Title: Analectabiblion, Tome 1 (of 2)
Author: Auguste François Louis Scipion de Grimoard Beauvoir Du Roure
Release date: April 11, 2015 [eBook #48683]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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TOME PREMIER.
Q. Horat., Epistol. XIX, lib. 1.
PARIS,
TECHENER, PLACE DU LOUVRE,
No 12.
M.DCCC.XXXVI.
DU TOME PREMIER.
Pages. | |
Préface. | 3 |
Sur les premiers travaux de l'Imprimerie. | 17 |
Fragmens de l'explication allégorique du Cantique des Cantiques. | 29 |
Salustii philosophi de diis et mundo. | 34 |
C. Pedonis Albinovani, elegiæ III. | 41 |
Aphtonii progymnasmata. | 47 |
Aristeneti epistolæ. | 49 |
Alciphronis rhetoris epistolæ. | 51 |
Hiéroclès, sur les vers dorés. | 55 |
Premiers monumens de la Langue française et de ses principaux dialectes. | 62 |
Disciplina clericalis. | 96 |
Li Rommant de Rou et des ducs de Normandie. | 99 |
Meliadus de Leonnoys. | 107 |
Beufves de Hantonne. | 117 |
Milles et Amys. | 120 |
Li Jus Adam, ou de la Feuillié, et li Gieus de Robin et Marion. | 123 |
Le Renoncement d'Amours. | 127 |
La Vie de nrē benoit Sauueur Ihesus Crist. | 130 |
Histoire critique de Nicolas Flamel, et de Pernelle sa femme. | 132 |
Les Quinze Joies de Mariage (ou la Nasse). | 135 |
La Vengeance et Destruction de Hiérusalem. | 140 |
Le triumphant Mystère des Actes des Apôtres. | 145 |
Confessionale Antonini. | 161 |
Le Livre de Taillevent, grand Cuisinier de France. | 167 |
La Prenostication des Hommes et Femmes. | 170 |
ij Divini eloquii preconis celeberrimi fratris Oliverii Maillardi. | 172 |
Les Dictz de Salomon. | 182 |
La Grād Monarchie de France. | 186 |
Les Vertus des Eaux et des Herbes. | 209 |
Les Lunettes des Princes. | 212 |
Le Vergier d'honneur. | 217 |
Sydrach le grant philosophe, Fontaine de toutes sciences. | 232 |
La Guerre et le Débat entre la Langue, les Membres et le Ventre. | 235 |
Volumen eruditissimi viri Antonii Codri Urcæi. | 238 |
Moralité très singulière et très bonne des Blasphémateurs du nom de Dieu. | 247 |
Les Regnards traversant les périlleuses voyes des Folles fiances du monde. | 253 |
Le Jeu du Prince des Sotz et Mère-Sotte. | 258 |
Opus Merlini Cocaii, poetæ mantuani macaronicorum. | 265 |
Epistolarum obscurorum virorum. | 287 |
Détermination de la Faculté théologale de Paris sur la doctrine de Luther. | 302 |
Le livre des Passe-temps des Dez. | 304 |
Antonius de Arena (Antoine de la Sable). | 306 |
Nouvelle moralité d'une pauvre fille villageoise, laquelle ayma mieux avoir la teste coupée par son père que d'estre violée par son seigneur, etc., etc. | 318 |
Vingt-deux Farces et Sotties de l'an 1480 à l'an 1613-1632. | 323 |
Déclamation contenant la manière de bien instruire les enfans. | 333 |
Allumettes du Feu divin. | 336 |
La Manière de bien traduire d'une langue dans une autre, etc., par Estienne Dolet. | 338 |
Le Réveil-Matin des Courtisans, ou Moyens légitimes pour parvenir à la faveur et pour s'y maintenir. | 343 |
Lyon Marchant. | 348 |
Le second Enfer d'Etienne Dolet. | 352 |
Marguerites de la Marguerite des Princesses. | 355 |
Le Trespas, Obsèques et Enterrement de François Ier. | 363 |
La Saulsaye, églogue de la vie solitaire. | 368 |
Les Discours fantastiques de Justin Tonnelier. | 370 |
iij Cœlii secundi curionis religionis christianæ institutio, etc. | 379 |
La Circé de M. Giovan Baptista Gello, Académicien florentin. | 381 |
L'Histoire mémorable des expéditions faites depuis le déluge par les Gaulois ou François. | 387 |
La Comédie des Supposez, de M. Louys Arioste. | 391 |
La Physique papale, par Pierre Viret. | 402 |
Excellent et très util Opuscule, à tous nécessaire, de plusieurs exquises Receptes. | 406 |
Les Mondes terrestres et infernaux. | 409 |
De tribus impostoribus. | 412 |
Il Catechismo di Bernardino Ochino da Siena. | 416 |
Les Dialogues de Jean Tahureau. | 425 |
Passevent parisien. | 429 |
Antithèse des Faicts de Jésus-Christ et du pape. | 434 |
Facéties latines. | 438 |
De l'Heur et Malheur du Mariage. | 445 |
Nicolaii Clenardi epistolarum Libri duo. | 448 |
FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.
ANALECTABIBLION,
OU
EXTRAITS CRITIQUES
DE
DIVERS LIVRES RARES, OUBLIÉS OU PEU CONNUS,
tirés
du cabinet du marquis D. R.....
IMPRIMERIE DE MADAME HUZARD (NÉE VALLAT LA CHAPELLE).
rue de l'Eperon, no 7.
ANALECTABIBLION.
L'idée d'offrir au public un extrait raisonné de divers livres précieux par leur mérite ou leur rareté n'est pas nouvelle; elle remonte au patriarche Photius, qui fournit, dès le neuvième siècle, ainsi qu'on l'a dit justement, dans sa Bibliothèque analectique, intitulée: Myriobiblion, le germe de cette foule de journaux littéraires, dont nos temps modernes s'applaudissent avec raison. Le savant Grec n'est pas seulement ici inventeur; il est modèle par la précision de ses analyses, le choix de ses exemples, et la rectitude de son jugement. Deux cent quatre-vingts ouvrages, de cent soixante-cinq auteurs différens, sont rapportés dans son Recueil, dont il serait à désirer que la traduction française, annoncée depuis si long-temps, nous fût enfin donnée. Ces auteurs peuvent être rangés dans l'ordre suivant: cinquante-cinq théologiens, treize philologues, grammairiens ou lexicographes, trois poètes ou écrivains relatifs à la poésie, vingt-trois orateurs, vingt historiens sacrés, trente-deux historiens profanes, seize philosophes ou médecins, et cinq écrivains érotiques.
L'invention n'a pas été stérile. Sans compter les écrits périodiques, dont nous venons de parler, de nombreux et judicieux critiques se sont signalés, en ce genre, par d'utiles travaux, entre lesquels se 4 distinguent chez nous (pour ne citer que ceux dont les analectes sont imprimés[1]), les Bénédictins, La Croix-du Maine et son continuateur du Verdier, Sallengre dans de curieux mémoires que le père Desmolets a étendus, sur un autre plan, avec beaucoup de mérite aussi, David Clément dont le recueil alphabétique s'arrête malheureusement dès la lettre H, l'abbé Gouget dans sa docte Bibliothèque française, encore qu'il ait, à la fin, succombé sous le faix d'une entreprise trop vaste, Le Clerc dans ses quatre-vingts volumes d'Extraits Critiques, bien qu'il n'ait pas toujours été heureux sous le rapport des sujets, à beaucoup près, le marquis de Paulmy, ou plutôt sous son nom, Constant d'Orville, qui eût toutefois gagné à porter, dans ses volumineux et confus mélanges, le savoir, le goût et la sagacité que M. Charles Nodier a mis dans les siens trop restreints, le Père Nicéron, Lelong et Fontette, Ancillon, l'Abbé d'Artigny, Thémiseuil, le faux Vigneuil-Marville, Sablier dans ses Variétés réellement sérieuses et amusantes, Formey dans le Ducatiana, et avec lui plusieurs des nombreux compilateurs d'Ana, Dom Liron dans ses Singularités et ses Aménités, Dreux du Radier, Coupé dans ses Soirées littéraires, aussi agréables qu'instructives, et bien d'autres qu'il serait inutile de rappeler ici, puisque les bibliographes les ont inscrits sur leurs catalogues.
Tous ces noms sont dignes de souvenir. Sans doute la gloire ne leur est pas due; elle n'appartient, dans les lettres, qu'aux esprits qui, s'élançant d'eux-mêmes, nés pour l'action plutôt que pour la spéculation, sont, en quelque sorte, les seuls artisans de leur fortune; mais ce serait une grande erreur ou une grande injustice de dénier aux philologues la part notable qui leur revient dans les richesses intellectuelles de la France. Ils ont établi cette active communication des esprits qui, si elle n'assure pas le règne constant de la raison et du goût, rend du moins, il est permis de l'espèrer, l'erreur 5 passagère et les ténèbres impossibles. Le talent de résumer et d'apprécier les pensées d'autrui, le soin pénible de recherches qu'il exige, le discernement prompt et sûr qu'il suppose, tout cela n'est ni commun, ni méprisable, et rentre d'ailleurs dans le domaine de l'art, quand un style varié, avec une simplicité élégante, vient y joindre ses agrémens, ce qui s'est rencontré plus d'une fois.
Ce n'est pas à ce dernier titre que je publie ce nouveau recueil analectique; il se présente plus modestement, et des circonstances fortuites uniquement l'ont fait naître. Dans l'été de 1830, traversant Paris pour entreprendre un voyage qui fut court, mais qui pouvait être indéfini, je dis adieu à mes livres. En jetant de tristes regards sur une collection d'environ 7000 volumes que des amateurs et des libraires entendus ne trouvaient pas sans choix, et que j'avais mis vingt-six ans à former avec le secours de feu M. Barrois, de MM. Debure, Merlin, Labitte, Crozet et Téchener, je regrettai vivement de n'avoir point profité de la possession pour laisser, dans une analyse fidèle et raisonnée, quelques traces de ces trésors les plus rares, les moins connus ou les plus oubliés. De ces regrets au ferme propos de mettre la main à l'œuvre, si l'occasion se représentait, la marche était naturelle; l'occasion se représenta, et, dans le cours de quatre années, le présent recueil fut achevé sous le titre un peu ambitieux mais du moins très précis d'Analectabiblion.—Quand je dis achevé, je me sers d'une expression hasardée, car de pareils livres communément ne le sont pas: fort heureux quand on leur trouve une sorte de commencement; ils n'ont d'ordinaire ni milieu, ni fin, et c'est, avec le défaut d'unité, défaut inévitable, les torts essentiels qu'on leur peut reprocher. Aussi ne doivent-ils guère prétendre aux honneurs d'une lecture avidement suivie, d'un succès général et brillant; c'est beaucoup, c'est assez que les gens studieux les estiment, qu'ils les consultent, le goût du public vient ensuite, s'il peut.
Quant à leur utilité, rien ne semble moins contestable, si ce n'est qu'on trouve indifférent de faire connaître l'esprit des neuf dixièmes des gens dont il est important de retracer le nom, la patrie, la naissance, la vie et la mort, 6 ainsi que le font tous les dictionnaires historiques si curieusement recherchés; autrement qu'il est superflu de savoir ce que tels et tels ont écrit, pourvu qu'on sache qu'ils ont écrit; proposition difficile à soutenir.
Loin d'être inutiles, ces analectes sont à considérer sous plus d'une face, et le temps presse de les multiplier. Il n'y a point de péril pour les productions émises depuis cent ans, ni pour celles qui suivront; les journaux de toute forme y ont paré; de sorte que, désormais, au moyen de deux grandes tables faites de siècle en siècle sur ces journaux, l'une par ordre de matières, l'autre par ordre alphabétique avec renvois à la première, le registre des pensées des hommes sera au courant, et le bilan de l'esprit humain toujours connu, sans même que ce soit une grande affaire. En effet (pour n'opérer par supposition que sur une période de dix mille ans, avec des chiffres hypothétiques), soient donnés six mille journaux, formant chacun annuellement quatre volumes in-8o, que nos deux tables, bien dressées, et même avec un certain détail, peuvent aisément réduire au quatre-centième; avec seulement six cent mille volumes in-8o de ces tables, on aura l'aperçu de deux milliards quatre cent millions d'ouvrages différens, d'après le compte qu'en auront rendu deux cent quarante millions de volumes périodiques, à ne supposer que dix analyses dans chacun d'eux; mais l'opération n'est pas si commode avec le passé. A peine y a-t-il quatre siècles que nous possédons l'imprimerie, et cette grande découverte a déjà donné tant de livres typographiés, que la liste complète en serait impossible, attendu qu'il en a dû périr autant et plus qu'il n'en reste, comme on peut l'inférer, tant de la rareté de ceux qui ont seulement deux cent cinquante ans d'âge, toutes les fois qu'ils n'ont pas été réimprimés, que de l'oubli, qui détruit, dans tous les temps, la plus grande partie des méchans ouvrages, et aussi beaucoup de bons. Qui connaît aujourd'hui, même vaguement, les écrits des mille auteurs cités par le jésuite espagnol Pineda, dans sa Monarchie ecclésiastique? ou la dixième partie des livres dont parle Vossius? Et, si nous regardons les manuscrits, c'est bien alors que l'imagination s'épouvante, que la raison se trouble par l'impuissance dans laquelle nous 7 sommes de retrouver tout ce qui est perdu, de compulser tout ce qui subsiste!
Cependant, je le répète, il y a plus d'un parti à tirer de la recherche prudente des écrits rares et anciens. Premièrement, mieux que les meilleurs raisonnemens, toujours plus ou moins conjecturaux et soumis aux chances de la polémique, elle peut, en donnant l'autorité du fait à la sentence connue, qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, garantir les esprits hardis ou fatigués de l'indiscrète poursuite des nouveautés. N'y a-t-il pas de quoi réfléchir à voir que tel bon mot ou tel conte, qui nous fait rire maintenant dans Paris, a probablement son histoire, et, qu'en suivant sa piste de siècle en siècle, et d'idiome en idiome, on le surprendrait faisant rire, il y a deux mille ans, un Arabe, et d'abord un Hébreu, et d'abord un Indien? C'est pourtant la généalogie qu'Hébers, translateur français sous notre roi Louis VIII, assigne au roman des sept sages, dit le Dolopatos, tiré premièrement du latin de l'ancien moine Jean de Haute-Selve, lequel l'aurait tiré du grec, héritier des types de l'Orient. Ceci n'est que plaisant; mais voici du sérieux: chacun peut retrouver, dans le livre de Bernard Ochin, extrait dans ce recueil, la plupart des témérités métaphysiques dont le siècle dernier s'était follement épris; dans la république de Bodin, la plupart des raisonnemens politiques en circulation aujourd'hui; dans le traité des reliques de Calvin, les traits d'ironie dont, il y a peu d'années encore, nous tirions gratuitement vanité; dans un rêve de Jean-Baptiste Gello, les plus solides pensées dont s'honorent chaque jour nos orateurs sacrés. Les témoignages en tout genre surabondent ici, et il ne s'agit pas simplement du fond des choses; à chaque instant les mêmes formes se représentent, avec de si frappantes ressemblances, dans leurs variétés mêmes, que ce n'est point une comparaison forcée de figurer le génie de l'homme, comme un grand arbre renouvelant sans cesse, et dépouillant son feuillage.
Rien dans cette figure ne doit arrêter l'émulation, ni décourager la culture des esprits. Au contraire, de même que, dans la nature inanimée, il apparaît que les produits supérieurs et les plus belles formes naissent difficilement 8 et en petit nombre d'un travail intelligent et assidu; ainsi, dans l'empire souverain de la pensée, les titres véritables, ceux qui entraînent l'admiration de la postérité, sont exclusivement le prix d'efforts constans et bien dirigés; d'où il suit que la seule manière d'être en quelque sorte nouveau c'est d'exceller, parce qu'il n'y a que l'excellent qui ne soit pas commun.
Autre utilité des Analectes: ils enseignent, preuve en mains, que les plus pauvres écrits ne le sont presque jamais assez pour qu'on n'y trouve rien à recueillir; et cette découverte, capable d'éloigner des jugemens dédaigneux et d'une critique superbe, tourne en même temps au profit du goût, qu'elle forme d'autant plus qu'elle l'exerce davantage. Ce n'est pas une merveille d'être ravi jusqu'aux cieux par Homère et Milton, de s'attendrir avec Virgile ou Racine, de philosopher en riant avec Molière et Rabelais, de remonter aux sources du beau, avec Cicéron, Quintilien, Rollin, La Harpe et Villemain, de distinguer le jour où le soleil luit; il ne faut pour cela que se laisser aller à ses impressions naturelles, sans peine, sans étude, sous l'inspiration d'un instinct tout ordinaire; mais il n'en va pas de même à l'égard de ces auteurs bizarres ou incomplets, qui trébuchent à chaque pas, qui manquent le but ou le dépassent, chez qui une pensée juste s'égare parmi d'innombrables sophismes, un sentiment profond dans le faux esprit, une expression pittoresques entre des images basses ou forcées; là le juge le plus sûr est obligé de se tenir en garde, l'investigateur le plus résolu a besoin de constance et d'un tact très fin; mais là également il y a de grands profits à faire; car l'ombre ne sert pas seulement à faire ressortir la lumière, elle en est encore l'exacte mesure.
La recherche du beau, dans ces ruines ténébreuses, conduit encore à des résultats importans. Il arrive qu'en faisant apprécier avec exactitude les immenses difficultés de l'art, elle redouble, pour les grands maîtres qui les ont vaincues, cette estime profonde qui tend à s'affaiblir sitôt qu'on s'est familiarisé avec leurs perfections. Ou je m'abuse, ou ce n'était ni par défaut de génie philosophique, 9 ni par manque de science que les Porphyre et les Jamblique se confondaient en divagations après les Pythagore, les Aristote et les Platon, qui éclairaient le monde même par leurs erreurs. Ce n'était pas davantage faute de génie poétique, d'esprit orné, de connaissance du latin d'Auguste, qu'Ausone, Sidoine Apollinaire et Fortunat enfantaient des poésies informes et ruinaient la belle langue latine; mais plutôt par une sorte de lassitude que partageaient leurs contemporains, lassitude venue d'un commerce trop habituel, trop uniforme avec les modèles, et qu'ils auraient pu prévenir, si, tournant leurs yeux en arrière, au lieu de dévorer l'espace ouvert devant eux, ils avaient laborieusement reconnu, dans les productions oubliées des temps passés, ces écarts audacieux, ces irrégularités singulières dont leur imagination trompée se formait d'avance une idée si heureuse. Moins novateurs alors, moins jaloux de faire autrement que bien dans la vue de faire mieux, ils n'eussent peut-être point donné aux peuples d'Athènes et de Rome l'affligeant spectacle d'une barbarie introduite par des esprits supérieurs, plus pénible cent fois pour les gens de goût que celle des vrais barbares, comme le sont, pour les gens de bien, des excès commis par des êtres nés pour la vertu. En tout cas, ils n'eussent pas manqué, par l'effet d'une critique ainsi rajeunie, de rendre hommage à l'étonnante supériorité de leurs illustres devanciers; car ce n'est pas un contre-sens d'avancer que la plus sûre manière d'honorer un Virgile et un Horace est d'observer le premier dans Ennius et le second dans Lucile. Eh! quelle haute idée ne doit-on pas se faire, confessons-le, de ces auteurs privilégiés vulgairement nommés classiques, en voyant que parmi les hommes qui, depuis quatre mille ans, ont tenu le style ou la plume, comparables par le nombre aux grains de sable de la mer, à peine en est-il une centaine qui soient accomplis, et que cette petite colonie d'immortels, rassemblée à travers les âges et les distances, suffit pour vivifier, pour nourrir ou ranimer la civilisation du monde?
Enfin, et c'est le dernier point de vue sous lequel j'envisagerai l'utilité des Analectes: ces recueils, s'ils 10 étaient composés avec art, liés par d'habiles transitions, établis, sans trop de lacune, selon l'ordre chronologique, retraceraient avec des couleurs vivantes la marche de l'esprit humain en littérature, laquelle n'est point celle de l'homme, d'abord enfant, puis adulte, puis viril, puis caduc, ainsi que le représente, par confusion, une comparaison banale, tant s'en faut qu'il s'en manque de peu qu'elle ne soit tout opposée; les peuples manifestant sur le champ, dans les lettres, une virilité généreuse, portée rapidement à son plus haut point, qui finit, il est vrai, par la faiblesse et par la mort; mais avec cette différence propre, qu'à leur dernier âge ces peuples déploient une agitation fiévreuse qui fait à quelques uns l'illusion d'une jeunesse pleine de sève et d'avenir: car les lettres, et généralement les beaux-arts, procèdent comme le sentiment moral, l'accompagnent, le côtoient pour ainsi dire, en reçoivent et lui communiquent perpétuellement des forces nouvelles, vivent et s'éteignent avec lui et comme lui. Il en est autrement des lois, lesquelles, produits de nécessités bien comprises, de calculs approfondis, d'intérêts multipliés, fruits de l'expérience et du temps, sont plutôt le remède à la défaillance des mœurs, que leurs compagnes et leur soutiens; en sorte que le bel âge de la législation rarement est celui des muses, et d'ordinaire lui succède. Ce sera, si l'on veut, des lois que nous dirons, qu'à l'instar des individus, elles passent lentement du premier âge à la décrépitude, en parcourant une période constante de progrès et de décadence; mais dès qu'un peuple éprouve de fortes émotions du cœur, et tant qu'il les éprouve, il n'y a pour lui ni enfance ni vieillesse, il est prêt pour la gloire littéraire: heureux! si, comme les Grecs, il se donne promptement, pour peindre ses sentimens et ses pensées, une langue harmonieuse, riche et régulière, ce que nous autres, enfans du Nord, n'avons obtenu qu'à la sueur du génie, après cinq cents ans d'efforts!
Si donc il m'avait été donné de concevoir plus tôt, d'apercevoir mieux, de savoir davantage, le Recueil pour lequel j'invoque l'indulgence du public serait devenu, j'ose le dire, un tableau très vrai, très animé, de la littérature 11 nationale, et par là même une intéressante partie de notre histoire. Les grands écrivains n'auraient point figuré dans ce tableau pour eux-mêmes. Ressortant d'autant plus qu'ils s'y seraient présentés simplement, à leur rang, avec leurs seuls noms, ils y auraient servi comme de points lumineux pour en éclairer l'ensemble. Je me serais bien gardé, après ce qui est arrivé à l'estimable abbé Goujet, de vouloir tout retracer et tout décrire; et, me bornant à saisir dans la foule les physionomies caractéristiques, j'aurais passé vivement au milieu de cette foule même, écartant de mon chemin beaucoup de gens qui, sans doute, ne se croyaient pas faits pour cette injure, à voir la peine qu'ils avaient prise à se parer. Circonscrit scrupuleusement, pour le coup, dans les limites de mon pays (car j'ai peu de foi aux universels), je ne m'y serais pas cru à l'étroit; loin de là que, si mon Recueil eût répondu à mon idée, ce magasin de choses délaissées eût offert, parmi ses misères, un échantillon des produits littéraires de tous les temps, avec cette circonstance précieuse, que l'œil eût sans peine distingué les procédés et la progression du travail. Mais surtout, puisque les mœurs et les lettres sont inséparables, il eût rendu visible, à ne pas s'y méprendre, l'action des premières sur les secondes, celles-ci ne s'y montrant plus que dépouillées de l'appareil du génie, dans ce costume commun, dans cet à tous les jours qui trahit la nature, ou plutôt qui la révèle. On sentira aisément, par des exemples, comment cela se peut faire. En effet, que l'historien ou l'orateur s'étudie à peindre à grands traits d'éloquence, depuis les Gaulois devenus Romains, jusqu'aux Français de nos jours, le penchant pour la tendresse et la volupté, principe de la galanterie, qui se mêle sur notre sol à l'ardeur de se produire, à l'impatience du joug, au besoin de triompher en tout genre, il en dira moins, dans son œuvre entière, qu'un extrait tout uni des Arrêts d'amour de Martial d'Auvergne, faux arrêts rendus sur de fausses plaidoiries, et appuyés gravement par le jurisconsulte Benoît Court de toute l'artillerie des Pandectes et du Digeste. C'est bien là, s'écrie-t-on en lisant ces arrêts plaisans, le même peuple romancier qui, avec un sentiment plein de charme et de naïveté, 12 plus entêté d'amours encore que de combats, célébrait dans des chants épiques la reine Berthe, Blancheflore, la tendre Yseult, autant et plus que les héros qui l'affranchirent des Wandres et des Sarrasins, et lui conquirent le Saint Graal et le Saint-Sépulcre!
D'un autre côté, en voyant nos épopées naissantes presque aussitôt tourner au familier, et, peu après, céder la place à des milliers de joyeux conteurs et de faiseurs de drames, satiriques ingénieux, ennemis sans fiel des ridicules, penseurs hardis et légers, un peu nus dans leurs jeux, et toujours entraînés gaîment vers les peintures érotiques, n'aperçoit-on pas d'abord cette influence des femmes, qui prévaut toujours dans le commerce libre des deux sexes? Grâce au ciel, cette liberté, si douce et si utile, ne fut nulle part mieux ni plus tôt naturalisée qu'en France: là donc, le sentiment et le rire devaient triompher à l'envi. Le rire principalement, le rire, élément indéfinissable de la société humaine et son produit tout ensemble, qui, suscité par ce qui est étrange ou singulier, vit du rapprochement des personnes, meurt dans leur isolement, et suppose, chez qui l'excite à dessein, une extrême finesse, devait à ces titres régner dans notre bienheureux pays. Aussi découvre-t-on, par la littérature de ce pays, qu'il en a fait son empire. Politique, morale, religion, le rire chez nous a tout pénétré, faisant, selon le temps, dominer la folie ou la raison; ainsi ce sera, les grelots à la main, que Théodore de Bèze attaquera l'unité de l'Eglise; que Béroalde, aussi bien que l'auteur du Pantagruel, essaiera d'arracher à la superstition ses torches et ses couteaux; que le sombre Pascal lui-même rappellera des moines mondains à l'humilité, à l'austérité des mœurs évangéliques; et aussi que Montesquieu fraiera la voie aux profondes vérités dont sa tête forte est remplie; que Voltaire enchaînera la capricieuse vogue à son char de poète, d'historien et de philosophe; mais surtout que Molière emportera le prix de son art, et La Fontaine le prix du sien, tous deux pour venir se ranger à la tête des poètes favoris de leur nation; et le même rire qui fera le mobile principal de nos premiers écrivains deviendra, par la même raison, celui des moindres, 13 ou bien plus encore, parce que, ainsi que nous venons de le voir, la plèbe des auteurs est précisément l'espèce qui se moule le mieux sur les mœurs populaires.
Plus on étendrait ce parallèle de nos mœurs et de nos écrits, plus on reconnaîtrait qu'un choix habile, fait parmi nos anciennes productions du second et du troisième ordre, devenues rares ou tombées dans l'oubli, eût fidèlement retracé la marche de la société française, et même pu jeter du jour sur le cours souvent caché des évènemens. Mais tant d'honneur ne m'était pas réservé. Sans doute, il ne faut rien chercher de pareil dans l'Analectabiblion; ce recueil se ressent de son origine fortuite. Je serais surpris qu'on n'y trouvât rien d'estimable; mais il aura rempli mon attente, s'il a le sort de tous ceux que j'ai cités. Il n'est suffisant dans aucune partie, je l'avoue; et même, entre les sujets rapportés, il en est plusieurs que d'autres du même genre, si je les avais eus sous la main, eussent avantageusement remplacés, soit sous le rapport de la rareté, soit sous celui de l'importance; toutefois, tel qu'il est, le choix et la variété n'y manquent pas. Le lecteur y passe en revue, selon l'ordre des temps, des chansons de gestes ou épopées gothiques, genre de poèmes qu'un de nos premiers philologues, M. Paulin Pâris, vient si heureusement de remettre en lumière et en honneur, des romans de chevalerie d'ancienne origine, des contes, des moralités, des farces de nos vieux trouvères, quelques uns de ces mystères qui ont précédé nos drames immortels, entre autres celui de tous à qui Clément Marot donnait la palme; des traités de morale, de philosophie, de politique, de métaphysique sous diverses formes et de différens âges, des écrits satiriques en prose et en vers, de l'histoire, des sermons, de la controverse, des dissertations, et jusqu'à des libelles; en un mot, beaucoup de choses qui sont l'objet de la littérature proprement dite.
On ne doit point espérer, d'après cet énoncé, qu'une telle lecture n'offre rien de libre en morale, d'hétérodoxe en religion, de hardi en politique, rien qui blesse les oreilles des jeunes filles ou même de leurs mères, ni qui choque les croyances publiques et privées; un tel espoir 14 serait trompé trop souvent, et la chose était inévitable, puisqu'il est question dans ce livre de Merlin Coccaïe, de l'Arétin, d'Hubert Languet et de Geoffroy Vallée; mais que cette liberté soit un mal ici, je ne le pense pas, au contraire; pourvu qu'une certaine mesure ait été gardée dans les exemples, et que le juste et l'honnête aient été respectés ou vengés dans la critique: or, c'est ce que j'ai eu constamment en vue; et c'est assez pour les personnes éclairées et sincères, les seules qu'il faille prendre pour juges, les seules à qui ce livre soit adressé[2].
[1] Antoine Lancelot, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, né en 1675, a laissé, à la Bibliothèque royale, 528 porte-feuilles d'Analectes.
Le Recueil manuscrit de M. de la Curne-Sainte-Palaye, remplit 40 vol. in fol., etc.
[2] Cette préface était à peine achevée, lorsqu'en parcourant le tome IV des Souvenirs de Mirabeau, publié en 1834, par M. Lucas de Montigny, j'y trouvai les paroles suivantes, qui exposent si nettement l'idée et le plan de mon Recueil, qu'il m'a paru aussi heureux pour moi qu'indispensable de les transcrire. Mirabeau, dans une lettre du 14 février 1785, qu'il écrit à Vitry, s'exprime donc en ces termes:
«Vous savez quel est le plan du Journal que je conçois, et qu'on ne veut pas comprendre. Il serait fait, sur l'idée, assez neuve, peut-être, et qui, selon moi, n'est pas sans utilité, de s'occuper des vieux livres, comme les journaux ordinaires s'occupent des nouveaux. Abréger et choisir est assurément, aujourd'hui, le besoin le plus urgent des sciences et des lettres. Conserver est d'une utilité moins prochaine, peut-être, ou plutôt moins abondante. Mais, cependant, à mesure que le goût de l'érudition passe, que la manie d'écrire devient plus contagieuse, que l'ardeur de publier, ou la nécessité de sacrifier au goût du jour, aux coryphées du temps, à la prétention d'être exempt de préjugés, ce qui n'est guère, au fond, que substituer des préjugés à des préjugés; à mesure, dis-je, que toutes ces maladies nous gagnent et s'aggravent, nous négligeons trop les efforts de nos devanciers, qui, quand il serait vrai que nous les surpassassions par le talent de mettre en œuvre, n'en devraient que mieux appeler nos regards, afin, du moins, de monter avec élégance ce qu'ils ont si lourdement enchâssé. Je dis donc que cet article rendra quelque chose, et j'invoque, à cet égard, vos recherches, nos philologues du XVIe siècle, nos savans du XVIIe, nos recueils, nos compilations de tous les temps, excepté de celui où l'on n'a plus fait de livres qu'avec des cartons bien ou mal cousus, et des tragédies qu'avec de vieux hémistiches.»
17 ANALECTABIBLION.
Les amateurs de l'imprimerie ont encore à demander un historien, après l'estimable travail de Prosper Marchand, étendu par le docte abbé Mercier de Saint-Léger[3], après les Origines typographiques de Meerman[4], les Annales typographiques de Maittaire, continuées, ou plutôt corrigées par Denys[5], celles de Panzer[6], et les nombreuses annales particulières aux divers pays; tous ouvrages précieux et savans, sur lesquels on devra baser désormais tout travail de ce genre, mais qui laissent beaucoup à désirer, soit pour la forme, soit pour le fond; c'est à dire pour présenter soit un ensemble clair et agréable, soit un tout homogène et complet jusqu'à notre siècle dix-neuvième, époque où l'imprimerie semble avoir atteint, principalement à Londres et à Paris, le plus haut degré de perfection possible. Peut-être un jour nouveau, répandu sur la naissance de ce bel art, en fera-t-il découvrir avec certitude et précision l'inventeur premier et le premier monument, aujourd'hui encore sujets de doute et de controverse; car les origines de la presse, quoique si rapprochées de nous, n'ont pas entièrement échappé à la destinée ordinaire de toutes les origines. Est-ce à Laurent Coster de Harlem que l'humanité doit en Europe (de l'an 1420 à l'an 1446), l'heureux secret déjà découvert par les Chinois, de multiplier, en les perpétuant, les signes de la pensée? Est-ce à Mentel de Strasbourg? une rumeur savante indique obscurément, à ce propos, une certaine Vie de saint Jean l'Évangéliste, un certain Miroir du salut, un Art de mourir, des Sermons de Léonard 18 d'Udine, imprimés sans date et en latin avant les monumens de la presse mayençaise; mais ici personne ne s'accorde, ni sur les temps, ni sur les lieux, ni sur les personnes. Est-ce le gentilhomme mayençais Jean de Gensfleisch, dit Guttemberg, né en 1400, qui, vers 1450, imprima le premier? Est-ce à Strasbourg qu'il fit son premier essai? Cet essai fut-il je ne sais quel almanach dont la date est incertaine? ou plutôt Guttemberg ne travailla-t-il pas d'abord à Mayence, par suite d'une association fondée entre 1450 et 1455, avec Jean Fust ou Faust, citoyen de cette ville; et le fruit originaire de cette Société, rompue en 1455, ne fut-il pas la Bible latine, in-folio de 637 feuillets à 42 lignes, sans date? Alors le fameux Psautier de 1457, qui tient le premier rang parmi nos imprimés connus avec certitude, perdrait à beau jeu sa qualité d'aîné. Quelle part faut-il donner, dans l'invention, au gentilhomme? quelle à son associé Bourgeois? quelle à cet ingénieux Schoëffer, gendre de l'associé Jean Faust, qui marqua d'un sceau et d'un chiffre impérissables les premières impressions datées? Et observons ici que le nom de Guttemberg ne figure sur aucun livre; que les noms réunis de Faust et de Schoëffer ne se voient point avant 1457, point après 1470, et que le nom de Schoëffer, isolé, disparaît après 1492.
Nous ne sommes pas appelés à résoudre ces difficiles questions; il nous suffit de résumer les opinions reçues, en choisissant les mieux fondées.
Il est donc à croire que Guttemberg, vers 1446, dans un temps où la gravure se répandait, y puisa, le premier, l'idée génératrice d'appliquer, à des écrits de longue haleine, les procédés employés à reproduire les quatrains et distiques placés en dessous des gravures sur bois. Il ne fallut, pour cela, que de plus grandes planches et plus de patience. Accordons que Faust, vers 1451, jugea plus solide et plus net l'emploi de matrices métalliques fondues. Cependant tout cela ne conduisait encore qu'à un grossier et lent stéréotypage. Enfin, vers 1456, Schoëffer imagina les poinçons ou caractères mobiles, et la face de notre globe dut changer. C'est ainsi que, plusieurs mille ans auparavant, un génie céleste avait trouvé les signes vocaux simples dont se compose l'alphabet, et, par là, dans l'avenir, substitué des langues nouvelles d'une portée incommensurable au langage étroit des symboles et des caractères composés.
L'imprimerie, une fois découverte, s'enrichit, se polit tout d'un coup singulièrement. Que dire des signatures, des réclames, des titres détachés, de la ponctuation, des majuscules, des souscriptions, 19 de la pagination, des chiffres, améliorations diverses qui toutes ont leur importance et leur histoire? Ce n'est pas ici le lieu d'en parler avec détail; mais, honneur, gloire et reconnaissance, mille fois, au paisible triumvirat qui, pour toujours, établit, entre les intelligences, des voies rapides et sûres, d'une extrémité de la terre à l'autre! L'erreur, sans doute, y voyage autant et plus que la vérité; toutefois, la première, qui court en ravageant, y doit laisser moins de traces, à la longue, que la seconde, qui marche à journées comptées, et se retranche à chaque repos. Que les ames religieuses se rassurent! le Dieu de l'univers n'y perdra rien, puisqu'il est le premier besoin de l'homme, et la vérité même. C'est ce que figure cette formule finale des inventeurs, prophétique dans sa naïveté: Ad Eusebiam Dei consummatum.
Arrêtons donc, sans scrupule, un instant nos regards sur les premiers bienfaits de la presse.
1o et 2o. En 1457, nous voyons publier à Mayence, par les deux principaux inventeurs, le Psalmorum codex, déjà cité, et peut-être aussi, à Cologne, chez Quentel, le Donatus, ou le livre de Donat, sur l'instruction grammaticale. Nous disons peut-être, parce que, suivant Maittaire, on a bien pu omettre un C dans la date M.CCCC.LVII, auquel cas le livre serait postérieur d'un siècle, ce qui serait un grand déshonneur pour lui. Poursuivons.
3o et 4o. En 1459, à Mayence, par les mêmes inventeurs, Faust et Schoëffer, le Rationalis divinorum officiorum Gulielmi Durandi codex, et le Psalterium Davidicum, le second des innombrables psautiers.
5o et 6o. En 1460, à Mayence toujours, et toujours par les inventeurs, le Catholicon et le Clementis papæ quinti constitutionum codex. Notez que le Catholicon ne porte pas de nom d'imprimeur.
7o. En 1461, à Venise, par Nicolas Jenson, le Decor Puellarum, ou la Beauté des jeunes Filles; bien entendu qu'il s'agit ici de la beauté morale. L'imprimerie, qui devait, plus tard, s'émanciper cruellement, fut d'abord toute grave et toute chaste. Au surplus, la date de ce livre n'est rien moins que garantie. Plus probablement, elle doit être rapportée à l'année 1471, temps où Jenson fleurissait à Venise. Ce Jenson était Français d'origine. Pourquoi a-t-il laissé à des étrangers l'honneur d'introduire son art dans sa patrie?
8o et 9o. En 1462, à Mayence, à peu près dans le même temps que 20 les Sermones Gabriel Biel, la célèbre Biblia latina, si belle et si chère. C'est la seconde Bible, ou la première, en ne comptant pas la Bible à 42 lignes, sans date. Aujourd'hui circulent plusieurs milliers d'éditions différentes de ce livre des livres.
10o. En 1464, Biblia latina, par Ulric Gering, Martin Crantz et Michel Friburger. C'est la troisième Bible.
11o, 12o et 13o. En 1465, année plantureuse pour la presse, trois ouvrages précieux: 1o Lactantii institutiones, imprimées sans nom d'imprimeur, dans le monastère de Subbiaco, états romains; 2o Sexti decretalium, Bonifacii VIII libri opus preclarum, à Mayence, par Jean Faust et Schoëffer. Nous possédons un magnifique exemplaire de ce livre, sur membrane, contenant 137 feuillets. Maittaire ne connaît, de cet ouvrage, aucun exemplaire sur peau vélin, hormis dans l'édition de 1473, qui est la cinquième. Il faut avoir senti la volupté de posséder un livre que Maittaire n'a pas connu pour la bien apprécier: l'amant le plus heureux en serait jaloux[7]; 3o, à Mayence, Ciceronis officia et paradoxa.
C'est le premier livre classique imprimé. Un tel hommage revenait à Cicéron.
14o et 15o. En 1466, à Augsbourg, Biblia latina, par Jean Bemler, et Grammatica rhythmica.
En 1467, la presse met au jour plus de vingt ouvrages différens. Aussi les livres de cette date, quoique très rares et d'un haut prix, comme la plupart de ceux qui sont antérieurs à 1500, n'ont-ils pas, dans l'opinion des curieux, le mérite de rareté première, que réunissent presqu'au même degré, entre eux, les quinze imprimés que nous venons de citer. Il faut remarquer qu'alors toutes les impressions sont latines. Cependant on voit, dès 1467, une Bible allemande. Seconde remarque: la théologie occupe la presse, pour ainsi dire exclusivement, à l'exception de Cicéron, dont elle reproduit les Épîtres familières, après les Offices et les Paradoxes. Troisième remarque: le format employé n'est guère que l'in-folio, qui exigeait le moins de complication dans les procédés. Bientôt on va plier la feuille en deux, puis en quatre; plus tard on la pliera en six, en huit, en seize, et même en trente-deux; et alors on obtiendra, par l'in-64, un jouet d'enfant dans un prodige de l'art. Quatrième remarque: l'imprimerie européenne, en 1467, 21 n'a point encore voyagé visiblement au delà des bords du Rhin.
1468-70. L'émigration des imprimeurs commence. L'Europe appelle de tout côté les Allemands habiles dans la pratique du nouvel art, de l'art magique. Paitoni, l'historien de l'imprimerie vénitienne, nous apprend que Jean de Spire, en 1469, ouvrit, dans la ville de Venise, la noble carrière que les Alde Manuce devaient tant illustrer après Nicolas Jenson. Rome, dès la fin de l'année 1467, s'enorgueillit de son premier imprimeur, Arnoldus Pannartz. Suivant Middleton l'annaliste de la presse anglaise, l'année 1468 dote la cité d'Oxford des travaux de l'imprimeur Frédéric Corsellis. Paris, plus tardif et plus rebelle aux innovations, ne laisse pas, en 1470, sous le plus soupçonneux de nos rois, de recevoir l'imprimerie des mains d'Ulric Gering, dont nous parlerons plus tard, non pas seulement comme d'un habile et savant imprimeur, mais aussi comme d'un excellent homme et d'un bienfaiteur de notre jeunesse studieuse. Chose notable, c'est un docteur de Sorbonne, le professeur Fichet, qui nous fait ce beau présent, plus précieux, sans doute, que les trois livres de sa Rhétorique latine, le second ouvrage qui ait été imprimé en France. Il faut lire ces détails dans l'Histoire de l'Origine de l'Imprimerie de Paris, par André Chevillier[8]. A cette même époque de 1470, commencent à paraître les classiques grecs, mais seulement dans des traductions latines; les savans de Byzance, réfugiés trop nouvellement en Italie, n'avaient pas eu le temps encore de familiariser la presse avec les caractères grecs, ainsi qu'il ne tardèrent pas à le faire dans Milan. Plutarque et Strabon ont les honneurs de ces publications translatées.
1473. Cette année nous présente, mais toujours en latin, Polybe, Diodore de Sicile, Aristote et d'autres Grecs immortels. Alors les imprimés font irruption par toute l'Europe.
1474. Dans cette année, Paris reçoit son premier livre imprimé en français[9], si Maittaire en est cru. Le choix n'est pas heureux, 22 malgré le titre de l'ouvrage: c'est l'Aiguillon de l'Amour divin, in-4. L'imprimeur est Pierre Caron. L'Italie avait été mieux inspirée; car elle possédait, dès lors, dans sa mélodieuse langue vulgaire, Pétrarque, Dante et Boccace. Il y avait aussi déjà plusieurs livres imprimés en castillan. La presse anglaise ne paraît avoir débuté en anglais que de 1475 à 80, par l'Histoire du chevalier Jason[10].
1475. Jusqu'ici toutes les impressions sont en lettres rondes, fort lisibles, en dépit de trop nombreuses abréviations, et, de plus, très correctes. En 1475 ou même un peu plus tôt, Venise produit les caractères gothiques, comme pour rappeler l'origine germaine de la presse. C'est surtout dans le Valère Maxime qu'on voit cette nouveauté barbare, due à Nicolas Jenson, si célèbre, d'ailleurs, par son beau César de 1472; et l'incorrection suit bientôt cette barbarie.
1479. Nouveau livre imprimé en français; c'est le Mirouer historial, traduit du Speculum historiale de Vincent de Beauvais. Nous le devons aux presses du célèbre Barthélemy Büyer, imprimeur à Lyon, le même qui avait imprimé, en 1476, la vie de Jésus-Christ.
1480-88. Enfin paraît, à Milan, le premier livre en grec, sous les auspices et par les soins d'Antoine Zarot, qui établit une imprimerie dans cette ville, dès l'année 1470. Voici le titre de l'ouvrage: Compendium octo orationis partium et aliorum quorumdam necessariorum, editum a Constantino Lascari Byzantino, græcè et latinè, in-4, M.CCCC.LXXX. Ainsi payait noblement à l'Italie l'hospitalité qu'il en avait reçue, ce grand et malheureux Constantin Lascaris, sur la destinée duquel le plus pur de nos écrivains contemporains a dernièrement jeté tant d'intérêt et d'éclat. Vicence imitera dans peu Milan, et, dans l'année 1483, donnera au monde savant, par les mains de Denis Bertochus de Bologne, le premier lexique grec-latin connu. Mais ce ne sera qu'en 1488, à Florence, que deux éditeurs illustres, Démétrius de Chalcondyle et Démétrius de Crète, feront sortir de l'obscurité des manuscrits, par les presses de Bernard et Nerius Nerli, le prince des poètes, l'Homère grec. Une particularité curieuse 23 se rattache à cette édition mémorable: en 1804, à la vente des livres de M. de Cotte, deux bibliophiles fameux, MM. Naigeon et Caillard, se disputèrent un exemplaire broché de l'Homère princeps. Il fut adjugé au dernier pour 3,600 liv. La Bibliothèque royale en possède un sur membrane. L'exemplaire de M. de Cotte n'était que sur papier.
1495. Terminons cet aperçu général à l'année 1495, qui vit, à Venise, les premiers essais d'Alde Manuce, dans le poème attribué à Musée, sur Héro et Léandre, et hâtons-nous de rendre un juste hommage à l'imprimerie parisienne, en rapportant, d'après Maittaire, et d'après les monumens modernes, les principaux noms qui l'ont illustrée.
1o. Ulric Gering. 1470-1510. Ce digne et savant artiste, élève, à ce qu'on croit, d'Elye, chanoine de Munster, au canton de Lucerne, fut appelé à Paris par Lapierre, prieur, et Fichet, docteur de Sorbonne, ce dernier recteur de l'Université de Paris. Il consacra ses premiers travaux à l'impression des Lettres latines de Gasparin Barzizius de Pergame, et de la Rhétorique latine de Fichet, et se fit connaître par des caractères de forme ronde, fort beaux et fort nets. Son talent d'imprimeur n'était, au surplus, que son moindre mérite. Il avait une ame grande et généreuse. Il releva le bâtiment de la bibliothèque de Sorbonne à ses frais, en reconnaissance de quoi la société lui donna, en 1493, le droit d'hospitalité perpétuelle, dont il n'usa pas. Il mourut à Paris, rue Saint-Jacques, le 23 août 1510, après avoir fait un testament, rapporté dans Maittaire, où il dispose de fortes sommes en faveur des Sorbonnistes, à la charge par eux d'entretenir gratuitement un certain nombre d'écoliers à l'Université de Paris.
2o. Pierre Caron ou Le Caron. 1474. Ce fut lui qui imprima l'Aiguillon de l'Amour divin, que Maittaire croit être le premier livre imprimé en français. On voit un Guillaume Caron, probablement de la même famille, figurer, de 1481 à 1491, parmi les imprimeurs de Paris. Remarquons, au sujet de la traduction du livre de Saint Bonaventure, citée ici, que M. Brunet y a vu la date de 1494. Nous nous en rapportons, pour ces détails, à ce qui en est.
3o. Pascal Bonhomme. 1476. Un Jehan Bonhomme imprimait aussi à Paris, de 1486 à 1489. Pascal ou Pasquier Bonhomme 24 est surtout fameux par son édition des Grandes Chroniques de France, dites les Chroniques de Saint-Denis. (Voir, à ce sujet, la note 9.)
4o. Antoine Vérard. 1480-1517. C'est le prince des imprimeurs en gothique française. Les éditions qu'il a données sont aujourd'hui toutes d'un grand prix. Quelques uns ont prétendu qu'Antoine Vérard ne fut qu'un libraire faisant imprimer; mais qu'est-ce que quelques uns n'ont pas prétendu? Encore une occasion de s'en rapporter, dans le doute, à ce qui en est.
5o. Jehan du Pré, Jehan Belin. 1481-93.
6o. François Regnault. 1481-1500-1539. Il imprimait en fort beau gothique. Nous avons de lui un exemplaire du Confessionale Anthonini, pet. in-12 à deux colonnes et 255 feuillets, plus 5 feuillets de table. Paris, 1510, avec frontispice gravé, figurant le chiffre de l'imprimeur, supporté par un berger et une bergère, avec cette légende: En Dieu est mon espérance.
7o. Denys Janot. 1484-1539. Nom célèbre dans les annales de la presse parisienne, plus par la multiplicité de ses titres que par leur supériorité. Denys Janot imprimait ordinairement en gothique. On a de lui plusieurs romans de chevalerie, tels que le Méliadus de Leonnoys, in-fol. de 1532; et, en société avec Alain Lotrian, le livre de Sydrah le grand philosophe, Fontaine de toutes sciences, in-4, à l'enseigne de l'Ecu de France. Une de ses meilleures productions est en lettres rondes, in-8, 1539; c'est la traduction française des Triumphes petrarcques.
8o. Wolfgand Hopyl. 1489-98.
9o. Philippe Pigouchet. 1484-1512. Homme de grand talent. Un des chefs-d'œuvre de son officine est le livre de Jehan Meschinot, intitulé: les Lunettes des Princes, in-8, gothique, 1499, avec son nom, et son chiffre au frontispice, représentant Adam et Ève.
10o. Godefroy Marnef. 1491-98. Encore un nom typographique notable, porté par plusieurs individus de la même famille. On voit un Enguerrand de Marnef imprimeur en 1517; un Jehan de Marnef, en 1524; et une Jeanne de Marnef, en 1546, rue Neuve-Nostre-Dame, à l'enseigne Saint Jean-Baptiste. Cette dernière imprima les Trois nouvelles Déesses, Pallas, Juno, et Vénus, poème courtisanesque de François Habert, dit le poète de Berry. 25 Sa devise est: Nul ne s'y frotte, devise qui convient également aux anciennes et aux nouvelles déesses.
11o. Jehan Trepperel. 1494-98. Nous possédons, de cet habile imprimeur, un poème anonyme, intitulé: le Renoncement d'Amours, très nettement imprimé en gothique, avec figures sur bois, in-8. L'ouvrage est terminé par le chiffre de Jehan Trepperel, supporté par deux lions, surmonté de l'écu de France. Le même a donné, entre autres beaux ouvrages, les deux Testamens de Villon, in-8, gothique. 8 juillet 1497.
12o. Jehan Petit. 1498-1539. Il doit y avoir eu ici succession de personnes sous les mêmes noms et prénoms.
13o. Simon Vostre. 1500. Imprimeur estimé; d'abord libraire seulement. Il travaillait dans le même temps que Nicolas Wolf et Nicolas de la Barre. M. Brunet, qui est ici de grande autorité, a mis en doute que Simon Vostre ait été autre chose que libraire faisant imprimer. On pourrait écrire des volumes de controverse sur des questions de cette nature sans les résoudre complètement. Or l'esprit humain a besoin d'une pâture. Pour la science des petits faits, il faut se contenter bien souvent de trouver l'à peu près, et de ne se pas tromper tout seul.
14o. Guidon Mercator. 1502.
15o. Henry Estienne Ier. 1503-20. Ce patriarche de l'imprimerie française, chef de son illustre famille, naquit à Paris vers 1470. Il y imprimait dès l'an 1503, et y mourut vers 1520. Ses trois fils, François, Robert et Charles, furent tous imprimeurs avec ou après lui. François, que nous nommerons François Ier, ne marqua guère, non plus que Charles, qui mourut en 1564. Quant à Robert, premier du nom, ce fut un homme supérieur. Né en 1503, il débuta dans la carrière, en 1527, par l'impression des Partitions oratoires de Cicéron; puis il fit paraître son Thesaurus linguæ latinæ, tant de fois réimprimé et autant de fois enrichi, devint imprimeur du roi, son protecteur, en 1539, et mourut à Genève, en 1559, ayant été comme chassé de France pour la hardiesse de ses opinions. Robert Ier eut, ainsi que son père, Henri Ier, trois fils; savoir: 1o Henri IIe, homme de génie, de haut savoir et d'un courage téméraire, qui, né en 1528, s'en alla mourir à l'hôpital à Lyon, en 1598, laissant un fils, Paul Estienne, lequel naquit en 1566, et mourut, en 1627, imprimeur à Genève, avec postérité. On doit à Henri II des ouvrages qui ne mourront pas, tels que l'inestimable Thesaurus linguæ græcæ, que 26 son prote, Scapula, lui vola en abrégé, l'Apologie pour Hérodote, et divers Traités précieux sur la langue française; 2o Robert II, né en 1530, mort en 1571, père de Robert III, imprimeur mort sans enfans en 1629, et de Henri III, lequel eut un fils, Henri IV, imprimeur jusqu'en 1640; 3o François II, dont on sait peu de choses. Revenons à Paul Estienne, fils du grand et infortuné Henri II. Il eut un fils, nommé Antoine, lequel fut imprimeur, et mourut à l'hôpital, comme son aïeul, sans avoir mérité, comme lui, les persécutions de l'envie et du fanatisme. Antoine Estienne rendit son souffle obscur et son beau nom à l'Hôtel-Dieu de Paris, à l'âge de 80 ans, en 1674. On aurait pu graver sur sa tombe ces mots: ultimus et minimus. Tout finit; mais cette grande race des Estienne, grande par ses travaux, son indépendance d'esprit et ses malheurs, a bien gagné l'immortalité en faisant jouer ses presses pendant près de deux siècles. Nulle famille de héros ne s'est signalée par autant de conquêtes, ni par d'aussi durables.
16o. Badius Ascensius, ou Josse Bade d'Asc. 1505-32. Les produits de l'imprimerie, sous ce nom, sont prodigieux en nombre.
17o. Michel le Noir. 1506. Philippe le Noir, selon l'apparence, parent de Michel, imprimait, en 1524, les Regnars traversant les périlleuses voies des Folles Fiances du monde, ouvrage du célèbre Bouchet, et, vers le même temps, ou peu avant, le Vergier d'honneur, d'André de La Vigne et d'Octavien de Saint-Gelais.
18o. Berthold Rumbolt, en 1508, exerçait d'abord son art, de société avec Ulric Gering. Il imprima seul, plus tard, et en parfaitement beau gothique, divers ouvrages, notamment le Romant des trois Pelerinages de la Vie humaine, poème de Guilleville, composé au 13e siècle.
19o. Galyot du Pré. 1512. Nicolas du Pré, 1515.—Jehan du Prat.—1539.—Le nom du Pré figure jusqu'en 1551. Galyot, qui l'a le plus illustré, est l'imprimeur excellent du Roman de la Rose, de 1529; du Sage Sydrah, de 1531, et d'autres ouvrages curieux, tous en lettres rondes. On recherche à tout prix ses éditions.
20o. Ægide (Gille) Gormont. 1513-30. Nicolas Gormont. 1540. Nous possédons, du premier des deux Gormont, une charmante édition gothique, très rare, de l'Amant rendu Cordelier à l'observance d'amour, joli poème de Martial d'Auvergne.
21o. Jehan Bonfons. 1518. Nicolas Bonfons. Ces deux imprimeurs 27 gothiques sont très médiocres; néanmoins, ils sont recherchés à cause de la rareté de leurs productions, telles que les éditions du Grand Kalendrier des Bergiers, des romans de Miles et Amys, de Beufves de Hantonnes, etc.
22o. Alain Lotrian. 1539. Son nom, qui se trouve sur des livres chers et peu communs, fait la meilleure part de son mérite: on le voit décorer l'édition, très précieuse, à la date de 1539, du Mystère de la Vengeance de Titus, et Destruction de Jérusalem.
23o. Thomas Laisne.
24o. Vidove. 1530. Nous citerons de lui la charmante édition, en lettres rondes, du Champion des Dames, ennuyeux poème de Martin Franc, pet. in-8, 1530, dont un bel exemplaire se paie fort aisément aujourd'hui, de 150 à 200 fr.
25o. Les Angeliers. 1535-88. Famille digne de mémoire, notamment par sa belle édition du Mystère des Actes des Apôtres, de Simon et Arnould Gréban, et par celle qu'elle a donnée des Essais de Michel Montaigne, du vivant de l'auteur.
26o. Vascosan. 1536-83. Excellent imprimeur, dont le chef-d'œuvre est le Plutarque d'Amyot, in-8 et in-fol.
27o. Mamert Patisson. 1569-99. Vidua Patisson, 1604. Mamert Patisson fut imprimeur du roi: ses impressions sont fort belles, notamment celle des Origines de la Langue française, par Fauchet. In-4, 1581.
28o. Morel. 1580-1639. Officine laborieuse, à en juger par le nombre de ses produits.
29o. Antoine Vitray, ou Vitré. 1628-58. On connaît sa jolie Bible, en 8 vol. in-12, de 1652, si recherchée des amateurs.
30o. Sébastien Cramoisy. 1620-69. André Cramoisy. 1670-97. Sébastien Cramoisy, digne, par la magnificence de ses types, d'avoir conduit si long-temps l'imprimerie royale, s'est particulièrement honoré par les éditions du Discours sur l'Histoire universelle, de Bossuet, in-4, du Joinville de Du Cange, in-fol., etc., etc. Il mourut en 1669.
31o. Rigaut. 1709. Imprimeur de l'imprimerie royale, qui a fait tant d'honneur, jusqu'à nos jours, au nom d'Anisson. Sa belle édition in-8, 1709, des Sermons de Bourdaloue, est encore aujourd'hui celle de cet auteur que l'on estime le plus.
32o. Coustellier. 1723-45. Justement estimé, surtout par sa 28 jolie Collection des Vieux poètes français, in-12, et par ses charmantes éditions in-12 de plusieurs classiques latins, tels que le Virgile, le Lucrèce, etc.
33o. Barbou. 1757, etc. Sa Collection in-12 des Classiques latins, qui fait suite aux impressions de ce genre qu'a données Coustellier, son Malherbe, avec les notes de Saint-Marc, in-8, et d'autres productions aussi nettes que correctes lui ont acquis une réputation méritée.
34o. Louis Cellot. 1768-71. Nous lui devons, parmi beaucoup de bonnes éditions, le Racine in-8 de Luneau de Boisgermain, et la traduction du Térence, de Le Monnier.
35o. Didot. 1743-1834. Ce grand nom typographique est, avec le nom d'Estienne, celui qui honore le plus l'imprimerie française. Depuis 1743, qu'on le voit paraître, au plus tard, avec un éclat modeste, dans les traductions in-12 de la Vie et des ouvrages de Cicéron, ainsi que dans nombre d'autres excellens ouvrages, jusqu'à nos jours; il n'a cessé de figurer dans les plus belles, les plus correctes et les plus utiles productions de la presse, à commencer par les magnifiques Collections de nos classiques dites du Dauphin, et à finir par la superbe réimpression du Thesaurus linguæ græcæ de Henri Estienne. Mais, ce qui met le comble à la gloire de cette famille, c'est qu'à l'exemple de celle des Estienne, elle joint le triple mérite de la science, des talens littéraires et des vertus civiques à celui de la perfection dans son art. Les Didot auront un jour leur histoire.
36o. Crapelet. 1822-34. A étendu, avec autant de goût que de bonheur et de savoir, le luxe des nouvelles éditions grand in-8 de nos classiques, à une suite de réimpressions des principaux monumens anciens de notre langue. Sa Collection, sur papier de Hollande, est et ne cessera d'être un de nos premiers titres typographiques.
Il serait aisé, peut-être même juste, surtout par rapport aux travaux du temps présent, d'étendre la précédente liste, de mentionner, par exemple, cet estimable Delatour, qui a si bien imprimé le Cicéron de l'abbé d'Olivet, les Panckoucke, les Prault, les Cussac, les Michaud, les Rignoux, les Le Normant, et d'autres encore; mais nous n'avons pas prétendu dresser le catalogue complet de nos grands imprimeurs de Paris, tant s'en faut. Un tel travail exigerait plus de développement que nous n'en pouvons donner ici. C'est assez; laissons à d'autres le soin de compléter le catalogue de Lottin, qui s'arrête en 1789.
[3] Hist. de l'imprimerie. La Haye, 1740, in-4, et Paris, 1775, in-4.
[4] Origines typographicæ. La Haye, 1740, in-4.
[5] Annales typographicæ. La Haye, 1719-25. Amst., 1723. Londini, 1741, Viennæ, 1780-89. 10 vol. in-4.
[6] Idem. Norimbergæ, 1793-1803. 11 vol. in-4.—Voy. encore l'Histoire de l'imprimerie et de la librairie, par Jean De la Caille. A Paris, 1689.
[7] M. Brunet cite deux exemplaires sur vélin de cette édition, l'un de la Bibliothèque Gaignat, l'autre de celle de La Vallière.
[8] Amsterdam, 1694. Le premier livre imprimé en France le fut à la date de 1470, par Ulric Gering, Martin Crantz, et Michel Friburger; c'est l'in-4 intitulé: Gasparii Barzizii Bergamensis Epistolæ. La Rhétorique de Fichet ne porte que la date de 1471. Gabriel Naudé, dans une savante Dissertation sur l'origine de l'imprimerie, insérée au tome IV des Mémoires de Commines, édition in-4 de Lenglet-Dufresnoy, cite, comme premier livre imprimé en France, le Speculum vitæ humanæ, de Roderic, évêque de Zamora, et lui assigne la rubrique suivante: Paris, 1470, quoique le livre ne contienne aucune indication de date ni de lieu.
[9] M. Brunet dit que le premier livre imprimé en langue française fut celui des Chroniques de saint Denis, depuis les Troyens jusqu'à la mort de Charles VII, en 1461. Fait à Paris, en l'ostel de Pasquier Bonhomm, le XVIe jour de janvier de l'an de grâce M.CCCC.LXXVI. 3 vol. in-fol., goth.: Pasquier ou Pascal Bonhomme commença par être seulement libraire, faisant imprimer avant d'être imprimeur-libraire. Il est d'ailleurs peu probable que l'imprimerie ait débuté en français par un ouvrage de si longue haleine.
[10] The history of ye Knight Jason, by Ger. Leeu, Andewarp, in-fol.
Par un Poète du XIIIe siècle, publiés d'après le manuscrit, par Ch.-J. Richelet (et tirés à 15 exempl. seulement, tous sur grand in-8, pap. vélin rose, 19 pages). A Paris, chez Achille Desauges. 1826.
(1000 ans avant J.-C.; et de notre ère, 1250-1550-1826.)
Que Salomon soit l'auteur des trois livres consacrés sous son nom dans l'Ancien-Testament, savoir: du livre Des Proverbes (en hébreu, Mislé), de l'Ecclésiaste (Koheleth), et du Cantique des Cantiques (Sir hasirm), cela n'a jamais fait une question pour les vrais érudits, ni chez les rabbins, ni chez les docteurs latins; mais la controverse s'est engagée sur le fond de ces antiques monumens du génie biblique, particulièrement sur l'objet du dernier; et elle a même été fort vive, fort amère, et, parfois, fort nue. Tandis que de graves commentateurs, à remonter jusqu'à saint Denys l'Aréopagite, ont cherché, dans ces chants passionnés de l'Epoux et de l'Épouse, soit un sens mystique et divin, qui rendît prophétiquement l'intime union de Jésus-Christ et de son Église, soit un élan céleste de l'ame humaine épurée vers la source éternelle de tout bien, des esprits simples, ou grossiers, ou téméraires, s'attachant au texte, en dépit des explications, prenant la chose au pied du mot, appelant Amour ce qui est Amour, Baiser ce qui est Baiser, Cou d'ivoire ce qui est Cou d'ivoire, et ainsi du reste, se sont obstinés à voir dans le Cantique des Cantiques une des plus ravissantes et des plus chaleureuses peintures érotiques dont la poésie ait pu se parer; e sempre bene: car, si l'on suit l'esprit, l'allusion est frappante, l'allégorie lumineuse et féconde; si la lettre, c'est le sentiment qui s'exhale, c'est la passion qui respire.
M. de Voltaire s'est placé à la tête des partisans du second système par son harmonieuse imitation, plus élégante que fidèle, tant connue et tant réprouvée.
C'est précisément cette interprétation profane que l'Apôtre flétrit avec exécration, en disant que c'est arracher les membres du Christ, pour y substituer les membres d'une courtisane, et, par elle, ceux du Diable; ut tollantur membra Christi, et membra efficiantur meretricis, ac per meretricem Diaboli.
Le poète anonyme du XIIIe siècle, dont M. Richelet vient de nous donner, par fragmens, l'explication versifiée, qu'il attribue au trouvère normand Landry; ce trouvère, donc, a pris le sage parti de rester fidèle au sens canonique; seulement il le commente à sa manière, et dans un langage qui, par sa faute, autant que par celle du temps où il est écrit, n'est guère séduisant. Son poème explicatif a, dit-on, trois mille vers octosyllabes. C'est beaucoup trop; et voici, en abrégé, de quelle façon il procède dans les sept passages publiés:
1o. Osculetur me osculo oris sui:
2o. Quia meliora sunt ubera tua vino, fragrantia unguentis optimis:
31 3o. Pulchræ sunt genæ tuæ sicut turturis:
4o. Collum tuum sicut monilia:
5o. Ecce tu pulchra es amica mea, ecce tu pulchra es:
6o. Oculi tui columbarum:
7o. Ecce pulcher es, dilecte mi, et decorus:
Tout cela est peu poétique, il faut l'avouer; mais, du moins, le trouvère Landry se tient dans la règle: il n'a en vue, dans le Portrait de l'Épouse, que la beauté morale, dans les transports de l'Époux que l'amour divin, la bonté divine, la divine grâce, et jetterait plutôt ses trois mille vers au feu, que de reconnaître, dans le Sir hazirim, du Sage, un épithalame charnel en l'honneur de son épouse préférée, la fille de Pharaon. C'est un mérite, après tout; car, osons le dire, il est facile de se tromper dans cette circonstance. Les plus saints auteurs l'avaient bien senti, lorsqu'ils confessaient que ceci n'était pas le lait des petits enfans, non lac parvulorum, mais le pain des forts, sed esca solida et cibus perfectorum. Origène et saint Jérôme rapportent que les maîtres de la loi hébraïque ne permettaient la lecture et la transcription du Cantique des Cantiques, à aucun de leurs disciples, avant l'âge de trente ans. Saint Denis exigeait une entière pureté pour le lire; car tout est chaste aux chastes, 32 comme dit saint Paul, et tout est impur aux impurs; mundis esse omnia munda, immundis autem nihil esse mundum.
C'est ce que rappelle Titelman dans la Préface de son Commentaire sur ce beau poème sacré; et il ajoute, en la finissant:
«Loin d'ici, loin d'ici, profanes! ce lieu est un lieu saint; passez!... Ce n'est pas pour vous que chante Salomon... Vous ne trouvez là ni les champs de Vénus, ni les jardins d'Adonis, que vous cherchez... Allez rejoindre vos sirènes, afin qu'elles vous entraînent dans les syrthes et dans Charybde!... Enivrez-vous des breuvages de Circé, qui vous transformeront en bêtes! Pour nous, l'Époux, c'est Dieu même qui veut nous embraser des feux de son amour, et à qui nous offrons nos vœux et nos cœurs!... Amen.»
François Titelman, dont Ladvocat fait mention, et dont d'autres biographes ne disent mot (tant il est vrai que les meilleurs dictionnaires historiques modernes ne dispensent pas toujours des anciens); Titelman, disons-nous, né au pays de Liége, vers 1500, savant moine capucin à Rome, célèbre par ses écrits contre Érasme, ne le fut pas moins par son Commentaire sur le Cantique des Cantiques. On ne sait pourquoi Palissot prétendit que ce travail avait servi de type au railleur Saint-Hyacinthe, pour son chef-d'œuvre d'un Inconnu. Cette assertion ne prouverait-elle point que Palissot ne l'avait pas lu? En tout cas, elle contredit l'opinion commune, qui désigne les scholies oiseuses et pédantesques des savans hollandais sur les classiques anciens, comme les véritables types de la piquante satire précitée. Elle ne contredit pas moins la raison; car, si le Commentaire de Titelman est surchargé de longueurs et de subtilités, il s'en faut qu'il soit vide et ridicule; il est même souvent très ingénieux et très solide, plus rempli de philosophie morale qu'on n'en devait attendre d'un théologien scolastique du XVIe siècle, beaucoup moins cru dans ses nudités que les livres de Sanchez; si bien que la lecture en est raisonnable aujourd'hui même. Il eut les honneurs de deux éditions dans Paris, l'une in-folio, de 1546, l'autre in-12, de 1550, et reçut l'approbation solennelle des docteurs de Louvain. Une table analytique excellente le précède, qui en facilite singulièrement l'usage, et montre tout d'abord le sens caché des expressions capitales. Ensuite, l'auteur entreprend les huit chapitres, un à un, et fait voir, dans le premier, la voix de l'Église appelant l'avènement du Christ; dans le second, la voix du Sauveur; dans le troisième, celle de l'Église élue, touchant les Gentils; dans le quatrième, encore celle du Christ; dans le cinquième, encore celle de l'Église, touchant le Christ; 33 dans le sixième, celle de la Synagogue, adressée à l'Église; dans le septième, celle du Christ sur la Synagogue; et enfin, dans le huitième, celle des patriarches sur Jésus-Christ. Les orateurs sacrés ont dû puiser plus d'une fois dans Titelman; s'ils ne l'ont pas fait, il est, pour eux, une mine fraîche à exploiter, soit pour les images, soit pour les sentimens; car ce commentateur est aussi vif qu'animé. Eh! comment rester froid, en étudiant le poème de Salomon? Vainement ses traducteurs les plus austères, tels que saint Jérôme, le Gros, Sacy, ont-ils essayé d'en tempérer les flammes par une chaste gravité, l'ame ardente s'y trahit toujours; c'est toujours de la passion en mouvement; ce sont deux jeunes cœurs qui se cherchent, s'abordent, s'éloignent, ou sont éloignés par des hasards importuns, qui s'appellent dans l'absence, se retrouvent, s'aiment, et se séparent pour se retrouver encore; et cela dans un style enchanté, brûlant, vivant de charme et de tendresse. La simple, mais fidèle prose de l'abbé le Gros, suffit pour le témoigner; elle laisse bien loin derrière elle toute la poésie de Voltaire..... «Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle!.... Sans parler de ce qui doit être tenu secret, vos yeux sont comme des colombes....; chacune de vos joues est comme une moitié de pomme de grenade..... Vous m'avez enlevé le cœur, ma sœur, mon épouse, vous m'avez enlevé le cœur par l'un des regards de vos yeux..... Adjuro vos, filiæ Jerusalem, per capreas cervosque camporum, ne suscitetis, neque evigilare faciatis dilectam quoad usque ipsa velit..... Je vous adjure, filles de Jérusalem! par les chèvres et les cerfs de nos champs, ne l'éveillez pas! ne troublez pas le sommeil de mon amie jusqu'à ce qu'elle le veuille (et ces douces paroles sont répétées comme en refrain)..... Retirez-vous, Aquilon! venez, ô vent du midi! soufflez de toute part dans mon jardin, et que les parfums en découlent! etc.» On ne finirait pas les citations, s'il ne fallait finir. En tout, que ces Hébreux sont poètes! et que le temps ajoute de puissance à leurs écrits! Le docteur Lowth a raison: profanes, nous n'avons personne à leur comparer, personne, car Homère est des leurs, par sa nature et par son âge.
LEO ALLATIUS
Nunc primus è tenebris eruit et latinè vertit, juxtà exemplar Romæ impressum. (Anno 1638.) Lugd.-Batav. ex officinâ Johannis Maire. ↀ.Ⅾ.CXXXIX.
SIMUL
DEMOPHILI, DEMOCRATIS ET SECUNDI,
VETERUM PHILOSOPHORUM
SENTENTIÆ MORALES.
Nunc primum editæ a Luca Holstenio, juxtà exemplar Romæ impressum (1638). Lugd.-Batav., ex officinâ Johannis Maire. 2 tom. en 1 vol., pet. in-12, gr. lat., seu commun. ↀ.Ⅾ.CXXXIX.
(340 avant J.-C., et de notre ère, 320, 369, 1638-39-88.)
Le célèbre Gabriel Naudé publia, pour la première fois, à Rome, en 1638, sur les travaux de Léon Allatius (Allacci) et de Lucas Holstein, les écrits philosophiques de Salluste, Démophile, Démocrate et de Secundus, en deux jolis tomes in-12, dont notre édition de 1639 est la reproduction fidéle. Plus tard, Thomas Gale S. les a insérés dans son précieux recueil, intitulé: Opuscula mythologica, physica et ethica[11]. Si l'on veut quelques 35 détails sur ces quatre anciens philosophes, il faut recourir directement à leurs éditeurs; car les biographes ne parlent pas des trois derniers, et se bornent à dire de Salluste (Secundus Sallustius Promotius), qu'il était patricien gaulois; qu'il fut préfet des Gaules sous Constance; que, devenu l'ami de Julien, il suivit la fortune de cet empereur philosophe, après la mort duquel il refusa l'empire; qu'il contribua, en 367, à l'élection de Valentinien, et ne fit plus parler de lui depuis l'an 369. M. Weiss ajoute que le père Kircher qualifie le livre de Diis et mundo de Libellus aureus. Le lecteur français pourra juger, par l'analyse que nous en donnerons, et mieux encore par la traduction qu'en a faite M. Formey[12], que cet éloge n'est pas toujours exagéré.
On voit, dans la bibliothèque de Photius, qu'au rapport de Damascius, Salluste fut un philosophe de la secte cynique, de celle qui ne suit pas les chemins battus, qui rompt en visière au genre humain, et s'exerce à la vertu par de rudes épreuves. Cet homme austère, bravant les veilles et les fatigues, s'endurcissait l'ame et le corps, et allait au bien, par la souffrance, tête haute; il marchait pieds nus, et fit ainsi presque le tour du monde alors habité. Il était éloquent, de la grande éloquence antique, et savait tout Démosthène par cœur. Suidas dit de lui qu'il était satirique et malin, tournant les méchans en ridicule. Un grand, nommé Pamprépius, lui ayant une fois demandé ce que les dieux étaient aux hommes, il lui répondit: «nul doute que je ne sois pas un Dieu, et que vous ne soyez pas un homme.» Il se piquait de divination, regardait les gens aux yeux, et leur prédisait une mort violente quand il leur voyait une abondance d'humidité autour des pupilles. On assure qu'il détourna son disciple Athénodore de la philosophie qu'enseignait Proclus, qu'il appelait une flamme dévorante. Comment cela serait-il vrai, si, comme la plupart des historiens l'attestent, Proclus fleurissait seulement dans le Ve siècle? Mais, si cela est vrai, ne serait-ce point que Salluste était en défiance de l'imagination de ce philosophe et de ses chimères métaphysiques, lui qui ramenait toute la science au gouvernement de soi-même; en quoi il se montre bien autrement solide que 36 Proclus, éclectique ingénieux, rêveur et parleur séduisant, et rien de plus? Au surplus, le même doute qui plane sur le temps précis où vivait Salluste existe sur son origine; quelques uns, le faisant naître en Syrie, dans la ville d'Esème, et lui donnant pour père Basilis, et pour mère Théoclée. Quant à son livre, il est composé de XXI chapitres, dans le premier desquels l'auteur annonce un grand sens, en demandant que ceux qu'on veut instruire des choses divines soient formés, dès l'enfance, aux notions universelles hors de toute discussion, telles que la souveraine bonté de Dieu, son immutabilité, son impassibilité, son essence immatérielle, son éternité. Il fait ensuite, d'une façon très spirituelle, l'apologie des fables. Elles sont utiles, selon lui, au commun des hommes qui méprisent la vérité toute nue, faute de la pouvoir comprendre, et aux philosophes qu'elles tiennent en haleine. Il distingue cinq espèces de fables: les théologiques, les naturelles, les animales, les matérielles et les mixtes, et fait dériver, de ces cinq espèces, toutes les allégories tant religieuses que morales de la mythologie, ainsi que les cérémonies des différens cultes, si variées, et si propres à resserrer les liens de l'homme avec la divinité; c'est, en quelque sorte, un abrégé du Génie des religions, qu'il ramène au sens philosophique à travers ce labyrinthe d'obscurités. Sa théorie toute fabuleuse des dieux se présente après ces prémices et sous leur autorité. Arrivé à la métaphysique et à la morale, il fait le monde éternel, comme étant une émanation de Dieu, qui n'a pu rien acquérir ni rien perdre en aucun temps; et reconnaît l'immatérialité, l'immortalité de l'ame, l'action réciproque de l'ame sur le corps et du corps sur l'ame, sans expliquer ces phénomènes inexplicables autrement que par une comparaison avec le machiniste qui fait mouvoir ses machines d'elles-mêmes, sans cesser d'être soumis à leur action. La providence lui est démontrée par l'ordre de l'univers, et la cause finale de toutes choses par la structure de leurs parties et le jeu de leurs fonctions. A son avis, les vertus naissent du triple concours de l'exacte raison, de la bonne éducation, et de l'exercice régulier des facultés humaines; comme les vices, des principes contraires. Il découvre trois élémens dans notre ame, la raison, la colère et le désir; de là trois élémens dans la république: le prince, le soldat et le peuple, sources dont se combinent les trois gouvernemens monarchique, aristocratique et démocratique, lesquels, par l'excès, dégénèrent en tyrannie, en olygarchie, en démocratie pure. Mais pourquoi y a-t-il du mal dans le monde? Éternelle question, à laquelle il fait l'éternelle réponse. A proprement 37 parler, il n'y a point de mal; car le mal, n'étant que l'absence du bien, comme les ténèbres ne sont que l'absence de la lumière, n'est rien par lui-même. Ce que nous appelons mal, dans un sens absolu, rentre toujours, par quelque endroit, dans l'ordre général; et même, par rapport à nous, le mal, c'est à dire le crime, est prévenu par la science, la religion, la discipline, réprimé par les lois, et, après notre mort, expié par les dieux et les démons. Mais pourquoi, si Dieu est incommutable, se fâche-t-il, se laisse-t-il fléchir? etc.; il n'en est rien. Dieu ne s'irrite point contre les méchans; seulement les méchans s'éloignent de la nature toute exquise de Dieu, par le crime, et s'en rapprochent par le repentir et par l'expiation. Le monde est incorruptible, venant de Dieu; autrement, il faudrait que le feu se consumât, que l'eau se desséchât, ce qui est absurde. Après la mort, les bons, unis à la nature divine, concourent avec elle au gouvernement de l'univers. Ainsi finit Salluste. C'est un esprit borné en physique et en métaphysique, parce qu'il ne procède point, par la voie de l'expérience et de l'analyse, comme nos grands esprits modernes l'ont fait, ce que de nouveaux esprits chimériques se lassent, bien à tort, de faire; mais ce n'est pas moins un homme supérieur, parce qu'il est sage et religieux. Nul mortel n'est vraiment lumineux que par ses vertus.
Lucas Holstein ignore, comme tout le monde, qui était et ce qu'était Démophile; il ne connaît que deux personnages de ce nom: l'un, qui fut mathématicien, et laissa des scolies sur Ptolémée; l'autre, évêque hétérodoxe de Constantinople; il conclut à reconnaître le premier pour l'auteur de ce livre moral, divisé en deux parties, la première des Similitudes, la seconde des Sentences pythagoriciennes. Tout ce qu'il y a de grandeur morale dans l'antiquité se rattache à ce nom sacré de Pythagore.
La flatterie est comme une armure peinte; cela ne sert à rien.
L'esprit des sages pèse comme l'or.
Du méchant comme du mauvais chien le silence est plus redoutable que la voix.
38 La maîtresse ne doit pas être préférée à l'épouse, ni la flatterie à l'amitié.
Le sage sort de la vie modestement comme d'un festin.
Les reproches d'un père sont comme les médicamens, plus doux qu'amers.
Usez des plaisirs comme du sel, parcimonieusement.
Fortune et chaussure doivent être justes, pour ne point blesser.
Le coureur au but, le sage au tombeau reçoivent leur prix.
La richesse des avares n'est utile à personne, non plus qu'un soleil couché.
L'enfant confond les lettres, et l'imprudent les actions.
Le meilleur homme est le moins méchant, comme le meilleur convive, le moins aviné, etc., etc.
Veillez, car la paresse de l'ame touche à la mort.
Le sage prie Dieu dans le silence, par ses actions.
Servir ses passions, c'est plus que servir des tyrans.
Conversez avec vous-même plus qu'avec autrui.
Que Dieu habite constamment dans votre cœur, comme un hôte précieux!
Faites-vous rendre dans votre maison, et non craindre, car la dignité engendre le respect, et la crainte, la haine.
Sachez bien que toute feinte se découvre.
Soyez persuadés que vos seuls trésors sont ceux que vous portez dans votre cœur.
Nés de Dieu, attachons-nous à lui comme la plante à sa racine, pour ne point nous dessécher.
Le plus beau temple de la divinité, c'est l'ame du juste, etc.
Lucas Holstein dit encore que Démocrate fut un philosophe de la secte ionienne, originaire d'Ionie. Stobée et Antoine parlent 39 de ses dits et sentences. Plutarque les cite peut-être sous le nom d'un certain Démocrate, qui vivait dans la république d'Athènes, vers la 110me olympiade (environ 340 ans avant Jésus-Christ), à peu près dans le même temps où Philippe gagna la bataille de Chéronée.
Il est bon de céder à trois choses, au prince, à la loi et au sage.
L'honnête homme compte pour rien le blâme des méchans.
L'esclave de l'argent ne sera jamais juste.
Les désirs trop vifs sont d'un enfant, non d'un homme fait.
Le monde est un théâtre, la vie un passage où l'homme naît, regarde et disparaît.
Le monde est tout changement, la vie pure opinion, etc., etc.
Trois auteurs principaux font mention de Secundus, Philostrate, dans ses Vies des sophistes, Suidas et Vincent de Beauvais. Le premier dit que ce philosophe était fils d'un forgeron; qu'il disputait avec le sophiste Hérode, son disciple; qu'il mourut vieux, et fut enterré près d'Éleusis, sur le chemin de Mégare; le second de ces auteurs a ridiculement confondu Secundus avec Pline l'Ancien, qui se nommait aussi Secundus. Du reste, on sait peu de chose du personnage en question, qui méritait mieux la qualification de sophiste que celle de sage, à en juger par les dix-neuf réponses qu'il fit à dix-neuf demandes à lui adressées, selon quelques uns, par l'empereur Adrien, et que voici:
Qu'est-ce que le monde? l'Océan? Dieu? le jour? le soleil? la lune? l'homme? la femme? la richesse? la pauvreté? l'amitié? la vieillesse? le sommeil? la beauté? la terre? l'agriculture? la navigation? la mort?
Au lieu de sortir d'affaire avec le dictum: à sotte demande, point de réponse, le sophiste s'évertue à définir les choses par 40 une suite d'aphorismes qui n'éclaircissent rien. On doit lui en vouloir, surtout, pour avoir défini la femme un mal nécessaire; la mère, l'épouse, la fille, un mal nécessaire! Il y a là de quoi faire balayer nos maisons avec les robes de tous les sophistes du monde; et, comme si cela était trop peu, Secundus ajoute: «C'est le naufrage de l'homme, la tempête du logis, l'empêchement du repos, l'esclavage de la vie, le dommage quotidien, le combat volontaire, la guerre somptueuse, la bête fauve en cohabitation, l'écueil paré, l'animal malicieux.» Quelle pitié!
Disons, pour terminer cette analyse, que Démophile a été publié sur un manuscrit du Vatican; Démocrate, sur un autre, de la bibliothèque Barberini; et Secundus, sur un troisième, de la bibliothèque du roi, à Paris.
[11] Gr. lat. Amstæledami, apud Henricum Westenium, in-8, in quo continentur:
1o. Palæphati de incredibilibus historiis. 2o. Heracliti de incredibilibus. 3o. Anonymi de incredibilibus. 4o. Eratosthenis cyrenæi catasterismi. 5o. Phurnuti de naturâ deorum commentarius. 6o. Salustii philosophi de diis et mundo. 7o. Homeri poetæ vita. 8o. Heraclidis pontici allegoriæ Homeri. |
9o. Ocellus Lucanus de universi naturâ. 10o. Timæus Locri de animâ mundi. 11o. Theophrasti notationes morum. 12o. Demophili similitudines ex Pythagoreis. 13o. Democratis aureæ sententiæ. 14o. Secundi sophistæ sententiæ. 15o. Sexti Pythagorei sententiæ. 16o. Ex quorumdam Pythagoreorum libris fragmenta. |
[12] Berlin, 1748, in-8.
Et fragmenta, cum interpretatione et notis Jos. Scaligeri, Frid. Lindenbrucchii, Nic. Heinsii, Theod. Goralli (Jean Le Clerc), et aliorum. C. Cornelii Severi Etna accessit et Bembi Etna. (2 tomes en 1 vol. pet. in-8.) Amstelædami, apud Davidem Mortier. M.DCC.XV.
(30 ans environ avant J.-C., et années 1484-1517-1617-1703 et 1715 de notre ère.)
Albinovanus (C. Pedo) vivait sous Auguste et sous Tibère. Il ne reste de lui que trois Élégies et le fragment d'un poème sur la navigation périlleuse de Germanicus dans l'Océan septentrional, qui nous a été conservé par Sénèque le Philosophe, grand appréciateur de cet ouvrage, et en général de ce poète. Les anciens estimaient surtout, dans Albinovanus, l'énergie et la concision du style. On en peut voir des témoignages honorables dans Martial et dans Quintilien; mais principalement dans la 10e épitre de Ponto, livre IV, qui est adressée à ce poète par Ovide, son ami, et dans laquelle ce dernier le porte aux nues, en l'appelant Sidereus. Après ces grands suffrages, il est comme superflu de citer ceux de Sidoine Apollinaire, de Grégoire Giraud, dans son Histoire des Poètes, et de tant d'autres modernes; mais il ne l'est pas de mentionner le service que Jean Le Clerc, sous le nom de Théodore Goral, a rendu à C. Pedo Albinovanus, ainsi qu'à C. Cornelius Severus, soit, comme il le dit dans la Préface de son édition, en dégageant leurs textes épurés sur les éditions de 1484 et de 1517, des Catalecta Virgilii réunis et annotés par Scaliger, où ces deux poètes remarquables gisaient ensevelis parmi beaucoup de pièces obscènes, soit en les éclaircissant par une interprétation en prose latine, et par des notes excellentes, enrichies encore du Commentaire de Lindenbruch pour l'édition hollandaise de 1617.
La première des trois Élégies d'Albinovanus, celle où le poète déplore la mort de Drusus, est de beaucoup la meilleure, et tellement, que Gérard Vossius a douté que les deux autres, sur la mort de Mécènes et sur ses dernières paroles, fussent de la même main, doute que nous partageons, bien que Scaliger et Goral ne le permettent pas. C'est pourquoi nous n'extrairons ici que cette première Élégie, nous bornant à rappeler les dernières aux curieux de l'antique latinité, ainsi que le Fragment sur Germanicus, lequel n'a que 22 vers.
42 Le Drusus dont il est question, père du grand Germanicus, surnommé Germanicus lui-même, à cause de ses victoires sur les Germains, qu'il poursuivit jusqu'à l'Elbe, était le second fils de Tibère Néron et de Livie, qui devint la seconde femme d'Auguste, après un divorce consenti par son premier mari. Drusus était donc le frère cadet de Tibère, depuis empereur. Ce fut un héros, un sage et un vrai citoyen romain. Désigné secrètement par Auguste pour lui succéder, il eût probablement, dit-on, rétabli la république, s'il eût régné; mais le sort était prononcé; ce héros mourut à 30 ans, de maladie, sur les bords du Weser, amèrement pleuré des soldats, presque déifié par les regrets de l'empereur, livrant ainsi l'empire à un monstre voluptueux, dans la personne de son frère Tibère. Disons pourtant, avec son poète, que ce frère, qui recueillit ses derniers soupirs, parut désespéré de sa mort. Tibère valait-il donc mieux dans sa jeunesse, comme l'assure Tacite? ou savait-il déjà feindre? Quoi qu'il en soit, venons à la première Élégie d'Albinovanus. Cette pièce réunit, en effet, éminemment les conditions exigées dans ce genre de poème, un sentiment de douleur véritable, des mouvemens variés, une marche rapide, une versification noble et pathétique. On n'y saurait reprendre qu'un peu de diffusion et d'enflure dans l'éloge; mais ce défaut tient au temps. Quand les Romains faisaient d'Auguste un dieu, il était pardonnable aux poètes de dire que le Tibre, à la vue des funérailles de Drusus, sortit de son lit, tout échevelé, pour éteindre les flammes du bûcher prêtes à consumer son héros, et ne put se contenir qu'à la prière du dieu Mars descendu de l'Olympe tout exprès pour empêcher ce flux de désespoir. En fait d'adulation pour les empereurs, n'y regardons pas de si près. Du reste, l'élégie entière est aussi belle que touchante. En voici une idée imparfaite et succincte:
Long-temps vous fûtes heureuse ô Livie! digne mère de Tibère et de Drusus!... Votre amour embrassait deux fils...; un seul aujourd'hui vous reste à nommer de ce doux nom de fils!... La foudre vous a frappée, comme pour montrer que votre courage est supérieur à ses coups..... Jeune, et déjà vénérable par ses vertus, orné des talens qui brillent dans la paix et dans la guerre, Drusus est tombé!... lui le compagnon de son frère, son émule dans la conduite des armées, il est tombé vainqueur des Suèves, des Sicambres et de toutes ces fières nations germaines, qu'il a contraintes de fuir dans leurs forêts!... Hélas! pendant qu'il triomphait ainsi pour mourir, tendre mère! vous décoriez les temples de Jupiter, de Minerve et de Mars pour son retour, 43 pour la grande ovation que Rome lui préparait, pour les honneurs consulaires décernés à son nom!... vous disiez: «Bientôt il reviendra; le peuple ira lui rendre grâce; je volerai au devant de lui; je reverrai ses traits aimés; il m'embrassera; il me racontera ses exploits; mais moi, je lui parlerai, je le saluerai la première!...» Malheureuse Livie, qui méritiez si peu ce grand revers! vous, la vertueuse épouse du premier des hommes! De quoi vous ont servi tant de qualités éclatantes, puisque vous n'avez pu fléchir les dieux?... Oui, la fortune a craint, en vous épargnant, de faire douter de sa fatale puissance, alors que rien ne vous manquait, ni le comble des biens, ni le comble des mérites... Ainsi, naguère, avait-elle moissonné Marcellus, le cher enfant d'Octavie... Parques homicides! assez, assez de funérailles! fermez ces tombeaux!... Drusus, tu n'es plus!... vainement nous t'avons nommé consul!... les licteurs sont là, tes ordres sacrés manquent... Du moins, vous, Tibère, son frère et son ami, vous avez pu recueillir son haleine expirante! mais sa mère n'a pu l'embrasser, ni réchauffer, sur sa poitrine les membres glacés d'un fils!... Et, maintenant, elle pleure; elle se résout en larmes, ainsi qu'on voit les neiges devenir fleuves au premier souffle des vents furieux du midi... Je l'entends; elle s'est écriée: «O mon fils! tu m'es ravi pour toujours!... Gloire de ton père, où es-tu? Gloire de ta mère, où es-tu?
»Qu'ai-je fait pour m'attirer ce malheur? existe-t-il de justes dieux?... O mon fils! je n'ai plus que tes entrailles à honorer sur ce bûcher! mais ton corps! mais tes mains, je ne puis les baigner de mes pleurs, les couvrir de parfums, les presser de mes lèvres!... Je t'attendais consul et triomphateur, je te reçois mort! je ne vois briller tes faisceaux que devant ton cercueil!
».... Désormais, quand on viendra me dire: Voici votre fils Néron le vainqueur, je ne pourrai plus demander lequel? Ah! malheureuse que je suis! je tremble, je frissonne!...
»A présent, je crains toujours de voir mourir le second; j'étais 44 si tranquille, quand ils vivaient tous les deux!... Du moins, Tibère, ne va pas me quitter! me laisser seule sur la terre! et que je t'aie pour me fermer les yeux!...»
Ainsi parla Livie, jusqu'à ce que les sanglots eussent étouffé sa voix!
.... Princesse, ne vous abandonnez pas ainsi! Pensez qu'il y a des consolations pour vous...; de précieux restes vous ont été rapportés. L'armée les couvrit de ses regrets; et il fallut que Tibère, pour ainsi dire, les lui arrachât... Toutes les villes de l'empire, par où ils ont passé, ont pris le deuil... Rome entière n'a plus qu'un seul discours, qu'un seul aspect, le deuil... Les lieux publics sont fermés; on sort, on court de tout côté, saisis d'effroi...; la justice est suspendue...; les temples sont déserts... Drusus! l'histoire consacrera ta vie!... ta statue ornera le Forum!... on dira que tu es mort pour la patrie! Et toi, Germanie cruelle, qui nous l'as enlevé, tu périras!... Tes enfans, si fiers de la mort de notre héros, seront traînés, par le bourreau, dans nos prisons... Je les verrai, je les contemplerai, nus, exposés sans honneur sur la voie publique, et je me réjouirai!
Mais, que dirai-je de vous, Antonie? digne épouse de Drusus, digne belle-fille de Livie! Hélas! vous étiez faits l'un pour l'autre, égaux en naissance, en biens, en vertus...; vous fûtes son unique amour, le charme de sa vie, le repos de ses travaux!... il ne vous racontera plus ses dangers et ses victoires!...; dans votre désespoir, vous arrachez votre belle chevelure, vous cherchez vainement cet époux absent à jamais...; vous interrogez vainement votre couche silencieuse et déserte... Telle fut Andromaque, telle Evadné... Mais, pourquoi désirer la mort! quand il vous reste, dans vos enfans, de précieux gages de Drusus?... Calmez ces fureurs insensées!... Drusus a rejoint ses glorieux ancêtres: il triomphe maintenant chez les dieux pour ne plus mourir... Songez, veuve infortunée, et vous aussi, mère illustre, à ne rien faire d'indigne de vous! La barque de Caron nous attend tous: à peine suffit-elle à la foule qui s'y précipite.
Que dis-je? le ciel, la terre et la mer passeront...; comment vouliez-vous que Drusus échappât, seul, à la destinée?... Il est mort jeune, il est vrai, mais plein d'honneur et de gloire. Le Rhin, 45 les Alpes, le Danube, et jusqu'au Pont-Euxin, ont vu ses exploits. L'Arménien en fuite, le Dalmate suppliant, la Germanie entière ouverte aux Romains, les attestent... Résignez-vous donc. Obéissez aux ordres d'Auguste, qui vous forcent à prendre de la nourriture!.... Qu'attendre des dieux qui n'ont pu rendre Achille aux larmes de Thétis?.... Entendez la voix de Drusus lui-même, qui vous crie: «J'ai le sort des héros; je meurs assez vieux, puisque j'ai beaucoup fait»; his ævum fuit implendum, non segnibus annis. Il m'est doux de voir les chevaliers romains honorer mes cendres, et se presser autour de mon lit funèbre..... Ma femme, ma mère, séchez vos pleurs!.... Princesses! vous avez entendu cette voix courageuse. C'est assez: contenez vos douleurs! et que la demeure d'Auguste ne soit plus troublée des images de mort; car les destins du monde sont confiés à notre empereur.
Un mot maintenant sur l'Etna de Cornelius Severus. Ce poème descriptif est rempli de beaux vers. Il faut savoir gré à l'auteur de la difficulté qu'il eut à vaincre, aussi bien que Lucrèce, pour plier la langue poétique à l'explication technique des phénomènes naturels; mais, outre que sa théorie des volcans est aujourd'hui complètement surannée, elle ouvre, par elle-même, peu de champ à l'intérêt. Sans le récit heureusement amené, dès le début, du combat des géans contre Jupiter, et aussi sans l'épisode final des deux jeunes frères qui, dans une éruption de l'Etna, sauvèrent leur père et leur mère, en les chargeant sur leurs épaules, tandis que les autres habitans de Catane ne songeaient qu'à sauver leurs trésors, l'ouvrage paraîtrait sec et languissant. A la vérité, ces deux morceaux sont justement admirés, comme le remarque le traducteur exact et savant de Severus, Accarias de Sérione[13]. Sénèque, le philosophe, admirait aussi beaucoup un fragment du même auteur, sur la mort de Cicéron, dans un poème qu'il avait entrepris sur la guerre civile, disent les uns; sur la guerre de Sicile, disent les autres. Voici ce fragment que nous ferons suivre d'un essai de traduction en vers.
Cornelius Severus est un poète religieux; il cherche et voit la main divine partout: nous l'en félicitons comme poète et comme philosophe. Ce noble penchant couvre beaucoup d'erreurs en physique. Ne vaut-il pas mieux trouver, dans la main suprême, la cause première des volcans, ainsi que de tous les grands effets de la nature, que d'en mal expliquer les causes secondes, et de dire, par exemple, que les éruptions volcaniques ont lieu parce que le vent qui s'introduit dans les crevasses de la montagne, venant à souffler le feu, détermine la combustion? Severus vivait 24 ans avant Jésus-Christ; il fut précoce dans son talent, et mourut jeune.
[13] L'Etna de P. Cornelius, et les Sentences de Publius Syrus, traduits en prose française par Accarias de Sérione. 1 vol. in-12. Paris, 1736, fig. (Vol. peu commun.)
Partim à Rodolpho Agricolâ, partim à Johanne Mariâ Catanæo, latinitate donata: cum scholiis R. Lorichii (Reinhard). Novissima editio, superioribus emendatior et concinnior; adjecto indice utilissimo. Amstelodami, apud Lud. Elzevirium (1 vol. pet. in-12, br., portant 5 pouces 2 lignes de hauteur). ↀ.Ⅾ.XLIX.
(350-1515-1649.)
Le rhéteur Aphtonius vivait dans le IVe siècle de notre ère, temps de la décadence des lettres grecques et latines, et l'on s'en aperçoit à ses écrits. Il passe pour avoir reproduit les préceptes d'Hermogène, autre rhéteur fameux sous le règne de Marc-Aurèle. Suidas lui a fait de grands reproches, que nous adoptons avec empressement; ce qui n'a pas empêché qu'il vînt jusqu'à nous; qu'il ait été imprimé avec soin à Florence, chez les Giunti, dès l'année 1515; que l'on en ait fait, depuis, plusieurs éditions, sans compter celle-ci, qui est fort jolie, et que François Escobar en ait donné une traduction française, imprimée in-8, à Barcelonne, en 1611. Sa renommée a donc eu des destins fort heureux, en comparaison de celle de bien d'autres.
Il nous donne, dans quatorze chapitres, quatorze matières d'exercices pour la jeunesse, et commence, on ne sait pourquoi, par la fable; à la vérité, la fable devait lui plaire avant tout, en sa qualité de fabuliste. Les autres thèmes d'exercices sont, pour le genre délibératif, la narration, chreïa ou l'utilité morale, la sentence et la thèse; pour le genre judiciaire, la réfutation ou le renversement, la confirmation, le lieu commun; et, pour le genre démonstratif, l'éloge, le blâme, l'imitation des mœurs ou l'éthopée, la description, et la législation ou induction des lois. Rien de plus sec, de plus aride que cette classification arbitraire des principes de la rhétorique, et généralement que la manière d'Aphtonius. Il définit en deux mots, divise et subdivise sans transition, sans explication aucune, se bornant ensuite à énoncer comment on doit procéder; ici, par l'éloge, la paraphrase, la cause, le contraire, le semblable, la parabole, l'exemple, les témoignages et l'épilogue; là, quand on réfute, par exemple, par des moyens tirés de l'obscur, de l'incroyable, de l'impossible, de l'inconséquent, du honteux, de l'inutile, etc., etc.; à peine daigne-t-il s'humaniser jusqu'à proposer quelques modèles pris d'Isocrate, de Théognis, de Thucydide; 48 c'est à inspirer du dégoût pour l'étude de l'éloquence. Sans les scolies de Lorichius, qui rendent un peu de chair et de vie à ce squelette, les Progymnasmata ne seraient d'aucun service. On doit penser qu'ils étaient de simples notes sur lesquelles le rhéteur construisait, en les développant, ses leçons orales; car, pour un livre, et surtout un livre utile, ce n'en est pas un. Comment les Grecs, même dégénérés, ont-ils pu ranger Aphtonius à côté des Aristote et des Longin? d'Aristote, grand Dieu! avec ses immortels chapitres des passions, des mœurs et de la diction, où revivent l'homme de la nature et l'homme de la société; où se représentent avec un ordre, une clarté, une précision d'analyse merveilleuse, toutes les formes du discours étudié! de Longin, qui élève l'ame, en éclairant l'esprit, et va chercher les sources du beau dans la sublimité des pensées, des images et des figures, dans la simplicité noble des expressions, en même temps que les causes de la splendeur de l'éloquence, dans la liberté! Quoi! Aphtonius professait ainsi la rhétorique après de tels maîtres? après ce Cicéron encore, qui a bien pu se montrer scolastique dans ses Partitions oratoires et dans ses livres à Herennius, jusqu'au point de faire aujourd'hui douter qu'il en soit l'auteur; mais qui, là même, était toujours clair et substantiel; et qui, dans ses trois monumens élevés à l'orateur, semble faire passer son génie dans ceux qui le lisent et s'en nourrissent; après cet infortuné Quintilien, le plus complet et le plus philosophe peut-être de tous les maîtres, qu'on aime et qu'on plaint autant qu'on l'admire! Si, de ces hauteurs, nous descendons aux écrivains techniques, qu'avons-nous besoin d'Aphtonius pour instruire la jeunesse? dirons-nous encore, après les du Cygne, à qui l'on doit d'excellentes analyses des Oraisons de Cicéron selon les règles de l'art, après les Gibert, les Crévier, les Rollin, les Dumarsais et tant d'autres. Conclusion, que les Progymnasmata sont maintenant aussi peu à lire que lus. La triste chose, en tout, qu'un rhéteur qui n'est que rhéteur! Mieux vaut, croyons-nous, un logicien qui n'est que sophiste; car celui-ci, du moins, aiguise l'esprit en provoquant l'objection; tandis que l'autre ne sait rien qu'assommer et dessécher. Toutefois, l'Aphtonius Elzevir est un volume charmant; notre exemplaire n'est pas coupé: ce sont là des titres suffisans à une mention particulière dans ce recueil.
Gr. lat., ad fidem Cod. Vindob. Recensuit, Merceri, Pawii, Abreschii, Huetii, Lambecii, Bastii, aliorum, notisque suis instruxit Jo. Fr. Boissonade. Lutetiæ, apud de Bure fratres, regis et regiæ bibliothecæ bibliopolas, viâ Serpentinâ. (1 vol. in-8.) 1822.
(350-1566 et 1822.)
Ce Recueil épistolaire, qui fut publié pour la première fois, en grec seulement, par Sambuc, et imprimé, en 1566, à Anvers, Plantin, in-4o, est évidemment un ouvrage pseudonyme. Le manuscrit de Vienne, sur lequel les anciens et les nouveaux éditeurs exercèrent leurs veilles, porte le nom d'Aristenète. De là, plusieurs d'entre eux en ont fait honneur au personnage de ce nom, ami du rhéteur Libanius, le confident de l'empereur Julien, ce même Aristenète qui mourut, en 358, à Nicée, dans un tremblement de terre; mais les célèbres Paw et Mercier, suivis en cela par M. Boissonade, aussi habile helléniste qu'eux, et plus complet éditeur, n'ont voulu voir dans ces lettres, dont le style d'ailleurs est rempli de recherche et d'affectation, qu'un assemblage de divers contes et discours formé par un compilateur du Ve siècle au plus tôt, ou qu'un modèle plus ou moins heureux, offert à la jeunesse par quelque ancien sophiste, des ornemens du genre épistolaire, dans lequel il est impossible de reconnaître le ton naturel des simples communications de la vie commune. La raison principale qui fonde cette dernière opinion est, à notre avis, sans réplique. En effet, comment verrait-on cité, dans la lettre 26e du Ier livre, le pantomime Caramallus, contemporain de Sidoine Apollinaire, c'est à dire de 430 à 488, si l'auteur de cette lettre était l'Aristenète contemporain de Libanius, et l'un des hauts fonctionnaires de l'empire sous Julien? A ceci nous ajouterons que l'objet et la nature d'un tel recueil sont trop peu dignes d'un homme grave pour que, sans preuves évidentes, on le lui attribue, et nous oserons dire aux douze ou treize savans qui l'ont curieusement examiné, au point que tel d'entre eux a passé quinze ans de sa vie à l'éclaircir et à l'illustrer.
Ce recueil n'est, en effet, qu'une suite de descriptions érotiques, de maximes, de ruses galantes et de récits libertins, qui ne sont pas toujours sans grace, ni sans détails piquans des mœurs de la Grèce dégénérée, mais qui manquent absolument de chaleur et de sentiment. La volupté conçue ainsi ne s'éloigne guère de la prostitution, et n'a rien à voir à la tendresse, au charme du véritable amour: c'est, tout au plus, du lupanar délicat. Les lettres en question n'en ont pas moins été reproduites ou imitées cinq fois en français, depuis l'an 1597 jusqu'à l'année 1797; cette sorte de sujet étant comme l'histoire, qu'on prend de toutes mains: elles sont divisées en deux livres, dont le premier en contient 28, et le second 23. C'est dans la première lettre, laquelle, adressée à Philocalus (amateur du beau), présente le portrait circonstancié de la charmante Laïs, que se trouve ce mot si connu, à la vérité fort joli: «Vestem induitur, formosa; exuitur, forma est. Vêtue, elle est belle; sans vêtemens, elle est la beauté. Nos chansonniers amoureux et nos faiseurs de madrigaux, qui s'extasient à froid sur le sein de leurs belles imaginaires, reconnaîtront leur image de prédilection dans ces mots: Pænè excidit referre quanto Luctamine strophium impellant sororiantes Papillæ.»
Dans la 2e lettre, un jeune homme attaqué par deux belles qui se le disputent les met toutes deux d'accord, après s'être fait prier, et si bien d'accord, qu'on ne saurait raconter comment.
La 3e lettre est tout simplement le récit des joies d'un galant et d'une courtisane, sous un arbre ombrageux, dans un site enchanté.
Dans la 4e, de deux adolescens fureteurs, l'un, plus expert, reconnaît une courtisane à sa démarche, et ne se trompe pas: Sequere, dit-il à son ami, et disce, etc., etc.
On rencontre, dans la 13e, tout le sujet de l'opéra de Stratonice; mais nous ne pousserons pas plus loin cette analyse, ne sachant pas le grec, et le faux Aristenète ne nous paraissant pas d'ailleurs mériter une plus longue mention. M. Boissonade a dédié son édition à M. Villemain, l'intention est honorable: toutefois l'hommage est fort au dessous d'un talent si élevé, si pur, et aussi d'un éditeur si savant. On trouve, dans le tome 3, de la bibliothèque ancienne et moderne de Jean Leclerc, une analyse très courte d'Aristenète, à laquelle celle-ci peut servir d'appendice.
Gr. lat. ad editionem S. Bergleri, accuratissimè impressæ Trajecti ad Rhenum, apud B. Wild. et J. Alheer. (1 vol. in-8, Charta magna.) M.DCC.XCI.
(350-1715-91-98.)
1o. Philoscaphe[14], après trois jours d'horrible tempête, la mer est redevenue tranquille.—Dès les premiers rayons du soleil, nous avons embarqué nos filets.—Les voilà jetés!—Dieu! quelle provision de poisson! nos filets se rompent.—Nous avons porté notre butin, du promontoire de Phalère, à la ville. On nous a compté de bel argent, et nous avons eu, de reste, bon nombre de fretin à porter à nos femmes et à nos enfans.
2o. Cyrton, c'est en vain que nous pêchons jour et nuit:—la proie nous échappe.—C'est comme le tonneau des Danaïdes.—Cependant on ne se remplit pas le ventre avec des coquilles.—Notre maître veut du poisson et de l'argent.—Dernièrement il a commandé des provisions à notre jeune camarade Hermon.—Le pauvre enfant s'en est allé à Lesbos, privant ainsi notre maître d'un bon serviteur, et nous d'un bon compagnon.
3o. Galatée, c'est une belle chose que la terre ferme; elle vous nourrit et vous abrite, comme disent les Athéniens.—Là, point de flots écumans prêts à vous engloutir.—L'autre jour, à Athènes, j'attendais, dans la galerie de Pécilé, un de ces chanteurs enluminés, aux pieds nus, qui chantait je ne sais quel poème d'Aratus sur les dangers de la navigation.—Il avait raison, ma femme; pourquoi ne pas fuir le voisinage de la mort, puisque nous avons des enfans?—Nous n'avons pas grand'chose à leur donner; mais, du moins, nous les sauverons des flots; ils laboureront la terre, et vivront sans crainte.
4o. Tritonide, nous autres pêcheurs, ne ressemblons pas plus aux habitans des villes et des campagnes, que la mer ne ressemble à la terre.—Ceux-là sont empêchés de leurs affaires et de celles de la république, et attendent leur prix de la glèbe indocile: pour nous la mer est la vie, et la terre la 52 mort, comme l'air est la mort pour les poissons.—D'où vient donc, ma femme, que tu quittes fréquemment ces rivages, pour aller célébrer, avec les riches femmes d'Athènes, la fête des Rameaux et celle de Bacchus?—Ce n'est pas pour cela que ton père d'Égine t'a fait naître et t'a élevée!—Si tu aimes la ville, va-t'en pour toujours! si tu aimes la vie des marins, reste avec ton mari, et oublie les trompeuses joies des cités.
5o. Euthybule, tu n'as pas pris en moi une femme vulgaire.—Sosthènes, mon père, et ma mère Démophile, m'ont donné une dot pour que nous eussions ensemble des enfans libres.—Cependant la volupté t'emporte:—Tu négliges et délaisses tes enfans:—Tu fréquentes cette Hermione, qui tient une maison de louage à Galène, où les jeunes marins vont faire toute sorte de débauches, et qui reçoit des présens du premier venu.—Tu es vieux; c'est pourquoi, non content de lui faire des cadeaux de pêcheur, tels que des surmulets et des anchois, tu lui donnes des réseaux de Milet et des robes de Sicile, avec de l'or en sus.—Finis cette vie indolente, ou laisse-moi retourner chez mon père.
6o. Glauca, ma chère femme, conseille-moi;—Tu sais que nous sommes pauvres.—Des pirates sont venus me proposer d'être des leurs, en faisant briller de l'or à mes yeux.—Moi, dont les mains sont pures de sang, je répugne à me rendre homicide.—Pourtant la misère est dure à soutenir:—Conseille-moi!
7o. La mer devient menaçante; les vents se déchaînent; les dauphins apparaissent en sautant sur les flots, présages d'une affreuse tempête.—Pourquoi oserions-nous aller, les uns vers le cap de Malée, les autres dans le détroit de Sicile, qui dans les eaux de Lycie, qui dans celles de Capharée, non moins périlleuses?—Attendons le retour du beau temps sur nos rivages:—Alors nous irons à la recherche des corps morts, et nous leur donnerons la sépulture.—Tôt ou tard les bonnes actions trouvent récompense. En tout cas, elles nourrissent le cœur de l'homme, et la conscience satisfaite épanouit l'ame.
8o. O Scopélès! les Athéniens songent à la guerre:—Déjà leurs bâtimens légers sont sortis pour porter des ordres à leurs vaisseaux du dehors;—Ils arment ceux du port; et, de tout côté, on force l'inscription des matelots, depuis le Pirée, Phalère et Sunium jusqu'aux frontières des habitans de Géreste.—Fuirons-nous le service de guerre, nous qui 53 avons des enfans et des femmes, ou resterons-nous?—Il est plus sûr de fuir.
9o. Je ne savais pas à quel point les Athéniens poussent le luxe et la délicatesse.—L'autre jour, Pamphile, voulant aller à la pêche, fit marché avec moi.—Le voilà dans ma barque, se faisant dresser un lit voluptueux, s'abritant d'une riche tente, sous laquelle il rassemble de charmantes femmes et quantité de musiciennes; l'une jouant de la flûte, c'est Crumation, l'autre du psaltérion, c'est Erato; une troisième des cymbales, c'est Evépèse.—Ce ne fut que joie, bombance et chants joyeux tout le temps.—Rien de cela ne me faisait envie; mais, au retour, Pamphile m'a payé largement.—Alors je me suis réjoui. Viennent donc d'autres voluptueux qui égalent Pamphile en magnificence!
10o. Comment l'amour a-t-il blessé un pauvre pêcheur comme moi, qui gagne péniblement sa vie?—Toutefois il m'a blessé:—J'aime avec fureur la fille de Terpsichore, l'une de ces filles qui se sont sauvées, je ne sais comment, de la maison d'Hermione, la logeuse, pour venir au Pirée.—Je ne suis qu'un pêcheur; n'importe: à moins que son père ne soit fou, il me jugera digne de l'épouser.
11o. Je ne quitterai point cette femme, en dépit de tes conseils, Eupolus!—J'obéis à l'Amour.—Cet enfant est né d'une déesse marine:—La vierge pour laquelle il m'enflamme, est sans doute une compagne de Panope et de Galathée, les plus belles des Néréïdes:—J'obéis à l'Amour.
12o. L'autre jour, tandis que j'assistais, dans ses couches, la femme de mon voisin, tu t'es penché sur moi pour m'embrasser, vieux Anicétus!—Comme s'il était donné à quelqu'un de rajeunir!—Dis-moi: n'as-tu pas dételé ta charrue?—Ne sors-tu pas du coin de ton feu, ou du fond de ta cuisine?—Misérable Cécrops! finis donc tes soupirs, et songe à toi!
13o. Thaïs à Euthydème.—Tu fronces le sourcil!—Tu t'es mis la philosophie en tête!—En allant à l'académie, tu passes fièrement devant ma maison sans y entrer.—Pauvre fou! sais-tu ce qu'est ce fameux sophiste dont tu vas payer les leçons?—Hier, il m'offrit de l'argent pour ce que tu devines.—Il poursuit la servante de Mégara.—Moi qui prise mieux tes caresses que tout l'or des sophistes, je l'ai refusé.—Si tu veux, je te ferai voir comment cet ennemi des femmes renchérit sur les plaisirs accoutumés.—Tu penses donc qu'il y ait bien loin d'un sophiste à une courtisane?—C'est quasi tout un; car l'un et l'autre vivent de présens.—Nous, du moins, nous ne renions pas les dieux; nous ne 54 prêchons pas l'inceste et l'adultère.—Eh bien! quoi? ils savent disserter sur la cause des nuages, sur la nature des atomes!—J'en disserte aussi bien qu'eux; car je n'y connais rien.—Aspasie a formé Périclès, et Socrate Critias.—Lequel des deux élèves préfères-tu?—Allons, trève de ces insipides folies, Cher Euthydème!—Reviens: je te montrerai le souverain bien.—La vie s'envole: ne la perds pas en bagatelles ni en recherches d'énigmes.
14o. Pétala! je ne demanderais pas mieux que les courtisanes pussent vivre des pleurs de leurs amans:—J'aurais contentement avec toi;—Mais il n'en est rien:—Il leur faut du solide.—Nous avons besoin d'argent, de vêtemens, de parures, de servantes, mon tendre ami!—Depuis tantôt un an, je maigris avec toi, que c'est pitié!—Il est vrai que tu m'aimes, que jour et nuit tu pleures à mes côtés, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre.—Encore une fois, n'y a-t-il donc rien dans la maison de ton père et de ta mère, ni or, ni argent, ni provisions; rien absolument, hormis des larmes?—Tu m'apportes aussi, je le sais, des roses, comme on apporte des fleurs sur un tombeau.—C'est trop peu:—Tâche de venir désormais avec les mains mieux garnies et les yeux plus secs; ou bien tu auras sujet de pleurer.
Telle est la matière, telle est la forme de ces cent seize lettres, divisées en trois livres, que les biographes ont trop peu appréciées, en disant qu'elles ne manquent pas de naturel; car elles sont tout naturel et toutes graces, riches en peintures de mœurs, en traits de sentiment et d'esprit, et partout empreintes de ce cachet de vérité dont le recueil d'Aristenète est absolument dépourvu. Nous aurions pu, en multipliant nos extraits sommaires, étendre les preuves de cette assertion; mais la nudité de certains tableaux, la hardiesse, pour ne rien dire de plus, de certaines expressions nous ont arrêtés. Le lecteur français peut d'ailleurs se satisfaire aisément, s'il le veut, puisque l'abbé Richard a donné une traduction d'Alciphron, en 3 vol. in-8o, Paris, 1785. La meilleure édition de l'original avec l'interprétation latine est celle-ci, que M. Wagner a reproduite avec quelques additions, en 2 vol. in-8o, Leipsig, 1798. Notre exemplaire est du petit nombre de ceux qu'on trouve en papier fort de Hollande. Jean Leclerc, dans sa Bibliothèque ancienne et moderne, pense que ceux qui font Alciphron contemporain d'Alexandre n'appuient pas cette opinion sur des fondemens très solides.
[14] Amateur de barque.
Edition princeps. Padoue, Bartholomée de Val de Zuccho. 1474. In-4, lettres rondes, 91 feuillets.
(450-1474.)
C'est ici la première édition de Hiéroclès. Elle fut publiée en latin, sans texte grec, sur la traduction du savant Jean Aurispa, traducteur aussi d'Archimède, secrétaire et ami du pape Nicolas V (Thomas de Sarzane). Ce ne fut, au rapport de M. Brunet, qu'en 1583, à Paris, chez Nivellius, que fut imprimé le texte grec, avec la traduction latine de Jean Curterius. Cette édition de Padoue, la plus rare, est fort précieuse, comme tenant de plus près aux manuscrits. Ce fut d'ailleurs Jean Aurispa qui découvrit à Venise, vers 1447, ce beau livre, monument le plus pur de la morale de l'antiquité; il est donc juste que nous lui rendions tous les honneurs de la publication. Son édition est très belle dans sa simplicité, et si correcte que, malgré les perpétuelles abréviations dont elle est chargée, comme toutes les éditions Princeps, l'œil saisit facilement l'ensemble des mots.
Il n'y a point de titre général. Le volume débute par une épître ou préface d'Aurispa au pape Nicolas V; ensuite vient le titre particulier, dont la forme est singulière.
A la fin du texte, on lit ces mots: Laus Deo, amen, et cette devise: Duce virtute et comite Fortuna. (Pour guide la Vertu et pour compagne la Fortune.) Après quoi, sur le verso du dernier 56 feuillet, se trouve répété le titre particulier de cette addition:
Qu'on nous permette de ne pas finir cette description sans dire que notre exemplaire, qui vient de la bibliothèque de Girardot de Préfond, relié en maroquin rouge par l'ancien Derome, nous a coûté 130 francs, en 1833. Nous ne serions pas étonnés que ce fût le même qu'un amateur paya 80 francs à la vente du comte Maccarthy. La progression du prix de ces sortes de livres est naturelle et rapide; elle sera constante.
Maintenant, parlons un peu des vers dorés; car la forme n'est pas tout, le fond est aussi quelque chose. Nous ne saurions mieux rendre hommage à Hiéroclès qu'en rapportant la préface d'Aurispa au pape Nicolas V, dont il était l'ami, dès avant que ce digne pontife eût été cardinal, évêque de Bologne, et chef de l'Eglise, après Eugène IV, le 14 mars 1447. On se rappelle que Nicolas V, auquel succéda Calixte III, était d'un caractère doux, paisible, libéral, et même magnifique; qu'il fut protecteur éclairé des lettres et des arts, et grand acheteur de manuscrits grecs et latins; qu'il termina heureusement, après 71 ans, le grand schisme d'Occident, par la démission obtenue de Félix V, pape d'Avignon; enfin qu'il mourut, à 57 ans, le 24 mars 1454, de chagrin de la prise de Constantinople par les Turcs. Voici donc la lettre qu'Aurispa lui adresse, et que nous n'avons vue nulle part ailleurs.
«Je m'étonnais et je cherchais la cause de l'infériorité de nos modernes sur les anciens, tant dans les lettres que dans les édifices et les monumens; et, cette infériorité remarquable, je croyais devoir l'attribuer tout ensemble à la négligence des hommes, au peu de moyens mis à leur disposition, à leur nature moins heureuse; mais, très Saint-Père, vos vertus et votre protection ont jeté un si grand éclat sur nos 57 derniers temps, que ces pensées me sont sorties de l'esprit; et j'ai bien reconnu alors que ce fut à la haute faveur de ses princes que l'antiquité dut surtout ses monumens et ses génies. Nous voyons, en effet, un si grand nombre de temples et de magnifiques bâtimens publics et particuliers, rétablis ou élevés par votre ordre, ou même à vos frais, qu'à peine nous, qui sommes témoins de ces merveilles, pouvons-nous croire qu'elles aient pu s'effectuer en si peu d'années; merveilles telles que, pour les décrire toutes, il faudrait un gros livre. Je me permettrais de le faire en détail, si je me confiais dans mes talens, et je le ferais, sans doute, à ne consulter que mon désir. Oui, je désire écrire votre vie entière, préférant d'être accusé de témérité, sous une apparence d'amour, que de l'être d'un silence prudent; mais peut-être quelqu'un plus éloquent se présentera-t-il pour cette œuvre hardie. Il ne se peut qu'entre tant d'habiles gens que vos bienfaits ont soutenus il ne s'en trouve un digne d'écrire cette vie si pleine, si variée, si brillante de vertus diverses. Les études, en tout genre, ont fait de tels progrès depuis peu, grâce à vous, que le nombre des auteurs ou traducteurs dépasse celui des huit derniers siècles; et, en cela, vous n'avez pas seulement rendu service aux contemporains, mais encore aux hommes passés et à venir; aux uns, en les sauvant de l'oubli; aux autres, en leur fournissant, avec des modèles, une précieuse facilité de s'améliorer. Vous avez fait chercher, en tout lieu, des ouvrages que l'incurie et l'ignorance avaient ensevelis depuis six cents ans. Vos envoyés ont parcouru le monde et poursuivi partout la trace des manuscrits grecs et latins, les achetant de votre argent; et moi, qui vous honorai et vous aimai toujours, j'en ai traduit plusieurs, que je vous ai dédiés avant votre exaltation. Ce fut pendant votre séjour à Venise, où je m'étais rendu par vos ordres, que j'achetai, entre d'autres livres par moi découverts, le Hiéroclès sur les vers de Pythagore, dits les Vers dorés; ouvrage où la philosophie pythagoricienne est toute contenue, et si utile, qu'à mon âge de quatre-vingts ans, je n'ai rien lu, soit en grec, soit en latin, qui m'ait plus profité. Aux miracles près, cet écrit diffère peu des livres chrétiens. Je l'ai donc traduit en latin, et je l'offre à Votre Sainteté, seulement pour qu'elle le lise; car, du reste, il ne saurait rien ajouter à la science d'un aussi docte personnage, à la vertu d'un homme aussi vertueux; mais il ne laissera pas que de vous plaire, en confirmant vos propres sentimens. Tout en traduisant, j'ai fait des vers grecs plutôt 58 que des vers latins, mais qui rendent le sens mot à mot, afin que l'explication de Hiéroclès s'y rapporte exactement; et vous remarquerez que, dans le grec, la quantité requise pour le vers héroïque, n'est pas conservée, les Pythagoriciens ayant toujours regardé, dans le discours, l'utilité plus que les paroles.»
Les Pythagoriciens et Jean Aurispa avaient raison. Eh! qui donc songerait à la mesure des vers en lisant des préceptes tels que ceux-ci?
Quelle sagesse! quelle haute et profonde philosophie! quelle céleste simplicité. Que cela est au dessus des rêveries et des ambages de la dialectique de Platon, malgré son Timée! au dessus des subtilités et des sécheresses de l'analyse d'Aristote! et 59 que cette secte italique, née avec Pythagore, 590 ans avant l'Évangile[15], mère de l'Académie et du Lycée, aurait dû éclipser ses enfans, qui l'ont éclipsée elle-même! Ne nous troublons pas de la théorie du Quartenaire[16], du Système des démons, des Symboles, de la Transmigration des ames, de l'Abstinence de la chair des animaux; tout cela n'est pas Pythagore: c'est par là qu'il est homme et vulgaire! Cherchons-le dans les Vers dorés, dans cette sublime pensée, que la solide philosophie repose, non sur la métaphysique, mais sur la morale; car c'est par là qu'il s'accorde avec les plus beaux livres qui soient sortis de la main des hommes! Il faut traverser sept siècles, et se rendre (qui l'eut imaginé?) à la cour de Néron pour lui trouver, dans Épictète, un égal? non, mais un émule au sein de l'Europe idolâtre. Encore un pas, et Marc Antonin se rencontre; puis rien pour discipliner le monde païen, rien hors de Hiéroclès, interprète des maîtres, puisque Cicéron, tout éloquent, tout sage qu'il était, ne fut pas doué de cet ascendant qui subjugue les passions; et que l'habile, le courageux rhéteur Sénèque, parut n'avoir de morale que dans la tête. Il y avait, nous croyons, à Crotone, une loi qui ordonnait à chacun de lire les Vers dorés, le matin et le soir de chaque jour; loi vénérable dans sa naïveté, que l'on peut traduire ainsi: Ordre à chacun de consulter chaque jour les tables de sa conscience! Du reste, ces Vers dorés sont, ainsi que l'érudition antique et moderne l'a reconnu, le résumé de la philosophie pythagoricienne, mais ne sont pas de Pythagore. Lysis[17], son disciple, et maître d'Épaminondas, passe pour les avoir écrits. Quant au fils de Parthenis, il n'écrivait guère; il voyageait, parlant de Dieu, de la vertu qui unit les hommes, prêchant d'exemple encore plus que de paroles, et on le suivait. Que cette vie sacrée eût été belle à bien connaître! et combien on doit regretter le récit qu'en avait composé ce Xénophon, si digne de lui, qui naquit 160 ans seulement après lui; réduits que nous sommes à vivre sur les froids documens de Diogène Laërce, et sur les histoires désordonnées et fantastiques de Jamblique et de Porphyre, tout 60 savamment compilées qu'elles peuvent être par Dacier! Heureusement, si la suite des actions de Pythagore s'est comme perdue dans la nuit des âges, son esprit revit dans le commentaire de Hiéroclès, disciple inspiré par cette grande intelligence, et, chose mémorable! inspiré après 800 ans révolus. C'est là qu'on trouve ces belles sentences:
Après avoir lu ce qui précède, comment a-t-on pu confondre le commentateur des Vers dorés avec cet autre Hiéroclès, président de Bithynie, puis gouverneur d'Alexandrie, qui persécuta les chrétiens sous Dioclétien; qui écrivit contre eux, en quoi il fut combattu victorieusement par Eusèbe et Lactance; enfin, qui mettait Aristée et ce fou d'Apollonius de Thyane au dessus de Jésus-Christ? M. Dacier repousse avec une force et une science invincibles cette erreur grossière, soutenue par Vossius. Il dégage notre Hiéroclès très habilement de six autres personnages homonymes, et prouve suffisamment, contre l'autorité du docte Pearson, que le digne interprète de Pythagore, celui qui ressuscita sa doctrine dans Alexandrie, vers la fin du IVe siècle, et qui composa sept livres sur la providence et le destin, dont Photius nous a conservé des extraits, était originaire de Carie, et fut d'abord athlète, avant d'être un des plus sages et des derniers philosophes de l'antiquité.
[15] D'autres disent 540 ans.
[16] Théorie qu'il ne faut pas confondre avec la découverte du carré de l'hypothénuse, qu'on doit à Pythagore.
[17] Jean Le Clerc, dans sa Bibliothèque choisie, s'étayant du témoignage de M. Dodwel, laisse percer quelques doutes sur l'opinion que Lysis même soit l'auteur des Vers dorés; mais comme, à cet égard, on ne peut plus arriver à la certitude, autant vaut s'en tenir à l'opinion commune, qui est ici favorable au maître d'Épaminondas.
[18] Nous nous servons librement ici de la traduction de Dacier, comme nous l'avons fait plus haut.
(800-13-41—1204-1566-1818.)
Entre les sujets qui ont exercé l'érudition et la dialectique de nos philologues, il n'en est point qui ait amené plus de controverses que les origines de notre langue. A la vérité, la matière était importante et ardue. Quel plus digne objet des recherches savantes que la source d'un idiome devenu l'agent le plus actif et le plus répandu de la civilisation moderne; et, aussi, quel champ plus vaste ouvert à la discussion, vu l'indigence dans laquelle les siècles antérieurs au XVIe nous ont laissés, par rapport aux documens capables de verser la lumière sur ces origines ténébreuses!
Plusieurs savans, entraînés par un sentiment naturel d'orgueil national, et frappés de la physionomie constante et particulière des coutumes et du langage des contrées armoricaines, voulurent voir presque tout le français dans le celtique, et le pur celtique dans le bas-breton. De ce nombre fut, au commencement du XVIIIe siècle, le fameux religieux de Saint-Bernard, Pezron, originaire de Bretagne. Selon lui, les Celtes descendaient directement de Gomer et d'Ascénaz, fils et petit-fils de Japhet; les divers peuples de l'Europe sortaient de cette souche, et toutes les langues européennes dérivaient du celtique gomérite; opinion qu'il put appuyer du célèbre géographe Cluvier, mort en 1623, lequel, ayant aperçu, dans la langue allemande, des rapports avec certaines racines celtiques, en avait inféré que le celtique était le principe de l'allemand.
Le ministre réformé Pelloutier, historien des Celtes, venu peu après dom Pezron, tout en traitant ce dernier de visionnaire, ne s'engagea guère moins que lui dans le système celtique, sauf qu'il ne remonta point jusqu'à Noé; car, du reste, il fit descendre des Scythes, ou anciens habitans du grand plateau 63 de l'Asie, nos aïeux les Celtes; puis, de ceux-ci, sans difficulté, les Germains, les Scandinaves, les Moskowites, les Polonais, les Angles, les Pictes, les Grecs, les Étrusques, les Umbres, les Siciliens, etc., etc.; et, par suite, il fit découler du celtique les langues principales de l'Europe, notamment le grec, le latin et l'allemand, sur la foi de quelques termes conformes, quant au son et à la signification dans les quatre langues, tels que πατερ, vater, père; μητερ, muster, mère; γουν, knie, genou, etc., etc.
Le Brigant[19] se fit depuis un nom, en poussant les mêmes idées à l'extrême.
Dom Martin et dom Brezillac, dans leur estimable Histoire des Gaules, qui parut en 1752, apportèrent, sans être aussi tranchans, des secours nouveaux à l'appui d'un système d'antiquités pour notre langue, bien propre à rehausser le rang qu'elle occupe justement parmi les idiomes connus. Un tel système devait obtenir faveur chez nous. Aussi lui fit-on fête, lorsqu'il parut ou reparut ainsi dans tout l'appareil de la science, en pompeux cortége d'assertions, de notes, de dissertations nébuleuses. Nous vîmes alors pulluler les origines celtiques. Une académie celtique se forma, qui se recommanda par d'ingénieux et pénibles travaux; et rien, enfin, ne manqua aux Celtes renouvelés, rien que les preuves trop souvent; car les contradicteurs, violens d'ailleurs, ne leur manquèrent pas plus que les partisans fanatiques.
Entre les contradicteurs, nous citerons Barbazan. C'était un homme fort instruit, sans doute, des vieux monumens de notre langue, dont il eut le mérite de réveiller le goût trop abandonné dans le grand siècle, et peut-être poussé trop loin aujourd'hui. Trois volumes d'anciens fabliaux, précédés de curieuses préfaces, et suivis d'autres poésies gothiques, publiés par ses soins, en 1756, lui font honneur, ainsi qu'à M. Méon, qui les a très amplement reproduits et annotés, en 1808; mais, après avoir payé ce juste hommage à son investigation patiente, on peut lui reprocher, sans scrupule, sa manie anti-celtique, et surtout le ton amer et décisif qui domine sa discussion. Il traite légèrement, ou même dédaigneusement, les Etienne Pasquier, les Fauchet, les Borel, les Ménage, ce que personne n'a le droit de faire; et 64 non seulement il ne veut voir que du latin sans le moindre mélange de celtique dans le français primitif, mais il va jusqu'à refuser aux Celtes d'avoir eu des caractères d'écriture, bien qu'il admette qu'ils ont eu des carmes, ou poésies chantées par les Bardes: la raison qu'il donne en faveur de cette dernière opinion ne vaut rien... «César, écrivant à Cicéron le jeune, assiégé dans Trèves, dit-il, se servit de caractères grecs, pour n'être pas lu par les Celtes ou Gaulois.» Ceci prouverait tout au plus que ces peuples ne lisaient pas communément le grec; mais non qu'ils n'eussent aucun usage de caractères phoniques, au contraire. La religion des Gaulois leur défendait, il est vrai, l'écriture, et confiait chez eux les pensées à la mémoire. Ainsi l'avaient réglé leurs druides, jaloux de toute libre communication des esprits. Toutefois, il en faut conclure que les Gaulois pouvaient écrire; car jamais loi n'interdit l'impossible. Barbazan cite encore le lexicographe celtique dom Pelletier, qui n'a trouvé aucun monument écrit en bas-breton avant l'an 1450; mais doit-on dire, sur ce témoignage, qu'il n'exista jamais de tels monumens plus anciens? Non; ce serait abuser de l'argument négatif dont il est si reconnu qu'il faut user sobrement. Ni Mabillon, ni dom de Vaines, cela est encore vrai, ne donnent, dans leurs tableaux diplomatiques, de caractères spécialement celtiques ou gaulois; mais les habitans de la Gaule ne pouvaient-ils avoir des caractères inconnus à Mabillon et à dom de Vaines? et, quand on voit, dans la diplomatique de ces illustres bénédictins, 350 formes d'A, y compris celle-ci, F, et cette autre Ⅎ, 260 formes de B, y compris celle-ci Ǝ, et cette autre 8, etc., etc., n'est-on pas fondé à déclarer téméraire l'opinion qu'aucune de ces formes, employées dans les Gaules depuis l'ère chrétienne, ne fut connue des anciens Celtes ou Gaulois?
L'académicien Duclos, étayé de Samuel-Bochart, établit, dans ses judicieux et élégans mémoires[20] sur les antiquités de notre langue, que les Celtes du Midi avaient reçu, des Phéniciens, des caractères analogues à ceux des Grecs. Qui empêche, d'autre part, que les Celtes du Nord n'aient eu des caractères runiques? En un mot, point d'association d'hommes sans langage; point de corps de nation sans langage écrit ou figuré, phonique ou symbolique: or, les Celtes formaient un grand corps de nation, composé de plusieurs membres soumis à des lois; donc, il est raisonnable de leur supposer la connaissance des caractères.
La préoccupation anti-celtique de Barbazan, et son parti pris 65 de rapporter toutes nos origines de langage au latin, le font tomber dans d'étranges propositions. Il affirme, par exemple, que le celtique avait entièrement disparu des Gaules et cédé sa place au latin dès le VIe siècle; affirmation qui semble hardie, quand on a voyagé dans le pays basque et en Bretagne. L'académicien Bonamy, pour le roman de Nord, et le médecin Astruc, pour le roman du Midi, sont plus discrets quand ils accordent que, 400 ans après César, le celtique entrait encore pour un trentième des mots dans la langue vulgaire de nos contrées, et ils ne disent rien de la syntaxe ni des idiotismes qui font plus de la moitié des langues. Autres exemples: Barbazan tire le mot bas-breton ascoan (repas de nuit) de iterùm cænare; le mot cael (grille) de cancellus; le mot direis (insensé) de extrà regulam; le mot bar (homme, baron) de vir. Il dit que bourg vient d'urbs, et non du tudesque burg; que le mot grenouille vient de rana; il en vient comme de batrakomios, et comme souris vient de mus. Pour ne pas admettre, avec tout le monde, la racine celtique dun (élévation), il prétend, ce qui contredit Fréret et l'évidence, qu'augusto-dunun vient d'augusti-tumulus: en ce cas château-dun viendrait de castelli-tumulus.
Mais voici la mesure comblée; il fait sortir le mot chêne de chaonia, pays célèbre par les chênes de Dodone! En bonne foi, peut-on, après cela, se moquer de l'étymologiste Ménage? Ce savant homme, du moins, n'était point exclusif, s'il était souvent forcé, nous ne le voyons pas rejeter, sans miséricorde, toute racine gauloise de la langue qui règne aujourd'hui dans les Gaules; et il aime mieux faire dériver le mot soin du celtique sunnis que du latin cura, et barque de bargas, que de navis.
Après tout, si Barbazan n'est rien moins que celte, il est bon français. Notre langue, à son avis, est belle, riche et harmonieuse. Il y a du vrai, quoi qu'on dise, dans cette assertion; cependant, il aurait dû ajouter que l'espagnol est bien plus riche et plus harmonieux. De même, il nous paraît fondé, lorsqu'il avance que les variations et les variétés dans la prononciation des langues sont deux causes capitales de leur altération, et, par suite, de leur fusion dans des langues nouvelles; vérité que Bonamy[21] a plus tard parfaitement développée; il en conclut sagement que, pour conserver les langues, il conviendrait d'en fixer 66 la prononciation, en rapprochant, le plus possible, sans trop heurter l'usage, l'orthographe des mots de leur son; mais cette idée n'est pas nouvelle; et la variété, le caprice des organes vocaux, nous le craignons, la rendront toujours inapplicable. Un organe gascon ne dirait-il pas constamment voiré le bine, pour boire le vin? Ainsi du reste.
Si nous remontons plus haut dans nos annales philologiques, nous rencontrons un autre système d'origines relativement à notre idiome. Trippault, dans son celt-hellénisme, en 1580, et avant lui Henri Estienne, en 1566, dans son Traité de la conformité du langage français avec le grec, accordèrent au grec une influence majeure sur la formation de la langue française. Le savant imprimeur, particulièrement, ne craignit pas de soutenir la thèse suivante, que la langue française a beaucoup plus d'affinité avec le grec qu'avec le latin[22]; en confessant, toutefois, que cette thèse resta sur l'estomac de bien des gens, pour l'avoir trouvée de digestion dure. Son Traité renferme une grande érudition grammaticale, employée avec infiniment d'esprit. Trois livres le composent: le premier, consacré aux articles définis et indéfinis, et généralement aux diverses parties d'oraison, sauf l'interjection; le second, qui traite des locutions ou idiotismes communs aux deux langues, tels que ceux-ci: πᾶν το άντιον (tout au contraire), εστι δεκα[23] παντα (il y en a dix en tout), cette partie de l'ouvrage est des plus curieuses; enfin, le troisième, qui donne seulement cinq ou six cents étymologies celt-helléniques, tandis que Trippault en donne quinze cents.
L'opinion de Henri Estienne, que nous nommons le système grec, nous paraît mieux soutenue que les systèmes celtique et anti-celtique dont nous avons parlé; du moins est-elle basée sur des rapprochemens et des analogies grammaticales très heureusement choisies. Joignons-y l'appui que l'histoire lui prête, par les témoignages avérés d'une longue suite de rapports commerciaux entretenus entre les Grecs de Marseille et les Celtes du Midi; par ceux de plusieurs expéditions et migrations gauloises poussées jusque dans la Grèce et l'Asie-Mineure; et nous conviendrons volontiers que les sources du français recèlent de notables infiltrations helléniques; mais, de cette vérité à la proposition anti-latine énoncée plus haut, il y a loin.
67 Combien il est rare, chez les savans, de modérer son ardeur curieuse, et de réunir à l'esprit hardi de recherches l'esprit mesuré d'analyse! Le bon sens vulgaire qui les juge, et parfois les redresse, aurait tort pourtant de les négliger; car la facilité est grande de s'éclairer par leurs erreurs mêmes, et mille fois plus que celle de se tromper comme eux.
Poursuivons, et rappelons une dispute acharnée qui, par le jour qu'elle a jeté sur nos origines, aussi bien que par l'importante autorité des antagonistes, vaut la peine de nous arrêter. En 1742, M. l'Evesque de la Ravallière, d'une famille champenoise honorée par ses mœurs et versée dans toutes sortes de lettres, parent de MM. l'Evesque du Burigny, qui fit, entre autres écrits notables, une remarquable vie d'Érasme, et l'Evesque de Pouilly, spirituel auteur de la Théorie des sentimens agréables, donna une bonne édition, devenue peu commune, des Poésies du roi de Navarre, Thibault, comte de Champagne. C'est dans les Prolégomènes de cette édition, par parenthèse, que fut vivement attaquée la tradition[24] de l'amour de ce prince pour la reine Blanche de Castille. Thibault était sensible; mais Blanche de Castille était déjà vieille lorsqu'il chantait. On peut encore argumenter là dessus; mais, en tout cas, si cette reine ne fut pas l'ame des chansons de Thibault, elle fut l'ame de la monarchie: cela valait bien autant. M. de la Ravallière emporté par ses recherches, et tourmenté de la foule d'observations tantôt justes, tantôt hasardées, qui se pressaient dans sa riche mémoire, sans peut-être s'y coordonner suffisamment, émit, dans une longue dissertation qui enrichit son travail d'éditeur, des idées nouvelles sur la langue des premiers Français. Il n'était pas celtique, sans doute, comme un moine breton; mais, avec la haute habitude qu'il avait de réfléchir, il ne s'était pas expliqué, aussi facilement que beaucoup d'érudits, comment les dix légions de César, qui eurent tant de peine à soumettre les Gaules, réussirent si bien, qu'au temps de l'invasion de Clovis, 20 millions de Gaulois avaient tout à fait oublié leur langue pour parler exclusivement latin. Les écoles romaines, fondées par Caligula tant à Lyon qu'à Besançon, n'étaient point assez à ses yeux pour lui faire admettre ce fait incroyable: tout au plus il en eût concédé une partie à la Narbonnaise, province conquise par les Romains, dès le consulat de Martius Rex, 68 129 ans avant Jésus-Christ; mais pour la province d'Autun, pour la ligne des Parisis, pour celle des Venètes, pour celle des Ambiaques, et généralement pour les différens états celtes, au nord de la Loire, il était sans complaisance, et s'obstinait à les trouver celtiques, et non latins, au moment de l'arrivée des Francs; bien que les druides, en leur plaignant l'Ecriture, leur eussent enlevé le meilleur moyen de conserver leur langue, et que l'indolence naturelle à ces peuples pour tout ce qui tenait au passé n'eût permis à aucun d'eux d'éclairer leurs fastes glorieux par des monumens écrits. Saint Irénée, évêque de Lyon, martyrisé sous Sévère, en 202, se disant obligé d'apprendre le gaulois depuis qu'il vivait dans les Gaules; Ammien Marcellin, Claudien, Ausone vers 390, supposant l'existence d'une langue gauloise encore de leurs jours; Fauchet, pensant que la langue dite romande des Gaulois, à la venue des Francs, n'était point la latine, ains la gauloise corrompue par les Romains; Pasquier, qui appelait le latin à l'époque de Charlemagne, la langue courtisane; et, bien d'autres témoignages encore, l'avaient fortifié dans ses idées. Il s'était aussi demandé probablement, pourquoi, si la langue latine était la langue vulgaire des Gaules, aux VIe, VIIe, VIIIe et IXe siècles, il y avait si loin du latin, quoique barbare, de Grégoire de Tours, d'Eginhard, etc., au jargon prétendu latin des fameux sermens de 841, prêtés par Louis-le-Germanique, et par les seigneurs français à Charles-le-Chauve.
D'un autre côté, cependant, il n'avait pu fermer les yeux sur les principes latins que ces sermens renferment.
D'un autre côté il était frappé du peu de rapports de construction et de désinences qui existent entre le jargon des sermens et le langage des poèmes de Brut, de Rou et de Guillaume au court nez, qu'il regardait comme les premiers écrits français, avec l'histoire de la prise de Jérusalem composée en dialecte limousin par le chevalier Bechada, vers 1130. Toutes ces difficultés étant venues à fermenter dans son esprit, il lança contre les bénédictins de l'histoire littéraire de la France quatre Brûlots, savoir: 1er Brûlot; le latin fut toujours dans les Gaules une langue savante, plus ou moins pure, mais toujours langue savante. 2e Brûlot; le celtique, plus ou moins altéré, fut constamment, dans ses différens dialectes, la langue vulgaire des Gaules. 3e Brûlot; ce celtique enfin romanisé, qui paraît dans les sermens de 841, n'est pas le principe du langage roman rustique, qui forma depuis le français: c'est un premier roman rustique, lequel disparut sous la deuxième race, ou tout au plus fut relégué 69 outre Loire, ainsi que le dit Claude Fauchet[25]. 4e Brûlot; notre français s'est formé au plutôt vers le commencement de la race capétienne, d'un second roman rustique, dont les bases furent le celtique, le latin et le thiois ou théotisque ou tudesque; et ce second roman rustique a pris naissance dans les provinces, notamment dans la Normandie; et (du Verdier a raison de le dire) on n'a point écrit pour la postérité dans cet idiome beaucoup avant Philippe-Auguste.
Le fond de ces idées nous paraît solide; mais l'auteur oubliait que, dans la génération des grands faits historiques, les élémens sont si complexes, et se combinent de tant de façons diverses, que la vérité devient erreur sitôt qu'on la formule en propositions simples, telles que celles qu'il avait émises. O mystère de la formation et de la filiation des langues! si, comme Rousseau l'a pensé, il fallut un Dieu pour vous accomplir, n'en faut-il pas un également pour vous expliquer?
Il régnait, d'ailleurs, dans la dissertation de M. de la Ravalière, une assurance effrayante pour qui s'est bien pénétré de ce que c'est que des origines; et aussi, disons-le, une confusion de raisonnemens et de citations qu'un style dur n'était pas propre à faire aisément passer. Le grave, le modeste dom Rivet, qui écrivait divinement, et liait ses idées et ses matériaux avec un art merveilleux, eut donc beau jeu, dans le tome VII et suivans de son admirable Histoire littéraire de la France, à relever le gant, ou plutôt à renvoyer les brûlots, pour suivre notre métaphore.
Deux points principaux embrassent toute la réponse de dom Rivet: 1o le latin fut la langue vulgaire des Gaules, après la conquête des Romains, jusqu'à la naissance du Roman rustique, d'où notre français est dérivé; 2o on a écrit pour la postérité dans le Roman rustique, d'où notre français est dérivé, bien avant la troisième race de nos rois, et non pas d'abord dans les provinces, et non pas spécialement d'abord dans la Normandie.
Quant au premier point, l'opinion de l'auteur avait le mérite d'offrir un ensemble parfaitement tissu, très facile à saisir et à suivre d'un bout à l'autre, sans embarras, sans épines, sans digressions.
Ainsi que dans Du Cange, on y voyait cette belle langue latine, implantée par les armes sur le sol de nos aïeux, y germer, croître, fructifier, servir d'organe à la religion chrétienne, si féconde; puis, à la venue des Barbares, se flétrir, se dessécher et se dissoudre sous les Carlovingiens, malgré Charlemagne, 70 dans cet idiome bâtard que le temps et le génie ont fait, depuis, grandir et s'élever jusqu'aux cieux, sous Louis XIV. Le malheur était que l'argumentateur négligeât bien des difficultés sur sa route, qu'il ne vît qu'une seule cause où des causes innombrables se révèlent; enfin, qu'il finît par se réfuter lui-même dans sa conclusion, en avouant qu'il venait d'exposer comment la langue latine s'était perdue, et non comment la française s'était formée, en quoi consistait pourtant tout le problème. On sent qu'il est commode, pour débrouiller le chaos de notre ancien langage, d'établir, avant tout, que le latin fut, un temps, la langue vulgaire des Gaulois. Une fois ce point admis, il n'y a plus à s'ingénier, le reste coule de source. Les Wisigoths, les Allemands, les Bourguignons, les Normands, ont beau se pousser, les uns les autres, sur notre terre sacrée, et se fondre dans la population des Celtes ou indigènes, suivant le rapport numérique d'un à vingt, si les Romains y furent dans la proportion d'un à cent; les dominations ont beau se combattre et se succéder; les lettres et les sciences périr, on n'en marche pas moins son train. Avec ce fil générateur du latin d'abord pur, puis altéré, puis corrompu, puis transformé, on arrive frais et léger au temps de Philippe-Auguste, où l'on trouve à foison des relais de poètes gothiques, lesquels vous mènent d'un trait à Ville-Hardouin et aux prosateurs de seconde origine, et l'on est au but; car, soit dit en passant, si la poésie ébauche les langues et les illustre, c'est la prose qui les développe et les fixe, attendu qu'elle seule se plie à l'expression des idées de l'homme dans toutes leurs nuances; et il y a plus de métaphysique de langage dans les discours de paysans qui se jouent, qui se disputent, qui font l'amour, qui transigent, que dans tous les poèmes d'Homère.
Ainsi, sans s'arrêter aux grands dialectes du midi de la Gaule, qui cependant ont de l'importance, puisqu'ils ont influé sur la formation de l'italien et du castillan; sans, pour ainsi dire, s'occuper des langues basque et bretonne, non plus que des différens dialectes ou patois bourguignons, normand, picard, auvergnat, etc.[26], encore subsistant à l'heure qu'il est, qui 71 n'en sont pas moins des monumens précieux et radicaux de la langue française, qu'il serait bien temps de réunir, de comparer, de consulter avec le dernier soin, on rend cet arrêt sans hésitation comme sans orgueil: Le français est sorti du latin.
Pour les preuves analogiques, s'agit-il des mots, par exemple du mot acheter, français du jour, acater, français d'origine, on demande à Du Cange si dans quelque vieille charte de latinité, moyenne ou basse, on ne s'est pas servi du mot latin acceptare, recevoir, dans le sens d'acheter, parce que l'acheteur et le vendeur reçoivent. Du Cange, érudit prodigieux, à qui tous les recoins du moyen-âge sont familiers, ne manque pas de répondre que oui. Aussitôt d'acceptare on fait accaptare, acater, acheter, et l'on ne se met pas en peine de savoir si ce n'est pas le mot celtique acater qui, chassant du latin le mot emere, acheter, l'a forcé d'adopter le mot barbare accaptare.
Autre exemple: celui-ci nous est fourni par M. Bonamy, qui néanmoins est aussi un esprit très sage, et l'une des lumières de nos antiquités. Le mot oui, que les fameuses dénominations de langue d'oil et de langue d'oc ont rendu célèbre; le mot oui, d'où vient-il? Belle question! il vient du latin hoc illud contracté dans le nord de la Gaule sous la forme de oil; car on sait que le nord de la Gaule procéda par contraction dans les atteintes portées au latin. Quant à la Gaule d'outre-Loire, plus euphoniste, elle contractait beaucoup moins les mots en se les appropriant, et se contenta de hoc pour former son oui. Voilà qui va bien; mais les Latins, pour dire oui, disaient ita et non hoc, ni hoc illud! C'est égal, avançons; nous serons plus heureux une autre fois.
S'agit-il de l'emploi des articles, les Latins ne disaient pas, pour il parle, ille parlat, mais brièvement loquitur: d'où vient donc l'emploi de notre il? et prenez garde que nous ne cherchons pas si notre il dérive ou non d'ille; qu'il en dérive ou n'en dérive pas, peu importe, il n'est ici question que de son emploi. A cela, on répond que les Latins disaient ille qui loquitur; que Pline, une certaine fois, s'est exprimé ainsi: Cum uno viro forti loquor; que Plaute a cette interrogation: Quid hic vos 72 duæ agitis? que Cicéron a dit quelque part: Si quæ sunt de eodem genere, pour ejusdem generis; que l'on pourrait bien à toute force dire en latin: Nuncius ille quem de tuo adventu accepi. A quels faux-fuyans sont, par fois, réduits les hommes les plus droits et les plus éclairés, quand ils ont, en cas douteux, pris un parti absolu! mais ces détours n'empêchent pas que notre système de déclinaisons par les articles, et de pronoms joints aux noms, ne soit point du tout latin. Et que d'avantages n'aurions-nous pas contre les latins exclusifs si nous les pressions sur les temps de nos verbes, sur les désinences de ces temps, sur notre conjugaison de l'actif avec son auxiliaire, sur notre syntaxe générale; enfin (et ceci est capital), sur nos idiotismes! Ainsi nous ignorons de quelle manière les Celtes auraient exprimé la phrase ci-après: J'ai été bien fou, dans ma jeunesse, de croire les savans sur parole; mais certainement, jamais la plus infime latinité n'eût choisi celle-ci: Habeo status bene stultus, in meâ juventute, de credere doctos super verbum; et si, comme nous le supposons sans le savoir, on peut rendre notre phrase française presque mot à mot en grec, force sera de convenir, avec Henri Estienne, qu'un gallicisme peut être plus près du grec que du latin.
Dom Rivet est-il plus concluant dans ses preuves historiques de l'état de langue vulgaire, qu'il assigne au Latin chez les Gaulois pendant les premiers siècles de notre ère? nous l'allons voir. «Saint Hilaire, de Poitiers, au IVe siècle, dit-il, écrivait en latin à sa fille Albra. Sidoine Apollinaire, au Ve siècle, constate que les dames gauloises lisaient Horace. Fortunat, au VIe, composait pour des religieuses des poésies latines. On connaît, de l'an 610 environ, une chanson, en latin barbare, dans laquelle est célébrée la victoire de Clotaire II sur les Saxons. Dans les litanies de Charlemagne, fournies par dom Mabillon, on lit ces mots: Ora pro nos, tu lo juva. Si l'on n'avait pas, dans la Gaule, parlé un mauvais latin, pourquoi cet empereur aurait-il fondé des écoles, pour le rétablir dans sa pureté? ne dressait-on pas les actes, ne plaidait-on pas en latin? si le celtique n'eût pas été supplanté, n'en verrait-on pas des traces plus marquantes? enfin, la corruption même du latin témoigne qu'il fut langue vulgaire; car, pouvait-il se corrompre autrement que par le peuple?» Dom Rivet, à ces faits et articles, en joint beaucoup d'autres analogues, et non plus décisifs.
Mais, dut-on lui répondre, la fille de saint Hilaire, étant bien élevée, pouvait savoir le latin, sans que tous les Gaulois 73 rustiques le parlassent ni même l'entendissent. Ceci s'applique également aux dames gauloises qui lisaient Horace, et pouvaient bien lire Ovide aussi, sans que cela conclût rien pour le système soutenu. Les religieuses, et généralement tout le clergé, latinistes par devoir, ne prouvent pas davantage. Abailard, au XIIe siècle, écrivait en latin à sa chère Héloïse, qui lui répondait en latin des lettres charmantes, et pourtant le latin n'était point la langue vulgaire en France au XIIe siècle. La chanson populaire, en latin barbare, pour la victoire de Clotaire II, n'a pas une autre autorité ici que la cynique prose latine[27] supposée à la gloire de Jacques Clément, martyr. Quant aux litanies grossières de Charlemagne, elles n'établissent qu'une chose, c'est que le latin pénétra le celtique ou que le celtique pénétra le latin, ce que personne jamais n'a révoqué en doute (c'eût été rejeter l'évidence); mais elles n'établissent point que le latin ait été, un temps, la langue vulgaire des Gaules, deux et trois fois conquises par des peuples si différens; car ces litanies, qui contiennent du latin altéré, contiennent aussi d'autres principes que le latin. Ces litanies, ainsi que les sermens de 841, sur les limites des deux langues celtique et latine, figurent deux adversaires se combattant. Auquel des deux le champ est-il resté cent ans plus tard? au latin? non: donc le latin ne fut probablement jamais le plus fort. Rien ne prouve que les écoles latines fondées par Charlemagne l'aient été pour épurer la langue du peuple. Elles purent tout aussi bien avoir pour objet l'épuration du latin savant de cette époque, du latin des Frédégaire, des Grégoire de Tours, lequel était assez mauvais pour mériter cet affront; ou bien, encore, avoir le but de propager une langue qui civilisait le monde par ses anciens titres, et par la religion chrétienne dont elle était l'organe. Quel parti avez-vous à tirer des actes publics? on les a dressés en latin, chez nous, jusqu'au temps des ordonnances abolissant cette coutume, qui furent rendues par François Ier, en 1529-35. Vous demandez des traces du celtique dans notre français! mais les cherchez-vous convenablement, quand, négligeant les dialectes ou patois de nos provinces, qui sont les armes avec lesquelles nos aïeux ont 74 vaincu et dépécé la langue latine, vous n'étudiez guère que des chartes mortes? Que n'avez-vous recouru aux chartes vivantes? que n'avez-vous, dirais-je pour ma part, que n'avez-vous devancé le laborieux et infatigable M. Raynouard? Ce savant, digne de vous, réalisant les prévisions de Fauchet dans ses profondes études sur la langue romane des troubadours, a bien avancé la démonstration, 1o que cette langue, toute celtique au fond, malgré le mélange du latin, qui l'altère sans la dominer, retrace l'idiome vulgaire des Gaules sous la domination romaine; 2o que cette langue bien moins contractée que le roman thiois, parce que la Gaule du Midi eut moins de contact avec les barbares que celle du Nord, a le pas sur ce dernier, quant à l'harmonie et à la pureté d'origine, n'étant pas, comme celui-ci, chargée d'un élément tudesque.
Enfin la corruption du latin, qui vous sert d'argument définitif, n'est pas un témoignage de l'usage vulgaire de cette langue dans les Gaules; au contraire, c'en est un que le latin se rencontra dans les Gaules, nous le répétons, en face d'un idiome autre que lui, et plus puissant que lui. Si le latin eût été chez nous langue vulgaire, il se fût conservé quelque part, ne fût-ce que dans le Midi, au lieu qu'il a péri partout. Examinez donc encore, et peut-être reconnaîtrez-vous que tout au plus la langue des Romains joua dans les Gaules le rôle qu'elle joue maintenant et de longue date en Hongrie, où elle est commune, sans être nationale, où elle n'a jamais pu, même en se glissant déguisée sous l'humble toit des campagnes, extirper la langue hongroise, dont le docte Gyarmathus de Gottingue a démontré l'affinité avec l'idiome finlandais.
Ainsi luttaient de science et d'ardeur les deux savans précités. Nous confessons que dom Rivet, à la supériorité de talent, réunit, en sa faveur, sur le premier point de cette grande discussion, sans compter les écrits de Barbazan, ceux à peu près conformes de Du Cange, de Bonamy, de l'abbé Lebeuf, de la Curne-Sainte-Palaye[28]; mais on peut, sans trop préjuger, opposer à cette 75 masse redoutable, outre Fauchet, Borel et Ménage, d'autres juges compétens, tels que Duclos, M. de Roquefort à quelques égards, et M. Auguis, habile continuateur du beau travail de ce dernier sur notre ancien glossaire; car, tous trois, ainsi que M. Raynouard, sans se montrer aussi vifs que M. de la Ravallière, autorisent le sentiment que le celtique n'a jamais cédé son rang d'idiome national et vulgaire qu'au celtique roman dans ses différens dialectes.
Maintenant, passons au second point de dom Rivet, dirigé contre la formation successive de deux langues romanes rustiques, dont la dernière, seule souche du français d'aujourd'hui, ne serait pas née antérieurement à la troisième race de nos rois, et n'offrirait aucun écrit notable avant Philippe-Auguste ou Louis VII; point qui embrasse tout le reste du système de M. de la Ravallière, et rentre particulièrement dans l'objet de notre article. Ici le Bénédictin saisit l'avantage, il est campé. En effet, il ne s'agit plus de langue vulgaire, ensevelie par la barbarie des temps dans les mœurs silencieuses d'un peuple asservi, mais de langue écrite, formée, assouplie assez du moins pour permettre aux imaginations de s'y peindre, aux esprits de s'y répandre, et dont les monumens visibles, transmissibles à la postérité, n'ont besoin, pour se produire, que d'être cherchés avec cette patience intelligente à laquelle aucun manuscrit n'échappe. Or, qui la possédait mieux que les Bénédictins, cette patience mémorable! Aussi allons-nous, en suivant surtout le père de notre histoire littéraire, enregistrer, selon l'ordre des temps, quelques uns de ces documens précieux qui démentent par eux-mêmes, ou par d'autres dont ils supposent l'existence, l'opinion de l'éditeur des Poésies du roi de Navarre. L'époque n'est pas éloignée où la liste de ces documens s'augmentera de beaucoup de semblables richesses; le goût pour ce genre de recherches, ayant acquis, de nos jours, la vivacité d'une passion véritable, sous la direction savante de philologues tels que MM. Paulin-Paris et de la Rue; mais, avant de procéder à cet inventaire abrégé qui nous est dicté par dom Rivet, l'abbé Lebeuf, Bonamy et Duclos, nous croyons devoir encore marquer un point incident où le docte bénédictin, par trop d'ardeur contre les décisions tranchantes de M. de la Ravallière, ne nous paraît pas plus concluant que lui.
76 En effet, si, comme nous le verrons tout à l'heure, la langue d'oil présente des écrits antérieurs à l'an 1100; s'il est contre la vraisemblance aussi bien que contre la vérité que, dans nos contrées du Nord qui l'ont vue naître, un premier Roman rustique l'ait précédée, lequel en fut chassé; si l'histoire et l'analogie concourent à établir le contraire, c'est à dire que la langue d'oil, d'où le français est dérivé, produite d'une même souche que la langue d'oc combinée seulement de plus d'élémens divers, s'est manifestée par des écrits avant Louis VII; n'est-ce pas aussi donner une antiquité trop grande à ces écrits, et retomber ainsi, par un détour, dans son idée favorite du latin, primitivement langue vulgaire des Gaules, produisant tous nos idiomes du Nord et du Midi, que de ranger parmi ces monumens les Formules de Marculphe, la Chronique de Frédégaire, les Histoires de Grégoire de Tours, et jusqu'au texte de la loi salique du Ve siècle, tous écrits latins, d'un style barbare, il est vrai, mais latins après tout, de la savante latinité du temps, et non pas de la langue que devaient alors parler les habitans de nos campagnes? A quiconque ne veut reconnaître avant 1100 aucun écrit de l'idiome d'où notre langue est sortie avec ses dialectes, promettre des témoins dénégateurs irrécusables et les fournir, cela est aussi raisonnable que méritoire; mais c'est aller trop loin, ne rien prouver, et abuser des mots, que de produire, comme ébauches d'une langue naissante, des débris évidens d'une langue qui meurt.
Essayons, d'après les principales opinions que nos origines ont fait sourdir, en profitant des disputes de tant d'esprits profonds, de résumer ce qu'il y a de plus plausible sur cette importante matière aux yeux du commun des esprits dont nous sommes, pour en dresser ensuite une sorte de tableau synoptique, après quoi viendront enfin se classer, telles que des mains habiles nous les donnent, les pièces de notre essai d'inventaire.
Il est donc probable que nos aïeux, les Celtes gaulois, parlèrent originairement une langue commune, divisée par la Loire en deux grands dialectes et subdivisée en autant de dialectes inférieurs, ou peu s'en faut, qu'il y avait, parmi ces peuples, d'États ou de ligues différentes.
Ces idiomes variés avaient leurs caractères d'écriture; mais, par l'effet d'un principe de religion, ils n'eurent point d'écrits transmissibles à la postérité.
Dans l'absence de témoignages écrits, si l'on veut se former une idée des deux grands dialectes celtiques purs, il n'est pas hors des vraisemblances historiques et logiques de recourir, dans 77 ce but, aux langages parlés, encore aujourd'hui, en Bretagne et dans les provinces basques; en tout cas, on n'a pas d'autre recours positif, et le seul recours négatif qui se présente est celui qu'indique le père Besnier dans sa préface du Dictionnaire étymologique de Ménage, savoir, de considérer comme celtique pur tous les termes qui, dans notre français et ses dialectes, ne sont ni grecs, ni latins, ni tudesques.
La guerre, le commerce et la colonie de Marseille, que Varron appelle Trilinguis, firent pénétrer la langue grecque, bien avant l'ère chrétienne, dans une grande partie des Gaules, en remontant de la Méditerranée à la Loire par les bassins du Rhône et de la Saône, et s'étendant jusqu'au bassin de la Garonne.
A dater de cette infiltration hellénique, dont l'époque précise demeure inconnue, on peut, sans contrarier la raison, admettre, dans la langue vulgaire des Gaules, la présence d'un élément grec, d'où le celt-hellénisme, comme dit Trippault.
Avec l'occupation de la Narbonnaise par les Romains, plus d'un siècle avant Jésus-Christ, avec la conquête de César et les écoles fondées par Caligula, mais surtout avec l'apparition du christianisme et sa prédication, le latin vint ajouter un troisième élément à la langue vulgaire des habitans de la Gaule.
Dans quelle proportion ce nouvel élément se trouvait-il mêlé au celtique lors de l'arrivée des Francs ou Germains du Nord, vers l'an 420? l'énoncer semble téméraire; et cela fut-il raisonnable à l'égard d'une partie de ce vaste pays; la proportion donnée ne saurait être la même pour toutes les parties. Cependant des hommes graves et instruits ont articulé nettement et sans distinction de lieux, quant au vocabulaire, la proportion exorbitante de trente à un: on peut légitimement les combattre, sans pouvoir toutefois démonstrativement les réfuter.
Une moitié des savans avance que, dès l'an 500 de l'ère chrétienne, les habitans des Gaules avaient quitté leur langue entièrement pour le latin; une autre moitié des savans engage à n'en rien croire. Une seule chose est avérée, c'est qu'à cette date, ou même avant, le celto-grec était assez latinisé pour prendre le nom de roman rustique, sans que pourtant les personnes parlant grec ou latin fussent dispensées de l'apprendre pour communiquer avec les Gaulois vulgaires, ainsi que l'attestent d'illustres évêques, et plus tard, en 813, les actes des conciles qui ordonnèrent de multiplier les traductions sacrées du latin dans cette langue, afin de répandre l'instruction parmi le peuple.
L'invasion des Francs ou Germains une fois effectuée, de 78 nouveaux élémens se glissent dans la langue vulgaire des Gaules, et la confusion redouble. Le tudesque ou théotisque ou thiois se présente dans le Nord.
Sous la première race de nos rois, ce tudesque modifie peu le langage vulgaire des Celtes romanisés en deçà de la Loire, et point du tout celui des habitans du Midi; mais, sous la deuxième race, une troisième ou quatrième poussée d'Allemands, favorisée par les princes carlovingiens, opère, dans la politique et les mœurs de nos contrées septentrionales, une importante révolution, que dernièrement le célèbre M. Thierry a mieux reconnue et mieux appréciée qu'aucun de ses devanciers. Cette révolution n'atteint pas le celto-grec-roman d'outre-Loire; mais elle contracte vigoureusement le celto-grec-roman du Nord, et toutefois ne parvient pas à y implanter son vocabulaire.
Alors quatre principes divers semblent se partager l'honneur de former l'idiome qui devait un jour être la langue française, tandis que nos frères d'outre-Loire polissent tranquillement, sous les inspirations de l'amour et de la poésie, leur dialecte plus simple, nommé langue d'oc, réduit maintenant, par un caprice de la fortune, à n'être qu'un patois, ainsi que ses dérivés, le limousin, le gascon, l'auvergnat, le toulousain, lui dont l'espagnol et l'italien ne renient pas la descendance.
Vers l'an 1000 un cinquième élément, fourni par les Normands d'outre-mer, saisit à revers notre dialecte du Nord déjà si chargé, le charge encore, l'assourdit, et la langue d'oil se développe avec les trouvères, ayant sous son empire nombre de patois, peut-être plus natifs qu'elle, parmi lesquels on doit distinguer surtout le picard, le bourguignon et le normand français. Tel est en résumé ce que nous avons jugé substantiel dans les travaux de tant d'habiles gens, qu'il faut respecter jusque dans leurs écarts, et c'est aussi ce qu'essaie d'indiquer le tableau imparfait qui suit; mais il est entendu que, dans les phases que nous avons retracées, on ne doit comprendre que le langage vulgaire et national des peuples, et non celui de la cour de nos rois ou de nos empereurs; car ce dernier, suivant constamment la naissance et la volonté des souverains, tudesque sous la première race, latin sous Charlemagne, thiois légèrement latinisé sous les princes carlovingiens, ne se fondit dans la langue d'oil que sous Hugues Capet, qui bannit les influences austrasiennes pour toujours.
LANGUES VULGAIRES PARLÉES DANS LES GAULES.
1 | CELTIQUE PUR du nord de la Gaule (breton). Avant J.-Ch. | CELTIQUE PUR du midi de la Gaule (basque). Avant J.-Ch. | 1 | GREC. | ||||||||||
TUDESQUE ou THÉOTISQUE. Ofridus nous donne en cette langue le Pater Noster dont voici le commencement: Fater unser guato
bist druihin thu gimnato
in himilon io hoher
uduih si name thiner, etc., etc.
|
2 | Point de changement dans les éléments. | CELTO-GREC d'une partie du Midi. Avant J.-Ch., époque non précise. | 2 | LATIN. | |||||||||
3 | CELTO-GREC d'une partie du Nord. Avant J.-Ch., époque non précise. | CELTO-GRÆCO-LATIN ou ROMANISÉ du Midi. Environ 129 avant J.-Ch. | 3 | |||||||||||
4 | CELTO-GRÆCO-LATIN ou ROMANISÉ du Nord. 1ersiècle de l'ère chrétienne. | Point de changement dans les éléments | 4 | |||||||||||
NORMAND D'OUTRE-MER. Vers l'an 900. | 5 | CELTO-GRÆCO-ROMAN-THIOIS. Vers l'an 700. | Point de changement dans les éléments | 5 | ||||||||||
6 | CELTO-GRÆCO-ROMAN-THIOIS-NORMAND ou LANGUE D'OIL. Vers l'an 1000. |
CELTO-GRÆCO-ROMAN ou LANGUE D'OC. Vers l'an 1000. | 6 | |||||||||||
7 | FRANÇOIS-GOTHIQUE, avec ses dialectes. Vers l'an 1200. | LANGUE PROVENÇALE. Vers l'an 1200. Avec ses dialectes limousin, auvergnat, gascon, toulousain. | 7 | |||||||||||
LANGUE FRANÇOISE. Vers l'an 1500. Avec ses patois picard, bourguignon, normand, françois, etc., etc. | ITALIEN. | CASTILLAN. |
Pour la plupart antérieurs aux 182 ouvrages, tant en prose qu'en vers, cités au tome IV du Supplément de Du Cange, relevés de l'Histoire littéraire et des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
An 800. 1o. Lettre écrite en langue rustique par des moines à Charlemagne, en l'an 800, citée par dom Rivet, tom. VII de l'histoire littéraire de la France, comme un des plus anciens monumens de cette langue: c'est, en tout cas, un des plus anciens de notre prose de première origine.
An 841-42. 2o. Sermens des enfans de l'empereur Louis le Débonnaire et de leurs principaux sujets. Le 16 des calendes de mars 842, Charles le Chauve et son frère, Louis le Germanique, se prêtèrent un serment mutuel à Strasbourg ainsi que leurs vassaux, pour terminer leurs différends. Dans cette circonstance solennelle, et pour se donner réciproquement plus de garanties, les princes contractans seulement échangèrent leurs langues; c'est à dire que Charles, et non les seigneurs français, jura en tudesque, et Louis le Germanique, et non les seigneurs allemands, en langue romane. Ces actes, qui ont été le sujet de longues controverses entre les partisans et les adversaires du système latin, ont fourni à M. Bonamy une intéressante dissertation, insérée dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, où il les analyse mot par mot, pour prouver que tout y est d'origine latine, hors les noms propres; ce qu'à notre avis il ne parvient pas à faire complètement; mais, l'eût-il fait, il faut se rappeler qu'il n'y a que cent mots dans ces actes. Nous copierons les textes en langue romane seulement, d'après M. de Roquefort qui les a rapportés, dans les deux langues, avec une fidélité jusqu'alors non obtenue, et cela sur le manuscrit du Vatican, no 1964, dit le manuscrit de Nithard, en y joignant un fac-simile précieux de l'original écrit par Nithard lui-même, abbé de Saint-Riquier, attaché à la maison de Charles le Chauve.
«Pro deo amur, et pro christian poplo, et nostro commun salvament, dist di en avant, in quuant Deus savir et podir me dunat, si salvara jeo cist meon Fradre Karlo, et in adjuha, et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son Fradra Salvar dist, in o quid il mi altre si Fazet, et ab Ludher nul plaid numquam prindrai, qui meon volt cist meon Fradre karle in damno sit.»
«Si Lodhuvihs sagrament que son Fradre Karlo jurat, conservat et Karlus meas Sendra de suo part no lo stanit, si jo returnar non lint pois, ne jo, ne neuls cui eo returnar int pois in nulla adjudha contrà loduwig num li juer (Fuero).»
Du Cange, dans la préface de son Glossaire, analyse aussi les expressions de ces sermens, et y reconnaît des traces celtiques.
An 850. 3o. Fragment de Traductions des Actes de Saint-Etienne, donné par l'abbé Lebeuf, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, comme étant du IXe siècle, en accordant que le style en a pu être retouché au Xe.
An 940. 4o. Fragment de Charte d'Adalbéron, premier évêque de Metz, de l'an 940, rapporté par Borel dans sa Préface du Trésor des Recherches et Antiquités gauloises et françaises.
«Bon vis sergens et feaules enjoieti; car pour cest que tu as estais feaules sus petites coses je tansuseray sus grandes coses, entre en la joie de ton signour.»
Ce qui veut dire, d'après saint Mathieu: «O bon et fidèle serviteur, réjouissez-vous; parce que vous avez été fidèle en de petites choses, je vous établirai sur de grandes! Entrez dans la joie de votre Seigneur.»
82 An 950. 5o. Le Roman de Philumena. Cette chronique fabuleuse peut jusqu'ici passer pour le plus ancien de nos romans, avec la Chronique latine de Turpin, que dom Rivet n'est pas éloigné de croire postérieure. Le savant bénédictin dit que cet ouvrage, de l'an 950 environ, était déjà réputé si vieux, en 1015 et 1019, quand Bernard, abbé de Notre-Dame-de-la-Grasse, le fit traduire en latin, qu'on le supposait composé du temps même de Charlemagne. Le sujet en est le triomphe de cet empereur sur Martaut, roi des Sarrasins, sous les murs de Notre-Dame-de-la-Grasse, et la prise de Narbonne par les Français. L'auteur, Philumena, se dit historiographe de Charlemagne. S'il dit vrai, il est l'aîné des auteurs nationaux. Son ouvrage existait en Languedoc manuscrit dans la bibliothèque de M. Ranchin, conseiller au parlement de Toulouse. C'est peut-être là que l'historien Catel a pu le consulter, et en tirer les documens curieux qu'il nous donne dans son histoire, pages 404-547-69. Le traducteur latin fut un nommé Gilles, qu'ailleurs on nomme quelquefois Vidal, ou Vital. Cependant, sur l'exemplaire de la traduction qui se conserve dans la bibliothèque laurentienne, à Florence, le nom du traducteur est Paduanus. Un grand combat y est décrit entre Roland et Martaud. Il y est dit qu'au siége de Narbonne, un chevalier du pays assista si bien Charlemagne, qu'après la ville prise, l'empereur donna à ce chevalier, qui s'appelait Aymery, la troisième partie de la seigneurie de Narbonne, avec les gouvernemens de Béziers, Agde, Maguelonne, Uzès, Nismes, Arles, Avignon, Orange, Lyon, Carcassonne, Tolose, Rodez, Cahors, Collioure, Gironde, Barcelone, et lui dit: per Narbonam eris dux, et per Tolosam comes. Le second tiers de Narbonne fut donné à l'archevêque et le dernier aux Juifs. Tout le livre est en prose, ainsi que celui de Turpin. M. Raynouard, dans sa Grammaire romane, en cite plusieurs passages, tels que ceux-ci: «Quascuna de las parts partic se, los crestias gausens, elhs Sarrasis dolens... Karles maines dix: adonques aissi sia, si a Thomos platze a toitz...» «e Karles, quanto o hac ausit, se gracias a Dieu e lanzors.... Karles partic se de sa compayhna, e anec ferir lo rei de Fudelha, aissi que elh e'lh caval fendec per mieg.....»
An 988. 6o. Lambeaux de Vers fournis par l'abbé Lebeuf, d'après un Ms. de saint Benoît sur Loire du XIe siècle, et qu'il croit composés dans le Xe.
Sans même excepter toujours les lois, les actes publics et les discours sacrés, presque tout était versifié dans ces temps novices. Il en est des nations qui naissent à la vie intellectuelle comme des enfans; ou ne leur parle pas, on leur chante.
An 995. 7o. Discours d'Ouverture du Concile de Mouson, par l'évêque de Verdun, en 995, cité par dom Rivet, qui renvoie pour le texte aux conciles du père Labbe, tom. IX, page 747.
An 1010-25. 8o. Le Roman de Guillaume au Court nez. Dom Rivet, en assignant pour date approximative à ce Roman l'année 1010, avance qu'à cette époque les romans tant en prose qu'en vers affluaient. Il remarque, justement, que celui-ci détruit l'assertion de Galland contre l'antiquité du rhythme de dix syllabes, puisqu'il est écrit dans ce rhythme. Le héros en est le vicomte de Narbonne, nommé Guillaume au Court nez. On y voit l'histoire travestie de saint Guillaume de Gellone, sur lequel fut faite une chanson fameuse chez nos aïeux, vers l'an 1050. En attendant l'édition complète, si désirable, qu'on nous promet de ce poème, on peut recourir à l'histoire du Languedoc de Catel, qui en contient de nombreux fragmens, dont voici quelques uns. Dans le livre ou chant qui a pour titre le Charroy de Nisme, l'auteur s'exprime ainsi:
Et ailleurs:
84 Suit la description d'un beau combat de Guillaume contre le géant sarrasin Isore. Comme de raison le géant succombe. M. de Sainte-Palaye dit que le Roman d'Aymery de Narbonne et de Guillaume d'Orange, surnommé au Court nez, connétable de France, fameux par son mérite et ses différentes branches, est en partie de li Roi Adenès, poète de l'an 1260. Ceci ne doit s'entendre que d'une dernière branche ou continuation de cet ancien Roman. M. de Bure, catalogue de la Vallière, tom. II, donne les premiers vers des seize divisions de ce Roman, qui en contient, dit-il, 77,000.
An 1050. 9o. Traduction des quatre Livres des Rois. Le Ms. s'en trouvait, du temps de notre bénédictin, aux cordeliers de Paris, et venait des religieuses cordelières de Longchamp. Il est attribué à l'an 1050 environ.
An 1050. 10o. Traduction en prose des Psaumes; tiré du Ms. de la Bibliothèque du Roi, no 8177. On y lit ce verset:
«Li hons es beneures qui non ala el conseill des Felons et non esta
»En la veoïe des pecheors et non cist en la chaere de pestilence.»
C'est du français de l'an 1050, comme la précédente traduction.
An 1066. 11o. La Chanson de Roncevaux. Chanson de geste, peut-être le même ouvrage, dit dom Rivet, que le poème de Roland et Olivier. Robert Wace, l'auteur normand du Roman de Rou, dont nous parlerons en détail, rapporte que les soldats de Guillaume le Conquérant chantaient la chanson de Roncevaux, en 1066, à la bataille d'Hastings. Nos modernes philologues nous en promettent aussi une édition complète; ce sera un véritable présent fait à la littérature française. Nos extraits nous apprennent qu'il y a deux Romans ou chansons de Roncevaux; l'une, ancienne, c'est celle-là qu'il nous faut; l'autre, beaucoup plus moderne, en vers alexandrins, laquelle est de Jean Bodiaux. Du Cange cite les vers détachés suivans, de l'ancienne.
85 M. de Roquefort dit que cette chanson fut chantée pour la dernière fois en 1066; comment le sait-il?
An 1069-77. 12o. Les Lois des Normands, par Guillaume le Conquérant. Notre exemplaire de l'Histoire littéraire de la France, enrichi de plusieurs notes autographes de M. l'abbé Mercier de Saint-Léger, en contient une, entre autres, où ce savant reproche justement aux bénédictins, avec M. Raynouard, de n'avoir pas consacré un article particulier à ce monument, l'un des plus anciens de notre prose, que l'on fait remonter aux années 1069-77. L'Evêque de la Ravallière a prétendu que ces lois normandes n'avaient pas été d'abord écrites en langue d'oil, et que le texte, imprimé à Londres, en 1721, n'en est qu'une ancienne traduction; mais dom Rivet persiste à regarder ce texte comme original. M. Duclos nous fournira, dans un de ses Mémoires pour l'Académie des Inscriptions, les citations qu'on va lire.
«Ce sont les leis et les cuttumes que li reis William garantut à tut le peuple de Engleterre apres la conquest de la terre. Ice les meisme que li reis Edward son cosin tint devant lui.
1o. De azylorum jure et immunitate ecclesiasticâ.
«Co est a saveir; puis a saincte eglise; de quel forfait que hom ont fait en cel tens, et il pout venir a saint eglise ou pais de vie et de membre. E se alquons meist main en celui qui la mere eglise requireit, se ceo fust u abbeie, ulglise de religion, rendeist ce que il javereit pris, e cent sols de forfait, e de mer eglise de paroisse XX sols e de chapelle X sols e que enfriant la pais le reis en merchenelae (lege merciorum) cent sols les amendes, altresi (similiter) de Heinfare (homicidiis) e de aweit (insidiis) purpensed, etc., etc., etc.»
2o. Art. 37. De Adultera a patre deprehensa.
«Si pere trovet sa fille en adulterie, en sa maison u la maison son gendre ben li leist occire ladultere, etc., etc., etc.»
A l'inspection de ce texte, il nous paraît que si le style peut en être original, l'orthographe en est singulièrement modernisée.
An 1090. 13o. Traduction du Livre de Job, Ms. de la fin du XIe siècle, indiqué par l'abbé Lebeuf, qui l'a découvert dans la bibliothèque du chapitre de Paris.
«Un home estoit en la terre us ki ot nom Job, parce est dit u li Sainz hom pemoroit ke li merites de sa vertu soit expresseiz. Quar ki ne sacheit que res est terre de paiens et la paierie fut en tant plus enloié de visces ke de n out la conissance de son faiteor. Dunkes dict lhom u il demorat, par ke ses loi crasset cant il fut bons entre les malvais, etc., etc., etc.»
86 An 1099-1250-1369. 14o. Assises et bons usages de Jerusalem. Encore un débat entre l'Evêque de la Ravallière et dom Rivet, au sujet de ce Ms. précieux, qu'on nous promet de réimprimer; le premier avance que ce fut Philippe de Navarre, et non Jean d'Ybelin, comte de Japhe, qui traduisit, vers 1250, les assises ou réglemens de Godefroy de Bouillon, écrits en latin, et donnés en 1099; et que le Ms. du Vatican, qui les renferme, n'est que de l'an 1369. Le bénédictin soutient que l'original du temps fut écrit en langue vulgaire, et retouché seulement par Jean d'Ybelin, vers l'an 1250. L'édition de 1690, in-folio, est devenue rare. Duclos adopte, quant à la date de 1369, le sentiment de M. de la Ravallière, et cite ce début de l'ouvrage.
«Quant la sainte cité de Jerusalem fu conquise sur les ennemis de la crois, en lan M.XCIX par un vendredi et remise el pooir des feaus J.-C. par les pelerins qui schmurent à venir conquerre la, par le preschement de la crois, qui fu preschée par Pierre lErmite, et que les princes et barons qui lorent conquise orent ehleu a roy et a signor dou royaume de Jerusalem le duc Godefroy de Bouillon, etc., etc., etc.»
Ce n'est certainement pas là du style ni du langage de 1099; mais ce n'est pas davantage une composition de 1369, et dom Rivet paraît fondé à croire que c'est un ouvrage retouché en 1250 environ, ou peu plus tard.
An 1110. 15o. Ici sont li quatre livres des Dialogues Grégoire le pape del bors (bourg) de Rome des miracles des pères de Lombardie. Manuscrit du commencement du XIIe siècle, reconnu par l'abbé Lebeuf.
Voici un échantillon du style avec la traduction.
«En un jor je depreissez de mult grandes noises des alquanz seculiers, asqueiz en lur negosces a la foix sumes destraint solre meisme ce ke certe chose es no nient devoir. Si requis une secrete liue qui est amis a dolor, u tot ce ke la moie occupation desplaisoit a moi et ouvertement soi demosterroit.»
«Un jour, fatigué de la multitude d'embarras séculiers dont, pour la plupart, nous sommes tourmentés, et dont, certes, nous ne devons pas nous mêler, je cherchai un lieu secret, ami de la douleur, où tout ce qui faisait le sujet de mon souci se découvrît à moi ouvertement.»
An 1123. 16o. Le Poeme de Marbode, sur les Pierres précieuses. Ce poème, auquel on assigne la date de 1123, nous ne savons pourquoi, puisque c'est celle de la mort de son auteur, est écrit en style plus barbare que la prose du même temps. Marbode, évêque de Rennes, puis religieux 87 de l'abbaye de Saint-Aubin-d'Angers, où il se retira et mourut, se rendit célèbre par ses talens dans les conciles de Tours, en 1096, et de Troyes, en 1114. Ses Œuvres furent recueillies avec celles d'Hildebert, évêque du Mans, par Beaugendre, à Paris, 1708, in-fol. Selon M. Brunet, il y avait déjà trois éditions latines de son poème en l'honneur des pierres précieuses, une de Paris 1531, De lapidibus pretiosis enchiridion; une 2e de Cologne, 1539, De Gemmarum lapidumque pretiosorum formis; et une 3e de Basle, 1555, Marbodei galli dactylyotheca, à laquelle fut joint de lapide molari et de cote panegericum carmen, auctore Geornio pictorio. Le poème de Marbode se nommait jadis le Lapidaire, comme la traduction des Fables d'Esope se nommait le Bestiaire, à ce que nous apprend l'abbé Lebeuf. Il est écrit en vers de huit pieds.
An 1133. 17o. Charte de l'Abbaye de Honnecourt, de l'an 1133. M. Duclos en rapporte ainsi le début:
«Jou Renaut Seigneur de Haukourt Kievaliers et jou Eve del Cries del Eries Kuidant ke on jar ki sera nos ames kieteront no kors, por si traira Dius no Seigneurs et ke no paieons rakater no Fourfait en emmonant as iglises de Dius et as povre, par chou desorendroit avons de no kemun assent Fach no titaument (testament) et desrains vouletat en kil foermanch (forme), etc., etc., etc.»
C'est bien là du véritable picard. Il ne faut donc pas mépriser nos patois de provinces.
An 1137. 18o. Sermons et Instructions de saint Bernard. Bien des personnes ont pensé que saint Bernard avait toujours prêché en latin, et que ce qui nous a été transmis sous son nom en langue vulgaire était traduit; cependant dom Rivet tient que ce grand docteur fit souvent ses instructions au peuple en langue vulgaire. M. Duclos nous donne le commencement d'un des quarante-quatre sermons de ce saint, copié d'après un manuscrit de 1178 (25 ans après la mort de l'orateur), lequel manuscrit vient des Feuillans de Paris, et avait été donné à leur père Goulu par Nicolas Lefèvre, précepteur de Louis XIII; mais l'académicien ne décide pas si le texte, qui est en langue vulgaire, est un original ou une traduction[29].
88 «Ci commencent li sermon saint Bernard kil fait de lavent et des altres festes parmei lan.
«Nos faisons vi, chier freire, lencommencement de lavent cuy nous est asseiz renomeiz et connis al munde, si cum sunt li nom des altres solampniteiz. Mais li raison del nom nen est mie par aventure si connüe. Car li chetif fil dAdam nen ont cure de veriteit, ne de celles choses ka lor salveteit appartiennent, anz quierent icil les choses defaillans et trespessantes. A quel gens ferons nos semblans les homes de cele generation, ou a quel gens enverrons nos cui nos veons estre si ahers et si enracineiz ens terriens solas et corporiens, kil departir ne sen puyent, etc., etc., etc.»
Nous ferons observer que la prose de cette époque est beaucoup moins contournée, contractée et plus intelligible que les vers.
An 1150. 19o. Le Roman de Robert Grosse Tête. M. de Roquefort met ce Roman au nombre des premiers en date avec ceux de Brut et de Rou, et le croit de l'an 1150 environ. S'il est fondé dans cette opinion, on doit désirer que quelque généreux éditeur fasse pour cet ouvrage ce que MM. Pluquet, Auguste le Prévost et Frère ont fait si bien pour le roman de Rou, que nous citons ici pour mémoire, devant lui consacrer un article à part dans ce recueil.
An 1160. 20o. La Chronique de Turpin ou Tilpin. L'ancienne chronique de Turpin, source de tous les romans de Charlemagne, au moins postérieure de deux siècles aux faits qu'elle retrace fabuleusement, était originairement latine. Dom Rivet nous apprend que, vers la fin du XIIe siècle, un écrivain français, nommé maître Jehans, la traduisit en langue vulgaire. C'est donc seulement cette traduction que nous rangeons sous l'année 1160. Nous lisons dans la Bibliothèque française de la Croix du Maine et du Verdier, que Guy-Allard attribue l'original latin de cette chronique à un moine de Saint-André-de-Vienne, vivant en 1023; Guy-Allard était Dauphinois. M. de Marca la donne à un Espagnol du XIIe siècle. Gaguin en fit aussi une traduction, par ordre du roi de France Charles VIII. La Chronique de Turpin et trahison de Gannelon, comte de Mayence, fut encore traduite par Michel Mickius de Harnes, Lyon, 1583, ainsi que la Conquête de Charlemagne et les Vaillances des douze pairs et de Fier-à-Bras. C'est ce que nous apprend le Catalogue de la Vallière.
89 An 1160. 21o. La Vie de sainte Bathilde. L'abbé Lebeuf parle d'un Manuscrit donné à la maison de Sorbonne par le cardinal de Richelieu, contenant une traduction, faite au XIIe siècle, probablement par Lambert, de Liége, instituteur des béguines, d'une Vie, en latin, de sainte Bathilde, veuve de Clovis II, illustre reine régente du royaume, pendant la minorité de son fils, Clotaire III, laquelle mourut en 685, après avoir fondé les abbayes de Chelles et de Corbie. L'original de cette Vie est une composition contemporaine. Voici le début de la traduction, où l'on reconnaît le patois picard:
«Cheste dame fut née de Sessoigne et extraite de royal lignie, et fu en sa jonece ravie des mescréans: et fu par la porveanche nostre Seigneur amenée en cest pais et vendue a un haut home qui avoit nom Enchenvalx et estoit a che tans mareschaux de France, etc., etc., etc.»
An 1180. 22o. Fragmens de traduction d'une Epitre de saint Bernard, faite en 1180, par les frères convers des chartreux de Mont-Dieu, diocèse de Reims, à qui l'Epître est adressée. Ce Fragment nous est fourni par l'abbé Lebeuf, dans un de ses Mémoires pour l'Académie des Inscriptions.
«Tres chier freire en Jhesu Clist aouerte est a vous ma boche a bien pres outre mesure. Ne me puis retenir: Deus lo seit; pardonnez le moi, etc., etc., etc.»
Ce début est excellent et respire l'autorité et la charité tout d'abord.
An 1198. 23o. Traduction de la Passion de N. S. J.-Ch. Probablement celle qui fut faite, en 1198, pour les diocésains de Metz. Manuscrit très ancien, de la bibliothèque du cardinal de Rohan. En voici un fragment tel que nous le donne encore l'abbé Lebeuf.
«Dons en commencerent li alquant scupir en lui et cuverre sa face et batre a coleies et dire à lui; devyne: et li ministres lo battoient a facicies. Et quant Pierre estoit en la cort de lez, se vint une des ancelles lo Soverain Prestre; et quant ille ot veu Pieron ki se chafienet al feu, se lesvui ardeit et le dist a lui: et tu estoies avoc Jehu de Galileie. Cil desnoieit davant toz et se dit: Ne ni sait ne ni nentent ce que tu dis. Si ussit fuers davant la cort: se chanteit li jas. Lo parax (pareillement) quant une altre ancelle lo vent, se dist a ceos ki lai encor esteivent, car cist e de ceos. Lo parax un petit apres dissent à Pieron cil ki lai esteivent, vraiement tu es de Ceos: car tu es aussi Galilens. Et cil en commençoit excommunier et jurier ke ju ne sai 90 ke cist hom soit ke vos dites. Maintenant lo parax chanteit li jas. (Car es ta parole te fait aparissant.) Se recordeit Piere la parole Jhesu, etc., etc., etc.»
An 1200. 24o. Sermons de Maurice, évêque de Paris. Manuscrit de l'an 1200, appartenant à la bibliothèque du chapitre de Sens. L'abbé Lebeuf, au tom. XVII des Mémoires de l'Académie des Inscriptions, donne la copie exacte des fragmens de deux sermons que nous allons insérer ici, ces fragmens nous paraissant dignes d'être réimprimés.
Dicit ei Jhesus pasce oves meas.
«Segnor prevoire (prêtres) ceste parole ne fut mie solement dite a mon segnor saint Pierre. Quar e a nos fu ele dite autsi qui somes ellui de lui el siecle et qui avons les œilles (ouailles) Damediu (Domini Dei) a garder, co est son peuple a governer et a conseillier en cest siecle. Et qui avons a faire le suen mestier e terre de lyer les anmes et de deslyer et de conduire devant Deu. Or devomes savoir de nos meismes conduire devant Deu et celuy que nous avons a conseillier. Si nos besoigne avoir trois coses: la premeraine chose si est sainte vie: la seconde est la science qui est besoignable al prevoire a soi et a autrui conseillier. La tierce est la sainte predication par coi ly prestres doit rapeler le puple de mal a bien. La premeraine chose que li prestre doit avoir c'est sainte vie; par quoy il doit soi meisme rendre a Deu et par coi il doi bone essamble doner a tot ceus qui le verront et par bone vie de mener se esmonder et eslaver et faire net ab omni inquinamento carnis et spiritus: c'est de tote lordure de son corps et de same; de luxurie, de glotonie, d'orgueil, de haine, d'avarisce, de convoitise et de totes icelles coses, dont same puest estre mal mise et enlaidie devant Deu et sa personne devant le siecle. Après si doit estre soffrant si on li dit, se on li fait du mal; et doit doner par ce essample de patience a autres. Si doit estre humeles, benignes, larges, secundùm paupertatem et divitias suas esse elemosynarius. Issi doit estre par la sainte vie et par la bone quil doit estre demener, lumiere del monde, si come dit nostre sires, vos estis sal terræ, lux mundi. Quar il doit saler, c'est ensaignier avec dame Diu les cuers de ceux qui plus aiment les terrienes choses quils ne font celes del ciel, et qui endementieres quils sont en pecié dampnable ont male savor a Deu, si come la viande qui est dessalée a lhome qui la mainve. Il doit estre lux mundi; quar il doit par sainte vie enluminer tot cels qui les gardent, et se il issi, declinando a malo et faciendo bonum, demaine bone vie et bele devant son puple. Donques puet il cum humilitate et reverentia intrare ad altare Dei ad deum qui lætificat juventutem ejus: et se il devaine malvaise vie et il soit en piece de dampnation; sacier (sachez) vraiment quil mangera le cors Nostre Seigneur a dampnation de soi: quar issi le dit la sainte Escriture: qui manducat carnem et bibit calicem indignè, judicium 91 sibi manducat et bibit. Issi poons nos dire que la premeraine cose qui est besoignable al prevoire qui tient parroce, si est sainte vie et bele que il doit demener devant Deu et devant son puple. La seconde chose que il doit avoir, si est la discretions o le sciense par coi il doit conseillier les anmes que il a a governer: et si come desirent sancti patres, il doit savoir librum sacramentorum, baptistarium, compotum, canonem, pœnitentialem, psalterium, omelias, et maintes autres choses de vita sacrorum ordinum, etc., etc., etc.»
Postquàm consummati sunt, etc.
«Segnor et dames, lui si est li premiers jors de lan quil est apelé an renues. A icest jor suelent (solent) li malvais crestien, selonc le costume des paiens, faire sorceries et charaies (sortileges): y por lor sorceries y por lor caraies, suelent expermenter les aventures qui sont a venir. Hui suelent entendre a malvais gens faire, y mt (mettre) lor creance en estrennes, y disoient que nous nesteroit riches en lan, sil nestoit hui estrenés. Mais nos devons laisier iceles coses qui napartiennent a la vie pardurable conquerre. Nos trovons en la sainte Evangile d'hui que nostre sire Deus par co que il par soi mesme volt garder la loi que il avoit donée que il a le wistisme jor de sa naisence qui hui est volt estre circoncis, etc., etc., etc.»
An 1204. 25o. Ville-Hardouin (Histoire de la prise de Constantinople par les Croisés français). On recherche surtout de ce livre l'édition qu'en a donnée Dufresne Du Cange, à l'imprimerie royale, en 1667. Les Mélanges, tirés d'une grande bibliothèque, rédigés sous le nom du marquis de Paulmy, par son secrétaire, Constant d'Orville, contiennent une fort bonne analyse de cette histoire, dans laquelle le vieux langage est respecté. Ville-Hardouin est, sans doute, un de nos plus anciens prosateurs; mais il n'est pas le premier, comme le dit l'abbé Massieu. Après Ville-Hardouin, notre langue, toute gothique qu'elle est encore, est pourtant assez formée pour mériter le nom de langue française. Alors paraissent les établissemens de saint Louis, l'histoire de ce grand roi, par son ami Joinville, dont le texte, à peu près pur, nous fut rendu, en 1761, par MM. Mellot, Sallier et Capperonnier neveu; le livre des Coutumes de Beauvoisis, par Philippe de Beaumanoir, en 1283, et enfin Froissart. On lit, dans le Recueil des Historiens de France, tom. XVIII, que le texte original de Ville-Hardouin paraît altéré dès les plus vieux manuscrits. Les bénédictins citent trois éditions de cet historien, antérieures à la leur; 1o celle de Blaise Vigenère, en neuf livres, avec une traduction en français modernisé, Paris, 1585; 2o celle de Lyon, 1601, plus 92 correcte que la précédente, et faite sur un Manuscrit des archives de Venise, qu'on dit apporté des Pays-Bas par François Contarini, procurateur de Saint-Marc, à son retour d'une ambassade auprès de Charles-Quint, en 1551; 3o celle de Du Cange, 1667, imprimerie royale, faite sur l'édition de Lyon et sur un Manuscrit de la fin du XIIIe siècle. L'édition des bénédictins, donnée par dom Brial, en 1822, est faite sur collation des meilleurs textes imprimés, avec le texte d'un Manuscrit du XIIIe siècle, portant le no 7974, au catalogue de la Bibliothèque royale, où le style ne laisse pas que d'être un peu rajeuni. Cette édition de dom Brial peut être considérée comme la meilleure. Voici un échantillon de son texte.
«Sachiez que mille cent quatre vinz et dix huit ans après l'Incarnacion Notre Seigneur Jésus Christ al tens Innocent III, Apostoille de Rome et Philippe roi de France et Richart roi d'Angleterre, ot un saint home en France, qui ot nom Folques de Nuilly, cil Nuillis siest entre Lagny sor Marne et Paris, et il ere preste et tenoit la paroiche de la ville. Et cil Folques dont je vous di, comença a parler de Dieu par France et par les autres terres entor, et nostre Sires fist maint miracle por luy. Sachiez que la renomée de cel saint home alla tant qu'elle vint a lapostoile de Rome innocent, et lapostoile envoia en France et manda al prodome que il empreschast des crois par s'autorité; et apres y envoia un suen cardonal maistre perron de chappes croisié et manda par luy le pardon tel com vos dirai. Tuit cil qui se croisièroient et feroient le service Dieu un an en l'ost, seroient quittes de toz les pechiez que ils avoient faiz, dont ils seroient confez, etc., etc.»
Le Catalogue abrégé, que nous donnons ici, n'est guère qu'un extrait de la table des matières de l'Histoire des Troubadours. Où pouvions-nous mieux trouver les titres que nous cherchons, et dans un plus bel ordre? Cet excellent ouvrage est divisé en six volumes. Après une dissertation approfondie sur l'origine de la langue romane, dont nous avons plus haut indiqué la substance, et après la grammaire romane du Midi, viennent les écrits capitaux de cette langue, dans toute la 93 pureté de leur texte, accompagnés de traductions élégantes et fidèles. Le 5e volume renferme la biographie de 350 troubadours, rangés par ordre alphabétique, et le 6e, consacré à la grammaire comparée des langues du Midi, est un chef-d'œuvre de recherches et de science philologique. L'auteur établit avec force, dans cette dernière partie, que si, par une autre disposition de la cour de nos rois et de la capitale du royaume, la langue romane du Midi fût devenue langue française, au lieu du roman du Nord, nous y eussions gagné pour l'harmonie, la richesse, la variété, et même la clarté, par l'effet de désinences plus sonores, d'articles plus nombreux, de l'usage des affixes (m' pour me, etc., etc.), et enfin des inversions. Il y aurait peut-être à dire là dessus; mais il faut passer un peu d'enthousiasme à un national, et l'admirer dans un érudit. Une vérité qui nous paraît devoir être admise sans restriction est celle que le roman du Midi, contenant bien moins d'alliage que celui du Nord, est aussi plus riche en pures origines celtiques. Nous oserons, appuyés sur plus d'un témoignage, jeter quelque doute, malgré M. Raynouard, autorisé de Huet et de Casseneuve, sur l'opinion de l'antériorité des écrivains du roman méridional. Avant la séparation des deux idiomes, c'est à dire avant l'an 980 ou 1000, le roman étant généralement partout le même pour toute la France, il n'y a pas lieu de faire de distinctions entre l'origine des écrits, et d'ailleurs le Nord, à cette époque, nous l'avons vu, en fournit autant que le Midi; et, depuis la séparation, nous ne trouvons pas, dans l'ouvrage même de M. Raynouard, de quoi justifier son assertion, puisque le plus ancien écrit dont il l'étaie, le Poème de la nobla Leycson, est postérieur à la Chanson de Roncevaux, écrite en langue d'oil. Nous finirons par une observation qui peut-être n'est pas frivole, c'est que la langue romane du Midi présente beaucoup moins d'anciens monumens de prose que celle du Nord. C'était un symptôme fatal pour les destinées de la première. Un idiome dans lequel on n'écrit guère qu'en vers ne va pas loin et ne répond évidemment qu'à des besoins très restreints.
An 841-42. 1o. Les Sermens de Louis le Germanique et des Seigneurs français. Ecrits d'origine commune aux deux romans du Nord et du Midi (relatés ici pour mémoire).
An 880. 2o. Le Poème sur Boece. Il se trouvait en manuscrit dans la célèbre abbaye de Fleury, ou Saint-Benoît-sur-Loire, 94 dont la bibliothèque remarquable fut, dit M. Raynouard, pillée par les réformés, sous Odet, cardinal de Châtillon, chef titulaire de cette abbaye. Une moitié de cette bibliothèque échut plus tard au célèbre P. Pétau, et l'autre à Bongars: la partie que possédait ce dernier devint la source de la collection si riche de Heidelberg; celle du P. Pétau passa dans les mains de Christine, reine de Suède, et de là au Vatican de Rome. Le manuscrit du poème de Boëce était, en 1813, à la bibliothèque d'Orléans; c'est là que notre auteur l'a vu. L'écriture, assure-t-il, en est du XIIIe siècle. Il est inutile d'ajouter que le sujet de l'ouvrage est la captivité du philosophe, dont nous avons le beau Traité de la Consolation. Ce poème est rapporté à la date de 880 environ (par conséquent antérieur à la séparation des deux romans cités ici pour mémoire).
An 960-1080. 3o. Divers Actes et Titres, de l'an 960 à l'an 1080. On en pourrait recueillir encore d'autres, de cette époque, dans l'Histoire du Languedoc, par dom Vaissette.
An 1100. 4o. Poésies des Vaudois, et notamment le Poème de la Nobla Leycson, de l'an 1100. Ces écrits prouvent l'ancienneté de la secte des Vaudois. Le dernier est une Histoire abrégée de l'ancien et du nouveau Testament.
An 1130 environ. 5o. Histoire de la prise de Jérusalem, par Godefroy de Bouillon, écrite en dialecte limousin et nous semblant, par cette raison, devoir être classée parmi les monumens de la langue romane du Midi. L'auteur en est le chevalier Bechada, lequel écrivait de 1130 à 1140.
An 1150 environ. 6o. Poésies diverses du XIIe siècle. M. Raynouard en donne, comme toujours, le texte exact et la traduction.
An 1100-1400. 7o. Poésies de 350 Troubadours, dont le premier, parmi les auteurs conservés, est Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Ce prince aimable et singulier naquit le 22 octobre 1071. Il se croisa en 1101, et mourut à cinquante-cinq ans, en 1126; c'est le plus habile et le plus harmonieux des troubadours, comme il en est le plus illustre et le plus ancien. Ses mœurs n'avaient rien de modeste. Il fonda un mauvais lieu, à Niort, sur 95 le plan des monastères. Le pape, Caliste II, l'excommunia une fois dans sa vie; il se moqua de l'excommunication, et, comme il était fort gai, le rire le sauva: le rire est un bouclier. Il fut l'aïeul d'Eléonore d'Aquitaine, épouse de Louis VII, princesse qui chassa de race, et devint funeste à la France, comme chacun sait.
An 1270. 8o. L'Alphonsine, ou Coutumes données a Riom, en 1270, par Alphonse, comte de Poitou, frère de saint Louis. Le langage de ces coutumes nous a paru appartenir à la langue romane du Midi. En voici un passage rapporté par M. Duclos.
«So es assaber que per nos et per nostres successors, nonn sya faita en la villa dita Falha, o questa, o alberjada, ny empruntarem a qui meymes, si no de grat a nos prestar voliont lhabitant en questa meyma villa, etc., etc., etc.»
[19] Elémens de la langue des Celtes-Gomérites, ou Bretons, Strasbourg, 1779, in-8. Jean-Baptiste Bullet, académicien de Besançon, mort en 1775, auteur d'une Histoire et d'un Dictionnaire de la langue celtique, 3 vol. in-fol., 1754-59-70, doit aussi compter parmi les plus notables défenseurs de nos origines du langage, tirées du Celtique. Il y a bien des rêveries, sans doute, dans son savant Mémoire; mais il s'y rencontre également beaucoup de faits et de recherches qui méritent l'estime et doivent faire réfléchir les partisans du système anti-celtique.
[20] Mém. de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
[21] Mém. de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il y est justement cité, entre autres choses, cette locution latine: cave ne eas, qui n'est plus reconnaissable quand elle est ainsi prononcée: cauneas.
[22] Multò majorem gallica lingua cum græca habet affinitatem quàm latina.
[23] Il est certain qu'on ne pourrait dire en latin, totum contrario, sunt in omne decem.
[24] M. Paulin-Paris, dans les notes de son excellente édition du Romancero français, a rétabli, avec sa sagacité ordinaire, l'autorité de cette tradition.
[25] Origines de la langue française, 1581, in-4.
[26] L'éditeur du Recueil des Poètes gascons, en 2 vol. in-12, dom Vaissete, dans les notes chargées de citations de nos idiomes du midi, qui décorent sa belle Histoire du Languedoc; Bernard de la Monnoye, par sa publication des Noëls Bourguignons; dernièrement, en 1825, M. l'abbé de la Bouderie, par sa traduction sur l'hébreu en patois auvergnat, du livre de Ruth et de la Parabole de l'Enfant prodigue, ont pu donner une idée de l'intérêt qui s'attache à nos dialectes provinciaux. C'est bien là qu'on apprend que tout n'est pas latin dans notre langue. Le caractère de finesse dans la naïveté qu'on y trouve est, entre autres, spécial à l'idiome français. On y voit aussi beaucoup de mots évidemment d'origine gauloise, tels que dien (dans), tzons (champs), ana (va), ritge (riche), etc. Le proverbe picard cité par La Fontaine:
ne paraît pas non plus trop latin.
[28] Ce savant, il faut le dire, a porté à l'opinion de M. de la Ravallière un coup terrible, s'il n'est pas mortel; en rapportant une chanson du troubadour Rambaut de Vaquiers, écrite dans les cinq langues, provençale, française, italienne, espagnole et latine, où l'analogie entre elles est, à la vérité, frappante; mais dix vers, cent vers, un serment de dix lignes, des Litanies offrant sans cesse les mêmes mots, ne suffisent pas pour décider des questions de ce genre. Une autorité bien plus redoutable, parce qu'elle se produit avec tout le charme de la plus brillante éloquence, je veux parler de M. Villemain, dans son Cours de littérature du moyen-âge, paraît renverser tout le système de l'éditeur du roi de Navarre; mais, comme une discussion approfondie de ces questions ardues et sèches n'entrait pas dans le cadre qu'il s'était choisi, on peut dire qu'il ne les a résolues qu'en passant, et seulement autant qu'il fallait pour initier ses auditeurs à l'étude plus philosophique des progrès de l'esprit humain dans les lettres depuis l'invasion des barbares en Europe jusqu'à François Ier.
[29] Le savant abbé de la Bouderie, dans son nouveau Journal des Paroisses, no du 1er janvier 1834, fournit de très solides preuves de l'opinion que saint Bernard prêcha la plupart du temps en langue vulgaire, et non en latin. Il fait mieux, il donne, suivant l'édition de Mabillon, tout un sermon de la Nativité de Jésus-Christ, en vieux français, prêché par ce père de notre éloquence sacrée. «Trois merveillouses choses eswart, chier freire, en ceste nexance, etc., etc., etc.»
Avec la version française, prose gothique en regard, suivie de l'Imitation en vers gothiques français du même ouvrage, et précédée d'une Notice sur Pierre Alphonse et ses écrits, par M. l'abbé de L. B..... Paris, 1824, 2 vol. in-12, de l'imprimerie de Rignoux. (Lettres rondes et italiques modernes.)
(1106-1760-1808-1824.)
Le savant éditeur nous apprend, sur l'auteur ou compilateur de ces contes, dont plusieurs se retrouvent dans les Mille et une Nuits, et dans Pilpay, les particularités suivantes. Rabbi Moyse Sephardi, juif de Huesca, en Aragon, naquit en 1062. Ce savant et vertueux homme se fit chrétien en 1106, et reçut de son parrain Alphonse VI, roi de Castille et de Léon, les noms de Pierre Alphonse. Il écrivit, pour justifier son abjuration, douze dialogues latins où il réfute les erreurs des Juifs. Selon Kasimir Oudin, religieux prémontré, célèbre par son érudition et par son apostasie en faveur du luthéranisme, en 1690, Pierre Alphonse mourut en 1110. Sa discipline de Clergie, qui fait l'objet de cet article, passe pour être le second de ses ouvrages. C'est une instruction d'un père à son fils, dans laquelle, à la manière des écrits arabes d'où elle est tirée, la morale est revêtue de formes narratives, proverbiales, sentencieuses et paraboliques. Montesquieu, quoi qu'on ait dit, a raison, le climat influe puissamment sur le caractère et le génie des hommes; et, en général, les idées abstraites, les hautes réflexions, les principes sont dans le Nord; tandis que les images, les passions, les contes sont dans le Midi, sous l'empire du soleil. En 1760, Barbazan fit paraître, sous le titre de Castoiement, une version en vers gothiques, abrégée, de la Disciplina clericalis, sans paraître avoir eu connaissance de l'original latin. On juge, par le style, que cette version anonyme est du XIIIe siècle. En 1808 et 1824, M. Méon ayant découvert, à la Bibliothèque royale, sept manuscrits du texte latin, plus une imitation de cet ouvrage, en vers gothiques-français, beaucoup plus ample et plus anciennement copiée que celle de Barbazan, et enfin une traduction, en vieille prose française, qu'il attribue à Jean Miellot, chanoine de Saint-Pierre-de-Lille, et secrétaire de Philippe le Bon, duc de 97 Bourgogne. La société des bibliophiles s'en remit au zèle éclairé d'un de ses membres du soin de surveiller l'impression fidèle de ces trois copies, dont elle fit tirer, à part de ses 25 exemplaires in-8o, 250 exemplaires in-12, sur un papier et avec des caractères choisis, le tout enrichi d'un Glossaire suffisant pour la parfaite intelligence du livre. Ce livre, en lui-même, mérite d'être lu, tant à cause des conseils judicieux, des sages observations qu'il renferme, que parce qu'il est fort amusant, dans son allure libre et naïve. Le texte, sans être cicéronien, ne semble pas trop barbare; quant à la traduction, en vieille prose, elle est pleine de graces, et n'accuse pas de pesanteur le bon chanoine qui l'aurait faite. L'ouvrage a pour but de rendre le clerc bien endoctriné, d'où il tire son nom de Discipline de clergie. Il contient trente contes dans la version en prose, et seulement vingt-sept dans l'imitation versifiée. La plupart de ces contes sont ingénieux; ils annoncent presque tous un dessein moral, comme de montrer le prix et la rareté de l'amitié véritable; la prééminence du mérite sur les avantages fortuits de la naissance; l'horreur du mensonge; l'inconvénient de secourir le perfide (et c'est la fable de l'homme, piqué par la couleuvre qu'il a réchauffée); le danger des mauvaises compagnies; la ruse des femmes (le conte est bon, malgré la gravelure, et le sujet plaît tant à l'Arabien, qu'il en fait, à son fils, six récits, tous plus plaisans les uns que les autres); au demeurant, les femmes ne sont pas seulement rusées pour le mal; c'est ce que l'Arabien enseigne, en racontant un trait de ruse généreuse dont l'héroïne est une vieille femme. On voit encore, dans ces contes paternels, combien les philosophes sont habiles à rendre la justice, témoin Salomon; comment il vaut mieux faire son chemin par les grandes voies, bien que plus longues, que par les sentiers de traverse, quoique plus directs; comment celui-là tombe souvent dans le piége qu'il a dressé pour autrui; comment est sot qui croit aveuglément tout ce qu'on lui dit (et ici vient la fable du renard, se tirant d'un puits par le contre-poids d'un loup, qu'il y fait descendre, sur l'avis que l'image de la lune, réfléchie dans l'eau du puits, est un fromage); comment les faveurs de la cour peuvent à la fin devenir onéreuses; enfin, comment le sage, sans négliger le soin de ses affaires, se garantit des passions terrestres par la pensée de la mort. Cette religieuse pensée de la mort fournit à l'Arabien, avec ses derniers contes, de très bonnes réflexions qui couronnent son enseignement.
Pour donner une idée de la manière du conteur, nous extrairons 98 le conte douzième, que Molière a mis en scène dans son George Dandin. Barbazan, dans la préface des Fabliaux, dit que ce grand poète a puisé ici dans le Dolopatos ou Roman des sept sages de Rome, par Herbers; alors ce serait Herbers, poète du XIIIe siècle, antérieur à Girardins d'Amiens et à li Roys Adenès, qui l'aurait tiré de la Disciplina clericalis, n'importe: on voit que les jeux de l'imagination humaine, aussi bien que les idées les plus graves, roulant dans le même cercle, font ainsi le tour du monde.
Un jovencel fut, qui voulant eprouver la ruse des femmes, afin de s'en garantir, enferma la sienne, par le conseil d'un sage homme, dans une maison à hautes parois de pierre, n'ayant d'autres ouvertures qu'un huis et une fenêtre haut placée; vraie prison dans laquelle il lui donnait assez à mengier, et non trop à vestir. La clef de la maison etait mise sous le chef du mari, durant son sommeil. Or, la dame avait visé, par la fenêtre, un gars, bel de corps, de face et de maintien. Elle se mit en quête de lui ouvrir la porte. Dans ce but, elle enivrait son mari souventes fois pour lui embler la clef. Le mari soupçonna quelque méchante ruse à ce soin qu'on prenait ainsi de l'enivrer. Un certain jour donc, il feint d'être plus ivre que de coutume, se couche, et se laisse embler la clef. La dame ouvre aussitôt l'huis, et sort pour aller trouver son galant. Alors le mari se leve et ferme l'huis, de façon que voilà la femme dehors, sans pouvoir au logis rentrer. Que fait-elle au retour de son expédition? elle se lamente, pleure, s'écrie qu'elle va se noyer dans le puits, prend une grosse pierre, la jette à grand fracas dans ledit puits, et se muche contre la porte. Le mari, cuidant au son de la pierre chute que ce fût sa femme précipitée, sort de hâte, pour la secourir, laissant l'huis ouvert. La belle rentre aussitôt, et referme l'huis sur son geolier; puis, se mettant à la fenêtre, crie: «Hoa! desloyal homme! je monstrerai à mes parens et amis, comme, chascune nuit, tu te dépars de moy, et vas à tes folles femmes et ribaudes!» Ainsi fit-elle, et ses parens blasmerent moult le poure mari, et lui dirent moult villanies.
Par Robert Wace, poète normand du XIIe siècle; publié pour la première fois d'après les Mss. de France et d'Angleterre, avec des notes pour servir à l'intelligence du texte, par Frédéric Pluquet, membre de la Société des antiquaires de France, et de plusieurs autres Sociétés savantes. Rouen, Édouard Frère, éditeur. Imprimerie de Crapelet. Paris, M.DCCC.XX.VII, 3 vol. gr. in-8, l'un des trois exempl. tirés sur papier de Hollande, avec double figure au trait, dont une suite sur papier de Chine.
PLUS
SUPPLÉMENT AUX NOTES HISTORIQUES
SUR LE
ROMAN DE ROU;
Par Auguste le Prévost, de la Société des antiquaires de France, etc. Rouen, Édouard Frère, éditeur. Imprimerie de Crapelet. Paris, M.DCCC.XXIX. 1 vol. gr. pap. de Hollande.
PLUS
NOTICE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE ROBERT WACE,
Suivie de citations extraites de ses ouvrages, pour servir à l'histoire de Normandie, par Frédéric Pluquet. Rouen, Jean Frère, libraire-éditeur. Imprimé à Paris, chez Crapelet, M.DCCC.XXIV. 1 vol. gr. in-8.
(1160-1824-27-29.)
Robert Wace, appelé aussi Vace, Vaice, Gace, et même Uistace ou Eustache, naquit à Jersey, au commencement du XIIe siècle, et mourut, en Angleterre, vers 1184. Il étudia à Caen, habita quelque temps les terres du roi de France, revint 100 se fixer à la cour du duc de Normandie, roi d'Angleterre, Henri Ier, dont le fils, Henri II, ce premier Plantagenet, si brillant, et qui porta si haut l'éclat et la puissance de la monarchie anglo-normande, lui donna, en récompense de son poème de Rou, achevé en 1160, une prébende dans la cathédrale de Bayeux, qui ne le satisfit guère, quoiqu'il en ait joui durant dix-neuf ans. Ce poète, on plutôt ce chroniqueur en vers, a suivi, pour ses récits normands, Dudon de Saint-Quentin, et Guillaume de Jumièges, et pour ses narrations bretonnes, d'où nous sont venus tous les romans de la Table ronde, les chroniques latines de Thomas de Kent et de Geoffroy de Monmouth, qui eux-mêmes avaient puisé, dit-on, leurs histoires fabuleuses dans de vieilles traditions et d'antiques manuscrits des pays de Galles et de Cornouailles. Wace est surtout précieux par son ancienneté. Antérieur de près d'un siècle à Marie de France, il n'a ni son élégance, ni sa délicatesse; mais, outre qu'il peint avec force, et qu'il a plus de critique et de pensée que n'en comporte son âge barbare, il est un monument irrécusable de l'antiquité de la poésie romane du Nord, ou de la langue d'oil, que certains esprits, trop préoccupés de la gloire des troubadours, essaient journellement de rabaisser. Voici, d'après ses judicieux biographes éditeurs, la liste de ses principaux ouvrages:
1o. Le roman dit: Le Brut ou Le Brutus d'Angleterre, contenant dix-huit mille vers octosyllabes, dont la Bibliothèque royale possède cinq manuscrits, savoir: trois du XIIIe et deux du XVe siècle, lequel roman ou poème fut achevé en 1155, ainsi que l'auteur prend la peine de nous l'apprendre dans ses derniers vers, comme il nous annonce son sujet dans son début:
2o. Le Roman de Rou ou de Rollon, immense production historique de 16,547 vers, allant de l'an 912 à l'an 1106, et divisée en quatre branches, ainsi qu'il suit: la 1re, en vers octosyllabes, contient le récit des premières invasions des Normands dans la Gaule romane-française; la 2e, en vers alexandrins, embrasse toute la vie du premier duc Rollon ou Rou, lequel prit le nom de Robert Ier; 101 la 3e, sur le même rhythme, consacrée à l'histoire de Guillaume Longue-Epée et de Richard son fils; enfin, la 4e, de nouveau en vers octosyllabes, plus longue que les trois autres ensemble, qui, de la fin du duc Richard Ier, à la bataille de Tinchebray et à la sixième année du règne de Henri Ier, retrace la plus grande époque des ducs de Normandie, notamment celle de la conquête de l'Angleterre, par Guillaume II, dit le Bâtard, et forme toute la partie vraiment épique de ce long poème.
3o. Une Chronique ascendante des ducs de Normandie, à remonter de Henri II jusqu'à Rollon, écrite en 1173, ayant seulement 314 vers alexandrins, et curieuse en ce qu'elle manifeste bien l'antipathie qui divisait les Français et les Normands.
4o. Un petit poème intitulé: l'Establissement de la Feste de la Conception, dite la Feste aux Normands.
5o. Une Vie rimée de saint Nicolas.
A ces divers ouvrages, quelques uns, avec Galland, ajoutent encore le Chevalier au Lion; mais ils ne paraissent pas, en cela, suffisamment fondés. Il est plus probable que Robert Wace, disons-le avec les rédacteurs du Catalogue de la Vallière, commença le célèbre roman li geste d'Alissandre le Gran, devenu aujourd'hui le patrimoine exclusif de Lambert li Cors et d'Alexandre de Bernay ou de Paris, ses émules et ses contemporains, qui l'ont continué; mais peu importe le nombre de ses titres, dès lors que le seul Roman de Rou suffit à sa renommée. Cette renommée était un peu obscurcie par le temps, malgré le soin que dom Bouquet avait pris d'insérer dans sa Collection des historiens de France, à la vérité d'après un texte peu fidèle, un long fragment du Roman de Rou, et aussi en dépit de l'excellente notice que dom Brial avait donnée sur Robert Wace au tome 13e de la Grande Histoire littéraire de France; mais, aujourd'hui, elle brille de tout son éclat, grâce aux travaux consciencieux dont MM. Frédéric Pluquet, Auguste le Prévost et Langlois ont illustré la présente édition de l'antique épopée normande. Ces doctes antiquaires n'ont rien négligé pour en faire un livre aussi correct que magnifique, et l'on doit avouer qu'ils ont pleinement réussi. Deux manuscrits précieux ont servi à l'édification du texte: 1o celui d'André Du Chesne, que possède la Bibliothèque royale, lequel avait été fait d'après un autre très ancien, et recopié avec beaucoup de soin par M. de Sainte-Palaye; 2o un manuscrit du Musée britannique, malheureusement dégradé en plusieurs endroits, mais pourtant 102 d'un prix inestimable par sa date, puisqu'il est de la fin du XIIe ou du commencement du XIIIe siècle. Enfin, d'excellentes notes, répandues dans le cours des deux volumes de l'édition, et une table analytique des matières fort exacte, facilitent l'intelligence de l'ouvrage, et le retracent à l'esprit dans son ensemble, ainsi que nous l'allons faire connaître.
Robert Wace débute par le récit rapide des évènemens antérieurs à Rollon Ier, duc de Normandie, tels que l'origine des Normands, le culte de Thor et les sacrifices humains, les coutumes du nord, les émigrations périodiques de ses habitans, l'expédition des Normands en France, leur invasion de la Picardie, sous la conduite de Bier et d'Hasting, leur occupation de la Normandie, de la Bretagne et de certaine partie de l'Italie, le baptême d'Hasting, en Toscane, dans une petite ville nommée Luna, que les conquérans, très mauvais géographes, assiègent et prennent, croyant assiéger et prendre Rome. Ensuite vient l'histoire de Rollon, ses visions, ses guerres en Angleterre, dans le Hainaut qu'il envahit en remontant l'Escaut, son entrée en Normandie, par la Seine, ses ravages successifs dans l'Ile-de-France, son siége de Paris, son traité avec le roi de France, son baptême par l'archevêque de Reims, Francon, son établissement à Rouen, à l'instar de celui de Hasting, à Chartres, et enfin sa mort. A cette histoire succède celle de Guillaume Ier, dit Longue-Épée, duc de Normandie. On y voit d'abord son mariage, puis ses revers dans les révoltes des Bretons et de Rioufle, comte de Cotentin, puis sa victoire et sa puissance; les longues épées ont raison dans tous les temps: il est alors au comble de la gloire. Le roi d'Angleterre lui recommande son neveu, Louis d'Outremer, qu'il fait couronner. Il reçoit les hommages des seigneurs français; il pacifie le roi de France avec l'empereur Henri; bref, le voilà le premier arbitre des affaires de son temps. Tout d'un coup il visite Jumièges et conçoit la pensée de s'y faire moine; pensée de malade, chez les princes, comme Charles-Quint l'a bien fait voir après lui. Aussi tombe-t-il malade incessamment. Il veut alors abdiquer en faveur de Richard Ier, son fils; cependant il se résout à garder le pouvoir; mais il n'a plus que des malheurs, et finit par être assassiné par les Flamands du duc Arnoul, au grand désespoir des Normands. On l'enterre dans la cathédrale de Rouen même.
Après Guillaume Longue-Epée (le poète procédant toujours comme l'historien), défile Richard Ier, dit Sans-Peur, 3e duc. Louis d'Outremer, méprisant sa jeunesse, vient à Rouen et s'empare de sa personne. Les habitans, outrés de cette violence, forcent le roi de leur rendre Richard. Cependant il est attiré à la cour de France, et confiné à Laon; Osmond le console et ménage son évasion. Le roi Louis, ligué avec Hugues, partage la Normandie, et distribue, sans façon, les femmes normandes à ses officiers. Les Normands s'insurgent et font l'usurpateur prisonnier. Louis d'Outremer est trop heureux de s'arranger avec Richard, en lui rendant son duché. Cette belle province faisait envie à tout le monde. L'empereur Othon veut aussi l'envahir. Richard le défait, tue son neveu, et délivre ses fidèles Normands. Mort de Louis d'Outremer. Richard a de nouveau à se défendre contre Lothaire. Il le bat, sauve, de sa main, pendant la bataille, Gautier le Veneur, appelle Harold, roi des Danois, à son aide, signale en tout son courage, sa prudence, sa piété, sa justice, perd sa femme, et devient épris de la belle Gonnor. Aventure du sacristain de Saint-Ouen. Un ange et le diable se disputent l'ame du moine amoureux. Première nuit des noces de Richard et de la belle Gonnor. Richard contribue à élever Hugues Capet à la couronne; il meurt peu après, moult regretté d'un chacun. Richard II, son fils, lui succède. Ce 4e duc mérite bientôt le beau surnom de le Bon, qui lui est décerné. Il favorise la noblesse et réprime cruellement l'insurrection des vilains. Les Anglais, sur ces entrefaites, font une descente en Cotentin. Il n'y a rien de si vagabond que les individus et les peuples misérables. Les braves Cotentinois taillent les Anglais en pièces. Digression de la nouvelle invasion de l'Angleterre par Canut le Danois. Anecdote d'un chevalier qui vola au duc Richard II une cuiller d'argent. Maladie et mort du duc Richard le Bon. Son fils, Richard III, paraît ensuite sur la scène, pour en disparaître presque aussitôt, et faire place à son frère, Robert Ier, 6e duc, qui lui succéda, après s'être révolté contre lui. Anecdote d'un clerc qui mourut de joie. Robert triomphe des Bretons. Ses amours avec Harlette. Cette Harlette était une 104 bourgeoise de Falaise, qui n'était point sotte; ses charmes l'avaient approchée du duc; son adresse l'approcha du trône ducal: cette scène est un peu naïve, et l'Arnolphe de l'École des Femmes aurait grand tort de la faire lire à sa pupille Agnès. Harlette donc, ayant avisé que les princes ont tous un grand orgueil, et n'aiment rien tant, dans ceux qui les fréquentent, qu'une entière humilité, en fit voir une singulière dans un moment de bonheur et d'égalité suprême.
La rusée ne tarda pas à rêver qu'un grand arbre était sorti de son corps, qui montait jusqu'aux cieux et adumbrait (ombrageait) toute la Normandie; si bien que le duc Robert, captivé par la belle Harlette, devint incessamment père d'un beau garçon, qui fut d'abord Guillaume le Bâtard, puis Guillaume le Conquérant. Ses amours, d'ailleurs, furent de courte durée, car, étant parti pour la Terre-Sainte, malgré ses sujets, il mourut empoisonné à Nicée. Ses restes furent rapportés à Cerisy, par son chambellan Toustain.
Enfin nous voici arrivés à Guillaume le Grand. Sa jeunesse est d'abord éprouvée, comme toutes les minorités, par des révoltes de ses vassaux et des invasions de ses voisins, surtout par celles de Henri Ier, roi de France; mais sa valeur précoce triomphe de tous ces périls. Une fois il est sauvé, par son fou, de la violence des seigneurs normands ligués contre lui. L'alliance du roi de France achève de rompre la ligue de ces seigneurs rebelles. Vient ensuite la guerre brillante et heureuse qu'il soutient contre Geoffroy Martel, comte d'Anjou. Il épouse Mathilde de Flandres, l'épouse sans dispenses, en sorte qu'il est excommunié. Une telle femme rachetait bien des tourmens. Du 105 reste, les époux se réconcilient, avec la cour de Rome, par des fondations pieuses, et c'est là l'origine des belles abbayes des hommes et des femmes, dont Caen s'honore encore aujourd'hui. Les Anglais repoussent, à leur tour, plusieurs invasions normandes. Guillaume défait le roi de France, qui avait de nouveau envahi ses États, aidé de Geoffroy Martel. Cependant la scène va s'agrandir. Édouard, roi d'Angleterre, veut léguer son royaume à son parent, le duc Guillaume. Harold, fils du comte Godwin, feint d'entrer dans les vues de Guillaume sur l'Angleterre, et ne s'en fait pas moins léguer la couronne par Edouard mourant. Alors Guillaume, trompé, défie Harold et prépare son expédition mémorable. Réunion générale et conditions des barons normands. Le rendez-vous de l'armée est à Saint-Valery-sur-Somme. Merveilles de la forêt de Brecheliant. Débarquement de Guillaume, et son camp dans les plaines d'Hasting. Parlementage des deux rivaux. Curieux détails de mœurs. Guillaume s'étant muni, à tout hasard, des foudres de Rome, excommunie les Anglais d'Harold, par l'organe de l'évêque de Bayeux. Veille de la bataille; les Anglais boivent, les Normands prient et se confessent. L'étendard normand est remis à un gentilhomme du pays de Caux, nommé Toustain. Admirable peinture de la bataille, qui semble revivre sous le pinceau ingénieux, vrai et hardi d'Horace Vernet. Taillefer chante aux Normands, pour les exciter, des passages de la fameuse chanson de Roncevaux, en l'honneur de Roland; et cette circonstance est maintenant invoquée avec grande raison, par les savans, en faveur de l'antiquité de la poésie romane du nord, ou de la langue d'oil, d'où notre français est sorti. Belle conduite d'Odon, évêque de Bayeux. Enumération des guerriers normands, précieuse pour les familles; on y remarque avec un touchant intérêt les noms suivans, qui vivent encore avec honneur: le sire d'Asnières, le sire le Veneur, le sire d'Aubigny, le sire de Combray, le sire d'Épinay, le sire Errant d'Harcourt, le sire de Ferrières, le sire de la Ferté, le sire de Gacé, le sire de la Fougères, le sire d'Osmond, le sire Toustaing, etc., etc. Victoire éclatante de Guillaume. Mort d'Harold. Guillaume, victorieux, est bientôt élu et couronné par les barons anglais. Il établit une bonne et sévère discipline, et de bonnes lois en Angleterre. Le roi de France ayant alors prétendu hommage de cette conquête, il repasse en Normandie, et vient affranchir sa nouvelle couronne par de nouvelles victoires. Il tombe malade, et durant sa maladie, de six semaines, survenue à la suite d'une chute de cheval, il donne la Normandie à Robert, son fils aîné, 106 l'Angleterre à son cadet, Guillaume le Roux, et de l'argent à son troisième fils, Henri, en lui prédisant qu'il aura la part des deux autres plus tard. Mort et obsèques de ce grand homme. Robert II, dit Courte Heuse, 8e duc de Normandie, jaloux de son frère Guillaume, tente, contre lui, une expédition en Angleterre. Ces deux frères se disputent le Cotentin, échu en partage au troisième fils du conquérant, Henri. Sur ces entrefaites, Guillaume le Roux est tué à la chasse, par Tyrrel à Winchester. Henri devient roi d'Angleterre. Il appelle à lui son jeune fils, Guillaume, nouvellement marié à la fille du comte d'Anjou. Toute cette chère et auguste colonie, embarquée sur un vaisseau d'apparat, nommé la Blanche Nef, fait naufrage et se perd corps et biens. Désespoir de Henri Ier. Suite de guerres entre Robert et son frère Henri, à peine interrompues par le voyage du premier à la Terre-Sainte. Réconciliation normande. La guerre éclate derechef entre les deux frères. Robert a la lâcheté de trahir les siens, et de livrer la ville de Caen à son frère, le roi d'Angleterre. C'en est fait de lui; vainement se repent-il, et livre-t-il la bataille de Tinchebray; il est vaincu, il est prisonnier ainsi que le comte de Mortain, il est conduit captif en Angleterre, et meurt à Glocester, peu regretté et peu digne de l'être. Là finit le poème de Robert Wace, qui se plaint, dans son épilogue, d'avoir été mal récompensé de sa peine par Henri II. Ce poète est le premier cité dans la liste de nos anciens poètes que donne Claude Fauchet: c'est un grand honneur chronologique.
Au present volume sont contenus les notables faicts d'armes du vaillant roi Meliadus de Leonnoys: ensemble plusieurs autres nobles proesses de chevalerie faictes, tant par le roy Arthus, Palamedes, le Morhout d'Irlande, le bon chevalier Sans Paour, Galehault le Brun, Segurades, Galaab, que autres bons chevaliers, estant au temps dudit roy Meliadus. Histoire nouvellement imprimée à Paris. (M.D.XXX.II.)
On les vend à Paris, en la rue Neufve-Notre-Dame, à l'Escu de France couronné; par Denys Janot, ou au Premier pilier du Palais.
Précieux volume, très bien imprimé en gothique, sur deux colonnes, précédé de deux Prologues, le premier, du translateur anonyme, de 1483 environ; le second, de l'ancien translateur Rusticien de Pise, de 1189 environ, et contenant 173 chapitres; plus une table: en tout 232 feuillets. La première édition de ce livre, imprimée à Paris, par Galliot du Pré, en 1528, un vol. in-fol., goth., n'est ni plus rare ni plus recherchée.
(1189-1483-1532.)
Chénier, dans sa leçon sur les romans français, a été mal instruit, et de plus, à notre avis, injuste à l'égard du Meliadus, qui, selon lui, traduit du latin de Rusticien de Pise, vers la fin du XIIe siècle, mérite à peine un souvenir. Il y a, dans ces paroles, autant d'erreurs que de mots, sauf la date, laquelle nous semble bonne, encore qu'une autorité, bien autrement imposante que celle de Chénier sur cette matière, ait dernièrement imprimé[30] que notre Rusticien de Pise écrivait en 1298. M. de Tressan, qui fait fleurir à tort le même Rusticien de Pise en 1120, tombe dans la même erreur que Chénier quant à la langue dont se servait cet auteur. Il écrivait en latin ses Histoires de la Table ronde, avance-t-il, et Luce de Gua, parent de Henri Ier d'Angleterre, les traduisit en langue romane, 108 par ordre de ce prince; il n'y a rien de plus faux que ces assertions; mais ce n'est pas tout encore. Bernard de la Monnoye lui-même, qui, lui, regardait les choses de près, établit, dans son Commentaire sur la bibliothèque française de La Croix du Maine et du Verdier, que Rusticien de Pise traduisit Meliadus, du latin en français, par ordre d'Édouard IV d'Angleterre, mort en 1483; et il voit cela dans le prologue du translateur qui dit tout le contraire, et il ajoute que par cette expression translaté du latin, il faut entendre translaté de l'italien. Quelles inconcevables méprises! Essayons de rétablir la vérité sur ses bases, sans recherches savantes, en faisant simplement attention à ce que nous avons sous les yeux, à commencer par les accessoires pour finir par le fond.
1o. Rusticien de Pise, le translateur, ce père des romans de la Table ronde, en prose romane-française, comme Robert Wace, dans son poème du Brut, comme, après lui, Chrétien de Troyes, dans les poèmes du Graal, du Lancelot, du chevalier au Lion, du chevalier à l'Épée, du Perceval, etc., comme, plus tard, Girardin d'Amiens, dans un autre Meliadus[31], furent les pères de l'épopée bretonne, Rusticien de Pise traduisit Meliadus par ordre et sous le règne de Henri II, Plantagenet, mort en 1189;
2o. Il traduisit ses récits chevaleresques, on plutôt il les compila sur des textes latins et non italiens;
3o. Son Meliadus, quoique fort inférieur à sa touchante 109 Histoire de Tristan de Leonnoys et de la reine Yseult, dont l'Arioste a si bien profité, est pourtant rempli d'imagination et d'intérêt.
Pour éclaircir le premier de ces trois points, lisons le second des deux prologues du Meliadus en prose, lequel est de Rusticien; nous y voyons qu'il a translaté le présent livre, du latin en langage françoys, à la requeste du roy Henri, lors regnant. Il y remercie la Saincte-Trinité de ce qu'elle lui a laissé le temps d'achever le livre du Brut (par où l'on voit que si Robert Wace est l'auteur du Brut rimé, Rusticien l'est, à la même époque, du Brut en prose, fait incident qui a son importance, et peut modifier bien des disputes anciennes et modernes sur la préséance des vers sur la prose, et de la prose sur les vers; en prouvant que, souvent, sous les auspices des princes éclairés, passionnés pour la chevalerie, poètes et prosateurs furent appelés à ressusciter les anciennes traditions chevaleresques ensevelies dans les vieilles chroniques, et travaillèrent sur les sources mêmes sans que la prose des uns fût calquée sur les vers des autres, ni les vers sur la prose). Le translateur de première origine demande ensuite à la Saincte-Trinité la même faveur pour son dessein d'extraire, de la matière du Sainct-Graal, le présent livre de Meliadus, encor qu'aucuns preudhoms clers se sont ja entremis de translater certaines parties du Graal latin en langage françoys, premier messire Luce du Jan (du Gua), qui aussi translata en abrégé l'Histoire de monseigneur Tristan; après, messire Gaces li Blons, parent au roy Henri, et qui devisa l'Histoire de Lancelot du Lac; messire Robert de Borron et messire Hélyo de Borron. Il est d'autant plus engagé à satisfaire le roy Henri, que, pour son livre du Brut, il en a ja reçeu deux beaux chasteaux. Il ne parlera pas de Lancelot, messire Gaultier Map en ayant parlé suffisamment, ni de Tristan, dont il a parlé assez lui-même, dans le Brut; il commencera de Palamedes. Cela, dit-il, commence du roy Artus et de l'expulsion des Romains du royaume de Logres (autrement nommé Angleterre).
Nous le demandons, est-il raisonnable de voir ici deux rois Henri, l'un qui serait Henri II, et l'autre Henri III! Si Rusticien eût écrit à la requête de Henri III, il n'eût pas manqué de distinguer cet Henri de celui qui était parent à Gaces li Blons, lequel, de l'aveu général, est Henri II. Mais non, il ne distingue pas; c'est toujours du roi Henri qu'il parle, comme s'il ne s'agissait pas de deux princes du même nom; or, en trouver deux quand il n'en signale qu'un, n'est-ce pas faire une supposition gratuite? Ce que l'on sait de ces deux Henri sert à corroborer 110 notre sentiment. L'un fut un grand prince, et, comme tel, protecteur des lettres, les aimant, les cultivant, et favorisant leurs disciples; l'autre fut un prince avare, cagot, exacteur, ne songeant qu'à pressurer les Juifs de sa domination, et, après eux, ses sujets nationaux; nulle part on n'aperçoit que ce dernier ait eu le moindre souci des récits de chevalerie, tandis que la vie entière du premier respire la générosité, la galanterie et la guerre. Quant à ce que dit La Monnoye, que Rusticien écrivit par l'ordre d'Édouard IV, mort en 1483, cela ne vaut pas une réfutation, et tient à ce que ce savant, par une inadvertance qui ne lui est pas familière, a confondu le second prologue qui, seul, est de Rusticien, avec celui du translateur de deuxième origine (probablement Pierre de Sala)[32], qui dit effectivement avoir travaillé par ordre d'Édouard IV. Expliquons, à ce propos, nos expressions de première et de seconde origines. Il ne faut pas les appliquer ici au langage, mais seulement aux textes. Rien n'est plus rare que d'avoir le texte de 1re ou même de 2e origine des écrits en prose. Comme ceux-ci étaient d'un usage plus général, ils ont été sans cesse recopiés, abrégés, étendus, et autant de fois altérés, suivant la marche progressive du langage; en sorte que, se plaçant naturellement sous les presses, au moment de la découverte de l'imprimerie, ils ont passé, ainsi falsifiés, dans la circulation commune, pour s'y altérer de plus en plus, d'éditions en éditions, depuis les premières d'Antoine Vérard, si belles et si rares, jusqu'aux grossières éditions de Troyes, de 1720 à 1740, si laides, et toutefois recueillies encore aujourd'hui dans les collections; tandis que les écrits en vers, moins répandus et plus respectés, sont demeurés patiemment intègres dans l'obscurité des manuscrits, attendant de laborieux éditeurs 111 qui les restituassent; fortune qui n'est venue, pour les poèmes joyeux, qu'il y a 80 ans à peine, avec les Sinner, les Barbazan, les La Ravallière, et pour les grands poèmes ou chansons de gestes, que dans ces dernières années, avec d'habiles et spirituels philologues, dont les noms seront tous les jours plus chers aux amateurs des lettres françaises. Voyez le Joinville; Antoine Pierre de Rieux n'avait pas suffi pour nous le faire connaître, en 1547; encore moins peut-être Du Cange, en 1668; force a été qu'en 1761, MM. Mellot, Sallier et Capperonnier fouillassent les anciens manuscrits de la bibliothèque royale pour nous l'offrir. Ville-Hardouin fut encore moins heureux. Blaise Vigenère, en 1565, l'avait défiguré; le manuscrit flamand du Vénitien Contarini, imprimé à Lyon, en 1601, ne l'avait qu'à demi restitué; l'édition de Du Cange, de 1657, plus près des originaux, n'était pourtant point encore fidèle à la source; enfin, le respectable dom Brial, digne continuateur de dom Bouquet, en 1822, épuisant vainement ses efforts sur des manuscrits précieux, avoue que le texte pur lui a échappé. Ainsi, pour connaître le texte pur du Meliadus de Rusticien, on ne doit pas s'en rapporter à notre édition, pas plus qu'à celle de Galliot du Pré, de 1528; il est nécessaire, à qui veut, du moins, s'en faire une idée plausible, de recourir, avec le savant que nous aimons tant à citer, au manuscrit, no 7544[33] de la bibliothèque royale. Tout au plus notre édition reproduit-elle fidèlement le texte du Translateur de 1483. Mais nous voici bien loin de notre second point, hâtons-nous d'y aborder.
Par translaté du latin, il faut, selon Bernard de la Monnoye, entendre translaté de l'italien. Nous osons soutenir que non, et qu'il faut entendre translaté du latin, tout bonnement, sans s'évertuer à danser sur la corde pour gagner un but que l'on peut atteindre de plain-pied sur un plancher solide; à moins qu'on ne dise que le latin et l'italien étaient une même langue sous deux dénominations, et nous le soutenons d'autant plus que, dans l'origine, la langue italienne ne se nommait point italien, mais bien langue vulgaire, lingua volgare. Mais, quel 112 est donc ce latin d'où nos anciens romans seraient translatés? Réponse: c'est ce latin qui vous cerne, qui vous enveloppe, qui, avec les Romains, pénétra, d'abord pur, puis altéré, puis informe, dans les Espagnes, dans les Gaules, dans la Germanie, chez les Angles, chez les Bretons, et jusque chez les Pictes; qui, de votre aveu, et (chose singulière), moins même que vous ne le prétendez, quand vous traitez des origines de notre langue, changea, domina les idiomes divers des peuples vaincus. Nous disons moins que vous ne le prétendez, car il dut rester, et il resta dans ces idiomes, ce que vous révoquez en doute, assez de racines, assez de formes originaires pour l'emporter, à la longue, sur l'élément romain; toutefois, il est certain que, porté sur les bras robustes de la religion chrétienne, le latin devint et resta long-temps dans l'Europe romanisée, la langue littéraire, aussi bien que la langue sacrée, la langue presque exclusivement écrite, celle de l'histoire surtout, vraie ou fabuleuse; en un mot, l'organe constant de la Renommée. Interrogez ici les Fauchet, les Huet, les P. Labbe, ils ne vous permettront aucune incertitude: tous indiquent les chroniques latines ou saxo-latines de Melkin et Thélézin, du Moine Ambroise Merlin, dit l'Enchanteur, de Geoffroy de Monmouth, comme la source des récits de la Table ronde; ainsi que les légendes, les chroniques de Grégoire de Tours, de Frédégaire, d'Éginard, la fausse chronique de Turpin, etc., furent la source des récits carlovingiens, ainsi que les diverses chroniques dont Muratori a donné la liste et l'extrait, et que celles dont Bongars et Duchesne ont formé chacun des recueils, furent la source des récits de la Terre-Sainte, et de la chevalerie normande sicilienne. Tout ce qui n'était pas tradition ou chant populaire fut latin jusque vers l'an 1100, et souvent même le latin se mêla-t-il alors aux discours et aux chants populaires. Où pourrions-nous rencontrer, dans les XIe, XIIe et XIIIe siècles, des écrits à translater, si n'est dans le latin? Ce serait, suivant vous, dans l'italien? mais Dante naquit seulement en 1265, et passe pour un des fondateurs de la langue italienne écrite. Brunetto Latini, son maître, naquit en 1240. Tiraboschi, si bien consulté par le docte Ginguené, ne fait pas remonter la poésie italienne la plus informe plus haut que l'an 1200, époque à laquelle nos trouvères français du Nord et du Midi fleurissaient déjà depuis un siècle, et davantage, et vous nous renvoyez à je ne sais quelles sources italiennes! cela n'est pas admissible. Tout au contraire, ce fut l'idiome français, dans ses différens dialectes, qui succéda immédiatement au latin, comme langue littéraire; et jamais, peut-être, son universalité, 113 sous ce rapport, ne fut plus visible ni plus éclatante qu'à sa naissance. Il n'y a point, à cet égard, de dissidence entre nos philologues modernes. Partisans du système provençal, tels que MM. Raynouard et Fauriel, partisans du système normand, tels que l'évêque de la Ravallière, de la Rue, le grand d'Aussy et leurs émules, tous sont d'accord que le français-roman, ou, si l'on veut, le roman-français, fut la souche des littératures italienne et castillane dans leurs divers dialectes. Comment donc nos premiers récits de chevalerie eussent-ils d'abord paru en italien[34]? Songez que Dante vint étudier à Paris, que Boccace y vint à son tour, et Pétrarque aussi; que leurs écrits sont pleins de traditions et de fables françaises. Mais pourquoi s'arrêter aux individus? élevons nos regards plus haut, en repassant dans notre esprit les grands, les mémorables faits du moyen-âge! C'est la France qui est leur théâtre, ou c'est de chez elle qu'ils sortent tout armés pour triompher du temps. Les plaines de Châlons n'ont-elles pas vu fuir ces Wandres, dont les revers terminent les irruptions du Nord dans l'Occident, et forment la base de l'épopée des Lohérains? Les plaines de Tours n'ont-elles pas vu rebrousser l'islamisme et tomber les Sarrasins sous le martel de Charles, l'aïeul de ce grand Charles, qui, à Roncevaux et sous les murs de Carcassonne, inspira l'antique Philumena et les premiers chantres de Roland? Les champs de la Normandie n'ont-ils pas vu s'assembler, sur la foi de Guillaume, ces fiers conquérans de l'Angleterre qui firent régner jusqu'au XVe siècle, dans ce pays, les mœurs, les lois, et la langue des Français? Enfin la Terre-Sainte ne vit-elle pas ses libérateurs et ses derniers souverains dans des chevaliers français ou anglo-normands, entraînés sur les pas d'un ermite français, à la voix d'un moine français! Quoi! tant et de si glorieux 114 souvenirs n'auraient pas été recueillis d'abord en France, et n'auraient eu pour premiers interprètes que des auteurs d'Italie dans une langue vulgaire, qui n'était pas née, ou ne faisait que de sortir des langes provençaux, autrement du roman-français méridional! Non, c'est une chimère. Nos traditions antiques de chevalerie, confiées primitivement, en France et en Angleterre, à l'idiome latin dégénéré, en sortirent bientôt pleines d'une vie nouvelle, pour illustrer les premiers efforts de l'idiome français. C'est la vérité; elle est trop évidente pour la méconnaître, et trop glorieuse pour la sacrifier à la manie du paradoxe érudit. Ainsi commençait, pour notre langue, ce paisible et noble empire que la fortune et le génie se sont plu à lui assurer, dans le monde civilisé, et qui n'est pas près de finir, si le néologisme et le faux goût ne sont d'intelligence avec la suite des âges pour le détruire, car la conquête elle-même y serait apparemment impuissante. Passons à notre troisième et dernier point.
Meliadus mérite à peine un souvenir, prétend Chénier; nous en appelons à l'analyse suivante, tout imparfaite qu'elle est. L'action principale se fait un peu attendre, sans doute, mais, une fois venue, les sentimens y sont représentés avec charme et naïveté. Le 1er chapitre traite de la grant noblesse et puissance du roy Artus; le 2e, de la façon dont les Romains perdirent le truage du royaume de Logres; au 6e, on voit comment le roy de Northumberland emmena avec lui Esclabot et son frère à sa mesgnie pour les doter d'un moult beau chasteau. Enfin arrive, à la cour du roy Artus, Pharamond, roy de Gaule, avec Bliombéris de Gauues et le chevalier incognu qui, sous le nom de Meliadus, est le héros de l'ouvrage. Ce chevalier inconnu poursuit les ravisseurs de femmes, et les rend intactes à qui de droit, ce qui l'autorise à consoler celles que leurs maris rendent malheureuses; il abat maints chevaliers, et parfois abattu lui-même, il se releve toujours par quelque brillant fait d'armes inattendu. Le sort ayant voulu que la belle reine d'Ecosse fît mauvais ménage avec son mari et que Meliadus en fût informé, le cœur du chevalier vengeur s'enflamme pour elle. Il chante, le premier, des lais en son honneur; mais c'est peu de chanter cette belle incomparable et captive; il trouve moyen de lui vouer son cœur et son épée en pénétrant jusqu'à elle. Une entrevue première en amène plus d'une autre, et si bien fait Meliadus, que le voilà, de nuit, en la chambre de la reine d'Ecosse. Cependant la vilaine Morgane a découvert le secret des deux amans. Le roy d'Ecosse, averti, s'est mussé en la chambre 115 près d'eulx. Meliadus n'a point d'autre arme que son épée; à quoi bon une cotte de mailles dans ce sanctuaire des amours? La reine s'inquiète (les femmes devinent tout)! «Que deviendrez-vous, bel ami, si mon mari paraît ici armé de toutes pièces? Madame, faict Meliadus, en s'asseyant de lez la roine, ne craignez! le roy d'Ecosse, se il nous trovoit en tel poinct comme nous sommes, ne se mettrait mie voulontiers sur moy, tant comme il veist que je tinsse cette espée.» Là dessus les amans commencent à deviser ensemble d'amour, et se déduisent à solaciement de accoler et baisier comme font gens qui s'entre-ayment, sans villennie faire. Sur ce, parait le roy d'Escosse. Meliadus le voit sans s'esmouvoir. Ledit roy, contenu par ce sang-froid, somme tant seulement Meliadus de partir sans à l'avenir lui faire plus de honte. Meliadus ne veut point sortir sans obtenir du roi, loyale créance qu'il ne fera nul mal, et ne rendra mauvais guerdon à la royne. L'époux effrayé donne sa parole, Meliadus sort; mais il n'est pas si tôt sorti, que le roy d'Escosse veut occire sa femme; toutefois il se contente de la dépaïser et l'emmene. Meliadus court après ce félon, l'atteint, desconfit ses gens et délivre la royne, qu'il emmene à son tour; mais le roy Artus fait une levée de gens de guerre pour venger le roy d'Escosse. N'est-on pas frappé que, depuis la belle Hélène, en tout pays, dans les temps héroïques, la possession d'une belle femme ait suscité des guerres? L'amour est donc quelque chose de sérieux, sans préjudice des douanes. Pharamond, de son côté, rassemble des alliés pour soutenir Meliadus. Suite de combats très divers et très chaleureusement racontés. Meliadus fait d'abord le roi d'Ecosse prisonnier. Les maris trompés, n'en déplaise à la Coupe enchantée, ne sont pas toujours heureux. A la fin, pourtant, Meliadus perd une grande bataille contre le roi Artus, et tombe en sa puissance, ainsi que la reine d'Ecosse entre les mains de son tyran. Voilà Meliadus en prison. Qu'y faisait-il, dans cette prison? il harpoit et trouvoit chants et notes. Messire Gauvain finit par obtenir la délivrance du chevalier captif. Dès lors il n'est plus question d'amour, il s'agit de reconnaissance; la morale applaudit sans doute, mais l'art du romancier y perd. Meliadus reconnaît la générosité du roi Artus, en se battant pour lui contre Ariodant de Soissogne avec une vaillance merveilleuse. Le reste du livre contient une action pareille, ou plutôt mille actions de chevalerie, qui se terminent par la mort de Meliadus, occis à la chasse, par deux chevaliers d'Irlande, sur le conseil du roi Marc de Cornouailles, et puis c'est tout.
116 Nous ne quitterons pas Meliadus sans donner sa génération, en renvoyant, pour ses ancêtres, à M. Dutens, qui les a rapportés[35]; car, grâce à lui, nous avons la généalogie historique de ces héros fabuleux, pour compléter la généalogie fabuleuse de bien des personnages historiques. Meliadus fut donc père de l'immortel Tristan de Leonnoys, lequel fut père d'Isaïe le Triste, lequel a aussi son roman[36]. Quant aux armoiries de Meliadus, on les trouve gravées dans le livre très rare de la Devise des armes des chevaliers de la Table ronde, imprimé à Lyon, in-16, par Benoît Rigaud, en 1590. C'est là que nous avons appris que messire Palamedes portait Echiqueté d'argent et de sable, de six pièces; armoiries des anciens Beaumont du Vivarais, éteints en 1435, chez les Beauvoir du Roure. Rien n'empêche donc (au cas que messire Palamedes ait existé) que celui qui écrit ces lignes n'en descende par les femmes; et pour peu que ce Palamedes descendît, à son tour, du Palamède qui inventa les échecs au siége de Troie, cela nous ferait une lignée fort passable: ce sont de belles choses que les origines!
[30] La Dissertation sur Marc-Pol, lue à l'Académie des Inscriptions, le 30 novembre 1832, que nous rappelons ici, a parfaitement démontré que le Voyage du Génois en Arménie fut d'abord rédigé en 1298, par un Rusticien de Pise; mais ne peut-il y avoir eu deux auteurs de ce nom et de la même famille? Celui qui translata les gestes de la Table ronde était certainement contemporain de Luce du Gua, de Gaces li Blons, de Gaultier Map, de Robert et Helys de Borron, qui translataient, comme lui sur l'ordre de Henri II d'Angleterre, mort en 1189. A la vérité, quelques auteurs, entre autres les rédacteurs du catalogue de la Vallière, ont prétendu que Meliadus fut demandé à Rusticien par Henri III, mort en 1272; mais ces rédacteurs, qui conviennent en même temps que Rusticien était contemporain de Luce du Gua, de Robert et Helys de Borron, se sont ainsi réfutés eux-mêmes, puisqu'il est avéré que ces derniers vivaient sous Henri II.
[31] Girardins d'Amiens vivait en 1260. Il écrivait sous l'inspiration et à la requête d'une grande dame, suivant l'usage du temps. Alors tout poète, tout romancier avait son patron. Nous avons vu quel était celui de Robert Wace et de Rusticien; Chrétien de Troyes suivait Philippe d'Alsace, comte de Flandre, mort en 1191, Menessier, une Jeanne de Flandre, et ainsi des autres. Claude Fauchet place Girardins le 94e dans la liste de 127 poètes antérieurs à 1300, qu'il a donnée dans ses origines de la langue française. Voici le début du Meliadus en vers:
Ce poème n'a jamais été imprimé: il existe en manuscrit dans la bibliothèque royale. Il ne faut pas croire qu'il soit la traduction du Meliadus de Rusticien, et encore moins le confondre avec un troisième Meliadus, chevalier de la Croix, fils de Maximien, empereur d'Allemagne, traduit du latin en français par le chevalier de Clergé, et imprimé à Lyon, en 1534, par Pierre de Sainte-Lucie, 1 vol. goth. in-4. Girardins d'Amiens était contemporain et collaborateur de li roi Adenès, dont on vient d'imprimer le poème de Berte aus grans piès.
[32] Pierre de Sala, écuyer de Charles VIII et de Louis XII, a traduit, selon du Verdier, de rime normande en rime française, le roman de Tristan de Leonnoys et de la reine Yseult, qui fut retraduit et retouché, en 1566, par Jehan Maugin d'Angers, dit le petit Angevin. Ne pourrait-il avoir également travaillé sur le Meliadus, dont le sujet est comme l'avant-scène du Tristan? Au surplus, la passion des romans de chevalerie s'était si fort ranimée en France, par les expéditions aventureuses d'Italie, que les écrivains se disputaient l'honneur de les reproduire, et la matière ne manquait pas. Le supplément du Glossaire de Du Cange contient une liste de 66 romans anciens. Le Catalogue de la Vallière en présente 104 antérieurs à l'an 1500. M. Brunet en cite 88 anciens, savoir: 14 de la Table ronde, 27 de Charlemagne, des 12 Pairs et des 9 Preux, 11 des Amadis, et 36 de chevalerie diverse. Du Verdier en range 70 par ordre alphabétique; le difficile serait de leur assigner un ordre chronologique. Nous avons tenté, pour notre usage, d'établir cet ordre des temps pour 157 romans de chevalerie. Quelle mine précieuse à exploiter dont M. de Tressan n'a qu'à peine effleuré quelques filons! Mais ce travail demanderait bien du savoir, du temps, du goût et de la fidélité.
[33] Voici le début des compilations de la Table ronde de Rusticien, tel que le donne M. Paulin Pâris, d'après le manuscrit no 7544:
«Seigneur, emperaor et rois et princes et ducs et queus et barons, cavalier, vavassor et borgiois et tous les preudomes de ce monde qui avés talent de delitier vos eu romainz, ci preinés ceste et le faites lire de chief en chief; si troverés toutes les grans aventures qui avindrent entre li chevaliers herrans dont tens li roi Huter Pendragon, jusques au tens li roi Artus son fiz et des compains de la Table réonde. Et sachez tot voirment que cestuy romans su treslaités don livre monseigneur Odoard..., etc., etc., etc.»
[34] Il n'est pas jusqu'à la brillante et féconde fiction chevaleresque d'Amadis qui n'ait sa source en France, si l'on en croit quelques écrivains, entre autres Nicolas d'Herberay des Essarts qui, le premier, en traduisit de l'espagnol plusieurs livres par l'ordre de François Ier, tout en disant que l'original était picard. M. de Tressan adopte cette opinion de M. d'Herberay. M. Brunet, dans un excellent article de ses Nouvelles Recherches bibliographiques, s'y montre opposé; mais la manière réservée dont il s'exprime à ce sujet permet de penser que son opposition n'est pas appuyée sur des données personnelles. Peut-être, s'il appliquait à cette question (car nous pensons que c'en est une encore) le génie patient et investigateur avec lequel il sait débrouiller le fil des différentes éditions du livre dans toutes les langues, se rapprocherait-il d'un sentiment à notre avis non méprisable. Nous avions écrit cet article, lorsque M. l'abbé de la Rue, dans son excellent ouvrage sur les Trouvères, publié en 1834, est venu lever tous les doutes sur cette chimère, que par latin il faut entendre italien. En tout on ne peut mieux faire que de recourir à ce savant pour les questions relatives à notre ancienne littérature du Nord. Les Trouvères ont dès aujourd'hui leur Raynouard.
[35] Tables généalogiques des héros de romans, avec un catalogue des principaux ouvrages en ce genre, par Dutens. Londres, 1798, in-4, 2e édition, augmentée.
[36] Voir dans la Croix du Maine, Isaïe le Triste, imprimé à Lyon, in-4, par Olivier Arnouillet.
L'Histoire du noble tres preux et vaillant chevalier Beufves de Hantonne et de la Belle Iosienne sa Mie, comprenant les faicts chevalereux et diverses fortunes par lui mises à fin à la louange et honneur de tous nobles chevaliers, comme pourrez veoir puis apres. Nouuellement imprimé à Paris. On les vend à Paris, en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne Saint-Nicolas, par Jean Bonfons (1 vol. goth., in-4, s. d., vers 1530)[37].
Le début de ce curieux roman, écrit avec beaucoup de naturel, n'est pas fait pour engager les vieux chevaliers, tout vaillans qu'ils sont, à épouser de jeunes et belles filles, quelque nobles qu'elles soient. Huy de Hantonne, en son vieil âge, vit la fille d'un noble homme et de grant lignage, et tant belle la vit, qu'il l'Espousa, voire coucha avec elle, et luy engendra ung beau fils, lequel sur fonds de baptême fut appelé Beufves. Iceluy enfant fut bien venu, bien pansé et nourri; mais le père n'en put avoir d'autre de sa dame tant belle, jeune, et amoureuse et frisque. Cette belle dame voyant son seigneur vieil, afféti, débile, au regard qu'elle ne querroit que esbattemens et joyeusetez par sa monition de jeunesse qui la gouvernoit, se leva un matin d'auprès de son seigneur pour ce que lui sembloit que son temps y perdoit, tout ainsi que cellui que on faict coucher sans souper; elle se laça gentement, en maniant son sein, qui gentement estoit fait, prit un miroir, y admira sa beauté, et puis faisant venir un escuyer de confiance, le pria, ainsi qu'il estoit loyal et affectionné, de mettre en la viande du comte Huy aucuns poisons, ce qu'il fit, et le comte Huy mort, la belle et frisque dame se trouva libre d'espouser un moult vaillant et jeune chevalier, nommé Doon de Mayence. Le jeune Beufves, bien qu'encore enfant, fit de grands reproches à sa mère, qui le voulut occire tôt; elle se résolut toutefois à l'envoyer tant seulement en estranges pays. Voilà donc Beufves transplanté en Arménie. Josienne, la fille du roy, tant belle et généreuse, l'arma chevalier et en devint éprise; elle refusa pour lui la main du roy Dannebus. Une guerre s'ensuivit. Beufves, vainqueur du roy Dannebus, tomba pris dans les fers de Brandimont de Damas, où il resta sept ans. Pendant cette captivité, 118 Josienne fut mariée, malgré elle, à un roy sarrazin nommé Pygnorin de Montbrant (ce qui est un joli nom d'Arabe); mais Beufves, conduit miraculeusement par le romancier et par l'amour, n'est pas plutôt sorti des prisons de Brandimont de Damas, après l'avoir tué, qu'il retrouve sa chère Josienne, l'emmene, malgré son accident avec le seigneur sarrazin, passe la mer avec elle, et arrive avec elle à Cologne, pour y tirer vengeance du successeur de son père, Doon de Mayence[38]. Il laisse, un petit, Josienne seule pour vaquer à ses affaires de vengeance; mais, pendant ce temps, le bruit de sa mort s'étant faussement répandu, ne voilà t-il pas que l'évêque de Cologne s'ingère de forcer le mariage de Josienne avec un sien neveu; c'est comme une fatalité. Cependant Beufves de Hantonne triomphe de Doon de Mayence, cela va sans dire. Il lui coupe le chef, très bien; il met sa vilaine mère en religion, encore mieux; enfin il épouse une troisième fois Josienne, sa mie. Si ce n'est pas là de la coustance, je le donne en dix à d'autres. Le roman devrait finir ici, en bonne règle; mais l'unité d'action n'est pas le faible ou le fort de nos vieux romanciers. Il faut encore que le lecteur essuie mille aventures, un voyage en Angleterre, une séparation nouvelle et fortuite de Josienne et de son époux, un mariage fortuit de cet époux avec la reine de Cynesse, une merveilleuse réunion de Beufves et de Josienne. Finalement Beufves de Hantonne marie son fils Thierry avec la reine de Cynesse pour se débarrasser d'elle, retourne en Arménie, y trône avec sa mie, se bat avec les Sarrazins, abdique en faveur de Thierry, son fils très cher, et se fait ermite; après quoi le roman s'arrête avec le 75e chapitre.
L'original de ce roman est certainement un poème français, du même titre, dont l'auteur est inconnu, mais, qu'à son style, la Croix du Maine et Bernard de la Monnoye, d'accord avec les rédacteurs du Catalogue de la Vallière, jugent avoir écrit vers l'an 1200[39]. Ce poème, de 10,600 vers de 10 pieds, n'existe qu'en manuscrit. Il fut, très anciennement, mis en rimes italiennes, et le roman que nous venons d'extraire en est une traduction plus ou moins fidèle, probablement faite, vers 119 l'an 1500, sur l'italien. Les deux poètes et le prosateur sont restés sous le voile de l'anonyme jusqu'ici.
[37] La première édition de ce livre, également gothique (s. d.), 1 vol. in-fol., Antoine Vérard, n'est pas plus rare que celle-ci de Jean Bonfons.
[38] Le président Bonhier possédait, en manuscrit, un poème sur Doolin de Maïence, qu'il attribuait à li roi Adenès. Peut-être le sujet de ce poème rentre-t-il dans celui de Beufves de Hantonne, ou même ne fait-il qu'un avec lui, sous un autre titre.
[39] Voici un échantillon de la poésie de l'original français, d'après deux citations insérées dans le catalogue de la Vallière, 1re partie, tome 2, pages 158-603 et suivantes. Ces citations sont prises du début et de l'épilogue:
L'Histoire des nobles et vaillans chevaliers nommez Milles et Amys, lesquels en leur vivant furent plains de grandes proesses. On les vend à Paris, en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne Sainct-Nicolas, par Jean Bonfons (1 vol. goth., s. d. (vers 1530), in-4, très rare, ainsi que la première édition de ce livre, également gothique, s. d., in-fol. Paris, Antoine Vérard.)
(1200-1500-1530.)
Ce Roman est un constant hommage rendu à l'amitié, dans la personne de deux chevaliers, nés le même jour, dans le même pays, avec des traits et des formes semblables, des sentimens, des caractères pareils, sous une étoile commune. L'auteur commence d'un style édifiant. «Pour l'honneur et révérence de la Trinité et de la court célestielle de paradis, moi confiant l'infusion du benoît Saint-Esprit, lequel donne et influe sa grâce où il lui plait, ay entrepris d'escrire une histoire des faicts advenus à la louange de deux vaillans chevaliers nommez Milles et Amys.» S'ensuivent 114 chapitres surchargés d'aventures, dont voici l'aperçu plutôt que le précis. Anceaume, comte de Clermont en Auvergne, au temps du roi Pépin, n'ayant point d'abord d'enfans de sa belle et saincte dame et chère épouse, a formé le vœu d'aller avec elle en Terre-Sainte au cas qu'elle engendrât d'un fils, ce qui advient, et ce fils est nommé Milles. En même temps un garçon, tout pareil, naissait au sénéchal d'Auvergne, qui lui donne le nom d'Amys. Le comte Anceaume, heureux de sa géniture, songe à satisfaire son vœu, non toutefois sans consulter premier un nécromancien sur les destinées de son fils, à cause de certain signe que l'enfant avait apporté sur une main. Le nécromancien ayant prédit prospérité, gloire, conquête, etc., le comte Anceaume et sa femme s'embarquent pour la Terre-Sainte, laissant aux soins dévoués de quelques serviteurs la garde et l'éducation première du petit comte Milles. Tempêtes, isle déserte, la comtesse Anceaume, séparée de son mari par cas fortuit, griffon vaincu, arrivée du comte tout seul en Syrie, baptême du roi d'Antioche, amour subit de la reine d'Antioche pour le comte Anceaume, le roi d'Antioche aussitôt après son baptême ayant disparu, ce qui advient fort à propos. Cependant qu'advenait-il au petit comte Milles? Il lui 121 advenait que le comte de Limoges, profitant de l'absence des parens, menaçait, poursuivait son enfance, chassait ses tuteurs, et le contraignait à demander l'aumône, conduit par sa nourrice, avec le petit Amys. L'enfant précieux se tire néanmoins d'affaires; il grandit, il se fait adulte, il devient amoureux et amant favorisé de la belle Flore, fille du duc de Bourgogne, lequel trouve le jeu mauvais et le met en prison. Sortir de prison, rejoindre son jeune camarade, et partir pour Constantinople avec lui n'est pas une affaire. Voilà donc Milles et Amys à Constantinople, où le premier retrouve sa mère et tombe épris de la fille de l'emperière, appelée Jadoine la Belle. Siége de Constantinople formé par le soudan d'Acre. Milles et Amys, suivis des Chrétiens, soutiennent l'effort des assiégeans, les repoussent, et font deux de leurs rois prisonniers. Dans cette occurrence, l'emperière ne pouvait pas moins que de s'éprendre d'amour pour Milles, et d'être jalouse de Jadoine, sa fille, qu'elle met d'abord en prison, pour l'en tirer bientôt et la promettre en mariage à son cher Milles, si mieux l'aime. Milles est fait maréchal de Constantinople; il sort contre les Païens, et, tombé dans leurs mains, est, sans retard, délivré par le vaillant Amys aidé du roi Danebron. Milles ayant eu le choix de l'emperière ou de sa fille Jadoine, choisit Jadoine, l'épouse, et, libre de tout souci à Constantinople, part pour l'Auvergne, dans le dessein de se venger du comte de Limoges. Arrivé en Limousin, il desconfit son ennemi, l'occit, et, par occasion, fait prisonnier le duc de Bourgogne. On se souvient ici de la belle Flore, fille de ce duc. Milles la connaissait bien pour un trésor; il l'a fait épouser à son cher Semblant, le chevalier Amys; mais pendant qu'il était ainsi occupé en France (on ne peut pas être partout), voilà qu'il arrive malencontre à Constantinople. Les Païens le prennent, et brûlent Jadoine toute vive. Milles, sur cette affreuse nouvelle, accourt en Terre-Sainte, assiège, prend la ville d'Acre et délivre son père Anceaume, qui, à son insu, s'y trouvait captif. Captif, est-ce bien le mot? Le comte Anceaume sent bien le renégat; car, à peine délivré par son fils, il devient le vengeur du soudan d'Acre, et se met à combattre les Chrétiens, que dis-je? son propre fils (à la vérité, sans le reconnaître); il le reconnaît toutefois, ce fils, au moment de l'occire. Alors grande effusion de cœur. Le père, la comtesse sa femme, le fils, le fidèle Amys et le sénéchal d'Auvergne quittent alors, tous ensemble, cette malheureuse terre de Syrie, et regagnent l'Auvergne. Le comte Anceaume et sa femme trépassent peu après. Milles, devenu comte de Clermont, 122 vient à Paris faire hommage de son fief à Charlemagne. Etant veuf, il se permet d'aimer Belissant, la fille de l'empereur; il était prédestiné à charmer les filles des empereurs d'Orient et d'Occident. Milles, traversé dans ses nouvelles amours, s'en va guerroyer en Frise. De retour à Paris, il charge son fidèle Ménechme de combattre, à sa place, le perfide chevalier Hardres, qui avait dénoncé ses amours à Charlemagne, attendu qu'il a juré à Belissant de ne point le combattre lui-même. Amys accepte la proposition, et occit son adversaire dans un combat à outrance. Alors l'empereur charmé de tant de valeur, et croyant, à cause de la ressemblance, que c'est Milles qui a vaincu, donne sa fille au vainqueur. Amys court aussitôt chercher Milles et lui remet Belissant. Voilà un généreux ami, qui se bat et se marie par fidéi-commis, à charge de rendre à qui de droit la femme et les lauriers qu'il a gagnés. Là dessus Milles et Amys vont visiter le Saint-Sépulcre, à Jérusalem, et ce n'est pas chose facile de les suivre dans la nouvelle série d'aventures qui s'offre à eux, et se termine par la mort simultanée des deux héros, occis par Ogier le Danois, à leur retour de Longobardie, sans que, pour cela, le Roman finisse. 50 chapitres, de compte fait, défilent encore sur leur tombeau; et c'est Charlemagne, Ogier le Danois, Florisset, le roi Gloriant, Lubias la Mauvaise, ou plutôt la Folie qui, le plus ordinairement, en fait les frais. En somme, ce Roman n'est pas au rang des meilleures productions du genre; son extrême rareté fait son plus grand prix; mais aussi quelle rareté!
On lit, à son sujet, dans le catalogue de la Vallière, 1re partie, tom. II, page 623, la note suivante:
«Ce Roman est la traduction en prose, faite par un inconnu, d'un Roman en vers, ou plutôt d'une partie du Roman de Jourdain de Blave, ou Blaives, ou Blayes, dont on n'a pu découvrir l'auteur. Du Verdier, qui en parle, page 779 de sa bibliothèque française, dit seulement qu'il a été imprimé à Paris et à Lyon, sans dire quand, par qui, ni sous quelle forme. M. Du Cange l'a cité dans les Prolégomènes de son Glossaire de la basse latinité, page C.XCIV.»
Par Adam de la Hale, dit le Bossu d'Arras, précédé du Gieu du Pélerin, avec des Observations préliminaires et deux Glossaires, par M. de ***, éditeur; impr. sur deux Ms. de la bibliothèque de la Vallière, des..... et XIVe siècles, exactement copiés. Paris, Firmin Didot, 1822-29, in-8, et insérés dans les tom. 2e et 6e des Mélanges de la Société des bibliophiles français.
(1260-82-1822-29.)
C'est à ces Pastorales d'Adam de la Hale, où la musique se trouve parfois mêlée à l'action, ainsi qu'au miracle de Théophile, par Rutebeuf, et au jeu de Saint-Nicolas, par Jean Bodel, autrement à nos trouvères et au règne de saint Louis, qu'un philologue, aussi instruit que modeste, a cru nouvellement devoir faire remonter l'origine de notre théâtre. M. de Roquefort est même allé plus loin, en voyant, dans le Fabliau d'Aucassin et Nicolette, dont le grand d'Aussy nous a donné l'extrait, et qui date du XIIe siècle, la première aurore de la scène française. Tout en respectant la véritable et solide érudition, nous ne renonçons pas à juger les conclusions qu'elle tire de ses recherches, et nous oserons révoquer en doute la vérité de cette assertion, que notre théâtre remonte au temps de saint Louis, parce que, parmi les premières productions de l'idiome français, se rencontrent cinq ou six historiettes et un miracle dialogués, qui furent débités à la cour et dans quelques châteaux de seigneurs contemporains. Pourquoi ne pas citer aussi la fête des fous, qu'Eudes de Sully, évêque de Paris, fit cesser, dans son église, en 1198; les disputes ou jeux mi-partis de la cour d'amour; les récits érotiques des troubadours provençaux; les chansons des jongleurs des empereurs Frédéric Ier et Henri II; ou même les tours, batelages et danses des Histrions, chassés, en 789, par Charlemagne, à cause de leur libertinage? A ce compte, le Théâtre Français, se rattachant bientôt, sans lacune, au Théâtre Romain, comme celui-ci au Grec et le Grec à Thespis, aurait une généalogie digne des Dictionnaires héraldiques. 124 Il faut s'arrêter, nous semble-t-il, dans le chemin des origines, et faire comme Chérin, lequel aux gentilshommes s'annonçant comme pouvant franchir en princes le terrible défilé de la première croisade, demandait d'abord l'extrait de baptême de leur père, puis celui de leur aïeul; et qui arrivé ainsi, sans encombre, d'extraits de baptême en contrats de mariage, et de contrats de mariage en testamens, jusqu'au point où nécessairement les actes défaillent, dédaignait les misères de la conjecture et de l'analogie, pour solder le compte par ces mots francs et sévères: noble et auteur inconnu. A proprement parler, nous n'avons point de théâtre avant Charles VI, c'est à dire avant 1370 ou 1380; car c'est à cette époque seulement que le génie naturel à tous les peuples d'imiter, par la parole et par le geste, les actions qui frappent le plus leur imagination, de représenter les sentimens qui les animent, prit chez nous une forme réelle et constante, et devint, par le triple concours des auteurs, des acteurs et du public, un des établissemens de la société, un véritable pacte formé pour son instruction et son amusement, sous la surveillance de l'autorité. Ce n'est donc pas comme premières fondations de la scène française, sur laquelle ils n'eurent aucune influence probable, que les jeux d'Adam de la Hale, dit le Bossu d'Arras, nous occuperont quelques instans dans ces analyses, mais simplement en leur qualité d'essais dramatiques isolés, qui ne sont pas moins curieux par leur naïveté, par leur âge, pour n'avoir point l'importance qu'on leur a voulu donner. Le plus ancien de ces jeux d'Adam de la Hale passe pour être celui de la Feuillié, qui, étant souvent écrit dans les patois picard et flamand, offre de grandes difficultés à la lecture, et paraît avoir eu pour objet de faire l'histoire du poète. Bien que l'action en soit à peu près nulle, et ne présente guère qu'une conversation entre Adam lui-même, maître Henri, son père, et quelques bourgeois d'Arras, il n'est pas dépourvu d'intérêt pour nous, par le tableau des mœurs qu'il retrace; et l'éditeur nous apprend qu'il amusait beaucoup la cour de saint Louis. Maître Henri s'y répand en invectives contre le pape, au sujet des rigueurs qu'Alexandre IV, en 1260, venait de déployer contre les prêtres mariés à des veuves. «Comment, dit-il, en vers de huit pieds, ont prélas l'avantage d'avoir fames à remuier, sans leur privilège changiez, et un clers si pert sa franquise, par épouser en saincte église fames qui ait autre baron?» On va voir sur-le-champ comment Adam de la Hale était intéressé dans cette affaire; car nous ne dirons rien de plus de ce jeu, sur lequel le grand d'Aussy laisse peu de choses 125 à dire, pour venir au jeu du pèlerin, qui sert comme de prologue au jeu de Robin et de Marion, en faisant connaître les particularités de la vie de notre trouvère. Le Bossu d'Arras entra donc d'abord dans les ordres sacrés; puis il se maria par amour; puis, s'étant séparé de sa femme, il reprit l'habit ecclésiastique, s'attacha au duc d'Alençon, que Philippe le Hardi envoyait au secours du duc d'Anjou, roi de Naples; et enfin mourut, en 1282, dans cette ville, où il composa le jeu de Robin et de Marion, pour réjouir cette cour française. Personnages du Jeu. Marions ou Marotte; li chevaliers Gautiers, Baudons, Péronelle, Huars; li Rois, Perrette, Warniers et Rogans. Quoique le grand d'Aussy ait donné une traduction de ce jeu dans ses Fabliaux, on ne sera peut-être pas fâché d'en lire ici une courte analyse; la voici donc. Marions est aux champs seulette, et chante:
Survient un chevalier qui tâche de la séduire, en lui promettant, tour à tour, des oiseaux, un âne, un héron, etc., etc. Marions le repousse au nom de Robins et se gausse de lui. Le chevalier s'en va; Robins arrive; Marions lui conte tout. Les deux amans se mettent à manger côte à côte; mais l'idée du chevalier empêche Robins de manger; il cherche à se distraire en amusant son amie, saute, court, danse devant elle et va chercher des voisins pour les mieux égayer, gros Bourdon, par exemple, le joueur de musette, Baudon et Gautiers. Par malencontre, avant que la compagnie soit venue, le chevalier revient; il est plus pressant. Marions lui dit: «Sire! vous me feriez surprendre; alez vous ent, etc., etc., j'oy Robins flagoler au flagol d'argent.» Robins, sur ces entrefaites, a blessé le faucon du chevalier. Le chevalier rosse Robins. Marotte se précipite au secours de son ami. Le chevalier enleve Marotte en croupe sur son cheval. Robins pleure et n'ose courir. Cependant les voisins sont arrivés; mais comme ils ont peur, ils se cachent derrière un buisson, d'où ils voient Marion se débattre. Le chevalier la presse et lui promet encore un bel oiseau de rivière. La fidèle Marion préfère le fromage cras de Robins. 126 Alors le chevalier la laisse; et elle appelle aussitôt Robins, qui sort de sa cachette pour l'accoler devant Baudon. Surviennent d'autres amis de Robins, suivis de Péronele. La troupe se prend à folâtrer. On joue au jeu de Saint-Coines: puis Marion trouve ce jeu trop lais. Gautiers propose de faire un pet pour s'esbatre. Fi! Gautiers! dit Robins, que devant Marotte ma mie, avez dict si grant vilenie. Tout balancé, on joue au jeu des rois; on compte jusqu'à dix à la main chaude: Baudon est roi. Le roi fait diverses questions; il demande à Robins quant une wake naist, à quoi il sçai qu'ele est femele. Robin a honte, et se résout à conseiller au roi de lui regarder au cul. Sur quoi le roi lui commande de baiser Marion, ce que celui-ci fait si lourdement, que Marion lui dit qu'il pese autant qu'un blos. Le roi demande à Huart quelle viande il aime le mieux, Huard dit que c'est bons fons de porc pesant et gras. Le roi demande à Perete qu'elle est la plus grande joie qu'elle ait goûtée d'amour? Perete répond que c'est quand ses amis lui tiennent compagnie aux champs, avec ses brebis; et Gautiers lui dit qu'ele ment: il a raison. Le roi demande à Marotte combien ele aime Robins; Marotte répond qu'ele l'aime d'amour si vraie, qu'ele n'aima jamais tant brebis qui ait agnelé; la compagnie trouve que c'est beaucoup dire. Gautiers s'offre en mariage à Perete, et lui fait l'énumération de ses richesses. Il a ronchi traiant, bon harnas, et herche et carue, houche et sercot, tout d'un drap, avec une rente qu'on lui doit de grain sur un moulin à vent, et une vake. Perete refuse, car, dit-elle, il y aurait bataille entre lui et mon frères Guiot, vu qu'ils sont deux sots. Là dessus, gros rire, et on se fouille les poches pour en tirer victuailles à manger ensemble. Robin veut aller querir un gros et gras capon, qu'il mangera avec Marotte et la compaignie, bec à bec. Survient le berger Warniers, tout triste de ce que Mehales, sa mie, s'est déchute avec un prêtre, on dit, à quoi Rogans répond: en nom Dieu! Warniers, bien puet estre, car ele i aloit trop sovent. Warniers se console; on mange, on danse, et Robin touche dans la main de Marion, qui lui donne sa foi. C'est ainsi que le jeu finit ou commence.
1 vol. pet. in-4, goth., avec fig. et vignettes historiées en bois, imprimé à Paris, par Jehan Trepperel, demeurant en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne de l'Escu de France (S. d.), mais de peu antérieur à 1500. (Très rare.) Notre exemplaire est dans toute sa marge, non rognée.
(1370-1499.)
Ce Poème, en vers croisés de huit pieds, sans succession régulière de rimes masculines et féminines, contient vingt-neuf feuillets; le reste du livre est consacré à une déclamation et à des oraisons en l'honneur de la Vierge, au nom de l'amoureux qui a renoncé à l'amour. Cette seconde partie a treize feuillets, dont le dernier ne présente autre chose qu'une gravure en bois où l'on voit les armes de France supportées par deux anges. Plus bas, le monogramme I T, de Jehan Trepperel, est soutenu par deux lions; le tout est entouré de ces mots: Octroye nous charité et concorde, en provolant ta grant miséricorde. La date de ces poésies doit remonter au moins à 1370. Leur auteur est inconnu. C'est un des nombreux imitateurs de Guillaume de Lorris et de Jehan de Meung, le fameux Misogyne; mais il n'a ni leur verve, ni leur imagination. Au lieu des peintures vives et animées, des traits mordans du Roman de la Rose, on trouve dans ce débat (car c'est encore un débat) de froides dissertations sur l'amour, ses bienfaits et ses méfaits, des idées communes, à peine rachetées de loin en loin par quelques images gracieuses et quelques mots de sentiment ou de satire; mais surtout beaucoup de verbiage.
L'auteur, ou l'acteur, pour parler le langage du temps, raconte comment,
Il le mena promener sur les bords de la mer, et que, chemin faisant, lui ayant demandé pourquoi il estoit toujours battant que à peine il pouvoit plus vivre, etc., etc., etc., une querelle s'était engagée entre son cueur battant et lui, à la suite de laquelle ils s'étaient séparés brouillés; mais comme on ne saurait demeurer long-temps séparé de son cœur, la réconciliation s'était faite bientôt sur la foi du serment, une 128 paille étant en deux parties. La suite du récit nous apprend que le poète et son cœur, de nouveau bons amis, s'allèrent de nouveau promener; voilà qui est inventif! et qu'ayant avisé, dans un bosquet, un coquardeau de France, c'est à dire un galantin, un muguet, un conteur de fleurettes, tout vestu de vert, qui faisoit le joyeux, ils se tapirent derrière un buisson pour apprendre le sujet de cette joie. Or, ce qui faisait la joie du coquardeau, c'étaient les grants biens d'amours qu'il ne se lassait de vanter. L'acteur, ou le renonceur d'amours, réfute cet hymne assez plat en vers satiriques tout aussi plats, et puis survient un autre galant, vêtu de jaune doublé de noir, dont le cueur est plein de dueil, du malheur d'amer. Le renonceur d'amours ne contredit pas cette fois; loin de là, il s'évertue à médire des femmes et des galans. Une dame intervient alors qui plaide pour l'amour, très pertinemment à ce qu'il semble, et qui donne aux amoureux la recette suivante pour n'avoir point à s'en plaindre:
Le renonceur réfute la dame aussi bien qu'il a fait le coquardeau; mais celui-ci, mal-content, prend de nouveau la parole, et cette fois plus vivement. Il se cite pour exemple; il n'a aimé qu'une seule femme au moins d'une amour ferme et pure, et s'en étant bien trouvé, il met les maux de la galanterie sur le compte de ces amoureux si bestes
Le galant jaune ramasse la balle du coquardeau ou galant vert, et la lui renvoie au visage, en lui prédisant que son cueur ne tardera pas à estre noirci de deuil, en despit de ses discours amoureux, aspre comme moutarde; la dispute s'échauffant, le renonceur d'amours est pris pour juge. Autre plaidoyer contradictoire devant le renonceur. Le galant jaune devient très impertinent pour l'amour.
Là dessus il étale avec complaisance les suites funestes de la 129 galanterie, les trahisons, les soucis, le temps perdu, la ruine, etc. Ce tableau rend le coquardeau tout écumant de fureur; mais sa fureur le fait raisonner si mal que le jaune en est tout esjoui. Pourquoi, s'est écrié le pauvre coquardeau, pourquoi exagérer les faiblesses des femmes?
Il faut enfin mettre un terme à la kyrielle de lieux communs et d'invectives dont se compose le débat, et s'en référer au jugement du renonceur, lequel a renié l'amour définitivement, et pour toujours icelui désavoué, sous peine d'être maudit de Dieu; le vert et le jaune souscrivent à ce bel arrêt, et la partie est faite de ne plus aimer; d'où le livre prendra son titre de Renoncement d'Amours. Le poète finit par dire qu'il ne se nomme pas de peur d'être assommé; allusion qu'il fait sans doute au danger que courut Jehan de Meung à la cour de Philippe le Bel, d'être à nu flagellé par les dames de la reine et en sa présence, pour un crime pareil. A défaut du nom de l'auteur, nous avons son anagramme, qu'il dit renfermée dans ces mots: Plus que toutes. Devine qui voudra et qui pourra; quant à moi, je livre le Renoncement d'Amours, quel qu'il soit, à Martin Franc, qui a si longuement vengé les femmes des attaques du Roman de la Rose, dans son Champion des Dames, poème aussi édifiant qu'ennuyeux, dont l'abbé Goujet nous a laissé une docte et complète analyse. Du reste, ce savant philologue ni aucun autre, que je sache, n'ont parlé du Renoncement d'Amours; c'est une bonne fortune pour nous, si ce n'en est pas une pour l'ouvrage.
Cy commence une moult bele et moult notable deuote matière qui est moult proffitable a toute creature humayne. Cest la Vie de nrē benoit Sauueur Ihesus Crist ordonnée en brief langaige ou parolles pour ce que le peuple daiordui ayme et requiert avoir choses briefves comme cellui qui est de courte durée et de petite deuotion, et fut translatée a Paris de latin en françois a la reqūste de treshault et puissant prince Jehan duc de Berry, duc d'Auuergne, comte de Poytou et d'Etampes, lan de grace mil ccc lxxx. (Un vol. pet. in-fol., gothique, à deux col., contenant 63 feuillets non chiffrés, avec des signat. de A. M.)
Nous trouvons ici un specimen fort beau des premiers essais de l'art typographique en France. Il offre, dans la forme de ses caractères en grosses lettres, un rapport si frappant avec l'impression du roman de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, sorti, vers l'an 1476, des presses de Barthélemy[40] Buyer, imprimeur de Lyon, qu'on peut assurer qu'il est un produit des mêmes presses, vers la même époque. Il nous est venu de la vente de la bibliothèque de M. Langs, de Londres, en 1829. D'après ce qui précède, nous croyons inutile d'ajouter rien sur l'extrême rareté du volume.
(1380-1476.)
Cette vie de Jésus-Christ, prise en partie des Écritures, en partie des livres apocryphes, est écrite d'un style plus que naïf, et chargée de circonstances qui peignent la simplicité crédule des esprits au moyen-âge. Nous avons peu d'ouvrages français, en prose, imprimés de cette date ou d'une date antérieure. Des réflexions analogues au récit, ainsi que des prières, le coupent fréquemment et ajoutent encore à son caractère gothique par leur singulière candeur; tout en est sérieux, et aujourd'hui on ne s'en doute guère. Nous citerons, en témoignage, les passages suivans, dont nous ne reproduirons pas rigoureusement l'orthographe, pour en faciliter la lecture.
Nature humaine par l'espace de cinq mille ans de moura en 131 grand misère, tant que, pour le péché d'Adam, nul ne povoit monter en paradis, dont les benoits anges en eurent grand pitié et li furent desirans de veoir nature humaine enprès eulx ez sieges de paradis; et lors à grands coraiges, leurs faces enclinées, tous ensemble supplierent Dieu le Père, disant ainsi: «Hélas! Sire, pourquoy furent-ils oncques crées!... Vous plaise d'en avoir miséricorde... il est temps d'en avoir pitié. Regardez comme ils crient..., etc.» Quant les gens eurent proposé leurs supplications devant Dieu le Père, deux advocats se leverent; l'ung estait Justice, l'austre Misericorde, etc., etc., adoncques plaiderent, etc., etc. Les avocats ayant plaide pour et contre, Dieu se détermine pour Miséricorde, et dit: «Mon beau filz Jesus-Christ, il vous convient descendre en terre pour racheter nature humaine, dont je me repens que j'ay homme faict, pour la peine qu'il en fault souffrir selon Justice, etc., etc.»—«Je veulx faire vostre plaisir, mon très cher Père, très excellent, dit Jesus-Christ, etc., etc.»—«Hélas! dit Dieu le Père, ils te feront bien souffrir...; ils te cracheront aux yeux...; ils t'estendront sur l'arbre de la croix...; ils te cloueront le corps avec des clous sans poincte; car si les clous fussent bien poinctus, ils ne fissent mie la moitié du mal comme ils te feront... Mon beau Fils, pense quelle doleur te sera. La poras-tu souffrir?»—«Oy bien, mon doulx Père.»—«Ils te donneront à boire vinaigre et fiel... Le porras-tu souffrir?»—«Oy bien, mon doux Père, etc.» L'annonciation et l'incarnation suivent sur ce ton, puis vient le mariage de la Vierge avec Joseph. «Nostre Seigneur voloit que Nostre Dame fut mariée, affi qu'il fust cellé au diable, et que, par son engroisse, elle ne fust diffamée...» Et comme la doulce Vierge demouroit avecques son bon mari Joseph, le doulx enfant Jésus croissoit au ventre de sa mère. Joseph s'aperçeut que elle estoit grosse, et sovent la regardoit d'ung mauvais œil... En quelle tribulacion estoit le preudomme Joseph, comme on peut prouver par ceulx qui ont esté gêlos (jaloux), car je crois que, au monde, n'a pire doleur fors la mort, etc. Les anges ne tardent point à calmer la jalousie de Joseph par la révélation du Saint Mystère, et le récit reprend; mais nous ne le suivrons pas plus loin: c'est assez, et peut-être même trop. L'ouvrage finit par ce précepte évangélique, dans lequel tout le christianisme est renfermé: Charité est aymer Dieu et son prochain. Deo gratias.
[40] Une remarque, insérée dans le No 4 du Bulletin du Bibliophile, 2e série, enseigne que c'est par erreur que Barthélemy Buyer a été qualifié d'imprimeur, tandis qu'il était simplement un riche protecteur de l'imprimerie à Lyon, où il faisait imprimer à ses frais. Nous croyons devoir mentionner ici cette remarque, en ajoutant que notre erreur, si c'en est une, a été partagée par bien d'autres personnes que nous.
Recueillie d'actes anciens qui justifient l'origine et la médiocrité de leur fortune contre les imputations des alchimistes. On y a joint le Testament de Pernelle et plusieurs autres pièces intéressantes, par M. L. V. (l'abbé Villain). Paris, Desprez, 1 vol. in-12, portr. et fig.
(1418—1761.)
Beaucoup de gens raisonnent ainsi: voilà un pauvre écrivain juré de Paris, qui, au temps de Charles VI, du fond de son échoppe, parvint à acheter ou se bâtir cinq maisons, à édifier le petit portail de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, plus un portail à Sainte-Geneviève-des-Ardens, où l'on voyait sa figure agenouillée; plus la chapelle de l'hôpital Sainte-Geneviève; il dota, en outre, quatorze hôpitaux et quatorze églises; il fit, en mourant, une énorme quantité de legs, et l'on publie vaguement qu'il était seigneur de sept paroisses en Parisis; donc son opulence effaçait celle des princes et des rois de son siècle; donc cela est merveilleux; donc il avait trouvé de lui-même, ou acheté d'un Juif, le secret de la transmutation des métaux en or, par le moyen de la poudre de projection. Le merveilleux plaît au peuple; aussi le peuple contemporain ne manque-t-il pas de saisir avidement cette conclusion merveilleuse; puis des écrivains gothiques la répandent, elle plaît alors à des érudits comme Borel, dom Pernety, l'abbé Lebeuf et Lenglet-Dufresnoy; elle prend du corps entre leurs mains, et pour peu que des critiques tranchans et paradoxaux, tels qu'étaient MM. Desfontaines et Fréron, de l'Année littéraire, la défendent avec amertume contre les observateurs de sang-froid, il devient fort difficile à ces derniers de rétablir la vérité des choses, en dissipant les illusions mystérieuses de l'ignorance et de l'érudition. Ceci est, en deux mots, toute l'histoire du célèbre Nicolas Flamel et de Pernelle, sa femme, dont plusieurs auteurs proclamèrent 133 les fabuleuses richesses, tandis que le modeste et savant abbé Villain sut réduire ces richesses prétendues à des proportions naturelles, par des preuves sans réplique et pourtant contestées. L'abbé Villain s'était bien gardé d'attaquer ses adversaires par des raisonnemens à priori, comme, par exemple, de leur dire: «Nicolas Flamel et Pernelle, sa femme, n'eurent point le secret du grand œuvre, attendu que ce secret n'existe pas.» On lui eût répondu par le fameux argument du grain de blé, lequel a fait une si belle fortune dans le monde, et que voici:—Savez-vous comment l'épi sort d'un seul grain de blé semé?—Non.—Donc il y a des choses dans la nature, que vous ne pouvez expliquer; donc la chimie peut transmuter la poudre de projection en or. L'abbé Villain se contenta de rechercher, dans les archives des fabriques et dans celle du Châtelet de Paris, les actes originaux des donations, transactions, procès, fondations et dispositions testamentaires de Nicolas Flamel et de Pernelle sa femme; d'étudier, de dépouiller ces actes, et il en tira les démonstrations suivantes: 1o qu'au décès de dame Pernelle, arrivé en 1397, les biens des deux époux, inventoriés par Quatrebaut, priseur-juré du roi, se bornaient, en rentes, à 471 livres tournois sur lesquelles encore il y avait à prélever des clamis, c'est à dire des dettes; plus, en meubles, à 108 livres 19 sous parisis; ce qui, d'après la table de Le Blanc, le tarif de l'argent étant à six livres dix-sept sols de marc, en 1399, représentait, en 1761, moins de 40,000 capital; 2o que la somme totale des legs inscrits dans le Testament de Flamel ne s'élevait, en 1418, époque de sa mort, qu'à 1,800 livres tournois ou 1,440 livres parisis capital, laquelle somme, au taux de 9 livres 10 sols le marc d'argent, valeur de 1418, représentait, en 1761, à peine 12,234 livres capital; 3o que la totalité des biens de Nicolas Flamel, à son décès, pouvait s'élever à 1197 livres tournois de rente, ou 4,596 livres de rente, autrement 92,000 capital, valeur de 1761. De ces faits, solidement établis, l'abbé Villain put arguer plausiblement qu'il n'y avait pas de nécessité de recourir au grand œuvre pour expliquer la fortune de Flamel et de Pernelle; que l'économie notoire des deux conjoints, particulièrement celle de l'époux, l'expliquait suffisamment, surtout si l'on vient dire que Flamel, à son état d'écrivain public, qui était fort lucratif à une époque où l'imprimerie n'existait pas et où l'écriture était peu répandue, joignait, sans compromettre sa piété, l'état de brocanteur de terrains et de rentes. A l'égard des cinq maisons qu'il possédait, point de mystère encore, 134 vu que le prix est si peu élevé, soit des terrains, soit des matériaux, soit de la main d'œuvre, vu qu'on bâtissait alors une maison, dite le grand pignon, pour 200 livres parisis; vu que la belle maison double qu'habitait ledit Flamel fut vendue, en 1428-36, pour prix et somme de 20 livres parisis. A l'égard des fondations de rentes faites en faveur de quatorze hôpitaux et de quatorze églises, pas plus de mystère; car ces fondations ne dépassaient guère, l'une dans l'autre, dix sols parisis. Enfin, pour ce qui concerne les constructions de portail et de chapelle, il faut également renoncer au merveilleux, attendu que Nicolas Flamel, écrivain juré, libraire et brocanteur, était aussi architecte, et qu'il a bien pu construire ces édifices, d'ailleurs très simples, avec les deniers des fidèles ajoutés aux siens, ce que tout porte à croire. Ces raisonnenens nous paraissent irréfragables; toutefois ils ne convainquirent pas tout le monde, et des personnes, fort respectables du reste, et autorisées par leur savoir, ne continuèrent pas moins à dire que Nicolas Flamel, et Pernelle, sa femme, eurent le secret de la transmutation des métaux en or. Pour punir leurs imitateurs, nous les condamnerons à lire trois fois le livre de l'abbé Villain, qui, bien que judicieux et recherché des amateurs, ne se lit pas commodément.
Ouvrage très ancien, auquel on a joint le blason des Fausses Amours (par Guillaume Alexis); le Loyer des Folles-Amours (par Crétin); et le Triomphe des Muses contre Amour. Le tout enrichi de remarques et de diverses leçons (par Le Duchat et La Monnoye). A la Haye, chez A. de Rogissart. 1 vol. in-8. M.DCC.XXXIV.
(1430-50-80—1595-96—1606-20—1734.)
Il faut remonter aux années 1430-1450 pour trouver la date de ce livre plaisant et satirique, dont l'auteur, Antoine de la Salle, le même qui a fait le roman du Petit Jehan de Saintré, était resté inconnu jusqu'à la découverte que vient de faire de son nom un de nos savans bibliographes de province. Les trois ou quatre éditions gothiques qui en ont été faites, dans le XVe siècle, ainsi que celle de 1480, in-fol., celle même de François Bossuet, publiée à Rouen, chez Raphaël du Petit-Val, en 1596, et celle de 1616, sont devenues de la plus grande rareté. La présente édition, qui est la meilleure jusqu'ici, n'est pas aussi difficile à rencontrer, sans être toutefois commune, à beaucoup près. Il est à croire, si l'ouvrage est de 1430, que nous n'en avons pas le texte primitif, quelque ancien que ce texte paraisse au lecteur moderne. Quant au dialecte, il est évidemment picard. C'est donc, selon toute apparence, à un bel esprit de Picardie que les apologistes du Mariage, au rang desquels nous tenons à nous placer, doivent se prendre de cette maligne contre-vérité; néanmoins, comme la sortie est amusante, nous ne ferons pas de querelle sérieuse au Picard anonyme.
Il est donc vrai qu'il faut subir quinze joies dans le mariage, sauoir:
La prime Joie si est quand le jeune homme est en sa belle jouvence, et que, voyant les autres mariés tout esjouis, ce lui semble, veut avoir chevance pareille, et, pour ce, epouse une gente jouvencelle qui fait la sucrée, qui ne rêve que beaux habits, joyaux, robe d'écarlatte ou de Malines, verd guai, menu vair, chaperons et tissus de soie, et fait si bien que son pauvre mari, ne pouvant payer, tombe en l'excommunication, et use sa vie en languissant toujours, etant chu en pauvreté.
La deuxième Joie est quand la dame d'un benoît homme, tant richement 136 accoutrée et belle qu'elle est, ou si elle ne l'est, si pense elle l'être, se fait violenter soir et matin par sa mère, ou par sa cousine, ou par sa commère, ou par le cousin de sa commère, pour aller en assemblées, fêtes et pèlerinages, et, en telle compagnie, se rit du benoît homme, écoute les galans; reçoit et donne de beaux gages, tant que son mari use sa vie en languissant toujours, pour être venu en jalousie et d'icelle en cocuage.
La tierce Joie est quand la femme, qui est jeune, après avoir pris des dilectations, devient grosse, à l'adventure, non pas du fait de son mari, et qu'icelui poure mari entre en souci, de crainte qu'elle ne soit malade, et prend mille soins de la grossesse, de l'accouchement, du baptême, du festoyement des commères, qui mettent sa cave en désarroi, et se moquent de lui, des relevailles, des nourrices, des autres cadeaux, et autres peines èsquelles il use misérablement sa vie en languissant toujours, pour être père putatif.
La quatrième Joie si est quand celui qui est marié, tantôt neuf ou dix ans passés, plus ou moins, est père de cinq ou six enfans, ou plus, et, après avoir eu tant de males nuits, de labeurs, soucis et maleuretés, qu'il en est mat et endurci comme un vieil âne, il entend jà ses filles lui criant: mariage! mariage! et sa dame le tance verdement qu'il n'est point actif à faire valoir son bien pour préparer les dots, et lui reproche une vieille valise du temps qu'il servait à la bataille de Flandres, il y a trente-cinq ans (la bataille de Rosebecque, en 1382). Alors le pauvre homme va à trente lieues à une assise ou en parlement, pour une vieille cause qu'il a, venant de son bisayoul, et est bien déplicé d'avocats, sergens et greffiers, puis retourne en sa maison, percé en sa chair par la pluie du ciel. Ores, sa dame le réprimande, dont il ne trouve valets qui osent lui obéir, et s'il se fâche, sa dame crie. Alors, son dernier né, Favori pleure, et la mère bat de verges le poure petit. Lors le prudhomme lui dira: «Pour Dieu! madame, ne le battez pas!» Mais la chambrière lui répliquera: «Pour Dieu! monsieur, c'est grand'honte à vous que votre venue en la maison ne cause que noise.» Ainsi use sa vie, en languissant toujours, le prud'homme.
La cinquième Joie si est quand le bon-homme qui est marié à femme de plus grand'lignée, ou plus jeune que lui, se tient pour honoré de ce que Dieu lui fit la grâce qu'il la put avoir; et si la dame ne le lairra mie approcher qu'elle ne lui die: «Mes parens ne m'ont point donnée à vous pour me paillarder.» Elle ne lui fera bon visage que pour en tirer 137 aile ou pied, et si, aura un bon ami à qui elle fera montre des secrets d'amour, et plusieurs petites mélancolies, dont sa mère et Jeanne, sa chambrière, auront le secret; et, à la fin, le bon-homme saura tout, de quoi il usera sa vie en languissant toujours, et finira ses jours miserablement.
La sixième Joie est quand la dame de l'homme qui est marié a des caprices, et que, faute de vouloir manger seule avec son mari, elle fait la malade. Alors le mari se met en quête de convier quatre hommes d'état, et eux venus au dîner, la dame n'a rien fait préparer, et a envoyé ses valets qui d'un côté, qui d'un autre. Il demande du linge de table pour le couvert. On lui répond qu'on n'a pas les clefs, et que le linge de hier suffit. «Vraiment m'amie, fait-il, je ne saurais me gouverner avec vous.»—«Ave Maria, fait-elle, vous gâtez tout, et encore ne puis-je avoir une heure de patience.» Ainsi demeure le mari en tourmens, et finit misérablement ses jours.
La septième Joie si est quand le marié d'une très bonne femme et bonne galoise (réjouie) lui a donné grand contentement, et a vécu heureusement avec elle, jusqu'à temps que veigne à s'appercevoir le bon-homme que tout son bien s'en va en dépens, au confesseur, aux moines d'abbayes, aux voisins, aux commères. Un sien confident l'avertit du train; mais la dame trouve moyen de donner le confident pour un traître suborneur qui l'a voulu paillarder, dont le bon-homme continue à se ruiner en confiance, et finit misérablement ses jours.
La huitième Joie si est quand le marié, ayant pris tous plaisirs et solaciemens avec sa dame, commence à réfroidir sa jeunesse, et veut entendre à ses autres affaires, vû qu'on ne peut courre et corner à la fois, et à l'adventure, sa dame étant accouchée de son quatrième ou cinquième, plus ou moins, craignant mourir, ou que son petit ne meure, s'est vouée à Notre-Dame-du-Puy, en Auvergne, ou à Notre-Dame-de-Roquemadour, en Quercy, et le bon-homme a belle de soupirer et remontrances faire, faut qu'il achète chevaux, bâts, selles, robes de voyage, quitte ses besognes, et accompagne sa dame au pèlerinage, sans cesse arrêtant sur le chemin, pour un étrier cassé, pour un gant tombé à terre, pour acheter anneaux et joyaux d'ambre, et patenôtres de corail; après quoi, revenu en sa maison, il est bien empêché que la dame a prins goût au chevaucher, et que lui faudra péleriner toujours et finir ses jours misérablement.
La neuvième Joie est quand le marié, homme sage et de prévoyance, a si bien fait que maintenir sa dame en retenue et obéissance, 138 ses enfans en respect, qu'établir sa lignée sagement et richement, étant maître chez lui, et que, sur l'âge, le voilà goutteux et perclus pour avoir prins trop de fatigue. Alors la chance tourne: sa dame, se souvenant des riottes qu'il lui a menées, le laisse à l'adventure comme un vieux chien ladre; ses enfans courrent le monde sans de lui souci prendre; et, quand il fait représentation, on lui répond que mieux vaudrait aller d'abord en Paradis que vivre avec lui, tant il est malaisé à servir. Alors le pauvre marié sera en gémissemens et finira misérablement ses jours.
La dixième Joie montre le marié plaidant contre sa dame; et, soit qu'il gagne ou qu'il perde la séparation, perdant sa cause devant le public, perdant son repos, et languissant toujours.
La onzième Joie représente le jeune marié pensant avoir trouvé une merveille de beauté et d'innocence, qui se trouve avoir pris, comme on dit, la vache et le veau, par où il use misérablement ses jours, tout aussi bien qu'un autre.
La douzième Joie semble d'abord mettre le marié à l'abri de malencontre, le peignant tout soumis à sa dame, la plus sage et bien ordonnée qui oncques fut; mais nenni. La plus sage femme, au regard du sens, en a autant qu'un singe a de queue. Les affaires du marié, et son honneur, s'en iront donc à vau-les-champs. Sa dame l'empêchera d'aller en guerre quand il faudra, et comme un gentilhomme doit faire, et comme ne font plus maints gentilhommes, qui ne devraient, pour ce, compter pour nobles. Elle lui fera dépendre son bien en fausses besognes, par où l'on voit que celui-là aussi est autorisé à finir misérablement ses jours.
La treizième Joie fut commune à la plupart des héros grecs, à leur retour de Troie; c'est à dire qu'ils trouvèrent leurs dames remariées et leurs enfans à l'abandon. C'est bien encore le cas de finir misérablement ses jours, ne fût-on pas occis par Clytemnestre.
La quatorzième Joie. Si est quand un jeune homme marié à une jeune dame qu'il aime, et dont il est aimé, vient à la perdre au plus fort de son soulas, et qu'après deuil, en ayant pris une autre, il paye à Fortune les arrérages des plaisirs passés, en portant un joug pesant qu'il a mérité d'autant.
La quinzième Joie, et dernière, la pire de toutes, est quand le marié ne veut pas, à toute force, être cocu, et veut tuer les galans de sa dame. Alors c'est un enfer véritable, et la plus extrême qu'il y ait, sans mort.
139 Que doit-on conclure de toutes ces joies? dirons-nous avec Guillaume Alexis?
Dirons-nous donc avec Crétin?
Non, mais nous dirons que nos vieux Français avaient plus de gaîté que de sentiment, plus d'esprit que de raison, et plus de malice que de méchanceté.
Par personnaiges, exécutée par Vespasien et son fils Titus, contenant en soy plusieurs cronicques et histoires romaines tant du regne de Néron empereur que de plusieurs aultres. Imprimé dernierement à Paris. M.CCCCC.XXX.IX. On les vend à Paris en la rue Neufve-Nostre-Dame à l'enseigne de l'Escu-de-France, par Alain Lotrian (goth. à deux colonnes, in-14). 241 feuillets, titre compris, et environ 30,000 vers de 8 pieds.
(1437—1539.)
Ce mystère est un des plus anciens. Ni La Croix du Maine, ni Beauchamps, ni les Frères Parfait, ni le duc de la Vallière n'en connaissent l'auteur; mais sa composition remonte évidemment à l'origine, proprement dite, de ces drames sacrés, c'est à dire au temps du Mystère de la Passion, peu avant l'an 1402, que, sur les lettres-patentes du roi Charles VI, les Confrères établirent leur théâtre à Paris, dans une salle de l'hôpital de la Trinité, hors la ville, près la porte Saint-Denis. Jacques Millet, auteur du Mystère de la Destruction de Troyes, y a-t-il travaillé, ou seul ou en compagnie, comme c'était l'ordinaire, pour la fabrication de ces poèmes grossiers? N'est-ce pas plutôt à Jean Michel, médecin d'Angers, ou à Jean Michel[41], évêque d'Angers, autres fabricateurs de Mystères, qu'il appartient d'en revendiquer la gloire, s'il y a lieu? Convient-il de chercher d'autres noms moins connus?
Ce qu'il y a de certain, c'est que le Mystère de la Vengeance et Destruction de Hiérusalem fut un des premiers en date. Une 141 excellente règle pour juger de l'âge de ces sortes de drames, c'est d'examiner, outre la forme de leur langage, l'esprit dont ils sont empreints. Si cet esprit, au milieu de mille lazzis burlesques, est sérieusement religieux et marqué du sceau de la foi, l'œuvre est ancienne à coup sûr. On commença par vouloir édifier le public; puis on se mit à plaisanter; plus tard on devint impie. Ce fut alors, en 1548, que le parlement, d'après les mandemens des évêques, supprima toute représentation des choses saintes, tant de l'ancien que du nouveau Testament, et, à dater de ce moment, l'étoile des Confrères pâlit[42]; mais revenons à notre Mystère. On ne dit nulle part qu'il ait été représenté, à Paris, avant 1483-91, où il le fut devant Charles VIII; il l'avait été, dès 1437, à Metz, et nous trouvons, sur notre exemplaire, une note manuscrite, laquelle a été reproduite par les F. Parfait, où il est mentionné, d'après l'Histoire de Metz véritable, par le curé de Saint-Euchaire, de Metz, que le 17 septembre de cette année, 1437, fut faict (joué) le jeu de la Vengeance de N. S. Jésus-Christ, au propre parc que la Passion avait été faicte, et fut faict très gentiment la cité de Hierusalem et le port de Jaffé dedans ledit parc; et fut Jehan Mathieu, le plaideur, Vespasien et le curé de Saint-Victour qui avait esté Dieu de la Passion, fut Titus, et duroit environ quatre jours. Ce drame emploie cent quatre-vingts personnages, au nombre desquels sont Dieu le Père, trois Anges, la Justice divine, la Miséricorde, la Vérité, la Paix, Rifflart, Vespasien, Briet, charretier, Titus, Pain-Perdu, Briffault, Tout ly Fault, Palamèdes, duc d'Athènes, Tibère, Térence, Théodorich, Tête Sotte, Rouge-Museau, Josephe, je ne sais combien de Romains et de Juifs, Satan, Béelzebuth, etc., etc. Il est divisé en quatre journées, et précédé d'une longue ballade au roi, puis d'un prologue, ayant pour épigraphe: Quare fremuerunt gentes et populi meditati sunt inania? et enfin d'une fable.
On voit, dans la Première Journée, la mondanité du peuple de Sion, le procès du paradis, les signes qui apparurent dans Jérusalem, un devin qui prédit à Pilate ce qui lui adviendra, un interlocutoire en enfer, une correspondance entre Pilate et 142 Vespasien, Pilate qui fait le malade pour avoir la robe de Jésus-Christ, des lettres de Caïphe, etc., etc.
Dans la seconde Journée, le prologue; des chevaliers romains devant Tibère; des chevaliers de Pilate qui vont à Rome; le conseil des Romains; comme Tibère commanda d'honorer Dieu; comme Dieu envoya dire à Vérone qu'elle montre la Véronique; comme Vérone adore la Véronique; les regrets de Pilate; comme Vérone porte la Véronique à Vespasien; comme Vespasien fut guéri de sa lèpre par Vérone; comme Tibère envoye quérir Pilate et le retient prisonnier; du diable qui conseille Pilate; comme Pilate revêt la robe de Jésus; Pilate devant Tibère; comme on juge et condamne Pilate; la mort de Pilate, et comme on le jette dans le Rhône; Néron empereur; la rébellion des Juifs contre Néron; Vespasien connétable des Romains; le roi d'Arménie au port de Jaffé; comme les Romains vont assaillir les Juifs; la retraite des Romains; comme Jaffé se rend aux Romains.
Dans la troisième Journée, le prologue; comme Néron fait mourir son maître; comme on ferme les portes de Josaphat; comme le diable s'habille en médecin; l'assaut de Josapate; la retraite des Romains; comme Néron fit ouvrir sa mère; comme les Romains ôtent les eaux aux Juifs; comme Néron fit mettre le feu à Rome; comme Josephus veut se rendre aux Romains; de la soif des Juifs; comme Néron fit écorcher deux sénateurs; comme Néron commande de faire taverne et Bordeau à Rome, sur le Tibre; du libelle diffamatoire contre Néron, fait par Boccace; d'Eléazar nu sur la muraille; les regrets de la mère d'Eléazar; la retraite des Romains de l'assaut de Josapate; comme les diables conseillent Néron; comme Néron se tua; la prise de Josapate; l'oraison de Josephus à Dieu; comme Josephus se rendit aux Romains; Josephus devant Vespasien; épilogue.
Dans la quatrième Journée, comme Galbe va à Rome; comme Vitelle propose d'avoir l'empire; comme Vitelle va à Rome; comme Othon tue Galbe; de la peur des Juifs pour la voix du Fou; Vespasien empereur; comme Vespasien envoye aux Juifs pour appointer du siége de Jérusalem (et c'est ici que commence véritablement l'action); comme les larrons vont par Jérusalem; les lamentations de Jérusalem; comme Vespasien va à Rome se faire recevoir empereur; comme les Juifs se rendirent aux Romains; comme Marie mangea son enfant et en donna la moitié aux larrons de Jérusalem; comme les Juifs crevèrent par trop manger; comme Josephus pria les Juifs de se rendre; comme les Juifs mirent le feu au temple; la prise de Jérusalem; la destruction de Jérusalem; comme les pucelles furent violées; comme 143 les Juifs furent vendus trente pour un denier; comme Titus prit congé pour s'en aller à Rome; et puis c'est tout.
On voit que ce ne sont ni les personnages ni les événemens qui manquent ici. Certes, il y loin de ce fracas à la simplicité du sujet de Philoctète, de celui d'Esther, de celui surtout de Bérénice, qui repose sur trois mots: invitus, invitam dimisit. Les auteurs, pas plus que le public, ne soupçonnaient alors, en France, que l'intérêt dramatique ne ressort que du développement et de la peinture vive et naturelle des sentimens et des passions. Il paraît merveilleux que, partis de si loin, nos poètes soient arrivés au point de perfection d'Athalie et de Cinna; mais il est bien plus merveilleux encore qu'arrivés à ce comble de l'art, ils reviennent de jour en jour plus rapidement au point d'où ils étaient partis. Encore un peu de temps, et nous reverrons, sinon des mystères, du moins des pièces qui ne vaudront pas mieux. Le style de notre mystère répond à la conception et à l'ordonnance. Dès le début, ce sont les filles de Sion qui se donnent du bon temps et chantent: Vogue la galère! et les sages qui les reprennent en ces termes: O filles, belles filles—quand la nécessité viendra—de porter il ne vous tiendra—vos chaînes d'or et vos coquilles!—Vous êtes mignonnes, gentilles—mais vostre beauté précellée—quand la mort troussera vos quilles—sera bien à coup ravallée. Ensuite c'est Caïfe qui, imploré par Ferrandon, pour qu'il lui donne quelque relique du saint prophète Jésus, se retourne fièrement en disant: Videz, que je n'en oye plus;—allez-vous-en de par le diable;—et Rodigon, autre chevalier romain, qui réplique: Cette réponse est bien notable;—ah! qu'il est orgueilleux vilain, etc., etc. Quand les assiégés de Jérusalem sont réduits aux plus dures extrémités de la faim et de la soif, le peuple s'assemble et se met à crier: Famine! famine! famine! Les chefs essaient de calmer les criards; mais ces ventres affamés, n'ayant point d'oreilles, n'en finissent pas de crier toujours: Famine! famine! famine! Pour Marie, elle débite un long monologue, où l'on voit l'amour maternel et la faim se débattre avec une symétrie de paroles qui est bien éloignée du pathétique: Tuerai-je mon enfant? ne le tuerai-je pas?—Non feray, raison me restreint;—si feray, la faim me contraint. Et de fait, elle tue son fils, elle en mange une moitié, puis elle donne l'autre à ses amis, les larrons, non sans avoir fait aux deux moitiés de cet enfant cher les adieux suivans: Hélas! mon cher ami parfaict,—veuilles-moy ta mort pardonner! Quand elle lui coupe la gorge, et qu'elle met son corps à la broche, elle s'écrie maternellement: Hélas! or est-il 144 en broche;—mon cher fils! j'ay trop esté cruelle, etc., etc. Enfin, Jérusalem est prise d'assaut et détruite, et Titus dit à ses gens: Or sus: tost il fault s'en aller; marchez devant, centurion, avecques ceste légion de prisonniers que vous menez! Et Josephus termine la scène par une complainte: Hierusalem! Hierusalem la belle! etc., etc. Palais désert, lieu obscur, sans chapelle présent, tu es sépulture à leurs corps! Le poète fait ensuite ses excuses au public, et la pièce finit à l'honneur et à la louange de Notre-Seigneur-Jésus-Christ et de la cour de paradis. Quelle misère! ou plutôt quelle enfance!
On a six éditions de ce mystère, toutes gothiques et fort rares, savoir: deux d'Antoine Vérard. Paris, 1491-93, in-fol., qui étaient l'une et l'autre chez le duc de la Vallière, sous les numéros 3358 et 3360; une de Jehan Petit, in-fol. Paris (s. d.), mais antérieure à la suivante, et c'est celle qui a servi aux Frères Parfait; une de Paris, 27 octobre, 1530, in-fol., d'Alain Lotrian, dont du Verdier et Beauchamps sont seuls à parler; une de Jehan Trepperel. Paris, in-fol., 1533; et enfin la nôtre, aussi d'Alain Lotrian. Paris, 1539, in-4, qui a fixé l'attention particulière du savant M. Brunet.
[41] La Croix du Maine dit que Jean Michel, évêque d'Angers, est l'auteur du Mystère de la Passion, le premier de tous. Les F. Parfait veulent prouver qu'il n'en est rien, et que Jean Michel, le médecin, ne fit que retoucher ce fameux Mystère dont ils assurent que l'auteur ou les auteurs sont inconnus, et qui est de 1380 environ.
[42] On lit dans l'histoire du Théâtre-Français, par les F. Parfait, que les Confrères de la Passion, déboutés de leurs sujets sacrés, en 1548, s'allèrent loger à l'hôtel de Bourgogne, où ils achetèrent une masure de 17 toises de long sur 16 de large; que là ils jouèrent, pendant près de trente ans, avec moins de succès que les clercs basochiens des moralités profanes; enfin qu'en 1586 ils louèrent leur hôtel et leur privilége à une troupe de comédiens réguliers.
Translaté fidelement à la vérité historiale escripte par sainct Luc à Théophile, et illustré des Légendes autenticques et Vies des Saints receues par l'Eglise; tout ordonné par personnages, avec privilége du roy.
Deux vol. comprenant neuf Livres, savoir: le 1er volume, quatre Livres, précédés, 1o d'un titre avec frontispice au verso; 2o du privilége de François Ier, donné à Lyon, le 24 juillet 1536, à Guillaume Alabat, marchand, demeurant à Bourges; 3o du vidimé du prévost de Paris, signé Lormier, donné à Paris, le jeudi 7 septembre 1536; 4o d'une épître en prose de Guillaume Alabat à tous chrétiens et bénévoles lecteurs; 5o d'un prologue en vers à la louange d'Arnoul et Simon Gréban, auteurs de ce Mystère et de quinze dizains des Apôtres; 6o de la table de ce premier volume avec division par livres; 7o d'un nouveau frontispice: en tout 178 feuillets, titres compris.
Le 2e volume contenant cinq Livres, précédés, 1o d'un titre avec frontispice au verso; 2o de la table de ce volume avec un nouveau frontispice au verso du dernier feuillet: en tout 225 feuillets, titre compris. Ce second vol. est terminé par ces mots:
Cy fine le neufvième et dernier Livre des Actes des Apôtres nouuellement imprimez à Paris pour Guillaume Alabat, Bourgeoys et Marchant de la ville de Bourges par Nicolas Couteau imprimeur demourant à Paris et furent achevez d'imprimer le XVe jour de mars l'an de grace mil cinq cens XXXVII, avant Pasques.
Suit un dernier feuillet contenant un rondeau d'Alabat à la louange de Dieu. A ce mystère se trouve joint dans notre exemplaire, lequel est orné des armes de M. Girardot de Préfond, célèbre amateur de livres, le volume suivant qui porte deux fois la signature de M. Guyon de Sardière, autre bibliophile célèbre, dont la bibliothèque fut achetée, vers 1771, par le duc de la Vallière.
L'Apocalypse sainct Jehan Zébédée, ou sont comprinses les visions et révélations que icelluy sainct Jehan eut en l'isle de Pathmos, le tout ordonné par figures convenables selon le texte de la Saincte Escripture. Ensemble les Cruautez de Domitian César, avec privilége.
En tout 46 feuillets, titre compris, au verso duquel se voit une dédicace, en vers latins, de Louis Choquet, auteur de ce Mystère, à maistre Antoine le Coq, médecin, son ami. Le volume finit par la rubrique suivante:
146 Fin du Mystère de l'Apocalypse sainct Jehan Evangeliste nouuellement rédigé par personnages avec les miracles faicts en l'isle de Pathmos, le tout historié selon les visions, et fut achevé d'imprimer ledict livre le XXVIIe jour de may l'an mil cinq cens XLI. pour Arnoul et Charles les Angeliers frères.
Ces deux mystères sont reliés ici en un seul volume in-fol. gothique, à deux colonnes, et forment un exemplaire choisi d'un des ouvrages les plus importans de ce genre, que ni le duc de la Vallière, dans sa bibliothèque du Théâtre-Français, ni les frères Parfait, dans leur histoire, n'ont fait assez apprécier.
(1440—1450—1537.)
Le Mystère des Actes des Apôtres est, en quelque sorte, le roi des mystères; et ses auteurs, Arnoul et Simon Gréban, furent si estimés des premiers connaisseurs de leur temps, que Boileau, si judicieux, si grand d'ailleurs, n'aurait pas dû l'envelopper dans ses mépris, parfois extrêmes. Jean Bouchet écrivant au poète Thibaut, avocat de Poitiers, lui dit:
Clément Marot, dans son épigramme 223, sur les poètes français, s'exprime ainsi:
Estienne Pasquier rappelle avec complaisance que Jean le Maire, auteur du poème de l'Illustration des Gaules, en sa préface du Temple de Vénus, et Geoffroy Toré, en son Champ flori (or ces personnages étaient des poètes distingués eux-mêmes), regardaient les frères Grébans, surtout Arnoul, le principal collaborateur des Actes des Apôtres, comme des écrivains supérieurs. Nous ajouterons que ces enfans des muses françaises, auxquels on peut joindre Molinet et Guillaume Alexis, reconnaissaient pour leur maître Alain Chartier, comme Ronsard le fut, un siècle après, des du Bellay, des Mellin, des Belleau, des Baïf, etc. Du reste, c'est à tort que les paroles de Clément Marot ont fait penser que les frères Grébans étaient originaire du Mans: ils naquirent à Compiègne, ainsi que l'a prouvé Bernard de la Monnoye sur La Croix du Maine et du Verdier, et fleurissaient sous Charles VII, dont Simon, le plus jeune des deux, fit l'épitaphe. Mais Arnoul fut chanoine du Mans; c'est au Mans, de 1440 à 1450, qu'il commença son poème, continué par 147 Simon[43], retouché, vers 1510, par Pierre Curet, aussi chanoine du Mans, et publié, pour la première fois, vers 1513, par Galliot du Pré; enfin c'est au Mans qu'il repose, dans l'église de Saint-Julien, si elle existe encore; quant à sa pierre tombale, il y a long-temps qu'elle ne se voit plus, ayant disparu lors des dévastations des huguenots.
Suivant La Croix du Maine, on pourrait croire que les Actes des Apôtres furent d'abord joués à Bourges, en 1536; mais il est plus naturel de penser, avec les frères Parfait, qu'ils parurent à la cour d'Angers, dès le temps du roi René, mort, comme on sait, à Aix en Provence, en 1480, et que le Mans en vit aussi la représentation dès l'an 1510. Quoi qu'il en soit, la représentation de Bourges, en 1536, marqua par son éclat. Il y en eut encore une très pompeuse à Tours, en 1541; mais, probablement, cette dernière ne fit que suivre celle qui eut lieu à Paris dans l'hiver de la même année, fin de 1540 (vieux style), pour amuser François Ier, dans le temps même qu'il préparait ses cinq armées formidables, avec le dessein de venger, sur Charles-Quint, le meurtre de ses ambassadeurs Rincon et Frégose, saisis si déloyalement par le marquis du Guast, en se rendant à Constantinople par l'Italie. On peut juger de l'importance[44] que le public mettait à ces jeux sacrés par le cry et proclamation qui s'en fit à Paris, le jeudi 16 décembre 1540, au son des trompettes et buccines, avec des baverolles aux armes royales, en présence du seigneur prévost de la ville et de ses sergens et archers vêtus de leurs hoquetons paillés d'argent[45]. Le cortége partit le matin de l'hôtel de Flandre, près de la rue Coquillière, où les confrères (acteurs) étaient établis depuis l'année 1519, qu'ils avaient été forcés de quitter l'hôtel de la Trinité; puis y rentra le soir, après avoir parcouru toute la capitale. La représentation de ce mystère durait quarante jours, la pièce se coupant au gré des acteurs et du public, à défaut de divisions fixées par l'auteur. Les frais de machines et de costumes étaient immenses. Un vaste amphithéâtre en bois, recouvert de toiles peintes, contenait tout un peuple. La grandeur de la scène à plusieurs 148 étages[46] répondait à celle de la salle. On y avait pratiqué forces trappes coulouères pour les nombreuses descentes aux enfers, des nuages solides pour les ascensions au paradis. Des navires fendus en deux parties artistement rapprochées servaient aux miracles sur mer (car on navigue dans les Actes des Apôtres). Le sang humain paraissait couler, dans les martyres, à l'aide d'ingénieuses et prestes substitutions de moutons déguisés en hommes. Les personnages portaient, au besoin, sous leurs chaperons, des masques ou visages de rechange, dont ils se servaient avec beaucoup d'adresse. Simon le magicien, tantôt jeune et tantôt vieux, en faisait surtout un grand usage, ce qui ébahissait bien Néron et dépitait fort saint Pierre. Enfin le ciel et l'enfer s'y laissaient voir peuplés d'anges lumineux qui portaient aux pieds de l'Éternel les ames des chrétiens morts pour la foi, et de hideux démons engloutissant les impies dans leurs gouffres de feu. On fait sans doute bien mieux aujourd'hui, mais on ne fait pas plus, ni plus chèrement.
Si nous examinons le poème dégagé de tous ses prestiges, nous reconnaissons que ce n'est plus là une production informe, sans plan arrêté, sans dessein suivi, sans élévation de pensées ni de sentimens, comme le Mystère de la Vengeance et destruction de Jérusalem; ou comme la Moralité des Blasphémateurs, un tableau grotesque, dans lequel on entrevoit à peine quelques peintures naturelles, quelques intentions dramatiques; ce n'est pas non plus une tragédie régulière, il s'en faut, et même, si l'on veut, ce n'est pas une tragédie, le nombre et la complication des évènemens l'emportant beaucoup trop sur le développement des sentimens et le choc des passions; mais c'est une œuvre de génie, une conception forte, graduée, sous plus d'un rapport sublime, et d'une exécution hardie, plus d'une fois au niveau du sujet, malgré la familiarité souvent choquante du style, où pourtant on remarque de l'entente des mœurs et des caractères; en un mot, c'est une épopée dialoguée; et le sujet de cette épopée n'est rien moins que l'établissement de la religion chrétienne opéré chez les juifs et les gentils, devant l'empereur de Rome, par le triple moyen de la prédication des miracles et du martyre des apôtres. On y voit ces hommes vulgaires, avec leurs mœurs simples, leur langage populaire et véhément, armés seulement de leur foi native et ardente, subjuguer les idolâtres, étonner les grands, soulager les maux de la terre, et sceller leur mission 149 de leur sang. Dès les premiers pas de l'action, qui ne manque pas d'unité au milieu d'un nœud si complexe, et qui commence à l'instant où les apôtres, après l'ascension du Christ, remplacent Judas par saint Mathias, et se distribuent l'univers, le persécuteur Saül devient l'apôtre saint Paul, et bientôt sa grande figure domine. Il se joint à saint Pierre pour attaquer l'empire dans son centre. Néron les éprouve de mille manières, puis les fait périr tous deux; mais, après leur martyre, leurs ombres s'offrent à la vue du tyran. Néron se trouble, chancelle, se donne la mort, et l'Église est fondée. Durant cet imposant spectacle, le ciel et l'enfer se travaillent pour activer le combat, soutenir, couronner, ou harceler les douze athlètes: quant au dessein, rien de plus majestueux! On doit à jamais regretter qu'une telle composition, qui demanda le travail de trois hommes, dont deux tenaient un haut rang parmi les poètes de leur époque, n'ait pas fixé l'attention de nos grands écrivains, alors que notre langue, toute formée et non encore affaiblie, pouvait devenir, en d'aussi habiles mains, un instrument digne du poème épique: nous aurions aujourd'hui un chef-d'œuvre à opposer à la divine comédie, à la Jérusalem délivrée, au Paradis perdu. Les Grébans se sont ménagé le ressort du merveilleux dans toute sa force; mieux même que le Tasse, puisque le merveilleux de la Jérusalem, reposant sur la magie et les enchantemens, quoique réellement conforme aux mœurs des temps chevaleresques, n'a jamais été bien solidement admis par l'opinion, tandis que celui de notre mystère, à l'exemple du Paradis perdu, portant sur la tradition et les livres sacrés, obtient le consentement ou même commande la croyance des chrétiens encore aujourd'hui. Mais, à cet égard, quelle supériorité n'ont-ils pas sur Guillaume de Lorris et Jehan de Meung, dont nos pères étaient cependant tentés de faire leur Homère! car le merveilleux du Roman de la Rose est purement allégorique et satirique; et l'on sait que l'allégorie et la satire, moins que tout, peuvent fournir une longue carrière sans s'épuiser. C'est donc avec l'idée d'une épopée, plutôt qu'avec celle d'une tragédie, qu'il faut considérer le Mystère des deux Grébans.
Si peu de choses authentiques sont historiquement connues sur la vie et la mort des apôtres, nos auteurs ont dû tirer de leur propre fonds la plupart des faits de leur drame. Sur plus de quinze martyres exposés dans ce mystère, huit au moins sont entièrement des créations poétiques. Il convient d'admirer l'art avec lequel ces catastrophes sont distribuées dans le courant de l'action, et l'intérêt aussi varié que puissant 150 qu'y répandent les circonstances particulières à chacune d'elles.
Le premier Livre, qui sert d'exposition, représente les apôtres réunis, se disposant à partir, chacun de son côté, pour prêcher la foi, et résistant fièrement aux ordres contraires que les docteurs juifs leur signifient avec menaces. Pendant qu'ils sont renfermés dans le cénacle, Lucifer et ses démons apprêtent leurs armes. Une évocation terrible annonce la lutte sanglante qui va s'ouvrir:
Les malédictions, les fureurs, la discorde, la haine, respirent dans ces cœurs démoniaques, et forment un contraste avec la douceur évangélique des apôtres que Milton a pu étudier. Nous ne parlerons pas ici, et, soit dit une fois pour toutes, nous ne parlerons guère de beaucoup de scènes parasites ou même burlesques dont l'action est surchargée, et qu'il n'est que trop facile de ridiculiser, notre but étant de rechercher les beautés de l'ouvrage et les raisons qui l'ont fait estimer jadis des bons juges; chose plus difficile, qui n'a pas été essayée, que nous sachions.
Au second Livre, saint Étienne, lapidé pour avoir confondu les docteurs juifs, ouvre la grande tragédie; et cette scène est dignement couronnée par la conversion de Saulus, qui fait frémir l'empire diabolique. «L'enfer est en danger!» s'écrie Satan en apprenant le changement subit de Saül éclairé par la foudre céleste.
Alors la rage des démons est à son comble. Le poète donne ainsi l'idée de l'importance dont sera saint Paul pour le triomphe du christianisme.—Lorsque les docteurs se rient de saint Étienne, au sujet de l'immaculée conception, l'apôtre leur oppose habilement leur propre croyance. «Dieu, dit-il, vous en convenez, a fait l'homme de plus d'une façon;
d'où vient donc que vous niez possible? etc., etc., etc.
Caïphe, au moment de livrer saint Étienne aux Juifs, qui demandent sa mort, fait une dernière tentative pour ébranler sa constance; mais Étienne répond:
Bientôt il tombe victime, et Jésus reçoit son ame des mains des anges, avec ces mots:
Nous laissons de côté la conversion de l'eunuque de la reine éthiopienne Candace, opérée sur le chemin de Gaza, par saint Philippe, ainsi que bien d'autres miracles petits et grands, pour ne point quitter le fil principal. Il suffit de rappeler que déjà, dans ce second Livre, tous les apôtres sont à l'œuvre.
La mission de saint Thomas aux Indes fait presque tous les frais du troisième Livre. Le roi d'Inde Gondoforus, voulant se bâtir un beau palais à la romaine, a député son prévôt Abanès pour chercher un architecte à Rome. Saint Thomas, qui se comprend sans être d'abord compris, promet d'élever au roi un édifice de beauté non pareille. Il entend par là convertir le roi d'Inde et ses sujets, et commence par convertir Abanès, puis la fille du roi, dont mal pense lui advenir. Gondoforus se rend à la fin lui-même, et reçoit le baptême. Ce Livre, au total, est le plus traînant des neuf et le plus chargé d'incidens oiseux. Il y a pourtant une belle situation; la voici: quand le roi d'Inde, qui a donné beaucoup d'argent à saint Thomas pour la construction de son palais, voit que l'argent a disparu sans que le palais soit même commencé, sa fureur est grande; saint Thomas va payer de sa tête; mais l'apôtre a donné tout l'argent aux pauvres du royaume; il peut donc répondre:
152 Par la suite, le frère du roi, ressuscité à la voix de saint Thomas, arrange les affaires ainsi que nous venons de le dire.
Deux nouveaux martyres signalent le début du quatrième Livre, ceux de saint Jacques Zébédée et de Josias qui vient de recevoir le baptême. Hérode Agrippa, nommé gouverneur de Judée par Caligula, célèbre ainsi son joyeux avènement; il en est bientôt puni par une maladie mortelle, et les diables emportent son ame par le moyen d'une trappe coulouère. Les derniers adieux des deux martyres sont touchans:
Peu après cette catastrophe, le spectateur est transporté dans Antioche, au milieu des prédications de saint Pierre et de saint Paul. Le second pense être lapidé; le premier est jeté dans un cachot; mais saint Paul le délivre en promettant au prince d'Antioche que son fils, mort depuis dix ans, ressuscitera; ce qui arrive, en effet, à la voix de saint Pierre, et toute la ville embrasse la foi. A l'instant où le fils du prince d'Antioche revient à la vie, son père s'écrie:
Le père ne peut résister à sa joie et aux instances filiales; il se 153 convertit dans les bras de l'enfant qui lui est rendu. C'est encore là une situation dramatique. Il n'y manque rien que le style.
Au cinquième Livre: Nous voici au sein du concile de Jérusalem: une haute délibération commence. La circoncision sera-t-elle, ou non, nécessaire désormais? c'est à dire les gentils seront-ils, ou non, admis au baptême? Quelques juifs chrétiens tiennent pour l'ancienne coutume; mais Paul élève sa voix puissante:
Barnabé pense comme Paul:
La discussion est longue et parfois vive et amère: saint Pierre prend la parole, et dit:
L'assemblée se range à ces conclusions; la circoncision est supprimée en tant que cérémonie nécessaire aux chrétiens, et la carrière du salut est ouverte à tous les peuples. Peu après, l'action s'égare, ou, si l'on veut, se répand dans l'Asie, dans Athènes, où les miracles et les conversions se multiplient. Nous ne pouvons la suivre partout; revenons donc avec les apôtres au mont de Sion, pour assister à la mort et à l'assomption de la Vierge (car il est à remarquer que les Grébans font mourir Marie, et tranchent ainsi une grande question de l'Église, heureusement pour leur poème, cette mort est, sans difficulté, l'épisode le plus poétique). Marie est seule dans sa maison de Jérusalem, et triste de son isolement des apôtres.
Deux vierges consolent Marie du mieux qu'elles peuvent:
Dieu le fils entend les lamentations de sa mère, et supplie Dieu le père de mettre un terme aux douleurs de Marie. Le père y consent; aussitôt le fils appelle les chérubins, les trônes et les archanges, leur fait préparer des couronnes, et commande qu'on aille avertir sa mère qu'elle mourra sous trois jours, sans souffrir passion, pour jouir ensuite de toute gloire et félicité permanable. Gabriel se charge du message; il en avait fait un autre bien différent autrefois! il arrive; Marie le reçoit avec une joie vive.
Par ses frères, elle entend toujours les apôtres; appellation touchante!
La chose convenue et le message terminé, Marie convoque ses chers parens et cousins par l'entremise de Rachel:
Les amis, les parens, les voisins accourent: Marie était tant aimée! Les voilà tous assemblés. Marie leur annonce sa fin prochaine, leur fait de pieuses recommandations, les console, les réconforte. Ses larmes coulent; des larmes lui répondent. «Mères de ce monde! reprend Marie, quand vous perdez vos enfans, n'en avez-vous dueil et tristesse? le jour, la nuit les desirez; eh bien, je vais rejoindre mon fils!»
«Mère de Zébédée, prends courage, car ton fils est entré au port. Cependant, mes chères sœurs, il vous faut veiller cette nuit, de peur des esprits malins.» Sur ce, un coup de tonnerre se fait entendre: ce sont les apôtres qui arrivent des extrémités du monde sur une nuée blanche. Saint Jean débarque le premier. «Que j'ay de plaisir à vous remirer, s'écrie la Vierge!»—«Ma Dame, très chère tenue, j'étais dans Éphèse à prescher la foy de Jésus: je me rends à votre commandement..... qu'y a-t-il?»—«Mon cher parent, ma chère affinité, mourir je vais..... Faictes moi lors comme un fils à sa mère!» Douleur de saint Jean à cette triste nouvelle. Les apôtres se rangent autour de Marie, qui revêt une robe blanche:
156 Empressement filial des apôtres. Les uns rappellent tous les secours qu'ils ont reçus de la divine mère:
Les autres ne savent qu'exprimer leur chagrin. Les femmes ne peuvent consentir à cette mort: «Restez, restez Marie! qu'allons-nous devenir?» Nouveau coup de tonnerre... Tous les assistans tombent soudainement dans un sommeil profond, excepté les apôtres. Une odeur suave de parfums célestes s'exhale dans la maison. Les anges descendent, enlèvent Marie au plus haut des cieux qui apparaissent; saint Pierre chante l'In exitu Israel, et Satan rugit avec ses démons dans le séjour infernal. Tel est, en abrégé, ce cinquième livre, le plus beau de tous. Nous pouvons garantir que, si, partout ailleurs, l'ouvrage a pu gagner à être présenté par extrait, ici, la plupart du temps, il a beaucoup perdu. Quiconque voudra juger de la distance que le génie sait mettre entre lui et la médiocrité, dans la manière de traiter le même sujet, n'a qu'à lire le Mystère du trespassement de Nostre-Dame, composé par un chartreux de Paris, en 1478.
Les évènemens se pressent avec beaucoup de confusion dans le sixième Livre, illustré par cinq martyres, une conversion royale et nombre de miracles. En Éthiopie, saint Mathieu meurt assassiné par le prince Hittacus, furieux des conversions du roi son père, et d'Éphigénie sa sœur. En Myrmidonie, saint André a plus de bonheur, mais ce n'est pas sans peine. Il fait éclater la foudre sur la tête de Sostrates, mère barbare qui, brûlant pour son fils d'un amour criminel, l'avait accusé de tentative d'inceste sur elle-même. C'est le sujet de Phèdre inventé, car il est fort douteux que les Grébans aient eu connaissance d'Euripide. En Scythie, saint Philippe échappe à mille dangers, aussi bien que saint Paul en Achaïe. A Babylone, saint Simon et saint Jude meurent par les ordres de l'évêque païen, pour avoir opéré des miracles. Enfin, saint Barthélemy, que le prince de Babylone, Astragès, poursuit de sa haine, subit la flagellation, puis est écorché vif par les mains d'un certain bourreau qui se retrouve partout; personnage multiple, scélérat facétieux, dont la gaîté féroce, en contraste avec ces scènes sanglantes, fait l'amusement du peuple, à la grande honte du poète. Ce plaisant bourreau tranche du grand seigneur; il fait sa généalogie, laquelle n'est point féodale: son aïeul fut pendu, son père brûlé, 157 sa mère poursuivie comme sorcière et infanticide, son frère aîné décollé pour meurtre, son cadet bouilli pour fausse monnaie; ce qui lui donne une fierté singulière; il y a de quoi, mais passons.
Septième Livre. Encore trois martyres dans ce livre; celui de saint Thomas aux Indes, commandé par l'évêque du temple du Soleil, après que l'apôtre a converti la belle-sœur du roi Migdéus, et réduit en poudre le temple et la statue du Soleil; celui de saint Mathias, lapidé par les Juifs; et celui de saint André, mis en Croix sur l'ordre d'Égée, prévôt d'Achaïe, pour avoir baptisé Maximilla, femme de ce magistrat. La prédication de saint Thomas débute par une invocation très poétique:
Les démons, irrités du succès des apôtres, se donnent rendez-vous sur la terre, et s'y partagent les professions, pour y combattre l'Église naissante. L'un sera usurier, l'autre marchand, un troisième avocat, celui-ci entremetteur de cour, celui-là sorcier, cet autre séducteur des dames, et enfin le plus méchant, conseiller du roi, pour l'engager à conquérir. N'est-ce pas là une satire ingénieuse? En vérité, les Grébans ont autant d'esprit que de sentiment. Le fanatisme, qui foule tout aux pieds, apparaît bien dans sa force, à l'occasion du martyre de saint André. En effet, cet apôtre commence par guérir, d'une maladie mortelle, Maximilla, l'épouse chérie d'Égée. Le mari ne met d'abord aucune borne à l'expression de sa reconnaissance; mais, sitôt que sa femme s'est rendue chrétienne, il n'écoute plus rien, et fait crucifier l'apôtre libérateur. Cela est aussi vrai que dramatique. Simon Magus et Néron, vers la fin de ce Livre, occupent la scène pour ne plus guère la quitter.
Huitième livre. Il faut peu s'arrêter aux martyres de saint Philippe à Hiéropolis, de saint Mathias et de saint Jacques le Mineur en Judée; les circonstances qui les accompagnent ne présentent rien de particulier à notre objet; le fort de l'action est tout entier, maintenant, dans Rome, où saint Pierre, devant Néron, fait assaut, avec Simon Magus, de prédications et de prodiges. Les Romains, frappés d'étonnement, écoutent la voix de 158 saint Pierre. La rage de Néron s'en augmente contre les chrétiens, et Paul accourt pour seconder les glorieux travaux de son compagnon, auquel il rend hommage comme à son chef. Sans doute les discours sont trop longs, et toujours d'un ton trop familier; mais, en somme, le spectacle a de la grandeur et de la vie. C'est une belle situation que celle où saint Paul, pour donner plus de poids à ses paroles, confesse publiquement à l'empereur ses iniquités passées:
Celle où saint Pierre installe Clément sur la chaire pontificale, comme son successeur, est noble et imposante, malgré l'anachronisme. Il est à observer que le poète n'oublie aucun des grands ressorts de son sujet.
Neuvième Livre. Le dénouement approche: Simon Magus, constamment vaincu par saint Pierre, veut tenter un dernier effort: il appelle donc à lui les esprits infernaux; et, fort de leur secours, il promet à Néron, qui le protège, de s'élever dans les airs, en défiant l'apôtre d'en faire autant. Saint Pierre invoque à son tour la divinité permanable, et accepte le défi. On sait ce qui arrive. Simon Magus s'élève en effet; mais, à la voix de l'apôtre, il tombe mort, et les diables entraînent son ame. Alors Néron fait jeter Pierre et Paul dans les prisons, sous la garde de Procès et de Martinien. Vaine fureur! les deux gardiens se font chrétiens dans la prison même, et délivrent les prisonniers. Ce triomphe de la vérité dans les fers offre encore une belle situation, que le martyre des nouveaux convertis rend d'ailleurs pathétique. Néron ne se possède plus: il ordonne enfin de crucifier saint Pierre et de trancher seulement la tête à Saint Paul, en sa qualité de citoyen romain. Saint Pierre, avant de marcher au supplice, invite ses frères les chrétiens à prier pour soutenir son courage. Oraison des chrétiens. Les deux apôtres s'embrassent; saint Paul dit à son ami:
159 Tous deux marchent à la mort en prêchant: «Peuples de Dieu, faictes silence! dit saint Pierre.
Il dit, et à l'aspect de la croix de son supplice, il la bénit, lui parle avec amour, puis crie aux bourreaux: «Sus à vostre gré me mettez!» Paul suit ce grand exemple; sa tête roule, et trois fontaines d'eau vive s'élancent de son corps décapité. Aussitôt Néron connaît, pour la première fois, un trouble singulier: «Ha! mes amys, et que ferai-je?...» Ce trouble devient du désespoir et de la démence quand les figures de saint Pierre et de saint Paul reparaissent resplendissantes à sa vue. Ses chevaliers veulent en vain le rassurer. Une sédition du peuple achève d'égarer ses sens. Il demande la mort; il se couche; Satan lui crie: «Mauldict Néron! lever te faut!» Alors il se tue, et les diables, enivrés de joie, apportent son ame à Satan, en chantant:
Clément finit par ces mots:
Tel est, en raccourci, ce grand poème que jusqu'ici les critiques n'avaient guère cité qu'en ridicule, tout en convenant de son mérite, chose passablement contradictoire. Il donne, en effet, beaucoup de prise au sarcasme, avec ses éternels discours, ses mille et un épisodes, ses quatre ou cinq cents personnages, parmi lesquels figurent, Gastepavé, Toutlyfault, Pantagruel, Tastevin, Gobin, Goguelu, Coridon, Rifflart, l'évêque de la loi d'Arménie, Trouillard, le podesta des Tyriens, le sergent Corbin, le bourreau plaisant, etc., etc., etc.; enfin ses soixante-dix à quatre-vingt mille vers (car il en a au moins autant, sans toutefois atteindre le nombre de huit cent mille, comme le dit follement Catherinot, dans ses Annales typographiques de Bourges); mais, malgré tous ces défauts, il est peu généreux et peu juste de ne chercher qu'à rire d'une composition si ancienne, dans laquelle brillent tant d'éclairs de vrai talent. Certes, c'est bien ici le cas d'appliquer la sage maxime que, pour bien 160 juger un ouvrage, il faut plutôt considérer ses beautés que ses défauts. On n'a seulement qu'à lire le Mystère apocalyptique de maistre Louis Choquet pour se convaincre qu'il n'était pas si facile, en 1450, d'égaler celui des Actes des Apôtres. Disons, en finissant, que tous deux sont généralement écrits en vers de huit pieds; mètre favori de nos vieux poètes, et peut-être celui de tous qui, fatiguant le moins à la longue, s'accorde le mieux avec le génie vif des Français.
[43] Simon Gréban, moine de Saint-Richer, en Ponthieu, fut secrétaire de Charles d'Anjou, duc du Maine. Les frères Parfait disent que c'est lui qui fut enterré au Mans, dans l'église de Saint-Julien; mais il est plus probable que ce fut son frère Arnoul.
[44] Gabriel Naudé, dans son Mascurat, dit qu'on s'étouffait à l'hôtel de Flandre, en 1541, pour voir jouer les Actes des Apôtres.
[45] Ce cry a été réimprimé dernièrement par les soins de M. le libraire Crozet, dans son curieux Recueil de Farces gothiques.
[46] Ces différens étages de la scène expliquent comment on pouvait représenter diverses actions en des lieux très éloignés et dans un même temps.
Incipit summula Confessionis utilissima in qua agit quo modo se habere debeat confessor erga pœnitentem in confessionibus audiendis, quam edidit reverendissimus vir ac in Christo Pater, Dominus Frater Anthonius archiepiscopus florentinus, ordinis fratrum predicatorum.
Impressa Parisiis sumptibus honesti viri Francisci Regnault in vico Sancti Jacobi morantis ad interlignum divi Claudi. Anno millesimo quingentesimo decimo, die vero XIX marci. (1 vol. pet. in-12.)
ENSEMBLE:
CATÉCHISME SUR LE MARIAGE,
POUR LES PERSONNES QUI EMBRASSENT CET ETAT.
Imprimé par l'ordre de monseigneur l'archevêque de Sens (Jean-Joseph Languet de Gergy), à l'usage de son diocèse, avec le Catéchisme pour la Confession, la Communion et la Confirmation. A Sens, chez André Janot, Au nom de Jésus. M.DCC.XXXII. (1 vol. pet. in-12.)
(1450-73--1510 et 1732.)
Ce n'est pas sans raison que nous réunissons, dans cet article, deux ouvrages que le temps sépare: nous cherchons à comparer, par là, deux branches de la théologie, que l'on est convenu de désigner par les noms de théologie morale et de théologie catéchétique. La première de ces divisions est, pour la science divine, un guide au moins périlleux, la seconde un appui solide; l'une produit d'ordinaire, pour tout fruit, chez le maître et chez le disciple, des scrupules, de subtils détours, et quelquefois la fraude, nommée escobarderie; l'autre des sentimens purs et généreux; l'une mène aux cas de conscience, l'autre à la connaissance et à la pratique des devoirs; l'une, enfin, donne les Bauny, les Sanchez, les Fromageau, les Pontas; 162 l'autre les Bossuet, les Nicole, les Charency, les Fleury. Il nous serait facile d'étayer cette proposition par des exemples qui ne laisseraient pas que d'en égayer le sujet. Entre des milliers d'écrits pénitentiaux, le livre de Matrimonio nous est ouvert comme à tous, et aussi ceux de Jean Gerson et de Cayckius, que nous n'osons citer, même en latin. Mais comment se respecter après avoir introduit la raillerie cynique et le scandale dans une matière si grave? Il faut laisser de telles gaîtés aux docteurs polémiques et aux impies: toutefois, de courts développemens ne paraîtront pas inutiles, et les ouvrages qui nous en fournissent l'occasion, de quelque manière qu'on les envisage, sortis tous deux de plumes chastes et sévères, n'offriront point d'aliment à la malignité.
Le dominicain Antonin de Forciglioni, ce vertueux moine que le pontife Eugène IV éleva au siège archiépiscopal de Florence, en 1446, et qui signala si courageusement sa charité durant la peste de 1448, est l'auteur du Confessionnal. Le Catéchisme appartient à l'archevêque de Sens, Languet de Gergy, digne frère du curé de Saint-Sulpice dont le zèle infatigable pour son église et pour ses pauvres a rendu la mémoire populaire, prélat exemplaire dans ses mœurs, adversaire obstiné des jansénistes dans ses écrits, homme docte et judicieux, malgré son ultramontanisme et sa Vie de Marie Alacoque, dont Voltaire a trop bien fait son profit. Ce simple énoncé garantit assez qu'on trouvera, dans nos deux auteurs, ce qu'il faut, avant tout, chercher, dans les moralistes, l'accord de la conduite, des idées et des sentimens.
C'est une grande chose que la confession auriculaire. On n'attend pas de nous que, sans mission aucune, nous reproduisions l'inépuisable controverse à laquelle cette institution a donné lieu depuis saint Cyprien, dont un passage fameux a servi de texte à des objections et à des réfutations sans nombre; ou seulement depuis Erasme, qui émit, sur ce chapitre, dans son livre de l'Exomologèse, des opinions hardies, et Calvin, qui a rudement tranché cette sérieuse matière; ou même, à ne partir que du savant ministre Jean Daillé, que l'abbé Jacques Boileau a réfuté paisiblement en 1684, quatorze ans après la mort de Daillé, avec beaucoup d'érudition aussi, le concile de Latran, en 1295; le concile de Trente, au XVIe siècle; l'usage universel de l'Église romaine ont prononcé sans retour. Il est bien établi aujourd'hui, chez tout catholique orthodoxe, que la confession auriculaire est, pour chacun, une loi obligatoire d'institution divine. Mais, si la loi n'a pas changé depuis dix-huit 163 siècles, l'exercice en a souffert de nombreuses modifications, selon les temps et les lieux. C'est ce qu'on voit dès l'entrée du Confessional d'Antonin, où ce prélat examine à quelles règles est soumis le choix des confesseurs pour les ecclésiastiques et pour les laïcs. On y lit, par exemple, que personne, pas même le roi, n'a droit de prendre son confesseur hors de son propre prêtre, sans la permission expresse du pape, sauf huit cas seulement dont le premier est celui de l'indiscrétion du confesseur. Il en est autrement de nos jours. Pontas, à l'article Approbation, établit vingt-deux cas sur ce point, et renvoie encore à ses articles absolution, cas réservés, confesseurs, confession et jubilé! Nous croyons qu'il y a bien d'autres cas analogues pour l'Espagne, l'Allemagne et l'Italie.
L'article des cas réservés aux évêques et au pape était déjà chargé du temps d'Antonin: plusieurs casuistes réduisaient ces cas à quatre, d'autres en admettaient cinq, d'autres beaucoup davantage: quelques modernes en posent trente-huit, et annoncent n'avoir pas fini. Antonin pense qu'une grande extension de tels cas ne va qu'à restreindre le pouvoir sacerdotal. Nous croyons que son opinion n'a point arrêté les casuistes. Le même ne rend point le pénitent passible de la distraction ou du sommeil du confesseur, et tient que la confession, en cas pareil, est bonne, quoiqu'elle n'ait pas été entendue. Nous croyons que ce sentiment judicieux a subi nombre d'interprétations et de distinctions de lui à nous. Maintenant, quelle science est absolument requise dans le confesseur? évidemment celle qui détermine la nature mortelle ou vénielle des différens péchés. Bien; mais la classification générale des péchés emporte, même chez Antonin, des distinctions d'un effrayant détail, auxquelles le temps n'a fait qu'ajouter. A quels signes reconnaître la contrition et l'attrition? à quels degrés de défaillance de l'une de ces conditions essentielles la confession devient-elle nulle? Pour simplifier la solution de ces questions, Antonin, d'après saint Thomas, exige seize conditions dans la confession. Il la veut simple, humble, pure, fidèle, fréquente, nue, discrète, volontaire, retenue, entière, secrète, dolente, accélérée, courageuse, accusatrice et soumise. Quoi! la confession qui réunirait toutes ces conditions moins une, qui, par supposition, serait seulement lente au lieu d'être accélérée, par là même deviendrait nulle? cela n'est pas croyable. Il se peut donc faire que de ces seize conditions nécessaires, il y en ait une qui soit superflue. Ce n'est pas tout; l'explication de chacune de ces conditions entraîne les casuistes dans une foule d'investigations si déliées, qu'elles forment 164 autant de traités divers, dont la connaissance demande l'esprit le plus attentif et le plus pénétrant. Ensuite, comment faut-il interroger? Distinctions sur les circonstances du fait, distinctions par rapport au sexe du pénitent, à son âge, à sa profession, etc.; distinctions sur la forme et la portée de l'absolution; lois innombrables touchant le secret de la confession; que savons-nous? et tout cela ne constitue encore qu'un sommaire (summula) de ce qui concerne le confesseur dans la confession. Puis vient le traité des excommunications, puis celui des devoirs et de leurs contraires. Ici l'espace s'agrandit tellement, que l'œil se perd à considérer seulement ce qui offert au larcin par violence, autrement dit rapine; et il y a des centaines de points de vue pareils dans la Summula d'Antonin; et chez Fromageau il y en a bien autrement; et chez Sanchez il y a trente livres pesant de papier écrit, rien que sur le mariage. Puis viennent les cas d'absolution in articulo mortis, ensemble tous les cas d'absolution officieuse, avec un nouveau cortége obligé de distinctions sans fin. Les trois parties du Confessional d'Antonin sont suivies d'un long traité des restitutions. A ce propos, l'auteur établit vingt mains rapinantes, lesquelles ayant chacune cinq doigts, donnent cent modes de rapine, et, par contre, cent modes de restitution. Mais, en centuplant ces mains, ces doigts, ces rapines et ces restitutions, on n'a pas encore la millième partie des cas dont se composerait un livre complet sur la matière exécutée selon la méthode des casuistes. En bonne foi, si c'est là de la théologie morale, est-ce bien de la morale? Aussi, dans la pratique, arrive t-il presque toujours que confesseurs et pénitens, se dégageant, soit par un instant prudent, soit par une ignorance heureuse, des liens d'une fausse science, ne sont guère conduits que par cette voix naturelle qu'en théorie ils sont appelés à dédaigner; c'est à dire que les premiers, formés à la connaissance d'autrui par l'étude approfondie d'eux-mêmes et par l'expérience du monde, touchent facilement, sans le secours des livres, les plaies de l'ame les plus cachées; et que les seconds, sur le simple appel de leurs souvenirs, dévoilent non moins facilement, sitôt qu'ils le veulent, ces pénibles secrets qui échappent aux oracles sybillins. Nous en sommes du moins convaincus; mais si nous savions les confesseur et les pénitens casuistes, nous en frémirions pour eux.
Dieu a gravé sa loi dans le cœur de tous les hommes, quoi qu'on dise, et, sans doute, il l'a fait à des degrés proportionnés aux forces qu'ils ont reçues de lui pour l'observer. Ici ce n'est plus les théologiens que nous attaquons, mais ces philosophes 165 timides ou téméraires qui, prodiguant les lueurs vacillantes du doute où ils devraient faire briller la lumière du jour, tirent un vain honneur de tout brouiller et de tout confondre, au lieu de simplifier et d'éclaircir. Pensent-ils être sages, lorsqu'ils échappent à cette évidence intime, source première de toute certitude, et s'en vont chercher, aux extrémités de la terre ou dans les tristes asiles des aliénés, des argumens contre les lois de la conscience? Que nous font leurs recherches incertaines, suivies de conclusions forcées! Que nous font les Cafres, les Caraïbes, les Patagons, les infirmes d'intelligence? «Si quis piorum manibus locus, si ut, sapientibus placet, non cum corpore exstinguntur magnæ animæ;» «Si, pour parler avec Tacite, quelque asile est réservé aux manes pieux, si, comme il plaît aux sages de le croire, les grandes ames ne s'éteignent pas avec le corps,» ce ne sera point de la conscience des sauvages ni de celle des fous, que vous aurez à répondre, mais de la vôtre. Au surplus, les faits accidentels ne vous autorisent pas, et les faits réguliers vous démentent. Généralement se révèle, dans l'homme, le sentiment moral; il perce à travers les plus grossières enveloppes, et souvent palpite encore dans les esprits les plus désorganisés. Nous avons connu, dans notre enfance, un paysan frappé d'imbécillité notoire, un de ces hommes que le peuple raille et respecte tout ensemble, par une notion confuse de la vérité. Cet homme, dont l'intellect borné suffisait à peine à ses besoins physiques, manifestait une perception fort claire de la divinité comme du devoir. Il mourut, et peu s'en fallut que la contrée n'invoquât son nom comme celui d'un être chéri du ciel. Or, si la conscience parle à de tels êtres, que ne dit-elle pas, sur les obligations sacrées, à ceux que la nature et la société ont favorisés? Il nous semblerait, en vérité, plus aisé d'indiquer les bornes des sphères célestes, que la mesure des clartés que la conscience répand dans le cœur humain. Témoin rigide, vigilant conseiller, elle éclaire ceux mêmes qui nient sa présence, et toujours assez savant sur la morale est celui qui la consulte avec sincérité. Quant à réglementer ce qui ne peut être prévu ni connu, ni apprécié hors de soi, ce ne sera jamais une entreprise sensée. Posez des millions d'hypothèses, multipliez à l'infini vos cas réservés ou non, jamais vous n'atteindrez l'ame qui se dérobe; et celle qui s'offre au Dieu qui lui dit d'aimer et de pardonner, seule, sans votre formidable appareil, dépassera, de bien loin, vos prévisions et vos rigueurs.
Que d'avantages n'a pas, sur cette théologie obscure des cas de conscience, celle qui marque avec une simplicité précise le 166 but ou nous devons tendre et les écueils qu'il nous faut éviter? Tel est l'objet de la théologie catéchétique, laquelle nous ramène au livre de l'archevêque de Sens. Son catéchisme du mariage, qui est suivi de trois autres sur la confession, la communion et la confirmation, excita, dit-on, de vives réclamations dans le temps, au point que des curés, des maîtres d'école, et jusqu'à des religieuses, le rejetèrent. La raison en est difficile à comprendre. S'il eût ressemblé à certain examen de conscience moderne usité dans le diocèse d'Amiens, ce serait tout le contraire; mais notre archevêque était encore plus modeste que casuiste. Ses quatre catéchismes ont toute sorte de mérites évidens: ils sont clairs, ils sont courts, substantiels, et d'une pureté qui ne prête à aucun mauvais sens. Le premier, qui touchait un sujet délicat, nous a particulièrement frappés. Onze brèves instructions seulement le composent et embrassent toute la matière, depuis la définition du mariage en général, et de l'union chrétienne en particulier, les empêchemens de toute nature, tant sacrés que civils, et les formes cérémoniales, jusqu'aux devoirs des époux, soit entre eux, soit à l'égard de leurs enfans et de leurs inférieurs, soit enfin dans les cas malheureux de viduité. Nous n'y avons trouvé à redire qu'une seule réponse à une question indiscrète; la voici: «N'y a-t-il pas d'autres avis à donner aux nouveaux mariés le jour de leurs noces?»—«Il y en a, sans doute, surtout pour ce qui regarde l'usage du mariage; mais il est plus à propos que chacun les prenne auparavant de son confesseur.»
Il nous a paru que ce dont il s'agit ne regardait pas d'avance les confesseurs, et que l'abus seulement pouvait les concerner. Certains avis seront toujours mieux placés dans la bouche des parens que dans celle d'un prêtre. Nous ne reprendrons point, d'ailleurs, la simplicité un peu rustique de quelques passages, tels que celui où il est conseillé aux femmes de ne point prêcher leurs maris quand ils ont du vin. Les catéchismes sont faits pour tous les rangs sociaux, et l'avis est excellent. On peut le traduire ainsi dans le style du beau monde: Ne prêchez vos maris que lorsqu'ils pourront vous comprendre.
Contenant l'art et science d'appareiller viandes; à sçavoir: Bouilly, Rousty, Poisson de mer et d'eau douce; Sauces, Epices, etc. A Lyon, chez Pierre Rigaud, en rue Mercière, au coing de rue Ferrandière, M.DC.IIII.
SUIVI DU
LIVRE DE HONNESTE VOLUPTÉ,
Contenant la manière d'habiller toute sorte de viandes, etc., etc., avec un Mémoire pour faire escriteau pour un banquet: extrait de plusieurs forts experts, et le tout reveu nouuellement, contenant cinq chapitres (petit texte). A Lyon, pour Pierre Rigaud, 1602. Deux parties en 1 vol. in-16.
FESTIN JOYEUX,
OU
LA CUISINE EN MUSIQUE,
En vers libres. 2 parties en 1 vol. in-12, avec la musique. A Paris, chez Lesclapart, rue Saint-André-des-Arcs, vis à vis la rue Pavée. A l'Espérance couronnée. 1738.
(1460—1602—1604—1738.)
Le viandier, pour appareiller toutes manières de viandes que Taillevent gueux du roy nostre sire, fist, et dont la première édition, imprimée in-4, gothique, paraît à M. Brunet l'avoir été à Vienne, en Dauphiné, par Pierre Schenck, vers 1490, ne peut être d'une composition antérieure à l'an 1455, puisque, dans la réimpression fidèle que nous en avons de Lyon, 1604, se trouve le menu du chapelet (service) faict au Boys-sur-Mer, le XVIe jour de juin mil quatre cent cinquante-cinq, pour monseigneur du 168 Maine. Dans ce chapelet figurait une forêt de plumes blanches couvertes de violettes, d'où partait une montagne étagée de pâtés et de tours pleines de lapins, avec couronnement de bouquets, et les armes dudit seigneur, ainsi que celles de mademoiselle de Chasteaubriant. Dans chaque pâté gissaient, au sein d'une farce de graisse, de girofle et de veau haché, un chevreau, un oison, trois chapons, six poulailles, six pigeons, et un lapereau. Les hérons, les hérissons, les cochons de lait, l'esturgeon cuit au persil et au vinaigre, avec du gingembre par dessus, les sangliers simulés en crème frite, les darioles, les prunes confites en eau rose, les épices, les figues, le vin, le claire et l'hypocras, tout y abondait. Je vois à la suite un banquet plus modeste; c'est celui de monseigneur de Foix. Des poussins au sucre, de la crème d'amandes froide, des cailles au sucre, des dauphins de crème, des oranges frites; par-ci par là quelques épaules de chevreaux farcies, et quelques pâtés de levreaux; c'est tout. Le banquet de monseigneur de la Marche se relève: c'est d'abord du brouet de cannelle, de la venaison à clou; puis des paons, des cygnes et des perdrix au sucre; puis des chapons farcis de crème, des aigles, des poires à l'hypocras et de la gelée de cresson. Quant au banquet de monseigneur d'Estampes, ce n'est guère la peine d'en parler, si l'on en excepte les poules aux herbes, les paons au scélereau (sans doute céleri), et les levreaux au vinaigre rosat. Il y a, d'ailleurs, de quoi se perdre dans la multitude de recettes que donne le vieux Taillevent: je n'en citerai qu'une pour se procurer des œufs à la broche: Faites deux trous opposés à chaque coque de vos œufs; videz ces coques; battez bien ce qui en sort avec de la sauge, de la marjolaine, du pouliot, de la menthe hachés bien menu; faites frire le mélange au beurre; saupoudrez-le, puis après, de gingembre, de safran et de sucre; remplissez alors vos coques de cette farce: embrochez une douzaine de ces coques ainsi remplies; faites rôtir à petit feu; ce fait, vous aurez des œufs rôtis qui ressembleront toujours plus à des œufs que les grives grasses de Pétrone cuites dans des œufs de plâtre.
Le Livre des Honnestes voluptés est encore plus splendide que celui de Taillevent: aussi paraît-il plus moderne. J'y trouve un menu ou écriteau de 180 mets divers, et la table générale en présente 378. On voit que, dès le temps de notre Charles VII le Victorieux, nous pouvions rivaliser avec Cœlius Apicius touchant les obsones et condimens.
Maintenant, franchissons près de trois siècles, et suivons M. le Bas à son festin joyeux. M. le Bas, anonyme ou pseudonyme, 169 n'importe, dédie sa cuisine en vers et en musique aux dames de la cour. Son ouvrage, divisé en deux parties, est bien conçu: la première renferme le plan d'un repas de quatorze couverts servi de trois services à treize, sans le dessert; et la seconde offre, dans un ambigu, une suite de plusieurs centaines de mets choisis, ou la variété le dispute à la richesse; mais, ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'ici, descriptions, préceptes, conseils, narrations, tout est en vers chantans. Ainsi, pour des perdreaux à l'espagnole, M. le Bas chantera, sur l'air: petits oiseaux, rassurez-vous:
Pour le coulis d'écrevisse, chantez sur l'air: petits moutons, qui dans la plaine:
Le Festin joyeux est imprimé avec permission de monseigneur le chancelier de France. Les connaisseurs accorderont le privilége à la gastronomie de M. Berchoux et à la Physiologie du Goût de M. Brillat-Savarin.
De leurs Nativitez et Influences selon les douze Signes de l'An: et que chascun pourra facilement cognoistre les diversitez ou bonnes fortunes. 1 vol. pet. in-4, gothique, s. d. (1480 environ) ni nom d'imprimeur, ni chiffres; contenant huit feuillets, avec des signatures de A.IIII., fig. en bois représentant d'abord le Pronostiqueur assis, puis les XII signes zodiacaux.
(1480.)
L'auteur français de ce petit écrit, précurseur de Nostradamus, nous apprend, dans son Prologue, 1o qu'il l'a translaté de mot en mot du latin; 2o que pour tirer son horoscope, il faut considérer le mois dans lequel on est né, plus le signe du soleil auquel ce mois se rapporte; 3o que le signe du bélier est le premier; 4o que l'autorité des jugemens sur la destinée des hommes rendus par les signes zodiacaux est attestée par Ptolomée, astrologue très expert. Venant ensuite à l'application de ses principes, il établit que l'homme, né de la mi-mars à la mi-avril, sous le Bélier, ne sera ni riche ni pauvre; qu'il sera menteur, colère, courageux, grand fornicateur, et vivra 60 ans, selon nature, s'il échappe aux maladies et aux accidens; que la femme née sous les mêmes conditions sera pareillement colère et menteuse, et qu'elle vivra 40 ans. L'auteur ne dit rien de la chasteté de cette femme, ce qui doit être pris en bonne part pour sa destinée. De la mi-avril à la mi-mai, sous le Taureau, l'homme sera riche par femme, et ingrat, et vivra 85 ans et 3 mois; la femme sera laborieuse, affectueuse, heureuse en ses desseins, et vivra 76 ans, toujours selon nature, bien entendu, et si elle échappe aux accidens. De la mi-mai à la mi-juin, sous les Gémeaux, l'homme est destiné à une vie publique et raisonnable, qu'il poussera jusqu'à 110 ans; voilà qui va bien; mais il sera mordu d'un chien et tourmenté dans l'eau, voilà le correctif. Remarquons ici que, sous nombre de signes, on doit être mordu 171 d'un chien et tourmenté dans l'eau. Quant à la femme née sous le Taureau, elle sera pieuse et vivra 70 ans; mais, pour assurer sa vertu, on devra la marier de bonne heure, etc., etc. L'auteur du présent recueil ne poussera pas plus loin cette analyse, pour ne point gâter le métier de pronostiqueur; on doit laisser à chacun ses chalands. Ce n'est pas qu'il soit en doute de la science; il est trop intéressé à y croire pour en douter, puisque étant né de la mi-juillet à la mi-août, sous le Lion, il doit être beau, riche et arrogant; et c'est là de quoi réussir dans le monde.
Preconis celeberrimi fratris Oliverii Maillardi ordin. minor. professoris: sermones dominicales: una cu aliquib' aliis sermonib' valde utilib' Jehan Petit. (Paris, s. d., 1 vol. in-8 de 115 feuillets, gothique. Rare.)
ENSEMBLE:
NOUUM DIVERSORUM.
Sermonū opus hactenus nō impressum. reuerendi patris Oliuerii Maillardi. quod merito supplementum priorū sermonū iādudum impressorum poterit nuncupari cujus operis contentorum ordo sequitur pagina sequenti. Venūdatur Parisii in vico sācti Jacobi ad intersignṵ Lilii. in domo Johannis Parvi. (Sans date. 2 vol. in-8 de 176 et 152 feuillets, gothique. Rare.)
ENSEMBLE:
SERMON DE F. OLIVIER MAILLARD,
PRESCHÉ A BRUGES EN 1500,
Et aultres pièces du même auteur, avec une notice par M. Jehan Labouderie, président de la Société des Bibliophiles français. Paris, C. Farcy, imprimeur, rue de la Tabletterie, n. 19. 1826. (1 vol. in-8 de 62 pages, papier vélin, tiré à très petit nombre.)
ENSEMBLE:
SERMONS
DE FRÈRE MICHEL MENOT SUR LA MADELEINE,
ET L'ENFANT PRODIGUE,
Avec une Notice et des Notes, par Jehan Labouderie, président de la Société des Antiquaires de France. Paris, H. Fournier jeune, 173 libraire-imprimeur, rue de Seine, n. 24 bis, 1832. (1 vol. in-8 de 83 pages; plus 42 pages préliminaires, pap. vél., tiré à très petit nombre.) Et Paris, de l'imprimerie d'Éverat, rue du Cadran, n. 16. 1825. (1 vol. in-8 de 49 pages, aussi tiré à très petit nombre.)
(1480-1500-1507-1511-1518-1530-1825-1826-1832.)
Frère Olivier Maillard, moine franciscain, présente une des physionomies les plus remarquables de notre XVe siècle, si riche en figures caractéristiques. Né en Bretagne, vers 1450, il réunit, au plus haut degré, les deux traits saillans attribués à ses compatriotes, la franchise et l'inflexibilité. Sa foi n'est pas douteuse; elle respire trop bien dans sa conduite comme dans ses discours. Disons qu'elle fut absolue pour le fond, et, dans la forme, intraitable et naïve. Certes ce n'était pas un demi-chrétien qui, menacé par les familiers de Louis XI, pour quelques hardiesses lancées du haut de la chaire, d'être cousu dans un sac et jeté à l'eau, répondit: «Dites-lui que j'arriverai plus tôt en paradis par eau que lui sur ses chevaux de poste!» qui, pour mieux flétrir l'impureté, allait la démasquer jusque dans le sanctuaire, et confondait, dans une censure également mordante, les vices de tous les rangs et de toutes les professions, même de la sienne. Il est peu d'actions plus chrétiennes que celle-ci, rapportée par le père Nicéron, et, d'après lui, par notre respectable collègue l'abbé de Labouderie, dans les excellens opuscules qui fondent la présente analyse. Maillard avait offensé deux magistrats de Toulouse en prêchant, devant le parlement de cette ville, contre les mauvais juges. L'archevêque l'interdit pour avoir la paix. Alors que fait-il? il court se jeter aux pieds des offensés, leur demande excuse, mais, en même temps, il leur trace une si vive peinture du sort qui attend les pécheurs impénitens, que ces deux hommes se convertissent et renoncent à leur état, que même l'un d'eux embrasse la vie monastique dans un ordre très austère. Il était infatigable, se trouvait partout, osait tout, et intervenait dans toutes les affaires, grandes et petites, sans intrigue, sans détours, ou, si l'on veut, sans mesure; mais que lui importait l'opinion du monde, à lui, dévoré du zèle évangélique? Il ne connaissait qu'une loi, le triomphe de sa cause. Soit que, sur l'ordre du pape Innocent VIII, il poursuivit vainement, auprès du roi Charles VIII, l'abolition de la pragmatique 174 de Charles VII; soit que banni de France pour avoir hautement condamné la répudiation de Jeanne de France par Louis XII, il allât aussitôt porter ses dures vérités à la cour de l'archiduc Philippe de Flandre; ou que, ramené dans Paris, il y introduisît de force, dans le grand couvent des frères mineurs, la réforme des cordeliers de l'Observance, il se montra toujours égal, toujours conforme à lui-même, rigide et indomptable. Cette dernière opération de la réforme des cordeliers de la capitale toutefois le surmonta; mais seulement en abrégeant ses jours; c'est à dire que, de nouveau chassé de Paris, il fut pris de chagrin, et s'en alla mourir prématurément à Toulouse, le 12 juin 1502, en odeur de sainteté, comme si le sort eût, par là, voulu nous apprendre qu'il est moins chanceux de gourmander les princes que de réformer les moines.
Les historiens, et notamment M. de Thou, qui le traite de scélérat et de traître, lui ont reproché d'avoir obtenu de Charles VIII, qui voulait Naples, la restitution de la Cerdagne et du Roussillon, que Louis XI avait achetés à réméré 300,000 écus: mais ces auteurs auraient dû songer que la probité religieuse va plus loin que la probité politique, et qu'aux yeux d'un prêtre sévère, un marché de fourbe est révocable, dût-il en coûter à l'usurier deux provinces. Quant à prétendre que, dans cette occasion, Ferdinand d'Arragon acheta la voix du prêtre, c'est une supposition si invraisemblable, qu'elle peut passer pour calomnieuse. Que fait l'argent à de tels hommes? accordons que frère Olivier fut indiscret; mais cupide, mais traître, non sans doute; autant vaudrait le dire de Pierre l'Hermite ou de saint Bernard.
Ses travaux de prédication sont immenses: nous avons de lui, sous les yeux, 47 sermons pour les 24 dimanches après la Pentecôte, une longue suite de sermons variés sous le titre de Sermon commun prêchable en tout temps, un sermon commun des douze signes de mort, 16 sermons du salaire du péché, un interminable sermon de la Passion pour la sixième férie, 32 sermons pour tous les jours de l'Avent, un carême de 60 sermons avec des paraboles supplémentaires pour la plupart d'entre eux, un second Avent de 4 sermons fort étendus, 46 sermons dits: Les Dominicales, 10 sermons pour l'Épiphanie, 5 sermons pour le temps pascal, 4 sermons pour la dédicace du Temple, 8 sermons sur les misères de l'âme, et une considération sur cette vie mortelle. Ces discours, tels qu'ils nous sont parvenus, sont écrits, ou plutôt le résumé en est tracé en latin barbare; non qu'ils aient été prononcés entièrement dans cette 175 langue: l'orateur parlait le langage du temps, parsemé de latin; mais, comme le remarque judicieusement son moderne et habile biographe, ses sermons furent recueillis à la volée par des auditeurs plus ou moins fidèles, qui les transcrivirent en abrégé, dans la langue ecclésiastique, pour les rendre plus dignes de la postérité; en quoi ils se sont trompés, car ces monumens d'éloquence sacrée offriraient bien autrement d'intérêt dans leur forme primitive, à en juger par le sermon prêché, en 1500, dans la ville de Bruges, le cinquième dimanche de carême, qui est le plus rare de tous ceux de Maillard, et le seul qu'on recherche aujourd'hui.
Ce dernier commence par un trait frappant: «Il est annuict le cinquiesme dimence de quaresme, à l'adventure qu'il y en a de vous aultres qui ne le reverrez jamais, etc., etc.» Après un préambule où sont expliqués, comme emblèmes, les divers ornemens épiscopaux, tels que les sandales vermeilles, la cape rouge, le rubis au doigt, la mitre et la crosse, l'orateur tousse trois fois (hem! hem! hem!), et puis entre en matière. «Qu'en dictes-vous, mesdames?... serez-vous bonnes théologiennes?... Et vous aultres gens de court metterez-vous la main à l'œuvre?... avez-vous point de paour d'estre dampnez?... Et frère! direz-vous, pourquoi serions-nous dampnez?... ne veez-vous pas que nous sommes si songneux de venir en vos sermons tous les jours?... mais vous ne dictes pas tout, je vous asseure... Si vous estes en pechié mortel, Dieu ne vous exaulcera pas... Vous avez une belle loy civile... Quant l'on achate un heritaige, si le vendeur y met des condicions, il les faut garder toutes... aultrement le marchié est nul... Or, le marchié, ce sont les commandemens... il les faut tous garder... quiconque défaillera en l'un d'eulx, il sera coupable de tous... il ne faut qu'un petit trou pour noyer le plus grand navire... Vous, prince! il ne vous suffit pas d'être bon prince, il vous faut encore faire justice... Vous tresoriers et argentiers, estes-vous là qui faictes les besoignes de vostre maistre, et les vostres bien?... Et vous jeunes garches de la court illecques, il vous faut laisser vos alliances... (hem! hem! hem!)» «Ce sermon sera divisé en deulx parties, parce qu'il est annuict dimence...; en la première, nous dirons comment les Juifs reprinrent nostre Sauueur en ses sermons, et la response qu'il leur fist...; en la seconde, nous dirons, après disner, comment les Juifs voulurent lapider Nostre Seigneur, et comme il se sauua. etc., etc.» Cela dit, l'orateur ne pense plus à sa division, mais continue à donner d'excellens préceptes de morale 176 chrétienne à ses auditeurs de tout rang les interpelle souvent arec une familiarité très amère, et finit par leur souhaiter toute perfection. Amen.
On doit penser que si l'action oratoire de frère Olivier était vulgaire, c'est qu'il se conformait au goût non encore épuré de son auditoire; car son esprit ne l'était pas, ainsi que le prouvent les ébauches qui nous sont données sous son nom. Celles-ci, développées convenablement, sont des germes d'excellens sermons. Elles se suivent, du reste, en si grand nombre, avec une telle richesse de réflexions et de souvenirs, qu'il n'est peut-être pas un point de doctrine, un trait de l'histoire sainte, un article de croyance, de morale ou de discipline, qui n'y soit traité et appuyé de textes de l'Écriture, des pères et des docteurs. N'est-ce pas un thème fécond que le suivant pris au hasard dans un des sermons après la Pentecôte? D'où vient que les châtimens du pécheur se font d'ordinaire si long-temps attendre? serait-ce que Dieu ne peut pas punir, ou qu'il ne le veut pas, ou qu'il ignore le péché, ou qu'il ne le hait pas? Négation de ces quatre propositions, fondée sur la puissance de Dieu, sur sa justice, sur sa science, sur sa bonté infinie. Alors, d'où vient cette peine tardive? elle vient de la miséricorde d'un père qui laisse au pécheur le loisir de se repentir, de l'équité d'un juge qui veut éprouver les justes, etc., etc., etc.
Autre exemple tiré d'un sermon sur la Madeleine: Cette femme était en péril de trois côtés; 1o à cause de sa beauté; 2o à raison de son opulence; 3o par les libéralités dont elle était l'objet. Mais elle eut pareillement trois sources de salut: 1o la connaissance de Jésus lui fit connaître son péché; 2o les ordres de Jésus l'éloignèrent du péché; 3o l'amour de Jésus lui fit détester le péché.
Troisième exemple: il faut considérer dans le péché trois choses pour en mesurer l'étendue et régler sa pénitence: 1o sa gravité; 2o sa multiplicité; 3o la réparation dont il est susceptible. Sur ce dernier point, l'orateur dit judicieusement aux hommes séducteurs ou adultères: Vous voyez bien que vous êtes en péril énorme, vous qui corrompez les vierges ou qui souillez la couche d'autrui; car la virginité ne se peut rendre, ni l'enfant étranger se retrancher de la famille légitime. (Enim duo damna irreparabilia, constupratio, et ex alieno thoro proles susceptio.)
Quatrième exemple: trois points de vue constituent l'homme sage: 1o il déplore le passé; 2o il ordonne le présent; 3o il prend garde à l'avenir.
Si, des idées générales, nous passons aux mouvemens particuliers 177 de l'orateur, nous en trouverons souvent de dignes d'un prêtre éloquent. Trait contre la luxure vénale: «Et ce qui est bien plus, et ce que je ne peux dire sans verser des larmes, ne voit-on pas des mères qui vendent leurs propres filles à des marchands d'impudicité? (Numquid non sunt, et flens dico quæ proprias filias venundant leonibus?) Autre trait contre les juges et les avocats prévaricateurs: «Et vous, nosseigneurs du parlement, qui donnez sentence par antiphrase (par contre vérité), mieux vaudrait pour vous être morts dans les entrailles de vos mères. (O domini de parlamento, qui datis sententiam per antiphrasin, melius esset vos esse mortuos in uteris matrum vestrarum!)» Autre contre le luxe des habits: «Messieurs et mesdames, vous avez tous vos plaisirs, vous portez de belles robbes d'escarlate; je croy que si on les serroit bien au pressoir, on verroit sortir le sang des poures gens dedans lequel elles ont été teinctes!» Autre contre les avortemens volontaires: «Plût au ciel que nous eussions les oreilles ouvertes pour entendre les voix plaintives de ces enfans jetés dans les fleuves ou dans des lieux d'infection! (Utinam haberemus aures apertas, et audiremus voces puerorum in latrinis projectorum et in fluminibus!)» Autre contre les prélats impudiques: «Jadis les princes de l'Eglise dotaient gratuitement les filles pauvres; maintenant ils leur font gagner leur mariage à la sueur de leur corps.»
Observons, avec Henri Estienne, que Maillard, non plus que Menot, ne fait pas grâce au clergé. Barlet est moins vif qu'eux sur le fait des ecclésiastiques. Il serait, d'ailleurs, facile de multiplier infiniment ici les citations; mais comme, dans notre plan, il faut savoir se borner, nous finirons cet examen par deux fortes sorties de frère Olivier contre les vendeurs de reliques et contre les usuriers: «Etes-vous ici porteurs de reliques, de bulles et d'indulgences? caffards et mesureurs d'images? Allez-vous pas caresser vos auditeurs pour prendre leur bourse? (Estis hic portatores bullarum, reliquiarum et indulgentiarum, caphardi et mensuratores imaginum? Numquid linitis auditores vestros ad capiendas bursas?) Croyez-vous que cet usurier, gorgé de la substance des misérables, et chargé de mille milliers de péchés, obtiendra rémission d'iceux pour six blancs mis au tronc? Certes il est dur de le croire, et plus dur de le prêcher! (... durum est credere, durius prædicare!)»
En voilà plus qu'il n'est besoin pour mériter du respect à ce moine hardi et sincère, et faire voir que les prêtres vraiment catholiques 178 n'avaient attendu ni Luther ni Calvin pour prêcher la morale de l'Évangile, pour foudroyer les vices monstrueux de leur temps; en un mot, pour exercer dans toute sa rigueur, avec l'avantage sur les ministres réformés d'une entière et ferme conviction, le ministère périlleux et sacré de la censure des mœurs. Rie qui voudra (ce ne sera pas nous) de ces orateurs généreux à cause de quelques nudités de langage, de quelques contes familiers ou graveleux autorisés par l'esprit de leur siècle, et d'ailleurs ennoblis par le but qui les amène! Nous pensons qu'on n'en doit qu'à peine sourire, mais qu'on doit rire de ceux qui en rient, car ils dédaignent ce qu'ils ne connaissent qu'à demi. L'auteur malin de l'apologie pour Hérodote rendait plus de justice à Olivier Maillard et à ses émules, dans sa véracité incomplète, quand il écrivait ces mots: «Combien que frère Olivier Maillard et frère Michel Menot, pour la France, et Michel Barlette ou de Barletta, pour l'Italie, ayent falsifié la doctrine chrétienne par toutes sortes de songes et de resveries.... Si est-ce qu'ils se sont assez vaillamment escarmouchez contre les vices d'alors, etc., etc.» Si ce sont là des escarmouches, qu'aurait pensé Henri Estienne de nos sermons académiques d'aujourd'hui? Maillard n'a pas fait des sermons seulement, il a de plus produit beaucoup de traités ou de méditations sur divers sujets de morale et d'ascétisme, entre lesquels il faut remarquer sa Confession, dans laquelle il s'examine sur les dix commandemens avec une candeur admirable. De plus, encore, il fut poète, pauvre poète, à la vérité, comme le témoignent son Sentier du Paradis et sa Chanson piteuse, sur l'air de Bergeronnette savoysienne, où on lit les vers suivans:
Ces vers ne sont pas bons, sans doute; mais on en citerait mille des meilleurs poètes de ce temps qui sont pires. En résumé, frère Olivier fut un prêtre vénérable par ses mœurs, sa science, ses talens, son courage, ses malheurs, par sa vie et sa mort. Passons à son émule, frère Michel Menot, qui, venu après lui, outra ses défauts et prêta ainsi plus spécieusement (nous ne dirons pas plus justement) à l'ironie des beaux-esprits.
Les chefs-d'œuvre de ce prédicateur sont le sermon de la Madeleine et celui de l'Enfant prodigue, au rapport de M. de Labouderie, qui en a donné deux belles réimpressions, avec de savantes notes. Michel Menot, cordelier, vécut sous Louis XI et François Ier, et mourut en 1518. Il prêcha ses plus fameux discours à Tours, dans l'année 1508: il était infiniment plus grossier et plus burlesque dans ses expressions que frère Olivier Maillard, ce qui n'a pas empêché qu'on ne l'ait, de son temps, surnommé Langue d'or (Chrysostôme), et que Chevallon, l'imprimeur de ce recueil, n'ait vanté son élégance peu commune (elegantiam impromiscuam), et sa science variée (doctrinam multivariam). On a de lui, comme de son confrère, un grand nombre de poésies chrétiennes; mais il n'est pas meilleur poète, et c'est, dans l'une comme dans l'autre, l'orateur sacré qu'il faut chercher. Sa Passion contient d'excellens traits: la marche en est dramatique, et si l'on en élaguait tout ce qui tient à une époque grossière, pour ne conserver que le fond des choses et leur enchaînement, il se trouverait que beaucoup de prédicateurs modernes prendraient leur rang après cet homme si souvent travesti. Voici, par exemple, une pensée sublime: l'orateur, après avoir exposé dans toute son horreur le crime de Judas, raconte sa mort; et, tout d'un coup, déposant son indignation, il s'écrie: «O Judas! si vous eussiez eu conseil, jamais ne vous fussiez pendu ni désespéré.» Jetons un coup d'œil sur les sermons de la Madeleine et de l'Enfant prodigue, en commençant par le premier, pour le jeudi de la Passion. Celui-ci est divisé en trois points généraux, qui se subdivisent en plusieurs autres. Ces trois points sont l'offense, la conversion, la satisfaction. On doit d'abord avouer que l'orateur a recueilli, dans la Légende dorée, de trop bons mémoires sur la pécheresse, quand il affirme qu'elle était seigneur des château et mandement de Magdelon, en Palestine; qu'elle avait de belles filles de chambre, bien équipées; qu'elle était vermeille comme une rose, mignonne et fringante; mais il s'aventure moins quand il assigne trois causes à sa perte; 1o sa beauté; 2o sa richesse; 3o la liberté de son genre de vie; car ce seront là d'éternels dangers pour les jeunes femmes. Sa sœur Marthe lui fait un si beau portrait de Jésus, qu'elle conçoit un vif désir de le voir, et qu'elle court l'entendre prêcher un certain jour où il attaquait justement le luxe des femmes. Madeleine est aussitôt frappée d'horreur de sa vie passée; elle rentre 180 chez elle, le cœur troublé: ses femmes ne la reconnaissent plus; Madeleine est pénitente. Ses galans viennent l'appeler bigote; elle les renvoie avec douceur. «Laissez-moi, leur dit-elle, vous ne l'avez pas entendu! je suis une misérable! fuyez mon exemple!» Elle dépouille alors ses ornemens, s'en vient en Béthanie, pénètre dans le logis de Simon le Pharisien, se jette aux pieds du maître, et verse d'abondantes larmes. On veut la chasser: «Non, dit Jésus, ne la chassez point, car elle a obtenu son pardon.» Marthe, sa sœur, lui dit: «Ne t'avais-je pas promis un amant digne de toi?» De ce jour, ces deux femmes se vouèrent au service de la Vierge Marie.... Pécheurs! considérons notre état, et apprenons, par ce modèle, à revenir au Seigneur! Ainsi finit le sermon. Le père de Saint-Louis l'a suivi pas à pas dans son poème de la Madeleine, qui renferme beaucoup de très beaux vers, aujourd'hui très oubliés.
Le sermon de l'Enfant prodigue, pour le samedi après le deuxième dimanche de carême, est aussi le récit paraphrasé de la parabole évangélique. On ne peut rien faire de mieux que de raconter quand il est question d'appuyer la morale sur l'Évangile. L'usage ne s'en est conservé dans nos chaires que pour la Passion. Chaque année, encore à présent, ces sortes de discours sont purement narratifs. Jadis, tous ou presque tous les sermons l'étaient et n'en valaient que mieux. Il règne dans celui-ci un naturel frappant et une chaleur singulière. Dès l'entrée, l'intérêt dramatique commence. On frémit de l'air effronté avec lequel l'Enfant prodigue demande à son père la part de l'héritage maternel. Ce morceau est déparé, sans doute, par le quolibet suivant adressé aux jeunes auditeurs: «Vous voilà bien, jeunes gens! à peine venez-vous à vous connaître, que vous cherchez le bon temps, et que sans monsieur d'Argenton (sine domino argento), on ne fait rien de vous.» Mais de telles saillies, on doit s'en souvenir, n'étaient pas déplacées alors.—Que fera-t-il, cet enfant insensé, sitôt qu'il aura touché sa part héréditaire et quitté le toit paternel pour aller voyager au loin? 1o il s'enfoncera dans la fange des voluptés; 2o il tombera dans la détresse; 3o il enchaînera sa liberté; 4o la dureté des riches lui imposera la plus ignoble servitude. Observons-le d'abord avec ses femmes, nageant dans les délices, et dissipant tous ses biens, puis renonçant à sa dignité d'homme et aux grâces divines. Bientôt le voilà dépouillé par ses folles maîtresses et ses faux amis. Alors les uns et les autres l'abandonnent en riant, et disent: «Celui-là est plumé et espluché; à d'autres!» Il court, sur ce, implorer la commisération d'un homme opulent, et lui demande de l'occupation. 181 Cet homme considère son visage et ses mains, qui n'annoncent pas un artisan. «Vous avez été riche, lui dit-il; mais quoi! que savez-vous faire? les temps sont durs: je n'ai pas besoin d'ouvriers cette année...; cependant, voyons...; il me manque un gardeur de porcs dans une de mes fermes. Allez-y!»—«Ah! misérable et infortuné que je suis! (Ha! miser ego et infortunatus!)» Retour de l'Enfant prodigue sur lui-même; souvenir de son père; projet de retour; espoir de pardon. C'est la parabole même étendue et commentée avec une naïveté parfaite et souvent des plus touchantes. L'orateur, fidèle interprète de l'Évangile, se surpasse dans la scène de retour à la maison paternelle. «Le père, dit-il, n'attend pas les soumissions de son fils; le voyant en si piteux état, il l'embrasse et s'écrie: Tu es mon ami, mon ami très cher! (Tu es amicus meus et carissimus!)» Et la joie de ce père miséricordieux, et le repentir du fils coupable, et la jalousie du frère aîné et les belles paroles qui répriment si doucement cette jalousie en rétablissant la paix dans la famille, tout se trouve dans ce sermon. Aucun trait de ce sentiment n'y est omis; et, pour résumer en un seul mot l'éloge qu'on en doit faire, on peut s'y attendrir encore après avoir lu le livre des livres.
M. de Labouderie a publié en patois auvergnat les traductions qu'il a faites de cette parabole et de l'histoire de Ruth. Ces deux ouvrages, par leur admirable simplicité, peuvent passer pour de vrais chefs-d'œuvre, et sont bien faits pour nous guérir de notre inconcevable incurie pour nos dialectes provinciaux.
Ensemble quatre autres opuscules tant gothiques que modernes, composant un joli volume manuscrit du XVIIIe siècle, sur peau de vélin, format in-16, avec une parfaite imitation de l'écriture gothique et des figures en bois des éditions originales.
(1480-82-88—1509—1631—1750.)
1o. Les Dictz de Salomon avecques les Respōces de Marcoul fort joyeuses, translaté du latin, (Salomonis et Marcolphi dialogus, Antuerpiæ, per me Gerardum leeu impressus, 1488, in-4), et mis en rime française par Jehan Divery. Paris, par Guillaume Eustace, M.D.IX. (Très rare.)
On connaît une édition sans date des Dictz de Salomon qui est encore plus rare que l'édition de 1509, et c'est celle-là que notre manuscrit représente fidèlement. Quant à l'opuscule lui-même, il est édifiant par le but de l'auteur, mais d'une telle naïveté d'expression, qu'il fait aujourd'hui l'effet d'un écrit des plus libres. Le roi Salomon, voulant détourner les hommes des piéges de la volupté, présente un tableau hideux et vrai des ruses, des tromperies et de la basse cupidité des femmes perdues. Marcou, Marcoul, ou Marcon, son valet, fait chorus avec lui, selon le mode hébraïque, en répondant un tercet à chaque tercet de premier texte: le tout est semé de métaphores, de comparaisons, comme cela se voit dans les psaumes, et compose quatre-vingt-dix-sept tercets, dont à peine oserons-nous citer six:
Il faut avouer que Jean Divery n'était pas un versificateur élégant, même pour son époque, et que du Verdier l'a beaucoup honoré d'en parler comme il l'a fait.
2o La Grande Confrarie des Soulx d'Ouvrer et Enragez de rien faire.; avecques les Pardons et Statuts d'icelle. Ensemble les monnoies d'or et d'argent servans à la dicte Confrarie. Nouuellement imprimé à Lyon en labbaye de Sainct-Lasche.
Cette petite pièce, sans date, qu'on doit rapporter à la fin du XVe siècle, est une vive satire des mœurs du temps cachée sous une imitation burlesque et fort spirituelle des édits royaux et ordonnances seigneuriales. «De par Saoul d'Ouvrer, par la grâce de trop dormir, roi de Négligence, duc d'Oysiveté, palatin d'Enfance, visconte de Meschanceté, marquis de Trop-Muser, connétable de Nulle-Entreprinse, admiral de Faintise, capitaine de Laisse-moy en Paix, et courier de la court ordinaire de monseigneur Sainct-Lasche, à nos amés feaulx conseillers sur le faict de nulle science èt salut, etc.» Suit une longue ordonnance pour obliger lesdits féaulx, sujets de ladicte abbaye, à vivre oisifs, souffreteux, endettés, misérables, etc., moyennant quoi il leur est accordé royalement tous les dimanches deux miches de faulte de pain, les lundis de faulte de vin, et les autres jours nécessité, etc., etc. Après l'ordonnance vient une belle 184 royale promesse au nom de Bacchus, Cupido, Cérès, Pallas et Vénus, régens de la confrarie de Sainct-Lasche, pour rémunérer en l'autre monde, par toutes sortes de jouissances et profusions, lesdicts sujets de tout ce qu'ils auront souffert sur la terre. Un tarif des monnoies de l'abbaye suit le tout. On y trouve qu'un noble vaut deux vilains, un ducat deux comtes, un réal deux chevaliers, un florin au monde deux de paradis, un marquis deux barons, un ail deux oignons, etc., etc. En vérité, en vérité, la liberté de penser et d'écrire, ou même la licence, n'est pas nouvelle chez les Français: c'est une plante de leur sol et justement de leur âge.
3o. S'ensuit la lettre d'Escornifflerie, nouuellement imprimée à Lyon, avec deux figures, dont l'une porte pour épigraphe: Spes Nemesis.
L'auteur de cette pièce rarissime est probablement Hans du Galaphe, le même qui doit avoir écrit le Testament de Taste-Vin, roi des Pions, vers 1480, et pourrait bien avoir aussi composé la pièce précédente, qui offre de l'analogie avec la présente lettre: «Nous, Taste-Vin, par la grâce de Bacchus, roy des Pions, duc de Glace, etc., etc., etc., sçavoir faisons à tous nos subjects, vasseaux et taverniers, tripiers, morveux, escorcheurs, escumeurs de pottée froide, ypocrites et gens qui font accroire d'une truie que c'est un veau, et d'un veau que c'est une brebis, etc., etc., et qu'ils soyent prests à donner à nostre très cher et parfaict Teste de C... rosti, tasses, brocs, verres, etc., tous pleins de vin, ypocras, vin d'anis, etc., etc., donné à Frimont en Yvernay, à nostre chastellerie de Tremblay, les octaves sainct Jean en hiver, et de nostre règne la moitié plus qu'il n'y en a, etc., etc., signé par copie de maistre Jehan Gallon, premier chambellan en nostre chapitre général, tenu en l'abbaye de Saincte-Souffrette, etc., etc.»
4o. Prenostication nouuelle de frère Thibault, avec une figure et cette épigraphe: Ceste année des merueilles. Imprimé à Lyon.
Excellente plaisanterie contre les devins. L'auteur annonce des choses prodigieuses qu'il explique ensuite tout naturellement. Ainsi, cette année, on verra des rois et des reines s'allier ensemble, puis se brouiller, et se consumer en cendres. C'est un 185 jeu de cartes qu'un joueur perdant jettera au feu dans son dépit. Une créature naîtra sur la terre, qui aura barbe de chair, bec de corne, pieds de griffon, faisant grand bruit, et tel que les corps sans âme s'en émouvront, et alors les chrétiens courront sur le dos d'un des signes des quatre Évangélistes, et arriveront en un lieu où des gens morts-vifs crieront jusqu'à ce que le fils ait mangé le père. C'est un coq au chant duquel les cloches sonnent la messe. Alors arrivent les fidèles, chaussés de souliers de cuir de bœuf, qui trouvent des religieux chantant jusqu'après la communion du prêtre. On retrouve cette énigme sous forme de prophétie dans un petit livre passablement plaisant, traduit du toscan, lequel a pu servir de type à son tour aux questions tabariniques. Ce livre est intitulé: Questions diverses et responses, divisées en trois livres, à sçavoir: Questions d'amour, questions naturelles et questions morales et politiques, dédiées par le traducteur à la noblesse française et aux esprits généreux. 1 vol. in-12. Lyon, 1570, ou Rouen, 1617, ou Rouen, (sans date.)
5o. Compromis, ou Contrat d'Association passé entre deux Filles de Paris, qui ont promis et juré, l'une et l'autre, de faire argent de tout, 1631. Le titre seul de ce contrat annonce qu'il n'est pas susceptible d'honnête analyse.
Composée par messire Claude de Seyssel, lors evesque de Marseille, et depuis archevesque de Turin, dressant au roy très chrestien Frāçoys premier de ce nom.
ENSEMBLE:
LA LOY SALICQUE,
PREMIÈRE LOY DES FRANÇAIS.
On les vend en la grande salle du Palais, au premier pilier, en la boutique de Galiot du Pré, libraire juré en l'Université de Paris. (1 vol. in-12 de 162 feuillets, plus 12 feuillets préliminaires, et un feuillet à la fin figurant les insignes de Galiot du Pré, avec de jolies vignettes en bois dont le dessin, remarquablement correct, témoigne de la renaissance de l'art). Imprimé par Denys Janot.
(1482—1515—1541.)
Claude de Seyssel, digne prélat et homme d'État, d'origine piémontaise, avait été conseiller du roi Louis XII, prince qu'il aimait et admirait avec raison, dont il écrivit l'histoire, sous lequel il s'était formé à l'étude de notre ancien droit public, et au respect pour nos franchises. Il composa sa Grand'Monarchie dans l'année 1515, en deux mois, comme il nous l'apprend dans son Prologue adressé au roi François Ier. Sa Loy salicque est antérieure à cet ouvrage. Il l'écrivit vers l'an 1482, pour répondre aux prétentions des Anglais sur certaines parties du royaume de France établies sur les droits d'Edouard III, et éclaircir définitivement cette matière, qui laissait encore des doutes alors dans plusieurs esprits. Quant à la Grand'Monarchie, ce fut l'hommage d'un vieux et fidèle serviteur présenté à son jeune maître dans le but de guider ses premiers pas dans les affaires du gouvernement et de la guerre, par la connaissance des causes qui avaient élevé le royaume au degré de force et de splendeur qu'on lui voyait, comme aussi par l'examen des fautes qui l'avaient souvent compromis. C'est en quelque sorte le nunc 187 dimittis de ce vieillard vénérable; car il mourut en 1520, heureux sans doute d'avoir vu Marignan, et de n'avoir pas vu Pavie ni bien d'autres choses.
Sa dédicace au roi est pleine d'expressions naïves et touchantes: «Sire, dit-il, moy voulant à présent retirer au service de Dieu et de mon Eglise, comme estat et mon âge le recquierent, et non ayant eu l'espace et le loisir de vous informer et faire rapport de bouche, de plusieurs grans affaires que j'ay maniées, à cause des occupations intolérables qu'avez eu à ce commencement de vostre regne, pour le concours des princes et grans personnages... m'a semblé devoir à tout le moins vous faire quelque ject par escrit, etc., etc.»
Vient ensuite la division de son livre en cinq parties, savoir: 1o de l'excellence du gouvernement monarchique, et en particulier de l'excellente police de la monarchie française; 2o des moyens de police qui peuvent accroître la prospérité et la grandeur du royaume; 3o des moyens de force d'en augmenter la puissance; 4o de la politique étrangère, et de la façon dont il convient de vivre avec les autres états; 5o des guerres à entreprendre, des conquêtes à faire, et des moyens de conserver celles déjà faites. Le style de l'écrivain est encore gothique, entravé de termes et de tournures qui sentent l'étranger. Il manque d'ailleurs de chaleur, qualité que probablement l'âge de Seyssel n'était pas seul à lui refuser, à en juger par sa vie de Louis XII et par ses autres écrits; mais l'imagination, qui embellit tous les sujets, n'est pas nécessaire dans celui-ci; et, du reste, le sens droit, la franche probité et une érudition supérieure pour le temps y dédommagent le lecteur par l'utilité de ce qu'il n'y trouve pas en agrément. La 1re partie contient 19 chapitres; la 2e, 25; la 3e, 12; la 4e, 4; et la 5e, 10. Nous donnons une idée de ces deux ouvrages sans nous arrêter aux nombreuses divisions qui les fractionnent souvent inutilement, et en parlant le plus possible au nom de l'auteur, méthode qui nous semble propre à vivifier l'analyse et à la sauver des langueurs du style indirect.
Trois sortes de gouvernemens: le monarchique, le meilleur de tous quand les princes sont bons, mais en raison de cela même, chanceux; l'aristocratique, plus sûr, sans que pourtant il soit à l'abri de l'oligarchie, c'est à dire de l'égoïsme de quelques hommes puissans; et le populaire, turbulent de sa nature, dangereux et ennemi des gens de bien. Chacun de ces gouvernemens tend à empirer, par son accroissement même, et à tomber par là de l'un dans l'autre, ainsi qu'on le vit à Rome, d'abord 188 gouvernée sagement, puis tyranniquement par des rois; puis, en haine des rois, régie par des consuls représentant la royauté mitigée, et par un sénat aristocratique; puis merveilleusement réglée par l'action balancée des deux premiers pouvoirs et du pouvoir populaire, lequel venant ensuite à s'étendre avec les frontières, ouvrit la porte aux brigues et aux séductions de quelques citoyens riches et ambitieux; d'où naquirent les guerres civiles, et avec elles survint le despotisme militaire suivi de la mort.
Le gouvernement de Venise, qui assure les franchises du peuple et restreint l'exercice de la souveraineté entre un duc, image de prince, et les nobles, paraît le plus sage de tous et le plus favorable à la durée de l'Etat. Toutefois, il renferme trois germes de destruction: 1o la crainte jalouse qu'ont les nationaux des gens de guerre, en faisant confier aux étrangers la conduite des troupes de terre et de mer, expose la république à être trahie ou mal servie; 2o à côté des gentilshommes qui ont tout le pouvoir s'est élevée une classe d'hommes sages et riches qui, ne pouvant rien, sont mécontens et dangereux; 3o parmi les nobles eux-mêmes, il s'est formé deux grandes factions, celle des nobles fondateurs et celle des nobles agrégés; et chez les deux, mille partis divers qui se détestent et peuvent un jour se heurter si violemment, que l'édifice s'écroule. Seyssel aurait pu ajouter à ces causes de ruine, que l'État vénitien étant fondé sur le commerce, dont le temps change à la fin l'objet et les chemins, devait décliner suivant les variations de cette boussole du monde. A tout prendre, continue-t-il, le monarchique est le meilleur, en ce qu'il dure davantage et s'accorde mieux avec la nature des choses qui tend à l'unité; et, dans la monarchie, la succession convient mieux que l'élection, laquelle répugne à son principe.
Entre les monarchies, celle de France offre des caractères particuliers qui la rendent préférable à toute autre. Première spéciauté, que j'y trouve bonne; elle va par succession masculine et ne saurait tomber en main de femme, grâce à la loi salique. De la sorte, on n'y voit pas arriver par mariages des étrangers avec leur suite, leurs mœurs étranges, leurs intérêts nouveaux, qui rompent le fil des coutumes, desseins et mœurs nationales. Seconde spéciauté. L'autorité royale, sans être trop restreinte, est pourtant limitée, ou pour le moins réglée par trois chefs, savoir: la religion, la police et la justice. Les Français sont naturellement religieux, et même, quand ils étaient idolâtres, ils donnaient toute suprématie aux druides; d'où il suit que leurs 189 rois sont obligés d'avoir Dieu de leur côté, et qu'un saint prêtre peut toujours les reprendre et arguer publiquement en leur barbe. Les parlemens, composés de gens notables et jugeant à vie, sont un frein puissant aux caprices des souverains; car ces caprices changent, ne fût-ce que par la mort du capricieux, et le corps de la justice ne changeant pas plus que son esprit, il arrive que les mauvais conseillers de la couronne, et les criminels de tous ordres, finissent toujours par être pris dans eux ou leurs hoirs, et d'autant plus rudement que plus ils ont été favorisés contre le droit. Le parlement ne sert pas seulement à la justice des personnes; aidé de la Chambre des comptes, il arrête les prodigalités du souverain, soit en n'obéissant pas à leurs ordres, soit en revenant plus tard sur l'exécution d'ordres mal donnés, en vertu du principe que le domaine royal est inaliénable, et aussi d'ordonnances fort sages contre lesquelles nulle durée ne prescrit. De la sorte, le roi prodigue est forcé de recourir à des taxes, moyen difficile, hasardeux, et d'un usage nécessairement rare. Mais, de plus, il y a une autre forme de vivre en ce royaume, qui règle excellemment l'autorité royale sans lui nuire; c'est la division des trois ordres dans l'État, sans parler du clergé, dont on parlera plus tard, savoir: la noblesse, le peuple moyen ou gras, et le peuple menu ou maigre. La noblesse seule porte les armes, et, pour ce, de défendre le pays, jouit de charges, bénéfices et priviléges qui la rendent contente et indépendante. Elle ne voudrait méfaire au roi; le roi ne pourrait méfaire à elle. C'est le premier ordre en considération, et si ne sont pourtant les deux autres oubliez. D'abord le peuple moyen a seul la marchandise et les offices de finance, et, partant, s'enrichit par lui-même, tandis que les nobles ne peuvent rien gagner qu'en bien servant l'État. Le gros profit est donc pour le peuple gras, si les honneurs et dons du roi sont pour les nobles. Quant au peuple menu, celui-là qui vaque au labourage et aux arts mécaniques, s'il n'est pas trop libre ni trop riche, aussi ne faut-il pas qu'il le soit, à peine de remuer pour l'être davantage, et tout brouiller; et si ne laisse-t-il pas de vivre en paix, n'étant mené en guerre, et jouissant d'ailleurs de plusieurs menus offices de justice et de finance. Le beau de cet arrangement est qu'on peut passer, non vitement, mais sûrement d'un ordre en l'autre supérieur; du 3e au 2e par soi seul, et du 2e au 1er par la concession du roi, laquelle ne saurait manquer aux gens dignes, par le besoin où est le prince de réparer sans cesse, dans la noblesse, les vides qu'y font la guerre et la pauvreté, les nobles se faisant souvent tuer, et ne pouvant faire commerce. Il est curieux 190 de rapprocher, de ces éloges donnés à notre ancien état social et politique, les plaintes ou soupirs de la France esclave, qu'on trouvera dans ce recueil sous l'année 1690. Je trouve encore une bonne spéciauté en ceci que les bénéfices ecclésiastiques se donnant par élection, suivant la pragmatique, tout sujet capable y peut prétendre. Hélas! le bon Seyssel, qui est ici d'accord avec Pasquier, ne se doutait guère que cette spéciauté allait s'évanouir deux ans plus tard, ou peut-être s'en doutait-il? Poursuivons: ces trois ordres vivent en harmonie, d'abord par intérêt, puis faute de se pouvoir nuire, car si les nobles veulent écraser les deux ordres inférieurs, ils rencontrent de front le roi et la justice. Si les deux ordres inférieurs veulent regimber, le roi, la justice et les armes les arrêtent. Voilà comment la monarchie de France est une Grand'Monarchie, très bien fondée pour durer longuement et prospérer grandement. Maintenant, comment la conserver et l'augmenter par la police.
La première chose est que le monarque soit bien instruit et formé de bonne heure à l'amour de ses peuples, de la vertu et de Dieu, et dressé à de sages façons de vivre; mais, comme tout a été dit sur ce sujet par Aristote éduquant Alexandre, Zénocratès écrivant à Néoclès, roi des Cypriotes, Zénophon en son livre de la Pédie de Cyrus, Cicéron en son oraison à la louange de Pompée, Plinius en son panégyrique de Trajan, saint Thomas d'Aquin et Egidius de Rome, et de nos jours par Jehan Meschinot en ses Lunettes des princes, il serait superflu et téméraire ensemble de rien ajouter. Je présuppose donc le prince doué, à cet égard, des dons de nature et de grace, et je viens aux points particuliers: 1o le prince doit avoir trois conseils; un général sans être trop nombreux, qui répond au conseil des soixante-douze disciples de Jésus-Christ; un autre plus restreint pour les affaires plus secrètes, à l'imitation du conseil des douze apôtres; et enfin un confidentiel, qui sera l'image de la réunion de saint Pierre, saint Jean et saint Jacques, pour les hauts mystères et promptes délibérations. Le 1er conseil doit s'assembler au moins trois fois par semaine; le 2o tous les jours; et le 3o quand le cas le requiert. Il faut les composer de gens notables de diverses charges et emplois, et considérer la vertu et le mérite pour le choix, d'autant plus que le nombre en est plus petit. Dans ces conseils, le prince doit rarement décider contre la majorité des voix, n'y donner crédit absolu à personne, écouter les délations sans les trop croire ni trop les dédaigner, exiger et garder un secret inviolable sur les matières qui le demandent, sans craindre d'ailleurs de s'entretenir, parfois, familièrement de certaines affaires, pour mieux 191 s'éclairer, et ne garder jamais rien pour soi seul; car il faut au moins un avis dans toute chose. Ces points capitaux des conseils étant bien réglés, il serait difficile que l'État vînt à souffrir grand dommage sans qu'il y eût à l'instant remède. Autres points: se ressouvenir que les choses se conservent par les mêmes causes et moyens qui les ont introduites. Ainsi, l'Etat de France étant établi sur la religion, la justice et la police, il convient d'honorer et aider le pape; de rendre aux prélats les hommages qui leur sont dus, encore que je confesse que, de notre temps, il y en ait beaucoup d'indignes, et beaucoup du fait même des princes; et de ceux-là je suis sans doute des plus indignes. Il faut exiger la résidence des prélats, et ne pas souffrir que, par ambition, ils aillent à Rome, par troupes, engraisser la cupidité romaine, et amaigrir nos provinces. Il convient encore de respecter religieusement la justice du royaume; car les hommes résistent à la force et obéissent à la justice. Pour ce faire, choisir maturément les sujets; les peu changer; empêcher la vénalité des charges de judicature qui commence à s'introduire; ne jamais intervenir, dans les procès, en faveur de qui que ce soit, et encore moins contre, et user rarement du droit de grâce, et jamais pour les criminels détestables. Enfin, dans ce qui concerne la police proprement dite, le soin premier du souverain sera de maintenir cette harmonie des trois ordres de citoyens dont on a parlé, savoir: pour la noblesse, de l'aimer et de l'estimer, d'autant qu'elle vit d'honneurs, non de profit, servant l'État depuis tant de siècles, aux périls et dépens de sa vie; mais de ne pas la laisser usurper l'autorité sur les baillis, sénéchaux et autres juges royaux, et d'y réprimer sévèrement les violences auxquelles, par le fait des armes, elle est trop inclinée; de veiller à ce que les gens de justice ne la ruinent point par la longueur des procès; de modérer, par l'exemple royal, son goût excessif pour les pompes, le luxe et la bombance, qui l'épuise et la contraint puis après à piller le peuple gras et le peuple maigre. Sa gloire et sa réputation ne consistent point en telles pompes et gorgiasetez. Pour l'ordre moyen: de favoriser la marchandise, et prendre souci, par diverses ordonnances du roi, très difficiles à bien peser, et qui ne sont pas de mon fait, que l'argent ne sorte point du royaume. Pour le tiers-ordre ou populaire: de le peu fouler d'impôts et taxes; de veiller à ce que les officiers de finance n'augmentent pas la charge en la levant; de le protéger contre les gens d'armes, et de lui ouvrir la porte à s'élever par le commerce, la science, la littérature, et même la guerre. Un seul homme, qui s'élève par ces moyens, en fait courir dix mille; et, par ainsi, s'entretient 192 l'émulation de vertu. Mais il est temps de montrer comment le royaume peut s'accroître par la force.
Le prince établira judicieusement, sur les frontières, de bonnes places fortifiées et bien munies de toutes choses, qu'il visitera de temps à autre, à l'imprévu, aussi bien que les provinces, donnant audience et facile accès à un chacun. Il entretiendra des corps permanens de gens de pied, tant pour faire part au peuple de la défense du pays, que pour ne pas assoler la noblesse, et faire face aux Anglais, Allemands et Suisses, qui combattent à pied. De la sorte il n'aura plus besoin d'étrangers; la nation sera suffisamment, mais non trop aguerrie, et l'argent ne sortira pas du royaume. Il aura soin de tenir ses troupes en exacte et sévère discipline, laquelle consiste en deux choses: première, le bon choix des chefs, fait par mérite plus que par faveur, entre gens ni trop vieux ni trop jeunes, et pourvus des qualités requises, dont l'auteur fait l'énumération. Seconde chose, l'obéissance des soudards, laquelle s'obtient mieux par la sévérité juste que par la débonnaireté; comme aussi par l'attention des chefs à respecter les droits et les besoins des soudards, et à les satisfaire, en gardant toujours la majesté du commandement, et sans souffrir abondance de charrois, provisions, harnois, pour aider à l'opulence des gens de guerre, toujours pernicieuse à la discipline, ainsi qu'Annibal l'expérimenta dans Capoue.
La politique étrangère, ou la façon de vivre avec les États et princes voisins, est encore à rechercher pour accroître le royaume. C'est là une matière délicate, car elle n'offre pas de règles théoriques sûres comme le gouvernement du dedans, tel pays devenant ennemi d'ami qu'il était, par mille causes imprévues. Toutefois on peut encore ici se faire des principes, 1o de rechercher la paix avec toutes nations qui ne sont pas hostiles par nature et essence, telles que les nations infidèles, et de n'entreprendre guerre que pour la défense et l'honneur de soi ou de ses alliés; 2o de se tenir constamment préparé contre l'attaque, en voyant clair sur la conduite du dehors, principalement contre l'agression des États puissans, ou qui s'agrandissent, ce qui s'obtient par le soin de ne laisser passer ni pénétrer, par ses terres, aucun voisin redoutable; d'avoir des amis chez les étrangers qui les surveillent, et balancent les partis ennemis; de ménager des discords entre eux, quand on a sujet de les craindre, et d'attirer chez soi les hommes de tous les pays qui dominent les autres par leurs talens. Il ne faut pas entreprendre guerre sans avoir épuisé la voie des remontrances, ni faire la paix dans l'adversité 193 à moins de nécessité extrême, à l'exemple des Romains et à l'encontre des Carthaginois. Ce serait un capital expédient, pour le royaume de France, qui a tant de belles côtes, d'avoir toujours de bonnes flottes et armées de mer, lesquelles préviennent mieux les guerres que les armées de terre, par la crainte qu'elles inspirent sur tous les points, et sont moins lourdes aux peuples.
La cinquième et dernière partie de mon livre traitera, comme je l'ai dit, des conquêtes à faire et des moyens de les conserver, pour ce que le roi de France, tant sage qu'il soit, peut être, par légitimes droits, amené à conquérir au loin, ainsi que cela s'est encore vu, mêmement de nos jours. Et d'abord, il convient, avant de conquérir, d'examiner si la conquête est juste, et de l'examiner devant Dieu et son conseil, sans faintise, et bien autrement que l'on ne doit faire, si j'ose dire, quand il s'agit de se défendre; et vaut mieux, s'il y a doute, différer dix ans qu'avancer d'un jour. Cet examen fait, il faut passer à celui des difficultés probables, telles que les forces de l'ennemi, la qualité du pays, l'état des chemins, les ressources de vivres, les lieux à traverser, et enfin ses propres ressources, en comptant toute chose au pire; puis après, examiner comment on gardera ce qu'on aura possible pris, et si le gain vaut la perte; bref et finalement, ne se décider pour oui que par considération de nécessité et non par celle de la simple utilité. L'entreprise une fois décidée, il faut s'équiper promptement, ne pas regarder aux frais, et agir vite, surtout avec les Français, qui sont trop meilleurs d'arrivée et à la première poincte qu'après long séjour et de froid sang. La conquête faite, recourir promptement aux moyens d'une sage police pour s'attacher les habitans, et ne plus laisser que le moins possible d'image de la guerre, afin de montrer qu'on n'est pas venu pour fouler, mais pour gouverner et s'établir en amis, à long-temps et pour toujours. Récompenser les siens en biens du pays, afin qu'ils s'y attachent et maintiennent par possessions, par alliances, etc., les habitans, ainsi que fit Guillaume de Normandie. Punir aigrement les révoltes, et accueillir largement les fidèles et les soumis. Incorporer nombre de naturels dans ses troupes; prendre les mœurs du pays; respecter les usages; bailler les charges aux naturels, hormis les premières; rendre bonne et égale justice, et punir les violences des siens; connaître les divisions des partis, car il y en a partout, et fortifier l'un contre l'autre; enfin, se saisir de bons otages, et mettre garnisons solides ez places convenables. Ainsi prospérera de plus en plus, Dieu aidant, la nation de France.
Première Loy des Françoys faicte par le roy Pharamond, premier roy de France, faisant mention de plusieurs droicts appartenant aux roys de France.
(1540.)
On sait qu'en 1478, Louis XI, suivant sa coutume de faire agir la ruse plutôt que les armes, avait conclu avec Edouard IV (Yorck) une trève de 100 ans, qui suspendit habilement les prétentions du roi d'Angleterre sur la couronne de France et sur l'héritage de certaines provinces, telles que la Normandie, l'Anjou, etc. Cette convention trancha, par le fait, au profit de nos rois, une question que la guerre eût bien pu laisser indécise encore pendant longues années; mais restait l'évidence des droits français à démontrer. C'est là ce qu'entreprit Claude de Seyssel, dans sa Loi salique, peu de temps après la signature de la trève adroite dont nous venons de parler. Il divisa son ouvrage en trois sections; la première traite de la grande querelle d'Edouard III et de Philippe de Valois, résolue en faveur de ce dernier par les états-généraux, sur ce passage fameux de la loi civile des Saliens, relatif à la transmission des Alleuds: Nulla portio hæreditatis de terra salicqua mulieri veniat; passages que nos vieux Français appliquaient au domaine de la couronne et à la couronne elle-même; confondant ici deux choses distinctes, la couronne et le domaine royal; car le gouvernement des hommes, entendons de ceux qui ne sont pas réduits à l'état de servitude, ne saurait jamais, en dépit de toutes les lois saliques du monde, être considéré comme une propriété. Mieux vaut s'en tenir, sur ce point, à la déclaration d'Estienne Pasquier, que la loi qui interdit la couronne de France aux femmes n'est écrite nulle part, hormis ez cœurs des Françoys. Dans la deuxième section, l'auteur, après une longue et savante dissertation historique, déboute les princes anglais de tout droit sur la Normandie, la Guienne, l'Anjou, le Maine, à titre héréditaire; et cela, tant en vertu de la succession régulière qu'à cause des confiscations légalement exercées pour le fait de félonie. Enfin la troisième section est consacrée à prouver, contre le roi Edouard IV, qu'il est mal fondé à tirer vindicte de la rupture opérée en 1449 de la trève conclue en 1444, entre Charles VII et Henri VI, 195 puisque les torts vinrent alors de l'Angleterre, qui se saisit violemment, en pleine paix, de la ville de Fougères sur le duc de Bretagne, vassal du roi de France. Seyssel met à établir que la France a pour elle la bonne foi, une importance qui lui fait beaucoup d'honneur, ainsi qu'à l'esprit français de cette époque; mais il est fort amer, à ce sujet, contre les Anglais, et cite un cruel quatrain:
En résumé, cet ouvrage, rempli de notions historiques précises et de raisonnemens bien déduits, sur notre ancien droit public, sera toujours excellent à lire pour s'instruire à fond des causes de nos vieilles dissensions avec les Anglais. On trouve à la suite un petit aperçu géographique sur la Gaule et la Grande-Bretagne qui dénote un savoir tant soit peu gothique. Il y est écrit que saint Patrice, fils de la sœur saint Martin, fut envoyé par le pape Célestin, en Hybernie, qui est une région en mer, nommée Escosse la Saulvaige, où les gens mangent les hommes et les femmes, comme dict sainct Hierosme. Si cette assertion est vraie, il faut convenir qu'on ne doit désespérer de rien en fait de civilisation, puisque l'Écosse est aujourd'hui considérée, par bien des gens éclairés, comme un des pays de la terre où il faut chercher le type de l'espèce humaine, sous le double rapport des lumières et des mœurs.
Historiée et renouvelée de vieux gaulois en langage le plus poli de notre temps, avec le Débat du Corps et de l'Ame, la Complaincte de l'Ame damnée; l'Exhortation de bien vivre et de bien mourir; la Vie du mauvais Antechrist; les Quinze signes du jugement. A Troyes, chez Jean-Antoine Garnier, 1728; 1 vol. in-4, fig. en bois, de 76 pages.
(1485-90—1728.)
L'auteur, ou plutôt le traducteur français de ce livre bizarre, est un sieur Guyot Marchant, qui demeurait à Paris, en 1485. L'édition originale parut, cette même année, le 28 septembre. Elle est fort rare, mais bien moins complète que les éditions postérieures, ne contenant que 10 feuillets de texte et 17 gravures en bois. L'édition in-fol., gothique, de 1490, indique que cette composition singulière, qui se trouve figurée dans un tableau fameux du peintre Holbein, et, dernièrement, dans un ouvrage anglais à vignettes coloriées, intitulé: The Dance of Death, a été traduite autrefois en vers français d'un poème allemand.
L'idée du livre est le développement de ce lieu commun, si souvent traité dans toutes les langues, que tous les hommes, grands et petits, riches et pauvres, paieront le tribut à la mort.
La suite des figures représente la mort entraînant les gens de toute condition, bon gré mal gré, à commencer, pour les hommes, par le pape, l'empereur, le patriarche, le connétable, l'archevêque, le roi, le chevalier, le cardinal, et jusqu'au simple abbé, au bailli, à l'astrologue, au bourgeois, au moine, au maître 197 d'école, à l'usurier, à l'amoureux, au petit enfant et au médecin; et, pour les femmes, depuis la reine, la duchesse, la régente, l'abbesse, etc., etc., jusqu'à la bergère, à la bourgeoise, à la mignonne, à l'impotente, à la pucelle, à la femme grosse, à la religieuse, à la sorcière, à la bigote et à la sotte. Le texte en vers qui se lit en bas de chaque figure en est l'explication paraphrasée. La mort dialogue avec le patient en octaves de huit pieds, quelquefois assez comiques, le plus souvent insignifiantes. Nous remarquons dans l'auteur une certaine pente satirique contre le clergé; car c'est toujours lui que la mort goguenarde le plus, et qui fait le plus de façons pour la suivre.
Nous observerons encore que les femmes, en général, dans cet ouvrage, suivent la camarde de meilleure grace que les hommes; et peut-être l'auteur a-t-il raison, en dépit de l'appareil de courage dont notre noble sexe s'enorgueillit: il est vrai qu'il ne s'agit ici que de la mort naturelle. Nous ne dirons rien des pièces qui suivent la grand'danse, et où les mêmes pensées se retrouvent sous une forme moins piquante. A l'égard des signes précurseurs de la fin du monde qui terminent l'ouvrage, ils donneraient à penser que le monde va finir tous les jours; car ces signes ne sont autres que les vices de l'humanité. «Quand vous verrez des ambitieux cruels, des impudiques effrontés, des avares sans pitié, etc., etc., etc., ce sont des signes prochains de la fin du monde.» Ne voilà-t-il pas des signes bien précis? J'aime mieux cette tradition sacrée: «Quand vous verrez le monde se convertir, ce sera le signe qu'il touche à sa fin.»
Composé par le Bergier de la Grand'Montaigne, auquel sont adioustez plusieurs nouuelles figures et tables, lesquelles sont fort utiles à toutes gens, ainsi que pourrez voir cy-apres en ce présent liure. A Paris (sans date, mais de l'an 1500, comme on peut le voir au feuillet de la Physionomie des Étoiles, vers la fin du livre), pour Jehan Bonfons, libraire, demourant en la rue Neufue-Nostre-Dame, à l'enseigne Sainct-Nicolas. Figures en bois gothiques. 1 vol. in-4 de 84 feuillets. (Très rare.)
(1488—1500.)
M. Brunet dit que le Compost des Bergiers fut imprimé en français, pour la première fois, à Paris, par Guyot Marchant, l'an 1488, le 18e jour d'avril, in-fol., gothique, de 90 feuillets, fig. en bois. Il remarque que le P. Laire assure, dans son Index librorum, que cet ouvrage est traduit du latin de Sextus Rufus Avienus; mais il n'en croit rien, d'autant que Panzer ne le donne pas à cet auteur. Je me permettrai d'être de son avis contre celui du P. Laire, tout en pensant que la composition du premier Compost des Bergiers (car il y en a plusieurs) remonte fort au delà de 1400, et probablement au temps où le latin corrompu faisait une partie de la langue vulgaire des Français et des Gaulois romanisés. Le Compost est une production beaucoup trop rustique pour être attribuée au poète du IVe siècle Avienus, bien que ce poète ait été assez barbare pour mettre Phèdre en vers élégiaques, et Tite-Live en vers iambes. Je lis sur mon exemplaire, qui vient de la bibliothèque des capucins de Rouen, une note manuscrite ancienne, où il est dit que ce livre fut défendu pour ôter les exemples de fortifier les superstitions. Il y avait matière, car le Bergier de la Grand'Montaigne se mêle d'expliquer tous les secrets des mondes à propos du cours des années et des saisons. Je vois, dans ses prologues, que l'homme met autant de temps à décliner et se détruire qu'à croître et se fortifier de corps et d'esprit, c'est à dire 36 ans; d'où il résulte que la durée naturelle de la vie humaine est de 72 ans, et que les différences en plus et 199 en moins tiennent au bon ou mauvais régime, aux accidens ou à la bonne fortune. J'y vois aussi que les 72 ans se rapportent à une seule année solaire de douze mois, répartis en quatre saisons de trois mois chacune, en comptant 6 ans de la vie pour un mois; d'où nos quatre saisons de Jeunesse plaisante, Force vigoureuse, Sagesse profitable et Vieillesse débile, durant chacune 18 ans. Mais ce n'est rien encore; voici qui passe les bornes du Calendrier: «L'homme se change par les inclinations des corps célestes.»
L'arbre des péchés a 7 branches figurant les sept péchés capitaux. Chacune de ces branches a plusieurs rameaux: ainsi l'orgueil en a 17, l'envie 13, l'ire 10, la paresse 17, l'avarice 20, la gloutonnerie 5, et la luxure 5; c'est bien peu. Selon ce que raconte Lazare, des choses de l'enfer, après sa résurrection, les orgueilleux sont attachés à des roues de moulin à crampons de fer, qui tournent perpétuellement; image de la roue de la fortune. Les envieux sont transpercés de glaives et de couteaux aigus. Les paresseux, dans une ténébreuse salle, sont mordus de serpens menus et gros. Des chaudrons pleins de métaux fondus coulent sur les avaricieux pour les soûler d'or et d'argent. Sur les bords d'un fleuve infect, des tables servies de crapauds rassasient à bon marché les gloutons et gloutes. Les luxurieux sont baignés dans des puits de feu et de soufre.
Vient ensuite le Jardin aux champs de vertus, contenant l'Oraison dominicale, l'Ave Maria, le Credo, les dix Commandemens de la loi, et les cinq de l'Église, en vers français barbares, tels qu'on les connaît; le tout avec des commentaires et nombre de mauvais vers français et latins.
S'ensuivent encore l'Histoire du navire sur mer, comparé à l'homme vivant au monde en perpétuel péril de damnation, des chansons de bergers et de bergères plus morales que poétiques, une explication des vertus théologales, un traité d'anatomie où l'on apprend que le corps humain comprend 248 os, un traité d'hygiène pour les quatre saisons, un traité d'astrologie qui dénote des observations astronomiques assez étendues et plus subtiles qu'on ne s'y attend.
Le livre finit par une suite de distiques et de quatrains, intitulée: les Dits des Oiseaux, dans lesquels dits chaque oiseau nous enseigne à bien vivre. Certainement, le Bergier de la 200 Grand'Montaigne, type de Mathieu Lansberg, n'en sait pas autant que notre bureau des longitudes; mais quoi! le savoir des Newton et des Laplace commence ainsi, et puis il y a des gens qui paient le Compost 50 fr. en 1833. Ce n'est donc pas un almanach méprisable. D'ailleurs l'abbé Goujet en estime l'auteur et le met au rang de nos vieux poètes, dans sa Bibliothèque française.
Voici un échantillon de ses poésies; c'est une chanson de bergère qui bien se cognoissoit, et à laquelle sa cognoissance profitoit, et disoit:
SUIVI DE
L'AMANT RENDU PAR FORCE
AU COUVENT DE TRISTESSE;
DE
LA COMPLAINCTE QUE FAIT L'AMANT A SA DAME
PAR AMOURS;
ET DES
DICTS D'AMOURS ET VENTES.
Sans date, 1 vol. in-12 gothique, avec figures en bois et le chiffre de Guillaume Nyver, imprimeur de Paris, en 1520.
Cette édition n'est guère moins rare que l'édition imprimée à Paris, du 4 octobre 1490, in-4 gothique, au Saulmon, par Germain Vineaut ou Bineaut. Elle contient 52 feuillets, sans date ni signature, et se trouvait chez le duc de la Vallière. Bernard de la Monnoye, dans une de ses notes sur Du Verdier, continuateur de la Bibliothèque française de La Croix du Maine, attribue l'Amant rendu Cordelier à Martial Dauvergne, dit de Paris, parce qu'il naquit dans cette ville. On a réimprimé ce joli poème à la suite des Arrests d'Amours, du même auteur. Notre exemplaire a l'avantage de renfermer deux pièces qui ne se rencontrent ni dans l'édition de 1490, ni dans celle de 1520, savoir: la Complaincte de l'Amant et les Dits d'Amours et Ventes. Ces deux pièces portent la rubrique suivante: A Paris, pour Jehan Bonfons, libraire, demourant en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne Sainct-Nicolas.
(1490—1520.)
Martial Dauvergne, procureur au parlement de Paris et notaire au Châtelet, mort en 1508, auteur des poèmes ci-dessus énoncés, est surtout connu, premièrement par ses Vigiles de la Mort de Charles VII, poème, où les exploits de ce grand règne sont racontés avec intérêt, réimprimé, en 1721, par Coustellier, en 2 vol. 202 in-12; secondement, par les Arrests d'Amours, que le jurisconsulte Benoît le Court a commentés trop savamment. Nous parlerons, dans l'article suivant, de ce dernier ouvrage, d'un auteur plein de sentiment et d'esprit, qui, avec bien moins de réputation que Villon, nous paraît lui être fort supérieur. Son Amant rendu cordelier à l'observance d'amours, dont il est question présentement, est vivant de grace et d'imagination. Il eût mérité d'être rajeuni par La Fontaine, et, tel qu'il est, on le lit avec charme, sans se rebuter de la prolixité gothique dont il n'est pas plus exempt que toutes les poésies de cette époque. L'auteur expose qu'il a vu en songe ce qu'il raconte. C'était la marche alors usitée; tous nos vieux poètes songeaient; Jehan de Meung songeait; Martin Franc songeait; Octavien de Saint-Gelais et André de la Vigne songeaient. Martial de Paris a donc vu, en songe, ung poure amant, portant le deuil et sans devise, pleurer amèrement à la porte d'un couvent de cordeliers, et demander à parler à Damp prieur. Le malheureux vient pour entrer en religion, chassé du monde par les tourmens que l'amour lui cause. Damp prieur est l'homme de sens: il ne se presse pas d'accueillir le poure amant; et, dans l'idée d'éprouver sa vocation, il lui présente tous les agrémens de la vie mondaine en opposition avec les rudes épreuves du cloître.
«Il n'y a céans que poureté; dit-il.—Hélas! répond l'amant, il ne m'en chault.—Mais d'où vous vient ceste affection?—Les biens d'amours je vous les quitte; mes ris sont tournés à plourer; en lieux où tout plaisir habite je ne quiers jamais demourer.—Comme vous qui estes si jeune, avez-vous le cueur tant failli? etc.—A poursuivre grace de dame, trop y fault de pas et de tours; et si n'en peut-on avoir dragme, qui ne couste mille doulours.—De tels maulx nul n'est tant malade qu'on ne face bientost guérir, d'ung baiser ou d'une balade, quant amour le veult secourir.—Ha! monseigneur, vous avez tort! vous sçavez mieulx que vous ne dictes! etc., etc.—Mais quelle dame serviez-vous donc? étoit-ce un monstre de nature?—Non, non; le bien et le mal cognoissoit; jamais n'en sera de pareille; Dieu lui doint bon jour où quelle soit, et à tous ceulx de sa sequelle! quant j'oys encor parler d'elle, les larmes m'en viennent ez yeux, et ma douleur s'en renouvelle; dont il ne m'en est pas de mieulx.» Damp prieur, en homme expérimenté, veut savoir les détails de la passion de l'amant, ce qui lui suggère une série d'interrogations, dont quelques unes sont délicates. «Or, sire, par ce seur dormir, que tenez de si grant valeur, sentiez-vous pas le cueur frémir...? Estiez-vous point 203 transi ou pasme?—Baisoie trois fois mon oreiller en riant à part moy aulx anges.—Durant que ceste nuict duroit, la songiez-vous point nullement? ou se vostre œil la desiroit pour veoir illec visiblement? car de tel mondain pensement adviennent mainctes frénasies, etc.—Bien souventte fois advenoit que voirement je la songeoye, toute telle joye si me prenoit qu'au lit chantoye et pleureoye, puis, moi resveillé, j'enrageoye que ne la veoye illec et maintes fois place changeoye en faizant des piedz le chevet.» Damp prieur continue: il demande à l'amant s'il suivait sa dame en tout lieu, s'il passait les nuits sous sa fenêtre, s'il en perdait le boire et le manger, etc., etc.; à quoi l'amant répond toujours que oui, et en des termes fort passionnés. Damp prieur ne se rebute pas; il a l'air de croire que tous ces tourmens de l'amour ne sont que roses au prix des rigueurs de la vie monastique. «Tout cuisans que sont les maux de l'amant, dit-il, un petit brin de romarin donné par celle qu'on aime, et assaisonné d'un doulx regard, vous paye de tout martyre.—Il est vrai, reprend l'amant, mais si le lendemain un aultre compaignon survient, à qui l'on fasse bienvenue, la fièvre en double continue, etc., etc.—Vous ne me ferez pas croire, répliqua Damp prieur, que si vous eussiez bien fait connaître vos peines à votre dame, elle n'en eût pas eu pitié!—Ah! monseigneur, d'elle ne me plains mie! la faulte en est à Malebouche et Danger, qui m'ont desservi près d'elle, et ont mon bien et mon honneur tollu.» Damp prieur fait une dernière tentative pour éprouver la résolution du poure amant: il lui laisse entrevoir que Vénus finit toujours par entendre les clamours de qui l'en veult prier; mais l'amant résiste, et, bien déterminé d'entrer en religion, dit à l'abbé: «Je suis prest quant à Dieu plaira.—Hélas! poure malheureux! tu perdras ici ta jeunesse, etc.—Mon cueur ne s'en esbahira.» Sur ce, Damp prieur s'en va le timbre à ses frères sonner, rassemble le chapitre, et lui propose de recevoir le novice; lequel, étant accepté, est reçu, logé dans le couvent, instruit de ce qu'il y doit faire, et se soumet liberallement à tout, sans murmure ni négligence. Toutefois, en une journée du printemps, qu'on dit, sur l'herbette, Damp prieur le surprit ayant à sa ceinture trois brins de violette, crime dont il fut sévèrement puni, et dans lequel il ne retomba plus. Le temps du noviciat passé, vient le grand et fatal jour de la prise d'habit. Amis, parens, voisins sont conviés, selon l'usage, beaux gens d'armes, belles dames, etc., etc. Entre icelles paraît la beauté qui causait le martyre du novice: on la connaît à ses pleurs et à ses vêtemens de deuil. Les dames, en la voyant, 204 se prennent à la mauldire et à caqueter. L'office commence: Damp prieur prêche sur les vanités du monde, sur la pénitence et sur la mort. Durant le sermon, le poure amant ne peut s'empêcher d'étendre ses regards sur celle qu'il va quitter pour toujours, puis il fait semblant de dormir. La triste toilette suit le sermon. Le novice est mis quasi tout nu avant de recevoir l'habit de cordelier. A le voir ainsi dépouillé, les sanglots éclatent dans l'assemblée; la dame par amours s'efforce de paraître tranquille, mais la fièvre la dévore. Elle se lève, chancelle, et tombe évanouie. On la délace: le novice accourt épouvanté, lui fait respirer du vinaigre; mais voilà qu'en revenant à elle, la dame par amours laisse tomber d'une de ses manches un cœur d'or émaillé de plours, que le novice n'avait pas donné...: c'est le dernier trait des malheurs du poure amant. Dès lors il ne songe plus qu'à précipiter la cérémonie, qui est un peu longuement décrite: il revêt l'habit de cordelier, jure d'observer la règle, et surtout de renoncer à toutes les espèces de doulx yeux. Ce n'est pas une petite affaire, car le lecteur saura qu'il y a quarante et une sortes de doulx yeux; doulx yeux qui toujours vont et viennent; doulx yeux avançant l'accolée; doulx yeux reluisans comme azur, doulx yeux farouches et paoureux; doulx yeux à vingt et cinq caras; doulx yeux renversés à grand haste; doulx yeux pétillans et gingans; doulx yeux rians par bas et hault; ruans à dextre et à senestre, etc., etc., etc. La cérémonie achevée, et les présens faits au nouveau cordelier, les gens s'en vont, et l'auteur finit par ces vers:
L'Amant rendu par force au Couvent de tristesse peut être considéré comme la suite du poème précédent; mais, ainsi que toutes les suites, il est inférieur à l'ouvrage principal. On y voit le cordelier en proie à la fois aux dégoûts du monde et à ceux du cloître.
Quant à la ballade de la Complaincte que faict l'Amant à sa Dame par amours, quelque goût que nous ayons pour les poésies érotiques de Martial de Paris, nous respectons trop la chasteté des lecteurs modernes pour en parler avec détail. Il nous suffira de dire qu'elle est écrite sur le rhythme alexandrin, et que tous les vers de cette pièce, par un vrai tour de force, se terminent, pour cause, par de ces mots que les femmes savantes voulaient étêter sans pitié, tels que: Comporte, convient, conjoindre, compromis, compère, conseils, condescendre, confesse, etc. Honni soit qui mal pense du dictionnaire!
Les Dicts d'Amours et Ventes sont un dialogue entre l'amant et l'amye, où chacun se vend tour à tour des fleurs d'amour, en accompagnant le marché de petits mots de tendresse, de malice, ou de passion. «Cie je vous vends la violette; cie je vous vends la marjolaine; cie je vous vends la fleur du Pré-Blanc; cie je vous vends la verge d'argent, etc., etc. Ces milliers de puérilités amoureuses divertissaient nos pères: aussi toutes les idées de nos vieux auteurs sont-elles tournées vers l'amour. Chez eux l'amour se mêle à tout, et tout s'y rapporte. Les mœurs françaises, si généreuses, si polies, en sont découlées comme d'une source vivifiante et inépuisable. Nous devons nous estimer heureux de devoir à cette faiblesse pour nos compagnes de si nobles et de si brillantes destinées; et les femmes de tous les pays, devant tirer un juste honneur de ce fait incontestable, sont obligées de pardonner, en faveur de ce grand résultat, les libertés de nos poètes, dans les choses ainsi que dans les mots.
Arresta amorum, accuratissimis benedicti Curtii Symphoriani commentariis ad utriusque juris rationem, forensiumque actionum usum acutissime accommodata, franc. lat.; le tout diligemment reveu et corrigé outre les précédentes impressions. Un vol. in-16. A Rouen, chez Raphaël du Petit-Val.
(1490—1525—1587—1731.)
Selon M. Brunet, le 52e arrêt et l'ordonnance sur les masques sont de Gilles d'Aurigny, dit le Pamphile. Quant à l'ensemble du livre des Arrests d'Amours, il est, comme on sait, de Martial Dauvergne. La première édition qui en fut donnée porte la date de 1525 (Paris, 18 novembre), 1 vol. pet. in-4 gothique; et la meilleure est celle qu'a publiée Lenglet Dufresnoy, avec des notes et un glossaire des anciens termes. A Paris, 2 vol. in-12, en 1731. L'édition de 1587 a le mérite d'être fort jolie et assez peu commune. Benoît Court, auteur beaucoup trop sérieux du docte commentaire de ces décisions plaisantes et frivoles, était un chanoine de Lyon, né à Saint-Symphorien du Forez, dans le XVIe siècle. Sans les nombreux passages d'Ovide, de Lucrèce, de Plaute, de Virgile et d'autres poètes, qui coupent à chaque instant le travail pesant du légiste, son commentaire, tout farci de citations prises dans le texte des lois romaines, et dans les gloses d'Accurse, de Bartole, d'Æmilius, de Baldus, etc., serait illisible.
Martial Dauvergne a voulu, dans ce recueil, se moquer des formes pédantesques et du jargon barbare de la justice. Sa plaisanterie, qui suppose une grande science, serait meilleure si elle était moins prolongée; mais, à la longue, elle semble un peu froide. En général, ce poète aimable est plus fait pour le sentiment que pour la raillerie. Il a grace à pleurer et grimace parfois en riant; en quoi il est justement l'opposé de Clément Marot. Sans rapporter le sujet des cinquante-trois Arrêts d'Amours, ce qui deviendrait fastidieux, nous pouvons bien faire un choix piquant dans ce vaste répertoire de controverses galantes, imitées des troubadours provençaux.
Au second arrêt, par exemple, il s'agit d'une femme qui avait piqué d'une épingle la joue de son amant après l'avoir baisée. Le bailli de joye la condamne à mouiller chaque jour la plaie avec 207 sa bouche jusqu'à parfaite guérison, et à 30 livres d'amende au profit des prisonniers d'amour, pour être employés en banquets.
Le neuvième arrêt est rendu pardevant le marquis des Fleurs et Violettes d'amours, contre un amoureux un peu simple qui avait intenté action à son amie, sur ce qu'elle écoutait les fleurettes de plusieurs galans, et acceptait d'eux des bouquets, perles et menues choses. L'amie se défend avec hauteur, en disant que sa partie adverse devrait plutôt se réjouir de la voir si honorée, et que ledit plaignant entend mal son cas. Sur d'aussi bonnes raisons, l'amie devait gagner son procès et le gagne.
Au dixième arrêt, un autre amoureux, demandant rescision d'un contrat prétendu usuraire, par lequel il serait tenu de faire plusieurs dons, honneurs et servies à sa dame, pour un seul baiser, perd sa cause avec dépens. Dans le fait comme dans le droit, peut-il y avoir usure dans un baiser bien donné? le garde des sceaux d'amours ne le pense pas, et nous sommes de son avis.
Le treizième arrêt mérite une mention particulière: il est rendu par le prévôt d'Aubépine contre les héritiers d'un amant, qui réclamaient, à titre de droits successifs, les faveurs qu'une dame s'était engagée à donner perpétuellement au défunt, et dont la principale consistait à lui faire, à volonté, le petit genouil. La dame répond pertinemment qu'il n'en est pas des biens d'amours comme des autres, et que si elle faisait le petit genouil auxdits héritiers, elle donnerait plus qu'elle n'avait promis. Point de question dans cette affaire: aussi la dame gagne-t-elle sa cause avec dépens.
Le quatorzième arrêt rentre dans l'espèce du précédent: il émane du sénéchal des Aiglantiers, et déboute un demandeur impertinent qui invoquait le droit de retrait lignager, à propos d'un baiser quotidien qu'un sien parent, dont il était le plus proche lignager, avait cédé, pour un prix et du consentement de la dame baisante, à un acheteur dudit baiser.
Au trentième arrêt, on voit enfin une femme condamnée: il est vrai que ce n'est pas sans raison. Après avoir ruiné son amant, elle prétendait lui refuser ses graces. La cour l'oblige à servir aux communs plaisirs.
Le trente-troisième arrêt renvoie un vieillard qui demandait à justice qu'une telle dame fût contrainte à l'aimer pour son argent. Vit-on jamais d'arrêt plus équitable?
Le quarantième arrêt présente un vrai jugement de Salomon. Certaine dame somme son amant de cesser d'être triste et de redevenir joyeux. La cour fait droit à sa requête, sous la condition qu'elle égaiera sondit amant.
208 L'ordonnance des masques ne fait pas beaucoup d'honneur à la chasteté du sieur Pamphile. Une de ses clauses permet à tous masqués, tâter, baiser, accoler et passer outre, pourvu que ce ne soit par force.
Le trente-cinquième arrêt, qui est le dernier, établit la bonne judiciaire de l'abbé des Cornards, lequel, tenant ses grands jours à Rouen, prend connaissance de la cause de dame Catin Huppie contre son époux Pernet Fétart, réclamant le paiement de certains arrérages à elle dus, depuis quatre ans, par ledit Fétart. L'abbé déboute la demanderesse, mais l'autorise à se pourvoir d'adjoint, pourvu que ce soit sous main et sans bruit.
Faict et composé par messieurs les médecins de la cité de Basle en Allemaigne. 1 vol. pet. in-4 gothique, fig. en bois, contenant 17 feuillets, sans date ni rubrique.
(1490 environ.)
Les médecins de Bâle ont divisé leur premier Traité de la Vertu des Eaux et des Herbes en trois parties, dont la première traite des eaux artificielles; la deuxième, des herbes; et la troisième, qui est fort courte, se réfère à aulcunes recebtes utilles et proffitables pour la consolation des corps humains. Le traité entier est écrit à la requeste de très noble et redoutée dame la comtesse de Bouloigne, pour ce qu'elle est dame pleine de pitié et compassion ez pouures malades esquels elle secourt très voulentiers pour l'amour de Dieu, ainsi que dame bien sachante et apprise en l'art de la médicine. On voit, dans la première partie, que l'eau d'or distillée avec des plaques de fer chauffées au feu et mortifiées quarante fois dans de l'eau de fontaine, puis gardée dans une phiole d'yvoire, étant mélangée avec le vin qu'on boit, ou prise pure, est un excellent cordial qui enlumine les esprits; que l'eau de la feuille, fleur et racine de Buglose guérit les mélancoliques et les fous enragés; que l'eau de bouton rouge de Darchacange Montaing est bonne aux ulcérations des reins de ceux qui pissent le sang; que l'eau de fenouil provoque le lait chez les femmes et le sperme chez les hommes; que l'eau de Pringorum guérit de la strangurie et prouffite moult à engendrer; que qui lave sa face dans de l'eau de romarin l'embellit, et que qui se baignerait dans cette eau renouvellerait sa jeunesse comme l'aigle; enfin que les eaux de fleur de fève, de semences de melon, 210 de fleur de sehuc, de lis, de racine de buis, sont propres à conserver ou à rendre la fraîcheur du visage et de la peau. Ici les auteurs se justifient de donner une telle recette, en ce qu'il est permis aux femmes d'user d'auculns moyens qui embellissent et les font sembler jeunes affin de garder leurs maris d'aller en fornication et adultère.
La deuxième partie, qui traite de la vertu des herbes, nous apprend les merveilleux effets de l'armoise, bonne surtout pour provoquer les règles et guérir les fleurs blanches, la propriété qu'a la chélidoine de rendre la vue, recette connue des hirondelles, la vertu de l'hysope pour la toux, celle de la rue pour faciliter les urines, celle de la creve ou cive pour refroidir les sens, celle de l'ortie contre l'ardeur amoureuse, etc., etc, etc.
La troisième partie, celle des recettes, nous donne, contre la goutte, le remède suivant: prenez oint de pourceau frais, racine de persil, racine d'ysope, et graine de genièvre; puis cuisez tout ensemble très bien en un pot neuf de terre couvert très bien deux jours et une nuit; mettez bon vin blanc dedans tant que la matière soit bien confite, et puis la coulez bien parmi deux touailles, et mettez-en une boîte pour garder, et oignez-en la goutte.
Le second traité comprend le régime contre la pestilence. Le premier préservatif est de prier Dieu, la glorieuse vierge Marie, et mesmement messeigneurs saint Sébastien et saint Roch, lesquels sont spéciaux intercesseurs envers Nostre Seigneur contre cette merveilleuse maladie. Nous n'entrerons pas dans le détail des moyens thérapeutiques proposés par les médecins de Bâle; d'autant moins que ces moyens n'offrent rien qui soit saillant par la science ou par l'étrangeté; mais nous rapporterons textuellement les conseils hygiéniques de ces docteurs du XVe siècle, parce qu'ils offrent des rapports frappans avec ceux que nous ont donnés nos docteurs en 1832, contre le choléra-morbus asiatique. «Au temps qui est dangereux de pestilence on se doibt garder de trop manger, et de tous baings en général, et spécialement des estuves, de aer trouble comme nébuleux, pluvieux ou couvert de serain, ou aer de nuict; de soy courroucer, et de mélancholie, de mauvaises odeurs, de froid, de lait, de tous fruitages pierreux, comme pêches, prunes, cerises et aultres semblables; et ne porte point ton urine trop long-temps avecques toy. Ne bois point sans avoir soif, et te garde de compaignie de femme et de excessive paour. Ta viande doit estre mêlée avec un petit de vinaigre, et principallement quand le temps est chauld et la personne chaulde. Le 211 matin, quand tu leveras, et n'estant point fort tes membres, te habille chauldement, et te pourmelne bien, et ne soie pas long-temps sans déjeuner. Lave tes mains souvent en eau salée; ne te travaille point trop de quelque labeur que ce soit, et tiens ta teste et tes pieds chaulds.»
Ces préceptes, reconnus excellens, sont reproduits en vers à la fin de ce livre, demeuré inconnu à nos bibliographes. L'exemplaire que nous possédons vient de la bibliothèque de M. Langs de Londres. Il n'est pas ébarbé.
Avec aulcunes Balades et Additions nouuellement composées par noble hōme Jehan Meschinot, en son vivant grant maître de l'Hostel de la royne de France.—Icy finissent les Lunettes des Princes, imprimées à Paris par Philippe Pigouchet. lan M.CCCC. quatre vingt et dix-neuf, pour Simon Vostre, libraire, demourant en la rue Neufve Nostre Dame, à l'enseigne Saint Jehan levangeliste. 1 vol in-8 gothique, de 108 feuillets, très rare.
M. Brunet, qui parle de cette édition sous le No 8728, dit que ce précieux livre (précieux par sa rareté) fut imprimé, pour la première fois, à Nantes, chez Estienne Larcher, en 1493, 1 vol. pet. in-4 gothique. Jehan Meschinot, qui fut maître d'hôtel du duc François II de Bretagne, puis de la reine Anne, y est qualifié de seigneur de Mortières. Ce poète, homme de cour, mourut en 1509. Il ne paraît pas qu'il se soit fort engraissé à la table des ducs de Bretagne; aussi était-il fort triste, comme l'indique le surnom qu'il prit de Banni de Liesse. Notre édition de 1499 porte en tête du premier feuillet, sur lequel est gravé sur un frontispice en bois le chiffre P. P., le nom entier de Philippe Pigouchet. Nous remarquerons que le livre est imprimé sans points ni virgules.
(1493-1499.)
Cet ouvrage de morale, dont l'abbé Goujet ne nous dispense pas de parler, est une macédoine de vers et de prose, mais plus souvent de vers, composée dans le but de retracer aux grands de la terre leurs méfaits et leur néant.
Le lieu commun n'est pas traité ici selon la manière d'Horace, pas plus que dans le passage qui suit, sur le malheur et la nécessité de la mort:
Suivent de tristes complaintes sur la mort du duc Jean de Bretagne: Mais quoi! le roi David, prophète pacifique.—Et Salomon saige dict en publicque.—Eux-mêmes ont dû trespasser—Or 213 donc chascun doibt y passer. Voilà qui conduit le poète au dégoût de toute chose et de toute personne:
Il entre bien quelques regrets des plaisirs évanouis, dans cette philosophie chagrine:
Ce retour mélancolique sur le passé mène bientôt le Banni de Liesse à des pensées religieuses et à de pieux conseils adressés à son lecteur:
Vient ensuite une excellente recette:
Ces lunettes sont merveilleuses: le verre de droite est la prudence, le verre de gauche est la justice, et ces deux verres sont joints entre eux, sur le milieu du nez philosophe, par un clou qui est la tempérance. J'ai grande foi au clou, pour ma part, ayant lu, dans l'Imitation de Jésus-Christ, ces belles paroles: Frena gulam et omnia vitia frenabuntur. Peu après la description des Lunettes morales et l'indication de leur usage, finit la première 214 partie des Ballades. Une Oraison en prose, intitulée Oraison de l'Acteur (c'est à dire de l'auteur), succède à ces Ballades, et précède un songe également en prose, où les Lunettes jouent leur rôle, mais qui, du reste, est si confus, que l'analyse en serait difficile. Après le songe, le poète nous donne un long et ennuyeux poème octosyllabique, lequel commence ainsi:
Quinze feuillets de distiques arrivent à la suite du poème. En voici un échantillon:
S'ensuivent XXV Ballades composées par le dict Jehan Meschinot sur XXV Princes de Ballades, ou Ballades adressées aux Princes et à lui envoyez et composez par messire Georges ladventurier, serviteur du duc de Bourgogne. Ce fleuve de Ballades, pour me servir du langage de Meschinot, n'est pas trop navigable pour nos intelligences modernes. Messire Georges ladventurier y donne, au surplus, des avis très sages aux princes menteurs, avares, inconstans, amis de la guerre, égoïstes, envieux, prodigues, etc., etc., etc. Ces Ballades sont souvent précédées d'un verset de l'Écriture sainte. Après elles, on voit une commémoration, en vers, de la Passion de Jésus-Christ, et premièrement de l'oraison qu'il fit au Jardin des Olives.
S'ensuivent les nouvelles additions. S'ensuit une supplication que fist le dict Meschinot au duc de Bretaigne, son souverain seigneur. L'homme ne vit pas seulement de lunettes morales, il lui faut encore du pain. C'est ce dont le Banni de Liesse, s'étant aperçu dans sa misère, s'autorise pour demander à son patron de le secourir. La requête est faite en termes assez curieux pour que nous devions l'extraire: «Supplie très humblement vostre poure vassal, loyal subject et serviteur, nommé le Banni de Liesse, à présent demeurant au diocèze d'infortune, paroissien d'affliction, et voisin de désespoir... Exposant, comme dès son jeune âge, il a continuellement servi messeigneurs vos prédécesseurs, les ducs Jehan, François, Pierre et Artus... 215 Un larron, publiquement ennemi de humanité, appelé malheur, demourant de tout temps avec Fortune, accompaigné d'une vieille maigre déchirée, laquelle est nommée Pauvreté, ont incessamment guerroyé et poursuivi le dict suppliant...; ont, en conduisant leur cruelle inimitié, expolié le dict suppliant, de cinquante ans et plus (ceci nous apprend que Meschinot était né avant 1437), et qui pis est, ont faict commandement exprès à fureur, souci, ennui et douleur, leurs armuriers de mille ans, de forger, audit Banni de Liesse, ung pesant harnois à double soulde, dont les étoffes sont d'acier de mélancolie mistionné d'aigreur, etc., etc., etc. Qu'il vous plaise, mon souverain seigneur, commander à Honneur, procureur général de vos entreprises, soy adhérer avec le dict suppliant... Ce faisant, vous le réformerez, en changeant son nom et lieu de sa demeure, etc., etc., etc., priant Dieu à jamais qu'il lui plaise vous donner paix et repos d'esprit, aise, santé d'ame et de corps, honneur, bonne vie et longue durée, avecques tout ce que vostre noble cœur desire. Amen.»
Ce n'était pas, du moins, sur ce ton bassement et ridiculement piteux que Marot demandait l'aumône à François Ier; mais pourquoi nous attacher à la guenille de ce pauvre homme? C'est à la pourpre ducale et royale qu'il faut nous prendre ici, car si la misère, à genoux, soulève les cœurs nobles, l'ingrat égoïsme de la puissance opulente, envers ses serviteurs, n'offre pas un spectacle moins digne de mépris; et il y faut joindre l'horreur. Au surplus, un grand enseignement ressort de la vie du Banni de Liesse; c'est le cruel degré d'infortune auquel peuvent conduire les Ballades. Il vaut presque toujours mieux faire des souliers que des Ballades.
Jehan Meschinot ne supplie pas seulement le duc de Bretagne; il supplie aussi Dieu, (bon pour celui-là!)
de venir à son aide. A cette nouvelle requête succèdent divers Rondeaux; une briève lamentation et complainte sur la mort de madame de Bourgogne, faicte à la demande de monseigneur de Crouy quand il vint en Bretaigne devers le duc, lequel piteusement se douloit du cas advenu; plus une Oraison de Nostre-Dame, et commence chacune ligne par l'une des lettres de l'Ave Maria; plus d'autres poésies mêlées; plus une Ballade faite pour la duchesse Marguarite de Foix, quant elle vint en Bretaigne; plus des Litanies sur l'Amour sodale, l'Amour vicieuse et l'Amour 216 folle, où l'on voit ce que prescrivent et savent faire ces trois amours. L'Ouvrage, ou plutôt le Recueil, se termine par deux ou trois dernières Ballades et autant de Rondeaux; plus un dialogue entre la Mort et l'Honneur humain, qui pouvait être fort intéressant, et qui ne l'est guère. Jean Meschinot ne manque pas de sens, tant s'en faut; mais il n'a ni goût ni génie. Son livre n'en est pas moins recherché des amateurs, qui le paient volontiers 100 francs en 1832, tandis qu'ils ont un Boileau pour 20 sous et moins. C'est que les Lunettes des Princes sont, ainsi que nous l'avons dit, d'une extrême rareté, probablement par un effet de leur peu de mérite même qui en aura fait négliger la conservation.
[47] Orose est bien choisi pour la rime.
Nouuellement imprimé à Paris. De l'Entreprinse et Voyage de Naples; auquel est comprins comment le roi Charles, huitiesme de ce nom, à banniere desployée, passa et repassa, de journée en journée, depuis Lyon jusques à Naples, et de Naples jusques à Lyon. Ensemble plusieurs aultres choses faictes et composées par revérend père en Dieu, monsieur Octavien de Saint-Gelais, évesque d'Angoulême, et par maistre André de la Vigne, secrétaire de la royne, et de monsieur le duc de Savoye, avec aultres. On les vend à Paris, en la grant rue Sainct-Jacques, à l'enseigne de la Rose blanche couronnée (sans date). Un vol. in-fol, gothique, à deux colonnes, contenant 127 feuillets, avec des signatures de AAIIII., frontispice et figures en bois. (Édition très rare, qui paraît antérieure à celle de Paris, Jehan Trepperel, quoique Panzer fasse remonter cette dernière à l'an 1495.)
(1495.)
Maître André de la Vigne, au lieu de commencer simplement sa curieuse chronique de l'expédition de Charles VIII, laquelle est écrite moitié en vers, moitié en prose, la fait précéder, selon le goût du temps, d'une fiction poétique. Il suppose que, pendant son sommeil, dame Chrétienté, fille de prothoplasmateur, est venue lui conter ses doléances; ce qu'ayant entendu dame Noblesse, sa chère amye et sœur dilective, cette bonne dame est accourue pour la consoler et lui promettre la guerre de Naples, qui n'intéressait guère, soit dit en passant, dame Chrétienté. Majesté royale paraît, sur ces entrefaites, et scelle de sa parole les promesses de dame Noblesse. Plusieurs conseillers, qui du reste avaient grande raison, essaient en vain, par des rimes rétrogrades, de faire abandonner à Majesté royale son généreux dessein; l'entreprise est résolue. Maître André de la Vigne est content, aussi bien que dame Chrétienté; il chante un hymne en l'honneur du roi et se met en devoir de raconter comment Charles VIII alla de Lyon à Naples avec une armée, pour s'en revenir, après quatorze mois d'absence, de Naples à Lyon. Voilà bien un début de secrétaire qui ne sait rien ou ne veut rien dire de ce qu'il sait. C'est dans Guichardin, et surtout dans Comines, qu'il faut chercher le nœud de cette pitoyable et vaillante expédition. On y verra comment elle fut suggérée à un roi 218 de 22 ans, brave, mais inhabile, par Ludovic Sforce, qui avait besoin, pour un moment, de la présence des Français en Italie, pour usurper le duché de Milan sur Jean Galéas Sforce, son neveu, allié par sa femme Isabelle à la maison d'Arragon, souveraine de Naples, comment ce double traître mit dans ses intérêts les deux ministres de France dirigeans, savoir, à prix d'or, le sènéchal Estienne de Vers ou de Vaesc, et par l'appât d'un chapeau de cardinal, le trésorier des finances, évêque de Saint-Malo, Briçonnet; enfin comment Ludovic, ayant une fois rempli son but de refouler l'armée du prince d'Arragon dans le midi de l'Italie, pour empoisonner son neveu tout à son aise et voler la souveraineté de Milan au successeur naturel en bas âge, n'eut rien de plus pressé que de se faire un mérite auprès du roi des Romains, des Vénitiens, du pape et du roi de Castille, d'écraser les Français, et que d'ourdir, à cet effet, une ligue odieuse avec les princes sus-nommés. Nous remarquerons, à ce propos, que Ludovic Sforce, dit le More, put, aussi bien que Borgia, servir de type au héros du Traité du Prince; mais, malheureux comme lui, il prouve, par sa destinée, que Machiavel, en dépit de ses panégyristes, a montré, dans sa théorie de domination, plus de cruelle subtilité que de haute prudence. Le penseur méchant n'est jamais assez profond. Venons au Vergier d'Honneur:
Après avoir fait, à grands frais, d'assez minces préparatifs, le roi de France vient à Lyon le 13 mai 1494. C'est là qu'est le rendez-vous de l'armée. Il envoie, par terre, le duc d'Orléans (qui fut depuis Louis XII), avec des gens de guerre, vers Milan, Gênes, Venise, Florence, Lucques, Pise, etc., puis met ordre aux affaires de son royaume, nomme régent monsieur de Bourbon, et part pour Vienne en Dauphiné, avec la reine et toute la cour. De Vienne, le 22 août, à la côte Saint-André; le 23 à Grenoble. La ville était tendue et accoustrée parmy les rues à grant tapisseries. Six journées de séjour à Grenoble. On renvoie les chariots qui n'auraient pu passer les monts d'Embrun, et tout le bagage se met sur des mulets:
et le roi défend à tous de rien prendre sans payer.
Noms de ceux qui furent envoyés en mission dans les principales villes d'Italie. Jehan de Chasteaudreux, Hervé du Chesnoy, Adam et Adrien de Lille, en Lombardie; Jehan de Cardonne, à Florence; Brillac, à Gênes; Gaulchier de Tinteville, à Sienne; à Milan, Rigaut ou Regnault d'Oreilles; à Lucques, le seigneur de Couan et don Juan; Louis Lucas, encore à Milan; le seigneur de Bouchaige et Montsoreau, à Venise. Plus tard, on y envoya le seigneur d'Argenton (Philippe de Comines), et bien en prit. Le seigneur d'Aubigny fut dépêché avec des troupes, dans la Romanie, à la rencontre de Frédéric d'Arragon, frère du roi Alphonse, qui ne l'attendit pas, et commença une retraite précipitée qui rendit le séjour du seigneur d'Aubigny, dans cette partie, aussi facile que le fut, par la même cause, la marche du roi sur Naples. Monsieur d'Autun, le général Bidant, et monseigneur le président Quesnoy, allèrent en ambassade à Rome auprès d'Alexandre VI (Borgia).
Noms des chefs de l'armée: Monseigneur d'Orléans conduisant l'avant-garde à Asti. On le laissa depuis dans ces contrées, où il ne fit pas grand'chose qui vaille pour s'être enfermé dans Novare, qu'il occupa stérilement, au lieu d'aller au devant du roi, à son retour, et de gêner la réunion des confédérés; Messieurs de Bresse, de Montpensier, qui fut laissé à Naples; de Foix, de Ligny Luxembourg, de Vendôme, Engilvert de Clèves, de la Trémouille, qui se couvrit de gloire à Fornoue; d'Aubigny, Jean Jacques, prince de Salerne; les trois marquis de Saluces, MM. de Pienne, de Rothelin, les maréchaux de Gié, Rohan et de Rieux; les sénéchaux de Beaucaire, de Normandie et d'Agenois. Le compilateur de ce recueil, qu'il lui soit permis de le dire, avait, dans cette armée, un de ses auteurs qui occupa le poste de lieutenant du vicomte de Lanzac, nommé gouverneur de Naples sous M. de Montpensier.
Noms des mignons et familiers du roi: Bourdillon, Balzac, Lachaulx, Galliot, Chastillon, George Edoville, Paris, Gabriel et Dijon.
Chandyot, le bailli de Vitry, Jehannot du Tertre, Perot le Vacher, René Parent, le bailli de Saint-Pierre-le-Moustier, Jehan de Fasnay, du Fau, Pierre de la Porte, de Valletantpierre, 220 Girault et Charles de Suzanne, le seigneur de la Brosse, monsieur du Chief, et Adam de Maulbranche, tous officiers des divers services de Sa Majesté.
Le roi part de Grenoble le 29 août, après ouï la Messe, prenant congé de la reine avec sa noblesse. Couchée à Escroy; le lendemain, samedi, 30 août, couchée à Saint-Bonnet; dimanche 31, à Notre-Dame d'Embrun; lundi, 1er septembre, à Briançon; mardi 2, à la prévôté d'Ourse (Oulx). On y pendit un gentilhomme aventurier; mercredi 3, couchée à Suze, en Savoie; jeudi 4, à Saint-Jousset; vendredi 5, à Turin, où il y eut une solennité moulte grande. Madame de Savoie alla au devant du roi avec une suite nombreuse magnifiquement parée. On eut des fêtes de tout genre,
On joua aux carrefours des mystères, dans lesquels figuraient Noé, Sem, Cham, Abraham, Jacob, Hercule et Jason. Le samedi 6, à Quiers, où la réception fut encore très belle. Trois pucelles débitèrent au roi force ballades. Mardi 9, à Asti, où Ludovic Sforce, et sa femme Béatrix d'Este, vinrent saluer Charles VIII en grande pompe. Le roi, ayant été atteint de la petite-vérole, fut contraint de séjourner près d'un mois dans cette ville: c'est là qu'il reçut la nouvelle de la victoire remportée sur le prince de Tarente, par ses galères, près du pont de Gênes. Le 6 octobre, le roi, étant rétabli, alla coucher à Montcal, en Lombardie, jolie petite ville appartenant à feu le marquis de Montferrat, dont la veuve fut une alliée des Français, très ardente et très utile. Le 7 octobre, à Cazal, capitale du Montferrat. La marquise douairière y reçut le roi de son mieux, et lui fit servir poules, pigeons, chapons de Saint-Denis arrosés d'hypocras blanc et vermeil. Vendredi 10, à Mortore; samedi 11, à Vignebelle (le marquis d'Aubays, dans son itinéraire des rois de France, dit Vigève); lundi 13, aux Granges, à une demi-lieue de Milan; vendredi 14, à Pavie. L'entrée et le séjour dans cette ville, jusqu'au 17, ne furent qu'une fête continuelle. Le 17, à Castel-Saint-Jouan; et le lendemain entrée triomphale à Plaisance.
221 Mais ce que Charles VIII ne trouva pas bon, ce fut d'apprendre la mort du jeune duc de Milan, Jean Galéas Sforce, que Ludovic, son oncle, aussitôt après le passage des Français, acheva d'empoisonner à Pavie, pour régner à sa place. Le roi versa des larmes au service funèbre. Le jeudi, 23 octobre, à Florensole; le 24, à Saint-Denys (Borgo san Dioniago); le 25, à Fornoue, bourg au pied des montagnes, où plus tard,
Le 26, à Térence, dans les Apennins; lundi 27, à Bellée; le 28, à Pontresme (Pontremoli), où Pierre de Médicis vint assurer le roi de l'amitié des Florentins, en lui remettant les clefs de la place de Sarzane; le mercredi 29, à Yole, où il y eut une querelle d'Allemands facilement apaisée; le 30, à Sarsaigne (Sarzane). Le roi y séjourna six jours. Ludovic profita de ce repos pour venir encore saluer Charles VIII, comme s'il avait voulu de plus en plus l'endormir. Après quoi il retourna vite à Milan ourdir sa trame, les Français ne lui servant plus à rien désormais. Jeudi, 6 novembre, à Massa; le 7, à Petre-Saincte (Pietra Santa), ville florentine, qui reçut garnison royale au château; le samedi, 8 novembre, entrée solennelle à Lucques; et le dimanche à Pise, autre entrée magnifique. Les Pisans accueillirent le roi comme un libérateur qui les devait soustraire au joug, encore bien nouveau, des Florentins. André de la Vigne se complaît, dans sa description de Pise, à détailler surtout les somptuosités du cimetière, dont la terre fut apportée de Jérusalem par ordre de Constantin, et dans lequel sont figurées la Création du monde, la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc., etc., etc. Le mardi 11, au pont du Cygne, à deux lieues de Florence. Là, six jours de station, à cause de l'émeute des Florentins, qui chassèrent Pierre de Médicis, lui reprochant d'avoir livré leurs places aux Français. Ce n'était, toutefois, qu'un feu de paille, ainsi qu'il y en a tant dans l'Italie. Pierre de Médicis à peine chassé, l'émeute s'apaisa; les Français furent admis sans honneur ni humeur; le maréchal de Gié fit les logemens, et le lundi, 17 novembre, l'armée entra dans Florence.
222 L'armée royale était disposée dans l'ordre suivant: Les coulevriniers, la bande des piquiers, la bande des arbalétriers, puis six mille capitaines commandés par monsieur de Clèves et le comte de Nevers, les archers d'ordonnance, les hommes d'armes à cheval, tous gentilshommes, la bande des deux cents arbalétriers, la bande des archers de la garde du roi, conduits par Crussol et Claude de la Chastre avec monsieur de Quoquebourne, fils de ce dernier; la bande des cent gentilshommes du roi, les pages d'honneur, les valets de pied, le roi, monté sur son coursier, dit le Savoie, magnifique cheval noir et borgne; Sa Majesté, revêtue d'une armure étincelante de pierreries, ayant à ses côtés quatre grands seigneurs florentins; puis venaient le grand-écuyer et le prévôt de l'hôtel, suivis d'autres archers de la garde du corps, les chevaliers de l'ordre, les seigneurs, ducs, marquis, comtes et barons, les cardinaux, évêques et abbés, les présidens et gens de conseil, les pensionnaires et grands gosiers de cour, qu'André de la Vigne qualifie de grands bragars, de grands prodigues de despens ordinaires, de grands pompeurs du temps présent qui court, les trésoriers et financiers généraux, les bagages, les vivandiers, les lavandiers, les marchands portatifs, les chariots, charrettes, brouettes et autres ustensiles. Le roi entendit la Messe à Saint-Laurent; le lendemain à l'Annonciade; puis, se tenant sur ses gardes jusqu'au 28 novembre, il alla coucher ce jour-là, un vendredi, dans une maison de plaisance près du port de Florence; le 29, à Saint-Casant; dimanche 30, séjour; le 1er décembre, à Pontgibon (Poggibonzi); le mardi 2, entrée à Sienne l'antique, alors ville impériale, peu satisfaite de son sort; car on y reçut le monarque français comme un libérateur. Tous ces petits Etats municipaux, abandonnés à eux-mêmes ou asservis par leurs voisins, étaient devenus bien misérables. Se tournant et retournant sans cesse, toujours inquiets, toujours mécontens, toujours changeant, faisant tantôt de la domination avec des chapelets et des échafauds, tantôt de la liberté avec des poignards et du poison, suspendus à la basque du premier souverain puissant qui passait, pour lui crier vivat! et lui demander ce qu'ils ne savaient ni définir, ni conquérir, ni garder, ni respecter, à savoir une noble et calme indépendance; tous ces petits États, disons-nous, représentaient justement les grenouilles d'Ésope, implorant Jupiter. Quant au brave roi Charles VIII, qui n'avait aucune politique dans la tête, qui était venu en Italie sans savoir pourquoi, ou plutôt à son insu, pour faire, de ses deux ministres prévaricateurs, l'un duc, l'autre cardinal, il regardait ces mouvemens d'un air étonné, 223 accueillant vaguement tout le monde, promettant au hasard, semant au hasard de faibles garnisons qui ne servirent à rien, ni pour lui ni pour les autres; c'est ce qu'il faut voir dans Comines. Le jeudi, 4 décembre, le roi quitta Sienne, et alla coucher à San-Clero, qui est un lieu plaisamment contourné; vendredi, séjour; le 6, à la Paillette (la Paglia), hameau de cinq ou six maisons, où l'on rejoignit l'artillerie; dimanche, après Messe ouïe, départ et coucher à Aiguependant (Aquapendente), première ville pontificale; mercredi 10, seulement, le roi se remit en route pour Viterbe, où il coucha: il y fut bien reçu et prit son logement à l'évêché, près la porte romaine. De Viterbe, M. de la Trémouille fut député vers le pape Alexandre VI, qui, après quelques explications, accorda le passage. Ce pontife, sur le conseil des Colonnes, gibelins, et contre l'avis des Ursins, du parti guelfe, avait d'abord fait mine de tenir pour les Arragonnais; mais il changea, pour le moment, sans doute, à la vue de la défaite honteuse du prince Frédéric d'Arragon. Des cardinaux, et le confesseur même du pape, vinrent saluer le roi à Viterbe. Tout étant ainsi réglé, de part et d'autre, le lundi, 15 décembre, on repartit pour la petite ville de Naples (Nepi), où l'on s'arrêta jusqu'au 19. Ce jour-là, départ pour Bressaignes (Bracciano), place appartenant à un riche seigneur nommé Virgille, qui en fit fort loyalement les honneurs, et donna même son fils bâtard, jeune homme de grande audace, pour faire la campagne avec l'armée de France. Le roi demeura dans Bracciano jusqu'au 24 décembre, pour faire ses dernières dispositions d'entrée dans Rome. Il envoya M. de Ligny, avec bon nombre d'Allemands, occuper Ostie, et MM. de la Trémouille et de Gié, à Rome, faire ses logemens. Il reçut aussi, à Bracciano, l'ambassade solennelle du pape, composée des cardinaux de Lorette, de Saint-Denys et de l'Escaigne. Le prince d'Arragon, duc de Calabre, qui était encore à Rome avec ses troupes, voyant les Français si près de lui, s'enfuit vers la Pouille. Enfin, le 24 décembre ou le 31 (car il y a ici une contradiction dans le Vergier d'Honneur), le 24, donc, et non le 19, comme le dit le marquis d'Aubays, Charles VIII entra dans Rome avec son ost, qu'il était déjà bien tard, à la clarté des torches et des flambeaux. Il prit son chemin par la porte Flamine, passa devant Sainte-Marie del Popolo, et s'alla loger au palais Saint-Marc avec toute son artillerie. Alexandre VI était de méchante humeur et s'enferma dans le château Saint-Ange, sans vouloir voir le roi, ce qui chagrina tant Sa Majesté, qu'elle députa au pontife MM. de Bresse, de Foves, de Ligny, de Gié, l'évêque d'Angers, et maître Jehan 224 d'Arcy, lequel, par le moyen d'une belle et humaine harangue en bon latin, parvint à rétablir l'harmonie. Cet heureux résultat obtenu, Charles se mit à visiter les choses exquises de Rome, telles que Sainte-Véronique, Nostre-Dame-de-Saint-Luc, l'église des Frères-Mineurs, dite Ara cœli, le mont de la Sibylle, d'où l'on voit l'hôtel de ville qui fut le Capitole ancien des Romains; et le mardi, 13 janvier 1495, la Minerve et Saint-Sébastien. Une rixe s'étant élevée, sur ces entrefaites, entre la garde française et écossaise, et les juifs, dans laquelle plusieurs de ces derniers furent tués, le roi donna l'ordre à M. de Gié de faire justice, et six galans juifs furent pendus. Le jeudi 15, visite au Colisée, qui appartient et est de droit au roy; le 16, messe à Saint-Pierre, et ce même jour, où le pape et le roi se virent affectueusement, M. de Saint-Malo (Briçonnet) fut fait cardinal; le 18, dimanche, le roi toucha les écrouelles à la chapelle de France, puis assista, en grand cortége de seigneurs, à l'office majeur célébré par le pape à Saint-Pierre. Sa Majesté ainsi que sa suite étant confessées, Sa Sainteté, vêtue de blanc, donna sa bénédiction solennelle au peuple et à l'armée, comme au grand jubilé. Les jours suivans, visite à Saint-Jean-de-Latran, et dispositions militaires pour le départ. Enfin, le mercredi, 28 janvier, après avoir ouï la messe, déjeûné chez le pape, reçu sa dernière bénédiction et baisé sa main, le roi quitta Rome, emmenant, comme otage libre, le cardinal de Valence, fils naturel d'Alexandre VI, et alla coucher à Marigné; le 29, à Belistre (Vellétri), où l'on séjourna jusqu'au 3 février. Le cardinal de Valence profita de ce séjour pour s'enfuir du camp et retourner à Rome, où déjà le pape avait faussé sa foi et donné la main aux ennemis du roi, ainsi que le seigneur d'Argenton l'avait su démêler et mander expressément de Venise. Le comte de Nevers, à l'avant-garde, prit d'assaut la ville et le château de Montfortin. Le mardi, 3 février, à Valmontone; le 4, à Florentine, où l'on s'arrêta le 5, pour y être parrain d'un juif que M. d'Angers baptisa et nomma Charles. Rien, aujourd'hui, ne fait mal comme ces baptêmes de juifs garantis par des princes français. Vendredi 6, à Verlic; lundi 9, à Bahut, d'où le roi alla voir le siége d'un fort, dit le Mont-Saint-Jean. L'assaut fut sanglant: il y périt 40 hommes de l'armée royale et 956 assiégés, après un combat de sept heures, où Charles VIII se montra ce qu'il était, digne chevalier. On sut là que le duc de Calabre s'était encore enfui de San-Germano, abandonnant ainsi la clef du royaume de Naples de ce côté. Jeudi 12, à Cyprienne; vendredi 13, à San-Germano. On mit garnison dans le château, puis on visita l'abbaye 225 de Saint-Benoît. Le 15, à Mignague (Minagno); lundi 16, à Triague. On y apprit que le duc de Calabre s'était encore enfui de Capoue, et l'on y reçut les députés de cette ville, qui en apportèrent les clefs. Le 17 à Couy, et le 18, entrée à Capoue sans obstacle. Jeudi 19, couchée à Averse. Le roi reçut une députation qui lui remit les clefs de Naples, en lui annonçant que le roi Alphonse s'était enfui en Sicile, exemple imité peu après, par son fils Ferdinand, qu'il avait, avant de partir, fait couronner à sa place. Le maréchal de Gié prit les devants pour vérifier les faits, et entra paisiblement à Naples, où il fut très bien accueilli. Alors le roi, le 21, se rendit à Pougue-Réal, superbe maison de plaisance du roi Alphonse, où il dîna joyeusement; et le dimanche, 22 février 1495, il fit sa pompeuse entrée à Naples. Il logea au château de Capouane, et fit incontinent battre et bombarder le Château-Neuf, dont il s'empara, ainsi que de la citadelle, après plusieurs jours de bombardement.
Ici André de la Vigne commence son récit en prose, et c'est alors qu'il devient poétique. Le siége du Château-de-l'Œuf demanda plus de valeur et de peines. Le roi s'y rendait chaque jour, souvent dînait dans la tranchée, et encourageait alors ses artilleurs par ses munificences. La place capitula le 13 mars. Claude de la Chastre, Claude de Rabandaiges et monseigneur de Lavernade prirent possession du Château-de-l'Œuf, qui se trouva merveilleusement approvisionné de munitions de tout genre. Samedi 14, le roi dîna chez M. de Clérieux, et passa son temps, du 15 au 22, dans son château de Capouane, à recevoir les hommages des princes, princesses et seigneurs du royaume. Lundi, 23 mars, il alla se réjouir à Pougue-Réal, où la fille de la duchesse d'Amalfi, habillée en amazone, monta un cheval fougueux et fit mille voltes et pennades qui émerveillèrent la cour et l'armée. Le 24, conseil et cour de chancellerie, présidés par M. du Quesnay, où l'on pourvut aux charges, offices et emplois, au nouveau coin de la monnaie, au nouvel écu armorié du royaume. Charles VIII arrivait au trône de Naples en vertu du testament de René d'Anjou, au mépris des prétentions du duc de Lorraine, héritier de la maison d'Anjou, par les femmes. Son droit était litigieux, sa possession impossible; mais on l'avait abusé sur ces deux points. Le mercredi 25, arriva la prise de Gaëte, que le sénéchal de Beaucaire alla occuper; le 27, autre partie de plaisir à Pougue-Réal; le 28, visite aux murailles de Naples, fraîchement bâties; le dimanche 29, tandis qu'on était à s'amuser à Pougue-Réal, le fou du roi de Naples tomba du haut du château de Capouane et se tua, ce qui courrouça fort 226 Charles VIII. Du 29 mars au 10 avril, le temps fut employé à diverses courses de plaisir ou de dévotion; le 10, M. d'Aubigny partit pour occuper la Calabre; le 14, arrivèrent les vaisseaux de France, au grand plaisir de tous; le 15, le roi toucha les écrouelles, ce qui fit un spectacle moult beau à voir; le jeudi absolu, 16, grand office, où le roi nourrit 13 pauvres. Le jour de Pâques, 19 avril, le roi se confessa à Saint-Pierre, où il dîna et toucha derechef les écrouelles. Il y eut sermon du seigneur Pynelle. Du 22 avril au 1er mai, joûtes magnifiques près du Château-Neuf. Les tenans étaient Chastillon et Bourdillon, puis M. de Dunois et l'écuyer Galliot. Dimanche, 3 mai, représentation solennelle du miracle de saint Janvier. Lundi, 4 mai, inventaire du Château-Neuf fait par MM. de Bresse et du Boys-Fontaine. Il s'y trouva des richesses supérieures à toutes celles du roi, de monseigneur d'Orléans et de monsieur de Bourbon réunies. Le vendredi 8, on alla voir, à deux milles de Naples, la montagne que Virgile fit percer bien subtilement. Le 10 et le 11, préparatifs pour l'entrée royale, qui eut lieu, le 13 mai, avec la plus grande pompe. Le roi se rendit à Saint-Janvier, y fit le serment, reçut celui des nobles napolitains, donna l'ordre de chevalerie, et fut proclamé à la joie générale. M. de Montpensier fut nommé vice-roi. Le 18, banquet royal au Château-Neuf, et le 19, chez le prince de Salerne. Le mercredi, 20 mai, après 86 journées de séjour, le roi quitta Naples avec une grande partie de son armée, pour s'en retourner en France; il était plus que temps. Le 20, couchée à Averse; le 21, à Capoue; le 22, chez l'évêque de Sesse; le 24, à San-Germano; le 25, à Ponte-Corvo; le 26, à Cyprienne; le 27, à Forcelonne (Florentine), et le jeudi 28, à Lyague. La petite ville de Forcelonne était sous l'interdit du pape quand le roi y passa, parce que les habitans avaient coupé les bras à leur évêque, du parti arragonais. Mais le roi, ayant le pouvoir de se faire dire la messe partout, en usa. De Lyague, le 29, à Valmontone; le 30, à Marigné; et le lundi, 1er juin, à Rome. Le pape était sorti de sa capitale. Charles VIII disposa toute chose pour sa sûreté et pour celle de la ville sainte, rendit ses hommages à saint Pierre, et logea chez le cardinal de Saint-Clément. Mercredi 3, à Campanole; jeudi 4, à Soulte; et le 5, à Viterbe, où l'on demeura deux jours, par révérence de la feste de Pentecouste. Plusieurs pages du roi, s'étant égarés dans les bois de Viterbe, y furent tués par les paysans. On prit les assassins et on les pendit. L'avant-garde de l'armée fut arrêtée à l'entrée de Toustanella, place que l'on prit d'assaut et que l'on pilla. M. de Lespare, pour s'être engagé imprudemment, 227 fut fait prisonnier. De ce moment, le roi ne marcha plus qu'en bon ordre et comme en pays ennemi. Il quitta Viterbe le 8 juin, lundi, et alla coucher à Montefiascone. Le 9 et le 10, à Aquapendente. Il eut quelque peine à franchir Ricolle et San-Clero le 12; mais, enfin, il gagna heureusement Sienne, où il fut très bien reçu le samedi 13 juin. Mercredi 17, à Poggibonzi; le lendemain, procession du Saint-Sacrement, où le roi se montra bon catholique. Ledit jour, la nouvelle vint que monseigneur d'Orléans était entré dans Novare, malgré le duc de Milan et ses alliés. Le 19, arrivée près de Florence, à Campane. Les Florentins s'étaient tournés contre les Français: aussi leur prit-on de force la ville de Pontvelle; puis on se rendit à Pise, qui accueillit l'armée avec enthousiasme. Les hommes et les femmes de Pise vinrent, pieds nus, se mettre sous la protection du roi, ce qui tant l'émut qu'il leur laissa garnison. Pareil accueil lui fut fait à Lucques, où il entra le mercredi 23. On en repartit le 25, et l'on arriva le 29 au pied des Alpes boulonnaises, en passant par Massa, Pietra-Santa, Lavanza, Sarzana, dont la garnison fut levée, Villa-Franca et Pontremoli. Là on eut grand'peine à faire franchir les monts à l'artillerie, opération qui réussit, toutefois, grâce aux soins et à l'habileté de Jehan de la Grange, à la constance des Allemands qu'il conduisait, et aux secours que fournit M. de la Trémouille, grand-chambellan. Le roi resta trois jours dans son camp à surveiller le passage pour lequel on fut, parfois, forcé de tailler les roches. Quand M. de la Trémouille vint annoncer au roi que l'artillerie avait passé, il semblait être mort pour la grande chaleur qu'il avait soubstenue, ceci faisant. Il faut dire, à l'honneur du maréchal de Gié comme des 600 lances et des 1500 Suisses qu'il menait à l'avant-garde, qu'il contribua puissamment au succès de ce passage difficile, en faisant tête à l'ennemi, sans quoi le roi était perdu. De tristes nouvelles de Naples arrivèrent au camp de Pontremoli. M. d'Aubigny mandait que, le jour du Saint-Sacrement, ceux de Gaëte et ceux de Naples avaient voulu massacrer les Français. Le vendredi, 3 juillet, le roi franchit les monts, à son tour, avec une belle compaignie, alla coucher à Cassan, le samedi, à Térence, et le dimanche 5, il atteignit Fornoue. On ne fit que se rafraîchir et entendre la messe à Fornoue, puis on se remit en marche en moult bel ordre, le maréchal de Gié à l'avant-garde, Sa Majesté en la bataille, et M. de la Trémouille à l'arrière-garde, où il acquit beaucoup d'honneur. On n'avanca que deux milles ce jour-là, et le roi campa près de Vigerre, dans une belle plaine garnie de saulsoyes, prairies et fontaines. La nuit se passa sur le qui-vive; 228 les Allemands pillèrent un beau château du comte Galéas, action dont Charles VIII se montra fort courroucé. Le lendemain, lundi, 5 juillet 1495, le roi entendit la messe à six heures du matin moult dévotement, dîna, puis monta à cheval vers huit heures. Il était bien armé et richement acoustré, vêtu, par dessus son armure, d'une jaquette à courtes manches, de couleurs blanche et violette, semée de croisettes de Jérusalem et fine broderie de riche orfévrerie; son coursier noir, dit le Savoie, pareillement accoutré de blanc et de violet semés de croisettes; et semblait bon gendarme s'il en fut, le dit très vertueux roi, nonobstant la corpulence qu'il avait en si jeune âge. L'armée s'ébranla dans l'ordre de la veille, savoir: M. de Gié et messire Jean-Jacques avec l'avant-garde; après eux, les Suisses menés par MM. de Nevers, de Clèves, le bailli de Dijon, et le grand-écuyer de la reine, Lornay. L'artillerie venait ensuite avec le bailli d'Aussonne, Jehan de la Grange et Guyot de Louzières. Le roi suivait avec la bataille, après laquelle marchaient MM. de la Trémouille et de Guise avec l'arrière-garde. Les bagages devaient cheminer par oultre les grèves à main gauche, sous la conduite du vaillant capitaine Houdet; mais à grand'peine voulaient-ils tenir ordre, dont le capitaine Houdet se courrouçait fort; l'un voulant aller, l'autre non; l'un boire, l'autre manger; plusieurs faire repaître leurs chevaux; plusieurs aller au logis devant, ce qui fut cause de leur perdition, la confusion s'étant mise aussitôt dans cette troupe indisciplinée.
Cependant, les confédérés, en nombre décuple de l'armée royale, et formant près de 50,000 hommes, s'étaient ébranlés, de leur côté, pour aller au devant du roi, et avaient pris position. Ils tirèrent quelques coups de canon sur l'avant-garde, qui n'en continua pas moins sa route. La bataille française, tout en marchant, fit taire leur artillerie, et la chose alla bien ainsi l'espace d'une demi-lieue; mais les Lombards et les Vénitiens, ayant vu passer les bagages en désordre, les chargèrent furieusement, dans l'espoir que toute l'armée de Charles serait entraînée avec eux. Le danger du roi était pressant: chacun en prit un courage nouveau; et ce vaillant prince contribua, plus que tout autre, à maintenir l'ordre par sa présence et ses discours, disant à ses gens: «Mes amys, n'ayez point de paour; je sçay qu'ils sont dix fois autant que nous, mais ne vous chaille! Dieu nous a aydé jusques icy. Je vous ay conduitz à Naples, où j'ay eu victoire sur mes adversaires; et, depuis Naples, je vous ay admenez jusques icy sans oppression ne esclandre vilaine. Si le plaisir de Dieu est encores, je vous rameneray en France, 229 à l'honneur, louenge et gloire de nous et de nostre royaulme.»
Les Vénitiens, voyant que la bataille était serrée autour du roi, sans que rien y pût mordre, dépêchèrent un héraut, en apparence, pour réclamer un prisonnier notable, mais, dans le fond, pour observer le lieu où Sa Majesté se trouvait et le vêtement qu'il portait, afin de diriger leurs coups de ce côté. Ils formèrent ensuite une bande de leurs meilleurs gendarmes pour charger le groupe royal; ce qu'apercevant Charles VIII, il forma également une bande choisie, de laquelle furent Charles de Maupas, qui fut fait chevalier sur l'heure; Gilles Charmet de Normandie, qui portait l'enseigne des gentilshommes; et messire Aymary de Prye. Le roi joignit à cette valeureuse élite les deux cents archers de M. de Crussol, et prit la tête de la colonne, ayant toujours à ses côtés Claude de la Chastre, dont il prenait les conseils pour ce que c'estoit un gentilhomme expérimenté au fait de guerre. La bande ennemie, appuyée et en partie masquée par le bois de Fornoue, se présenta gaillardement. Celle du roi l'assaillit aussitôt avec rage. Le choc fut terrible: Charles frappait de sa main virilement, et paraissait prendre une force nouvelle à chaque coup qu'il recevait sur son armure. Plusieurs des siens, pour donner la bricole aux traîtres ennemis, s'estoient acoustrés de blanc et de violet comme lui, et lui faisaient rempart de leurs corps. Dieu se déclara pour le bon droit. La bande des alliés périt presque tout entière en peu d'heures, ou fut faite prisonnière. Du côté des Français, M. le bâtard Mathieu de Bourbon fut seul pris, à cause que son cheval l'emporta. Ce grand effort fini, les alliés décampèrent, laissant le roi victorieux sur le champ de bataille, où il s'estoit montré vray fils de Mars, hardy comme Hector, chevalereux comme Olivier, et délibéré comme Roland. «On cuidoit bien, dit André de la Vigne, que Dieu estoit, pour la France en ceste journée; car, autant que dura la tuerie, la chasse et escarmouche, oncques ne cessa de venter, pleuvoir, tonner et esclairer, comme sy tous les diables eussent été par les champs.» Ce fut un beau fait d'armes pour les Français, qui n'étaient pas plus de 8 à 9,000 contre plus de 50,000 ennemis, commandés par le marquis de Mantoue, le comte Galéas Sforce et le seigneur Fercasse. Le roi coucha la nuit suivante dans une maisonnette, et fit un maigre souper, ainsi que ses braves, tous les bagages ayant été pillés, et, pour la plupart, par les valets eux-mêmes. On sut, dans l'armée, par un messager dépêché au duc de Milan, que l'on arrêta, le nombre et la qualité des morts de l'ennemi. Sa perte fut immense. On enterra les morts le lendemain, après une suspension 230 d'armes, et le roi alla coucher à Magdelan le 7. Mercredi 8, à Florensole, où l'on fut rejoint par M. de Bresse et sa bande, qui venaient de Sienne. Le 9, à Salmedon. Il fallut faire un long détour et passer sous les murs de Plaisance, à tous risques, parce que les ponts étaient rompus. Le 10, aux faubourgs du Châtel-Saint-Juan. De là le roy envoya un héraut à Tortone, place forte dans laquelle s'était renfermé le seigneur Fercasse, neveu du duc de Milan. Ce seigneur se conduisit avec générosité, jusqu'à fournir des vivres à l'armée. Dimanche 12, à Capriate; le 13, on campa à six milles de Nice, près d'Asti, sur les terres du marquis de Montferrat. Le 14, à Nice; le 15 à Asti, où l'on séjourna jusqu'au 27 pour reposer l'armée, qui se refit entièrement dans ce pays plantureux. On apprit dans ce lieu comment les Napolitains avaient rappelé le roi Ferrant (Ferdinand), et toutes les peines qu'essuyait le duc d'Orléans dans Novare. Le roi se rendit alors à Turin et y arriva heureusement le 30 juillet; il avait logé la veille à Quiers, chez un bon gentilhomme piémontais, nommé Jehan du Solier, dont la fille lui adressa une longue et moult belle harangue, sans fléchir, tousser, cracher, ne varier en auculnes manières. Cette aimable pucelle y parlait de ses regrets de n'être pas la Pucelle d'Orléans, formait le vœu que le vaillant roi renversât bientôt le More, et finissait par supplier Charles VIII de prendre toute sa famille à son service. Sorti des terres lombardes et vénitiennes, le roi se trouvait en pays ami, mais il avait près de lui l'armée des confédérés qu'il fallait vaincre pour délivrer le duc d'Orléans captif dans Novare. Il campa donc près des ennemis, entre Quiers et Versay (Verceil), sur le Pô, recruta son armée d'Allemands, disposa tout pour une nouvelle bataille, et cependant ouvrit des négociations qui occupèrent les mois d'août et de septembre entiers, plus vingt jours d'octobre. Ce fut dans le camp de Verceil que le roi, après bien des pourparlers, fut rejoint par le duc d'Orléans, que le bâtard de Bourbon, fait prisonnier à Fornoue, lui fut rendu, et qu'il perdit de la dysenterie, à son grand regret, son bon parent et ami, François comte de Vendôme, l'escarboucle des princes, en beauté, bonté, sagesse, doulceur et bénignité, auquel il voulut faire des obsèques comme s'il eût été son frère.
Enfin la paix fut signée, grâce aux bons soins de Comines, qui fut ensuite envoyé à Venise pour la faire ratifier des Vénitiens. Le seigneur d'Argenton eut le beau rôle dans tout le cours de cette triste affaire; il avait blâmé l'entreprise; il avait signalé la ligue, partagé les dangers et la gloire de Fornoue; il contribua 231 plus que personne à la paix; c'était avoir du bonheur et le mériter.
Le roi leva son camp le 21 octobre et repartit pour Lyon en très bel ordre, passant par Suze, Briançon, la Mure, Grenoble, où la fatigue le retint quelques jours, Morain et Chantonay. Le 7 novembre, un samedi, Charles VIII rentra dans Lyon, dont la population le reçut avec des acclamations incroyables; il logea à l'archevêché. La reine, madame de Bourbon, et toute la cour, l'y attendaient. Il y eut alors de joyeux momens, et André de la Vigne en profita pour offrir l'ouvrage dont nous venons de faire l'analyse[49].
Ce récit, dit le Vergier d'Honneur, est suivi d'une énorme quantité de ballades, rondeaux, complaintes, épitaphes et autres poésies, tant du sieur de la Vigne que de messire Octavien de Saint-Gelais, évêque d'Angoulême. Ces pièces, la plupart médiocres, même pour le temps, méritent peu d'être lues: les amateurs en trouveront de nombreuses citations dans la bibliothèque française de l'abbé Goujet; nous n'en citerons qu'un rondeau qui ne doit pas être de l'évêque d'Angoulême:
[48] Lisez, pour la mesure comme pour la vérité, quatre-vingt-un et treize.
[49] Jean Marot a fait, à l'imitation du Vergier d'Honneur, le récit en vers des deux voyages de Louis XII à Gênes et à Venise. Ses vers sont meilleurs que ceux d'André de la Vigne; mais, en somme, son ouvrage est bien moins intéressant, pauvre qu'il est de circonstances et de traits de mœurs: on en peut lire l'analyse dans les mémoires de littérature de Thémiseul Saint-Hyacinthe.
Contenant mil quatre-vingt et quattre demandes et les solutions d'icelles: comme il appert en la table séquente. Nouvellement imprimé à Paris par Alain Lotrian et Denys Janot, imprimeurs et libraires, demourant en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne de l'Escu de France. 1 vol. in-4 gothique, non chiffré, avec frontispice et figures en bois, contenant 162 feuillets. Edition rare, sans date. (1519 environ.)
Ce livre a été réimprimé en lettres rondes par Galliot du Pré, à Paris, en 1531, 1 vol. pet. in-8 de 271 feuillets chiffrés. Il n'est pas commun non plus de rencontrer cette 2e édition, d'ailleurs très nette et très jolie, qui s'associe parfaitement au Roman de la Rose et au Champion des Dames, du même imprimeur. Nous possédons un bel exemplaire de chacune des deux éditions; celui de 1531 vient de la bibliothèque de Marie-Joseph Chénier.
(1496-1519-1531.)
L'histoire fabuleuse de ce livre singulier se lit dans le prologue du traducteur français, qui dédie son œuvre, translatée du latin, au roi Charles VIII. A l'en croire, le sage Sydrach composa son Recueil philosophique pour amener la conversion d'un roi d'Inde mécréant, nommé Boétus, lequel vivait justement 847 ans après Noé. L'écrit passa de main en main dans celles de plusieurs docteurs et clercs de l'église de Tolède, qui le traduisirent du grec en latin vers l'an 1243 de notre ère. Voilà, certes, une belle généalogie. Nous pensons que le lecteur fera mieux de rapporter la source de la Fontaine de toutes sciences aux rêveries de quelque médecin arabe de Cordoue converti au christianisme. Le fond et la forme de l'ouvrage répondent au récit du translateur. C'est le roi Boétus qui questionne le saige Sydrach, lequel ne demeure court sur rien, pas même sur la nature et l'excellence des anges. Nous ne rapporterons pas les 1084 réponses du sage; autrement, le public deviendrait aussi savant que nous, et cela ne serait pas juste; nous étant donné la peine de lire toutes ces réponses, pendant qu'il n'a pas pris la peine d'en lire une seule; 233 mais nous lui en donnerons plusieurs, seulement pour l'amorcer, en observant que, partout, les hommes ont débuté par résoudre les difficultés avant de les apercevoir. La raison humaine affirme d'abord; ensuite elle doute; puis elle nie, et c'est là son triste terme, après lequel vous la voyez recommencer à parcourir le même cercle.
Q.—La femme peut-elle porter plus de deux enfans en une portée au ventre?—R. La femme peut porter à une ventrée sept enfans; car la marris (matrice) de la femme a sept chambres. (Que diront nos anatomistes de cet appartement complet?)
Q.—Qui vit plus que chose que soit?—R. L'aigle et le serpent... Le serpent vit plus de mille ans, et chascun cent ans lui naist une goutte en la teste du grand d'une lentille; et, quant il a accompli les mille ans, il devient ung fier dragon. (Qu'on prouve le contraire! donc cela est vrai.)
Q.—Ceux qui ont mal de goutte, comment peuvent-ils guérir?—R. Qu'ils se facent saigner du bras dextre et usent de médecines qui font vuider.
Q.—Où habite l'ame?—R. L'ame habite là où il y a sang, et non en la peau, les ongles et les dents. (Il est assez naturel de penser que ce qui écorche et qui mord n'a point d'ame.)
Q.—Qui donne plus grande science à l'homme, la froide vianlde ou la chaulde?—R. La chaulde... qui amollit les nerfs, les veines et eschauffe le cueur. (Comment le roi Boétus ne se serait-il pas converti à entendre de telles réponses?)
Q.—Doibt l'homme chastier sa femme quand elle forfaict?—R. Quant la bonne femme faict quelque forfaict, son forfaict est réputé moult petit forfaict; mais quant la maulvaise femme forfaict, elle se doibt chastier par humbles parolles, deux, trois, quatre et cinq fois, jusqu'à la neufvième..., et se à tant ne s'amende, l'on la doibt laisser et du tout déguerpir. (Il est impossible d'insinuer plus doucement que la méchante femme est incorrigible.)
Q.—Pourquoi ne fist Dieu l'homme qu'il ne peust pescher?—R. Si Dieu eust faict l'homme qu'il n'eust pu pescher, l'homme n'eust desservy à mal bien avoir, et ainsi le bien fust retourné à Dieu dont il estoit venu.
Q.—Pourquoi les hommes regardent entre les jambes des femmes?—R. Les fols y regardent, mais les saiges non...; car aussitôt..., par convoitise, les yeulx tresbuchent en pesché.
Q.—Lequel est le plus beau membre du corps?—R. Si est le nez lequel est au corps comme le soleil au ciel. (Avis aux poètes! voilà de quoi renouveler leurs images.)
234 Q.—Qui fut avant faist, le corps ou l'ame?—R. Dieu fist toutes choses dès le commencement du monde...; quant l'homme engendre en la femme, les sept planettes forment la semence par la voulunté de Dieu...; saturnus la fait prendre...; jupiter lui forme la teste et la chière...; mars lui forme le corps...; vénus lui forme les membres...; mercurius lui forme la langue; et... luna lui forme les ongles et le poil, etc., etc., etc.
Le saige Sydrach résout encore beaucoup d'étranges questions; mais c'est assez: il ne faut jamais épuiser les fontaines.
C'est assavoir la langue, les yeux, les oreilles, le nez, les mains, les pieds, qui ne veullent plus rien bailler ne administrer au ventre, et cessent chascun de besongner. iii.c. On les vend à Paris, en la rue Nostre-Dame, à l'enseigne Sainct-Nicolas. 1 vol. pet. in-4 gothique, figures en bois, de 18 feuillets, rarissime. Sans date. (1490 à 1499.)
M. Brunet parle de cette édition sous le no 8765, et en cite une autre également, sans date, in-4 de 18 feuillets. Paris, Jehan Trepperel. Du Verdier, qui attribue l'ouvrage à Jehan d'Abundance, dit le bazochien, et quelquefois maistre Tiburce, mort vers 1540, mentionne une troisième édition de ce livre, encore sans date, in-4, sous la rubrique de Lyon, Jacques Moderne. Ces trois éditions peuvent être rapportées à la même époque à peu près, c'est à dire de 1490 à 1499. Notre exemplaire n'est pas ébarbé.
(1499.)
Le Débat entre la Langue, les Membres et le Ventre n'est autre chose que la fable des Membres et de l'Estomac, fiction ingénieuse qui a subi bien des vicissitudes, comme on voit, depuis Menenius Agrippa jusqu'à notre La Fontaine. Le bazochien Jehan d'Abundance, ou, selon quelques uns, Jehan Molinet, a délayé cet apologue dans un flux de vers de dix pieds, dont on va juger par les passages suivans. Dans ce poème, l'initiative de l'insurrection est donnée à la langue: c'est elle qui incite les autres membres et organes à refuser le service. Elle s'évertue à médire du seigneur ventre, qui la tient sous le joug. «Fussions-nous d'Allemagne ou d'Anjou, dit-elle, de l'endurer ce nous est grand reproche, etc., etc., etc. Qu'a-t-il de plus que nous pour commander?...
»Soyez homme de guerre, gentilhomme, ou vilain, ou 236 bourgeois, il vous faut travailler à rembourer ce trou, et se aucuns se rendent dedans un monastère:
»Que de peine ne prenais-je pas pour combler ce lac punais, pour amasser le plaisir de ce sac!
Ici la langue se tait, et l'acteur (l'auteur) dit quelques mots pour amener le discours des yeux. Il est bon de savoir que l'acteur a entendu toutes ces belles disputes en songe; toujours des songes! Discours des yeulx:
Discours des oreilles:
Discours du nez:
237 Discours des mains:
Le discours des pieds est une répétition des mêmes griefs diversement appliqués. A peine est-il fini, que la langue recommence ses imprécations contre le seigneur ventre, et la conjuration est résolue. On vient à l'effet: chacun se tient coy. Le premier jour se passa doulcement,—le second jour, la gueule, nullement ne se veult taire;—et au tiers jour furent les membres en tel point—pour la famine que, etc., etc. Alors la langue, toujours la première à parler, s'aperçoit qu'elle est dupe, ainsi que ses compaignons:
Le ventre se rend aux supplications de l'ingrate, non sans la gourmander vertement. La leçon profite aux autres conjurés qui reprennent chacun leur office, et la santé revient au corps expirant. L'acteur termine la pièce par ces mots:
On doit pardonner au poure Jehannot; mais comment se pardonner à soi-même d'avoir payé son Débat cent francs?
Emendate accurateq; impressum Bononiæ per Joannem Antonium Platonidem Benedictorum Bibliopolam, nec non civem bononiensem. Sub anno Domini M.CCCCC.II, die vero VII Martii, Joanne Bentivolo II, patre patriæ, feliciter administrante.
Edition primaria, due aux soins de Philippe Béroald, qui la dédie à Galéas Bentivoglio, protonotaire apostolique, en reconnaissance de ce que ce prélat lui a fourni les Mss. 1 vol. in-fol. en 2 parties, dont la première contient 106 feuillets, et la deuxième 65; sans autre titre que l'index suivant, la rubrique précédente de l'imprimeur se trouvant à la fin de la 2e partie; immédiatement avant, 1o la Lettre de Bartolomée Bianchini à Mino Roscio, sénateur; 2o la Vie de Codrus, par le même; 3o les Sept poésies laudatives de Virgile Portus; 4o la Lettre laudative du savant Jean Pin, de Toulouse au savant Jean Mourolet, de Tours; 5o une Épigramme du même et son Epitaphe de Codrus; toutes pièces latines qui terminent le volume. Voici l'index qui sert de titre à notre première édition, laquelle est fort rare et renferme exactement les mêmes choses que la seconde, de Venise 1506; la troisième, de Paris, Jean Petit, 1515, in-4; et la quatrième, de Bâle, 1540, in-4; sauf que cette dernière offre, en plus, une table générale des matières, ainsi que le dit M. Brunet.
(1500-1502.)
In hoc vol. hæc continentur.
Orationes seu sermones, ut ipse appellabat | (15) |
Epistolæ | (10) |
Silvæ | (22) |
Satyræ | ( 2) |
Ecloga | ( 1) |
Epigrammata | (97) |
Hyacinthe, cordonnier, dit Bélair, dit Saint-Hyacinthe, dit le chevalier de Thémiseul, auteur du Chef-d'œuvre d'un Inconnu, l'un des hommes qui ont eu le plus d'esprit, a fait, sur l'édition de 1515 (car il n'avait jamais vu la première), une analyse exacte et détaillée des ouvrages de Codrus Urcæus, principalement des XV discours en prose qui en sont la partie la plus curieuse et la plus étendue. Cet excellent morceau, le meilleur, peut-être, de 239 ses mémoires littéraires, aujourd'hui trop peu lus, servira de base au présent extrait, dont il nous eût dispensés, si nous n'avions, d'ailleurs, jugé convenable d'y joindre quelques additions, et de parler de plusieurs notes autographes de Bernard de la Monnoye, dont notre exemplaire de l'édition de 1502 est enrichi.
Le premier discours de Codrus est donc, ainsi que l'expose fort nettement Thémiseul, une revue satirique des divers états et des diverses conditions de la vie, dans laquelle le professeur se plaît à montrer la vanité de l'esprit humain, pour conclure que tout ce qu'ont dit et fait les hommes, dans tous les temps, n'est que fables, fabulæ. Il s'y moque des dialecticiens qui enseignent qu'une syllabe mange un fromage, parce qu'un rat mange un fromage, et qu'un rat est une syllabe. Il se moque des médecins, des femmes mariées, des politiques, des prédicateurs, des théologiens même comme des autres, d'une façon très claire et très hardie, et finit par dire que tout est fable dans la philosophie, hormis le principe d'aimer Dieu par dessus toute chose, et son prochain comme soi-même. Au sujet des vaines disputes des philosophes, sur la nature de l'ame, nous remarquerons ces sages paroles: «Quid autem sit anima nondum inter philosophos convenit, nec unquam fortasse conveniet. O divina sapientia! ô Deus immortalis! hoc non est hominis, sed tuum officium. Hæ partes tuæ sunt quid anima patefacere mortalibus! Les philosophes ne s'accordent pas et ne s'accorderont peut-être jamais sur la nature de l'ame. O divine sagesse! ô Dieu immortel! ceci n'est point du ressort de l'homme, mais du tien! c'est à toi de révéler aux mortels ce que c'est que l'ame humaine.»
La deuxième oraison est un discours d'ouverture pour un cours sur Homère et Lucain, où l'orateur se perd en éloges de la rhétorique, dont il ne laisse pas pourtant de se moquer aussi (car il est très moqueur), par la mention qu'il fait du fameux procès entre un écolier d'Athènes et son maître, au sujet du salaire promis, que le premier refusait en s'obstinant à ne point plaider, et que le second réclamait; l'un et l'autre s'appuyant sur cette clause du contrat: Je vous paierai tant, lorsque j'aurai gagné ma première cause; procès qui fournit à M. de La Harpe, dans son Cours de Littérature, une occasion de plus de prouver excellemment la lumière, en réfutant un sophisme ridicule.
Le troisième discours est une véritable apothéose d'Homère, terminée par cette hyperbole: «Si vous consultez bien votre Homère, vous posséderez tous les arts, toutes les sciences; et vous étancherez votre soif dans une source inépuisable; 240 sinon, vous ne saurez rien, vous n'apprendrez rien, et vous serez comme Tantale au milieu des eaux.» Madame Dacier s'est fait de belles querelles, au sujet d'Homère, pour bien moins.
Le quatrième discours, dans lequel Codrus examine s'il faut qu'un homme sensé se marie, quel choix il doit faire et à quel âge, comment il doit nourrir et élever ses enfans, sert à faire connaître le caractère cynique et téméraire de l'auteur, autant que les mœurs corrompues de Bologne; car la pudeur n'y est pas ménagée. On peut considérer cette singulière leçon publique comme un plaidoyer pour et contre le mariage. Thémiseul en rapporte certains passages des plus licencieux avec complaisance et malice.
Le cinquième discours est tout à la louange d'Aristote et de la philosophie. Codrus, rappelant la belle définition que donne Platon de la philosophie, qu'il appelle la méditation de la mort, l'explique, à notre avis, avec plus de subtilité que de raison, quand il prétend que Platon n'entend point ici la mort naturelle, mais la mort des passions; il est vrai que ce n'est pas la peine d'assembler un auditoire choisi pour lui dire les choses simplement: les gens du monde laissent le bon-sens au peuple. Il est pourtant certain que Platon entendait ici la mort naturelle; ce qui n'empêche pas que le premier fruit de la méditation de la mort naturelle ne soit de tuer les passions.
Au sixième discours, Codrus prend l'occasion de se défendre contre ses détracteurs, qui l'accusent, les uns d'être ignorant, les autres d'aimer les beaux garçons; du reste, il y contredit son précédent discours; car, des opinions mobiles et contraires des philosophes, il infère que la philosophie n'est rien qu'un mensonge à mille faces, proposition par où nous l'avons vu débuter. Ce triste aveu est suivi de deux récits que Thémiseul ose à peine indiquer, tant ils sont obscènes; il n'avait pas été si réservé plus haut. Nous le serons moins que lui, pour cette fois seulement, ne pouvant trouver une plus belle occasion de montrer ce qu'étaient alors, en Italie, les maîtres et les disciples, Eruditissimi viri et auditores benevolentissimi, ainsi que les appelle Codrus; et nous rapporterons, en latin, l'une de ces histoires, qui fera rire les amateurs de la belle latinité sans les corrompre autrement que n'ont fait tels passages d'Horace et telles épigrammes de Martial: «Quædam rustici uxor volens maritum amandare ut sacerdotem ruralem quem amabat intromitteret, veniente vespera bovem e stabulo dissolvit et in pascua longinqua relegavit: maritoque ut bovem quæreret persuasit. 241 Quod dum ille exequeret, interea bonus adulter bis aut ter rustici uxorem subegit et re patrata discessit. Rediens rusticus bove reperto adhæsit uxori et inter feminium tetigit, repperitque irroratum. Admiratus rogavit uxorem: cur hoc rorat? et illa respondit: amisso de bove plorat. Rusticus ille fatuus credidit et subinde cum in feminio intrasset, sensit latiorem, et rogans uxorem de causâ, illa respondit: Ridet de bove reperto.»
Le septième discours traite des beautés de la langue grecque. Pourquoi, dans ce cas, ne vient-il pas immédiatement après le troisième? observe judicieusement Thémiseul, et pourquoi presque aucun de ces discours n'est-il à sa place, pas plus le huitième que le septième? Nous ajouterons que la faute en est à Béroald, et qu'elle est sans excuse de la part d'un élève chéri de Codrus, qui, ayant suivi toutes ses leçons, devait en avoir retenu l'enchaînement. Codrus parle du grec en homme qui n'en perd pas la raison, à l'exemple de beaucoup de savans de ce temps. Il lui préfère même le latin, qu'il estime plus plein et plus grave, et pour lequel il se déclare prêt à rompre la lance au besoin, tout en accordant qu'on doit avoir, pour le grec, le respect que des enfans ont pour leurs parens; et que cette langue, ainsi que l'a fort bien dit Quintilien, est la plus douce du monde et aussi la plus propre à exprimer les choses techniques.
Le huitième discours termine le cours des poètes grecs par une Vie d'Homère d'une brièveté, d'une nullité peu dignes d'un professeur de grec.
L'éloge de la Fable en général, d'Ésope, de la Vie pastorale, de Virgile et de Codrus prend tout le neuvième discours.
Le dixième est encore un panégyrique des Lettres grecques.
Le onzième venge le grec de quelques détracteurs, et contient, avec un second Éloge de la Vie pastorale, une Vie d'Hésiode, dans laquelle Codrus met ce poète au dessus même d'Homère.
Le douzième discours est un bizarre, cynique, et quelquefois judicieux éloge du juste-milieu, dans lequel le chapitre de la génération entraîne l'orateur, selon son penchant, à donner beaucoup de détails lubriques, et tels, à propos de l'infamie de certains moines, que nous n'en dirons rien, quoique Thémiseul en parle beaucoup, après avoir fait, tout à l'heure, la petite bouche.
Dans le treizième discours, on voit un panégyrique des arts libéraux et de l'université de Bologne, laquelle passait, avec raison, pour être aussi facétieuse que savante; d'où nous est venu le personnage comique du Docteur de Bologne, aussi proverbial qu'Arlequin et Pantalon.
242 Le quatorzième discours renferme un panégyrique de la vertu, court et pauvre: la matière n'inspirait pas Codrus.
Enfin, le quinzième est un hommage rendu aux magistrats de Bologne. Les lettres de Codrus offrent peu d'intérêt, dit Thémiseul, et pourtant il les analyse avec assez de détail pour dispenser les autres d'en parler. Quant aux poésies, qu'il juge plus que médiocres, et qu'il n'examine guère que pour en relever les défauts, à la vérité, avec autant de goût que de finesse, nous nous permettrons d'être moins sévères que lui. Par exemple, il n'extrait, de la première pièce à Jean II Bentivoglio, l'un des braves condottieri de ce temps, qu'un charmant portrait de ce jeune héros, et s'exprime sur le reste avec trop de négligence. La pièce entière, qui a 198 vers hexamètres, et dont l'objet est de célébrer tout ensemble la vaillance, la justice et l'humanité de Bentivoglio, nous paraît belle d'un bout à l'autre. Les vers suivans, notamment, ne sont-ils pas de la meilleure école?
Le dialogue entre Mars et la Paix, qui se disputent Bentivoglio (Annibal), renferme des beautés véritables, particulièrement la peinture des maux que tant de guerres entre de petits États avaient faits à l'Italie. Il y a de la chaleur et du sentiment dans la complainte de Codrus sur la mort de son jeune disciple Sinibald Ordolafe. Nous ferons bon marché de l'Eglogue et des deux Satires; mais, quant aux poésies légères, nous pensons qu'on en peut recueillir plusieurs que Thémiseul a délaissées, dont quelques unes, il est vrai, sentent, comme il le dit, le terroir; telle est celle à Glaucus:
Enfin la prose burlesque pour la Saint-Martin est fort gaie.
Les notes latines de Bernard de la Monnoye, d'une écriture très fine et parfaitement nette, sont au nombre de trente-trois, distribuées ainsi qu'il suit: vingt-neuf dans les discours de la première partie, et quatre dans les poésies de la deuxième. Elles sont presque toutes grammaticales et corrigent tantôt des erreurs de mots ou de noms commises par l'auteur, tantôt des fautes de l'imprimeur; quelquefois ce sont de simples dates rétablies, redressées ou ajoutées. Au dessous du premier index, la Monnoye a écrit son anagramme: A Delio nomen, et une ligne 243 où il annonce que le livre des Fables de Codrus est perdu. Ne s'est-il pas en partie retrouvé dans les Fables nouvellement découvertes qu'on nous a données comme de Phèdre? A propos de Galéas Bentivoglio, la troisième note apprend, d'après Hughellus sur les archevêques de Bologne, que ce Galéas, qui occupa le siége de cette ville, en 1511, après la mort du cardinal Alidosio, fut, dans la suite, interdit et dépouillé de ses dignités par Jules II, et qu'il alla mourir misérablement avec les siens. Quatrième note: Codrus avait écrit: feminæ filant. La Monnoye corrige ainsi: nent; et il ajoute: «Vox barbara qua usus Ordericus Vitalis, usus et Poggius in fabulis, quin et Hortensius Landus in fortianis quæstionibus, quod mirum.» La 11e note rectifie un passage de Palæphat mal cité par Codrus: «Temere id reris Codre; nil enim tale apud Palæphatem.» 21e note; au lieu de duos opposuit incudes, «lege duas sed Codro scriptori non admodum exacto, solecismus facile potuit excidere.» 31e note; au sujet de la pièce: Olim cum juvenis fui, etc., où Codrus déplore l'isolement dans lequel la vieillesse le plonge, lisez en marge: «mirum de senectute queri Codrum qui 54 annos non excessit.»
Avant la lettre que Jean Pin écrit à Maurolet, en l'honneur de Codrus, la Monnoye rapporte: 1o d'après l'Épître dédicatoire de l'Horace de 1519, que François Asulan Andrea, beau-père d'Alde Manuce, adressa à ce même Jean Pin, alors ambassadeur de François Ier à Venise, que ce personnage avait été fait conseiller au parlement de Toulouse par Louis XII; 2o d'après les lettres de Pietro Alciono au chancelier Duprat, que Jean Pin fut très savant dans les lettres grecques et latines, et qu'il traduisit en latin, après les avoir mis en meilleur ordre, les dix livres des histoires romaines de Dion, depuis le duumvirat d'Auguste et d'Antoine, après l'expulsion de Lépide jusqu'à la mort de Néron. Ces témoignages honorables, à la mémoire de Jean Pin, toujours de la main de la Monnoye, sont précédés de la copie également autographe de l'épigramme suivante de Gilbert Ducherius, adressée à Jean Pin, membre du parlement de Toulouse, évêque de Rieux (Rivensis).
Maintenant relevons, avec et sans Thémiseul, quelques détails de la vie de Codrus, par Bianchini, qui avait été l'élève et l'intime ami de ce professeur. Antoine Urcæus, surnommé Codrus, naquit à Herberia, petite ville du territoire de Reggio, le 15 août 1446, un peu avant le jour. Son aïeul, fils d'un potier du Brescian, fut le premier de sa famille qui s'établit à Herberia. Sa mère mourut en couche, ce qu'il rappelle d'une manière touchante dans son premier discours, en la nommant Mater dulcissima. Il fut de bonne heure, et pendant 14 ans, professeur de belles-lettres à Forli; puis il vint professer à l'université de Bologne le grec, le latin et la rhétorique, et mourut dans ces fonctions, à Bologne, en 1500, au monastère de Saint-Sauveur, où il avait voulu être transporté. On voit qu'il avait alors 54 ans. Bayle s'est donc trompé quand, sur la foi de Spizelius, De felice litterato, et de Léandre Albert dans sa description de l'Italie, il a fait mourir Codrus à 76 ans, en 1516. Valérien de Bellune s'est également trompé en disant, dans son curieux ouvrage De infelicitate litteratorum, que notre professeur mourut assassiné cruellement par des brigands d'une faction ennemie (ab adversæ factionis latronibus fœdissimè trucidatus); car il mourut d'un asthme, après un excès de table. Le christianisme de Codrus avait toujours été suspect durant sa vie, sinon dans ses actes extérieurs, au moins dans ses pensées, ses paroles intimes et sa conduite privée; mais il donna, en mourant, de grands signes de religion et de repentir mêlé de terreur et de vanité, se recommandant à Dieu et à la Vierge, et plaignant le monde savant de ne l'avoir plus. On l'accusa de pédérastie, et quoi qu'en dise Bianchini avec indignation, ce n'est pas sans sujet, si l'on s'en réfère à ses épigrammes à Glaucus, surtout à celles qui commencent par ces mots: Huic ego jam volui, etc., dum fui impubes, etc., inter formosos juvenes, etc., etc. Il était violent, châtiait parfois avec barbarie ses écoliers, qu'il excellait, néanmoins à instruire et à s'attacher. Son surnom de Codrus lui vint de ce que le prince de Forli, s'étant un jour recommandé à lui, sur la voie publique, il répondit: Mes affaires vont bien, Jupiter se recommande à Codrus (Jupiter Codro se commendat). Il eut d'illustres disciples, tels que Palmari, Volta, Paleoti, Albergoti, Bianchini et le jeune Béroald; comme aussi d'illustres amis, entre lesquels on distingue les princes de Forli et de Ferrare, ceux de Bologne, les Bentivoglio, Politien, Buti, Alde Manuce, Tiberti, Garzoni, Guarini, Ripa, Lambertini, 245 les deux Roscio, Foscarini; la plupart savans, dont quelques uns avaient été ses maîtres. Galéas Bentivoglio le fit peindre par Francia. Rien de plus laid que sa figure, à en juger par la gravure que Thémiseul en donne, laquelle est de Blesweyck. Il y ressemble, en laid, au fameux violon moderne Paganini. Bayle, selon Thémiseul, a trop vanté et trop plaint Codrus, en avançant qu'il fut un des plus savans et des plus malheureux auteurs de son siècle; car Politien, Béroald, Ficin, Pic de la Mirandole furent plus savans que lui, dont le savoir était confus et la mémoire mauvaise; qui lisait presque toujours ses leçons; et, d'un autre côté, il fut plus heureux qu'il ne devait s'attendre à l'être, vu ses hardiesses et ses mauvaises mœurs. Son mérite spécial fut d'être bon latiniste. Le service qu'il rendit à Plaute, en rétablissant son Aulularia, fait honneur aux deux. Bayle encore n'aurait pas dû dire qu'après l'incendie de ses papiers, Codrus s'alla cacher dans les forêts pour y mener une vie sauvage, tandis qu'il ne fit que s'aller coucher, pour une nuit, hors de Forli, sur un fumier; vomissant des imprécations contre la Vierge, à laquelle il signifia, en bon latin, qu'il voulait aller en enfer, et qu'elle s'en tînt pour avertie au jour de sa mort; ce dont nous avons vu qu'il se repentit bien quand le grand jour fut arrivé. Montesquieu, dont le valet de chambre brûla, par mégarde, la Vie de Louis XI, ne fit pas tant de bruit pour une perte bien plus grande, sans doute, que celle du livre intitulé Pastor, qu'avait composé Codrus, et qui fut brûlé par sa propre négligence: aussi Montesquieu n'eut-il pas de pardons à demander à la Vierge en mourant. Codrus ne fut peut-être sublime qu'une fois; mais certainement il le fut dans l'épitaphe qu'il voulut faire graver sur son tombeau, laquelle consiste dans ces seuls mots: Codrus eram. Mais en voilà bien assez sur le docteur de Bologne. En résumé, Codrus fut un très bel esprit, plein de notions variées plus que profondes, érudit plutôt que réellement savant. Une multitude de faits et de textes surchargeaient sa tête et s'y confondaient, pour en sortir avec agrément et vivacité, mais sans méthode, sans but précis, et, par conséquent, sans autre résultat (du moins dans ses discours publics) que d'amuser ses auditeurs et de faire parler de lui.
C'est là, du reste, tout le fruit qu'on doit attendre communément de ces réunions fastueuses, instituées, dit-on, pour nourrir les contemporains des graves enseignemens de l'histoire et des pures inspirations du goût littéraire. Sans doute apparaissent quelquefois, dans ses chaires illustres, d'inespérés phénomènes qui nous démentent noblement ici, et que, loin de méconnaître, 246 nous admirons autant que personne au monde; mais, pour un de ces êtres privilégiés, pour un orateur brillant, chaste, solide et fécond tel que Quintilien dans Rome, tel que M. Villemain ou ses émules dans Paris, que de sophistes prétentieux, que de rhéteurs vides et bouffis il faut entendre an milieu d'applaudissemens déréglés! Généralement, on ne devrait prêcher en public que la religion et la morale, science première, dont le but est l'ordre social même, et le champ, la conscience universelle: quant aux lettres, quant à l'histoire et à la philosophie, tant d'apparat nuit plus qu'il ne sert à leur propagation; les hommes faits ne s'y avanceront que par le travail silencieux et réfléchi de cabinet, les jeunes élèves, que par le régime sévère, constant et régulier du collége; et non dans des assemblées théâtrales, où les maîtres, intéressés à s'ouvrir des voies nouvelles, renversent de front ou de côté tout ce qui se rencontre devant eux, ou l'auditoire adulé ne demande qu'à se créer de nouvelles idoles. Aussi ne voyons-nous jamais plus briller ces assemblées consacrées au triomphe des lettres qu'à des époques où l'art et le goût ne sont déjà plus: c'est comme le festin des enterremens. Requiescant.
Où sont contenus plusieurs exemples et enseignemens à l'encontre des maulx qui procedent a cause des grans Juremens et Blasphèmes qui se commettent de jour en jour, et aussi que la coustume n'en vaut riens, et qu'ils finent et fineront très mal s'ils ne s'en abstiennent.—Et est la dicte Moralité à dix-sept personnaiges dont les noms s'ensuyvent ci-après, premièrement: Dieu, le Crucifix, Marie, Séraphin, Chérubin, l'Église, la Mort, Guerre, Famine, le Blasphémateur, le Négateur, l'Injuriateur, Briette, le fils de L'Injuriateur, Satan, Béhémoth, Lucifer. (Gothique, sans date, mais de 1531 à 1540; 52 feuillets en 13 cahiers.) A Paris, par Pierre Sergent.
Avant 1820, on ne connaissait, de ce curieux monument de notre ancien théâtre, dit un de nos plus distingués bibliophiles, qu'un seul exemplaire imprimé, qui fut acheté cinq sous, en 1793, sur le pont de Rouen, par un curé de Normandie, et vendu 800 francs, en 1818, à la bibliothèque royale. La Société des bibliophiles français le fit réimprimer, en 1820, par M. Firmin Didot, sous la direction du savant que nous venons de désigner pour l'insérer dans le tome 1er de ses Mélanges. Vers 1830, un amateur éclairé a fait exécuter en facsimilé une nouvelle réimpression de cette moralité dont nous allons donner une analyse succincte, le peu de mots qu'en ont dits les frères Parfait ne nous paraissant pas devoir suffire. Il n'est pas inutile de mentionner ici que les Mélanges des Bibliophiles français, n'étant tirés qu'à 25 exempl., et la réimpression de cette moralité, en facsimilé, ne l'étant qu'à un très petit nombre, l'ouvrage est encore aujourd'hui peu commun.
(1502-31-40—1820.)
Le drame des Blasphémateurs du nom de Dieu sort d'une source plus nouvelle que celle du mystère de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, quoique plusieurs écrivains recommandables, tels que la Croix du Maine, du Verdier, Vauprivas et le Duchat les aient confondus dans une origine commune. L'erreur de ces derniers tient à ce qu'ils n'ont pas distingué les 248 Mystères d'avec les Moralités, ce qu'ont fait judicieusement les frères Parfait dans leur Histoire du Théâtre Français, ouvrage, par parenthèse, très estimable, dans sa simplicité de rédaction, par le nombre et l'exactitude des recherches qu'il suppose et des renseignemens qu'il donne. Les Mystères, disons-le avec nos excellens guides, étaient des pièces sérieuses, tirées exclusivement de l'Histoire sacrée et profane, mais plus souvent des récits de l'Ancien et du Nouveau Testament. La troupe, dite des Confrères de la Passion, en avait le monopole qui leur fut accordé sous Charles VI, en 1402, et retiré, sous François Ier, en 1548, par suite des licences qu'ils s'étaient données, ou que le public se donnait, à leur occasion, aux dépens de la religion. Quant aux Moralités, elles formaient le domaine des clercs de la basoche, corporation de jeunes légistes, successivement favorisée par nos rois, dont l'établissement remontait à Philippe le Bel, en 1303, et qui, par un effet de la gaîté naturelle à la jeunesse, s'étant, depuis longues années, attribué le privilége d'amuser la capitale par toute sorte de fêtes, avait voulu, à l'instar des confrères, fonder un théâtre, ce qu'elle fit quelque temps après 1402, sans pouvoir néanmoins exploiter le champ des grands sujets historiques, réservé entièrement à leurs aînés. Il advint aux basochiens ce qui était advenu aux confrères; c'est-à-dire qu'après avoir débuté moralement, saintement même, si l'on veut, en faisant de leurs petites compositions, de mille vers au plus, des instructions édifiantes pour les spectateurs presque toujours sous le voile allégorique, en personnifiant les vertus et les vices, en faisant dialoguer, dans un but honnête, Franche voulunté avec Contrition, Chasteté avec Bien advisé, Luxure avec Malefin; le tout en présence de Dieu, de Marie et des Anges, à la barbe de Satan et de Beelzébuth, ils finirent, dans leurs Moralitez, dégénérées en farces, par devenir de vrais diables de malice et de satire personnelle; d'où s'ensuivit qu'après bien des vicissitudes et force arrêts pour et contre eux, après qu'entre autres choses, ils eurent été supprimés par Charles VIII, et rétablis par le bon roi Louis XII, qui voulait, disait-il, s'entendre crier la vérité, fût-ce par la bouche de la satire, ils furent interdits tout à fait en 1540, sous peine de la hart, pour n'avoir plus, depuis lors, que des destinées vulgaires et obscures. La licence fut plus heureuse à la suite des Enfans sans soucy, dans les Farces joyeuses et les Sotties; mais nous parlerons en leur lieu des Enfans sans soucy, ces patriarches de nos petits théâtres; maintenant tenons-nous aux Moralitez, et notamment à celle qui fait le sujet de cet article.
249 Une opinion conjecturale, bien fondée d'ailleurs sur le ton de bonne foi qui règne dans l'ouvrage, tout grossier qu'il est, a fait penser que la moralité des blasphémateurs datait de l'année 1502 environ. Elle ne serait donc pas des plus anciennes; la première inscrite dans le catalogue des frères Parfait, étant celle de la Vigile des Morts par Jean Molinet (1474); mais elle tiendrait encore un rang d'âge très sortable dans la période morale, puisqu'elle aurait précédé celles de Mundus, Caro, Demonia, de l'homme juste et l'homme mondain, de l'enfant prodigue, et aussi la pathétique moralité de la chaste villageoise dont on verra l'extrait dans ce recueil analytique. Les Blasphémateurs débutent par un prologue en vers édifians et soporifiques, terminé par cet avis de l'auteur aux spectateurs: «Je vous supply que nul ne parle haut—Et ne face nully bruict qui nous nuyse;—Patience est vertu qui moult vault—Et qui l'a ung ainsi chascun la prise.»
Les diables paraissent: Lucifer appelle ses frères les démons: «Haro! haro! haro! j'enraige,—Où estes-vous, meschans truans?»
Satan vient: «Que veux-tu, mauldict Lucifer?—Que te faut-il, beste sauvaige?—Je viens tout droict du pays de France—Où j'ay faict faire mille maulx,—Encontre Dieu et sa puissance,—Par meurtriers et par larronneaux.»
Béhémoth arrive aussitôt, et dit: «Je viens de Sainct-Jacques en Galice—Où j'ay faict le diable et sa mère—Car un marrault mauldict et nice—Devant tous a tué son père.—J'ay faict coucher une commère—Lubricque, mauldicte et dampnable—Plusieurs foys avec son compère,—Dont auront douleur innombrable.»
Voilà de hautes œuvres de ces deux diables, et pourtant Lucifer n'en est pas content; il leur souhaite la fièvre quartaine et leur commande d'aller «Tôt par monts et par vaux—Faire jurer le nom de Dieu—A garses et garsonneaux,—En toute place et en tout lieu; ce que Satan promet, se soumettant, au cas contraire, à être dedans le feu infernal, aggravanté. Sur ces entrefaites, survient un bon vivant qui se propose de mener vie de liesse, sans se douter qu'il va devenir le Blasphémateur. Les stances qu'il débite sont d'un rhythme harmonieux, qui paraîtrait tel, même encore aujourd'hui:
L'épicurien chanterait encore si Satan n'était venu l'interrompre pour lui conseiller de jurer le nom de Dieu, dans la vue d'être heureux et redouté. Le conseil plaît au quidam, qui se prend à ne plus rien proférer que précédé de vertu Dieu! sang Dieu! tête Dieu! etc.; ce qu'entendant l'édifiante Briette, incipit à sermoner le Blasphémateur, qui a la velléité de se repentir, et qui sort avec sa prêcheuse pour laisser la place à Lucifer. Nouvel appel de Lucifer à Satan et à Béhémoth, pour leur recommander surtout le blasphême du rédempteur. Belles promesses des deux diables. Dialogue entre un renieur et le Blasphémateur: puis, vient Béhémoth, qui, ayant mis le cœur au ventre de l'injuriateur et de son fils, produit une grêle de vertu Dieu! sang Dieu! tête Dieu! à ne s'y plus reconnaître. Le père injuriateur commence: «Le sang Dieu! puisque j'ai argent,—Je vivrai à mon appétit,—Comme les enfans du présent.—Ensuy moy en faict et en dict!» A quoi le fils répond: «Par Dieu! ne serez desdict, etc., etc.»—«Le sang Dieu, reprend le père, tu es proprement—De la condition que estoye—Quand j'estois petit seurement, etc., etc.» Ce dont le fils convient en ces mots: «Au diable sois si je ne suis—Délibéré de fil en lice, etc., etc.»
Pendant que les interlocuteurs sont en si beau train, arrive l'Église qui incipit en ces termes pompeux: «Souverain roy omnipotent—Du Firmament! etc., etc.—Je m'esbahis certainement—Présentement—Des juremens qui te font guerre, etc.» L'Église prend un crucifix en main, se promet de châtier les blasphémateurs, et sort. Le Blasphémateur en titre, le Renieur et Briette reviennent; l'injuriateur les suit; et les juremens de recommencer par sainte Madeleine! par saint Médard! par la croix Dieu! etc., etc. Nos jureurs mettent la table à manger, ponunt mensam. Voilà tout d'un coup que la Guerre, la Famine et la Mort entrent en scène pour se vanter de leur savoir-faire, ce qui ouvre au poète le champ de la satire. Les convives sacriléges n'en perdent ni un coup de dent ni un coup de vin, et Briette elle-même, en belle humeur, veut, par saint Germain, que totum efficiatur vitrum plenum vino. L'Eglise essaie de troubler cette grosse joie avec des remontrances moitié en latin et moitié en français; les buveurs ne continuent pas moins de jurer, renier, boire; et même ils se mettent à jouer, tout en reniant 251 le Créateur. Les joueurs ivres se querellent et n'en boivent que plus. «Ah! je boirai si vous voulez, dit le Renieur, mais je pisserai sous la table.» Briette va plus loin en bons propos, et jure que, si quelqu'un demande..... ses faveurs, il les aura, s'il est jolyet. Quoi! Briette qui prêchait si bien, il n'y a qu'un moment, dire de pareilles choses! ce que c'est que la mauvaise compagnie! Alors Lucifer, jugeant la poire mûre, se montre en appelant Satan et Béhémoth pour qu'ils s'emparent des coupables; mais préalablement ceux-ci font un nouvel assaut de juremens et de discours libertins. Briette, surtout, se distingue en petits vers de cinq pieds tout à fait coquets, où, par parenthèse, les rimes des deux genres s'entre-mêlent assez régulièrement. Sur ces entrefaites, l'Église vient tenter un dernier effort. «Qui es-tu? que maugré Jésus—tu nous remplis le cul d'abus? lui dit le Blasphémateur.» L'Église, sans se fâcher, répond gravement: «J'ay nom l'Église.—De quoi sers-tu? lui demande le négateur.—Je te baptise, répond Ecclesia.» Là dessus long récit des cérémonies du baptême, et puis sermon. Les convives tiennent bon. «Va au diable! va te...; par Dieu! je te romprai les dents. L'Église n'oppose à ces infamies que doux reproches et saintes exhortations; mais il est grand temps que Dieu vienne à son aide, car les buveurs commencent à la vouloir gourmer. Aussi apparaît-il pour prononcer de dures sentences, qui, soutenues du crucifix, ébranlent un peu le courage de la compagnie. Celle-ci se réconforte, toutefois, et reprend ses juremens et ses renégations jusqu'au point de vouloir crucifier Dieu. Soudain Marie, Chérubin, Séraphin accourent tout en larmes faire des complaintes. Représentation de la Passion. L'Église revient haranguer les nouveaux déicides. Point de repentir chez ces gens; il faut absolument que Séraphin et Chérubin les jettent à terre, leur crèvent les yeux, et les menacent de pis. Cependant les voilà qui se relèvent et recommencent encore, en disant qu'ils veulent mourir dans l'impénitence finale. Pieux discours de Marie en opposition aux discours des trois diables. Enfin les trois fléaux tombent sur les bandits et les tuent. Les ames de ces vilains morts sont livrées aux diables, qui, après leur avoir fait le tableau des douceurs qui les attendent, ponunt eas in cacabinam. Alors ces ames se lamentent: il est bien temps! elles regrettent leur vie et Satan triomphe. «J'en aurai d'autres encore, dit-il, en Languedoc et en Esture,—en Portugal et Beauvoys (Beauvoysis),—Allemands, Flamands et Françoys,—et Pigourdins et Bourguignons,—Anglois, Ecossois et Bretons, etc., etc., etc.» Briette s'écrie: «O souverain débonnaire! justement nous sommes punis.» 252 Ainsi le confesse, de son côté, le Renieur. L'Injuriateur lui-même veut se réconcilier. L'Eglise, toute miséricordieuse, écoute la voix de ce repentir tardif; elle pardonne et dit: «Chantons Te Deum laudamus!»
L'auteur de cette Moralité n'est pas connu. Ce pourrait bien être Jehan Molinet, qui avec Barthélemy Aneau, Jehan d'Abundance le basochien, et Jehan Bouchet, dit le Traverseur, étaient les principaux fournisseurs en ce genre de pièces. En tout cas, elle ne saurait appartenir à Barthélemy Aneau, qui fut plus tard luthérien; ni à Jehan Bouchet, qui avait trop d'esprit pour un tel ouvrage; surtout si, comme nous le croyons, il est le père de la moralité de la Chaste villageoise.
Composées par Sébastien Brand, lequel composa la Nef des Fols, dernièrement imprimé à Paris, par Michel le Noir, libraire demeurant sur le pont Sainct-Michel, à lymaige Sainct Jehan levangeliste, et fut achevé lan mil cinq cens et quatre, le XXI jour de may. 1 vol. in-4 gothique, figures en bois. (Très rare.)
(1504.)
Cet ancien et précieux écrit de morale est le chef-d'œuvre du célèbre Jean Bouchet, qui en prit le surnom de Traverseur, auteur dramatique des plus estimés du 15e siècle, et savant historiographe, comme le prouvent ses excellentes Annales d'Aquitaine. Né à Poitiers, en 1476, il y devint procureur distingué, se fit une grande réputation par ses écrits, et mourut vers 1550. Est-ce prudence ou modestie de sa part; est-ce caprice de son premier éditeur, Antoine Vérard, qui fit mettre les Regnards traversant, etc., sous le nom de Sébastien Brand, fameux jurisconsulte de Strasbourg, né en 1454, mort en 1520? Nous l'ignorons; mais il n'y a point de doute à élever sur le véritable auteur du livre, puisque son nom et sa patrie sont écrits en forme d'acrostiche au commencement du chapitre intitulé: Exhortation où par les premières lettres des lignes trouverez le nom de l'acteur et le lieu de sa nativité. L'analyse exacte de ce livre serait plus que difficile, attendu qu'il manque absolument de méthode, à l'exemple de tous les traités philosophiques de cette époque, soit en Italie, soit en France. On voit bien que les premiers prosateurs ont été formés par les poètes: ils courent à l'aventure en tout sens, sous la conduite de l'imagination plutôt que de la raison, et fournissent ainsi leur carrière démesurée sans l'avoir proprement commencée ni finie. Ainsi procède le penseur Michel Montaigne lui-même; mais celui-là, pour le coup, est 254 pourvu de tant de génie et de verve gasconne, qu'il est encore plus malaisé de l'oublier que de l'extraire. Contentons-nous donc de faire connaître, par quelques citations, le style et la manière du Traverseur, après avoir, avant tout, rendu hommage à sa fécondité, à ses vues saines, à ses réflexions solides, et à la pureté surprenante de sa diction, principalement dans sa prose, infiniment préférable à ses vers, d'abord beaucoup trop multipliés. Les Regnards traversant comprennent trois parties: la 1re, toute en prose, est divisée en 13 chapitres de réflexions et de censures judicieuses sur le relâchement des mœurs, l'inconstance du peuple, la vraie et la fausse noblesse, les devoirs et les vices des grands, les folles espérances de ceux qui s'attachent trop aux biens de fortune et aux dignités, l'hypocrisie des femmes, des moines et des gens de cours; sur les envieux, les fous amoureux et les usuriers; sur les mauvais conseillers des princes, les violateurs des franchises de l'Église, la vie dissolue du clergé, les inconvéniens du célibat des prêtres, qu'il admet pourtant par respect pour les canons; sur la justice et ses organes, sur l'objet de l'autorité royale, les châtimens dont Dieu a frappé la France, etc., etc., le tout mêlé d'exemples, de rapprochemens historiques et de textes sacrés. La 2e partie est en vers: c'est une suite de pièces morales du rhythme de huit et de dix pieds, que l'auteur nomme ballades, où il passe en revue les sciences, les arts, les professions, les métiers, pour en montrer les abus, depuis le labourage jusqu'à la médecine; depuis la charpenterie jusqu'à la chevalerie; depuis la théologie jusqu'à la musique; et aussi tous les vices qui affligent l'humanité en général. Il règne un peu de mélancolie et beaucoup de négligence dans les vers de Bouchet. On peut, si l'on veut, s'en prendre à la maladie dont il nous dit qu'il était alors tourmenté. Au surplus, rien de plus moral que cette macédoine poétique. La 3e partie a donné à l'ouvrage entier son titre, et c'est la plus étendue. Le sujet en est un vieux pécheur de renard, lequel sentant poindre l'aiguillon de la mort, veut faire une bonne fin et se confesse. Les exhortations du confesseur, flanquées de longs passages des Écritures, forment presque tout ce poème plus ennuyeux encore qu'édifiant, et fort au dessous des réflexions et des ballades précédentes. La totalité du livre peut être considérée comme une explication des figures allégoriques, gravées sur bois, qui précèdent les chapitres, et où l'on voit des renards en divers costumes et diverses attitudes. L'esprit humain aime naturellement les allégories, les énigmes, le merveilleux; c'est ce que témoignent les premiers auteurs de toutes les littératures, 255 par les formes contournées dont ils ont enveloppé leurs productions.
Voici maintenant de courts échantillons des vers et de la prose de Jean Bouchet:
«O fols amoureux qui metiez vostre cueur en une chose tant vile et abominable, regardez le dangier où à vue d'œil vous vous mettez. Considérez les maulx que les fols amoureux ont pour leurs sottes amourettes. Les uns en sont occis, les aultres en sont malades, les aultres en sont perturbés de leurs sens, les aultres destruits et mis à poureté, les aultres abétis, et les aultres impotens pour les froidures qu'ils ont en leur jeunesse endurées à la porte de leurs dames. Il fault aller, venir, traverser, regarder en crainte, saluer sous le bonnet, porter 256 boucquets, bagues et afficquets; il fault pomper et triumpher. Le fol amoureux cuide par adventure estre aimé, et on se mocque de lui, on lui rit devant, et par derrière on le mort. On prend de lui ce qu'on peut, et puis a le douloureux congé. Toute la nuit il pense à celle qui ne tient compte de lui...; il songe et resve et ne peult à personne tenir propos. Il est fantastique.»
«Vous desirez la guerre en vostre pays! peuple français! pour vous enrichir, et c'est la chose qui plus appauvrit. Vous ne cerchez que mutation de temps et convoitez ce qui plus vous est contraire. Prenez pour exemple la mutinerie et la braguerie de Paris, qui fut à plusieurs personnes pour lors joyeuse, et depuis très angoisseuse, et dont ils crièrent, hélas! cent fois le jour. Peuple, peuple, vous vous plaignez des princes et dictes qu'ils ont toutes vos richesses; mais vous suffise d'autant que j'ay congnu la discorde de vostre vie que vous-mesmes estes la cause de vostre poureté par trois choses: la première vostre mauldite et malheureuse envie; la deuxième la dissolution des divers estats et la superfluité des habits; la troisième et principale chose sont les blasphèmes. Peuple français, cuidez-vous avoir ayde de celuy que vous mesprisez et blasphémez?»
Nous finirons ces citations par les sages paroles du confesseur du Renard, sur le néant de la beauté en présence de la mort.
Joué aux Halles de Paris, le mardi gras, l'an mil cinq cens et unze. Fin du Cry, Sottie, Moralité et Farce, composez par Pierre Gringore, dit Mère-Sotte, et imprimez pour icelluy.
Un vol. petit in-8 gothique de 44 feuillets, de la plus grande rareté, dont M. de Bure, no 3269, dit qu'on ne connaît qu'un seul exemplaire, lequel est dans la bibliothèque royale. Notre exemplaire en est une copie manuscrite, figurée sur papier fort, et si bien exécutée en gothique avec le frontispice et la devise: raison partout; partout raison; tout par raison, qu'on peut la considérer comme aussi précieuse que l'édition originale. Cette copie nous a été vendue 120 fr. par M. le libraire Techener, qui l'avait achetée, en 1829, à Londres, à la vente des livres de M. Langs. Caron a réimprimé cet ouvrage, en 1800, pour sa rare collection de différens ouvrages anciens.
(1511-1800.)
Il convient, à propos du chef-d'œuvre des anciennes pièces de théâtre appelées Sotties, de rappeler au lecteur la source de ce genre d'ouvrage et les particularités relatives aux auteurs qui s'illustrèrent le plus dans cette carrière hasardeuse de la comédie burlesque. Les frères Parfait nous apprennent, d'après l'histoire de Paris et les œuvres de Marot, que les Sotties naquirent d'une société de jeunes gens spirituels et malins formée sous le règne de Charles VI, temps d'émancipation et de licence, laquelle prit le nom de société des Enfans sans Soucy. Cette association eut bientôt ses lettres patentes, son organisation hiérarchique, son chef intitulé le Prince des Sots, son grand dignitaire qui fut Mère-Sotte, son costume à capuchon avec des oreilles d'âne, ses jours fériés où elle faisait son entrée solennelle dans Paris, et ses représentations aux Halles. D'abord son répertoire était restreint aux plaisanteries dialoguées de la dernière classe; il s'agrandit ensuite par l'effet d'une transaction avec la basoche qui lui permit de jouer des farces et même des moralités; enfin les succès prodigieux qu'elle eut engagèrent les confrères de la Passion à lui donner, sur leur scène, droit de bourgeoisie. On sait que Louis XII ne dédaigna pas d'assister, en personne, à ses 259 jeux où les actes du gouvernement n'étaient pas ménagés. François Ier ne se montra pas moins tolérant pour ses joyeux écarts; et c'est à elle qu'on doit principalement attribuer cette verve plaisante et frondeuse qui, pendant long-temps, a constitué, en France, le seul contre-poids de pouvoirs d'ailleurs exorbitans. La société de la Calotte, si à la mode sous Louis XV, peut être considérée comme une émanation des Enfans sans Soucy, qui, de nos jours, usent et abusent de leurs priviléges sous la double égide de la liberté de la presse et de la caricature.
Les Enfans sans Soucy, auxquels Clément Marot s'était associé, eurent, de 1500 à 1548, leur âge d'or, et aussi leur triumvirat dans Pierre Gringore, Jean Marchant et le Sieur, comiquement nommé le seigneur de Pont-Alletz, tous trois fontaines inépuisables de grosse gaîté, tous trois acteurs de leurs pièces aussi bien qu'auteurs, et de plus charpentiers, c'est à dire entrepreneurs des échafauds sur lesquels se jouaient les Farces et Sotties. Ils marchèrent ainsi gaîment à leur décadence commencée vers 1600, et à leur chute radicale arrivée de 1612 à 1629—32, par suite de plusieurs procès perdus contre les comédiens de l'hôtel de Bourgogne. Cette fin leur fut commune avec les clercs de la basoche et les confrères de la Passion: ensemble ils avaient fondé l'édifice du théâtre, d'autres l'achevèrent; mais, pendant leurs beaux jours, de quels triomphes ne jouirent-ils pas! Le seigneur de Pont-Alletz avait, dans la capitale, une popularité singulière qu'il devait à sa petite taille, à sa grosse bosse et à un air de dignité brochant sur le tout qui commandait le rire. Bonaventure des Perriers raconte qu'un jour qu'il tambourinait son spectacle à la porte de Saint-Eustache pendant le sermon, l'auditoire quitta tout d'un coup l'église pour courir à lui; sur quoi le curé étant sorti furieux pour aller demander à Pont-Alletz d'où lui venait cette audace de tambouriner pendant que lui curé prêchait, le seigneur de Pont-Alletz répondit au curé: «Et vous qui vous rend si hardi que de prêcher tandis que je tambourine?» Ce qui lui valut justement quelques jours de prison.—Quant à Pierre Gringore, héraut d'armes d'Antoine, le poète, duc de Lorraine, il fut le véritable prince des Enfans sans Soucy, par sa fécondité merveilleuse autant que par le crédit qu'il sut se donner auprès des siens et la dignité de Mère-Sotte, qu'il en obtint pour prix de ses travaux comiques. Le catalogue de ses œuvres, aujourd'hui si rares qu'on les paie au poids de l'or, excite bien moins encore la pitié des gens de goût que la soif ardente des bibliomanes. On y voit un château de labour, une chasse du cerf des cerfs, des fantaisies et menus propos de Mère-Sotte, 260 un nouveau monde, des contredicts de songe creux, une complaincte du trop tard marié (qui probablement fut trop tôt c.) et surtout le jeu du Prince des Sotz et Mère-Sotte que nous demandons la permission de mettre hors de ligne, comme une production philosophique, hardie, et fort au dessus de la sottie anonyme du monde et abuz, jugée toutefois, par quelques uns, le modèle du genre.
Le jeu du Prince des Sots forme un spectacle complet, composé d'une sottie, d'une courte moralité et d'une farce. On le représenta aux Halles de Paris, en 1511, année qui précéda la glorieuse et funeste bataille de Ravenne, à la suite de laquelle le bon roi Louis XII, privé de son jeune héros, Gaston de Foix, fut contraint de vider l'Italie, en abandonnant Naples aux Espagnols, le Milanais à Sforce, et l'Eglise entière à l'avide influence de l'habile et perfide Jules II; triste fruit de tant d'efforts chevaleresques bien plus que politiques, trop prévu par les hommes réfléchis du temps et parodié d'avance par Pierre Gringore dans son jeu du Prince des Sots. Mais venons à la Sottie en question. Elle est précédée d'un cry, ou appel de l'auteur à toutes les espèces de sots et de sottes, lequel a pour signature un pet de prude femme.
Par le Prince des Sots il faut entendre Louis XII; Mère-Sotte, c'est l'Église romaine telle qu'Alexandre VI et Jules II l'avaient faite, et qu'elle allait devenir sous Léon X, au mépris des libertés gallicanes; Sotte-Commune, c'est le Peuple français; elle a, dans la pièce, trois sots pour acolytes; Sotte-Occasion et Sotte-Fiance sont des personnages de tous les temps introduits ici pour voiler ou découvrir le dessein de l'auteur; le prince de Natès, le seigneur Croulecu, le seigneur de Gaieté, le seigneur de Joie, le seigneur du Plat d'argent (peut-être Antoine Duprat), le seigneur de la Lune, l'abbé de Frévaulx, l'abbé de Plate-Bourse, le général d'Enfance, et le seigneur de Pont-Alletz, sont autant de notables de l'époque dont les véritables noms ne sauraient être, désignés sans témérité, ne pouvant l'être que par conjecture. Si, par parenthèse, le général d'Enfance est Gaston de Foix, Pierre Gringore a commis là une grande injustice.
Du reste, l'action de cette sottie est moins que rien: tout le sel en consiste dans les propos et les allusions. Le Prince des Sots donne audience à ses sujets que lui présente le seigneur de Pont-Alletz. Il s'informe à chacun de ses griefs. Sotte-Commune expose les siens avec chaleur. Mère-Sotte en habit de prêtre lui ferme la bouche pour venir à ses projets d'envahissement sur le temporel des princes et du peuple. Elle implore l'appui de Sotte-Occasion 261 et de Sotte-Fiance, et met les prélats de son côté. Les seigneurs, à l'exception du seigneur de la Lune, se rangent de celui du Prince des Sots. On se querelle, on se gourme; Mère-Sotte devient gendarme; alors le Prince des Sots lui arrache ses vêtemens ecclésiastiques. Aussitôt chacun reconnaît que Mère-Sotte n'est point la véritable Eglise, et la conclusion est que: punir la fault de son forfaict.
Dès les premiers vers, un des trois sots révèle la pensée de Gringore:
Le général d'Enfance figure l'impuissante et puérile expédition de Louis XII en Italie, à laquelle ce monarque avait été entraîné par le pape qui le trahit ensuite, en rompant la ligue de Cambrai:
Les déprédations du clergé sont représentées par les abbés de Frévaulx et de Plate-Bourse. Le premier, convoqué par le Prince des Sots, ainsi que nombre de prélats, se présente en disant:
Le Pape ou Sotte-Commune témoigne ainsi son mépris pour toutes ces querelles de princes et de prélats:
On sent, à de pareils traits lancés devant la cour de France, que Luther et Calvin n'étaient pas loin.
Mère-Sotte ne masque guère ses projets:
Ailleurs elle dit encore qu'elle en veut au temporel. Sotte-Fiance lui objecte que les princes y contrediront. Mère-Sotte répond que vueillent ou non, ils le feront. Sotte-Occasion, afin d'exciter le zèle du clergé, ajoute: «Vous serez bien heureux alors!—Comment? demande l'abbé de Frévaulx.—On vous dispensera de faire ce qu'il vous plaira.—Quoi! nous serons tous cardinaux? etc., etc. Après ces beaux discours suivis de beaucoup d'autres pareils, l'assaut se livre entre les prélats et les seigneurs du prince. Sotte-Commune murmure. «Tais-toi Commune! Parle bas, lui dit un sot. Sotte-Commune ne veut pas se taire et va jusqu'à dire:
Et qui la conduit donc dans ces voies funestes? demande un sot:—C'est Sotte-Occasion, répond un autre.—Non, réplique un troisième, C'est Sotte-Fiance!—Voltaire n'a pas dit plus. Mais en voilà bien assez sur la Sottie, après les Analyses des frères Parfait et du duc de la Vallière, que nous essayons de ne pas répéter, et qui suppléent à ce que nous ne disons pas.
La moralité est encore un dialogue satirique relatif aux évènemens contemporains, avec cette différence que le voile allégorique est entièrement soulevé. Les personnages sont le Peuple françoys, le Peuple ytalicque, l'Homme obstiné (Jules II), la Symonie, l'Hypocrisie, Pugnicion divine et Démérite. Le Peuple français se plaint de ce que sa substance est dévorée en Italie. Le Peuple ytalicque ne déplore pas moins sa destinée qui le livre en proie aux Français, aux Allemands, aux prêtres, etc., etc. De là aux injures il n'y a qu'un pas....
Tandis que les deux peuples sont ainsi occupés à se dire des duretés et à s'accuser réciproquement des maux de la guerre, survient l'Homme obstiné (Jules II), qui se demande à lui-même d'où vient qu'il est si pervers, ne tenant compte de Dieu, ne d'homme, ne du diable; toutefois il persiste dans sa méchanceté. Pugnicion divine arrive à son tour, monte en chaire et s'écrie: «Tremblez, tremblez, pervers peuple ytalicque!—Tremble, homme obstiné! Jules II n'est pas pour s'effrayer de si peu: il se met à chanter le vin de Candie qu'il trouve friand et gaillard. Symonie et Hypocrisie paraissent alors et font assaut de scandale.
Ainsi, parle Symonie. Hypocrisie se vante d'être tout à Dieu fors que le corps et l'ame. Le Peuple français demande:
Démérite renchérit sur Pugnicion divine, dans les reproches adressés au pontife romain, et dit, en faisant allusion aux armoirie des la Rovère:
A la fin Hypocrisie et Symonie paraissent s'amender. L'Homme obstiné seul tient bon. Il y a de l'esprit dans les discours de Démérite qui finissent tous par un refrain dont le sens est que tous ces désordres seraient terminés si..... Les deux Peuples unissent leurs plaintes contre l'Homme obstiné, auprès de Pugnicion 264 divine, et la moralité se conclut par des exhortations mutuelles de couper court à tant de maux. Il ne faut pas oublier que Louis XII se réjouissait de voir cette moralité qu'il se fit jouer par ordre.
La Farce qui forme la troisième partie du jeu nous montre une femme Doublette se plaignant de ce que son mari Raoullet Ployart laboure mal la vigne. Raoullet Ployart s'excuse sur ce que cela lui fait mal aux reins. Leur valet Mausecret s'offre pour suppléant. Doublette aurait envie d'accepter, mais Raoullet ne veut pas. Alors Doublette recourt secrètement à deux personnages: Dire et Faire. Dire parle si bien que Doublette l'accueille d'abord; mais tout se passant en discours, elle se dégoûte de Dire et se rabat sur Faire. Pour le coup, elle est contente; car Faire travaille si dru la vigne que Raoullet en devient témoin. Grands cris du mari. La cause est portée devant le seigneur de Baille-Treu, qui donne raison à Doublette. Conclusion que les femmes sans contredire ayment trop mieux faire que dire. Nous conclurons aussi, de cette farce graveleuse, que le bon goût n'a pas moins profité aux mœurs qu'à l'art du théâtre. Cependant, il faut le dire à l'honneur de nos anciens poètes dramatiques, il y eut toujours bien loin de leurs plaisanteries les plus nues à la révoltante obscénité qui déshonorait, au XVIe siècle, les pères du théâtre italien, bien plus avancés d'ailleurs sous le rapport du style et de l'intrigue. Tandis que ceux-ci étaient trop fidèles à une affreuse peinture de mœurs qu'ils semblaient mieux aimer décrire que corriger, les nôtres laissaient percer, à travers leurs gros mots et leurs naïvetés crues, un certain goût de réforme et de satire morale qui mérite des éloges. Ils censuraient, souvent ingénieusement, les abus de tout genre qui leur étaient désignés par l'opinion éclairée de leur temps, et même dans leurs grandes privautés, ils se montraient plus libres que libertins. Leurs progrès dans l'art du théâtre furent lents, il est vrai, principalement dans la tragédie; mais ils furent constans et certains jusqu'à ces jours brillans où la double palme du théâtre fut décernée à nos muses dramatiques: car elle nous fut décernée et très justement; et c'est en vain qu'on se débat contre cette vérité qui est et sera toujours hors de doute. Ce beau triomphe tient, du reste, à deux traits principaux du caractère national: la finesse maligne qui observe et la mobile souplesse qui sait imiter.
Totum in pristinam formam per me magistrum acquarium lodolam optime redactum, in his infra notatis titulis divisum:
1o. ZANITONELLA, quæ de amore Tonelli erga Zaninam tractat; quæ constat ex tredecim sonilegiis, septem eglogis, et una strambottolegia.
2o. PHANTASIÆ MACARONICON, divisum in viginti quinque macaronicis, tractans de gestis magnanimi et prudentissimi Baldi.
3o. MOSCHEÆ FACETUS liber, in tribus partibus divisus, et tractans de cruento certamine muscarum et formicarum.
4o. LIBELLUS epistolarum et epigrammatum ad varias personas directorum. Tusculani apud lacum Benacensem. Alexander Paganinus M.D.XXI. die V januarii. 1 vol. in-16 de 272 feuillets sans l'Épître à Paganino; figures en bois, caractères italiques.
Cette édition des poèmes macaroniques de Théophile Folengi ou Folengio, dit Merlin Cocaïe, est rare et précieuse. La première, qui fut imprimée à Venise en 1513, est moins complète. Celle de 1692, pet. in-8, figures, Amsterdam (Neapoli), chez Abraham, à Someren, ne lui est préférable que parce qu'elle est plus belle et en lettres rondes. On ne croyait cette dernière tirée que sur deux papiers; mais le hasard m'ayant fait conférer mon exemplaire non rogné avec l'exemplaire en grand papier, aussi non rogné, qu'en possède M. Renouard, la découverte inattendue que le mien avait un demi-pouce de plus de hauteur que celui du savant libraire nous a révélé qu'il y avait un très grand papier (charta maxima) de cette édition de 1692, lequel a de hauteur ____ pouces ____ lignes. La traduction française, en prose, imprimée à Paris en 1606 et en 1734, sous la date de 1606, en 2 vol. in-12, ne porte point de nom d'auteur. M. Barbier lui-même ne fait pas connaître ce traducteur qui, du reste, n'a traduit que les 25 chants du poème des Gestes de Baldus, et l'horrible bataille des Mouches et des Fourmis. Il y a un grand papier de cette traduction sans texte, lequel est fort rare, ne paraît pas avoir été connu de M. Brunet, et dont nous avons un exemplaire non rogné, portant ____ pouces ____ lignes de hauteur.
(1513-21—1606—1692.)
Thomas Folengi, créateur de ces poèmes satiriques et bizarres pour donner sans doute plus de piquant à ses saillies et en même 266 temps voiler ses hardiesses, se servit d'un langage mêlé de mots latins, toscans, français, tudesques, mantuans, brescians, bergamasques, appelé pour cette raison macaronique, du nom des macaronis italiens, qui sont, comme on sait, un mets composé d'ingrédiens divers, langage faux, burlesque, plus propre à gâter le goût qu'à seconder l'imagination, il est vrai; mais dont il faut avouer que le chantre de Baldus, bien supérieur à ses nombreux émules, a fait usage avec beaucoup d'art, de génie même et une harmonie souvent très heureuse. Ce poète (car c'est un véritable poète en habit d'arlequin) était un savant religieux du XVIe siècle, natif de Mantoue, qui, après avoir souffert plusieurs persécutions pour ses licences, et s'être tiré d'affaire autant de fois par la protection de quelques princes italiens, notamment de Ferdinand de Gonzague, mourut dans l'Etat de Venise, au monastère de Sainte-Croix de Campesio près Bassano, le 9 décembre 1544, sous le pontificat de Paul III, (Alexandre Farnèse), pape célèbre qui assembla le concile de Trente, fit avec l'empereur et les Vénitiens une ligue inutile contre les Turcs, chercha vainement à réconcilier Charles-Quint avec François Ier, établit l'inquisition à Naples, approuva l'institut des jésuites, et se conduisit, à l'égard de Henri VIII d'Angleterre, avec une rigueur si peu sensée et si fatale au Saint-Siége. Nous rappelons ces faits parce que Folengi les rappelle souvent dans ceux des écrits qui sont postérieurs aux poèmes dont nous allons parler. Quant aux allusions historiques renfermées à toutes pages dans ces poèmes, il convient, pour les expliquer, de remonter de 1513 à 1500, époque où ils parurent pour la première fois; c'est à dire aux pontificats d'Innocent VIII (Cibo), qui suivit Sixte IV et dont les mœurs étaient si dissolues; d'Alexandre VI (Borgia), qui souilla la chaire de saint Pierre, pendant les onze années de son règne, par ses meurtres, ses sacriléges, ses débauches et sa honteuse simonie, plus que n'avaient fait tous ses devanciers pris ensemble; de Pie III (Todeschini), qui ne siégea que vingt et un jours; et enfin, de Jules II (la Rovère), pontife guerrier et politique, devenu l'arbitre de l'Italie en se liant d'abord, par la ligue de Cambrai, avec la France, et les autres puissances contre les Vénitiens, puis avec ceux-ci contre Louis XII; double jeu que son successeur Léon X n'imita pas avec succès. Tant d'intrigues, tant de guerres et de ligues faites et rompues, le tout pour asseoir, par la division, la suprématie temporelle de la cour de Rome en Italie; ces agitations perpétuelles et sanglantes, qui, avec les anciennes querelles du sacerdoce et de l'empire, forment toute l'histoire de ce 267 malheureux pays, avaient plongé ses habitans de toutes les classes et de tous les ordres dans une telle confusion de mœurs et de principes, que personne ne pouvait s'en taire, pas même ceux que le mal avait infectés. La littérature italienne du XVIe siècle retrace, en tout genre, directement ou indirectement, cet état moral, depuis l'épigramme jusqu'à l'épopée; depuis le conte libertin jusqu'à l'histoire sérieuse. Les moines italiens, et c'est de leur part un grand trait de générosité ou d'effronterie, ne furent pas les derniers à censurer leur patrie et leur temps, ni les moins hardis dans leurs tableaux et leurs satires. Folengi seul en serait un exemple frappant. Ses écrits sont remplis d'esprit, de verve maligne, de mouvement et de vie; mais le style n'en est pas modeste, loin de là, et si loin que nous en avertissons les lecteurs de ces analyses, afin qu'ils se disposent comme des gens qui, pour aller chercher des fleurs, auraient à traverser une mauvaise ruelle, précédée d'un bourbier. Pour mettre le public tout d'abord au courant du style macaronique, nous citerons et traduirons le sixain pseudonyme de Jean Baricocole placé en tête des poésies de Folengi. Ce sixain est dirigé contre un certain Scardaffus qui avait défiguré les macaroniques dans une édition antérieure à celle de Lodola:
Venons, il en est temps, après ce long préambule, à l'examen des macaroniques dont peu de critiques ont parlé et encore très succinctement.
Le berger Tonellus, amant grossier, mais passionné de la belle vachère Zanina, est le héros des 13 sonnets, des 7 élégies et de la 268 strambottologie de Merlin Cocaïe; bucoliques grivoises où l'on est étonné de trouver tant de graces et de sentiment. Le second sonnet commençant par ce vers:
et dans lequel Tonellus raconte comment il est tombé amoureux, est une pièce très jolie et très délicate. Nous en dirons autant du quatrième qui contient l'éloge des charmes de Zanina:
Quand ma Zanina charmante fait mouvoir ses yeux, n'est-ce pas l'étoile de Diane qui se montre à moi dans tout son éclat? Quand elle danse avec moi, jambe contre jambe, n'est-ce pas une chèvre légère qui folâtre? etc., etc., etc.
La première églogue offre une imitation de la première bucolique de Virgile. C'est un dialogue entre Tonellus, Philippe et Pedralus, en l'honneur du marquis Frédéric de Gonzague qui avait délivré le pays de Mantoue de la brutalité des soldats allemands, et, par ce moyen, donné un libre cours à la passion de Tonellus pour Zanina:
Nous sommes, grâces à lui, échappés à la furie de ces tudesques voleurs de troupeaux, brûleurs de maisons, forceurs de femmes, videurs de tonneaux, et ruineurs de tout. C'est lui, c'est le prince de Mantoue qui nous a fait ce loisir, ô Pedralus, qu'il soit mon duc, qu'il soit mon seigneur à toujours! etc.
Tonellus s'étend sur les louanges de Mantoue à propos du prince Frédéric:
Mantoue est la meilleure des cités; les habitans de Mantoue sont bons et généreux. Mantoue engendre les princes des poètes; elle enflamme la jeunesse d'ardeur guerrière; elle abonde en grains, en troupeaux, en olives, en poissons et en vignes. On y vit dans une joie perpétuelle; on y danse au son des cornemuses, des flageolets et des flûtes. Là point de distinctions entre les gibelins et les guelfes. Les deux factions se confondent pour aimer, danser, festoyer, chanter des vers ensemble, etc., etc.
Le pauvre Pedralus, à l'exemple de Mélibée, répond à ces doux épanchemens par de tristes complaintes. Il rappelle les malheurs de Bresce, sa patrie, déchirée par les guerres avec les Français, les Italiens, les Espagnols, les Allemands, les Chatspelés, les Brisegueules, etc., etc. Il quitte ensuite Tonellus sans vouloir même accepter son toit pour une nuit.
La seconde églogue est encore une imitation de Virgile. Tonellus s'y plaint à sa maîtresse des rigueurs dont elle l'accable. Il lui dit de n'être pas si fière de sa blancheur, que la terre blanche donne souvent des moissons noires, tandis que la terre noire donne souvent des moissons blanches. Ce sont là des raisonnemens de bergers et d'amans; mais les amans et les bergers ne sont jamais plus aimables et plus naturels qu'alors qu'ils sont pires logiciens.
Dans la troisième églogue, qui nous paraît un petit chef-d'œuvre de passion, Tonellus aborde Zanina seule, couchée à l'ombre fatale d'un noyer. Il la flatte, la presse, lui dit tout ce que l'amour a de plus tendre et de plus vif. Zanina le reçoit avec des injures et le renvoie à sa chère Simone: il est évident qu'elle est jalouse. Tonellus fait de vains efforts pour effacer de l'esprit de son amie la folle idée d'un amour pour Simone, et lui reproche, à son tour, d'aimer Bertol. «Je n'aime ni Bertol qui m'a injuriée l'autre jour, ni personne; je hais tous les bergers, reprend Zanina.—Tu ne hais pas tous les bergers, tu aimes Bertol, et pourtant:
«Je suis plus riche que lui. Si tu considères la beauté, certes je suis plus beau que lui; si le chant et la musette, j'en sais plus que lui. Bertol est noir; il boite, il balbutie d'une langue tardive; enfin il lui manque la lumière d'un œil.»
«N'importe: je ne veux pas te suivre, Tonellus. Allons, mes chèvres, allons-nous-en. Adieu, bergers, bois et fontaines! que ceux qui le savent le disent; l'amour est une démence.»
La quatrième églogue continue la précédente. Mêmes plaintes de Tonellus; seulement les plaintes deviennent plus amères et moins tendres. Elles sentent la fureur. Le sexe entier y est maudit à l'occasion des rigueurs de Zanina:
«Que toutes les filles périssent! périssent toutes les femmes! elles sont toutes aussi lâches que Zanina. La dispute et la guerre sont nées avec elles; ces maux nous viennent d'elles: ces démons peuplent la terre et enrichissent l'enfer bien plus encore. Je vais me pendre, etc., etc., etc.»
Suit un éloge de la potence. Les morts ordinaires sont ensevelis dans les ténèbres de la terre; les pendus seuls voient le ciel.
Cette pièce offre une particularité qu'on peut appeler un tour de force en versification; chaque strophe commence par une lettre de l'alphabet différente à commencer par l'A jusqu'au V, sans qu'on sente le moindre effort. En vérité ces esprits-là sont de bien beaux esprits.
Comme Tonellus allait se pendre avec le licou d'une jument, son ami Salvignus arrive pour l'en empêcher. Ici commence un dialogue entre les deux bergers qui fait le sujet de la cinquième églogue. D'abord Salvignus presse Tonellus de lui confier la cause de son chagrin. Tonellus l'envoie promener. L'ami ne se rebute pas et redouble ses prières affectueuses. L'amant désespéré lui répond que plutôt que d'être sorti du ventre de sa mère, il aimerait mieux être un champignon né du pissat bouillant d'un âne, ou même un étron de chien. C'est là de l'amour ou jamais il n'y en eut au monde. Salvignus réplique par un trait sublime à cette ordure; qui s'en serait douté? «Ah! Tonell', mon cher, dit-il, on ne doit point se désespérer. Songe que le désespoir de Judas fit plus de peine à Jésus-Christ que son crime!» Les plus belles pensées chrétiennes n'ont rien de plus beau. Cependant Tonellus, de plus en plus sollicité, avoue son amour pour Zanina, la fille de Pietro Gambone, les mépris dont cette fille l'abreuve, la douleur mortelle qu'il en ressent, et son ferme dessein de se pendre. Salvignus l'appelle fort justement tête sans cervelle! et lui conseille de retourner plutôt curer ses étables où le fumier pourrit. «Tout ce que tu me dis, reprend Tonellus, m'entre par une oreille et me sort par l'autre, et ton babil me rompt la tête.»
Là dessus Salvignus s'emporte contre l'amour et le nomme, sans façon, fils de p...., sans épargner Zanina. Cette sortie met Tonellus 271 en fureur. Il souhaite à Salvignus une bonne fistule qui lui mange le nez. «Quod mangiare viam possit tibi phistola nasum!—Mais du moins si tu veux aimer, aime Thomassine; celle-là ne te fera pas souffrir.—Que veux-tu? j'aime Zanina.» Sur ce, Salvignus, voyant qu'il n'y a pas moyen de convertir Tonellus, pour l'empêcher de se pendre, lui promet de lui amener Zanina. Ici finit l'idylle cinquième où l'on trouve beaucoup de sentiment, de naturel et de comique en très mauvaise compagnie. Trois années s'écoulent, et Tonellus enfin désabusé s'unit à Thomassine. Bien des gens en auront du regret et peut-être eussent-ils mieux aimé voir Zanina se rendre et avoir ensuite une fistule au bout du nez pour apprendre à faire ainsi la farouche et la superbe, pendant trois ans, au milieu des vaches; mais l'histoire est plus morale comme elle est.
Les amateurs du vin s'amuseront de la sixième églogue; car ce n'est rien qu'une scène d'ivresse entre Tonellus et Pedralus exactement décrite.
La septième et dernière églogue semblerait presque une satire du genre pastoral, tant la nature y est grossièrement représentée. La scène se passe entre Tonellus, Pedralus, Gelmina et Bigolin. Pendant que Pedralus est en train de raconter à Tonellus je ne sais quelle historiette qu'il n'a pas le temps d'achever, Gelmina sa maîtresse l'appelle. Tonellus veut inutilement le retenir pour apprendre la fin du conte, Pedralus va trouver Gelmina derrière une haie voisine, et le lecteur peut faire les frais d'imaginer ce qui se passe entre les amans. Tonellus, pour se désennuyer, aborde Bigolin qu'il aperçoit dans la plaine. Bigolin, qui n'est pas en humeur de rire ni de causer, le reçoit avec rudesse. On en vient aux gros mots, puis aux coups. Bigolin est d'abord le battu; mais il se relève et se venge sur son adversaire si violemment et si salement, que celui-ci demande secours et merci. Gelmina et Pedralus reviennent aux cris de Tonellus et mettent la paix non sans peine.
Ainsi finit la Zanitonella, poème bucolique d'une nature peu choisie, sans doute, mais original par l'intérêt suivi qu'il présente, et, quant à la vérité, bien préférable, dans sa rusticité grotesque, aux idylles musquées, poudrées et pommadées de Fontenelle, et même aux bergeries mélancoliques et penseuses de Racan, comme aux églogues élégantes de J.-B. Rousseau et de Gresset. Théocrite, le divin Théocrite lui-même n'est pas moins cynique souvent que Folengi; on le peut voir jusque dans la traduction si heureusement châtiée que Coupé nous en a donné dans ses Soirées littéraires. Pour lire des pastorales qui réunissent constamment le naturel des champs à la grace décente, il faut recourir à Virgile et à Gesner, et s'y tenir.
Premier Chant.
Après une invocation aux muses grivoises et gourmandes, le poète met en scène un fameux chevalier français, nommé Guy, descendant de Renaud de Montauban: c'est le plus grand brise-lance de la cour de France. Le roi en fait un cas particulier, et sa fille Balduine encore plus; Balduine, princesse accomplie, vrai trésor de beauté. Un tournoi est crié à Paris. Guy ne manque pas de s'y rendre sur un cheval d'Espagne fier et agile. En saluant l'assemblée, il voit Balduine et en tombe épris, lui jusque-là si rebelle à la tendresse, et tellement qu'il en perd la force et le sentiment. Il se retire de la lice, se jette sur son lit et ne songe plus à combattre. Le roi l'envoie chercher par Sinibalde, l'écuyer et l'ami de ce nouveau martyr de l'amour, qu'il fait aussi prier par un de ses propres chevaliers. Guy céde à tant d'instances, revient au tournoi, renverse dix adversaires sans débrider, gagne le prix, assiste au festin royal, et la table levée, emmène Balduine et sort de France.
2e Chant. Les deux amans gagnent les Alpes, déguisés en mendians. Ils manquent de tout et marchent à pied. La fille des rois a ses pieds délicats tout en sang. Elle devient grosse dans ce triste et pourtant mille fois heureux voyage. Le couple amoureux arrive en Italie. A Cipade, petite ville du Brescian, il reçoit l'hospitalité d'un généreux paysan, appelé Berte Panade. Rien de si touchant que le détail de cette réception. Berte est 273 d'un caractère joyeux et franc. Il donne à ses hôtes tout ce qu'il a et leur propose de demeurer avec lui toute leur vie. Guy accepte la proposition pour sa chère Balduine; il lui fait la cuisine de ses mains guerrières, et Balduine sourit de sa gaucherie, en épluchant elle-même des ciboules de ses mains royales. Guy veut aller conquérir tout au moins un marquisat pour son amante; il la quitte et la laisse évanouie entre les bras de Berthe Panade. Balduine propose à Berthe de l'épouser pour le public, afin d'autoriser ses couches. La chose est convenue, et la princesse accouche d'un fils qu'elle nomme Baldus, qu'elle soigne de son mieux, qui sera le plus vaillant des chevaliers; mais, en attendant, le deuxième chant finit.
3e Chant. Le petit Baldus ou Balde est une merveille de force, d'adresse et de bravoure dès son enfance. Il néglige les écoles, mais son intelligence ne s'en développe que mieux. Il ne rêve que combats; il devient l'admiration par sa générosité, comme l'effroi par son audace, de la jeunesse du canton. Dans une fête donnée à la ville voisine, il remporte le prix de tous les jeux. Un mauvais petit comte Lanorce lui cherche querelle; il le renverse d'un coup de pierre et fait fuir toute sa troupe de petits courtisans. Poursuivi par un grand flandrin du comte Lanorce qui est un Hercule de carrefour, Balde se retourne et plonge son épée dans le nombril du flandrin Lancelot; après quoi il se retire tranquillement chez sa mère. Des sergens viennent l'y chercher de la part du prévôt. Il est à grande peine garrotté, puis traîné en prison. Heureusement l'honnête gentilhomme Sordelle, juge du lieu, à qui Balde raconte son aventure, lui donne raison et en fait son page favori. Cependant Berthe Panade avait épousé jadis une fille nommée Duine, laquelle mourut après avoir mis au monde un gros garçon nommé Zambelle.
4e Chant. Balde, en grandissant, ne dément pas son enfance. Il devient la terreur de Cipade; il se moque du juge Gaïoffe, et prend pour compagnons les plus terribles sujets de la ville qui veulent le faire roi: c'est un Fracasse dit le géant, descendu de Morgant le Majeur, un Cingart dit le subtil, le forceur de serrures, le larron du tronc des églises, un Folquet moitié homme moitié lévrier, et d'autres gens de même farine. Balde enlève la jeune et belle bourgeoise Berthe qu'il épouse avec l'aveu de son patron le juge Sordelle. Il en a deux gentils poupins, Grillon et Fanet. Zambelle, de son côté, qui passait pour le frère consanguin de Balde, épouse Lène. Balde rend la vie insupportable à son prétendu frère, tellement que celui-ci porte ses plaintes à Tognazze, vieillard d'autorité dans Cipade. Tognazze dénonce Balde au sénat de Cipade présidé par 274 le juge Gaïoffe. Ce juge, déjà prévenu contre l'accusé, révèle sa fausse naissance et lance, contre celui qu'il appelle un garnement, mille imprécations. Le juge Sordelle veut prendre la parole en faveur de son page chéri; mais il balbutie, se retire, et, quelques heures après, meurt, non sans soupçon de poison.
5e Chant. Gaïoffe et son sénat avisent secrètement aux moyens de saisir Balde et de le pendre. On convient d'user de ruse. L'adroit estafier Spingart lui est donc dépêché pour le solliciter, en apparence, de venir prendre le commandement des soldats de Mantoue contre les Allemands qui sont descendus dans le Milanais. Spingart trouve Balde avec ses amis Fracasse et Cingart le subtil. Ce dernier évente la fourbe et détourne Balde de se rendre au vœu du sénat; mais le héros ne saurait prendre conseil que de son intrépidité. Seul il se rend à la ville, entre au palais qu'il voit garni de soldats. On veut se jeter sur lui par derrière. Il se défend durant six heures et tue nombre de gens. Enfin il est abattu, lié et plongé, de par le juge Gaïoffe, dans un affreux cachot. La description de ce combat est vive et pittoresque:
6e Chant. Sur la nouvelle de la prison de Balde, Cingart conseille à Fracasse de passer chez Guras, soudan des mamelucks, avec deux bons compagnons, afin d'engager ce soudan à venir ruiner Cibade et Mantoue et délivrer leur patron. Tandis que Fracasse fait ce voyage, Cingart se propose de faire jouer l'adresse en faveur de son malheureux ami. Sur ces entrefaites, Tognazze a conduit son client Zambelle devant le préteur de Mantoue pour qu'il exposât ses griefs contre Balde. La rusticité de Zambelle intimidé devant le tribunal fournit plusieurs lazzis d'assez mauvais goût. Enfin le jugement qui donne raison à Zambelle et le met en possession de tous les biens dérobés par Balde est rendu à la satisfaction de Tognazze. Ce vieillard profite de l'exécution de l'arrêt pour ruiner toutes les maisons de Cibade qui recèlent ses ennemis. La pauvre Berthe, 275 épouse de Balde, dépouillée de tout ce qu'elle possède, est bien malheureuse avec ses deux petits enfans Grillon et Fanet. Elle s'en prend à Lène, femme de Zambelle, sa fausse belle-sœur. S'ensuit une belle bataille à coups d'ongles entre les deux femmes qui s'apaisent à grande peine par l'intervention de Tognazze et de Cingart. Diatribe contre les femmes, défense des femmes. Ce chant paraît être la censure de la justice des podestats.
7e Chant. Le septième chant est tout rempli des tours que Cingart fait au vieux Tognazze et à Zambelle. Ces vilains tours dépassent, en fait de cynisme, tout ce que nous connaissons d'ordurier dans Scarron. Les pots de chambre y jouent un rôle des plus actifs. Cela n'avance guère les affaires de Balde, mais cela ouvre une large carrière à la grosse gaîté de Merlin Cocaïe. Si ces plaisanteries perdent beaucoup de leur prix dans la prose surannée du traducteur, elles ne laissent pas d'amuser dans les vers comiques de l'auteur original.
8e Chant. Zambelle, comme on le devine, est le prince des benêts; il donne dans chacun des piéges que lui tend le subtil Cingart. Tantôt il se laisse couper la bourse, tantôt il achète un pot de bran recouvert de miel à beaux deniers comptant, ce qui lui vaut, en fin de compte, force coups de bâtons de Lène, sa chère femme; il perd deux fois sa vache Chiarine, une fois pour l'avoir vendue, contre un panier, à Cingart déguisé en juif; et l'autre fois, après que Cingart lui a fait retrouver pour de l'argent cette précieuse bête, en se la laissant gagner, dans la plus sotte gageure, par un moine de l'abbaye de Mortelle. Ces moines de Mortelle et le curé Jacob sont des pourceaux d'Epicure qui font festin de la vache ainsi volée, et Zambelle, ramené à Cipade par Cingart le subtil, n'y rapporte que les os de Chiarine. Cocaïe prend occasion de l'aventure pour décrire les vices des moines, ce qu'il fait avec une hardiesse et un détail qui rendraient Rabelais jaloux, et d'autant plus que la verve poétique anime et colore singulièrement ici la raillerie.
9e Chant. Il faut avancer dans l'œuvre pour découvrir le vrai dessein de l'auteur. Enfin nous y voici. C'est des abus de l'église, des vices et de l'ignorance du clergé d'Italie, tant séculier que régulier, qu'il s'agit surtout. Les habitans de Cipade célèbrent la fête de saint Brancat. Après la grand'messe, le curé Jacob est sur la place à danser avec les filles. Cingart le subtil leur prépare une scène qui ne les fera pas tous rire. Il a caché, dans le sein de Berthe, épouse de Balde, une vessie de mouton pleine de sang et lui a recommandé de faire la coquette. Comme elle fait donc la coquette, il vient tout d'un 276 coup sur elle et lui plonge un couteau dans sa fausse gorge. Le sang coule; Berthe contrefait la morte; le curé Jacob va l'enterrer, mais Cingart, poursuivi par les paysans, promet de ressusciter Berthe par la vertu de son saint couteau. En effet, après trois signes de croix, Berthe ressuscite. Tout Cipade émerveillé veut acheter le saint couteau qui tue et ressuscite pour en faire hommage à saint Brancat. Ceci est évidemment une satire des fausses reliques si communes en Italie. Zambelle achète le saint couteau et s'amuse à en frapper sa femme Lène pour avoir le plaisir de la ressusciter; mais cette fois l'instrument manque de vertu, et Lène tombe morte. Grande rumeur dans Cipade. Le sénat s'assemble. Il est furieux contre Cingart et toute la clique de Balde. Un arrêt est rendu à l'instigation du vieux Tognazze contre le rusé filou qui a ensanglanté la fête de saint Brancat. Alors Cingart le subtil trouve encore le moyen de s'embusquer, de rouer de coups le vieux Tognazze, de prendre Berthe sous le bras, suivi des deux fils de Balde, Grillon et Fanet, et de s'enfuir à Mantoue.
10e Chant. Cingart le subtil, dont le caractère est admirablement soutenu, n'a point renoncé à sauver son ami Balde de la prison et de la mort. Jusqu'ici nous l'avons vu tout occupé de le venger; désormais il va travailler à le tirer d'affaire. Mais comment s'y prendre? Il court à la campagne, aperçoit deux cordeliers, les arrête, les menace de les tuer s'ils ne consentent à se dépouiller de leurs habits, et à lui céder leur âne. Les cordeliers consentent: alors Cingart, déguisé en cordelier, retourne à Cipade, y cherche Zambelle pauvre et désespéré d'avoir tué sa femme. Il ne s'en fait pas reconnaître et l'engage à le suivre en habits de moine. Nos deux cordeliers de fabrique rentrent dans Mantoue. Cingart, sur la place publique, se met à prêcher une croisade contre les Maures, et fait un lamentable récit des violences de Fracasse contre les chrétiens. C'est une satire des prédicateurs de croisades. La péroraison de Cingart conclut au supplice de Balde. Le préteur fait préparer le supplice. Les faux cordeliers sont introduits dans le cachot de Balde pour le confesser. Scène dramatique de reconnaissance entre Balde et Cingart. Les fers de Balde tombent. Les deux amis se saisissent alors de Zambelle, l'enchaînent à la place du prisonnier après avoir changé d'habits avec lui, puis sortent paisiblement de la prison à la barbe du prévôt abusé. Ils gagnent une hôtellerie de la ville où ils ont vu entrer le vaillant chevalier Léonard avec une suite nombreuse montée comme lui sur de beaux chevaux. Tandis que Léonard soupe, Cingart lui dérobe deux armures complètes avec lesquelles Balde et lui-même s'équipent en jetant le froc aux orties. Les voilà maintenant bien armés et en mesure de 277 vendre chèrement leur vie ou de vaincre; voyons ce qui en sera. Tout ce chant est d'un vif intérêt et parfaitement conduit.
11e Chant. Le chevalier Léonard n'était point un ennemi de Balde comme le craignait Cingart; loin de là, il venait à Mantoue, avec sa troupe, sur la nouvelle de la captivité de ce brave baron, pour le voir, l'admirer et possible le secourir. Aussi, lorsque le prévôt et le préteur, ayant reconnu la piperie du faux cordelier et l'évasion de Balde, ont ému toute la populace de Mantoue contre les fugitifs, et que déjà l'hôte de l'auberge où ils se sont réfugiés les a dénoncés, Léonard s'est mis en devoir, de lui-même, de les défendre. Alors Balde et Cingart se sont ouverts à lui, ont accepté, de ses bontés, deux chevaux avec lesquels ils se disposent à gagner la campagne. Pendant qu'on selle les chevaux, Balde s'est retiré tout armé dans une chambre haute. Le peuple l'y vient assaillir.
Il se défend comme un lion, frappe, pique, taille, rogne, tue, écarquille, que c'est merveille. On dirait un vrai combat d'Ajax, tant il est vivement décrit. Folengi a des mouvemens 278 qui donnent l'idée d'un grand poète épique. Déjà le javelot avec lequel Balde faisait une si belle défense s'est rompu dans ses mains. Il n'a plus que ses poings et ne laisse pas de briser les mâchoires des assaillans. Mais enfin, cerné de toute part, il va succomber, lorsque Cingart pénètre bravement jusqu'à lui, après avoir éventré et dépouillé l'aubergiste qui les a vendus, et remet une épée à son ami. Alors Balde rugit de joie, retrouve à l'instant ses forces, chasse devant lui cette multitude de maroufles, gagne la cour et l'écurie avec Cingart, enfourche un cheval, suivi de son fidèle, sort dans la ville, avise le podestat Gaïoffe à une fenêtre, descend de son coursier, monte l'escalier, saisit ledit seigneur Gaïoffe, l'emporte, se remet en selle, et toujours avec Cingart, atteint la porte de la ville où Léonard s'est chargé de lui frayer un chemin les armes à la main. Les trois braves, les trois amis sortent de Mantoue, font treize milles au galop du côté de Vérone, et enfin s'arrêtent pour se reposer et se promener. Mais, pendant que Balde et Léonard se reposent ou se promènent, le subtil Cingart, qui est vindicatif, coupe au seigneur Gaïoffe les oreilles, le nez et autre chose, les lui fait manger, de sorte que le pauvre podestat qui, au commencement de la journée, comptait goûter le plaisir de voir Balde pendu, expire vers le soir, horriblement mutilé. Ce chant est, comme le 10e, une très belle chose. N'oublions pas de dire, en le finissant, que, dans l'affreuse mêlée, Zambelle avait été tué par Cingart.
12e Chant. Cingart, ayant satisfait sa haine contre Gaïoffe, mène tranquillement les chevaux de ses amis et le sien se baigner à la mer, près du petit port de Chiozze, sur l'Adriatique. Il y aperçoit un navire marchand qui partait pour la Mauritanie. La pensée lui vient d'aller, avec ses compagnons, en Mauritanie, ne fût-ce que pour y retrouver leur ami Fracasse. Il fait marché avec le patron, retourne chercher Balde et Léonard, et voilà nos amis embarqués. Sur le navire se trouvent des marchands de moutons avec leur troupeau qui est fort incommode. Le subtil Cingart imagine un bon tour pour se débarrasser des moutons. Il en achète un huit carlins, et, se plaçant au milieu du troupeau, il jette son mouton à la mer. Les moutons sont imitateurs; ceux de Panurge en font foi. Tout le troupeau se jette donc aussi à la mer et se noie. Grande fureur des marchands contenue par l'épée de Balde qui fait incontinent sauter une douzaine d'oreilles. Les marchands se taisent; mais, la nuit venue, ils jettent Cingart à la mer. Heureusement Balde et Léonard lui filent un câble secourable à l'aide duquel il remonte sur le vaisseau. Bientôt survient une effroyable tempête qui est représentée avec autant de feu que le combat du 11e chant.
Dans le danger du navire, le patron ordonne de jeter à la mer toutes les marchandises et les plus lourds paquets des passagers. Un passager bouffon, nommé Boccal, qui voyageait avec sa femme vieille, sotte et laide à faire peur, prétendant qu'il n'a point de plus lourd paquet, la jette à la mer, l'équipage en rit, et c'est par là que se termine le 12e chant.
13e Chant. Eole gourmandé par Neptune, ainsi que cela se pratique dans les épopées, apaise enfin les flots, et le navire aborde sain et sauf dans une île escarpée. Cingart, sans délai, se met à courir les rochers. Il furette si bien qu'il trouve une caverne. Il va chercher ses deux amis pour explorer aussitôt la caverne. A force de s'y enfoncer, nos braves découvrent une suite de salles magnifiques ornées de colonnes de jaspe et de pierres précieuses. Les sphères célestes y sont figurées avec leurs mouvemens divers. Au fond de ce palais habite la fée Manto, génie protecteur de Mantoue. Interrogée par Balde, la fée Manto se répand en éloges de la maison de Gonzague et apprend aux voyageurs que ce merveilleux édifice est destiné à servir de sépulcre au grand François de Gonzague qui a rétabli l'ordre et fait renaître la prospérité dans sa ville chérie. Le navire se répare; les voyageurs reprennent la mer, et pendant leur navigation favorisée des zéphyrs, un certain Gilbert enchante Balde par les sons de sa lyre et par ses chants harmonieux; après quoi, le bouffon Boccal se charge de réjouir l'équipage, en jouant fort dextrement du gobelet, et en faisant mille tours de gibecière comme en fait aujourd'hui à Paris le sieur Olivier.
280 14e Chant. Il est tout absorbé par les discours de Cingart qui, pour amuser Balde et Léonard, entreprend de leur parler des astres, des quatre saisons et du système général de la nature. L'auteur prodigue ici les trésors de sa folle imagination dont notre Rabelais a probablement profité. Balde et Léonard s'endorment aux développemens de la science de Cingart, et souvent le lecteur est autorisé à en faire autant.
15e Chant. La navigation tranquille est une chose bien monotone, le poème de Folengi s'en ressent. Ce chant n'est rien que le récit d'un dîner de turbot apprêté par Boccal, et dont Cingart l'empêche de manger. Boccal se venge en aspergeant les convives de sauce; puis, le dîner fait, Cingart reprend ses dissertations sur les planètes. Tout à coup on aperçoit à l'horizon trois fustes armées. On crie aux armes sur le tillac et le 15e chant finit.
16e Chant. Ces trois fustes de corsaires sont commandées par le redoutable Lyron, le roi des forbans. Un combat s'engage: Balde saute à bord d'un des bâtimens ennemis avec Léonard et Cingart, et le prend; mais, pendant cet exploit, Lyron est venu à l'abordage du navire, s'en est emparé bientôt, et s'est enfui avec sa prise et les deux fustes qui lui restaient. Boccal et Gilbert ont néanmoins trouvé le moyen de lui échapper dans une barque et de rejoindre la fuste capturée par Balde et Léonard. Dans cette fuste est un jeune homme nommé Moschin, qui apprend à Balde qu'il a été fait prisonnier par Lyron comme il faisait partie d'une expédition de Fracasse pour délivrer ses anciens compagnons. Reconnaissance joyeuse. On arrive encore dans une île (les îles sont la ressource des épopées aussi bien que les combats et les tempêtes); à peine débarqué, l'équipage marche à la découverte. Hélas! le pauvre Léonard est trop fatigué pour le suivre. Un sort fatal l'attend, nous l'allons voir. Diatribe contre les filles de joie et les entremetteuses d'Italie. Merlin Cocaïe a son côté moral.
17e Chant. Léonard ne peut donc suivre ses amis; il s'égare dans un bois de myrtes et de lauriers, s'y assied au bord d'une claire fontaine, et s'endort. Survient une femme ravissante, nommée Pandrague, qui réveille le chevalier et lui fait les avances les plus déterminantes. Léonard, dont le naturel est plus farouche que voluptueux, veut s'éloigner; Pandrague furieuse évoque aussitôt des bêtes féroces, et le laisse aux prises avec ces monstres. La traîtresse regagne ensuite sa maison, où elle se divertit vilainement avec son vieux et hideux mari, qui a nom Beltrasse. Cependant Folquet, conduit dans ce lieu par le hasard, entre dans la maison de Pandrague et demande à manger. Pandrague lui sert un bon repas, l'endort, puis 281 l'enchaîne. Mais qu'est devenu le chevalier Léonard? il a succombé dans la lutte contre les bêtes fauves; un ours l'a étouffé d'après les ordres de Pandrague. Cette femme est un démon déguisé. C'est ce qu'un ermite vient de révéler à Cingart en lui indiquant la demeure de la cruelle enchanteresse. Cingart ne tarde pas à gagner cette exécrable demeure. Il entre, renverse Pandrague, la foule à ses pieds ainsi que le vieux Beltrasse, et s'en va leur couper la tête, lorsque paraît le géant Molocque, l'amant de Pandrague, qui saisit l'assaillant et l'emporte pour son souper. C'en était fait de Cingart le subtil, tout subtil qu'il est, sans la bienheureuse apparition du centaure Virmasse. Ce bienfaisant centaure, non content de délivrer Cingart des mains du géant Molocque, veut rendre les honneurs funèbres au malheureux Léonard. Une fatale méprise, qui le fait prendre un instant par les spectateurs pour le meurtrier de Léonard, amène un furieux combat entre Balde et lui. Cingart se presse de mettre fin à la méprise en racontant à son ami la vérité des choses. Alors la rage du baron Balde se change en désespoir de l'accident qui le prive de son compagnon d'élite. Il pleure, il s'arrache les cheveux et finit par s'endormir. Ce chant a du rapport avec le chant d'Alcine, dans le Roland furieux, mais, sauf qu'il lui est antérieur, il en est bien loin. Folengi est mal à l'aise dans l'expression du sentiment et dans les peintures gracieuses. Son génie le portait surtout aux tableaux vigoureux et à la gaîté satirique. Mais ce qu'il faut reconnaître, c'est qu'il est doué d'une puissante imagination; et si, comme cela est probable, il a été lu de l'Arioste avant l'émission du Roland furieux, il est juste de lui assigner un rang illustre parmi les poètes d'Italie, et du monde entier.
18e Chant. Pandrague et son vieux mari Beltrasse sont amenés aux pieds de Balde par le centaure bienfaisant. Boccal vous les garrotte et vous les fouette si bien qu'ils n'ont tantôt plus qu'un souffle de vie. Un oracle annonce au baron Balde qu'il lui faut chercher son père, le fameux chevalier Guy, que le lecteur a sûrement oublié. Guy se trouve être précisément l'ermite qui a guidé les pas de Cingart vers la maison de Pandrague, ainsi qu'on l'a vu. Ce vénérable ermite prédit à son fils de glorieux destins, pourvu qu'il travaille à désenchanter l'île des infames sorcières qui l'infectent. Balde promet tout à son père et reçoit son dernier soupir, tandis que le centaure court délivrer Folquet et réunit ainsi tout le vaillant équipage de la fuste, moins le pauvre Léonard qui, pour le coup, est bien et dûment enterré. Ces aventures entassées les unes sur les autres sont un peu confuses; mais l'ensemble offre de l'intérêt sans langueur.
282 19e Chant. L'île dans laquelle se passent tant de choses merveilleuses n'est point une île; qui l'eût pensé? c'est le dos d'une énorme baleine enchantée, comme l'a révélé le chevalier ermite avant de mourir. Mille démons y font leur séjour. Ils y ont planté des forêts, fixé des rochers, creusé des cavernes et placé la sorcière Pandrague pour piper les pauvres humains. Le centaure Virmasse, en disposant les obsèques de Guy et de Léonard, a découvert la caverne où ces mille démons se retirent. Balde s'y transporte l'épée à la main avec ses compagnons. Grand combat livré à ces monstres des enfers. Boccal y met habilement un terme en faisant briller un crucifix. A cette vue, les diables disparaissent, et l'île est désensorcelée.
20e Chant. Ici le poète s'est tellement abandonné aux chimériques inventions qu'on le prendrait pour un fou. C'est d'abord Pandrague que l'on brûle vive pour achever d'exorciser la baleine. La bête, une fois délivrée d'obsession, se met à nager au grand étonnement des amis de Balde et du centaure. Tout en nageant, elle rencontre Fracasse qui naviguait justement dans ces parages et qui lui saute sur le dos. Fracasse se fait deux rames de deux troncs d'arbre, et force la baleine à suivre l'impulsion de ses rames. L'animal furieux fait rage de queue et de tête; Balde lui travaille si rudement la tête et Fracasse lui tient si fortement la queue qu'à la fin cette masse animée fait sang, meurt et coule à fond. L'équipage ou plutôt la colonie se serait infailliblement noyée sans l'arrivée du forban Lyron avec trente vaisseaux, lequel est accouru pour pêcher la baleine. On pense bien que Balde et ses amis se sont emparés des trente vaisseaux. Un traité d'alliance est conclu entre Balde et le forban, et les voilà naviguant ensemble, sans qu'il soit advenu malencontre à personne, si ce n'est que Fracasse, au lieu de rejoindre un des trente vaisseaux, s'est sauvé à la nage dans un continent où se voit la montagne dite de la Lune. Ses amis vont à sa recherche et arrivent précisément dans ce même continent; c'est avoir de la chance.
21e Chant. Une immense caverne encore pleine de diables est aperçue par Balde et ses compagnons. Ces braves y pénètrent; ils y retrouvent Fracasse; mais, en s'engageant plus avant, ils rencontrent une forge infernale où des forgerons de Satan les reçoivent à grands coups de marteaux. La valeur ici sert moins les amis de Balde qu'un certain livre enchanté trouvé chez Pandrague et qui disperse les forgerons. Reste à combattre un dragon diabolique, et puis à se garantir des charmes plus dangereux de la belle diablesse Smiralde. Avec de la force d'ame et un livre enchanté, de quoi ne vient-on pas à bout? Smiralde est vaincue aussi facilement que le dragon, et replongée dans 283 les enfers avec six mille catins ses suppôts. Il en reste encore assez sur la terre pour le service du diable et l'édification des libertins; ainsi point de regrets.
22e Chant. Folengi commence ce chant par un hymne en son honneur. «Cipade, jalouse de Mantoue, la patrie de Virgile, a député vers le Parnasse, dit-il, pour en obtenir un poète égal au chantre d'Énée. Apollon lui a concédé l'inventeur de l'art macaronesque. Ce nouveau cygne s'appellera Merlin Cocaïe, du nom de l'enchanteur Merlin son guide, et son nom vivra dans la mémoire des hommes.» Là dessus, Merlin Cocaïe, moine, poète et sorcier, encourage le brave Balde ou Baldus à continuer sa noble entreprise, à explorer la caverne jusqu'au fond, et lui promet bon succès, pourvu que, préalablement, il se confesse à lui, ainsi que tous les siens. Balde et les siens se confessent donc à Merlin Cocaïe; mais cette confession, qui devait être un champ fertile pour le génie satirique du moine Folengi, ne présente rien de particulier, hors quelques lazzis du subtil Cingart, celui de toute la compagnie dont la conscience est le plus chargée. L'absolution donnée et reçue, la troupe se remet en marche dans la caverne. On essuie d'abord mille sorcelleries de peu d'importance par manière d'escarmouche, telles que légions de rats, nuées de chauves-souris et autres gentillesses semblables. Le subtil Cingart y attrape un nez de trente brasses, qui, grâce au talisman de Séraphe, redevient incessamment un nez ordinaire.
23e Chant. Tout en cheminant dans la caverne, la troupe de Balde rencontre un puits où elle descend; puis un lac, elle le traverse; puis un fleuve, elle le côtoie; puis, au milieu du fleuve, un vieillard à cheval sur un crocodile. Ce vieillard est le dieu du Nil, et le fleuve est le Nil même à sa source. Le dieu essaie d'écarter avec des menaces la troupe intrépide; mais on lui répond en noyant son crocodile. Nos braves arrivent à un endroit où le fleuve resserré s'engouffre sous une montagne. Ils n'ont point de bateau. Comment faire? Fracasse le géant se met à la nage et prend successivement ses amis sur son dos, tenant sous son aisselle l'âne de Cingart, et se faisant suivre du centaure Virmasse. La troupe revoit le jour en sortant de la caverne après bien des obstacles et arrive au palais de la déesse Gelfore. Avant d'y entrer, elle engage conversation avec un vieillard qui dit être le Pasquin dont la statue se voit à Rome. Ce Pasquin est un aubergiste qui avait levé boutique à la porte du paradis; mais, comme personne n'y venait, il s'est résolu à planter désormais son piquet à la porte de l'enfer. Balde reçoit un talisman qui, en le rendant invisible, lui donne toute facilité de visiter le palais de Gelfore. Il y voit la réunion 284 de tous les sorciers et sorcières du monde et prend connaissance de leurs affreux secrets. Il apprend le détail de tous les vices de la terre, et les retrace dans un tableau plein d'énergie qui fait horreur. Pendant que Balde faisait sa tournée, les démons femelles ont métamorphosé ses compagnons en autant d'animaux. Une sorcière, sous les traits d'une charmante vierge, essaie aussi son pouvoir sur le héros qui a cessé d'être invisible; mais il la fouette, se dégage de ses piéges séducteurs, et avec le secours des talismans de Séraphe, rend à ses amis la forme humaine. Ici le plagiat passe toute permission; et Gelfore ne vaut pas Circé.
24e Chant. La diablesse Gelfore fait avancer contre la troupe de Balde une armée de démons dont ce héros fait un hachis avec son épée, tandis que Fracasse en fait une purée avec sa massue. Dans l'ardeur de la victoire, les deux amis se résolvent à descendre au plus profond des enfers pour en finir une fois et à jamais avec les diables. Les voilà en peu d'instans sur les bords de l'Achéron. Ils appellent Caron pour les passer. Caron se présente après s'être fait attendre. Balde retrouve sur ces tristes rives, au milieu de la foule, des âmes errantes, celles de ses fils Grillon et Fanet. Les mille et un incidens qui accompagnent cette première entrée aux enfers n'ont rien d'ailleurs qui mérite d'être rapporté; le poète paraît à bout d'haleine.
25e Chant et dernier. Parvenus de l'autre côté de l'Achéron, Balde et Fracasse aperçoivent Tisiphone. Aussitôt la haine et la discorde entrent dans l'ame des braves de leur troupe. Nos gens se prennent à se déchirer les uns les autres, quoi que puisse faire le héros qui les conduit. Balde se met alors à la poursuite de l'indigne furie, cause de tous ces maux. Ici Folengi a en vue de peindre la rage fratricide qui dévore les petits États d'Italie. Mégère, Alecton et Tisiphone enseignent à Balde comment l'enfer est peuplé par les papes qui sèment partout la discorde et vendent les bénéfices de l'Église aux ruffiens. Les trois furies se disputent la préséance. Alecton se vante d'avoir plus travaillé que ses sœurs, en suscitant les querelles des guelfes et des gibelins. Balde, fatigué de ces discours, continue son voyage, suivi des siens qui ont repris leur sang-froid à la faveur des talismans de Séraphe. La troupe arrive dans un lieu où voltigent les fantaisies, les vaines opinions des hommes, les fausses sciences de Paul et de Pierre, les rêveries de Thomas et d'Albert, sources permanentes de population pour les enfers. Toujours cheminant, Balde atteint la contrée du mensonge et du charlatanisme. Là sont les astrologues, les nécromanciens et les poètes. Merlin Cocaïe juge que c'est ici sa place; en conséquence, il souhaite bon voyage 285 et bonne chance au baron Balde ou Baldus ainsi qu'à sa troupe, leur souhaite en souriant de triompher des puissances infernales, et le poème finit. Ce dernier chant vaut la peine d'être lu avec attention, car il renferme le vrai dessein de Folengi. En résumé, cet ouvrage, où brillent en grand nombre des beautés vraiment poétiques et morales, pèche par la fable. Les aventures y sont accumulées avec confusion, et sont comme autant de fils qui se rompent dans les mains de l'ouvrier, au lieu de former un tissu suivi comme en sut faire le délicieux Arioste. On n'y retrouve même pas l'enchaînement de la quenouille d'Ovide. C'est un long poème à tiroirs et rien de plus; mais pour qui sait ce que vaut l'exécution dans les écrits dont l'imagination fait le premier mobile, il aura toujours du prix, à cause des traits excellens, des morceaux de verve et des peintures vives et animées dont il est rempli.
Premier Livre. L'Homère macaronique a voulu aussi avoir sa batrachomyomachie. Sa bataille des mouches et des fourmis est une allusion aux querelles des petits souverains d'Italie, si mesquines dans leurs causes, si désastreuses dans leurs effets. En voici la courte analyse: Avalesang, roi du pays de Mousquée, est averti que les fourmis retiennent prisonnier son mestre de camp, le brave Chasse-Araigne. Il s'émeut, se met en campagne assisté du roi des taons, du prince des moucherons, du roi des papillons, etc., etc. Les armées se rassemblent en grand fracas. Force harangues sont débitées par les chefs. Enfin l'expédition étant préparée, on s'embarque sur une flotte formidable pour aller attaquer l'empire des fourmis. Tel est le sujet du premier livre, le plus froid de tous les ouvrages de Folengi.
2e Livre. Pendant les préparatifs d'Avalesang, le roi des fourmis, c'est à dire le sage Mâche-Grain ne s'est pas endormi. Soutenu des conseils de son ministre Myrnois, le plus prudent et le plus courageux de ses sujets, il a contracté alliance avec les poux et les puces, les blaireaux et la nation canine, aussi avec les araignées et les punaises si redoutables. Les mouches sont assaillies, durant leur navigation, par la tempête obligée. Toute leur armée s'épouvante à l'exception de l'inébranlable escarbot. Enfin Avalesang aborde heureusement chez les puces. Il 286 marche en bon ordre contre la cité de Test et se met en devoir de la bloquer. Déjà la famine s'y fait sentir, lorsque Mâche-Grain accourt avec une armée nombreuse, et l'horrible bataille commence.
3e Livre. Cet horrible combat ressemble à tous les combats du monde et n'offre rien de merveilleux que la patience du poète à multiplier sans fin les horions, les coups de rondaches, les invectives, etc., etc. Enfin les mouches sont anéanties. Le seul escarbot reste debout sur le champ de bataille. Dans la déroute ou la destruction universelle des siens, il se bat jusqu'à ce qu'écrasé par le nombre, il rend son ame courageuse (l'ame d'un escarbot)! laquelle s'enfuit dans le Phlégéton, et puis c'est tout.
[50] Il est important de remarquer que ce poème, ayant paru 3 ans avant le Roland furieux, a bien pu servir à l'Arioste.
Ad Dm. M. Ortuinum Gratium Volumina duo (auctore Ulric de Hutten).
(Ouvrage, dit le titre, compilé d'une masse de livres telle qu'un cuisinier diligent en pourrait faire cuire, pendant vingt années, ses œufs, ses oies, ses grues et ses cochons.)
Accesserunt huic editioni Epistola magistri Benedicti Passavanti ad D. Petrum Lisetum, et la complainte de messire Pierre Liset, sur le trépas de son feu nez (par Théodore de Bèze). Londini, impensis Henr. Clementis in cœmeterio ædis divi Pauli (1 vol. in-12 en 2 tom.). M.DCC.II et M.DCC.XLII.
(1516—1702—1742.)
Voici peut-être le modèle des lettres provinciales. Il est certain, du moins, que si Pascal n'a point imité les lettres des hommes obscurs, il les rappelle, sous le point de vue comique, par le mordant de son ironie, sans les surpasser. Ces deux chefs-d'œuvre ne mourront point et feront même vivre les sujets comme les héros de la querelle qu'ils ont soutenue. Reportons-nous aux premières années du XVIe siècle, pour mettre ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas le livre si plaisant que nous analysons, à portée d'apprécier son mérite et nos éloges. Vers la moitié du règne de l'empereur Maximilien, en 1509, la fermentation des esprits sur les matières de controverse religieuse qui s'était déjà cruellement manifestée en 1414, au temps de Sigismond, par la catastrophe de Jean Hus, à Constance, et plus tard sous Frédéric III, prit un caractère contagieux, ou, si l'on veut, épidémique, auquel l'autorité temporelle et spirituelle n'aurait pas dû se méprendre; et pourtant nous croyons qu'elle s'y méprit, à voir tantôt sa confiante indulgence pour les beaux-esprits novateurs, tantôt sa rigueur excessive contre les sectateurs des idées nouvelles, une fois 288 qu'elles étaient répandues. C'est ainsi qu'après avoir accueilli, avec faveur, les Erasme, les Reuchlin, les Hutten, et même Luther, Zwingle et Mélanchton, elle ne laisse plus de repos à ces mêmes hommes, quelque modération que surent garder plusieurs d'entre eux. Jean Reuchlin, parent de Mélanchton, secrétaire du comte de Wurtemberg, puis comte palatin, que son caractère tempéré retint toujours, ainsi qu'Erasme, sur les limites de l'hérésie et de l'orthodoxie, commença, sans le savoir, dans Cologne et dans Mayence, par des escarmouches très vives, la guerre que Luther et ses émules étendirent bientôt dans toute l'Europe. Ce fut d'abord une simple question de presse et de tolérance. Un Juif converti, nommé Pfeffercorn, zélateur indiscret en sa qualité de nouveau venu, avait obtenu de l'empereur un édit pour faire brûler le Talmud et tous ceux des livres juifs qui contredisent le christianisme. Reuchlin, sous le nom de Capnion, qui signifie, en hébreu, fumée, faisant ainsi allusion à son nom de Reuchlin qui veut dire Fumée, en allemand, défendit le droit des Juifs, et soutint qu'il valait mieux réfuter leurs livres que de les brûler. Le Juif répondit par son Speculum manuale. Reuchlin répliqua par son Speculum oculare. Les docteurs de Cologne prirent parti pour le Juif. Ortuin Graes ou Gratius, principal du collége de Cologne, appuyé des docteurs de Paris, se rendit, avec Arnold de Tongres, le violent organe de leur intolérance. Alors arriva, au pauvre Reuchlin, un auxiliaire plein de génie, d'une famille illustre des bords du Mein, nommé Ulric de Hutten, bon soldat, bon poète et savant philologue, homme d'une intrépidité rare, d'une humeur aventureuse, et les Lettres des hommes obscurs vinrent égayer la scène en latin burlesque; livre d'un comique excellent dont Erasme savait par cœur des morceaux entiers, qui parodie le latin barbare des écoles, et auquel on prétend que Reuchlin et Jean Crotus Rubianus ont mis la main, mais nous n'en croyons rien. Cependant, c'est assez de préambule; essayons de reproduire la marche et les traits marquans de ce roi des pamphlets.
«Thomas Lêchenéderius, bacculaurier de théologie, au scientifique seigneur Ortuin Gratius, poète, orateur, philosophe, théologien, et plus encore s'il voulait.
»Quoniam, comme dit Aristote, il n'est pas inutile de douter de chaque chose, et quia nous lisons, dans l'Ecclésiaste, ces paroles: «Il est bon de s'enquérir de tout ce qui est sous le soleil.» 289 Je me suis proposé de soumettre, à votre domination, une question sur laquelle j'ai du doute. Voici d'abord à quelle occasion cette question s'est élevée. Dans un dîner aristotélicien où je me trouvais avec des licenciés, des docteurs, nec non des maîtres, et où régnait une grande joie, nous bûmes, dès le premier plat, trois coups; puis nous eûmes six plats de grosse viande, de gallines et de chapons, plus un de poissons frais; et nous mangeâmes de tous, un à un, en arrosant chaque plat de vin du Rhin et de cervoise de Neubourg. Les maîtres étaient fort contents, et les apprentis leur faisaient honneur. Une fois en gaîté, les maîtres se mirent à débattre diverses matières. L'un d'eux demanda si l'on devait dire magister nostrandus ou noster magistrandus, pour désigner une personne apte à devenir docteur en théologie, comme, par exemple, l'est maintenant à Cologne le père Mellifluant que nous nommons frère Théodoric, de Gand, de l'ordre des carmes, philosophe, argumentateur et théologien superéminent: à quoi répondit maître Vuarmsemmel, subtil scotiste, maître depuis 18 ans, lequel fut deux fois rejeté et trois fois empêché, avant de prendre ses degrés de maîtrise, et toutefois ne se relâcha point qu'il ne fût promu, en sorte qu'il le fut enfin, et eut, depuis de nombreux disciples, grands et petits, jeunes et vieux: «Messieurs, je tiens qu'il faut dire noster magistrandus, comme qui dirait homme ayant charge de faire des maîtres, et la raison en est que notre Seigneur Jésus-Christ, qui est la fontaine de vie, fut appelé le maître, d'où nos docteurs sont appelés maîtres, et nul ne les doit contredire parce qu'ils sont nos maîtres.» Alors se leva maître André Delitsch, homme d'un génie pénétrant, mi-parti poète, mi-parti médecin juriste, qui lit d'ordinaire Ovide sur les métamorphoses, et il l'explique fort bien tant allégoriquement que littéralement, et je l'ai entendu, de même que je l'ai entendu expliquer fondamentalement, dans sa maison, Quintilien et Juvencus. Il se leva donc, et soutint qu'il fallait dire magister nostrandus, attendu qu'il y a une grande différence entre magister noster et noster magister, la première locution signifiant celui qui montre la théologie, et la seconde, un maître quelconque, enseignant quoi que ce soit, science libérale ou métier mécanique. Là dessus il allégua Horace; les maîtres admirèrent sa subtilité; on lui porta un grand verre de bière de Neubourg; il se mit à rire en touchant son bonnet, et s'écriant: «Epargnez-moi!» Puis il but son verre tout d'une haleine, et maître Vuarmsemmel lui fit aussitôt raison. La compagnie demeura en hilarité ainsi jusqu'aux vêpres. Or tel est le sujet de ma consultation. Je me suis dit: «Maître Ortuin Gratius fut mon précepteur à Deventer durant que j'étais en troisième; il me doit dire la vérité.» Vous ne me démentirez donc pas, mon vénérable, et, par la même occasion, vous me manderez où en est votre dispute avec le docteur Jean Reuchlin, quia l'on répand 290 que ce ribaud (car c'est un ribaud encore qu'il soit docteur et juriste) ne veut pas rétracter ses paroles. Envoyez-moi aussi le livre de magister noster Arnold de Tongres, où il traite de plusieurs profondeurs théologiques. Mais adieu: ne m'en veuillez pas si j'en use ainsi socialement, quia vous m'avez dit jadis que vous m'aimiez en frère, et vouliez m'élever au dessus de tous, dût-il vous en coûter de bonne monnaie.» Daté de Leipsig.
Maître Jean Pellifex à maître Ortuin Gratius.
«Salut, aimable et soumission incroyable à vous vénérable maître. Quia, comme dit Aristote, il n'est pas inutile de douter de chaque chose, j'ai sur la conscience un grand scrupule. Me rendant ces jours passés à la messe à Francfort, avec un jeune bacculaurier de mes amis, et traversant la place, deux hommes nous croisèrent qui paraissaient d'honnêtes gens à leur extérieur, car ils avaient des robes noires, et de larges capuces avec des liripipis, si bien que j'aurais juré par les dieux qu'ils étaient de nos docteurs. Je leur ôtai donc mon bonnet en signe de révérence. «Pour l'amour de Dieu, que faites-vous?» me dit aussitôt le bacculaurier. «Ce sont deux juifs!» A ces mots, je crus voir le diable et je demandai à mon compagnon s'il croyait que j'eusse commis un grand péché. «Oui,» me répondit-il, «c'est un grand péché, de ceux même qui sont rangés dans la classe des péchés d'idolâtrie. Ne sentez-vous pas que ces juifs vont se dire: Nous sommes dans la bonne voie, puisque des chrétiens nous saluent; si nous étions dans la mauvaise voie, des chrétiens ne nous salueraient pas; et vous serez, possible, cause que ces juifs ne se feront point baptiser.» Vous avez raison, répliquai-je, mais j'ai failli par ignorance; autrement je conviens que je serais combrûlable au premier chef comme hérétique. «Ah! ne vous y fiez pas,» reprit le bacculaurier; «moi qui vous parle, me trouvant un jour dans certaine église, j'aperçus, devant une figure sculptée du sauveur, un juif de bois avec un marteau à la main, et prenant le marteau du juif pour une clef, je crus que ce juif était saint Pierre, et je m'agenouillai en ôtant mon bonnet, puis je reconnus mon erreur. Alors je courus me confesser dans un couvent de frères prêcheurs de Saint-Dominique, et mon confesseur me félicita de ce que je m'étais adressé à lui plutôt qu'à un autre, attendu que, d'aventure, il avait le pouvoir de m'absoudre des cas épiscopaux, ce qui était nécessaire ici, puisque j'avais commis un de ces péchés mortels qui sont réservés aux évêques. Je voulus m'excuser sur mon ignorance, sur quoi il me félicita de nouveau; car, si j'eusse agi de pleine science et volonté, c'eût été un cas papal dont aucun évêque n'aurait pu m'absoudre.» Le récit du bacculaurier m'a troublé, mais ne m'a point convaincu. Venez donc à mon aide, mon vénérable, vous qui êtes si bon théologien, et 291 qui avez été le précepteur de mon ami Bernhard Plumilége à Deventer. En tout cas, n'êtes-vous point de l'opinion que ce soit un scandale aux bourgeois de Francfort de laisser ainsi aller les juifs par les rues, vêtus comme nos maîtres, et que l'empereur ne dût point le souffrir, puisqu'un juif est un chien? Adieu; portez-vous bien.»
Maître Bernhard Plumilége à maître Ortuin Gratius.
«Une souris qui n'a qu'un trou est un être bien misérable! C'est ce que je veux m'appliquer, mon maître; car je suis pauvre, et, quand il serait vrai que j'eusse un ami généreux, encore n'en aurais-je qu'un, et ce n'est pas beaucoup. Vous connaissez le poète George Sibutus, l'un de nos poètes séculiers, qui lit de la poésie en public, au demeurant assez bon compagnon, mais, comme le sont tous ces poètes, fort méprisant à l'égard des théologiens. J'étais naguère dans sa maison; nous y bûmes de la bière allemande; cette bière ne monta au cerveau, j'avisai un convive qui avait mine de ne pas me vouloir de bien; je lui présentai un verre de bière; il le but, mais ne me fit point raison. Je le toisai, il garda le silence. Alors je me dis: Voici un homme qui me méprise! c'est un orgueilleux, et je lui jetai mon verre à la tête. Sibutus alors se courrouça, et voulut, au nom du diable, me chasser de chez lui, prétendant que je faisais du bruit dans sa maison. Je lui dis: «Pensez-vous donc que je sois né sur un arbre, comme une pomme? Sachez, si vous êtes poète, que je connais des gens qui sont poètes aussi, et meilleurs que vous et qui merdarent in vestram poetriam!» Sur quoi il m'appela bourrique, en me défiant de lui prouver ce que j'avançais. C'est à vous de me soutenir, mon vénérable! car vous n'êtes pas seulement théologien, n'est-il pas vrai? vous faites aussi des vers comme maître Sotphus et maître Rutgerus. Envoyez-m'en donc une pièce, et joignez-y des nouvelles de votre querelle avec ce fou de docteur Jean Reuchlin. Adieu.»
Maître Jean Cantrifusor à M. Ortuin Gratius.
«Salut, cordial. Mon vénérable, parlons un peu de bagatelles. L'autre jour, je me trouvai en compagnie avec un docteur de théologie, de l'ordre des frères prêcheurs, nommé Georgius, auparavant Hallys; on but copieusement, on tint des propos joyeux jusqu'au soir; et le lendemain matin, qui fut étonné? ce fut moi, d'entendre, à l'église, le docteur Georgius prêcher amèrement contre nous et contre les maîtres de l'université, qui boivent et mènent joyeuse vie. Une telle félonie me suggéra des idées de vengeance, et ayant su que notre prédicateur devait aller, la nuit suivante, chez une certaine femme pour n'en sortir qu'à l'aurore, je réunis 292 de bons compagnons, dont je fis deux troupes. Avec la première, je forçai la porte de la dame, et j'entrai dans sa chambre si vivement que Georgius, auparavant Hallys, n'eut que le temps de sauter par la fenêtre, sans emporter ses habits que je lui jetai en lui criant qu'il oubliait ses ornemens. La seconde troupe, qui l'attendait dans la rue, fit aussitôt son devoir de le bien saucer dans ce que vous savez. Il ne faut point ébruiter cette aventure; car les frères prêcheurs sont nos amis. La foi n'a point de meilleurs défenseurs qu'eux à opposer aux poètes du siècle, ainsi qu'au docteur Reuchlin, et ceci les pourrait contrister.» Portez-vous bien. Daté de Wittemberg.
Jean Stantsfederius à M. Ortuin Gratius.
«Salut, maxime, et autant de bonnes nuits qu'il y a d'étoiles au ciel et de poissons dans la mer. Vous apprendrez de moi aujourd'hui que, dans un repas où figuraient plusieurs gentilshommes et plusieurs de nos docteurs, un des gentilshommes s'avisa d'apostropher notre vénérable maître Pierre Meyer au sujet de Reuchlin, qu'il disait être meilleur théologien que vous, blasphème qu'il accompagna d'un soufflet (unum knip). «Sur ma tête, cela est faux;» répondit Meyer; «le docteur Reuchlin n'est qu'un enfant devant nos maîtres. Il ne sait du tout rien du livre des sentences. Il ne sait tout au plus qu'un peu de poésie; or la poésie, selon saint Jérôme, est l'aliment du diable.» Le gentilhomme soutint que Reuchlin était un théologien inspiré, tandis que lui Pierre Meyer n'était qu'une bête, et notre maître Jacob d'Hoschstrat, un frère de Fromage. Comme les convives riaient, Meyer sortit furieux en qualifiant son adversaire de Samaritain possédé. Vous voyez où cela va. Venez donc au secours de nos théologiens, mon vénérable. Ah! si je savais faire des vers comme vous, je n'aurais souci des gentilshommes, non plus que des princes, dussent-ils me tuer!.... Mais, à propos, que pense-t-on du Speculum oculare, dans l'université de Paris? Dieu veuille qu'elle juge ce livre diabolique ce qu'il est... Mes salutations à maître Rémidius, qui me donnait jadis de si bonnes férules, en m'appelant tête de mulet, et à qui je dois de m'être si fort avancé dans la théologie. Adieu.»
Maître Conrad de Zuicavie à M. Ortuin Gratius.
«Vous m'avez écrit dernièrement que vous renonciez absolument à aimer les femmes, hormis une ou deux fois par mois, au plus; je m'en étonne. Ne nous répétiez-vous pas qu'il y avait de plus grandes fautes que celle d'aimer? Samson et Salomon aimèrent beaucoup. Je ne suis ni plus fort que Samson, ni plus sage que Salomon. L'amour, c'est la charité; la charité, c'est Dieu.»
293 Guillaume Scherscheiferius à M. Ortuin Gratius.
«Je suis surpris, mon vénérable, que vous ne m'écriviez pas, tandis que vous écrivez à d'autres qui ne vous écrivent pas aussi souvent que je vous écris. C'est une marque de mépris que de ne me point écrire. Ecrivez-moi du moins pourquoi vous ne m'écrivez pas, afin que je sache ce qui vous empêche de m'écrire, quand je vous écris comme je vous écris, encore que je n'espère pas que vous me récriviez. De grâce, écrivez-moi, et quand vous m'aurez écrit seulement une fois, je vous écrirai dix fois, parce que je veux m'exercer à écrire pour apprendre à écrire élégamment. Je me plaignais dernièrement à nos amis de Cologne. Expliquez-moi, leur disais-je, pourquoi maître Ortuin ne m'écrit pas. Que fait-il? Ecrivez-lui donc de m'écrire, ne fût-ce que sur l'article de son débat avec Reuchlin.»
Mathieu Lèchemiel à M. Ortuin Gratius.
«Quoniam j'ai toujours été de vos amis, et que les amis ne se doivent rien cacher, je veux vous informer que vous avez ici des ennemis. On y parle mal de vous; on dit que vous êtes le fils d'un prêtre et d'une courtisane. Je ne puis vous défendre pro et contra, ne connaissant point votre père et votre mère; mais, en attendant que vous me les ayez fait connaître, je réponds que, fussiez-vous bâtard, le pape a bien pu vous rendre légitime, lui qui a le pouvoir de lier et de délier.»
Conrad de Zuicavie à M. Ortuin Gratius.
«Vous vous comportez si bien avec celles que vous aimez, qu'il faut que je vous consulte. J'aime une personne qui est belle entre toutes les femmes, et pure comme un ange du ciel. Elle se nomme Dorothée. Je vous avais entendu dire autrefois, quand vous nous lisiez Ovide sur l'Art d'aimer, qu'un amant bien épris devait avoir de l'audace comme un guerrier. J'osai donc, l'autre soir, aborder mon amie, en lui jurant qu'elle était belle entre toutes les femmes. Elle se mit à rire et me répondit que je parlais bien, pourvu qu'elle me voulût croire. A ces mots, je redoublai mes sermens et me déclarai son très humble serviteur jusqu'à la mort. «Nous allons bien voir si ce que vous me dites est vrai,» répliqua-t-elle, et là dessus, m'ayant conduit à sa maison, elle fit une croix à la craie sur sa porte, puis me commanda de venir baiser cette croix au milieu de la nuit. Je ne manquai pas d'y aller dès cette nuit même. Or j'eus le visage horriblement barbouillé, parce qu'il se rencontra que la craie était toute recouverte de certaine chose. Maintenant, mon vénérable, vous qui êtes si bon théologien et qui expliquez si 294 parfaitement Ovide sur l'Art d'aimer, de grâce enseignez moi ce que je dois faire.»
Conrad Dollenkopfius à M. Ortuin Gratius.
«Vous m'avez ordonné de vous rendre compte de mes études; apprenez donc que j'étudie la théologie dans l'université de Heidelberg, où je prends aussi chaque jour une leçon de poétique. Je sais déjà les Métamorphoses d'Ovide Mente tenus, et je les explique de quatre façons, naturellement, littéralement, historiquement et spirituellement. C'est ce que n'enseignent point ces poètes séculiers qui se moquent de nos écoles. A ce propos, j'ai poussé rudement un de ces vaniteux personnages touchant le dieu Mars. Il s'agissait de l'étymologie du nom de Mars (Mavors); il demeura bouche close quand je lui découvris que ce mot venait de mare vorans. Profitant de mes avantages, je lui montrai comme les neuf muses signifient les sept chœurs des anges, comme Mercurius vient de mercatorum curius, ainsi que l'a prouvé notre maître Thomas de Walley, d'Angleterre, dans sa belle concordance des Métamorphoses d'Ovide avec l'Écriture Sainte, où l'on voit que le dragon du Psalmiste n'est autre que le serpent Python, que Diane est la Vierge Marie; que, dans la fable de Pirame et Thisbé, Pirame répond au fils de Dieu, et Thisbé à l'ame humaine. Voilà, lui dis-je en finissant, comment il convient d'étudier la poésie. Adieu, mon vénérable..., je vous tiendrai au courant des gestes du docteur Reuchlin, car j'ai quelqu'un à Tubingne qui m'a promis de m'en écrire.»
Vilipatius d'Anvers, bacculaurier, à M. Ortuin Gratius.
«Un frère prêcheur, disciple de notre Jacques d'Hoschstrat, a pensé me faire évanouir de douleur en m'apprenant que vous étiez malade. Je me suis remis toutefois, lorsque j'ai su que votre mal n'était qu'une enflure à la mamelle droite, vu que j'ai remède à ce mal, dont je connais d'ailleurs la cause probable. Vous êtes trop beau, mon vénérable; vous avez les cheveux gris cendré, des yeux noirs, le nez gros et la corpulence épaisse. Quelque femme se sera éprise de vous, qui, n'espérant guère mener à mal un homme de la vertu dont vous êtes, aura sans doute recouru à la magie pour s'en faire aimer par l'effet de son art diabolique; auquel cas, suivant ce que j'ai lu dans la librairie de nos docteurs à Rostoc, vous devez user de la merveilleuse recette que voici: un dimanche, prendre du sel béni, en tracer une croix sur sa langue, avaler ensuite ledit sel, puis mettre du même sel dans ses deux oreilles et ne les point secouer. Tout ira bien de la sorte, et je vous souhaite autant de bonnes nuits que la peau d'un âne a de poils.»
Antonius, quasi-docteur en médecine, à M. Ortuin Gratius.
«Mon très particulièrement cher maître, apprenez du nouveau. 295 Je m'étais rendu d'Heidelberg à Strasbourg pour acheter des drogues dont nous manquons ici, et là je rencontrai un ami qui me dit qu'Erasme de Rotterdam, ce prétendu docteur qui sait tout, était pour lors dans cette ville. Un dîner fut d'abord arrangé par cet ami où l'omnisavant dut se trouver. J'avais fait provision de questions subtiles pour essayer mon homme sur la médecine. Le moment venu, les convives gardaient tous le silence, personne ne voulant commencer l'engagement. Enfin, après quelques mots proférés par l'omnisavant, d'une voix si faible que je veux être bâtard si j'en ai pu saisir un seul, notre hôte mit la conversation sur les Commentaires de César. Alors je pris la parole, et, selon votre méthode d'argumenter pro et contra, j'établis solidement qu'un guerrier ne pouvant donner à la fois ses soins à la guerre et aux lettres, Jules César n'avait pu écrire les commentaires qu'on nous donne sous son nom, et que leur véritable auteur était Suétone. Sur ce, Erasme de Rotterdam se prit à rire sans dire une parole. J'avais bien raison de penser que cet homme ne savait pas tout. Donc il ne sait pas la médecine; donc il est mauvais théologien, et vivez autant que le phénix. Je voudrais vous avoir ici, ou que le diable me confonde.»
Jean Labia, par la grâce de Dieu, protonotaire apostolique, à M. Ortuin Gratius.
«Ayant reçu, il y a trois jours, les Lettres des Hommes obscurs que votre domination m'a envoyées, j'en ai fait part à mes amis, entre autres à un prêtre de Munster qui est excellent juriste, à un théologien de l'ordre des carmes qui a coutume de boire avec nous, et à Bernard Gelf, jeune docteur de Paris, qui les ont fort admirées, en se réjouissant avec moi du nombre d'amis que vous avez. Seulement le titre du livre a causé quelques débats. Pourquoi, s'est-on demandé, M. Ortuin Gratius appelle-t-il ses amis hommes obscurs? Le juriste a prétendu que cette qualification couvrait d'illustres personnes, vu que Dioclétien était né de parens obscurs. Cette explication n'a pas complètement satisfait l'assemblée. Le théologien de Munster a dit que vous aviez voulu, par là, rentrer dans ce que dit Job, que veritas latet in obscuris, et que trahitur sapientia de occultis. Bernard Gelf, qui est un homme ingénieux, a pensé que vous aviez choisi ce titre par opposition à celui du livre de Reuchlin, naguère imprimé, des Lettres des Hommes célèbres, et aussi par un sentiment tout chrétien d'humilité; d'autant qu'il est écrit que celui qui s'abaisse sera élevé. Au milieu de ce conflit, quoniam, ut dicit Aristote, il n'est pas inutile de douter de chaque chose, daignez nous éclaircir et portez-vous bien.»
Maître Étienne Romedelantis à M. Ortuin Gratius.
«Mon maître, écoutez de belles choses! Nous avons ici un 296 certain docteur Murner, de l'ordre de Saint-François, qui, avec des cartes préparées comme pour le jeu, se vante d'enseigner la grammaire et la logique. Il sait de tout un peu, ce qui m'a fait dire de lui, ingénieusement, qu'il ne sait rien du tout. Ce merveilleux théologien est grand partisan de Reuchlin, par conséquent ennemi déclaré des docteurs de Cologne et de Paris, dont il exige, du Saint-Siége, la condamnation, sous menace de schisme en cas d'absolution. La principale raison de sa fureur est l'appui que nos maîtres ont prêté à Pfeffercorn pour s'être fait chrétien, de juif qu'il était. «Si ces gens-là, dit-il, agissaient en leur nom, ils n'auraient point recours, contre Reuchlin, aux œuvres d'un juif baptisé. D'ailleurs, le juif ne s'est fait baptiser que pour échapper aux poursuites de ses confrères qui l'accusaient de vol. Ce juif est un ignorant et l'opprobre de l'Allemagne.» C'est ainsi que parle Murner, et il ajoute bien d'autres injures. En attendant que Dieu le confonde, je l'ai confondu en lui prouvant que ces calomnies contre Pfeffercorn venaient de la jalousie de ses coréligionnaires; que, du reste, cet honnête homme était si bon chrétien, qu'il mangeait volontiers du porc et même des andouilles, et qu'il avait dernièrement gagné douze ames au paradis. «Il a donc tué douze hommes en état de grâce dans la forêt de Bohême avec ses amis les larrons?» m'a répondu Murner. Voyez la malice! Il est bon que vous la connaissiez.»
Frère Jean de Werdée à M. Ortuin Gratius.
«Vous êtes inquiet de la décision de Rome; vous vous figurez, d'après je ne sais quels ménagemens gardés par le pape avec Reuchlin, que votre condamnation du Speculum oculare sera blâmée! Rassurez-vous, hommes de peu de foi! Ne savez-vous pas les usages de la cour de Rome! Ignorez-vous que là ce n'est pas une raison pour être condamné demain que d'avoir perdu sa cause hier; et que, si le pape a permis la lecture du Speculum oculare, il peut tout aussi bien l'interdire, puisqu'il a le pouvoir de lier et de délier, puisque, suivant le droit canonique, il est le maître du monde, qu'il a, seul et sans concile, la main sur l'empereur même, qu'il est la loi suprême et unique, et qu'enfin, quamvis semel dixit ita, tamen postea potest dicere non? Du courage, donc! chassez de vos esprits ces peurs chimériques! Songez que notre maître Jacques d'Hoschstrat est dans la ville sainte, qu'il y défend notre cause et la foi chrétienne avec une extrême diligence, que naguère encore il avait à dîner, chez lui, nombre de courtisans, tels qu'un secrétaire apostolique et plusieurs auditeurs de Rote, qu'il leur a fait manger des perdrix, des faisans, des lièvres et de toute espèce de poissons, et boire bonum vinum corsicum, necnon græcum. Qu'avez-vous à redouter?»
297 Divers hommes obscurs à M. Ortuin Gratius.
«Notre maître Jacques d'Hoschstrat a fait des prodiges à Rome en notre faveur, cela est vrai, mais tant qu'il a eu de l'argent. Maintenant qu'il n'en a plus, et que la vermine envahit sa cape, il ne fait plus rien pour nous. Envoyez-lui donc de l'argent. Vous en manquez, dites-vous; eh bien! prenez celui des indulgences, mais envoyez de l'argent.
»L'insolence de nos adversaires est inénarrable. Je viens d'en frotter un qui avait osé m'appeler bourrique. «C'est toi qui es un âne, lui ai-je répondu, et je le prouve in barocco: Tout ce qui porte un fardeau est un âne: tu portes un fardeau, puisque tu tiens, sous ton bras, un livre qu'on t'a donné contre notre maître Jacques d'Hoschstrat; donc, tu es un âne.» Il n'avait pas eu la présence d'esprit de me nier la majeure, en sorte qu'il est resté court. Quels pauvres théologiens sont nos ennemis!... et vivez jusqu'à ce qu'un moineau pèse cent livres!
»Votre affaire ne marche pas bien à Rome: Le pape et les cardinaux sont irrités contre les universités de Cologne et de Paris, parce qu'elles ont brûlé le Speculum oculare de Reuchlin sans attendre la décision du Saint-Siége apostolique. Vainement leur opposerait-on le suffrage de dix universités: ils répondent que dix universités peuvent se tromper, au lieu que le pape ne peut pas se tromper. Si vous perdez votre procès à Rome, le diable tiendra la chandelle.
»Ce qui contribue à gâter votre affaire à Rome est qu'on y a peu de confiance dans les juifs baptisés. Or, comme Pfeffercorn est un juif baptisé, son livre contre Reuchlin n'y a point de cours. On dit encore ici que les juifs, une fois qu'ils sont devenus bons chrétiens, cessent de puer, et qu'ainsi Pfeffercorn ne doit pas être bon chrétien, puis qu'il pue toujours. J'ai beau répondre que Pfeffercorn peut fort bien puer désormais comme chrétien, s'il a cessé de puer comme juif; et qu'il ne faut point condamner un homme sur le simple soupçon, sans quoi on condamnerait notre maître Arnold de Tongres comme sodomite, lui qui ne l'est assurément pas, puisque toutes les filles de Cologne le tiennent pour vierge; rien n'y fait, et les Romains continuent à me jeter à la tête que Pfeffercorn est mauvais Chrétien, parce qu'il pue toujours.
»Un official du sacré palais, fauteur de Reuchlin, m'a signalé divers articles du livre de Pfeffercorn qu'il juge hérétiques et entachés du crime de lèse-majesté. En voici deux: 1o Pfeffercorn a dit de Reuchlin qu'en écrivant contre son Speculum manuale il a trahi Jésus-Christ comme Judas et pis encore. Donc il s'est mis au dessus de Jésus-Christ; 2o il taxe d'ignorance les princes défenseurs de Reuchlin. Or, par là, il porte atteinte au pape, aux cardinaux, à l'empereur qui admirent Reuchlin, lequel n'a pour ennemi puissant 298 que le roi de France à l'instigation de Jacques d'Hoschstrat, et par condescendance pour l'université de Paris.
»Mon vénérable, j'ai perdu le terrain dans deux sentences. Si je le perds dans une troisième, le diable va devenir abbé. Les théologiens de Rome sont évidemment gagnés par l'argent de Reuchlin. Cependant tout espoir n'est pas perdu; Jacques d'Hoschstrat ne perd pas une occasion de faire boire les référendaires. Que Dieu l'assiste!
»Armez-vous donc, une bonne fois, de rigueur à Cologne. Empêchez les nouveaux théologiens de moissonner le champ d'autrui. Brûlez leurs livres. S'ils arguent, soit de l'hébreu, soit du grec, dites-leur que de bons théologiens n'ont que faire de grec ni d'hébreu, puisque l'Ecriture Sainte est traduite, que la science de l'hébreu est pernicieuse en ce qu'elle autorise les juifs contre les chrétiens, et aussi celle du grec, en ce qu'elle donne raison aux schismatiques latinizate semper et imponatis eis silencium.
»Bonne nouvelle! J'ai appris d'un bacculaurier de Stuttgard que les yeux de Reuchlin baissent. A peine a-t-il pu lire le dernier livre que Pfeffercorn a écrit contre lui. Ne vous reposez donc pas; écrivez de rechef. Si cet homme ne vous lit point, il ne pourra vous répondre, et s'il ne vous répond pas, vous aurez raison. Adieu, portez-vous hexamétriquement.
»On dit que Lefebvre d'Etaples est favorable à Reuchlin, qu'il prétend avoir été traité par les théologiens de Paris comme Jésus-Christ le fut par les Juifs. Mais qu'il dise ce qu'il voudra, l'université de Paris est pour nous; elle tient que Pfeffercorn est un juif intègre qui s'est fait baptiser dans le Seigneur. Aussi est-il de la tribu de Nephtali, de cette tribu dont il est écrit dans la Genèse: Nephtalim, Nephtalim, cervus emissus dans eloquia pulchritudinis.»
»Mon vénérable, je ne me plais point en Italie; je voudrais retourner en Allemagne. Ici point de sociabilité. Dès qu'on s'y est enivré seulement une fois, on y est appelé cochon. Meretrices volunt multum pecuniæ, et tamen non sunt pulchræ, quamvis habent pulcherrimas vestes de serico et de cameloto. Quando modicum sunt senes, tunc statim habent curva dorsa, et vadunt quasi vellent merdare; et etiam comedunt allium, et fœtent maxime, et sunt nigræ, nec sunt albæ sicut in Alemania..... Audivi etiam quod supponitis ancillam impressoris Quentel, ita quod fecit puerum: hoc non deberetis facere, scilicet forare nova foramina. Hic habeo nec antiquas, neque novas, ergo volo redire in Alemaniam.... Valete tamdiu donec una alauda ponderat centum talenta.
»Vous m'avez recommandé, quand je serais à Rome, d'y chercher les livres nouveaux, et de vous les envoyer. Un notaire m'a parlé d'un certain poète qui passe pour une fontaine de poésie, et qu'on appelle Homère. Le mal est qu'il est en grec. Son livre traite du siége d'une grande cité nommée Troie, lequel aurait duré dix ans et aurait coûté tant de sang que les fleuves en auraient été 299 rougis. On y parle de héros qui lancent des rochers, de chevaux qui prophétisent. Je ne puis croire de telles rêveries possibles, ni même que l'ouvrage soit authentique.
»C'est dans la nécessité qu'on connaît ses amis. J'ai un cousin que son père veut former aux arts libéraux, et envoyer à l'université, qui maintenant est envahie par les poètes séculiers. Je ne suis pas de cet avis, et je veux vous le confier, pour qu'il étudie à l'ancienne mode. Quoique je sois albertiste, il m'est égal que vous le mettiez au collége du Mont, où les études sont thomistes, attendu qu'il n'y a pas de notables différences entre les thomistes et les albertistes, si ce n'est que ces derniers tiennent que les adjectifs sont appellatifs, et que le corps mobile est sujet en physique, tandis que les autres ne le veulent pas; si ce n'est encore que les albertistes disent que la logique procède des secondes intentions aux premières, que le corps mobile, placé dans le vide, se meut successivement, et que la voie lactée est de nature céleste; pendant que les thomistes soutiennent que la logique descend des premières intentions aux secondes, que le mobile dans le vide se meut à l'instant, et que la voie lactée est de nature élémentaire. Il n'y a pas là de quoi m'effrayer. Sur toutes choses, prenez soin de soumettre mon disciple à la férule, selon ce qui est écrit dans les proverbes, chap. 23: Noli subtrahere a puero disciplinam. Si percusseris cum virga, non morietur.
»Vous désirez savoir ce que je pense de la foi de Pfeffercorn, et si elle sera persévérante. Je ne sais que vous en dire. Il y a bien du danger avec les juifs convertis. On raconte ceci: L'un d'eux, à l'article de la mort, fit venir un chien et un lièvre, les fit lâcher dans sa chambre, et aussitôt le chien mangea le lièvre; puis il fit venir un chat et une souris, les fit lâcher, et le chat mangea la souris; alors le moribond prit la parole, et dit: «Le naturel revient toujours; c'est pourquoi je meurs juif.» On raconte aussi qu'un autre juif converti, étant sur ses fins, commanda qu'on lui fît cuire une pierre dans de l'eau bouillante, et, sur l'observation qui lui fut faite, qu'une pierre ne saurait cuire, il répondit: «Que pareillement un juif ne saurait cesser d'être juif.» Faites votre profit de ceci, et portez-vous bien.
»Juste ciel! Que m'apprend-on? Que nos amis de Cologne sont résolus de rompre avec la cour de Rome, si elle approuve Reuchlin, et de s'en aller prêcher l'hérésie en Bohême? Qu'ils n'en fassent rien! Surtout qu'ils n'en disent rien! Ce serait un grand scandale, et nous n'aurions plus d'aumônes; tout irait aux Augustins. Envoyez plutôt de l'argent à Jacques d'Hoschstrat qui en manque, et qui marche à pied dans la poussière, lui que j'ai vu arriver à Rome avec trois bons chevaux.
»Un librivendeur m'a dénoncé divers écrits de prétendus théologiens qui soutiennent Reuchlin et nous menacent; tels que Herman Buschins, le comte de Nova-Aquila, chanoine de Cologne, 300 et un certain Bilibaldus de Nuremberg. Mais je me suis dit: «Qui moritur minis, ille compulsabitur bombis.» On cite encore, parmi nos adversaires, Philippe Mélanchton, Jacob Wimpheling, Beatus Rhenanus, Nicolas Gerbelius, un étudiant de Bologne, nommé Ulric de Hutten, et peut-être aussi Érasme de Rotterdam, quoique ce soit un homme à part et qui marche d'ordinaire pour son compte. Bombi, bombi sunt minæ. Les juristes et les poètes ne prévaudront point sur nos maîtres dans les sept arts libéraux.
»Recevez mes félicitations, mon vénérable, de la victoire que nous venons de remporter à Rome contre Reuchlin. Le pape lui impose silence désormais. C'est une assurance, pour nous, d'avoir raison. La fureur de nos ennemis est au comble. Ils disent que nos maîtres, dans les sept arts, sont des ânes superbes. Ils s'emportent contre nos moines et les accusent de ne savoir pas un mot de latin. Tenons ferme. Figurez-vous l'audace de Wimpheling qui ose avancer que Jésus-Christ n'était pas moine, contre la preuve qu'en a donnée notre docteur Thomas Murner. Que s'ensuivra-t-il? C'est qu'il sera hérétique, vu que les moines sont si bien les enfans de Dieu, que Jésus-Christ a été moine.» (La victoire, dont le correspondant parle ici, ne fut pas complète. Rome, ayant des affaires plus pressantes, ne décida rien sur le Speculum oculare. Elle se contenta d'incliner pour les adversaires de Reuchlin, et recourut d'ailleurs, dans cette occasion, à son grand principe dans les affaires délicates, l'appel au temps.)
Rupertus Cuculus M. Ortuino Gratio (ultima epistola).
«Maître, il n'est bruit que des méchancetés que vous et vos confrères de Cologne avez faites à Reuchlin. Je ne puis assez m'étonner quand des ânes à deux têtes, comme vous messieurs les philosophes naturels, osent ainsi tourmenter un homme de sa science et de sa piété. Pour vous être associés contre lui à un misérable juif tel que Pfeffercorn, il faut que vous soyez de vrais Judas: chacun cherche son semblable. Puissiez-vous finir au gibet, lui, vous et vos compagnons! Quanquam, quoniam, quidem omnia illa vera sint, je vous adresse cette dernière lettre pour que vous en fassiez part aux docteurs qui siègent avec vous dans la chaire pestilentielle. Ecrit d'Heidelberg, apud Lipsium claudicantem qui sinit unum sibi cum naso in culum currere.»
On reconnaît, à ce langage, la violence de l'esprit réformateur qui bientôt devait embraser le monde chrétien. Il est triste de penser que cent années de guerres cruelles, que le sang de trois générations aient suivi ces satires méritées, sinon justifiables; mais il est consolant de voir que ces excès et ces malheurs même aient ramené l'Église à cette science tolérante et simple, 301 à cette piété douce, à cette gravité, à cette pureté de mœurs qu'on lui revoit aujourd'hui. Un tel spectacle doit faire tomber l'ironie, rougir la haine, désarmer l'incrédulité; car, en de telles matières, ce qui édifie est nécessairement bon, et ce qui dure est bien fondé. Nous terminerons ici notre analyse, abandonnant aux curieux la lettre de Benoît Passavant (Théodore de Bèze) au docteur Pierre Liset, abbé de Saint-Victor, et d'abord président au parlement de Paris, lettre remplie de sel et de génie satirique aussi bien que le pamphlet d'Ulric de Hutten, mais que sa brièveté dispense d'analyser.
Cum privilegio: Ces présentes ont été faictes en l'an de l'Incarnation de Nostre-Seigneur Jésus-Christ mil cinq cent et un, au quinzième jour d'apvril. 1 vol. in-4 gothique, avec frontispice sur bois. 12 feuillets non chiffrés et des signatures de B. III.
(1521.)
Dans ce livret, aujourd'hui difficile à rencontrer, le doyen de la Faculté théologale de Paris s'adresse à tous vrais chrétiens catholiques, au nom de sa corporation, et s'autorise, en débutant, de Monseigneur sainct Paoul, vaisseau d'élection, tubicinateur évangélicque, docteur et maistre de la gent, etc., etc., pour condamner la doctrine nouvelle qu'il dit sortie, ainsi que toutes les hérésies, d'une génération de vipères. Luther, selon lui, n'est point un enfant légitime de l'épouse, mais un bâtard de la chambrière. Après ce préambule, viennent les propositions condamnées, lesquelles sont au nombre de 19 sur les sacremens, de 1 sur les constitutions de l'Église, de 1 sur l'égalité des œuvres, de 2 sur les vœux, de 1 sur l'essence divine, de 2 sur diverses matières, de 10 sur la contrition, de 7 sur la confession, de 4 sur l'absolution, de 1 sur l'espérance, de 1 sur la peine des hérétiques, de 1 sur l'observation des légales, de 1 sur la bataille contre les Turcs, de 1 sur la liberté des ecclésiastiques, de 8 sur la satisfaction, de 2 sur ceux qui vont au sacrement de l'autel, de 2 sur la certitude de charité, de 5 sur les péchés, de 6 sur les commandemens, de 4 sur les conseils évangéliques, de 9 sur le purgatoire, de 2 sur les conciles généraux, de 5 sur le libéral arbitre, et enfin de 7 sur la philosophie et la théologie scolastiques, total 101; nombre égal aux propositions condamnées, un siècle plus tard, dans Jansénius.
303 Il n'est point de notre ressort d'opiner sur de telles matières; mais, s'il nous était permis d'énoncer nos idées touchant ces propositions, nous dirions que la plupart nous ont paru porter une atteinte évidente à la foi chrétienne, et qu'il était au moins bien difficile à Luther de se maintenir dans la communion des disciples de Jésus-Christ, après les avoir soutenues: nous n'en citerons pour preuves que les deux suivantes, sur le libre arbitre:
1o. Le libéral arbitre n'est point seigneur de ses actes.
2o. Le libéral arbitre, quand il fait ce qui est en soi, pèche mortellement.
Ingénieusement compilé par maistre Laurent Lesperit, pour responce de vingt questions par plusieurs souventtes fois faictes et desirées, à sçavoir qui sont spécifiées au retour de ce feuillet en la roue de fortune, desquelles, selon le nombre des poincts d'ung trait de trois dez, les responces sont par subtilles calculations, selon l'ordonnance de praticquer ce petit volume après le renvoy des signes aux sphères de ce présent livre, mis en profeties, situés après les dictes sphères comme se peult facilement appercevoir. Translaté d'italien en françoys par maistre Anthitus Faure, lequel a esté nouuellement visité et diligemment corrigé de plusieurs faultes qui estoient en icelui.
(1528.)
Cette rare plaquette in-4, imprimée en gothique, avec portraits, figures, sphères, roues de fortune, signes zodiacaux en bois, contient 87 feuillets non chiffrés. Le pronostiqueur commence par rapporter diverses destinées humaines à autant de figures en bois, qui sont placées elles-mêmes sous différens signes du zodiaque. Ainsi, veux-tu savoir si ta vie doit être heureuse? va au roi Salomon qui va au signe du soleil; si ta femme est loyale et belle? va au roi Turno qui va au signe du scorpion; si l'amant est aimé de sa dame? va au roi Agamemnon qui va au signe cueur; quelle abondance de biens tu auras? va au roi Ptolémée qui va au signe de l'écrevisse, etc., etc., etc. Ensuite viennent de naïves prophéties d'Adam, de David, d'Isaac, de Joseph, de Jacob, de Tobie, de Jonas, de Mathusalem, d'Ezéchiel, de Siméon, d'Elysée, d'Abraham, de Moïse, de Balaam, de Noé, d'Elie, d'Abuch, de Nephtalim, de Daniel et d'Isaïe. Ces prophéties sont accompagnées de numéros qui vous renvoient aux différens signes sous lesquels vos destinées sont placées; en sorte, par exemple, que, si vous avez le no 55, d'Isaïe, 305 il est incontestable que vous vivrez bien et seurement, joyeusement et longuement; si le no 1, d'Adam:
Nous ne demandons pas mieux qu'on sourie de pitié en lisant de telles folies de l'an 1528; mais alors il ne faut pas, en 1833, aller consulter mademoiselle Le Normand.
L'original italien de ce livre est cité par le Doni, dans sa libraria prima, et y porte pour titre: Il libro della Ventura.
Provençalis de bragardissima villa de Soleriis (Soliers), ad suos compagnones qui sunt de persona friantes, Bassas dansas et Branlas practicantes novellas, de guerra romana, neapolitana et genuensi, mandat; una cum epistola ad fallotissimam suam garsam, Janam Rosæam, pro passando tempus. A Paris, par Nicolas Bonfons, demeurant en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne Saint-Nicolas. 1 petit vol. in-8 de 35 feuillets, lettres rondes, finissant par ces mots: «Explicit utilissimum opus guerrarum et dansarum impressarum in bragardissima villa de Paris, per discretum hominem magistrum Julium Delfinum de Piemontum, de anno mille cincentum et septanta quatuor ad vinta unum de mense aprile.»
Cette édition, qu'il ne faut pas confondre avec celle de Galliot du Pré, sous la même date, n'est pas moins rare. M. Brunet ne paraît pas l'avoir connue, puisqu'il ne la cite pas; mais rien de plus naturel ici que les omissions, vu le grand nombre d'éditions qui ont reproduit les poésies macaroniques d'Antoine de la Sable. La première de toutes, selon M. Brunet (et l'on en compte 13, selon M. Tabaraud), est celle pet. in-8 goth. (sans date), de 40 feuillets non chiffrés, à 23 lignes par page; et la deuxième est celle de 1529, qui figure au catalogue de la Vallière, sous le n. 2689. L'édition de 1670, stampata in stampatura stampatorum, que nous possédons en seconde édition, quoique la meilleure et la plus complète de toutes, est moins belle que la nôtre de 1574-76, étant moitié en lettres italiques, moitié en lettres rondes. On ne doit pas d'ailleurs tant la vanter de ce qu'elle est plus complète que les autres, attendu qu'Antoine de la Sable n'est point l'auteur des pièces qu'elle renferme en plus, savoir: la Guerre huguenote de 1574 (bellum huguenoticum), qui est de Remy Belleau: et les divers poèmes macaroniques (nova novorum novissima poemata), la plupart de Bartholomée Bolla de Bergame, dit l'Apollon des poètes, lequel Apollon est un plaisant bien insipide, surtout auprès du spirituel Aréna. Quant à la jolie édition de Londres (Paris), 1758, in-12, que nous avons, en troisième, sur papier fort, et qui contient les mêmes choses que celle de 1670, moins toute la partie des poèmes bergamasques, elle a le mérite de nous offrir, outre une courte préface française très bien faite, un petit poème burlesque, en latin macaronique, sur la mort de très illustre Michel Morin, l'omnis homo, tombé du haut d'un orme en dénichant un nid de pie. Morini tombantis caput et collum gribouillantur, etc., etc.
(1529-36-74—1670—1758-60.)
Antonius de Aréna, jurisconsulte, élève d'Alciat, et poète macaronique, imitateur de Merlin Cocaïe, naquit à Soliers, diocèse 307 de Toulon, d'une famille connue, dès le XIIIe siècle, sous le nom de la Sable, qu'il a latinisé. Sa jeunesse fut plus libre qu'exemplaire, comme le témoignent ses poèmes sur l'art des danses, branles et gambades, dédiés à sa garce Jeanne Rosée; et sa carrière de légiste fut bornée, puisqu'il mourut, en 1544, simple juge à Saint-Remy, diocèse d'Arles; mais il avait l'esprit satirique, avec une imagination tournée à la gaîté, et ces dispositions lui assurèrent des succès plus durables que n'en valurent l'étude et l'interprétation des lois à son maître, le savant Milanais, dont le monde, aujourd'hui, ne connaît plus que le nom et quelques pauvres emblêmes. C'est que la nature humaine, base unique des arts d'agrément, ne change point, tandis que nos connaissances, qui servent de fondement aux arts utiles, sont soumises à des vicissitudes perpétuelles. Il y aurait ici matière à réfléchir, s'il était permis de penser sérieusement au début d'un extrait macaronique; mais Aréna, moins que tout autre, ne veut de réflexions sérieuses. Son seul but est de plaire, ou peut-être même de s'amuser. Ses premières poésies retracent, en latin burlesque, le sac de Rome, exécuté, en 1527, par l'armée impériale du connétable de Bourbon. Il y raconte plaisamment ses dangers, ses souffrances, ses misères; comme quoi il jura de ne plus retourner à la guerre, après cette triste expédition, et comme ses camarades l'embauchèrent de nouveau pour accompagner Lautrec à Naples.
Le voilà donc arrivé à Naples avec l'armée française... in pogio realo fuerunt tentoria nostra. Tout allait bien, quand la maladie, eh! quelle maladie, grand Dieu! vint tout gâter.
Pour comble de maux, Lautrecum dominum febris post grossa tuavit... O Dieu! grand Dieu! que vouliez-vous que nous fissions dans cette occurrence?... Deus, atque Deus, quid vis quod nos faciamus?... Nous fîmes pour le mieux, ce fut tout... Dieu châtie bien ceux qu'il aime... Après la guerre de Rome et celle de Naples, vient celle de Gênes...
Quand Gênes, la changeante, vit notre armée en désarroi, tout d'abord elle se rébella contre nous, et André Doria pareillement... 308 Ce fut bien à tort, car la France traite noblement les gens. Notre roi est un roi bénin, brave, bon bragard, gaillard, grandis valdè et bellissimus...; qui connaît et fait respecter les lois et l'équité; qui guérit les écrouelles, escrolas sanat...; qui a rétabli Rome que les infidèles avaient pillée...; qui a soutenu la foi, comme firent toujours ses ancêtres, selon ce que nos livres disent... Ah! trahison, trahison ribaude!... Sans la trahison, la France eût été la maîtresse du monde... Toutefois, Dieu est juste, il est bon soldat, il vengera notre roi François..., il punira les traîtres..., il fera des Français un peuple invincible... Mais c'est assez parler de la guerre, qui m'a fait tant de maux...; il est l'heure de parler de gentillesses et de danses.
Gentigalantes sunt omnes instudiantes, gentils galans sont tous les écoliers...; et bellas garsas semper amare solent, c'est un usage immémorial chez eux d'aimer les belles garces...; mundum præsentem sanctaque jura regunt, ils sont les oracles de la loi et gouvernent le monde à présent...; si non sit lectus, terra cubile facit, faute de lit, la terre leur fait couchette, etc... Il est vrai qu'ils sont querelleurs autant que galans... Voyez-les, dans Avignon, prendre partie pour ou contre un abbé... Les voilà tous armés de bâtons et tenant à deux mains de longues épées qui, tantôt à droite, tantôt à gauche, ne font pas grand mal, qui fere taillabant undique nihil... Grande est la fureur, grande est la rumeur...; mais la paix est bientôt faite..., tout ce bruit finit en grosse riaille (in grossa riailla)... Avignon est une heureuse et bragarde cité, disons-le... En tout, quelle belle chose que cette Provence!... et ce parlement d'Aix! parlamentum sapium sapienter aquense, qui fait si grande justice et si brève... Et ces étudians de Toulouse, encore!... Quelle gloire pour le midi! plures in numero sunt, bragat docta Tolosa... Comme ils lisent! comme ils expliquent! comme ils entretiennent des filles! comme ils enfoncent les portes!... Quand la goguette passe mesure, le parlement, courroucé, la réprime... Toutefois, c'est avec douceur..., plura juventuti parcere nempè decet... Tels sont les étudians...; tu les connais, lecteur!... sunt flores mundi semper amando Deum... Regarde l'étudiant s'arracher du toit paternel, par amour pour la science... Son père l'embrasse, le bénit, lui donne un mulet, des conseils, peu d'argent, et le voilà parti!... Les étudians sont subtils... La 309 peste elle-même ne saurait les atteindre...; dès qu'ils la sentent, ils emballent leurs livres et fuient devant elle, en changeant mille et mille fois de logis... Ils prient Dieu ainsi: Seigneur, éloignez de nous la peste et secourez notre misère!... A force d'échapper à la peste et de changer de logis, les voilà devenus savans jurisconsultes... Ici, j'aurais cent langues, que je ne pourrais assez chanter leurs louanges... C'est merveille de les voir danser et bragarder avec les jeunes filles, de les entendre s'écrier: vivent l'amour et les garces! tout en dansant au son du tympanon.
Maintenant parlons des basses danses... Il faut m'écouter pour savoir danser, et il faut savoir danser; car ceux qui ne savent pas danser sont l'objet des brocards de toutes les femmes et de tous les jeunes gens...
Ecoutez-moi et apprenez à danser!... J'en ai bien baisé pour avoir su danser..., experto crede Roberto... Je vous préviens, d'ailleurs, qu'il n'y a point de danses au paradis, et qu'après votre mort vous ne danserez plus... Dansez donc de votre vivant... Vous énumérer toutes les sortes de danses, je ne le ferai; cela ne se peut... Les danses se renouvellent sans cesse... Il n'est plus question aujourd'hui des danses de nos pères, de la danse: Monsieur, ma mio, lo brot de la vigna friado; ni de la danse: En tout noble cœur, fleur de beauté; ni de la danse: Toto, avant, reculo, tiro, tiro, reculo... Je vais vous donner des règles générales pour danser toute espèce de danse..., incipiendo dansam fit reverentia semper... Otez votre barrette avec trois doigts seulement et la remettez lentement sur votre tête...; partez de la jambe gauche...; donnez la main droite à votre danseuse..., mais ayez les mains nues...; point de gants, entendez-vous?... Si vous dansez avec deux belles, faites en sorte de les regarder toutes deux à la fois, pour en être aimé, etc., etc.
Suivent, sans nombre, des leçons techniques sur les pas doubles et simples, sur la reprise, le congé, les branles et autres parties de l'art dans lesquelles le poète triomphe heureusement et gaîment des difficultés de la versification. Ces leçons se terminent par une longue admonition aux danseurs, remplie de conseils fort sages, tels que de ne se point moucher avec les doigts...
Ceci est un peu sale, mais voilà qui est plus délicat:
Et voici qui est plus relevé.
En tout, ces petits poèmes sont trop crus, mais fort plaisans. Quant à l'épître du poète amoureux à Jeanne Rosée, sa belle, c'est tout uniment une longue et catégorique requête à l'effet de terminer son martyre et pas davantage.
Jamais fille, que je pense, ne s'est laissé séduire par de telles paroles, il y faut encore autre chose; mais il est temps de venir au chef d'œuvre d'Antoine de la Sable, c'est à dire au récit satirique de la folle entreprise tentée par Charles-Quint sur la Provence, en l'année 1536, laquelle fit tant d'honneur au patriotisme des Provençaux et valut au connétable Anne de Montmorency, par son heureuse et menaçante inaction dans son camp d'Avignon, le surnom de Fabius français.
Catoliqui imperatoris, quando de anno Domini M.D.XXXVI. veniebat per Provensam bene corrossatus in postam prendere Franciam cum villis de Provensa; propter grossas et menutas gentes rejohire, per Antonium Arenam, Bastifausata (Bafouée). 1 vol. in-8 de 106 pages, et 16 pages préliminaires. Lugduni, 1760.
Réimpression tirée à 150 exemplaires seulement d'un livre publié, en 1536, à Avignon, en lettres gothiques, et devenu si rare, au rapport de Bouche, l'historien de Provence, qu'il n'en avait jamais vu que deux exemplaires. Cette réimpression est plus belle et plus recherchée que celle qui parut, en 1748, à Avignon, sous la rubrique de Bruxelles.
Ce poème a 2396 vers, alternativement hexamètres et pentamètres. L'auteur s'adresse à François Ier....: Rex bone! lui dit-il, la guerre vous donne de si rudes pensemens, que la tête vous en fait mal..... Votre sommeil est troublé..... Croyez-moi, faites grande chère..... Nul mélancolique ne peut vivre..... Vous régnez sur cette France que le ciel favorise, pour laquelle chacun de ses enfans est prêt à mourir...., et qui ne sera jamais reniée comme Dieu le fut de saint Pierre..... Écoutez, je vais vous donner de fraîches nouvelles qui vous réjouiront le cœur..... Janot, le roi d'Espagne, imperlateur des lansquenets, jaloux du titre de maître du monde, avait formé, contre vous, une lourde et sotte entreprise....; celle de saisir vos états et vos enfans..... Il était entré dans notre Provence, tuant, pillant, ne laissant dans nos campagnes poules ni semences..... Vainement le pape et le grand cardinal de Lorraine, que je voudrais bien voir pape un jour, avaient essayé de l'arrêter, lui représentant que le droit n'était pas pour lui, que mal prend à qui fait mauvaise guerre à la France, que bien mal acquis ne profite pas..... Il ne voulut rien entendre... Il s'écria: La France pense me trouver bon-homme...., je rabattrai son caquet.....
et autre babil semblable..... Il s'imaginait déjà tenir Paris..... Le forfant Antoine de Leve lui avait mis cette vision en tête....; et déjà les vainqueurs se partageaient le butin..... De vrai, ils s'y prirent bien d'abord..... La Provence le sait trop à leurs pilleries..... 312 Janot marcha le premier vers Antibes, en passant par Nice pour voir sa dame, et se faisant escorter, sur mer, par cinq galères d'André Doria..... Le seigneur d'Antibes, Gentifalot, se défendit bien; mais, ne pouvant résister au nombre, il se retira vers Grasse, puis à Brignolles, puis à Aix avec nos soldats..... Cependant nos campagnes étaient fiérobrûlodévastées..... Les peuples se lamentaient, disant: «Nous avons sué, nous avons semé, et la guerre nous enlève le fruit de nos sueurs et de nos semences...» Patience! criaient nos gens d'armes..., notre roi vous confortera..... Belle chienne de patience! reprenaient les peuples; nous allons devenir errans sur la terre comme des Bohémiens sans feu ni lieu...» Subito l'espérance renaît... Janot l'imperlateur ne pourra vivre avec ses ribauds dans un pays dévastobrûlé..... Il ne faut que le harceler devant, derrière et de côté, tandis que nos gens d'armes s'assembleront pour, puis après frotti frotter son orde échine..... Allons, presto, assemblons les gens d'armes!..... Les gens d'armes s'assemblent... Grand roi! vous cherchez un lieu sûr pour asseoir votre camp... vous croyez l'avoir trouvé sur le mont Barret, près d'Aix....; mais le sage Montmorency ne juge pas la place bonne pour le camp et veut l'établir sous Avignon, en laissant seulement 6,000 hommes pour protéger la ville d'Aix..... Bientôt même l'ordre est donné d'évacuer cette noble cité, avec invitation à chacun d'emporter son bien..... Que de cris! que de larmes!..... Déjà l'Espagnol avait occupé Grasse, Brignolles, et s'acheminait sur Aix par Saint-Maximin, près Marseille... Entre Brignolles et le château de Gaylet, la bande française lui frotta un tantinet les os dans une escarmouche....; pourtant il fallut lui céder, et le ribaud se crut triomphant... Le voilà plantant son camp sur les bords du Rhône, au plan d'Alhan... Là, copieusement fourni de toutes choses hormis de pain, il se met à banqueter sous ses tentes et à manger nos raisins...; la foire le prit lors au ventre...
Que de gens illustres il avait avec lui!..... Le duc de Savoie, le bossu, le cocu que nous voulions priver de son duché, du Piémont, de la Bresse et même de Nice, et à grande raison, car c'est un gille qui laisse porter les chausses à sa femme, et ladite femme est tout encarognée de colère contre nous... Le marquis de Saluces, traître à qui nous avions confié le commandement de nos armées... Que Dieu lui concède damnation dans l'autre monde!... Ce ribaud d'Antoine Leva, maladif, grand guerrier 313 de langue, qui se fait porter par les paysans comme une relique... songecreux, maudevin, bon conseiller de malices..., puis le duc de Bavière, puis Ferrand, marquis du Guast, puis le duc d'Albe... Les méchans s'entourent de méchans... L'armée de ces brûlovoleurs semblait si grosse que de nous devoir sans miséricorde avaler...; mais néant!.. Il en demeura bien dans les champs de Provence 20,000 de ces imperlatoriaux, qui servirent de friandise aux chiens et aux loups..... Ils y restèrent les ribauds sans que les cloches aient tintinnabulé leur glas, sans que prêtre de Dieu ait chanté pour eux de profundis... Ils rendaient leur ame par terre et non au lit, et n'avaient point d'amis près d'eux en mourant... Les malheureux n'en ont pas... Donc Janot l'Espagnol, Tudesque, Italien, s'avançait en France, en ferme foi de nous escoffier..., se croyant redoutable à Dieu même, parlant aux saints avec bonté, jurant qu'il ne lairrait cheux nous pierre sur pierre... Il marchait avec cavaliers lombards, agiles comme des lièvres, avec arquebusiers, piquiers, artilleurs... La terreur les précédait... Les mères s'enfuyaient devant lui, portant leurs nouveau-nés sur leur dos... Les femmes grosses allaient accoucher dans les bois ou parmi les roches... A bon droit défilait-on, car jamais, sur terre, il ne se vit une si perverse canaille, pas même chez les Turcs... Omne scelus faciunt non metuendo Deum... Ces coquins de Nissars et de Génois remplissaient leurs barques de butin français et l'emportaient chez eux par mer... Tout doux!... Un jour la Provence vous traitera comme vous l'avez traitée!... Alors vous lui crierez pardon, ribauds!... mais elle vous répondra: taisez-vous!... Non, la muse se refuse à exprimer les indignités que ces mécréans commirent...
Dans la grande église de Saint-Sauveur, à Aix, ils ne laissèrent ni reliques, ni vases sacrés... Alors, grand roi, vos paysans de Provence s'émurent..., ils s'armèrent, qui de bâtons, qui de rapières, qui de broches; ils se répandirent autour du camp ennemi, tombant sur ceux-ci quand ils dormaient, sur ceux-là quand ils buvaient, sur les gens isolés, sur les enfans perdus, et les tuant de la meilleure volonté possible... Leur demandait-on la vie? les paysans répondaient: à la mort!... Pourquoi êtes-vous venus ici manger nos gallines, ribauds! à la mort!... Et les soldats d'Espagne rendaient la pareille aux paysans qu'ils prenaient... C'était une désolation...
Ah! guerre rustique! on ne peut se figurer combien vous êtes cruelle!... L'imperlateur n'était pas où il croyait d'abord en être... S'il abandonnait un village sans l'occuper, ce village se rébellait sur ses talons... S'il y laissait quelques soldats, les villages d'alentour se levaient pour accourir à l'égorgée de la garnison, ainsi qu'on le vit arriver à Saint-Maximin... Mais je veux raconter ce que fit la brave ville de Soliers, ma patrie... Un trompette vient un jour la sommer de se rendre... Le peuple répond qu'il aime mieux mourir... Seconde sommation accompagnée de douces paroles...
Réponse que les épées sont prêtes, et que s'il ne se retire on le frottera... Troisième sommation avec menace de mettre la ville à feu et à sac... Aussitôt toutes les cloches de la ville de tocsiner..., toutes les cloches de la campagne drelindinent pareillement... L'Espagnol attaque, mais il perd bon nombre des siens avant de prendre la ville et de la saccager... Enfin Soliers fut saccagé... J'y perdis mes meubles et ma maison... Que le diable torde le cou à l'Espagnol!... Le fort de Toulon ne se distingua pas moins en tirant sur les galères de Doria... Partout les ennemis étaient reçus à l'infernal... Hélas! ils pénètrent dans la ville d'Aix..., ils incendient le palais..., ils envahissent les salles du parlement, et font demander à nos magistrats de rendre la justice au nom de Janot... Mais tous absens, tous fidèles à la France, font défaut à la cour... (Ici Aréna nomme tous les membres des diverses cours de Provence, en mêlant à leurs noms d'ingénieux éloges que la mémorable circonstance qui les amène rend précieux pour leurs familles.) Comment représenter les excès des impériaux?... Ils affament, ils ruinent la ville et ne s'arrêtent que lorsqu'ils se voient eux-mêmes en butte à la famine et à la misère... Alors ils regardent le ciel, les insensés, et s'écrient: «Grand Dieu! nous sommes coupables..., secourez-nous!...» Mais le Dieu qui gouverne les astres est sourd aux prières des ribauds... Dans leur désespoir, ils eussent consumé la cité d'Aix entière, sans les supplications des moines observantins, des religieuses de Sainte-Claire et de celles de Nazareth... Pendant qu'ils couraient la campagne pour chercher des vivres, heureusement pour eux, André Doria leur amena un fort secours d'argent et de biscuit... 315 Cela les mit en goût d'aller ruiner la cité d'Arles... L'épouvante, à leur approche, avait saisi les habitans...; mais le lieutenant de justice les rassure... J'irai trouver Montmorency, leur dit-il; je lui demanderai de visiter nos murs et de nous aider à les défendre... Il dit, et cavalcando, eperonando, va trouver Montmorency dans Avignon la sainte, où sont de belles femmes pro rigolando... Montmorency répond oui d'un signe de tête et tient parole... Il visite la cité d'Arles et la met en état de se bien défendre, lui laissant le prince de Melfe avec Bonneval... Les gendarmes y affluent de toute part et se logent en maîtres dans les maisons... Les amis font bonne cuisine aux frais des habitans et les paient ensuite en jetant leurs meubles par les fenêtres et les piédauculant s'ils soufflent un mot du procédé... Telle est la guerre... Elle se fait toujours aux dépens de Jacques Bonhomme...
Les femmes les plus illustres, madame d'Alène, madame de Beaujeu portent elles-mêmes de la terre aux remparts dans des corbeilles... On est bientôt prêt à recevoir l'ennemi... Sur ces entrefaites, le marquis du Guast se présente... Il voit ces murailles hérissées de défenseurs... Il voit la cité d'Arles, entourée par le Rhône, le narguer comme une reine au sein des eaux... Il recule et bien lui prend, car s'il se fût obstiné, rudement il eût été frotté avant d'être jeté dans le fleuve... Vive la cité d'Arles! puisse-t-elle bragarder semper!... Le capitaine du Guast voulait prendre Tarascon, saccager Sainte-Marthe, passer par bateaux à Roses, traverser le Languedoc et regagner l'Espagne...; il se flattait... Tarascon et Beaucaire ne furent pas de son avis... Il retourne alors sur Marseille...; néant... Notre-Dame-de-la-Garde garde Marseille... Quand l'imperlateur vit cette courageuse ville si bien fournie qu'elle était de soldats, de canons, de galères de toute grandeur: «Arrière, arrière, dit-il, le diable ni César ne prendraient Marseille; elle est trop vaillante et trop fortifiée...» Ce dit, il se retirecula et rejoignit son Antoine Leva qui, de présent, se moribondait d'éthysie, et qui lui fit l'allocation suivante: «César! fuge littus avarum! Fuyez la Provence!... Nous ne pouvons rien contre la fortune...; cette garce est pour la France... Fuyez! autrement les Français sortiront de leur camp d'Avignon, et vous aurez sur l'échine!... Je vais mourir... croyez m'en donc!... Retirez-vous en sage et galant homme!...» Comme il achevait ces mots, 316 le ribaud, il expira désespéré et s'en alla droit aux enfers... Là, Pluto proserpinait le prince des diables avec les siens... Leva leur cria: «Je suis à vous...; je vous appartiens pour avoir conseillé d'attaquer la France..., pour avoir empoisonné le Dauphin à Madrid... Il est vrai que je n'étais pas seul à verser le poison et que quelqu'un m'a bien adjudé comme le confessa le comte de Montécuculi sous la main du bourreau...» Qui fut ratepenaudé par la mort d'Antoine de Lève? ce fut Janot l'imperlateur... Il ne mangeait ni ne dormait plus... Antoine! mon ami! que deviendra mon empire sans toi?... Maudite mort! maudit destin!... Tandis que l'imperlateur se morfondait ainsi en hélas, un messager survient qui lui apporte de méchantes nouvelles d'Avignon... Le roi François est arrivé au camp... Sa vue a enflammé ses troupes... Un cri a retenti: France! France vivat... Les larmes coulaient de tous les yeux, les canons tonnaient, les arquebuses pétaient, les étendards flottaient, ensemble les banderolles... On eût dit que le paradis avec les chérubins descendait sur terre... Notre roi était armé de pied en cap... Le coursier qu'il montait, bardé de fer et d'or ciselé, bondissait sous lui sans le secours des éperons... Il n'y a point, dans l'univers, de si gaillarde lance que notre roi... C'est la guerre qui l'a créé... Guerra creavit illum... Avec cela, doux au peuple et bon compagnon pour tous... Les seigneurs de France l'escortaient ayant le grand maître Montmorency à leur tête... Le camp est levé... L'armée s'avance d'Avignon... Elle forme bien 100,000 hommes avec les paysans qui s'y joignent, et la présence du roi seul en vaut 20,000... A cette approche formidable, Janot se met à pleurer... «Hoïmé, soldats, dit-il aux siens, la fortune est une ribaude...; prenez sur vous pour cinq jours de pain et détalons d'ici faute de quoi nous ferions triste fin...» Ces mots à peine achevés, vous eussiez juré que trente mille diables remuaient la plaine d'Alhan..., et le boute-selle de sonner, et les chevaux de galoper toupatata patatou... A l'étendard!... Heli! Heli!... en Italie!... détalons!... Si France nous prenait, ce ne serait pour nous péché véniel... «Dieu! je suis deshonoré!... moi qui ai vaincu le Turc, qui ai pris Tunis, qui ai fait sauter les galères de Barberousse, moi forcé de me retireculer sans livrer bataille!...» Ainsi se désolait l'imperlateur, et cependant il cherchait à prix d'or, parmi les paysans, quelques espions qui voulussent aller à la découverte de la marche des Français...; mais il n'en trouva pas un seul dans toute la Provence... La retraite des impériaux une fois commencée, le roi de France dépêcha contre eux le sénéchal et le comte de Tende... On les 317 poursuivit l'épée dans les reins... Les paysans s'y mirent, et chaque jour on tuait de ces ribauds à belles douzaines...
Enfin Janot confia les débris de son armée au marquis du Guast qui, vaille que vaille, les ramena en Italie, pendant que lui, honteux et dolent, fut conduit à Gênes sur les galères de Doria... Vaillant roi de France! grâces vous soient rendues!... vous nous avez sauvés!... vivez à jamais!... que votre glorieuse mémoire soit impérissable!... et donnez à votre serviteur un petit emploi pour banqueter... Sire! avisez-y... Je ne veux qu'une épouse qui soit vierge, riche, belle et sage, pour vous chanter, pour vous bénir!... O rex bone! vole!
Moi, Antoine Aréna, j'écrivais ceci étant avec les paysans de Provence, par les bois, montagnes et forêts, lorsqu'en l'année 1636 l'empereur d'Espagne et toute sa gendarmerie, faute de pain, dévastaient nos vignes et vinrent puis après foirer sans clystères dans la ville d'Aix.
Il y a beaucoup de verve et d'esprit dans cet ouvrage. Toutefois Aréna ne vaut pas Merlin Cocaïe, il s'en faut de toute la distance de l'esprit au génie.
Laquelle ayma mieux avoir la teste coupée par son père que d'estre violée par son seigneur; faicte à la louange des chastes et honnestes filles, à quatre personnaiges, sçavoir: le Père, la Fille, le Seigneur et le Valet.
Imprimé sur un ancien manuscrit, et inséré dans la collection de différens ouvrages anciens, poésies et facéties, dite le Recueil de Caron[51], faite et publiée par les soins de Pierre-Siméon Caron. Paris, 1798—1806, 11 volumes petit in-8, dont il n'a été tiré que 56 exemplaires, dont 12 en papier vélin, 2 en papier bleu, 2 en papier rose, et un seul sur peau de vélin. (Voir, pour les détails bibliographiques et biographiques relatifs à cette rare collection, l'ouvrage curieux et savant de M. Charles Nodier intitulé: Mélanges tirés d'une petite bibliothèque.)
ET
MORALITÉ NOUVELLE TRÈS FRUCTUEUSE
DE L'ENFANT DE PERDITION,
QUI PENDIT SON PÈRE ET TUA SA MÈRE:
Et comment il se désespéra. A sept personnaiges, sçavoir: le Bourgeois, la Bourgeoise, le Fils, et quatre Brigands. A Lyon, chez Pierre Rigaud, 1608.
Réimprimé sur le seul exemplaire connu, lequel se trouvait dans la bibliothèque de Louis XVI, à Versailles, et se voit maintenant dans la bibliothèque royale, et inséré dans le précieux Recueil de Farces gothiques rares, fait et publié à très petit nombre d'exemplaires par les soins de M. Crozet, libraire. Paris, 1 vol. pet. in-8 contenant 19 pièces. 1827-28.
(1536-40—1608—1798—1827-29.)
Il y a, nous le pensons, une instruction littéraire importante à tirer du rapprochement de ces deux moralités, dont l'une est 319 pathétique, celle de la chaste villageoise, et l'autre horrible, celle de l'enfant de perdition. C'est, en effet, dans ces premiers efforts de l'art que les vrais principes qui le constituent deviennent frappans d'évidence. Il n'y a pas moyen de s'y tromper à une époque où ils agissent pour ainsi dire d'eux-mêmes, et sans le secours des prestiges que, plus tard, un style plus élégant, une plus grande expérience des effets de la scène peuvent leur prêter. On voit donc ici clairement que l'intérêt dramatique, ainsi que l'a proclamé Aristote, consiste dans les situations et les caractères mixtes, ceux où la terreur et la pitié se balancent, et non dans les extrêmes qui excitent l'horreur ou le mépris. Nos poètes modernes feront bien de méditer là dessus.
En rangeant la première de ces deux moralités sous l'année 1536, et la seconde sous l'année 1540, sans dire pourquoi, les frères Parfait ont probablement fait une transposition; et très certainement ils ont commis cette erreur, si, comme nous penchons à le croire, les deux ouvrages sont de la même main très habile; c'est à dire toujours, selon nous, de Jean Bouchet: car il n'est pas présumable qu'un auteur, une fois qu'il a découvert le secret capital de l'art, l'oublie ou n'en tienne compte. Quoi qu'il en soit, voici l'analyse de ces moralités remarquables qui compléteront ce que nous avons cru devoir recueillir en ce genre, parmi plus de trente pièces que les curieux nous ont transmises.
Moralité de la pauvre fille villageoise.—Le père commence en ces mots: Ma fille!—Que vous plaît, mon père?—Ne m'est-ce pas douleur amère que Dieu ait défait mon ménage?—Père! cessez ce desconfort, etc., etc.—Servir je vous veulx pour certain—tant qu'il plaira au créateur.—Fille! tu m'éjouis le cueur!—Quand j'entends ta douce loquence,—ta bonté passe ma douleur, etc., etc.—Mon père! il est temps de dîner;—vous plaist-il ceste busche fendre?—Ce tableau des soins du ménage à l'aide desquels cette tendre fille cherche à distraire le veuvage de son père est une peinture digne d'Homère ou de la Bible; et le père, qui termine cette scène antique par des louanges à Dieu, y met le sceau de la perfection. Mais voici un contraste terrible qui va commencer l'action. La scène change; le seigneur du lieu paraît suivi de son valet et vêtu de beaux habits.—Que dit-on de moy quand je vais par voye?—Suis-je pas beau?—On dit que d'icy en Savoie—n'y en a pas un aussi net.—Ha! que tu es un bon valet! etc., etc.—Mais je sens amoureuse jeunesse, etc., etc.—Se tu sçais fille ne princesse,—pour m'esbattre, si la recorde!—J'en sçay une, etc., etc.—Mais son chaste cueur homme n'aborde, etc., etc.—Par 320 ma foy! j'en suis féru:—Qui est-elle?—La fille au pauvre Groux-Moulu,—Esglantine au beau corps menu.—Son père est mon vassal; va le trouver! promets-lui qu'après mon plaisir je la ferai marier et lui donnerai de grands présens.—Le valet part pour sa honteuse ambassade: il aborde la jeune Esglantine en messager impudique et grossier. La chaste fille le repousse avec mépris. Il revient tout confus raconter sa mauvaise réception au seigneur qui, plus enflammé par la résistance, ordonne à son valet de retourner et de faire agir la menace. Le valet obéit et trouve le père et la fille ensemble occupés à louer Dieu.—Je suis aussi pauvre que Job, dit le père;—mais toutes fois j'ay suffisance, etc., etc.—Puisque ma fille en pacience—me tient loyale compagnie, etc., etc.; à quoi la fille répond par cette prière:
Le valet interrompt ces touchantes paroles par de nouvelles propositions plus infames et plus violentes. La fille écarte ce misérable avec indignation. Le père veut l'assommer et le chasse. Nouveau récit fait au seigneur; nouvelle colère de cet homme impétueux.—Comment ce villain malostru—lui fault-il mon vouloir briser?—Je porterai mon branc d'acier,—foy que je dois à Saint-Richier!—il aura des coups plus de cent, etc. Arrivé chez le paysan:—Villain! de rude entendement, dit cet homme,—qui te meut d'estre si hardy?—Ha! monseigneur! pour Dieu, mercy! etc., etc.—Fausse garce, vous y passerez!—Ha! monseigneur! pour Dieu, mercy!—Mercy? coquin, vous y mourrez!—Le père effrayé s'écrie:—Tout vostre plaisir en ferez;—où force règne droict n'a lieu.—O Jésus-Christ! souverain Dieu!—De pitié et miséricorde, dit la fille:—Tu seras liée d'une corde, reprend le seigneur; et le valet de répéter deux fois:—Tu seras liée d'une corde! Esglantine demande pour dernière grâce une heure de répit, afin de parler à son père. On lui accorde cette heure, et c'est ici que le pathétique est à son comble. Que fait cette vertueuse fille dans son entretien dernier avec son père? Elle le supplie, elle le conjure de lui trancher la tête avec sa cognée.—Mon cher enfant! ma géniture!—La chair de mon corps engendré!—Possible 321 n'est à créature humaine, etc., etc.—Mon père, je mourray de ma main,—et si par vous je suis damnée,—je proteste m'en plaindre à plein—devant le juge souverain.—Mon cueur se rit et mon œil pleure, dit alors le père, en voyant tant de vertu dans sa chère fille; et le seigneur cependant est aux écoutes. La fille, pressant de plus en plus son père, ce malheureux père se dispose à frapper le coup fatal, quand le seigneur s'élance et dit au paysan:—Que feras-tu?—meschant! tu en seras pendu!—Monseigneur! s'écrie la jeune fille,—j'ay requis en piteux langage—mon père de moy décoller, etc., etc.—Cher seigneur! vous devez garder—vos subjects par vostre prouesse,—et vous me voulez diffamer! etc., etc.—J'ayme mieux mon temps conclure—maintenant honneur et sagesse.—Ces derniers mots fléchissent enfin le seigneur.—O vénérable créature, lui dit-il:—Sur toutes bonnes la régente,—je renonce à ma folle cure;—pardonnez-moy! pucelle gente! etc., etc.; et il prend une couronne de fleurs et il la lui met sur la tête en l'appelant fontaine de chasteté; et il fait le père intendant de ses biens avec de grands présens; et il reçoit tout en pleurs les remercîmens du père et de la fille; mais il n'épouse pas Esglantine, ce qu'aujourd'hui nos poètes lui auraient fait faire et ce qui eût été une faute impardonnable contre le costume et les mœurs du temps.
Le bourgeois ouvre la scène par des plaintes amères contre les déréglemens de son fils—Ma femme! tu l'as trop flatté dans son enfance, etc., etc.—La bourgeoise essaie de calmer les chagrins de son mari. Tous deux vont à la messe pour se réconforter. Aussitôt le théâtre est occupé par les quatre brigands et le fils du bourgeois. On forme un complot pour détrousser des marchands. Le deuxième brigand renchérit sur le complot et engage le fils à tuer son vieillard de père.—Si j'avais un vieillard de père—qui me détînt par vitupère—mon bien si très estroitement,—de mes deux mains villainement—l'estranglerois par grand outrage.—L'avis est soutenu pas les trois autres brigands. Le fils agrée cette monstrueuse proposition; il court droit à son père qu'il aperçoit:—Sus! ribaud père! sçay te quoi—pour avoir paix avec moy?—il te convient bailler argent.—Le père répond par de vifs reproches.—Sus! sus! vieillard, c'est trop presché!—dit un brigand.—Despêche-toy, 322 ajoute le fils.—Las! mon enfant, en bonne foy,—je ne soustiens denier ne maille.—Alors le fils lui met la corde au cou.—Las! mon enfant, prends à mercy—ton pauvre père! veux-tu défaire—cil qui t'a faict?—Despêche-toy!—Las! que dira ta pauvre mère? etc., etc.—Je t'ay nourry en ma maison,—et maintenant faut que je meure.—Despêche-toy.—Las! tu me deusses secourir—et me nourrir—sur ma vieillesse,—et de tes mains me fais périr! etc., etc.—Au moins je te pry supporter—et mieux traiter—ta pauvre mère,—despêche-toy!—Mon cher enfant! las! baise-moy—pour dire adieu au départir, etc.—Adieu, mon fils! mon enfant cher!—Ici le fils pend son père.—Quand ma mère verra cela, dit-il après son parricide, elle criera comme une folle.—Eh bien! reprend un brigand, il ne faut que ton couteau traire—et lui donner dedans le corps.—Le fils consent. Sur ces entrefaites, arrive la mère qui, voyant le cadavre de son mari pendu, se met à crier et à pleurer. Elle interroge son fils, le soupçonne.—Vous en avez menti! coquarde!—O desloyal garçon mauldict! etc., etc.—Allez, voilà vostre payement! dit le fils, et il poignarde sa mère, qui expire en s'écriant: Jésus! Jésus! Et les monstres de courir à la maison pour la dévaliser. Alors le quatrième brigand propose à ses compagnons de se défaire du fils pour avoir plus grosse part du butin.—Non, dit un autre, vaut mieux le piper au jeu.—On joue au dez; le fils perd tout ce qu'il a d'un seul coup, et les brigands le quittent. Sa désespération commence avec sa misère.—O misérable faux truand! se dit-il à lui-même,—où iras-tu? que feras-tu?—Il fait son testament:—A Lucifer premièrement—teste et cervelle je luy donne,—et à Satan pareillement,—la peau de mon corps luy ordonne;—mes bras à Astaroth abandonne, etc., etc., et il finit par ces mots:—A tous les diables me command!—La première moralité est excellente, celle-ci est détestable: enfans des muses, cherchez pourquoi!
[51] On ajoute quelquefois à cette collection plusieurs pièces du même genre qui lui sont étrangères. Notre exemplaire, relié par Lewis, en Angleterre, contient, par exemple, 23 pièces; mais le recueil est complet avec les 12 articles énoncés par M. Brunet, dans son Manuel du Libraire et de l'Amateur.
De l'an 1480 à l'an 1613-1632; tirées de la Collection de divers ouvrages anciens, par Pierre-Siméon Caron; et du Recueil de Farces gothiques, publié par M. Crozet, libraire.
(De l'an 1480 à l'an 1613—1622—1798—1806-13-28.)
Entre la Farce de Pathelin, la meilleure, la plus ancienne de toutes les pièces de ce genre, pièce que l'on s'obstine à croire anonyme, quoique M. de la Vallière l'ait attribuée à Pierre Blanchet[52], et la Farce de Gauthier Garguille et de Perrine sa femme, également anonyme, l'une des dernières et des plus cyniques de ce graveleux répertoire, se place une innombrable quantité de ces opuscules comiques, dont à peine cinquante nous avaient été conservés. Nous nous bornerons à donner l'extrait de quelques uns, en choisissant soit les plus piquans, soit ceux que MM. de la Vallière, Beauchamps et Parfait n'ont point analysés. Tout légers que paraissent ces titres des Enfans Sans Soucy, les dédaigner serait injuste; ils ont leur importance dans l'histoire de notre théâtre aussi bien que dans celle de nos mœurs; si bien que Gratian du Pont, dans son Art de la Rhétorique, ne craint pas d'en assigner les règles, en disant que la Farce ne doit pas avoir plus de 500 vers. Nos comédies en un acte sont évidemment dérivées de ces productions récréatives, historiques, facétieuses, enfarinées, etc., dont le domaine s'est partagé, vers 1613, entre nos théâtres et les tréteaux; et il faut remarquer que, de toutes les espèces de drames, c'est la seule qui ait eu des succès constamment progressifs, depuis 1474 environ, époque de sa naissance, où ses triomphes souvent sont marqués par de véritables chefs-d'œuvre de naturel, de malice et de gaîté.
1. Farce nouvelle et récréative du médecin qui guarist de toutes sortes de maladies et de plusieurs aultres: aussi faict le nés a l'enfant d'une femme grosse, et apprend a deviner: c'est 324 à sçavoir quatre personnages: Le Médecin, le Boiteux, le Mary, la Femme. Cette farce grossière a fourni à La Fontaine l'idée de son joli conte du Faiseur d'oreilles; mais ici ce n'est pas l'oreille que l'ouvrier fait à l'enfant de la femme grosse, c'est le nez. Il y a bien d'autres différences entre les deux ouvrages.
2. Farce de Colin, fils de Thénot le maire, qui revient de la guerre de Naples, et ameine un pélerin prisonnier, pensant que ce feust un turc. A quatre personnages, assavoir: Thénot, la Femme, Colin, le Pélerin. Colin, fils de Thénot, revient de Naples où il n'a pas fait d'autres prouesses que de s'enfuir et d'arrêter un pélerin endormi. Dans son voyage il pille la maison d'une pauvre paysanne qui vient se plaindre à Thénot, père, magistrat du lieu. Thénot fait mine d'interroger son fils, qui fait mine, de son côté, de ne rien entendre à la plainte et se perd en récits de l'expédition de Naples. Ce quiproquo entre la plaignante, le juge et Colin, rappelle une des meilleures scènes de la farce de Pathelin, et fait tout le comique de la pièce, dont le dénouement est le renvoi de la plaignante sans justice et le mariage de Colin avec la fille de Gauthier Garguille. Évidemment l'auteur a eu l'intention de ridiculiser les justices de village.
3. Farce nouvelle de deux savetiers, l'un pauvre et l'autre riche; le riche est marri de ce qu'il veoid le pauvre rire et se resjouir, et perd cent escus et sa robe que le pauvre gaigne. A trois personnages, c'est à sçavoir: Le Pauvre, le Riche et le Juge. La scène s'ouvre par les chants joyeux du pauvre: Hay, hay, avant Jean de Nivelle,—Jean de Nivelle a des houzeaux,—le roi n'en a pas de si beaux, etc., etc. Le riche s'étonne de rencontrer tant de gaîté dans la pauvreté. Suit un dialogue entre le pauvre et le riche sur les avantages de la médiocrité pour le bonheur, dialogue plein d'agrément et de raison. Jusqu'ici l'auteur est dans la bonne voie, et c'est le sujet de la jolie fable du Savetier et du Financier: mais bientôt il dévie. Son pauvre savetier se laisse persuader d'aller demander à Dieu 100 écus au pied d'un autel. Le savetier riche se cache derrière l'autel et marchande, au nom de Dieu, avec le pauvre, d'abord pour 60 écus, puis pour 90; puis il lui en offre 99, dans l'espoir que le pauvre ne voudra rien démordre de ses 100 écus. Cependant le pauvre prend les 99 écus et s'enfuit, aux grands regrets du riche qui lui crie: «Despéche! rends-moi mes écus!» Le pauvre ne veut rien rendre. Un débat s'élève. Il faut aller trouver le juge en sa cour. Mais le pauvre n'a point de robe pour se rendre au plaids; le riche 325 lui en prête une. Arrivés tous deux devant le Juge, le Riche forme sa plainte en termes si confus et le pauvre se défend si naïvement, que le Juge condamne le Riche. Alors le Pauvre, joignant l'ironie à la fourberie (encore une imitation de Pathelin), dit au Riche: «Hay, génin, hay, pauvre cornard!—J'ay ta robe et ton argent;—mais est-elle point retournée?—Non payé suis de ma journée, etc., etc.—Pardonnez-nous, jeunes et vieux;—une autre fois nous ferons mieulx.»
4. Farce nouvelle des femmes qui ayment mieux suivre Folconduit et vivre a leur plaisir que d'apprendre aucune bonne science. A quatre personnages, c'est à sçavoir: Le Maître, Folconduit, Promptitude, Tardive à bien faire. Le Maître fait un appel aux femmes pour leur apprendre à bien vivre. Promptitude et Tardive se rendent chez lui avec Folconduit. Le Maître leur propose toutes sortes de bons livres et de bons préceptes. Les deux consultantes s'en moquent et disent non à tout; elles finissent par se remettre sous la direction de Folconduit, et le Maître leur souhaite bon voyage, en lançant contre les femmes cet anathème: Nulle science ne leur duict;—vérité leur est adversaire,—science ne les peut attraire,—à se taire on peut parler;—d'ailleurs, voulant toujours aller—par ville ou en pélerinage. Adieu.—Cela est bien aisé à dire.
5. Farce nouvelle de l'Antechrist et de trois femmes, une bourgeoise et deux poissonnières. A quatre personnages, c'est à sçavoir: Hamelot, Colechon, la Bourgeoise, l'Antechrist, deux Poissonnières. C'est une querelle de halle à propos de poisson marchandé par la Bourgeoise. On ne sait à quoi revient ici l'Antechrist qui arrive pour culbuter les paniers des Poissonnières, se faire battre et s'enfuir. La scène finit par la réconciliation des deux Poissardes qui vont boire ensemble.—Vadé a donc eu aussi son Jodelle, son Hardy, son Robert Garnier, comme Pierre Corneille.
6. Farce joyeuse et récréative d'une femme qui demande les arrérages a son mary. A cinq personnages, c'est à sçavoir: Le Mary, la Femme, la Chambrière, le Sergent, le Voisin. La Femme se plaint à sa Chambrière d'être délaissée de son Mari. La Chambrière lui conseille d'aller trouver le Sergent, pour se faire payer ses arrérages par ordre de justice. Le Sergent expose à la Femme tout le détail des formes judiciaires employées en pareilles causes; mais il n'est pas besoin d'y recourir. Un voisin a si bien prêché le Mari, que celui-ci va chercher sa Femme, et, passant derrière le théâtre, lui paie les arrérages dus, à la satisfaction de la plaignante et du public.
326 7. Farce nouvelle contenant le débat d'un jeune moine et d'un vieil gendarme, pardevant le dieu Cupidon pour une jeune fille; fort plaisante et récréative. A quatre personnages, c'est à sçavoir: Cupidon, la Fille, le Moine, le Gendarme. Au début, Cupidon, assis sur un trône, convoque les amans de tous les pays. Une jeune fille, qui n'est pas encore pourvue, se présente au dieu pour implorer son assistance. Cupidon lui donne bon espoir, mais la détourne du mariage et lui conseille de prendre un ami au jour la journée. La Fille, convaincue par les raisonnemens du dieu qui raisonne le plus mal, se dispose à faire son choix entre un jeune Moine et un vieux Gendarme qui sont venus également demander secours à Cupidon. Les deux rivaux se querellent à qui aura la Fille. Le dieu décide que ce sera le meilleur chanteur de basse-contre. La Fille chante d'abord avec le moine qu'elle trouve à son gré. Le capitaine veut la remise de la cause à huitaine. La Fille n'entend point de dilation.—Prenez-moy, dit le Gendarme; il n'est aboy que de vieux chiens.—A quoi la Fille ajoute qu'il n'est feu que de jeune boys.—Par adventure,—pour faire œuvre de nature,—si ay je encore verte veine.—Bon! s'écrie le Moine; un coup peust estre par semaine;—c'est où s'estend tout son pouvoir.—Je ne le veulx donc point avoir; répond la Fille, et Cupidon adjuge la belle Hélène au Moine, qui compte deux ducats au dieu pour ses habits; et Cupidon de remercier en ces mots: grates vobis, grates vobis.—Le sublime est que le Gendarme donne aussi un écu à Cupidon pour ses habits, ce qui lui vaut deux grates vobis et rien de plus.—Cette joyeuseté fait souvenir de la dame des belles cousines et de Damp, abbé.—Les sept farces précédentes ont été réunies en un volume in-12, selon le duc de la Vallière, lequel, publié en 1612, chez Nicolas Rousset, à Paris, est devenu très rare. Ce volume a probablement servi aux réimpressions de Caron.—Ces farces ont été jouées de 1480 à 1500 environ.
8. Farce joyeuse et récréative du galant qui a faict le coup. A quatre personnages: Le Médecin, le badin Oudin, la femme Crespinete, la chambrière Malaperte. Pendant que Crespinete est allée en pélerinage, son mari Oudin a fait un enfant à sa chambrière Malaperte; et cela sur le théâtre, par respect sans doute pour l'unité de lieu: mais, au mépris de l'unité de temps, voilà Malaperte qui est grosse et sur le point d'accoucher. Comment cacher cette mésaventure à Crespinete qui va revenir? On court chez le Médecin. C'est un homme habile; il promet de tout arranger, pourvu qu'on lui envoie Crespinete, et que Badin fasse le malade. Badin fait donc le malade et envoie Crespinete au Médecin pour en obtenir remède à son mal. Le Médecin s'écrie, sur le récit de Crespinete, que Badin a un 327 enfant dans le ventre.—Quoi! mon mari enceint?—Oui!—Quel remède?—Il faut tâcher de le faire coucher avec votre chambrière et qu'elle prenne l'enfant sur son compte. Et Crespinete paraît une femme simple. Elle retourne chez son mari, le prêche si bien, ainsi que sa Chambrière, qu'elle les met tous deux au lit. Aussitôt elle se retire, et de cette façon l'enfant vient au monde sans que le mari s'en mette en peine et sans que le monde en jase.—Jouée à Paris en 1610.
9. Sottie à dix personnages, jouée à Genève, en la place du Molard, le dimanche des Bordes, l'an 1523.—A Lyon, chez Pierre Rigaud. Folie, le Poste, Anthoine, Gallion, Grand Pierre, Claude Rousset, Pettremand, Gaudefroys, Mulet et l'Enfant. Cette pièce est une allusion aux malheurs causés par les troubles de religion. Mère Folie pleure son mari Bontemps. Tout d'un coup le Poste ou la Poste arrive de Genève qui apporte des nouvelles de Bontemps. Il n'est point mort. Il écrit, de deux lieues du paradis, qu'il se porte bien et qu'il reviendra quand justice aura son cours et qu'il n'aura risque d'être pendu. Mère Folie lit sa lettre à ses amis qu'elle convoque à cet effet. Grande joie dans la compagnie. On quitte le deuil; on se fait des chaperons blancs avec la chemise sale de mère Folie, et en attendant Bontemps on se met à boire, et puis c'est tout. La compagnie fait sagement, voulant boire, de boire en attendant Bontemps.
10. Sottie jouée le dimanche après les Bordes, en 1524, en la justice.—«Monsieur le duc de Savoye et Madame estoient en cette ville et y devoient assister, mais pour ce qu'on ne les alla point quérir et aussi qu'on disoit que c'estoient des huguenots qui jouoient, ils n'y voulurent venir. M. de Maurienne et aultres courtisans y vinrent.—Les enfans de Bontemps estoient vestus de fil noir. A dix personnages: Le Prebstre, le Medecin, le Conseiller, l'Orphèvre, le Bonnetier, le Cousturier, le Savetier, le Cuisinier, Grande Mère Sottie, le Monde.» Cette Sottie est une suite de la précédente. Bontemps n'est point revenu et mère Folie est morte. Que vont faire les orphelins? Grande Mère Sottie vient à leur aide; elle leur dit d'apprendre chacun un métier et les conduit au Monde. Le Monde les interroge un à un, et trouve à redire aux œuvres de chacun, du Conseiller, du Prêtre dont les messes sont trop longues ou trop courtes, de l'Orphèvre, du Bonnetier, etc., etc. Le Monde se trouve malade; il commande aux enfans de Bontemps de porter de son urine au Médecin. Réflexion faite, il va chercher lui-même le Médecin et lui confesse qu'il est malade des 328 tristes prédictions qui circulent par tout.—«Et tu te troubles pour cela?» répond le Médecin:
Veux-tu guérir?—Oui.—Passe, et ne t'arreste en rien—à ces prognostications, etc.—Et vous tous, enfans de Bontemps, soyez, pour plaire au Monde, soyez bavards, ruffiens, menteurs,—rapporteurs, flatteurs, meschants—gents et vous aurez chez lui Bontemps.—Alors on habille le Monde en fou, et la toile tombe.
11. Le mystère du chevalier qui donna sa femme au diable. A dix personnages, assavoir: Dieu, Notre-Dame, Gabriel, Raphaël, le Chevalier, sa Femme, Amaulry, escuyer; Anthénor, escuyer; le Pipeur et le Diable. Ce n'est pas là un vrai mystère, mais, sous ce nom, une farce moralité, du genre de celles que les confrères avaient permis aux Enfans Sans Soucy de représenter. On le reconnaîtra facilement à la nature et à la marche de l'action.—Un Chevalier, ébloui de sa fortune, dépense son bien à tort et à travers avec ses deux écuyers qui sont ses flatteurs et qu'il comble de présens. La Femme du Chevalier est une personne pieuse et sensée. Elle fait en vain à son mari de sages remontrances; on l'envoie promener; on lui dit de se taire; on l'appelle caquetoire: enfin elle est contrainte de se résigner, ce qu'elle fait en s'adressant à la Vierge Marie:
Les craintes de la vertueuse épouse ne tardent pas à se réaliser. Vient un Pipeur de dés. Le Chevalier perd tout son bien avec le Pipeur et ses deux écuyers. Alors ces Messieurs l'abandonnent. Il entre dans le désespoir. Le diable, qui guette l'ame du Chevalier et celle de la dame, offre ses services. Il promet au malheureux de lui rendre une grande fortune s'il consent à s'engager et à lui engager sa femme, le tout livrable dans sept ans. Le Chevalier signe l'engagement, redevient riche et retrouve ses deux flatteurs.
329 Ces misérables sont accueillis comme par le passé. La vie joyeuse recommence, et le Chevalier envoie paître sa femme tout de nouveau. Vient enfin le moment de se donner au diable. Le Chevalier conduit sa femme tristement à l'endroit convenu. Celle-ci, soupçonnant quelque mésaventure, demande à son mari de la laisser entrer dans une église, ce qui lui est accordé. Elle y fait une si ardente prière, que la Vierge Marie se charge de délivrer les deux époux des griffes du diable. Par son intercession, Dieu, suivi de Gabriel et de Raphaël, apparaît, et quand le diable se présente, il trouve à qui parler et n'a que le temps de s'enfuir chez Lucifer en blasphémant. De cette façon, le Chevalier garde sa femme, son ame et son argent. Il ne faut pourtant pas que tous les maris s'y fient; nous ne sommes plus au temps des mystères.
12. Farce nouvelle du meusnier et du gentilhomme. A quatre personnages, à sçavoir: l'Abbé, le Meusnier, le Gentilhomme et son Page. A Troyes, chez Nicolas Oudot, 1628.—Un gentilhomme nécessiteux veut tirer 300 écus d'un abbé de son vasselage, et le taxe à cette somme, à moins qu'il n'en reçoive réponse aux trois questions suivantes: 1o. Quel est le centre du monde? 2o. Combien vaut ma personne? 3o. Que pensai-je en ce moment?—L'Abbé, fort en peine, conte son embarras à son meunier, qui le tire d'affaire en se chargeant des habits et du rôle de l'Abbé. 1o. Dit le Meunier au Gentilhomme, mettez un genou en terre; voilà précisément le centre du monde, et prouvez-moi le contraire; 2o vous valez 29 deniers, car Dieu ne fut vendu que 30 deniers par Judas, et ce n'est pas affaire que vous valiez un denier de moins que Dieu; 3o vous pensez que je sois l'abbé, tandis que je ne suis qu'un meunier à sa place. La plaisanterie réussit, et le Gentilhomme, fidèle à sa foi, renonce aux 300 écus.
13. Joyeuse farce, à trois personnages, d'un Curia qui trompa la femme d'un Laboureur; le tout mis en rhythme savoyard, sauf le langage du Curia, lequel, en parlant audit Laboureur, escorchoit le langage françoys, et c'est une chose fort récréative: ensemble la chanson que ledit Laboureur chantoit en racoustrant son soulier, tandis que ledit Curia joyssait de la femme du Laboureur; puis les reproches et maudissions faictes audit Laboureur par sa femme, en lui remonstrant fort aigrement et avec grand courroux que c'estoit luy qui estoit la cause de tout le mal, d'autant que l'ayant menacé à battre, elle ne pouvoit du moins faire de luy obéir, par quoi le Laboureur oyant l'affront que lui avoit faict le Curia, se leva de cholère, et demandoit son épée et sa tranche ferranche pour 330 tuer le Curia, mais sa femme l'apaisa.—A Lyon, 1595.—Le titre de cette pièce suffit à son analyse.
14. Comédie facétieuse et très plaisante du voyage de frère Fécisti en Provence, vers Nostradamus: pour sçavoir certaines nouvelles des clefs du paradis et d'enfer que le pape avait perdues.—Imprimé à Nîmes, en 1599. Frère Fécisti, nommé ainsi pour avoir été fessé par les moines de son couvent à l'occasion d'une fille qu'il avait abusée, va en Provence consulter Nostradamus. En chemin, il rencontre Brusquet qui, sans être huguenot, le tourne en ridicule et lui prédit la potence. Brusquet poursuit son moine jusque chez le prophète, dont il se moque aussi bien que de frère Fécisti. Le moine ne veut pas d'abord dire son secret à Nostradamus devant Brusquet; mais il s'y résout sur l'assurance que Brusquet ne vient pas de lieu—où les huguenots se nourrissent.—D'où vient-il donc?—D'où les diables pissent,—vers la Sorbonne de Paris. Or, frère Fécisti vient de la part du pape savoir des nouvelles de ses clefs. A chaque mot qu'il prononce, Brusquet l'interrompt par un lazzi huguenot. Nostradamus demande 24 heures pour répondre. En attendant cette réponse, Brusquet turlupine le moine, l'appelle sot, larron, asne. Frère Fécisti se fâche à la fin, et la farce finit par bon nombre de gourmades entre lui et Brusquet. Cependant la réponse de Nostradamus n'arrive pas; elle n'est venue que de nos jours.
15. Farce nouvelle, très bonne et très joyeuse de la cornette. A cinq personnages: Le Mary, la Femme, le Valet et les deux Nepveux; par Jehan d'Abundance, basochien et notaire royal de la ville de Pont-Saint-Esprit, 1545. C'est une jolie comédie dont Molière aurait pu profiter. Elle montre à quel point une femme qui s'est emparée de l'esprit de son mari peut impunément pousser la tromperie. Celle-ci, d'accord avec son valet Finet, tire de gros présens d'un chanoine et de bons services d'un jeune garçon. Les deux neveux du mari l'avertissent de tout ce manége, en insistant sur les circonstances; mais la dame a pris les devants en prévenant son cher époux, les larmes aux yeux, des calomnies de messieurs les neveux: aussi les reçoit-on vertement, et jamais il n'y eut de ménage moins troublé quand la pièce finit.
16. Farce plaisante et récréative sur le tour qu'a joué un porteur d'eau dans Paris, le jour de ses noces, 1632. Le Porteur d'eau, l'Espouse, sa Mère, l'Entremetteur, les Violons, les Conviez. Que d'aigrefins ont imité le Porteur d'eau de 1632, lequel, étant accordé avec une jeune fille dont il a reçu de l'argent et un manteau, s'enfuit au moment du repas de noces et 331 laisse sa fiancée, les parens et les convives se débattre, pour le paiement, avec le traiteur et les violons.
17. Tragi-comédie des enfans de Turlupin, malheureux de nature, ou l'on voit les fortunes dudit Turlupin, le mariage entre lui et la boulonnoise, et aultres mille plaisantes joyeusetez qui trompent la morne oysiveté.—A Rouen, rue de l'Horloge, chez Abraham Couturier. Pièce assez drôle, où les divers personnages sont tous plus malheureux les uns que les autres, se querellent, se battent, puis se consolent en buvant ensemble: grotesque image de la vie humaine.
18. Tragi-comédie plaisante et facétieuse intitulée la subtilité de Fanfreluche et de Gaudichon, et comme il fut emporté par le diable.—A Rouen.—Acteurs: Fanfreluche, Gaudichon, le Vieillard, la Vieille, le Docteur, Bistory, valet de Fanfreluche, le Diable, la Mort. Rien de si obscur et de plus tristement plat que cette pièce, où l'on voit le diable emporter un latiniste manqué, nommé Fanfreluche, qui s'est marié à Gaudichon, uniquement pour la satisfaction du vieux père et de la vieille mère de la demoiselle.
19. Farce joyeuse et profitable a un chascun, contenant la ruse et meschanceté et obstination d'aucunes femmes. Par personnages: Le Mary, la Femme, le Serviteur, le Serrurier, 1596. Le Mari n'est guère intéressant dans sa jalousie; car il n'a pas plutôt découvert les écus que sa femme a gagnés à ses dépens, qu'il entre en belle humeur et se réjouit de sa déconvenue maritale. Bien des gens suivent cet exemple; mais peu osent, comme ici, ne s'en point cacher devant le public.
20. Discours facétieux des hommes qui font saller leurs femmes a cause qu'elles sont trop douces; lequel se joue à cinq personnages: Marceau, Jullien, Gillete, femme de Marceau, Françoise, femme de Jullien, Maistre Mace, philosophe de Bretaigne.—A Rouen, 1558. Marceau et Jullien s'entretiennent des vertus de leurs femmes. Ils n'y trouvent qu'une chose à redire; c'est qu'elles sont si douces que possible ne sauraient-elles résister à la séduction. Qu'y faire? aller consulter Mace le philosophe. Mace promet de remédier à cette douceur excessive, et demande qu'on lui amène les deux femmes. Elles venues, il veut les faire mettre toutes nues pour les saler. Elles ne veulent point se mettre toutes nues devant un vieux philosophe, et encore moins se laisser saler; elles crient, elles tempêtent et s'en vont battre leurs maris. Ceux-ci reviennent au philosophe pour qu'il ait à dessaler un peu ces dames, la dose de sel paraissant trop forte. Mais Mace répond:
Et c'est là tout le sel de la pièce.
21. Farce joyeuse et récréative de Poncette et de l'amoureux transy.—A Lyon, par Jean Marguerite, 1595. Ceci est tout bonnement une ordure; c'est pourquoi nous laissons l'amoureux transi se consoler de n'avoir pas épousé Poncette et d'avoir épousé mademoiselle Rose, quæ semper bombinat in lecto.
22. Farce de la querelle de Gaultier Garguille et de Perrine, sa femme, avec la sentence de séparation entre eux rendue.—A Vaugirard, par a. e. i. o. u., à l'enseigne des Trois-Raves. Gautier Garguille est mécontent de sa femme Perrine, parce que, l'ayant prise en bon lieu, il en attendait de grands profits et n'en retire que misère et maladies. Il lui fait des remontrances plus financières que morales, et Perrine lui répond par des résolutions, sentant l'impénitence finale, qui, parfois, sont très plaisantes. Là dessus Gaultier lui jette à la tête pots, plats, escuelles, potage, et lui eût rompu le cou sans la Renaud, honnête voisine, qui intervient fort à propos. S'ensuit un bel et bon divorce, prononcé par le juge, le 1er août 1613.
On lit, dans les curieux Mémoires de l'abbé de Marolles, qu'il était difficile aux plus sérieux de ne pas rire de l'acteur fameux qui faisait le rôle de Perrine. Cet acteur était si parfaitement gai, que son nom est devenu proverbial dans la postérité, ainsi que la dame Gigogne, autre comédien, bouffon de ce temps.
[52] Selon la bibliothèque du Théâtre Français, la Farce de Pathelin, composée vers 1474 ou 1480, l'aurait été par Pierre Blanchet, né à Poitiers en 1439, prêtre en 1469, et mort en 1499, dans sa ville natale.
Le tout translaté nouuellement du latin en françois, par Pierre Saliat. On les vend à Paris, en la maison de Simon Colines, demourant au Soleil d'or, rue Saint-Jean-de-Beauvais. (1 vol. in-12 de 73 feuillets, et 6 feuillets préliminaires, dédié à discrète et prudente personne, monseigneur Jean-Jacques de Mesme, docteur ez droitz, conseiller du roy, nostre sire et lieutenant civil de la ville et prevosté de Paris. M.D.XXXVII.)
(1537.)
N'ayant pu découvrir le nom de l'auteur latin, nous adresserons de sincères hommages à son modeste interprète. Tous les deux en méritent et doivent être honorés des pères et mères pour avoir si bien aimé les enfans, si bien étudié leurs mœurs et leurs besoins, si fortement empreint, dans l'esprit des parens, la nécessité de commencer, dès le plus petit âge, l'éducation et l'instruction; pour n'avoir négligé aucune observation, aucun précepte utile, encore que puéril et vulgaire; laissant de côté tout orgueil, toute prétention de bien dire et d'être applaudi, et ne s'occupant que de leur objet, celui de former à la vertu, aux bienséances, à la santé, ces tendres et frêles rejetons des familles, si barbarement méconnus, si cruellement traités de leur temps. Hélas! pourquoi ces voix douces, humbles et persuasives ne furent-elles pas dès lors entendues? Qui n'a frémi d'indignation, en lisant, dans Érasme, le récit du terrible régime du collége de Navarre? Et, dans le présent livre, qui ne sentirait son cœur se soulever au détail des stupides et sanglans châtimens dont il nous offre l'exemple? «... Tu dirois que ce n'est pas une escole, mais une bourrellerie. On n'oit rien léans fors que coups 334 de verge, criz, pleurs, soupirs et sanglotz... Après les Escossois, il n'est point de plus grands fesseurs que les maîtres d'escolle de France. Quant ils en sont admonestés, ils ont coustume de répondre que ceste nation ne se corrige, sinon que par battre, ainsi qu'il a esté dit de Phrygie... Il estoit besoing que telle manière de gens fussent escorcheurs ou bourreaux, non point maistres de petits enfans.»
Une jeune mère, fort femme de bien, amène elle-même, au collége, son fils âgé de dix ans, et grandement le recommande. Incontinent après son départ, pour avoir occasion de battre l'enfant, le théologien pédagogue reproche à cette pauvre créature je ne sais quel air de fierté; il fait un signe; le fouetteur arrive, jette l'enfant par terre, et le bat comme s'il eût commis quelque sacrilége. Le théologien avait beau crier: c'est assez, c'est assez; le bourreau, tout assourdi de fureur, paracheva sa bourrellerie presque jusqu'à la pamoison et esvanouissement de l'enfant. Alors le théologien, se retournant vers nous: «Il n'a rien mérité, dit-il, mais il le falloit humilier.»
Une autre fois, un enfant, faussement accusé d'avoir barbouillé d'encre les livres de ses camarades, est suspendu nu par les aisselles et battu de verges dans cette position presque jusqu'à la mort: l'enfant eut, de l'affaire, une maladie dont il pensa périr. L'auteur s'élève aussi généreusement contre la sotte et cruelle coutume des bienvenues, tolérées par des maîtres imbécilles, qui soumettaient les arrivans à des épreuves des plus cyniques et souvent dangereuses. Les plaintes que fait entendre, à ce sujet, cet homme sage, pourraient trouver leur application, qui le dirait? encore aujourd'hui.
Après la Déclamation, vient le Traité de la civilité puérile, dont la candeur et la naïveté proverbiales ont été l'objet de railleries, à notre avis, bien injustes. Sans doute nous n'avons que faire, maintenant, qu'on nous avertisse de ne pas tremper nos doigts dans la sauce, de ne pas les lécher, et les essuyer à nos habits en mangeant, de ne pas racler avec nos ongles l'intérieur de la coque d'un œuf, pour en extraire le blanc, de ne pas prendre, à table, l'air morne et songeur, etc., etc.; mais il faut se reporter à des temps plus anciens, où le savoir-vivre n'était ni fixé ni connu, pour apprécier convenablement, dans ce livre, un enchaînement de conseils et de leçons qui suppose une philosophie très saine, et un ensemble de préceptes vraiment dignes du moraliste observateur. Le ton en est un peu commun, d'accord; mais il n'en est que mieux entendu de tous. «La lumière est commune à tous les hommes, a dit Fénelon, et je l'en aime 335 mieux.» Si nous avions à réformer les mœurs d'une nation, quel livre, croit-on, lui ferions-nous d'abord connaître? l'Esprit des Lois? non, sans doute; mais la civilité puérile et honnête.
Au reste, cet intéressant sujet a exercé plus d'un esprit. La Croix du Maine, tom. III, parle d'un sieur Ferrand de Bez, Parisien, qui écrivit en vers français une institution puérile dédiée à Charles d'Alonville, Jean et Christophe de Thou, ses disciples, laquelle fut imprimée in-8 en 1553, à Avignon, pour Barthélemy Bonhomme, par Jean Lucquet de Nîmes.
Où sont déclairez les principaux articles et mystères de la Passion de Nostre-Saulveur-Jésus-Christ, avec les Voyes de Paradis, enseignées par Nostre-Saulveur et Rédempteur; par Pierre Doré, docteur en théologie, de l'ordre des frères Prescheurs. Nouvellement reveu et corrigé, à Lyon, par Jean Pillehotte, à l'enseigne de Jésus. 1 vol. in-32 de 485 pages.
(1538-86.)
Ces Allumettes, dédiées à une religieuse du royal monastère de Poissy, sont au nombre de 29, en autant de chapitres, dont les titres sont fort réjouissans. On y voit le nouveau fusil à allumer le feu, le drappeau bruslé où descendent les esbluettes du feu, les sept soufflets pour faire ce feu, la cloche du couvre-feu, etc., etc. Le marchand d'allumettes annonce qu'il veut, par le moyen de son paquet soufré, remédier aux pauvres meschancetez et meschantes pauvretez, lamentables misères et misérables lamentations, périls dangerieux et dangiers périllieux de tous les humains; ce qui montre qu'avant tout il aime le bel-esprit et les antithèses. Rien n'arrête sa verve en ce genre, pas même les touchantes paroles de Jésus-Christ sur la croix: «Pater meus, in manus tuas commendo spiritum meum.» Paroles, dit-il, qui sont un sifflet et soufflet pour faire ardre nos cœurs du feu d'amour divin. Il n'est plus possible aujourd'hui de lire ces folies ascétiques dont les ames pieuses faisaient jadis leurs délices, tant sont grandes les vicissitudes de l'esprit de l'homme, dans les formes, sinon dans le fond, lequel est toujours le même.
Après les Allumettes viennent les Voyes de paradis, qui ne présentent qu'une paraphrase contournée et amphigourique des béatitudes de l'Évangile. Le volume est terminé par une notice des livres spirituels dont les personnes dévotes devaient se nourrir en 1584. Cette notice, qui commence par l'Imitation de Jésus-Christ, de Jean Georson (Gerson), est curieuse. Elle contient 20 titres d'ouvrages parmi lesquels on trouve les Exercices de la vie chrétienne, du P. Louart, jésuite; le Traité de l'oraison, du P. Louis de Grenade, jésuite; les Lettres des Indes, par ceux 337 de la Compagnie de Jésus; le Catéchisme du P. Canisius (Edmond Auger, jésuite, confesseur de Henri III); la Fréquente Communion du P. Christophe, de Madrid, jésuite; la Praticque spirituelle de la princesse de Parme, et enfin les Confessions de saint Augustin et les Méditations de saint Bernard.
La première édition des Allumettes est de Paris, les Angeliers, 1538, in-8o; elle ne renferme pas les Voyes de paradis. Pierre Doré composa encore la Tourterelle de viduité, pour faire prendre patience aux veuves; l'oraison funèbre de Claude de Lorraine, duc de Guise, mort en 1550; le Passereau solitaire; la Conserve de grâce, prise, par façon de rebus, du psaume Conserva me, etc., etc. L'abbé Ladvocat dit que c'est probablement Pierre Doré que Rabelais désigne par ce nom de maître Doribus; certainement le curé de Meudon pensait aux écrits de notre dominicain, en dressant son catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor. Du reste, Pierre Doré était savant. Né à Orléans, il fut professeur de théologie et docteur de Sorbonne, et mourut en 1569. Il écrivit contre Calvin un livre latin, sous le titre d'Anti-Calvinus, qui n'a pas fait grand mal à cet hérésiarque.
Ses Allumettes sont allées trouver l'Éperon de discipline lourdement forgé et rudement limé, ainsi que l'Opiate de sobriété, composés par l'abbé de Cherisery, Antoine du Saix, vers 1532.
D'advantage de la ponctuation de la langue française, plus des accens d'ycelle, par Estienne Dolet. Lyon, Estienne Dolet, 1540. Ensemble: Genethliacium Claudii Doleti, Stephani Doleti filii, liber vitæ communi in primis utilis et necessarius. Auctore patre. Lugduni, apud eumdem Doletum, 1539. Cum privilegio ad decenium. (Poème latin composé par Estienne Dolet pour l'instruction morale de son fils, à la suite duquel se trouvent plusieurs pièces de vers latins écrites à Dolet par ses amis. Le volume est terminé par la traduction en vers français du Genethliacum, laquelle est d'un ami de Dolet, qui l'intitule: l'Avant naissance de Claude Dolet, fils d'Estienne Dolet; œuvre très utile et nécessaire à la vie commune, contenant comme l'homme se doibt gouverner en ce monde. A Lyon, chez Estienne Dolet, 1539). Réimprimé à 120 exempl., 1 vol. in-8. Paris, Techener, de l'imprimerie de Tastu.
(1539-40—1830.)
Étienne Dolet, possédé de l'amour des lettres et du désir de faire fleurir la langue française qui était encore bien barbare de son temps, avait composé, sous le titre de l'Orateur françoys, un livre divisé en neuf traités, savoir: de la Grammaire, de l'Orthographe, des Accens, de la Punctuation, de la Pronunciation, de l'Origine d'aucunes dictions, de la Manière de bien traduire d'une langue en aultre, de l'Art oratoire et de l'Art poétique. C'est ce qu'il indique dans son épître dédicatoire adressée au peuple françoys, qui précède sa Manière de bien traduire. Encore que ces neuf traités dussent être fort imparfaits (les choses 339 n'allant pas à bien tout d'un coup, comme il le dit lui-même), nous devons regretter de n'avoir conservé que les trois traités relatés dans le titre ci-dessus, l'auteur y faisant preuve de goût et de grand jugement. Le seul défaut du premier des trois, la Manière de bien traduire, est d'être trop bref et trop général aux dépens du développement que le sujet demandait. Dolet y donne, toutefois, cinq règles excellentes; 1o de bien connaître la matière de l'ouvrage qu'on traduit, et l'esprit de l'écrivain à traduire; 2o d'être également instruit à fond de sa langue et de celle sur laquelle on travaille; 3o de ne pas se mettre en servitude, ni s'attacher à rendre le mot pour le mot, ou les mots dans leur ordre, ce qui est besterie, mais de se pénétrer de la marche de son auteur pour la reproduire fidèlement; 4o de ne pas suivre indiscrètement, ainsi que le font les écrivains des langues modernes non fixées, la coutume d'emprunter des mots et des tours à la langue originale, au lieu de se conformer aux tours et aux termes nationaux; 5o (et c'est, selon Dolet, une règle principale d'où dépend le sort de tout écrit), d'observer les nombres oratoires, c'est à dire de donner à ses phrases le nombre et la période convenables au sujet; or, tout sujet est susceptible de nombres et de périodes, ainsi que le témoignent les histoires de Salluste et de César, aussi bien que les oraisons de Marc-Tulle Cicéron.
Nous dirons peu de chose du second traité, celui de la Ponctuation, cette matière, qui était neuve du temps de Dolet, étant épuisée de nos jours après les judicieuses remarques de l'abbé d'Olivet et de ses successeurs. Qui ne sait aujourd'hui l'usage et la place de l'incise ou virgule, du comma ou deux points, du punctum ou point rond, du point admiratif, de l'interrogatif et de la parenthèse? Le petit traité des Accens est comme celui de la Ponctuation, très sensé, mais tout aussi superflu maintenant. Il nous fournit pourtant une remarque à faire au sujet de la suppression de l'apocope que nous imposa l'usage, et qu'il faut regretter pour la commodité des poètes. L'apocope, dont la figure est celle de l'apostrophe, avait pour effet d'ôter la voyelle ou la syllabe muette de la fin d'un mot pour le rendre plus rond et mieux sonnant. Exemples: Pri' pour prie, com' pour comme, recommand' pour recommande, etc., etc. Une preuve que l'apocope était bonne à quelque chose, c'est qu'on en a conservé l'effet dans certains mots, tels qu'encor pour encore, tout en supprimant sa figure, et qu'on l'a même entièrement gardée dans quelques cas, tels que grand'chose, grand'mère, etc. Les langues ne s'enrichissent pas toujours en s'épurant.
340 Le poème du Genethliacum est touchant et bien pensé. On y voit un tendre père, éprouvé par de longs malheurs, poursuivi par l'injuste haine des méchans, se retremper dans la vertu, et signaler sa joie de la naissance d'un fils chéri par des préceptes remplis de saine morale et de haute philosophie.
Suivent d'excellens préceptes pour se conduire dans la vie privée, dans les emplois de magistrature, à la cour, à la guerre, profession dont il détourne son fils par le tableau des mœurs violentes des guerriers de son temps. Enfin,
La traduction en vers français de cet estimable poème n'a pas, à beaucoup près, le mérite de l'original. Elle est plate, prosaïque et pleine d'enjambemens désagréables. On se permet, il est vrai, plus facilement, les enjambemens dans les vers de dix pieds, parce que le mètre en est familier de sa nature; mais il y faut des bornes. Les rimes d'ailleurs ne sont pas alternées. Il s'en trouve jusqu'à dix masculines de suite, ce qui rend l'harmonie bien monotone. C'est ici le cas de dire traduttore, traditore. Il suffit, pour juger du ton général de cette traduction, de voir comme l'ami de Dolet a rendu les beaux vers sur la mort que nous venons de citer:
Nous ne pensons pas qu'il y ait de l'orgueil à essayer de 342 la traduction suivante comme moins mauvaise; le lecteur en jugera.
Traduction françoise de l'espagnol de don Anthonio de Guevara, évesque de Mondoñedo, prédicateur et historiographe de Charles-Quint; par Sébastien Hardy, Parisien, receveur des Aydes et Tailles du Mans, seconde édition. A Paris, de l'imprimerie de Robert Estienne, pour Henri Sara, rue Saint-Jean-de-Latran, à l'enseigne de l'Alde. In-8 de 384 pages et 4 feuillets préliminaires. (Exemplaire de Gaignat.)
(1540—1623.)
Don Antoine de Guevara, moine franciscain de la province d'Alava, que ses talens et sa piété recommandèrent auprès de Charles-Quint, mourut, en 1544, évêque de Mondonedo. Les biographes et bibliographes citent son Horloge des Princes, ses Épîtres dorées, ses Vies des empereurs romains, ses poèmes du Mépris de la court, de l'Amye de court, de la parfaite Amye de court, de la Contre-Amye de court, ainsi que les traductions de ces divers ouvrages par les seigneurs de Gutery, de Borderie, les sieurs d'Alaigre, Hécoet, Charles Fontaine, etc., etc., de l'an 1549 à 1556, et, chose étrange, ils ne disent mot de cet écrit, la meilleure, la plus oubliée et la plus rare des productions de l'auteur. Guevara composa ce traité qu'un auteur célèbre a faussement qualifié de Manuel du Cloître plutôt que de la Cour, pour un favori de Charles-Quint, modèle de grandeur d'ame et de loyauté, nommé Francisco de Los Cobos, que l'empereur maria avec Marie de Mendoce, et fit grand commandeur de Léon. L'ouvrage reçut, en Italie, les honneurs de la traduction sous son titre primitif de Aviso de favoriti e dottrina de Corteggiani. Le traducteur français Sébastien Hardy, auteur, en 1616, avec un sieur de Grieux, de Mémoires et Instructions pour le fonds des rentes de l'Hôtel-de-Ville, changea ce titre 344 raisonnable contre un bizarre, je ne sais pourquoi, et dédia sa traduction à M. de Flexelles, sieur du Plessis-du-Bois, conseiller du roi et secrétaire des finances, dans une épître qui sent son receveur des Aides. Il dit qu'en faisant l'éloge de son original il ne craint pas de s'être mécompté d'outre-moitié du juste prix, en quoi il a raison. Du reste, sa traduction paraît fidèle et elle est fort passablement écrite.
La devise de Guevara est celle-ci: Posui finem curis—Spes et fortuna valete, que Sébastien Hardy rend de la manière suivante: Fortune et espérances vaines,—adieu, j'ay mis fin à mes peines.
Avant d'arriver aux vingt chapitres dont se compose ce traité dans la traduction, il faut recevoir dix enseignemens, puis franchir un long prologue suivi d'un argument qui n'est pas court: les Espagnols ne vont pas vite, et leurs lecteurs ont besoin de patience; mais la patience reçoit avec eux son prix.—Parmi les enseignemens, le courtisan doit retenir ceux qui suivent: Ne dites pas tout ce que vous savez; ne découvrez pas tout ce que vous pensez; ne faites pas tout ce que vous pourriez faire; ne prenez pas tout ce que vous pourriez prendre; ne montrez pas toutes vos richesses.—Voici encore une sentence digne de mémoire, tirée du prologue: «Ceux qui cherchent plus d'un ami n'ont qu'à se rendre à la boucherie pour y acheter plusieurs cœurs.»—La première leçon du livre est bien remarquable dans la bouche d'un homme qui avait vécu sagement à la cour, et qui enseigne l'art d'y bien vivre:—«Voulez-vous être heureux? dit-il, fuyez les cours!»—Ici vient, à l'appui du conseil, un détail des misères et des embarras qui assiègent le pauvre homme suivant la cour, soit en station, soit en voyage, tels que de n'avoir ni repos, ni sommeil, ni liberté, fort souvent point d'argent avec force obligation d'en donner aux valets du prince, aux archers, aux muletiers, d'en prêter aux bons amis, d'en dépenser pour soi en habits somptueux qu'il faut changer sans cesse; que savons-nous encore, et cela d'ordinaire pour n'avoir pas même une parole du maître, un regard du favori, un écu du trésorier, et se voir assailli d'envieux qui vous croient puissant, et de cliens qui vous somment de faire leur fortune. Mettez que vous ayez tant fait que d'être un jour emplumé; voici tout d'abord les honnêtes cavaliers et les honnêtes dames vous plumant, qui d'une aile, qui de l'autre. Pour être calomnié, pour moqué, c'est le destin du courtisan, c'est sa vie; il faut qu'il s'y résigne. S'il se tait, c'est un lourdaud; s'il parle, c'est un importun; s'il dépense, on l'appelle prodigue; 345 s'il est ménager, avaricieux; s'il demeure au logis, hypocrite; s'il visite, entremetteur; s'il est grandement suivi, ils disent qu'il est fol et superbe; s'il mange seul, qu'il est honteux et misérable; conclusion que de mille courtisans il n'y en a pas trois qui profitent.—Mais aussi comment contenter les gens de cour? les loger à leur goût, il n'y a pas moyen, d'autant qu'il faut loger non seulement leur train, mais encore leur folie, et cela plus près du palais que de l'église.—L'article des logemens occupe long-temps Guevara; c'est que dans toute cour l'article est capital pour un homme qui veut s'y pousser, et l'était surtout alors à la cour d'Espagne, si voyageuse à dos de mules et de mulets, dans un pays si dépourvu, tellement que le personnage dont chacun avait le plus affaire et qu'il fallait le plus caresser était le grand-maréchal des logis du roi. Caressez donc, Messieurs, flattez les officiers des logis, mais gardez-vous de hanter les femmes et les filles de vos hôtes! c'est une trahison infame de le faire. Passe pour gâter leurs meubles, leurs lits, leur linge, abattre les pots à bouquets, rompre les garde-fols, descarreler les planchers, barbouiller les murailles et faire bruit dans la maison; mais aborder leurs femmes et leurs filles, cela mérite d'avoir le col tordu et les mains coupées; lisez plutôt Suétone dans la vie de Jules-César, Plutarque en son Traité du Mariage, et Macrobe en ses Saturnales. «N'avez-vous donc pas à la cour assez de provisions de ce genre étalées en toute saison?»—Cependant voulez-vous gagner la faveur du prince? sachez lui plaire par le respect et l'à-propos; ensuite, mais en second lieu, servez-le bien.
C'est une chose fragile que la faveur, et on ne la retrouve plus quand une fois elle est échappée.—Quiconque a mis son prince en colère ne doit plus compter sur sa faveur.—L'activité est bonne, l'adresse bonne, la fourberie mauvaise, la vertu utile, la fortune toute puissante.—Parlez peu souvent au prince; et pourquoi lui parleriez-vous souvent? pour médire? il vous craindra; pour lui donner avis secret? il ne vous croira pas; pour le conseiller? c'est vanité qui le blessera; pour lui conter des balivernes? familiarité choquante; pour le reprendre? il vous chassera; pour le flatter? il vous méprisera; le plus sûr est donc de parler peu souvent à lui. Quand vous vous y hasardez, que ce soit à l'oreille gauche, afin que le prince ait toujours la main droite.—Ne sentez alors ni le vin, ni l'ail.—Ne toussez ni ne crachez.—Point de gestes de tête, ni de la main; point de remuement de barbe; on devient odieux par les contraires. J'ajouterai à ces sages leçons de Guevara un important précepte: 346 En voiture, gare les jambes, et n'ayez ni nécessités, ni inconvéniens, autrement c'est fait de vous.—Rire quand le prince se gausse de quelqu'un; bon, bon: mais rire sans éclats, et ne pas se gausser pareillement.—Soyez connu de tous ceux qui approchent le prince; bien traité d'eux ou foulé aux pieds, n'importe; soyez connu.—Point de presse à vous entremêler des hautes affaires; le maître ne les confie qu'aux gens retenus.—Combattez vos ennemis, sans laisser de leur parler ni de les saluer avec politesse, la cour est une lice de chevaliers, non une arène de gladiateurs.—Il y a des hommes simples à la cour qui prennent pour bons tous les avis qu'on leur donne; erreur notable! la plupart de ces avis sont des embûches.—Il y en a d'autres qui, pour être assidus, se font chenilles; autre erreur notable!—Rien à gagner pour un courtisan à dîner fréquemment en ville, le maître en serait jaloux.—Il convient d'être bien habillé et bien suivi. Chicherie, mort du courtisan.—Ayez des mules bien pansées et équipées, et ne manquez pas de proposer aux dames de les porter en croupe au palais.—Il est bon de donner, parfois, quelque pièce de soye ou quelque bague de valeur aux huissiers du palais; bon également d'être courtois avec les dames. Quant à en servir une particulière, cela n'est bon que si l'on a force plumes à perdre.—La présence fréquente au manger et au lever du roi est d'excellent régime. C'en est un très mauvais que de s'accoster des bouffons et des bavards.—A la chasse, un fin courtisan court le roi, pendant que le roi court la bête.—A table avec le roi, il prend moins plaisir à boire et à manger qu'à se voir en si haut lieu.—Méprisez les méchans discours, afin de mieux venger et plus sûrement vos injures.—Vos ennemis véritables, ceux-là seuls qui sont dignes de vos traits, ne sont pas les mal disant de vous, mais les mieux plaisant que vous.—Si vous apercevez quelque buffet préparé dans un coin des appartemens du roi, n'en approchez pas, car ce buffet n'est peut être ainsi disposé que pour donner aux mauvais desseins, s'il y en avait, l'occasion de se manifester.—Suivez la faction de vos pères dans cet empire des factions. Rien ne préjudicie tant à la fortune des courtisans que d'en changer.—A la cour on ne compte pas par individus, mais par familles.—Maintenant venons aux favoris. Ils n'ont plus qu'à se maintenir, et pour ce, ils ne doivent pas se troubler de l'envie qu'ils causent, car elle est inévitable.—Il leur suffit de surveiller les envieux, de ne se mêler d'aucune autre querelle que de celles du prince, d'expédier promptement les affaires. On supporte les refus prompts et polis, jamais le 347 silence ni le dédain.—Qu'ils ne soient, aux gens, ni ingrats ni fâcheux; qu'ils dirigent et contiennent leurs employés.—Un favori peut être impunément, ce qu'à Dieu ne plaise toutefois, luxurieux, gourmand, envieux, paresseux, colère; mais tôt ou tard, il paie chèrement la superbe. La braise ne se conserve que sous les cendres.—L'avarice est dommageable au favori, vu que n'attachant que lui à sa richesse, elle ne donne à sa richesse qu'un seul appui.—Qu'il mette une borne à sa cupidité; car, outre que le cupide ne se désaltère pas plus que l'hydropique, il arrive communément qu'une fois devenue bête grasse, il sert au prince de festin.—Favoris, ne vous fiez pas trop sur votre faveur; l'histoire vous le conseille! ne soyez point esclaves de ce monde périssable; Dieu vous le défend.—Si vous voulez mourir gens de bien, quittez la cour avant de vieillir!—Je ne puis mieux finir que par ce grand trait l'analyse de cet ouvrage agréable et profond.
Satire françoise sur la comparaison de Paris, Rohan, Lyon, Orléans, et sur les choses mémorables, depuys l'an mil cinq cens vingt quatre, soubz allégories et énigmes, par personnages mystiques, jouée au collége de la Trinité, à Lyon, mil CCCCC XLI. On les vend à Lyon, en rue Merciere, par Pierre de Tours. (1 vol. in-12 gothique, de 27 feuillets.) M.D.XLII.
Ce n'est pas le volume imprimé que nous possédons, mais une parfaite copie manuscrite, figurée, faite dans le XVIIIe siècle, de cette satire de Barthélemy Aneau, qui fut jouée à Lyon, en 1541, au collége de la Trinité, et imprimée aussi à Lyon, en 1542, par Pierre de Tours. L'imprimé, selon M. Brunet, no 9899, est devenu si rare, qu'un exemplaire s'en est vendu 201 liv. chez le duc de la Vallière, et 210 liv. chez M. Gaignat. Notre copie, qui est unique, n'est donc guère moins précieuse que l'original; elle a, de plus, le mérite de renfermer, outre le Lyon Marchand, 1o l'Adventure du capitaine Tholosan, en 1541, avec cette devise: Liberté plus que vie; 2o l'Adventure du Ramoneur envers dame Jeanne le Reste, belle Lyonnaise, Baiser libéral; 3o diverses Epigrammes latines et françoyses; 4o la Traduction d'une Épître de Cicéron à Octave, par Barthélemy Aneau, avec une Dédicace à Mellin de Saint-Gelais; 5o des Vers latins de Corneil Severe, docte romain, sur la mort de Cicéron, avec la traduction en vers françoys.
(1541-42—1750.)
La satire du Lyon marchant est une comparaison des avantages de la ville de Lyon avec ceux des autres principales villes de France, telles que Paris, Rouen et Orléans, où la palme est décernée à la première.
Ce vers, qui termine la pièce préliminaire ou le prologue intitulé: Le cry des Monstres de la Satire, devient comme le refrain de l'ouvrage. Quant à la satire elle-même, elle offre une perpétuelle et obscure allégorie où l'on voit figurer divers 349 monstres et personnages fabuleux, tels qu'un lion, Arion monté sur un dauphin, Vulcain, Aurélien l'empereur, Paris monté sur un cheval rohan, Androdus, Europe, Ganimède et la Vérité toute nue, qui devait être curieuse à voir sur le théâtre du collége de la Trinité. Arion, sur son dauphin, ouvre la scène en chantant sur le luth un lay piteux et lamentable; puis il jette son instrument et se met à plorer la mort du Dauphin, fils de François Ier, otage de son père à Madrid; mort funeste attribuée au poison. Sur ces entrefaites, Vulcan sort d'un souterrain, armé d'une serpentine dont il tire un coup en criant: Avez-vous peur?... et oui vraiment Paris a peur, Paris, qui dormait au pied du mont Ida; Androdus, Ganimède et la Vérité, qui n'étaient pas loin, ont tous grande peur à ce méchant tour de Vulcan. Ils accourent sur le théâtre esbahis. «Hau! qu'est-ce celà?» dit Paris; à quoi Vulcan, toujours plaisant, répond:
Allusion à l'attaque soudaine de Charles-Quint contre François Ier.—On se doute bien que Lyon n'a pas peur:
Là dessus Arion se met à raconter en vers ses longues infortunes expliquées ensuite par la Vérité, d'où il suit qu'Arion, jeté en mer, est le roi de France fait prisonnier à Pavie, par trahison. Puis Lyon vient faire une sortie contre Henri VIII, au sujet des troubles d'Angleterre. A son tour, Paris expose les fatals exploits du comte de Nassau, en Picardie, et comme il battit en brèche la ville de Péronne. Europe prend ensuite la parole pour déplorer les conquêtes du sultan Soliman, menaçantes pour la chrétienté. Dans ce conflit de malheurs, Paris, Lyon et Aurelian (Orléans) réclament l'honneur de défendre le cueur d'Europe, c'est à dire la France. Lyon dit que cet honneur lui revient, en sa qualité de seul lion qui soit en France. Paris fait valoir ses droits de capitale, étant Paris sans pair. Aurelian observe qu'il a vaincu la reine de Palmyre. «Et moy, reprend Paris, ne suis-je pas Pâris le beau fils de Priam?»
350 Paris, fatigué des vanteries de Lyon, lui coupe la parole avec ces mots:
La Vérité sort aussitôt de terre, et dit: «Veritas de terra orta est; justitia de cœlo prospexit.» On lui demande de donner sa sentence, ce qu'elle fait en ces termes, faisant à chaque ville sa part:
Cela pouvait être vrai en 1541; il en est autrement en 1833.
Le petit poème, en l'honneur du capitaine Tholosan, nous apprend que ce hardi gendarme mit à mort le séducteur de sa sœur, vint ensuite du Piémont, son pays, en France, où il servit bravement François Ier contre les Piémontais, finit par devenir insolent, se fit mettre en prison à Lyon d'où il s'échappa violemment 351 après avoir tué trois geoliers; fut enfin repris et décapité. Conclusion que:
L'advanture du Ramoneur avec la dame Jeanne le Reste est écrite en termes trop crus pour être rapportés; c'est assez qu'on sache que le Ramoneur, surpris avec ladite dame par son galant, reçoit de lui, au lieu de châtiment, un baiser et deux écus préparés pour madame le Reste.
Il n'y a rien à dire de la lettre fulminante de Cicéron à Octave, écrite peu de temps avant de mourir, si ce n'est que la traduction en est énergique dans sa gothicité. Elle est précédée du dixain suivant:
Barthélemy Aneau, qualifié par La Croix du Maine de poète français et latin, historien, jurisconsulte et orateur, naquit à Bourges vers le commencement du XVIe siècle, fut professeur de rhétorique au collége de la Trinité, à Lyon, et mourut misérablement en juin 1565; ayant été massacré par le peuple comme protestant, sur le faux soupçon qu'une pierre lancée, sur le Saint-Sacrement, de la maison qu'il habitait, était partie de sa fenêtre au moment où passait la procession de la Fête-Dieu. Il était lié avec Clément Marot, Mellin de Saint-Gellais, etc. La traduction en vers des emblêmes d'Alciat est de lui. Sans doute il avait le mérite d'une vaste érudition pour avoir été si estimé des plus beaux esprits de son temps; mais, sans compter son plat mystère de la nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ, il a composé tant d'ouvrages pitoyables, selon la liste qu'en donne le P. Niceron, qu'on ne saurait lui accorder un autre mérite: aussi n'en parlons-nous que pour continuer la chaîne des idées et du goût des peuples dans les divers âges de la littérature moderne.
Qui sont certaines compositions faictes par lui mesme sur la justification de son emprisonnement. A Lyon, 1544, in-16. Réimprimé in-8 en 1 vol., à Paris, chez Tastu, 1830; Techener, éditeur, et tiré à cent vingt exemplaires seulement.
(1544—1830.)
Étienne Dolet, savant imprimeur de Lyon, naquit en 1500, à Orléans, de parens riches et distingués. Sans être athée, comme on le disait, sans être même précisément hérétique, il se fit, par la liberté de ses discours et surtout par son goût pour la critique sévère, de si grands ennemis, qu'il devint la victime des théologiens de son temps et fut brûlé vif, à Paris, dans la place Maubert, le 3 août 1546. Son livre du Second Enfer est d'une excessive rareté, des deux éditions originales. La bibliothèque royale n'en possède aucun exemplaire. La Mazarine n'en a qu'un seul de l'édition de Paris, in-16, contenant 52 feuillets non paginés. Un amateur distingué, M. le comte de Ganay, s'en est procuré un de l'édition de Lyon, laquelle est paginée et d'un format plus élégant, également in-16. C'est sur ces deux exemplaires qu'a été faite la belle réimpression de 1830 qui déjà n'est plus commune dans le commerce. Le Second Enfer réimprimé renferme: 1o des épîtres en vers adressées par l'auteur à ses meilleurs amis, au roi François Ier, à M. le duc d'Orléans (Louis XII), à la reine Marguerite de Navarre, au cardinal de Tournon, au cardinal de Lorraine, à la duchesse d'Estampes, au parlement de Paris, aux chefs de la justice de Lyon; 2o la traduction du dialogue attribué par les uns à Platon, par les autres à Eschine, qui a pour titre Axiochus et pour interlocuteurs Socrate, Clinias et Axiochus; et la traduction d'un autre dialogue de Platon intitulé Hipparchus ou de la convoitise de l'Homme touchant la lucrative; 3o un cantique en vers composé 353 pendant que Dolet était sous les verrous de la Conciergerie, sur sa désolation et sa consolation. On a peine à imaginer, après avoir lu la traduction de l'Axiochus, comment des juges purent être assez stupidement barbares pour condamner Dolet au plus affreux des supplices à cette occasion. Socrate, dans cet entretien, entreprend de rassurer Axiochus contre la crainte de la mort, et dans ce but il ne lui fait pas seulement l'exposé des misères de la vie humaine dans les diverses conditions, il oppose à ce tableau tout moral la certitude de l'immortalité de l'ame et l'espoir d'une éternité bienheureuse fondé sur la pratique des vertus. Il est vrai que, dans un certain passage, Socrate rapporte une raison de mépriser la mort, plus subtile que sensée: «La mort n'est rien encore avant de frapper, dit-il, et quand elle a frappé ce n'est plus rien, puisque son sujet n'a plus de sentiment.» Mais d'abord Socrate ne donne pas cette raison de son fonds; il la tire d'un certain Prodicus, et ne s'y arrête guère, pour passer sur-le-champ aux espérances de la philosophie religieuse; ensuite, Socrate ou Prodicus, Platon ou Eschine ne sont pas Étienne Dolet. Voilà cependant pour quel motif apparent Dolet fut brûlé vif comme athée, relaps, à la grande joie du peuple! C'est un crime judiciaire ineffaçable et honteux pour la mémoire du prince qui l'a souffert. Mais Dolet méprisait les arguties de la scolastique; il était fatigué des mots et allait droit aux choses; il aimait passionnément Cicéron et Platon, et beaucoup plus que Pierre Lombard, que Scot, qu'Angelus Odonus, l'anticicéronien; il entrevoyait la prochaine émancipation des esprits et la favorisait; enfin il était sincère, pauvre et hardi: pouvait-il échapper? c'est ce que fait admirablement ressortir l'auteur anonyme d'un avant-propos aussi chaleureusement écrit que bien pensé, intitulé: Réhabilitation, dont notre réimpression est enrichie. On ne saurait lire cette courte introduction sans être profondément ému. Gardons-nous de la croire inutile aujourd'hui. La pitié pour de tels malheurs sera toujours de saison, car il y aura toujours des hypocrites, des bourreaux et un peuple pour les applaudir. La prose d'Étienne Dolet vaut mieux que ses vers, sans offrir pourtant le mordant de celle de Henri Étienne; la grace naïve et simple du style d'Amyot, ni la pittoresque vivacité du langage de Montaigne; mais la hauteur des idées, la noblesse des sentimens, le pathétique de la situation rachètent, dans ces vers, l'incorrection et le prosaïsme. On en peut juger par les citations suivantes:
Et ailleurs:
Finissons par ces deux vers qu'il adressait aux Français et dirigeait contre la Sorbonne qui voulait détruire l'imprimerie:
Une des devises de Dolet était celle-ci: Durior est spectatæ virtutis quam incognitæ conditio. (La condition de la vertu est plus dure aperçue qu'ignorée.)
A Lyon, par Jean de Tournes, M.D.XLVII. 2 vol. in-8.
(1546—47.)
Ces perles sont le recueil complet des Œuvres poétiques de la belle, sensible et spirituelle Marguerite de Valois, sœur chérie de François Ier; plus connue dans le monde littéraire et galant, par les contes imités de Boccace, dits l'Heptaméron. Cette aimable princesse, née en 1492, veuve du connétable duc d'Alençon, en 1525, peu après la catastrophe de Pavie, alla consoler son auguste frère dans sa prison de Madrid, fut ensuite remariée par lui, en 1527, à Henri d'Albret, roi de Navarre, et mourut à 57 ans, dans le Bigorre, le 2 décembre 1549, vingt mois et deux jours après ce frère qu'elle avait tant aimé, avec lequel elle avait tant de rapports de caractère, de goûts et de sentimens. Quelque mérite qu'on puisse trouver à ses écrits, il faut convenir que son plus bel ouvrage fut cette Jeanne d'Albret, mère de notre Henri IV, à qui la France doit son meilleur roi, et l'humanité, le modèle, peut-être, de tous les rois. Nous rapporterons ici les différentes pièces de son trésor poétique, dans l'ordre selon lequel son écuyer, valet de chambre, Simon Sylvius, dit de la Haye, les a rangées, après avoir obtenu, pour leur publication, un privilége du parlement de Bordeaux, signé du président de Pontac, le 29 mars 1546.
1o. Le miroir de l'ame pécheresse, poème que la Sorbonne censura d'abord comme contenant des propositions qui se rapprochaient des sentimens des réformateurs. Il faut bien avoir des yeux de docteur pour découvrir des propositions mal sonnantes dans 356 ce petit ouvrage où l'on retrouve sainte Thérèse plutôt que Calvin; qui respire la pénitence et le plus tendre amour de Dieu; dans lequel, enfin, la présence réelle n'est pas seulement professée par ces vers:
mais encore où le sont, en mille endroits, les dogmes enseignés par l'Église, et qui n'est, à proprement parler, qu'une paraphrase de divers passages de l'Écriture sainte; témoin ce qui suit:
Ce ton d'ascétisme passionné continue jusqu'à la fin; certes il y a loin de là aux emportemens de l'invective luthérienne, aux sarcasmes de l'ironie calviniste; mais quoi! plutôt que de ne pas trouver de matière à disputes, les docteurs en verraient sur le dos d'un antiphonier. Il est bien vrai que Marguerite de Valois avait, dans l'origine, reçu avec faveur les premières semences de la réforme; ainsi l'avait fait presque toute la cour, ainsi la plupart des beaux-esprits du temps. Cette réforme avait alors de si belles paroles à la bouche, tant de justes plaintes à former, tant de science et d'esprit, un style et des discours si clairs, et partant si supérieurs aux arguties de la scolastique expirante, que beaucoup de gens de bonne foi, que les chrétiens le plus orthodoxes pouvaient s'y laisser prendre et qu'un grand nombre y fut pris. La reine de Navarre goûta donc mieux d'abord Clément Marot que Schnarholtzius, Théodore de Bèze que l'abbé de Saint-Victor Lyset, Érasme que Pfeffercorn, André de Hutten que Gratius Ortuinus, etc. Le beau crime! François Ier lui-même en fut dans ce temps-là complice; mais, plus tard, quand le monde s'ébranla au nom de ces pacifiques évangélistes; quand on vit de toutes parts l'Eglise insultée, ses ministres menacés dans leurs biens et dans leurs personnes, le glaive tiré jusque sur la tête des princes et du pontife, et de téméraires novateurs soutenant, au nom de la raison, d'autres dogmes sacrés, avec des bûchers et des brigandages, les ames droites et honnêtes, les esprits sages et prévoyans, pour la plupart, s'arrêtèrent. Marguerite 357 de Valois, des premières, fut de ce nombre, et dans tout état de cause, à quelque date de sa vie qu'il faille rapporter son Miroir de l'ame pécheresse, on ne saurait rien voir dans ce poème que de religieux et d'édifiant.
2o. Discord estant en l'homme par la contrariété de l'esprit et de la chair, et paix par vie spirituelle. Plus dévotieux que poétique.
3o. Oraison de l'ame fidèle a son seigneur Dieu. Elle est beaucoup trop longue. En général la diffusion est le défaut de la Marguerite des Marguerites. Cependant le début de son oraison a de la majesté:
Le dernier vers est plein de passion:
4o. Oraison de nostre seigneur Jésus-Christ. On voit que, dans l'ordonnance de son édition, La Haye a fait passer toutes les œuvres spirituelles avant toute pièce profane. Cette marche est probablement contraire en général à l'ordre chronologique.
5o. Comédie de la nativité de Jésus-Christ. Joseph et Marie, pour obéir à l'ordre d'Hérode, se rendent à Jérusalem. Arrivés à Bethléem, Marie se sent prise du mal d'enfant. Elle reçoit l'hospitalité dans une étable. Joseph va chercher à la ville ce qui est nécessaire. Pendant ce temps-là, Marie, assistée de Dieu et des anges, accouche d'un fils au milieu d'un concert céleste de louanges et de bénédictions. Joseph revient, trouve Marie mère d'un enfant adorable; il l'adore. Viennent trois bergers et trois bergères qui en font autant. Satan, attiré par ces adorations et ces cantiques, vient voir de quoi il s'agit et entre en grande fureur. Il fait de la métaphysique pour détourner les bergers de leur adoration; mais Dieu paraît, toujours avec un chœur d'anges, qui fait taire Satan, et la comédie finit.
6o. Comédie de l'adoration des trois rois a Jésus-Christ. Dieu le père ouvre la scène: il commande à Philosophie, Tribulation, Inspiration et Intelligence divine d'aller chercher les trois rois 358 Balthasar, Melchior et Gaspard pour qu'ils viennent adorer l'enfant Jésus nouveau-né. Il ordonne aussi à ses anges d'envoyer aux trois princes une étoile pour les guider. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les trois rois paraissent, cherchent l'enfant, sont quelque peu détournés par Hérode qui cherche aussi l'enfant avec ses docteurs pour le faire mourir; mais Dieu pare à tout inconvénient. Les trois rois trouvent celui qu'ils cherchaient et l'adorent pendant que les anges font chorus. Tout cela est d'une naïveté de diction presque ridicule. Il y a des choses qu'il faut laisser où elles sont, de peur de les gâter en les touchant.
7o. Comédie des innocens. On voit du moins une pensée dramatique dans cette pièce et même une pensée de génie. Hérode a commandé le meurtre de tous les enfans nouveau-nés, de peur de laisser vivre celui que les prophètes ont annoncé comme devant régner à Jérusalem. Dieu sait bien garantir son fils en le faisant emporter en Égypte par Joseph son père putatif et Marie sa mère immaculée. Le théâtre se remplit de mères avec leurs petits enfans. La nourrice du fils d'Hérode, par l'effet d'une méprise, obéit à la loi commune, ne se doutant, non plus que personne, de l'objet de cette réunion de tous les petits enfans de la Judée. Arrivent les soldats conduits par un farouche capitaine. Le signal est donné de tuer toutes ces innocentes créatures. Cris, lamentations, supplications des mères. La nourrice du petit Hérode a beau crier que son nourrisson est le fils du roi; la soldatesque a commencé, elle n'écoute rien, et l'enfant d'Hérode est massacré, quand Hérode tout d'un coup paraît triomphant. La nourrice court à lui et l'informe en pleurant de la fatale méprise. Alors le monstre entre dans un furieux désespoir, et Rachel met le comble à sa rage désespérée en lui apprenant que l'enfant Jésus est sauvé. Cependant les anges se réjouissent et chantent des cantiques au plus haut des cieux. Cette comédie est infiniment supérieure aux autres.
8o. Comédie du désert. Dieu subvient, dans le désert, aux besoins de Joseph, de Marie et de l'enfant Jésus, en leur envoyant Contemplation, Mémoire et Consolation, escortées d'anges en nombre suffisant. Tout se passe en saints discours, fort ennuyeux, il faut bien le dire: c'est la plus triste comédie de Marguerite.
9o. Le Triomphe de l'Agneau. C'est la victoire remportée par le Messie sur le péché originel. L'ouvrage est d'une longueur et d'une fadeur insupportables.
10o. Complainte d'un Prisonnier. On sent que le Prisonnier n'est 359 autre que François Ier. La complainte est touchante, mais n'est pas plus poétique pour cela.
11o. Chansons spirituelles. La première fut composée pendant la dernière maladie du roi, Marguerite étant malade de son côté. Elle respire le plus vrai sentiment et une douce piété; elle s'adresse à Dieu:
La seconde chanson est faite après la mort du roi:
Autre Chanson:
12o. L'histoire des satyres et nymphes de Diane. Ce petit poème a de l'agrément. Les faunes et les satyres y courent après les nymphes de Diane que le son des hautbois a imprudemment attirées près d'eux. Au moment de les atteindre, ils sont déçus dans leurs amoureux transports, et voient changer en saules cette troupe fugitive, à la prière d'une nymphe aimée de la chaste déesse. Moralité qui enseigne aux jeunes filles à fuir les plaisirs les plus innocens quand ils leur sont offerts par des hommes.
13o. Épistre au roi son frère, renfermant des vœux et des prières pour sa prospérité.
14o. Autre épistre de la mesme au mesme, en lui envoyant un David pour ses étrennes. David y est proposé au roi comme modèle.
360 15o. Réponse du roi a sa sœur, en lui envoyant une saincte Catherine pour ses étrennes. François Ier y promet assistance à sa sœur, sans doute au sujet de la Navarre que Charles-Quint retenait malgré le traité de Noyon de 1519.
16o. Autre épistre de la reine de Navarre au roi, pour le complimenter du ravitaillement de Landrecy, en 1543; action brillante pour François qui commandait en personne une armée opposée à Charles-Quint. La lettre finit par ces vers:
17o. Épistre de la reine de Navarre au roi pour le féliciter de ce que ses sentimens se tournent vers la dévotion.
18o. Épistre de la même au roi de Navarre, Henri d'Albret, son deuxième mari, pendant une maladie qui le retenait au lit.
19o. Les quatre dames et les quatre gentilshommes. La première dame est aimée et ne veut pas aimer à cause des tourmens dont l'amour est cause. Elle cherche à éloigner son amant, mais ses exhortations sont annulées par ces trois derniers vers qui sont bien jolis:
La deuxième dame aime un trompeur; elle se lamente; toutefois elle forme le dessein de mourir plutôt que de renoncer à sa passion. La troisième dame, toute fidèle, cherche à guérir son jaloux amant de ses soupçons, et lui tient des discours, à cette fin, les plus tendres et les plus délicats du monde. La pièce est charmante et fort bien écrite pour le temps. La quatrième dame se répand en pleurs et gémissemens au sujet de l'abandon d'un perfide inconstant. Il y a trop de ressemblance entre ce quatrième cas et le deuxième. Passons aux quatre gentilshommes. Le premier, à force de respecter sa dame et de n'oser lui déclarer ses feux, s'en va mourir consumé. Enfin, au moment de mourir, il se déclare, le pauvre gentilhomme; mais il est bien tard. Le deuxième gentilhomme, favorisé de sa dame, en est si follement joyeux qu'il ne se peut tenir de conter son bonheur à sa belle avec toutes circonstances d'elle 361 bien connues. S'il ne le conte pas à d'autres, il n'y a point de mal. Troisième gentilhomme. C'est un martyr qui trépasse des rigueurs de sa dame et veut au moins lui faire pitié avant son trépassement. Son cas est en effet pitoyable. Le quatrième et dernier gentilhomme fait à sa dame une déclaration d'amour en bonne et due forme; il en espère peu en ce monde vu la grande vertu d'icelle dame, mais il se rabat sur l'idée de la tenir embrassée en paradis. Voilà un amoureux qui sait attendre; Dieu veuille que tout lui vienne à point.
20o. La comédie. Deux Filles, deux Mariées, la Vieille, le Vieillard et les quatre Hommes. La scène s'ouvre par un dialogue entre deux Filles rieuses. La première parle contre l'amour, qui, dit-elle, rend esclave. La deuxième est d'un avis contraire et soutient que la liberté sans amour n'est bonne à rien. La dispute continue sur ce ton sans s'échauffer ni échauffer personne. Paraissent, à l'autre coin du théâtre, deux Mariées pleureuses: l'une se plaint d'être maltraitée de son mari; l'autre se dit plus malheureuse, étant jalouse avec sujet de l'être. Les deux couples s'abordent et se questionnent les uns les autres sur leurs rires et leurs doléances. Survient fort à point, pour juger, une Vieille qui a résisté à l'amour durant vingt ans, puis qui l'a servi vingt ans, après quoi elle a pleuré soixante ans son ami qu'elle a perdu. La Vieille a donc cent ans de compte fait et de l'expérience à proportion. Aussi la première Mariée, en la voyant, s'écrie-t-elle:
La deuxième Mariée répond:
Et les deux Filles de s'écrier à leur tour:
La consultation se fait: disons en résumé que la Vieille conseille à la première Mariée de se consoler des boutades de son mari avec un bel oiseau, sans dire quel oiseau; à la jalouse de prendre son infidèle comme il vient et quand il vient; vu qu'un infidèle est fort, et qu'un mari fort vaut mieux qu'un mari mort. A l'égard des deux Filles, la Vieille prophétise, à celle qui paraît sans souci, qu'elle aimera trop, et à celle qui a plaidé pour l'amour, qu'elle se repentira de sa trop grande facilité. Personne jusqu'ici n'est content des discours de la Vieille, mais sitôt qu'à l'arrivée des quatre Hommes elle conseille aux quatre femmes de danser avec eux, tout le monde devient content; 362 la danse commence et la comédie finit; comédie, non, mais causerie souvent très spirituelle.
21o. Farce de Trop, Prou, Peu et Moins. Trop et Prou, après s'être annoncés au public en style énigmatique, se rencontrent, s'abordent, se confient leurs chagrins et voyagent ensemble. Ils voient venir à eux Peu et Moins qui sont d'une gaîté folle. Le dialogue s'établit entre eux, dialogue des plus plats, où l'on aperçoit que l'auteur veut montrer que pauvreté passe richesse. Cela est aisé à dire aux rois et reines.
22o. La coche (la voiture). Le poète ou la poète (car nous pouvons bien dire la poète au lieu du poète, puisque Marguerite dit la coche au lieu du coche), la poète donc avise trois charmantes dames dans une belle prairie, lesquelles menaient un moult grand deuil et contestaient entre elles à qui avait le pire sort et le plus d'honneur. Voici les termes du débat: La première dame souffre de n'être pas aimée de son amant autant qu'elle l'aime. La deuxième dame ne veut pas satisfaire son amant de peur d'être éloignée de ses deux amies, et ce combat entre l'amour et l'amitié la tue. La troisième dame serait heureuse avec son amant adorable et adoré, mais elle souffre tant des douleurs de la première et de la seconde dame, que son propre bonheur s'en évanouit. Là dessus, la poète, interpellée de déclarer laquelle des trois dames mène le pire deuil avec le plus d'honneur, se récuse, et l'on convient d'en référer au roi François Ier, non pas sans doute en son conseil d'État, mais en sa cour d'amours. Voilà nos dolentes embarquées dans la coche pour aller trouver Sa Majesté. Le poème finit avant que le roi soit informé. A défaut de décision royale, nous décidons que, des trois dolentes, la première est la seule malheureuse, et que les deux autres sont deux sottes. L'ouvrage est orné de jolies vignettes en bois.
23o. l'Umbre. Ingénieux et plein de passion. Marguerite, se comparant à l'ombre et son ami au corps, représente la plus intime et la plus parfaite union amoureuse.
24o. La mort et la résurrection d'amour. Galanterie trop alambiquée.
25o. Chansons.
26o. Adieux des dames de la reine de Navarre à la princesse sa fille. On y voit en vers les adieux de mesdames de Grammont d'Artigaloube, de la Benestaye, de Clermont, du Breuil, de Saint-Pather, de la reine, de la sénéchale et de la petite Françoise.
27o. Deux énigmes indéchiffrables.
De très hault, très puissant et très magnanime François, par la grâce de Dieu, roy de France, très chrestien, premier de ce nom, prince clément, père des arts et sciences. Ensemble les deux Sermons funèbres prononcez esdites obséques, l'ung à Nostre Dame de Paris, l'aultre à Saint-Denis, en France. De l'imprimerie de Robert Estienne, imprimeur du roy, par commandement et privilége dudit seigneur. 1 vol. in-8 de 106 pages.
(1547.)
Du Verdier dit que cet opuscule est de Pierre Chastel ou du Châtel, évêque de Mâcon, dont Baluze a écrit la vie en latin, et le même qui fit l'oraison funèbre de François Ier. Pierre Chastel ne fut pas seulement éloquent et savant; il se signala par une douceur et une charité remarquables dans ces temps de violence en matière de religion. On ne peut oublier qu'il sauva une première fois, du bûcher, le malheureux Étienne Dolet, en récitant la parabole de l'enfant prodigue. Le Gallia christiana donne sur ce digne prélat les détails suivans: Il s'était élevé par son mérite, avait été fait évêque de Tulle en 1539, fut appelé au siége de Mâcon en 1544, siége qu'il occupa jusqu'en 1552. François Ier, qui aimait passionnément l'entretien des hommes lettrés, l'avait approché de sa personne en qualité de lecteur, d'aumônier et de bibliothécaire, et le recevait journellement à sa table. Il devint grand-aumônier, sous Henri II, en 1548, après la mort de Philippe de Cossé, évêque de Coutances. Nous pensons qu'on le suivra avec intérêt dans l'analyse que nous donnons de son récit et de ses deux discours funèbres.
«Le dernier jour de mars MDXLVII, ledict seigneur estant au chasteau de Rambouillet, aggravé de longue maladie qui 364 se termina en flux de ventre, après avoir parlé à Monseigneur le Dauphin, son filz unique, et l'avoir instruict des affaires du royaume, luy avoir recommandé ses bons serviteurs et officiers, s'estre très dévotement accusé et quasi publiquement confessé de ses faultes et délicts, demandé et reçu tous ses derniers sacremens comme prince très chrestien qu'il estoit de nom et de faict: entre une et deux heures après-midi, rendit l'ame à Dieu. Le corps duquel demoura, pour ledict jour, en son lit ordinaire, jusques au lendemain vendredi matin qu'il fut délivré à ses médecins et chirurgiens pour estre ouvert et vuidé ainsi que l'on a coustume de faire en tel cas, etc., etc.» Le corps fut ensuite porté dans l'abbaye de Haulte-Bruyère, près Rambouillet, où il fut gardé jusqu'au 11 avril, puis transféré à Saint-Cloud, dans la maison de l'évêque de Paris (alors le cardinal du Bellay), où on le mit sur le lit de parade en grande pompe. L'effigie du roi défunt était dressée dans une salle voisine et les repas lui étaient servis par les grands officiers et officiers simples, chaque jour, comme si le monarque eût été vivant. Après onze jours, le corps fut mis dans la bière, et le grand deuil commença. La chapelle ardente dura jusqu'au 21 mai, jour où le corps fut amené à Nostre-Dame-des-Champs pour l'office solennel du cardinal de Meudon. Ce premier convoi fut très pompeux. On y voyait quarante archevêques ou évêques, les cardinaux de Ferrare, de Chastillon, d'Amboise, d'Annebault, d'Armagnac, de Meudon, de Lenoncourt, du Bellay, de Givry et de Tournon, ainsi que les princes du grand deuil, MM. d'Enghien, de Vendôme, de Montpensier, de Longueville et le marquis de Maine (Mayenne). Le 23 mai, dimanche, les obsèques furent criées dans Paris en grand cortége des officiers et magistrats de la ville, et le second convoi se rendit à Nostre-Dame-de-Paris, où il y eut office célébré par le cardinal du Bellay, et oraison funèbre de l'évêque de Mâcon. Dans ce convoi figurèrent les ambassadeurs du pape, de l'empereur, de l'Angleterre, de l'Écosse, de Venise, de Ferrare et de Mantoue, chacun d'eux conduit par un prélat à cheval. Le 24 mai, troisième convoi, de Nostre-Dame de Paris à l'abbaye de Saint-Denys. On marcha à pied jusqu'à Saint-Ladre, puis on monta à cheval jusqu'à la croix qui penche vers Saint-Denys; et là, le cardinal du Bellay remit le corps au cardinal de Bourbon, abbé de Saint-Denis. Même office que la veille, et l'évêque de Mâcon y acheva l'oraison funèbre, après quoi les cérémonies usitées pour l'enterrement terminèrent ces tristes solennités. M. de Sédan apporta, dans le caveau, l'enseigne de la garde des Suisses; M. de 365 Chauvigny, celle des cent archers de la garde; M. le Sénéchal d'Agenois, celle d'autres cent archers de la garde; M. de Nançay, celle d'autres cent archers de la garde, répondant aux trois compagnies des gardes du corps françaises des rois Bourbons; M. de Lorges, celle des cent Écossais de la garde; M. de Canaples, celle des cent gentilshommes de la garde; et M. de Boisy, celle d'autres cent gentilshommes de la garde, dont chacun de ces seigneurs avait la charge. Enfin l'amiral cria: Le roi est mort, cri répété trois fois par le héraut d'armes. Il cria ensuite: Vive le roi Henri, deuxième de ce nom, cri encore trois fois répété, puis la bannière de France fut relevée par l'amiral, ainsi que les enseignes par les seigneurs qui en avaient la charge, et l'on se sépara. N'omettons pas que les obsèques des deux fils de François Ier, morts avant lui, se firent en même temps que les siennes.
Oraison funèbre.—Dans la première partie, prononcée le 23 mai, à Notre-Dame-de-Paris, l'orateur prend pour texte ce verset du Psalmiste: Humiliata est in pulvere anima nostra; conglutinatus in terra venter noster. Notre ame a été humiliée dans la poussière, et notre corps confondu avec la terre. Après un long exorde sur la vanité des grandeurs humaines et la brièveté de la vie, il entre dans son sujet, qui est de célébrer les vertus, les hauts faits, et surtout la pieuse mort du roi. Pierre Chastel commence son récit oratoire par de touchantes expressions de sa propre douleur. Il loue ensuite son héros de sa douceur envers ses serviteurs, de sa générosité envers ses ennemis, de la loyauté de son caractère, de sa modération dans la fortune prospère, comme de sa constance dans les revers, telle, dit-il, que l'on ne l'a jamais vu en la prospérité s'eslever, ni en adversité se rendre. Il relève également la solide érudition du roi, son goût éclairé pour les lettres et les arts; puis, parcourant toute la suite de ses actions militaires, il tire un heureux parti de sa défaite et de sa captivité de Pavie, et, dans l'impossibilité de montrer des victoires constantes, puisque François Ier fut plus souvent vaincu que vainqueur, il le compare à Fabius Maximus, en disant qu'il fut le bouclier de la France encore plus que Fabius ne l'avoit esté de Rome. Mais c'est au tableau des derniers momens du roi que l'orateur s'étend et triomphe. Sa communion, onze jours avant sa mort, si courageuse et si édifiante, le noble et public aveu qu'il fit de ses fautes, les trois bénédictions qu'il donna au Dauphin dans le cours de ces onze cruelles journées, les conseils judicieux qui précédèrent ces bénédictions, la dernière et fatale opération qu'il subit deux jours avant d'expirer, 366 ses adieux à ses serviteurs, son ardeur de se réunir à Dieu par la mort, et enfin l'instant suprême qui mit fin à sa brillante carrière, fournissent au panégyriste sacré des mouvemens et une péroraison très pathétiques. «Enfin, s'écrie l'évêque de Mâcon, avec bien grand'peine, il dict pour la dernière fois: Jésus! et se retournant devers nous, il nous dict, ainsy qu'il put dire, qu'il avoit prononcé le nom de Jésus. Hélas! il me semble que j'aye encores résonnant en mes oreilles le son de sa voix mourante et languissante, qui disoit: je l'ay dict, je l'ay dict Jésus! et après la parolle et la veue perdue, il fit certains signes de la croix sur son lict..... sur quoy il rendist l'esperit à Dieu.—O royaume de France chrestien et catholique destitué de sa glorieuse et fructueuse vie: peuple, noblesse et justice de France, desquels il a continué l'amour et la mémoire jusques à la mort: ministres de l'Eglise catholique qu'il a tenus et défendus en l'authorité de l'ordre hiérarchique de l'église militante, ne debvez-vous avoir perpétuelle mémoire et prier continuellement pour luy? Eglise triomphante, saincts et sainctes, apostres, évangélistes, prophètes, martyrs, et vous, glorieuse mère de Dieu, desquels il a soutenu, observé, honoré la vénération, priez, intercédez pour luy! et vous, Seigneur Jésus-Christ..., méditateur..., recevez l'ame de ce sang royal, et présentez à vostre père cette conqueste de vostre croix! Amen.» La seconde partie a moins de chaleur. La matière prêtait moins à l'éloquence. Ici l'orateur prend pour texte le verset du psaume 43: Exurge, Domine, adjuva nos et redime nos propter nomen tuum. Il quitte le ton de la douleur, se la reproche comme une impiété, et ne veut plus considérer, dans la mort du roi, que son triomphe éternel. Suivent de longs développemens de cette pensée pieuse, que la vie est un danger ou même un malheur, et qu'une mort sainte est le vrai bonheur de l'homme. Tout le sermon (car ce dernier discours est un sermon plutôt qu'une oraison funèbre) roule sur cette seule pensée. L'orateur épuisé ne se soutient qu'à force de citations sacrées; j'en ai compté 115, dont plusieurs tiennent toute une page, en sorte que cette seconde partie n'est guère qu'un long texte traduit. Mais cela même était fort du goût du temps et prouve beaucoup de science théologique et de puissance de mémoire. Pierre du Chastel n'était pas seulement un homme vertueux, éloquent et savant; il eut encore toute la prudence d'un fin politique dans la grande guerre de l'Église contre la réforme, et usa, dans l'occasion, de sages tempéramens. Ainsi, quand la Faculté de Paris condamna la fameuse 367 Bible dite de Léon de Juda, imprimée par Robert Étienne, en 1545, avec les notes de Vatable, il défendit cet important travail, appuyé de l'autorité des docteurs de Salamanque qui l'avaient fait réimprimer, et ne voulut pas que les lettres sacrées et profanes fussent compromises par la flétrissure de si savans hommes.
A Lyon, par Jean de Tournes, 1547, 1 vol. in-8, fig. en bois, réimprimé in-8, avec les figures, à 25 exempl., dont 20 seulement sur papier vélin, le 16 mars 1829. A Aix, en Provence, par Pontier, fils aîné.
(1547-1829.)
Si l'on s'en rapporte au nouvel éditeur de cette églogue, elle est due à Maurice de Sève ou Scève, descendant de l'ancienne maison des marquis de Sceva, qui vint s'établir, du Piémont, dans le Lyonnais, au XVIe siècle. Un amour malheureux, sans doute, dicta cette complainte; car c'est une complainte dialoguée plutôt qu'une bergerie, encore que les interlocuteurs Antire et Philerme soient des bergers. Le pauvre Philerme a quitté, Dieu sait pourquoi, sa maîtresse Doris qui le tenait en liesse et contentement, et s'est attaché à la cruelle Belline qui, par ses rigueurs, le fait mourir à petit feu. Vainement il se voue à toutes les fontaines magiques d'Argire et de Selemnon (Célemnus) qui font oublier l'objet aimé; il boit en vain de ses boucs l'urine puante—entremeslée avec nerte odorante (ce qui, par parenthèse, est un fort vilain remède); son ardeur et son tourment ne font qu'augmenter. Il essaie de la solitude et va s'égarant, tantôt sur les bords où le Rhône et la Saône marient leurs ondes, tantôt dans une saulsaye voisine émaillée de fleurs. Quelquefois il s'amuse à voir du ciel les mouvemens divers, et le discours de la lune croissante;—s'elle sera proffitable ou nuisante. D'autres fois il dort et fait fort bien, car le sommeil adoucit tous les maux; mais, au sein de la contemplation, sur les rives fleuries, au dormir, au réveil, toujours son cœur est déchiré. Antire ne sait que faire à cela; cependant il discourt et se met à raconter à son ami l'histoire suivante pour l'éloigner de sa saulsaye chérie. Un jour des faunes et des sylvains se délassaient à jouer de la flûte en ce lieu. De jeunes nymphes les entendirent et s'approchèrent. 369 Les flûteurs leur proposèrent de danser; elles le voulurent bien. O faiblesse imprudente! voilà ces faunes et ces sylvains effrontés qui forment des entreprises téméraires; les nymphes n'eurent que le temps de fuir vers la Saône et d'invoquer le dieu Arar qui les transforma en saules. Depuis ce jour, ceux qui fréquentent cette saulsaye funeste se consument en vœux impuissans. Philerme, là dessus, demande conseil à Antire. Antire lui conseille d'acquérir de grands biens. Philerme répond que les plus riches ne sont pas les moins amoureux. Antire persiste à détourner son ami de la vie solitaire, et lui fait un triste tableau de la solitude au milieu de la glace et des tempêtes de l'hiver, alors que la nature semble devoir mourir. Philerme oppose à ce tableau celui des mécomptes de la vie du monde au milieu des cités. Ce plaidoyer contradictoire dure ainsi trop long-temps, après quoi l'amant malheureux y met un terme par un éloge de la vie pastorale qui n'est pas sans trace, et qui finit par cette conclusion imitée de Virgile:
O Théocrite! ce n'est pas là votre idylle de l'Enchanteresse: Lune vénérable, racontez mes amours, etc., etc.
Composés en italien par Jean-Baptiste Gelli, académicien florentin, et nouvellement traduits en français par C. D. K. P. (Claude de Kerquifinen, Parisien). 1 vol in-8 de 348 pages. A Lyon, à la Salamandre. M.D.LXVI.
(1548-1566.)
L'édition originale de ces dialogues censurés parut in-8o, à Florence, en 1548, comme le dit M. Brunet, et non en 1549, ainsi que le prétend l'abbé Ladvocat. Elle porte le titre de Capricci del Bottaio. Jean-Baptiste Gelli ou Gello, auteur de cet ouvrage et de plusieurs autres, entre lesquels on distingue la Circé, était un cordonnier de Florence d'un esprit supérieur, qui, sans jamais quitter son métier, fut reçu, vers l'année 1540, membre de l'académie florentine degli umidi, et mourut en 1563. Les bibliographes s'accordent à regarder le sieur de Kerquifinen comme le traducteur de ces caprices; mais oserai-je énoncer une opinion nouvelle à cet égard? le vrai nom du traducteur est autre. Il faut en chercher un qui convienne mieux à un Parisien que celui de Kerquifinen, lequel est Breton. Ne serait-ce pas ce même Denys Sauvage, traducteur de la Circé, caché alors sous le nom du sieur du Parc, Champenois, qui serait l'interprète du tonnelier? nous le pensons sans l'affirmer. Quoi qu'il en soit, ces dialogues entre le tonnelier Justin et son ame sont au nombre de dix. Gello raconte que Justin, dans sa vieillesse, s'entretenant tout haut et sans réserve avec lui-même, fournit à son insu l'occasion à maître Bindo, notaire, de surprendre ses secrets et de les transcrire; et que lui, Gello, les a publiés sur une copie tombée, par hasard, entre ses mains. Voilà bien des précautions pour un livre de morale et de métaphysique. La raison s'en verra dans l'exposé du livre.
Justin est d'abord effrayé d'entendre une voix intérieure qui se lamente et gémit de n'avoir point de repos après soixante ans d'une vie enchaînée au travail par l'appât d'un profit misérable.—Qui es-tu, pleureuse?—Je suis ton ame.—Et moi, à ce compte, qui suis-je?—Avec moi, tu es Justin; sans moi, tu ne serais qu'un mort.—Ah! ma chère ame, reste avec moi, puisqu'il est ainsi.—Je le veux de grand cœur; mais fais attention de ne me point chasser.—Te chasser? Dieu m'en préserve!—En ce cas, sois sobre; vis honnêtement; ne t'échine pas comme tu fais, et laisse-moi un peu de repos; songe à moi plus que tu n'as fait jusqu'ici.—Je n'y manquerai pas, mon ame; mais toi, instruis-moi de ce qui convient pour que nous demeurions ensemble plus long-temps que n'a vécu Mathusalem.—Je t'en dirai davantage demain. Le jour se lève, adieu.—Quoi, tu me quittes? je vais donc mourir.—Non; n'aie pas peur; je t'aime autant que tu m'aimes, et je m'éloigne pour un petit, sans te quitter tout à fait.
Justin, allume ta chandelle. Je vais t'entretenir, et pour me faire mieux connaître de toi, prendre une figure aériforme, comme Jésus-Christ lors de son ascension.—Dea, ne va pas me laisser, au moins!—Hé! non, butor; ne crains rien.—J'aurais bien vécu sans tous ces beaux enseignemens, les bêtes vivent bien sans cela.—Quoi? tu consentirais à vivre encore cinquante ans comme une bête plutôt que dix ans avec de l'intelligence?—Oui, dea!—C'est que la partie animale parle par ta bouche; à ta place je tiendrais un autre langage.—J'en doute.—Tu en doutes parce que tu ne m'as jamais prise pour maîtresse, mais bien pour servante. Si tu avais agi autrement, tu serais aujourd'hui, tel que saint Paul, estimant la sagesse plus que la vie.—Baste! tu parles bien aisément de la mort; et j'en vois tous les jours, comme toi, qui changent de langage à son approche. D'ailleurs le Sauveur en a bien eu peur dans le jardin des Olives.—Ignorant! c'était pour montrer qu'il était homme: mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Tu es vieux, triste et souffrant, et tu ne veux pas finir?—Non, non: c'est assez me 372 pincer le nez pour me faire éternuer, je ne veux pas finir.—Tu es un aveugle.—D'autres le sont que moi, et vraiment il semble que plus nous devenons caducs, plus nous rechignons à mourir.—Pourquoi cela, Justin?—Parce que nous avons eu loisir de prendre racine en terre aussi bien que les arbres.—Non.—En ce cas, c'est parce qu'ayant l'expérience du prix de la vie que n'ont pas les jeunes, nous en sommes moins dépensiers.—Pas davantage.—Alors, mon ame, dis-moi donc par quelle raison.—Par la raison que les vieillards ont moins de foi en Dieu et en l'autre vie que les jeunes gens. Par la raison qu'il en est des hommes comme des oiseaux qu'on prend d'autant plus facilement à la glu qu'ils sont plus petits.—Il est vrai: je me souviens qu'étant petit je pleurais au sermon, et que je croyais tout ce qu'on prêchait. Maintenant se sauve qui pourra, je ne songe qu'à vivre. Mais, mon ame, voilà une vérité qui tombe à plat sur ta tête.—Dis plutôt sur la tienne, puisque les idées ne m'arrivent que par tes sens. Or tu as tant caressé ces sens grossiers que je n'ai plus le goût des choses saintes.—Tant pis; c'est ta faute. Puisque tu es l'ame, tu devais garder ta dignité d'ame et me rendre la mienne.—J'y fais ce que je peux; mais étant retenue dans les liens de ton corps avide de sensualités, je ne peux rien. Il n'est pas moins certain que la mort n'est pas griève au vrai fidèle.—Elle sera toujours griève à beaucoup de gens, voire à beaucoup de papes.—Comment? qu'oses-tu dire?—Je dis ce que je sais.—Tu crois bonnement, Justin, qu'il y ait bon nombre de ces mécréans qui vivent à grand soulas, sans remords, comme cette vertueuse femme de Gênes qui, au sac de la ville, s'écriait: Dieu soit loué de ces violateurs! j'en prendrai cette fois mon saoul sans péché.—Oui, je le crois, et j'en citerais mille, sans compter le médecin Jean de Cannes, Namin le Gros et Lucian l'orfèvre.—Laisse-là ces méchans qui tiennent plus de la brute que de l'homme, et rappelle-toi qu'il en est d'autres qui, pour avoir conservé, dans l'incrédulité même, des sentimens d'honneur et de justice, sont touchés de Dieu en mourant, et reçus à miséricorde. Mais, Justin, souffle ta chandelle; la nuit va finir, il te faut mettre à l'ouvrage.—Dea! que vois-je? que tu es belle, mon ame; approche, que je te baise.—Imbécille! tu ne saurais me toucher puisque je n'ai pas de solidité; je suis un corps simple, entends-tu?—En ce cas tu n'es rien.—Belle conséquence! n'y a-t-il que les solides qui soient des corps?—Madame ma chère ame, je n'entends mot à vos fanfreluches, et je croirai toujours qu'il n'y a rien dans une bouteille vide.—C'est que tu es un ignorant: 373 mais; tiens, Justin, sois sûr qu'il ne peut exister de vide, et que tout se touche dans la nature.—Je ne te comprends pas.—Remettons la chose à demain, je te la ferai comprendre.—A demain donc.
La conversation de la veille prend un autre cours le lendemain. L'ame querelle Justin de ce qu'il l'a forcée, durant soixante ans, à végéter entre des tonneaux et des galoches, au lieu de la laisser librement contempler la vérité, dont la recherche est la fin de l'homme. Justin se défend par la considération de la nécessité. Où en serait le monde avec ses contemplateurs, sans les arts et sans les métiers mécaniques? L'ame insiste et prouve à Justin qu'avec un peu de bonne volonté il eût facilement fait la part de la contemplation et celle du métier; elle le désabuse de l'opinion vulgaire que l'étude est difficile, et comme inaccessible au commun des hommes.—D'où vient donc que les maîtres nous la représentent telle?—Je te l'apprendrai dans notre prochain entretien.
L'ame essaie de faire entendre à Justin comment elle est unie à lui, distincte de lui, et pourtant immatérielle. Justin n'entend pas. L'ame redouble ses efforts et développe la doctrine orthodoxe touchant l'existence des esprits, des démons, des sorciers, etc., etc. Justin n'entend pas davantage et remet la conversation sur le chapitre de la veille, à savoir pourquoi les savans rendent l'étude des sciences si pénible. L'ame attribue ce mal à la méchanceté. Sortie contre les prélats, les docteurs, et aussi contre la jeunesse dissolue de ce temps, contre l'oisiveté, contre l'envie des lettrés qui redoutent l'instruction du vulgaire. Critique de divers livres alors fameux, tels que celui des Trois Chastetés, les dialogues de la Courtisane et de l'Usure, etc., etc. Satire de la pédanterie des grammairiens qui dédaignent la langue vulgaire.—Vois-tu, Justin, les pédans craignent toujours qu'on leur ôte le masque du visage et qu'on les empêche d'amuser le monde avec des vessies pleines de pois sonnans. Mais leur temps est passé. On va montrer incessamment leur bec jaune. Il faut toutefois excepter de l'anathème les savans, tels 374 que Constantin Lascaris, lequel avait la bonne foi d'avouer, sur la place de Florence, que le Décaméron de Jean Boccace valait bien les meilleurs écrits des premiers poètes grecs. Eloge de la langue toscane. Défense du Dante contre ceux qui lui reprochent de la dureté. Ce grand esprit a plus fait en créant le toscan que Pétrarque en le polissant.
On entend sonner la cloche de Sainte-Croix. Justin en a les oreilles étourdies.—C'est un mauvais voisinage qu'une moinerie, dit-il; outre que son ombre est dangereuse aux gens mariés, faisant engrosser les femmes. Ces bons pères nous réveillent à minuit pour sonner les matines, et n'en dorment que mieux, vu leur maxime que matines bien sonnées sont à demi dites. Ce trait lancé en passant, le dialogue recommence. L'ame de Justin l'exhorte à se contenter de sa condition par la vue des désirs insatiables des grands et des riches du monde. Ce propos conduit l'ame à déclarer que tous les hommes ont leur grain de folie en tête. La conversation retombe ensuite sur les langues, sur la manière dont elles se forment, se polissent et se répandent. Les langues s'engendrent les unes des autres. C'est pourquoi ceux qui aiment leur pays doivent s'étudier à prendre, dans les langues mortes, ce qu'elles ont de meilleur pour l'appliquer à leur langue maternelle, au lieu de s'évertuer à parler ces langues mortes, chose qu'ils font toujours fort mal. Eloge des traductions. Par leur moyen, les saintes Ecritures seraient mieux connues, et les préceptes de la religion mieux pratiqués. On devrait prier Dieu en langue vulgaire. S'il n'en a pas été ainsi dans l'origine, c'est qu'il n'y avait, hors du grec et du latin, qu'une confusion de langages barbares, et non une langue polie dans l'Europe moderne quand le christianisme y pénétra. Aujourd'hui que cette nécessité du latin n'est plus que dans l'esprit avare, inquiet, charlatan et envieux des moines qui veulent débiter l'Evangile comme une marchandise à eux seuls appartenant, on en devrait finir avec cette coutume. Les avocats, les juges ont imité les prêtres, et tenu, à l'aide d'un mauvais latin, les lois sous le boisseau. Il est temps de lever ce couvercle. Mais, mon ame, que diront les puissans? Ne vont-ils pas nous excommunier?—Justin, ce n'est plus l'heure des foudres sacerdotales, mon ami. Respectons les bons prêtres; mais ne craignons plus 375 de blâmer les mauvais, de nous éclairer et de proclamer la vérité en toutes choses.
L'ame de Justin se réveille après une nuit passée dans la contemplation; nuit délicieuse, qu'elle doit à ce que Justin a vécu sobrement, et peu soupé la veille. Justin l'aborde dans cet état, reçoit d'elle des félicitations sur sa tempérance; et, tout fier d'avoir procuré de si bons momens à sa compagne, lui demande comment il a pu exercer cette influence heureuse sur une substance immatérielle. L'ame avertit Justin que ce sont là de grands mystères, expliqués autant de fois diversement qu'il s'est présenté de philosophes interprétateurs, et que le plus court est de se soumettre humblement à la foi chrétienne, source des vraies vertus et du vrai bonheur en cette vie comme en l'autre. Toutefois, elle consent à instruire son curieux des systèmes différens que la science humaine a risqués sur cette matière. On les peut, dit-elle, ranger en deux principales divisions, représentées, l'une par la secte de Platon, dite des académiciens, qui tenait l'ame pour éternelle, participant de l'essence divine, et infusée dans le corps humain, en vertu de la toute-puissance et de l'infinie bonté du Dieu très grand; l'autre, par la secte d'Aristote, dite des péripatéticiens, qui croyaient l'ame formée en même temps que le corps; d'où quelques uns des siens prétendent qu'il la fait matérielle et mortelle, et quelques autres ne laissent pas de la juger immortelle, selon leur patron; tous pouvant également soutenir leur thèse, attendu qu'Aristote ne s'est guère expliqué là dessus, frappant tantôt sur le cerceau, tantôt sur le muid. A vrai dire, Aristote, sur ce point, rappelle celui-là, qu'une certaine femme consultait pour savoir si elle se devait marier, et qui répondait: Mariez-vous, ne vous mariez pas, selon que la femme lui présentait les avantages ou les inconvéniens du mariage; en sorte que l'on doit conjecturer que ce philosophe n'avait point d'idée assurée de la nature de l'ame, et que, s'il n'osait avouer son doute à cet égard, c'est que l'orgueil le retenait, comme cela s'est vu des philosophes de tous les temps, témoin messieurs les théologiens scolastiques, lesquels, oubliant que les dogmes chrétiens sont chose de foi non soumises aux règles naturelles de la raison, s'avisent tous les jours de les vouloir prouver par belles propositions et beaux argumens subtils; aussi sont-ils maintenant à l'encan pour du papier blanc, grâce aux 376 luthériens: mais revenons à Platon. De ce que l'ame, selon lui, était éternelle et d'essence divine, il en inférait qu'elle avait en elle la parfaite lumière, et que les erreurs où le corps la faisait tomber se dissipant par la réflexion et par la mort, elle retournait à son premier état parfait, n'apprenant ainsi rien de nouveau, et ne faisant du tout que se ressouvenir: doctrine si belle et si ingénieuse, qu'elle a été cause que saint Augustin a trébuché, et qu'Origène a failli.—A ce compte, mon ame, ils ont damné Origène aussi bien que notre Mathieu Paulmier?—Sans doute, Justin; mais Dieu n'aura pas pris garde à leur jugement, parce qu'il ne damne pas les gens pour des erreurs d'un esprit de bonne foi, mais seulement pour des vices du cœur. Or, parlons maintenant d'Aristote. Comme il faisait naître l'ame quand et quand le corps, il disait qu'elle ne pouvait rien opérer sans lui, si ce n'est comprendre certaines propositions évidentes, et, pour ainsi parler, palpables, telles que celle-ci: Qu'une chose ne peut à la fois être et n'être pas, etc.; et cette faculté de compréhension élémentaire, il l'attribuait à un je ne sais quoi, qu'il nommait l'intellect agent, appelé par notre poète Dante premières notices. A présent, Justin, choisis de Platon ou d'Aristote.—Mon ame, c'est à toi de me guider là dessus.—Eh bien, je te conseille de soumettre ta raison et de suivre simplement la foi chrétienne, comme ont fait les apôtres.—Mais, mon ame, je ne saurais soumettre ma raison à ce que je ne comprends pas.—Sois humble, te dis-je, ver de terre, et Dieu saura bien se faire entendre.—Ainsi ferai-je.—Et tu feras bien. Demain nous en reparlerons.
Justin, qui vient de dormir tout d'une traite paisiblement, s'étonne que le jour soit déjà venu, et fait ses réflexions sur la fuite du temps. Son ame arrive sur ces entrefaites: il la prie de lui enseigner les moyens de ralentir un peu la course du temps, afin de prolonger sa vie. L'ame se prête de bonne grâce à la proposition, toute immatérielle et immortelle qu'elle est, et donne à Justin des préceptes hygiéniques fort sages. Vivre en bon air, loger au midi, manger de moins en moins à mesure qu'on vieillit, prendre des alimens chauds pour réparer la dissipation de la chaleur naturelle, et humides pour combattre le dessèchement des fluides. Les substances douces et sucrées conviennent pour cet objet; le myrobolan est surtout merveilleux. 377 Du reste, faire de l'exercice, vivre sans souci, désir ardent, ni colère, de temps en temps humer un œuf frais, et tremper une mie de pain dans un verre de bon vin; enfin renoncer à Vénus. Voilà pour les moyens matériels. Il en est de spirituels, tout aussi efficaces pour adoucir les derniers instans que nous passons sur la terre, savoir: l'égalité d'ame, la pratique de la vertu, l'affabilité avec ceux qui nous approchent, mais surtout la piété, la croyance d'une vie meilleure, et un vif amour de Dieu.—Ah! mon ame, que tes paroles sont consolantes! Je me sens tout changé.—Justin, c'est ce que je désire.
Justin paraît soucieux: son ame en demande la cause.—Mon ame, c'est le monde et la fortune; c'est l'envie qui poursuit les gens de bien. Depuis que je suis honnête homme, chacun me tombe sur les épaules; il me faudra changer de quartier.—Justin, prends garde de ne pas confondre deux choses fort distinctes, l'envie et la haine. Si tu excites l'envie, c'est que tu es heureux; alors ne te plains pas: si tu excites la haine, c'est qu'il y a de ta faute; en ce cas, corrige-toi.—Mais de quoi?—Ah! je t'y prends; il te faut premièrement corriger de la bonne opinion que tu as de toi-même, et qui t'est commune avec presque tous les vieillards. Rien de si propre à t'attirer la haine des voisins, et c'est la véritable cause de tes soucis; mais n'en prends pas de chaudes alarmes. Les ennemis ont leur utilité comme les amis pour qui sait s'en servir: il est bon d'avoir des uns et des autres afin que d'où la honte ne te saurait retirer, la crainte t'en recule. Suivent d'autres réflexions excellentes sur l'utilité des ennemis.
Justin paraît encore soucieux, et c'est des infirmités de la vieillesse qu'il se plaint cette fois. Il a mal dormi; ses membres sont endolorés; la tête lui pèse. Son ame le semonce vigoureusement. Justin, Justin, as-tu si mal profité de mes conseils que de te roidir contre la nécessité? Tu as mal dormi: eh bien! le sommeil, qui nous empêche de penser, est-il donc si précieux? Longue et fastidieuse dissertation contre le sommeil. Autre dissertation subtile sur le temps et sa mesure. Le Dante cité à cette occasion: Les Italiens voient toute chose dans le Dante.
Apologie de la vieillesse.—Que lui reproche-t-on? 1o qu'elle rend inhabile aux affaires; 2o qu'elle amène les infirmités; 3o qu'elle prive des plaisirs; 4o qu'elle touche à la mort. Mais, d'abord, la plupart des affaires se réglant par le conseil plutôt que par la force, et le conseil gouvernant même souvent la force, il suit que l'âge de l'expérience et du conseil ne rend incapables d'affaires que ceux qui l'étaient dans la jeunesse encore davantage. A l'égard des infirmités, tous les âges ont les leurs, et celles de la vieillesse sont de toutes les moins douloureuses, à cause du ralentissement du sang et de la moindre irritabilité des nerfs. Quant aux plaisirs, ceux de la jeunesse, plus nombreux et plus vifs que ceux de l'âge avancé, n'excluent pourtant pas ces derniers, et leur cèdent même le pas, en ce qu'ils sont moins favorables à la morale et à la raison. N'est-ce pas un grand et noble plaisir que celui d'être respecté justement? Enfin vient le point capital, la mort; mais la mort touche à tous les âges, et la durée, qui a nécessairement son terme, est un trésor de petite valeur. Cent ans et vingt ans sont, à parler philosophiquement, des quantités égales. L'infini seul, étant sans mesure, est un bien quand on l'applique à la durée. C'est donc l'éternité seulement qui doit nous émouvoir, et qu'il faut mériter, en ayant toujours Dieu pour principe et pour fin.
Tel est sommairement ce livre que non seulement on peut, mais qu'on doit lire encore aujourd'hui, et dont certains biographes de Gello, qui, sans doute, ne l'avaient pas lu, tout en le jugeant (ainsi qu'il arrive communément aux biographes, tant ils sont pressés), n'ont pas craint de dire qu'il fut censuré comme contraire à la morale et à la pudeur, tandis qu'il ne le fut et ne le pouvait être que comme contraire aux impudiques et aux charlatans. Nous dirons, en finissant, que la traduction française est d'un très bon style, plus coulant et plus correct même que la prose d'Amyot et que celle de Montaigne, sans toutefois reproduire les graces naïves de l'une, ni la force, la vivacité, la chaleur pittoresque de l'autre.
Ita tamen ut nihil quod ad salutem necessarium sit, requiri posse videatur. Accessit epistola quædam ejusdem, de pueris sancte chistianeque educandis: ut non modo filii sed etiam parentes formam pietatis habeant, quam sequantur. (1 vol. in-12 de 95 pages.)
(1549)
Curion, l'auteur de ce petit traité, ne fut pas toujours aussi grave. C'est à lui qu'on attribue principalement le recueil des satires contre l'Eglise romaine, si rare et si recherché, intitulé: Pasquillorum tomi duo; mélange de vers et de prose auquel l'éditeur de Basle ajouta le Pasquillus extaticus et le Pasquillus theologaster du même écrivain. Sallengre, au tome II de ses Mémoires de littérature, a donné une très piquante analyse de ces satires ingénieuses et amères qui nous dispense d'en parler davantage. Curion, né Piémontais, en 1503, embrassa la réforme avec fureur, souffrit pour elle des persécutions auxquelles il n'échappa que par miracle, et mourut tranquillement à Basle, en 1569, professeur de belles-lettres. Son Institution chrétienne, précédée d'une dédicace en forme de préface à ses fils Horace, Léon et Augustin, présente d'abord un dialogue entre un père et son fils sur les matières relatives au salut, dont la morale est évangélique, le style pur, mais où le dogme est fort simplifié, principalement sur le chapitre de la Communion qu'il appelle la Cène et qu'il signale, avec Luther, comme une figure du dernier repas de Jésus-Christ. Suit une lettre, également en bon latin, adressée à Fulvius Peregrinus Moratus, nouvellement marié à une vertueuse femme, touchant la manière d'élever pieusement et chrétiennement les enfans; cette lettre contient d'excellens conseils et respire plus d'onction qu'on n'en trouve communément 380 dans les écrits des théologiens réformés, dont l'éloquence n'est guère que colère et ironie. «Quelque riche que vous soyez, y est-il dit, forcez vos enfans d'apprendre quelque industrie honnête, pour comprimer l'inconstance et la dissipation de cet âge.» «Quamobrem tametsi dives sis, honestam aliquam artem illos jubebis discere; sic enim ætas illa alioqui vaga et inconstans, continebitur.» Remarquons le chapitre 5 de l'Evangile selon saint Mathieu, sur les béatitudes, où le prédicant rappelle l'homme à la contemplation de ses mœurs par l'idée de la brièveté de la vie; le chapitre 22 du 5e livre des Institutions divines de Lactance, pour expliquer comment Dieu permet les épreuves des bons sur la terre et les prospérités des méchans. Le traité se termine par une suite de prières pour le matin, le soir, les études, les repas, les leçons et la lecture; prières courtes, mais solides. La traduction française, imprimée en 1561, in-12, est faite sur un texte italien du livre original. Le dialogue s'y représente en paraphrase froide et sans couleur; la présence réelle est encore plus vivement attaquée dans ce petit volume. On y invoque le témoignage des anciens docteurs, celui de saint Augustin contre Adamantinus, disciple de Manichée, épître 12; celui de saint Chrysostôme sur le psaume 22; celui de saint Ambroise, chapitre 22 de sa première épître; enfin celui de Chrysostôme de nouveau, dans l'homélie 83, chapitre 27. Suivent plusieurs courtes dissertations, visiblement calvinistes, par rapport aux images, au culte des saints, au purgatoire, à la confession auriculaire, à la libre lecture des livres sacrés, au jeûne, au pouvoir de lier et de délier; par où l'on voit que cette nouvelle institution chrétienne est autre chose que la première, laquelle nous semble bien préférable, à ne juger même que la forme; mais toutes deux sont hétérodoxes.
Nouuellement mise en françoys par le seigneur du Parc, Champenois (Denys Sauvage). A Lyon, chez Guillaume Rouillé, à l'Escu de Venise, avec privilége du roy. (1 vol. in-8 de 309 pages.)
(1550.)
Quand on a lu les dialogues du tonnelier Justin par Gello, on ne s'étonne pas du mérite de sa Circé. Ce dernier ouvrage eut autrefois un grand cours. La traduction qu'en fit, sous un faux nom, Denys Sauvage, l'éditeur de Froissard et de Monstrelet, fut réimprimée très joliment en 1572, in-16, pour Charles Macé, à la Pyramide, à Paris. La dédicace de la traduction est adressée à la reine-mère (Catherine de Médicis), très noble et vertueuse dame, par le libraire Guillaume Rouillé. Denys Sauvage écrit ensuite aux lecteurs pour s'excuser de l'introduction de nouveaux termes que, vu la pauvreté de la langue française dans les matières philosophiques, il a été obligé d'employer pour se faire comprendre. C'est là un début très sage et fait pour donner une idée favorable du faux seigneur du Parc, Champenois. Un bref argument, qui suit cette épître, nous apprend ce que nous devinions déjà, c'est à dire que le sujet est tiré de l'épisode d'Ulysse et de ses compagnons métamorphosés par Circé, l'une des meilleures fictions de l'Odyssée, dont notre La Fontaine a fait, depuis, une de ses meilleures fables. Après l'argument commencent les dialogues. Il y en a dix. Le premier a, pour interlocuteurs, Circé, Ulysse, une huître et une taupe. On voit qu'Ulysse attaquait cette fois la place de front. Circé lui prédit qu'il échouera. Toutefois, pour le laisser plus libre d'user de son éloquence, elle se retire à l'écart. L'huître est d'abord interrogée et prêchée. C'était jadis un pauvre pêcheur d'Ithaque. Ulysse ne gagne rien, auprès de l'huître pêcheur, à étaler les avantages que 382 l'homme a sur la bête, la prééminence de l'intelligence humaine, la noblesse d'une race animale qui semble l'idole chérie de la nature. L'huître ne convient pas de cette prédilection de la nature pour l'homme qu'elle a condamné à tant de travaux et de souffrances pour assurer sa nourriture et son vêtement; tandis que les autres animaux trouvent sans peine le nécessaire. Intelligence, noblesse, vaines paroles qui n'expriment, après tout, que des qualités relatives! L'animal pourvu de l'intelligence qui lui convient est égal à l'homme en intelligence.—Reste donc homme si cela te plaît ainsi, Ulysse! huître je suis devenue, grâce à Circé, huître je resterai. La taupe, à son tour, écoute froidement les propositions du roi d'Ithaque. Elle fut laboureur en son temps. Ulysse espère un peu mieux d'un laboureur que d'un pêcheur. Il se trompe encore cette fois, et perd son grec à remontrer à la taupe combien il est avantageux d'y voir clair. La taupe philosophe sur l'usage des sens comme a fait l'huître, ne voulant considérer les qualités naturelles que par rapport à la fin de l'être qui en est doué.—Je n'y vois goutte, dit-elle; mais je n'ai que faire d'y voir. J'entends merveilleusement bien parce qu'il m'importe d'entendre; j'ai donc tous mes sens. Adieu, Ulysse! si vous aimez si fort la lumière, que ne demandez-vous à devenir étoile? Ainsi finit le premier dialogue.
Au second, Ulysse entreprend une couleuvre, dont il compte avoir meilleur marché, d'autant que cette bête est le symbole de la prudence, et que d'ailleurs l'individu fut un des grands médecins de la Grèce, sous le nom d'Agésimos de Lesbos. Mais il se trompe encore. Le médecin couleuvre est si satisfait de posséder une santé inaltérable et d'échapper, par la justesse, par la modération et la certitude de son instinct, aux maladies de l'homme et aux remèdes pour le moins chanceux de la médecine, qu'il résiste à tous les argumens d'Ulysse, lesquels, à la vérité, ne s'élèvent pas au dessus de ceux qu'il a déjà fait valoir. Mais si le roi prêcheur manque son but ici, Gello atteint le sien, en faisant, à propos de la médecine et des maladies humaines, une satire très fine de nos passions et de nos préjugés, qui nous rendent, les unes, intempérans et immodérés, les autres craintifs et crédules.
Un lièvre qui, étant Grec, a fait toute sorte de métiers, et paraît avoir acquis de l'expérience, succède à la couleuvre dans un troisième dialogue. Ulysse lui fait son message convenu. Même refus, fondé sur la misérable condition de l'homme, soit qu'il commande, soit qu'il obéisse, prince ou sujet. Tableau des inquiétudes et des ennuis des princes, des maux qui suivent l'opulence chez les simples particuliers par 383 l'envie qu'ils excitent et la satiété qui les dégoûte. Tableau plus triste encore des tourmens de la pauvreté. Ulysse oppose en vain l'exemple des sages. Le lièvre doute de leur sagesse et n'y voit que de l'orgueil. Il se met à raconter sa vie aventureuse. D'abord disciple des écoles, puis possesseur d'une belle fortune, puis dupe des gens d'affaires et des avocats, puis esclave doré des princes, puis voyageur, partout il a plus souffert qu'il ne souffre étant lièvre. Ulysse essaie de répondre, mais il faut convenir qu'il s'avance trop, se laissant emporter jusqu'à louer les plaisirs du jeu, que l'homme seul peut goûter, ce qui donne occasion au lièvre de dire cette sage parole: «Le jeu nourrit l'homme après l'avoir d'abord ruiné, comme le lierre soutient le mur auquel il s'attache, après en avoir miné les fondemens.»
Au quatrième dialogue, un chevreau, jadis homme de sens, et, en cette qualité, habitué à généraliser ses idées, rejette les offres d'Ulysse, parce qu'il a reconnu que les bêtes étaient du moins exemptes de quatre grandes sources de maux qui corrompent la félicité humaine, savoir: 1o le peu d'assurance dans la possession des biens présens, provenant de la connaissance de l'instabilité de la fortune; 2o le souci de l'avenir sans cesse envenimé par la vue de la mort possible de soi ou des siens; 3o la défiance des êtres de son espèce, fruit de la fatale distinction du tien et du mien; 4o la servitude résultant de la tyrannie et de la multiplicité des lois. Ulysse ne paraît pas sortir vainqueur encore de cette lutte; mais Gello, qui fait évidemment le chevreau, déploie ici, comme précédemment, une philosophie critique, très ingénieuse.
Voyons, maintenant, dans le cinquième dialogue, Ulysse aux prises avec la biche. Cette biche fut autrefois une femme; circonstance qui permet d'attendre des sentimens délicats; mais point: la biche aussi veut demeurer telle; et la raison? c'est que les hommes traitent les femmes en esclaves et non en compagnes, contrairement au vœu de la nature et à l'instinct plus équitable des animaux. Exposé du profit que la femme porte à la famille et du peu de récompense qu'elle en retire. Défense de la raison des femmes; excuse de leur fragilité. Ulysse a beau faire le courtois, il ne gagne rien sur la biche.
Le lion repousse également Ulysse, dans le sixième dialogue, et par un motif digne de sa nature majestueuse, par la considération des maladies de l'esprit humain, telles que l'ambition, l'envie, l'avarice, la fraude. Ce mot de fraude choque un peu le trompeur de Philoctète qui veut à toute force nommer la fraude prudence. Le lion s'excuse de la personnalité, puis, continuant son 384 thème, réclame, pour son espèce, les honneurs du courage qu'Ulysse lui dénie, d'autant que le courage des lions n'est pas l'effet de la raison, mais celui d'une bestiale fureur. L'avantage passe ici du côté d'Ulysse; toutefois la conclusion du lion n'est pas moins un refus clair et net de redevenir homme.
Le cheval qui, dans son temps, dut être un honnête garçon, n'est pourtant pas plus accommodant, au septième dialogue, et se détermine par deux motifs tout moraux: le premier, qu'il n'a pas cette crainte qui détourne les hommes de leurs devoirs; le second qu'il est exempt des appétits désordonnés. «Ne sommes-nous pas plus patiens que vous? dit-il, ne sommes-nous pas plus sobres?» Ulysse concède au cheval ces deux mérites; mais il nie la conclusion que la patience et la tempérance des bêtes soient des vertus; car toute vertu provient exclusivement d'une habitude élective, laquelle suppose nécessairement la liberté.—«Eh! qu'importe que nous agissions librement ou par instinct, si l'action, chez nous, est mieux assurée?»—Cela importe beaucoup, puisque c'est la liberté d'agir ou de ne pas agir qui constitue le mérite de l'action.—Tu parles d'or, mais je suis plus heureux et je prétends demeurer cheval.—Sois donc cheval! mais ne fais plus le vertueux, cela sied mal à une bête.
Huitième dialogue.—Le chien (Cléanthos) vient, de lui-même, caresser Ulysse et lui parler. Voilà qui donne au roi philosophe de belles espérances, hélas! trop vaines. Le chien aussi tient à sa métamorphose, et son argumentation est spécieuse. «Tu prétends, Ulysse, dit-il, que nos vertus sont méprisables, n'étant le résultat ni du choix ni de la volonté. Mais que préfères-tu de la stérile et monstrueuse Ithaque où rien ne vient qu'à force de bras, ou de la fertile terre des cyclopes qui prodigue, sans culture, les fruits les plus délicieux?»—Et quels fruits si délicieux produit donc la terre cyclopéenne?—La prudence. Ici, dénombrement des traits merveilleux de la prudence des animaux. Ce dénombrement fini, Ulysse prend sa revanche d'une façon digne de lui. La prudence des animaux, qui agit mécaniquement, et pour un but unique, toujours le même, par des moyens uniformes, jamais perfectionnés, n'est pas proprement prudence, c'est art. La prudence de l'homme seule est vertu, parce qu'elle remonte aux principes universels avec le secours de l'intellect. Elle suppose la mémoire, non pas cette mémoire purement imaginative qu'on voit aux bêtes, mais celle qui ajoute à l'image, la distinction du temps et des circonstances, laquelle est l'apanage de l'homme. Ulysse Gello 385 ajoute à cela un détail des opérations de l'entendement qui a le défaut de tous les systèmes de métaphysique à priori, qu'on peut toujours multiplier et aussi combattre. Tenons-nous à sa métaphysique d'analyse qui est très juste et ferme la bouche du chien sans changer sa résolution.
Neuvième dialogue.—Tant de refus successifs font réfléchir Ulysse sur l'admirable prévoyance de la nature qui donne à tous les êtres animés un sentiment de contentement de soi nécessaire à leur conservation. Ces réflexions sont interrompues par l'arrivée d'un veau. Le veau fait tête à Ulysse sur le chapitre de la justice qu'il définit très bien, en la nommant la réunion de toutes les vertus et la mesure suprême entre les inclinations diverses. Cette définition de la justice autorise le veau à en donner les honneurs aux bêtes plutôt qu'à l'homme, puisqu'on ne voit point chez elles, comme chez nous, de perpétuels et innombrables conflits entre les êtres d'une même espèce. Ulysse réplique très bien qu'il ne faut pas juger de la justice humaine par les injustices de l'homme, mais bien par les devoirs qu'elle lui impose et qu'il ne tient qu'à lui de remplir: n'y eût-il qu'un seul juste sur la terre, par cela seul qu'il reconnaîtrait des devoirs et non pas seulement des besoins, l'homme serait autant au dessus des animaux sans devoirs que l'être est différent du néant. Sur ce, le veau s'éloigne sans rien répondre, et nous le concevons.
Enfin, pour dernier effort, Ulysse s'adresse à l'éléphant, ex-philosophe grec, du nom d'Aglaphémos. «Je me réjouis fort, lui dit-il, de rencontrer un animal qui ait été sage entre les Grecs. Jusqu'ici je n'ai vu que des pêcheurs, des laboureurs, des médecins, des légistes, des courtisans, toutes gens plus attachés au plaisir qu'à la contemplation de la vérité. Je serai sans doute plus heureux avec toi.» L'éléphant se montre, en effet, plus docile; mais il demande qu'on l'attaque par le raisonnement avant de se résoudre. C'est ce que va faire Ulysse. Suivons le dialogue.—N'est-il pas vrai, cher éléphant, que vous autres bêtes n'avez d'idées que par les sens?—Oui, et l'homme non plus.—Tu te trompes. Les sens de l'homme lui donnent ses premières idées; mais ensuite il a des idées sans leur secours.—Lesquelles?—Celles qui rectifient l'erreur de ses sensations; celles qui lui révèlent, par exemple, en dépit du témoignage des yeux, que le soleil est plus grand qu'un fromage, qu'il tourne autour de la terre (ici l'on s'aperçoit que Gello ne savait pas autant d'astronomie que Galilée, mais cela ne nuit pas à sa thèse); celles, en un mot, qui, séparant l'objet 386 de sa forme, le lui font considérer abstractivement comme espèce, comme genre, comme nombre, etc., etc.; et surtout celles qui lui donnent les notions de l'immatérialité de l'essence divine, du vice et de la vertu.—Tu te moques, Ulysse! nous avons aussi des connaissances distinctes des sensations. Quelle sensation immédiate enseigne à l'oiseau qu'un tel brin d'herbe convient mieux à son nid que tel autre?—D'accord; mais ces connaissances sont limitées à un petit nombre de rapports d'utilité, de nuisance, de triste, de délectable, au lieu que, chez l'homme, elles s'élèvent jusqu'à Dieu même, du milieu d'une foule de relations toutes plus complexes les unes que les autres, et que l'expression ne peut rendre. L'œil de la bête voit; tandis que l'œil de l'homme voit qu'il voit. Il fait plus, il remonte à la source de toute lumière.—«O merveille! s'écrie alors l'éléphant redevenu soudainement Aglaphémos; ô dignité de l'homme! tenez-vous quoyes, forêts! et vous, vents, apaisez-vous pendant que je vais chanter du premier moteur de l'univers. Je chante de la première cause de toutes les choses, tant corruptibles qu'incorruptibles; de celle-là qui a balancé la terre au milieu des cieux; de celle-là qui a espanché les doulces eaues par dessus pour la vie des mortels; de celle-là qui a donné à l'homme l'intellect, afin qu'il la cognoisse, et la voulonté, afin qu'il la puisse aimer! ô mes puissances! louez-la comme moi!.... ô dons de mon ame! chantez avec moi! etc., etc.»
Cette hymne d'Aglaphémos couronne l'entreprise d'Ulysse et sert de conclusion à ce beau livre, aujourd'hui oublié de la plupart des Italiens eux-mêmes, livre d'un artisan qui ne quitta jamais sa profession modeste. Gello fut toute sa vie cordonnier, et rien de plus, car nous dédaignons de rappeler qu'il fut élu membre de l'Académie florentine des humides; ce ne sont pas là ses titres; ses titres sont d'avoir porté, dans la métaphysique, la clarté d'un grand sens, le sentiment de la morale et le charme de l'imagination.
Par les Gaulois ou Françoys, depuis la Frāce iusques en Asie, ou Thrace, et en l'orientale partie de l'Europe, et des commodités ou incommodités des divers chemins pour y parvenir et retourner. Le tout en brief ou épitome, pour monstrer avec quelz moyens l'empire des infidèles peult et doibt par eulx estre deffaict. A la fin est l'Apologie de la Gaule contre les malévoles escrivains qui d'icelle ont mal ou négligemment escript, et en après les très anciens Droictz du peuple gallique et de ses princes, par Guillaume Postel. A Paris, chez Sebastien Nivelle, en la rue Saint-Jacques, à l'enseigne des Cicongnes. 1 vol. in-16 de 97 feuillets. (Très rare.)
(1552.)
La vie aventureuse de Guillaume Postel, qui, né dans une pauvre chaumière de Normandie en 1510, vint, aprés mille vicissitudes, à remplir l'Europe de son nom, et s'attira tant d'écoliers dans le collége des Lombards, à Paris, où il professait les langues orientales, qu'il était obligé de rassembler son auditoire dans la cour et de lui parler par la fenêtre; ses voyages en Orient, qui lui avaient rendu familiers les principaux idiomes de l'Asie; la fécondité de son esprit rêveur, source d'une quantité d'écrits dont une trentaine est encore aujourd'hui recherchée à tout prix des curieux; ses amours mystiques avec cette vieille fille vénitienne qu'il crut appelée à régénérer le monde féminin comme Jésus-Christ avait régénéré le monde viril, et dont il fit l'héroïne de son fameux livre de la Mère Jeanne; en un mot, toute cette bizarre destinée d'un homme qui s'intitulait le philosophe de Charles IX justifie le soin que l'on prend d'analyser ses ouvrages. Cependant, comme il serait fastidieux pour le lecteur de ces extraits d'être promené long-temps dans un labyrinthe à peine éclairé de quelques rayons de lumière, nous nous contenterons d'examiner brièvement celui des livres de Postel qui intéresse notre gloire nationale. Postel avait pour la 388 Gaule un respect religieux: il la croyait destinée à partager temporellement l'empire du monde avec le pape, premier chef suprême au spirituel; idée qui, tout en le signalant comme un excellent citoyen, rappelle aussi qu'il avait été jésuite. Il dédia son panégyrique des Gaulois à monseigneur Bertrandi, chancelier de France, ou, pour parler comme lui, chancelier de la Gaule, clef et nerf de la justice gallique dans l'année 1552; non qu'il prétende instruire un si docte personnage des matières de droit qui se peuvent posséder par science humaine, le seigneur cardinal étant, sous ce rapport, au dessus de quiconque fut; mais pour lui révéler ce que Dieu a fait connaître à son inspiré, et que nul autre que l'inspiré ne peut savoir, des droits divins du royaume dont les enfans sont fils de Gomer, fils de Japhet, fils de Noé. Par droit divin donc, la Gaule doit bien mieux que l'ancienne Rome étendre son sceptre sur toute la terre. Il faut que les capitaines françoys et leurs soudars, dont l'esprit, la vivacité, la vaillance sont connus, marchant sur les traces de leurs glorieux ancêtres, se ruent de nouveau, à sa voix, contre les Orientaux, comme il arriva, avant Jésus-Christ, dans les trois expéditions des Cimbres, et depuis, au temps de Pierre l'Ermite, et autres contre les infidèles turcs. Il va leur montrer le chemin, ayant voyagé en tout sens dans ces contrées lointaines. Suit un long récit des trois grandes incursions des Gaulois dans la Cimmérique, voisine de la Scythie, dans la Galatie et en Italie, où l'on voit relevées la valeur, la piété, la sincérité des Gaulois. Vient ensuite la réfutation des auteurs anciens et modernes qui ont mal parlé de nos pères. Postel entreprend d'abord, en dépit de Juste Lipse, notre historiographe Paul Émile de Vérone et ses sequaces, pour n'avoir fait remonter l'origine de l'empire français (et ce malicieusement) qu'à Pharamond; puis il blâme, avec plus de ménagement, et beaucoup trop à notre avis, M. de Langey d'avoir révoqué en doute, dans son Traité de l'art militaire, la vie héroïque et la mission sacrée de la Pucelle d'Orléans. Notre Jeanne d'Arc a du malheur. Mérula et Paradin ont leur tour de reproches, pour avoir, l'un, célébré les insubres de Lombardie sans ajouter qu'ils étaient originaires d'Autun et partant galliques; l'autre, omis de rapporter que le souverain sénat de Gaule fut en la cité des Parisiens, long-temps avant qu'il fût question d'Autun et même de Bourges, plus antique et plus illustre ville qu'Autun.
L'historien Carion qui, pour plaire à Charles-Quint, avança que Charlemagne était Allemand et fonda un empire allemand, n'a pas plus de faveur auprès de Postel, lequel ne veut voir, 389 dans Charlemagne, que le prince des Celtes ou Gaulois; car c'est chez lui un parti pris, l'empire du monde a été donné par Dieu même aux habitans de l'heureuse terre inscrite entre la mer, les Pyrénées, les Alpes et le Rhin. Aussi porte-t-il aux nues l'historien Bérose qui fait descendre les Gaulois de Gomer, et n'y a, dit-il, que deux sortes de gents (si gents et non plustost cruelles bestes les doibs nommer) capables de se moquer d'un tel auteur, les ungs à qui pue tout ce qui tient de Dieu, les autres à qui leur faveur pour les germaniques Césars fait oublier l'honneur de la gent gallique. Qu'importe à Postel que Nauclerus, historien germanique, ait dit, d'après les Décrétales d'Isidore, que les papes translatèrent la souveraineté gauloise aux Allemands dans la personne de Charlemagne? il répond 1o que les Décrétales sont fausses (en quoi il a raison) et forgées deux cents ans plus tard par les papes pour effacer la trace du droit concédé par Léon III aux empereurs de confirmer les pontifes de Rome dans leur élection; 2o que Charlemagne, tout Allemand qu'il était, ne fut que le chef de la nation celte ou gallique.
Ici nous renvoyons le panégyrique des Gaules à M. Thierry qui est de force, et nous semble décidé à soutenir Nauclerus contre lui.
D'après ce système, Postel est, du reste, conséquent à lui-même, lorsqu'il revendique, au nom des rois de France, le droit de confirmer l'élection des papes que Léon VIII transféra à l'empereur Othon; car si ce droit appartenait au siége de la souveraineté, et non à la personne du souverain, comme le siége de la souveraineté de Charlemagne était la Gaule et non l'Allemagne, encore que cet empereur fût Allemand, Léon VIII devait suivre ce droit en France et non l'aller porter en Allemagne, et l'y planter derechef au détriment de la divine monarchie des Gaules. Pareil reproche doit être fait (toujours selon l'inspiré) au pape Grégoire le Quint, pour avoir transféré à des électeurs allemands le droit de nommer les empereurs, le tout parce qu'il était cousin de l'empereur Othon III et qu'il lui devait la papauté. S'il voulait des électeurs d'empire, n'avait-il pas les douze pairs de France sous sa main? et si le pape Grégoire le Quint, venant à ressusciter, s'avisait de dire que la dignité du monarque Françoys était déchue depuis l'usurpation de Hugues Capet, Postel lui répondrait: «O Domine, Pater sancte! L'autorité de Jésus-Christ ne vous est-elle pas donnée pour secourir aux affligés? Vous n'aviez qu'à excommunier Hugues Capet et ses descendans et vous adresser aux douze pairs de 390 France, pour qu'ils se choisissent un empereur, sans mettre, à cause de la faute d'un seul, la monarchie gallique au dessous de la germanique, d'autant que c'est la France qui a fait les papes ce qu'ils sont, etc., etc.» Au surplus, comme le remarque notre panégyriste, c'est le tort des Français de négliger leurs droits. La Gaule aurait dû se plaindre et demander raison du tort à elle fait; mais tant s'en faut qu'elle se pût plaindre qu'elle ne savait pas même escrire. Il a fallu que, par Providence divine, l'imprimerie parût pour la venger. Armé de l'imprimerie, Postel se charge de la vengeance et finit son Traité par un exposé des droits de la Gaule. Cette seconde partie manque souvent aux exemplaires du livre, il convient de le remarquer avec M. Brunet. En voici l'extrait abrégé.
Les Gaulois sont les premiers peuples du monde connus depuis le déluge. Cela se voit par histoires puniques tirées des Phéniciennes. Le nom même de Galli ou Gal, qui fut donné par Noé aux enfans de Gomer, et signifie échappé des eaux ou Fluctuaire, prouve l'antiquité suprême des Gaulois. Cette marque insigne de la faveur et prédilection céleste pour eux est confirmée par la pureté des notions qu'ils avaient, dès leur origine, touchant la divinité, l'essence et l'immortalité de l'ame. Aussi Ptolémée les place-t-il sagement sous l'influence du signe occidental Aries (le Bélier), le premier des signes en ordre et en nombre, auquel les médecins attribuent le régime de la tête. Donc la monarchie gallique est la monarchie universelle, par institution divine. Donc c'est à elle que le pape Hadrian donna, dans la personne de Charlemagne, l'élection et la confirmation des souverains pontifes, ainsi que la constitution du Saint-Siége apostolique, soit à Rome, soit un jour à Jérusalem, où est la première et absolue intention de Dieu. «Donc avant qu'ung roy et prince du peuple gaulois soit dedens Rome paisible et roy et empereur des Romains, comme habitateur des tentes, tabernacles, ou lieux empruntez de Sem pour restituer ledict Sem, ou Caïm, ou Levi, ou Pierre, dedens le premier siège qui est Jérusalem, jamais le monde ne sera en paix.» L'Italien Vico n'aurait pas mieux dit. Nous adoptons complètement la conclusion dernière de Guillaume Postel.
De M. Louys Arioste, en italien et en françoys, avec privilége du roy (en cinq actes et en prose, traduite en prose, et dédiée au seigneur Henri de Mesmes, par son cousin J.-P. de Mesmes). A Paris, par Estienne Groulleau, libraire, demeurant en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne saint Jean-Baptiste, 1552. (1 vol. in-12 de 87 feuillets.)
(1552.)
Quand le sieur de Mesmes n'aurait d'autres titres, comme traducteur, que l'exactitude et la priorité, ce serait assez pour nous engager à parler de sa traduction de la seconde comédie de l'Arioste, pièce qu'avec raison, selon nous, plusieurs critiques célèbres estiment la première de cet auteur, quant au mérite; mais cet ouvrage, d'un de nos anciens prosateurs le moins connus, nous semble devoir se recommander à l'attention par d'autres points essentiels, sans compter qu'il est peu facile à rencontrer. Le style en est aisé, vif, clair, plein de force et de naturel, tellement qu'il y faudrait changer peu de choses pour le faire goûter encore aujourd'hui sur notre théâtre; et c'est un rapport de plus qui se remarque entre la copie et l'original; car c'est principalement l'excellence du style que les Italiens admirent dans les cinq comédies de l'immortel auteur du Roland furieux. Messer Ludovico, étant fort jeune, vers l'année 1492, avait d'abord écrit en prose la Cassaria et les Suppositi, ce ne fut que vers 1512, lorsqu'il fit représenter ces deux pièces à la cour de Ferrare, qu'en les retouchant il les mit en vers endécasyllabes, dits sdruccioli; mais le sieur de Mesmes fit son travail sur le premier texte, sans doute parce qu'il y trouva plus de facilité: il le dédia, dans une épître courte et modeste, à son cousin, le chancelier de Navarre, savant jurisconsulte, homme versé dans toute sorte de lettres, et politique habile, quoique la paix boiteuse et mal assise, dont il fut le négociateur important, n'ait guère couronné son zèle pour la réconciliation des catholiques et des huguenots. «Cousin, dit le traducteur, quand serez ennuyé de l'estude de la tétrique jurisprudence, qui demande (comme j'ay toujours ouy dire) l'homme tout à soy; si vous me croyez..., par intervalles, 392 desrobez-vous de sa veue, et vous allez promener au mont de Parnasse avec les muses mignardes et par especial avec les italiques, etc., etc...» Le chancelier suivit ce sage conseil, et s'en trouva bien, comme les Estienne Pasquier, les Michel de l'Hôpital, et autres jurisconsultes de ce temps, qui ont tous associé, plus ou moins, le goût de la poésie, même celui de la poésie légère et graveleuse, à la science ardue des lois, tant il y avait de simplicité naïve et peu de pédanterie morale, en France, dans cet âge studieux et sincère. Toutefois, de cette dédicace d'une comédie de l'Arioste, à l'un de nos graves magistrats, non plus que des contes joyeux de la reine Marguerite, du Gargantua, reçu de si bonne grace par le cardinal du Bellay, et de bien d'autres écrits d'un goût peu sévère, si amusans et si répandus chez nous, sous les Valois, il ne faudrait pas conclure que notre XVIe siècle ait jamais approché de la licence de celui des Italiens. Les Supposés, bien que reposant sur un fonds d'intrigue fort libre, auquel répond, parfois, le dialogue, sont pourtant une des pièces de l'Arioste le moins libres. Il est douteux que le sieur de Mesmes eût osé dédier, à son cousin, la Lena; et l'on peut affirmer que jamais François Ier, ni même Catherine de Médicis, n'en eussent risqué la représentation devant les évêques de France, encore moins celle de l'Atalante de Pierre Arétin, ou de la Calendria du cardinal Bibbiena, ou bien encore de la Mandragore de Machiavel; toutes comédies qui firent les délices du pontificat, du sacré collége et des principautés d'Italie, sous les papes Léon X, Clément VII et Paul III, si bien que les plus illustres personnages s'empressèrent d'y figurer, ainsi qu'il arriva au prince François d'Este, à Ferrare, dans l'Amoureux de la Léna.
Puisque nous avons touché incidentellement le point scabreux de l'ancienne scène italienne, il ne sera peut-être pas mal de nous arrêter un peu avant d'achever ce que nous avons à dire des Supposés, quoique le savant Ginguené ait traité ce sujet; car s'il a porté beaucoup de délicatesse et de réserve dans ses analyses judicieuses, il y a mis aussi beaucoup de complaisance pour une littérature brillante qu'il aimait de prédilection, et trop de ménagement pour le mauvais goût et l'immoralité, vices qu'on ne saurait flétrir suffisamment avec tant de circonlocutions et de réticences, en prenant, comme dit le peuple, des mitaines. Notre critique Hoffmann, presque aussi instruit que Ginguené, et plus agréable, a parlé plus clairement, il est vrai, dans sa spirituelle analyse de la Mandragore; mais ce n'est pas encore assez, ce nous semble; il faut oser établir, sur un examen 393 réfléchi, sans se contenter de l'avancer, en deux mots, dédaigneusement, à l'exemple de La Harpe, de Marmontel et de Chamfort, que l'ancienne comédie toscane, en dépit de son pur langage toscan, à l'exception de quelques scènes dialoguées avec verve et naturel, de quelques situations vraiment gaies, et de ses hardiesses satiriques, est, sous le rapport de l'art, l'opposé du bon-sens, quand elle n'est pas, sous celui des mœurs, la honte de la société humaine (comme la Mandragore, par exemple, œuvre de génie, sans doute, mais d'un génie diabolique); et nous ajouterons que, très souvent, dans ses modèles les plus reconnus, elle est honteuse sous les deux rapports précités. Vainement s'appuierait-elle sur l'autorité des comiques grecs et latins, qui eurent aussi leurs jeunes filles galantes, leurs accoucheuses commodes, leurs parasites gloutons, leurs vieillards bernés, leurs jeunes gens libertins, leurs valets escrocs, leurs fables invraisemblables, leurs déguisemens, leurs reconnaissances, leurs gros mots, enfin beaucoup du grossier bagage des pièces toscanes; si Aristophane, Plaute et Térence ont des torts nombreux, après tout, l'athéisme, l'impiété, la pédérastie ne souillent pas les discours de leurs interlocuteurs; leurs filles esclaves, dans un temps où l'esclavage était de règle, ne sont pas nécessairement ce qu'étaient les filles vendues en Italie, au XVIe siècle, des êtres perdus; c'était souvent d'intéressantes victimes, témoins la touchante Andrienne, l'Hécyre, et bien d'autres; la vraisemblance, qui manque aux fictions de ces anciens, si faussement imités, est, la plupart du temps, sauvée par l'adresse avec laquelle leurs intrigues sont conduites; et, à côté d'une nature libre, ou, si l'on veut, impudique, on retrouve, chez eux, la raison, la bonne plaisanterie, la décence, voire même le sentiment; et c'est par là seulement qu'ils sont dignes d'imitation. Les premiers comiques toscans, au contraire, ne sont qu'à fuir; et leurs meilleures productions, qui ne sont guère que des romans bouffons et obscènes, faux et obscurs, véritable école de débauche, composent le plus dégradant spectacle ou la plus cynique lecture qu'on puisse imaginer. Molière les avait lus dans sa jeunesse, et beaucoup trop, car c'est d'eux qu'il a pris les lazzis grotesques et les dénouemens forcés qu'on lui reproche; mais il ne tarda point à sortir de ce fangeux labyrinthe, génie sévère et élevé qu'il était; et, sauf deux ou trois bonnes scènes, quelques méchans canevas et quelques saletés ou pauvretés qu'il a tirés de ce lieu impur, en somme, ce poète admirable ne lui doit rien, heureusement pour sa gloire, tandis qu'il a de grandes obligations aux maîtres de la comédie latine.
394 «Comment voulez-vous que nous ne soyons pas lascifs (disait Louis Dolce, plus connu des étrangers par son recueil de poésies licencieuses que par ses cinq comédies), puisque, pour peindre fidèlement les mœurs de notre temps et de notre pays, il faudrait que toutes nos paroles fussent lascives?» Mauvaise excuse et faux raisonnement, qui conduiraient à montrer, sur le théâtre, bien des choses qu'on n'y a pas encore vues: il est vrai qu'il ne faut désespérer de rien. Nous répondrons à Louis Dolce que le but de son art, n'étant pas moins de corriger les mœurs que de les peindre, le devoir du poète comique est, en alliant la retenue à la vérité, dans la représentation des vices, de livrer leur image dégrossie au rire condamnateur des honnêtes gens. De bonne foi, la comédie est-elle un art, quand Bernard Divizio, dit le cardinal Bibbiena, cet esclave coiffé des papes, leur fait voir son Calendro, l'imbécille mari de la belle Fulvie, avec laquelle couche le jeune Lidio, le leur fait voir sottement épris d'un garçon déguisé en fille, tantôt enfermé volontairement dans un coffre, tantôt endoctriné par un magicien, bafoué de cent façons, par des valets, par sa femme, par le galant, qui lui plante des oreilles, par sa fausse maîtresse, et cela au milieu d'une folle intrigue amoureuse entre deux jeunes couples qui finissent par s'épouser, après un déluge de déguisemens, d'erreurs de noms, de quiproquos, de lazzis obscènes? Le bon-sens crie que non, et que la comédie, ainsi conçue, cesse d'être un art, pureté de langage toscan à part, cependant; car, du reste, il faut bien accorder qu'un peuple entier, quand il admire un ouvrage, a ses raisons pour le faire.
La Cassaria elle-même a beau être mieux ourdie, moins confuse, comme aussi être imitée de Plaute et couronnée par la Crusca, il n'est pas moins vrai que tout le fond de cette pièce fameuse n'est qu'escroquerie et fourberie de valets. Il s'agit de faire passer gratis, si l'on peut, et à bon compte si l'on ne peut pas, deux jolies coquines des mains d'un marchand de vertus dans celles de deux fils de famille. Une précieuse cassette, d'abord dérobée au père d'un des jeunes gens, puis portée en gage chez le marchand, qui se dessaisit alors des filles, et qu'on accuse ensuite d'avoir volé la cassette, afin d'avoir les filles et la cassette pour rien; une méprise qui compromet un instant cette trame en conduisant les filles dans une maison étrangère; le mensonge adroit d'un valet qui rétablit aussitôt les affaires, en tirant de l'argent du vieillard à la cassette, soit disant pour retirer l'éternelle cassette, et en réalité pour acheter les filles; tels sont les moyens du poète. Ce sont nos fourberies de Scapin, à la vive 395 gaîté près, avec un libertinage éhonté de plus. Y a-t-il donc là de quoi tant se récrier d'admiration? toujours la pureté de dialecte à part.
L'homme qui aurait regardé jouer les deux pièces précédentes sans rougir devrait encore se voiler le visage en voyant représenter la Lena, autrement l'Entremetteuse: entendez-vous bien; l'Entremetteuse, la Ruffiane, comme la désigne l'Arioste. Ici l'intrigue n'est pas embrouillée; elle est même toute simple et toute nue. Il n'est question que d'un marché, dont la belle Licinia est l'objet. Un beau garçon la voudrait bien posséder; mais la Lena, qui se trouve être sa gouvernante (voilà une gouvernante bien choisie!), ne veut pas la donner; fi donc! elle veut la vendre, et très cher. Dans une telle presse, que fera le jeune homme? Hé quoi! n'a-t-il pas, pour lui, un père imbécille, un valet fripon, un bon fonds de débauche soutenu d'effronterie, et le dialecte toscan? Le père imbécille sera volé, la belle Licinia payée et possédée, et plaudite cives!
Que dire du Négromant, sinon que le nœud en est d'une complication et d'une folie incomparables? On croyait beaucoup à la magie, en Italie, alors, et voilà l'excuse de l'Arioste: du reste, son magicien, qui n'est rien autre chose qu'un fripon, n'a pas même l'art de réussir dans son triple dessein de rompre un mariage mal assorti, d'en conclure un autre, et de gagner deux bassins d'argent, pour prix; les choses s'arrangent sans lui, et il s'enfuit comme un voleur qu'il est.
La Scolastica n'est pas entièrement de l'Arioste: il la laissa inachevée; aussi Ginguené, qui certainement est une autorité, en parle-t-il assez négligemment. Nous devons sans doute respecter sa décision, d'autant plus qu'elle est fortifiée de celle de la Crusca: toutefois, pour céder à nos impressions, nous dirons que, si l'action de cette pièce est fort mêlée, elle ne l'est pas plus que d'autres trames du même auteur, et qu'il y a du moins des traits d'un vrai comique dans les caractères du vieux Bartolo et du frère dominicain de l'inquisition. Probablement, si l'Arioste n'acheva point cette comédie, ce ne fut pas qu'il désespérât de son succès, ainsi qu'on l'a prétendu; mais plutôt parce qu'il craignit d'y avoir joué des personnages trop redoutables.
Venons maintenant aux quatre principales comédies de Pierre Arétin, savoir: le Maréchal, les Mœurs de cour, l'Atalante et l'Hypocrite, lesquelles, par parenthèse, ont été réunies, à Florence, en 1558, dans une fort jolie édition devenue rare. Dans la première, qu'y voit-on? cinq actes sans intrigue, remplis des lazzis d'un page du duc de Mantoue, d'un pédant qui estropie 396 le latin, et d'un valet bouffon, tous trois employés à berner le pauvre Marescalco condamné, par le duc, à prendre une femme en mariage. Le sel de la pièce est qu'il vaut mieux périr par la main du bourreau que de prendre une femme, même bien dotée. C'est l'avis du Marescalco, du moins. Aussi le duc de Mantoue, qui est bon prince, et que l'Arétin encense outre mesure, ne veut-il que plaisanter, et la fiancée qu'il destine à sa victime n'étant autre que son page déguisé en fille, la fraude se découvre à l'instant où le maréchal donne ou reçoit le baiser de noces, et chacun de rire. Mieux vaut notre Philosophe marié.
Dans la seconde, qui est une sanglante satire des mœurs de la cour de Rome et de celle de Naples, et où l'on trouve des saillies fort gaies, quoique toujours du genre bouffon, qu'est-ce, après tout, que l'intrigue? La double mystification d'un benêt de seigneur Maco, Siennois, venu à Rome, selon le vœu de son père, pour se faire courtisan, puis cardinal, et d'un seigneur Parabolano, Napolitain, non moins sot, malgré son faste orgueilleux, qui tombe amoureux d'une dame de haut parage, nommée Livie, se laisse abuser par ses valets aidés d'une entremetteuse, et s'accointe de la femme d'un boulanger ivrogne au lieu de sa Livie, ce qui le guérit de la manie de faire l'homme à bonnes fortunes dans la ville sainte. Maco prend pour maître de bon ton et pour guide, à Rome, un certain pédant nommé Messer Andrea, dont les leçons burlesques font une grande partie du comique de l'ouvrage. Messer Andrea trace, à son élève, un singulier plan de campagne. «Nous irons voir Saint-Pierre, la tour des Nonnes, Ponte-Sisto, et tous les mauvais lieux de Rome.—Y a-t-il un mauvais lieu, à Rome? dit Maco.—Tout Rome n'est qu'un mauvais lieu, répond le maître, et toute l'Italie.» Voilà qui est flatteur! et il faut avouer que c'était bien là une chose à dédier au cardinal de Trente! Là dessus le poète rapproche satiriquement les mots chiasso et chiesa. Mais surtout on ne peut concevoir rien de pareil, en fait de licence ordurière et de mauvais goût, à la septième scène entre Rosso, valet de Parabolano, et l'entremetteuse Aluigia. Écoutez encore dans la scène douze du troisième acte un interlocuteur demander au gardien de l'Ara-Cœli comment les ames feront pour tenir toutes en paradis. «Nigaud, répond le prêtre, ne sais-tu pas que les ames sont comme les mensonges? cela ne tient pas de place. Le anime sono come le bugie, non occupano luogo.» Dans le quatrième acte, Aluigia entremêle une commission d'entremetteuse d'Ave Maria et de 397 Pater noster, qui est bien la chose la plus bouffonnement impie qu'il y ait au monde. «Ti vo porre nelle signorie a mezza gamba, et benedictus fructus ventris tui, etc., etc.» Dédier ces infamies à un cardinal, ce n'est rien encore; car, au fait, un cardinal n'est qu'un homme; mais les donner au public assemblé, les donner sous son nom, et insérer son nom dans le dialogue, de peur qu'il ne se perde, est le comble de l'impudeur. Quand les dicélies des anciens auraient égalé cette licence, il y aurait toujours à leur avantage qu'elles n'étaient pas offertes aux colléges des prêtres.
L'Hypocrite, à ces torts sans excuse, joint le plus capital des défauts littéraires, sans parler de ceux qui résultent d'une intrigue pénible et invraisemblable, à savoir, le défaut de vérité dans le principal caractère. En effet, on s'attend à voir agir l'hypocrisie dans son seul intérêt, par des moyens vicieux, couverts de beaux dehors de vertu; point: ici elle emploie, si l'on veut, la ruse, mais pour tout concilier, et ramener le bon ordre dans la maison d'un malheureux père de famille que ses cinq filles et ses gendres désolent. Ginguené relève très bien cette faute. Nous ajouterons que l'hypocrite se démasque dès son premier monologue, au mépris de la véritable hypocrisie qui ne se démasque jamais, pas même devant son ombre. «E un bel tratto quello del demonio, quando si fa adorar per santo; le meilleur tour du diable, dit-il, est de se faire adorer comme un saint.» Et ailleurs: «Che non[53] si mostra amico de i vitii, diventa nemico degli nomini; qui ne se montre pas ami des vices devient l'ennemi des hommes.» Juste ou non, révélation affreuse qui jamais ne sortit de la bouche d'un hypocrite! La morale de cette comédie est que tout n'est rien; la belle et subtile philosophie pour un poète comique dont la mission est, par les contraires, d'enseigner aux hommes à se bien conduire, et non de leur brouiller la cervelle avec une métaphysique inapplicable!
Atalante ou la Courtisane, en admettant qu'il soit permis de mener tout un public au Lupanar, enseignes déployées, a du moins le mérite de retracer avec une vérité frappante, très spirituellement et très agréablement, les mœurs rusées de cette espèce de femmes. Sous ce rapport, le premier acte, entre autres, est un chef-d'œuvre. La scène où Atalante rengage Orfinio, son 398 amant officiel, qu'elle avait presque perdu, pour l'avoir tenu à sa porte tandis qu'elle accueillait un autre galant, est excellente, et montre le pouvoir qu'ont ces sirènes avec leurs jolis regards et leurs feintes larmes, sur les cœurs faibles, esclaves des voluptés. Ici pourtant l'observation est encore en défaut; Atalante trompe trois ou quatre hommes, leur soutire de l'argent, puis fait une bonne fin et s'unit à son trop facile Orfinio: bon pour cela. Ce qui ne vaut rien est qu'elle demande à Orfinio trois jours de liberté pour faire ses dupes et qu'Orfinio les lui accorde. Les femmes qui trompent veulent tromper et ne demandent point de permissions à leurs amans; d'un autre côté, les amans qui accordent trois jours à leurs maîtresses pour leur faire des tours ne sont pas amoureux. A tout prendre, cependant, cette pièce est la meilleure de Pierre Arétin. Mais si les mœurs qu'il a peintes sont fidèles, Luther, tout en faisant trop, n'a pas trop dit; et comment qualifier ce démon d'esprit, cet Arétin si satirique, si amer contre la noblesse et le clergé de Rome, qui, d'une part, se signale par des écrits devenus le type du libertinage et de l'impiété; qui de l'autre sollicite et reçoit des cadeaux des grands; qui dédie ses comédies tantôt à la magnanime comtesse Argentina Rangona, de Modène; tantôt au grand cardinal de Trente, d'autres fois à l'immortel duc de Florence Médicis, enfin au non moins prudent que vaillant seigneur Guibaldo, la Rovère, duc d'Urbin, qu'il assomme des plus basses adulations? Ce bouffon cynique faisait des livres d'église, tels que des paraphrases sur les psaumes pénitentiaux, la vie de la Vierge, l'humanité de Jésus-Christ, sa passion, etc.; heureusement qu'ils sont détestables! Ce fléau des princes tranchait du philosophe, et l'on imprimait ses œuvres, sous son nom, avec l'épithète de Divino! Non, la turpitude ne saurait aller plus loin.
La comédie de la Mandragore s'élève à une hauteur immense au dessus de ses rivales, sous le rapport de l'art, s'entend; car sous celui des mœurs, elle descend encore plus bas. Unité d'action, vraisemblance et conduite d'intrigue admirables, une fois admise l'imbécillité du docteur Nicia, lequel n'est pas plus imbécille, après tout, que George Dandin; vérité merveilleuse de caractères, dialogue simple, naturel, profondément comique, et prose d'une clarté, d'une force, d'une élégance remarquables aux yeux même des étrangers; tout s'y trouve réuni pour commander les suffrages littéraires. Peut-être pourrait-on désirer un peu plus de nœud dans l'ouvrage. La fable, il est vrai, manque de péripétie, et arrive à la fin prévue sans que nul incident n'en 399 suspende le succès; du reste, c'est assurément là, poétiquement parlant, une excellente comédie. Remarquons, en passant, que La Harpe se trompe en disant que J.-B. Rousseau a faiblement imité cette pièce. Il ne l'a point imitée, mais traduite scène pour scène, presque textuellement, et dans une prose nerveuse, facile, pure, digne en un mot d'un modèle qui ne pouvait être surpassé! C'est notre La Fontaine qui, dans son charmant conte, a imité Machiavel; il l'a même fait avec ce charme inventif et cette grace ineffable qui le caractérisent. Le goût combattu de Lucrèce pour Callimaque, supposé dans l'avant-scène, est, par exemple, une idée de sa tête, qui lui fournit un trait ravissant dans la fameuse nuit; celui de la confusion que la jeune femme éprouve de s'être, par obéissance pour son époux, livrée à un inconnu, cru meunier, quand ce meunier prétendu se trouve être son cher Callimaque qu'elle n'attendait pas. Mille jolis détails propres au conte embellissent d'ailleurs le sujet, tels que la toilette proprette de Lucrèce pour la réception du prétendu meunier, etc., etc. Mais, soit réserve obligée, soit faute, soit envie d'avoir sa marche à soi, La Fontaine ne tire aucun parti de frère Timothée. Les trois vers suivans,
ne sont rien au prix des grandes scènes où Machiavel représente ce moine infame consentant, pour de l'argent, à lever tous les scrupules de ses pénitentes; tantôt ceux d'une jeune fille qu'il s'agit de faire avorter; tantôt ceux d'une jeune femme que son mari veut rendre lui-même adultère, afin d'en avoir postérité! Mais quels impudens tableaux! quelles horribles mœurs! Hâtons-nous de revenir aux Supposés dont il est permis, du moins, d'indiquer le sujet, sans trop blesser la pudeur publique.
L'idée de cette pièce est empruntée aux Captifs de Plaute et à l'Eunuque de Térence, et n'est pas plus vraie ni plus morale pour cela. Un étudiant envoyé, par son père, de Sicile à Ferrare, a changé de nom avec son valet pour s'introduire, comme domestique, dans la maison d'un riche avare dont il aime la fille: il vit ainsi conjugalement avec la belle Polymneste depuis deux ans, sans trouble ni malencontre, tandis que son valet fait ses classes tellement quellement à Ferrare, en vrai gentilhomme. Survient le père de l'étudiant qu'on était loin d'attendre, 400 et qui gêne d'autant plus que les fraudeurs ont aussi donné son personnage à un étranger. La fraude se découvre par une confrontation naturelle et comique; mais elle est bientôt pardonnée à la suite d'une double reconnaissance qui tient du prodige, sans être d'une invention merveilleuse, et le mariage d'Erostrate et de Polymneste arrange toute chose à la satisfaction commune. Il y a de la verve plaisante dans cette comédie, et les nationaux l'admirent tant qu'un critique étranger n'en doit parler qu'avec circonspection; il est sûr qu'elle amuse à la lecture, même dans notre vieux français; mais, quand on songe que c'est là le chef-d'œuvre, ou à peu près, d'un théâtre comique où Ginguené compte cent deux ouvrages de trente auteurs différens, seulement de l'an 1500 à l'an 1580, on peut regarder la comédie française avec orgueil sans trop de présomption, celle qui n'est plus, voulons-nous dire; car, pour notre comédie du jour, elle est tantôt digne de réjouir les cardinaux et les papes du XVIe siècle. Quelle fatalité! cependant. Certes ce ne sont ni les sentimens généreux, ni les talens, ni le génie qui manquent à nos poètes. L'un, par sa veine fertile et sa versification chaleureuse et noble, fait assez connaître que, s'il le voulait, il saurait atteindre l'auteur de la Métromanie; l'autre affecte en vain l'oubli des premières convenances, il ne peut qu'à peine déguiser son ingénieuse finesse et l'atticisme de son esprit; celui-ci, dans des esquisses jetées comme au hasard et sans soin, décèle un fonds d'observation et de verve mordante que réclame la comédie véritable; celui-là, qui se laisse emporter à dessein par son imagination brûlante et ravage les mœurs avec la vive flamme allumée dans son cœur pour les épurer, livre au caprice d'un jour un talent né pour l'immortalité, capable, qui sait? de renouveler les prodiges du Misanthrope et du Tartufe; tous enfin pourraient, en travaillant à l'écart et péniblement, rencontrer ce qu'ils cherchent et qui leur échappe, des succès universels et durables; c'est à dire la gloire, plus prospère mille fois et plus féconde qu'une aventureuse fortune. Mais surtout qu'il leur serait honorable et doux de contribuer, mieux que les lois peut-être, à contenir dans ses écarts, au lieu de l'exciter, une génération qui s'avance inquiète et désordonnée! car si les mœurs agissent sur la scène, la scène réagit, à son tour, sur les mœurs; et, dans cette action réciproque, l'histoire enseigne que l'avantage demeure au poète. Quelle fatalité! puisse-t-elle se rompre quelque jour! puissent les muses françaises, en ce genre si renommées, garantir une civilisation qui ne peut plus désormais périr par les préjugés ni 401 par la conquête, mais seulement par elle-même! Il en est temps encore, dès que la langue n'a pas essuyé le coup mortel. Un pas de plus, il serait trop tard; et la ruine du théâtre une fois consommée, le mal s'étendrait plus loin. Un peuple assemblé, à qui journellement on ose tout dire et tout montrer, et qui peut tout voir et tout entendre, est incessamment capable de tout faire.
[53] Qui vitia odit, homines odit. C'est le mot de Trasea: il est bien placé dans la bouche d'un stoïcien sincère tel que lui.
Faite par manière de devis et par dialogues, par Pierre Viret.
L'ordre et les titres des dialogues:
La Médecine | ou | Mercure. |
Les Bains | ou | Charon. |
L'Eaüe bénite | ou | Neptune. |
Le Feu sacré | ou | Vulcain. |
L'Alchimie | ou | Pluton. |
Semblablement y sont adjoustées deux fables: l'une des passages de l'Escriture, que l'autheur expose en ce livre; l'autre des matières principales contenues en iceluy. De l'imprimerie de Jean Gérard. (1 vol. in-8 de 464 pages, sans les Tables. M.D.LII.)
(1552.)
La Physique papale, ouvrage de controverse plutôt que de morale, passa, lors de sa publication, en 1552, pour un des coups le mieux assenés sur la tête du pontife romain, qui fussent partis du célèbre triumvirat de Calvin, Farel et Viret. Ce livre est spécialement dirigé contre le Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand, savant évêque de Mende, mort à Rome en 1296, qui rend raison des diverses cérémonies de l'Église romaine. L'auteur s'y propose, dans cinq dialogues, entre Thomas, Eusèbe, Hilaire et Théophile, de montrer que les papes, faux physiciens, médecins et apothicaires des ames, ont pris les cérémonies sacrées dans une philosophie païenne et superstitieuse, pleine d'idolâtrie et de blasphêmes; idée qui, dégagée d'injures et appuyée d'une érudition méthodique, ouvrait la voie à plus d'une vérité, mais dont Viret n'a guère su tirer que des erreurs insultantes, et dont il s'autorise pour joindre, aux titres de ses dialogues, le nom d'autant de divinités fabuleuses. Il avertit que, par occasion, il attaquera les faux médecins et apothicaires du corps, autrement les empiriques. Ainsi, gare aux gens qui se mêlent de traiter les maladies soit du corps, soit de l'ame! ils vont passer sous la férule calviniste sans ménagement. Mais, d'abord, il est utile de savoir qu'Eusèbe est un zélé papiste, que Thomas incline, avec un certain doute de bonne foi, vers l'orthodoxie, et qu'Hilaire et surtout Théophile sont des 403 réformateurs à outrance; le premier sur le ton goguenard, le second sur le ton grave.
Le débat s'engage, au premier dialogue, sur le purgatoire et les limbes. Hilaire, fidèle à son système de comparaisons prises de la médecine, examine le profit que les médecins de l'ame recueillent de ces deux médicamens, pour en déterminer la source et la valeur. Sa manière d'argumenter rentre ici dans la maxime: Is fecit cui prodest. Il se répand en lazzis sur Mercure et saint Michel entre lesquels il trouve des rapports merveilleux, puis viennent d'autres lazzis sur les médecins qui multiplient les drogues pour augmenter leurs salaires; et sur les prêtres qui, laissant aux saints le soin d'intercéder pour les vivans, ce qui ne rapporte guère, se sont réservé d'intercéder pour les morts ce qui rapporte beaucoup. Il découvre le germe de la doctrine plantureuse du purgatoire dans le paganisme, s'égaie à propos des purifications par le feu, telles que les employait Médée, la grande sorcière, et leur compare la coutume qu'ont nos prêtres d'éventer les femmes et les enfans avec le corporal, etc., etc.
Au second dialogue (des Bains), Hilaire s'étudie à prouver, par la messe de requiem, où il est question, à l'occasion des peines de l'enfer, d'un lac profond (lacu profundo), que cette fiction est prise du 6e livre de l'Enéide. Il retrouve successivement les divers points de la doctrine du purgatoire dans les traditions païennes, avec cette différence, à l'avantage des païens sur les chrétiens, que les premiers payaient, pour le passage des morts, au morts mêmes, tandis que les seconds paient au prêtres. D'ailleurs il en coûtait moins pour engraisser Caron que pour fournir la cuisine des évêques, etc., etc. Le mot de trespassés rappelle le passage dans la fatale barque. Suivent beaucoup d'autres divagations.
Le troisième dialogue entreprend l'Église sur l'eau bénite. Lazzis sur les prétendues vertus de cette eau, plus variées que celle de la fontaine de Sardaigne, dont parle Solin, qui guérit les maux d'yeux et découvre les larcins. Comparaison de l'eau bénite au bain sale, dont Diogène disait: «Ceux qui se baignent ici, où se lavent-ils?» Les Turcs aussi font un grand usage de tels lavemens. Mais ce sont les juifs surtout qui ont fondé l'usage de l'eau sainte. Entre ceux-ci se distinguaient les samaritains, qui usaient, à cet effet, d'urine, parce qu'ils y trouvaient à la fois l'eau et le sel. Lazzis sur le sel et la salive employés avec l'eau dans le baptême. Le reste du dialogue continue de la sorte.
Le quatrième dialogue, consacré à travestir les cérémonies 404 par le feu, renchérit, sur les précédens, d'obscénités, d'impiété, de fausse érudition comme de faux raisonnemens, toujours avec un flux de paroles qui gâterait la meilleure cause.
Vient enfin le cinquième dialogue sur l'Alchymie. C'est là que l'auteur rassemble tous ses moyens. Il fait voir qu'avec leurs cérémonies les prêtres de l'Église romaine ont rencontré le secret de la pierre philosophale. Dures vérités touchant la vente des sacremens et des indulgences, mais vérités si mal dites, qu'elles auraient dû manquer leur effet. Revue des différentes natures d'impôts levés par l'avarice sacerdotale sur la crédulité des fidèles.
Hilaire appelle le pape le grand capitaine des maquereaux et des paillards. Comparaison des scandales de nos prêtres aux scandales des prêtres de Cybèle dont les maris se trouvaient fort mal, encore que ces prêtres fussent châtrés. Détails, à ce sujet, tirés de l'âne d'or d'Apulée. Ici la satire de Viret devient si bassement ordurière, qu'il n'est plus permis d'en rien dire.
Nous avons analysé ce livre sans scrupule, parce qu'en dépit de sa célébrité passée il est si informe, si confus et d'un si mauvais goût, qu'il profite plus qu'il ne nuit à ce que nos cérémonies sacrées ont de majestueux et de vénérable. Ce n'est plus là Calvin, Théodore de Bèze, Ulric de Hutten, Henri Estienne, du Moulin, etc., etc.; il s'en faut de tout. Remarquons, à l'occasion de ces dialogues, que rien n'est si difficile que d'intéresser en philosophant par dialogues. Il faut, pour réussir en ce genre, une précision, une netteté d'idées, une vivacité d'esprit prodigieuses; qualités qui manquaient surtout à Viret. Le dialogue veut de l'action et non de la dissertation. Ce n'est pas trop que d'être un Platon pour disserter en dialoguant. Cicéron lui-même n'y suffit pas toujours, et l'excellence de ses dialogues tient surtout à ce qu'ils sont monologués. Conçoit-on que Pierre Viret ait été surnommé le Voltaire des calvinistes? point d'autre Voltaire des calvinistes que Calvin; ou plutôt Calvin est Calvin, et Voltaire Voltaire. Quant à Pierre Viret, aussi mauvais poète que méchant prosateur, s'il put avoir des succès dans la chaire satirique des réformateurs, à force de paroles et d'audace, il n'est plus rien aujourd'hui, bien qu'on paie fort cher ses écrits devenus rares. M. Brunet constate que ses satires chrétiennes de la cuisine papale se sont, entre autres, vendues jusqu'à 100 fr. Or, ces satires, au nombre de huit, précédées d'un court avertissement et suivies de six petites pièces facétieuses en vers, ne forment que 131 pages contenues dans un petit in-8o, imprimé à Genève, en 1560, par Conrad Badius. L'auteur y paraît avoir 405 voulu reproduire, pour le peuple, sa physique papale. Dans ce dessein, il met sa théologie satirique en vers de huit pieds et s'efforce d'être plaisant; mais c'est l'ours qui danse. Il n'a ni gaîté, ni grace, et rachète ce défaut par un vice, celui d'un cynisme qui a fait reculer l'analyse de M. de la Vallière dans sa bibliothèque du Théâtre Français. Vainement les interlocuteurs Friquandouille, frère Thibauld et messire Nicaise essaient-ils, dans la septième satire, de rompre l'uniformité de ces diatribes plates et obscènes, le lecteur n'en peut être réjoui.
C'est sur ce ton que Viret parodie les sacremens, les cérémonies, les offices de l'Église et le culte des saints. Il compare la papauté à Proserpine, l'ange Gabriel au messager des dieux, traite les moines de traîne-couteaux et de marmitons, et décrit burlesquement le banquet du pape et des cardinaux dans le style le plus grossier et le plus plat qu'on puisse imaginer; après quoi, viennent messieurs les ministres réformés, qui chassent les convives et houspillent le grand patriarche Saoul d'Ouvrer, et le livre finit.
La premiere nous monstre la façon de faire diuers fardemens et senteurs pour illustrer la face; la seconde pour faire confitures de diuerses sortes, tant en miel que sucre, vin cuict, etc., etc.; suivi de la translation de latin en françoys, par maistre Michel Nostradamus, auteur des traités précédens, d'une épistre d'Hermolaüs Barbarus à Pierre Cara, iurisconsulte et facondissime orateur. Signé Nostradamus, l'an 1552. Lyon, par Benoist Rigaud, 1572. Imprimé par François Durelle. 1 vol. in-16 de 212 pages, titre compris; plus 5 feuillets de table à la fin. (Vol. très rare.)
(1552-72.)
Maistre Michel Nostradamus, médecin, enseigne au lecteur bénévole, dans son poème ou avant-propos, que, depuis 1521 jusqu'en 1529, il a passé son temps à courir le monde pour étudier la vertu des simples, et qu'il a mis trente et un ans à composer les deux traités ci-dessus énoncés, lesquels furent achevés en 1552. Il n'adresse pas ses fardemens aux belles jeunes qui ont la face de Phryné, mais aux beautés un peu surannées, qui retrouveront, dit-il, la jeunesse par ce moyen. Les graisses et les huiles n'entrent point dans ses compositions, n'y ayant rien qui rende plus le teint noir et maculé. Il a consulté les plus doctes personnages vivans, outre les anciens, tels que Jules-César Scaliger, François Valeriola, etc. Vrai est qu'il ne promet pas d'effacer tout à fait les traces du temps: Nec cerusa Helenem fecerit ex Hecuba; mais il ne lairra pas de prolonger bien l'âge de complaire; et si trouvera l'on céans certaines beuvandes amoureuses, propres à ranimer des forces défaillantes. Toute femme qui fait souvent enfant se deschet tous les ans de cinq pour cent; eh bien! par le secours de la préparation de sublimé qui fait la matière du 407 premier fardement, telle femme se pourra maintenir jusqu'à l'âge de soixante ans et, pour ainsi, presque d'Hécube redevenir Hélène. Oracle rendu à Salon-de-Craux, en Provence, le 1er avril 1552. Ce premier avis donné, Nostradamus livre trente-quatre recettes détaillées avec les formules régulières, le tout pour le fardement du visage et du corps. Il faut surtout lire la première composée de sublimé, et la dix-septième relative au poculatorium amatorium ad Venerem, autrement dit philtre amoureux: prenez trois pommes de Mandragore, le sang de sept passereaux, de l'ambre gris, du gingembre, etc., etc. Les recettes pour les confitures ne sont pas à dédaigner: nous les croyons plus sûres que les autres; en tout cas, elles sont plus innocentes. Il y en a trente dont on pourra, si l'on veut, retrancher celle pour la confiture de courge et une autre pour la façon d'un sirop inévitablement laxatif.
Quant à la lettre d'Hermolaüs Barbarus, savant traducteur de Dioscoride le médecin, au jurisconsulte Cara, c'est le menu circonstancié d'un festin donné par le maréchal Trivulce, pour le jour de ses noces avec une dame napolitaine, festin auquel Barbarus ou mieux Barbaro, un des convives, ne toucha guère, dit-il, passé les premières viandes. Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de rencontrer ici l'abrégé de ce menu italien du XVe siècle.
1o. Eau rose à laver les mains, puis pignolats en tablettes, roche de sucre et masse-pain;
2o. Esparges nouvelles;
3o. Le cœur, le foie et l'estomach des oyseaux foyages (c'est à dire ayant de gros foies);
4o. La chair de daim rostie;
5o. Les testes de génisses et veaux bouillies avec leurs peaux;
6o. Chapons, poulailles, pigeons, langues de bœuf, jambons de truye, bouillis avec la saulce au limon;
7o. Chevreau rosti avec du jus de cerises amères;
8o. Tourterelles, perdrix, faisans, cailles, grives, bequefiz, rostis avec olives salonoises pour condiment;
9o. Pour chascun un coq cuict avec du sucre madéfié et arrosé avec de l'eau rose, dans une platine d'argent concave;
10o. Pour chascun un petit cochon rosti avec une certaine liqueur pour saulce dans une escuelle d'argent;
11o. Pour chascun un paon rosti avec une saulce blanche faite de foies pilés et une composition aromatique nommée par les Espagnols caronchas;
12o. Un monde tortu et recroquillé, fait d'œufs, de lait, de farine, de sauge et de sucre;
13o. Quartiers de coing confits avec sucre, girofle et cannelle;
408 14o. Côtes de chardons, pignons, artichauts;
15o. Eau rose pour laver les mains;
16o. Dragées, coriandre, fenouil de Florence, amandes, anis, giroflat, orangeat, cannelat, dragées musquées;
17o. Bateleurs, farceurs, joueurs de gobelets, faiseurs de soubresauts, chemineurs de corde, musiciens de Luc, orgues, espinettes, guiternes, psaltérions et harpes;
18o. Torches de cire blanches, en parfums lynnicques, demi-dorées, concavées en dedans, et renfermant des oiseaux rares.
Le Monde petit, grand, imaginé, meslé, risible, des Sages et Fols, et le très grand; l'Enfer des écoliers, des mal mariez, des P. et ruffians, des soldats et capitaines poltrons, des pietres docteurs, des usuriers, des poètes et compositeurs ignorans, tirez des œuvres de Doni Florentin, par Gabriel Chappuis, Tourangeau. A Lyon, pour Barthélemy, Honorati, 1578, 1 vol. in-8.
(1552-78.)
Le sieur Roméo, associé à de beaux esprits comme lui, qu'il réunit sous le nom d'Académie passagère, se met en route avec ses compagnons pour explorer l'univers. Dès les premiers pas des académiciens passagers, un quidam aborde la troupe, et se propose de lui éviter du chemin, en lui racontant ce qu'il a vu dans ses voyages. Cet étranger se nomme Remuant, et fait, de son côté, partie d'une académie dont les membres portent des noms de plantes. Il a tenté d'escalader le ciel par le moyen d'une grande tour qu'il a construite avec ses amis. L'intellect et la fantaisie l'ont initié aux secrets de ce pays mystérieux. Il a su d'étranges choses de Jupiter, de Vénus, de Priape, et tout cela est aussi plat qu'insensé. Sans doute il dut y avoir bien des allusions cachées là dessous; mais la trace s'en étant perdue, restent seulement la platitude et la folie. Cependant les académiciens passagers s'embarquent pour suivre leur dessein; une tempête les assaille; Doni les laisse aller au gré des flots et des vents, pour rapporter un dialogue philosophique entre un sieur Banny et un sieur Douteux, sur l'inégalité des conditions, que Dieu corrige plus ou moins, dit-il, par mille compensations diverses. Ce dialogue n'offre rien que de très commun; je n'en aime qu'une chose, c'est qu'il est fort vif contre les avares; sorte de gens contre qui, selon moi, tous les coups sont bons. Après le dialogue, vient une longue et froide allégorie sur les rapports de configuration qui existent entre les différens Etats de l'Europe et les différentes parties du corps 410 humain: l'Allemagne est la tête, l'Italie le bras dextre, etc., etc.; ainsi finit le Petit Monde.
Le Grand Monde est encore un dialogue philosophique et moral sur les choses de cet univers et les mœurs des hommes, dans lequel, à travers beaucoup de vague et de décousu, on entrevoit que le Diligent et le Sauvage, qui sont les interlocuteurs, ont bonne envie de lancer quelques traits de satire. Ce Grand Monde se termine par l'histoire tragique d'une jeune, belle et riche veuve qui, après avoir refusé la main des meilleurs gentilshommes du pays, épouse un beau musicien, vagabond, à larges épaules, a, quelque temps, le droit de se croire heureuse avec lui, quand, un soir, le nouvel époux fait provision d'argent et de pierreries, poignarde sa dame et prend le galop sur le meilleur cheval de ses écuries: heureusement pour l'honneur des mœurs, on rattrape le sire; on le tue comme un pourceau; mais la belle veuve n'est pas moins morte, et c'est une leçon pour celles qui lui ressemblent.
Qui, du reste, aurait aujourd'hui le courage de suivre notre Florentin dans le labyrinthe inextricable de ses mondes, imaginé, meslé, risible, des sages et fols, etc., et de chercher un dessein quelconque dans l'éternel babil du Gaillard et du Passager, de Jupiter et de l'Ame, de l'Ame et de Momus, du Courtois et du Doux, où, parmi d'innombrables sottises, apparaissent à peine quelques pensées raisonnables, le tout pour aboutir à un beau sermon amphigourique sur l'amour de Dieu, intitulé le Très grand Monde, et si rempli de chimères et de visions incompréhensibles, qu'on n'y retrouve plus rien des vrais préceptes du christianisme? Certes ce ne sera pas moi qui l'aurai ce courage stérile; et je laisserai également Virgile, Dante, Mathieu Paulmier, la fée Fiésolane, Orphée, ainsi que la sibylle de Norcie, servir de guides aux académiciens passagers dans les sept enfers d'Antoine-François Doni, de peur de tomber dans un huitième enfer, l'enfer des lecteurs, qu'il a créé pour nous sans nous en prévenir. Cet insensé, né à Florence en 1511, mort en 1574, a composé plusieurs ouvrages du genre de celui-ci, entre autres la Zucca (la Gourde), qui le classent à côté de Fægio, l'auteur des Subtiles réponses, de Thomas Garzoni, l'auteur du Théâtre des divers cerveaux, plutôt qu'à côté de Gello, de Boccace et de Machiavel. L'opinion commune qu'il fut moine servite, puis prêtre séculier, a été contestée par quelques uns. Rien n'est plus plaisant que de voir l'admiration, l'extase qu'il cause à son bon-homme de traducteur, Gabriel Chappuis, Tourangeau d'Amboise; le même qui a traduit plusieurs 411 des vingt-quatre volumes des Amadis, entreprise commencée par le sieur Herberay des Essarts, sous François Ier. Gabriel Chappuis se flattait, bien gratuitement sans doute, dans la préface de sa pauvre traduction de l'Arioste, de faire parler à ce grand poète aussi bon français qu'il avait parlé bon italien. Eu général, les traducteurs rendent un culte à leurs originaux, on le sait, et c'est sûrement aussi pour cette raison qu'on les a surnommés traîtres; mais, à cet égard, nul n'égala jamais Gabriel Chappuis. Nous aurons encore occasion de parler de cet honnête homme à propos de sa traduction de Garzoni; pour aujourd'hui, nous n'en dirons pas davantage, en ajoutant, toutefois, qu'il mourut en 1583, que sa traduction de Doni a été réimprimée en 1580 et en 1583, c'est à dire deux fois, et que notre exemplaire, de l'édition de 1578, a été vendu 19 livres, en 1780, à la vente de M. Picart.
M.D.IIC. 1 vol. in-12, de 46 pag. (Très rare.)
(1553-98.)
Ainsi s'exprimait Voltaire en flétrissant un livre des Trois imposteurs, prétendu traduit du latin, ouvrage d'athéisme grossier, qui, déjà connu en 1716, fut imprimé à Londres, en 1767, avec diverses pièces traduites de l'anglais contre le clergé romain, dont la première est intitulée de l'Imposture sacerdotale. L'ouvrage contre lequel le philosophe de Ferney s'élève avec tant d'éloquence et de raison n'est point celui qui fait l'objet de cet article. Il est divisé en six chapitres. Le premier traite de Dieu selon l'idée que les hommes s'en forment; le deuxième, des raisons qui ont porté les peuples à se figurer un Dieu; le troisième, de la religion et comment elle s'est glissée dans le monde; le quatrième, des vérités sensibles et évidentes, dans le but de renverser la doctrine de l'ame; le cinquième, de l'ame et de sa nature, selon les anciens philosophes et selon l'auteur; le sixième et dernier traite des esprits qu'on nomme démons. Tout cela n'annonce qu'une bien mauvaise philosophie et ne mériterait guère qu'on s'y arrêtât, sans la controverse qui s'établit, à ce sujet, entre Bernard de la Monnoye et Pierre-Frédéric Arpe, l'apologiste de Vanini, ainsi qu'on peut le voir dans le Ménagiana et dans les Mémoires de Sallengre.
Le premier de ces deux savans avait combattu, dans une dissertation curieuse, l'opinion de l'existence du livre intitulé de Tribus impostoribus, livre que des traditions confuses faisaient remonter jusqu'à l'empereur Frédéric II, qui l'aurait commandé, vers l'an 1230, à son chancelier, le célèbre Pierre des Vignes, et cela sur la foi d'une lettre du pape Grégoire IX, rapportée par Rinaldi, dans laquelle ce pontife reproche amèrement 413 à l'empereur, son ennemi, d'avoir traité d'imposteurs Moïse, Jésus-Christ et Mahomet. La thèse était belle à soutenir. Toutefois Arpe l'attaqua par une lettre anonyme de 1716, et prétendit, contre tout bon-sens, avec l'autorité d'une anecdote puérile, que ce fameux livre existait d'ancienneté, et que l'ouvrage en six chapitres, dont nous venons de parler, en était la traduction fidèle. La Monnoye n'eut pas de peine à réfuter la dernière partie de cette assertion, mais il alla trop loin, croyons-nous, en niant l'existence d'un livre de Tribus impostoribus antérieur à 1716.
Sans doute, quelle que fût l'animosité de Frédéric II contre la puissance pontificale, il est ridicule de prêter à cet empereur, aussi bien qu'à son chancelier, un ouvrage qu'aucune tête humaine n'aurait pu concevoir en 1230, ouvrage où, d'ailleurs, la touche moderne se trahit à chaque phrase; cependant il faut bien accorder qu'un pareil livre a pu exister vers 1553, comme l'assurent Guillaume Postel et le jésuite Richeomme, sous le nom de Florimond de Rémond. Comment le monde érudit se fût-il mépris à ce point de chercher partout l'auteur d'un livre qui n'eût pas existé, de l'attribuer tour à tour à Boccace, à Dolet, à l'Arétin, à Servet, à Bernard Ochin, à Postel lui-même, à Pomponace, à Campanilla, au Pogge, au Pucci, à Muret, à Vanini, à Milton et à tant d'autres? Comment le docte abbé Mercier de Saint-Léger, qui, du reste, n'est pas trop concluant sur cette matière, eût-il pu nous donner, à propos d'une chimère, une liste d'hommes qui s'en sont occupés, telle que celle-ci: Bayle, Jugler, Bibliotheca historica, litteraria, selecta, 1660-66; Chrétien Kortholt, à la tête de son traité de Tribus impostoribus hujus sæculi magnis; Richard Simon, dans la dix-huitième lettre du tome 1er de ses Lettres choisies; Jean-Frédéric Mayer, dans la préface de ses Disputationes de comitiis taboriticis; Thomasius, en tête de sa Dissertatio de doctis impostoribus; Placcius, In theatro anonymo; Prosper Marchand, article Imposteurs; Emmanuel Weber, Programma de tribus impostoribus; don Calmet, article Imposteurs de son Dictionnaire de la Bible; et Joseph-Romain Joly, capucin, dans une lettre qui est à la tête du tome III de ses Conférences ecclésiastiques, Paris, 1772? Quoi! tant de bruit pour rien? tant de fumée sans feu? cela n'est pas possible. En recherchant scrupuleusement le vrai ou le vraisemblable parmi beaucoup d'opinions contraires, nous trouvons qu'un livre latin, de Tribus impostoribus, composé vers la moitié du XVIe siècle, fut publié, en Allemagne, in-12, en 46 pages, par le libraire 414 Straubius, en 1598, sans nom de ville ni d'imprimeur, et que, pour cette publication, l'éditeur fut mis en prison à Brunswick. Or, c'est cet ouvrage que nous présentons hardiment au mépris du lecteur, persuadés que nous sommes que de tels écrits d'athéisme sont fort propres à servir la religion. Il est devenu d'une rareté extrême. Il en existe un manuscrit à la bibliothèque royale de Paris, lequel vient de celle de Saint-Victor, et un autre à celle de Sainte-Geneviève. M. le duc de la Vallière en possédait un exemplaire imprimé que l'abbé Mercier de Saint-Léger lui avait cédé après en avoir pris la copie figurée. Cet exemplaire est maintenant dans la bibliothèque de M. Renouard, et la copie de l'abbé Mercier est entre nos mains. C'est sur cette copie, que M. le marquis de Fortia a trouvée très fidèle en la collationnant sur le manuscrit de Saint-Victor, que nous avons dressé la courte analyse suivante.
L'auteur de ce triste opuscule s'efforce, dès le début, d'enlever toute créance au dogme de la Divinité, en montrant que les hommes ne se sont jamais entendus sur l'idée de Dieu, et que, par ce mot sacré, ils ont affirmé ce qu'ils ne comprenaient pas; tandis que l'idée de Dieu est, par rapport aux causes premières, la seule idée qui soit compréhensible, toute autre n'étant pas même perceptible. Il cherche ensuite à confondre les notions que nous avons de la toute-puissance et de l'infinie bonté de Dieu, par l'argument ordinaire du mal moral et du mal physique éternellement réfuté par le cours des astres et par le cœur de l'homme. Même en accordant le dogme de la Divinité, il essaie de rendre ridicules tout culte et toute religion, un être infini n'ayant, selon lui, nul besoin de nos respects et de notre reconnaissance; et là dessus il ferme les yeux sur le besoin qu'ont les mortels d'adorer un maître suprême. Le consentement des peuples n'est rien pour lui, les puissans ayant eu partout et toujours intérêt à répandre, chez les faibles qu'ils voulaient asservir, les idées et les pratiques religieuses, comme si le mensonge pouvait être universel et constant. Les fausses religions du paganisme viennent ici à son aide, ainsi que les superstitions dont l'ambition et la cupidité des intéressés ont souillé la religion chrétienne. Il tire encore parti des éternelles disputes des prêtres et des controverses infinies établies soit dans chaque religion, soit d'une religion à l'autre, comme si la vérité n'avait pas autant de combats à livrer dans ce monde que l'erreur. Il ne veut voir, dans Moïse, qu'un conquérant et un despote hypocrite. Jésus-Christ ne lui apparaît point sous un jour plus favorable que Mahomet. «De quelle arme peut-on 415 se servir contre ce dernier, dit-il, qui ne soit d'usage contre les deux autres?» Comme si les merveilles de la civilisation du monde étaient soustraites à ses regards. De nombreuses citations de l'Ancien Testament servent de textes à autant de syllogismes construits pour la ruine de toute doctrine révélée, et le livre finit par l'exclamation tantum! eh quoi tant! à laquelle nous répondrons par celle-ci: tantillulùm! eh quoi! si peu!
Overo institutione christiana di M. Bernardino Ochino da Siena, in forma di dialogo. Interlocutori, il ministro, el'illuminato, non mai piu per l'adietro stampato, insieme XIX Prediche di M. B. Ochino senese, nomate laberinti del libero, over servo Arbitrio, Prescienza, Predestinatione et liberta divina, et del modo per Uscirne. (2 tom, en 1 vol. pet. in-8 rare, de 317 pages l'un, et de 266 l'autre.) In Basilea. M.DLXI.
(1555-61.)
On ne s'attend guère à trouver, dans un moine apostat du 15e siècle, aujourd'hui absolument oublié, un des plus profonds métaphysiciens qui aient jamais paru. Tel fut pourtant Bernard Ochin, né à Sienne, en 1487, d'abord cordelier, puis capucin, et alors aussi célèbre dans toute l'Italie par ses vertus austères que par ses éloquens sermons; puis tout d'un coup, à 55 ans, esclave de l'amour, qui lui fit épouser, à Genève, une jeune fille de 18 ans, quitter sa religion pour le calvinisme, dépasser les plus hardis novateurs jusqu'à prêcher la polygamie; égarement funeste, qui le força successivement à sortir de Suisse et de Pologne, et enfin à s'en aller mourir, misérable, en Moravie, dans sa 78e année, non sans avoir jeté un grand éclat dans le monde et sans avoir influé sur les affaires de son temps, puisqu'il aida, sur sa demande, le fameux Crammer dans la réforme de l'Église anglicane. Le sort d'avoir joui de toute la célébrité du génie, pour s'ensevelir ensuite tout entier dans l'oubli des hommes, lui est commun avec son compatriote et son ami Pierre Martyr, dont le public ignore ou dédaigne les savantes histoires et les précieuses lettres.
Les écrits de Bernard Ochin sont très nombreux, sans compter les trente dialogues qui le firent bannir de Genève. Nous ne parlerons que des seuls ouvrages que nous connaissions de lui, en témoignant, dès à présent, notre surprise de ce que M. Tabaraud, son biographe, lui refuse toute instruction, même dans sa propre langue; car, dans notre ignorance, nous soupçonnons qu'il écrit l'italien-toscan avec un nerf et une clarté 417 remarquables, dignes de servir de modèles dans toutes les langues.
Son Catéchisme est dédié à l'église de Lucerne: c'est, ou du moins cela veut être un code, complet et raisonné, de tout ce qui est exclusivement nécessaire pour mener une vie chrétienne. L'auteur remonte on ne peut plus haut, et commence ainsi son dialogue avec l'Illuminé: «Penses-tu être?—Il me semble que je suis, mais je n'en suis pas certain, vu que mes sens peuvent me tromper.—S'il te semble que tu es, il est impossible que tu ne sois pas; car à qui n'est pas, rien ne semble.» Ceci est excellent et montre tout d'abord à qui nous avons affaire. De ces prémisses découle, avec la nécessité d'un commencement de toutes choses, celle d'une intelligence créatrice et suprême: les fins de l'ame humaine, en un mot, les premières bases de la morale. L'enchaînement philosophique est interrompu par la foi, qui le conduit au péché originel; et là il se renoue par dix paraphrases des articles du Décalogue. Celle sur le commandement, tu ne déroberas pas, fournit un texte solide à la réfutation du système aujourd'hui ressuscité de la communauté des biens. Plusieurs autres paraphrases ont pour objet de ruiner l'enseignement de l'Église, touchant le culte des saints, celui des reliques et des images, et la multiplicité des fêtes comme des cérémonies sacrées. Ce n'est pas ici le Catéchisme de Trente. L'examen du Symbole des Apôtres succède à celui du Décalogue. «Crois-tu, dit le ministre, que le Symbole soit l'ouvrage des Apôtres?—Oui, répond l'Illuminé (c'est à dire, dans son langage, l'Éclairé).—Crois-tu que ce Symbole contienne tout ce qu'il est nécessaire de croire?—Oui, car des êtres inspirés par l'Esprit saint ne pouvaient laisser leur œuvre incomplète.—Combien contient-il d'articles de foi?—Les uns disent 12, d'autres 14, d'autres 24; mais peu importe, puisqu'il renferme tout le nécessaire.»
Il n'entre pas dans notre plan de suivre Bernard Ochin dans ses sorties contre le purgatoire, contre la cène des papistes, non plus que dans ses longues explications sur le baptême et la justification. Le ministre, sur ces divers points capitaux, a le tort de tous ses confrères les réformateurs, celui de s'appuyer fièrement de la raison quand bon leur semble, et de s'en jouer au nom de la foi quand cela leur plaît, suivant les caprices de leur antipathie pour l'église romaine, infiniment plus conséquente qu'eux: c'est ainsi qu'il assigne des bornes très étroites à la prière, non seulement en ne voulant, pas plus que Calvin, de prières pour les morts, mais encore en ne permettant que six matières d'oraison, 418 savoir: trois relatives à la plus grande gloire de Dieu, et trois afférentes au salut. Quelle folie triste et vaine d'interposer ainsi sa pédanterie réglementaire entre une pauvre ame et son auteur! Qu'a-t-on à redouter de pareils épanchemens, et quel homme peut être assez osé pour les restreindre?
Les XIX Sermons sur le libre arbitre sont dédiés à la reine Élisabeth. C'est là que la forte tête de Bernard Ochin se manifeste. Il en remontrerait à saint Augustin, et Leibnitz n'a rien à lui apprendre. Voici dans quel ordre ces discours sont rangés: 1o quatre sermons sur les embarras dans lesquels s'impliquent les partisans du libre arbitre, et que, pour cette raison, il appelle des labyrinthes; 2o quatre autres labyrinthes, où se perdent les adversaires de la liberté de l'homme; 3o un sermon explicatif de l'opinion qu'il ne convient pas à l'homme de s'engager dans ces doubles labyrinthes: c'est un morceau admirable; 4o un sermon où l'opinion précédente est combattue: ici le métaphysicien rentre dans la théologie; 5o huit sermons, où l'orateur veut montrer les issues naturelles de chacun des huit labyrinthes, ce qu'il ne fait pas mieux qu'un autre, se confiant trop à la révélation pour un argumentateur, et raisonnant trop pour un croyant, sans cesser, pourtant, de temps à autre, de jeter de grands éclairs, surtout vers la fin, qui est sublime. Tel est le plan de l'œuvre. Maintenant, essayons de retracer la marche des idées.
Premier labyrinthe. Mortel, tu te dis libre du premier ordre, et ton orgueil se refuse à la pensée d'agir de nécessité. Prends-y garde, mortel! par là tu dis que tu es Dieu; car, agir de soi-même, sans être déterminé par une cause hors de soi, ne saurait convenir qu'à la cause suprême.—Tu agis à volonté; oui, sans doute, et la bête aussi; mais la volonté qui la fait naître?—Chez la bête, qui n'est pas libre, ce sont les appétits; chez l'homme, c'est la pensée.—Et cette pensée, d'où te vient-elle?—De moi?—De toi? comment! ce ne sont ni les besoins qui, dans ta première enfance, l'ont excitée, ni les objets extérieurs qui, plus tard, l'ont fait éclore, ni les exemples qui, par l'imitation, l'ont développée, ni les leçons et les conseils qui, par l'éducation, ont causé son essor? Ne pourrait-il se faire qu'entre la bête et toi il n'y eût que du plus et du moins? Humilions-nous; prions Dieu de nous donner assez de lumières pour lui rendre hommage! E cosi sia.
Deuxième labyrinthe. Mais, quand il serait vrai que notre volonté ne fût déterminée par aucune force étrangère, matérielle, intellectuelle ou morale, que nous eussions la liberté d'indifférence, que l'homme se donnât les idées qui le déterminent, 419 les partisans du libre arbitre n'en seraient pas plus avancés, puisqu'après tout, l'homme ne pouvant résister à la volonté divine, il faut bien qu'il veuille ce qu'elle veut qu'il veuille, et que la volonté divine étant immuable, il faut que la volonté humaine, toujours conforme à ce que Dieu a déterminé, soit, en ce sens, immuable aussi. Prions Dieu de soutenir notre faiblesse. E cosi sia.
Troisième labyrinthe. Et, quand on aurait établi que la volonté de l'homme se meut d'elle-même, et que Dieu, en déterminant toutes choses, n'a pas enchaîné cette volonté humaine de façon qu'elle soit contrainte à tels ou tels actes, les partisans de la liberté du premier ordre n'en seraient pas moins impliqués dans un terrible labyrinthe; car, pour que ces choses se pussent accorder, il faudrait que les contingens dépendissent à la fois et ne dépendissent pas de Dieu; en sorte que sa prescience deviendrait incertaine et purement conjecturale, ce qu'il est impossible de supposer et qui ferait aussitôt tomber toutes les prophéties, toutes les révélations, toutes les écritures. Quand Jésus-Christ prédit à saint Pierre qu'il le renierait trois fois, au chant du coq, peut-on dire qu'une annonce si précise fût une simple conjecture qui laissât à saint Pierre la possibilité de renier deux fois, ou une seule, ou point, de même qu'au coq de ne pas chanter? Quand Jésus-Christ promit, à ses douze apôtres, douze siéges dans la maison de son père, peut-on dire qu'il laissât incertain si les apôtres mériteraient ou non, c'est à dire obtiendraient ou non ces douze siéges? Force est donc de confesser, ou que Dieu prévoit certainement les actes de notre volonté, ce qui la rend nécessaire et non libre du premier ordre, ou enfin que Dieu se trompe ou qu'il ment. Lui seul nous peut tirer de ce troisième labyrinthe. E cosi sia.
Quatrième labyrinthe. Cependant, j'y consens, ni les objets extérieurs, ni les idées, ni les sentimens communiqués, ni les décrets incommutables de la divine puissance, ni l'infaillible et certaine prescience de Dieu n'entravent l'exercice de notre volonté: nous n'en serons pas moins enfermés dans un labyrinthe quatrième, et voici comme: Si nous sommes libres, assurément Jésus-Christ l'était aussi. Dans ce cas, sa passion, sa mort et sa résurrection pouvaient ne pas arriver. Admettez-vous ceci possible? non. Donc l'Homme-Dieu agissant de nécessité, tous les hommes, à plus forte raison, agissent de même. Dieu puissant, sortez-nous de cet abîme! E cosi sia.
Cinquième labyrinthe. Si les partisans de la liberté de l'homme sont embarrassés, ses adversaires ne le sont pas moins. En effet, 420 dès que l'homme n'est pas libre, ce n'est plus lui qui pèche, c'est Dieu qui pèche pour lui, en ne l'empêchant pas de pécher, et alors quelle injustice à Dieu de punir l'homme! ou le bien et le mal moral sont des chimères; double hypothèse que le bon-sens ne rejette pas moins que l'Ancien et le Nouveau Testament. A notre secours, ô Dieu! E cosi sia.
Sixième labyrinthe. Se réfugiera-t-on dans l'opinion de ceux qui soutiennent que nous ne sommes pas libres à la vérité, mais que nos premiers parens l'étaient, et qu'ainsi nous sommes justement punis de nos péchés forcés, pour les leurs librement commis? Quelle subtile absurdité, qui d'ailleurs dément tout le dogme du christianisme, puisque, selon l'essence de ce dogme, Jésus-Christ est venu nous racheter du crime de nos premiers parens précisément pour ne nous laisser plus que notre propre fardeau à porter! Imaginera-t-on, par expédient, que les damnés n'auront d'autre peine que celle de ne pas être du nombre des élus, chose qui, ne rendant pas leur condition pire que celle d'un paysan qui n'est pas élu empereur, peut se concilier avec la justice de Dieu? Mais cette explication hétérodoxe, fût-elle admise, ne justifie nullement un traitement inégal pour des conditions communes. Enfin ira-t-on, avec quelques uns, soutenir qu'il n'y a point de vie future, point de bien ni de mal? Alors voilà tout l'édifice de la société humaine renversé. Répétons-le, au milieu de cet affreux dédale, il n'y a qu'à prier le Seigneur de nous éclairer. E cosi sia.
Septième labyrinthe. Nouvel embarras pour les adversaires de la liberté; ils ne sauraient expliquer pour quelle fin Dieu a créé l'homme, et ne sauraient pourtant soutenir qu'il ne l'a créé pour aucune fin, ce qui transformerait la souveraine intelligence en insensée suprême; et s'ils se hasardent à dire que Dieu a créé l'homme afin de montrer sa puissance, en écrasant à gauche, en exaltant à droite, on leur répondra que c'est là faire de Dieu même un enfant capricieux, et de l'homme un jouet misérable. Ne vaut-il pas mieux le supplier de prendre notre ignorance en pitié? E cosi sia.
Huitième labyrinthe. Dernier labyrinthe inextricable: en supposant que l'homme ne soit pas libre, on ne conçoit plus les idées du bien et du mal partout répandues de tout temps, les tentations, les efforts de la conscience, les leçons des sages, en un mot tous ces fantômes qui, dans ce cas, assiègent vainement l'esprit humain. Car, que faut-il enseigner à qui n'est pas libre? rien sans doute. Des volontés forcées sont ce qu'elles sont et ne peuvent se modifier. Résumons-nous donc à solliciter la science 421 qu'il nous faut, près de la source éternelle de toute science! E cosi sia.
Neuvième sermon. Tourmentés dans ces sens divers, bien des gens finissent par dire que nous ne devons point traiter de telles questions jusqu'ici insolubles, ni pénétrer dans ces détours obscurs, dont personne, jusqu'ici, ne s'est tiré; que saint Paul, tout ravi qu'il fût au troisième ciel, n'ayant pu comprendre la merveille de la prédestination, il ne nous reste plus qu'à nous confondre avec lui devant les incompréhensibles jugemens de Dieu. Saint Jérôme, ajoutent-ils, rapporte, à ce propos, qu'Origène comparait saint Paul, essayant de parcourir le labyrinthe de la prédestination et d'y guider les autres, à un aveugle qui, promenant des étrangers dans les innombrables détours d'un palais, viendrait à les égarer dans des recoins sans issue. Ces gens disent encore que Dieu est trop juste pour s'être enveloppé de pareilles ténèbres s'il importait à notre salut de les éclaircir, et que, si cela nous importe peu, nous ne devons point, à cet égard, nous intriguer.—Ils disent que ceux qui ont cru pouvoir parler, écrire, dogmatiser sur ces matières, ont produit de grands maux et brouillé bien des cervelles.—Ils citent saint Prosper et saint Hilaire, l'évêque d'Arles, qui en voulaient beaucoup à saint Augustin de s'être engagé dans ces labyrinthes à la poursuite de Pélage, lequel, en magnifiant le libre arbitre, avait déprimé la divine grâce, attendu que, sans avoir été plus lumineux que Pélage sur ce sujet, il avait donné un funeste exemple.—En un mot, soit qu'on fasse l'homme libre ou non, il en résulte de tels inconvéniens, que le seul parti sage à prendre est de prier Dieu d'accorder, en nous, le triple sentiment de sa puissance, de sa justice et de sa bonté par celui de l'ordre évident qui règne dans l'univers. Ainsi disent ces gens timides.
Dixième sermon. Cependant, peut-on leur répondre, notre salut dépend de la connaissance de plusieurs choses surnaturelles, la révélation nous l'enseigne. Des choses divines, nous ne devons, sans doute, rechercher que ce que Dieu nous en montre, et procéder à cette recherche, sans curiosité superbe, appuyés sur les saintes Écritures; mais aussi, ces Écritures à la main, nous ne devons pas craindre de nous engager dans ces labyrinthes de peur de causer du scandale; car, où les méchans se scandalisent, les bons sont édifiés. Autrement les apôtres n'auraient pas dû prêcher Jésus-Christ, car les Juifs s'en scandalisaient.—Origène eut tort de blâmer saint Paul qui fit sortir de ces obscurités mêmes de vives lumières pour honorer Dieu. Hilaire eut tort de blâmer Augustin. Dès que Pélage attaquait la grâce, il fallait 422 bien, si subtile que fût cette hérésie, il fallait bien la suivre pour l'atteindre et la détruire.—D'ailleurs ces obscurités ne sont pas si épaisses, que la clarté n'y puisse luire.—Par exemple, à ceux qui rejettent la nécessité de la grâce au nom de la justice divine, nous répondrons qu'ils transforment l'héritage des enfans de Dieu en un salaire d'esclaves.—A ceux qui reprochent à la divinité de n'avoir pas sauvé tous les hommes, nous répondrons qu'eût-elle sauvé tous les hommes créés, on pourrait, par le même raisonnement, lui reprocher toujours de n'en avoir pas créé davantage dès lors qu'ils devaient tous être heureux; reproche qui, supposant que Dieu peut créer l'infini, frappe de mort le raisonnement même.—L'homme est libre et non libre selon certaine mesure, dans certains cas, et cela de par la volonté d'un Dieu tout-puissant, tout juste et tout bon: c'est ce que nous essaierons de prouver dans les huit sermons qui vont suivre.
Onzième sermon. Bien que toutes les choses créées soient dans la main de Dieu, étant toutes venues de lui, néanmoins il est évident que chacune, dans son ordre d'existence, a son mode et sa faculté d'action; que, par exemple, les eaux, la terre, les plantes ont une certaine force propre à la production et à la reproduction; que cette force, aveugle et dépendante dans les choses inanimées, est plus spontanée, autrement plus libre chez les animaux, plus dans de certaines espèces d'animaux que dans d'autres, et de plus en plus, ainsi jusqu'à l'homme chez qui la liberté se manifeste à un degré remarquable, lorsqu'il est dans l'état parfait de discernement. Mais ce degré, quel est-il? Disons avec saint Augustin que la liberté consiste, pour l'homme, à pouvoir, par un effet de son choix, agir dans les choses extrinsèques, humaines, civiles et morales, c'est à dire dans toutes celles que Dieu a mises à la portée de ses organes et de sa volonté, comme de marcher, de s'arrêter, de s'asseoir, de se tenir debout, de distinguer le noir et le blanc, le juste et l'injuste, de faire le bien et le mal jusqu'à un certain point naturel; mais que cette liberté ne va point jusqu'à produire des actes surnaturels, tels que de voler dans les airs, de vivre sans respirer, d'altérer l'ordre de l'univers, ou d'engendrer d'elle-même cette foi ardente qui transporte, cette parfaite charité qui sanctifie.
Douzième sermon. Dieu est souverainement libre, et Dieu ne peut pas pécher. Donc il y a des impossibilités qui n'enchaînent pas la liberté. Dieu est infiniment puissant, et pourtant Dieu ne peut s'anéantir lui-même, ni faire qu'une chose soit à la fois et ne soit pas. Or, il a donné à l'homme la liberté de certains actes; 423 donc il n'a pu lui ôter en même temps cette liberté par sa prescience: autrement il aurait produit à la fois les contraires, ce qui ne se peut concevoir. En veux-tu savoir davantage, mortel insensé? tu me représentes un affamé qui, devant une nourriture exquise, se consumerait à chercher comment elle a été préparée.
Treizième sermon. En attribuant à Dieu toutes ses actions, en vertu de la prescience divine, on raisonne ainsi: je pécherai ou je ne pécherai pas. Si je pèche, il était nécessaire que cela fût; sinon, il est impossible que cela soit; dans les deux cas, peu m'importe; au lieu qu'il faudrait dire: je ne pèche pas parce que Dieu a prévu que je pécherais; mais Dieu a prévu que je pécherais parce que je pèche.
Quatorzième sermon. Rien de nouveau. Toujours le même argument appliqué à la négation de saint Pierre. Ici Bernard Ochin se rue dans le vide, et l'on s'en aperçoit à l'épuisement de ses forces.
Quinzième sermon. Dieu ne saurait vouloir le mal, 1o parce qu'il est parfait; 2o parce que le mal n'est rien que l'absence du bien. Or Dieu ne saurait créer la privation, comme il ne fait pas les ténèbres, se bornant à faire la lumière dont les ténèbres sont l'absence, etc., etc. O vanas hominum mentes!
Seizième sermon. La grace ne manque pas à ceux qui la demandent; surtout, ajouterai-je, à ceux qui n'examinent point s'ils en ont besoin pour la demander; si, étant nécessaire à tous les hommes, elle est ou non donnée à tous les hommes; si l'homme est un être libre du premier ou du deuxième ordre et autres curiosités pareilles.
Dix-septième sermon. Ascétisme, mysticisme d'une tête perdue.
Dix-huitième sermon. De pire en pire.
Dix-neuvième et dernier sermon. Bernard Ochin se relève dignement, par ce dernier effort, en indiquant la docte ignorance comme le seul chemin qui puisse conduire l'homme hors de tous ces labyrinthes. Socrate, dit-il, si laborieux, si désireux de connaître les secrets naturels, ne se vantait que d'une chose, de savoir qu'il ne savait rien; et nous, hommes vulgaires, nous prétendons découvrir les secrets de Dieu! Jamais nous ne saurons de ces mystères que ce qu'il nous en aura révélé, et jamais il ne nous en révélera que ce qui peut nous être utile. Or, comme il ne nous a point révélé si nous étions libres ou non, du premier ordre, de quelle manière notre volonté se formait pour choisir et pour agir, il en faut conclure que ce savoir nous est inutile. Ceux qui ne se croient pas libres tombent dans le vice de l'oisive indifférence, 424 et ceux qui se croient libres dans le vice de la confiance orgueilleuse. Le mieux est de combattre ses mauvais penchans selon les lumières de sa conscience, en sachant, du reste, ignorer. N'entrons pas, pour étancher notre soif, dans les abîmes de la prédestination, de la prescience et du libre arbitre; mais désaltérons-nous, comme les saints de l'Eglise primitive, dans les eaux pures de l'amour divin; car ce n'est pas l'office d'un vrai chrétien de sonder les profondeurs de la science divine.
«La vita nostra e si fugace, e breve, e la morte si certa e l'ora incerta, che l'occuparsi negli studii di quelle cose che non servano a edificarci, ma intrigando, generando questioni, contentioni, odii, discordie, e detrattioni, non può farsi senza disprezzo della nostra salute, di Dio, e del gran beneficio del Christo. Lo Evangelio e un cibo spirituale dell' anima si delicato, che facilmente si corrompe con le dottrine vane, nelle quali, quelli che vi si dilettano, mostrano si non l'haver perfettamente gustato.»
«Notre vie est si courte et si fugitive, notre mort si certaine, notre instant fatal si incertain, que consumer le temps dans la recherche de ces choses qui, sans profit pour l'édification, n'engendrent que difficultés, haines, disputes et discordes, montre un grand mépris de Dieu, du salut et des mérites du Christ. L'Evangile est un aliment de l'ame, d'une telle délicatesse, qu'il se corrompt soudain au souffle de ces doctrines vaines qu'on ne saurait aimer sans faire voir qu'on n'a jamais goûté la nourriture céleste.»
Gentilhomme du Mans, non moins profitables que facétieux, où les vices d'un chacun sont repris fort aprement, pour nous animer d'advantage à les fuir et suivre la vertu. A Monsieur François Piéron, à Paris, chez Gabriel Buon, au clos Bruneau, à l'enseigne Saint-Claude, avec privilége (1 vol. in-16 de 210 feuillets, plus 11 feuillets préliminaires, titre compris, et, à la fin, 3 feuillets d'une table des matières, très bien faite). Jolie édition d'une œuvre posthume, donnée pour la première fois, et dédiée par M. de la Porte, le 24 mars 1565, à l'abbé François Piéron, grand-vicaire de monseigneur l'abbé de Molesmes.
(1555-65-70.)
Jean Tahureau, gentilhomme du Mans, né avec de brillantes dispositions pour la poésie et les lettres, eut une carrière courte, mais bien remplie, puisque, étant mort à 23 ans, il eut le temps de servir avec honneur dans les armées de François Ier, et de se faire un nom mérité parmi les meilleurs poètes et les meilleurs prosateurs de son époque. Ses deux dialogues du Démocritic remonstrant au cosmophile sont le seul témoignage qui nous reste de l'élégante pureté de sa prose et de sa verve satirique et plaisante; mais il est décisif. On trouverait difficilement, même dans des écrits de cent ans postérieurs, des périodes mieux construites que celle-ci contre la folie des amans qui se laissent fasciner par leurs maîtresses. «...... Encores ne suffiroit-il pas à ces messieurs, s'ils n'en faisoient des divinitez, tant, qu'il s'en est levé une infinité de cette secte, qui ne se sont jamais trouvez contens jusques à ce qu'ils nous ayent donné à entendre par leurs gentils barbouillemens et sottes fictions leur belle vie et folle superstition: les uns appellant leurs amies déesses et non femmes: les autres les faisans vaguer et faire des gambades en l'air avecques les esprits: les autres les situans avecques les étoilles aux cieux: 426 aucuns les élevans avecques les anges pour leur vouer de belles offrandes; tellement que je croy, si on leur veut d'advantage prester l'oreille, ils s'efforceront de les mettre au dessus des dieux, et tant est creüe cette folie entre les hommes, que le courtisan du jour d'hui, ou autre tel faisant estat de servir les dames, ne sera estimé bien appris, s'il ne sçait, en déchifrant par le menu ses fadèzes, songes et folles passions, se passionner à l'italienne, soupirer à l'espagnole, fraper à la napolitaine, et prier à la mode de cour; et qui pis est, pensant bien voir et louer je ne sçay quoi de beauté qu'il estime estre en s'amie, il ne la voit, le plus souvent, qu'en peinture, j'entens peinture de fard ou d'autre telle masque, de quoy ne se sçavent que trop réparer ces vieilles idoles revernies à neuf, etc., etc., etc.»
La mauvaise humeur, vraie ou feinte, de Tahureau contre les femmes aurait pu lui attirer, de leur part, un châtiment sévère à meilleur titre encore que le roman de la Rose ne fit, dit-on, à Jehan de Meung, si la politesse du temps où il vivait ne l'eût préservé. Réellement il ne les épargne guère. Leur avarice à l'égard d'autrui, leur prodigalité pour elles, leurs tromperies, leurs caprices, leurs attachemens saugrenus, leurs penchans désordonnés, tous ces torts que la satire leur impute depuis le commencement du monde revivent sous sa plume pour lui fournir quantité de traits épigrammatiques, d'invectives véhémentes, de peintures vives et hardies, à la vérité très amusantes. Nous signalerons notamment, aux amateurs de tableaux malins, ceux de l'amour de l'homme d'armes, de l'amour du courtisan, et de l'amour de l'écolier. La galanterie ne fait pas le sujet unique de cette double satire, dans laquelle le cosmophile tâche vainement d'adoucir, par d'assez froides agologies, les censures du Démocritic. La vie des gens de guerre, celle des praticiens, des avocats, des médecins, des courtisanes sont aussi rudement traitées. La folie des astrologues, des magiciens, des alchimistes est également le but de ses traits. Tahureau se mêle enfin de philosophie, et toujours glosant contre les anciens, les modernes, les étrangers, les Français, contre tout le monde en un mot, se moquant de Cardan, d'Agrippa, de Frégose et d'Erasme aussi bien que de Platon, qu'il appelle le philosophe imaginaire, et d'Aristote qu'il qualifie de mignard, on ne sait pourquoi (car personne ne fut jamais moins mignard qu'Aristote); il s'enveloppe dans le christianisme, après quoi il congédie son cosmophile avec cette pieuse conclusion que tout ici bas est vanité, hormis d'aimer 427 Dieu et de le servir. Une si sage maxime lui donne occasion de joindre, à ses deux dialogues, cinq petites pièces de vers sur la vanité des hommes, la constance de l'esprit, le parler peu, l'inconstance des choses et le contre-amour, qui se font remarquer par un sentiment peu vulgaire de l'harmonie lyrique.
Nous appelons particulièrement l'attention sur le début de la troisième pièce intitulée: De l'inconstance des choses, et adressée, par Tahureau, à son frère:
Respondant à Pasquin Rommain de la vie de ceulx qui sont allez demourer, et se disent vivre selon la réformation de l'Évangile, au païs jadis de Savoye; et maintenant soubz les princes de Berne et seigneurs de Genève; faict en forme de dialogue. (1 vol. in-16 de 48 feuillets.)
(1556.)
En tête de notre exemplaire se lit une note de Bernard de la Monnoye, de son écriture très jolie et très fine, par laquelle il combat l'auteur de la comédie du Pape malade, qui attribue le présent dialogue, anticalviniste, au nommé Artus Désiré, prêtre fanatique et bouffon, auteur de plusieurs libelles contre Calvin, mort vers 1578. Selon La Monnoye, qui s'appuie de La Croix du Maine et de du Verdier, le véritable père du Passevent parisien est ce même Anthoine Cathelan, du diocèse d'Alby, ancien cordelier, que Théodore de Bèze, dans sa vie de Calvin, traite d'effronté menteur. Nous avons peu de foi aux libelles, pour notre compte, et nous sommes disposés à les taxer d'exagération et de calomnie; toutefois il nous paraît curieux, pour l'histoire du temps, d'extraire celui-ci, qui n'est pas commun. Des anecdotes du XVIe siècle, vraies ou fausses, doivent se peser; et d'ailleurs Calvin, tout homme de génie qu'il était, a si souvent prodigué les accusations, l'ironie et l'invective, qu'on peut, sans scrupule, rappeler celles dont il fut, à tort ou à raison, l'objet, sans oublier de rappeler pourtant que les écrivains les plus orthodoxes, tels que Maimbourg, du Perron, etc., ont accordé à ce personnage des mœurs assez pures et une vie assez réglée, contre l'opinion du présent libelliste. Cathelan, selon toute apparence, composa son Passevent parisien, pour faire contre-poids au pamphlet, si comique, de Théodore de Bèze, contre le président Lyset, abbé de Saint-Victor de Paris, intitulé: Epistola benedicti Passavantii ad Petrum Lysetum, et la complaincte de Pierre Lyset sur le trespas de son feu nez; pamphlet qu'on trouve à la fin des lettres d'Hommes obscurs (Epistolæ obscurorum virorum, etc.), autre écrit hétérodoxe fort piquant, en deux tomes, d'Ulric de Hutten, l'un des plus beaux esprits de la réforme luthérienne avec Reuchlin, et l'un des chefs de cette secte, comme Bèze, Farel et Viret le furent de la secte de Calvin. On voit dans la bibliothèque de La Croix du Maine, tome III, page 96, qu'Anthoine Cathelan, cordelier albigeois, a aussi écrit l'épître catholique de la vraie et réelle existence du précieux corps et sang de notre Sauveur, au sainct Sacrement de l'autel, Lyon, 1562, et l'arithmétique ou manière de bien compter par la plume et par les jects, en nombre entier et rompu, Lyon, 1555. Bèze, dans sa Vie de Calvin, raconte qu'en 1556, Cathelan, étant venu à Genève avec une fille de mauvaise vie, fut bientôt reconnu pour un affronteur et contraint de déloger, d'où il se retira à Lausanne, puis sur les terres de Berne, et que là il fit tant par ses beaux actes, qu'il en fut banni sous peine du fouet. Cela le dépita tellement, qu'il s'en retourna en France, d'où il envoya une épître imprimée aux syndics de Genève contre la doctrine de Calvin. Bèze ne parle pas d'ailleurs du Passevent parisien.
Luther, dans sa haine contre le pape et l'Église romaine, avait donné l'exemple d'une violence de discours qui passe 430 toute mesure, et dont les curieux n'ont besoin, pour se convaincre, que de lire certains passages de ses écrits rapportés au tome II des mémoires de l'abbé d'Artigny. Il disait des papistes: «Ce sont tous des ânes, et ils resteront toujours des ânes, en quelque saulce qu'on les mette, bouillis, rôtis, frits, trempés, pelés, battus, brisés, tournés, revirés, ce sont toujours des ânes.» Ailleurs, s'adressant au pape Paul III (Farnèse): «Prenez garde à vous, mon petit âne, s'écriait-il, allez doucement, il fait glacé; la glace est fort unie cette année, parce qu'il n'a pas fait beaucoup de vent: vous pourriez tomber, vous casser une jambe, et l'on dirait: Quel diable est ceci?» Une autre fois, répondant au controversiste Henri VIII d'Angleterre, il se permettait ces propres paroles: «Cette pourriture, ce ver de terre ayant blasphémé contre la majesté de mon roi, j'ai droit de barbouiller sa majesté anglaise de sa boue et de son ordure. Jus mihi est majestatem anglicam luto suo et stercore conspergere.» De tels modèles ne furent que trop bien suivis par ses adhérens et par ceux de Calvin. Rien ne saurait égaler en virulence la verve satirique des agresseurs des deux réformes; et il faut convenir que, sous quelques rapports, l'avantage était pour eux. L'Eglise les frappait vainement de ses foudres; les docteurs les poursuivaient en vain de leurs décrets, et les princes de leurs bourreaux; ici de front, là de côté, tantôt furieux, plus souvent rieurs, ils se représentaient sans cesse, et portaient de rudes coups. Leur tactique rieuse inspira l'idée, à leurs adversaires, de rire aussi; mais le rire des puissans n'a jamais de grace; on ne peut, à la fois, se moquer des gens et les brûler, il faut choisir. Quoi qu'il en soit, voyons comment Anthoine Cathelan se raille de Calvin et de ses amis.
Pasquin, de Rome, est l'interrogateur, et Passevent, de Paris, lui répond. Comment, dit Pasquin, vivent les évangéliques?—Ils s'appellent tous frères et sœurs.—Est-il vrai qu'ils se marient tous?—Ils ont chascun une femme en public, et, en secret, en peut avoir, qu'il en prenne.—Comment sont habillés les prédicans?—Comme des avocats, sauf le bonnet carré.—Jeûnent-ils, prient-ils?—Nani, nani; non plus que chiens. Ils disent que Jésus-Christ a satisfait pour eulx. Ils vont à pied, faisant les pauvres et les bons frères mitous.—Quoi! leurs gros paillards, Calvin, Farel et Viret aussi vont à pied?—Nani, nani.—Dis-moi donc comment vit le vénérable Calvin?—Il a tenu, en son logis, durant cinq ans, une nonnain d'Albigeois à deux escus par mois pour lui faire son 431 lit. Au cinquième an, la nonnain se voyant grosse de quatre mois, fallut que M. de Rocayrols, jadis chanoine d'Alby et son favori, vînt à Genève l'épouser, sur peine d'être accusé comme luthérien, par Calvin, en son pays. Calvin accompagna la nonnain à Lausanne, déguisé en coureur de poste, et la noce se fit en l'église de Viret, en présence de Vailler, pendant que Calvin était allé prescher à Neufchastel, en l'église de Farel. Madame la nonnain a fait un beau fils peu après à M. de Rocayrols, et le compère a été maître Raymond, prédicant à Genève, compagnon de Calvin en tous butins.—Ah! la bonne truie! Mais dis-moi maintenant, Passevent, de la Charbonnière et de la bourse des pauvres de Genève?—La Charbonnière est une belle nonnain de Milhau en Rouergue, enlevée par un nommé Charbonnier. Quand le couple fut arrivé à Genève, Calvin voulut en faire son profit, disant à la poure fille qu'il fallût quitter son Charbonnier pour entrer dans le sein de l'Eglise; ce que voyant le Charbonnier, s'enfuit à Lausanne avec sa nonnain, où ils sont encore.—O quel paillard de leur Eglise est cet enragé de Calvin! et je pensois que leurs sermons les instruict à bien vivre.—Leurs sermons ne leur servent si non d'appeler le pape antechrist, et les cardinaux cuisiniers, et les rois tyrans, d'instruire le peuple à vivre en toute liberté, et distribuent la bourse des pauvres à leurs parens, donnant bien trois carolus par sepmaine aux pauvres, c'est tout.—Dis-moi, je te prie, qui sont ceux qui fondent telle bourse?—Ils envoyent par tous costés de chrestienté leurs espions et semeurs d'hérésie chargés de livres contre la messe, et font la levée chez les poures abusez et desrobent les églises, puis reviennent par après à Genève, où ils sont tant plus festoyés et caressés par Calvin, Farel et Viret, que plus ils sont chargés.—Ils ont donc tous les biens d'église où les peuples les escoutent?—Tu es bien deceu: non, ce sont les seigneurs qui ont le mieux happé ces biens et les arrentent au plus enchérissant, dont Calvin est bien fasché, disant que ces brigands de seigneurs sont cause qu'ils ne sont estimés du peuple au regard des prélatz de la papisterie, pour ce qu'ils n'ont plus les biens d'église.—Comment sont leurs églises?—Les édifices s'en vont petit à petit au bas, et ne leur chault des bastimens non plus que des estables, disant que l'église de Dieu sont les fidèles; et tout bastiment leur est bon.—Récite-moy, sans plus dilayer, la vie du vénérable Viret en son église de Lausanne et des professeurs de son université en théologie, et aux langues hébraïque, grecque et latine.—Voicy en premier leur catalogue, 432 puis, après, leur vie. Pierre Viret et Jacques Vailler, prescheurs ou minimes; le Beato Conte, jadis prescheur, et maintenant médecin et seigneur du Meyx, en Savoye; Jean Rubite, lecteur de la Bible; Merlin, lecteur en hébreu; Thadée Bèze, lecteur en grec; Eustace, lecteur ez arts et maistre des Douze; Mathurin Cordier, principal du collége des enfans; Arnaud de Chastelnaudary, diacre ordinaire; François Villaris, diacre pour les pestilenciez; Barthélemy Causse, ministre de Lucerne, près Payerne; Claude, jadis curé d'Yman, et Ores, ministre de Grant Court, près Payerne; et trois honorables, savoir: Achats Albiac, jadis moine, et aujourd'hui se fait nommer seigneur du Plexis; Dominicle Boulardet, brodeur; et Grant Jean Flamen, de Toulon. Viret est un fils d'Orbe en Savoye qui, le mois d'août passé, 1654, a renoncé la messe et abattu un couvent de bonnes religieuses de Sainte-Clère. Iceluy a pris pour femme une veuve chargée de trois petits enfans, qu'il a fait sa famille avec ses joyaux, et cent francs qu'il a détenus. C'est le plus beau diseur et bavard de la bande. Vailler a esté prestre et maistre d'escole à Briançon, et Ores ministre à Lausanne; il a pris pour paillarde une vieille midrouille dont il a un enfant de quinze ans qu'il enrichit, acquiérant des biens de tous costés, mesmement en la ville d'Aubonne, et s'occupe de son avoir plus que du sermon, semblant mieulx badin que prescheur... Le Beato Conte estoit secrétaire du duc de Savoye, qui s'enfouit en Allemagne, faisant le médecin après avoir enlevé la demoiselle d'un gentilhomme du duc, et l'avoir engrossée. Calvin, Farel et Viret l'ont reçeu, et reçoivent tous bandits. Beato Conte, ayant visé puis après que la veuve de M. de Meyx en Savoye, près Lausanne, estoit mieulx son faict, a donné une médecine purgative à sa damoyselle, qui lui purgea l'ame du corps, et ensuite épousa la veuve, et se fait appeler seigneur du Meyx. Il est timide et couard, et vient en cachette à Lausanne, comme dit Jean Flamen, son maistre d'hostel, et, dans peu, son gendre... Jean Rubite est un prestre de village en Faucigny, lequel a pris pour femme une publique de Berne, et vit en bon janin... Thadée Bèze, Bourguignon, est tenu à Calvin, qui l'a marié avecques la belle Candide, et l'a fait lecteur en grec à Lausanne. C'est le second des évangéliques. Il estoit prieur à Longjumeau. Il connut la belle Candide, à Paris, dans un bordeau nommé Huleu, et vint à Genève, où Calvin maria ce seigneur de osculo avec sa vieille midrouille. Merlin, lecteur en hébreu, est le fils d'un pauvre marchand failli de Valence en Dauphiné, et 433 ne sçait quatre paroles de latin, etc., etc., etc. Iceux évangélicques ne se soucient du tout du baptesme, baptisant quand cela se trouve, mais sans affaire; et mariant uniment, le fiancé menant sa fiancée au temple, les hommes deux à deux en avant, les femmes derrière; et le ministre leur dit qu'ils sont mariés, et puis s'en retournent chascun disner s'il en a; et enterrent les morts ainsi: les portant dans la fosse, les hommes devant, les femmes derrière, sans faire nulle prière qui serait, selon eux, papisterie et idolâtrerie.—Je vois bien qu'une telle génération serpentine ira bientôt en ruine, moyennant l'ayde de Dieu auquel j'espère.—Notre debvoir, Pasquin, est, comme tu dis, de prier qu'il lui plaise donner la paix aux princes, afin que, par tel ordre, on puisse mettre à feu et à sang telle secte de bannis et pleins de tous vices à l'honneur de Dieu et son Eglise. Amen.
Mise en vers françois. (De l'Antithesis de præclaris Christi et indignis papæ facinoribus, studio Simonis Rosarii. Genevæ, 1557.)
ENSEMBLE
LES TRADITIONS ET DÉCRETS DU PAPE,
OPPOSEZ AUX COMMANDEMENS DE DIEU.
Item, la Description de la vraie image de l'Antechrist, avec la Généalogie, la Nativité et le Baptême magnifique d'iceluy; le tout augmenté et reuu de nouveau. Imprimé à Rome l'an du grand Jubilé. (1 vol. pet. in-8, très rare, de 143 pages, fig. en bois. M.DC.)
(1552-61-78—1600.)
Il est évident que l'original latin de ce terrible libelle, dirigé contre l'église romaine, est pseudonyme, et que jamais, dans la ville de Calvin, aucun écrivain ne s'est nommé Simon du Rosaire. M. Barbier ni personne, à notre connaissance, n'a pu, à cet égard, lever le voile qui couvre la vérité. Le nom du traducteur français n'est pas plus connu. C'est une petite perte et un grand scandale de moins. Nous nous bornerons à donner la description de l'édition française de 1600, sous la forme d'une simple table analytique, les différentes pièces qu'elle contient n'étant pas susceptibles d'une mention plus étendue, soit à cause de l'impiété cynique dont ces pièces sont remplies, soit en raison de leur peu de mérite: les voici donc dans leur ordre.
1o. Après un dixain du traducteur, un avis de l'imprimeur au lecteur 435 chrétien, et une épître en prose à tous fidèles, on trouve XVII antithèses doubles, en vers de douze pieds, placées en regard les unes des autres, de façon que chaque antithèse, en faveur du Christ, réponde à une autre contre le pape, ainsi qu'il suit:
ANTITHÈSE VIII. Non seulement Jésus donne à manger A sa brebis, ains s'elle est en danger, Il la retire et se montre soigneux De la garder du loup caut et hargneux. |
ANTITHÈSE VIII. Les papelards porteurs de rogatons Rouges museaux avec doubles mentons Nez bien perlez, yeulx bordez d'escarlatte Mettent le bien des poures sous leur patte, etc., etc. |
Une petite vignette en bois, placée au dessus de chaque antithèse, et retraçant un sujet analogue à son contenu, est surmontée toujours d'un distique, en vers de 8 pieds, qui offre l'argument de l'antithèse elle-même, laquelle a constamment 70 vers. Exemple:
Dès que Christ vient au monde naistre, Il nous fait la paix apparaistre. |
Dès que le pape est ordonné, A guerroyer est adonné. |
2o. Les commandemens de Dieu opposés à ceux du pape:
Tailler ne te feras image De quelque chose que ce soit, etc. |
Fay-toy dresser à force images, Car ainsi le veuil-je, et me plaist, etc. |
3o. Epilogue.
4o. Description en prose de l'image de l'Antechrist, selon l'Escripture saincte.
5o. Admonition aux povres aveuglez par l'Antechrist romain.
6o. Le livre de la Généalogie du désolateur Antechrist, fils du diable.
..... Et Superstition a engendré Hypocrisie le Roy, et Hypocrisie le Roy a engendré Gain, et Gain a engendré Purgatoire, et Purgatoire a engendré Fondation des anniversaires, et Fondation des anniversaires a engendré Patrimoine de l'Eglise, et Patrimoine de l'Eglise a engendré Mammon d'iniquité, et Mammon d'iniquité a engendré Abondance, et Abondance a engendré Saouler, et Saouler a engendré Cruauté, et Cruauté a engendré....., et Pompe a engendré Ambition, et Ambition a engendré Simonie et ses frères en la transmigration de Babylone....., et Mespris de Dieu a engendré Dispense, et Dispense a engendré Congé de pecher, et Congé de pecher a engendré Abomination, et Abomination a engendré Confusion, et Confusion a engendré Travail d'esprit, et Travail d'esprit a engendré Disputation, matière de chercher vérité par laquelle a été révélé le désolateur Antechrist.
436 7o. Du Baptême de l'Antechrist, suivi de quatre sonnets.
8o. Description gentille et véritable de l'Idole..., nommée vulgairement Jean le Blanc.
(C'est surtout cette pièce qui doit révolter toutes les populations catholiques. On conçoit parfaitement toutes les fureurs de la ligue en lisant de tels écrits, sans pourtant que ces écrits mêmes justifient de telles fureurs).
9o. Deux épigrammes de Jean le Noir, Jean le Blanc, Jean l'Enfumé et Jean le Gris.
(Elles ont ceci de remarquable qu'elles manifestent que tous les points du dogme furent atteints sitôt que la réforme eut commencé à l'occasion de la discipline.)
10o. La Vie du pape Hildebrand, dit Grégoire septième, vive image de l'Antechrist.
(C'est une satire en prose méprisable pour le fond et la forme.)
11o. La Vie de la papesse Jeanne, vive image de la grande Paillarde romaine.
(On ne peut rien lire de mieux, si l'on veut s'éclairer sur la fable historique de la papesse Jeanne, que de consulter la dissertation très bien faite, à ce sujet, qui se voit dans les mémoires de Sallengre. L'auteur y établit que le successeur de Léon IV, mort en 855, fut Benoît III, mort en 858, et non point certaine femme, maîtresse d'un certain moine anglais, laquelle, travestie en homme, fut élue pape, sous le nom de Jean VIII, et mourut en accouchant sur la place publique de Rome, en l'an 857, au temps de l'empereur Louis II. Le véritable Jean VIII fut élu en 872, et mourut en 882. Quelques auteurs ont prétendu que la faiblesse de ce Jean VIII pour le patriarche Photius, qu'il rétablit sur son siége à la prière de l'empereur Basile, fut cause qu'on le traita de papesse, d'où la fable susdite 437 prit naissance. Mais il est à croire que cette fable a une autre base plus consistante. C'est du moins ce qu'on peut conjecturer de l'épigramme latine du savant évêque hongrois Jean Pannonius, lequel vivait dans le XVIe siècle, épigramme dont le présent volume donne, en finissant, la traduction suivante.)
(1561—1737.)
Ces facéties, bien qu'écrites dans la langue de Virgile et de Cicéron, sont toutes modernes. Les anciens n'étaient pas aussi plaisans que nous; du moins, les ouvrages qui nous sont restés d'eux ne nous donnent-ils pas le droit de les croire tels. Ce n'est pas, certes, un médiocre sujet de réflexions que de tels jeux d'esprit aient occupé les loisirs d'un Langio, d'un Scaliger, d'un Juste Lipse, d'un Cardan, d'un Heinsius, d'un Dupuy, d'un Aldrovande et d'autres personnages de cette valeur. Un coup d'œil rapide, jeté sur ces productions légères d'esprits généralement si graves et si solides, ne sera donc ni sans utilité, ni sans agrément. Nous procéderons, dans notre examen, suivant la date des publications de nos éditions.
1o. Tomus primus et secundus convivalium sermonum utilibus ac jucundis historiis et sententiis, omni ferè de re, quæ in sermonem apud amicos dulci in conviviolo incidere potest, refertus ex optimis et probatissimis auctoribus magno labore, etc.; collectus, et jam quarto recognitus et auctus Basileæ, M.D.LXI. (2 vol. in-8.)
Le premier tome de ces propos de table est ici réimprimé pour la quatrième fois, et pour la première avec addition d'un second tome. En 1566, un troisième tome fut ajouté aux deux premiers, ce qui prouve que le recueil eut un grand cours, comme il arrive ordinairement aux livres qui amusent l'esprit sans l'occuper. C'est à Jean Gastius de Brisack qu'en revient l'honneur s'il en est dû. Il s'est caché d'abord sous le nom de Jean Peregrinus, on ne sait pourquoi, car son vrai nom était assez obscur pour ne faire aujourd'hui partie d'aucune biographie répandue. Dans sa dédicace à Louis Martrophus, de Francfort, il assure que sa compilation est si bien châtiée, que les évêques et le pape lui-même n'en sauraient être qu'édifiés; et, là dessus, le voilà, en vrai religionnaire malin qu'il est, débitant force quolibets, anecdoctes et bons-mots, contre le pape et les cardinaux, 439 sur les tours que les femmes jouent à leurs maris ou les maris à leurs femmes, contre les moines, contre les bénéfices ecclésiastiques, contre l'institut des béguines du Brabant, contre les confesseurs et la confession, sur un certain voyage d'Érasme assez cauteleux, contre les mœurs du clergé, etc., etc. «Fuit mulier, quæ cum recentem jam puerum peperisset, cæteræque mulieres gratularentur ei, dicerentque (ut fit) puerum omnius patri similem, interrogavit an etiam rasuram haberet in capite: designans sacerdotis esse filium, et ita de se adulterium suum notum fecit.»
Ces anecdotes sont généralement bien contées; mais nous pouvons garantir que, quelque châtiées que l'auteur les dise, il n'y faut pas chercher d'édification, et qu'elles ont souvent servi d'aliment à beaucoup de recueils graveleux plus modernes. Bernard de la Monnoye en a rimé plusieurs agréablement, soit en latin, soit en français, ainsi qu'on peut le voir dans la charmante édition qu'il a donnée du Moyen de parvenir.
2o. Dissertationum ludicrarum et amœnitatum scriptores varii, editio nova et aucta. Lugd.-Batav., apud Franciscum Hegerum, 1644. (1 vol. pet. in-12.)
C'est en 1623 que parut la première édition de ce livre récréatif; mais la plus ample, la plus jolie et la meilleure est celle-ci: vingt et une pièces la composent. Ce sont les éloges de la Goutte, par Bilibalde Pirkhmer et Jérôme Cardan; l'éloge de la Puce, par Cœlio Calcagnini, savant de Ferrare, mort en 1479, qui avait pris Cicéron dans une aversion singulière; l'Art de nager, de Nicolas Wünmann; l'éloge de la Fourmi, de Philippe Mélanchton, le plus doux, le plus triste et le plus faible des réformateurs; l'éloge de la Boue, de Marc-Antoine Majoraggio, le vengeur de Cicéron contre Calcagnini; l'éloge de l'Oie, de Jules-César Scaliger; l'éloge de l'Ane, par Jean Passerat, le poète chéri de Henri III; l'éloge de l'Ombre, par Jean Dousa, le célèbre professeur; la mort d'une Pie, par un anonyme; l'Être 440 de raison, par Gaspar Barlæus; les Noces péripatéticiennes, du même; l'Allocution nuptiale, de Marc Zuerus Boxhornius; l'éloge du Pou, par Daniel Heinsius; la Guerre grammaticale d'André de Salerne; l'éloge de l'Éléphant, de Juste Lipse; l'éloge de la Fièvre quarte, par Guillaume Ménopus; l'éloge de la Cécité, de Jacques Gutherius; le Règne de la Mouche, de François Scribanius; Démocrite ou du Rire, par Henri Dupuy, professeur à Milan, élève de Juste Lipse; l'éloge de l'Œuf, du même, et enfin l'éloge du Cygne, par le fameux naturaliste Aldrovande. La plupart de ces pièces ne sont autre chose que la satire des mœurs dissolues du temps, sous la forme de contre-vérités; manière plus froide qu'ingénieuse, même sous la plume du grand Érasme, comme il apparaît dans l'éloge de la Folie, le chef-d'œuvre du genre.
Ainsi, la Goutte de Pirkhmer, après avoir énuméré les dommages que portent à la vertu la bonne chère, les voluptés, le culte des sens, se vante de favoriser l'essor de l'ame en éprouvant le corps par toutes sortes de tourmens. Ici la censure est bonne, mais la conclusion mauvaise et la plaisanterie forcée. La Goutte de Cardan n'est ni meilleure logicienne, ni plus gaie, quand elle prétend être un bien en raison de ce que tous les biens de ce monde sont accompagnés de douleur, et quand elle tire vanité de sa noblesse, pour ne s'attaquer qu'aux riches et aux puissans, de sa force qui se joue de tous les remèdes, de sa chasteté, par l'impuissance où elle met les gens de mal faire, de sa nature plus relevée et moins dure que toutes les autres maladies. La belle chose, en vérité, qu'une Puce! parce que, selon Calcagnini, dans sa petitesse, elle produit de grands effets, qu'elle purge le sang de l'homme sans ouvrir les veines, qu'elle saute avec une légèreté incomparable, qu'elle se loge souvent admirablement bien, et qu'elle triomphe d'Hercule même. Le dialogue sur l'Art de nager, de Wünmann, n'a que deux défauts: le premier, c'est d'être interminable dans ses détails et ses digressions; le deuxième, c'est de n'enseigner point à nager. On devine assez, sans que nous le disions, que Mélanchton a voulu ramener les hommes à l'économie, à la prudence, au travail, par son éloge de la Fourmi; mais, ne lui en déplaise, ce que la morale, les lois, l'expérience n'ont pu faire, l'exemple de la fourmi ne le fera pas plus que son panégyrique. Savez-vous ce que c'est que la Boue, suivant Majoraggio? c'est la chose la plus noble et la plus nécessaire du monde. Et pourquoi? c'est que la boue a précédé tous les êtres vivans, et que tout, dans la nature, est formé d'elle. Là dessus l'auteur se perd en déclamations de philosophie 441 creuse et de méchante physique. Scaliger a beau s'autoriser des oies du Capitole, il n'est ni plus heureux, ni plus concluant que ses émules dans l'éloge de l'Oie. L'éloge de l'Ane, de Passerat, est agréable; mais la peinture qu'en a faite Buffon est un éloge bien supérieur et bien plus complet. La déclamation de Dousa, en l'honneur de l'Ombre, n'est rien qu'un jeu d'esprit puéril et fastidieux. L'Être de raison de Barlæus est une thèse de métaphysique abstruse où la raison n'a rien à gagner. Mais c'est assez: où il n'y a rien à retenir, il n'y a rien à extraire, et qui voudra ou qui pourra rendra bon compte des autres pièces de ce recueil, telles que l'éloge du Pou, de l'Éléphant et de la Fièvre quarte.
3o. Hippolytus Redivivus, id est remedium contemnendi sexum muliebrem; auctore S. I. E. D. V. M. W. A. S. anno M.DC.XLIV. (1 vol. pet. in-12.)
L'auteur de cette satire contre le sexe ôte tout crédit à ses paroles, dès son avertissement, lorsqu'il confesse à son lecteur que, s'il déteste les femmes en théorie, il les adore dans la pratique. Ainsi font d'ordinaire les misogynes: ils veulent des mères, des épouses, des filles, des maîtresses, des sœurs, et ne veulent point de femmes; voilà ce qui s'appelle philosopher! Mais quels reproches Hippolyte Rédivif fait-il aux femmes? D'abord le nom d'Ève, en syriaque, signifie serpent; donc la femme est un serpent. Mégère, Alecton et Tisiphone sont trois femmes qui ont conçu, nourri, élevé la femme; et puis la belle Hélène et la guerre de Troie; et puis cette concubine qui causa la ruine des tribus de Benjamin; et Médée, et Briséis. D'ailleurs les femmes sont frappées d'une incapacité intellectuelle visible. La fourbe leur est naturelle et comme essentielle. Elles babillent à étonner les pies. Elles vivent d'inconstance. Elles manquent de patience, de prudence et de force. Ce que vous voulez elles ne le veulent point, et veulent aussitôt ce que point ne voulez. On leur accorde de la pudeur; mais cette pudeur n'est que de l'adresse: si c'était une vertu, la chasteté suivrait, ce qui n'est pas. Curieuses? on sait à quel point elles le sont. Vaines et orgueilleuses? le luxe de leurs parures témoigne assez ce qui en est. Elles ne savent rien, et s'il en est de savantes, celles-là font regretter les ignorantes. Bref, on ne doit point se marier si l'on veut vivre en paix.
442 4o. Democritus ridens, sive Campus recreationum honestarum, cum exorcismo melancoliæ. Amstelodami, apud Jodocum Jansonium, M.DC.XLIX. (1 vol. pet in-12.)
C'est une belle chose que d'exorciser la tristesse; mais la chasser est plus beau encore et plus difficile. Langio n'en aura pas l'honneur, quelque mérite qu'ait d'ailleurs son Démocrite en belle humeur, qui fut réimprimé en 1655. Ce petit livre est un magasin d'historiettes vraies ou fausses, de bons-mots et de joyeuseté, un de ces greniers à sel où les conteurs de société trouvent à se fournir sans beaucoup de frais.
Charles-Quint, causant, avec le cardinal de Granvelle, de l'hérésie germanique, la comparait à une balle qu'on n'a pas plutôt renvoyée à terre, qu'elle ressaute pour retomber et vous échapper de nouveau.
Jules II avait coutume de dire que la science, dans un homme obscur, est de l'argent, de l'or chez les grands, et du diamant chez les princes.
Un alchimiste demandait à Léon X le prix de son secret de faire de l'or. Le pontife lui fit donner une bourse vide pour la remplir.
Le roi Sébastien de Portugal étant défait sans retour par le roi de Mauritanie, Christophe Favora, l'un de ses généraux, s'écriait, dans son désespoir: «Quel secours nous reste-t-il?»—«Le secours céleste, si nous en sommes dignes!» lui répondit le roi.
Celui qui ne sait rien sait assez s'il sait se taire.
Le temps est le père de la vérité.
Toute crainte est servitude.
5o. Matthæus Delio, de arte jocandi Libri quatuor, de lustitudine studentica, de osculis Dissertatio historica philologica, accedunt et alii Tractatus lectu jucundi, etc. Amstelodami, apud Joannem Pauli, 1737. (1 vol. pet. in-12.)
Le poème de Délio sur l'Art de plaisanter embrasse quatre chants, versifiés alternativement en hexamètres et en pentamètres. Après un très long préambule, le poète donne, en bons vers, aux plaisans apprentis, des conseils généraux fort sensés: connaître les hommes, étudier l'à-propos, le saisir, ne point mêler indiscrètement le rire aux sujets graves, ne point rire des choses sacrées, voyager pour observer les mœurs et les usages divers, chercher les discours qui conviennent aux différens âges de la vie, aux différentes positions sociales: non similes 443 vestes Crœsus et Irus habent; ne point railler la rusticité devant l'homme rustique, ni faire le tranchant devant l'homme timide; voilà pour le premier chant.—Au second, l'auteur s'anime, et, sous les auspices de la gracieuse Thalie, excite la jeunesse à pratiquer ses leçons.—Deux sources de plaisanterie, l'une qui naît naturellement de la chose même, l'autre qui est un heureux produit de l'art. Que vos paroles soient ornées simplement; parlez peu de vous, de vos faits, de vos dits, et en votre nom; ne méprisez personne, et ne vous estimez pas au dessus des autres; évitez les inconvéniens; il n'est prudent de plaisanter qu'avec des amis; point d'envie, point de haine; ménagez les absens; ne dépassez pas une certaine mesure. L'amour est un sujet fécond, mais il entraîne loin: défiez-vous-en. Soyez varié: oculos hominum res variata capit. Si vous racontez, attachez-vous aux circonstances, aux noms, aux temps, aux lieux, à tout ce qui donne de la précision à vos récits; ne faites que peu de gestes, vous souvenant qu'un narrateur n'est pas un mime. Que votre physionomie soit riante sans grimaces; point de grands airs, ni de regards stoïques. Ne comptez pas trop sur l'effet de vos plaisanteries; les meilleures sont celles qui échappent. Sachez bien ce dont vous parlez, les agrémens du discours sont à ce prix. Ne mentez pas, bien que la fiction soit permise aux habiles. L'absurde, l'incroyable n'ont rien de plaisant. Je ne suis pas ennemi de certains jeux consistant à changer tel mot ou telle syllabe en une autre; mais c'est ici surtout qu'il faut être sobre et ingénieux. L'énigme, l'amphibologie ont leur mérite aussi; c'est à vous de voir quand et jusqu'où. Les sages vous serviront plus d'une fois de modèles, entre lesquels Erasme, l'immortel Erasme brilla d'un éclat sans égal. Cicéron a trop plaisanté; profitez de son exemple pour vous modérer.....
Dans les troisième et quatrième chants, Délio attaque avec chaleur les ennemis du rire et des jeux; il s'autorise des plus grands poètes et des plus renommés philosophes, Homère, Ovide, Térence, Tibulle, Théophraste, Aristote lui-même et Cicéron; il les invoque, il les propose à l'imitation, et sauve ainsi, jusqu'à un certain point, par des digressions et des détails brillans, la monotonie de sa marche didactique; nous disons jusqu'à un certain point, parce qu'il n'a pas su donner l'exemple ainsi que le précepte, malgré tout son esprit, et qu'il est resté sérieux sur un sujet où il pouvait et devait s'engager.
444 Nous en avons dit assez sur son ouvrage, remarquable surtout par la versification, pour donner le désir de le connaître, et nous finissons avec lui par ces vers modestes:
Mathieu Délio indique, dans son poème, qu'il était contemporain du célèbre Jérôme Vida, mort en 1566, à soixante-seize ans; sa vie, d'ailleurs, est peu connue. Nous n'avons trouvé son nom nulle part: cet oubli est injuste. Il nous semble plus permis d'oublier deux autres coryphées de ce recueil, Nicolas Frischlin et Vincent Obsopæus: le premier, auteur d'une élégie latine contre l'ivresse, le second d'un poème latin, sur l'art de boire, quoique leur versification ne manque ni de facilité ni d'élégance.
L'art de boire s'apprend trop bien sans maître, et l'ivrognerie est un vice trop dégoûtant pour être flétri en vers: aussi ne ferons-nous que les indiquer aux curieux, ainsi que l'ennuyeux et sale discours méthodique en prose De peditu; la pesante et soporifique dispute inaugurale De jure potandi; la bouffonne pièce germano-macaronique De lustitudine studenticâ; la dispute féodale De cucurbitatione, ou de l'adultère commis par le vassal avec la femme de son seigneur; les centuries juridiques De bonâ muliere, où l'on voit, d'après Caton, Socrate, Æneas Sylvius, Cœlius Rhodigianus et autres, que les femmes doivent circuler de main en main comme des effets de commerce; une juconde dissertation historique et philologique sur les Baisers, quoique fort plaisante, et dans laquelle il est traité de dix-sept sortes de baisers, à commencer par les baisers religieux, et à finir par les baisers de courtoisie; la piquante satire des mœurs des gens de plume, intitulée De jure pennalium, et enfin la thèse inaugurale De Virginibus, qui n'apprendra jamais à distinguer les vierges à des signes certains; toutes pièces qui complètent le petit volume où triomphe obscurément Délio. Il ne faut trop dire en aucune matière, principalement en matière graveleuse et oiseuse.
Ensemble les Lois connubiales de Plutarque, traduites en françoys par Jehan de Marconville, gentilhomme percheron. A Paris, chez Jehan Dallier, libraire. (1 vol. in-8 de 86 pages et 3 feuillets préliminaires.)
(1564.)
Ce petit traité passe pour le meilleur des écrits moraux de Jehan de Marconville, qui en a composé plusieurs, tous assez recherchés, tels que: De la bonté et mauvaistié des femmes; De la bonne et mauvaise langue; d'où procède la diversité des opinions de l'homme, etc. Il est dédié à très prudente et d'autant réputée sagesse que de grace excellente, damoyselle Anne Brisart, parfaite épouse du parfait époux du seigneur de la Bretonnière.
«Quel plus accompli plaisir pourrait donc avoir l'homme en ce monde que d'estre joinct avec une femme qui oublie toutes choses pour le suivre, et duquel elle se monstre du tout dépendre! car s'il est riche, elle garde loyaument ses biens; s'il est souffreteux et indigent, elle emploie tout l'artifice que Dieu lui a donné pour essaier de l'enrichir, ou pour compatir avec lui en sa pauvreté; s'il use de prospère fortune, l'heur est redoublé en elle; s'il est en adversité, il a qui le soulage et qui porte la moitié du mal; de sorte que la femme semble estre un don du ciel, et avoir été envoiée divinement à l'homme pour le soulagement de sa vie, et lui avoir été octroyée pour le contentement de sa jeunesse, repos et soulas de sa vieillesse, etc., etc., etc.»
Ces premières paroles de Jehan de Marconville me le font aimer; elles m'ont engagé à lire son Traité du mariage et à le ranger dans ce recueil; elles annoncent une belle ame, et une belle ame révèle toujours quelque précieuse qualité de l'esprit. Ainsi en est-il du gentilhomme percheron. Il a beaucoup de bon-sens dans sa naïveté. L'imagination ne domine pas chez lui, je 446 l'avoue; les citations de l'histoire, dont il s'appuie à toute page, sentent l'érudit des écoles frais émoulu sur le fait de Porcie et Brutus, de Didon et Sichée, de Pauline et Sénèque, d'Orphée et Eurydice, de Penthée et Abradate, d'Alceste et Admète; mais il n'est pas toujours banal; tant s'en faut, que les esprits penseurs ont plus d'un profit à tirer des seize chapitres dont son traité se compose. J'indiquerai principalement, sous ce rapport, les chapitres sur l'âge en laquelle il convient se marier, sur le grand bien et utilité de mariage, sur la correction de laquelle on doibt user envers les femmes, et sur le divorce de mariage, où il se montre aussi bon philosophe que bon chrétien. Par exemple, il aurait pu se dispenser, à propos des punitions divinement envoyées aux époux incontinens, de parler de la syphilis et de s'étendre sur ce vilain mal introduit en France, à ce qu'il assure, par l'armée de Charles VIII, en 1595, à son retour de Naples. L'auteur le sent bien, car il s'excuse en terminant sa digression et se hâte de renvoyer les curieux aux nouvelles des royaumes de Surie et de Bavière, ce qu'il aurait du faire plus tôt et sans calembourg.—Ceux qui se font scrupule de se remarier seront satisfaits de l'exemple tiré de saint Jérôme, par notre gentilhomme, d'une dame romaine, laquelle étant veuve, pour la vingt-deuxième fois, au temps du pape Damase, épousa un homme qui avait été vingt fois veuf. Au dernier les bons; ce vingt-troisième époux l'enterra, et le peuple porta en triomphe le veuf du numéro 21, comme s'il eût gagné une grande bataille.—Qui peut mesurer la bizarrerie des coutumes et des cérémonies? Jehan de Marconville nous apprend que, chez les Cimbres, il était de règle que le fiancé rognât ses ongles et les envoyât à sa fiancée, qui lui envoyait les siens en retour.—Le mariage ayant pour but la génération, c'est un précepte fort sage, selon l'auteur, que celui d'Aristote, qui voulait que l'âge des époux fût dans un tel rapport, qu'ils perdissent ensemble la faculté génératrice; ce qui arrive communément, pour l'homme, à 70 ans, et pour la femme à 50: en sorte que le mari doit avoir 20 ans de plus que sa femme ou au moins 10, toujours d'après Aristote et l'auteur.—L'homme, au rapport d'Hésiode et de Xénophon, ne doit pas se marier avant 30 ans, ni la femme avant 14, pour vivre long-temps et avoir des enfans robustes.—Mais que dit Hippocrate sur le commerce conjugal? je ne le rapporterai pas, tant cet oracle est sévère; il l'est excessivement, ce me semble, et Avicenne aussi.—J'ai regret que ce soit le saint patriarche Lamech qui ait été le premier bigame: Jehan de Marconville le regrette également; mais il concède que, dans 447 cette origine des hommes, la nécessité de peupler put servir d'excuse à la polygamie.
Point de mariage permis aujourd'hui, ni à permettre en deçà du quatrième degré de consanguinité.
Mais voulez-vous des femmes sages, prudentes, douces, attachées à leurs devoirs, soyez sages, prudens, doux et attachés à vos devoirs! Il est rare que vos exemples ne soient pas suivis par vos compagnes. C'est l'avis de Caton, c'est celui de Sénèque, et mieux encore celui de la raison. Si toutefois, en dépit de vos bons exemples, vous avez à reprendre, faites-le avec ménagement, et des conseils pleins d'amitié, jamais avec violence! admonestez avant, plutôt que de blâmer après! et surtout ne vous pressez pas de vous déclarer cocus par antiphrase ou ironie; on vous prendrait au mot!
Si, malgré vos précautions, vous êtes malheureux, sachez l'être en silence ou fuyez.
Quant au divorce, il est essentiellement contre la nature du mariage, et par ainsi ne doit être admis, même en cas d'adultère. En ce cas fâcheux, mieux vaut pardonner au repentir que rompre le premier lien de famille.
Tout balancé, avantages et inconvéniens du mariage, Jehan de Marconville est de l'avis de saint Jérôme, que la virginité est de l'or et le mariage de l'argent tout seulement. On ne s'attendait pas à cette conclusion après la sagesse du début. C'est, sans doute, que l'auteur, ayant réservé pour la fin de son Traité l'énumération des tribulations du ménage et des vices des époux, n'a pas eu la force de recourir à sa première philosophie, qui certainement est la bonne, puisque c'est celle de la nature et de la société.
Epistolarum Libri duo, quorum posterior jam primum in lucem prodit. Antuerpiæ, ex officina Christophori Plantini, cum privilegio. (Volumen parv. in-8 rarissimum, contin. 262 pag.) ↀ.Ⅾ.LXVI.
(1566)
Nicolas Clénard, né à Diest en Brabant, dans l'année 1495, est un des professeurs de la célèbre université de Louvain, le plus digne d'être rappelé à la mémoire des amis de la solide littérature, par ses mœurs et ses sentimens autant que par son érudition et l'agrément de son esprit, et particulièrement le plus fait pour exciter la reconnaissance de la jeunesse, puisqu'il a vécu péniblement pour elle, et qu'il a comme sacrifié sa vie à lui faciliter, par l'étude des langues savantes, l'accès de toutes les connaissances humaines. Les nombreux travaux qu'il a exécutés sur le grec, sur l'hébreu et l'arabe ne servent plus directement aujourd'hui; mais ils furent d'un grand usage autrefois, et MM. de Port-Royal, aussi bien que le professeur Furgault, ont même tiré de grands secours de sa grammaire grecque. Ses lettres familières à ses amis, écrites en latin avec beaucoup de grace, de vivacité et de sensibilité, n'ont pas été traduites que nous sachions, et c'est dommage; elles méritaient au moins autant de l'être que celles du spirituel évêque de Bayeux, Busbec, cet ambassadeur de Marie d'Autriche en France dans les années 1582, 83 et 84, qui nous a donné des détails anecdotiques si précis sur la cour de Catherine de Médicis et de Henri III[54]. En retraçant les principales circonstances de la vie aventureuse et laborieuse de Clénard, d'après ses lettres, nous allons donner, tout à la fois, un aperçu de ces lettres mêmes, tant parce qu'elles nous ont plu infiniment que parce 449 qu'elles sont devenues très rares, surtout de l'édition publiée par Plantin, en 1566, plus riche que ses devancières de toute la seconde partie fournie à l'éditeur par le savant Charles de l'Écluse sur des manuscrits autographes, laquelle édition de 1566 est la quatrième au rapport de M. Brunet.
Nicolas Clénard, dont l'enfance et la jeunesse avaient été studieuses et hâtives, était donc, dès l'âge de 28 à 29 ans, un des plus fameux professeurs de grec à Louvain, respecté des grands, aimé de ses disciples, et lié intimement avec les premiers personnages lettrés de son pays et de son temps, dont il possédait la confiance et savait ne point exciter l'envie, tels que François Hoverius, habile helléniste, le docte abbé de Tongres Arnould Streyterius, Rutgerus Rescius, Joachim Polita, célèbre jurisconsulte; tels encore que ce vénérable Jacques Latomus, théologien de Louvain devenu chanoine de Cambrai, qui avait été son maître, qui eut le regret de lui survivre deux ans, et dont on disait que, pygmée par le corps, il était géant par l'esprit, parce qu'il avait su démêler et confondre la mauvaise foi de Luther, d'Æcolampade et de Thyndalle à travers toutes les ruses de leur argumentation. Terminons cette liste honorable et incomplète par le nom de Jean Vasée de Bruges, qui fut, par dessus tous, l'émule et le compagnon de Clénard, puisqu'il l'accompagna en Espagne et en Portugal, comme nous l'allons voir, et qu'il courut avec lui la carrière de l'enseignement dans ces contrées lointaines[55]. Tout en professant le grec à Louvain, dans la fleur de son âge, Clénard fut saisi d'une passion invincible qui devait, plus tard, fixer sa destinée. Cette passion était la soif de la langue arabe. Depuis long-temps, une secrète ardeur pour l'arabe l'agitait, et nous verrons dans peu pour quelle chimérique et noble cause; toutefois il y résistait encore, et d'autant mieux qu'il n'y avait alors, en Flandre, ni maîtres, ni livres, ni manuscrits arabes; mais la fortune ayant voulu qu'un jeune homme lui apportât, un certain jour, le psautier 450 en arabe, syriaque, hébreu, grec et latin, voilà tout d'un coup la tête de notre savant partie. Il lira le texte arabe, il apprendra l'arabe, il le saura. Le lire? eh comment? il ne connaît pas les caractères. Quand il parviendrait à le lire, à quoi bon, puisqu'il ignore le rapport des signes avec la pensée qu'ils retracent? Enfin, quand il irait jusqu'à l'intelligence de l'arabe écrit, à quoi cela servirait-il pour son but, puisqu'il est avéré que l'arabe écrit diffère plus de l'arabe parlé que le grec d'Homère ne diffère du grec des corsaires candiotes? N'importe, lisons toujours. Notre but est si relevé! il s'agit d'aller combattre Mahomet chez lui, non plus avec l'épée et vainement comme au temps des croisades, mais avec la parole et victorieusement, comme Athanase fit avec Arius et ses sectaires (car tel était le fameux dessein que nourrissait Clénard, et rien de moins). D'impossibilités, il n'en est point pour le génie opiniâtre, Salluste nous l'apprend. Le psautier arabe est ouvert, c'est assez: lisons.
Il faut voir, dans la curieuse lettre de Clénard aux chrétiens, qui est la dernière de son recueil, et peut-être la dernière de sa vie, le merveilleux récit de la méthode analogique et comparative, à l'aide de laquelle il vint à bout, seul, de connaître d'abord quatre lettres arabes, S, M, L, T, puis six autres, puis toutes, puis de trouver quelques mots, puis d'en former un essai de lexique et de syntaxe: cela tient du prodige. A la vérité, il savait l'hébreu, langue qui a beaucoup de rapports avec l'arabe; sans quoi le prodige même passerait toute croyance. Nous n'entrerons pas ici dans l'exposé des procédés suivis par le disciple lui-même, il suffit d'en indiquer la clef. Ce fut donc par l'examen attentif et comparé des noms propres d'hommes et de lieux, lesquels, distingués des autres mots dans les livres, offrent, dans toutes les langues, des consonnances et par conséquent des lettres communes, ce fut par cette voie étroite et ténébreuse que l'intrépide Clénard fit son entrée dans l'arabe, saisissant, par exemple, la lettre r des Orientaux, à la faveur de l'r latin d'Israël, de Tyrus, de Sisara, d'Oreb, d'Assur, d'Agareni; leur lettre b, par le secours du b latin de Moab, de Gebal, de Jobin, de Zeb, de Zébée, etc., etc. L'alphabet arabe ainsi trouvé, l'analogie et la comparaison avec l'hébreu le conduisirent, après des efforts incroyables, à l'intelligence assez courante du psautier; mais ce fut tout, et c'était encore bien peu pour controverser avec les musulmans dans la langue de leur prophète. Que faire alors? il fallut se résoudre à une vie nouvelle, quitter ses habitudes sédentaires et sortir de Louvain à la recherche de quelques auxiliaires étrangers. Après une courte visite faite à son cher Latomus, 451 à Cambrai, Clénard poussa jusqu'à Paris. Pour un savant de la Campine tel que lui, c'était presque atteindre les colonnes d'Hercule. Une relation inattendue qui s'offrit à lui, dans cette capitale, fut cause qu'il franchit un jour le non plus ultra des anciens. Un franciscain portugais, nommé Roc Almeïda, qu'il vit à Paris, chez des savans de ses amis, lui fit des récits tellement pompeux de l'université de Salamanque, des ressources que l'on y rencontrait pour tous les genres d'étude, même pour l'étude de l'arabe, que dès ce moment on peut dire que son plan fut formé. Pourtant restait encore un grand obstacle à vaincre. Ses parens l'avaient destiné à la cure des béguines de Diest. Renoncer à cet établissement solide et commode, s'expatrier pour long-temps et tromper ainsi le tendre espoir de sa famille, c'était beaucoup sacrifier à l'idée incertaine de réfuter Mahomet, chez les mahométans. Heureusement pour sa passion, la chicane vint à son aide ainsi que l'occasion; mais n'anticipons point sur les faits.
Le voilà donc à Paris, vers 1530, satisfait du présent et plein de foi dans l'avenir. «Tout me succède ici par delà mes vœux,» écrivait-il à Hoverius. «Le ciel et les mœurs des hommes m'y plaisent beaucoup..., on y trouve un grand nombre de savans...; il me sera utile d'y séjourner..., je suis nourri sur le pied de cinquante couronnes par an. J'ai pris un élève qui est neveu de Latomus (Barthélemy), et qui me donne trente couronnes... J'ai vendu ces jours-ci 500 exemplaires de mes institutions grecques et hébraïques. Ainsi je ne crains plus de mourir de faim... Quant à l'époque de mon retour, elle est bien incertaine... Nous sommes tous sous la main de Dieu, et des chrétiens peuvent également partout vivre et mourir...»
Le retour de Clénard en Brabant fut plus prompt qu'il ne l'aurait voulu, les béguines de Diest l'ayant ainsi décidé. Ces religieuses avaient été mises en cause à cette époque. Il fallut les défendre, il fallut disputer la cure de Diest et ne plus songer, pour le moment, qu'aux Arabes Flamands et aux plaideurs de mauvaise foi. Les choses allèrent ainsi jusqu'au printemps de 1531. Alors arriva en Brabant don Fernand Colomb, parent de l'immortel Christophe, à qui nous devons, après Dieu, les Amériques. Il venait, comme beaucoup de ses compatriotes, prendre possession de la terre flamande fraîchement acquise à l'Espagne, et spécialement acheter des livres pour sa riche bibliothèque de Séville. Il marchait dans la compagnie d'un excellent homme, très bon poète latin portugais, nommé Résende, qui connaissait et goûtait déjà Clénard comme une des meilleures 452 conquêtes à faire pour la Péninsule ibérique, sa patrie. Fernand Colomb, appuyé du poète Résende, et de l'ennui que notre professeur ressentait à l'occasion des béguines, prit si bien ses mesures et plaida si éloquemment pour l'université de Salamanque, que le sort fut jeté cette fois, et Clénard engagé et emballé pour l'Espagne avec son cher ami Jean Vasée, lequel devait suivre Colomb jusqu'à Séville. Le voyage fut heureux sans doute; mais il eut ses mécomptes pendant la marche, comme ses regrets au départ. Consultons notre correspondance[56]. «Depuis que je vous ai quitté, mon cher Latomus, tous les hommes sont pour moi des étrangers...; je passai deux jours à Paris, étranger parmi des amis mêmes, à cause de votre souvenir... De Paris, nous prîmes notre chemin par l'Aquitaine...; avec quel bonheur je vis à Tours le siége de saint Martin!... Ce fut la veille de la fête de ce grand saint que nous entrâmes enfin en Espagne... Bien nous prit d'avoir des provisions, car nous n'eussions pas mangé... On a raison de dire qu'en France l'argent se dépense bon gré mal gré, tandis qu'en Espagne on ne peut pas en dépenser, quoiqu'on le veuille... Notre patron Fernand et notre poète faisaient de leur mieux pour qu'il ne nous manquât rien; mais le génie de cette terre ingrate triomphait de toute sollicitude pour les pauvres Brabançons... Figurez-vous que, dans une auberge, près de Vittoria, l'ami Vasée ayant laissé tomber son verre qui se cassa, ce fut une perte irréparable, et qu'il nous fallut boire dans notre main comme Diogène... Tirez les conséquences de ces prémisses... L'Espagne en fournit d'abondantes et de tout à fait propres à nous guérir des délicatesses de la patrie flamande..... A Burgos, nous eûmes aussi froid qu'à Louvain...: à peine y pûmes-nous découvrir un fagot de sarment...»
C'est ainsi que nos voyageurs arrivèrent à Salamanque vers le mois d'avril 1531. Là, Clénard s'arrêta. Pour Jean Vasée, il suivit don Fernand à Séville, selon qu'on était convenu, demeura près de trois ans dans cette ville sans profit pour sa fortune, et au grand détriment de sa santé, car il y pensa mourir d'une inflammation générale; après quoi il vint en Portugal rejoindre son ami, qui l'engagea à s'y marier, et lui fit avoir un bon établissement dans l'école fondée par le cardinal Henri, à Braga. Dans la suite, il céda sa place au collége de Braga à son fils Augustin Vasée, et alla se fixer définitivement 453 à Salamanque, où il ne cessa de professer qu'à sa mort, survenue en 1560.
Revenons à Nicolas Clénard. Sa réputation ne tarda pas à s'établir dans la cité universitaire des Espagnes, et, dès le commencement de novembre de cette même année 1531, deux docteurs en théologie s'empressèrent, au nom de leur corps, de lui offrir cent ducats par année, sous la condition facile de donner aux jeunes clercs des leçons de grec et de latin, quand et comme il voudrait. Il accepta cette charge avec l'espoir d'obtenir bientôt une chaire en titre, et surprit bien utilement son auditoire, lorsqu'au lieu de l'étourdir de subtilités scolastiques il se mit à lui faire des lectures raisonnées de saint Jean Chrysostôme. Une autre fonction, qui n'enchaînait guère plus sa vie, et qu'il prit à la prière de l'évêque de Cordoue, acheva de lui ouvrir les ressources et le crédit dont il avait besoin: ce fut l'éducation nominale plutôt que réelle du fils du duc d'Albe, vice-roi de Naples. «Je me suis fait esclave, écrivait-il alors à son ami Vasée; mais je ne m'en repens pas... Nous voici, par là, tous deux assurés du nécessaire.»
Trois années s'écoulèrent ainsi, pendant lesquelles Clénard put s'estimer heureux; d'autres Flamands, ses amis, Hoverius notamment, pour être venus, à son exemple, tenter fortune dans la Péninsule, ne furent pas si bien traités. Il s'était fait une société savante et intime de plusieurs Espagnols de mérite, au premier rang desquels nous nommerons le franciscain Victoria; il passait de longues heures au travail, et, malgré le tumulte inévitable des universités, il avait su s'affranchir des affaires et des devoirs du monde, et vivre en homme de plomb, fiché sur ses livres, comme il le disait lui-même, avare de visites, sobre de discours et même d'écritures, puisqu'il eut à s'excuser de n'avoir écrit que deux fois, en quatre ans, à Latomus, et qu'en tout sa correspondance ne comprend pas cinquante lettres.
Au début de l'année 1534, changement complet de position et de plan pour l'avenir. La mobilité dans les idées et les destinées des solitaires est assez commune. L'imagination, chez eux, s'échauffe toujours plus ou moins, et leur fait payer, autant et plus qu'au commun des hommes, le tribut commandé à l'instabilité. Jean III, roi de Portugal, fils et successeur du grand Emmanuel, prédécesseur et aïeul de cet insensé de roi Sébastien, avait, ainsi que sa femme dona Isabelle, un goût très vif pour les gens de lettres. Le poète Résende, qu'il tenait à sa cour en grand honneur et dans sa familiarité, fut chargé, 454 par lui, d'attirer Clénard à Evora, lieu de sa résidence royale. Il s'agissait de confier à un homme célèbre, honoré des respects de l'Europe savante, son jeune frère, le cardinal Henri, archevêque de Braga, dont l'éducation s'achevait, et qu'il fallait rendre digne des premières charges de l'Eglise. C'est ce même cardinal Henri qui, après la déconfiture du roi Sébastien, en 1578, arriva vieux à la couronne, pour la déposer, en mourant deux ans après, entre les mains de Philippe II d'Espagne, qui avait épousé une fille du roi Jean III, dont il est ici question. La raison, l'habitude, peut-être aussi la reconnaissance auraient dû, ce nous semble, retenir Clénard à Salamanque; mais quoi! c'est un roi qui supplie, c'est un cardinal-archevêque dont l'intérêt commande; et puis l'amitié pressante de Résende, et puis les chances d'une fortune de cour qui facilitera les vastes projets que l'on nourrit contre les musulmans. Evora, d'ailleurs, n'est qu'à peu de distance de Salamanque, à deux jours de Lisbonne, à cent lieues tout au plus du royaume de Fez, avec lequel il y a grand commerce, du Portugal, en sorte qu'on acceptera les grosses offres du roi Jean III; que, durant quatre ou cinq ans, on sera presque satisfait d'avoir pris ce parti[57], et qu'on écrira, entre autres choses, à don Martin de Vorda, à Jean Vasée, à Jacques Latomus, ce qui suit:
«Ecoutez une fable, une fable, non, mais une histoire.... Qui l'eût dit? je suis devenu homme de cour.... Le roi de Portugal m'a fait demander, par Résende, de venir à Evora élever son frère, moyennant de grosses offres.... J'ai accepté malgré messieurs de Salamanque.... Je suis donc à Evora.... Deux jours après mon arrivée, j'ai salué le roi et la reine, et j'ai reçu cinquante ducats de gratification.... J'ai salué également mon élève le prince Henri, archevêque de Braga, et son frère Edouard, qui, tous deux, sont fort réjouis de ma venue.... Cette cour me plaît.... Elle est remplie de savans en grec et latin, plus qu'à Salamanque même.... Je vis avec Résende..., ainsi le veut le roi.... Il me sera plus commode de donner une heure par jour au frère du roi que de disputer toute la journée avec des universitaires. Ma vie est ici des plus studieuses comme des plus tranquilles.... J'ai plus d'appointemens qu'un chanoine d'Anvers, et rien qu'une heure à donner par jour; encore avec des vacances les fêtes et dimanches, et aussi les jours de chasse; car vous saurez 455 que je ne chasse point.... Il serait beau voir un théologien chasser autre chose que les bénéfices....» Et ailleurs: «Maintenant que j'ai du loisir, puis-je mieux l'employer qu'à écrire à mon cher Latomus, à lui découvrir mes sentimens et mes pensées?... La vie tranquille que je mène est celle qui me convient, hormis que j'ai seulement les biens de l'exil et non ceux de la patrie.... Il se pourrait que j'allasse à Fez m'avancer dans la langue arabe.... Fez n'est qu'à cent lieues d'ici.... Il offre un marché célèbre, très fréquenté de nos marchands.... Les lettres arabes y sont en grande réputation.... En attendant que je puisse visiter cette ville, je vais mettre à profit un médecin d'Evora, très habile dans la langue des Arabes... Je n'attends, pour cela, que des livres qui doivent me venir de Murcie.... Vous avez su comment j'avais quitté Salamanque pour me rendre en Portugal, appelé par le roi. Certainement cette université me plaisait fort. J'y avais des amis sincères et savans, lesquels ne demandaient qu'à me retenir et qu'à m'enrichir selon leurs moyens; et probablement cela serait advenu à votre disciple tout stupide qu'il est, vous le savez, quand il s'agit de se remuer pour acquérir.... Une proposition royale a tout changé, non que j'aie cédé à la cupide avarice; mais j'ai cru que je menerais à Evora une vie plus libre et plus retirée.... A Salamanque, on est toujours en présence, soit à visiter, soit à recevoir..., métier que je n'ai jamais su faire, et je suis trop vieux pour me reforger, étant né surtout sous le ciel de la Campine.... A Salamanque, un professeur est une manière d'oracle qui doit répondre à tout venant, et porter ainsi les chaînes de tous les insipides questionneurs que la pédanterie du sol lui adresse.... Ici j'ai, du moins, plus de loisir que je n'osais même en espérer.... Je me rends chaque jour chez le prince frère du roi, pendant la deuxième ou la troisième heure de l'après-midi, après quoi je rentre chez moi et n'ai plus que faire en cour..... J'avais cent philippes, j'ai maintenant cent doubles ducats et plus, autre différence. (Suivent des renseignemens précieux pour les érudits, sur le rapport des monnaies de la Péninsule, à cette époque, avec celles du Rhin et de la Belgique....) Je n'épargne rien, et vis au jour le jour selon le précepte d'Horace, dans la confiance que Dieu ne m'abandonnera pas dans ma vieillesse.... Vraiment il faut de l'argent, en Portugal... Il n'existe pas de pays, au monde, plus coûteux, comme aussi de plus étranger à l'agriculture que ce pays.... S'il est un peuple engourdi par la paresse, 456 assurément c'est le peuple portugais, principalement celui qui habite au midi du Tage, plus près de l'Afrique....; tellement que, sans les étrangers, on n'y trouverait qu'à peine un cordonnier et un barbier.... Je dépense quinze florins par an pour ma seule barbe. Il n'y a point à marchander; loin de là, qu'à ce prix il faut encore prier et solliciter pour ce service comme pour tout autre.... Vous convoquez d'abord votre barbier une ou plusieurs fois....; ensuite vous l'attendez deux heures....; puis vous lui faites porter son plat et son pot à l'eau, car ici nous sommes tous nobles, et nous ne portons rien dans les mains par les rues.... Pensez-vous qu'une mère de famille daigne acheter son poisson ou cuire ses herbes elles-mêmes?... Point: elle ne sert de rien au ménage que par sa langue pour défendre le titre de ses noces.... Tout se fait par le ministère des esclaves maures ou éthiopiens, dont la Lusitanie et Lisbonne, surtout, sont si remplies, qu'il y en a plus apparemment que de sujets libres.... Point de maison où l'on ne trouve, au moins, une servante maure, esclave; et c'est elle qui achète, qui balaie, qui lave, qui porte l'eau, enfin qui fait tout; véritable jument de somme, ne différant de la jument que par la forme... Les riches possèdent un grand nombre de ces esclaves, des deux sexes, avec lesquels, par un effet de la licence des mœurs, il se fait un grand commerce de nouveau-nés au profit du maître; celui-ci les cédant, pour de l'argent, à quelque amateur éloigné, ou à quelque Maure captif.... Vénus a ici toutes sortes de temples; et Dieu sait quels!... Adeo perdite vivit juventus hispanica... Tanta est flagitiosæ vitæ licentia, maxime ulyssiponæ. Aussi suis-je enchanté que mon frère, qui était venu à Lisbonne dans la vue d'y entrer dans une maison de commerce, et que j'avais, à cet effet, recommandé à Charles Corréus, marchand français, n'ait pas pu tenir à ce train de vie et soit reparti pour la Zélande... S'il était donné aux étrangers de connaître d'avance les diverses incommodités de ce pays, aucun d'eux n'y voudrait venir.... Quant à ceux qui s'y trouvent, ils y restent d'ordinaire, les uns par l'extrême nécessité, les autres par goût pour cette affreuse licence qui flatte les vices, et d'autres, comme moi, parce que peu sensibles aux privations matérielles, ils y rencontrent ce qu'ils cherchent, le repos et le silence.... Je ne laisse pas que d'être, par instans, importuné des misères lusitaniques....; au point que, sans que Dieu m'a gratifié d'un ami sans prix dans la personne de Me Jean 457 Petit, docteur parisien, archidiacre, évêque de Saint-Jacques du cap Vert, près de qui je loge, à la table de qui je mange, je ne sais si j'aurais pu demeurer en Portugal.... Bien que Salamanque soit autre chose que le Brabant, encore, avec un peu de volonté, pouvais-je y trouver manière de vivre à la brabançonne, car le pays offre des ressources...; tandis qu'une fois à Evora, tout change.... On se croit en Cacodémonie, tant ces Ethiopiens sont odieux.... Mais ce vertueux et savant hôte m'est d'un puissant secours.... Pendant les repas, nous lisons de l'Ancien Testament en hébreu, ou du Nouveau en grec...; ensuite confabulation sur les passages douteux, avec lui et deux de ses parens également très instruits.... En somme, doux entretiens, douce société..., point de rapports jusqu'ici avec ces misérables esclaves.... Je n'ai qu'un vieux domestique, pris à Salamanque, à qui je ne rends pas le joug bien dur.... Si je me mettais à la mode, j'aurais quatre esclaves, des mules, point de pain au logis, du faste au dehors, et plus de dettes que de biens... Il y avait, à la cour du feu roi Emmanuel, un Portugais qui écrasait de son luxe un certain Français de la suite de la reine Léonore...; le Français, plus modeste, mais mieux nourri, suspectant le luxe de son rival, imagina de regarder curieusement le livre de comptes du personnage, et y vit écrit tout ce détail, véritablement lusitanien...: lundi, 4 sous d'eau, 6 sous de pain, 3 sous de raves; mardi, de même; mercredi, de même, etc.; et dimanche, point de raves, faulte de marché... Ici vous n'avez de serviteurs libres, ni pour or ni pour argent, toute personne libre se donnant incessamment pour noble, et dès lors ne voulant pas subir la honte de faire la moindre chose de son temps ni de ses mains... Au surplus, je vis le mieux possible, sans me soucier du lendemain, sans rien amasser, espérant que Dieu me donnera toujours ce qu'il me faut...»
Les détails qu'on vient de lire, écrits par Clénard à ses intimes, sous diverses dates, pendant les deux premières années de son séjour à Evora, représentent bien sa situation, ses mœurs et son caractère. Génie ardent pour la science, et aventureux, imagination mobile, ame pure et élevée, goûts simples, mépris des plaisirs, de la souffrance et des dangers, tout ce qui le peint s'y retrace. La suite de sa correspondance d'Evora ne le fait pas moins connaître et le fait encore plus aimer.—Il écrivait à Vasée: «Je vous envoie vingt ducats.... Si vous saviez de quel petit tas je les prends, vous verriez que je considère que tout est commun entre les amis; car je m'en garde moins que je 458 ne vous en envoie...; me soupçonnez-vous, et voulez-vous que je vous fasse passer encore de l'argent?—J'en emprunterai pour vous satisfaire; mais je serai forcé d'en emprunter.... Je ne suis pas surpris que frère Victoria vous aime. Cet homme de bien est fait pour apprécier les hommes tels que vous....»—Il écrivait à Polita le jurisconsulte: «Je n'envie pas les richesses pourprées du cardinal X...; le nécessaire me suffit: or, j'ai ici un archevêque qui ne me laissera jamais manquer du nécessaire.... Salomon l'a dit: Ubi multi opes, multi qui eos comedant.» Mais ce que Salomon n'avait point dit, et que Clénard aurait dû prévoir, est que son archevêque aurait probablement trop d'affaires dans le présent pour se souvenir des services passés, et trop d'idée de lui-même pour se croire jamais obligé envers les autres.—Il écrivait encore à Hoverius, sur la nouvelle de la mort d'Erasme: «En apprenant cette mort, je n'ai pu retenir mes larmes...; pourquoi ce digne vieillard n'a-t-il pas vécu assez de temps pour mettre la dernière main à ses ouvrages? car c'est pour cela, je pense, qu'il s'était retiré à Bâle.... Que Dieu le reçoive!» Ses lettres renferment toujours quelques vues philosophiques pour la conduite journalière, ou d'utiles conseils pour l'enseignement, fonction qui l'absorbait, et dans laquelle il excellait. «Si vous voulez vivre sagement, disait-il à Polita, ne vous troublez point des nécessités de la vieillesse.... Dieu est puissant....; dès que nous le craignons, nous sommes assez riches.... Savez-vous s'il vous est bon d'être riche?.... Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient.... Quand vous étiez petit, votre père naturel veillait à vos besoins...; votre père céleste aurait-il, plus tard, moins de soins de vous?.... Tout cela, direz-vous, est de la spéculation et ne remplit pas ma bourse...., mais je répondrai: Que vous sert votre bourse sans la piété? et avec la piété, qu'avez-vous besoin de bourse?»—Ses idées sur la manière d'enseigner les langues n'étaient pas moins sages; elles se référaient particulièrement à l'usage et aux exercices, aux dialogues familiers; il promettait des merveilles de cette méthode, et citait, à ce propos, complaisamment les succès qu'il obtenait avec ses esclaves maures; car il est bon de savoir qu'il avait fini par se donner trois esclaves maures, tant les coutumes ont de puissance. «J'enseigne le latin à mes Ethiopiens Michel Dento, Antoine Nigrinus et Sébastien Carbo, afin qu'ils puissent me servir de lecteurs et de secrétaires, comme Tiron à Cicéron....; je leur fais décliner musa pendant le dîner....; ils y font des progrès 459 incroyables.... Un d'eux m'a coûté trente ducats; je ne les donnerais pas pour cent.... Il m'est agréable d'infiltrer ainsi la raison chez ces singes.»
Il y avait déjà trois ans révolus que Clénard était auprès de son prince, menant une vie douce et occupée. Il devait encore demeurer un an avec son illustre élève (toute l'année 1537), puis revenir en Brabant vers la fin de 1538, non sans avoir appris solidement l'arabe, et qui sait? visité le nord de l'Afrique; en tout cas, non sans avoir fait provision de récits de manière à mentir superbement. Le prince Henri lui témoignait un attachement véritable qu'il payait en retour d'un dévouement sans bornes... «Ni les sollicitations des grands, ni celles de MM. de Salamanque, mandait-il à Hoverius[58], n'ont pu me détacher de lui, et s'il m'était possible de rester plus long-temps loin de ma patrie, à la cour, c'est à la cour de Portugal que je resterais...; mais ma tête blanchit..., je veux être enseveli où les miens reposent... Priez Dieu pour moi...»
Dans l'été de 1537, le prince archevêque ayant dû aller prendre possession de son siége à Braga, Clénard fut désigné pour le suivre dans ce voyage. Ici encore nous ne pouvons rien faire de mieux que de l'écouter[59]:
«Il faudrait un volume, mon cher Latomus, pour vous faire certain de toutes les circonstances de ma route. Il me suffira de vous instruire de quelques unes... Ayant donc loué trois mules de bât conduites par deux palefreniers, et acheté deux chevaux, un pour moi, l'autre pour mon domestique, je partis, dans cet attirail, le 30 juillet, la chaleur ayant un peu cédé... A voir ma suite et mes bagages, vous m'eussiez pris pour un évêque... Nous quittâmes Evora vers le soir...; il était nuit très avancée, lorsqu'après avoir fait erreur de plus d'une lieue de chemin nous atteignîmes la première station... Il n'y avait ni pain ni vin dans l'auberge...; du moins, nos chevaux furent traités richement, car ils eurent de l'eau, écoutez bien cela! de l'eau qui me coûta 5 regalia la cruche, à peu près ce que le vin coûte en Flandre... J'eus un lit de deux pieds plus court que moi, et mes gens eurent de la litière... La nuit suivante, au mont Argile, une cassine seule s'offrit à nous, à peine bonne pour contenir nos paquets..... Point d'écurie pour nos bêtes, point de lits pour nous, point de foin ni d'avoine (cela va sans dire, il n'y en a brin dans 460 toute la Péninsule, mais seulement de l'orge et de la paille pour les animaux et du froment pour les humains...). Un lapin que nous avions acheté par prévision fit tout notre souper...; la nuit se passa à la belle étoile... Je dormis quelques heures sur mes paquets, jambes pendantes; après quoi nous cheminâmes tout le jour avec l'espérance d'un bon repas, parce que nos muletiers nous avaient conté des merveilles du pays au delà du Tage, que nous devions ce jour-là franchir... En effet, de l'autre côté du fleuve, une auberge s'offre à nos yeux... Je gourmande la lenteur de mes gens.....; enfin j'arrive.—Monsieur l'hôte, salut, avez-vous de la paille?... Sur ce, Polyphème (car ce n'était pas moins), sans daigner me regarder, laisse tomber fièrement ces mots: «Il n'y a point de paille ici...» O misérable Lusitanie! Beati qui non viderunt, et crediderunt!... J'enrageais..., enfin nous eûmes un peu de paille au moins pour nos bêtes... Même cérémonie pour l'orge. Il n'y a point d'orge..., puis on en obtint quelque peu à force de prier... Avez-vous des œufs?.—Ce n'est pas la saison.—Avez-vous des poules?—Nous n'avons point de poules..... Cependant mon estomac aboyait... J'avise un plat de jus dans lequel on avait fait cuire du lard.—Donnez-moi de ce jus.—Cela ne vaut rien pour la santé.—N'importe: j'y tremperai mon pain;—Non.—Vous reste-t-il un peu de lard?—Non.—Avez-vous du poisson?—Ce n'est pas jour de pêche. ......... Enfin l'idée me vient, en tremblant d'un nouveau refus, de demander des oignons.—On y va voir, me dit mon hôte, et quelque temps après il m'apporta deux oignons dont je dévorai l'un et donnai l'autre à Guillaume... Après ce beau festin, je demande un lit.—Ce n'est pas la saison, me répond le cyclope. Avez-vous idée de chose pareille? Il y a une saison pour les lits dans cet heureux pays!... J'en eus un pourtant moyennant 20 regalia portugais qui valent bien 5 écus ailleurs... Les poètes ont dit que le Tage était aurifère; c'est, sans doute, parce qu'il enlève votre or, non parce qu'il apporte le sien... Non a ferendo, sed ab auferendo auro..... Quoi de plus, mon ami!... Cependant notre sort s'adoucit en avançant au delà du Tage... Nous gagnâmes Coïmbre..., et après treize jours de fatigue, nous entrâmes, le 12 août, dans Braga, lieu qui me plaît beaucoup... Demain 22, si Dieu le permet, je partirai pour Saint-Jacques de Compostelle, qui n'est qu'à trente lieues d'ici, tandis qu'il y en a soixante fortes d'ici à Evora... Plaise au ciel que l'été prochain me ramène près de vous comme j'en ai le dessein!...»
461 L'homme propose et Dieu dispose. Au lieu de revenir en Brabant, dans l'année 1538, comblé des amitiés de son prince, avec une pension honnête pour finir paisiblement ses jours au sein de la terre natale, entre ses amis et ses livres, il en alla tout autrement pour le pauvre Clénard; mais il faut être juste, ce fut bien plus par sa faute que par celle du sort. Pourquoi s'obstinait-il à ce malheureux projet d'arabiquer (arabicari), en Afrique, pour ensuite croiser le fer de l'argumentation avec les docteurs musulmans? car tel fut le principe de ce qui nous reste à raconter touchant cet aimable, vertueux, savant et malheureux homme, digne d'une belle place dans la suite de l'intéressant livre de Valérien de Bellune et de Tollius, sur le malheur des gens de lettres[60].
Clénard accompagna donc l'archevêque Henri dans son pélerinage à Saint-Jacques de Compostelle. De retour à Braga, il contribua, par ses conseils et par ses soins, à l'établissement d'une nouvelle école pour la jeune noblesse portugaise, où il obtint une excellente place pour son ami Vasée, lequel était alors à Salamanque dans une grande détresse. Cette place obtenue, il fallut se remettre à braver les inconvéniens de tout voyage dans la Péninsule ibérique, et faire à cheval les soixante lieues qui séparent Braga de Salamanque, afin d'aller chercher Vasée, et terminer quelques affaires laissées en arrière dans cette ville lors du départ pour Evora. Les deux amis réunis vinrent ensuite saluer le prince archevêque à Coïmbre, où il était momentanément; après quoi ils retournèrent ensemble à Braga, où Vasée fut installé, par Clénard, dans une chaire principale, avec de gros appointemens[61]. Ce fut pendant ce dernier séjour à Braga que la destinée de notre Brabançon s'accomplit. Soit qu'il eût alors terminé l'engagement pris avec son prince, avec le roi Jean III, soit qu'il ne pût résister au désir de visiter l'Afrique mauresque 462 avant de regagner son pays, il se sépara définitivement de son élève au mois de novembre 1538, pour faire, disait-il, son tour du midi de l'Espagne, et recueillir, avec force livres arabes, quelque esclave distingué dans les lettres orientales, qui pût lui servir de guide, en Flandre, dans les travaux qu'il méditait. Mais, préalablement, le prince archevêque régla généreusement avec lui les récompenses dues à ses services, et des sommes d'argent convenables lui furent assignées tant pour son voyage que pour sa pension viagère. Une partie de ces munificences fut sur-le-champ même réalisée, et l'autre, solennellement promise, dut être considérée comme telle également. Hélas! il y a bien loin de Braga à Fez, et en 1540 il y avait bien plus loin qu'aujourd'hui: or, on sait que la distance tue les promesses encore plus que le temps.
Grenade, 12 juillet 1539, à Jacques Latomus.—«Quoique vous n'ayez rien répondu à mes nombreuses lettres, je veux vous apprendre tous les pas que me fait faire la soif de l'arabe, à moi qui, jadis, ne pouvais me résoudre à sortir du logis... Je quittai donc Braga en novembre de l'année dernière, après y avoir fondé une école à laquelle nous avons laissé pour maître notre cher Vasée, avec des gages de centum millium, id est, quingentorum rhenensium par an... Voilà les théologiens grammairiens aussi riches que les chanoines de Cambrai. N'en soyez pas jaloux... J'avais entendu parler d'un certain captif maure, actuellement dans le midi de l'Espagne, lequel, étant fort lettré, convenait parfaitement à mes projets. Je me décidai donc à me rendre à Murcie et à Grenade, en passant par Salamanque, Tolède et Séville..... Arrivé à Coïmbre, un ami me signala dans Séville un certain potier arabe de grande science et en haute estime chez les musulmans... Me voilà cheminant vers la Bétique, en me détournant pour aller embrasser, à Evora, mon cher hôte Jean Petit, l'évêque de Saint-Jacques du cap Vert, que l'on m'avait dit mort, et que je retrouvai aussi plein de santé que de tendresse pour moi... Débarqué dans Séville, je cherche, au milieu de tous les potiers arabes, celui qui devait m'instruire... Point: je trouve, à sa place, un vieillard aux mains calleuses et souillées d'argile, qui se refuse à me donner le moindre renseignement, la moindre leçon..... Je fais alors marché pour 20 oboles par jour, avec un Tunisien qui consentait à me suivre en Flandre et à m'y enseigner l'arabe, si toutefois l'argent qu'il attendait de Fez, pour sa rançon, ne venait pas... 463 Cet argent vint; il me fallut donc recourir ailleurs... Le Tunisien m'avait toutefois désigné un Arabe des plus doctes, alors captif à Alméria, à trente lieues par delà Grenade; je jetai les dés en l'air et partis pour Grenade, non sans crainte de devenir plus Arabe que je ne voudrais, par l'effet des incursions des Maures d'Afrique, sans compter que j'avais mille dangers à courir sur une route traversée par de hautes montagnes couvertes de neige, au milieu d'un hiver plus rigoureux que de coutume... Grâce à Dieu, ma course fut heureuse... A Grenade, j'entrai en marché pour l'achat de mon savant arabe, par l'entremise du vice-roi, marquis de Mondexar. Mais quel effroi!... on me demande 200 ducats..., j'hésite. Au bout de deux mois, on en veut 300... Alors le vice-roi me propose de mettre l'Arabe à ma disposition, si je consens d'abord à lui montrer le grec ainsi qu'à son fils...; dure alternative!... Retarder mon retour dans ma patrie ou revenir sans Arabe!... Je prends un milieu, je m'engage avec le vice-roi pour jusqu'en août de cette année... Voici juillet venu; le marquis de Mondexar veut encore me garder avec lui dans l'Alhambra.—Achetez-moi mon Arabe, lui dis-je, et je vous reste jusqu'en janvier 1540...—Je vous l'acheterai, dût-il me coûter mille écus d'or!...—C'est dit.—Me voici donc encore à Grenade pour six mois...; je les emploierai à conquérir des manuscrits arabes que mon esclave m'expliquera plus tard... Je dis conquérir et non acquérir, car il ne s'en vend point; mais le cardinal de Burgos m'a promis d'interposer son crédit auprès de l'empereur pour m'en procurer de ceux qui sont chez les inquisiteurs et qui me seront plus utiles qu'à Vulcain... Savez-vous ce qui redouble mon ardeur pour l'arabe? le voici: mon ami, le frère Victoria de Salamanque m'a prévenu que la détestable secte de Mahomet faisait de grands ravages dans une bonne partie de l'Espagne aussi bien qu'en Grèce, et m'a confirmé dans mon dessein de la combattre par des écrits arabes, chose qui ne s'est jamais faite... Je veux donc étudier à fond l'Alcoran et le Sunna, qui est un livre où sont rapportés les faits et gestes de Mahomet... J'ai déjà fort avancé cette étude... Que de chimères!—(Suit un long détail des absurdités dogmatiques de l'islamisme, aujourd'hui trop connu pour être rapporté ici, bien qu'il puisse être utile aux savans de le consulter.)—Ces gens-là s'autorisent de l'Evangile contre nous, comme nous nous servons de l'Ancien Testament contre les Juifs... C'est sur ce point que je veux les attaquer... Comment s'avisent-ils de recevoir, autrement que nous, un livre 464 que nous connaissions 600 ans avant leur prophète[62]? Nous causerons un jour plus au long de cela ensemble... Voici mon itinéraire projeté... En janvier prochain (1540), je retournerai en Portugal faire mes adieux au roi et à mon prince avant de rejoindre le toit paternel..... Je songe à passer par l'Italie pour voir Rome, où certain archevêque m'assurait que les mœurs étaient meilleures maintenant qu'autrefois, témoin la sainte mort de Clément VII... Peut-être d'autres m'iront-ils citer en preuve, avec Pasquin, la conversion de Paul III[63]! D'Italie, je vous reviendrai par l'Allemagne, à moins que la crainte de quelques retards nouveaux et l'idée des accidens d'une longue route ne m'arrêtent... Écrivez-moi par la facile voie des négocians qui correspondent de Séville à Anvers...»
Gibraltar, 7 avril 1540, à Jacques Latomus.—«Ne me prenez plus pour un grammairien.......; je travaille à de plus grandes choses... Je vais combattre une détestable secte qu'il est honteux d'avoir laissé neuf siècles tranquillement se propager... On a bien écrit en latin contre elle...; mais à quoi bon?... les mahométans ne lisent pas le latin... Que sert-il de leur offrir un remède qu'ils ne peuvent prendre?... Je veux les réfuter en arabe et répandre partout chez eux mes raisons... Déjà je parle facilement arabe..., je ne me sers point d'autre langue avec mon maître... J'ai laissé ce dernier au vice-roi de Grenade pour le reprendre à mon retour d'Afrique et le mener ensuite avec moi en Flandre....., car je vais faire un tour en Afrique, ne pouvant parvenir à me procurer des livres et manuscrits arabes en Europe... Me voici à Gibraltar... Quand la mer le permettra, je passerai à Fez, qui est un centre de commerce et de science musulmane, à trente lieues environ des présides portugais..... Consolez-moi dans mon exil par vos lettres... Je n'ai pas encore été honoré d'un mot de vous depuis huit ans que je vous ai quitté...»
Ceuta, 5 avril 1540, à Jacques Latomus.—«Nous sommes restés près d'un mois à Gibraltar, en partie à cause du mauvais temps, en partie pour attendre Pâques, afin d'entendre 465 encore chanter l'alleluia en Europe, et peut-être pour la dernière fois. Que Dieu miséricordieux, qui sait tout, nous soit en aide en Afrique!... Après avoir essuyé une horrible tempête, pendant notre court trajet, nous sommes débarqués sur la grève, à une lieue de Ceuta, que nous avons gagné péniblement à pied, tandis que notre bâtiment reprenait la mer pour ne nous rejoindre que deux jours après... Plaise au ciel que, l'année prochaine, notre navigation de retour soit heureuse...! Je vous assure que j'ai eu grand'peur... Je vous donnerai des détails de notre voyage à Fez... On dit que nous aurons cinq nuits à passer à la belle étoile, et des roches escarpées à franchir avant d'arriver... Pour un docteur de Louvain, tout cela n'est guère moins qu'une image de la mort... Priez Dieu pour nous, cher maître, et recommandez-nous aux prières de nos amis...»
Tétuan (royaume de Fez, empire de Maroc), 21 avril 1540, à Jacques Latomus.—«Samedi dernier, j'ai quitté Ceuta, où je suis resté quatre jours, dans le temps que les musulmans célèbrent leur Pâque... Instruit que j'étais de leurs mœurs singulières, par mon maître, l'esclave de Grenade, j'ai causé plus de surprise que je n'en ai éprouvé... Je ne craignais ni les mahométans ni les juifs, qui affluent ici, tant parce que j'étais résolu de me comporter avec eux de façon à m'en faire plutôt aimer que haïr, sans pourtant m'y confier, que parce que j'étais porteur de lettres de mon captif arabe au roi, dans lesquelles il se loue de mon humanité envers lui... Je me suis donné pour un grammairien venu dans l'intention d'apprendre la langue arabe, pour ensuite l'enseigner dans les colléges chrétiens... Ces gens-là furent si étonnés de voir un Flamand qui parlait leur langue, qu'ils m'entourèrent et ne me laissèrent pas respirer... Comme je m'exprime plus correctement qu'eux, ayant appris l'arabe dans les livres, leur admiration était grande...; ils me prirent pour un orateur, et m'amenèrent un jeune écolier de Fez, connu par ses succès d'école...: je le poussai avec avantage sur la grammaire, ce qui fut pour moi un grand et bruyant triomphe... Tout se prépare bien pour mon voyage de Fez... Dieu me soit en aide... Priez-le toujours pour moi...»
Fez, 8 mai 1540, à Jacques Latomus.—«Le 29 avril, étant partis de Tétuan, nous passâmes deux nuits sous la tente, après avoir fait seulement deux lieues, parce que nous fûmes surpris de pluies violentes, qui coupèrent notre chemin d'affreux torrens descendus des montagnes... Le beau temps revenu, nous 466 nous remîmes en route, et, le 4 mai, nous entrâmes à Fez, très grande ville dont je vous parlerai en détail quand j'aurai mis ordre à mes affaires... J'ai salué le roi en arabe, et nous avons lié conversation ensemble...; il m'a fait beaucoup de caresses, m'a tout promis, et m'a juré que je serais entretenu de toutes choses ici, que, de plus, on me rendrait mes déboursés, et qu'on me laisserait emmener mon Arabe de Grenade en Flandre, pourvu que je lui rendisse la liberté, et que je le fisse venir de Grenade à Fez, où sa réputation est universelle... Je ne me fie guère à ces promesses... Je vous ferai part de l'issue de cette affaire...»
Fez, juillet 1540, à Jean Petit, évêque de Saint-Jacques du cap Vert, à Evora.—«Si le roi de Fez est de bonne foi avec moi, j'aurai fait un heureux voyage en Afrique, car je lui ai vendu 500 ducats l'Arabe de Grenade, que j'avais fini par acheter 180... J'ai entrepris une grande œuvre, à laquelle je vais tenter d'associer tous les princes chrétiens, celle d'introduire, chez les musulmans, la controverse chrétienne en langue arabe... Si les princes ne m'aident pas, je m'adresserai directement aux académies...»
Fez, 4 décembre 1540, à Jean Petit, à Evora. «Je vis ici, au milieu des juifs, qui sont plus surpris de voir qu'il y a encore des chrétiens, que nous ne le sommes de voir qu'il y a encore des juifs... Ils ne savent rien de nous, si ce n'est que nous les brûlons... Que nous sommes cruels et insensés! Ne vaudrait-il pas bien mieux les réfuter, par la raison et la science, que de consumer, eux et leurs livres, qu'ils seraient les premiers à détruire, une fois que nous les aurions rendus chrétiens sincères...? Les apôtres n'ont persécuté personne, et ont conquis les esprits... Nous avons expulsé les juifs d'Espagne...: quel fruit en avons-nous retiré...? Nous ne voulons ni esclaves ni marchands d'esclaves, disons-nous; mais n'est-il pas mieux de les garder esclaves que de les brûler libres?... Quand on paierait quelques juifs, en Europe, pour nous traduire et nous expliquer le talmud, et nous mettre à portée de savoir ce que nous leur prêchons et de nous prêcher, où serait le mal, si ce n'est dans les préjugés du grand inquisiteur et dans ceux des moines?... Or le monachisme est le sanctuaire de l'hypocrisie ignorante...»
Fez, 9 avril 1541, à Jacques Latomus, à Cambrai. «La seule mention que j'ai reçue de vous, dans les lettres de Rutgerus, m'a si fort ému, que j'ai cru vous parler... Enfin vous étiez vivant au mois de septembre dernier...; puissé-je vous revoir 467 ainsi bien portant au mois de septembre prochain!... Voici tantôt 9 ans que j'ai quitté ce cher Louvain, où je voulais revenir dès l'année 1538, tant je me laisse emporter par le goût des lettres arabes... Je me suis mis en tête de combattre cette honteuse et détestable secte des mahométans, non plus avec des armes étrangères, telles que le grec et le latin, mais avec ses propres armes, c'est à dire avec sa langue et ses livres sacrés... C'est, l'Alcoran et le Sunna à la main, que je prétends ruiner l'Alcoran et le ridicule Sunna aux yeux des Arabes, en discours arabe... Dans ce but, je suis venu, l'an dernier, à Fez, ville située à quarante lieues du détroit de Gibraltar..... Une grande rumeur a suivi mon arrivée... Chacun se disait qu'un lettré chrétien était arrivé, à qui l'on ne devait rien révéler, de peur d'exciter du trouble plus tard..., tant et si bien m'avait diffamé secrètement ce même maître arabe, mon esclave à Grenade, qui avait écrit, en ma faveur, des lettres ostensibles au roi maure, si flatteuses pour moi. Fez est une grande, populeuse et antique cité, qui renferme, dit-on, quatre cents temples ou mosquées et autant de bains...; un grand nombre d'esclaves chrétiens y languissent dans des travaux vulgaires... L'ancienne ville est distante d'une demi-lieue de la nouvelle, où se voit le palais du roi... A quelque distance encore, est la ville juive, laquelle, entourée de murs particuliers, possède huit à neuf synagogues et 4,000 habitans, la plupart très instruits, et paie un tribut au souverain arabe... A Fez, tout le savoir musulman consiste à mettre dans sa mémoire l'Alcoran et le Sunna qui traite des actions du prophète... Du reste, il y a peu de livres... Les mahométans sont de très subtils scolastiques et très enclins aux hérésies entre eux... Il n'y a pas long-temps qu'un de leurs docteurs pensa payer de sa tête l'opinion que Mahomet n'avait jamais péché..... J'avais fait ici marché avec le roi pour certains livres arabes; mais j'ai bien appris là ce qu'était la foi punique..... Ce n'est pas tant le roi que j'accuse, toutefois, qu'un monstre de Portugais d'Afrique, lequel s'acharne à faire avorter mon voyage... Mais Dieu me protège et me fournit chaque jour les moyens d'échapper à cet infame... Nous sommes, dans cet instant, la proie des sauterelles dites locustes, qui deviennent à leur tour la proie des hommes... En une seule nuit elles ravagèrent toutes les moissons, et le lendemain les paysans en apportèrent des charrettes pleines à Fez, où on les sale et on les mange... Quant à moi, je préfère une perdrix à vingt locustes..... Incessamment je partirai pour Grenade... Priez Dieu pour moi!...»
468 Toute entreprise folle a bientôt son terme fatal: celui de la croisade Clénard était arrivé après une année et quelques mois. Premièrement le roi de Fez, prévenu des desseins secrets du voyageur et soupçonneux comme tous les barbares, mit autant de soin à le frustrer de tout livre et de tout manuscrit arabe qu'il avait mis d'empressement à lui en promettre. Secondement, après l'avoir engagé, pour de l'argent, à faire venir à Fez ce fameux Arabe de Grenade, acheté si cher, il voulut s'acquitter en lui donnant deux esclaves chrétiens. A peine Clénard avait-il consenti à cet échange, dans l'espoir d'en tirer profit en Espagne (car il n'est que trop vrai que les coutumes dépravées sont contagieuses, et que tel chrétien, venu en Afrique avec les sentimens d'un père de la Merci, en sortait souvent avec les habitudes d'un marchand d'esclaves); à peine, disons-nous, cet excellent homme avait-il agréé les propositions du roi de Fez, qu'un scélérat, mu sans doute par un esprit de rivalité dans le commerce infame d'esclaves chrétiens et maures, non seulement le priva de ses deux captifs d'échange en répandant le bruit qu'ils étaient ses parens, ce qui détermina le prince perfide à augmenter infiniment leur prix, mais encore l'assaillit de tant de calomnies, l'entoura de tant d'embûches, que pour sauver sa vie il n'eut à prendre d'autre parti que de repasser en Espagne. Mais ce parti lui-même était devenu presque impossible au pauvre Brabançon. Sa bourse était épuisée. On lui devait de toute part, et de nulle part, malgré lettres et suppliques, il ne venait d'argent. Un certain comte de Linarès, Espagnol, lui devait 100 ducats pour un parent qu'il lui avait racheté; l'ami Vasée lui devait, mais surtout le prince Henri de Portugal, l'archevêque de Braga, son cher élève, lui devait un argent bien sacré. Vaines ressources! vaine attente! point d'argent. Dans cette extrémité, Clénard dépêcha son fidèle Guillaume en Portugal avec des lettres pressantes pour son prince. Guillaume revint les mains vides. Il est vrai que le voyage l'ayant fatigué outre mesure, ce fidèle serviteur tomba malade au retour et causa bientôt à son maître un surcroît de dépenses et de tribulations. Au milieu de toutes ses peines, Clénard ne perdait ni son courage, ni ses idées, ni sa gaîté naturelle... Il mandait à Jean Petit, le seul ami qui ne l'abandonna point alors et qui lui fit passer quelque somme dont Vasée plus tard le remboursa: «Je ne mourrai pas de faim pour n'être plus nourri par le Portugal....... Dieu m'appelle à de hautes destinées..., j'espère en lui, etc.» Il mandait encore au même: «Mon pauvre Guillaume est tombé malade d'une fièvre tierce, en revenant de Portugal où je l'avais 469 envoyé... Un astrologue juif, de 80 ans, mon bon ami, à qui je montre le latin et qui réussit assez bien quand il a ses lunettes, m'a guéri mon domestique et m'a prédit que je serais un jour cardinal ou même pape... Si je suis jamais pape, je lancerai un bref ainsi conçu: «Nous interdisons à l'évêque de Sala et à l'évêque de Targa de toucher leurs revenus d'Afrique avant de savoir l'arabe...» Enfin, Clénard, ayant réuni toutes ses ressources, se mit en route pour l'Espagne, avec le projet, après avoir passé par Cadix et Grenade, d'aller lui-même trouver son prince en Portugal, pour en obtenir les moyens assurés de retourner dans sa patrie et d'y vivre; mais il avait encore un tribut à payer à la terre d'Afrique avant d'en sortir et d'acquitter le tribut suprême. En quittant Fez, au commencement de septembre 1541, à deux lieues tout au plus de cette ville, et dans une bourgade assez gratuitement nommée Azyle, le cheval arabe qu'il montait s'étant mis à ruer, comme s'il eût voulu venger Mahomet, notre professeur tomba rudement, se cassa l'épaule et fut retenu quarante jours sur un grabat, par suite de cet accident. Aussitôt qu'il fut rétabli, il s'embarqua et rejoignit, sans autre encombre, à Grenade, son protecteur le vice-roi. Là, de tristes certitudes ne tardèrent pas à lui fermer les chemins du Portugal et de la Flandre, en lui fermant le trésor portugais. De raconter comment cela se fit, c'est ce que nous ne saurions essayer, puisque le personnage intéressé ne s'est ouvert qu'à demi, sur ce sujet, dans sa correspondance. Il est à présumer que le tort dont il fut victime ne vint pas précisément d'un manque de foi du roi Jean III, mais seulement de cette incurie, de cet oubli des absens, de cette pénurie fainéante et dépensière qui, de temps immémorial, dans les gouvernemens de la Péninsule, font évanouir toutes les recettes en prodigalités frivoles et toutes les dettes en nuageuses banqueroutes. Ce fut alors que Nicolas Clénard manifesta la hauteur d'ame et le ferme caractère qu'il avait reçus du ciel. Nulles plaintes, nulles faiblesses ne vinrent dégrader son infortune. Retenu au fond de l'Espagne, à plus de quatre cents lieues de chez lui, sans argent, après vingt-neuf ans d'honorables travaux, à près de 50 ans d'âge, il détourna courageusement ses yeux d'une patrie qu'il ne pouvait plus noblement revoir, et tourna de nouveau toutes ses vues du côté de l'Afrique, se bornant à écrire une très belle lettre à l'empereur Charles-Quint[64], où il lui racontait ses desseins, ses actions et ses malheurs, dans la seule vue d'en être autorisé à 470 retirer des livres arabes des mains de l'inquisition. Du reste, il renoua fort dextrement ses relations avec le roi de Fez par le moyen du fidèle Guillaume, qu'il dépêcha d'avance sur les lieux, et, après avoir fait argent de tout ce qui lui restait, il se disposa tout de plus belle à retourner à Fez, pour se livrer cette fois, sans réserve, à son projet de controverse en arabe, dans le but de convertir les musulmans, grands controversistes de leur nature. «Ne me détournez pas de mon idée, écrivait-il à son ami Jean Petit, en lui faisant ses adieux[65]. Priez seulement Dieu pour moi, révérendissime Seigneur..... Votre raisonnement, que ces gens-là ne méritent pas d'être réfutés, parce qu'ils ne sont touchés ni de la raison, ni des miracles, ne vaut rien, croyez-moi...: ne voyez-vous pas que, s'il était bon, il aurait pu arrêter aussi les apôtres et empêcher la prédication de l'Évangile chez les gentils?... Recommandez-moi seulement à Dieu, vous dis-je!... Quant à l'argent, il ne m'inquiète guère, et je ne suis triste de ma déconvenue portugaise que parce qu'elle m'empêche de revoir ma patrie...; mais, si j'obtiens des succès dans ce que je vais commencer, je serai consolé.»
Ce furent là les derniers accens de Clénard dans ce bas-monde, lieu de misères et de mécomptes perpétuels pour les génies candides tels que lui. La mort le vint surprendre sur ces entrefaites, et mettant ainsi un terme prompt à ses souffrances, lui en sauva probablement de plus cruelles. Telle fut la destinée d'un savant autrefois célèbre, aujourd'hui bien oublié; s'il l'est moins désormais, ce ne sera qu'une justice à laquelle il nous sera doux d'avoir concouru.
[54] Voyez, en français, plusieurs lettres de Busbec (Auger de Guiselin, seigneur de), tom. XI, partie 2e des Mémoires du père Desmolets, faisant suite à ceux de Sallengre. On y trouve de précieuses circonstances sur les guerres des Pays-Bas et la folle expédition du duc d'Alençon, entre autres choses.
[55] Coupé, dans les tomes 16 et 19 de ces Soirées littéraires, articles des auteurs belges et bataves, donne, sur Jacques Latomus et Jean Vasée, des détails qu'on peut consulter. Il y est dit, du premier, notamment qu'il a laissé des poésies latines recommandables par l'élévation des idées et des sentimens, et mis le Cantique des Cantiques en vers latins; et, du second, qu'il se tira bien de diverses négociations dont il fut chargé, tant en Espagne qu'en Portugal, et que, s'étant marié dans ce dernier pays, il y laissa son fils, en le recommandant au cardinal Henri; devenu roi, en 1548, puis s'en alla mourir à Salamanque, en 1560. La Grande Chronique d'Espagne, écrite en latin par Jean Vasée, est estimée, et va plus loin que l'histoire de Mariana, qui s'arrête en 1516.
[56] Evora, 26 mars 1535, à Jean Latomus, à Cambrai et Salamanque, 5 et 6 novembre 1531, à Jean Vasée à Séville.
[57] Evora, 8 des kalendes de mai 1534, à don Martin de Vorda.—Evora, 31 décembre 1534, à Jean Vasée.—Evora, 26 mars 1535, à Jacques Latomus.
[58] A Hoverius, Braga, 9 sept. 1538.
[59] A Jacques Latomus, Braga, 21 août 1537.
[60] De Infelicitate litteratorum. Venise, 1620, in-12; et Genève, Edgerthon Bryges, 1811, in-8. Tout intéressant qu'est ce livre, il est à refaire. Outre que son catalogue des Victimes de la littérature est incomplet, le plan de l'ouvrage même est défectueux, parce qu'il fait entrer, dans les causes de malheur pour les gens de lettres, les accidens communs à tous les hommes, et les vices comme les passions qui atteignent toutes les professions du monde. Ce n'est pas une merveille que la peste, l'impiété, l'avarice, la prodigalité, la fraude rendent un auteur malheureux; ce qu'il fallait montrer, et qui eût excité une pitié utile et philosophique, c'était la condition spécialement malheureuse des gens de lettres. (Voir dans les Soirées littéraires de Coupé, tom. XVI, un bon extrait de ce livre, et celui intitulé des Calamités des poètes grecs, dans les articles Corneille Tollius et Joseph Barberius.)
[61] Braga, février 1538, à François Hoverius.
[62] Ici la logique de Clénard paraît donner trop beau jeu aux Juifs.
[63] 13e lettre de Clénard. Elle est adressée à Hoverius, sans date. J'ai intercalé ici ces deux derniers traits pour ne pas laisser perdre un détail de mœurs curieux. Paul III était Farnèse: c'est lui qui fit, de son bâtard, un duc de Parme; il témoigna beaucoup de repentir à sa mort, ainsi qu'avait fait Clément VII (Médicis).
[64] Grenade, 10 janvier 1542.
[65] Grenade, calendes de septembre, 1542.
FIN DU TOME PREMIER.
IMPRIMERIE DE Mme HUZARD, NÉE VALLAT LA CHAPELLE,
RUE DE L'ÉPERON, No 7.
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