le sujet de longues discussions. «Nancy, 15 juin 1778. «Mon cher Veau, dès que tu parles de venir, tout est oublié et je me réjouis. Mais je voudrais bien savoir qui vous donne les airs de vous tourmenter comme si cela appartenait à tout le monde. «Voilà la lettre de Mme L. M. de la Fare me mande qu'il compte venir lundi 19, dîner à Fléville. Si je lui envoyais le carrosse, en profiteriez-vous? Sur cela ne vous gênez pas, parce que je ne veux pas, pour quelques jours de différence, que vous m'arriviez de mauvaise humeur. Je veux mon Veau avec tous ses charmes, parce qu'il faut que je l'aime par-dessus tout. «Savez-vous ce que fait votre Durival depuis ce matin? Elle collationne les mémoires de M. de Bellegarde avec M. Boutillier. «Je suis en commerce de lettres avec M. Delisle, et il m'a envoyé des lettres pour vous[135].» [135] Delille avait composé pour la marquise les vers suivants: Jadis j'ai chanté le jardin Du bon Adam; je préfère le vôtre. Tout fut perdu dans le premier Éden, Tout semble réparé dans l'autre. «Nancy, 24 juin. «Voilà M. d'Autichamp[136] qui implore ma protection pour obtenir la grâce de louer votre maison jusqu'au 1er novembre. Je lui ai presque promis que vous y consentiriez. [136] M. le vicomte d'Autichamp de Beaumont avait épousé Mlle de la Galaizière. «Ma Durival dit que vous êtes trop heureux de gagner 15 louis comme en dormant, tandis qu'elle ne fait que perdre son argent en veillant. Il faut vous dire qu'elle a pris un tel goût pour le jeu en général, et en particulier pour le reversi, qu'elle joue depuis dîner jusqu'à souper, et depuis souper jusqu'à minuit, de manière qu'on ne jouit d'elle que le matin. «Adieu, mon aimable Veau.» «Nancy, 12 juillet 1778. «J'ai reçu hier votre lettre du 10. Je n'ai pas vu Mme Durival depuis, mais je sais déjà sa réponse: _elle ne voudrait pas vous déranger_. «Elle a été hier matin voir la duchesse avec l'évêque de Saint-Dié[137], sans rester à dîner. Je la trouve fort changée et je crois que son bâtiment y contribue. Je pense que vous ne la verrez qu'à Sommerviller, car elle y serait déjà sans l'évêque, et elle part après-demain. Vous voyez que je vous ai pressé sans intérêt. Mais pourquoi m'aviez-vous dit qu'elle n'avait pas répondu à vos lettres? [137] Barthélemy-Louis-Martin de Chaumont de la Galaizière, premier évêque de Saint-Dié. «Il me semble aujourd'hui que je devais aimer mieux la folie de Marianne que toute votre raison qui n'est guère raisonnable. Pourquoi ne pas vivre à Nancy quand tout est cher à Lunéville? «Comment n'êtes-vous pas inquiet de Chalabre qui ne me gagne rien du tout, quoique le Dumast soit toujours grande bredouille. «Le prince a pris pendant trois jours des pilules, et ne croit pas qu'une médecine achève aucune guérison. Il est un peu moins souffrant.» En 1778 la marquise fait part à son ami Panpan d'un événement qui pour elle a une importance considérable, le mariage de sa chère Thérèse, de cette femme de chambre qui ne la quitte jamais et à laquelle elle est tendrement attachée. Thérèse épouse un certain M. Petitdemange, d'une bonne famille du pays. La cérémonie est célébrée le 2 mars, à Saint-Nicolas de Nancy et le soir, touchant exemple de l'affection que les maîtres portaient à leurs serviteurs, la marquise offre chez elle un grand dîner en l'honneur des mariés. Pour ne pas se séparer de Thérèse, Mme de Boufflers prend M. Petitdemange à son service, elle en fait son intendant, son homme de confiance et... son professeur d'orthographe! Panpan n'est pas toujours impitoyable et quelquefois il cède aux instances de son amie. Ainsi il vient passer auprès d'elle les mois d'octobre et de novembre: ce fut un temps délicieux pour la marquise, trop court, hélas! En décembre le lecteur regagne Lunéville. Mme de Boufflers est désolée. Autant elle éprouve de joie quand le Veau annonce son arrivée, autant elle ressent de chagrin quand il s'éloigne. Elle a la franchise de le lui dire: «Nancy, 20 décembre 1778. «J'étais sûrement bien fâchée de vous voir partir pour des siècles, mon bon Veau, et je le suis encore, mais puisque votre absence est un chagrin inévitable pour moi, il sera plus raisonnable désormais de le souffrir sans m'en plaindre. «J'ai laissé avant-hier Mme de Beauvau entre MM. Cerutti et Saint-Martin, et je suis venue ici avec la pauvre veuve, qui ne retournera à Fléville que vers la fin de la semaine. «J'y vais tout à l'heure avec Mme Philips qui me mène. Son mari est presque bien. Je reviendrai ici lundi; je tâcherai de finir votre logement. «Toutes mes caisses, il y en a six, sont arrivées à bon port. «Mon Dumast est arrivé une heure après moi, avec tant d'empressement et d'amitié pour moi que j'ai bien regretté de lui avoir enlevé la lanterne. «J'ai fait connaissance avec l'intendante, qui me paraît aimable et bien gaie, quoique bien malade, car elle tousse continuellement; j'y soupe lundi[138]. «Adieu, charmant Veau.» [138] Mme de la Porte, dont le mari vint à Nancy comme intendant, en juin 1778. (De la main de Mme de Boisgelin.) «Ma pauvre Thérèse a la colique tous les matins, cela m'afflige beaucoup. (Mme de Boisgelin termine en son nom personnel.) «Maman a trouvé la confiture excellente, beau Veau, et moi je trouve que Mlle Marianne ne devrait payer que de sa personne le plaisir que j'ai eu de la voir. «Malgré les invitations de Mme de Brancas, Mme Durival n'a pas voulu aller à Fléville.» Pendant l'hiver de 1779, Mme de Boufflers est encore à Nancy. Elle a fait des économies et elle peut, à sa grande satisfaction, rembourser à Mme Durival une dette qu'elle a contractée vis-à-vis d'elle, de compte à demi avec Panpan. Elle raconte à son ami la joie qu'elle éprouve à pouvoir enfin se libérer et elle lui promet bien qu'elle ne recommencera jamais pareille aventure: «2 janvier 1779. «Tenez, mon bon cœur de Veau, je vais répondre à tout jusqu'à ce que Mme de Lenoncourt vienne ici pour que je la mène chez notre Durival, qui a fait hier une apparition ici, et à qui je n'ai pas dit un mot des 20 louis, mais je vais les lui porter. Vous ne sauriez croire la joie que j'ai de n'avoir plus de dettes. Je me promets bien et à mon meilleur ami que cela n'arrivera plus. Ne croyez pas que j'irai présenter à ma Durival notre argent tout sec; je compte bien l'accompagner de tous nos sentiments de tendresse, d'estime, promesse, serment, parole d'honneur, etc., enfin de tout ce que vous diriez vous-même pour lui plaire. Voilà donc une affaire finie. «Mme d'Hénin[139] est aussi à la Reine, et puisqu'elle veut bien s'en mêler, ainsi que Mme de Poix, je crois qu'il faut les laisser faire. [139] Fille de la princesse de Chimay. «Je ne sais ce que c'est que l'histoire du bulletin. Ce que je sais bien, c'est que M. de Beauvau ne pue pas, qu'il n'est guères dans la chambre du Roi, et que s'il avait pué dans cette chambre, le Roi en serait plutôt sorti lui-même que d'en faire sortir tout le monde. Au reste le prince a peut-être fait chez le Roi comme Mme du Deffant chez Mme de la Vallière. «Ne m'envoyez plus de dattes, parce qu'il en arrive de Marseille... «Les sixains et quatrains sont charmants. Je vais relire tout cela à Mme Durival, car je lis mieux qu'elle. «Envoyez-moi toujours les vers à la duchesse, ils seront assez bons pour moi. «Notre Thérèse prend enfin une bouteille d'eau de Bussang le matin, mais je ne sais si, par le froid, cela est bon. Aujourd'hui elle a la foire. «Je voulais vous dire de lire l'article Sévigné qui m'a charmée et celui de Sénèque. Je vais chercher l'anecdote. «Quand j'ai vu mon bonheur remis à quinze jours j'ai couru à la date, et j'ai vu que j'avais trois jours, sur la quinzaine.» «Nancy, 11 janvier 1779. «Je doute, mon cher Veau, qu'on obtienne jamais rien de M. de la Porte[140], qui ne soit dans toutes les règles de la justice. Comme je me doutais bien du chagrin que le déplacement de ce Colé vous ferait, j'ai encore dit hier à l'intendant tout ce que j'ai pensé qui pourrait le toucher; il répond à tout que si cet homme était un bon sujet, il le déplacerait encore comme inutile. Cela me fait voir que vous avez raison d'aimer les fripons, car la rectitude a ses inconvénients. Mme de la Porte m'a promis d'engager son mari à faire tout ce qu'il pourra, mais comme elle serait bien fâchée de l'engager à manquer à ses principes, je n'ose espérer rien. [140] M. de la Porte, intendant de Perpignan; nommé à l'intendance de Nancy, en juin 1778. (De la main de Mme de Boisgelin.) «Maman dit qu'elle ne comprend pas comment vous pouvez l'engager à écrire par le froid qu'il fait, qu'elle a les mains gelées. Elle dit aussi qu'elle compte s'amuser plus souvent dans sa chambre qu'ailleurs, parce qu'elle a un gros rhume et que je ne veux pas qu'elle sorte. Elle n'ira de longtemps à Fléville à cause de l'absence du tapis, qui ne ferait qu'augmenter son rhume et son mal aux yeux. Mme Durival est déterminée à y aller dans le mois de février. «Son argent est arrivé; ainsi vous pouvez en disposer et être sûr que vous lui ferez grand plaisir. «Ne m'oubliez pas et ne me laissez pas oublier par Marianne, parce que je l'aime de tout mon cœur.» «16 mars 1779. «Je vous vois toujours environné de tristesse et cela m'attriste aussi. Mais que faire, attendre que l'éponge du temps emporte tout cela... «Nous avons dîné dimanche chez le petit abbé, toujours plus aimable. Le salon ne sera pas beau, et le reste n'avance pas. «Vous a-t-on mandé: Que M. Necker a mis sa démission avec ses motifs sur la table du Roi, et que le Roi et M. de Maurepas n'ont pas voulu la recevoir; que la mort du cardinal de Rohan n'a point affligé le cardinal neveu[141]; que Mlle d'Éon est exilée à Tonnerre[142]. «Le neveu de l'abbé Porquet est enfin placé comme chirurgien-major du régiment de M. de Pouilly. «Adieu, mon bon ami.» [141] Louis de Rohan, célèbre par l'affaire du collier. [142] Le chevalier d'Éon (1728-1810). A cette époque d'Éon ne passait plus pour une femme. Il sortait du château de Dijon où il avait subi un emprisonnement de deux mois. «On dit que le Roi a donné une pension considérable à Linguet, qui est actuellement à Paris[143], et qui était à Paris le jour de la réception de Ducis[144]. [143] Dans sa jeunesse, Linguet avait été secrétaire du prince de Beauvau. C'est à propos de Linguet que Panpan avait composé cette épigramme: Linguet, tapi dans un coin du parterre, De Du Belloy siffloit le cruel Pierre. Or, vous savez qu'aux drames les plus sots Il n'est permis de siffler à son aise; Une sentinelle, ennemie des bons mots, Met un Baillon à la gaieté françoise. Linguet, pourtant, siffloit de tout son cœur, Et ses voisins lui répondoient en chœur. Un des soldats, qui composoit la garde, Voulut saisir l'indiscret orateur: Quoi m'arrêter! dit Linguet, prenez garde, Vous vous trompez, je ne suis pas l'auteur. (Mss. de Devau.) [144] Le discours de réception de Ducis à l'Académie, comme successeur de Voltaire, a été prononcé le 4 mars 1779. Au mois de juin, la marquise, qui vient d'être assez souffrante, se décide à aller passer quelques jours à Fléville, mais elle est à peine convalescente. Va-t-on appeler un médecin? Point du tout. La duchesse, bien inspirée, s'empresse de convoquer Panpan, persuadée que la présence du Veau sera pour son amie le meilleur remède. «Mardi. «M. de Vaux aura su sans doute que Mme de Boufflers a été incommodée plusieurs jours. Elle est mieux et pour achever de se rétablir elle vient passer quelques jours à Fléville. Comme je ne doute pas que M. de Vaux ne soit empressé de contribuer au rétablissement de ses amis, je lui envoie ce soir mon carrosse. Il aura le temps de faire ses paquets et ses adieux cette nuit. Il n'oubliera pas sa tête à perruque parce qu'il n'y en a point ici. Il y a douze feuilles nouvelles qui l'attendent, sans compter les journaux et demain pour son dîner il aura une carpe superbe avec du vin de Bourgogne, de Barsac, de Catilion, de Viviselpe, de Lunel, de Cerise, etc., etc., etc.[145].» [145] L'adresse est ainsi libellée: M. de Vaux, ancien lecteur du roi de Pologne et digne de l'être du monde entier, à Lunéville. Mais Panpan se fait prier; il trouve qu'on ne manifeste pas un assez grand désir de le posséder. Mme de Boufflers le morigène gentiment: «Nancy, 4 juin. «Et moi je vous dis que je n'ai pas été une seule fois à Fléville que la duchesse ne m'ait marqué beaucoup d'envie de vous voir, quelquefois, à la vérité, avec un peu d'humeur, comme soupçonnant que vous y viendriez le plus tard et le moins possible. J'ai toujours coulé du miel sur les paroles, et je puis vous assurer qu'elle a l'air de vous aimer beaucoup. Est-ce que, sans cela, le Cerutti vous aimerait tant? C'est peut-être, au contraire, l'amour de celui-ci qui est la cause et la preuve de l'amour de celle-là.» Bien qu'il ne soit pas toujours aisé d'obtenir la visite du Veau à Fléville, Mme de Brancas a pour lui mille amabilités. Un jour, elle fait confectionner à son intention de délicieux macarons, et elle charge Mme de Lenoncourt de les lui faire parvenir. Mais hélas, elle avait compté sans les amies de la marquise. Quelques jours après, celle-ci, toute honteuse, doit avouer au Veau la «flibusterie exécrable» dont il est la victime; elle lui demande le secret, car la duchesse serait indignée et ne pardonnerait pas aisément. «Je devais vous envoyer par le carrosse une boîte de biscuits et de macarons que la bonne dame vous avait fait faire avec le plus grand soin. Cette boîte attendait sur mon bureau. On m'a demandé ce que c'était: imprudemment je l'ai dit: «Ah! voyons! goûtons...»--«Ah! non! c'est à mon Veau.»--«Cinq ou six gueules fraîches se sont jetées dessus, on me l'a arrachée. Quand j'ai vu le pillage, j'en ai pris ma part. Bref il n'en est pas resté un seul!» Cependant Panpan éprouve bien des préoccupations; M. Necker accomplit dans les finances de grandes réformes et le pauvre Veau se demande avec anxiété ce qui restera de son maigre revenu. Aussi quand Mme de Boufflers s'aventure à vanter les mérites du ministre, le Veau répond-il fort aigrement: Que m'importe tout son mérite, S'il ne me laisse pas de pain? Parce que Colbert ressuscite, Me faut-il donc mourir de faim? Pour obvier au coup qui le menace, Panpan sollicite une nouvelle pension du Roi; en même temps, il cherche à obtenir quelques faveurs pour un neveu malheureux. C'est naturellement Mme de Boufflers qui est chargée de plaider la cause de son ami et elle doit mettre en jeu toutes les influences dont elle dispose pour obtenir une issue favorable. La marquise se conforme docilement aux désirs du Veau; sa famille, ses relations, tout le monde est mis en réquisition: le prince de Beauvau, Mme de Grammont, le comte d'Estaing, Mmes de Poix et d'Hénin, qui sont à la Reine, etc., etc. «Nancy, 27 juin 1779. «Mais, mon petit Veau, je te défie de dire que je ne vous ai pas encore écrit par le dernier ordinaire, c'est-à-dire mercredi 24. Notre aimable Marcel ne m'a dit ni fait dire qu'il s'en allait, car je vous aurais envoyé par lui un éloge de M. Haller, manuscrit, et la lettre de M. d'Éon à M. de Maurepas. Voyez comme je mets bien les accents sur les à depuis que notre Petitdemange m'apprend l'orthographe. «Je pense, comme je vous l'ai dit d'abord, que la duchesse de Grammont ne vous répondra pas; mais que ce que vous lui demandez est inutile. On demande vos titres, ce n'est pas pour les trouver bons ou mauvais, je vous en réponds, et il n'y a que vous qui ayez pris l'alarme, à ce que j'entends dire. «L'énigme est charmante. Est-ce portrait? Si je l'avais eue hier entre ma Durival et l'évêque de Saint-Dié, j'aurais deviné tout de suite. «Mais si le printemps vous attriste, avec quoi vous réjouira-t-on? Heureusement que vous n'en êtes pas moins gai. «Ma pauvre Manon vient encore de cracher le sang, mais peu, et sans avoir mal à la poitrine. J'espère que Thérèse ne prendra pas ce temps-là (car cela n'est pas fini) pour lui donner les cent coups de pied dans le ventre qu'elle lui a annoncés souvent. Je crois l'avoir adoucie en engageant la battue à payer l'amende, c'est-à-dire qu'elle lui a proposé de monter son bonnet, ce que l'autre a refusé, mais honnêtement. Voilà la seule manière de venir à bout de la férocité. «Je voudrais quelquefois que tu fusses un tigre frotté de manne, comme ton amitié, pour que je puisse me passer de toi.» «Je ne verrai pas la princesse, par un autre arrangement fait hier avec le comte d'Estaing; Mmes Dessolles et de Lenoncourt en usent de même. Mais je vais tâcher d'engager le comte à remettre une petite note à la princesse pour la Reine. Ne faut-il pas encore que je compose cette note? et puis qui l'écrira? Le pauvre Saunier est bien malade. Enfin nous chercherons. Je pense que ce sera M. de L. si le malheur le conduit ici aujourd'hui. C'est qu'il a une belle écriture et que mon Dumast écrit comme un chat, car il aurait la préférence. Heureusement que j'ai le placet pour le garde des sceaux qui me mettra au fait du nom et de la chose. Je vous réponds que la Reine aura la note, en dépit même du comte, s'il ne voulait pas la donner. «Je ne connais de sacré que le bonheur de mon Veau, c'est la loi la plus sainte, le devoir le plus chéri, etc., etc. «Après cela je pense que vous ne refuserez pas de trouver jolis les vers à Mme de Poix en lui envoyant les synonymes: finir, cesser, discontinuer. «Les voici: Vous continuerez de charmer Et l'on ne cessera jamais de vous aimer. Je ne finis pas de le dire, Mais je n'aime point à l'écrire. «Toutes tes paroles sont enveloppées de faussetés, tes promesses frelatées, tes sentiments falsifiés, tes actions mixtionnées, et cependant je t'aime. «Pourquoi ne pas dire simplement: j'irai vous voir dans un tel temps. Qu'est-ce que ces lys, cette muraille? tout cela sent la mauvaise foi. «Je vais le 26 à Fléville; les Villes y sont.» Panpan ne se contente pas de faire solliciter par Mme de Boufflers et ses amis, il suppose qu'une démarche directe pourra avoir quelque heureuse influence, et lui-même écrit au prince de Beauvau. Mais une supplique passe souvent inaperçue, peut-être la remarquera-t-on davantage, s'il emploie la langue des dieux: _Panpan au prince de Beauvau._ C'est encore un de ses placets Que le vieux Veau vous recommande. Si le succès d'une demande Fait tenter un autre succès, C'est à vous qu'il faut vous en prendre, Quand par ses importunités, Prince, abusant de vos bontés, Il ose de vous tout attendre. Un jeune et malheureux neveu Ne me revient du bout du monde Que pour y retourner dans peu, Malgré l'inclémence de l'onde, Qui ne lui paraît plus qu'un jeu. On lui fit revoir sa patrie Pour y renouveler sa vie, Qui s'épuisait sous l'Équateur. Depuis sa santé rétablie Ces Anglais lui tiennent au cœur, Et plus encor sainte Lucie. Il n'aspire plus qu'à l'honneur D'y chercher la mort qui l'a fui. Mais pour aller même à la mort Quelquefois trop cher il en coûte; Il n'a pas dans son triste sort Pour faire les frais de la route. Dans cette dure extrémité Il me revient à la mémoire Ce placet, avec son mémoire, Qui fut l'an dernier présenté; Mais je ne dois pas vous le taire, De Madame il fut rebuté; Cependant encor j'en espère; S'il ne put plaire un certain jour, Un certain jour il pourra plaire; Tout le succès dépend du tour Qu'on fait prendre dans une affaire. La pièce qui tombe le soir Le lendemain remonte aux nues, Nos raisons seront bienvenues Lorsque vous les ferez valoir. Madame a craint la concurrence, Mais j'appartins à son aïeul, Mon neveu plus qu'un autre a seul Quelques droits à sa bienfaisance. Est-il des concurrents nombreux, Rien n'autorise leur attente Car ils ne sont point mes neveux; Ils n'ont point de muse pour tante Qui vienne intercéder pour eux. Elle a cru qu'il voulait d'avance Jouir de ce qu'elle a promis; Du quart au tout la différence Fondait l'espoir qu'il s'est permis. Prenez Barême, ouvrez ses livres, Faites voir que de cinq cents francs Le quart n'est que cent vingt-cinq livres, Que ces cinq louis tous les ans, Jusqu'à ce qu'il faudra les rendre, Lui pourraient faire en paix attendre La fin de tant de survivants. C'est là qu'il borne sa demande, Et cette princesse moins grande Par son rang que par ses bienfaits, Sans que pas un autre y prétende Peut l'en combler à peu de frais. Il faut pourtant qu'on l'en avise, Quoique souvent, sans qu'on lui dise, A son cœur il n'échappe rien. Mon prince, c'est là votre affaire, Vous aimez qu'on fasse le bien, Vous qui savez si bien le faire. Mme de Boufflers et Panpan n'ont pas sollicité en vain. L'heureux lecteur du Roi obtient ce qu'il désirait, et pour lui et pour son neveu. Dans sa reconnaissance il envoie au prince de Beauvau un vase en porcelaine de Vincennes, et il le prie de l'offrir en son nom à la chère marquise. Au vase étaient joints ces vers: _A Madame la marquise de Boufflers._ Dès longtemps mon cœur vous destine Ce chef-d'œuvre de l'art, ce vase précieux Où notre France efface et la Grèce et la Chine. Je cherchais le moment de l'offrir à vos yeux. De l'or et de l'azur brille l'éclat suprême Sur cet émail de lait à Vincennes empâté, Mais c'est la main du héros qui vous aime Qui fera toute sa beauté. Ce héros, qu'autrefois couronna la victoire Sur les rives de l'Éridan, Semble aujourd'hui ne connaître de gloire Que celle de vous plaire et de gâter Panpan. Je vois vos bontés dans les siennes Et je n'en suis que plus charmé. Mon cœur de ses bienfaits ne peut être alarmé, Les bienfaits ne sont pas des chaînes. Quand il protège, on croit en être aimé. De tous ses dons, cette coupe brillante Devient pour moi le plus cher en ce jour, Quand l'amitié vous la présente Comme un hommage embelli par l'amour[146]. [146] Bibl. de Nancy. Mss. de Devau. CHAPITRE XVIII 1779-1781 Maladie du prince de Beauvau.--Il demande à Mme de Boufflers de venir le voir.--Panpan accompagne la marquise à Paris.--Agréable séjour dans la capitale.--Guérison de M. de Beauvau.--Réconciliation de Panpan et de Saint-Lambert. En 1779 et 1781, les relations continuent à être incessantes entre Nancy, Lunéville, Fléville, Sommerviller. A la petite mais charmante société que nous connaissons se sont joints quelques nouveaux venus, M. de la Porte, intendant de Nancy, sa femme, Mme d'Hautefort, M. de Maulevrier, etc., etc. L'intimité est extrême, on se voit presque journellement; les dîners, les soupers, les parties de comète, de trictrac, autant d'occasions de se réunir et de passer ensemble de douces heures. La distance n'est pas un obstacle; n'a-t-on pas des chevaux? Quant à l'ennui du déplacement, à la fatigue inévitable par le mauvais temps et les routes détestables, personne n'y songe. Tous sont vieux, surmenés, plus ou moins cacochymes, mais qu'importe quand il s'agit de se distraire et de se retrouver avec des amis chers! Panpan est le seul qui continue à se montrer récalcitrant; certes, il accueille avec grand plaisir les amis qui le viennent voir, mais dès qu'il est question de quitter sa modeste retraite, il ne veut rien entendre, il reste insensible à toutes les séductions; Mme de Boufflers elle-même n'arrive pas à l'arracher à sa vie monotone et réglée. La marquise, au contraire, a conservé vivaces et profonds tous les souvenirs du passé; elle est restée attachée à son vieil ami par toutes les fibres de son cœur. On sent dans sa correspondance combien elle l'aime, combien il est indispensable à sa vie; elle n'est jamais plus heureuse que quand il est auprès d'elle, et elle le lui avoue naïvement. Elle lui écrit sans cesse et lui confie ses joies, ses peines, tous les événements de sa vie. «2 juin 1780. «Il faut encore vous dire que cette journée que j'ai passée avec ma Durival aurait été une des plus agréables de ma vie, si, comme nous le répétions sans cesse, le Veau, que nous aimons tous, y avait été. J'allais vous dire tout cela, quand j'ai reçu votre lettre. «Je ne veux plus parler de Fléville que pour approuver le parti que vous prenez. «Vous auriez bien mal fait de ne pas me faire le récit des folies touchantes de cette bonne Marianne. N'allez pas la dégoûter de m'aimer, moi ou mon portrait. Il faut qu'il ne me ressemble guère pour qu'on soit tenté de le baiser. «Mais en vous prenant par les paroles de votre lettre, et point par les plaintes que vous nous faites quelquefois, vous êtes l'homme le plus heureux qui existe; tous vos jours sont comme ceux de Lucile, pleins de douceur, s'il est vrai qu'être aimé en soit une.» Quelques jours après nouvelle lettre: «Nancy, 9 juin 1780, à midi. «Est-ce que je ne vous aurais pas écrit aussi, mon Veau bien-aimé, si le chevalier ne me proposait pas depuis mercredi d'aller dîner chez vous. Je ne vous dirai qu'en vous voyant les différents obstacles qui nous ont retenus. Je pense que s'il ne partait pas le 12, rien ne nous retiendrait. Mais si d'abord nous avons craint le mauvais temps, à présent nous craignons qu'il ne nous manque. «Je ne saurais prendre aucune part à la joie que vous avez ou que vous aurez, d'être dans votre cloaque; moi qui n'aspire, ne désire, ne respire que vous voir habiter un lieu propre et sain où je puisse jouir du bonheur ineffable de vous voir dans les moments où il vous conviendra de vous communiquer à moi. «Je n'ai aperçu Mme Durival que par la fenêtre, depuis son retour. Elle était pourtant convenue de dîner mardi chez nous avec sa compagne. J'ai envoyé hier savoir de ses nouvelles. Elle m'a fait dire qu'elle viendrait et je ne l'ai pas vue. «Pour moi qui ai bien senti à quoi je m'engageais en retournant tous les jours à Fléville, pour vous voir, j'ai été en chemin il y a deux jours pour y dîner, mais le cabriolet s'est si mal conduit qu'il a fallu revenir de Jarville au hasard de ne point dîner. Les Philips étant à Nancy, j'y vais dans le moment avec le chevalier et le cabriolet raccommodé. «Je vais faire ma démission de la chapelle entre les mains de M. de Beauvau, en insinuant le plus délicatement possible le désir que j'aurais de la voir donner à mon Porquet. (De la main de Mme de Boisgelin). «Mon cher Panpan, le chien devient un peu incommode, parce qu'il est sevré. M. de Chateaubodot n'est pas venu. Maman vous fait dire qu'elle va faire votre commission.» Le Veau se montre bien souvent grognon et susceptible; l'âge, les infirmités ont peu à peu aigri son caractère, mais Mme de Boufflers n'en a cure, le Veau a tous les droits, même celui d'être désagréable; elle répond à ses rebuffades, en redoublant d'amabilités, de grâces, de bonne humeur: «Nancy, samedi 24 juin 1780. «Mais, mon cher Veau, vous me grondez comme si j'avais tort. Dans quel moment vous aurais-je écrit? Je n'ai vu Mme d'Hautefort que mercredi à une heure, que nous sommes parties pour Fléville, où il a seulement été question de vous, mais point du tout de dîner chez vous. Tout au contraire, elle a dit qu'elle vous avait donné à déjeuner, et qu'elle vous en prierait encore. Sur cela, j'ai fait vos honneurs; j'ai dit que vous seriez enchanté qu'elle vous demandât à dîner. Elle a toujours dit qu'elle voulait vous voir chez M. Vincent, et point dîner. Que pouvais-je faire? Et par où vous écrire, et que vous écrire sur ce dîner? Je ne sais pas sur quoi M. de Maulevrier a pu vous dire que Mme d'Hautefort dînerait chez vous, car je lui ai toujours entendu dire le contraire. En tout cas, de quoi vous plaignez-vous, puisque vous avez été averti? «A présent, il est question d'avertir M. de Maulevrier, que M. et Mme de la Porte, Mme Durival et moi, nous irons mardi 27 juin 1780, sur les midi, dîner chez lui avec notre bien-aimé Veau, que Mme de la Porte jouera au trictrac avec lui, et que je ferai la chouette à M. de Saisseval et à M. de Nédonchel, et que les trictracs soient propres. «Je suis à la quatrième plume, les doigts tout barbouillés et d'une humeur horrible de votre injustice; mais pour M. Martel, je le remercie, et je le demanderais si nous dînions chez vous. «A présent que j'ai une plume passable, il me semble que je t'aime bien, mon cher Veau, et que j'ai déjà du plaisir en pensant à mardi. «Moi, j'espère quelque chose de l'activité du duc.» Au mois de septembre 1780, M. de Beauvau étant tombé assez sérieusement malade, il fit dire à sa sœur tout le plaisir qu'il éprouverait à la voir auprès de lui. Bien que l'état du prince ne fut nullement inquiétant et que la demande fût plutôt un caprice de malade, Mme de Boufflers n'hésita pas à partir sans délai; M. de Bauffremont s'offrit à l'accompagner, ce qu'elle accepta avec joie. La marquise fit ses préparatifs avec une telle précipitation qu'elle n'eut pas le temps d'aller dire adieu à Mme Durival. C'est Mme Petitdemange qui se charge d'aviser la «céleste», mais au dernier moment la marquise prend la plume et c'est elle-même qui achève la lettre: (De la main de Mme Petitdemange.) «Mme de Boufflers, qui part dimanche pour Paris, aurait désiré bien vivement de voir sa «céleste» avant, mais elle n'a pas de voiture, parce qu'on arrange la sienne pour le voyage. «M. de Bauffremont est obligé de partir sans avoir vu Mme Durival et il charge le gros secrétaire de le lui dire. «M. le prince de Beauvau n'est pas plus malade, mais il a tant pressé Mme de Boufflers de venir au Val qu'il ne lui a pas été possible de le refuser. Dans un mois elle revient. «Si Mme Durival a des commissions, Thérèse demande d'en être chargée, car cette fois-ci son corps ne quittera pas son âme. (De la main de Mme de Boufflers.) «Il ne m'est guère possible d'écrire, mais il m'est absolument impossible de partir sans avoir un petit moment de conversation avec la plus chaude de mes amies. «D'abord, il faut que je lui dise mon regret de partir sans avoir au moins la satisfaction de l'embrasser. Je m'étais flattée de passer cette journée-ci avec vous; M. Devau vous dira ce qui m'en empêche. Il vous dira quel plaisir je me faisais de passer l'hiver entre vous deux, car je me flattais que vous me rendriez une partie du temps que j'ai passé et perdu sans vous cet automne. Les instants qu'on passe avec vous, ma céleste amie, allongent cruellement ceux où l'on ne vous voit pas. Voilà ma profession de foi et le fond de mon âme. «Mme Petitdemange ne vous dit pas que nous avions écrit à M. Marcel pour l'engager à venir passer l'hiver ici sans en prévenir le Veau et dans l'espérance que la compagnie de cet ami qu'il aime beaucoup nous le retiendrait plus longtemps. Nous en avons reçu hier une lettre par laquelle il nous mande qu'il est en chemin: il a fallu le dire à Panpan qui en a été charmé et qui va l'emmener à Lunéville jusqu'à mon retour. «J'aurais eu bien du plaisir à voir la bonne compagnie qui a le bonheur de vivre avec vous. C'est un de ceux que j'envie le plus. M. de Bauffremont dit qu'il en est presque aussi fâché que moi. La biche qui vient avec nous vous embrasse[147].» [147] Communiquée par le capitaine Noël. Au dernier moment, Panpan, dont le cœur était bon, si la surface était quelquefois un peu rugueuse, ne put se décider à abandonner Mme de Boufflers dans des circonstances aussi pénibles. M. de Bauffremont donnait à la marquise, en l'accompagnant, une grande preuve d'attachement; comment lui Panpan, son plus vieil ami, pouvait-il demeurer calme et indifférent dans sa paisible retraite de Lunéville? Vraiment ce n'était pas possible; il le comprit si bien qu'il boucla à la hâte sa valise et partit lui aussi dans le carrosse qui emportait Mme de Boufflers, M. de Bauffremont et la fidèle Manon. Après un voyage rapide et sans incidents, le trio arrive dans la capitale. Mme de Boufflers, sans même reprendre haleine, repart pour Saint-Germain. Panpan reste à Paris, et comme il n'a d'autre gîte que l'auberge, il accepte l'hospitalité que le prince de Bauffremont lui offre dans sa petite maison de la barrière de Vaugirard. Avant de s'éloigner de Lunéville, Panpan avait écrit à Mme de Lenoncourt pour la prévenir de son départ et des motifs qui le rendaient indispensable; en même temps il agitait les idées les plus sombres et prévoyait pour lui-même les pires catastrophes. A peine dans la capitale, il recevait de la marquise cette spirituelle réponse: «Nancy, le 29 juillet 1780. «Non, Panpan, je n'ai pas été étonnée de votre départ, je connais votre attachement pour Mme de Boufflers, je sais que vous êtes capable de toutes sortes de bons procédés et j'ai imaginé que vous vous étiez senti un peu d'attrait pour Paris, qu'il faut revoir de temps en temps. Mais ce qui m'étonne, ce sont vos terreurs; à quel propos? Vous vous amusez, vous vous portez bien, vous êtes accueilli; où trouverez-vous de meilleurs augures? Pourquoi ne pas juger de l'avenir par le présent, ou plutôt pourquoi songer à l'avenir? Il n'y a rien de si extravagant que vos prévoyances. Depuis que petit Jean nous a dit: Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera, vous n'osez plus vous divertir; jouissez tant que vous pourrez, Panpan, et ne pensez pas à ce qui doit suivre. Je suis parfaitement tranquille sur ce qui vous regarde, et je ne crains pour vous que trop de plaisir qu'il faudra quitter. C'est pour le pauvre prince que je tremble et par conséquent pour Mme de Boufflers. Qu'est-ce que c'est que le mieux quand le dépérissement va son train. Il faut qu'il y ait un grand vice intérieur pour qu'un homme beau, grand et fort ait quatre-vingt-dix ans avant d'en avoir soixante. Je pensais pour lui tout ce qu'il y a de pis et je n'ose m'arrêter à cette idée ni penser que cet événement peut empoisonner le reste des jours de la marquise. Elle m'a écrit un petit mot bien honnête dont je lui sais beaucoup de gré. «Je l'ai toujours dit, mon cher Panpan, les amis de Paris valent leur pesant d'or; on les retrouve comme on les a laissés, empressés, caressants, obligeants; il faut convenir, si amis il y a, que ceux de province sont tout le contraire. «J'espère que dans votre première lettre vous me parlerez de l'abbé Porquet. «Mais, mon cher Veau, je crois que voilà une trop longue lettre pour un beau monsieur bien fêté et bien amusé[148].» [148] Communiquée par Mme Léon Noël et Mlles de Ravinel. Mme de Boufflers eut l'agréable surprise de trouver son frère beaucoup mieux qu'elle n'osait l'espérer, presque en convalescence. Le lendemain même elle écrit à Panpan pour lui faire part de l'accueil qu'elle a reçu et surtout de l'invitation pressante dont elle est chargée pour lui et qui la comble de joie: «Mardi, 18 juillet 1780. «J'espère que vous trouverez M. de Beauvau un peu mieux que vous ne vous y attendiez. «J'ai été reçue avec ce que Mme de Lenoncourt appelle de la bonne et franche amitié. Ceci serait pour moi le séjour du bonheur sans la cause qui fait que j'y suis. Ce que vous ignorez et qui met le comble à ma reconnaissance, c'est que dès que j'ai nommé mon cher Veau, M. et Mme de Beauvau se sont écriés: «Comment, M. de Vaux est ici et nous n'en savons rien! Pour cela, madame de Boufflers, vous êtes étonnante.» «Et puis Mme de Beauvau: «Mais comme elle dit cela, il semble ce ne soit rien.» Et puis: «Il faut l'engager à venir tout de suite. Mais voudra-t-il bien venir? Ne s'ennuiera-t-il pas? En tout cas, madame, votre affaire sera de l'amuser.» «Voilà, mon bon Veau, comme j'ai été accueillie là, et point _aceillie_ comme je disais autrefois.» Mme de Boufflers, on le voit par cette dernière remarque, tire quelque vanité de son orthographe; depuis deux ans, en effet, elle étudie avec M. Petitdemange cette science toute nouvelle pour elle, et elle est ravie des progrès accomplis en si peu de temps. La marquise a trouvé installé au Val son ancien adorateur Saint-Lambert; elle en prévient Panpan, car les deux amis d'autrefois, pour une cause que nous ignorons, sont devenus ennemis jurés, mais le poète cependant ne demande qu'à se réconcilier: «M. de Saint-Lambert m'a parlé du désir ardent de vous retrouver; que je n'avais qu'à lui prescrire la conduite qu'il devait tenir pour vous contenter; qu'il ferait tout pour regagner votre amitié. J'ai répondu à tout cela que je croyais que le mieux serait d'être ensemble très honnêtement, mais sans aucune explication; que je comptais en user de même avec Mme de... qui peut-être aurait oublié aussi qu'elle m'avait offensée; ce que j'ai dit, parce qu'il a tout à fait perdu le souvenir de ses torts. «Adieu, aimable Veau; vous ne sauriez vous dispenser de venir, tout intérêt à part. «Je ne vous parle pas de la maison, parce que vous la verrez, et qu'il ne faut pas empiéter sur la surprise avec vous.» Mais Panpan n'est pas homme à céder à une première demande, et puis il se trouve si bien dans la capitale! il en apprécie si bien les plaisirs! il est si joyeux de retrouver tous ses anciens amis! et le premier de tous, le cher abbé Porquet, qui ne le quitte plus. Chaque soir il assiste avec lui à quelque spectacle, tantôt à la Comédie-Italienne, tantôt à l'Opéra, tantôt à la Comédie-Française, dont il raffole; sous la conduite du bon abbé, on ne voit plus que lui dans les coulisses! il est intime avec les comédiens; il visite les gens de lettres; il rend ses devoirs aux nobles dames de sa connaissance; on le voit sans cesse chez Mme de Mirepoix, chez Mme de Grammont, chez Mme de Choiseul, chez Mme de Brancas; partout il est accueilli comme un ami très cher. Il devient presque l'homme à la mode. Quelle différence avec la vie morne et solitaire de Lunéville! Panpan en oublie ses maux, son vieil ennemi la goutte, il a rajeuni de dix ans. Quand on lui parle de quitter Paris pour quelques jours, même pour quelques heures, il ne veut rien entendre; il se contente d'écrire à Mme de Boufflers qu'il se trouve fort bien à Paris et qu'il est parfaitement heureux avec M. de Bauffremont. La marquise lui répond: «Saint-Germain, jeudi 20 juillet 1780. «Je ne donne pas ordinairement dans les flagorneries des veaux, mais je suis bien aise d'apprendre par elles que le mien est heureux. C'est une juste récompense de sa piété envers moi. «S'il m'arrive, comme à tout le monde, de dire quelquefois un peu plus que je ne sens, il m'arrive encore plus souvent de dire moins, et c'est ce que j'ai fait pour vous en ne vous disant pas combien j'étais touchée de la proposition du voyage. «En voici une autre de la part de M. et de Mme de Beauvau. C'est de venir ici dimanche au soir avec Mme de Grammont, d'y rester si vous voulez et tant que vous voudrez, ou bien de vous en aller après souper dans son carrosse qui s'en retournera. «J'irai samedi dîner chez M. de Praslin. Je courrai toute la journée et je dînerai dimanche chez Mme de la Reynière. Nous verrons s'il y aura quelque moyen de nous voir. «M. de Beauvau est toujours un peu mieux. «Voilà le cinquième jour passé!» Il y aurait mauvaise grâce cependant à méconnaître plus longtemps une si persistante amabilité. Panpan se décide donc à accepter un dîner au Val et à partir pour Saint-Germain; il y est reçu à bras ouverts, il est accablé de politesses, de compliments auxquels il répond de son mieux: Mme de Boufflers, qui jouit du succès de son Veau, s'ingénie de toutes façons à le faire valoir et elle y réussit parfaitement: Panpan est fort apprécié de tous. La rencontre avec Saint-Lambert, qui inspirait des inquiétudes, se passe à merveille; le prince de Beauvau et la marquise y assistent et leur présence met entre les deux ennemis le liant nécessaire; en quelques minutes tous les souvenirs d'une fâcheuse querelle sont à peu près effacés. La journée se passe délicieusement, si bien que les Beauvau souhaiteraient garder pendant quelques jours l'aimable lecteur, et Mme de Boufflers se fait l'interprète de leurs désirs; mais Panpan, quelques instances qu'on lui fasse, n'entend pas se laisser détourner des plaisirs de la capitale, et le soir même il rentre à Paris. Au bout de peu de jours la grave indisposition qui avait tant alarmé la famille de M. de Beauvau était en pleine voie de guérison et le prince pouvait reprendre son existence ordinaire. A partir de ce moment Mme de Boufflers mène une vie délicieuse; elle est rassurée sur l'état de son frère et elle peut sans arrière-pensée se consacrer aux plaisirs de la société. Elle n'a même pas besoin de quitter le Val, elle y voit défiler tout Paris, tous ses amis, tous les gens qu'elle aime. Mme de Beauvau tient table ouverte et l'on rencontre dans son salon l'élite de la noblesse et des gens de lettres. Si elle est très absorbée par la vie mondaine, Mme de Boufflers, cependant, n'oublie pas ses amies de Lorraine, et surtout la chère, la «céleste» Durival. Elle lui écrit le 30 juillet: «Au Val, 30 juillet. «Je voudrais bien qu'on m'explique comment et pourquoi, aimant ma céleste amie de préférence, comptant sur son amitié comme je me flatte qu'elle compte sur la mienne, désirant d'en recevoir et d'en donner de nouvelles assurances, aimant particulièrement tout ce qui vient d'elle, ne fût-ce que son écriture, il arrive pourtant qu'elle est la seule, je ne dis pas de mes amies, mais des personnes avec lesquelles je vis, à qui je n'aie pas encore écrit. Cela me confirme dans l'opinion qu'on aime surtout la bonté pour en abuser, ou au moins pour se mettre à son aise. «J'ai trouvé ici M. de Saint-Lambert. Après avoir bien parlé de vous, avec un plaisir sensible de ma part, nous avons parlé du Veau, et l'entrevue s'est passée simplement et poliment, sans aucune mention du passé. Vous et moi avions tout dit. Le Veau a été comme de raison le plus à son aise. Les choses sont comme nous les désirions pour la suite, sans intimité et sans embarras. Vous seriez touchée et enchantée de la réception qu'on a faite au Veau. Des personnes même, qui ne le connaissent que de réputation, se sont empressées de lui procurer des amusements. Les loges lui sont ouvertes à tous les spectacles, on le mène partout, mais il vous a sûrement écrit. Où êtes-vous? Je le saurais par lui, si je le voyais, mais depuis que nous sommes arrivés, je l'ai vu deux fois à Paris, le temps du dîner, et il est venu une seule fois dîner ici. «Voilà M. de Bauffremont qui veut que je vous dise qu'il ne vous enveloppe pas dans l'opinion presque générale que soixante-sept ans d'expérience lui ont donnée des hommes. Je n'ai encore vu que M. Gaillard des gens de lettres, et c'est un de ceux que j'aime le mieux. Je ne sors presque pas d'ici, il y passe tant de monde et je m'y amuse si bien que je ne pense seulement pas à Paris. M. de Beauvau est beaucoup mieux[149].» [149] Communiquée par le capitaine Noël. Panpan a la tête si bien tournée par les flatteries et les grâces dont on l'accable à Paris, qu'il en oublie Mme de Boufflers. On ne le voit presque jamais au Val. C'est l'aimable femme qui vient lui reprocher doucement son absence et le rappeler à son devoir, non sans une pointe d'ironie. Elle lui écrit: «Saint-Germain, lundi 21 août. «Je sais que vous faites vos volontés avec une complaisance infinie, et comme les propositions de M. de Beauvau vous conviennent assez, je ne doute pas que vous ne les acceptiez et que nous ne vous voyons bientôt. «Convenez, mon bon Veau, que vous vous passez aisément des gens que vous aimez et que la Comédie-Française vous tient lieu de tout. Il faut pourtant venir remplacer M. de Saint-Lambert qui s'en va jeudi pour longtemps. «Adieu jusqu'à jeudi[150].» [150] Tous ces billets sont adressés à Panpan chez M. de Bauffremont, barrière de Vaugirard, à Paris. Les petits billets tendres partent journellement de Saint-Germain; la marquise organise sans cesse des parties dont le Veau est toujours le héros. «Août 1780. «Mandez-moi ce que fait cette aimable maréchale. Je voudrais la voir et je voudrais aller à la Comédie-Française. Mandez-moi quelque chose. Comment te portes-tu? Si cette maréchale n'était pas ici, je te proposerais de dîner ensemble[151].» [151] Au verso de ce billet sont écrits ces vers: _A Madame du Deffant qui appelle son fauteuil un tonneau._ C'est en vain que l'on voyage Pour rencontrer le plaisir; Et la mer et le rivage, Tout a trompé mon désir. J'ai vogué sur l'onde, J'ai vu lancer un vaisseau; Mais il n'y a rien dans le monde D'égal à votre tonneau. «Août. «Encore une proposition, mon Veau, quoique vous n'ayez pas répondu à la première. Mme de Grammont vous prie à dîner demain lundi avec MM. du Châtelet et de Liancourt. Elle vous donnera une loge à la Comédie-Française et une à l'Italienne. J'aurai l'honneur de vous y suivre.» Grisé par les plaisirs de la capitale, Panpan ne songeait guère à ses amis de Lorraine. Il recevait d'eux cependant de fréquentes nouvelles et Mme de Lenoncourt en particulier, qui s'était réfugiée à Fléville pour tromper les longueurs de l'absence, lui racontait volontiers la vie du château. «Fléville, le 21. «Votre Durival, qui fait nos délices, vous aime et vous embrasse plus fort que moi, mais pas plus tendrement. Elle court le matin, malgré la chaleur, et ce n'est que quand elle est excédée que nous en jouissons. L'après-dîner elle lit et cause tant que nous voulons; le soir elle joue et veille plus qu'elle ne veut, mais si gaiement qu'il faut l'aimer tous les jours davantage. Mme de Brancas, M. Cerutti, l'abbé Quénard parlent tous ensemble pour m'engager à vous parler d'eux séparément; ils vous regrettent et vous désirent, et se réjouissent cependant de vos plaisirs présents et à venir. Je suis bien aussi généreuse qu'eux, mais je voudrais que rien ne prolonge votre voyage. Nancy n'a ni vie ni mouvement quand Mme de Boufflers n'y est pas, et je me sens dans un abandon que je ne peux pas supporter plus d'un mois.» Cependant on se désolait à Fléville de l'éloignement prolongée de Panpan; on trouvait qu'il abusait vraiment du droit d'accompagner Mme de Boufflers. Un beau jour les hôtes du château n'y tiennent plus et chacun écrit à l'ingrat ce qu'il pense de son absence. C'est Mme de Lenoncourt qui débute; elle se défend tout d'abord d'une plaisanterie innocente dont Panpan a montré quelque mauvaise humeur: «Fléville, le 23. «Je jure, je proteste sur mon honneur que je ne me suis jamais moquée des lettres de mon Veau, que j'ai partagé tous ses triomphes, et que c'est sans aucun prétexte qu'on lui a fait une plaisanterie que j'ai désapprouvée et qui m'afflige maintenant, puisqu'il a pu douter pendant si longtemps du sensible plaisir que me font les marques de son souvenir... «J'espère que Mme de Boufflers ne vous retiendra pas. Que feriez-vous l'hiver à Paris, presque aussi séparé d'elle que si vous étiez ici. Revenez, ma vache; c'est autant pour vous que pour moi que je vous en prie. «Mme de Brancas et M. Cerutti vont achever ma lettre. Adieu, mon Veau! «Notre Céleste est à Sommerviller; il y a six semaines que je ne l'ai vue; je lui manderai de vos nouvelles. (De la main de Mme de Brancas.) «Je vous suis trop attachée, Panpan, pour ne vous pas conseiller de ne pas passer l'hiver à Paris et de revenir ici le mois prochain. Je ne sais si je resterai ici cet hiver ou si j'irai à Paris. J'ai de bonnes raisons pour et contre, et votre décision influera beaucoup sur la mienne. Il est important et convenable que vous arriviez ici le mois prochain. Je ferai tuer le veau gras, qui ne sera pas vous, pour vous recevoir. J'irai vous chercher à Nancy au moment où vous y arriverez. Je vous amènerai ici d'où nous négocierons avec les compères de Lunéville, avec qui je me suis laissé dire que vous aviez beaucoup perdu. Votre Céleste vous fera sa cour le matin quand vous serez dans votre lit; votre Lenoncourt sera à vos ordres toute la journée et votre Cerutti mettra tout son esprit hors du coffre pour vous amuser. Quant à moi, je serai votre très humble servante et je perdrai mon argent contre vous au trictrac tant que vous voudrez; je laisse le papier à votre Cerutti. (De la main de Cerutti.) «Que dire après deux si grands écrivains qui, pourtant, ne savent pas l'orthographe. Je n'ai qu'à répéter d'après tout Fléville que vous êtes regretté, mon Panpan, que vous êtes désiré, que vous manquez à tous vos amis le jour et à toutes vos amies la nuit. O merveilleuses Tuileries, que de jalouses vous faites! Que de biens perdus! Tâchez, mon Panpan, de ne pas vous épuiser en pure perte. Conservez-vous pour les grandes duchesses, pour les belles marquises et pour les jolis garçons de toute la Lorraine. On m'a chargé de vous écrire des bêtises; j'obéis de mon mieux; mon amitié voudrait vous dire mille tendresses. Venez et vous entendrez et vous verrez combien on vous aime. (De la main de Mme de Brancas.) «Sans lire les griffonnages de M. Cerutti, je reprends la plume pour vous prier de dire à Mme de Boufflers combien je la regrette ici. Cent mille choses pour moi à Mlle Quinault.[152]» [152] Les lettres de Mme de Lenoncourt citées dans ce chapitre nous ont été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel et le capitaine Noël. CHAPITRE XIX 1779-1780 L'abbé Porquet.--Visite de Mme de Boufflers à Franconville.--Tressan, Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Tressan est nommé à l'Académie.--Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le duc de Nivernais.--Maladie de Manon.--Départ de Mme de Boufflers et de Panpan pour la Lorraine. Nous avons dit que Mme de Boufflers et Panpan avaient retrouvé dans la capitale l'abbé Porquet; Panpan surtout avait été dans le ravissement de revoir, après une si longue séparation, l'ami de sa jeunesse, et tous deux passaient ensemble des heures délicieuses. L'abbé, par ses relations et ses talents, s'était créé à Paris une situation fort agréable, et s'il fréquentait avec plaisir la mauvaise société, on le rencontrait aussi quelquefois dans le meilleur monde. On le voyait souvent chez Mme du Deffant à laquelle, de temps à autre, il adressait des vers galants: Adoptons sans regret la sagesse moderne; Dépouillant son orgueil et son sale manteau, Diogène, aujourd'hui, ne prendrait sa lanterne Que pour chercher votre tonneau. Il n'était pas moins intime chez M. de Beauvau, avec lequel il discutait volontiers. Comme le prince se piquait d'un purisme exagéré, Porquet, plus indulgent, lui écrivait: _Au prince de Beauvau, argument sans réplique._ De bonne foi longtemps on ne dispute guère, Et de même, tous deux, nous pensons en effet. Non, Prince, dans le style une faute légère Ne peut passer pour un forfait; Et le premier mérite est d'instruire ou de plaire. Mais sans vouloir qu'on soit parfait, Faire aussi bien que l'on peut faire Est, à mon gré, toujours bien fait. L'abbé affectionnait tout particulièrement le commerce des dames, et s'il était souvent en butte aux plaisanteries de ses belles amies, il ne manquait pas avec elles d'esprit de repartie. Trois dames ayant eu l'imprudence de lui proposer des bouts-rimés, il leur répond gaillardement: Mesdames, j'aime encor; je suis donc encore _jeune_. Sans cesse après vos cœurs, mon cœur court au _galop_. Depuis le temps que ce cœur _jeûne_, Trois cœurs pour lui ne sont pas _trop_. Une autre fois, une dame l'ayant accusé, sous le voile de l'anonyme, de se livrer au péché de gourmandise, Porquet riposte: Je suis un peu gourmand, vous me le reprochez. Par un vice plus gai, j'obtiendrais votre estime. Est vicieux qui peut, ô mon cher anonyme! Mais je n'ai plus, hélas! le choix de mes péchés. Le bon abbé, dans les sociétés fort libres qu'il fréquentait, se prêtait volontiers à toutes les plaisanteries. Un soir, chez une charmante actrice, on veut jouer un proverbe; mais il manque une perruque, l'abbé s'empresse d'offrir la sienne, et il lui adresse ces adieux qui font la joie de l'assistance: Respectable perruque, ornement de mon chef, Puisses-tu, dans mes mains, revenir saine et sauve! N'est-ce donc pas assez d'être Porquet le Bref! Sans être encor Porquet le Chauve. Porquet, on s'en doute aisément, n'était pas possédé d'une foi ardente; il était même nettement matérialiste, et il résumait en ces quelques vers toute sa conception de la vie: M'amuser n'importe comment, Voilà toute ma philosophie. Je crois ne perdre aucun moment, Hors le moment où je m'ennuie: Et je tiens ma tâche finie, Pourvu qu'ainsi tout doucement Je me défasse de la vie. Mme de Boufflers et Panpan ne se contentaient pas de fréquenter le plus souvent possible le cher abbé, ils profitèrent encore de leur séjour dans la capitale pour aller visiter leurs anciens amis Saint-Lambert et Tressan; tous deux continuaient à résider dans la vallée de Montmorency; mais alors que le premier n'y séjournait que pendant la belle saison, le second y demeurait toute l'année. Ils y vivaient relativement heureux, malgré leurs infirmités, voisinaient beaucoup, causant du passé et de cette délicieuse cour de Lunéville qui leur avait laissé à tous deux de si précieux souvenirs. C'est bien d'eux que l'on pouvait dire: Et ces deux vieux débris se consolaient entre eux. Mme d'Houdetot contribuait beaucoup à augmenter la douceur de cette intimité[153]. [153] Tressan s'était toujours beaucoup occupé de ses enfants et il avait cherché à les établir le mieux possible. Son fils aîné, le marquis, servait en qualité de colonel. Le cadet jouissait d'un bénéfice ecclésiastique. Son père avait fait de lui ce portrait: Monsieur l'abbé de Tressan Est un grand compère, Qui paraît vif et galant Comme était son père. Il fait tout avec esprit, Il parle comme il écrit, C'est un grand vicaire Fait exprès pour plaire. Après avoir été grand vicaire de Rouen, il émigra en 1791. Quant au dernier fils, le chevalier, qu'on avait surnommé Freluche, il rimait des madrigaux et faisait la cour aux dames; il obtint un brevet de capitaine d'infanterie et fut nommé exempt aux gardes du corps de la Reine. Il échappa au massacre du 10 août et alla se fixer en Italie. Mlle de Tressan, Michon en famille, avait épousé en 1773 le marquis de Maupeou, colonel du régiment de Bigorre-infanterie. (_Souvenirs du comte de Tressan._) «Vous avez entendu dire quel était pour nous l'agrément de vivre avec M. de Saint-Lambert et Mme d'Houdetot, écrit Marmontel, et quel était le charme d'une société où l'esprit, le goût, l'amour des lettres, toutes les qualités du cœur les plus essentielles et les plus désirables, nous attiraient, nous attachaient, soit auprès du sage d'Eaubonne, soit dans l'agréable retraite de la Sévigné de Sannois. Jamais deux esprits et deux âmes n'ont fourni un plus parfait accord de sentiments et de pensées. Mais ils se ressemblaient surtout par un aimable empressement à bien recevoir leurs amis. Politesse à la fois libre, aisée, attentive, politesse d'un goût exquis, qui vient du cœur, qui va au cœur, et qui n'est bien connue que des âmes sensibles.» Il y avait un échange incessant de petits billets entre Sannois et Franconville. On se décochait mutuellement force compliments et gracieusetés. «Je commence à croire que l'esprit ne vieillit plus, écrit un jour la charmante marquise à son voisin; vous êtes et vous serez une des preuves de cette vérité, si jamais elle peut s'établir.» L'été, pour ces aimables vieillards, était la saison délicieuse, la saison des visites quotidiennes, mais comme cet heureux temps passait vite! Dès la fin de novembre, Saint-Lambert, qui souffrait de cruels rhumatismes, et qui redoutait la rigueur du climat, quittait Sannois pour regagner Paris, et le pauvre Tressan restait bien seul. La correspondance remplaçait alors les douces causeries de chaque jour. L'affectueuse cordialité de leurs lettres montre bien l'intimité très grande des relations. En janvier 1779, Saint-Lambert écrit à son ami: «Que faites-vous cet hiver? Rendez-vous agréable quelque vieux roman qui ne l'était guère? Faites-vous quelques jolis vers pour Fanchon? Grondez-vous un peu? Buvez-vous du bon vin? Avez-vous quelque petit mouvement de goutte? Aimez-vous vos amis? Car il faut de tout cela dans la vieillesse...» Comme Tressan dans sa réponse se plaint d'avoir la goutte, Saint-Lambert l'en félicite comme d'un bienfait de la Providence qui lui assure la longévité et il ajoute aimablement: «D'ailleurs, la goutte vous laisse tant de liberté d'esprit, tant de facilité, tant de grâces, qu'en vérité je doute qu'elle soit un mal...» Lors de la visite que Mme de Boufflers fit à ses amis, Tressan lui confia qu'il s'était enfin décidé à se présenter à l'Académie française et il sollicita son appui auprès du prince de Beauvau. Depuis près de trente ans, la grande ambition de Tressan était de figurer au nombre des Immortels, mais tant que Louis XV avait vécu, il n'avait jamais osé se présenter; il savait que le Roi ne lui avait pas pardonné certains couplets satiriques, et il craignait, s'il était nommé, de se heurter à une exclusion formelle, qui eût été des plus blessantes. Sous Louis XVI, il en était tout différemment et rien ne l'empêchait plus de briguer les suffrages académiques. Après la mort de l'abbé de Condillac, le comte se mit sur les rangs; il avait pour concurrents Bailly, Lemierre et Chamfort. Mais il possédait sur eux un grand avantage, son âge, qui devait l'empêcher d'occuper longtemps le fauteuil qu'il sollicitait. Tressan naturellement fit les visites d'usage. Il y en eut une qui lui fut particulièrement pénible, celle qu'il dut faire au duc de Nivernais; il était en fort mauvais termes avec lui depuis un certain couplet assez mordant qu'il lui avait autrefois décoché. Le duc le reçut très froidement, il se borna à lui dire: «Je vous félicite, monsieur le comte, de votre bonne santé, de vos nouvelles espérances et surtout _de vos œuvres d'autrefois_.» Cet accueil désespéra le candidat et il crut son élection d'autant plus compromise que M. de Nivernais, qui siégeait à l'Académie depuis près de cinquante ans, y jouissait de la plus grande influence[154]. [154] Il avait succédé à Massillon en 1743; il était alors âgé de vingt-sept ans. Fort heureusement il se rappela l'amitié qui unissait le duc et Mme de Boufflers, et il supplia la marquise de plaider sa cause. Elle y consentit bien volontiers, et Tressan eut la joie d'être nommé. Quand il alla remercier M. de Nivernais, ce dernier lui dit spirituellement en le reconduisant: «Vous voyez, monsieur le comte, qu'en vieillissant on perd la mémoire[155].» [155] L'Académie nomma M. Lemierre à la place de l'abbé Batteux et le comte de Tressan à la place de l'abbé de Condillac. Chamfort qui s'était présenté, furieux de n'être pas nommé, se vengea par cette épigramme: Honneur à la double cédule Du Sénat dont l'auguste voix Couronne, par un digne choix, Et le vice et le ridicule! «Et pourquoi M. de Chamfort s'en plaindrait-il, dit un des nouveaux académiciens, il aura deux voix de plus.» (GRIMM, _Correspondance littéraire_.) Mme de Boufflers avait toujours entretenu avec M. de Nivernais les relations les plus amicales et l'âge n'avait fait que resserrer des liens fondés sur une estime réciproque. Le duc avait tout ce qu'il fallait pour plaire à la marquise, beaucoup d'aménité, un ton excellent, une grande finesse d'esprit, des manières nobles et douces, sans aucune afféterie, enfin une extrême galanterie avec les femmes de tout âge. Il n'était pas dépourvu de prétentions littéraires et volontiers il taquinait la muse dans ses moments perdus; on a de lui des pièces fugitives d'un tour fort élégant et qui ne manquent pas d'esprit. Mme de Mirepoix n'était pas moins liée que sa sœur avec le spirituel vieillard et toutes deux profitèrent de leur réunion pour céder à ses instances et aller faire un assez long séjour dans la magnifique résidence qu'il avait fait élever à Saint-Ouen et où il se plaisait infiniment. Il y avait devant le château une immense terrasse dominant la Seine et tout autour s'étendaient à perte de vue des pelouses verdoyantes qu'égayaient la présence de petits moutons de Lorraine, plus ou moins enrubannés. C'était un don de Mme de Boufflers qui, en 1771, les avait envoyés au duc avec ce quatrain: Petits moutons, votre fortune est faite, Pour vous ce pré vaut le sacré vallon. N'enviez pas l'heureux troupeau d'Admète, Car vous paissez sous les yeux d'Apollon[156]. [156] En les voyant, le duc de la Vallière s'écriait: «Et dire que de tous ces gueux-là, il n'y en a peut-être pas un qui soit tendre.» Le vieux duc, ravi de posséder sous son toit ce couple qui évoque tous les souvenirs des cours de France et de Lorraine, l'accueille avec de grandes démonstrations de joie. Dans la journée on se consacre à la promenade; le châtelain et ses hôtes visitent en carrosse les bords de la Seine, les forêts des environs, les plus jolis sites du pays; le soir on joue au trictrac, l'on se livre aux douceurs de la conversation ou l'on cultive les muses; les heures s'envolent. Un soir Mme de Mirepoix offre à son ami une mèche de cheveux blancs avec ces vers délicieux: Les voilà ces cheveux depuis longtemps blanchis: D'une longue union qu'ils soient pour nous le gage. Je ne m'afflige point sur les pertes de l'âge; Il m'a laissé de vrais amis. On m'aime presque autant, j'ose aimer davantage. L'amitié, fruit du goût, de l'estime, et du Temps, Mûrit encor dans l'hiver de nos ans, On ne s'y méprend plus, on cède à son empire: Et l'on joint, sous les cheveux blancs, Au charme de s'aimer, le droit de se le dire. Le lendemain le duc compose cette jolie réponse: Quoi! vous parlez de cheveux blancs! Laissons, laissons courir le Temps. Que vous importe son ravage? Les Amours sont toujours enfants, Et les Grâces sont de tout âge. Pour moi, Thémire, je le sens, Je suis toujours dans mon printemps Quand je vous offre mon hommage. Si je n'avais que dix-huit ans, Je pourrais aimer plus longtemps, Mais non pas aimer davantage. Mais il n'est pas juste que la maréchale soit seule l'objet des attentions du châtelain; Mme de Boufflers a droit également à des galanteries particulières. Un soir le vieillard, après souper, lit à ses amies cette chanson qui a tout le succès que l'on peut supposer. SUR L'AIR: _de la pantoufle_. Il est un trésor, Dans le fond de la Lorraine, Il est un trésor, Quoiqu'il ne soit pas de l'or. Il n'est pas de l'or, Ce trésor de la Lorraine; Il n'est pas de l'or, Mais il vaut bien mieux encor. Il est d'un beau blanc, Des pieds jusques à la tête; Il est d'un beau blanc, Quoiqu'il ne soit pas d'argent. S'il était d'argent, Il tournerait moins la tête; S'il était d'argent, Il ne serait point si blanc. Il a de l'esprit, Il n'aime pas la louange; Il a de l'esprit, Quand il parle et qu'il écrit. Il a de l'esprit, Il fait des vers comme un ange; Il a de l'esprit Quand il parle et qu'il écrit. Il fait peur aux sots, Quand il veut ouvrir la bouche, Il fait peur aux sots Qui n'aiment pas ses bons mots. Laissons là les sots Que son esprit effarouche: Laissons là les sots, Jouissons de ses bons mots. Il a deux enfants Qui sont dignes de leur mère, Il a deux enfants Distingués par leurs talents; Mais les deux enfants Ne vaudront jamais leur mère, Mais les deux enfants N'ont point d'aussi beaux talents. Il n'a qu'un défaut, C'est d'aimer trop sa Lorraine; Il n'a qu'un défaut, D'y rester plus qu'il ne faut. Disons-lui qu'il faut Renoncer à sa Lorraine, Disons-lui qu'il faut Corriger son seul défaut. Enfin, grâce à Dieu, Je le tiens dans ma retraite; Enfin, grâce à Dieu, Il est au coin de mon feu. Je demande à Dieu Qu'il se plaise en ma retraite; Je demande à Dieu Qu'il reste au coin de mon feu. Le duc ne se borne pas à réciter à ses amies des chansons composées à leur seule intention; les soirées sont longues, et quelquefois il choisit dans ses œuvres inédites celles qui peuvent le mieux intéresser ses hôtes; les plus légères ne sont pas les moins appréciées. CHANSON _Je ne veux pas me presser_ L'amour est-il une folie? Maman me le dit tout le jour; Mais quand on est jeune et jolie, Comment se passe-t-on d'amour? Je jurerais bien qu'à mon âge, Maman n'a pas su s'en passer; Chaque saison a son partage, Un jour aussi je serai sage; Mais je ne veux pas me presser. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'ai vu la tendre tourterelle Aux jours de son premier printemps, A l'amant qui tourne autour d'elle Se refuser assez longtemps: L'oiseau n'en est que plus fidèle, Plus ardent à la caresser; J'imiterai la tourterelle; Je veux bien m'engager comme elle, Mais je ne veux pas me presser. FABLE Un paysan grondait sa femme: «Notre fille est grosse d'enfant, Lui disait-il, à toi le blâme. Ne sais-tu pas comme on s'y prend Pour tenir close une fillette? --Vraiment, répliqua la pauvrette, J'avais tout fait bien calfeutrer, Et je croyais être bien sûre; Mais au diable soit la serrure Où toute clef peut se fourrer.» Les deux vieilles dames se pâment d'aise à la lecture de ces pièces plus ou moins grivoises, et elles ne cessent de s'extasier sur l'esprit de leur amphytrion. Un soir, le duc lit encore à ses hôtes charmées cette chanson composée autrefois dans un souper joyeux: Que l'on goûte ici de plaisirs! Où pourrions-nous mieux être, Tout y satisfait nos désirs, Et tout les fait renaître. N'est-ce pas ici le jardin, Où notre premier père Trouvait, sans cesse sous sa main, De quoi se satisfaire? Ne sommes-nous pas encor mieux Qu'Adam dans son bocage? Il n'y voyait que deux beaux yeux, J'en vois bien davantage. Dans ce jardin délicieux, On voit aussi des pommes Faites pour charmer tous les dieux Et damner tous les hommes. Amis, en voyant tant d'appas, Quels plaisirs sont les nôtres? Sans le péché d'Adam, hélas! Nous en verrions bien d'autres. Il n'eut qu'une femme avec lui, Encor c'était la sienne; Je vois ici celle d'autrui Et n'y vois pas la mienne. Il buvait de l'eau tristement Auprès de sa compagne. Nous autres nous chantons gaiement En sablant le champagne. Si l'on eût fait dans un repas Cette chère au bonhomme, Le gourmand ne nous aurait pas Damnés pour une pomme[157]. [157] _Œuvres du duc de Nivernais._ La fin du séjour à Paris de Mme de Boufflers fut attristée par une assez grave indisposition de Manon, de cette femme de chambre qu'elle avait près d'elle depuis fort longtemps et à laquelle elle était si vivement attachée. La veille même du jour où la marquise allait repartir pour la Lorraine, en compagnie du fidèle Panpan, la pauvre Manon fut prise subitement de crachements de sang, et ce fâcheux incident retarda forcément le départ. Mme de Boufflers en fut d'autant plus contrariée que Panpan trépignait d'impatience et depuis quelque temps demandait à cor et à cris à regagner Lunéville; ce n'était pas pur caprice de sa part, ni que la vie de Paris lui parût moins agréable, mais ses ressources financières avaient été vite épuisées, et il ne savait plus à quel saint se vouer pour subvenir aux indispensables dépenses. La marquise, au courant de sa détresse, lui offre généreusement sa bourse, et elle l'invite à y puiser sans scrupule. Tout n'est-il pas commun entre eux? Elle lui exprime ses sentiments d'affection en termes vraiment touchants: «Saint-Germain, samedi 4 novembre 1780. «Vous allez me maudire, mon cher Veau, mais je suis plus affligée que vous ne le savez, parce que j'en souffre davantage. Ma pauvre Manon crache le sang depuis hier; elle me dit que jamais elle n'a été aussi mal. Elle s'afflige d'autant plus que, devant partir demain, pour ne plus revenir, tout est emballé et qu'elle sait que je manque non seulement d'elle, mais encore de toutes mes affaires. Je ne sais, comme vous croyez bien, quand cela finira, mais je n'en ai que plus d'envie de partir, et cette envie redouble, quand je pense à votre situation et surtout à votre impatience, car si vous êtes aussi raisonnable que vous l'êtes effectivement, nous, c'est-à-dire moi, pouvons remédier à toutes les choses qui vous manquent, avec de l'argent. «Il me reste près de 200 livres, toutes mes dépenses payées. J'espère donc que vous ne refuserez pas d'en user comme s'il vous appartenait, puisque vous et moi c'est la même chose, au sexe près, qui ne vaut pas la peine d'en parler. «J'irai donc à Paris dès que je le pourrai, et j'aimerai toujours mon cœur de Veau. _P.-S._--Empruntez de mes chemises à Mme Mongot.» Deux jours après il n'y a aucune amélioration et la marquise désolée explique à son ami l'impossibilité où elle est de s'éloigner. «Saint-Germain, lundi 6 novembre 1780. «Ma pauvre Manon vient encore d'être saignée, c'est la quatrième fois, et M. du Breuil s'étonne que la dureté du pouls n'en soit guère diminuée. Elle a dormi cette nuit; les crachats sont fort diminués, et j'espère que la maladie tire à sa fin. Mais vous pouvez juger de l'état où la malade restera, et du temps auquel nous pouvons partir. «Je vous assure, mon cher ami, que je me reproche ce contretemps comme si j'en étais la cause. Cependant presque tous les paquets étant faits, et ne voulant pas y toucher, il se trouve que je manque un peu de tout; mais comme vous avez l'avantage de savoir mieux jouir que moi, j'ai aussi celui de savoir mieux me passer que vous. «Ainsi, ce que j'éprouve ne peut me rassurer sur vos privations, et je vous conjure, au nom de la sainte amitié, d'acheter sur mon compte tout ce qui vous manque et de faire en sorte que la fin de votre voyage n'en gâte pas le commencement. Maintenez-vous, tant que vous pourrez, dans l'état d'enchantement où nous vous avons vu. «Une réflexion qu'il faut faire, c'est que les choses dont vous pourrez avoir besoin présentement ne seront pas perdues pour la suite. Enfin, si vous n'acceptez pas mes offres, j'en souffrirai plus que vous, parce que, non seulement le refus n'est pas une marque d'amitié, mais qu'il est impossible que vous souffriez par ma faute sans m'en aimer moins.» Enfin, au bout de quelques jours, l'état de Manon s'étant sensiblement amélioré, Mme de Boufflers put donner suite à ses projets de départ et regagner la Lorraine avec Panpan. CHAPITRE XX 1779-1780 Séjours du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne. Pendant l'hiver de 1779, Boufflers abandonne son régiment, ainsi qu'il est d'usage pour tous les officiers, et il vient passer à Paris quelques mois délicieux auprès de Mme de Sabran qu'il aime plus que jamais. Les deux amants reprennent donc sans plus tarder leur douce vie de tendresse et d'amour, ils ne se quittent pour ainsi dire pas. C'est à peine si l'on aperçoit le chevalier chez ses parents et chez ses amis; c'est à peine s'il prend le temps de faire un voyage en Lorraine pour voir sa mère et surveiller ses intérêts. Mme de Sabran tient d'autant plus à ne pas perdre de vue son fervent adorateur qu'elle connaît sa passion malheureuse pour le jeu, et qu'elle redoute de le voir retomber dans le péché, bien qu'elle lui ait fait jurer de ne jamais jouer: «8 mai 1778. «Ne jouez jamais, mon frère, vous me feriez un véritable chagrin; c'est une passion horrible que celle du jeu, elle endurcit le cœur, elle salit l'âme; elle n'est pas faite pour vous. Songez d'ailleurs que vous m'avez donné votre parole d'honneur, et que je ne vous pardonnerais pas d'y manquer.» Mais Boufflers est faible, et quand son amie le quitte un jour, il ne sait pas résister à l'entraînement. Un soir, chez Mme de Montesson, il joue malgré ses promesses. Son premier soin est d'avouer sa faute, et il le fait en termes bien amusants: «Votre absence est déjà longue et funeste, chère et jolie sœur, et j'ai eu le temps de faire de petites sottises chez Mme de Montesson, dont votre présence ou le plaisir de souper chez vous m'aurait défendu. Au reste, ce qu'il y a de plus perdu à cette partie-là, c'est l'honneur, parce que j'avais donné ma parole de ne pas jouer. Mais l'honneur n'est qu'un mot, et l'argent est une bien jolie chose dans le siècle où nous vivons.» L'hiver s'écoule comme un rêve, puis le printemps arrive et avec lui l'heure cruelle de la séparation. Mais il faut bien se résigner à l'inévitable! Pendant que Boufflers retourne tristement à son régiment, Mme de Sabran, qui a perdu l'habitude de la solitude, et qui est restée sous le charme de leur long tête-à-tête, tombe dans une mélancolie si profonde, qu'elle inquiète son entourage. Elle n'en dit rien à son «frère» pour ne pas le troubler, mais il l'apprend par un ami commun, et il lui écrit alors une lettre de reproche, qui est un modèle de sensibilité et de tendresse. Il s'efforce de la rassurer et de lui persuader qu'elle n'a que des maux imaginaires: «Vous n'êtes point malade... vous souffrez parce que tout ce qui vit souffre du plus au moins... «... Pourquoi ne m'avez-vous point encore écrit? Quand vous êtes en proie à vos idées noires, je dois être votre seul confident. Je suis jaloux de vous voir écrire autre chose que des compliments et des nouvelles à d'autres que moi. Écrivez-moi, ma chère fille, envoyez-moi des volumes, ne relisez jamais ce que vous aurez écrit, ne songez à aucune des règles de l'art d'écrire, ne craignez ni de vous répéter, ni de manquer de suite, soyez tantôt triste, tantôt gaie, tantôt philosophe, tantôt folle, suivant que vos nerfs, vos remèdes, votre raison, votre caractère, votre humeur vous domineront. Vous n'avez pas besoin de me plaire, il faut m'aimer et me le prouver encore plus que me le dire; il faut, pour notre bien commun, que vos idées passent continuellement en moi et les miennes en vous, comme de l'eau qui s'épure et qui s'éclaircit quand on la transvase souvent...[158]» [158] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers._--Plon-Nourrit, 1875. Sur le conseil du chevalier, Mme de Sabran quitte Paris et elle se rend chez son amie la comtesse Diane de Polignac; tout le monde l'entoure d'affection et de tendresse, mais elle n'en reste pas moins triste à mourir. Le chevalier, désolé des nouvelles qu'il reçoit, cherche par sa tendresse à remonter le moral de son amie: «Roissy, ce mardi. «Je comptais sur le changement d'air, de lieu, de société, de train de vie; je comptais sur la distraction que vous aurait donnée une amie de votre âge. J'osais même croire que je vous serais bon à quelque chose, qu'à force de partager vos maux, si vous en souffrez, je les diminuerais, que je vous tirerais par mes soins, par mon occupation perpétuelle, de la langueur où vous êtes plongée depuis mon départ, enfin, que mes vœux, mes désirs, ma tendresse vous soutiendraient. Je crois qu'on doit se sentir plus forte contre tous les maux de la vie quand on se sent aimée, et quand on voit auprès de soi quelqu'un qui voudrait très sincèrement souffrir et mourir à notre place.» Enfin peu à peu sous l'influence du temps et de l'affection, Mme de Sabran se rétablit complètement. Boufflers, pendant ce temps, s'est réinstallé à Douai et a repris sa vie de garnison. Comme les maux passés nous paraissent toujours moindres que les maux présents, il en arrive à regretter la Bretagne, et les camps de Brest et de Landerneau. La vie est chaque jour plus dépourvue d'agrément. L'instabilité, le changement incessant paraissaient être la règle de conduite des autorités militaires de l'époque; aussi le séjour du chevalier à Douai ne se prolongea-t-il pas fort longtemps. En juin 1779, il annonce à Mme de Boisgelin qu'il va partir pour la Flandre. Pendant qu'il gagne Saint-Omer avec son régiment, il apprend avec regret que sa sœur a eu des ennuis, des soucis d'argent; elle ne lui en a rien dit et il la gronde doucement de ce manque de confiance. «Ce 11 juillet. «La première chose à faire, ma grande enfant, quand tu as du chagrin, c'est de me le dire, et la seconde, c'est de me dire de quoi, ce sont là presque les seules occasions où les frères soient bons à quelque chose; ils sont comme les médecins et les curés, qui attendent qu'on soit malade pour être recherchés. Mais je vois que le nuage est dissipé et qu'au lieu de t'offrir mes services, j'ai besoin des tiens.» Ce que le chevalier demande par-dessus tout, c'est qu'on lui envoie des nouvelles; ils vivent dans une ignorance incroyable, rien ne parvient jusqu'à eux, il faut que Mme de Boisgelin le tienne au courant de tout ce qu'elle peut apprendre. «Tu te défends d'être ma gazetière sous différents prétextes dont aucuns ne sont recevables. Nous avons besoin de nouvelles comme de pain, et tu ne me refuserais pas du pain sous prétexte que tu n'es point boulangère. Tu vois beaucoup de gens, et entre autres, un, bien instruit de tout, et même de tout ce qui se passe. Il faut questionner sans cesse, ramasser tout ce que tu trouves, et croire que tu es pour moi ce que la colombe était pour mon grand-papa Noé, qui s'en servait pour sonder le terrain et savoir ce qui se passait au dehors. «Regarde-toi aussi comme mon ministre dans les Cours étrangères, le Luxembourg, l'Italie, la Bavière; voilà un vaste champ pour tes négociations, ne me laisse oublier de personne, sans quoi je croirais que tu m'oublies toi-même, et j'aurais le chagrin de ne pas te le rendre. «Réponds-moi à Saint-Omer[159].» [159] Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier. Mme de Sabran, à laquelle Boufflers reprochait sans cesse d'être trop réservée, de ne pas l'aimer avec assez de violence, cite à son ami l'exemple de la comtesse Auguste de Polignac, qui, elle, est calme et prudente, et elle lui conseille de prendre modèle sur elle. Le chevalier lui riposte spirituellement: «Raismes, ce 16 juillet 1779. «Si toutes les femmes vieillissaient comme celle-là, ce ne serait pour personne la peine d'être jeune. Voilà comme je voudrais que vous pussiez vieillir, après ma mort, après avoir vécu comme elle pendant ma vie, car pour conserver du sentiment sous vos cheveux blancs, il faudrait en avoir montré sous vos cheveux blonds. «On dit, mais je ne le crois pas absolument, que le cœur va toujours en se refroidissant. Si cela est, prenez garde au vôtre. Songez, vous qui faites profession de tiédeur, que vous deviendrez un glaçon. Vous plairez peut-être encore comme un vieux livre bien écrit, mais vous ne serez plus aimée parce que vous n'aurez jamais aimé. Vous pourriez me dire à cela qu'on vous aime à cette heure bien follement, tandis que vous n'aimez que bien raisonnablement. Mais d'abord, cela ne durera qu'autant que moi; et puis en cela vous êtes traitée comme le maréchal de Saxe pour le cordon bleu; on le lui a offert quoiqu'il fût hérétique, en lui donnant cent ans pour se convertir.» Enfin le chevalier arrive à Boulogne, et il s'y installe en attendant une nouvelle destination. A-t-il quelque idée nette et précise de l'avenir qui leur est destiné? En aucune façon. Personne ne s'en doute: «Nous marchons tous avec un bandeau sur les yeux, écrit-il philosophiquement, bien heureux si ceux qui nous mènent n'en ont point autant.» Tantôt on assure qu'ils vont partir pour Gibraltar et que c'est là qu'ils porteront à l'Angleterre le coup mortel, tantôt on prétend que c'est à Douvres qu'ils sont appelés à débarquer, et que c'est pour les y transporter qu'on a réuni à Boulogne des «cabriolets de mer» en si grand nombre. Du reste comment des projets ainsi criés sur les toits pourraient-ils avoir quelque chance de réussir? «Ma seule consolation, ce n'est pas la foi comme chez les vrais chrétiens, mais l'incrédulité, car je n'imagine pas qu'aucun projet aussi divulgué puisse être exécuté; c'est du vin de champagne qui a pris l'air et qui ne peut plus faire sauter le bouchon.» L'isolement de sa nouvelle résidence inspire au chevalier des réflexions pour lui très inattendues et fort salutaires; il semble qu'il soit un homme nouveau devant lequel s'ouvrent des horizons qu'il ne soupçonnait pas. Il découvre la nature qu'il ignorait, il découvre l'amour, car ce qu'il prenait jusqu'alors pour l'amour, n'en était que la caricature. C'est à Mme de Sabran qu'il fait l'aveu de sa découverte. «Boulogne, ce 3 août. «Je serais bien aise d'avoir pu vous rendre une partie de l'effet que ce charmant chemin de Lille à Saint-Omer a fait sur mon imagination. Cela m'a fait connaître qu'il y a d'autres plaisirs que ceux que j'ai uniquement recherchés jusqu'à l'âge de trente ans. Cette observation, qui paraît tardive à quarante ans, beaucoup d'hommes sont morts de vieillesse sans l'avoir pu faire. Car il faut que je vous l'avoue, ma jolie sœur, nous sommes tous de grands libertins. Je ne connais que deux remèdes à cette maladie-là, c'est la retraite et l'amour. Mais, pour que la retraite corrige, il faut qu'elle soit volontaire, agréable par mille occupations toujours faciles et toujours renaissantes, que mille soins, mille calculs, mille espérances viennent prendre la place de ce qui régnait dans notre imagination, et que notre cœur s'épure pour ainsi dire avec l'air que nous respirons. «L'amour heureux ou malheureux, pourvu qu'il soit véritable, est encore un bon antidote contre le libertinage, en rassemblant toutes nos affections, en les tournant vers les perfections réelles ou supposées de l'objet qu'on aime, en nous persuadant que le plaisir et le bonheur ne sont pas partout où nous les cherchions auparavant, et il produit au fond du cœur une grande révolution. Ne le haïssez pas, cet amour, ma bonne fille, et jugez par celui des hommes qui aime le mieux, que plus on aime, et meilleur on devient.[160]» [160] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers._--Plon-Nourrit, 1875. Entre temps, Boufflers poursuit sa correspondance avec Mme de Boisgelin, mais au lieu des grâces ordinaires, il lui reproche tantôt son silence, tantôt la banalité de ses lettres. Que ne lui donne-t-elle des nouvelles, que ne lui raconte-t-elle les événements de la Cour et de la capitale, ce qui se passe, ce qui se dit, ce qu'on augure de l'avenir? Il lui écrit plaisamment: «Que voulez-vous que je vous mande de ce pays-ci où l'on ne fait que de la bière, tandis que vous ne mandez rien du pays où l'on fait les événements. Si vous valiez quelque chose, vous vous transformeriez en Renommée pour tout savoir et pour me tout apprendre. Mais vous n'auriez pas même l'esprit de prier un secrétaire de M. de Beauvau, ou d'un de ses confrères, de m'envoyer, deux fois par semaine, tout ce qui se fait, se dit ou se médite d'intéressant. «Adieu, mon cœur, je t'aimerai bien si tu m'écris et si tu parles honorablement de moi à Mme la maréchale. «Si tu vois Mme d'Hautefort, embrasse-la de ma part bien serré.» L'inutilité de ses fonctions militaires et l'oisiveté de sa vie ne sont pas le seul souci du chevalier; il a de cruels embarras d'argent, il les confie naturellement à sa sœur, et il lui demande même au besoin d'intervenir pour l'aider à sortir d'une situation tous les jours plus inextricable. Boufflers, depuis qu'il a quitté le séminaire, a mené joyeusement la vie, dépensant sans compter, faisant des dettes, ainsi qu'il convient à un jeune seigneur de l'époque. Cette existence insouciante a duré sans encombre pendant quelques années, puis les difficultés sont arrivées, les créanciers se sont montrés moins accommodants; il a fallu emprunter pour apaiser les plus exigeants; bref, le pauvre chevalier en est arrivé à une situation des plus précaires. La bonté de son cœur y a également contribué. N'a-t-il pas avancé 60,000 francs à son frère, le marquis? Il n'en a jamais reçu d'intérêt et, à sa mort, il n'a pas même retrouvé un sol du capital. Il charge Mme de Boisgelin d'intercéder auprès de M. de Maurepas pour qu'il l'autorise à emprunter 40,000 livres sur ses bénéfices; de cette façon il pourra payer ses dettes et s'équiper convenablement. Comme le ton lugubre de sa lettre ne lui est pas ordinaire, il craint d'inquiéter sa sœur, et il termine gaiement: «Boulogne, 30 juillet. «... Il ne faut pas t'attrister de me voir sérieux, ma chère enfant. Selon toute apparence, si je l'avais toujours été un peu davantage, j'aurais moins de sujets d'être triste à présent, mais quelque sujet que j'en puisse avoir, je ne le serai jamais au point d'inquiéter personne. «Adieu, ma longue enfant, je t'embrasse bien délicatement au point de te casser. Si tu es à Versailles, cours bien vite baiser les pieds, les mains, etc., de ta blanche voisine. Ce n'est pas la comtesse de Grammont.» A force de chercher à tirer le chevalier du mauvais pas dans lequel il est engagé, Mme de Boisgelin et Mme de Mirepoix finissent par imaginer une combinaison qui, si elle réussit, sauvera la situation. Il s'agit tout simplement de trouver quelqu'un qui consente à échanger les abbayes de Boufflers contre des terres; de cette façon les dettes du chevalier seront garanties sur quelque chose de tangible, tandis qu'actuellement elles ne le sont sur rien. Boufflers trouve l'idée merveilleuse, il l'approuve des deux mains. «14 août 1779. «Vous êtes une aimable enfant, ma grande fille, et avez cela de commun avec notre mère commune, la maréchale de Mirepoix. Je jouis de tous les soins que l'on veut bien prendre de mes affaires; elles ont bien besoin que quelqu'un s'en mêle, car je m'en suis si peu mêlé en ma vie que je ne sais à présent par où m'y prendre. Mais la lettre de ma tante me paraît un moyen victorieux; Il me semble déjà Que je vois tout cela. «Ajoutez à mes mérites et à mes dépenses que l'avant dernière année j'ai passé sept mois à mon régiment, la dernière année j'en ai passé huit et peut être celle-ci en passerai-je quinze, comme ce hussard qui était trente six heures par jour à cheval. «Enfin, mon grand cœur, il me semble que mes intérêts n'ont jamais été en aussi bonnes mains, et si notre plan réussit, je vous ferai chanter un _Te Deum_ par mes créanciers, sans quoi il faudrait pour eux un _Libera_... «Adieu, mille choses à tous les grands de la Cour, ducs et princes, comtes et marquis, et donnez de ma part une tête de lapin à votre chat.» Mme de Boisgelin ne cherche pas seulement à améliorer la situation pécuniaire de son frère, elle s'occupe aussi et très activement de son avancement. Boufflers a quarante et un ans et il n'est encore que lieutenant-colonel! c'est, avec son nom, un pitoyable avancement. Comment sa mère, sa famille si influente, ses amis, n'ont-ils pas pu lui obtenir un meilleur sort! C'est que Boufflers est fort mal en Cour; d'abord on ne l'y voit jamais, pour des raisons que nous savons déjà, mais son originalité, sa liberté d'écrire et de penser ne passent pas inaperçues. Déjà en 1776, M. de Saint-Germain a mis le chevalier sur la liste des colonels, mais quand on l'a soumis au Roi, il a dit simplement: «Je n'aime ni les épigrammes ni les vers,» et il a rayé de ses propres mains le malheureux officier. En 1779, Mme de Boisgelin et les membres influents de la famille crurent le moment opportun de frapper un grand coup; il fut décidé que l'on ferait agir toutes les influences dont on disposait. Boufflers, très touché de ce zèle, remercie tendrement sa sœur, mais il ne se fait pas de grandes illusions sur le résultat, il écrit philosophiquement: «Au camp. «Je te remercie mille fois, chère enfant, de toute ton avidité pour moi; j'ai bien peur pour toi qu'elle ne soit point assouvie. J'ai, à la vérité, bien des brigadiers au-dessous de moi, mais j'ai bien des maréchaux de camp au-dessus, et ces messieurs ne répugnent point à ce qui convient à leurs inférieurs. C'est une espèce de modestie bien connue à la Cour et à l'armée. Tu prévois aisément que je n'aurai peut-être pas le dessus avec les brigadiers et que j'aurai peut-être le dessous avec les maréchaux de camp. Consolons-nous d'avance et remercions la nature de nous avoir donné de quoi pardonner à la fortune. «Mme de Luxembourg va faire la demande avec un feu auprès duquel le mien ne serait que de la glace. Mme de Ségur et la comtesse Diane vont être prévenues. Voilà mes batteries bien dressées, mais j'en serai pour ma poudre. «Adieu, ma fille, je t'embrasse et je t'aime de tout mon cœur.» Malheureusement si, à Paris et à Versailles, tous les amis et les parents étaient en mouvement pour Boufflers, lui-même, avec son insouciance habituelle, ne faisait aucune des démarches nécessaires. Ce peu de confiance dans le succès lui valait de sa sœur une lettre assez vive à laquelle il répond: «Valenciennes, ce 22. «N'ai-je pas eu la bêtise d'être un peu fâché contre toi en lisant ta dernière lettre; j'y ai pensé depuis et j'en ai été honteux. J'aurais dû ne prendre garde qu'à ce que tu fais et point à ce que tu dis. Il faut convenir que personne n'a jamais su mêler aussi bien les injures aux services. Tu es un composé de Juvénal et de Titus. Tu écris comme l'un et tu règnes comme l'autre; non pas que je veuille dire que tu fasses tous les jours un heureux, mais au moins tu veux mon bonheur, et tu y travailles, et tu y réussiras si jamais nous passons notre vie ensemble, car tu as beau dire et beau m'accuser, je n'ai jamais eu de sœur plus chère que toi. «Je vois par tout ce que tu m'as mandé que les choses vont mieux que je n'osais l'espérer. Toutes les fois que tu parleras, sois sûre du succès, parce que de plaire à triompher, il n'y a qu'un pas. Il est clair que tu n'as pas eu besoin d'être poussée dans les démarches que tu as faites, mais il est clair aussi que tu as été conduite et que tu l'as été de main de maître; embrasse-le, ce maître[161] que j'aime tant à regarder comme le mien dans tous les genres, et dis-lui que, malgré mon horreur pour la Simonie, je lui offre une abbaye en échange de la maison de l'Ermite dans le sacré vallon de Saint-Ouen. «Adieu, aime-moi comme tu me grondes, au lieu de me gronder comme tu m'aimes.» [161] Le duc de Nivernais. Mme de Boisgelin croyait toucher au but de ses efforts, toute la famille estimait le succès certain, assuré, seul Boufflers doutait encore. En effet, la nomination espérée se faisait attendre; et Mme de Boisgelin en éprouvait un énervement qu'elle ne pouvait dissimuler. Son frère montrait plus de calme et de possession de soi-même; il ne cessait de remercier ses amis de leur bonne volonté à son égard, mais quant à lui, il s'armait de philosophie en prévision d'un échec; c'est lui-même qui remontait le moral de Mme de Boisgelin. «Morbeck, par Aire, du camp. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «M. de Nivernais a bien raison de dire que j'ai bien tort de ne pas lui écrire; il serait bien plus fondé à m'en faire le reproche s'il savait combien je l'aime. Je crois que c'est encore plus qu'il n'est aimable, car je sens que s'il n'était point aimable du tout, il faudrait encore l'aimer. Remercie-le du bien qu'il a osé dire de moi à quelqu'un dont je n'en pense point du tout. «On me mande de partout, que mon affaire est prête, qu'elle va passer, et je vois qu'elle ne presse pas, et qu'on parle du premier ou du second conseil, ce qui annonce, vu le train des choses, que ce sera à peine pour le troisième, et ces lenteurs-là, pour une chose aussi aisée et aussi préparée, annoncent au moins un défaut total de bonne volonté... «Prends courage, mon enfant. Soumets-toi aux circonstances, fais en sorte, à force de modération, de n'être point contrariée par les contrariétés. J'ai une fois ouvert par hasard un tome de Shakespeare où j'ai vu un roi dépouillé, emprisonné et condamné, qui dit à sa fille: «Ne me plains point, rien de ce qui doit m'arriver ne me déplaît, car j'ai fait divorce avec ma volonté et j'ai épousé la fatalité.» Il faut convenir que c'est là un mariage de raison plus que de fantaisie.» Bien entendu, le séjour du chevalier à Boulogne ne se prolonge guère; il y est à peine depuis trois semaines, qu'il reçoit de nouveaux ordres: il doit se rendre à Eu avec son régiment. Le déplacement qui le rapproche du Havre n'aurait pour lui rien que d'agréable, s'il n'était désastreux pour ses finances, déjà si mal en point. Le chevalier fait la route par étapes avec son régiment, non sans gémir, car la chaleur est affreuse et l'on ne peut goûter un instant de repos. Aux étapes, le régiment est dispersé à quatre lieues à la ronde; à trois heures du matin, il faut le réunir, car l'on part à quatre, et malgré cela l'on est rôti, les troupes sont harassées de fatigue; depuis le colonel jusqu'à la dernière recrue, tout le monde est sur les dents; après huit jours de ce régime, presque tout le régiment est malade. En cours de route, et malgré la fatigue et les ennuis qui l'accablent, Boufflers trouve encore le temps d'écrire à Mme de Boisgelin pour la charger de quelques commissions; comme il n'a pas d'argent, c'est elle qui fera les avances, et sans espoir de les revoir jamais, il le lui avoue bien simplement: «Montreuil, 21 août 1779. «Je compte sur un petit mot de ma grande fille en arrivant à la ville d'Eu. J'ai besoin d'avoir des nouvelles des affaires de l'Europe et des miennes. Je voudrais que ceux qui se mêlent des unes se mêlassent aussi des autres. Je serais sûr, après m'être embarqué un peu légèrement, d'arriver à bon port. «Je marche avec mon régiment, ce qui me fatigue cent fois plus que de courir sans lui. Je suis abattu comme si j'avais fait cinquante lieues en poste, et j'ai la poitrine démontée d'un rhume horrible qui dure depuis un quart d'heure, et qui durera peut-être encore autant. Ce qui me console, c'est que M. de Beauvau ne m'entend pas tousser. «Si vous avez de l'argent, envoyez-moi deux bridons rouges tressés en or; cela se trouve sur le quai de la Ferraille, à _La Levrette_, et se vend 18 livres. En suivant le quai, on arrive au pont Saint-Michel, on trouve un marchand de couleurs nommé Vernezèbre, et on lui demande un assortiment de pastels fermes pour peindre le paysage et la figure en petit. Ces deux commissions-là vous coûteront 60 livres longtemps avant de me coûter un sol, mais si l'argent vous manque, empruntez-en à Mme la maréchale ou à Lucile. «Adieu, je sens que je n'ai pas le style vraiment naturel, car si j'écrivais comme je parle, ma lettre serait très enrouée.» Enfin le régiment arrive à Eu. Boufflers se rappelle tout à coup les commissions qu'il a données à sa sœur et, à la réflexion, il juge utile de lui fournir de l'argent pour les payer. «Août 1779. «Mes cartes sont arrivées à bon port et à temps, mon aimable chat maigre. J'attends de jour à autre de nouvelles marques de ta bonté, mais je ne sais pas où tu trouveras les fonds que mes commissions exigent. Je prends le parti de t'envoyer un billet sur mon homme d'affaires, dont tu prendras le montant chez Mme de Mirepoix ou M. de Beauvau, qui se feront payer quand ils le jugeront à propos. «Je suis ici depuis hier, ignorant si j'y serai encore demain. Je vais demain au soir à Abbeville voir le régiment d'Esterhazy, que je n'ai point revu depuis que je l'ai quitté; je m'en fais un plaisir, mais en même temps j'ai bien peur d'être obligé de faire leur partie à table et de répondre à toutes les santés, car la mienne n'y tiendra pas. «M. de Thianges est ici; il m'a enlevé comme de raison le seul bon logement de la ville; il est d'ailleurs de la plus grande honnêteté et fait très bonne chère. J'en profite d'autant plus qu'il est cause que je n'ai pas de cuisine. «On n'a de nouvelles de rien, sinon que le mois d'août se passe et qu'il sera suivi du mois de septembre. On appelle celui-là le balai de la mer, parce qu'il y laisse le moins de vaisseaux qu'il peut. «Parle de moi à Mme la maréchale de Luxembourg et à Mme de Lauzun, et mande-moi si effectivement la maréchale est fâchée. «Adieu, mon enfant, j'ai la tête d'une pesanteur horrible et j'ai peur que mon style ne s'en ressente.» En même temps le chevalier prévient Mme de Sabran de sa nouvelle résidence, et il lui conte spirituellement l'état d'incertitude dans lequel il continue de vivre, à son grand désespoir: «A Eu, ce 2 septembre 1779. «Je suis ici dans une pauvre petite ville bien éloignée de tous les points intéressants, à trente lieues du Havre, à trente lieues de Dunkerque, sous les ordres d'un général plein d'honneur, de bonté et de zèle, mais que les autres généraux semblent avoir relégué à dessein. Il paraît que nous sommes destinés à remplacer les gens qui s'embarqueraient, et à passer par le second envoi, c'est-à-dire à trouver la besogne faite ou manquée. Vous imaginez sûrement le plaisir que me fait ma position. Je suis entre la philosophie et l'ambition, comme serait un pauvre diable entre son honnête femme, dont il ne se soucierait guère, et une coquine de maîtresse qui écouterait tout le monde excepté lui, mais qui pourtant lui paraîtrait toujours jolie et ne lui ôterait pas toute espérance. L'une m'attend et me promet le bonheur quand je serai revenu à elle; je me tourne de son côté, mais aussitôt l'autre me fait un petit signe et renverse tous mes projets.[162]» [162] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. En 1780, Boufflers est toujours errant sur la côte; cette fois, il est en garnison à Dunkerque, et c'est de là qu'il écrit à Mme de Boisgelin: «Dunkerque, ce 18 juillet 1780. «La voix intérieure parle toujours et ta lettre la fait parler plus haut que jamais, mon enfant, car jamais je n'en ai lu d'aussi charmante, pas même de l'écriture de Mme de Sévigné. Je me porte mieux qu'avant d'être malade; l'air de ce pays me convient d'autant plus que je le respire moins que personne; je délaie celui de la ville dans celui de toute la province; c'est comme de mauvais vin où je mettrais beaucoup d'eau. «Baise de ma part l'œil de ma tante, et s'il ne se porte pas absolument bien, contente-toi de le bassiner, parce que j'aurais peur que mes baisers ne fussent trop chauds, si j'en _juge d'après le monde_. «Adieu, enfant chérie, je t'aimerai de quelque couleur que tu sois, je t'aimerai en perte ou en gain, mais je n'aimerai et ne bénirai la cause de tout que quand tu auras lieu d'en être parfaitement contente. Adieu, baise maman des Cars de ma part et dis-lui que je l'aime comme un enragé[163].» [163] Toutes les lettres du chevalier de Boufflers citées dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier. CHAPITRE XXI 1780 Goût persistant de Panpan pour la poésie.--Ses vers à Mme de Boufflers, Mme de Boisgelin, Mme de Bassompierre.--Joute poétique avec Mme Durival. Panpan n'avait pas renoncé à cultiver les Muses; il semble au contraire que, la vieillesse arrivant à grands pas, il trouvait plus de plaisir encore dans ces jeux poétiques qui de tous temps avaient charmé ses loisirs. Ce n'est pas qu'avec l'âge ses vers deviennent meilleurs, hélas non! mais il éprouve tant de plaisir à les écrire qu'il lui faut pardonner. Et puis il est si modeste, et il se fait si peu d'illusion sur leur médiocre valeur. Personne ne se juge plus sévèrement que lui-même, et il plaisante sur son peu de mérite avec une franchise qui désarme la critique. Agé de plus de soixante-dix ans, il faisait de sa vie, de ses déceptions et de ses malheurs, cette peinture moqueuse: J'ai peu connu l'adolescence, A peine j'ai joui de la virilité; Jeune encor, je touchais à la caducité, Et, vieillard, je touche à l'enfance. Toujours contraire au sort qui me fut destiné, D'un souverain que de ma vie Je n'ai vu, ne verrai, ni n'en aurai l'envie, Je fus conseiller presque né. Interprète allemand, je n'en sus point la langue; Avocat: je n'ai fait plaidoyer ni harangue; Devenu financier, je me suis ruiné. Je fus, de notre Roi, lecteur à bouche close; Loin d'avoir pris les mœurs de ma métamorphose, Franc bourgeois, à la cour j'y fus homme de bien. Au rang de nos savants, je fus admis sans cause, Et quoiqu'en bonne forme académicien, N'ayant pas fait la moindre chose, Plus que Piron je ne fus rien. Un autre trait, qui comblerait la dose De tant de singuliers travers, Je ne faisais que de la prose Quand je voulais faire des vers. Encore un mot, et l'histoire est finie. Prêt à mourir, quand je naquis, Pour vivre à peine un an, j'avais assez de vie... Et voilà que j'en ai plus de soixante et dix[164]. [164] Cette pièce et les trois suivantes sont tirées des Mss. de Devau. Bibl. de Nancy. Le Veau n'a pas perdu les bonnes habitudes d'antan et c'est toujours pour la vieille et chère marquise qu'il cherche ses meilleures rimes. Jamais il n'oublie les heureux anniversaires, et chaque année il compose pour son amie quelque madrigal flatteur. En 1780 il lui envoie «un écritoire» accompagné de ce bouquet: Lorsqu'en un temps plus fortuné Pour fêter ce beau jour, que novembre ramène, Je vous offris un vase à la Chine tourné, Dont les arts de l'Europe ont fait une fontaine; Pour fixer sur vos pas la grâce et la Beauté, Je souhaitais, du ciel implorant la puissance, Qu'elle devînt pour vous la source de Jouvence; Et je vois que des dieux je fus presque écouté. Mon présent aujourd'hui vous promet davantage; Si vous daignez en faire usage, Pour vous de l'immortalité Il sera la source et le gage. Mme de Boisgelin n'est pas moins que sa mère le tendre objet des attentions du Veau. Un jour, pour lui complaire, il lui propose de jouer la comédie chez lui, sur cette terrasse d'où l'on peut contempler ce château, qui leur rappelle à tous deux de si doux souvenirs. De votre charmante maman, Aimable Boisgelin, suivez ici les traces: Au lieu de diviser les grâces, Venez les rassembler chez votre vieux Panpan. Vous ne lui verrez pas, sous le double turban Dont il coiffe son long visage, L'air et le ton d'un courtisan; Sous son grotesque d'oliman Vous lui verrez du moins quelques goûts de votre âge; De la scène en ces lieux les jeux sont en oubli, Pour vos amusements nous les ferons renaître; A nos regards charmés vous y ferez paraître Ces talens qu'on admire aux fêtes de Chilly; Ma terrasse vous offre un théâtre champêtre, D'où vous verrez au loin ce fortuné palais Où j'ai vu, sous les yeux de notre auguste maître, S'épanouir la fleur de vos jeunes attraits. Là vous avez reçu de votre illustre mère, Avec l'esprit et le sang des Beauvaux, Cet art, cet heureux art de régner et de plaire, Qui lui promet partout des hommages nouveaux. En dépit des ans Panpan est resté toujours galant, et la vue de la jeunesse paraît l'inspirer au plus haut point. Il se montre même d'autant plus audacieux dans ses propos que son âge lui permet de décliner les requêtes indiscrètes. A Mme Héré et à sa petite-fille, Mlle de Saint-Etienne, il adresse pour leur fête ce bouquet: SUR L'AIR: _M. le Prévôt des marchands_. 1 Gogo jadis eut tous mes vœux, Minon charme aujourd'hui mes yeux. Ah! plaignez ma triste fortune, Elles m'ont manqué toutes deux; Car j'étais trop jeune pour l'une, Et pour l'autre je suis trop vieux. 2 Toutes deux ont mal pris leur temps; Dans mon hiver, dans mon printemps, Toutes deux en vain m'ont su plaire. Ah! j'aurais autrement traité La petite-fille et la mère Dans les beaux jours de mon été. 3 De toutes deux, dit-on, c'est la fête demain. Il faut à toutes deux un bouquet de ma main. La Rose est un tribut qui plaît à tous les âges. Toutes deux ayant les mêmes droits sur mon cœur, Je dois à toutes deux offrir la même fleur: Le même sentiment doit les mêmes hommages. Panpan ne se montre pas moins aimable pour la jeune amie de Mme Durival, Mlle de Juvincourt. Un jour, il lui envoie ce quatrain: Malgré mes cheveux blancs, malgré votre jeunesse, J'ai pour vous la même tendresse Que si j'avois passé sans cesse à vos genoux Mes cinquante passés dans ce monde avant vous. Depuis quelques années Panpan s'est lié de plus en plus avec Mme Durival, et il entretient avec elle un commerce épistolaire assez fréquent. Mais les deux amis s'écrivent rarement en prose: l'un et l'autre trouvent plus agréable de cultiver à la fois l'amitié et les muses, et c'est presque toujours en vers qu'ils échangent leurs impressions. C'est pour eux un jeu et un plaisir. Complètement sous le charme de l'aimable femme, Panpan ne lui ménage pas les compliments: Pour ma charmante Durival, Je voudrais faire un madrigal; Je voudrais qu'il fût digne d'elle; Mais je ne fais rien de parfait, Je ne vois rien de si beau qu'elle, La beauté n'est que ce qui plaît. Un jour, Mme Durival demande à son ami une certaine eau qu'il ne possède pas, et elle le plaisante sur le peu d'empressement qu'il met à la lui procurer. Le lendemain, elle reçoit ce petit mot: De vos injustices d'hier Vous aurez grande repentance; Vos reproches me coûtent cher, Ils m'ont fait envoyer un courrier à Valence. L'argent n'est pas une dépense Qui fasse voyager en l'air. J'ai fait de plus grands frais pour vous être agréable, Il m'a fallu donner au diable. Cela ne doit pas étonner; Cependant, pour jouir du bonheur de vous plaire, Ce n'est pas de cette manière Que j'aurais voulu m'y donner. A ces galants propos, Mme Durival riposte de son mieux: Mon généreux et tendre Veau, En me donnant un peu de votre eau de la côte, Vous vous arrachez une côte! Pour vous remercier de ce présent nouveau, Je cherche en vain dans mon cerveau. Ainsi que votre bourse, il craint toute dépense. Plus j'y réfléchis, plus j'y pense, Moins je trouve des vers qui soient dignes de vous! Si, dans votre embarras, vous vous donnez au diable, Dans le mien, je me donne à vous. Lequel des deux est le plus misérable?[165] [165] Cette pièce et toutes celles qui suivent nous ont été communiquées par le capitaine Noël. Mais Panpan se pique de purisme; s'il admire les vers de Mme Durival, il lui reproche de défigurer les plus jolies choses par les fautes les plus grossières. Sensible à ces reproches, Mme Durival répond spirituellement: Mes impromptus sont des bâtards Pour qui vous avez peu d'égards. Vous dédaignez de la nature Les fruits sans goûts et sans culture; Hélas, vous avez bien raison, Et je sens la comparaison. Qui n'a point d'enfant légitime, Ne peut prétendre qu'on estime Les petits enfants clandestins Qu'il fait par hasard les matins. Mme Durival a de la fortune, et comme elle sait combien les moyens pécuniaires de Panpan sont restreints, elle se montre très généreuse vis-à-vis de son ami; il ne peut témoigner un désir qu'elle ne s'empresse de le satisfaire. Le Veau, qui a de l'amour-propre, s'indigne d'une générosité si persistante, et il veut prendre une éclatante revanche en envoyant chaque jour, pendant une semaine, un cadeau à sa bienfaitrice. Ce sera, en outre, l'occasion d'une joute poétique. Il lui écrit: Depuis lundi jusqu'à dimanche Je prétends prendre ma revanche De vos abominables tours. Songez que vous avez sans cesse, Au moins depuis sept ou huit jours, Mis mon amour-propre en détresse. Prétendez-vous donner toujours? Vraiment ce n'est pas là mon compte. Il faut que chacun ait sa honte. La vôtre enfin aura son cours. Je veux la filer à mon aise, Mais la filer à peu de frais; Tous les matins, ne vous déplaise, Je vous lâche un présent tout frais. C'est aujourd'hui que je commence, Et cela durera longtemps. Je prétends mettre sur les dents Toute votre reconnaissance. Des instruments de ma vengeance, Voici d'abord le contenant. Mais vous n'aurez que pièce à pièce Le contenu de chaque espèce. Devinez le tout maintenant. C'est l'énigme que je vous offre. Vous n'aurez qu'en la devinant Tout ce qui doit remplir le coffre. A ces vers était jointe une cassette vide avec son couvercle. Mme Durival, amusée et charmée, riposte aussitôt; mais elle renvoie en même temps le couvercle de la boîte: Vous avez l'art inimitable De savoir filer le plaisir. Sans me le rendre insupportable, Vous faites croître mon désir. Je brûle d'avoir vos présents! Mais si j'obtiens à chaque pièce Tous les jours des vers si charmants, Ah! faites durer ma détresse, Soyez avare de vos dons. Dans un seul jour donner la boîte, C'est là trop de profusion, Et je rends à mon poète Le couvercle, qu'il reprendra, Et que demain il me rendra. Le lendemain, Panpan envoie son premier cadeau: c'est un de ces menus objets dont on se sert pour faire le café. Des présents que pour vous dans le coffre j'entasse, Le premier est le plus petit. L'un de l'autre suivra la trace, Brin à brin l'oiseau fait son nid. C'est ainsi que toujours, mettant grâce sur grâce, Dans tous les cœurs bientôt vous trouvez une place. Chaque jour, avec ponctualité, arrive un nouvel objet destiné à la préparation du café; toujours il est accompagné d'un compliment auquel la dame répond de son mieux. Le jeudi, arrive une pièce plus importante, mais que le Veau se garde de désigner clairement: Ceci n'est point une théière. Devinez ce que c'est. Je ne le dirai pas. Pour me venger, je veux le taire. Vous me mettez aussi dans l'embarras; Car je ne sais ce qui doit plus nous plaire, De votre esprit ou bien de vos appas. Mme Durival feint l'ignorance, et elle répond à son bienfaisant persécuteur: Ah! riez de mon embarras, J'en ris moi-même la première, Si ce n'est pas une théière, Ce sera ce qu'il vous plaira... De moi-même j'avais hier Juré de ne plus vous écrire, C'était donc un serment en l'air! Mais pourquoi m'exciter à rire? Le rire, cet appas léger, Dont on ne voit pas le danger, Fait bien souvent que l'on affronte Ce qu'on n'osait penser sans honte. D'autres que moi, tout en riant, Ont franchi un pas plus glissant, La raison, quoi qu'on puisse dire, N'a pas d'armes contre le rire; Mes vers le prouvent assurément. Monsieur Devau heureusement N'abuse pas des confidences. Est-ce sagesse? Est-ce impuissance? On en parle diversement. Je ne sais lequel ment; Et ce beau secret m'inquiète, Comme celui de ma cassette. Dans son dernier envoi Panpan rappelle l'usage de son cadeau, puis il offre à Mme Durival d'aller lui montrer comment les divers objets se doivent ranger dans la boîte, et comment il faut s'y prendre pour préparer le café: Quand madame Alliot me ceignit de sa main Pour ma première épée une longue rapière, Elle me dit d'un ton de Sénateur Romain: «A ma toilette il faut venir demain, Je vous apprendrai la manière De vous asseoir, de vous lever soudain, Malgré ce nouveau poids qui vous pend au derrière.» Si dans l'art d'arranger mes dons de tous les jours Vous vous croyez aussi novice Qu'elle me le croyait dans ce noble exercice, Je vous offre comme elle un utile secours, Tout mon génie est à votre service. Après cette joute qui a duré toute une semaine et qui lui a coûté beaucoup d'efforts, Panpan demande grâce. Pour terminer dignement la lutte, il envoie cette épître: PAIX ET CONGÉ Ma vengeance s'était bornée A vous accabler de cadeaux, Et j'ai marqué chaque journée Par des dons et des vers nouveaux. Mais c'est de mes plats madrigaux, Vous avoir trop importunée; De ma cassette et de mes pots L'histoire est enfin terminée; Je suis au bout de ma tournée, Je vais vous laisser en repos. Mais faites-moi la même grâce; De tant batailler je me lasse; A votre esprit, brillant de feu, Tout cela ne paraît qu'un jeu, Qui lui coûte fort peu sans doute; Mais moi je sais ce qu'il m'en coûte Pour n'être auprès de vous qu'un sot. Mon vieil esprit n'y voit plus goutte, Je ne répondrai plus un mot. Rimez à votre suffisance, Et donnez, à tort, à travers; Faites des présents et des vers; De gratitude ou de vengeance Je ne me donne plus les airs. Je saurai me laisser confondre Désormais, en homme avisé. De vous rendre il est malaisé, Plus malaisé de vous répondre. Mme Durival riposte: Je voulais répondre au congé Que ta muse donne à la mienne; Mais du froid qui glace la plaine, Mon esprit est trop affligé. Il est comme ces arbrisseaux Dont tu vis hier les rameaux Se couronner de fleurs nouvelles, Encor plus fragiles que belles! Aujourd'hui tout est languissant, L'hiver d'un regard menaçant Vient effrayer des milliers d'être Que le zéphyr avait fait naître; Comme eux concentrant ma chaleur, Je te la garde dans mon cœur. Ce n'est pas seulement avec Panpan que Mme Durival exerce sa muse. Souvent aussi avec Cerutti elle correspond en vers. Un jour elle lui adresse «de jolis vers en ille», mais Cerutti est malade et c'est la duchesse de Brancas qui prend la plume: «M. Cerutti comptait vous répondre en vers en ille ou en aille, mais depuis trois semaines il a un rhume qui a mis sa poitrine et sa muse sur les dents. Je suis témoin, madame, du chagrin qu'il a de ne pas vous écrire et de son regret d'être éloigné de vous et des autres bons amis de Fléville.» Cependant dans un moment d'accalmie, Cerutti se met à l'ouvrage et il compose ces bouts rimés en «aille» qui se ressentent assurément de l'état maladif de leur auteur: Si j'oubliais Petronaille Ou la dame qui la chamaille Sitôt qu'elle métaphysicaille Je ne ferais rien qui vaille. Mais la poitrine me tiraille, Sans cesse je tressaille, Et toujours j'écrivaille. Je bâille, je bâille, je bâille Je finis de peur qu'on me raille. CHAPITRE XXII 1781-1783 Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.--Correspondance avec Panpan.--Réception de Tressan à l'Académie.--Le chevalier vient avec son régiment à Joinville.--Ses visites à Nancy et à la Malgrange. De 1781 à 1783 l'existence de Mme de Boufflers se poursuit paisiblement sans événements bien marquants. Elle se rend encore quelquefois à Paris pour voir sa sœur et son frère, mais ses voyages se font de plus en plus rares, et presque toute sa vie s'écoule maintenant en Lorraine dans un milieu cher à son cœur, où elle trouve autant d'agrément que de charme. La vieille marquise supporte gaillardement le poids des ans, de ses soixante-dix ans; elle est toujours gaie, aimable, spirituelle, et plus que jamais elle traîne à sa suite son cortège de vieux adorateurs, Bauffremont, Panpan, Dumast, etc. Son activité physique ne le cède en rien à son activité morale. Elle n'a rien changé à son genre de vie; elle est sans cesse en déplacement chez ses amis, à Fléville, à Sommerviller, à Scey-sur-Saône, à Lunéville; quand elle réside à Nancy, elle fréquente la société, va au spectacle, dîne en ville, soupe, reçoit, elle ne se donne pas un instant de repos. Il semble que l'âge reste sans action sur cette nature nerveuse et énergique. Les soucis ne paraissent pas avoir sur elle plus de prise que les infirmités physiques. Ils ne lui sont pas épargnés cependant, et elle éprouve, peut-être le plus cruel de tous dans la vieillesse, la pauvreté. A mesure que ses besoins augmentent, que le bien-être lui est plus nécessaire, ses ressources financières diminuent, et elle est réduite aux expédients. Mais la marquise est loin de prendre au tragique ses revers de fortune; elle vit au jour le jour, sans souci du lendemain. Elle plaisante elle-même sa propre misère quand elle écrit: SUR L'AIR: _Tous les hommes sont bons_. J'ai trouvé le moyen En ne dépensant rien De manger tout mon bien. J'ai joué, J'ai perdu; Pour payer J'ai vendu Ma chemise. Chez moi l'on ne verrait pas, Même à l'heure du repas, Nappe mise. Si sa situation personnelle est précaire, Mme de Boufflers est-elle au moins plus heureuse du côté de ses enfants? A-t-elle la satisfaction de les voir dans une position brillante? En aucune façon. Son fils le chevalier n'a pas un sol vaillant; sa fille, Mme de Boisgelin, est complètement ruinée; tous deux sont la proie des dettes criardes et des créanciers. Du reste cette situation lamentable n'altère en rien la bonne humeur des uns et des autres. Quand on n'a pas d'argent, l'on s'en passe, ou l'on fait des dettes, et c'est à ce dernier parti qu'ils s'arrêtent tous communément. Il y a dans cette société un tel besoin d'amusement, qu'il prime toutes les autres considérations. En dehors des amis intimes que nous connaissons, la marquise trouve autour d'elle des personnalités fort agréables. Bien que déchue de son ancienne splendeur, Nancy n'en est pas moins resté la capitale d'une province et un centre intellectuel qui offre de précieuses ressources. L'intendant, M. de la Porte, et sa femme sont charmants; ils aiment le monde et donnent sans cesse des spectacles, des soupers, des fêtes. L'évêque n'est pas moins accueillant et ses salons sont renommés pour leurs brillantes réceptions. Il y a en outre dans la ville bien des personnes de distinction qui reçoivent avec plaisir. Partout Mme de Boufflers est invitée, recherchée. Outre son charme personnel, n'est-elle pas le représentant le plus brillant et la vivante incarnation de cette ancienne Cour qui a laissé d'impérissables souvenirs? Mais il n'y a pas à Nancy que la société française; on y trouve une colonie étrangère très nombreuse et très distinguée. Les Anglais, en particulier, se plaisent énormément en Lorraine; on voit tous les ans force insulaires fuir les brouillards de leur pays et installer leurs pénates dans l'ancienne capitale du roi de Pologne. Plusieurs sont de la plus grande distinction et leur présence contribue à apporter beaucoup d'animation et de gaîté dans les relations du monde. Mme de Boufflers est particulièrement liée avec Mme Grenville, sœur de M. Pitt. C'est une femme infiniment aimable et d'un caractère très original. Elle a une bonne maison, un mari très sensé, homme de mérite, et une fille de quinze ans, jolie et bien élevée. Mme de Boufflers passe la plus grande partie de l'hiver 1781 à Nancy, en compagnie de Mme de Boisgelin. Elle va seulement de temps à autre à Lunéville voir Panpan; il est toujours l'ami le plus aimé, et dès qu'elle s'éloigne de lui, c'est pour le regretter. Mais qu'elle soit à Nancy, à Fléville, à Saint-Germain, elle trouve toujours le temps de lui écrire. (De la main de Mme de Boisgelin)... «Nancy, 5 février. «Je suis bien fâchée d'avoir tant pris de vos vilaines liqueurs, tout le monde les a trouvées détestables. «Vous voulez des nouvelles, et moi je n'en sais point... «J'ai eu un moment la tentation de partir avec Mme de Lenoncourt pour vous aller voir; mais je pense qu'il ne faut pas crever mes chevaux pour le plaisir d'un moment, quelque touchant qu'il soit pour moi. «J'ai retrouvé ceci beaucoup plus gai que je l'avais laissé. J'ai été étonnée hier de la manière dont on a joué les _Jumeaux vénitiens_ et les _Caquets_. Mmes de la Porte m'avaient engagée à aller avec elles. M. de la Porte, à qui j'ai fait des reproches qu'il ne vous répondait pas, m'a dit qu'il allait vous écrire. «L'évêque et lui ont des assemblées superbes et charmantes. Tous les appartements échauffés et éclairés comme ceux de Mme de Chaulnes, quand Monsieur y dînait. Les grands soupers suivent. «Je dîne demain chez Mme de Grenville avec ma Durival, et puis encore avec elle chez mon Dumast. Nous dînons ici ensemble, quelquefois aussi à Fléville. Nous buvons du vin d'Arbois. Enfin nous passons assez bien notre temps d'exil; mais en sentant toujours qu'il n'y a point de bonheur sans vous, car l'amusement ne vous remplace pas. «Je suis fâchée de toutes ces dépenses qui vous mettent mal à l'aise. J'espère, au mois de février, être en état de vous faire des offres d'argent. «M. de Beauvau m'a envoyé une espèce de tasse renforcée qui est la plus jolie chose du monde. Il souffre toujours, mais il se croit pourtant mieux. «Ce qui fait que les poires ne sont pas bonnes, c'est qu'on les a faites avec du jus de raisiné, qui est une des plus mauvaises choses que je connaisse. «15 décembre. «Si je trouve une occasion, je vous enverrai trois livres de café. «Il n'y a rien de si noble que de te demander un envoi de confitures de Rousselet, car c'est d'un ragoût que l'on n'a point goûté. «Je vous enverrai une vieille paire de gants, car je venais d'en faire des générosités à Manon et à Nanette. «J'ai eu hier une assemblée si nombreuse qu'on ne savait où se mettre. C'était surtout des Anglais. On a joué au vingt-et-un et au whist. Le souper était de vingt couverts, excellent. Sept ou huit personnes étaient restées dans le salon, faute de place. «Voilà Thérèse qui ne veut pas vous parler de loin. Ainsi, adieu, mon cher Veau, car je n'en puis plus, ce qui n'empêche pas d'aimer bien et beaucoup son Veau.» Bien que vivant éloignée de la capitale, Mme de Boufflers prenait toujours un très vif intérêt à tout ce qui s'y passait, principalement à ce qui regardait ses amis; sa sœur de Mirepoix, ou, à son défaut, son frère de Beauvau, la tenaient fidèlement au courant de tous les incidents marquants de la vie parisienne. C'est ainsi qu'elle apprit tous les détails de la réception de Tressan à l'Académie, détails qui pour elle étaient doublement intéressants. Cette réception n'était pas passée inaperçue et elle avait soulevé mille tracasseries qui amusèrent beaucoup la vieille marquise. Plus encore que de nos jours peut-être, ces fêtes littéraires jouissaient d'une vogue inouïe. Comme il était de bon ton d'y figurer, toutes les belles dames de la Cour et de la ville s'y précipitaient, et plus d'une aurait préféré risquer sa vie que de manquer une réunion aussi «courue». Point n'était besoin de connaître l'heureux élu ou de s'intéresser aux choses de l'esprit. Les billets pour la réception de Tressan ne furent pas moins recherchés qu'il n'était d'usage en pareil cas; le concours fut même d'autant plus grand, que, se conformant à une habitude assez ancienne, l'Académie avait décidé de recevoir le même jour les deux derniers élus, MM. Lemière et de Tressan. Il y eut donc double affluence de parents, d'amis, de curieux. Cette double réception fut même la cause d'une tracasserie soulevée par M. de Tressan et qui ne se termina pas à son honneur. L'Académie mettait à la disposition du nouvel élu une tribune entière pour sa famille et ses amis. Quant il y avait deux réceptions, les deux élus se partageaient la tribune. Tressan, nous l'avons vu, devait être reçu le même jour que M. Lemière. Dès qu'il en fut informé, le comte ne craignit pas d'écrire au secrétaire perpétuel de l'Académie, pour lui demander une tribune particulière afin que la comtesse de Tressan et ses amies ne soient pas confondues avec Mme Lemière et sa société. Evidemment Tressan, bien que philosophe, ne marchait pas avec son siècle. Sa prétention parut d'autant plus choquante que les idées égalitaires gagnaient chaque jour du terrain et que le cas s'était déjà présenté sans soulever la moindre difficulté. D'Alembert répondit spirituellement à son confrère que la compagnie n'admettait aucune distinction de rang et il lui rappelait que le prince de Beauvau, d'assez bonne noblesse cependant, n'avait fait aucune difficulté pour être reçu le même jour que M. Gaillard, et que la princesse avait fait à la sœur de M. Gaillard les honneurs de leur commune tribune avec une grâce charmante. La réception eut lieu le 25 janvier 1781. L'affluence fut énorme, l'on s'écrasait à l'envi; beaucoup de femmes ne purent s'asseoir, plusieurs s'évanouirent, bref ce fut un véritable succès. Dès deux heures et demie la salle était comble. La première tribune était occupée par la duchesse de Chartres, la comtesse de Genlis et quelques autres dames de la Cour. On remarquait encore dans l'assistance la princesse de Nassau, la duchesse de Coigny, Mmes de Lauzun, de Boufflers, de Sabran, de Schouwaloff, de Grammont, de Beauharnais, etc. On y voyait même la célèbre Mme Bouret, la _Muse limonadière_! Tranquillement assis autour du feu dans leur salle d'assemblée, les académiciens laissèrent son Altesse Royale et toute l'assistance se morfondre impitoyablement jusqu'à trois heures. Mme Lemière, jeune et jolie, attirait tous les regards, tandis que personne ne faisait attention à Mme de Tressan, vieille et laide. Le discours de M. Lemière fut original. «Au lieu de se prosterner aux genoux de l'Académie à l'exemple de ses devanciers, il prétendit que cette modestie déplacée dégradait également le récipiendaire et les juges», il se rendit témoignage de n'avoir brigué le fauteuil académique que par ses travaux, et il reprocha même assez aigrement à ses confrères de l'avoir fait attendre trop longtemps. Le discours de Tressan fit peu d'effet; il s'efforça d'imiter dans son style la naïveté des anciens chevaliers, mais le public n'y vit que les efforts languissants d'un vieux paladin. Dans le courant de l'année 1781, le chevalier de Boufflers, qui se morfondait sur les côtes du Nord, eut l'agréable surprise d'être envoyé avec son régiment à Joinville, jolie petite ville située sur les bords de la Marne. Ce déplacement lui était doublement précieux, car il l'enlevait à une garnison odieuse et ensuite il le rapprochait de Mme de Sabran et aussi de la Lorraine. Son premier soin, dès qu'il a terminé son installation à Joinville, est d'aller voir sa mère, mais, hélas! il la trouve bien changée et ses lettres laissent percer la déception qu'il a éprouvée en la revoyant. Lui qui accourt le cœur chaud, ravi de retrouver celle qu'il aime toujours si tendrement, ne peut se défendre d'une douloureuse sensation en voyant la marquise assez détachée de sa famille et n'attachant plus d'importance qu'à l'orthographe, aux synonymes, enfin aux mille petites manies qui ont fini par envahir sa vie. C'est que Mme de Boufflers est arrivée à l'âge où le cercle des intérêts se rétrécit comme celui des idées et où les habitudes journalières prennent l'importance d'événements capitaux. C'est à sa sœur que le chevalier raconte assez tristement sa désillusion et il ne peut lui dissimuler le chagrin que lui fait éprouver ce commencement de déchéance intellectuelle chez une femme jusqu'alors si active, et aux idées si larges. «Mardi. «Il faut donc me déterminer à t'écrire le premier, moi qui ai tant de peine souvent à t'écrire le second; c'est tout ce que je pourrais faire, si tu étais autant mon aînée que tu es ma cadette... «J'ai si bien perdu l'habitude de ce pays-ci qu'il est devenu comme étranger pour moi. Il me semble aussi l'être devenu pour tout ce qui l'habite et presque pour ma mère. Ce n'est pas qu'elle ne m'ait bien reçu, mais je ne suis ni Panpan, ni Thérèse, ni M. Dumast pour elle. Elle serait aussi aimable que jamais si les synonymes français, l'histoire ancienne et le trictrac lui en laissaient le loisir, mais elle ne plaît que quand elle n'a rien de mieux à faire. «En voilà plus qu'assez, ma bonne fille, il n'est pas dit qu'une lettre à ton adresse doive être de ta taille. Adieu, reçois bien mon petit officier, et regarde-toi en tout état de cause comme la tante du régiment de Chartres.» Quelques jours après, nouvelle lettre. Le chevalier a profité de son séjour en Lorraine pour s'occuper de ses intérêts, visiter ses abbayes, rendre ses devoirs à ses chefs militaires; il fait part à sa sœur de toutes ses démarches et en même temps il se plaint amèrement d'un silence qui se prolonge et qui lui paraît incompréhensible. «Metz, ce 11. «Il n'est pas possible que tu n'aies pas reçu de mes nouvelles, ma chère enfant, et il n'est pas concevable que je n'aie pas des tiennes. Tu sais que cette sécurité, que tant de gens m'envient et que d'autres me reprochent, ne s'étend point jusqu'à ce qui te regarde et si tu m'as négligé, tu dois te représenter la peine que tu me fais. Je sais que tu es arrivée en bonne santé, mais cela ne me suffit pas; je suis devenu bien exigeant, il est vrai que je permets, que j'exige même qu'on le soit avec moi. «Je suis venu hier à Metz pour voir le maréchal et le comte, et pour retarder la chute de mon église. Tous mes objets sont remplis, au comte près, que je ne verrai que ce matin. J'ai été fort content de la réception de mes supérieurs ecclésiastiques et militaires. Cela indiquerait au premier coup d'œil que je suis aussi bon soldat que bon prêtre. L'abbesse est toujours la même; elle prouve qu'on n'a pas besoin de force pour se soutenir et cela est bien rassurant pour ceux qui doivent aimer ma Boisgelin dans vingt ou trente ans, car il y en a, il s'en présentera, etc. «Adieu, mon cœur, je retourne demain à la Malgrange me consoler ou m'affliger suivant les lettres que je trouverai.» Boufflers n'écrit pas qu'à sa sœur; Mme de Sabran a bien droit aussi à quelques nouvelles, et comme elle a reproché à son ami de n'avoir pas suffisamment surveillé ses abbayes, il lui répond: «Tu as bien raison, chère sœur, je n'ai point assez passé de temps à mon abbaye. Mais, comment aurais-tu fait à ma place, à moins de déclarer une brouillerie ouverte qui eût été contraire à mes intérêts?... Au reste, en 83, j'aurai 5,000 livres de rente de plus, ce qui, joint à beaucoup de dettes de moins, me mettra dans une grande opulence. Mais j'aurais 100,000 livres de rente que je haïrais toujours un état qui m'empêche d'être plus que ton amant.» On voit que maintenant Boufflers n'hésite plus à tutoyer dans sa correspondance Mme de Sabran; mais cette familiarité paraît à la dame intempestive et elle répond malicieusement: «A propos, ayez la bonté de ne plus me tutoyer dans vos lettres, cela les rend trop semblables à d'autres.» Le chevalier, qui ne se tient pas pour battu, répond. «Et pourquoi me défendez-vous de te tutoyer? De peur, dis-tu, cher amour, que mes lettres ne ressemblent à d'autres. J'aime bien mieux ne jamais écrire d'autres lettres pour n'être point gêné dans celles que je t'écris. Ce _vous_ me glace; il me semble que rien de ce que tu m'inspires ne s'accorde avec lui. C'est comme s'il fallait toujours te faire la révérence au lieu de t'embrasser. Retire ta défense, chère Sabran; si tu me rends poli tu me rendras faux et froid, et surtout gauche. L'amour est un enfant mal élevé[166].» [166] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers._ Plon, 1875. Entre temps, Mme de Sabran est venue, elle aussi, en Lorraine chez des amis. Boufflers l'engage à profiter du voisinage pour le venir voir à la Malgrange: «Viens dîner ce matin à la Malgrange avec ma mère et moi, jolie enfant. Il fait un temps charmant; tu verras une maison fort propre, un joli jardin et un arbre gros comme le bois de Boulogne, qui porte trois ou quatre millions de bouquets sur la tête.» Boufflers s'efforce, pendant son séjour en Lorraine, d'améliorer son petit domaine, de l'embellir et de le rendre tout à fait séduisant. La Malgrange est devenue une de ses passions. Il écrit à sa sœur, qui s'est enfin décidée à lui répondre: «La Malgrange. «Mme de Boisgelin, il ne fallait pas moins que votre lettre après votre silence. Je sentais plus que de l'ennui à être oublié de vous. Je me rappelais tout ce que vous m'aviez dit et je me disais: Il faut que ce ne soit pas vrai puisqu'elle ne me dit plus rien. Je me repentais déjà de vous avoir cru pour moi d'autres sentiments que ceux que vous auriez pour tous les frères du monde, et j'essayais de rentrer dans les limites de l'amour fraternel. Vous m'évitez par votre lettre une peine bien fâcheuse et bien inutile, celle de travailler à vous moins aimer. Enfin cette lettre, toute charmante qu'elle est, me fait encore plus de bien que de plaisir. Tiens, mon enfant, nous sommes frère et sœur de corps et de nom, mais il me semble que nos âmes se sont épousées; je ne sais pas si elles ont fait l'une et l'autre un trop bon mariage, mais j'espère au moins qu'elle ne feront jamais mauvais ménage. «Je me porte de mon mieux, je vais et je viens, je passe ma vie entre Joinville et la Malgrange, et je me partage entre mes housards et mes fleurs. Quand je dis mes fleurs, je me vante, car je n'en ai pas une, mais c'est pour me peindre en agréable, et si ce ne sont pas des fleurs de jardin, elles sont des fleurs de rhétorique. «La Malgrange sera bientôt digne de vous recevoir; depuis longtemps je ne fais que l'embellir; il faudrait encore longtemps pour la rendre belle, mais elle devient riante. J'ai dessiné et planté une partie des jardins, j'ai réparé et blanchi les bâtiments, je meuble quelques chambres un peu plus honnêtement; surtout j'y cultive les fraises, les cerises, les abricots, les pêches, les figues et les muscats avec le plus grand succès. Enfin il n'y manque que ma mère et vous pour tout gâter et pour tout manger. «Adieu, ma bonne, je t'aime bien quand je ne te vois pas.» Si Mme de Boisgelin est une médiocre correspondante, elle n'en aime pas moins tendrement sa mère et son frère, et elle le leur prouve à l'occasion. Ayant eu la bonne fortune de gagner au jeu une somme assez importante, elle veut que toute la famille participe à cette heureuse aubaine, et elle envoie quelque argent à sa mère avec une lettre des plus affectueuses. Ce Pactole inattendu met la Malgrange en allégresse et soulève les cris d'enthousiasme de la marquise et du chevalier: «11 mai. «Tu as écrit une lettre charmante, car elle a fait pleurer même d'autres yeux que ceux de Panpan. Ma mère et moi et tout ce qui est ici, nous te louons impudemment depuis le matin jusqu'au soir, comme si ce n'était pas un peu nous louer nous-mêmes. Tu n'as qu'un défaut (ce qui est peut-être une excellente qualité), c'est de te cacher à toi-même encore plus qu'aux autres, et de ne montrer ce que tu vaux que dans les occasions. «Je ne sais pas bien quand je te reverrai, mais je sais que c'est avec plus de plaisir que jamais, parce que je viens de faire connaissance avec toi. Je laisse la plume à ma mère qui s'en servira mieux. Pour moi c'est assez de te dire et de te répéter que je t'aime à la folie. (De la main de Madame de Boufflers.) «Qui n'en dit pas autant? il faudrait ne vous avoir ni vue ni revue. Nous avons tous pleuré en lisant votre lettre. Il me semblait que c'était à moi à dire de vous ce que vous disiez de moi. Votre argent est arrivé tout de suite. Tout le monde vous aime à la folie.»[167] [167] Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier. CHAPITRE XXIII 1781-1783 La vie à Fléville.--Cerutti à Paris.--Mme Durival perd sa mère.--Sa douleur. En juillet 1781 Mme de Boufflers et Panpan sont installés à Fléville et «crient» avec tous les hôtes du château après l'arrivée de Mme Durival. On lui ordonne de venir sans délai au nom de l'amitié, de la philosophie, de l'éloquence. L'amitié, c'est Mme de Brancas; la philosophie, Cerutti; l'éloquence, Mme de Boufflers, Panpan et l'abbé Quénart. Tant qu'elle ne sera pas là, tous les jours paraîtront longs et les plaisirs imparfaits; elle devrait passer à Fléville toute sa vie! Cerutti insiste auprès d'elle et lui rappelle ses engagements: «Vous avez promis de venir passer quinze jours à Fléville, Mme de Brancas vous prie de tenir une promesse à laquelle elle attache un véritable prix... Le Veau beugle après vous, et moi je crie comme un aigle contre votre absence.» Mais Mme Durival résiste aux plus pressantes instances. Son ami mécontent lui écrit sévèrement: «Vous vous étiez engagée à venir, mais vous promettez par sensibilité et vous vous dispensez par inconstance. La mobilité extrême de votre génie qui le rend si aimable, le rend quelquefois un peu léger.» Cependant Fléville est toujours un séjour enchanteur. Non seulement l'on y voit réunie toute l'aimable société que nous connaissons, mais c'est le seul endroit de la Lorraine où l'on trouve quelque fraîcheur pendant l'été; «on ne voit plus d'herbe qu'ici,» écrit Mme de Lenoncourt; partout ailleurs «l'on brûle et l'on dessèche». Le salon est frais «comme un souterrain», quand Mme de Brancas du moins ne s'avise pas de tenir les fenêtres ouvertes aux heures les plus chaudes de la journée. Au mois d'août, les hôtes du château organisent des divertissements variés pour fêter dignement l'anniversaire de la duchesse qui est le 25, jour de la Saint-Louis. Mme Durival, qui s'est enfin décidée à rejoindre ses amis, prépare en secret une grande représentation dramatique; on répète une comédie de Lantier, _l'Impatient_. Cerutti joue le rôle du Magister, Mme Durival celui de l'Impatient. Costumes, décors, tout est l'œuvre de la châtelaine de Sommerviller. On a réservé à Panpan une mission des plus importantes; c'est lui qui est chargé d'annoncer la pièce. Il remplit en outre les fonctions de souffleur, et de ces deux rôles il se tire fort brillamment. Dès que le rideau est levé, le Veau s'avance sur le devant de la scène et lit ce prologue de sa composition: J'ai vu Voltaire, à Sceaux, d'une illustre princesse Égayer la retraite et les amusements: Heureux, si nous pouvions, Madame la duchesse, Employer aujourd'hui de semblables talents! Lorsqu'à vous célébrer chacun s'empresse, Je n'irai point à de si nobles chants Mêler, dans l'ardeur qui me presse, De vieux et trop faibles accents. De Lantier la muse riante Va sans doute vous amuser; Pour moi, je n'ose rien oser; Qui pourrait vous chanter, quand Cerutti vous chante[168]? [168] Ces détails et une partie des lettres de Cerutti sont extraits du très curieux article de M. JACQUES sur Mme de Brancas. _Annales de l'Est_, 1888. La pièce est jouée à merveille, elle a le plus grand succès. Mme de Brancas, ravie de la surprise, ne se lasse pas d'applaudir ainsi que ses invités. Après ces brillantes réjouissances, les hôtes de Fléville se séparent et chacun regagne ses pénates. Au mois d'octobre la duchesse rentre à Paris, toujours accompagnée du fidèle Cerutti. Mais le séjour dans la capitale est loin d'être favorable à l'ancien jésuite; les premiers froids l'éprouvent cruellement. C'est à Mme Durival qu'il confie les ennuis qu'il éprouve dans sa nouvelle résidence: «5 novembre 1781. «Je ne cours pas encore Paris. Je suis occupé à me garantir du froid, du bruit et de la fumée. Mme de Brancas jouit en paix de son vaste et magnifique logement. Elle tousse cependant au milieu de sa magnificence[169], mais le plaisir de se voir à Paris et de revoir ses amis est un baume pour sa blessure. [169] Mme de Brancas occupait un logement au Louvre. «Ma santé est en dispute avec l'air de ce pays-ci. J'essaie de tenir bon. Je monte presque tous les jours à cheval, je prends du lait de chèvre...» Heureusement Cerutti est distrait de ses maux par ses relations mondaines; il dîne en ville, il soupe avec ses amis, en particulier avec Saint-Lambert, qui lui demande longuement des nouvelles de tous ses amis de Lorraine, de Mme de Boufflers, de Mme Durival, de Panpan, etc. Au mois de janvier 1782, il écrit encore longuement à Mme Durival pour la mettre au courant des racontars de la capitale. «Paris, ce 19 janvier 1782. «Comme on dit que tout le monde sera tué lundi, jour de la fête, il faut bien vous écrire, madame, pour vous dire un éternel adieu. Car n'imaginez pas que, malgré mon rhume, ma prudence, et les avis de tout le monde, je veullle renoncer au plaisir de voir le feu, les illuminations et la joie publique. Ce jour-là je courrai tout Paris comme si j'étais mordu de la tarentule. J'ignore dans quelle rue je périrai, mais je m'en console d'avance par l'espérance d'une épitaphe que vous me ferez. «Sérieusement, je ne crois pas à un seul des mauvais bruits répandus à ce sujet dans Paris. Il y a des gens qui se plaisent à effrayer le peuple et ensuite ils rient de sa frayeur comme l'on rit de celle des enfants. «L'on a dit que Paris serait incendié, égorgé, dépouillé, que cent mille escrocs étaient arrivés de tous les coins du monde avec des massues, des brûlots, des nœuds coulants; que la rivière de Seine serait comblée de cadavres, que trente personnes échapperaient seules et que la prédiction en était dans Mathieu Landsberg. Elle est digne de lui. Enfin on attend ce jour avec tremblement, comme un jour de bataille et de carnage. «Vous croirez peut-être que j'exagère, point du tout. La sottise va encore plus loin que je dis, et rien n'égale l'horreur des prophéties que l'on a faites. Vous savez que les mauvais prophètes trouvent plus de croyants que les bons; vous connaissez la stupidité populaire. Si vous étiez à Paris en ce moment-ci, vous pourriez faire un traité là-dessus. J'espère qu'il serait plus intelligible que ce que vous avez mandé sur moi à Mme de Brancas. «Qu'avez-vous voulu dire par vos bouffées de fumée et toutes vos belles métaphores? Je m'entends un peu en figure de rhétorique, mais je n'ai rien compris à celle-là. Je suis bien aise que votre éloquence s'embrouille quelquefois ainsi que la métaphysique de votre amie. Cela m'arrive si souvent! J'aime à vous ressembler en quelque chose. «J'ai rencontré ces jours derniers Marmontel qui parle de vous comme Panpan et moi nous en parlerions. «Les querelles de la musique sont un peu assoupies; il s'en est élevée une autre. L'Académie française s'est divisée pour M. de Condorcet; La Harpe était à la tête du parti qui voulait M. Bailly. L'élection d'un pape ne connaît pas plus de mouvements qu'il n'y en a eu. Toutes les fourmilières croient élever des montagnes en élevant leur petit tas de poussière. «Avouez, madame, que la tranquillité champêtre est bien au-dessus de tout cela. Que je regrette les jours que nous passions à disputer et à disputailler. «Mon rhume ne veut pas finir. Mme de Brancas supporte le sien avec cette douceur inaltérable que vous lui connaissez. Elle me charge de mille choses tendres pour vous, et pour Mlle de Juvincourt. «Voulez-vous bien dire ou plutôt peindre à Mme la marquise de Boufflers tout le vide qu'on ressent loin d'elle et de vous.» Les plaisirs de Paris, quelque nombreux et variés qu'ils soient, ne remplacent pas pour Cerutti les agréments de la campagne. La société qui l'entoure ne lui inspire qu'antipathie et répulsion, il regrette la vie des champs, la nature et surtout l'amie charmante à laquelle il s'est sincèrement attaché: «Paris, 9 février 1782. «...Vous dites que ma lettre à M. de Marsanne n'est pas d'un mort; je ne le suis pas tout à fait; mais je sens que si je demeurais de suite en ce pays-ci, je mourrais d'inanition. Comment cela? Parce que mon cœur n'y trouve rien de ce qui lui convient. Il aime la vérité, et le monde la déguise sans cesse; il aime la bonté et presque tous les esprits sont devenus méchants; il aime l'équité, et de toutes parts je ne vois qu'injustice et partialité; j'aime le repos, ce lieu-ci est le tombeau des gens tranquilles; le bruit seul que j'entends me persécute; enfin j'aime l'indépendance, et ici il faut être ou martyr complaisant ou ridicule...» Au mois de juin 1782, Mme Durival eut la douleur de perdre sa mère qu'elle aimait tendrement; elle en ressentit un chagrin profond et tout son entourage s'efforça d'apporter quelque adoucissement à ses regrets. Mme de Boufflers, qui se trouvait à Nancy, prit une part très vive à la douleur de sa meilleure amie. A ce propos elle écrivait à Panpan: «Vendredi, 2 juin 1782. «Qui m'aurait dit que la mort de Mme Dufrène me donnerait un chagrin sensible? Je ne l'aurais pas cru, ni vous non plus, mon cher ami. «D'abord j'ignorais combien ma pauvre amie lui était attachée. Ce que Mlle de Juvincourt dit de son état perce l'âme, et le mouvement d'amitié qui l'a portée à vouloir m'écrire, sans le pouvoir, m'a touchée jusqu'aux larmes.» Panpan, très affecté du malheur d'une amie qui lui est chère, se montre des plus empressés auprès d'elle et il lui offre même, pour échapper à de pénibles souvenirs, de venir partager sa modeste demeure de Lunéville. Mme Durival n'accepte pas l'offre du Veau, mais, touchée de sa sensibilité, elle lui répond ces lignes touchantes: «Nancy, le 15 mars. «Ce n'est pas une réponse, mon cher ami, que je fais à votre charmante lettre, on ne répond pas à ces choses-là; par la même raison ne vous croyez point obligé de répondre à ceci. Je cède au besoin d'épancher un sentiment bien doux et je ne veux pas vous donner d'autre peine que celle de me lire. Vous avez une âme bien délicate et bien rare; il semble que vous teniez dans votre main toutes les fibres du cœur de vos amis. Vous y faites naître sans cesse de nouveaux sentiments de tendresse pour vous et de contentement pour soi-même, car on ne saurait sentir croître l'amitié qu'on a pour vous sans s'en estimer davantage.» «Nancy, 5 août 1782. Mme de Boufflers s'inquiète de Mme Durival, dont le chagrin, loin de s'atténuer, ne fait que croître; elle lui écrit tendrement en l'exhortant à reprendre courage et à se rattacher à la vie: «4 juillet. «On m'a dit hier que vous reveniez ici, ma céleste amie; ainsi, au lieu d'aller demain à Commercy comme j'en avais bien envie, j'allais envoyer savoir de vos nouvelles, quand M. Jobard m'a envoyé celles qu'il venait de recevoir de madame sa femme. «Il ne faut pas qu'une raison supérieure comme la vôtre cède à la sensibilité, car quelque aimable que soit cette qualité elle deviendrait faiblesse, si on ne lui opposait pas le courage qui convient. «Je suis bien touchée de l'attention que Mlle de Juvincourt a eue de me faire savoir de vos nouvelles; je ne sais si je vous ai parlé du tendre intérêt de M. de Bauffremont. Mme de Lenoncourt m'a chargée de vous dire que c'était par intention qu'elle ne vous écrivait pas. «Pour moi qui sais bien que vous vous dites mieux que moi ce que je pourrais vous dire, je vous écris parce que je ne pense qu'à vous, depuis la dernière fois que je vous ai vue et qu'il m'est impossible de ne pas vous le dire.» Cerutti était à Paris au moment de la mort de Mme Dufrène; dès qu'il apprend le malheur qui frappe son amie, il s'empresse de lui écrire: «A Paris. «Je prends une part véritable, madame, à la perte que vous venez de faire. C'est un cruel moment que celui où l'on reste seul de sa famille. Il est si doux de pouvoir nommer une mère, retrouver un père. Votre douleur est juste et loin de vous en distraire j'aime à y mêler les miennes. «Mon caractère, plus enclin à la mélancolie que le vôtre, embrasse avidement toutes les idées qui peuvent nourrir les regrets. J'ai passé les deux tiers de ma vie à regretter les biens que j'ai perdus. Ni le présent ni l'avenir n'ont jamais occupé mon imagination au point de la consoler. Comme vous avez plus de mouvement dans l'esprit, vous devez être plus esclave des objets et plus docile aux espérances. Vous êtes d'ailleurs entourée d'amies, elles composent pour vous une famille nouvelle, choisie par votre cœur et digne de vos vertus. Vos amis absents peuvent se reposer de votre bonheur sur Mlle de Juvincourt. Si quelque mauvais cœur refusait de croire à l'amitié, votre union suffirait pour le détromper et le rendre meilleur. «Je suis chargé, de la part de Mme la duchesse de Brancas, de vous dire combien elle compatit à votre affliction, combien elle voudrait être à portée de l'adoucir, enfin combien elle sera charmée de vous revoir au mois de mars à Fléville.» Quelque temps après, il lui écrit encore ces lignes vraiment étranges sous la plume d'un ancien jésuite: «Paris. «Il faut savoir subir les lois de la nature sans crier inutilement contre elle. Les choses sont ce qu'elles peuvent être et nous ne serons jamais ce que nous voudrons devenir. Je sais que des charlatans de toutes espèces ne cessent de nous flatter. L'un nous promet la vie éternelle, l'autre l'éternelle santé, l'autre la pierre philosophale, l'autre le règne de l'évidence...; mais ce sont des charlatans!» Et il ajoute pour la détourner de chercher un appui dans la Providence: «Il faut laisser le destin tranquille et ne pas mendier inutilement à sa porte.» Les regrets de Mme Durival furent durables et elle resta longtemps inconsolable. Au mois d'octobre Cerutti lui écrivait encore: «21 octobre 1782. «On dit que Mme de Boufflers va partir pour Paris. «Notre Veau est attaqué de la goutte en ce moment. J'espère que l'attaque ne durera pas et qu'il viendra à Fléville. Quel bonheur de vous y voir réunis, lui, vous, et Mlle de Juvincourt! «Votre dernière lettre me montrait en vous un fonds de mélancolie qui m'a saisie. Cette ligne de noir dont vous me parlez et qui vous sépare, dites-vous, de la société des vivants m'afflige. En perdant cette gaîté qui vous rendait si agréable à eux vous perdriez non pas la plus belle, mais la plus utile qualité de votre caractère[170].» [170] Toutes ces lettres nous ont été communiquées par le capitaine Noël. CHAPITRE XXIV 1782-1784 Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.--Mort de Tressan.--Le magnétisme.--Mesmer.--Les ballons.--Mort de Mme de Brancas. En novembre 1782 Mme de Boufflers, malgré la rigueur de la saison, s'est encore décidée à faire le voyage de Paris; elle est installée au Val chez son frère; c'est de là qu'elle écrit à Panpan: «Saint-Germain, 14 novembre. «Je m'afflige tous les jours, mon cher ami, de ne vous point assez écrire, et surtout de ne pas vous dire un mot de ce que je pense et de ce que je sens à tous les instants pour vous. Il semble, depuis que je suis ici, que je sois forcée de ne parler que de ce que je vois et de ce que j'entends. Cependant je ne vois et je n'entends rien qui vaille mon bon Veau. (De la main de Mme de Boisgelin.) «Voici une proposition à laquelle je te prie de donner toute ton attention. Il faut me dire le temps que vous pouvez me donner à mon retour en Lorraine, pour que j'y arrive au moment où vous pourrez venir chez moi, et que je n'aie pas le mortel chagrin d'en perdre un moment; car c'est non seulement mon bonheur, mais c'est ma vie. Mon espérance est que vous viendrez d'abord après votre réveillon. «Voici toutes les nouvelles qui ne sont que tristes: «D'abord la pauvre Mlle Quinault est tombée en apoplexie[171]. [171] Mlle Quinault mourut en 1783. «La comtesse du Nord se meurt à dix lieues de Vienne. On dit que la Czarine l'a fait empoisonner, ainsi que la première[172]. [172] C'est une fausse nouvelle. La comtesse du Nord n'était pas morte. «La charmante vicomtesse du Barry, devenue Mme de Tournon, est morte[173]. [173] La vicomtesse du Barry avait épousé le fils du Roué. Devenue veuve en 1778, elle épousa M. de Tournon. «Mme Ducrest, femme de celui avec lequel vous avez dîné chez Tressan, est morte aussi. «Il y a eu un avantage des Espagnols sur les Anglais. (Mme de Boisgelin continue pour son compte.) «Maman court pour le dîner et moi je courrai pour la coiffure quand je t'aurai parlé de moi. Je m'ennuie à mourir et je ne m'amuserai que quand nous serons chez nous avec mon cher Veau et notre Marcel que je me réjouis bien d'embrasser. (Mme de Boufflers reprend la plume.) «Charge-toi, mon Veau, de faire dire à M. Petitdemange que je lui suis bien obligé de ce qu'il m'a envoyé. Fais-lui mes compliments et dis-lui qu'il m'envoie par le courrier, port payé, une douzaine de fromages de Void. S'il pouvait y joindre une paire de sabots bruns tout unis que Catherine lui remettrait, il me ferait plaisir. «Mme de Grammont croyait que les prunes venaient de moi. Elle m'a bien priée, ainsi que Mme de Mirepoix et M. de Nivernais de vous en remercier. «Je n'ai pas entendu parler de ma charmante Durival; en attendant je parle d'elle, et je vois avec plaisir que M. et Mme de Beauvau la croient telle qu'elle est. (De la main de Mme de Boisgelin.) «Tu remettras ou feras remettre à Catherine le petit mot ci-joint. «M. de Nivernais a déjà fait quatre chansons pour moi. Je vous en envoie deux pour que vous voyez que les gens d'esprit font également des choses spirituelles et des bêtises. «Quand nous serons à Paris je t'achèterai toutes les nouveautés qui pourront t'amuser. «Mme de Grammont a dit hier devant moi toutes sortes de choses agréables de vous. Elle paraît aimer maman à la folie.» Le mois suivant la marquise a regagné sa chère Lorraine, et elle passe les fêtes de Noël à Fléville, chez la duchesse de Brancas. C'est de là qu'elle écrit encore à Panpan le 24 décembre: «Fléville, 24 décembre 1782. «Mais, vilain Cœur de moi, est-ce qu'être triste et affligée s'appelle bouder? Est-ce que je pouvais vous savoir mauvais gré de partir après m'avoir si généreusement offert de rester? Est-ce que je ne distingue plus le bien du mal, moi qui travaille toute ma vie à me rendre juste en tâchant de voir les choses comme elles sont, sans exiger qu'elles soient comme je les désirerais? Ce n'est pas tout à fait cela; mais ce petit abbé est là qui me parle de messe. «J'allais vous écrire avec toute la tendresse de mon cœur avant de recevoir votre lettre, car je vous aime autant que si vous étiez ici, mais j'aimerais mieux que vous y fussiez. Entends-tu? «La duchesse m'a dit qu'elle me priait d'engager Mme Durival et mademoiselle, à ne pas manquer de venir ici quand nous y serions. «On dit Linguet mort et qu'il s'est tué dans sa prison[174]. [174] Linguet (1736-1794) était alors détenu à la Bastille. La nouvelle de sa mort était fausse. «M. le duc d'Orléans vit. «Grand merci des confitures excellentes. «Envoyez le logo... (De la main de Mme de Boisgelin.) et puis renvoyez celui que je vous envoie. «Bonjour, petit Veau, je vous adore toujours; venez bien vite nous voir et amenez avec vous ma Marianne; j'ai beaucoup de jolis romans à lui lire et elle n'a plus rien à faire à Lunéville.» «Je vais dîner chez Mme de Lenoncourt avec cette charmante d'Haussonville, et de là j'irai voir notre amie. «Les Philips arrivent demain pour arranger leurs affaires et partir tout de suite et pour toujours. Penser qu'on ne reverra jamais des personnes qu'on aime, avec lesquelles on a vécu longtemps dans l'intimité est bien affligeant. Je crains presque autant la vue des Philips que celle de notre amie.» La fin de la lettre est de la main de Mme de Boisgelin: «Maman dit que voir partir pour jamais les gens qu'on aime, et ne jamais voir ceux qu'on aime encore mieux et qui ne partent pas, est de la tristesse sur du chagrin. Et moi je dis: Le prince se porte mieux; J'en suis bien contente. Mais il nous dit: je suis vieux. De peur qu'il ne tente, Moi je dis les plus grands maux Sont de ne plus voir les veaux, Et de partir pour les eaux. Oh! ça le tourmente. «C'est sur un petit air nouveau dont je ne sais pas le nom. Je te baise et prendrai pour enseigne: _A la pareille_. «Mille et mille choses à la cousine et à Marie-Anne.» En juillet 1783, arrivent de fâcheuses nouvelles de Paris. Mme de Boufflers apprend avec regret qu'un accident grave est arrivé à son vieil adorateur, le comte de Tressan. Mme de Genlis résidait alors à Saint Leu avec les enfants du duc d'Orléans; elle avait l'habitude d'inviter Tressan tous les ans à la fête que lui donnaient ses élèves le jour de _sainte Félicité_, sa patronne; c'était le 10 juillet. Elle ne manqua pas à l'usage en 1783, et Tressan arriva avec un bouquet et quelques vers. Le soir elle lui offrit l'hospitalité parce que les chemins étaient détrempés par la pluie; mais il s'y refusa et il partit après le souper. Sa voiture versa et il reçut un violent coup à la tête. On crut d'abord à une simple contusion, malheureusement un abcès se forma et la situation fut bientôt des plus graves. Quand on crut sa mort prochaine, Condorcet et quelques autres philosophes accoururent pour empêcher leur ami «de faire le plongeon», mais la famille et surtout l'abbé de Tressan intervinrent, ils firent fermer la porte aux intrus et, volontairement ou non, Tressan mourut chrétiennement, c'est-à-dire dans les sentiments dans lesquels il n'avait jamais vécu. Il s'éteignit le 1er novembre 1783, âgé de soixante-dix-neuf ans[175]. [175] La toujours véridique Mme de Genlis raconte ainsi, dans ses _Mémoires_, la fin du pauvre Tressan: «Il se réconcilia avec la religion, il avait reçu tous les sacrements. Quand j'allai le voir, je le trouvai dans les meilleurs sentiments. L'abbé de Tressan son fils était dans sa chambre. Il lui dit de me conter ce qui était arrivé la veille, et l'abbé m'apprit que d'Alembert, ayant su qu'il avait reçu les sacrements, était venu le voir pour lui en faire les plus violents reproches; que M. de Tressan avait répondu qu'il fallait être bien barbare pour venir ainsi troubler ses derniers moments, et qu'il avait ajouté: «Au reste, que vous importe? et même si vous aviez de l'humanité, ne seriez-vous pas charmé de me voir en mourant une grande consolation?» Il n'y a qu'un malheur à ce touchant récit, c'est que d'Alembert était mort quatre jours avant Tressan. Bien que ses relations avec Tressan se fussent fort refroidies depuis quelques années, la marquise éprouva une assez vive émotion de la disparition du vieux paladin; ce n'est jamais sans tristesse et sans un fâcheux retour sur soi-même que l'on voit se rétrécir le cercle de ses amitiés et disparaître les gens avec lesquels on a passé une partie de sa vie. En octobre 1783, Mme de Boufflers est encore à Paris auprès de son frère de Beauvau. Pendant son séjour dans la capitale, elle assiste à toutes les extravagances du magnétisme. C'est Cerutti qui l'initie aux merveilles du Mesmérisme et qui l'entraîne à ces séances extraordinaires qui bouleversent tout Paris. L'oisiveté des gens du monde avait eu pour résultat un état nerveux des plus singuliers. Nos pères étaient obsédés par une maladie qu'ils appelaient des vapeurs et que nous nommons aujourd'hui neurasthénie. Les femmes y étaient plus sujettes encore que les hommes, et vers la fin du dix-huitième siècle, beaucoup d'entre elles souffraient de maux de nerfs périodiques, qui dégénéraient en véritables convulsions. On était obligé de matelasser leurs chambres pour éviter les accidents. Cette société était mûre pour accueillir tous les prodiges, toutes les absurdités. La manie de l'engouement gagnait toutes les classes; on se passionnait successivement pour les sujets les plus divers; en un mot, toutes les têtes se détraquaient. Après les querelles sur la grâce efficace et sur le formulaire, on abandonna la théologie et on se mit à discuter sur la musique; Lullistes, Ramistes, Glückistes, Piccinistes se prenaient aux cheveux dans les cafés, dans les rues, jusqu'au parterre de l'Opéra. Bientôt personne ne songea plus à la musique, mais on se passionna pour la stratégie; les pires bourgeois disputaient avec rage sur l'ordre mince ou l'ordre profond, sur le plus ou moins d'épaisseur qu'il fallait donner aux bataillons. Puis vinrent les folies scientifiques. Un oculiste, chimiste en même temps, découvrit une poudre, qui, jetée au milieu des odeurs les plus infectes, anéantissait toute odeur; tout le monde acheta de la poudre merveilleuse, mais l'infection resta la même. Un minéralogiste, M. Sage, prétendait ressusciter les morts avec de l'alcali volatil et faire de l'or en barres avec de la terre glaise; il eut beaucoup d'adeptes. Puis M. Dufour, chirurgien major à l'école militaire, inventa un remède qui était la panacée universelle. Dès qu'on se sentait malade, on devait se frotter la peau des jambes avec des orties, puis s'enivrer avec de l'absinthe; on se réveillait parfaitement guéri. Quelques patients ne se réveillèrent pas; on répondit à leurs parents qui se plaignaient que l'exception confirmait la règle, et on donna à M. Dufour la croix de Saint-Michel. Enfin, un physicien empirique arriva avec un secret plus miraculeux que tous ceux qui avaient excité jusqu'alors une enthousiaste curiosité; il promettait de faire naître des hommes et des animaux de toutes espèces sans le secours des femmes. C'était une vieille idée égyptienne analogue à ces fours artificiels où l'on faisait éclore les poulets. Tout Paris se moqua du nouveau charlatan et finit par y croire. Enfin arrivèrent Mesmer et Cagliostro. On peut supposer l'effet produit par les théories de Mesmer sur des tempéraments nerveux et détraqués. Sa prétention de guérir toutes les souffrances, tous les maux physiques parut toute simple. Il ne trouva pas seulement des adeptes parmi les faibles d'esprit; les gens les plus distingués vinrent le trouver et assister aux séances du baquet mesmérique. Cerutti, qui suivait avec intérêt toutes ces insanités, écrivait à Mme Durival: «La folie de Mesmer embellit tous les jours; ses adeptes sont les plus grands enthousiastes que le charlatanisme ait produit. Rien n'égale l'audace des magnétistes, si ce n'est la crédulité des magnétisés. Les convulsions de saint Paris, l'astrologie judiciaire, les enchantements, les manies, les extravagances de toutes espèces vont revenir. On pourra dire: «Les monstres reparurent de tous côtés à la mort «d'Hercule et les sottises à la mort de Voltaire». «Je plaide inutilement la cause de la raison, j'essaye en vain d'opposer ma faible voix aux clameurs mesmériques; la folie semble s'arrêter quelques instants pour courir mieux ensuite. Elle gagne bien du terrain et Mesmer bien de l'argent. «Les convulsionnaires jansénistes étaient des paralytiques en comparaison de ceux que produit le magnétisme: les uns bondissent comme des chevreuils, les autres aboient comme des chiens; malades et médecins se roulent ensemble par terre. Mais le spectacle le plus rare est celui qui se passe dans la chambre des crises. Molière serait stupéfait, et il avouerait que la sottise humaine donne des comédies meilleures que les siennes. Toutes les fureurs des nerfs, toutes les attitudes de la démence, les cris, les sanglots, les larmes, les syncopes, font de cette chambre un enfer ridicule. Pour égayer la scène, Mesmer y joue de l'harmonica; un de ses adeptes les plus fameux y joue de la harpe. Au bruit de leurs accords les tourments d'Ixion, de Sisyphe et de Tantale sont suspendus; quelques malades s'écrient: «Assez! assez!» D'autres s'écrient au contraire; «Encore! encore!» Les deux Orphées ne savent qui exaucer.» L'ancien jésuite se moque spirituellement des diverses transformations des folies humaines, qu'il résume sous cette forme plaisante: Autrefois Moliniste, Ensuite Janséniste, Puis Encyclopédiste, Et puis Économiste, A présent Mesmériste, Attendant qu'un autre iste Enfle bientôt ma liste... Les gens du monde n'avaient pas seuls été frappés d'une véritable folie; les gens de maison n'avaient pas tardé à partager la démence de leurs maîtres. Cochers, palefreniers, marmitons, garçons de cuisine, laquais, tous abandonnaient leurs occupations pour courir chez un thaumaturge, venu d'Alsace, et qui guérissait toutes les maladies par la simple imposition des mains. Il s'était établi dans une maison de la rue des Moineaux, sur la butte Saint-Roch. Le désordre occasionné par sa présence devint tel que l'autorité le fit enlever discrètement et qu'on lui défendit de rentrer à Paris. Ce n'est pas seulement aux folies de Mesmer que Mme de Boufflers assiste avec surprise, Cerutti, qui s'est fait son cicerone, lui montre successivement tous les phénomènes qui passionnent la capitale. En 1783 la mode est aux ballons. La nouvelle invention a été accueillie avec enthousiasme et tout le monde est convaincu que l'on va pouvoir voyager dans les airs; il n'est plus question dans les conversations que des «bateaux aériens», c'est le terme consacré. Paris en délire se précipite aux expériences de MM. Charles et Robert, de Pilâtre des Roziers, de Montgolfier. Cerutti écrivait à Mme Durival: «A Paris, ce 12 décembre 1783. «C'était à vous, madame, d'inventer les bateaux aériens. Vous vous seriez ouvert par là de nouvelles promenades et vous auriez forcé Mlle de Juvincourt de vous suivre. Sa métaphysique se serait perfectionnée encore dans la région des nuages. Je vous ai bien regretté l'une et l'autre au spectacle du globe. Vous savez qu'il se prépare un spectacle non moins étonnant. Le 7 de janvier on verra sur la rivière un homme passer et repasser à pied cinquante fois. On a cru d'abord que cette annonce était une attrape et que l'on voulait tourner en ridicule la crédulité parisienne. Mais on assure que l'homme est réel et sa découverte éprouvée. Monsieur, frère du Roi, a envoyé quarante louis et en même temps il a fait insérer dans le journal de Paris une lettre de sa façon pleine de bonnes plaisanteries. «Arrivez donc, madame, arrivez donc, mademoiselle, venez toutes deux être témoins des miracles. La physique va devenir une sorte de religion. MM. de Montgolfier sont les premiers thaumaturges de la science. M. Thouvenel va se mettre du nombre. Il a trouvé, dit-on, une boussole nouvelle qui se dirige vers le couchant avec autant de justesse que l'aiguille aimantée se dirige vers le Nord. Le grand problème des longitudes serait presque résolu par là.» La province ne se montre pas moins enthousiaste que la capitale pour la nouvelle invention. Mme de Brancas est à ce point ravie qu'elle demande à Pilâtre des Roziers de venir à Fléville et de faire en sa présence des expériences sur les aérostats; bien entendu, tous les amis de Lorraine sont convoqués en grande cérémonie. La séance a lieu au jour fixé et l'aérostat s'élève dans les airs au milieu des cris d'admiration de l'assistance. Mme Durival regrette que les ballons ne soient pas encore dirigeables et qu'un de ces «bateaux aériens» n'emporte pas «son corps aussi vite que sa pensée s'envole». Les lauriers de la duchesse empêchent Mme de Boufflers de dormir; elle aussi veut montrer son goût pour les sciences et, au mois d'avril, elle donne à la Malgrange une fête magnifique en l'honneur de la nouvelle découverte. C'est son fils, le chevalier, qui est chargé d'initier les populations aux charmes des aérostats. Après un grand repas présidé par la marquise et auquel assiste Mme de Boisgelin et nombre d'invités de Nancy, Boufflers donne les ordres nécessaires et aussitôt l'opération commence. Tout se passe à merveille; et quand le ballon s'élève majestueusement dans les airs, la foule, qui est énorme, le salue par de frénétiques acclamations. Malheureusement à peine est-il passé par-dessus la maison qu'un coup de vent le renverse et il s'effondre piteusement sur les invités qui remplissent les jardins. En un instant il est mis en pièces, chacun voulant emporter un morceau du phénomène. La fête eut un tel succès que le chevalier n'hésita pas à la renouveler plusieurs fois. Le 9 mai en particulier il lança successivement trois ballons. Tout Nancy et les villages environnants étaient accourus pour assister à l'expérience; le régiment du Roi, en promenade militaire, s'était arrêté dans l'avenue de la Malgrange pour prendre sa part du divertissement. La fête fut charmante et réussit à merveille. Au moment même où la Lorraine s'enthousiasmait pour les ballons, on donnait à Paris, à la Comédie-Française, en dépit de la censure, le _Mariage de Figaro_, et la ville entière, la Cour comme la bourgeoisie, accueillait la nouvelle pièce avec un véritable délire. La foule fut si grande à la première représentation qu'il fallait risquer sa vie pour pénétrer dans le théâtre. Cerutti, malgré sa santé chancelante, ne craignit pas d'affronter la presse pour tenir ses amis de Lorraine au courant de ce mémorable événement: «3 mai 1784. «Le _Mariage de Figaro_ est la comédie la plus folle, le plus gaie, la plus impertinente, la plus ingénieuse chose du monde. Si je n'étais pas malade, j'y retournerais pour rire, pour siffler, pour applaudir. Le prodigieux mouvement causé par cette pièce ne fait point tomber celui du magnétisme: la folie est au comble.» La fête donnée par Mme de Brancas en l'honneur de Pilâtre des Roziers ne devait pas avoir de lendemain. En effet, dès les premiers mois de l'année 1784 la santé de la duchesse s'altéra sensiblement. L'hiver fut terrible, une épaisse couche de neige couvrait la terre et à la fin de février il gelait encore à pierre fendre. Mme de Brancas prit un gros rhume et Cerutti en fut très alarmé. Son médecin, M. Thouvenel, la rétablit cependant assez vite, mais elle resta fort délicate. Elle espérait pouvoir partir en mars pour Fléville et y achever sa guérison, mais l'hiver durait toujours et il fallut y renoncer. Cerutti chercha longtemps à se faire illusion sur l'état de sa bienfaitrice; il se berçait de l'espoir que le séjour de Fléville lui rendrait ses forces, mais cet espoir s'évanouit bientôt; au mois de juin l'état de la pauvre duchesse était tel qu'on ne put songer à lui faire faire le voyage. Tous les amis de Lorraine demandaient instamment des nouvelles. Cerutti répond à Mme Durival: «Paris, 29 juillet 1784. «Que je suis touché, madame, des tendres expressions, des vives inquiétudes pour Mme la duchesse de Brancas. Votre amitié a tous les avantages de la vérité et tous les charmes du sentiment. «O malheureux été! comme il m'aurait paru doux de le passer à côté de vous; la seule année que vous auriez pu donner à Fléville est celle que nous sommes condamnés à passer ici! «Mme la duchesse de Brancas est assez rétablie pour ne pas s'alarmer sur elle, mais elle ne l'est pas assez pour espérer qu'elle soit en état de voyager bientôt, elle en a cependant un vif désir. Elle soupire véritablement après le séjour de Fléville. Elle parle souvent de vous et de Mlle de Juvincourt avec un regret qui augmente les miens. Elle ne peut se résoudre à quitter l'espérance de revoir ce bon, ce paisible Fléville qui semblait avoir été fait exprès pour elle. Ses amis de Paris sont tous ligués contre ceux de la Lorraine et ils voudraient qu'elle achetât ou louât une jolie maison de campagne au voisinage. Ils s'occupent à chercher quelque chose qui lui convienne; moi, j'abandonne tout cela au destin, et je préfère l'intérêt de sa santé à toutes les raisons personnelles qui m'éloigneraient de ce pays-ci. L'air de la capitale est presque mortel pour moi: ses mœurs, ses folies me divertissent un instant, mais, à la longue, on s'ennuie d'être hors de son naturel. Rien d'ailleurs ne me dédommagera des journées charmantes que j'employais à courir les champs ou à disputailler avec vous. «Soyez heureuse à Sommerviller, le fond de votre bonheur ne peut vous manquer, il est dans votre caractère, dans votre esprit et dans l'amie que votre cœur a choisie. Songez quelquefois toutes deux à moi et soyez persuadées l'une et l'autre que votre souvenir m'accompagnera et m'attendrira en tous temps et en tous lieux. «Si vous voyez notre Panpan, dites-lui de ma part mille choses. Mme de Brancas vous fait de tendres compliments.» Les espérances de Cerutti ne devaient pas se réaliser; Mme de Brancas traîna encore pendant un mois et à la fin d'août elle succomba. La douleur de son protégé fut profonde et il exprime en termes touchants à quel point il ressent le coup qui le frappe dans sa plus chère affection. Il écrit à Mme Durival: «Paris, 4 septembre 1784. «Nulle expression, madame, ne peut rendre la douleur que je sens; nulle consolation ne peut la calmer. En devenant moins violente, elle devient plus amère. Le poids des réflexions m'accable. Le présent ne m'offre qu'un tombeau et l'avenir qu'un abîme. Sans cesse je vois devant moi la tête mourante de ma bienfaitrice. Sans cesse je l'appelle. Hélas! ses grands yeux qui s'ouvraient sur moi avec une tendresse si maternelle sont fermés pour jamais. Hélas! je n'entendrai plus mon nom prononcé par elle! Je voudrais fuir au bout du monde... «Je me sens dans le cœur une répugnance universelle. Ses amis et amies de Fléville sont les seuls où j'attache mes dernières espérances. La pitié généreuse me comble ici de soins. J'ai peine à y répondre. Les larmes de l'affliction ne m'en laissent pas pour la reconnaissance. «Dès que je peux m'échapper, je cours sur les hauteurs de Montmartre, et de là je contemple avec un saisissement terrible les tours de Saint-Sulpice. Je pleure, j'invoque celle qui repose sous ces imposants édifices. Plongé dans les plus noires méditations, je voudrais m'abîmer dans le néant. «Pardonnez, madame, si j'afflige votre sensibilité. Je ne voulais pas vous parler de mon désespoir. Je ne voulais que vous remercier de la lettre touchante que vous m'avez écrite.» Mme Durival, amie dévouée et compatissante, fit tous ses efforts pour relever le courage du malheureux Cerutti; ce dernier, reconnaissant, lui répondait: «Paris, 21 septembre 1784. «Vous êtes bien bonne, madame, de chercher à raffermir mon courage. La douleur brise les caractères les plus forts, elle écrase les caractères faibles comme le mien. Si j'avais été dans les lieux que vous habitez, vous auriez soutenu un pauvre orphelin qui en perdant une mère tendre est tombé sans appui. Ma chute a été si sensible que je m'en ressentirai toute ma vie. La gloire dont vous avez la bonté de me parler n'aura de longtemps pour moi aucun attrait. Elle tient au goût du monde et je suis détaché du monde tout à fait. «Si je tourne encore quelquefois les yeux vers la Lorraine, c'est l'amitié qui m'y attire, l'amitié seule. Je croirais retrouver par instants les douceurs de Fléville si j'entendais vos regrets se mêler aux miens.[176]» [176] Toutes les lettres de Cerutti citées dans ce chapitre nous ont été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel, et le capitaine Noël. Plusieurs de ces lettres ont été citées par M. Jacques, dans son article sur Mme de Brancas. La mort de Mme de Brancas fut douloureusement ressentie par toute sa société. Mme de Boufflers particulièrement en fut très vivement affectée. Non seulement elle perdait une amie intime à laquelle elle était tendrement attachée, mais c'était encore un salon charmant, le plus agréable assurément de tous ceux qu'elle fréquentait, qui se fermait à jamais. CHAPITRE XXV 1783-1786 Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.--Mme de Boufflers et le prince Henri.--Dernière lettre de Mme de Boufflers.--Départ du chevalier pour le Sénégal.--Son séjour.--Mort de Mme de Boufflers. La liaison de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers, dont nous avons conté les délicieux débuts, avait subi le sort ordinaire des affections humaines et elle n'avait échappé ni aux atteintes du temps ni à celles de la satiété; les deux amants, après avoir vécu pendant quelques années dans le plus pur bonheur, avaient vu peu à peu les discussions et les orages troubler leur mutuel attachement. Toute la faute en était au chevalier et à sa nature qu'il ne pouvait dominer. Certes il aimait toujours profondément celle qui depuis cinq ans avait subjugué son cœur, mais il détestait les chaînes, si charmantes fussent-elles, et il n'éprouvait plus pour sa chère maîtresse cet amour exclusif qui leur avait donné de si grandes joies. Mme de Sabran soupçonnait les infidélités de son amant; elle ne pouvait dissimuler son chagrin, sa jalousie, et il en résultait quelquefois entre eux des scènes douloureuses. Elles se terminaient toujours par des attendrissements, des larmes, un généreux pardon et des serments éternels auxquels le pauvre chevalier s'empressait de manquer à la première occasion. Un jour, après une scène plus pénible que d'ordinaire, le chevalier est parti pour Bruxelles; c'est de là qu'il écrit à son amie, mais naturellement en plaidant l'innocence et en se posant en victime: «Ce 27 au soir 1773. «... Tu m'as laissé la mort dans le cœur. Je ne vois point d'espoir de bonheur dans l'avenir; toutes mes illusions me quittent comme on voit tomber les feuilles dans les tristes frimas d'automne, où chaque jour annonce un plus fâcheux lendemain. Le courage me manque entièrement; j'éprouve un chagrin également au-dessus de mes forces et au-dessus de mon âge, car à quarante-cinq ans l'amour devrait presque avoir perdu son nom et se fondre dans une douce et paisible amitié. Que nous sommes loin de cela! «Je ne veux point te faire de reproches, mais mon cœur est navré. Ces peines-là sont trop cuisantes pour lui. Tu as eu avec moi l'injustice d'une enfant de quinze ans. Tu n'as rien vu de ce qui était, tu n'as rien entendu de ce que je t'ai dit, et je demeure dans la crainte de voir toujours renaître ces horribles moments-là, parce qu'il n'y a pas moyen d'empêcher ce qui est sans objet. Quoi qu'il en soit, chère enfant, tu m'es encore plus nécessaire que le repos et le bonheur dont tu me prives. «Aussi je te pardonne mes chagrins passés, présents et futurs, et même je te demande pardon de te les montrer.» Quelques jours après il lui écrit encore: «Charleroi, ce 30. «Je t'annonce avec grand plaisir, chère et méchante enfant, que je commence à être un peu plus sain de corps et d'esprit. J'ai fait de sages réflexions qui m'ont dit que j'étais un fol, que tu étais une folle, mais que je t'aime et que tu m'aimes, et qu'ainsi il en résultera toujours pour l'un comme pour l'autre plus de bien que de mal. N'en parlons plus; tu aurais dû m'embrasser autant que tu m'as querellé, et moi, j'aurais dû rire autant que je me suis affligé; mais le passé ne reviendra plus, et le chagrin restera avec lui.» Du reste Boufflers n'est pas homme à s'éterniser sur des tristesses sentimentales; malgré lui sa gaîté reprend le dessus, et puis, n'est-ce pas le meilleur moyen de changer le cours des idées de l'amie blessée? Il termine sa lettre par l'amusante description de son souper: «Je viens de faire un excellent petit souper apprêté par deux grandes demoiselles en Polonaises. La cuisine était aussi recherchée que les cuisinières. D'abord paraissaient deux grives, grasses comme tu ne le seras jamais, et nonchalamment couchées sur une tranche de brioche qui leur servait de rôtie. Arrivait ensuite une saucisse repliée sur elle-même comme le serpent Python et entourée de tranches de pommes de rainette. Des choux rouges couronnaient l'œuvre, décorés d'une petite branche de laurier, emblème ingénieux qui indique qu'on ne moissonne les lauriers qu'en allant à travers les choux. Je m'attendais toujours qu'une de ces beautés en Polonaises viendrait me faire les honneurs de ma table, mais je leur en ai plus imposé que je n'aurais voulu, et elles se sont bornées modestement à la société de mes gens. «A propos de choux rouges, ne voilà-t-il pas qu'ils me donnent encore la colique d'estomac! Il est vrai que j'en ai mangé de verts à dîner; cela fait que je ne sais entre les deux à qui m'en prendre, mais je vais essayer un remède pour mon rhume, qui, à ce que j'espère, voudra bien en passant guérir aussi ma colique: c'est de l'eau-de-vie brûlée avec du sucre. Je t'en rendrai compte demain matin, car pour ce soir je n'ai rien de mieux à faire que de me coucher, bien content de m'être débarrassé du fardeau qui accablait mon âme, et me souciant fort peu de tout ce qui peut arriver à mon corps d'ici au 5. Alors, s'il n'est pas guéri de tous ses maux, je suis au moins sûr qu'il les oubliera. Adieu, mon enfant; fais comme moi, écarte tous les nuages qui t'offusqueront, et sois sûre que plus tu verras clair, et plus tu seras contente de moi.» «Ce 31 au matin. «Je viens de faire un coup bien rare qui m'est arrivé autrefois à la chasse où, en manquant une caille, je tuai un lièvre. Cette fois-ci le remède destiné à mon rhume n'a guéri que ma colique. Mais c'est toujours beaucoup, d'autant plus que mon rhume lui-même est fort adouci.» Mme de Sabran après avoir longtemps lutté et combattu, finit, devant la tâche impossible, par se résigner. Elle-même l'écrit à son ami en termes charmants et lui donne «la clef des champs» le plus aimablement du monde: «Oui, mon enfant, je te pardonne tes maussaderies passées, présentes et futures. Je souffre trop quand il faut te bouder, et je trouve bien mieux mon compte à t'aimer et à te le dire. Quelque chose que tu fasses, il faut toujours en venir là; ainsi je prends une bonne fois la résolution de m'y tenir. Je te donne indulgence plénière pour toutes tes distractions, et je sens mieux que jamais que la meilleure manière de te conserver est de te donner la clef des champs. Il y a dans l'homme une inquiétude vague qui fait qu'il ne se trouve bien qu'où il n'est pas. Tu ne seras pas plus tôt loin de moi, que tu désireras y revenir, et je te promets d'avance que tu seras toujours bien reçu[177].» [177] Ces lettres sont extraites de _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers_, par MM. MAGNIEU et PRAT. Plon, 1875. En octobre 1784, Mme de Boufflers apprend que le prince Henry de Prusse, qu'elle connaissait depuis longtemps et dont elle appréciait le mérite, a manifesté l'intention de venir à Nancy pour lui rendre visite. Flattée d'une attention si particulière, la vieille marquise, qui sait ce que l'on doit aux grands de ce monde, n'hésite pas une seconde, elle fait atteler son carrosse et elle part pour Paris pour présenter ses devoirs au prince. Elle a avec lui plusieurs entrevues, puis elle regagne la Lorraine. Le prince très galamment, et qui ne veut pas être en reste de politesse, vient en novembre passer quelques jours à Nancy et à Lunéville pour rendre à Mme de Boufflers sa visite. En juin 1785, Mme de Boufflers écrit encore à son cher Panpan; c'est la dernière lettre d'elle que nous possédions. «Nancy, 16 juin 1785. «M. de Nédonchel vous aura dit que Mmes de Lenoncourt, Durival et moi nous irions lundi 20 vous demander à dîner, si cela vous convenait, mon cher Veau, car vous auriez eu le temps de nous contremander. «Nous n'irons point à Spa, au moins pendant la première saison. C'est l'avis de M. du Tillot. Point de prince jusqu'au mois d'août et du Veau à lèche-doigts; plus de Fléville, ce qu'il faut encore compter; enfin une privation absolue de tout ce que j'aime. Et puis, qu'est-ce que la vie? «Je pense que tout le monde et même Mme de Lenoncourt sera bien aise de voir votre rose. «Voyez si l'on peut écrire avec ces plumes! voilà quatre fois que j'en change. Mais quand vous n'y êtes pas, tout me manque. «Il faut que vous disiez à M. de la Tyssonière, qui m'a écrit, que je ne lui réponds pas, faute de plume, et parce que j'espère et me réjouis de le voir lundi. «C'est assez labourer ce maudit papier gras. Je sens déjà un mélange de joie et de tristesse en pensant que je vous verrai et quitterai.» Dans les derniers jours de l'année 1785, le chevalier de Boufflers, toujours tourmenté de mouvement et aussi désireux d'échapper à ses créanciers, qui ne lui laissaient ni trêve, ni répit, prit la résolution de quitter la France. Il s'imagina qu'au Sénégal, colonie nouvelle que venait de conquérir le duc de Lauzun[178], il trouverait un emploi glorieux pour son activité et peut-être aussi quelques profits. Il sollicita donc le gouvernement de la colonie et, par l'influence de son oncle de Beauvau, il l'obtint assez aisément. On crut dans le public à une disgrâce motivée par quelques vers indiscrets, mais il n'en était rien[179]. [178] Voir _le Duc de Lauzun et la Cour de Marie-Antoinette_. [179] Après avoir été colonel de Chartres (infanterie), Boufflers avait été nommé brigadier en 1780, maréchal de camp en 1784. Avant de s'éloigner, le chevalier se rendit à Anizy et il y fit un assez long séjour avec Mme de Sabran, puis à la fin d'octobre il regagna Paris, et c'est de là qu'il écrivait à Mme de Boisgelin: «Ce 3 novembre 1785. «Je n'ai point été en Lorraine, chère et bonne sœur, parce que je me suis trouvé si souffrant de fluxion et de colique et de mal aux dents que je suis revenu d'Anizy. Je comptais aller t'embrasser aujourd'hui, mais je reçois un mot de mon oncle qui a arrangé un dîner pour demain, où il doit me faire faire connaissance avec un homme dont les lumières me seront très utiles. «Si tu reviens demain, comme je l'espère, Mme de Sabran t'attend à dîner samedi, et moi je t'attends pour te serrer contre mon cœur dont tu ne sortiras jamais et moins que jamais, car tu es la meilleure et la plus aimable des enfants des hommes, et tu réunis surtout toutes les qualités fraternelles dans le degré le plus éminent. «Je sais tout ce que tu essuies de désagréable pour moi; j'en souffre plus que toi. Il faut dissimuler et poursuivre et ne pas quitter la chasse parce qu'on a rencontré des ronces. «J'envoie mon laquais avec une lettre pour le secrétaire de M. de Calonne; peut-être sera-t-il mieux accueilli. Dis à tes gens de les guider, car mon ambassadeur a deux qualités que j'ai vu souvent employer: c'est d'être fripon et imbécile. «Adieu, chère et tendre sœur, je t'aime comme tu le mérites, et si cela se pouvait je t'aimerais davantage.» Ses préparatifs terminés, le chevalier s'éloigne gaîment pendant que Mme de Sabran reste plongée dans les larmes et les regrets. Le 13 janvier, Boufflers mouille devant le Sénégal, mais le raz de marée est si violent qu'il ne peut passer la barre que le 15. Il prend immédiatement possession de son gouvernement et il est reconnu «avec tout l'éclat dû à sa place, à son grade et à sa naissance». Sa première impression n'est pas heureuse, et il éprouve à l'aspect de la colonie confiée à sa vigilance une cruelle déception; elle se trouve en effet dans la plus déplorable situation et il n'y a aucun espoir de pouvoir l'améliorer; il n'y a plus de farine que pour deux mois et encore elle est gâtée; les fortifications n'existent pour ainsi dire plus, les casernements, le matériel de guerre, tous les bâtiments tombent en ruines. Le personnel n'est pas dans un moindre état de délabrement: «Le cœur du ministre saignerait s'il voyait dans quelles mains il a mis la troupe et l'hôpital, écrit le gouverneur. C'est comme si l'on avait chargé des éperviers du soin d'une volière.» Cependant, à part la déception assez naturelle qu'il a éprouvée en arrivant, le chevalier ne se déplaît nullement dans ce pays nouveau, et il est loin de se plaindre de son sort: «Je m'applaudis à chaque instant de la ressemblance que je trouve entre ceci et l'idée que je m'en étais faite. C'est au point que rien ne m'a étonné et que je ne suis pas plus embarrassé ici qu'en Lorraine... Si le ministre me donne, comme il me l'a promis, une dictature et quelques bras pour m'aider, je promets de faire de la bonne besogne et à bon marché. «L'air d'ici me convient jusqu'à présent parfaitement. Il n'y a que trois ou quatre heures par jour de grandes chaleurs. Il faut alors éviter le soleil et le mouvement. Tout le reste du temps est plus frais que chaud; quelquefois même cette fraîcheur-là est au point de se chauffer avec plaisir.» Les premiers actes du chevalier comme gouverneur sont tout à son honneur. Ses prédécesseurs s'étaient enrichis dans la traite des noirs, il s'empressa de l'interdire de façon rigoureuse. Les malheureux nègres étaient malmenés d'une manière abominable, il exigea qu'ils fussent traités avec humanité. Les habitants avaient pour habitude d'enterrer leurs morts près des habitations, ce qui provoquait des épidémies continuelles; Boufflers fit établir les cimetières dans des lieux écartés. Aussi les nègres chantaient-ils cette chanson: «Boufflers, Boufflers, tu es bien bon pour les vivants, mais tu ne vaux rien pour les morts, puisque tu exposes nos pères à être mangés par les bouquis[180].» [180] Les hyènes. Le 6 mars, il écrivait à son oncle, le prince de Beauvau, en lui donnant quelques détails sur sa vie et sur ses fonctions de gouverneur: «Vos bontés me consolent, mon cher oncle, et vos conseils me soutiennent comme la voix invisible que Télémaque entendit en gardant les troupeaux à quelques lieues d'ici. «Tout est à faire dans ce pays-ci et même à défaire. Jamais la tâche et les moyens n'ont été si disproportionnés entre eux. «Depuis six semaines que je suis ici, je me suis toujours assez bien porté, mais j'ai senti que le climat exigeait des ménagements auxquels je ne suis point accoutumé; il faut peu manger, peu boire, peu marcher, peu dormir, peu s'occuper, etc., de tout un peu, mais peu de tout; le pain est mauvais, l'eau aussi. «Les ouvriers sont rares, il n'y en a pas de bons; le temps du travail est court, la journée commence et finit à six heures. Dans les douze heures il y a environ deux heures pour le déjeuner et cinq heures pour le dîner et le goûter, de sorte qu'on peut à peine compter sur cinq heures d'ouvrage, et ces cinq heures-là n'en valent pas trois des ouvriers de France. «Ma vie est simple, je me lève avec le soleil, et après avoir fait toutes les petites affaires qui tiennent au service militaire et à la police de l'île, ainsi qu'aux audiences à donner aux habitants et aux étrangers, je vais visiter mes travaux, et je reviens entre onze heures et midi lire et écrire jusqu'à une heure ou une heure et demie. Alors nous nous mettons à table. «Après dîner, je vais me promener sur la rivière pour connaître les lieux, les sites, les habitants et les productions des environs... «Je n'ai encore vu que les meilleurs gens du monde qui ne savent quelle fête me faire et quels présents m'offrir: ce sont des poules, des canards, des moutons, même des bœufs dont ils font toujours rendre au moins la valeur. Hier encore, j'ai été à quatre lieues d'ici, faire une chasse de petits oiseaux aux filets. Les femmes de l'endroit m'ont fait l'honneur de me chanter et, suivant l'expression du pays, _de me danser_. Je n'ai pas bien compris ce qu'elles chantèrent, mais il était difficile de se méprendre à la signification de leur danse. Un homme jouait d'un instrument, toute l'assemblée battait des mains, et une danseuse, à tour de rôle, sortait en contrefaisant toutes les crises de Mesmer... Elle s'avançait vers moi en roulant les yeux, tordant les bras, faisant mille petits mouvements que ma chaste plume n'ose pas vous rendre, et après un instant d'anéantissement total, elle rentrait dans le cercle pour faire place à une autre pantomime qui essayait de surpasser la première; le bal a fini par une espèce de joute des trois plus habiles dont une jouait un rôle de femme et les deux autres des rôles d'hommes avec une vérité et de petits détails dont on ne se fait pas l'idée en Europe. Après le bal je les ai toutes récompensées par de petits présents. «Daignez me mettre aux pieds de ma chère tante; je me suis déjà occupé des envois que je pourrais lui faire, mais cette côte-ci est stérile en tout, excepté en naufrages.» Ces petites danseuses, dont il parle si plaisamment, ne laissaient pas de produire sur lui une certaine impression. On raconte, non sans de grandes apparences de vérité, que pour occuper ses loisirs il rendait des soins, si l'on peut s'exprimer ainsi, aux femmes du pays, qu'à la couleur près, il trouvait fort agréables dans leur simplicité. On prétend même, mais ce n'est qu'une tradition, que peu d'années après son séjour dans la colonie, on voyait grouiller sur la côte sénégalienne nombre de jeunes métis et qu'on les appelait de confiance «les petits Bouffés»! Cette surproduction et ce mélange des races nous paraît même avoir été le seul résultat tangible de l'ambassade du chevalier. Un mois plus tard, le pauvre chevalier avait bien changé d'avis; son gouvernement, qu'il trouvait au début si agréable, l'ennuyait à périr, et ses lettres reflètent lamentablement son état d'âme. Il écrit à sa sœur: «22 avril 1786. «Comme j'espère trouver bientôt de tes lettres, je t'écris en attendant que je te lise, ma bonne enfant, pour m'arracher au moins pendant quatre-vingt-dix-neuf minutes à l'ennui qui me dévore, même que je suis partie de Gorée le 7 de mars pour une tournée qui devait être au plus de trois semaines et qu'en voilà six d'écoulées et que nous courons encore les mers: tantôt poussés par les vents contraires, tantôt retenus par les calmes, tantôt incommodés par les courants et les bancs de sable... Mais quoi qu'il arrive, je tâche d'être beau joueur, et je fais comme M. de Chalabre qui, dans ses grands désastres, déchire sa chemise et même sa peau avec ses ongles, sans qu'il paraisse la moindre altération sur son visage. «Ce climat est contraire à tout, car le physique et le moral s'y altèrent également; en effet, que peut-on faire sans société, sans amusements, entourés d'esclaves et de coquins, avec l'idée que tout ce que vous aurez fait de bien sera inutile, ignoré ou mal interprété; au lieu que cinq ou six coquineries vous assurent un heureux avenir... «Ici on regarde comme volé tout ce qui n'est pas employé à acheter des captifs, et l'on consacre tous ses soins à les bien enchaîner, à les bien embarquer et à les bien vendre.» Bientôt le pauvre chevalier subit l'influence du climat et de l'ennui qui le dévore, il tombe malade, il est pris par la fièvre, il souffre cruellement. C'est à sa sœur qu'il confie ses peines, ses chagrins et il termine ainsi le récit de ses pénibles aventures: «Adieu, ma fille, je serais honteux de cette lettre-ci, si elle était à une autre adresse, mais tu y verras un frère malade, souffrant, chagrin, et pourtant consolé par l'idée d'être bien aimé par une sœur bien-aimée et par l'espérance de la voir avant la fin de cette triste année.» Soit que les soucis de son gouvernement occupent tous ses loisirs, soit qu'il lui tienne rigueur des infidélités dont il se rend coupable, Boufflers observe vis-à-vis de Mme de Sabran la conduite la moins aimable. Alors qu'il écrit fréquemment à son oncle de Beauvau et à sa sœur, il garde vis-à-vis d'elle un silence complet, aussi blessant qu'incompréhensible. C'est en vain que la pauvre femme lui écrit, par tous les courriers, les lettres les plus tendres, le chevalier ne répond jamais; elle reste plus de six mois sans la moindre nouvelle directe. Mme de Sabran, en femme profondément éprise, ne se décourage pas, et elle ne ménage pas les tendresses à l'ingrat qui l'oublie; elle ne l'en appelle pas moins «mon époux, mon amant, mon ami, mon univers, mon âme, mon Dieu»! Elle ne lui cache pas cependant combien son indifférence l'affecte douloureusement. Elle lui écrit ces lignes délicieuses: «19 juin 1786. «Je me plais dans cette espèce de supplice qui me déchire le cœur et dont ma raison veut en vain me distraire. Je chéris la main qui me frappe, et, quoi qu'il m'en coûte, je ne changerai jamais; ma tendresse m'en fait un devoir, et j'aime mieux souffrir et penser à toi, que d'être tranquille et heureuse d'un bonheur que tu ne partagerais pas. Adieu, je ne savais pas ce que c'était qu'aimer quand je t'ai donné mon cœur; si je l'avais bien su, j'aurais résisté jusqu'à la mort à un sentiment aussi dangereux; mais à présent il faut me soumettre, et te donner ma vie.» Boufflers reste aussi insensible aux reproches qu'aux caresses. La pauvre femme désespérée lui écrit encore: «... Véritablement je ne sais pas pourquoi je t'aime! C'est sans doute par suite de cette malédiction de Dieu portée sur nos premiers parents, à raison de leurs premiers péchés; car c'est pour mon malheur: il n'y a point de tourments que tu ne me fasses éprouver, de près comme de loin, et malgré cela, je te préfère à tout ce qu'il y a de bien et de bon dans ce monde, et encore à moi-même... «Va, je suis pour toi comme le premier jour; il n'y a que la mort qui puisse séparer l'âme du corps. Tu es mon âme; je ne peux exister sans toi, ou du moins, sans t'aimer uniquement. La colère, la rancune, les soupçons, tout cela perd son temps avec moi[181].» [181] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers._ Plon, 1875. Mme de Sabran n'était pas la seule à ne pas avoir de nouvelles directes du chevalier. Mme de Boufflers, que son fils aimait cependant d'une affection si profonde, ne recevait non plus aucune nouvelle. Il y avait eu entre eux, à propos d'une question d'intérêt, une petite difficulté et le chevalier était parti pour le Sénégal sans aller l'embrasser. Depuis il la boudait. C'était peut-être la première fois de sa vie, et ce devait être la dernière. Par une fatalité qui devait lui causer d'amers regrets, le chevalier ne devait jamais revoir celle qu'il avait tant aimée. Sa mère, dont les forces diminuaient peu à peu, avait été faire un séjour chez son vieil ami le prince de Bauffremont, à Scey-sur-Saône. Elle s'y trouvait encore au mois de juin 1786, lorsqu'elle fut subitement frappée d'une légère attaque d'apoplexie. On appela bien vite auprès d'elle Mme de Boisgelin. Cependant son état s'améliorait, on la croyait en convalescence, on prenait même des dispositions pour la conduire aux eaux de Bourbonne, lorsque, le 1er juillet, elle eut une rechute; cette fois elle perdit presque immédiatement connaissance et douze heures après, elle s'éteignait doucement entre les bras de sa fille désolée. Ainsi mourut, à l'âge de soixante-quinze ans, cette délicieuse marquise de Boufflers, qui, pendant près de vingt ans, avait régné par sa grâce et son esprit sur le vieux roi de Pologne, qui avait enchaîné à son char tant d'esprits distingués et tenu sous le charme toute une génération. Elle fut enterrée le plus simplement du monde dans la chapelle même de M. de Bauffremont, dans l'église paroissiale de Scey-sur-Saône. Le prince assistait à ses obsèques, accompagné seulement de quelques habitants du village[182]. [182] Voici l'extrait mortuaire de Mme de Boufflers, découvert par M. L. Germain, dans les anciens registres paroissiaux de la commune de Scey-sur-Saône (Haute-Saône). «Très haute et très puissante dame Marie-Catherine de Beauvau, douairière de très-haut et très-puissant seigneur, Louis-François-Régis de Boufflers-Remiencourt, maréchal des camps et armées du Roi de Pologne, duc de Lorraine et de Barre, âgée d'environ soixante et quatorze ans, munie des sacrements de l'Église, est décédée le premier du mois de juillet de l'an mil sept cent quatre vingt six, au château de Scey-sur-Saône, et le trois dudit mois son corps a été inhumé à l'église paroissiale dudit Scey, dans la chapelle de M. le prince de Bauffremont, seigneur dudit lieu, en présence dudit M. le prince de Bauffremont, de Claude de Mairet, écuyer, de Claude Mugnier de Saint-Beurrey, des sieurs Claude Bailly, Charles Mangeot, premier valet de chambre de M. le prince de Bauffremont, et de plusieurs autres paroissiens. Ont signé au registre: prince de Bauffremont, Mairet, Saint-Beurrey, Mangeot, Bailly, Henriot, curé.» Le testament de la marquise, d'une rare simplicité, montre la bonté de son cœur, car elle n'oublie aucun de ceux qui l'ont servie; elle leur laisse tout ce qu'elle possédait au monde; on ne peut se défendre d'un grand serrement de cœur en voyant dans quel dénuement vivait cette femme qui avait joué un rôle si considérable et qui s'éteignait, sans plaintes et sans regrets, dans un état voisin de la misère. Voici ses dernières volontés: «Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. «Je lègue à l'hôpital des Enfants trouvés la somme de cent écus, argent de France, une fois payée. «Je prie le chevalier de Boufflers, mon fils, d'être mon exécuteur testamentaire, et je lui lègue la somme qu'il pourra me devoir à mon décès pour la partager avec Mme de Boisgelin. «Je laisse à chacun de mes gens la somme de mille livres, argent de France, c'est-à-dire: mille livres à Périn, l'aîné, mon valet de chambre; mille livres à François; mille livres au petit Périn; mille livres à Mager; mille livres à Saint-Jean; mille livres à André; rien à Courier; mille livres à Babet; quatre cents livres à Catherine; cent cinquante livres à Marianne, qui balaye devant la porte. «Je lègue à Mme Petitdemange un lit de damas jaune avec les fauteuils pareils, quatre matelas de maîtres, et autant de domestiques, le traversin et l'oreiller de mon lit, quatre autres traversins, dix paires de draps, dont deux paires des plus grands et huit de domestiques, et ce qu'elle voudra de mes chemises; douze douzaines de serviettes, et huit nappes à son choix, huit robes à son choix, et tout ce qui lui conviendra dans les dentelles, blondes, gazes, rubans et tout autres espèces de parures de femme, excepté une garniture de Valenciennes et des morceaux de satin non brodés, que je compte faire achever pour en faire une robe à Mme de Boisgelin; tout ce que j'ai de meubles à la Malgrange, dans l'une et dans l'autre maison, tous les draps, serviettes et nappes dont je n'aurai pas disposé. «Je laisse à Mme Petitdemange six douzaines d'assiettes et douze plats de porcelaine, quatre salières, deux saucières, deux pots à soupe, le tout aux armes de Boufflers; et s'il ne s'en trouvait pas assez, on y suppléerait par de la porcelaine blanche; elle choisira dans la faïence ce qui lui conviendra, ainsi que dans les tasses de porcelaine jusqu'au nombre de six; elle prendra aussi dans la batterie de cuisine ce qui lui conviendra; j'entends enfin qu'elle choisisse chez moi tout ce qu'il faut pour monter son ménage. «Je lègue à Mme Saint-Léger, ma femme de chambre, tout le linge à mon usage et tous mes habits dont je n'ai pas disposé, quatre douzaines d'assiettes, une douzaine de plats, six tasses de porcelaine blanche, six douzaines de serviettes, ce qu'elle voudra dans la batterie de cuisine, tout ce qui restera de dentelles, blondes et tout autres parures, après les autres legs acquittés; elle donnera huit robes, des moindres, à son choix, de différentes saisons, à Bichette et ce qu'elle jugera à propos de linge, tant de corps que de table; je laisse à Mlle Saint-Léger les meubles qui se trouveront dans les trois chambres qu'elle occupe. «Je laisse à M. le maréchal de Beauvau, mon frère, les vingt-deux mille quatre cent quarante-une livres trois sols six deniers que le Roi reconnaît me devoir et dont je lui ai remis le brevet; j'espère qu'il voudra bien en presser le recouvrement; je le prie d'en faire l'usage dont nous sommes convenus. «Je laisse à M. Devaux, mon cabriolet et cinquante volumes à choisir dans mes livres; j'en laisse cent au chevalier de Boufflers, à son choix; autant à Mme de Boisgelin, et le reste à Mme Petitdemange, qui en donnera trente volumes à Mlle Saint-Léger. «Je compte que l'argent de mes rentes viagères et pensions qui pourront m'être dues, lors de mon décès, joint à la vente des effets dont je n'aurai pas disposé, seront suffisants pour acquitter les legs que je fais à mes gens, et s'il y a du surplus, je veux qu'il soit distribué entre Mme Petitdemange et Mlle Saint-Léger, les deux tiers pour Mme Petitdemange et l'autre tiers pour Mlle Saint-Léger, après toutefois le payement de mes dettes. «Je lègue à Firmin, ancien valet de chambre, la somme de huit cents livres. «Je lègue à Royer, ancien domestique, demeurant à Metz, la somme de huit cents livres. «Nancy, le huit juillet mil sept cent quatre-vingt-quatre. BEAUVAU BOUFFLERS[183].» [183] Archives nationales, T. 471-3. La mort presque subite de la vieille marquise causa une véritable consternation parmi tous ses amis. Cerutti se faisait l'interprète des regrets unanimes qu'elle laissait après elle quand il écrivait à Mme Durival: «Choisy-le-Roi, 17 juillet 1786. «Vous venez de faire une perte, madame, que rien ne peut remplacer. Quelque bonne philosophe que vous soyez, vous êtes encore meilleure amie. Je vous plains et je partage vivement votre juste douleur. «Je me souviens avec attendrissement des jours que nous avons passés, vous et moi, à Fléville, avec Mme de Boufflers. Le monde n'avait pas une femme qui eût un esprit plus naturel, et la campagne, en rendant cet esprit plus calme, y ajoutait un charme nouveau. Les regrets que je donne à sa mémoire ne sont rien au prix de ceux qu'elle obtiendra de ses amis intimes. Hélas! qui consolera le pauvre Panpan? A son âge, perdre son plus doux appui! Je ne vois que vous, madame, qui puissiez mêler quelque adoucissement à ses larmes et à sa désolation... Mme la duchesse de Grammont m'a chargé de dire et redire à l'aimable et malheureux Veau toute la part qu'elle prend à son infortune!» ÉPILOGUE CHAPITRE PREMIER 1786-1787 Règlement des affaires d'intérêt.--Séjour de Boufflers à Paris.--Son départ pour Lorient.--Séjour au Sénégal.--Retour en France. Rigoureusement nous aurions dû arrêter notre récit à la mort de notre héroïne et laisser dans l'ombre le sort de ses enfants et de tous les amis qui l'avaient entourée pendant sa vie, mais nous n'en avons pas eu le courage. Le lecteur aurait donc ignoré ce qu'il était advenu du spirituel chevalier, de l'aimable Mme de Boisgelin, du vieux Panpan, de Mme Durival, de Mme de Sabran, de Saint-Lambert, du prince de Beauvau, etc. A tort ou à raison, nous nous sommes imaginé que tous ces personnages étaient devenus des amis pour nos lecteurs, comme ils le sont pour nous depuis des années, et qu'on regretterait de ne pas connaître le sort des principaux d'entre eux. Aussi avons nous pris le parti de résumer rapidement sous le titre d'Épilogue tout ce qui les concernait et de les accompagner, eux aussi, jusqu'à leur heure dernière. Le chevalier de Boufflers se trouvait encore au Sénégal au moment même où sa mère était mortellement frappée. C'est Mme de Sabran qui se chargea de lui annoncer le fatal événement, mais la lettre ne lui parvint pas, car il était déjà en route pour revenir. Elle lui écrivait: «9 juillet 1786. «Quelle nouvelle à t'apprendre aujourd'hui, mon cher mari! Je ne m'en chargerais pas, si je n'étais pas sûre que ta sœur et ton oncle t'en ont déjà fait part. Tu viens de perdre ta pauvre mère; j'en verse des larmes aussi amères que si elle était la mienne. Je connais ton bon cœur et je suis sûre de la douleur que tu auras d'avoir été à deux mille lieues d'elle dans ces tristes moments, et de n'avoir pas pu lui prodiguer tes soins et lui rendre les derniers devoirs. Mais ce qui doit te consoler, mon ami, ou du moins adoucir tes regrets, c'est qu'elle a été frappée tout d'un coup par une maladie qui ne pardonne jamais et qui est l'apoplexie. Ta bonne volonté et tes soins n'auraient pas pu prolonger d'un instant ses jours qui étaient terminés; et la Providence, qui arrange si bien toutes choses au moment qu'elle nous frappe, lui a évité des regrets en ne lui laissant pas le temps de te désirer. Elle a perdu tout de suite connaissance, et elle n'a ressenti aucune des horreurs de la mort. Ta pauvre sœur, d'ailleurs, t'a suppléé de son mieux dans des fonctions aussi douloureuses; elle en est vivement affectée, mais elle se porte bien; je compte la voir à son retour et lui offrir toutes les consolations de la plus tendre amitié. Que ne suis-je à portée d'en faire autant pour toi! Mon plus grand chagrin est de sentir l'inutilité dont je te suis à présent; quelque chose qui t'arrive, mon intérêt et ma tendresse ne te sont plus bons à rien...[184]» [184] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. Nous avons vu que, malgré la très grande tendresse qui existait entre eux, le chevalier avait eu avec sa mère, avant son départ, quelques difficultés d'intérêt, et qu'il était parti pour le Sénégal sans aller l'embrasser. Aussi Mme de Boufflers ne lui avait-elle pas écrit pendant son absence. Il avait beaucoup souffert de ce silence, et il voulait qu'à son retour tout fût oublié. Par une cruelle ironie de la destinée, il écrivait du bateau même qui le ramenait dans sa patrie à celle qui déjà n'existait plus, cette lettre touchante et dont les termes empruntent aux circonstances quelque chose de poignant: «En pleine mer, 4 août 1786. «Enfin, je vous reverrai et j'en sens déjà toute la joie, et j'y joins toute la vôtre. «Je n'ai point eu de lettre de vous en Afrique, et ma sœur m'a seule mandé de vos nouvelles; elles m'ont donné de la sécurité sur le point essentiel, sur la conservation de _notre trésor_ (pour me servir des termes de M. de Nivernais), mais j'ai été vraiment attristé en pensant que vous vous plaigniez de moi et que vous croyiez que je me plaignais de vous. Le premier point serait le pire des malheurs, et le deuxième le plus infini des crimes. «Les affaires qui ont précédé mon départ étaient si nouvelles et si embarrassantes pour moi qu'elles n'ont pas laissé huit jours à ma disposition pour aller vous embrasser. Quant aux plaintes qui vous sont, dit-on, parvenues sur quelques déprédations de la Malgrange, je pourrais vous dire ce que le comte de Grammont disait assez ignoblement à Louis XIV: «Sire, ce sont deux de vos gens qui se querellent». Irais-je refuser mon vin, car je crois qu'il est question de vin, à celle à qui je dois mon sang? Et quand je ne lui devrais rien, pourrais-je lui refuser quelque chose? Laissons tout cela, car je n'aime pas plus les discussions que vous n'aimez le vin, et ce n'est pas entre vous et moi qu'elles doivent jamais trouver place. «Dès que le premier objet de mon voyage sera rempli, j'engagerai ma sœur à venir avec moi en Lorraine et j'espère que la première vue dissipera tout, comme je vous ai entendu dire qu'un rayon de soleil aplanit bien des difficultés. «Je ne vous parle ici ni de l'Afrique ni de la mer, ce sont de trop tristes sujets pour vous en entretenir. Il vous suffira de savoir que Marcel a une fort bonne place et qu'il se fait adorer et même vénérer dans la colonie par son esprit et par ses sentiments. Je me sais bon gré d'avoir prévu son mérite, mais il a passé mon attente. Dites tout cela à M. Devau, pour qu'il sache que je ne me venge pas sur ses amis des querelles qu'il cherche aux miens. «Mais je veux tout oublier, le jour où je vous verrai sera un jour d'indulgence plénière, et je ne garderai plus rien sur le cœur, comme à la fête du sacre il ne reste personne dans les prisons. «Adieu, ma chère mère, vous ne savez sûrement ni combien vous êtes aimable, ni combien vous êtes aimée». En même temps qu'il écrivait à sa mère, le chevalier prévenait Mme de Boisgelin de son retour, et il lui demandait de venir au-devant de lui pour lui apporter des nouvelles: «12 août 1786. «Viens, si tu le peux, au-devant de ton pauvre frère, ma bonne fille; après tant d'ennuis, d'inquiétudes, de détresse, couronnés par soixante jours de navigation, il a besoin de voir enfin quelqu'un qui l'aime et qu'il aime, et je te laisse à juger si je pouvais mieux m'adresser. Je ne suis pas encore à terre, mais à moins que les vents n'imaginent quelque nouvelle perfidie, je serai ce soir ou demain à la Rochelle. «... J'espère que tu partages et que tu combleras ma joie et le cœur me dit que tu m'apporteras de bonnes nouvelles». Hélas! l'on sait la nouvelle affreuse qui attendait le pauvre chevalier. Il adorait sa mère, et l'on peut deviner sa douleur en apprenant qu'il ne devait plus revoir celle qu'il avait tant aimée. Bien avant le retour du chevalier, la famille de Boufflers s'était réunie pour régler les affaires d'intérêt; ce n'était ni bien long ni bien compliqué, puisque la vieille marquise ne laissait à peu près rien. Bien qu'eux-mêmes dans une situation de fortune des plus précaires, M. et Mme de Boisgelin se conduisirent on ne peut mieux. M. de Boisgelin déclara tout d'abord approuver complètement tout ce que ferait sa femme, et lui donner à cet effet toutes les autorisations nécessaires. Quant à Mme de Boisgelin, elle déclara en son nom et au nom de son frère, pour lequel elle se portait fort[185], qu'elle entendait que les dispositions dernières de sa mère fussent exécutées sans aucune réserve, qu'il fallait avant toutes choses payer les dettes, solder les frais, et exécuter les legs aux domestiques. C'est ce qui fut fait scrupuleusement. [185] Le chevalier n'était pas encore revenu du Sénégal. On se rappelle qu'au moment du mariage de M. et Mme de Boisgelin, le roi de Pologne avait donné viagèrement aux jeunes époux le domaine de la Malgrange pour en jouir après le décès de Mme de Boufflers[186]. [186] Voir _Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 282. Les Boisgelin héritèrent donc de la Malgrange, mais le chevalier s'était attaché à cette terre qu'il gérait depuis une dizaine d'années, et, d'accord avec sa sœur et son beau-frère, il obtint du conseil du roi, de se substituer à eux sa vie durant. Il prit aussitôt des mesures pour tirer le meilleur parti possible de son domaine; il confia les jardins à un horticulteur pour un loyer de dix louis; il afferma les terres pour 1,500 livres. Quant à la maison qui était fort agréable et bien meublée, et le pavillon bâti par M. de Bauffremont, il les loua à des Anglais de passage; chaque année il arrivait en Lorraine de nombreux insulaires qui ne craignaient pas de payer un loyer assez élevé pour jouir de l'agrément de passer l'été aux portes de Nancy. Mme de Boufflers jouissait sur le Trésor royal d'une pension de 18,000 livres qui était le plus clair de son revenu. Après sa mort toute la famille se mit en mouvement pour faire reporter cette pension sur la tête de Mme de Boisgelin et du chevalier. Malheureusement le Trésor royal ne se trouvait pas, lui non plus, dans une situation brillante, et malgré les pressantes démarches du prince de Beauvau et du duc de Mouchy, auprès du roi et de M. Calonne, c'est à grand'peine qu'on obtint pour les enfants de Mme de Boufflers une pension de 8,000 livres qu'ils eurent à se partager. En revenant du Sénégal, le chevalier de Boufflers avait ramené avec lui un certain nombre de souvenirs vivants qu'il s'était empressé de distribuer dès son arrivée en France. A la reine il avait offert une perruche; au maréchal de Castries, un cheval; à Mme de Sabran, des oiseaux merveilleux et un petit nègre; à Mme de Blot, également un petit nègre nommé Zimeo; à M. de Beauvau, une jeune négresse nommée Ourika[187], pour laquelle le vieux maréchal se prit d'une véritable affection et qu'il adopta pour ainsi dire. [187] Elle est l'héroïne du roman de la duchesse de Duras. Son portrait existe au château de Mouchy.--Elle appelait toujours ses protecteurs: _ami maréchal et amie madame_. Mme de Sabran avait été ravie de ses oiseaux, mais ses enfants avaient encore été bien plus enchantés du négrillon qu'ils appelèrent Vendredi; il devint leur jouet et ils ne pouvaient plus s'en passer. «Il fait leur bonheur, écrit un jour la comtesse; il n'y a point de joie pareille à celle qu'il a éprouvée le jour qu'il s'est vu un bel habit sur le corps. Il est si emprunté dans ce nouveau vêtement qu'il fait mourir de rire; il ressemble à ces chats auxquels on met des papillotes à la queue; il tourne, il se regarde, il n'ose pas remuer de crainte de se salir; à peine peut-il marcher avec ses souliers; enfin il nous donne la comédie toute la journée...» En revenant en France le chevalier avait l'intention très arrêté de n'y faire qu'un court séjour et de retourner dans son gouvernement aussitôt qu'il aurait obtenu ce qui lui manquait; il voulait achever l'œuvre qu'il avait commencée et à laquelle il s'était attaché. Tous ses amis cependant le détournaient de perdre son temps à des projets stériles: Ségur lui écrivait en riant: «De grâce, ne retournez pas dans cette maudite colonie où vous n'apprendrez qu'à voir tous les hommes en noir et où l'amitié souffre de votre absence sans être consolée par votre gloire... Songez que les beaux jours de la vie sont trop courts pour en faire d'inutiles sacrifices...» Ces projets de départ faisaient le désespoir de Mme de Sabran; elle écrivait délicieusement à son ami: «18 août 1786. «Encore si tu pouvais, comme le pauvre pigeon, être dégoûté des voyages par cet essai et prendre sagement le parti qu'il prit de ne plus quitter sa fidèle compagne, tout serait oublié, et nous ne penserions plus qu'à nous servir du mal pour jouir encore mieux du bien. Mais à peine t'aurai-je vu qu'il faudra te dire adieu encore et te perdre de nouveau, peut-être pour plus longtemps... J'aurais préféré que tu restasses six mois de plus au Sénégal, avec l'espérance cependant qu'à la fin de ce terme tu lui dirais adieu pour toujours. Mais non, nous y mourrons à la peine, toi, M. le gouverneur, et moi, Mme la gouvernante.» Depuis son arrivée à Paris, le chevalier consacrait la plus grande partie de son temps à courir les ministères pour tâcher d'obtenir les objets indispensables à la prospérité et à la sûreté de la colonie. Il réclamait surtout de l'artillerie, dont il était totalement dépourvu et dont il avait le plus urgent besoin. Il serait injuste de dire qu'on repoussait ses instantes sollicitations; il était au contraire accueilli à merveille, félicité sur son zèle, on prenait bonne note de ses demandes et on lui faisait les plus belles promesses. Bien que peu naïf de son naturel et sachant par expérience ce que valent les serments des ministres, Boufflers reçut de si formelles assurances qu'il se crut sûr du succès, et qu'il quitta Paris plein de confiance à la fin de novembre 1786, pour aller s'embarquer à Lorient sur la _Dordogne_. En cours de route il écrivait à sa sœur: «Musillac en Bretagne, 6 décembre. «J'ai bien mal fait de ne point accepter ta proposition de venir avec moi, ma grande enfant; tu aurais fait à la vérité une bien triste partie, mais tu t'en serais consolé en pensant que c'était répandre un peu de baume sur mes blessures, et que c'était me sauver les plus grands ennuis et les plus cruelles impatiences que j'ai eues de ma vie. Car enfin nous aurions été ensemble, et plus le voyage aurait été long, plus je l'aurais aimé. Chaque contre-temps, chaque accident m'aurait valu un jour de plus à passer avec toi; ainsi je les aurais appelés, plutôt que de les prévenir. Au moins ne m'en serais-je point tourmenté comme j'ai fait au point d'en être malade. «J'ai resté quatre grands jours à Nantes à faire raccommoder à fond ma voiture à laquelle il avait fallu travailler à toutes les postes depuis Orléans; je m'y suis ennuyé au delà de toute expression... «Voici des choses qui t'auraient regardée dans des temps plus ou moins prospères... «J'ai passé presque au travers du parc de la Bretesche. J'ai été arrêté pendant trois ou quatre heures au passage de la Roche-Bernard; si tu avais été avec moi, il aurait fallu garder l'incognito et dans le cabaret tu aurais entendu dire le diable de quelqu'un[188], sur ses dépenses, sur ses lésines, sur son ineptie en administration de terre, sur ses prétentions, sur sa hauteur, etc., enfin on en a tant et tant dit, que malgré mon humeur de tout ce qui m'était arrivé jusque-là, je riais intérieurement de la contenance que tu aurais faite. [188] M. de Boisgelin. «J'ai un grand mal de tête, je ne dors pas depuis quelques jours, mais j'espère dormir cette nuit et me réveiller guéri. Je voudrais dormir un an et me réveiller dans ta chambre, mais cela reviendra à peu près au même, excepté que mon sommeil pourra bien être un peu agité... «Adieu, je t'embrasse de toute mon âme seulement, car elle est près de toi, et mon visage en est bien loin. «Embrasse pour moi tout ce que tu aimes et surtout tout ce que tu aimes le mieux.» Le 7, Boufflers arrive à Lorient, il est excédé de fatigues. Quelle est sa rage, sa fureur, en voyant qu'on n'a rien envoyé de Paris et que de tous les approvisionnements, de toutes les armes si solennellement promis, rien n'a été expédié. Heureusement, les vents sont contraires. Ce retard forcé lui donne le temps d'écrire encore pour réclamer contre l'oubli dont il est victime. C'est surtout l'artillerie qui lui manque le plus, et il écrit le 13 décembre à son oncle pour le supplier d'intervenir: «Il y a dans le monde bien des choses respectables, lui dit-il, mais je ne connais que la force qui soit vraiment respectée.» Le 15, les vents sont encore contraires, et toujours pas la moindre nouvelle de la fameuse artillerie. Le chevalier, qui est affligé d'un ennui mortel et d'une exaspération croissante, écrit encore à M. de Beauvau: «Il n'y a pas en ce moment à Gorée une pièce de canon en état de tirer, en sorte qu'un corsaire anglais qui aurait bu un peu de punch pourrait nous insulter impunément.» Et comme il se rend compte de son importunité, il ajoute: «Je suis fâché, mon cher oncle, de vous étourdir de mon artillerie, mais je crierai jusqu'à ce que je puisse tonner.» Inutile d'ajouter que Boufflers mit à la voile sans avoir reçu l'artillerie qu'il sollicitait si ardemment. A peine le chevalier avait-il repris la mer pour retourner dans son lointain gouvernement, que la maréchale de Luxembourg, qui lui avait toujours donné tant de marques d'attachement, succombait à son tour. C'est Mme de Sabran qui se charge de lui annoncer le fatal événement: «24 janvier 1787. «Quelle horrible nouvelle à t'apprendre encore, mon cher mari! Tu viens de perdre une seconde mère! La pauvre Mme de Luxembourg vient de payer le tribut de ton second voyage. Je me réserve pour le troisième, car il faut une victime à chacun. «Il paraît que sa mort a été fort douce, et qu'une paralysie générale a glacé tous ses sens en très peu d'instants... «La mort de cette bonne et excellente femme répand une consternation générale; sa tombe est arrosée de larmes qu'elle avait si souvent essuyées, et le désespoir de ces pauvres malheureux dont elle était la consolation et l'appui, est une belle oraison funèbre...[189]» [189] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. Jusqu'au mois de juin 1787, nous ne trouvons dans la correspondance rien qui soit digne d'être noté. A cette époque, Mme de Sabran raconte à son ami une amusante visite qu'elle vient de faire à la maréchale de Mirepoix. «28 juin 1787. «J'ai été voir aujourd'hui ta vieille tante dans sa superbe maison; elle m'a montré un perroquet noir que tu lui as envoyé; il ressemble à mon avis à un corbeau. Mais elle m'a dit qu'il parlait fort bien. Comme il ne m'a pas fait l'honneur de m'adresser la parole, je n'en saurais juger par moi-même. «Elle m'a parlé aussi d'un petit nègre que tu as envoyé à Mme de Blot, qui est un petit monstre à ce qu'elle dit, et horriblement mal élevé. Dès qu'il l'a aperçue, il a fait des cris horribles, et s'est jeté à terre avec les signes de la plus grande frayeur, tandis qu'il caressait tout le monde. On lui a demandé pourquoi? Il a répondu qu'elle lui faisait la grimace. La maréchale ne s'est pas doutée qu'il pouvait avoir quelques raisons pour la trouver différente des autres et lui a su fort mauvais gré de sa franchise. «Cela fait frémir en voyant combien nous nous connaissons peu.» Heureusement pour le chevalier sa santé se maintient excellente; il supporte parfaitement le climat assez malsain de la colonie et il peut se consacrer tout entier aux soins de son gouvernement. Il déploie une grande activité, il élève des casernes, répare l'hôpital qui tombe en ruines, bâtit une forge, fait élever des magasins, construit de petits navires, des corps de garde, des prisons, etc. Faute d'ingénieurs, il fait lui-même tous les plans, tous les devis, et il est tellement économe que pour tous ces travaux, il ne dépense pas plus de 40,000 livres! Tout marcherait à souhait s'il n'avait à lutter contre la Compagnie dont la conduite est abominable. Grâce à elle, à sa lésinerie, à son inintelligence, à son peu d'activité, on est privé des choses de première nécessité, et la famine règne presque dans le pays. Ses employés sont mal payés, elle prend des mesures à contre-sens, enfin elle lui fait éprouver tant de contrariétés qu'il finit par en tomber malade. Il écrit à son oncle le 7 octobre: «Gorée, 7 octobre 1787. «Je me voyais à peu près à la fin de ma carrière africaine, mon cher oncle, et mon esprit commençait à quitter ce pays pour celui que vous habitez, comme une âme du Purgatoire à qui il ne manque plus qu'un _De Profundis_ ou deux pour aller en Paradis; j'en étais là et je m'endormais dans le calme que je croyais avoir établi quand cette maudite compagnie est venue me tirer de mon sommeil...» Enfin il quitte la triste colonie, et il débarque à la Rochelle le 27 décembre 1787. Sa première lettre est pour Mme de Boisgelin; comme son séjour au Sénégal a mis sa garde-robe dans le plus piteux état, il arrive dans un dénuement complet. Il fait appel à la bonne volonté de sa sœur, et il lui écrit: «Ecoute, ma Boisgelin, j'arrive mardi au soir dans l'équipage d'un corsaire qui a fait naufrage et qui n'a sauvé que sa personne. Je sais que je n'ai à Paris ni chemise, ni poudre, ni pommade, ni carrosse, ni chevaux, ni argent, ni considération. Arrange-toi pour me faire trouver tout ce qui me sera nécessaire. Emprunte pour moi deux ou trois chemises avec des manchettes à dentelles. Je crois que j'ai des habits, ainsi je me passerai de tes robes. Tout le reste ira comme il pourra». En apprenant enfin le retour de son ami, Mme de Sabran, ravie, écrivait: «C'est de bon cœur que je dis adieu à ce malheureux Sénégal qui m'a fait verser tant de larmes...» Et elle ajoutait spirituellement cette réflexion si vraie: «Personne n'entend moins que toi à se faire valoir. Aussi la fortune est-elle la seule peut-être du sexe féminin qui t'ait maltraité quand tu as voulu lui faire la cour. J'espère qu'à présent elle va te sourire.» CHAPITRE II 1786-1788 Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.--Panpan obtient une pension.--Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.--Craintes de Panpan pour ses pensions.--Sollicitude de Mme de Boisgelin.--Voyage du chevalier en Lorraine.--Il est nommé à l'Académie française. La mort de Mme de Boufflers avait été pour Mme Durival un coup très douloureux. Elle avait beaucoup pleuré l'amie chère qui depuis tant d'années lui prodiguait les marques de tendresse et d'affection, et son âme sensible était longtemps restée inconsolable. Peu de temps après la mort de la marquise, elle reçut du prince de Beauvau cette jolie lettre: «Ma sœur m'avait trop souvent entretenu, madame, de l'intime amitié qui vous unissait pour qu'il ne doive pas m'être permis de vous prier d'accepter cette boîte qu'elle aimait et qui, par cette raison, vous sera chère. Si la maladie ne l'avait pas privée de l'usage de ses facultés, elle n'aurait sûrement négligé aucun moyen de vous rappeler son tendre attachement. C'est une consolation pour moi de faire ce qu'elle aurait fait, et si vous permettez que je la supplée, vous rendrez justice aux sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être madame, votre très humble et très obéissant serviteur, «Le maréchal prince DE BEAUVAU. «Ce 9 août 1786». A la lettre était jointe une boîte enrichie de diamants, précieux joyau de famille, donnée autrefois par l'impératrice Julie, mère de Marie-Thérèse, à la princesse de Craon. A la mort de la princesse, M. de Beauvau l'avait donnée à sa sœur, Mme de Boufflers, en l'accompagnant d'une lettre pleine de tendresse. Cette lettre était encore renfermée dans la boîte. Certes Panpan, lui aussi, avait ressenti vivement la mort de Mme de Boufflers; mais il était arrivé à l'âge où l'égoïsme remplace bien souvent chez les vieillards tous les autres sentiments; puis, on a pu le voir au cours de ce récit, si la marquise adorait son «cher Veau», l'affection de ce dernier était plus mesurée. Il avait à ce moment de graves préoccupations pécuniaires et le souci de sa vie matérielle était arrivé à l'absorber presque complètement. Après un premier moment donné à de légitimes regrets, il oublia assez vite celle qui avait été toute sa vie, et il ne songea plus qu'à prolonger la sienne. Depuis longtemps il sollicitait une pension du roi de France. Grâce aux instances de Mme de Boisgelin, du duc de Nivernais, de Mme de Grammont, de Mme de Beauvau, il obtint en juillet 1786 cent écus sur le Trésor royal. Avec quelques autres pensions qu'il devait à la libéralité de Stanislas, cela lui faisait un revenu de 3,100 livres qui le mettait à l'abri de la misère. L'année suivante, après un silence de près d'un an, il écrivait à Mme de Boisgelin: «A Lunéville, 30 juillet 1787. «Je ne suis pas moins clément que Jésus-Christ, madame la comtesse; puisque vous aimez et que vous daignez le dire, tout vous est et vous sera toujours pardonné. Et quels torts vos bontés n'effaceraient-elles pas? En est-il d'ailleurs que ne doive me faire oublier le nom sacré de mon illustre amie, de mon adorable bienfaitrice. Rien ne me sera jamais plus respectable et plus cher que ce qui tient à elle de si près. Traitez-moi donc comme vous voudrez, madame la comtesse, et quand vous ne seriez pas la plus aimable femme que je connaisse, quand je ne serais pas accoutumé depuis plus de trente ans à vous aimer de toute mon âme, vous seriez toujours l'objet de mon plus tendre et de mon plus respectueux dévouement.» Il ne peut hélas! donner de sa santé que des nouvelles déplorables. En un an, c'est-à-dire depuis la mort de Mme de Boufflers, il a plus vieilli que dans les dix années qui ont précédé. Ses infirmités augmentent tous les jours, il dépérit à vue d'œil. Il est d'une faiblesse et d'un affaissement qui tiennent de la décrépitude et qui sont tels qu'il peut à peine faire quelques tours de promenade. Il ne voit plus devant lui que les douleurs et la mort; heureux si l'une peut venir sans les autres. Pour occuper sa solitude, Panpan a repris un morceau de tapisserie qu'il avait commencé il y a dix ans; c'est sa seule distraction. Si Mme de Boisgelin avait par hasard des rebuts de cette soie de fantaisie qu'on appelle filosèle, quelle que soit la couleur, elle ferait un véritable acte de charité en les lui envoyant; tout lui serait bon. Un nouveau malheur allait frapper le pauvre Panpan. En 1787, il a la douleur de perdre sa fidèle Marianne, cette gouvernante si utile, si attachée, si économe, qui, depuis tant d'années, sait si bien conduire sa maison. C'est une perte irréparable, qui non seulement fait souffrir son cœur, mais est désastreuse pour ses intérêts. L'année 1787 fut fatale aux contemporains de Mme de Boufflers; nous avons vu déjà que sa cousine la maréchale de Luxembourg avait succombé dans les premiers jours de janvier. Au mois de novembre Mme de Bassompierre la suivit dans la tombe. Mais la pauvre comtesse était depuis longtemps dans un état si lamentable que la mort fut un bienfait pour elle. La pension supplémentaire que Panpan avait si vivement sollicitée en 1786 allait lui causer les plus cruels tourments. En effet, en 1787, on mit un impôt de dix pour cent sur les pensions au-dessus de 3,000 livres. Comme celles de Devaux s'élevaient à 3,100 livres, il tombait sous le coup de la nouvelle loi et il allait perdre 300 écus. A cette nouvelle, le pauvre vieillard désespéré demande encore secours et appui à Mme de Boisgelin; il la supplie de faire intervenir tous ses amis: lui-même va écrire à Mme de Grammont, à Mme de Beauvau, à M. de Nivernais; il faut absolument qu'on détourne de lui ce coup qui lui serait fatal. S'il doit perdre ses pensions, il serait en vérité tenté d'envier le sort de Mme de Bassompierre. Supporter à la fois la vieillesse, les infirmités et la misère est au-dessus de ses forces. Mme de Boisgelin le rassure, lui promet de s'occuper de lui. Il lui répond, ravi, le 10 août: «Mon Dieu, madame la comtesse, quel baume vous répandez dans mon âme en me montrant le vif intérêt que vous daignez prendre au sort de votre pauvre vieux Veau. Que votre lettre est bonne, qu'elle est prompte, qu'elle me touche!... Je tiens donc encore par quelque fil à ce que j'ai perdu. Vous aimez encore ce que daigna si longtemps aimer votre adorable mère...» Panpan allait bientôt avoir d'autres soucis. Stanislas avait autrefois voulu faire nommer son lecteur à la survivance de Solignac, au secrétariat de la Lorraine; mais il n'avait pu l'obtenir du duc de Fleury. Comme compensation il avait exigé pour Panpan une pension de 500 livres sur cette place, et elle avait toujours été exactement payée. En 1788, apprenant que le duc de Fleury était au plus mal, Panpan écrivit au prince de Beauvau «comme au chef de la maison du roi de Pologne, qui devait protéger ses gens et ses bienfaits». En même temps il lui envoyait «une attestation de la main même toute tremblante du bon roi». Mais le maréchal la renvoya simplement, en disant qu'elle était sans valeur et en conseillant à Panpan «de prier Dieu pour la conservation de M. le duc de Fleury.» Le Veau, affolé, s'adresse à Madame Adélaïde et à son secrétaire des commandements, le comte de Narbonne. Il reçoit peu après cette réponse: «Votre affaire est faite. M. de Brienne vient de me promettre que dans huit jours vous auriez pour vos 500 livres un titre avec lequel vous n'aurez jamais à avoir la moindre inquiétude. «Madame Adélaïde est très piquée que vous vous adressiez à elle pour de pareilles billevesées, et pour vous en marquer son mécontentement, elle vous condamne, mon ami, à recevoir d'elle une gratification annuelle de 480 livres. J'espère vous les porter moi-même en allant rejoindre mon régiment qui est en Alsace, et je serai, je vous jure, beaucoup plus heureux que vous. «Je vous aime et je vous embrasse de tout mon cœur.» On peut supposer la joie de Panpan à cette nouvelle inespérée! Il croit rêver! C'était bien un rêve en effet, car il ne toucha jamais un sol des deux pensions si libéralement octroyées. Au mois d'avril 1788, le chevalier de Boufflers vient à Nancy dans l'espoir de se faire élire aux États généraux. «Malgré une cuisse bien hypothéquée et d'autres infirmités qui s'accroissent tous les jours,» Panpan se traîne à Nancy pour lui faire sa cour. Il écrit le 12 avril à Mme de Boisgelin: «Le charmant chevalier est aimé ici de tout le monde et admiré dans tout ce qu'il dit et dans tout ce qu'il fait. J'ai dîné hier chez lui avec tout son bureau de notables et je viens d'y dîner aujourd'hui avec Mme de Lenoncourt et Mme Durival...» Quoi qu'en dise Panpan, le chevalier n'avait pas particulièrement à se louer de l'accueil de ses compatriotes et il faisait part à sa sœur de ses déceptions: «Ce 29. «Tu apprendras sans étonnement, ma chère enfant, que MM. de Raigecourt, le Sourdeau, et de Ficquemont, le braconnier, l'ont emporté sur moi à Lunéville malgré tous les soins et les efforts de ce pauvre Panpan qui, dans cette occasion-ci, m'a marqué une amitié dont je ne pouvais pas me flatter. «Je n'ai point d'espérance à Nancy pour moi, j'en ai même bien peu pour mon oncle dont je sers, autant que je le puis, les intérêts, quoiqu'il me paraisse assez froid sur les miens. «Je termine seulement à présent le discours que je dois lire demain; j'espère qu'il vaudra celui du grand comte d'Ourches, qui a dit entre les dents à Vézelize qu'il ne parlerait pas qu'on ne lui ouvrît la bouche, et personne n'en a paru tenté... «Pourquoi pas de lettre de ma bonne sœur? Croit-elle qu'il faille imiter l'indifférence des Lorrains pour moi, comme si je pouvais imiter l'indifférence des Bretons pour elle. «Adieu, ma fille, j'ai à faire, mais toute affaire cessant, je veux t'embrasser à mon aise et de toute mon âme et de tout mon cœur[190].» [190] Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier. Malgré ses prévisions pessimistes, au mois d'octobre 1788 le chevalier est nommé bailli d'épée à Nancy et à ce titre admis à siéger aux États généraux ainsi que le comte de Ludre. Il écrit à sa sœur pour lui annoncer cet heureux événement et en même temps son retour; il termine ainsi sa lettre: «Adieu, ma toise, ma perche, mon obélisque, ma pyramide d'Égypte, je t'aime et je t'embrasse comme si je n'avais rien de mieux à faire.» La même année, le chevalier de Boufflers avait été élu à l'Académie française en remplacement de M. de Montazet, archevêque de Lyon. La séance de réception eut lieu le 29 décembre 1788. Il y avait une affluence de monde énorme; le prince Henri de Prusse était au premier rang. Après l'éloge de son prédécesseur, Boufflers fit une dissertation sur la clarté du style, puis une harangue sur les États généraux. C'est Saint-Lambert qui était chargé de recevoir le nouvel élu. Il ne lui ménagea pas les compliments flatteurs: «La finesse de l'esprit, l'enjouement, je ne sais quoi de hardi qui ne l'est point trop, des traits qui excitent la surprise et ne paraissent pas extraordinaires, le talent de saisir dans les circonstances et dans le moment ce qu'il y a de plus piquant et de plus agréable, voilà, monsieur, le caractère de vos pièces fugitives.» CHAPITRE III 1788-1793 Pénible situation de M. de Boisgelin.--Ses démêlés avec Martin.--Cerutti prend parti pour les idées nouvelles.--Sa mort.--Le prince de Beauvau pendant la Révolution.--Sa correspondance avec sa nièce.--Mort du prince.--Douleur de Mme de Beauvau. La correspondance de Mme de Boisgelin avec Panpan cesse complètement à partir de l'année 1788. A ce moment, les événements se précipitent, la situation devient chaque jour plus menaçante, la comtesse a vraiment d'autres soucis en tête que les pensions du vieux Panpan et ses éternelles lamentations. Les Boisgelin, depuis plusieurs années, étaient très cruellement frappés, et ils voyaient la misère, la hideuse misère approcher à grands pas. En 1788 ils éprouvèrent une nouvelle et terrible catastrophe. Louis XVI, mécontent du «zèle» avec lequel M. de Boisgelin avait défendu les intérêts de la Bretagne, lui ordonna par une lettre de sa propre main de lui envoyer sa démission de sa charge, et il lui fit défense de reparaître à la Cour. C'était la ruine, la ruine immédiate, absolue, irrémédiable. Depuis vingt-huit ans que M. de Boisgelin occupait la charge de maître de la garde-robe, il devait toujours les 656,000 livres qu'elle lui avait coûtés et qu'il avait dû emprunter pour la payer[191]; de plus, pendant ces vingt-huit ans, il avait payé 510,450 livres d'intérêts à ses créanciers. [191] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, chap. XVII, p. 274. M. de Boisgelin réclama naturellement le remboursement de sa charge: ce n'était que justice, mais on avait alors de bien autres préoccupations et on ne l'écouta même pas. Les États généraux s'ouvrirent. La Constituante déclara que la nation rembourserait loyalement toutes les charges de la maison du roi. C'était parfait, mais la Législative fut d'un avis différent et elle décida qu'il ne serait point fait de liquidation au-dessus de la somme de 10,000 livres. C'est, en effet, ce qui eut lieu. Ainsi, M. de Boisgelin reçut 10,000 livres pour une charge qui lui en avait coûté 656,000! D'un autre côté, il avait perdu également ses autres charges, il avait été privé de ses droits féodaux, de tous ses revenus quelconques, de telle sorte qu'il se trouva réduit à la plus extrême détresse. Non seulement il fut dans l'impossibilité de payer un sol de ses énormes dettes, mais il ne put pas davantage payer les intérêts. Le peu qu'il avait sauvé du naufrage lui servait à ne pas mourir de faim. La situation pécuniaire des Boisgelin était si douloureuse qu'ils avaient souvent avec leurs gens de pénibles démêlés. M. de Boisgelin avait eu à son service, en 1785, pendant les États de Bretagne, un certain Martin, puis il n'en avait plus entendu parler. En 1789, Martin s'avisa tout à coup de réclamer une somme de 199 livres qui soi-disant lui était due pour une prétendue part dans le profit des cartes pendant les États, profits qui se partageaient entre les valets de chambre. M. de Boisgelin refusa de payer cette somme qu'il estimait ne pas devoir.[192] [192] On retrouve dans les cartons des Archives nationales plusieurs réclamations adressées par d'anciens domestiques qui n'ont jamais pu toucher ce que les Boisgelin leur devaient. A partir de ce moment, Martin, grisé par l'esprit révolutionnaire, ne laisse plus un moment de repos au malheureux gentilhomme. Chaque jour, dans un style inénarrable, il lui adresse des reproches violents et des menaces. Voici un spécimen des élucubrations épistolaires du sieur Martin: «J'écris à un aristocrate qui a l'âme vendue à l'iniquité... Je ne sais même pas si la terre voudra ouvrir son sein pour vous y recevoir... Je rougirais de vous faire grâce de la somme de 199 francs que vous voulez m'escroquer, comme vous avez fait à tant d'autres infortunés comme moi. Autrefois, vous nous payiez en menaces comme «pendre et faire mettre à Bicêtre.» Ils sont passés, ces jours de fête! «Hélas! je vous plains de tout mon cœur de vous voir des sentiments aussi impudiques. J'aurai toujours pour refrain: Les mortels sont égaux! Ce n'est pas la naissance, Mais la seule vertu qui fait la différence.» Pour que personne n'en ignore, le refrain était inscrit en gros caractères sur toutes les enveloppes envoyées par le sieur Martin. Telles sont les moindres aménités que M. de Boisgelin recevait à chaque courrier[193]. [193] Tout un carton des Archives nationales est rempli des invectives du sieur Martin. La correspondance ne produisant aucun résultat, Martin eut recours à un autre genre de persécution; il attendait son prétendu débiteur devant sa porte, rue Saint-Honoré, et quand M. de Boisgelin sortait, il l'accablait de reproches et d'injures, le traitant d'aristocrate, de détrousseur du peuple, tant et si bien que la foule s'amassait et ne tardait pas à devenir menaçante. Le malheureux gentilhomme, atteint de paralysie, ne marchait qu'avec une béquille; il allait donc très lentement et il lui était complètement impossible d'échapper à son persécuteur. Le comte, à bout de forces, menaça Martin de porter plainte au comité de police, mais Martin répondit gaillardement qu'il s'en f.... Cependant, devant le juge de paix, il montra moins d'assurance, et peu à peu il se décida à laisser en paix sa victime. La mauvaise fortune s'acharnait sur M. de Boisgelin. Pendant qu'il résidait à Paris sans en bouger, les municipalités de la Loire-Inférieure et du Morbihan, où se trouvaient ses terres, le déclaraient émigré et séquestraient ses biens et ses revenus. C'est en vain qu'il envoyait des certificats de résidence parfaitement réguliers et authentiques, on n'en tenait aucun compte. Il allait subir encore des épreuves plus cruelles. En 1792 il fut dénoncé, comme aristocrate, et emprisonné pendant trois semaines dans l'horrible prison de l'Abbaye; il y fut enfermé dans un grenier sans cheminée avec cinq autres personnes. Comme il était accablé de rhumatismes, son état devint si grave, qu'il obtint d'être mis en état d'arrestation chez lui. Il demeurait alors rue de Bourbon, no 502. Enfin il fut remis en liberté. Nous verrons dans un prochain chapitre ce qu'il advint de cet infortuné ménage. Le lecteur n'a pas oublié ce grand ami de Panpan, de Mme Durival et de Mme de Brancas, ce Cerutti qui, après avoir fait partie de la Compagnie de Jésus, était devenu un de ses plus violents adversaires. Cerutti ne s'était pas contenté de jeter la soutane aux orties; sous l'influence de son tempérament passionné, il s'était précipité à corps perdu dans le courant révolutionnaire. Non seulement il prodiguait sa prose dans les journaux les plus avancés, mais il fonda «la feuille villageoise» pour pouvoir exprimer plus librement sa pensée. Lui, l'ancien jésuite, disait aux paysans: De tous les animaux qui ravagent un champ, Le prêtre qui vous trompe est le plus malfaisant. Sa vieille amie, Mme Durival, s'inquiétait de cet enthousiasme révolutionnaire; dans toutes ses lettres elle lui prêche la prudence et la modération; mais Cerutti, ivre de liberté, est insensible à tous les conseils: «A Paris, ce 9 avril 1789. «Mon Dieu, que j'ai de plaisir à vous lire, madame, que j'en aurais à vous entendre si vous étiez à Paris! Pourquoi, dans une circonstance comme celle-ci, une femme éloquente et instruite, courageuse et philosophe, n'est-elle pas au milieu des partis pour les tempérer, pour les concilier, s'il était possible. «Vous avez appris l'audace et la fuite de M. de Calonne. Chassé de Douai, il a reparu à Dunkerque et il se promet dans cette ville une meilleure fortune. Ses amis, car cet homme a des amis, à la honte de l'amitié, se flattent tous qu'il sera élu pour l'Assemblée nationale. Peut-être que la Justice divine nous l'amènera sur un char de triomphe pour être jugé, peut-être qu'après avoir donné tant de scandales à la patrie, il lui donnera un grand exemple. «Tandis que ce brigand trouble la pacifique Flandre, on dit que M. de Mirabeau pacifie l'orageuse Provence; la ville d'Aix s'était ralliée sous lui à la Concorde et les trois ordres, auparavant si désunis, ont marché de concert dans une procession solennelle portant un drapeau sur lequel étaient les armes du roi et celles de la ville. Mais Marseille est encore loin d'imiter cette procession, elle veut redevenir une République et se détacher de la France. C'est le vœu des principaux habitants; le vœu du peuple leur est contraire et l'on s'attend à d'horribles débats, si M. Mirabeau, l'orateur du peuple, n'arrête le torrent et n'apaise les mouvements qu'il a excités. Il s'est comparé à la lance d'Achille qui blesse et guérit tout ensemble. «Nous allons aussi avoir notre part de discussions électives. Vous aurez lu le règlement fait pour Paris. Le d'Eprémesnil, éternel dénonciateur de tout ce qu'on fait, de tout ce qu'on écrit, et ne faisant et n'écrivant lui-même que des sottises, a dénoncé le règlement. De quelque manière que ce règlement eût été arrangé, il l'aurait dénoncé; dénonciation est devenue le jurement ordinaire du Parlement. Heureusement que la presse le tient en respect. Les écrivains hardis ont repoussé les magistrats audacieux. Vous paraissez, madame, blâmer cette audace, mais je parie que cette opinion pusillanime n'est pas de vous. «Lorsque dans une dispute un adversaire tonne, voulez-vous que l'autre adoucisse la voix. Il ne serait pas entendu. Il est inutile, il est dangereux même d'avoir des ménagements pour un parti qui n'en a pas, et qui prendrait le silence pour une défaite, et la modération pour l'infériorité. Réfléchissez-y, madame, et vous verrez qu'il ne faut paraître sur la place publique qu'en tigre ou en lion, sans quoi on y est dévoré. Des hommes frivoles, de belles dames, et quelquefois de très laides vont prêcher la douceur; elles veulent qu'on soit tranquille dans une maison qui brûle, parce que la flamme n'a pas encore gagné leur appartement. Je suis persuadé que vous et Mme de Lenoncourt vous pensez comme moi.» «Quoi, vous, un tigre! Eh! bon dieu, y pensez-vous? lui répond son amie. Vous aurez beau en prendre la peau, les ours ont vu votre patte blanche, et j'ai peur qu'ils ne vous dévorent la nuit pendant que vous sommeillez. Votre bonne conscience ne me tranquillise pas; c'est une excellente fourrure pour le dedans, mais une très mauvaise pour le dehors. Un fort logicien (je ne sais pas qui c'est) a dit que vous jouez avec la lumière: eh bien, voilà votre arme! n'en employez point d'autre, faites-vous respecter comme le citoyen le plus lumineux... ne combattez pas, éclairez. Je connais trop la délicatesse de votre santé, la vivacité de votre sang, la douceur de votre caractère, pour ne pas insister sur un conseil qui ne tient nullement à cette pusillanimité que vous méprisez avec raison. C'est l'intérêt, c'est l'amitié qui vous parle, soyez-en sûr[194].» [194] Ces lettres nous ont été communiquées par le capitaine Noël. Mais Cerutti, emporté par le courant, n'écoute plus les conseils de l'amitié. Il devient secrétaire de Mirabeau, administrateur du département de la Seine, membre de la Législative. Enfin il se surmène si bien qu'il meurt épuisé, en février 1792. Cette fin prématurée fut heureuse pour lui, car elle lui épargna très vraisemblablement l'échafaud[195]. [195] Nous devons ces détails sur Cerutti à l'intéressant article de M. V. Jacques, _Annales de l'Est_, 1888. Qu'était devenue la famille de Beauvau depuis 1788? Le prince de Craon était mort, laissant un fils, Marc de Craon, qui émigra presque immédiatement. En 1791, la sœur de Mme de Boufflers, la vieille maréchale de Mirepoix, préoccupée des événements qui se passaient sous ses yeux et qui bouleversaient complètement sa conception des choses de ce monde, abandonna son hôtel de la rue de Varennes, et elle parvint à passer la frontière. Elle se réfugia à Bruxelles, puis au château de Levergheim, près de Gand, chez son amie la comtesse de Marsan. Elle s'y éteignit en 1791, loin des siens et de tous ceux qu'elle avait aimés. Des nombreux enfants de la princesse de Craon deux seuls survivaient donc maintenant, le prince de Beauvau et l'abbesse de Saint-Antoine. Cette dernière, chassée de son couvent par la Révolution, s'était réfugiée chez son frère. Dès le début de la Révolution M. de Beauvau montra un courage et une énergie dignes de lui. Au lieu de fuir la France comme tant d'autres et de chercher à l'étranger un refuge trop facile, il estima que son devoir était de rester auprès du roi, et il vint offrir à Louis XVI, éperdu, son bras et son épée. Payant de sa personne, on le vit aux côtés du monarque pendant ce lamentable voyage de Versailles à Paris, le 16 juillet 1789. Le prince accepta même le ministère de la guerre, qu'il avait autrefois refusé, mais il annonça qu'il se retirerait dès qu'il ne pourrait plus être utile. Il resta cinq mois en fonctions. A partir de ce moment il vécut dans la retraite, entouré de sa famille et de quelques amis fidèles; il s'occupait de questions littéraires, il attirait chez lui les gens de lettres et il suivait scrupuleusement les séances de l'Académie où il jouissait d'un grand prestige. Il avait recueilli chez lui plusieurs de ses confrères, Suard, Marmontel, l'abbé Morellet, Gaillard, et son salon dans ces temps troublés était un centre où l'on aimait à se réunir pour causer arts et belles-lettres, et échapper aux tristesses du présent. Mais le plus fidèle de ses hôtes était son vieil ami Saint-Lambert, ce camarade d'enfance qui ne l'avait pour ainsi dire jamais quitté. Il vivait avec lui dans la plus étroite intimité et il le garda chez lui jusqu'à sa dernière heure. Reconnaissant d'une amitié qui n'avait jamais subi d'altération et de bienfaits sans cesse renouvelés, Saint-Lambert célébrait volontiers les mérites du fidèle compagnon de sa vie: désabusé, ayant perdu peu à peu toutes ses illusions, le poète ne voyait plus que son ami qui pût le réconcilier avec les hommes: Auprès de toi, Beauvau, j'oublie Combien ils sont légers, aveugles, ou pervers; Si je méprise en eux la nature avilie, J'admire et j'aime en toi la nature ennoblie. Sans toi j'irais chercher les plus sombres déserts; Et, dans un antre obscur, ou sous un toit de chaume, Pleurant d'avoir connu le néant des vertus, Je m'écrirois avec Brutus, O vertu! n'es-tu qu'un fantôme? Dans un petit poème intitulé _Les consolations de la vieillesse_, Saint-Lambert parle encore des souvenirs qui tiennent lieu des plaisirs perdus, pour ceux qui, comme M. de Beauvau, ont toujours fait le bien: Il est des souvenirs qui rendent plus heureux. Au terme de ses jours, un vieillard vertueux Revient sur tous les pas de sa longue carrière; Content d'être et d'avoir été, Il parcourt avec volupté Le tableau de sa vie entière. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ces fantômes brillants escortent sa vieillesse, Il en passe avec eux les moments fortunés; Il fut heureux, il l'est encore; Il jouit à la fois du soir et de l'aurore, Des plaisirs qu'il goûta, de ceux qu'il a donnés; Ah! voilà le plaisir où tu pourras prétendre, Beauvau, toi dont le cœur si pur, si généreux, De tes penchants n'eut point à te défendre, Et n'a jamais formé des vœux Que l'univers ne puisse entendre. Après avoir loué son ami, le poète s'extasie sur les mérites de ce ménage incomparable, sur l'exemple qu'il a donné par ses vertus: Il faut dès l'âge le plus tendre Préparer le bonheur du reste de nos jours. Heureux qui sut aimer et choisir ses amours! Heureux sont ces amants que le Dieu du bel âge Enchaîna l'un à l'autre et n'a point corrompus; Qui du sein des plaisirs s'élèvent aux vertus Et se rendent meilleurs pour aimer davantage! Ils n'ont rien à craindre du temps; L'humeur, les soupçons, les caprices, Et des goûts épuisés les tristes injustices, N'affligent point leurs cœurs animés et contents. Vainement de ses mains glacées, La vieillesse a flétri leurs sens, Occupés l'un de l'autre, objets de leurs pensées, Par un zèle facile, un doux empressement, Ils expriment encore le même sentiment. Oh! vous, couple sublime et sage, Qu'un siècle corrompu, l'exemple de la Cour, N'ont jamais égaré: ce pur et tendre amour Au déclin de vos ans sera votre partage. Pendant la dernière année de sa vie, M. de Beauvau fut heureusement distrait du drame effroyable qui s'accomplissait autour de lui par d'agréables soins de famille. N'ayant pas d'enfant mâle, il avait reporté toutes ses affections sur son neveu, le prince Marc de Craon, et il le regardait comme son véritable fils. M. de Craon avait émigré avec sa mère et tous deux avaient fixé leur résidence à Aix-la-Chapelle. En 1792, le jeune homme, il n'avait guère plus de dix-neuf ans[196], annonça à son oncle son mariage avec Mlle de Mortemart. Cette union avec une famille à laquelle l'attachaient tant de liens d'amitié, comblait tous les vœux du vieux prince. [196] Il était né en 1773. Le mariage fut célébré à Aix-la-Chapelle en mai 1792. M. et Mme de Beauvau envoyèrent à leur nièce comme cadeau de noces une montre avec sa chaîne. A partir de ce moment, le prince de Beauvau entretient avec sa nièce une correspondance très fréquente et des plus affectueuses; il la charge d'être son _gazetier_, de lui envoyer toutes les nouvelles qu'elle pourra recueillir, mais _avec prudence_ naturellement. Il veut des détails sur ce qui la concerne, il veut tout savoir et il lui écrit tendrement: «J'ai le droit, ma chère nièce, de partager vos plaisirs, vos peines, vos inquiétudes, vos sentiments, vos pensées, etc.» Mme de Beauvau n'a pas avec la jeune Mme de Craon des rapports moins affectueux. Il y a entre elles un échange incessant de petits billets charmants, pleins de délicatesse et d'affection. Mais il n'est fait que bien rarement allusion aux terribles événements du jour; à peine de temps à autre un mot échappé par-ci par-là. Le 6 juillet 1792, la princesse dit à sa nièce tout le chagrin qu'elle éprouve à ne la point connaître encore et elle ajoute: «Je n'ose encore penser au moment qui nous rapprochera. Beaucoup de gens fuient Paris. _M. de Beauvau regarde comme un devoir pour lui d'y rester tant que le Roi y sera._ Nous touchons à une terrible crise...» Le 7 septembre, le prince fait une brève allusion aux horribles massacres qui ont ensanglanté Paris: «7 septembre 1792. «J'ai reçu, ma chère nièce, avec tout le plaisir dont on est susceptible en ce temps-ci, votre lettre du 30 août. Nous sommes entourés d'horreurs et dévorés d'inquiétude. Malgré cela, jusqu'à présent, la santé de Mme de Beauvau et la mienne se soutiennent... Nous vous embrassons, ma chère nièce, très tendrement.» En octobre Nathalie de Craon annonce à sa tante ses prochaines espérances et en même temps elle lui envoie un petit ouvrage fait de ses propres mains: Mme de Beauvau lui répond gracieusement: «29 octobre 1792. «Votre joli présent, ma chère nièce, et votre charmante attention, ont été reçus avec toute la reconnaissance qu'ils méritent, et ils ajoutent pourtant encore aux regrets que nous avons d'être séparés d'une aussi bonne ouvrière et d'une aussi aimable nièce... Nous attendons de vous un présent encore plus cher et nous souffrons beaucoup de ne pouvoir vous rendre les plus tendres soins...» Mme de Beauvau écrit encore à sa nièce le 10 janvier: «10 janvier 1793. «Je ne crois pas, ma chère nièce, qu'on ait jamais autant aimé une personne qu'on n'a pas encore le plaisir de connaître: il est vrai qu'il est impossible de se rendre plus aimable que vous l'êtes pour M. de Beauvau et pour moi; il est vrai encore que tout ce qui vous connaît nous parle de vous avec éloges... «M. de Beauvau est charmé d'être le parrain de votre enfant, comme il veut ainsi en être le père. C'est une obligation de plus que vous a (mot manquant) votre mari d'avoir augmenté beaucoup par votre union avec lui l'intérêt que lui portait déjà son oncle. «Mme de Craon est charmée de vous; nous regrettons de ne pouvoir partager ses soins dans une circonstance aussi intéressante, j'espère qu'elle nous donnera promptement et régulièrement de vos nouvelles. «M. de Beauvau a demandé que votre enfant s'appelât Charles, et moi je demande qu'on lui donne les deux noms de son parrain Charles-Just. J'espère qu'il justifiera comme lui ce dernier. «Princesse de B.» Pas un mot des événements terribles qui se préparent, pas une allusion au procès du roi! M. et Mme de Beauvau, toujours tendrement occupés de la jeune Nathalie, veulent lui envoyer un souvenir pour le moment de ses couches. Après bien des recherches, ils lui expédient une jolie tasse à bouillon avec la soucoupe et aussi un petit coquetier de porcelaine. «17 février 1793. «Votre lettre du 3 m'a fait, ma chère nièce, le plaisir que me feront toujours toutes les marques de votre souvenir et de votre sensibilité à mon attachement pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur et vous souhaite d'heureuses couches. Il me semble que vous ne devez pas être éloignée du terme, madame Nathalie! «Je voudrais savoir si vous êtes contente de la tasse que vous devez avoir reçue par l'ambassadrice de Suède, et si un autre envoi que je vous ai fait à peu près en même temps vous est parvenu[197].» [197] Ces lettres nous ont été gracieusement communiquées par M. le prince de Beauvau. Cependant M. de Beauvau, bien qu'il n'eût jamais été inquiété, ressentait profondément tout ce qui se passait, et peu à peu sa santé s'altérait. Au printemps de 1793, le prince sentit ses forces décliner; il pensa que l'air pur des champs lui redonnerait la vigueur qui lui manquait, et il partit pour le Val, accompagné seulement de la princesse et de Saint-Lambert. A peine arrivé, il fut pris d'un catarrhe et il dut s'aliter. Mme de Beauvau, fort inquiète, voulut faire venir Mme de Poix, mais on défendait en ce moment tout mouvement à la jeune femme et le prince s'opposa à ce qu'on la dérangeât; il ne voulut pas davantage qu'on fît venir sa sœur, l'abbesse de Saint-Antoine. Mais l'état devint bientôt si inquiétant qu'on passa outre aux défenses du malade et qu'on appela en toute hâte sa fille et sa sœur. Elles eurent la consolation de pouvoir lui prodiguer leurs soins pendant ses derniers moments et lui dire un éternel adieu. Fidèle aux idées philosophiques qui avaient toujours été celles de son entourage et les siennes également, le prince ne demanda pas à recevoir les secours de la religion et il mourut en philosophe comme il avait vécu[198]. [198] La princesse de Beauvau mourut en 1820. Elle partageait toutes les idées de son mari et l'on voyait un buste de son ami Voltaire sur la cheminée de son salon. C'était au moins audacieux sous la Restauration. Quand sa fin approcha, toute sa famille s'empressa pour lui faire recevoir un prêtre; mais elle s'y refusa obstinément, se bornant à dire: «Tout cela est fort inutile, je veux mourir comme M. de Beauvau.» On dut, pour sauvegarder les convenances, se borner à un simulacre. Il s'éteignit dans les bras de sa femme le 19 mai 1793; il était âgé de soixante-treize ans[199]. [199] C'est à la fin de 1793 que Saint-Lambert écrivit _la Vie du maréchal de Beauvau_. Cet ouvrage existe au château de Mouchy avec une préface écrite par le duc de Poix. Un journal républicain, faisant allusion à la tranquillité dans laquelle le prince avait vécu jusqu'à sa mort, écrivait: «Malgré son nom et ses dignités, l'ascendant de ses vertus et de ses bienfaits l'a environné de respect jusqu'à la fin de sa carrière[200].» [200] Le Val, qui avait été donné au prince par Louis XV, fut repris par l'État en 1794, puis rendu à Mme de Beauvau en 1797. La douleur de Mme de Beauvau fut immense. En perdant ce mari qu'elle adorait, elle perdait tout au monde. La tendresse de Mme de Poix et de la jeune Ourika apporta, il est vrai, quelque adoucissement à son chagrin, mais elle se retira du monde et elle ne vécut plus que pour honorer le souvenir de celui qu'elle avait tant aimé. Elle relisait souvent ces jolis vers de Saint-Lambert, sur les désillusions de la vieillesse, et cette lecture, qui lui rappelait si cruellement sa propre douleur, lui arrachait des cris de désespoir: Malheur à qui les dieux accordent de longs jours! Consumé de douleurs vers la fin de leur cours Il voit dans le tombeau ses amis disparaître. Et l'être qu'il aimait arraché à son être. Il voit autour de lui tout périr, tout changer; A la race nouvelle il devient étranger, Et lorsqu'à ses regards la lumière est ravie, Il n'a plus, en mourant, à perdre que la vie[201]. [201] Nous empruntons beaucoup de ces détails aux _Souvenirs de la princesse de Beauvau_ publiés par Mme STANDISH. Paris, Tchener, 1872. CHAPITRE IV 1794-1803 M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.--Leur mort.--Les derniers jours de Panpan.--Mort de l'abbé Porquet.--Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Mort de Saint-Lambert. M. et Mme de Boisgelin furent moins heureux que M. et Mme de Beauvau. En 1794, sur une dénonciation, ils furent enfermés dans la maison d'arrêt du Luxembourg, puis à la suite d'un soi-disant complot, ils en furent extraits le 18 messidor, et ils comparurent devant le tribunal révolutionnaire. Avec eux se trouvaient le prince d'Hénin, Potier ci-devant duc de Gèvres, Papillon de la Ferté, Laroche Lambert, les deux Goussainville, Mique, l'ancien architecte du _Tyran de Pologne_, son fils, homme de loi, etc. Ils étaient en tout soixante et un. Voici le réquisitoire de Fouquier-Tinville: «Les chefs de la conjuration formée contre le gouvernement révolutionnaire sont tombés sous le glaive de la loi; ils ont laissé des complices, qui, dépositaires de leurs plans, emploient tous les moyens pour les mettre à exécution. Le tribunal a connu leurs tentatives, toujours infructueuses et toujours renaissantes, dans les maisons d'arrêt de la commune de Paris, et le châtiment mérité déjà infligé à plusieurs coupables n'a pas découragé les conspirateurs qui s'étaient flattés qu'ils resteraient toujours impunis au milieu des victimes qu'ils sacrifiaient à leurs intrigues et à leurs complots. Ils viennent encore de renouveler leurs tentatives dans la maison d'arrêt du Luxembourg... On remarque parmi les prévenus les dignes agents de Dillon, des ex-nobles comme lui, on y remarque de ces hommes masqués en patriotes, pour en imposer au peuple, et qui, sous les apparences d'un zèle patriotique immodéré, voulaient déchirer l'empire pour le livrer aux despotes coalisés et à toutes les horreurs d'une guerre civile; enfin on y voit les cruels ennemis de la souveraineté et de la liberté des peuples, ces prêtres dont les crimes ont inondé le territoire français du plus pur sang des citoyens, etc., etc.» Tous les accusés, «ayant été convaincus de s'être déclarés les ennemis du peuple en conspirant contre sa liberté et sa sûreté, provoquant par la révolte des prisons, l'assassinat et tous les moyens possibles la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de la royauté et de tout autre pouvoir tyrannique», furent condamnés à mort et leurs biens confisqués. L'exécution devait avoir lieu dans les vingt-quatre heures, sur la place dite «barrière de Vincennes». On était probablement pressé, car les infortunés furent conduits au supplice le jour même de leur condamnation. M. de Boisgelin était âgé de soixante et un ans et sa femme de cinquante-neuf[202]. [202] Peu de jours après montait également sur l'échafaud le duc du Châtelet, fils de la célèbre amie de Voltaire; il était né en 1727. Son fils, général dans les armées de la République, fut emprisonné comme Girondin; il s'empoisonna. On peut supposer la douleur qu'éprouva l'ancien lecteur de Stanislas en apprenant la fin tragique de cette «divine mignonne» qui avait été élevée près de lui et qu'il aimait comme une fille. A partir de cette époque Panpan ne fit plus que végéter misérablement. Depuis quelques années ses douleurs physiques avaient été sans cesse en augmentant et il n'était plus que l'ombre de lui-même. Ses douleurs morales, les privations, le besoin contribuaient encore à l'accabler. La pension que Stanislas lui avait accordée avait été maintenue par l'Assemblée nationale et Panpan était inscrit au nombre des pensionnaires de la République, mais hélas! il était payé en assignats et sa pension était bien insuffisante pour le préserver de la misère. Malgré sa philosophie, il souffrait cruellement de cet état précaire. Il n'avait plus que deux amis, Guibal, le notaire, qui venait encore presque chaque jour chez lui faire sa partie d'échecs, et Mme Durival, avec laquelle il était resté en relations très intimes. En 1795, sentant ses forces décliner de plus en plus, Panpan comprit qu'il ne tarderait pas à aller rejoindre les amis qui l'avaient précédé dans la tombe; il comprit que l'heure était venue de prendre ses dispositions dernières. Poussé par le désir si humain de ne pas disparaître tout entier et de laisser après lui une trace, si légère fût-elle, de son passage en ce monde, il se décida à léguer ses manuscrits à Mme Durival, avec l'espoir qu'elle les publierait un jour. En lui envoyant le volumineux dossier qu'elle ne devait ouvrir qu'après sa mort, il lui écrivait: _A mon adorable amie Mme Durival._ Trop souvent l'avenir nous gâte le présent. D'un éternel oubli la crainte m'importune, Un portefeuille complaisant Me paroit, pour mes vers, une bonne fortune; Souffrez qu'entre vos mains je m'en fasse un présent. Gardez-le, jusqu'au temps, qui ne tardera guère, Si j'en crois la vieillesse et ses fatales loix; Mes vers seront à vous à mon heure dernière. Si vous les lisez quelquefois Si vous daignez en faire un choix, Que dans ce portefeuille ils vous suivent sans cesse. Le peu que je valus y peut être enfermé; Qu'ils vous disent souvent combien je vous aimai. Autour de ce dépôt, qu'un doux espoir vous laisse, Mes mânes satisfaits s'empresseront d'errer; C'est un petit tombeau d'une nouvelle espèce, Qu'au sein de l'amitié j'aime à me consacrer. Panpan ne se contenta pas de remettre à Mme Durival tout ce qui le concernait, il déposa également entre ses mains tous les papiers qu'en mourant Mme de Graffigny lui avaient légués et qui reposaient paisiblement dans son secrétaire depuis trente-huit ans. Il écrivait encore à son amie en lui donnant ses instructions pour ce nouveau dépôt: Mais d'un autre tombeau je vous fais la prêtresse, C'est un autel ce tombeau-là, Et trop longtemps de ma tendresse L'attendit vainement la muse enchanteresse A qui nous devons Rika. Daignez être dépositaire Du trésor qu'en mourant elle m'a confié. C'est à vous de remplir ce sacré ministère; Faites ce que je n'ai pu faire; Que l'amitié supplée à l'amitié. Publiez son recueil, il sera sûr de plaire; Il peindra son esprit, peignez son caractère. Vous trouverez dans votre propre cœur Les vertus qui feront respecter sa mémoire. De ce monument à sa gloire Peut-être que le Temps ne sera point vainqueur, De ce Temps sous qui tout succombe. Peut-être pourrai-je braver sa dure loi Si ce qui peut rester de moi Pouvait avoir l'honneur de partager sa tombe[203]. [203] Ces pièces nous ont été communiquées par le capitaine Noël. Le 11 avril 1796, Panpan s'éteignit obscurément à Lunéville, dans sa petite maison de la rue d'Allemagne. Il était âgé de quatre-vingt-quatre ans. La même année succombait à Paris son vieil et très cher ami l'abbé Porquet. Qu'était-il advenu du galant abbé, depuis que nous l'avons vu en aimable compagnie courir les lieux de plaisir de la capitale? Il avait continué à vivre paisiblement dans une société choisie, fréquentant les gens de lettres et écrivant pour l'_Almanach des Muses_ et les _Étrennes_ des pièces de vers qu'il signait modestement: _le petit vieillard_. On le rencontrait chaque jour aux Tuileries ou aux Champs-Élysées; il se promenait toujours dans les mêmes allées, marchant d'un pas paisible, en compagnie d'une dame, qui avait des bontés pour lui, et qui ne le quittait presque jamais. Il était toujours d'une extrême recherche dans sa tenue et il affectait même une véritable coquetterie. Il jouissait d'un revenu modeste mais qui suffisait à ses besoins. Cependant, l'âge arrivant, il chercha à augmenter ses ressources et il adressa une supplique à son ancien élève, le cardinal de Brienne; celui-ci promit une pension, mais il avait en tête bien d'autres préoccupations et il oublia son protégé. Porquet, impatient, lui rappelait sa promesse en lui envoyant ce quatrain: Pauvre, malade et vieux, irai-je encor poursuivre Ce fantôme d'espoir que vous daignez m'offrir? Ah! Monseigneur, faites-moi vivre Un moment avant de mourir. Peu de jours après, étant tombé malade, il plaisantait sur son triste sort en écrivant cette boutade: Trop séduisante illusion, Hélas! qu'êtes-vous devenue? J'attendais une pension, C'est la goutte qui m'est venue. La révolution bouleversa la vie de l'abbé. Non seulement elle le priva des sociétés qu'il aimait à fréquenter, mais elle lui enleva peu à peu ses dernières ressources. Puis il se crut menacé dans sa liberté et dans sa vie; la crainte d'une arrestation possible empoisonnait son existence; il vivait dans des transes continuelles, s'attendant toujours aux pires catastrophes. Porquet ayant fini par être complètement ruiné, le gouvernement crut de toute justice de lui accorder une compensation. Un décret du 4 septembre 1795 lui attribua un secours de 1,500 francs comme homme de lettres. Mais il fut payé en assignats! Cependant le pauvre abbé, malgré des prodiges d'économie, avait fini par épuiser toutes ses ressources. La veille de sa mort il alla voir un de ses intimes et il lui dit: Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir, La vie est un opprobre et la mort un devoir. Son ami offrit de lui venir en aide, mais Porquet était fier, il refusa. Il rentra paisiblement chez lui, et le lendemain on le trouva mort dans son lit. Nul doute qu'il n'eût volontairement mis fin à ses jours[204]. [204] Magasin Encyclopédique, 1807. La liaison de Saint-Lambert et de Mme d'Houdetot, commencée en 1756, avait persisté en dépit du temps et des orages; le monde, fort indulgent pour ces attachements extraconjugaux dont la durée prouvait la sincérité, avait accepté avec sérénité ce faux ménage qui ne se cachait pas et on l'accueillait partout et toujours avec joie. Mais en 1793, M. d'Houdetot eut la douleur de perdre l'amie avec laquelle il vivait depuis quarante-cinq ans, dans la plus douce union. Effrayé de la solitude, il se rappela fort à propos qu'il était marié, qu'il avait une femme légitime, et que c'était le moment ou jamais de se rapprocher d'elle. Il arriva donc tout uniment avec son bagage à l'hôtel qu'habitaient Mme d'Houdetot et Saint-Lambert, et il reprit sa place au foyer conjugal le plus simplement du monde; mais comme c'était un homme qui savait vivre et qui n'attachait pas aux préjugés de ce monde plus d'importance qu'il ne convient, il se garda de montrer le moindre ennui de la présence du poète. C'est ainsi que l'arrivée du mari transforma le faux ménage en un ménage à trois des plus corrects. Mme d'Houdetot, de son côté, ne montra pas moins d'esprit et elle accueillit à merveille l'époux repentant. Seul Saint-Lambert laissa percer beaucoup de mauvaise humeur, et il fallut tout le tact de Mme d'Houdetot pour lui faire accepter ce mari qui, du premier, le faisait passer au second plan. M. d'Houdetot cependant se montrait fort aimable et indulgent. Il disait gaîment: «Nous avions, Mme d'Houdetot et moi, la vocation de la fidélité, seulement il y a eu un malentendu.» Il était doux, aimable, conciliant, et il se trouvait parfaitement heureux entre sa femme et Saint-Lambert. Il en arrivait même à regretter le temps qu'il avait passé loin de cet intérieur charmant et il disait naïvement: «Ah! nous aurions été bien heureux[205]!» [205] Nous empruntons la plus grande partie de ces détails au livre si intéressant de M. BUFFENOIR: _La comtesse d'Houdetot_. Paris, Calmann Lévy. La vie commune, en effet, eût été fort agréable dans ce vieux ménage à trois, si elle n'avait été troublée par les incessantes mauvaises humeurs de Saint-Lambert. Avec l'âge, le poète n'était pas devenu plus agréable, il était resté aussi fat, aussi prétentieux que par le passé; de plus, depuis le retour inattendu du mari, il manifestait à tout propos la plus ridicule jalousie. Heureusement M. et Mme d'Houdetot étaient tous deux d'humeur facile et, grâce à leur esprit conciliant, la vie s'écoulait assez paisiblement. Tous les soirs Mme d'Houdetot jouait au loto avec Saint-Lambert jusqu'à minuit, pendant que son mari lisait auprès d'eux ou dormait dans un fauteuil. Touchant tableau de famille! Ils s'étaient réfugiés dans la vallée de Montmorency, à Eaubonne, pour fuir la Révolution; ils y vécurent dans la retraite et à aucun moment on ne les inquiéta. En 1798, M. et Mme d'Houdetot célébrèrent en grande cérémonie leurs noces d'or. Ce fut un plaisant spectacle que celui de ces deux vieillards qui fêtaient, suivant l'usage, une si singulière union. La mariée avait 70 ans, le marié 80, et ils avaient vécu séparés pendant quarante-cinq ans! Après eux la place d'honneur avait été donnée à Saint-Lambert, et vraiment il la méritait bien. Il était âgé de 84 ans et il vivait avec Mme d'Houdetot depuis trente-huit ans! En dépit de cette délicate attention, il était furieux de voir que toutes les politesses, toasts, souhaits, s'adressaient au mari, et il fut pendant tout le repas d'une humeur abominable. Plus il avançait en âge, et plus les tendances de son esprit portaient Saint-Lambert au matérialisme. Infatué de la philosophie dont il avait été un des apôtres les plus ardents, il en avait fait le synonyme de l'intolérance et de l'irréligion. Il avait composé, en 1786, un _catéchisme universel_ où il prêchait la pure doctrine du matérialisme et où il montrait ouvertement sa haine contre toute religion. En 1798, il le fit imprimer, mais c'était précisément le moment où l'on recommençait à pratiquer la religion. Son _catéchisme_ n'eut pas le moindre succès. En 1803, Bonaparte constitua les quatre sections de l'Institut. Saint-Lambert fut appelé à faire partie de celle qui représentait l'Académie française, mais son état de santé était tel qu'il ne put même pas assister à la première séance, qui avait été fixée au 28 janvier 1803. Les derniers mois de la vie du poète furent des plus tristes. Il était complètement tombé en enfance et le spectacle de sa déchéance physique était lamentable. L'acrimonie de son caractère avait depuis longtemps éloigné de lui tous ses anciens amis. Seule Mme d'Houdetot lui était restée immuablement fidèle et l'entourait des soins les plus tendres. Voilà à quel état se trouvait réduit celui qui avait fait les beaux jours de la cour de Stanislas, la coqueluche des belles dames de Lunéville, l'amant heureux de Mme de Boufflers, l'heureux rival de Voltaire et de Rousseau. Saint-Lambert s'éteignit sans s'en douter, le 9 février 1803, chez Mme d'Houdetot, à l'hôtel de Beauvau, rue du faubourg Saint-Honoré. Il fut d'abord enterré au cimetière sous Montmartre, puis son corps fut transporté au Père-Lachaise, à côté de Delille. Mme d'Houdetot[206] lui survécut plus de dix ans. Elle succomba le 28 janvier 1813, âgée de quatre-vingt-cinq ans. [206] Mme d'Houdetot fit graver sur le tombeau de Saint-Lambert cette épitaphe: CI-GIT JEAN FRANÇOIS SAINT-LAMBERT NÉ LE 16 DÉCEMBRE 1716 DE L'ANCIENNE ACADÉMIE FRANÇAISE MILITAIRE DISTINGUÉ POÈTE ET PEINTRE DE LA NATURE GRAND ET SUBLIME COMME ELLE PHILOSOPHE MORALISTE IL NOUS CONDUISIT AU BONHEUR. PAR LA VERTU HOMME DE BIEN, SANS VANITÉ ET SANS ENVIE, IL AIMA; IL FUT AIMÉ LE MONDE ET SES AMIS LE PERDIRENT LE NEUF FÉVRIER 1803 CELLE QUI FUT CINQUANTE ANS SON AMIE A FAIT POSER CETTE PIERRE SUR SON TOMBEAU[206-a]. [206-a] _La comtesse d'Houdetot_, par M. BUFFENOIR, Paris, Calmann Lévy. CHAPITRE V 1789-1800 Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la Révolution.--Leur séjour à Wimislow.--Leur retour à Paris en 1800. Qu'étaient devenus le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran depuis que la Révolution s'était déchaînée sur la France? Le chevalier, retenu par le mandat de ses électeurs et aussi par le souci de ses intérêts personnels, était resté à Paris; la comtesse, que les troubles de la rue effrayaient et qui ne partageait pas les illusions de son ami sur la douceur de la populace, avait préféré s'installer en Suisse d'abord, puis en Lorraine, en attendant des jours plus calmes. En 1789, Boufflers, que les événements se sont rapidement chargés d'éclairer, envoie de Paris à Mme de Sabran ces lignes découragées: «Il me faut sortir d'ici, et quand je dis d'ici, c'est de Paris, c'est des villes, c'est des lieux habités par ces méchants animaux qu'on appelle si improprement des hommes... Il semble à mon âme qu'elle est un voyageur, naturellement sain et délicat, qui se trouve obligé à passer une longue nuit dans un caravansérail avec des pestiférés et des lépreux. J'espère bien ne gagner ni la peste ni la lèpre, mais n'est-ce rien que le dégoût?» Quelques mois plus tard, il écrit encore: «Nous vivons dans ces temps orageux d'inquiétudes et de soupçons que Tacite dépeint si bien sous le règne de Tibère, mais qu'il dépeint encore moins bien que nous ne le sentons, car il ne parlait que d'un Tibère et nous en avons par milliers, et nous sommes comme le possédé de l'Évangile dont le démon s'appelait légion.» Mme de Sabran raille avec bon sens et esprit les illusions si longtemps persistantes de son ami et elle jette sur l'avenir un regard prophétique: «Tu commences donc à t'apercevoir que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et à te douter qu'il y a des monstres dans les villes comme dans les forêts. Nous ne sommes pas au bout, mon enfant, et tout ce que nous avons lu dans l'histoire des temps les plus barbares n'approchera jamais de ce que nous sommes destinés à éprouver. Tous les freins qui devaient contenir la multitude sont brisés maintenant, elle profitera de la liberté dont on veut la faire jouir pour nous égorger tous, non pas dans une Saint-Barthélemy, mais dans dix mille[207].» [207] Ces lettres, ainsi que beaucoup de détails dont nous avons fait usage, sont extraits du charmant volume publié par le comte DE CROZE-LEMERCIER: _Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran_. Paris, Calmann Lévy, 1894. Au mois de mai 1791, Boufflers, convaincu qu'il n'y a plus aucun espoir de pouvoir vivre paisiblement en France, conseille à Mme de Sabran de partir pour l'Allemagne et d'aller l'attendre au château de Rheinsberg, chez le prince Henri, avec lequel il entretenait depuis longtemps des relations très amicales. Il lui promettait d'aller la rejoindre, dès que cela lui serait possible. Mme de Sabran, se conformant aux désirs de son ami, partit le 15 mai pour Rheinsberg; elle y fut accueillie avec grande joie. Le chevalier ne put aller l'y retrouver qu'à la fin de l'année. Grâce à la protection du prince Henri, le roi de Prusse, Frédéric Guillaume, accorda aux deux fugitifs un vaste domaine sur les confins de la Pologne, le domaine de Wimislow; il était convenu qu'ils y établiraient une colonie agricole d'émigrés français. Laissant Mme de Sabran à Berlin pour y faire les achats indispensables, Boufflers partit seul pour la Silésie. Avant de laisser venir son aimable compagne dans leur nouvelle résidence, il voulait l'aménager convenablement, de façon à lui adoucir les tristesses de l'exil. A peine à Wimislow il lui envoie ses premières impressions: «Je suis arrivé à neuf heures, allègre et dispos, mais embarrassé de choisir entre dormir et manger. Il est vrai que pour m'éviter la peine d'opter, je ne trouve ni souper, ni lit. «Allons toujours, disait un bonhomme, à qui on allait couper la tête, à son bourreau, un peu embarrassé de faire cette petite opération pour la première fois, allons toujours, nous ferons comme nous pourrons.» Je dis aussi: Tout cela finira par bien souper, bien dormir et regretter de souper sans celle que je veux désormais avoir toujours à ma table. Adieu.» Il est ravi du pays, du domaine, de l'installation qui leur est destinée: «Je suis ici dans le plus joli ou, pour mieux dire, dans le plus beau lieu du monde. L'Oder coule au bas de la cour et des jardins, et de ma chambre je puis voir passer cinq ou six gros bateaux par heure. Il y a un parc rempli de bâtiments presque tous utiles et en même temps agréables. Les points de vue sont parfaitement ménagés, les sites sont aussi variés qu'on peut le désirer dans une plaine. C'est un mélange assez bien entendu de l'ancien genre et du nouveau, qui fait qu'après s'être promené sous de belles allées françaises on peut ensuite s'égarer dans des sinuosités anglaises. Cela prouve une chose déjà bien prouvée que les voies des Français sont droites et celles des Anglais tortueuses. «Je ne t'ai pas encore parlé de ce dont tu me parles si joliment, pauvre petite chère épouse. Après toi, qui oserait toucher cette corde-là? Ce serait chanter après un rossignol ou jouer de la lyre après le Dieu qui la portait. Mais si la voix me manque, je n'en ai pas moins un cœur qui entend le tien et qui lui répond.» Quand Mme de Sabran fut à son tour installée à Wimislow, elle fit tous ses efforts pour aider le chevalier dans la gestion difficile de cette terre. Souvent elle faisait pour lui des voyages lointains, qui motivaient quelquefois de longues absences; alors il lui écrivait et l'on verra que ses lettres, tantôt gaies, tantôt mélancoliques n'avaient rien perdu de leur charme et de leur esprit. «Ma fille, il me semble que, voyant les variations et les incertitudes s'accumuler à chaque instant, tu aurais dû penser à moi, à ma peine, à mes ennuis, à ma misère, et remettre à des temps moins malheureux et surtout moins dangereux un voyage qu'alors j'aurais eu tant de plaisir à faire avec toi. Enfin, le sort en est jeté; puissent mes noirs pressentiments avorter comme il est si souvent arrivé à mes plus douces espérances, et puisse la maudite chouette, qui s'égosille à nous prédire malheur, être aussi menteuse que l'horoscope qui m'avait annoncé une heureuse vieillesse! «Du reste, tout va passablement ici, hors le nouveau jardin qui, à quelques arbres près, ne donne pas signe de vie. Les oies, les dindons et les cochons ne manqueront pas; nous aurons aussi des canards. Si tu touches quelque argent, il faudra de toute nécessité songer à monter une bergerie, d'abord parce que cela est d'un bon rapport, et puis parce que c'est le seul moyen d'avoir assez de fumier pour mettre la terre en valeur. Viendront ensuite la brasserie, et s'il se peut le moulin; alors nous pourrons compter sur cinq ou six cents écus au delà de notre consommation. «Ils pourront même dans la suite aller toujours en croissant et faire de ceci un petit domaine assez joli pour ceux qui m'y remplaceront. «La maison avance, mais doucement. On travaille à cette heure à crépir ton petit appartement. Si les choses vont toujours le même train, nous en serons à peu près quittes à la Pentecôte ou, comme le pauvre Marlborough, à la Trinité. La multiplication des portes et des fenêtres rendra les chambres incommodes, mais on y remédiera en condamnant les ouvertures inutiles. «J'ai écrit plusieurs fois, mais tu ne réponds à aucune de mes questions. Que faire avec des postes qui choisissent les lettres les plus intéressantes pour les égarer? «T'ai-je mandé que j'avais reçu de cette pauvre Mme de Villers de Nancy une lettre sur de la gaze transparente, au travers de laquelle j'ai vu (à la vérité sans étonnement) que je ne reverrais rien de l'argenterie, des livres, des estampes, des tableaux que je lui avais confiés? Ma sœur les avait retirés quelques mois après mon départ de France, et tout cela est tombé avec elle dans l'abîme. Je ne sais comment font les gens qui retrouvent encore quelques paillettes dans les cendres de leurs habitations brûlées. Pour moi, je n'ai encore pu avoir de France depuis sept ans qu'un Dante, un Cicéron, la Maison rustique, le Dictionnaire économique, et la collection des poètes latins, ce qui compose à peu près l'inventaire d'un poète crotté.» Mme de Sabran quitte un jour Wimislow pour aller à Berlin faire quelques démarches indispensables. Pendant son séjour, elle prend part aux fêtes qui ont lieu à la Cour; Boufflers, tout en raillant ses goûts mondains, lui écrit de façon charmante: «Ta lettre se sent visiblement de tous les chiffons de bal, de noce, de fête, de comédies, etc., au milieu desquels elle a été écrite, et d'après le fameux adage: «Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es,» elle n'est elle-même qu'un chiffon. Cependant ce titre de mari que tu me donnes, cet aveu de tes défauts que tu me fais, cette assurance que tu m'aimes, ce besoin que tu te sens de Wimislow et par conséquent de moi, tout cela me touche jusqu'au fond de l'âme et donne à ton petit chiffon un prix que M. de la Borde et M. de Beaujon et tous les heureux du siècle n'auraient jamais pu donner à toutes leurs lettres de change. «D'ailleurs, cette jolie comparaison du petit oiseau déplumé qui sur sa petite branche incertaine recommence à chanter au premier rayon de soleil, et ferme son pauvre petit bec et le cache dans sa pauvre petite poitrine demi-nue à l'approche de l'orage, cette charmante miniature de tes malheurs, de tes chagrins, de tes espérances et de tes craintes, me reste dans la pensée et te rend encore plus chère à mon cœur[208]...» [208] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers_, par MM. DE MAGNIEU et PRAT. Plon, 1875. Nous avons vu qu'après avoir passionnément aimé Mme de Sabran, le chevalier, par nature léger et infidèle, s'était laissé reprendre à ses anciennes habitudes et qu'il avait causé à la malheureuse femme les plus cruels chagrins. Heureusement pour lui, il n'avait pu lasser sa tendresse. L'exil, les soucis cruels, les pertes douloureuses amènent chez le chevalier un revirement complet. Las des déboires de la vie, il comprend enfin où sont le bonheur et la vérité, et il s'attache désormais sans réserve à l'adorable créature qui lui a consacré son existence; il trouve près d'elle un attachement sans bornes, une intimité délicieuse et un repos de cœur incomparable. Puis son esprit s'est calmé, assagi, et nous allons le voir pendant les dernières années de sa vie montrer, au milieu d'une existence précaire et souvent bien pénible, un calme admirable et une philosophie sereine qui lui font le plus grand honneur. La dureté des temps, la pauvreté, l'exil, rien ne put venir à bout de sa philosophie et son heureuse gaieté survécut à toutes ses illusions. Comme on lui reprochait un jour de n'avoir pas la gravité qui convenait à son âge, il répondait plaisamment: «Comprenez-vous l'obligation qu'on impose aux pauvres vieillards d'être ce qu'on appelle graves, comme si la gravité n'était pas une imitation de la vieillesse et comme si ce n'était pas assez d'avoir l'original sans y ajouter la copie. Pour moi qui commence à être vieux, j'attends pour être grave que je sois mort.» C'est pendant leur long séjour en Silésie, que Boufflers, touché de l'attachement si constant de Mme de Sabran, lui proposa de régulariser leur liaison; la proposition fut acceptée avec joie et le mariage fut célébré à Breslau, en 1797. L'existence des exilés n'était pas toujours heureuse; Boufflers éprouvait bien des déboires dans son exploitation agricole. Il avait sur les bras plusieurs procès qui le préoccupaient. Il se plaignait amèrement d'être entouré de «compatriotes ingrats et d'étrangers malveillants», de vivre «dans le tourbillon des affaires et dans le gouffre des procès». Toutes ces tracasseries, auxquelles le poète n'était pas habitué et pour lesquelles il n'était pas né, le dégoûtèrent de Wimislow. Il distribua sa terre à des émigrés français et en 1800 il demanda à rentrer dans sa patrie. Bonaparte ne fit pas de difficulté pour le rayer de la liste des émigrés: «Qu'on le fasse revenir, dit-il, il nous fera des chansons.» Il s'agissait bien de chansons, il fallait vivre d'abord, et le pauvre chevalier, sans abbayes, sans bénéfices, ruiné par la révolution, n'avait plus un sou vaillant. Mais que lui importait! «J'aime mieux mourir de faim en France que de vivre en Prusse!» disait-il. A peine apprend-il, de source sûre, qu'il est rayé de la liste fatale, qu'aucune considération ne le peut retenir, et il part seul pour Paris, laissant sa femme au milieu d'affaires inextricables; elle ne put le rejoindre que sept mois plus tard. Le ménage se trouvait dans une situation pécuniaire désastreuse. Fort heureusement pour eux, le gouvernement vint à leur aide et il accorda au chevalier une modique pension qui lui permit de ne pas mourir de faim. «Le gouvernement, écrivait-il, s'est contenté de me donner le nécessaire que je n'aurais pas sans lui et m'a fait l'honneur de croire que je ne désirais rien au delà.» Boufflers et sa femme s'étaient du reste franchement ralliés à Bonaparte et ils professaient même pour lui une admiration sans bornes. En 1801, Mme de Sabran écrivait à une de ses amies à Wimislow: «Je veux un peu vous parler de notre Buonaparte. J'ai été le voir, je l'ai vu et le cœur me battait en le regardant et en pensant combien de destinées reposaient sur sa tête, ou pour mieux dire celle de la France entière. «Je suis arrivée après le lendemain de l'explosion complotée pour le faire périr[209]; tout le monde en était encore dans la stupeur. Il s'est sauvé de ce piège infernal comme par miracle, et dans ce moment l'on instruit le procès de tous les monstres impliqués dans cette déplorable affaire. [209] L'attentat de la rue Nicaise, 3 nivôse an IX (décembre 1800). «Pour vous donner l'idée de la froide bravoure de ce héros vraiment au-dessus de l'humanité, il venait d'échapper à la mort par le rempart d'une maison au coin d'une rue où la voiture venait de tourner. Le général Lanne, qui était avec lui, met la tête à la portière au moment de l'explosion: «Que faites-vous donc? lui dit Bonaparte.--Mais n'entendez-vous pas, dit l'autre, comme ils vous mitraillent?--Ma foi, dit-il, je ne sais pas ce qu'ils font, mais à coup sûr, ils visent bien mal.» «Que dites-vous de ce sang-froid, quand c'est à lui qu'on en voulait? Du reste, il a une figure douce et agréable, il parle peu aux femmes, et en général dans la société, mais ses manières sont obligeantes, et sa femme est la plus aimable personne qu'il y ait. Elle est bonne et agréable. On dit qu'il n'y a point de services qu'elle ne se soit plu à rendre dans les temps passés et que bien des gens lui doivent la vie. «Je me plais à les aller voir souvent et à leur témoigner une partie de ce que j'éprouve en les voyant au milieu de la foule qui les environne. Je ne peux pas trop me flatter que mon hommage soit distingué, mais c'est de bon cœur que je leur rends et que je fais des vœux pour leur sécurité et prospérité. «C'est en courant que je vous écris, c'est en courant que je vous aime. Je n'ai pas un moment ici. La distraction de Paris n'est pas croyable; il y a tant et tant de nouvelles connaissances à faire pour moi et puis la paix qui nous donne de belles fêtes que je veux voir, car toute vieille que je suis, je ne cède pas ma part aux jeunes gens. Par d'autres motifs à la vérité, mais chacun jouit à sa manière. Elles y sont actrices et moi spectatrices et ce rôle est bien plus commode que l'autre.» Quelque temps après, Mme de Sabran écrivait encore à propos de Buonaparte, qu'on disait malade: «Dieu nous le conserve, c'est le vœu de tous les bons Français, car on peut le regarder comme le palladium de la France et même comme le palliatif à tous les maux généraux et particuliers.[210]» [210] Ces lettres nous été communiquées par Mme X.... Boufflers et sa femme, dès leur retour à Paris s'étaient logés rue du faubourg Saint-Honoré, no 114, dans un appartement plus que modeste et ils y vivaient très chichement. Le chevalier chercha tout de suite une place pour améliorer sa situation, mais il était vieux, ne savait pas grand'chose, et ses efforts furent stériles; alors il reprit sa plume et publia des articles, des poésies dans différents recueils; il en tirait ainsi quelque argent. Bientôt il eut des ressources suffisantes pour louer une petite propriété, nommée Saint-Léger, dans le voisinage de Saint-Germain; il y passait l'été et il s'y faisait agriculteur. «Voilà mon dictionnaire de rimes, disait-il en montrant sa charrue et sa herse.» «Voilà mes poésies, disait-il en montrant ses blés, ses luzernes et ses avoines. Ici je suis toujours en belle inspiration, je communie avec la nature; c'est là une œuvre pie qui me fera pardonner toutes mes œuvres légères.» Est-ce le poète ou l'agriculteur que Napoléon nomma membre de la Légion d'honneur, nous l'ignorons. Toujours est-il que Boufflers fut décoré, et il portait avec orgueil le ruban rouge. CHAPITRE VI 1800-1825 Correspondance du chevalier avec Mme Durival.--Arrestation d'Elzéar de Sabran.--Mort du chevalier.--Mort de Mme de Boufflers.--Mort de Mme Durival. Dès qu'elle apprit le retour du chevalier en France, Mme Durival, qui n'avait pas bougé de Sommerviller pendant la révolution, s'empressa de lui écrire. Touché aux larmes de ce fidèle souvenir, il lui répond cette page superbe, où il parle en termes émus d'un passé qui lui était si cher et qui lui est devenu si douloureux. «Paris, 26 messidor an 8 Rue Martel, faubourg Saint-Denis, no 9. «J'ai senti mon cœur battre des battements de sa jeunesse en lisant cette charmante lettre que la philosophie, la grâce et surtout l'amitié, vous ont dictée, aimable solitaire, et je vois avec bien du plaisir que vous êtes toujours la même, bien différente, en cela comme en tout le reste, de presque tout ce que je revois. «Personne plus que vous n'était fait pour abhorrer le délire infernal qui a versé tant de sang sur notre terre et laissé tant de taches sur notre nation, et personne sûrement ne savait mieux que vous que ce n'était point la philosophie qu'il fallait en accuser, car d'absurdes conséquences ne prouvent qu'une mauvaise logique et non de faux principes... «Ne jetons pas nos pensées en arrière, chère amie, ou du moins franchissons sans y regarder les dix dernières années comme un fleuve de sang où notre imagination se souillerait. Au delà de cet effrayant espace, l'esprit trouve à se reposer; c'est un Élysée où vous et moi nous chercherons surtout ma mère, que vous avez tant aimée et qui vous l'a si bien rendu, et tout en regrettant les qualités et un charme dont peut-être on ne reverra pas un second exemple, nous jouirons tous les deux en pensant qu'au moins elle est morte de sa mort naturelle et que ses yeux n'ont point vu des horreurs qui m'ont plus d'une fois fait rougir d'être homme. «J'ai mené une vie assez tranquille dans mon exil, ou plutôt j'y suis resté dans une léthargie assez douce, troublée seulement par des cris confus qu'il me semblait entendre se lever de ma triste patrie, et parmi lesquels je distinguais les voix les plus chères. Mais encore une fois, essayons bien sincèrement de n'y plus penser; la vieillesse jusqu'à ces derniers temps ne vivait, dit-on, que de souvenirs, il faut que la nôtre vive d'oubli... «Je vous vois dans votre solitude, telle que je vous y ai vue, et telle que j'espère encore vous y voir, faisant du bien et puis encore du bien, sans en avoir ni en désirer, charmant tout ce qui vous approche, aidant tout ce qui vous invoque, et enseignant à vos frais le secret d'être heureux à bon marché. «Je vois votre humanité s'étendre, comme dit Panpan, sur tout être qui vit, je vous vois remercier vos bœufs de leur travail, vos vaches de leur lait, vos poules de leurs œufs, vos moutons de leur laine, et surtout vos amis de leur bonheur et vos paysans de leur reconnaissance. J'aime surtout ce que vous me dites des agneaux qui circulent chez vous à la place des écus; ce n'est point de la fausse monnaie; aussi je vous en crois beaucoup moins prodigue que vous ne l'étiez de l'autre. «Pourquoi y a-t-il si peu de créatures humaines qui vous ressemblent, les fondateurs de religion n'auraient pas eu la peine d'imaginer un paradis.» Mme Durival, fidèle à la mémoire de Panpan, se demandait si le temps n'était pas venu de tenir la promesse qu'elle avait faite à son ami mourant et de publier ses œuvres[211]. Persuadé que le chevalier avait gardé pieusement le souvenir de l'ami de sa mère, elle lui écrivit pour lui faire part de son projet et solliciter sa collaboration: «Il serait plus que temps de vous parler d'une chose qui nous intéresse tous les deux, c'est la mémoire du bon Panpan. M. d'Estournel, qui est un des plus dignes et des meilleurs hommes que je connaisse, s'est adressé à moi pour examiner les ouvrages, ou pour mieux dire les jeux de notre vieil ami, afin de les mettre, s'il est possible, en état d'être imprimés au profit des deux personnes à qui le pauvre homme les avait légués. Je doute (entre nous soit dit) que, vu la négligence que j'ai connue à l'auteur et la sévérité que je remarque en ce moment parmi les lecteurs, l'édition de ces soi-disant œuvres puisse être d'un grand rapport. Mais enfin nous le tenterons et nous obtiendrons peut-être, d'Estournel et moi, que l'édition se fasse aux frais du gouvernement. [211] La correspondance entre Boufflers et Mme Durival citée dans ce chapitre nous a été communiquée par le capitaine Noël. «Je compte faire quelques avertissements qui me paraissent nécessaires pour transporter de temps en temps le lecteur à Lunéville, car c'est là qu'il faut se placer pour voir Panpan dans son jour, mais cela ne suffira point, et il faudrait une petite notice du caractère, de la conduite et de la vie de ce bon épicurien, qui réunissait tant de contraires, qui montrait tant de petitesses, et qui cachait tant de grandeurs; qui était l'égal de tous ses amis, sans jamais s'élever ni s'abaisser; qui, sous les dehors d'un sujet respectueux, voilait l'âme noble d'un républicain; qui dans la faiblesse qu'il affectait a montré plus de suite et de constance que beaucoup d'hommes qui aspiraient à la force de caractère; qui aimait le monde en bon philosophe, sa patrie en bon citoyen, et sa ville en bon bourgeois; qui estimait de la fortune ce qu'il lui en fallait et méprisait le reste; enfin un homme qui se croyait égoïste en remplissant tous ses devoirs; qui avait plus d'esprit qu'il ne s'en trouvait, et qui, au lieu de s'enorgueillir de son mérite, s'amusait de ses ridicules...» Mais Boufflers est vieux, fatigué, aussi la proposition de Mme Durival le laisse-t-elle très froid. Il répond cependant, parce qu'il ne peut pas faire autrement; mais sous des prétextes plus ou moins habiles, il se dérobe et se déclare indigne d'élever un monument à la mémoire de Panpan. Mme Durival, qui l'a si bien connu, qui l'a si bien apprécié, n'est-elle pas toute désignée pour ce rôle flatteur? «Je l'ai beaucoup vu, comme vous savez, ma bonne amie, répond le chevalier, mais dans un temps où je n'étais rien moins qu'observateur, dans un temps où la servante de Molière m'aurait distrait de son maître; je connais très peu des événements de sa vie... tout ce que j'en dirais ne serait point assez détaillé ni assez ressemblant. «C'est à vous que je voudrais confier le soin de le peindre et de le raconter; votre esprit prématuré vous a mise à portée, dès votre première jeunesse, de juger de son âge mûr; vous ne l'avez presque pas quitté, vous pourriez mieux que personne, tant d'après ses récits que d'après ceux des autres, le suivre dans tout le cours de sa vie, qui ressemble à une longue navigation à petit vent sur une eau tranquille; et, présenté par vous dans ses véritables traits, cet homme, si souvent offert à la risée de ses contemporains, pourrait prétendre aux applaudissements de la postérité.» Le résultat fut qu'on ne donna aucune suite aux idées de Mme Durival et que les œuvres littéraires de Panpan demeurèrent dans l'éternel oubli. Quand l'Institut fut constitué, Boufflers fut appelé à en faire partie. En 1805 il prononça l'éloge de son oncle le maréchal de Beauvau et aussi celui de l'abbé Barthélemy. Il s'empressa d'envoyer ses discours à Mme Durival et il lui disait en même temps les attaques injustes et violentes auxquelles ses opinions l'exposaient. Il lui écrivait très noblement: «Vous avez paru contente de l'éloge de M. Barthélemy?. J'aime bien mieux que vous en jugiez d'après vous que d'après quelques journalistes, qui pourraient ou trop l'exalter ou trop le dépriser, selon qu'ils auront le noble courage de soutenir les hommes accusés de philosophie, ou l'audace honteuse de les insulter; ce n'est pas que je sois d'aucun parti, car tout parti a un projet, et je n'en ai point d'autre que de vieillir tranquillement; mais, dût-il m'en coûter le repos de ma vie, je m'en tiens à penser selon ma raison et à parler selon ma pensée, également éloigné de vouloir maîtriser l'opinion d'autrui, ou asservir la mienne; du reste, je ne me mêle d'aucune querelle, quoiqu'on m'en fasse beaucoup, et je n'y réponds que par le mépris qui est dû à des ennemis qu'on ne connaît pas. Souvent même je jouis intérieurement de l'absurdité de presque toutes les injures que je reçois et je me persuade au moins que ceux de qui elles me viennent n'en pensent rien.» Jamais le chevalier ne laisse parler son cœur comme avec Mme Durival. Elle était la grande amie de sa mère, elle est pour lui la dernière survivante d'une époque adorable à jamais disparue. Il aime à lui raconter sa vie, à lui parler de son intérieur, de sa femme, et il le fait en termes délicieux: «Cet intérieur est plus heureux que s'il était plus brillant. En perdant mes avantages, mes biens et mes espérances, j'ai vu que je n'avais perdu que des apparences et que la réalité me restait. Tout notre véritable avoir consiste dans la pensée et le sentiment, et à cet égard chaque homme est au dedans de lui une vraie mine, plus ou moins riche... «Toutes mes affections sont à peu près concentrées dans une personne que vous feriez l'héritière de votre passion pour ma mère, comme j'en ai fait l'héritière de son nom. Vous retrouveriez presque à chaque instant la même âme, les mêmes goûts, le même esprit, la même égalité dans le fonds, la même variété dans la forme, et ces caprices innocents, et ces traits inattendus, et cette grâce indéfinissable, et en même temps cette simplicité incorruptible que nous avons admirée dans votre ancienne amie jusque dans les dernières années... «En disant, en vérité, que notre fortune nous suffit, c'est lui faire honneur et à nous encore davantage. Cependant Horace ne nous a pas trompés en nous disant tant de bien de la médiocrité; il n'y a que manière de s'y prendre avec elle pour en tirer parti; elle ressemble à un instrument borné, mais qui suffit à un virtuose, et qui a le mérite de garder mieux l'accord parce qu'il a moins de cordes. Une grande fortune a trop de tenants et d'aboutissants, elle exige encore plus de vous qu'elle ne vous donne... enfin un grand vaisseau est toujours plus difficile à gouverner qu'une chaloupe. «Vous parlerai-je à présent de ma demeure? J'en ai deux, l'une à la campagne, mais c'est à peu près comme celles du rat de ville et du rat des champs, c'est-à-dire deux trous. Dans notre appartement de ville nous remplaçons un commissaire de quartier que l'humidité en avait chassé. Quant à notre maison de campagne, elle conviendrait mieux à un vicaire qu'à un curé, mais elle a du moins, à nos yeux, le mérite de nous appartenir. «Tout notre domaine consiste dans un assez grand jardin fruitier et potager qui promet beaucoup au printemps, et qui, selon la triste coutume de la nature, tient peu en automne. Mais ce jardin, tantôt béni, tantôt maudit, nourrit ses maîtres et même il les abreuve, car j'y ai une petite vigne avec un petit pressoir, et nous avons le bon esprit, et peut-être la bonne bêtise, de trouver notre vin le meilleur des environs de Paris à plus de vingt lieues à la ronde; et nous trouvons du moins qu'il n'y a point de plus douce ivresse que de s'enivrer à son tonneau.» Il achève de peindre sa situation morale par cette phrase exquise et d'une si charmante philosophie: «Voilà ma situation: si je n'ai pas davantage, c'est la faute du sort; si je n'ai point assez, c'est la mienne.» Pas une lettre du chevalier où il ne couvre d'éloges la vieille amie de sa mère, où il ne rende justice pleine et entière aux rares qualités de son esprit et de son cœur. En 1806 il lui écrit encore: «Paris, 4 octobre 1806, rue Verte Saint-Honoré, no 36. «... Vous vous ressemblerez donc toujours, chère et brave amie, c'est-à-dire que vous serez toujours nouvelle et que personne autre ne vous ressemblera jamais. Le temps a beau faire, il n'a pas plus de prise sur votre esprit que le fer sur le diamant, et s'il y touche, c'est pour le brillanter... Tâchez, si jamais le sort me permet de revoir ma patrie, que j'y retrouve au moins celle qui, avec ma mère, en faisait l'ornement. Je vous vois d'ici comme je vous ai vue pendant les deux charmants jours que j'ai passés à Sommerviller, vous mettant tout naturellement à la portée de chacun, et au-dessus de tous par la simplicité de vos manières et la hauteur de vos sentiments; montrant sans affectation et sans effort comment il faut supporter les coups de la fortune, les peines de la vie et même l'injustice des hommes; aidant les uns de vos conseils, les autres de vos bienfaits, répandant, pour le bonheur de tout ce qui vous entoure, votre âme, votre esprit et le peu qui vous reste d'argent, car on a pu vous empêcher d'être riche, mais non pas d'être généreuse.» A partir de 1807, Mme de Boufflers commença à souffrir de rhumatismes très douloureux et elle se trouvait souvent dans l'impossibilité de marcher. On lui conseilla les eaux de Plombières et elle s'y rendait chaque année dans l'espoir de trouver un soulagement à ses maux. Le chevalier l'y accompagnait toujours et il était impossible de voir mari plus tendre, plus attentif pour sa vieille compagne; il ne la quittait jamais; tantôt on le voyait lui donnant le bras pour l'aider à marcher; tantôt, quand les souffrances étaient trop vives, il la traînait dans une petite voiture en l'entourant de soins maternels. Touchée d'une si persistante affection, Mme de Boufflers écrivait à son fils le 31 juillet 1809: «J'ai pu aujourd'hui monter sur les montagnes avec ce bon petit père qui me portait un peu, non sur son dos, mais sur son bras, car il est d'une complaisance extrême pour moi et l'édification de tout Plombières. Tout le monde dit qu'on n'a jamais vu un aussi bon mari.» En 1810, pendant son séjour annuel à Plombières, Boufflers apprit que Mme Durival venait d'être frappée de paralysie et que la marche lui était devenue impossible; c'est la malade elle-même qui s'était chargée d'annoncer la triste nouvelle. Le chevalier lui écrit pour la consoler ces lignes touchantes: «Plombières, ce 1er septembre 1810. «Ne vous plaignez ni du sort ni du temps, ma trop aimable amie. Je m'attristerais pour toute autre de ce que vous me dites de vous et des échecs que l'âge vous a portés, parce que je la croirais malheureuse; mais vous, si vous l'étiez, vous pécheriez contre vous-même et contre je ne sais quel bienfaiteur invisible qui, depuis que nous ne sommes plus jeunes, se plaît à vous dédommager au centuple de tout ce que vous perdez, et remplace pour vous des fleurs par des diamants. «Le don de penser vaut mieux cent fois que jeunesse et richesse ensemble, mais le don d'aimer le surpasse encore, et je vois, et je lis avec délices, que ce vilain monstre invisible, qui rogne tout en attendant qu'il abîme tout, vous a laissé votre cœur tout entier. La paralysie n'a pas été jusque-là.» On se rappelle qu'en 1786, après la mort de Mme de Boufflers, le prince de Beauvau avait envoyé à Mme Durival, en souvenir de la fidèle amie qu'elle venait de perdre, une boîte enrichie de diamants, précieux souvenir de famille. En 1810, peu après son attaque de paralysie, Mme Durival, croyant sa fin prochaine, voulut restituer cette relique au chevalier, comme un nouveau gage d'amitié et d'intérêt. Elle chargea son amie, Mme Noël, qui se rendait à Paris, de la remettre à Boufflers. Ce dernier, touché d'une si délicate attention, répond à Mme Durival: «Ce 24 septembre 1810. «Il faut que vous ayez presque autant d'esprit que de bonté, chère amie: je dis _presque_, parce que ce qui vaut le mieux est sûrement ce dont vous avez le plus. Vous avez deviné ce qui me charmerait, ce qui me toucherait de préférence à tout le reste dans les souvenirs de notre ancienne félicité, et vous m'envoyez ce que j'ai vu cent fois, mille fois dans les mains de ma (j'ai pensé dire de notre) pauvre mère, et qui a toujours l'air de m'annoncer qu'elle va reparaître d'un moment à l'autre dans ma chambre. Je cherche des paroles pour vous exprimer ce que je sens, vous seule pourriez me les fournir...» «Nous avons vu, Mme de Boufflers et moi, Mme Noël avec un vrai plaisir. Elle m'a paru digne de la fée qui a présidé à son éducation, et la manière dont elle m'a parlé de vous m'a prouvé que son esprit s'était élevé jusqu'à vous juger, c'est-à-dire à vous admirer, ce qui est synonyme[212].» [212] Ainsi que nous l'avons déjà dit, ce sont les descendants directs de Mme Noël qui, avec la plus extrême obligeance, nous ont confié les documents dont ils avaient hérité de Mme Durival. Il ajoute: «Je vous envoie mon essai _Sur le libre arbitre_, dont on a dit plus de mal que je n'en pense, avec deux pauvres petits contes qui m'ont paru avoir assez de succès. Le métier d'écrire, même pour vivre, serait fort joli, si on n'avait pas d'ordinaire encore plus _d'ennemis_ écrivains que _d'amis_ lecteurs... mais c'est l'armée de Cadmus et ces braves gens-là voudraient s'entretuer jusqu'au dernier.» «Portez-vous de votre mieux, chère amie; conservez soigneusement la moitié de votre personne et tâchez de retrouver l'autre. Et pourquoi ne viendriez-vous pas pour cela à Bourbonne, où ma femme compte aller l'année prochaine pour mettre la dernière main à sa guérison que les eaux de Plombières n'ont fait qu'ébaucher. Mais dans tous les cas, nous faisons le ferme propos d'aller à Sommerviller respirer l'air de l'amitié, que je regarde comme la médecine universelle.» A la lettre de son mari Mme de Boufflers avait ajouté ces quelques lignes: «Je suis trop accoutumée à partager les sentiments de M. de Boufflers pour ne pas me réjouir d'avance du plaisir qu'il se promet et qu'il veut me procurer. Et comment ne pas aimer une personne qui lui conserve une si douce amitié, et qui met tant de grâce et de délicatesse dans sa manière de le lui prouver? Permettez-moi, madame, de joindre ma reconnaissance à la sienne et de vous demander une petite part dans des sentiments qui font son bonheur.» En 1813 Mme de Boufflers éprouva une des plus douloureuses émotions de sa vie. Elle avait pour son fils Elzéar une affection profonde et elle souffrait cruellement quand il n'était pas auprès d'elle. Or le malheureux jeune homme s'était épris pour Mme de Staël d'une passion si violente qu'il passait sa vie à Coppet, aux pieds de l'enchanteresse. Boufflers, ému de la douleur de sa femme, ne craignit pas de s'adresser à Mme de Staël elle-même pour la supplier de renvoyer ce jeune homme à une mère désespérée. Enfin on put arracher Elzéar aux charmes de Coppet et le ramener sous le toit maternel. Mais une correspondance ardente trompait les rigueurs de la séparation. Quelle fut la douleur de Mme de Boufflers quand un matin, à cinq heures, la police fit irruption dans son domicile, et qu'elle vit son fils arrêté et enfermé à Vincennes. Il était accusé de correspondance avec les ennemis de l'État. Mme de Boufflers mit en mouvement tous ses amis pour obtenir la liberté du prisonnier. Le chevalier, de son côté, fit les démarches les plus actives en faveur de son beau-fils; certes il ne pouvait cacher qu'il avait été en relation avec la «pernicieuse» Mme de Staël, mais il «engageait sa tête» (ce n'est point, disait-il, une manière de parler) que de sa vie on n'aurait plus un reproche à lui faire[213]. Grâce à ces démarches, le jeune homme finit, après plusieurs mois de détention, par être rendu à sa mère. Le 15 juin 1814, Boufflers fut nommé par le roi administrateur adjoint de la bibliothèque Mazarine. Il ne devait pas jouir longtemps de ces nouvelles fonctions. Sa santé devenait de jour en jour plus critique, bientôt il lui fut impossible de quitter sa chambre; après avoir langui quelques jours, celui qui appelait plaisamment la vie «une maladie mortelle», et qui avait été un des hommes les plus spirituels et les plus brillants de son temps, s'éteignait tristement et obscurément, le 19 janvier 1815, dans son modeste logis de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il était âgé de 77 ans[214]. [213] Le chevalier aimait beaucoup Elzéar de Sabran. Il disait de lui: «Je le considère comme mon fils, il n'y manque que la façon.» [214] Voici l'acte de décès du chevalier: «Du 19 janvier mil huit cent quinze à midi, acte de décès de Monsieur Stanislas-Jean, marquis de Boufflers, ancien maréchal des camps et armées du Roi, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis et de la Légion d'honneur, membre de l'Académie française, décédé hier, en son hôtel, rue du faubourg Saint-Honoré, no 114, à quatre heures du matin, âgé de soixante-dix-sept ans, marié à dame Françoise-Éléonore Dejean de Manville. «Le comte Elzéar DE SABRAN; BERTSCHER; RENDU.» Occupé des autres jusqu'à ses derniers moments, il disait qu'il préférait laisser à ceux qu'il aimait un doux souvenir plutôt que des regrets douloureux et il avait demandé qu'on inscrivît sur sa tombe ces seuls mots: «Mes amis, croyez que je dors[215].» Ses volontés furent respectées et ces quelques mots furent gravés sur la petite colonne qu'on éleva sur sa sépulture au Père-Lachaise, entre les tombeaux de Delille et de Saint-Lambert. Mme de Boufflers survécut douze ans à son mari. «Ses malheurs et ses infirmités n'avaient pu altérer son égalité d'humeur: toujours bonne, toujours aimable, elle conservait ce charme qui plaît et qui attire, a écrit d'elle Mme Vigée-Lebrun.» Elle eut la douleur, en 1826, de perdre sa fille Delphine de Custine, minée par son amour pour Chateaubriand. Elle la suivit de près dans la tombe, car elle succomba le 27 février 1827. [215] Il avait autrefois composé pour lui-même cette épitaphe: CI-GIT UN CHEVALIER QUI SANS CESSE COURUT; QUI SUR LES GRANDS CHEMINS NAQUIT, VÉCUT, MOURUT, POUR PROUVER CE QU'A DIT LE SAGE QUE NOTRE VIE EST UN VOYAGE. Elle avait composé pour elle-même cette épitaphe: A la fin, je suis dans le port, Qui fut de tout temps mon envie; Car j'avais besoin de la mort Pour me reposer de la vie. Mme Durival mourut en 1819 dans sa petite campagne de Sommerviller, où se trouve encore sa tombe. Avec elle s'éteignait la dernière représentante de toute cette brillante pléiade, qui avait fait autrefois l'éclat et le charme de la cour de Lunéville, de tous ces aimables Épicuriens que nous avons suivis à travers leur existence, et que nous avons vus peu à peu vieillir, s'attrister et disparaître dans l'éternel repos. En cherchant à reconstituer les gracieuses figures de Mmes de Boufflers, de Boisgelin, de Sabran, de Lenoncourt, de Brancas, de Durival, etc., les spirituelles physionomies du chevalier, de Panpan, de Saint-Lambert, de Cerutti, etc., nous avons eu particulièrement pour but de faire un tableau de la vie intime d'une certaine classe de la société au dix-huitième siècle, et pour lui donner un cachet de sincérité indiscutable, nous avons voulu que tous nos personnages fussent «peints par eux-mêmes». Nous nous sommes donc volontairement effacé et nous leur avons laissé la parole le plus souvent possible. Mais en pénétrant dans leur vie de chaque jour, en prenant part à leurs joies, à leurs peines, à leurs faiblesses, nous avons fini par croire que nous vivions nous aussi dans leur intimité, et nous les avons bientôt considérés comme des amis, des amis très chers, très attachants. C'est avec une mélancolie profonde que nous disons un éternel adieu à toute cette petite société que nous avons eu tant de charme à évoquer et dont la fréquentation, depuis quelques années, a fait toute la douceur et tout l'agrément de notre vie. Puissions-nous l'avoir sauvée de l'oubli et avoir inspiré pour elle à nos lecteurs quelque sympathie! TABLE DES MATIÈRES AVERTISSEMENT I PRÉFACE V CHAPITRE PREMIER 1766-1767 La Lorraine après la mort de Stanislas.--Départ des principaux personnages de la Cour.--Le maréchal de Bercheny, le comte de Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc., quittent Lunéville 1 CHAPITRE II 1766-1767 Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.--Son séjour à Toulouse.--Correspondance avec Voltaire.--Mme de Boufflers à Paris.--Elle va prendre les eaux de Plombières.--Projets de voyage en Suisse 16 CHAPITRE III 1768-1770 Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Ses relations: la maréchale de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers, la vicomtesse de Cambis, la comtesse de Boisgelin, Saint-Lambert, le prince de Bauffremont, Mme du Deffant, etc.--Évolution de la société 33 CHAPITRE IV 1768-1770 Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Sa correspondance avec Panpan 50 CHAPITRE V 1767-1771 Le chevalier de Boufflers à Paris.--Ses succès.--Ses poésies légères.--Son adoration pour sa mère.--Ses relations avec le duc et la duchesse de Choiseul 77 CHAPITRE VI 1769-1770 Mariage du duc de Chartres.--Présentation de Mme du Barry.--Mme de Mirepoix consent à voir la favorite.--Elle se brouille avec son frère.--Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.--«Les oiseaux de Steinkerque».--Saint-Lambert.--Le poème des _Saisons_.--Clément au Fort l'Évêque 96 CHAPITRE VII 1770 La marquise de Lenoncourt quitte Paris.--Mme de Boufflers songe à suivre son exemple 111 CHAPITRE VIII 1770-1771 Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.--Son séjour au camp des Confédérés.--Ses déceptions.--Son retour à Vienne 130 CHAPITRE IX 1771 Exil du duc de Choiseul.--Réception du prince de Beauvau à l'Académie.--Disgrâce du prince.--Mme de Boufflers et le prince de Bauffremont.--Voyage de M. de Bauffremont à Chanteloup.--Mme de Boufflers à Montmorency.--M. de Bauffremont achète une propriété dans la vallée.--Tressan vient également s'y installer 150 CHAPITRE X 1771 Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.--Joie de tous ses amis.--La demeure de Panpan à Lunéville.--Mme Durival à Sommerviller.--La duchesse de Brancas et le château de Fléville.--L'abbé Quénard.--Cerutti.--Son intimité avec Panpan et Mme Durival 169 CHAPITRE XI 1771-1772 Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan 185 CHAPITRE XII 1773-1774 Voyage de Mme de Boufflers à Paris.--Les assiduités du prince de Bauffremont.--Correspondance avec Panpan.--Mort de la princesse de Talmont.--Dîner du jour de l'an chez Mme du Deffant.--Surprise à Mme de Luxembourg.--Mort de Louis XV.--Réconciliation de M. de Beauvau et de Mme de Mirepoix.--Mort du marquis de Boufflers.--Maladie grave du chevalier 208 CHAPITRE XIII 1775-1777 Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.--Leur désir d'avoir Panpan auprès d'elles.--Résistance de Panpan.--Mauvaise santé de Mme de Lenoncourt. 230 CHAPITRE XIV 1775-1776 Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin 247 CHAPITRE XV 1775-1778 Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de Boufflers.--Épidémie d'influenza à Paris.--Le remède de Tressan.--Mme de Mirepoix se casse la jambe.--Mme de Boufflers loue la Malgrange à son fils.--Le chevalier sous-loue un pavillon à M. de Bauffremont.--Le prince de Beauvau à Plombières.--Son séjour à Ferney.--Voltaire à Paris.--Sa mort 266 CHAPITRE XVI 1778 Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran 286 CHAPITRE XVII 1778-1779 Maladie grave de Mme de Boufflers.--Correspondance avec Panpan.--Supplique de Panpan pour obtenir une pension 310 CHAPITRE XVIII 1779-1781 Maladie du prince de Beauvau.--Il demande à Mme de Boufflers de venir le voir.--Panpan accompagne la marquise à Paris.--Agréable séjour dans la capitale.--Guérison de M. de Beauvau.--Réconciliation de Panpan et de Saint-Lambert 333 CHAPITRE XIX 1779-1780 L'abbé Porquet.--Visite de Mme de Boufflers à Franconville.--Tressan, Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Tressan est nommé à l'Académie.--Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le duc de Nivernais.--Maladie de Manon.--Départ de Mme de Boufflers et de Panpan pour la Lorraine 353 CHAPITRE XX 1779-1780 Séjour du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne 370 CHAPITRE XXI 1780 Goût persistant de Panpan pour la poésie.--Ses vers à Mme de Boufflers, Mme de Boisgelin, etc.--Joute poétique avec Mme Durival 389 CHAPITRE XXII 1781-1783 Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.--Correspondance avec Panpan.--Réception de Tressan à l'Académie.--Le chevalier vient avec son régiment à Joinville.--Ses visites à Nancy et à la Malgrange 404 CHAPITRE XXIII 1781-1783 La vie à Fléville.--Cerutti à Paris.--Mme Durival perd sa mère.--Sa douleur 418 CHAPITRE XXIV 1782-1784 Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.--Mort de Tressan.--Le magnétisme.--Mesmer.--Les ballons.--Mort de Mme de Brancas 431 CHAPITRE XXV 1783-1786 Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.--Mme de Boufflers et le prince Henri.--Dernière lettre de Mme de Boufflers.--Départ du chevalier pour le Sénégal.--Son séjour.--Mort de Mme de Boufflers 449 ÉPILOGUE CHAPITRE PREMIER 1786-1787 Règlement des affaires d'intérêt.--Séjour de Boufflers à Paris.--Son départ pour Lorient.--Séjour au Sénégal.--Retour en France 471 CHAPITRE II 1786-1788 Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.--Panpan obtient une pension.--Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.--Craintes de Panpan pour ses pensions.--Sollicitude de Mme de Boisgelin.--Voyage du chevalier en Lorraine.--Il est nommé à l'Académie française 487 CHAPITRE III 1788-1793 Pénible situation de M. de Boisgelin.--Ses démêlés avec Martin.--Cerutti prend parti pour les idées nouvelles.--Sa mort.--Le prince de Beauvau pendant la Révolution.--Sa correspondance avec sa nièce.--Mort du prince.--Douleur de Mme de Beauvau 496 CHAPITRE IV 1794-1803 M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.--Leur mort.--Les derniers jours de Panpan.--Mort de l'abbé Porquet.--Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Mort de Saint-Lambert 514 CHAPITRE V 1789-1800 Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la Révolution.--Leur séjour à Wimislow.--Leur retour à Paris en 1800 525 CHAPITRE VI 1800-1825 Correspondance du chevalier avec Mme Durival.--Arrestation d'Elzéar de Sabran.--Mort du chevalier.--Mort de Mme de Boufflers.--Mort de Mme Durival 537 PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--9352. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS ET SON FILS, LE CHEVALIER DE BOUFFLERS *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. 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