Title: L'Illustration, No. 0071, 4 Juillet 1844
Author: Various
Release date: January 24, 2015 [eBook #48061]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque N°. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. |
N°71. Vol. III. |
Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. Ab. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40 |
SOMMAIRE.
Histoire de la Semaine. Portrait de M. Séguier.--Courrier de Paris.--La Grande-Chaumière. Trois gravures.--La reine d'Angleterre et ses Ministres.--Un nouvel art. L'Osphrétique. Une séance d'osphrétique, caricature par Cham.--Météorologie de Juin.--Exposition des Produits de l'Industrie. (Dixième article). Piano de M. Érard; Instruments de Sax; Sculptures exécutées par les détenus; Pendule par M. Paul Garnier; Pendule et Bénitier par M. Victor Paillard.--Le sacrifice d'Alceste. Nouvelle. Par M. Fabre d'Olivet (première partie).--Les forçats. Neuf Gravures, d'après les dessins de M. Letuaire, de Toulon.--Bulletin bibliographique.--Allégorie de Juillet Le Lion.--Caricature par Cham. Sophocle réclamant ses droits d'auteur à l'Odéon.--Amusements des sciences.--Correspondance.--Rébus.
La foule et l'attention se sont, toute la semaine, portées vers le Palais de Justice.
La foule s'est écoulée, car, au moment où nous mettons sous presse, l'arrêt, si impatiemment attendu, vient d'être prononcé. Rousselet a été condamné aux travaux forcés à perpétuité, Édouard Donon-Cadot a été acquitté. On ne peut pas dire que cet arrêt répond en tous points aux prévisions du public, à moins que le jury n'ait voulu, par les circonstances atténuantes, protester contre la peine de mort. L'attention, elle, y demeure encore fixée, car la lutte de M. le premier président et du conseil de l'ordre des avocats est toujours sans solution. L'assassinat de Pontoise, dont les débats avaient fait ajourner la comparution du bâtonnier et de ses collègues devant la cour au 1er juillet, puis au 3, a nécessité encore une remise nouvelle, et ce n'est que la semaine prochaine que se videra ce débat, que ce conflit sera réglé.
L'Illustration pénétrera dans cette audience tout exceptionnelle et ne manquera pas d'en reproduire la physionomie, aujourd'hui, et à titre d'arrhes, elle offre celle de M. Séguier.
M. Séguier, premier président
de la cour royale de Paris.
La chambre des députés a eu aussi cette semaine des séances animées et des débats à retentissement. Le cabinet se croyait, il y a huit jours, à l'abri de Secousses nouvelles, lancé sans accident possible sur ce qu'il lui restait à parcourir de chemins de fer, et près d'arriver à cette discussion du budget, station finale que la canicule et le bonheur des champs donnent aux hôtes du palais Bourbon et du palais du Luxembourg un impatient désir d'atteindre. L'opposition a encore obstrué les rails, et il en est advenu beaucoup de désordre et de culbutes dans le wagon du ministère. Nous avions laissé la discussion engagée sur la ligne du Nord. Par prudence, le gouvernement, contrairement à sa proportion première, avait, pour conjurer un échec, proposé l'ajournement de la question d'exploitation définitive, et demandé, à titre provisoire, d'être autorisé à poser les rails et à exploiter les tronçons terminés. Ceci ne devait pas rencontrer d'obstacle: il y a eu, en effet, unanimité. Mais il s'est agi de déterminer où s'embrancheraient les chemins qui devaient partir du tronc commun pour aller joindre la frontière belge et nos ports de la Manche, et là s'est engagée une lutte dont l'issue n'a pas été la phase la moins bizarre. Le gouvernement pressait, pour point de bifurcation, une localité fort inconnue jusqu'ici, mais qui se trouve avoir conquis tout à coup un grand renom, non pas géographique, non pas historique, mais parlementaire, Ostricourt. La commission avait adopté ce projet; mais, par distraction sans doute, elle avait choisi pour le défendre un rapporteur qui le trouvait détestable. Ce rapporteur donc ne faisait valoir aucun argument en faveur d'Ostricourt, et ne disait pas ce qui pouvait militer pour un tracé qui faisait sacrifier les relations les plus importantes, celles de Dunkerque avec Lille, par exemple, et dans le système duquel Calais se trouvait compromis aussi bien que Dunkerque. Les révélations, ou, pour être moins affirmatif, les indiscrétions de la salle des conférences, se sont fait jour à la tribune. On a donné à entendre qu'en bifurquant à Ostricourt, une voie de fer passait à Douai, et que si le chemin se trouvait de beaucoup allongé pour les points qu'il s'agissait de relier, il rendait par contre les communications très-faciles entre M. Martin (du Nord) et ses commettants. Ces bruits ont cheminé à grande vitesse, et, quand on est allé au vote, Ostricourt a succombé aux rires de l'Assemblée entière. Le banc des ministres, voyant la défaite de son protégé, s'est levé lui-même pour l'achever. Des embranchements se détacheront de Lille sur Calais et Dunkerque, et comme ce détour allongerait les communications de Londres avec Paris, le chemin de Boulogne, qui n'était qu'une éventualité fort incertaine, a été immédiatement classé et arrêté. Il viendra s'embrancher à Amiens; mais ici on n'a reconnu ni au mode de concours de l'État et des compagnies prévu par la loi de 1812, ni à l'exécution et à l'exploitation par l'État, ni à l'exécution par une compagnie avec subvention de la part de l'État et bail d'une durée moyenne, comme pour le chemin d'Avignon à Marseille, mais à son complet achèvement par les ressources uniques d'une compagnie à laquelle, en dédommagement, sera concédée une jouissance de 99 ans, comme pour les chemins d'Orléans, de Rouen, du Havre et de Strasbourg à Bâle. C'est, on le voit, un nouveau coup de canif donné à cette fameuse loi de M. Teste, à laquelle nous devons du moins la gravure et la frappe d'une fort belle médaille, c'est un retour aux principes posés par la commission de 1838.--Le lendemain, du reste, la Chambre, à l'occasion du chemin de Vierzon et de ses embranchements, qui aboutiront plus tard à Limoges et à Clermont, a, pour tenir tous les systèmes en équilibre, admis les compagnies financières. Dans les votes de l'honorable assemblée il y en a donc eu pour tous les modes et pour tous les goûts.--Restait la ligne de Strasbourg. Elle a été classée; les travaux ont été ordonnés et les crédits ouverts. Mais, quant à son mode d'exploitation, on a remis à l'an prochain à le déterminer, par suite de la dislocation du conseil d'administration de la compagnie. Une susceptibilité honorable a amené M. Ganneron et ses collègues, que l'amendement tout général de M. Crémieux n'avait pas eu, à coup sur, l'intention de mettre ni en cause ni en suspicion, à se soumettre par avance à une opinion de la Chambre qui n'a pas encore, qui n'aura peut-être pas force de loi, mais qui, ayant réuni une majorité dans son sein, leur a paru digne de déférence. Pendant que communication était donnée à la Chambre des députés de cette détermination de leur part, M. le comte Molé, que ce même conseil d'administration avait prié de le présider, faisait connaître à la tribune de la chambre des pairs sa résolution toute conforme. L'ancien président du cabinet du 15 avril n'a pas, dans son langage, du reste plein de dignité, cherché à dissimuler son aigreur contre le vote de la chambre des députés, dont l'amendement, comme il l'a rappelé, n'a été ni motivé par son auteur, ni le moins du monde combattu par le ministère, qui est allé depuis le dénoncer à la chambre des pairs. M. le comte Molé, en se soumettant, pour sa part, à cette décision, dont il déplore la portée, a dit quelle avait introduit dans le sein de la chambre des députés le germe d'une dissolution prochaine, et qu'elle avait rendu inévitable, au moins pour quelques-uns de ses plus honorables membres, l'appel aux électeurs. Le ministère n'a pas plus répondu à M Molé qu'il n'avait répondu à M. Crémieux.--Du reste, il semble que partout on reconnaisse que des mesures sont à prendre pour que des abus sans nombre ne sortent pas de la mauvaise organisation des compagnies. Dans le royaume de Wurtemberg on va plus loin. La chambre de commerce de Stuttgart et la réunion des libraires de la même ville viennent d'adresser une pétition au roi, pour le prier de ne pas livrer les chemins de fer à des compagnies privées, mais de les exécuter aux frais de l'État. Quant au roi de Prusse, il a rendu, le 3 juin, une ordonnance nécessitée par l'agiotage effréné qui s'était établi sur les actions de chemin de fer sérieux ou fantastiques. Cette ordonnance a causé beaucoup de sensation à la bourse de Berlin; elle défend d'ouvrir aucune souscription d'actions sans l'autorisation du ministre des finances. Elle prononce une amende de 500 à 800 thalers (1,875 à 3,000 fr.) contre les contrevenants. En même temps elle prohibe tout marché à terme, et le déclare nul par avance.
Dimanche matin le Moniteur, qui ne se permet envers ses lecteurs que de rares surprises, leur en a causé une dont la Chambre a cherché à les remettre. Un long article, pas trop embarrassé vraiment, affirmait que par suite de toutes les dettes de famille qu'elle avait acquittées, de toutes les charges qu'elle avait eues à supporter, de toutes les dépenses auxquelles il lui fallait faire face, la royauté se trouvait chez nous dans une situation d'argent qui n'était digne ni d'elle ni de la France, et que les clameurs des factions, des faux calculs qu'elles mettent en avant avaient seuls pu abuser jusqu'ici la partie saine de la nation et la majorité de la Chambre et détourner les pouvoirs législatifs d'accorder aux princes et princesses de la famille royale des dotations qui leur sont aussi indispensables que légitimement dues. Cet appel à l'opinion publique dans un journal, de la part d'un cabinet auquel précisément en ce moment deux tribunes sont ouvertes pour les propositions financières de l'exercice 1845, a paru inexplicable aux commentateurs du Moniteur, n'a pas, le lendemain matin, été mieux compris dans les couloirs du palais Bourbon, et a été fort rudement repoussé à la tribune.
La commission pour l'examen du projet de loi sur l'enseignement secondaire poursuit activement ses travaux; son rapport sera prochainement déposé, et, pour forcer le cabinet à entrer immédiatement dans une des réformes qu'on recule successivement en présentant de quatre en quatre ans un projet de loi qu'on ne mène pas à fin, elle proposera, par un amendement au budget des recettes de 1845, la suppression de l'impôt universitaire, lequel justifie fort bien son nom, car il ne pèse que sur les établissements de l'université et rend à la plupart d'entre eux, aux collèges communaux principalement, la lutte avec les écoles ecclésiastiques impossible.
On est impatient d'apprendre des nouvelles du Maroc. Le maréchal Bugeaud est venu avec sa réserve venger vigoureusement la trahison dont ses généraux avaient pensé être victimes. Quatre bataillons qui avaient mis le sac bas, et un escadron de spahis conduits par le colonel Youssouf se sont précipités sur les Marocains, et leur ont tué trois cents hommes. Chaque spahis est revenu avec une tête à la pointe de son sabre. Ce sont de cruels trophées! Le fils d'un ancien gouverneur de l'Algérie, le capitaine de spahis Tristan de Rovigo, et un antre officier du même grade, M. de la Chèvre, ont perdu la vie avec cinq autres des nôtres. Est-ce le guet-apens tendu aux généraux Bedeau et Lamoricière qui a donné lieu au massacre furieux de nos soldats dans les colonnes du Times et surtout de l'Eco del Comercio de Madrid? ou bien serait-ce excès de sollicitude et de sympathie pour nous? Le journal espagnol nous fait perdre, en une seule affaire, 18,000 hommes d'infanterie, 2,000 chevaux, une artillerie et un matériel considérable, et 5,000 mulets. Nos généraux sont tués. «Dans tous les cas, ajoute-t-il, l'échec sera difficile à réparer.» Il est bien probable qu'il n'y aura d'échec que pour la véracité de cette feuille sentimentale. En attendant, tout commande à notre gouvernement, dans cette affaire, une grande énergie et une dignité qui ne se démente pas. On avait annoncé que l'Espagne venait de s'en remettre à l'Angleterre pour terminer son différend avec le Maroc; mais on assure aujourd'hui que le Maroc a repoussé cette médiation. Quoi qu'il en soit, sir Robert Peel a déclaré à la chambre des communes qu'il avait reçu de M. Guizot communication des instructions données par le cabinet français. Nous préférerions que le cabinet, qui n'a point à se faire pardonner un passé ambitieux, cherchât moins à se prémunir, en cette occasion, contre un reproche de ce genre, qu'il ne se crût pas forcé à des communications qui, à coup sûr, ne sont pas sans danger, et dont le moindre inconvénient est d'autoriser le Times à dire que «nous avons pris l'engagement, quel que soit le cours des événements, de ne pas ajouter un pouce de terrain à nos possessions d'Afrique, et qu'à l'accomplissement de cette obligation tiendront indissolublement la paix du monde, la bonne intelligence des deux pays, et même le maintien des possessions françaises dans l'Algérie.» En vérité, M. le ministre des affaires étrangères aurait bien le droit de se plaindre des mauvais services qu'on cherche personnellement à lui rendre, des embarras qu'on lui fait naître de l'autre côté de la Manche. Le ministère vient de donner l'ordre de faire embarquer à Port-Vendres pour Oran deux régiments de cavalerie, un de hussards et un autre de chasseurs.
Nous avons parlé, dans notre avant-dernier numéro, des interpellations de M. Duncombe sur la violation du secret des lettres. Ajournées, elles ont été reproduites. A la plainte de M. Mazzini, l'honorable membre de la chambre des communes est venu ajouter celle d'un officier polonais, M Stalzberg. «Ce ne sont pas, dit M. Duncombe, les seules personnes dont la correspondance ait été visitée. Qui sait si, lorsque le duc de Bordeaux était en Angleterre, ses lettres n'ont pas été ouvertes? Assurément, Louis-Philippe eut été charmé de les lire. (On rit.) Peut-être les a-t-il lues. Avez-vous lu les lettres de M. Mazzini, pour faire plaisir au cabinet de Vienne? Décachetez-vous d'autres lettres, pour le bon plaisir du pape ou d'autres souverains? Je ne pense pas que le gouvernement soit assez perfide pour user en un procès politique des éléments que pourrait lui offrir cette indiscrétion officielle. Ce serait révoltant dans l'hypothèse d'une accusation de conspiration. J'aime à croire que le magistrat à qui le très-honorable baronnet (M. J. Graham, ministre de l'intérieur) présenterait de telles pièces, le prendrait par les épaules et le mettrait hors de cour. (On rit.) Et croyez bien que je ne demande pas à connaître les secrets de l'État. Ils n'en valent pas la peine. (On rit.) Ce que je veux, c'est savoir si le gouvernement a abusé de ses pouvoirs discrétionnaires. Je demande que la pétition du capitaine Stalzberg soit renvoyée à une commission spéciale, pour savoir en vertu de quels ordres a agi la direction des postes. La commission devra faire son rapport à la Chambre, et exprimer son opinion sur l'opportunité de la modification de la loi qui régit la matière.» Le ministre a répondu que c'était son droit, et qu'il en usait comme l'avaient fait ses prédécesseurs depuis le gouvernement de Cromwell. Un orateur, faisant assez bon marché de l'honneur de notre cabinet, a répondu qu'il fallait laisser ces expédients honteux aux gouvernements de Franco, d'Autriche et de Russie; mais qu'en un pays de liberté, un espionnage honteux ne saurait être maintenu, sous prétexte que l'espionnage peut prévenir des crimes. La torture pouvait avoir aussi quelques avantages, cependant elle a été abolie. La demande d'enquête de M. Duncombe a été repoussée par 206 voix contre 162. La même question a été soulevée, sans plus de succès, à la chambre des lords par lord Radnor. Le duc de Wellington, lord Brougham et plusieurs autres pairs ont établi que cet état de choses était irréprochable.--C'est très-bien. Mais nous devons alors avouer à leurs seigneuries que le gouvernement actuel a supprimé le cabinet noir à son avènement, et que ce scrupule, qui doit leur paraître bien ridicule, nous met dans l'impossibilité de reproduire aujourd'hui, comme le font les journaux illustrés anglais, notre Secret-Office. Du reste, pour rendre justice à chacun, nous devons dire que le noble exemple qu'a suivi le gouvernement de juillet avait déjà été donné par l'assemblée nationale. Des lettres, adressées au comte d'Artois, qui venait d'émigrer en Suisse, avaient été saisies sur M. de Castelnau, arrêté sur le pont Royal; elles furent envoyées à l'assemblée nationale par la municipalité de Paris. L'Assemblée ne voulut pas même les lire, et passa à l'ordre du jour.
Les dernières nouvelles de l'Inde sont à la date du 20 mai. A cette époque, lord Ellenborough ne connaissait pas encore son rappel. Une colonne anglaise de 800 hommes, commandée par le capitaine Taitel et le lieutenant Fitz-Gérald, s'était laissé surprendre par les Beloochees, qui l'ont poursuivie jusqu'à Poolagee, en la faisant cruellement souffrir. Sher-Mahomed, à la tête de 20,000 Indiens, avait recommencé les hostilités. Le 64e régiment avait encore donné des marques inquiétantes d'insubordination. Aucune nouvelle de Chine ne figurait dans ces dépêches.
Les reines avaient appelé à Barcelone ceux des ministres qu'elles avaient laissés à Madrid en le quittant. Ces conférences ont donné lieu à beaucoup de suppositions contradictoires, parmi lesquelles il ne s'en est pas trouvé cependant une seule qui tendît à accréditer la pensée que le gouvernement espagnol pût songer à rentrer enfin dans la voie constitutionnelle. Ce qui a été arrêté à Barcelone ne sera, dit-on, publié qu'après le retour des ministres, dans la capitale où ils reviennent. Les reines prolongent leur séjour à Barcelone, ce qui a donné lieu au bruit qu'on y attendait le comte de Tripani pour le marier avec Isabelle, un peu précipitamment, et de façon à ne pas laisser le temps d'arriver à des représentations nouvelles de la part de l'Angleterre. Nous donnons cette version pour ce quelle vaut.
La Calabre vient d'être le théâtre de troubles nouveaux. Les deux fils de l'amiral Bandiera, qui étaient partis de Corfou avec un certain nombre de réfugiés italiens, sont débarqués dans le royaume de Naples, le 16 juin, et ont tenté de soulever la province où la guerre civile s'était déjà engagée il y a peu de mois. Un supplément du Journal des Deux Siciles, du 23, affiche la plus grande quiétude, et cette feuille du gouvernement traite d'échauffourée déjà réprimée la nouvelle tentative.
La diète extraordinaire de Suisse s'est convertie en diète ordinaire, sans avoir pris aucun parti décisif sur la question du Valais.
La sentence de mort prononcée par le tribunal du bey, le 12 avril dernier, contre un sujet anglais, a reçu son exécution à Tunis le 5 juin. Le condamné a été étranglé dans son cachot, à la Goulette. Aucun de ses compatriotes n'ayant voulu servir de témoin, le consul anglais, sir Thomas Bead, a dû se contenter de la présence du frère de son valet de chambre, pour faire constater légalement la réalité du supplice. Notre pavillon n'a point reçu la flétrissure d'un événement aussi fâcheux pour la chrétienté. M. de Lagau avait pris des mesures pour qu'il ne fût arboré, ce jour-là, ni sur la rade, d'où le bateau à vapeur le Caméléon s'absenta pendant vingt-quatre heures, ni sur le consulat général à Tunis. Grâce à l'énergie de notre consul général, cette triste affaire n'aura pour nous aucune des suites fâcheuses que l'on en devait redouter; elle a même donné lieu à une déclaration de principes au profit des Français établis à Tunis; M. de Lagau a protesté, en vertu de ses instructions, contre toute induction qu'on voudrait tirer de ce procès au préjudice de ses nationaux, et a signifié au bey que la France entend maintenir son droit de juridiction sur nos compatriotes résidant à Tunis. Le bénéfice de cette manifestation s'étend à tous les sujets des puissances européennes dont les agents se sont associés, en cette circonstance, aux sentiments et aux démarches du représentant de notre pays.
Des intrigues, auxquelles une grande puissance passe pour n'être pas étrangère, ont replacé la Grèce dans une situation fâcheuse. Des soulèvements se sont manifestés sur différents points; des bandes hostiles sont sous les armes. Le 16 juin, le roi a assemblé le conseil des ministres qu'il a présidé. Les ambassadeurs de France et d'Angleterre étaient présents. On a agité la question de savoir si, dans le cas où les troubles continueraient, on solliciterait l'intervention des puissances. Les ambassadeurs ont répondu que leurs instructions ne disaient rien sur ce point, mais que dans le cas où la personne du roi se trouverait en danger, ils mettraient des troupes à la disposition de Sa Majesté. Les puissances européennes regardent comme un devoir pour elles de rétablir l'ordre dans les provinces limitrophes de la Turquie. Quant aux ambassadeurs, leur rôle se bornera à demander des instructions pour agir suivant les circonstances. Deux vaisseaux de guerre, anglais et français, sont attendus dans le port du Pirée.
Nous avons cité les journaux d'Orient, qui présentaient l'insurrection des provinces albanaises comme entièrement terminée. Les journaux de Malte et les feuilles allemandes ne partagent pas cette opinion. Voici ce que dit la Gazette, universelle allemande: «On écrit de Nissa, à la date du 10 juin, que l'insurrection a gagné du terrain. Toute l'Albanie et la Bosnie partagent les vues des insurgés. Ils repoussent toutes les réformes, et leurs forces militaires ne le cèdent pas à celles de Rumeli Valeri, qui opère de Monastir avec six pachas. Ils occupent les défilés des montagnes et déploient leur cruauté contre les raïas; ils semblent avoir pour but d'anéantir les chrétiens. Les vice-consuls européens, dans les provinces occupées par les insurgés, sont en même temps des raïas, et, pour sauver leur vie, ils n'osent pas faire de représentations.»
Les nouvelles de Syrie sont toutes d'accord à signaler l'activité déployée par les agents anglais dans ce pays. L'évêque protestant installé à Jérusalem pourra désormais justifier sa résidence par les nécessités religieuses qu'il a su faire naître. L'évêque met utilement à profit le zèle des missionnaires américains, et ceux-ci ont l'avantage de ne pas éveiller les susceptibilités politiques. Indépendamment des cent familles grecques récemment converties au protestantisme, et qui forment le noyau d'une société nouvelle dans ce pays morcelé à l'extrême par les divisions religieuses, le prosélytisme fait des conquêtes parmi les Arméniens. Le chiffre des conversions est tel déjà, que la Porte, assure-t-on, ne tardera pas à avoir des explications à demander à l'ambassadeur anglais. Ainsi la propagande religieuse sert toujours puissamment les intérêts politiques de l'Angleterre.
Depuis les troubles de Silésie, presque tous les journaux allemands s'occupent des questions sociales et de l'organisation du travail. La Gazette de Trèves contient plusieurs articles à ce sujet. Après avoir attaqué vigoureusement la libre concurrence, ce journal prouve que les causes immédiates de ces troubles étaient d'abord dans la concurrence que l'Angleterre fait à l'Allemagne avec ses fils et ses twits, que le congrès du Zollverein n'a pas voulu frapper d'une aggravation de tarif, et en dernier lieu par la concurrence que les fabricants de la Silésie se font entre eux en abaissant le salaire. La Gazette de Trèves démontre que les travailleurs de la Wupperthal, d'Aberfeld et de Barmen ne sont pas moins malheureux que ceux de la Silésie, et qu'ils ne sont contenus que par le grand nombre des sociétés de bienfaisance, qui malheureusement ne suffisent plus aux besoins de plus en plus grands des ouvriers les plus honnêtes et les mieux intentionnés. Ce journal aborde ensuite la question de l'accord du capital et du travail, et finit par annoncer qu'il vient de se former à Berlin une société composée de quelques professeurs distingués de l'Université, et quelques directeurs des instituts de commerce, dans le but de subvenir d'abord aux besoins des malheureux prolétaires et de publier un journal qui sera uniquement consacré aux dissertations et aux moyens à proposer afin d'extirper le paupérisme et de réconcilier le travail avec le capital et le talent. La société des ouvriers, qui existait déjà, s'est réunie à celle-ci afin de contribuer à son tour à l'accomplissement du but projeté.
Le traité d'annexation du Texas a été rejeté le 8 juin par le sénat américain, à 35 voix contre 16. Le président Tyle cherche les moyens de faire revenir cette question en discussion par une autre, voie. La mesure compte plus de partisans secrets que de défenseurs avoués, parce que beaucoup reculent devant la responsabilité des événements qu'elle pourrait entraîner.
Décidément la déposition du président Rivière Hérard est consommée en Haïti. Il a été embarqué le Ier juin avec l'ex-ministre Hérard Dumesle pour la Jamaïque. Leur bannissement avait été prononcé par le général Guerrier, proclamé président, au pouvoir duquel on paraissait s'être généralement soumis, et qui jouissait d'une certaine popularité, du moins jusqu'au départ du dernier navire. L'ancienne part espagnole persistait toujours dans sa détermination de se séparer de la république.
Les visites domiciliaires opérées à Paris ne paraissent avoir fourni aucun indice de culpabilité contre MM. d'Escars et de Montmorency; mais une accusation de tentatives légitimiste qui auraient été faites auprès des sapeurs du génie de chefferie d'Issy a donné lieu à plusieurs arrestations. On cite comme placés sous la main de la justice, le sieur Jean Louis Toulain, âgé de 58 ans, ex-domestique du roi Charles X, demeurant rue de Sèvres, 180, à Vaugirard. (Cet inculpé, condamné politique de 1832, a été amnistié.)--Le sieur Cauchard-Desmares, âgé de 63 ans, employé dans un journal de sciences économiques, demeurant à Paris, rue de la Visitation-des-Dames-Sainte-Marie, 4. (Compromis dans une conspiration politique de 1832, il a été acquitté.)--Le sieur de Buchère de Lespinois, âgé de 46 ans, ancien sous-préfet sous la restauration, demeurant à Paris, rue de la Visitation des-Dames-Sainte-Marie, 4.--Le sieur Jean-Jacques Wattelier, âgé de 60 ans, charron, demeurant à Vaugirard, rue de Sèvres. 180.--Le sieur Charbonnier de la Guesnerie âgé de 60 ans, ex-capitaine au 4e régiment de la garde royale demeurant à Paris, rue Notre-Dame-de-Lorette, 15, condamné politique de 1832.
Le terrible drame qui s'est déroulé en cour d'assises, et dont vous savez maintenant le dénouement, l'affaire Donon-Cadot, a été pendant huit jours le sujet de toutes les conjectures et de toutes les conversations.
Dans les cafés, dans les promenades, sur les places publiques, il n'était question que de Rousselet et d'Édouard. Paris s'est trouvé, en quelque sorte, pendant toute la durée de ce procès sanglant, transformé en un immense tribunal où chacun posait les questions et faisait les interrogatoires selon qu'il doutait du crime, ou qu'il en était convaincu: pour Rousselet, il n'y avait pas lieu à discussion, puisqu'il s'avouait coupable, et à chaque audience renouvelait, avec un effroyable exactitude, les détails hideux de l'assassinat commis par lui dans la fatale matinée du 15 janvier; mais pour Édouard Donon, le procès s'agitait dans le public comme la cour d'assises: a-t-il pu voir les traces de sang empreinte sur les dalles du corridor par le soulier de l'assassin? est-ce lui qui a retiré de la serrure du cabinet où gisait son père, le malheureux Donon-Cadot, cette clef mystérieuse qui joue un rôle si important dans les débats? comment n'a-t-il pas entendu le cri terrible qu'a poussé la victime en tombant? Est-il vrai cependant que la victime ait pu crier? n'a-t-elle pas été tuée du premier coup? Ainsi se reproduisaient de tous côtés, hors de l'enceinte des assises, ces discussions si pleines le terreur et de sang.
Il faut dire cependant, à l'honneur de l'honnêteté humaine et de la pudeur publique, que beaucoup se refusaient de croire à la complicité d'Édouard Donon, par cette raison, puisée tout entière à la source sainte des sentiments naturels, à savoir qu'un fils, quel qu'il soit, qui entend son père pousser un cri de détresse, doit être entraîné, pour ainsi dire malgré lui, malgré ses mauvais penchants, par la voix supérieure de la conscience et de la nature, à voler à la défense le celui de qui il tient la vie. Et puis, beaucoup aussi se refusaient à penser qu'une telle insensibilité pût se rencontrer dans un si jeune homme presque voisin de l'adolescence, et qui, tout à l'heure encore, était assis sur les bancs du collège; et de quel crime était-il accusé, grand Dieu! du plus invraisemblable, du plus affreux de tous de parricide!... La main tremble et s'arrête rien qu'à écrire cet horrible mot.
Vous pensez bien que si ce procès occupait ainsi le dehors, les curieux et les insatiables ne lui manquaient pas au dedans: à chacune des audiences la salle de la cour d'assises s'est trouvée envahie et encombrée; dès sept heures on se pressait aux portes, tandis que les privilégiés, c'est-à-dire les amis, les parents, les protégés de MM. les juges et de MM. les avocats, attendaient paisiblement dans leur lit l'heure de se glisser par les portes complaisantes et de s'emparer des places réservées. Si jamais cette phrase de la Gazette des tribunaux: «L'enceinte de la cour est peuplée de femmes élégamment parées,» a été appliquée avec vérité, c'est incontestablement à cette occasion: oui, les femmes ont assisté en grand nombre à tous les actes de ce drame douloureux, et la plupart se distinguaient par une grande recherche d'élégance et de coquetterie. Les journaux judiciaires ont dit avec quelle grâce charmante, avec quels doux sourires, avec quels regards pleins de séduction, elles imploraient la bienveillance du président ou cherchaient à désarmer la sévérité du gendarme et à séduire sa consigne. Et pourquoi tous ces frais de coquetterie? pourquoi toute cette grâce et tous ces sourires? Pour assister aux détails monstrueux d'un crime ou succombe un vieillard, assommé à quatre reprises par une main sans pitié! pour entendre minutieusement la description de ces plaies affreuses, de ce cadavre livide et baigné dans une mare de sang! pour voir un jeune homme pâle et blond, de dix-neuf ans à peine, le fils de la victime, assis à côté de l'assassin, et poursuivi par la voix de la justice qui lui demande: «N'es-tu pas le complice du meurtrier de ton père? «Oui, assurément, mesdames, c'est là un beau spectacle, un spectacle charmant, un spectacle récréatif, pour lequel vous n'avez pas assez de toute votre élégance, de tous vos sourires et de tous vos attraits! Oui, parez-vous comme si vous alliez au bal ou dans votre loge d'opéra! parez-vous! n'est ce pas un jour de plaisir et de fête?... un assassinat, un vol et un parricide!... «Lisette, apportez-moi ma robe la plus fraîche et mon plus élégant chapeau, et ce joli bouquet de camélias et de roses.»
Ce n'est pas la seule et triste singularité que les honnêtes gens ont signalée dans ce procès mémorable, ni le seul trait en opposition avec la sombre destination du lieu, la gravité de l'accusation et la grandeur du crime; il y a eu des entractes, si on peut parler ainsi, qui n'ont été que le complément nécessaire de cette curiosité sans mesure et sans pudeur; pendant les suspensions de l'audience,--la Gazette des tribunaux l'a raconté,--tandis que les accusés, le jury et la cour se retiraient pour reprendre haleine, tout à coup la partie de l'auditoire réservée aux femmes se transformait en réfectoire, en salle de collation. Les pâtés, les babas, les fruits parfumés, les vins exquis circulaient ça et là, les uns sortant d'élégants petits paniers et de charmants petits sachets, les autres apportés par la complaisance de quelque fournisseur galant, on n'entendait plus, là où tout à l'heure le crime se confessait de sa voix haletante, que le bruit d'un beau repas et le choc des verres; je vous laisse à penser si la bonne causerie et même le rire manquaient à l'agrément de cet aimable festin mêlé d'une odeur de conciergerie et d'échafaud.
Le National, en partageant le peu de goût que nous montrons ici pour cet incroyable sans-gêne introduit en pleine Cour d'assises et pour cette licence indécente, le National a rappelé, avec beaucoup d'à-propos, ces lignes de Timon, d'une raillerie et d'une amertume éloquentes: «Que font ces agrafes d'or, ces mantilles de dentelles, ces fleurs, ces gazes, ces plumes légères parmi le lugubre appareil des cours d'assises? Est-ce en spectacle que l'accusé vient se donner, et le prétoire n'est-il donc plus qu'un théâtre? Si j'avais l'honneur d'être président de la cour d'assises, je n'admettrais dans son enceinte que les parents de l'accusé, et je dirais aux autres: «Mesdames, tant assises que debout, écoulez ce que je vais vous dire: Vous, allez tricoter les chausses de monsieur votre fils, ou mettre au lieu les collerettes de mesdemoiselles vos filles; vous, ayez soin que le rôti ne brûùle pas; vous, que vos parquets soient cirés proprement, vous, que l'huile ne manque pas dans vos lampes ni le sel dans votre soupe; vous, nuancez de fleurs vives les paysages du vos tapis à la main; vous, déployez sur le théâtre l'éventail des grandes coquettes; vous, faites des gammes, et vous, des entrechats; allez! mesdames, allez! la jugerie n'a rien à voir avec les grâces, et la cour d'assises n'est pas la place de la plus belle moitié du genre humain.--Huissiers, exécutez les ordres du la cour!»
«Voilà les ordres que je donnerais, et je serais, je le crois, approuvé de tous les honnêtes gens.»
Ainsi parle Timon dans son Livre des Orateurs, et c'est ce qui s'appelle bien parler.
Mademoiselle Rachel, dont le départ pour la Belgique était en effet fixé à l'époque que nous avions d'abord désignée, il y a huit jours, a retardé tout à coup ce départ de trois ou quatre jours, pour les deux causes que voici: 1° mademoiselle Rachel a cédé à l'empressement public qui lui demandait une dernière représentation de la Catherine II de M. Hippolyte Romand; 2º mademoiselle Rachel a obéi à un sentiment de famille, en ajournant son voyage de quelque vingt-quatre heures: il s'agissait pour elle de jouer Phèdre au bénéfice de son jeune frère Félix et de sa jeune sœur Rébecca. Cette représentation fraternelle a eu lieu lundi dernier, et non-seulement mademoiselle Rachel a paru dans le rôle de la fille de Minos et de Pasiphaé, mais, qui le croirait? dans celui de Marinette du Dépit amoureux! Molière et Racine dans la même soirée. On sait comment la tragédie et mademoiselle Rachel s'entendent toutes deux; depuis cinq ans, la muse au sévère cothurne a reçu de la jeune tragédienne les gages les plus glorieux de sa tendresse, et les lui a rendus en couronnes et en bravos. Mais pour la comédie, c'est autre chose! La comédie et mademoiselle Rachel semblaient se tenir à mille lieues de distance l'une du l'autre; du moins le public le pensait ainsi, le public accoutumé à voir mademoiselle Rachel vêtue de la tunique antique, le front sévère, l'œil sombre, le cœur agité par les passions et ouvert de tous côtés à l'ambition, à la jalousie, à la haine; eh bien! le public se trompait dans sa routine; mademoiselle Rachel ne serait pas une remarquable tragédienne, qu'elle eût pu être une comédienne excellente; elle a du trait, de la verve, du mordant; et si Hermione n'a pas tout à fait, faute d'habitude, donné à Marinette le ton de grosse gaieté et l'aplomb comique qui lui conviennent, elle l'a gratifiée d'une diction très-pure, très-nette, très-piquante, dont Molière se serait fort rejoui, s'il s'était trouvé parmi les spectateurs.
Après tout, cet essai comique n'est pas le premier qu'ait hasardé mademoiselle Rachel; nous nous rappelons très-bien l'avoir vue jouer à l'Odéon le rôle de Dorine du Tartufe, pour une représentation à son propre bénéfice, et déjà, à cette occasion, on avait applaudi son esprit et sa finesse.
Informez-vous d'ailleurs auprès de MM. les professeurs du Conservatoire qui ont eu entre leurs mains mademoiselle Rachel toute petite fille, alors que ses hautes destinées ne se pouvaient soupçonner encore, ils vous diront que dans les exercices qu'elle commençait à balbutier, c'était plutôt le génie comique que le génie tragique qui semblait se révéler en elle; il est clair maintenant que la muse voulant doter mademoiselle Rachel de son double attribut, avait déposé dans ses langes le poignard et la marotte; Melpomène et Thalie ont été ses marraines.
Il semble que les entreprises aérostatiques de M. Kirsch ont remis les ascensions à la mode. Voici M. Margat qui s'en mêle, et annonce une prochaine ascension. M. Margat porte un nom célèbre dans ce genre; les nuages ont fait plus d'une fois connaissance avec lui, avec lui ou avec son père; il ne serait donc nullement original que M. Margat montât en ballon, et fit ce qu'on a l'habitude de faire dans sa famille, de père en fils; et vraiment nous ne parlerions pas de ce projet de voyage aérien annoncé par M. Margat, si un fait singulier ne lui donnait un intérêt inusité. M. Margat ne se mettra pas seul en route, il aura un compagnon, ou plutôt une compagne de voyage. Quoi! une compagne? Quelque luronne, quelque gaillarde, sans doute, habituée des longtemps à de telles entreprises? Pas le moins du monde. L'intrépide voyageuse qui prétend s'associer à M. Margat n'a jamais été dans les nuages: c'est une fille jeune, blanche, timide, jolie, jusqu'ici élevée dans le velours et dans la soie. Elle appartient à une riche famille, et s'appelle mademoiselle Augustine Dupast. On a eu beau faire, rien n'a pu arrêter la passion subite que mademoiselle Augustine Dupast a tout à coup manifestée pour les voyages en l'air. Elle a poussé cette passion jusqu'à donner 6,000 francs à M. Margat pour l'indemniser de ses frais de ballon et d'auberge. C'est dimanche, je crois, que ma demoiselle Augustine Dupast se lance dans l'espace:
Eh! vogue la nacelle!
Doux zéphyr, sois-lui fidèle!
Si les romans se cotent à cent mille francs, les écuyères et les chevaux sont également hors de prix. On annonce que M. Dejean, directeur du Cirque-Olympique, est sur le point de céder son établissement, c'est-à-dire ses cavaliers, ses sauteurs et ses quadrupèdes au prix de deux millions. Le marché n'est pas encore fait, mais il va se faire. Il faut que dans ce siècle-ci le saut du tremplin et les gambades soient d'un fier revenu!
Le goût de la comédie bourgeoise renaît de tous côtés; il n'y a pas une maison de campagne un peu bien habitée, il n'y a pas un château qui n'ait en ce moment son théâtre et sa troupe de société, ou qui ne se prépare à l'avoir. Les proverbes, abandonnés depuis longtemps, sont en résurrection. Nous revenons, non pas tout à fait à Colle et à Panard, mais tout au moins à M. Théodore Leclercq Que dis-je! On ne se contente pas de ces esquisses légères; il faut à ces messieurs de plus magnifiques loisirs; les chefs-d'œuvre de nos grands maîtres ne sont pas trop pour eux, et il paraît que déjà plus d'un Molé, plus d'un Fleury, plus d'une Contat, plus d'une Mars, plus d'une Talma, s'est révélé dans ces passe-temps de salon. On cite surtout un ancien ministre, homme de cœur et d'esprit s'il en fut, qui vient de jouer, au château de M. le comte de ***, le rôle d'Alceste avec une verve, une chaleur et un art qui feraient pâlir les plus habiles du métier. Allons! soit. Puisque les bons comédiens ne sont plus au théâtre, qu'on les retrouve au moins chez les nouveaux ou chez les anciens ministres!
A la dernière représentation de mademoiselle Taglioni, au moment ou le parterre et les loges inondaient la sylphide de bravos et de fleurs, mademoiselle Louise Fitzjames, une de nos excellentes artistes, s'est dégagée du groupe des danseuses qui entouraient mademoiselle Taglioni, et a offert à celle-ci une pomme d'or qu'elle a détachée d'une palme. Cet hommage plein de grâce, rendu au talent par le talent, n'a pas du être le moins précieux pour mademoiselle Taglioni.
Ce qu'on appelle la Grande-Chaumière est un petit jardin situé sur le boulevard Mont-Parnasse, et spécialement dédié à l'une des neuf sœurs qui trônent sur ce mont classique. Cette muse, il n'est pas besoin de la nommer; chacun a déjà reconnu l'aimable déité qui préside aux évolutions et guide les pas cadencés des nymphes unies aux grâces décentes... Mais je m'aperçois que je commets là un impardonnable anachronisme. J'emprunte a Horace sa définition pour vous peindre Terpsichore. Il s'agit bien de cela, vraiment! Le monde, tout en dansant, a marché depuis Auguste, et les temps, ainsi que les pirouettes, sont bien changés. Je me rétracte donc: au lieu de nymphes, lisez, étudiants;--au lieu de grâces, lisez grisettes;--au lieu de décentes, lisez... ma foi, hormis cette vertueuse épithète, tout ce que bon vous semblera.
La Chaumière est à la fois bal, concert, estaminet, café, restaurant, promenade; on y fume, on y danse, on y boit, on y mange, on y jase, on y rit, on y chante surtout, et avec des éclats de voix à faire tomber les murailles de n'importe quelle ville assiégée, là est la buvette; auprès, la salle de danse, qui a pour dôme le firmament, et pour lambris les verts panaches des acacias et des tilleuls. Autour de la balustrade, qui forme l'enceinte continue du terre-plein chorégraphique, circulait gravement, la pipe ou le deux tiers havane à la bouche, deux ou trois cents jeunes Abeilards avec bon nombre d'Héloïses qu'ils promènent triomphalement. Les costumes les plus excentriques, les cravates les plus hasardées, les gilets les plus impossibles brillent dans cette façon de tout qui serait à la fois allemand et britannique, s'il n'était avant tout français. Toutes les variétés de casquettes et d'accents sont représentées dans ce tourbillon, dans cette mêlée confuse de créatures et de voix humaines. Les chapeaux, en minorité, ne s'y maintiennent sur l'oreille de leurs propriétaires respectifs que par un miracle d'équilibre; les moustaches naissantes ou la barbe à l'état de forêt vierge y décorent toutes les physionomies. C'est à qui se donnera l'air le plus formidable, le plus solennellement rébarbatif. Une crinière digne des rois de la première race, decus frontis, complète l'ornement naturel de ces majestueux visages. Quant aux jeunes Héloïses, dont la tenue de bal se compose d'une capote de crêpe ou d'un chapeau de paille cousue savamment incliné sur le front, d'une robe aux long plis flottants comme la draperie antique et du crispin de rigueur, sinon d'un immense châle qui retombe jusqu'à la cheville, elles sont généralement, et ce n'est pas peu dire, aussi échevelées que MM. les Abeilards sont chevelus.
D'autres promeneurs s'engagent dans les étroits sentiers qui serpentent entre les berceaux de feuillage et conduisent par ici à la salle du billard, par là aux jeux de bagues, ou mieux encore au jeu de la rose des dames, et plus loin aux montagnes russes, d'où l'on descend si prestement le coteau de la vie dans une rapide dégringolade. Dix-sept secondes de bonheur, pas davantage; c'est bien court; mais M. Scribe l'a dit, «le bonheur a des ailes!» Et puis on peut recommencer.
Les montagnes russes de la Chaumière sont, je crois, le seul sommet qui reste encore debout de toute cette chaîne artificielle de montagnes cosmopolites dont le soulèvement, non constaté par M. Élie de Beaumont, remonte à la fin de l'Empire, et fit les délices de la première moitié de la Restauration. Un instant Paris fut le rendez-vous de toutes les sommités du globe; il eut le vertige, et la suprême félicité d'imiter le torrent et l'avalanche dans leur course impétueuse, en se laissant rouler du haut d'un pic de cent trente pieds au-dessus du niveau de la terre, tourna pendant quelques années toutes les têtes féminines. Aujourd'hui Paris, redevenu plaine, se contente de jouissances infiniment plus terre à terre, et se voit réduit, comme ci-devant, à l'unique butte Montmartre, les montagnes russes exceptées, qui sont et seront toujours de mode pour la légère et aventureuse population du Latium. Les grisettes surtout raffolent de cet exercice. Il en est qui ne craignent pas de gravir vingt fois de suite les six étages qui conduisent au haut de la montagne par un charmant escalier de bois, soit cent vingt étages, pour se lancer autant de foi» dans l'infini entre les bras d'un fauteuil en velours d'Utrecht. Les plus intrépides, les lionnes, cumulent les délices de l'équitation avec celles d'un si délirant pèlerinage: elles s'élancent à corps perdu sur les alezans de bois que l'administration fournit à son aimable clientèle, moyennant la faible bagatelle de cinquante centimes par coursier et par course, le double du prix exigé pour la simple descente en char; mais les chevaux coûtent si cher à nourrir! Chevaux et chars fonctionnent du reste incessamment avec un grand bruit de tonnerre de l'Ambigu-Comique, qui accompagne d'un faux-bourdon très-agréable le cornet à pistons et le flageolet de l'orchestre. Avec ce que coûte par soirée à MM. les étudiants le parcours des montagnes hospitalières que nous venons de décrire, il y aurait de quoi faire l'ascension du mont Blanc et celle du pic de Ténériffe. Il y aurait surtout de quoi passer nombre d'examens et de thèses, sans parler des inscriptions dont la montagne en question devrait être littéralement couverte, pour peu qu'on y vit figurer toutes celles dont elle a fait tort aux Facultés du droit et de médecine.
Laissons là la colline moscovite, et regagnons la salle de danse par un sentier sinueux, coquet, peigné, sablé, qui tournoie entre deux plates-bandes, ou plutôt deux éblouissants tapis de Perse naturels. Le jardinier de la Chaumière est certainement un horticulteur de premier mérite; rien de plus judicieux et de plus savamment nuancé que le choix et l'assortiment de ces belles fleurs auxquelles l'illumination du jardin prête un éclat et un coloris véritablement fantastiques, et que les experts en l'art des Tripet et de-Newmann ne peuvent se lasser d'admirer.--Mais nous voici à la buvette: entrons-y un instant, non certes pour nous y attabler, mais pour jeter le coup d'œil lacédémonien sur les scènes orgiaques dont cette façon de cabaret est continuellement le théâtre.
Entrée de la Grande-Chaumière.
Il est bon de dire ici que les cinquante centimes, prix de l'entrée à la Chaumière, sont échangés au bureau contre un billet au porteur payable en consommation.--Quelle consommation! Mais à vingt ans on n'est pas plus difficile sur la cave que sur le grenier. Les modérés (hélas! ils sont en petit nombre) se contentent de troquer ce morceau de carton délivré par l'administration contre la classique bouteille de bière; mais, pour un de ces honnêtes buveurs, que de jeunes Silènes plongés dans une précoce et déplorable ivrognerie!
Il existe dans chaque Faculté un certain noyau de flambards, de vieilles maisons, d'étudiants de quinzième année qui donnent le ton; sous ce rapport, les vénérables doyens d'âge sont entourés du respect et de l'admiration des novices qu'ils forment aux belles manières, en leur apprenant par principes une foule de jolies choses, entre autres à sonner de la trompe, à culotter les pipes, à distiller le domino, le carambolage par effet et la nouvelle danse française, à ne point payer son tailleur, à fasciner le beau sexe, mais, avant tout, à boire sec. La grisette, d'ailleurs, est de sa nature essentiellement amie des rafraîchissements; elle les affectionne principalement sous la forme de grands verres de punch et de petits verres d'anisette; tandis que l'étudiant, dédaignant ces fadeurs, s'abreuve héroïquement de dur et s'empoisonne d'un horrible trois-six déguisé sous la fallacieuse étiquette de vieux cognac.
Il résulte de ce système général de rafraîchissement, en grand honneur à la Chaumière, un tumulte, un délire, un vacarme dont rien ne saurait donner une idée. C'est un concert de huées, de clameurs furibondes, de chants bachiques et autres, de bouteilles brisées, de verres choquant les tables, à se croire transporté dans quelque corps de garde de soudards ivres, ou au milieu d'une horde de frénétiques.
Pour compléter la ressemblance, plus d'une discussion se transforme en querelle, qui, à son tour, dégénère en rixe ou en batterie, pour employer l'élégante expression du lieu. Il y a heureusement moins de sang que d'alcool versé dans ces luttes dont une Hélène modiste est trop souvent l'indigne prix. Après quelques gourmes échangées, les Grecs et les Troyens sont séparés de vive force par les garçons aidés de la garde, qui met les plus furieux à la porte; puis tout rentre dans l'ordre, c'est-à-dire dans le désordre accoutumé.
Mais l'orchestre vient de préluder, et un formidable tutti, ou domine le cornet à pistons, annonce que le quadrille va commencer. Nombres de couples interrompent momentanément leurs libations pour se précipiter dans l'enceinte réservée aux jeux de la muse que nous avons nommée plus haut. Ici la scène change, mais elle n'offre pas un tableau plus édifiant. Certaine danse que nous ne nommerons pas met en mouvement tout ce peuple de jeunes fous; qu'ils se gardent toutefois de dépasser une certaine limite dans leurs emportements chorégraphiques. Un Argus veille sur eux, tout prêt à réprimer leur essor par trop impétueux; ce vigilant gardien, au poignet formidable, n'est autre que le propriétaire de l'établissement, l'athlétique M. Labire, plus généralement désigné sous le nom de père Lahire.
Ancien grenadier de la garde, le père Labire cumule aujourd'hui, avec la profession de marchand de vin, la direction de la Chaumière. C'est la plus grande célébrité du quartier latin; vingt générations d'étudiants le portent dans leur cœur, après l'avoir passablement porté sur leurs épaules. C'est que le père Lahire, dont certes le rigorisme n'a rien d'outre, ne badine pas avec les danseurs trop fougueux qui ne savent pas se maintenir dans les bornes de la gaieté plus que suffisante tolérée par les statuts de l'établissement. Il est certains pas que l'ex-grognard réprouve de toute la vigueur de ses sonores poumons, et réprime de tout le nerf de ses robustes bras, véritables colonnes d'Hercule opposées aux écarts de sa jeune et pétulante clientèle. Les relaps et les incorrigibles sont consignés par lui, c'est-à-dire que l'entrée du jardin leur est interdite. Quant aux simples suspects, embusqué derrière eux, il suit de l'œil tous leurs mouvements et les interpelle par leur nom à haute et intelligible voix, si par hasard ceux-ci se permettent des poses un peu trop risquées. «Gobillard, dit-il, voilà un avant-deux qui ne me convient pas!--Grenouillet, c'est joli, ce que vous faites-là! Patureau, si vous recommencez cette pastourelle, je vous insinue à la porte!--Berlinguet, si ça ne va pas mieux, je vous envoie incessamment voir sur le boulevard si j'y suis!» et autres avis du même genre. Les coryphées susdénommés murmurent, haussent les épaules en signe d'impatience; mais, comme ils savent que l'effet suivrait de très-près la menace, ils s'empressent de déférer à l'impérative exhortation du vénérable débris de notre grande armée.
Bal de la Grande-Chaumière, boulevard Montparnasse.
Il en est cependant qui parfois se montrent plus récalcitrants; leur rébellion amène ordinairement des scènes du genre de celle que nous allons décrire comme tableau final.--Les danses, animées par l'absence momentanée du père Lahire, brillent par un laisser-aller et un entrain extraordinaires. Le vieux guerrier est un moment occupé à démontrer dans un groupe comme quoi la puissance des gardes municipaux lui est parfaitement inutile pour maintenir le bon ordre dans son établissement. «Est-ce que je ne suis pas là, dit-il en effaçant les épaules, pour faire filer doux ceux qui se permettraient des danses incohérentes? Ah mais! ah mais! c'est qu'on me connaît; on sait que, Dieu merci, j'ai la poigne solide. Aussi, faut voir comme tous ces petits bonshommes se mettent au pas... des agneaux, des pensionnaires, quoi (s'interrompant tout à coup pour courir à la salle de danse, et s'écriant d'une voix de tonnerre)! Carrichon!!!
carrichon, interpellé.--De quoi?
le père lahire.--Carrichon! voulez-vous bien finir!... Et dire que c'est un avocat qui danse comme ça!
carrichon, jeune méridional se livrant à un balancé des plus aventureux.--Eh! vous êtes toujours après moi! Pourquoi ne dites-vous rien o-z-otres?
le père lahire.--Je vous réitère l'invitation de vous modérer, ou sinon...
carrichon, ne tenant aucun compte de l'avis.--Eh! laissez moi la paix; vous m'ennuyez à la fin!
le père lahire.--Ah! je vous ennuie!
Montagnes russes de la Grande-Chaumière
Il enjambe la balustrade, et court sus à Carrichon, qui l'attend de pied ferme. Il le saisit par le milieu du corps, et se dispose à l'emporter hors de la salle de danse.--A cette vue, un groupe de jeunes Languedociens s'ébranle et vole au secours de Carrichon. Le père Lahire appelle à son aide les garçons de café, les jardiniers et les lampistes de l'établissement. L'orchestre s'interrompt, et les danses sont suspendues.--La mêlée devient générale.--Les étudiants veulent dégager leur camarade compromis, et se précipitent en foule sur le théâtre de l'action. Les Latines éplorées s'élancent à leur suite, et veulent se jeter entre les combattants.--Tableau.--Il pleut des coups. Carrichon fait des prodiges de valeur.--Accablé par le nombre, le père Lahire ordonne d'aller chercher la garde.--La garde meurt sans doute, car elle ne se rend pas.--A la fin, elle paraît sous les dehors d'un caporal et de cinq fusiliers.--Cette intervention est le deus ex machina qui met fin à la tragédie.--Le champ de bataille est déserté.--Trois sergents de ville viennent renforcer l'autorité militaire et administrative.--Ils font évacuer l'établissement.--On ferme les grilles du jardin.--Les habitants du Latium, habitués à pareilles bagarres, offrent paisiblement le bras aux Latines de tout à l'heure, et regagnent leurs pénates en chantant à tue-tête tout le long du boulevard.
Et voilà comment ce que l'on appelle la plus intelligente partie de la belle jeunesse française emploie, trois fois dans la semaine, ses loisirs et son superflu, pour ne pas dire (ce qui serait infiniment plus exact) son nécessaire. Voilà comment l'avenir de la France gouverne son propre présent. On répond par ce vieil adage: «Il faut que jeunesse se passe.» Soit; mais elle se passerait à toute autre chose que ce ne serait pas un mal. Il y a loin de ces extravagances, grossières aux passions que l'on peut comprendre, plaindre, ou quelquefois excuser. On assure que tout ce bouillonnement superficiel se calme d'ordinaire, et qu'après deux on trois années de cette orageuse existence, la plupart des anciens danseurs de la Chaumière fournissent à leurs localités respectives d'excellents avoués et de doctes médecins. Nous voulons le croire. Heureux ceux qui regagnent ainsi le port! Plus heureux s'ils n'y arrivent pas appauvris, épuisés, flétris!--Il est un fait malheureusement trop certain, c'est qu'à un tel régime, tous perdent de leur propre estime, beaucoup se corrompent, quelques-uns se déshonorent sans retour.
La Reine d'Angleterre et ses Ministres.
Les beaux-arts ont pour objet d'intéresser l'âme par l'intermédiaire des sens. La musique, par exemple, commence par flatter agréablement l'oreille, comme la peinture et la statuaire s'appliquent d'abord à charmer les yeux. Aussitôt leurs perceptions se communiquent à l'intelligence, pénètrent jusqu'à l'âme, éveillent des souvenirs, excitent des sentiments, et font naître des sensations aussi variées que vives et profondes.
Comment n'a-t-on pas cherché à agir de la même manière par l'intermédiaire de tous les autres sens? A la vérité, l'art culinaire a bien réussi parfois à inspirer quelques imaginations d'élite, sous l'influence de l'organe du goût; on connaît l'action plus ou moins poétique de certains produits de l'art qui intéressent directement le sens du toucher; mais comment se fait-il que le nez, organe si subtil, si impressionnable, qu'il saisit jusqu'aux moindres nuances des odeurs les plus délicates, n'ait jamais été l'objet de recherches analogues et le sujet d'un art approfondi? Comme si l'appareil nasal n'était pas susceptible d'éprouver aussi des sensations agréables ou pénibles, d'être une source d'affections, de jouissances, et capable de transmettre à l'âme des sentiments, des émotions de toute nature!
Je ne parle point de l'art ou plutôt du métier de parfumeur, que l'on ne peut guère comparer qu'à ceux du fabricant de couleurs ou du luthier, chargés de préparer les instruments, les moyens matériels de la peinture ou de la musique; je veux parler d'un art véritable, élevé à la hauteur de tous les autres, digne de tenir une place éminente parmi les ingénieuses conceptions de l'esprit humain, et ayant pour objet spécial les plaisirs, les jouissances du nez. Voilà, je l'espère, une idée neuve, féconde; et comme je tiens à honneur de l'avoir émise le premier, il est juste que j'entre dans quelques détails sur la marche que je voudrais imprimer aux développements de l'art nouveau que j'imagine.
Une scène d'Osphrétique.--Caricature par Cham.
Je voudrais donc qu'afin de l'appuyer avant tout sur les données positives de la science, des savants se missent à étudier les odeurs, comme on a étudié les sons du monocorde ou les nuances de l'iris, et qu'après avoir expérimenté l'action de toutes les odeurs sur l'organe olfactif, on en fit une classification raisonnée, méthodique, fondement d'une nouvelle science, qui serait à l'odorat ce que l'acoustique est à l'ouïe; ce que l'optique est à la vue, et qui prendrait naturellement le nom de rhénique (1).
Je voudrais ensuite que des artistes habiles soumissent les odeurs à toutes les combinaisons qui leur seraient inspirées par leur génie, leur caprice ou leur goût, afin d'arriver à découvrir les mille sensations que l'on pourrait en éprouver. Il ne serait pas plus difficile, sans doute, d'imaginer des procédés, d'inventer des instruments propres à agir sur le nez, qu'il ne l'a été de trouver les moyens d'impressionner les yeux ou les oreilles. On s'appliquerait à varier, à multiplier les sensations qui en dépendent, à étudier les oppositions et les contrastes, à presser ou à ralentir les moyens d'action, à éveiller, à exciter l'activité de l'organe, à porter son énergie jusqu'à l'exaltation, ou bien à le plonger dans une molle et langoureuse extase. De tout cela se composerait une sorte de poétique de l'art, dont les règles, les moyens, les artifices, s'appuieraient sur les meilleurs exemples, et l'on ajouterait ainsi, par l'intermédiaire du nez, une nouvelle série de jouissances à celles dont l'homme est déjà redevable à la création et aux perfectionnements des beaux arts.
On me permettra de donner également à cet art nouveau un nom grec, le plus euphonique possible: l'osmétique (2), ou l'osphrétique (3), par exemple.
Note 1: De rin, rinos, nez.
Note 2: De osmê, odeur.
Note 3: De osfrêsis, odorat.
L'un des premiers, des plus heureux résultats de cette découverte, serait de rendre à l'organe nasal une faculté dont il a été déshérité en quelque sorte par le hideux, le détestable usage du tabac. Car, remarquez bien que le tabac ne remplit pas uniquement, relativement aux narines, l'office d'un morceau de coton introduit dans les oreilles, ou d'un bandeau appliqué sur les yeux; mais, en même temps qu'il obstrue le nez, il démoralise l'odorat, le ruine, et finit par l'anéantir, sans compter tous les autres inconvénients qui se rattachent à son usage, pour soi comme pour les autres. L'attention des gens bien élevés une fois dirigée sur le nouvel art, donnera lieu à des habitudes plus convenables, plus décentes, fera rechercher tout ce qui peut contribuer aux plaisirs du nez, et éloigner avec plus de soin tout ce qui lui ferait éprouver des sensations désagréables. La découverte de toute odeur suave, vive ou fragrante, sera regardée comme un bienfait public; toute émanation suspecte sera repoussée avec l'horreur qu'inspire à nos oreilles une cacophonie, ou à nos yeux l'aspect d'un méchant tableau. Enfin le nez, rendu à ses destinées naturelles, viendra prendre parmi nos sens la place distinguée qu'il occupe déjà au milieu de la face humaine, son orgueil sera rehaussé par le sentiment de sa nouvelle importation et de la conquête qu'il aura faite d'une faculté trop longtemps ignorée ou méconnue.
Mais le plus solennel avantage qui en résultera pour la société tout entière, sera d'ajouter un lien de plus à ceux qui unissent déjà tous les hommes distingués, sous l'empire des talents et par la culture des beaux-arts. La mode une fois tournée vers cette nouvelle source de sensations et de jouissances, tous les esprits ingénieux, toutes les narines d'élite travailleront à l'envi à en accroître, à en propager les heureux résultats. Déjà j'entrevois, à une époque peu éloignée, le moment où les plaisirs du nez viendront se joindre à ceux des yeux et des oreilles pour ajouter aux douceurs de la vie sociale, au charme de nos réunions, à l'éclat, à la splendeur de nos fêtes. Des musées, des collections, des institutions publiques seront: consacrés au développement, à l'illustration de cette nouvelle conquête de l'intelligence humaine. Des concours seront ouverts, des prix seront décernés à ses perfectionnements: et en même temps que la faculté des Sciences fera de la rhénique l'une des branches de la physique générale, l'Institut verra s'élever une section d'osphrétique au sein de l'Académie royale des Beaux-Arts.
Et voyez-vous d'ici une séance du nouvel art s'annoncer à côté d'un concert, d'une représentation théâtrale, d'une exposition de tableaux ou d'objets d'industrie, nos salons se remplir de meubles et d'instruments destinés à flatter, à exalter notre organe nasal, à émouvoir, à exalter notre âme par l'intermédiaire de l'appareil olfactif? Le soir, entre l'audition d'une sonate, la lecture d'un drame, l'exhibition d'un album ou l'exécution d'une polka, nous aurons le morceau d'osphrétique, ravissant intermède qui délassera un moment nos yeux, notre esprit, nos jambes, nos oreilles, tandis que l'organe du goût, se reposant aussi de ses efforts gastronomiques, méditera sur les progrès de l'art culinaire le premier et probablement le dernier de tous les arts qui enchantent la vie.
(10e article.--Voir t. III. p. 49, 153, 164, 180, 211, 228, 230, 264 et 283.)
Les produits devant lesquels s'arrêtent le plus volontiers les visiteurs de l'exposition, sont, en général, ceux qu'ils comprennent le moins. Est-ce envie de s'instruire? Nous pourrions en douter, car, pour comprendre, il faut des explications, et rarement on a à sa portée quelqu'un qui veuille ou qui puisse descendre dans les détails et donner les premiers rudiments d'une branche d'industrie qui a devant les yeux son expression la plus accomplie. N'est-ce pas plutôt cet amour du mystère, disons mieux, ce besoin incompréhensible de trouver autour du nous quelque chose d'inexpliqué, quelque chose qui nous fasse rêver et méditer? n'est-ce pas ce besoin qui nous arrête des heures entières devant les longs bras d'un télégraphe, dont nous ne connaissons pas la langue, mais dont nous voyons les allures et qui, à l'exposition, a amené tant de personnes devant les grands appareils, devant le métier à la Jacquart et devant l'horlogerie?
Quant à cette dernière, peut-être la plus incomprise de toutes, tout le monde cependant se croit apte à en juger; chacun, en effet, porte une montre, a chez lui, depuis la chaumière jusqu'au château, sous ses yeux, depuis le clocher de village jusqu'à l'orgueilleuse tour de l'église métropolitaine, une horloge, une pendule; et comment ne pas porter un jugement sur ce qu'on a sans cesse à sa portée? Mais ces jugements ne portent que sur des faits; la montre va mal, l'horloge retarde ou avance, et pourquoi? Là s'arrête la science de fait; beaucoup seraient encore tentés de chercher, comme les petits enfants ou comme les sauvages, ces enfants de la civilisation, dans l'intérieur de la montre, le petit animal qu'on entend vivre, respirer, se remuer, aller et venir. Nous ne disons pas cela, croyez-le bien, pour les lecteurs de l'Illustration, qui savent tous ce que c'est qu'un mouvement de montre et qui n'ont pas besoin des détails que nous pourrions leur donner sur son admirable mécanisme.
La plupart des montres produites à l'exposition, sinon toutes, ne sont pas de fabrique française et viennent de Genève, de la Chaux-de-Fonds et du Locle, en Suisse. Mais, comme toujours, le repassage s'exécute à Paris, et ce n'est même qu'à Paris que se fait bien cette opération, qui consiste à remanier chaque pièce, à repasser chaque pignon, chaque engrenage, à finir, en un mot, ce que les premiers fabricants n'ont fait qu'ébaucher. Nous n'avons pas remarqué d'innovations dans l'horlogerie; c'est que, au dire des praticiens les plus éclairés, il n'y a plus rien à inventer dans cette branche, mais beaucoup à améliorer, à perfectionner. Ainsi la division du travail et l'introduction des machines dans la confection de toutes les pièces d'un mouvement, ont bien pu amener une baisse de prix et mettre à la portée de toutes les bourses ces indispensables moyens de mesurer le temps; mais le progrès, appelé par tous maintenant, portera sur la perfection de ces objets; car, véritablement, il y a trop de disproportion aujourd'hui entre un mouvement de 10 francs pour le commerce et un chronomètre de 2,000 francs.
Les horloges, pendules, montres et chronomètres sont composés de métaux sur lesquels la température influe d'une manière sensible. Aussi l'imagination des horlogers s'est-elle évertuée à tromper le meilleur système de compensation. On conçoit en effet quelle incertitude doit régner dans les indications d'une horloge dont le pendule peut, suivant la température, s'allonger ou se raccourcir. Il faut que, le plus possible, les oscillations du pendule soient isochrones, c'est-à-dire durent rigoureusement le même temps; car si le pendule se raccourcit, le mouvement est précipité; s'il s'allonge, le mouvement est plus lent. De là la nécessité de recourir à l'alliance de deux métaux dont les dilatations soient inégales, ou disposées de telle façon que quand la chaleur en dilatant l'un tait descendre le centre d'oscillation, l'autre, par le même effet de dilatation, remonte ce centre d'oscillation et par cette combinaison le remet dans la même position et procure ainsi des oscillations isochrones.
Parmi les meilleurs régulateurs, nous avons à signaler celui de M. Houdin. Au lieu d'employer des tiges volumineuses, ce qui est contraire à la théorie, puisque pour obtenir des oscillations parfaitement isochrones, il faudrait que toute la masse du pendule fût réduite à un point, cet habile mécanicien a relié la lentille de son pendule au point de suspension par une simple lige en acier recouverte d'un manchon de cuivre. Par un mécanisme ingénieux et d'une grande simplicité, la tige d'acier vient presser par un support en croix sur deux tablettes fixées au bas du manchon de cuivre, et qui sont elles-mêmes pressées en sens contraire par la vis qui supporte la lentille. Ainsi quand le manchon de cuivre se dilate, il presse sur les tablettes, et la lentille se relève d'une quantité déterminée par la distance à laquelle se trouvent l'un de l'autre le pied du manchon et la vis qui supporte la lentille. L'exposition de M. Houdin se compose en outre de pièces détachées, roues d'échappement, engrenages, etc., d'une remarquable exécution.
Nous ne parlerons pas ici des Wagner, des Lepaute, des Berthoud, des Bréguet, dont les noms sont attachés depuis longtemps à tous les progrès qu'a faits l'art de l'horlogerie et principalement ce qu'on appelle l'horlogerie de précision. La plupart des horloges publiques de Paris, et presque tous les chronomètres, sortent des ateliers de ces grands industriels.
Faisons mention des grands établissements de M Japy, à Beaucourt près de Montbéliard, auxquels l'industrie dont nous nous occupons doit tant de progrès, et qui sont arrivés par un travail persévérant et le génie de l'invention à livrer au commerce à raison de 2 fr. et même de 1 fr. 25 c. des mouvements de montre qui, avant la mise en pratique de leurs moyens simplifiés, coûtaient 7 et 8 fr. Ils se représentent encore cette année, et, comme aux exportions précédentes, ils soutiennent dignement leur vieille réputation.
Il est un fait que nous signalons avec regret: c'est qu'à part quelques hommes qui ont l'amour de leur art, et qui font tous leurs efforts pour aller en avant, l'horlogerie est devenue une affaire essentiellement commerciale, et que sur dix hommes qui s'intitulent fabricants d'horlogerie, il n'y en a souvent pas un qui soit un véritable horloger. Ce fait, on doit l'attribuer surtout à ce que les pièces sortent toutes fabriquées des ateliers de Suisse et de Beaucourt, et qu'on n'a plus qu'à les assembler. Nous déplorerons également l'absence de goût qui se fait généralement remarquer dans les pendules exposées; les modèles sont d'un dessin grossier et mauvais, les figures ne sortent pas de l'allégorie, les formes de l'empire dominent encore; trop heureux quand, au milieu de ce chaos, on parvient à reposer sa vue sur un modèle élégant ou sur une ornementation dans laquelle on peut chercher et découvrir une pensée d'artiste. C'est ce qui nous a déterminé à choisir les deux pendules que nous offrons à nos lecteurs; l'une exécutée par M. Paillard, sur le dessins de M. Feuchère; l'autre de M. Paul Garnier, sur les dessins de M. Vieil-Castel.
Le dessin de la pendule de M. Paillard est simple et distingué; la base est large et le couronnement gracieux; l'exécution d'ailleurs ne laisse rien à désirer, et nous reconnaissons avec plaisir l'artiste que le jury de 1839 a déjà honoré d'une médaille d'argent. Nous donnons également le croquis d'un bénitier en bronze pour oratoire, exécuté sur les dessins de M. Châtillon. Deux anges, les anges de la prière, appuyés l'un sur l'autre, s'ombrageant de leurs ailes, tiennent entre eux la coquille du bénitier. Ce groupe est calme et recueilli; les vêtements ont l'ampleur suffisante, et sont bien drapés. Nous sommes heureux de donner ici à M. Paillard la preuve que ses produits n'avaient pas échappé à notre attention, et que nous n'attendions que l'occasion de leur donner une mention convenable et méritée.
Quant à M. Paul Garnier, sa case est une de celles devant lesquelles nous nous sommes arrêté avec le plus d'intérêt. C'est que cet habile mécanicien ne s'est pas contenté d'exposer des pièces d'horlogerie; nous lui devons encore une mention particulière pour différentes inventions qui commencent à se répandre dans l'industrie, et, par leur précision, ne peuvent manquer de conduire à des résultats d'observations remarquables. M. Paul Garnier a résumé dans sa pendule, commandée par lord Seymour, tous les progrès qu'a faits l'horlogerie; il y a appliqué un mouvement à secondes fixes, obtenues par l'emploi d'un nouvel échappement libre à coups perdus. La pièce d'échappement porte une détente qui dégage à chaque oscillation le valet de repos, pour laisser passer la dent suivante et donner une nouvelle impulsion. L'aiguille des secondes est concentrique au grand cadran. Les heures et minutes sont indiquées sur un cadran excentrique au précédent, au centre duquel se trouve un fond en émail bleu parsemé d'étoiles, percé d'un orifice par où apparaissent les configurations de la lune, dont l'âge est indiqué par un troisième cadran concentrique. Les jours de la semaine, les dates et noms des mois sont indiqués sur une ligne formée par les sections apparentes de trois rouleaux en émail. La compensation du pendule est à masses mobiles, et la sonnerie a heures et quarts en passant.
L'ensemble de cette pendule présente un portique de style renaissance en marbre statuaire. Au-dessous du cadran est un bas-relief représentant des attributs de sciences et d'arts. De chaque côté du cadran sont deux pilastres à enroulements sculptés, sur lesquels sont posés deux statuettes, personnifiant l'astronomie et l'imprimerie, sous les traits de Galilée et de Gutenberg. Les extrémités sont terminées par des consoles ornées de fruits sculptés dans le marbre. Le fronton est surmonté de trois figures représentant Shakspeare, Raphaël et le Palestrina, la base porte des panneaux incrustés en lapis-lazuli et en malachite. Enfin, le bas-socle de style roman, en cuivre ciselé et doré, est découpé de manière à laisser entendre une musique placée dans la base de la pendule.
Le plus beau titre de M. Paul Garnier à la reconnaissance des industries à vapeur, est son compteur simple et à horloge simultanée. Par son emploi, un chef d'établissement tient se rendre compte de la manière la plus précise du nombre de coups de piston qu'a produits une machine dans un temps donné, ou, plus généralement, du nombre de périodes de mouvement d'un moteur quelconque, et de la durée totale de la fonction de la machine. Ainsi, par exemple, on a appliqué ce compteur à une locomotive en service sur le chemin de Versailles. Le compteur a donné le nombre exact de tours de roues; mais ce nombre était supérieur à celui de l'espace réellement parcouru par la locomotive. Cette différence tenait au temps où les roues avaient tourné sur elles-mêmes sans avancer, par défaut d'adhérence occasionnée par une cause quelconque, telle que l'humidité. On a donc pu déduire de là le glissement des roues qu'on n'avait pas encore pu constater directement et d'une manière rigoureuse. Le compteur avec l'horloge indique d'une part, au moyen de l'horloge, le temps pendant lequel la machine a fonctionné, et d'autre part, au moyen du compteur, l'espace parcouru par les roues. Le compteur s'adapte avec avantage aux bateaux à vapeur, aux machines fixes, aux machines d'épuisement, aux moulins, aux laminoirs. Les ministres des finances et de la marine en ont déjà ordonné l'application aux bateaux à vapeur de l'État et aux paquebots transatlantiques. De grands propriétaires d'usines, et, entre autres, MM. Schneider, en ont adopté l'usage pour leurs usines, et peuvent ainsi se rendre un compte exact du travail et du produit de leurs différentes machines. Ajoutons que le compteur peut compter jusqu'à un million, et que l'horloge peut à volonté être mise en rapport avec lui, et marcher et s'arrêter en même temps que le compteur.
M. Paul Garnier a exposé en outre des régulateurs, des chronomètres, un indicateur dynamomètre, des pendules de voyage d'une solidité et d'une simplicité admirables, et d'autres pièces détachées pour l'horlogerie du commerce, qui prouvent que cet artiste n'est étranger à aucune des branches de son art, et qu'il poursuit le progrès dans toutes.
Peu de contrées sont plus riches que la France en substances minérales propres aux grands travaux de sculpture et d'architecture, et, cependant, ces richesses enfouies dans le sol y sont restées longtemps, sinon inconnues, au moins abandonnées. L'Italie nous fournissait les marbres blancs pour la statuaire; l'Espagne et l'Orient, les marbres riches en couleurs pour l'ornement des édifices. Ce n'est que sous François 1er et sous Henri IV qu'on se mit à rechercher les marbres indigènes. Louis XIV les adopta pour les décorations du Louvre et des Tuileries. Puis on les abandonna de nouveau, et ce n'est qu'au commencement de ce siècle que des recherches heureuses permirent à la France de s'affranchir du tribut qu'elle payait aux marbres étrangers. Plus de soixante départements peuvent fournir des marbres variés de couleurs et de beauté, et propres aux usages les plus précieux. Le marbre blanc des Pyrénées soutient avec avantage la comparaison avec les plus beaux marbres de Carrare. Du reste, la preuve que, maintenant, la France trouve en elle-même ses propres ressources, et depuis longtemps déjà, c'est que la valeur des marbres importés, qui était de 1,726, 114 fr. en 1823, n'était plus en 1833 que de 368,701 fr.
L'exposition des marbres, cette année, est aussi brillante qu'en 1834 et en 1839, quant à la qualité et à l'aspect, et peut-être supérieure quant au goût des ornements et de la sculpture, et surtout quant au bon marché. Nous avons surtout remarqué les marbres des Pyrénées et ceux des Vosges. Les derniers sont un marbre brèche à fond gris, avec nuances variées, du marbre noir, blanc, bleu turquin, brèche violet; la serpentine des Vosges y occupe aussi un rang remarquable.
Dans les Hautes-Pyrénées, M. Géruzet continue à soutenir sa réputation bien méritée. Il expose une cheminée en stalactite d'une belle exécution, et un échantillon de stalactite remarquable par ses nuances et sa grandeur; un verre d'eau en marbre amarante d'une grande légèreté; une colonne creuse, qu'il est parvenu à confectionner au prix de 30 fr. le mètre courant. Cet industriel occupe constamment 82 ouvriers, 212 scies, tant droites que circulaires, 6 roues hydrauliques d'une force ensemble de 75 chevaux. Il est monté de manière à pouvoir tourner des colonnes d'un seul bloc et de 10 à 12 mètres de longueur.
Mais voici un résultat plus étonnant obtenu par M. Amant dans la maison centrale d'Eysses. Les détenus de cette maison, appliqués à la marbrerie au nombre de deux cents, ont taillé avec la plus grande perfection des cheminées, des consoles, des tables, des guéridons, et la plupart après un an ou deux d'apprentissage. Les cheminées principalement ont attiré notre attention, tant par leurs belles couleurs que par l'exécution. Ainsi, une cheminée à petites consoles en marbre rouge-vert rubanné a été faite par un détenu âgé de vingt-six ans, qui était cordier, et qui n'est dans l'atelier que depuis un an. Un bénitier orné de feuilles d'eau, en marbre blanc veiné de Carrare, a été exécuté par un maçon, après trois ans d'atelier. La pièce la plus remarquable, une table ornée d'auves avec balustres à facettes et pied à griffes, volutes et feuilles d'acanthe, est due à un peintre en bâtiments détenu depuis cinq ans. Nous ne ferons aucune réflexion sur ces beaux résultats, nous dirons seulement que M. Amant est parvenu, par le bon marché de ses produits, à en répandre le goût et l'usage dans un pays où une cheminée de marbre est un objet de luxe.
Nous avons parlé à nos lecteurs, dans un précédent article, de la sculpture mécanique de M. Contzen. Voici venir un compétiteur qui lui aussi expose de la sculpture mécanique, mais obtenue par d'autres procédés. Il travaille la pierre tendre ou dure, le marbre, l'albâtre, le bois et toutes les matières dures. Cet artiste est M. Séguin, qui va, à votre désir, vous offrir des ornements renaissance, rocaille, gothique, etc., sur des parties droites, courbes, concaves et convexes de toute grandeur, des bas-reliefs, médaillons, portraits, des bustes, des cariatides pour consoles et cheminées, des moulures, des chapiteaux, etc. Que lui faut-il pour cela? un moule, une certaine poudre, de l'eau et un mouvement rapide, et en peu d'heures vous avez le résultat le plus fini, le plus délicat que l'on puisse désirer.
Il y a à l'exposition une galerie qui jouit du privilège d'attirer incessamment la foule et de la retenir des heures entières, pressée, agglomérée et silencieuse: c'est la galerie des instruments de musique, pianos, orgues, etc. O vous qui aimez à voir de beaux instruments, allez-y bien vite; mais si vous aimez la bonne musique, prenez la précaution que prit Ulysse pour ses compagnons, mais non par le même motif, bouchez-vous les oreilles et partez bien vite, car jamais charivari organisé n'a trouvé un plus bel emplacement et de plus nobles encouragements. De tous côtés des sons se heurtent dans l'air et éclatent sur vous en dissonances monstrueuses, en cascades de notes qui n'ont rien à faire avec l'harmonie, en accords les plus contre nature: ici c'est l'orgue, là un instrument de Sax, plus loin, en avant, en arriére, de tous côtés, un piano, deux pianos, dix pianos, cent pianos, et tout cela marche en même temps. Serait-ce, par hasard, les profondes méditations qu'a dû faire un de nos musiciens feuilletonistes les plus excentriques sur les effets d'harmonie étrange qui ont fait élection de domicile dans cette galerie de neuf à cinq heures, qui lui ont inspiré l'idée de ce festival monstre avec 843 musiciens, dont 10 fifres, dont on doit régaler les malheureux exposants et ceux qui voudront bien donner 10 francs!
Le bilan de l'exposition musicale, cette année, peut se chiffrer ainsi:
Sept exposants d'orgues d'église, dix d'orgues expressives, quatre-vingt-neuf de pianos, dix-huit d'instruments à cordes, et vingt-neuf d'instruments à vent. C'est déjà un bon commencement pour le concert-monstre.
Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur les instruments à corde. Notre lutherie commence à prendre un nom, et les amateurs, en continuant à apprécier comme il convient les Amati et les Stradivari, ne dédaignent pas les produits des Gand, des Vuillaume, des Bernardel, qui sont obligés de copier servilement la forme, les couleurs, et même les défauts des instruments des grands maîtres. Tous ces habiles artistes excellent trop dans l'imitation pour qu'on doute que, livrés à eux-mêmes, ils ne puissent acquérir un nom pour eux et leurs produits. La grande difficulté pour ces instruments c'est d'avoir du bois convenable, du bois dont toutes les molécules vibrent de même. Aussi la perfection serait-elle de trouver une table d'harmonie sur laquelle il ne se forme pas de nodosités qui interceptent les vibrations et dénaturent le son. L'habile physicien, M. Savart, était parvenu à composer la table supérieure d'un violon de petits morceaux de bois qu'il avait éprouvés isolément. Ce violon avait un beau son, mais sa forme était disgracieuse; et d'ailleurs aucun luthier, que nous sachions, ne s'astreindrait à ces recherches minutieuses et patientes, qui augmenteraient énormément le prix de l'instrument. Ce qui rend les instruments anciens préférables aux nouveaux, c'est qu'à la longue, et sous les vibrations répétées des cordes, les molécules des tables se sont disposées, habituées, pour ainsi dire, à vibrer ensemble, à prendre la même sonorité, et à devenir, par l'effet du temps, ce que la physique indique qu'elles doivent être pour donner le son le plus plein et le plus beau.
Exposition.--Piano de M. Érard.
Instruments de Sax: Sax
Tromba et cornet à cylindre.
Quant aux pianos et orgues, quatre-vingt-neuf d'une part et sept de l'autre. Mais à tout seigneur tout honneur! Commençons par les orgues. Deux des exposants se distinguent tout d'abord et par leur ancienne renommée, et par la perfection soutenue de leurs produits. Ce sont MM. Cavaillé-Coll, et Daublaine-Collinet. Ces facteurs ont résumé dans leur art tous les progrès, et ont appliqué avec bonheur à leurs instruments les perfectionnements les plus récents.
L'orgue de MM. Cavaillé-Coll est le modèle de l'orgue destiné à la Madeleine. Le plus beau titre de ces habiles facteurs est d'ailleurs le magnifique orgue de Saint-Denis.
La maison Daublaine-Collinet soutient dignement sa réputation. On sait que M. Barker, un des chefs de cette maison, est parvenu à rendre les claviers réunis aussi doux au toucher que le clavier d'un piano, au moyen d'un appareil pneumatique très-ingénieux. Le perfectionnement que présente l'orgue exposé cette année, qui est destiné à l'église Saint-Nicolas de Toulouse, consiste à produire l'expression par une seule pédale et avec des nuances très-variées, au lieu de l'obtenir, comme on le fait sur les autres orgues, au moyen du mouvement alternatif de deux pédales agissant sur la soufflerie.
Du reste, une tendance bien manifeste aujourd'hui, et qui a donné naissance à l'harmonium, au mélophone, etc., est de pouvoir se procurer sur les instruments à touches l'expression qu'on obtient sur les instruments à cordes ou à vent. C'est dans cette direction que le progrès se fait, et il y a déjà bien loin de l'épinette et du clavecin d'autrefois au piano à queue, et surtout au piano à sons soutenus de nos jours.
Comme toujours, à la tête de nos facteurs se placent Érard, Pape, Pleyel, Herz, puis M. Boisselet, de Marseille, et quelques autres fort remarquables, parmi lesquels nous citerons MM. Faure et Roger.
C'est à la maison Érard que revient l'immortel honneur d'avoir fait les premiers pianos complets, et d'avoir, par une série de travaux non interrompus depuis près de soixante-dix ans, perfectionné, amélioré, complété cet admirable instrument. C'est ici que nous regrettons que l'espace nous soit mesuré, et que nous ne puissions entrer dans les développements que comporte la science du facteur. Il en est en effet du mécanisme du piano comme de celui d'une montre; tout le monde en a, mais bien peu en connaissent les éléments. Nous ne pourrions donc pas être entendu à demi-mot, et nous devons nous borner à signaler, en les récapitulant, les nombreux perfectionnements dus à Érard:
Instruments de Sax.
1° Un nouvel échappement qui, de 1809 à 1844, a été constamment amélioré, et qui rend le toucher plus facile et fait mieux résonner la corde;
2º Un système d'agrafes pour tenir les cordes et qui procure un tirage plus égal et plus rationnel;
3° Le barrage métallique inventé en 1822, et qui a été perfectionné par des essais successifs jusqu'à cette année. Pour se rendre compte de l'importance de ce procédé, il faut songer que le tirage des cordes du piano équivaut à environ 12,000 kilogrammes. De là la nécessité de pièces d'une grande force et d'une grande rigidité pour résister à ce tirage énorme;
4° L'application depuis 1834 d'un nouveau système de monture et de proportion des cordes de basse qui leur permet de résister à des variations de température de quinze à vingt degrés;
5° L'introduction de la basse harmonique qui a permis de mettre en rapport les dessus des grands pianos avec le médium et les basses.
M. Érard ne s'est pas borné à la partie la plus importante de son art, il a également apporté tous ses soins à l'ébénisterie et à l'ornementation de ses instruments, comme nos lecteurs peuvent s'en convaincre par le dessin d'un piano en chêne sculpté, peint et doré, que nous mettons sous leurs yeux.
Sculptures exécutées par les détenus de la
maison centrale d'Eysses (Lot-et-Garonne),
sous la direction de M. de Saint-Amant.
M. Pleyel a conservé la vieille réputation de ses pianos si bien appropriés à nos petits appartements; il les a améliorés en leur donnant plus de son et plus de tenue.
M. Pape a exposé un piano qui compte huit octaves et qui se distingue en outre par la réduction du format, l'augmentation de sonorité et la simplicité de son mécanisme, qui se trouve réduit à quelques frottements, les marteaux fonctionnant directement sous les touches, sans l'intermédiaire d'aucun levier.
L'exposition de M. Boisselet se distingue par deux utiles innovations: l'une est le piano-octavié. Ce piano a la propriété de produire les octaves avec un seul doigt et par un seul mouvement. Les pianistes apprécieront cet immense avantage. L'autre est un piano à sons soutenus à volonté, qui rend possible l'exécution d'un chant en notes liées et de longue valeur, sans qu'on soit obligé de laisser le doigt sur la touche, tandis qu'en même temps on peut faire entendre des passages en notes brèves et piquées.
Exposition.--Pendule exécutée par Paul Garnier, horloger,
pour lord Seymour.
Pendule exécutée par M. Victor Paillard,
sur les dessins de M. Feuchères.
Mais voici un de nos plus habiles facteurs avec deux perfectionnements notables; M Henri Herz, avec son piano à queue, du format des pianos carrés, donnant autant de son que les grands pianos à queue, et surtout avec son piano droit dont les sons se prolongent et se nuancent à volonté. Nous passerons rapidement sur le premier, dont nous avons admiré les sons larges et pleins, et dont nous approuvons tout à fait l'ensemble et les détails. Mais ce qui nous a le plus frappé, c'est le piano à sons continus et nuancés. Ici rien n'est ajouté au piano, pas de lame métallique, pas de tuyaux, un simple soufflet disposé de façon à ce que la note une fois frappée, la corde mise en vibration conserve cette vibration sous un courant d'air qui en augmente ou en diminue l'intensité à volonté. Cette invention est due à M. Isoard, qui en s'associant à M. Herz, a donné à son idée et à ses essais la vie et la direction qui leur manquaient. C'est, à notre avis, pour nos habiles pianistes une mine inépuisable de richesses encore inconnues. Donner aux sons du piano l'expression, c'est galvaniser un cadavre, et nous pensons que cette heureuse innovation doit changer bientôt le genre de musique de cet instrument.
Bénitier modelé par M Châtillon, exécuté
en bronze par M. Victor Paillard.
MM. Faure et Roger, au milieu de bons pianos dus à leur fabrication courante, ont exposé un piano droit (style Louis XV) en bois de rose avec dorures et porcelaines qui en font un magnifique meuble de salon. L'espace nous empêche de nous appesantir sur les diverses innovations dues à ces habiles facteurs.
Enregistrons en passant trois inventions dues à M. Guérin: c'est le pianographe, espèce de daguerréotype musical qui permet de fixer instantanément les improvisations, les pensées les plus fugitives; le sténoclure destiné à plier les doigts aux exercices du piano, et une nouvelle clef de piano à engrenage, dont l'effet est d'augmenter la facilité à accorder, en amenant peu à peu, par un mouvement doux et sans saccade, la corde au point désiré.
Signalons aussi les inventions de M. Sax dans les instruments à vent. M. Sax a perfectionné tous les instruments en cuivre et en bois; il a appliqué de nouveaux systèmes de cylindres aux instruments en cuivre sans rien changer à leur sonorité. Son exposition forme une musique militaire complète: bugles à cylindres, trompettes grandes et petites, nouveau basson, flûte, clarinette basse et contre-basse, et principalement le saxophone, véritable création, puis le saxotromba, que sais-je, des cornets, des trombones, tout s'y trouve et dans des conditions d'exécution telles qu'on peut dire que ce sont des instruments nouveaux. Quant à nous, nous ne doutons pas que l'auteur, le promoteur et le conducteur du festival monstre ne leur donne une large place dans son orchestre; et en attendant ce grand jour, nous félicitons sincèrement M. Sax des habiles modifications et des utiles perfectionnements de sa fabrication.
«En vérité! m'écriai-je», du ton irrésistible d'un homme qui a trouvé un argument péremptoire, on dirait que vous n'avez pas lu Euripide!
Cette autorité imposante (je dois prévenir le lecteur qu'il y a de cela quelques années, et qu'on avait encore la faiblesse d'estimer les anciens), cette autorité produisit l'effet attendu. Il y eut un moment de silence.
«Pourquoi? répondit enfin le plus intrépide des adversaires; je l'ai même traduit. Ensuite?
--Pourquoi? parce que vous comprendriez alors le sacrifice d'Alceste. Vous auriez vu que les anciens admettaient, comme moi, le dévouement de l'amour dans toute sa puissance, et qu'Alceste se dévouant pour son mari, donnant sa vie pour racheter la sienne, est l'emblème le plus touchant de ce sacrifice...
--Renouvelé des Grecs!» interrompit un autre, qui prit sa revanche par une plaisanterie, et mit pour un moment les rieurs de son côté.
Pendant tout ce vacarme, mon oncle Antoine, appuyé sur son fauteuil, les pieds sur les chenets et les bras croisés, sifflotait sans mot dire son thème favori de la bataille de Marengo.
«Voyons donc, papa: lui dis-je en lui mettant la main sur l'épaule; on dirait que vous n'êtes pas de mon avis.
--Si fait! dit l'oncle Antoine. Seulement, raie Alceste de tes arguments. C'est une invraisemblance hellénique.»
A ce mot irrévérencieux, il y eut un nouveau tumulte. L'oncle Antoine l'apaisa bien vite.
«J'ai une histoire là-dessus,» dit-il.
Alors, il se fit silence; on se resserra autour de son fauteuil; il frappa deux ou trois fois la pincette sur les tisons, et commença:
Tu as entendu ton père, me dit-il, parler souvent du comte de Keraudran? C'était un aimable homme, et j'étais fort lié avec lui... avant la révolution. Nathaniel de Keraudran était bien fait de sa personne, d'un esprit peu commun et d'une instruction rare; seulement, sa tête bretonne avait été douée d'une imagination tellement vive, que parfois on pouvait craindre qu'elle ne dominât sa raison. Les croyances superstitieuses dont il avait été bercé, les vieilles légendes galliques qui avaient entouré son enfance, avaient laissé dans son âme des traces ineffaçables. Un penchant secret l'entraînait sans cesse vers ces idées vagues et mystiques de rapports magnétiques, de puissances cachées et surnaturelles, de pressentiments, de divinations spontanées, enfin, vers toutes ces faiblesses du cœur et de l'âme qui prennent leur source dans les passions exaltées d'une imagination poétique et rêveuse. Malgré cela, et peut-être même à cause de cela, Keraudran était un homme remarquable. Sa conversation était spirituelle et vive, son caractère égal, son cœur sensible, son amitié dévouée. Nous fûmes presque inséparables!
Nathaniel de Keraudran était fiancé avec Mathilde de Larcy, charmante enfant gâtée de dix-huit ans. Il l'aimait comme un fou, et franchement Mathilde était faite pour tourner la tête la mieux organisée. Vous me dispenserez de vous décrire ses superbes cheveux noirs, ses grands yeux bleus, son teint blanc et rose, et surtout l'inexprimable vivacité de sa physionomie, qui semblait si bien d'accord avec les mille petits caprices charmants qui faisaient à la fois le bonheur et le tourment de mon pauvre ami. Ils s'aimaient comme deux enfants, et devaient se marier dans quelques mois.
Cependant, en approchant de ce moment si désiré, il semblait que Mathilde perdit quelque chose de sa gaieté, de sa vivacité habituelles. Elle devenait rêveuse, et fixait par intervalles sur Keraudran des regards pénétrants, dont l'expression à la fois mélancolique et passionnée excitait ma surprise. Au reste, je l'expliquai facilement par le prochain départ du fiancé, qui devait aller à Rennes dans quelques jours pour préparer leur union.
Je ne pus m'empêcher de lui en dire quelques mots un soir que pendant la promenade, plus rêveuse encore que de coutume, elle avait pris mon bras.
«Vous croyez donc que Nathaniel m'aime! me répondit-elle avec expression Oh! oui, il m'aime comme les hommes savent aimer!... Il m'aime parce que je suis riche et jolie; il m'aime pour le plaisir que je puis lui donner. Le cœur d'une femme vaut mieux que cela, monsieur le marquis! L'amour d'une femme, c'est le dévouement; l'amour d'un homme, c'est l'égoïsme.
--Si vous avez une exception à faire dans cette condamnation générale, répondis-je, vous pouvez la faire pour Keraudran... Je le connais assez pour en répondre.
--Bonne caution! dit-elle en riant. Répondez-vous toujours ainsi l'un pour l'autre? Ce serait comique. Je serais curieuse de savoir si vous feriez honneur à la lettre de change tirée sur vous au nom de Keraudran?
--Essayez!» répliquai-je.
Elle rit encore un moment, puis retomba dans sa rêverie. Quelques jours après, Keraudran partit pour Rennes, et je l'y accompagnai.
Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir que Keraudran avait contracté une singulière habitude. Tous les soirs, à dix heures, il envoyait un baiser... à la lune. Je me moquai passablement de lui, et il convint, non sans quelque confusion, qu'il avait promis à Mathilde de remplir scrupuleusement ce devoir.
«A la même heure, me dit-il, Mathilde regarde également le ciel, et nos pensées s'unissent par un lien sympathique, malgré la distance qui nous sépare...»
Je ne pus m'empêcher de rire.
«Vous êtes bien heureux de vous aimer ainsi... Seulement cet astre inconstant et de forme bizarre me paraît assez mal choisi.»
A cette plaisanterie, Keraudran faillit se fâcher pour tout de bon, et nous en restâmes lâ.
Malgré l'impatience de Keraudran, notre séjour à Rennes se prolongeait. Un soir, nous entrâmes dans un café pour passer le temps, et nous nous mîmes à regarder plusieurs individus qui jouaient aux échecs. Keraudran se croyait fort à ce jeu, et il suivit avec intérêt la partie qui se trouvait engagée. Moi, je regardai surtout l'un des joueurs. C'était un homme déjà sur le retour, mais grand et robuste. Sa tête, fortement caractérisée, avait une expression remarquable, et ses grands yeux, abrités sous d'épais sourcils noirs, brillaient d'un tel éclat, qu'il était difficile d'en soutenir le regard. Au reste, il semblait distrait et préoccupé; Keraudran semblait surtout attirer son attention, et il négligeait évidemment son jeu, qui s'embrouillait de plus en plus.
«Enfin, s'écria l'adversaire, je le tiens!»
Et il fil un coup qu'il méditait depuis longtemps.
«La partie est gagnée,» dit Keraudran.
L'inconnu sourit, et lui jetant un regard expressif:
«Croyez-vous?» répondit-il.
En même temps il déplaça une pièce, et en trois coups son adversaire fut mat. Keraudran resta stupéfait. L'inconnu lui fit un geste amical et s'éloigna. Nous sortîmes du café presque aussitôt.
«Voici un homme extraordinaire! me dit Keraudran avec enthousiasme.
--C'est un homme qui joue bien aux échecs,» répondis-je froidement.
Nous continuâmes à nous promener en silence sur la place. L'heure du rendez-vous était arrivée, et la lune brillait de tout son éclat dans un ciel d'azur. Keraudran s'arrêta, la regarda un moment, et lui envoya le baiser d'usage. Au bruit qu'il entendit derrière lui, il se retourna brusquement et vit l'inconnu. Il fit un pas pour se retirer; mais celui-ci s'avança et le retint par le bras. Il y avait dans ce mouvement et dans l'expression de sa remarquable figure quelque chose d'imposant et de noble qui fascina Keraudran.
«Pourquoi n'attendez-vous pas la réponse? lui demanda-t-il.
--La réponse? repartit Keraudran avec surprise. Quelle réponse puis-je attendre?
--Un moment! répliqua l'étranger avec une certaine autorité; et il serra fortement la main du jeune homme, tandis qu'il lui posait son autre main ouverte sur le cœur, en regardant fixement l'astre qui brillait au ciel.--La voici! continua t-il: «Les sympathies de deux âmes qui s'aiment franchissent la distance, de même que l'amour doit franchir le temps.» Souvenez-vous de ces paroles, et vous verrez que je ne me suis pas trompé. Vous êtes heureux, jeune homme, d'être aimé ainsi.»
En achevant ces mots, il s'éloigna. Keraudran resta immobile.
«C'est étrange! murmura-t-il.
--Il s'amuse à tes dépens,» lui dis-je. Mais il m'entendit à peine; évidemment son imagination était frappée.
Deux jours après, lorsque j'entrai dans sa chambre le matin, je le trouvai à demi vêtu, assis sur son lit, la tête dans sa main et profondément absorbé dans ses méditations, il tenait une lettre qu'il relisait par intervalles.
«Qu'y a-t il?» lui demandai-je. Il tressaillit.
«Te souviens-tu des paroles que m'a dites l'inconnu avant-hier soir?
--Ma foi... à peu près. Il était question de sympathies, de distance, d'amour, de temps; toutes choses assez banales et qui prêtent fort bien à l'improvisation.
--Tiens!» me dit-il, et il me tendit la lettre qu'il tenait à la main. Elle lui arrivait par la poste, et lui était écrite par Mathilde. Elle lui parlait de leurs conversations nocturnes, et je lus en effet cette phrase singulière: «Ce soir, lui disait-elle, en regardant à l'heure fixée la discrète et pâle intermédiaire de nos pensées, je n'ai pu m'empêcher de croire que les sympathies de deux âmes qui s'aiment franchissent la distance, de même que l'amour doit franchir le temps.»
«Eh bien! reprit Keraudran, voyant que je restais muet, qu'en dis-tu maintenant?
--Je ne dis rien, de peur de me tromper, répondis-je. C'est, en effet, assez singulier. Il a deviné juste, s'il n'a fait que deviner.»
Mais j'eus beau examiner le cachet, il était intact. D'ailleurs la lettre avait été évidemment écrite à peu près au moment même de la rencontre, et l'étranger ne pouvait en avoir en connaissance. Ce ne pouvait être qu'un de ces hasards fabuleux qui arrivent aux joueurs audacieux et aux équilibristes. Je ne pouvais donner d'autre explication. Mais Keraudran secoua la tête et haussa les épaules.
«Quand on veut tout expliquer, on n'explique rien.»
Je n'avais rien à répondre, et je le laissai. Je ne sais trop quand et comment il revit l'individu en question, mais il paraît qu'ils eurent plusieurs conversations en mon absence. Mon scepticisme choquait Nathaniel, et loin de moi il s'abandonnait bien plus facilement à son imagination rêveuse. Un soir, cependant, il me dit:
«Il faut que lu viennes avec moi.
--Où? répondis-je.
--Dans l'église des Cordeliers. J'y ai rendez-vous, et j'ai besoin que tu voies comme moi ce qui s'y passera.
--Ah! ah! répliquai-je, le sorcier est de la partie! Eh bien, partons je ne demande pas mieux.»
Nous nous rendîmes aux Cordeliers. La soirée était superbe. La chaleur du jour avait été, tempérée par une brise rafraîchissante, et le ciel scintillait d'étoiles. Lorsque nous entrâmes dans l'église, elle nous parut déserte; mais à peine avions-nous fait quelques pas dans la nef que nous aperçûmes le grand inconnu devant nous. Dans cette obscurité croissante, sa haute taille et sa figure majestueuse prenaient un caractère imposant qui commandait en quelque sorte le respect. On eût dit qu'on voyait jaillir de ses paupières le feu de ses regards. Il s'approcha de nous lentement.
«Je suis satisfait de vous voir, dit-il d'une voix grave; je suis disposé, et je tiendrai tout ce que je vous ai promis.--Et vous?
--Que faut-il faire?» dit Keraudran.
Et je m'aperçus au son de sa voix de l'émotion qui le dominait.
«Priez, espérez... et ne parlez pas.»
Il parut ensuite se recueillir un moment; puis il leva la tête et regarda la lune qui commençait à traverser les vitraux.
«L'heure est venue! ajouta-t-il à voix basse; suivez-moi.»
Nous le suivîmes dans une chapelle latérale qu'inondait un rayon de lumière argentée. Là, une jeune fille d'une douzaine d'années était étendue, profondément endormie, dans une stalle garnie de velours rouge; ses cheveux blonds flottant sur ses épaules étaient couverts d'une légère guirlande de bluets; sa figure délicate et pâle, sa longue robe blanche, vivement éclairées par la lune au milieu de cette obscurité, sous les noirs arceaux de la chapelle, semblaient en faire une forme aérienne, transparente et légère. Je m'arrêtai à la considérer; il y avait un charme indicible dans cette poétique et frêle vision.
«Voici l'enfant, dit notre guide; le sommeil magnétique l'enchaîne, et son regard, quoique voilé, va percer le temps et l'espace. Je suis maître de lui, et je n'ai qu'à commander pour être obéi.»
En même temps il leva le bras... et comme du même mouvement, par une attraction irrésistible, le bras de l'enfant se souleva, et se dirigea vers le sien, restant immobile et tendu; il baissa sa main, et par la même action mécanique, le bras de la jeune fille se reposa sur l'accoudoir; il fit un signe, et la tête angélique de l'enfant, comme si elle eût suivi la voir l'indication muette du doigt fascinateur, se tourna lentement et regarda les vitraux.--C'était étrange.
«Avez-vous apporté le gage? dit l'inconnu à voix baisse à Keraudran.
--Le voici! répondit-il; et il lui remit une tresse de cheveux, don que sa fiancée lui avait remis avant son départ.
--C'est bien, répondit-il; et il alla le placer sur le cœur de l'enfant, puis il revint auprès de nous.--Regarde!» dit-il d'une voix basse mais vibrante.
L'enfant se souleva avec roideur, comme sous l'impulsion d'une volonté étrangère, se retourna et regarda à travers l'ogive le disque brillant de la lune.
«Je la vois! murmura-t-elle; elle regarde aussi.»
Sa voix semblait une modulation lointaine, indépendante de ses lèvres.
«Qui vois-tu?
--Celle que j'ai sur le cœur.
--Comment est-elle? que fait-elle? où est-elle?
--Elle est appuyée sur le balcon d'une terrasse sculptée--les boucles de ses cheveux noirs flottent sur son cou et sa poitrine... ses grands yeux bleus me regardent... son regard est si doux!... Elle envoie un baiser... là!...»
Et par un mouvement elle indiqua Keraudran, qui l'écoutait avec avidité; mais l'enfant se tut, retomba sur le fauteuil avec un soupir, et parut reprendre son sommeil immobile.
«Que voulez-vous apprendre encore? demanda l'inconnu.
--Peut-on voir dans l'avenir, comme dans le présent? répondit Keraudran.
--Sans doute! répliqua l'inconnu. Et reprenant son geste impérieux.
--Regarde! dit-il à l'enfant.
--Non, non, assez! répondit la jeune fille d'une voix suppliante en s'agitant avec effort; je souffre! grâce... je n'en puis plus...»
Et sa tête se renversant convulsivement allait frapper les stalles de chêne.
«Lève-toi, et regarde! continua l'inconnu. Comment la vois-tu dans trois jours?
--Elle rit, et tresse une guirlande de jasmin.
--Dans huit jours?
--Je la vois encore... oui... c'est elle... mais... elle est changée... elle est pâle... ah! je souffre... car... elle souffre aussi.. ah! j'étouffe... elle est bien pâle... ah!... ah!... ah! le cœur me fait mal!»
Et elle s'agitait péniblement. Son gracieux visage se contractait et s'agitait convulsivement; ses mains semblaient vouloir éloigner d'elle quelque chose qui eût pesé sur sa poitrine; sa voix devenait de plus en plus faible et sourde, entremêlée de soupirs et de gémissements étouffés. Il y avait, je l'avoue, dans ces paroles sinistres, dans cet enfant se débattant ainsi, comme sous la pression d'un démon invisible, quelque chose de saisissant qui remplissait l'âme d'une émotion involontaire et d'une sorte d'effroi.
«Ah! oui! continuait l'enfant... je la vois... ses joues sont creuses et ses yeux brillants.. ils me font mal... ah! ah!... au secours... au secours... je n'en puis plus... j'étouffe... qu'on m'ôte ce cadavre... je l'ai sur le cœur... ah! ah!»
L'inconnu se précipita, et enleva à l'enfant la fatale mèche de cheveux. Elle retomba immobile sur la stalle.
«Êtes-vous satisfait? dit-il à Keraudran d'une voix émue... Sortez!»
Keraudran restait devant lui en proie à une agitation fébrile, ne pouvant ni parler ni partir. Je l'entraînai hors de l'église, et le ramenai chez lui. Son émotion était si violente, que je craignais presque pour sa raison. Je n'essayai de le calmer que le lendemain matin; mais mes raisons eurent peu d'influence. Keraudran était fasciné, et moi-même j'avais peu de chose à lui dire. Je ne voyais pas le but de cette comédie, et il réfutait sans peine mes arguments, qui n'étaient au reste que des présomptions.
«Je ne puis rester ici, me dit-il; je n'aurai de repos qu'auprès de Mathilde. Je verrai alors s'ils m'ont trompé.»
Deux jours après nous étions au château de Lurcy; Mathilde, rayonnante et plus gaie que je ne l'avais vue depuis longtemps, accueillit avec tendresse son fiancé. Cette courte absence semblait avoir dissipé les nuages qui avaient obscurci un moment leur intimité.
«Tu es bien heureux! dis-je à Keraudran en revenant avec lui d'une promenade que nous avions faite dans le parterre.
--Attendons encore, répondit-il avec un soupir en me serrant la main; le délai fatal n'est pas expiré.
--Tu es fou!» répliquai-je.
En ce moment nous entrions au salon, dont les larges fenêtres s'ouvraient sur la terrasse, ornée de fleurs odoriférantes. Mathilde était appuyée sur le balcon; elle s'avança en riant au devant de nous.
«Tenez, beau chevalier! dit-elle avec gaieté, je vous ai tressé de mes mains une guirlande.»
Et elle tendit à Keraudran une guirlande de jasmin qu'elle achevait de nouer. Keraudran me tenait encore le bras. Je le sentis tressaillir et chanceler; et j'avoue que cette singulière coïncidence, que ce rapprochement inconcevable avec la vision de l'enfant me frappa au cœur.
«Eh bien! dit Mathilde en continuant de rire, est-ce ainsi le vous recevez mes présents, Nathaniel? me laisserez-vous encore longtemps le bras tendu?»
Nathaniel se précipita vers elle, prit la guirlande, et par et mouvement involontaire, tombant en même temps à ses pieds, couvrit ses mains de baisers éperdus.
«Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle en essayant de se dégager, en voilà trop maintenant, Nathaniel!... Assez, assez!»
Et son émotion était visible, «Quoi! vous pleurez! mon Dieu! qu'avez-vous donc?»
Nathaniel balbutia quelques mots entrecoupés, sans suite, j'essayai moi-même d'intervenir pour terminer cette scène dont je redoutais l'issue. Keraudran sortit et me laissa seul avec Mathilde.
«C'est étrange! dit-elle après un moment de silence; comprenez-vous cela?
--Mais, sans doute! répondis-je avec, quelque embarras, Keraudran a été touché de votre attention... Il vous aime tant!
--Je le crois... je crois même en être sûre... mais... c'est égal, c'est trop; et je ne puis m'expliquer cela.»
Je n'essayai pas de l'aider dans cette recherche, car j'étais un peu troublé moi-même. Au reste, elle l'oublia bien vite, prenant l'émotion de Keraudran comme une nouvelle preuve de sa tendresse, elle fut d'autant plus gaie, d'autant plus affectueuse. Deux ou trois jours passèrent ainsi rapidement.
Le troisième jour après notre arrivée, nous étions réunis soir dans le parterre. Elle était silencieuse. Je m'en aperçut et je m'en plaignis.
«Ce n'est pas ma faute, me répondit-elle; j'ai un mal de tête affreux. Je crois même que j'ai un peu de fièvre.» Keraudran se rapprocha vivement de nous.
«Quoi! vous souffrez! dit-il d'une voix altérée.
--Ce n'est rien, reprit-elle en souriant, une migraine! nous avons trop ri ce matin.»
Elle se retira de bonne heure.--Le lendemain elle ne parut pas au déjeuner, et fit dire qu'elle était indisposée. Elle ne parut que fort tard, en peignoir. Je la trouvai réellement changée. Elle était pâle et silencieuse, et se plaignait de douleurs dans la poitrine.--Keraudran paraissait presque fou. J'avoue que je devenais inquiet.--Le lendemain, elle fut obligée de garder le lit. Je ne savais plus que penser, Keraudran avait disparu dès qu'il avait appris quelle avait passé une mauvaise nuit, et je ne savais ce qu'il était devenu.--C'était en effet le huitième jour.
Le neuvième jour, je vis entrer chez moi Keraudran méconnaissable. Je ne pus m'empêcher de tressaillir en apercevant ses traits décomposés, sa physionomie bouleversée, ses yeux hagards.
«L'as-tu vue aujourd'hui? me dit-il d'une voix étouffée.
--Non! répondis-je.
--Est-ce quelle ne va pas mieux?»
Il fit un geste de désespoir et tomba dans un fauteuil.--Je me rendis à son appartement, et demandai si je pouvais être introduit. La vieille gouvernante y consentit avec quelque difficulté, et je fus admis. Je fus frappé du changement qui était opéré en si peu de temps. Elle était excessivement pâle, et paraissait déjà maigrie. Dans ce demi-jour, qui régnait dans sa chambre, je pouvais distinguer cependant ses yeux mobiles, qui semblaient animés de cet éclat extraordinaire que donne une fièvre ardente, et que faisait encore ressortir le cercle bleuâtre dont ils étaient entourés. Je fus terrifié en reconnaissant ces symptômes qui nous avaient été décrits si bien, et en voyant se réaliser l'effrayante vision de la jeune fille. Je crus encore entendre les gémissements terrifié de l'enfant, et ce en sinistre: «Otez-moi cadavre!»--Je sentais malgré moi mes genoux fléchir et une sueur froide m'inonder le visage Je dis quelques mots, auxquels elle répondit d'une voix faible et entrecoupée,--puis je sortis.
«Mon Dieu! quelle est donc cette maladie? que dit le médecin?» demandai-je à la gouvernante.
Elle haussa légèrement les épaules.
«Imprudence de jeune fille! répondit-elle avec un sourire. Que voulez-vous? elles ne comprennent jamais le danger de cela.»
Je sentis que je ne pouvais insister davantage, et je me retirai hors de moi. Je ne revis Keraudran que le soir. Quand il entra dans ma chambre, je crus voir s'avancer un spectre, à l'abattement de sa physionomie, et en même temps l'égarèrent de ses regards m'effrayèrent; je craignis sérieusement pour sa raison, et j'essayai, par quelques mots, de lui donner une confiance que, réellement, j'avais peu moi-même Il m'écoutait à peine; son regard, mobile et vague, était invariablement fixé devant lui, et, par intervalles, un frissonnement convulsif passait sur tous ses membres. Il n'interrompit tout à coup.
«Maintenant je suis sans inquiétude!» me dit-il d'une voix caverneuse, avec un indéfinissable sourire.
Je le regardai avec étonnement.
«Je suis sans inquiétude! reprit-il d'un ton plus sombre encore.
--Comment cela?
--Oui... j'ai entre mes mains le remède qui doit la sauver!»
Et comme il remarqua mon air incrédule, il ajouta:
«Je l'ai retrouvé... et je viens de lui parler.
--Qui? interrompis-je vivement, le jongleur des Cordeliers? Que t'a-t-il dit encore, cet homme que Dieu confonde?
--Il m'a donné le remède qui doit la sauver» répéta-t-il l'un air égaré. Je l'ai... le voici' et il tira de son sein une petite fiole, qui me parut pleine d'une liqueur épaisse et noirâtre.
--Ah! malheureux! m'écriai-je en essayant de la lui prendre des mains; garde-toi bien de l'essayer! Qui sait ce que ce détestable charlatan a mis dans cette fiole?...
--Je le sais, moi!... c'est du poison!
--Du poison?...»
Je restai stupéfait.
«Voyons, Nathaniel, es-tu fou?
--Oui, c'est du poison!... et ce poison, continua-t-il d'une voix sourde et vibrante, ce poison est pour moi!»
Je gardai un moment le silence, ne sachant trop si mon malheureux ami jouissait encore, en effet, de toute sa raison, et cherchant à lire sur son visage, où se peignait toute l'agonie du désespoir.
«Oui, continua-t-il d'une voix entrecoupée, je l'ai vu, je lui ai parlé... nous avons interrogé le présent et l'avenir... L'enfant a lu dans son sein... elle y a vu la cause du mal et le remède... Le remède..., le voici... je dois le prendre, c'est du poison. Je mourrai, mais elle vivra. Mon seul attouchement l'aura sauvée.
--Quelle atroce folie! quel ridicule délire! m'écrai-je Comment peux-tu croire, Nathaniel, à de semblables rêveries? Reviens à toi, mon ami.
--Écoute! dit Keraudran d'une voix saccadée, et en me saisissant fortement le bras. Tu doutes toujours, n'est-ce pas? c'est ton esprit, ta nature! Eh bien, homme sensé, homme raisonnable, explique-moi comment cet homme a lu, vingt-quatre heures à l'avance, la lettre que j'ai reçue le lendemain; explique-moi cette guirlande de jasmin qui m'a été offerte à l'heure même qu'il me l'avait prédite; explique-moi... comment Mathilde se meurt!... et tu me diras ensuite pourquoi je ne puis la sauver.»
J'avoue, mes amis, que je restai muet. Mon bon sens, qui se révoltait contre cette succession de faits incompréhensibles, surnaturels, ne me fournissait pas un seul argument solide pour les réfuter. Au reste, Keraudran ne m'en laissa même pas le temps.
«L'arrêt est prononcé! continua-t-il d'un ton sombre avec une sorte d'égarement; le poison est là. Si demain, au point du jour, je n'ai pas fait passer dans mes veines ce venin mortel... qui lui donnera la vie... elle est morte!... et moi je vivrai!... Mais non, elle vivra... et alors, moi... je ne serai plus!...»
Il tomba dans le fauteuil, et se cacha la figure entre ses mains.
«Pour l'amour du ciel, Keraudran, m'écriai-je, garde-toi bien!....
--Laisse-moi! répliqua-t-il en m'échappant; la nuit porte conseil! Adieu!» Et il sortit précipitamment. Je voulus le suivre et le rejoindre, mais il se barricada dans son appartement, et je ne pus pénétrer jusqu'à lui.
Vous concevez que ma nuit fut triste et sans sommeil. Je vous laisse à juger aussi quelle fut celle de Keraudran. Le lendemain matin j'allai frapper à son appartement: je n'obtins pas de réponse. Fort effrayé, j'allai me procurer la seconde clef pour ouvrir la porte, et en revenant en toute hâte, je rencontrai la vieille gouvernante qui montait aussi l'escalier avec précipitation.
«Pour Dieu! madame Gervais, comment va mademoiselle Mathilde? demandai-je.
--Beaucoup mieux, Dieu merci! me répondit-elle. Je l'ai veillée toute la nuit. Elle a eu, au petit jour, une crise terrible; mais elle est toute soulagée; la lièvre l'a quittée, et elle repose J'allais le dire à M. Nathaniel.
--Au petit jour!» répétai-je avec un saisissement dont je ne pus me défendre; et je hâtai le pas vers l'appartement de Keraudran. J'ouvris la porte et j'entrai. Les volets étaient fermés; la bougie placée sur la table, entièrement consumée, fumait en s'éteignant, et ne jetait plus que par intervalles une rouge et vacillante lueur, trop faible pour distinguer les objets. La chambre était silencieuse, et paraissait déserte. Je courus au lit; il était vide. Je courus à la fenêtre et j'ouvris les volets pour donner de la lumière... Keraudran, à demi vêtu, était étendu sur le sol, auprès de la table.--Je le relevai... Il était sans connaissance. Je regardai avec effroi, et je vis la fiole fatale renversée et vide; mais la liqueur était encore tout entière dans la coupe où mon pauvre ami l'avait versée... Il n'avait pas eu la force de la boire et de consommer le sacrifice... Il était tombe évanoui.
«Dieu soit loué! m'écriai-je à haute voix; il n'a pas bu... Et je le portai sur son lit.
«Il n'a pas bu? répéta madame Gervais en regardant la liqueur; c'est vrai! tout y est.» Et elle sortit aussitôt, me laissant seul avec Keraudran, que je fis revenir à lui avec beaucoup de peine.
«Mathilde' dit-il avec effort.
--Elle est sauvée, répondis-je.
--Sauvée!.. répéta-t-il en se levant sur son séant malgré sa faiblesse; et je n'ai pus bu!
--Eh! non, parbleu! mais elle va beaucoup mieux malgré cela; il n'y a plus de danger.
--Dieu soit béni! dit-il en retombant sur le lit. Ah! j'ai cru en mourir.»
En effet, la unit terrible qu'il avait passée, et toutes les émotions qui avaient précédé ce fatal moment, l'avaient épuisé. Il était en proie à une lièvre ardente. Il voulut se lever pour aller s'assurer lui-même de la guérison de Mathilde; mais il ne pouvait se soutenir, et je le mis au lit malgré lui. Quelques minutes après il avait le délire, et ne parlait que visions, mort et poison. J'envoyai vite chercher le médecin.
Je redescendais pour apprendre des nouvelles de Mathilde que je croyais encore très-souffrante, quand je rencontrai madame Gervais à la porte de l'appartement.
«Mademoiselle m'envoie savoir comment M. Nathaniel a passé la nuit.» me dit-elle aussitôt qu'elle me vit.
Je restai un peu surpris de cette phrase et du ton qui l'accompagnait.
«Mais... fort mal! répondis-je. J'ai envoyé chercher le médecin. Je suis fort inquiet.--Et mademoiselle Mathilde?
--Oh!... elle va bien. Elle se lèvera aujourd'hui.»
Puis elle se mit à rire et rentre.
J'étais stupéfait. Je descendis au jardin pour rencontrer quelqu'un qui pût me donner quelques éclaircissements, lorsqu'on traversant le parterre, et levant les yeux sur la façade du château, je vis, à ma grande surprise, Mathilde debout, habillée, et appuyée sur son balcon Je croyais rêver. Elle me vit aussi, me fit un geste aimable de la main et de la tête, et disparut. Je restai cloué à la même place, lorsqu'un vint m'avertir que le docteur était chez Keraudran. J'y courus. Il me rassura et prescrivit une ordonnance que je me chargeai d'exécuter. Lorsqu'il sortit, j'entendis du bruit dans le château, et j'appris que Mathilde avait fait mettre les chevaux à la voiture et qu'elle partait. Presque aussitôt après on vint remettre de sa part à Keraudran une lettre, qu'il ne lut que quelques jours plus tard, mais dont voici à peu près le contenu:
«Vous m'aviez dit souvent que vous m'aimiez plus que vous-même, plus que votre existence, que vous donneriez mille fois votre vie pour la mienne. J'ai voulu savoir si vous me la donneriez une seule; j'ai fait l'épreuve de ce dévouement que vous m'aviez promis, et j'ai vu que, pour vous aussi, promettre et tenir sont deux.
«J'ai perdu une illusion; mais je ne risque plus d'être trompée. Comme vous vous étiez déjà résigné à ma perte, je pense que vous accepterez sans beaucoup de regret une séparation qui, bien qu'elle ne soit pas éternelle, Dieu merci! n'en sera pas moins sans retour. Adieu.»
Mathilde.»
Dès ce moment, tout devint clair comme le jour, les prédictions du sorcier et la maladie de la fiancée n'étaient qu'une comédie arrangée à l'avance. Il faut avouer qu'elle avait été bien jouée.
Ici mon oncle Antoine s'arrêta.
«Mais, qu'est-ce que cela prouve, papa? repartis-je. Sans doute ton Keraudran n'eut pas la force d'accomplir le sacrifice d'Alceste? Eh bien! c'est qu'il n'aimait pas assez pour cela.
--Erreur! répliqua mon oncle Antoine, double erreur! 1° Parce qu'il aimait assez pour sacrifier sa vie, et que c'est la forme seule du sacrifiée, présent, inévitable, raisonné, à heure fixe, qui répugne à la nature humaine, et qu'il ne put accomplir; 2º parce qu'il n'est pas nécessaire d'aimer bien vivement pour sacrifier sa vie... et la suite le prouvera bien.
--Il y eut donc une suite? s'écria-t-on.
--Sans doute!» répondit l'oncle Antoine.
D. Fabre d'Olivet.
(La suite à un prochain numéro.)
Le 18 mai dernier, 231 voix contre 128 ont adopté, à la Chambre des députés, un projet de loi sur les prisons dont la discussion avait occupé vingt séances.
Dans la Chambre des députés comme dans la presse et dans le public, ce projet de loi a soulevé de vives et éloquentes protestations. Mais ce n'est pas ici le lieu de les reproduire et d'en discuter la valeur.
D'après le titre III, qui règle le sort des condamnés, le projet de loi voté par la Chambre des députés décrète la suppression des bagnes et l'adoption de l'isolement cellulaire perpétuel pour tous les condamnés; non pas, il est vrai, tel que l'ont inventé les quakers de Philadelphie, mais tempéré par le travail et les fréquentes visites du médecin, de l'aumônier, de l'instituteur, des membres des associations charitables, des comités de surveillance, des entrepreneurs des travaux, des parents, etc.
Dans notre numéro 60 (20 avril) nous avons montré le système nouveau appliqué dans la prison modèle de Pettonville, en Angleterre. Aujourd'hui nous allons mettre sous les yeux de nos abonnés le système ancien tel qu'il fonctionne actuellement dans le bagne de Toulon.
Alors même qu'ils ne seraient pas remplacés par des pénitenciers cellulaires, les bagnes seront tôt ou tard détruits. Trop de causes graves nécessitent leur suppression, pour qu'ils puissent subsister encore longtemps. Nous le répétons, nous ne voulons discuter ici aucune des graves questions que soulève la réforme des prisons. Montrer simplement et que sont les bagnes en 1844, faire connaître ou plutôt faire voir ces prisons fameuses, ici est notre seul but. Aussi nous bornerons-nous à donner à nos lecteurs une courte explication sommaire des curieux dessins qui accompagnent notre texte, et dans lesquels M. Letuaire, artiste éminent de Toulon, représente les scènes principales de la vie d'un forçat.
La création des bagnes n'est pas nouvelle.
Les galères, qui remontent à une grande antiquité, furent supprimées lorsque, par suite des changements notables introduits par le temps dans les diverses institutions maritimes de l'Europe, l'on conçut la pensée d'employer aux travaux des ports les criminels condamnés aux fers.
Des lors il ne fut plus question pour ces hommes de ramer comme autrefois, on les affecta aux armements et désarmements, ainsi qu'aux constructions neuves, aux travaux hydrauliques, aux excavations, au creusement des bassins, aux fondations des quais et des cales, enfin à tous les ouvrages de force, à toutes les manœuvres et opérations des ateliers, chantiers et magasins des ports.
Pour cela, il fallut nécessairement construire de grands établissements destinés à recevoir, loger et garder ces condamnés avec toutes les précautions convenables.
C'est ainsi qu'en exécution d'une ordonnance de Louis XV, les bagnes furent crées en 1748, il y a près de cent ans.
Arrivée des Forçats au Bagne
Aussitôt les mesures les plus sévères et les plus minutieuses furent prises pour l'installation de ces prisons nouvelles et exceptionnelles; et, depuis, les administrateurs distingués qui, sans interruption, se sont succédé à la tête de nos ports, ont constamment apporté leur sollicitude et leur attention à l'amélioration du bagne.
Aujourd'hui on compte quatre bagnes en France: trois civils, ceux de Toulon, Brest et Rochefort, et un militaire, celui de Lorient. Les trois bagnes civils contiennent environ sept à huit mille forçats condamnés aux travaux forcés à temps ou à perpétuité.
Sur ce nombre, Toulon et Brest en comptent chacun plus de trois mille.
Une administration fort peu nombreuse est chargée du soin difficile, mais important, de contenir les condamnés, de les diriger et de les garder, de pourvoir à leur nourriture, à leur habillement, et de régler les faibles salaires qui leur sont accordés pour les travaux les plus pénibles, de punir les fautes et de récompenser la bonne conduite, de recevoir leurs réclamations et d'y faire droit, de correspondre avec leurs familles, de rendre les comptes d'un service aussi minutieux que compliqué, d'entretenir sans cesse des relations avec toutes les autorités maritimes, civiles, militaires et judiciaires du royaume; enfin, des innombrables détails que l'on peut imaginer, puisqu'il s'agit de l'agglomération de trois à quatre mille condamnés dans la même maison de force.
Cette administration est confiée à un commissaire de la marine, qui porte le titre de chef du service des chiourmes.
Un commis principal, avec le titre d'agent comptable, est chargé de l'immense comptabilité de ce grand détail, et n'a pour le seconder que deux ou trois commis de marine.
Enregistrement des Forçats.
Les auxiliaires de ces agents supérieurs sont nommés adjudants ou sous-adjudants des chiourmes. Ils se divisent en trois classes; et, malgré les difficultés et les dangers de leurs fonctions, ils n'ont que les faibles appointements de 1,500, 1,200 et l,000 fr. par an.
Enfin, chaque bagne a une garde militaire plus ou moins considérable, composée de gardes chiourmes, divisée en escouades, et commandée par des sergents-majors, des sergents et des caporaux.
Ces renseignements préliminaires terminés, arrivons au bagne avec un condamné.
Bain des Forçats.
Jugé par une cour d'assises éloignée; le malheureux qui descend de la voiture cellulaire est resté plusieurs jours et plusieurs nuits enfermé dans un étroit espace où il ne pouvait faire aucun mouvement, où il respirait à peine la quantité d'air nécessaire à sa poitrine. Ses yeux se ferment malgré lui, éblouis par la lumière du jour; ses pieds sont enflés, et tous ses membres tellement endoloris, qu'il faut le porter ou le soutenir jusqu'à la chaloupe qui l'attend sur le port. Des forçats lui rendent ce service. Le chef des chiourmes assiste presque toujours en personne à l'arrivée de la voiture cellulaire et à la réception des condamnés.
Les places réservées aux nouveaux arrivés occupées, la chaloupe se dirige vers le bagne. Ce sont des forçats qui rament, mais le gouvernail reste confié à un pilote libre. Des gardes chiourmes se tiennent debout entre les condamnés. La chaloupe court rapidement sur les vagues, et bientôt les condamnés pénètrent dans cette prison redoutable, dont la plupart d'entre eux ne doivent plus jamais franchir les limites: Quel moment terrible! frappés dans leur honneur, dans leur fortune, dans leur liberté, dans leur état civil, ils disent un adieu éternel à cette vie du monde maintenant finie pour eux... Est-ce un remords ou le désespoir qui leur cause cette émotion que la plupart d'entre eux essaient vainement de dissimuler?
A peine débarqués au bagne, on les conduit tous dans le bureau de M. le commissaire de la marine; on les fait asseoir sur un banc, et cet employé supérieur, assisté d'adjudants et de sous-adjudants, procède immédiatement à la vérification de leurs papiers, s'assure de leur identité, et les enregistre sur les livres du bagne. Désormais ils n'auront même plus de nom; le numéro de leur inscription servira seul à constater leur individualité.
Coupe des Cheveux.
Au sortir du bureau des commissaires, ils sont conduits à la salle de bain. Là, ou les lave dans une cuve en bois; des forçats les frottent avec une grosse éponge, tandis que d'autres vident et remplissent incessamment la cuve d'eau de mer. Des adjudants et des gardes chiourmes président toujours à cette opération, qui ne dure que quelques minutes.
A peine nettoyé, chaque homme passe de la cuve dans une salle voisine, où le médecin attaché spécialement au bagne,--un chirurgien de première classe de la marine,--l'examine avec soin de la tête aux pieds. A côté du docteur, vous remarquez un forçat debout; il tient d'une main une planchette recouverte d'une feuille de papier, et de l'autre un crayon. C'est le secrétaire du docteur, chargé d'écrire toutes ses observations. Les malades sont immédiatement envoyés à l'hôpital pour y recevoir tous les soins que réclame leur état.
La visite du docteur terminée, les forçats reconnus valides et bien portants reçoivent leurs effets d'habillement, qui se composent des objets suivants:
1º Une seule casaque, ou robe de moui rouge;
2° Un seul pantalon de moui jaune en hiver et de toile en été;
3° Deux chemises de grosse toile écrue;
4° Une paire de gros souliers ferrés;
5° Un bonnet de laine rouge ou vert; vert pour les condamnés à vie, rouge pour les condamnés à temps. Chaque bonnet porte une plaque sur laquelle est gravé le numéro d'enregistrement de son possesseur.
Visite des Forçats.
Depuis quelques années on leur donne, en cas de pluie, comme ils n'ont pas de casaque de rechange, une espèce de manteau en toile sur lequel le mot bagne est écrit en grosses lettres rouges:
Dès qu'ils ont revêtu ce costume, ils se rendent, toujours accompagnés d'adjudants et de gardes chiourmes, dans une des salles des condamnés à vie. Là on leur coupe les cheveux presque ras, et le coiffeur a soin de tracer sur leur tête un nombre considérable de raies, afin qu'ils soient plus faciles à reconnaître, s'ils parvenaient à s'évader.
Les trois quarts de la vie des forçats se passent dans une salle semblable à celle où se fait cette opération, et que représente notre dessin. Pendant une partie de la journée, ils travaillent au grand jour, en plein air, avec des hommes libres. Si pénible qu'elle soit, cette fatigue leur est salutaire; mais, le soir, on les renferme dans ces tristes salles. La nuit venue, ils y sont enchaînas sur un lit de bois, les uns contre les autres, par une tringle de fer, sans pouvoir faire un seul mouvement...
Ferrement des Forçats.
Mais il reste une dernière précaution à prendre pour rendre les évasions plus difficiles: les forçats ont tous des fers aux pieds, et ils sont accouplés deux à deux par une chaîne d'un mètre environ de longueur. Notre dessin représentant la ferrure ne nécessite aucune explication. Ce sont des forçats qui remplissent les fonctions de ferreur.
Le jour de leur arrivée, les forçats ne sont pas encore accouplés. On se contente de leur river un anneau à un pied, et on les conduit dans la salle qu'ils doivent désormais habiter jusqu'à l'expiration de leur peine. Ils y restent en général trois jours. Non-seulement ils ne travaillent pas, mais on leur donne une nourriture plus abondante et plus succulente. Ce n'est que lorsqu'on les suppose remis des fatigues du voyage qu'on les accouple et qu'on les contraint à travailler.
Les nouveaux arrivés au repos.
Visite des fers.
Comme cet anneau auquel ils ne sont pas habitués les blesse, ils tâchent de se procurer un morceau de toile et de drap pour le garnir et garantir ainsi leurs jambes d'un frottement douloureux.
Parmi les trois mille forçats du bagne de Brest ou de Toulon, toutes les classes de la société ont leurs représentants.
On y trouve des propriétaires, des négociants, des médecins, des notaires, des avocats, des fabricants, des artisans, des paysans, des militaires, etc. Tous ces condamnés sont confondus et accouplés dans les mêmes salles, soumis au même régime, aux mêmes règlements, aux mêmes récompenses, aux mêmes travaux, à la même surveillance; tous, ils sont condamnés aux travaux forcés. L'égalité la plus inflexible règne au bagne.
Quels que soient leur ancienne position sociale, leurs habitudes, leur fortune, leur famille, leurs talents, leur constitution physique, tant qu'ils sont bien portants, ils vont, sans distinction, travailler dans les ateliers, dans les magasins et sur les chantiers de l'arsenal, ou aux excavations ou à bord des bâtiments en armement ou en désarmement; ils y sont occupés selon leur aptitude et leurs forces.
Dans l'hiver, les travaux finissent à quatre heures et demie. Au coup de canon, tous les forçats sont ramenés au bagne, et ils ne sortent plus de leurs salles respectives jusqu'au lendemain matin.
La nécessité de maintenir l'ordre le plus parfait, l'avantage de détourner les condamnés des mauvaises pensées ou des projets funestes qu'ils pourraient former pendant les heures d'inaction qui précèdent celle du silence et du repos; ces motifs et d'autres encore, qu'il serait inutile d'énumérer ici, ont, de tout temps, fait accorder aux forçats la faculté de se livrer à de petits travaux d'industrie, qu'ils font dans leurs soirées.
Dès leur rentrée en salle, et aussitôt qu'ils se sont replacés sur leurs bancs, ils se mettent à l'ouvrage; les uns gravent des cocos et des tabatières; d'autres tournent, lisent, écrivent, copient de la musique; d'autres rédigent des lettres ou des mémoires pour leurs camarades illettrés ou pour eux-mêmes, et «ces occupations nombreuses et variées produisent les résultats les plus heureux, dit M. Venuste-Gleizes, directeur du bagne de Brest, dans son intéressant mémoire sur l'état actuel des bagnes en France. D'abord les condamnés y trouvent le moyen de se procurer de petits profits qui améliorent leur triste position; ensuite (et ceci est d'une extrême importance) le bagne est tranquille. Les forçats travailleurs sont infiniment soumis parce qu'ils savent bien que la privation de cette permission serait la peine de la plus légère désobéissance, de la simple contravention à l'ordre et à la police qui doivent régner dans les salles.»
Travaux des Forçats.
Au coup de sifflet, tous les forçats d'une salle cessent leurs travaux, puis on dit la prière du soir et ils s'étendent sur l'étroite portion de planche qui leur sert de lit. Pour se garantir du froid ils n'ont qu'une couverture. Quand ils se sont allongés à leurs places respectives, on les enchaîne tous ensemble par une tringle de fer passée dans les anneaux de leurs fers; pendant la nuit des gardes chiourmes se promènent dans le couloir pour contraindre ceux qui ne dorment pas à rester parfaitement immobiles et silencieux, et pour réprimer à l'instant même toute tentative de désordre.
Le matin, au coup de canon, les bagnes s'ouvrent, les gardes enlèvent les tringles de fer, et les forçats, se levant, roulent leur couverture jusqu'au haut de leur lit, puis ils vont travailler. Toutes tes fois qu'ils sortent de leur salle, un garde chiourme procède à la visite des fers, en présence d'un adjudant, pour s'assurer qu'ils n'ont pas été limés. A cet effet, chaque forçat déboutonne le bas de son pantalon, tend sa jambe sur un petit banc, et le garde chiourme frappe les fers avec un marteau. La planche que l'on aperçoit contre le mur s'appelle planche de sûreté; tous les noms des forçats enfermés dans la salle y sont inscrits, et à mesure qu'ils sortent, un garde place une cheville de bois à côté de leur nom. On s'assure ainsi par un coup d'œil qu'ils ont tous passé à la visite et qu'il n'en manque aucun.
Les forçats sortis, d'autres forçats, qui ne sont plus accouplés, lavent et balaient la salle, vident les baquets, etc. En récompense de ces services pénibles, on accorde à ces derniers un petit matelas pour la nuit...
Le dernier dessin que nous publions aujourd'hui représente les forçats employés dans le bagne aux travaux les plus rudes, à retourner des pièces de bois, à les transporter, à les hisser sur les chantiers, etc. Leur zèle a souvent besoin d'être stimulé par des avertissements, quelquefois même par des coups de canne. Leurs travaux sont presque toujours forcés. Aux heures de repas, et quand l'ouvrage manque, les uns s'étendent et dorment à terre, les autres confectionnent ces divers petits ouvrages qu'ils vendent aux visiteurs des bagnes.
(La suite à un prochain numéro.)
Cours de littérature, par Amédée Duquesnel: Histoire des Lettres au moyen âge, t. IV; Histoire des lettres aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles; t. V et VI. In-8. W. Coquebert, éditeur.
M. Duquesnel, qui avait débuté par résumer l'histoire des lettres chez les anciens, a entrepris l'histoire de la littérature en Europe depuis l'ère chrétienne jusqu'à nos jours. Son travail, fort avancé, entame déjà le dix-huitième siècle. Ce jeune et laborieux écrivain a même saisi par anticipation l'époque contemporaine dans un livre en deux volumes qui a pour titre: Du travail intellectuel en France, résumé de la littérature française de 1815 à 1837; il ne reste donc plus qu'une lacune de cent et quelques années. Lorsqu'elle sera remplie, nous pourrons suivre, grâce à l'auteur, dans un tableau continu, le développement des lettres pendant plus de trois mille ans. Nous n'avons pas à nous occuper des trois premiers volumes, qui exposent, outre l'antiquité, les origines des littératures modernes. Ceux que nous avons sous les yeux embrassent le moyen âge à dater du sixième siècle et les temps modernes depuis la renaissance jusqu'au dix-huitième siècle. Ce serait encore une tâche considérable si nous voulions contrôler sur tous les points cette partie de l'ouvrage de M. Duquesnel. Nous nous bornerons donc à juger l'ensemble et quelques détails. Aussi bien ne crois-je pas que sur une masse aussi imposante de faits et de jugements, personne au monde puisse avoir une compétence universelle.
Il est évident qu'un travail de ce genre doit être, avant tout, un résumé des histoires antérieures; car aucun écrivain, si érudit et si laborieux qu'on le suppose, ne peut avoir dévoré moins encore digéré les œuvres de tant de siècles et de tant de peuples. L'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre, la France, ont produit en œuvres littéraires dignes d'attention, assez de livres pour que la vie d'un homme ne suffise pas à les feuilleter. Donc, par force majeure, l'auteur parlera souvent sur la foi d'autrui, et lorsqu'il ne transcrira pas ses devanciers, il les abrégera, heureux si sur quelques points il apporte des études et des sentiments personnels! Qui veut la fin veut les moyens; Or, les moyens de l'entreprise de M. Duquesnel sont la connaissance et l'exploitation des historiens littéraires, à défaut des œuvres originales. Qu'on ne croie pas que cette tâche secondaire puisse être remplie avec succès par un esprit vulgaire; il faut beaucoup de discernement pour choisir les traits caractéristiques dans le tableau d'une époque, pour classer les faits avec méthode, pour concilier des jugements contradictoires, pour éviter la sécheresse et l'obscurité, enfin pour arriver à la proportion des parties et à l'intérêt de l'ensemble. Celui qui résume doit apporter de son fonds des idées générales d'histoire et de critique et un langage qui mette en relief tout ce qu'il exprime.
Nous sommes loin d'affirmer que M. Duquesnel réunisse sans exception toutes les qualités nécessaires pour atteindre à la perfection dans un résumé, mais nous pouvons le louer hautement d'une vertu fort rare chez les écrivains qui tirent d'autrui la substance de leurs œuvres, je veux dire la probité. M. Duquesnel ne donne sous son nom et sous sa garantie que ce qui lui appartient réellement, et il avoue hautement ses emprunts. J'en sais d'autres qui sont moins scrupuleux et qu'on mettrait à nu si on les dépouillait de leurs larcins anonymes. Notre jeune auteur a respecté les principes du droit des gens en matière littéraire; nous le croyons irréprochable sur ce point. Nous nous plaindrons seulement qu'il ait négligé plusieurs des sources où il pouvait puiser. Ainsi, par exemple, pour la littérature italienne, il nous semble qu'il aurait pu, sans dédaigner M. de Sismondi, consulter plus souvent Ginguené. Je le louerai sans doute d'avoir suivi pour le tableau du moyen âge les lignes tracées par M. Villemain, et d'avoir paré son livre de quelques fragments tirés de notre illustre historien littéraire; mais je lui reprocherai de n'avoir tiré aucun parti de travaux plus récents qui ont pour objet spécial les essais de poésie héroïque et dramatique pendant la même période. Il serait facile de multiplier les reproches de ce genre.
M. Duquesnel mêle dans sa composition l'histoire, la biographie et la critique. Il ne nous paraît pas qu'il ait toujours employé ces trois éléments dans une proportion convenable, ni surtout qu'il les ait fondus de manière à les éclairer mutuellement. Les détails biographiques dans une histoire générale ne doivent venir que s'ils jettent quelque lumière sur le génie de l'écrivain. Or, il est rare que M. Duquesnel fasse ce rapprochement: il raconte et il juge successivement sans chercher le lien des faits et des œuvres. Même ces esquisses biographiques ne sont pas toujours d'une parfaite exactitude. Voici comme échantillon les traits par lesquels l'auteur pense faire connaître Paul de Gondi: «Il eut pour précepteur l'illustre Vincent de Paul, et se fit remarquer dans ses études. En 1643, il prit le bonnet de docteur en Sorbonne et fut nommé la même année coadjuteur de l'archevêque de Paris; mais ces honneurs furent vains. L'abbé de Gondi, entraîné par son humeur ardente, s'éloignait de plus en plus de l'esprit de son état: il sollicitait les plus hautes dignités de l'Église, et se battait en duel comme un mousquetaire. Abandonné à sa passion pour les femmes, dévoré du besoin de l'intrigue et d'une ambition très inquiète, on le vit préparer la guerre civile dès que Mazarin eut été mis à la tête du gouvernement, lever à ses frais un régiment que l'on nomma le régiment de Corinthe, prendre séance au Parlement en laissant sortir de sa poche la poignée de son poignard, etc.» Tout ce morceau, qui veut être méchant, n'est ni exact ni piquant. L'abbé de Gondi prit longtemps avant 1643, en Sorbonne, ses degrés, qui ne l'élevèrent pas jusqu'au doctorat: je ne crois pas que les mousquetaires fussent plus ferrailleurs que les autres porteurs d'épée, et de plus il y a un étrange anachronisme à faire du coadjuteur un duelliste, car c'est dans son extrême jeunesse que Paul de Gondi fit bruit de ses duels et de ses galanteries pour éviter de prendre les ordres et rejeter la soutane dont on avait chargé ses épaules d'adolescent. Peut-on dire que le coadjuteur ait préparé la guerre civile, qu'il ait levé un régiment dès que Mazarin fut premier ministre, puisque la Fronde ne se forma que cinq ans après, que Retz n'y fut précipité que par les dédains de la cour, et qu'il n'organisa son célèbre régiment que pendant le blocus de Paris? Ne semble-t-il pas aussi que le poignard inoffensif dont le coadjuteur arma sa poche une seule fois pendant la seconde Fronde fit partie intégrante de ses insignes archiépiscopaux? Ceci ne nous apprend pertinemment qu'une seule chose, c'est que si M. Duquesnel a lu les mémoires du cardinal de Retz, il n'en a gardé qu'un souvenir bien confus.--Puisque j'en suis aux chicanes biographiques, je demanderai à M. Duquesnel où il a vu que madame de Lafayette, née en 1632 et morte en 1693, n'ait vécu que trente-huit ans.
Malgré beaucoup d'imperfections qu'il nous serait facile de signaler, M. Duquesnel a fait un ouvrage qui ne manque ni d'utilité ni d'intérêt. Nous souhaitons d'autant plus vivement qu'il réussisse, qu'une réimpression lui permettrait de remplir bien des lacunes, de réparer bien des erreurs et de mettre à profit des ouvrages récents ou anciens qu'il n'a pas consultés et qui valent mieux que ceux dont il s'est aidé. Nous pensons qu'il pouvait se dispenser d'invoquer l'autorité littéraire de M. Mély-Janin, dont il cite une page, et n'emprunter des idées littéraires à une histoire qui n'est pas toujours judicieuse. Prions le, crainte d'oubli, de rectifier dans l'occasion une fausse leçon de quelques vers de Charles d'Orléans. On lit dans l'édition de Chalvet (Grenoble, 1803):
En regardant vers le pays de France,
Un jour m'advint adoure sur la mer;
Qu'il me souvint de la doulce plaisance
Que je soulois audit pays trouver.
Ces vers harmonieux sans doute, gracieux par l'image qu'on entrevoit, touchants par le sentiment qu'on devine, ont l'inconvénient d'être inintelligibles. Tels qu'ils sont, M. Duquesnel les goûte fort. Eh bien! qu'il consulte l'édition donnée par M. Guichard, et il verra qu'il fallait dire à Dovre (Douvre) sur la mer, et ne mettre qu'une virgule à la fin du vers, ce qui rend l'admiration plus légitime, parce qu'alors on comprend.
Nous ne pousserons pas plus loin les remarques de ce genre; mais nous voulons attirer l'attention de M. Duquesnel sur la langue qu'il parle. Nous ne croyons pas que pour bien écrire, il suffise de vivre en paix avec la syntaxe. On renonce au titre d'écrivain, si on se contente d'expressions vagues, si on adopte toutes celles que l'improvisation introduit à la tribune et dans les journaux, et qui n'en seront pas moins longtemps encore des barbarismes pour les gens de goût; si enfin on accepte ces phrases toutes faites qui cessent si vite d'avoir un sens, ou du moins de l'exprimer, si elles le conservent. M. Duquesnel croit-il avoir dit quelque chose lorsqu'il écrit que les Provinciales excitèrent un enthousiasme impossible à décrire? pense-t-il parler élégamment et même purement, lorsqu'il dit que l'act progresse, que des principes sont basés sur, etc., qu'un livre n'est pas analysable, et qu'il déclare ne pas savoir par quelle ramification Boursault fut attiré à la cour? Au risque de passer pour pédant, continuons cette leçon, et ouvrons au hasard un des volumes de M. Duquesnel.
Je tombe sur la page 230, vol. VI. J'y lis un morceau sur Régnard (sic). Lisons d'abord Regnard et prononçons Renard. Continuons et «Une intrigue d'amour le fit s'embarquer....» Voilà du patois si je ne me trompe. Deux lignes plus loin, je vois:
«Regnard, gourmand et cuisinier, art qu'il avait appris...» J'apprends ici pour la première fois que cuisinier est un art: possible, dans le français de cuisine, non dans celui des maîtres. Que dire de la phrase suivante: «On dit qu'après avoir vécu au milieu d'une voluptueuse gaieté, il mourut du spleen en 1709.» A cette époque, le spleen n'avait pas encore été importé d'Angleterre en France; c'est au moins un anachronisme de langage; de plus, c'est une erreur, car la tradition fait mourir Regnard d'une médecine de cheval qu'il s'administra de sa propre autorité, avec la complicité d'un vétérinaire. Et ceci: «Ses épîtres et ses autres poésies n'ont guère de caractère et manquent souvent de conviction.» Ainsi les épîtres de Regnard ne sont pas toujours convaincues. Nous voilà bien instruits!» «Le Bat et la Sérénade sont des ébauches sans valeur par lesquelles le poète préludait à sa carrière.» Préluder à une carrière! qu'en pensez-vous? «Regnard ne peut être classé qu'à une distance incommensurable de Molière.» Faut-il apprendre à M. Duquesnel qu'incommensurable se dit de deux étendues qui n'ont point de mesure commune, et que par conséquent une distance, considérée absolument, n'est jamais incommensurable? Encore une petite citation prise dans le voisinage et à distance très-mesurable: c'est trois lignes plus bas: «On n'y trouve presque jamais ces vues morales si élevées que Molière jette à pleines mains dans son œuvre immortelle.» Pour jeter des vues à pleines mains, il faudrait avoir des vues dans les mains; or, est-ce là leur place? et pourquoi M. Duquesnel met-il de si étranges figures dans sa prose?
Nous faisons ces remarques, parce que M. Duquesnel ne passe pas pour écrire plus négligemment qu'un autre, et qu'effectivement il y a bon nombre de nos auteurs, parmi ceux dont on loue le style, qui ne supporteraient pas mieux les regards de la critique... si on critiquait encore.
Z.
Le Droit commercial dans ses rapports avec le Droit des gens et le Droit civil; par M. G. Massé, avocat à la cour royale de Paris, 2 vol. in-8. 15 fr.--Paris, 1844. Guillaumin.
Depuis le rétablissement de la paix, l'industrie et le commerce ont pris des développements inattendus. L'esprit militaire, si puissant autrefois, est en pleine décadence. La pensée de l'abbé de Saint-Pierre, trop longtemps regardée comme un rêve d'honnête homme, marche à grands pas vers sa réalisation. «S'il est un fait évident, dit le capitaine Ferdinand Durand, dans la préface de son livre sur les tendances pacifiques de la société européenne, c'est que de toutes les théories sociales ravivées par la révolution de 1830, celle qui tend à prendre la première place dans les cœurs généreux, celle qui remue le plus les intelligences larges et nobles, c'est la théorie du progrès pacifique. Ne devons-nous pas nous en féliciter tous? Est-il une pensée plus consolante pour l'homme que celle qui lui montre la vie terrestre comme une marche incessante vers un état meilleur, vers un état de paix et d'association?»
Que l'on partage ou non l'opinion de M. F. Durand, on ne peut nier l'existence de la paix et les progrès toujours croissants de l'industrie et du commerce. Or, ces relations nouvelles toutes pacifiques et commerciales qui se forment et se consolident chaque jour entre des nations étrangères ou entre les diverses populations d'un même peuple, ont naturellement établi des rapports, imposé des devoirs, fait naître des intérêts, en un mot, créé des droits nouveaux. De là, l'utilité, la nécessité même d'étudier le Droit commercial dans ses rapports actuels ou futurs avec le Droit des gens et le Droit civil.
Cette étude est d'autant plus utile et nécessaire en ce qui touche le Droit des gens, que les grands travaux des maîtres de la science remontent à une époque où l'Europe était encore dominée par les systèmes politiques ou religieux qui, depuis la chute de l'empire romain, avaient produit une succession non interrompue de guerres et de désastres publics; et que, si d'heureuses modifications dans la conduite des peuples les uns envers les autres se sont manifestées plus tard, les vingt-cinq ans de guerre qui ont marqué la fin du dix-huitième siècle et le commencement du dix-neuvième, ont fait perdre en peu d'années, à certains principes, tout le terrain qu'ils avaient mis des siècles à conquérir. «Ce terrain est regagné aujourd'hui, dit M. Massé; mais, pour n'être plus exposés à le perdre encore, il faut constater les conquêtes que nous avons faites et en tenter de nouvelles, déterminer les droits, trop longtemps incertains, que la paix donne aux nations; montrer comment le commerce et la paix s'entretiennent l'un par l'autre, parce que le commerce a besoin de paix, de même que la paix a besoin de commerce; rechercher comment la guerre ne doit être faite qu'en vue de la paix; expliquer les droits respectifs des belligérants; indiquer la limite de ces droits, quand ils se trouvent en contact avec ceux des neutres; enfin, établir l'édifice social sur l'intérêt de tous, qui n'est autre chose que l'observation réciproque des droits et des devoirs, également répartis entre tous les hommes.» Il y a une relation nécessaire entre le mouvement des affaires internationales et celui des affaires intérieures. Le commerce intérieur et le commerce extérieur se prêtent un mutuel appui. Les principes de droit qui régissent l'un sont donc le complément nécessaire de ceux qui régissent l'autre. Le Droit privé se présente à la suite du Droit des gens, comme les transactions privées reçoivent leur impulsion des transactions publiques.
Le Droit privé, lorsqu'il a pour objet les transactions commerciales, devient le Droit commercial, et se distingue alors du Droit civil proprement dit. Mais les différences qui existent entre l'un et l'autre droit, profondément marquées lorsque le commerce n'avait pas pris tous les développements auxquels il est parvenu de nos jours, s'effacent peu à peu, depuis que la plupart des transactions privées tendent à revêtir une forme commerciale et industrielle. Le droit commercial a fait et fait encore d'importantes conquêtes sur le Droit civil. Dans l'opinion de M. Massée, l'avenir de la jurisprudence lui appartient. Montrer les rapports du Droit civil et du Droit commercial, expliquer et compléter ces deux droits l'un par l'autre, telle est donc la tâche que M. Massé s'est imposée, avec la conviction que cet ensemble de recherches qui résumera les conquêtes du Droit commercial sur le Droit des gens et sur le Droit civil, intéressera également le jurisconsulte, l'homme d'État, l'économiste et le philosophe. C'est parce que nous partagions cette conviction, c'est parce que nous avons reconnu combien elle était légitime et fondée, que nous annonçons aujourd'hui dans notre bulletin le consciencieux et intéressant travail de M. Massé. Quand il sera terminé, nous essaierons de l'apprécier.
Le Droit commercial dans ses rapports avec le Droit des gens et le Droit civil, formera six forts volumes in-8°, qui paraîtront en trois livraisons de chacune deux volumes.
La première livraison est en vente. Elle renferme l'exposition des caractères du Droit civil proprement dit, et du Droit commercial, et le Droit des gens public et privé dans ses rapports avec le commerce.
La deuxième livraison est sous presse et paraîtra en septembre 1844. Elle sera consacrée à l'examen des règles du Droit civil sur l'état des personnes et leur capacité, au point de vue commercial; sur les biens considérés comme objet de commerce; aux contrats et obligations en général; aux contrats de société, et à la vente.
La troisième livraison paraîtra en décembre 1844. Elle contiendra le contrat de change, le prêt, le dépôt, le mandat et la commission, le louage des choses, d'ouvrage et d'industrie, ainsi que le louage maritime; les contrats aléatoires, les assurances maritimes et terrestres; enfin, le cautionnement, le gage, les privilèges et hypothèques, la contrainte par corps, et les règles particulières aux faillites.
L'Univers pittoresque, histoire et description de tous les peuples, de leurs religions, mœurs, coutumes, industries, etc.,--Europe, t. XXIX, Belgique et Hollande, par M. Van Hasselt, membre de l'Académie royale de Bruxelles. 1 vol. in-8. 6 fr.--Paris, 1844, Firmin Didot.
Cette grande collection, entreprise il y a plusieurs années par MM. Didot, touche à sa fin. Le volume que nous annonçons aujourd'hui est le tome vingt neuvième de l'Europe. Il comprend la Belgique et la Hollande. L'auteur, M. Van Hasselt, a su profiter de toutes les recherches historiques qui, depuis quelques années, ont été poursuivies avec tant d'ardeur et de succès, en Belgique et en Hollande, par MM. Raepsaet, Dewes, Ernst, Nothomb, les barons de Gerlache, de Reiffenberg et de Saint-Genois, les chanoines de Smet et de Ram, Willems, Gachard, Moke, Marchal, Piolain, Schayes, Borguet, etc. En parcourant son livre, on s'aperçoit qu'il leur a fait de nombreux emprunts. Malheureusement pour ses lecteurs, M. Van Hasselt s'est trop occupé des faits proprement dits. Sur les 532 pages dont se compose ce volume, l'histoire des révolutions politiques, des batailles, traités de paix, révoltes, etc., en remplit 506; 32 pages seulement sont consacrées aux beaux-arts, aux lettres, au commerce et à l'industrie de ces deux contrées, où les beaux-arts ont brillé d'un si vif éclat, et où le commerce et l'industrie ont, à diverses époques, atteint à un tel degré de prospérité. Bien qu'il ait avoué sa faute et qu'il s'en montre repentant, M. Van Hasselt n'en mérite pas moins nos reproches pour s'être ainsi laissé entraîner dans sa première partie au delà des limites que lui imposaient le titre et l'idée mère de l'utile collection qui s'honorait de le compter parmi ses collaborateurs.
Œuvres morales de Plutarque, traduits par Ricard, 5 vol. in-18.--Paris, 1844. Didier. 3 fr. 50 c. le volume.
«J'avoue mon goût pour les anciens, écrivait Montesquieu dans ses Pensées diverses; cette antiquité m'enchante, et je suis toujours prêt à dire avec plaisir: «C'est à Athènes que vous allez, respectez les dieux.»
«J'ai eu toute ma vie un goût décidé pour les ouvrages des anciens, j'ai admiré plusieurs critiques faites contre eux, mais j'ai toujours admiré les anciens. J'ai étudié mon goût, et j'ai examiné; ce n'était point un de ces goûts malades sur lesquels on ne doit faire aucun fond; mais, plus j'ai examiné, plus j'ai senti que j'avais raison d'avoir senti comme j'ai senti.
«Les livres anciens sont pour les auteurs, les nouveaux pour les lecteurs.»
Qui ne partagerait cette opinion, ces sentiments de l'auteur de l'Esprit des Lois? Protestons seulement contre ce dernier jugement, surtout lorsqu'il s'agit de Plutarque; et remercions M. Didier d'avoir réimprimé en cinq volumes d'un format commode et d'un prix accessible à toutes les bourses, les œuvres morales de l'immortel biographe des grands hommes de l'antiquité grecque et romaine. C'est un véritable service qu'il a rendu aux lecteurs comme aux auteurs. La plupart des traités compris dans cette collection sont des modèles de bon sens et de goût, dont l'étude est aussi profitable qu'intéressante. Quelques-uns ont un peu vieilli, il est vrai, mais d'autres semblent avoir été écrits hier pour l'instruction et la moralisation des hommes d'aujourd'hui. Lisez-les donc si vous avez le malheur de ne pas les connaître; relisez-les si vous êtes assez heureux pour les avoir déjà médités.
Allégorie du mois de Juillet.--Le Lion.
Sophocle venant réclamer ses droits d'auteur
à l'Odéon.--Caricature par Cham.
SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE SOIXANTE-SIXIÈME NUMÉRO.
I. Toutes nos monnaies, ainsi que nous avons déjà eu occasion de le dire, ont des poids qui peuvent s'exprimer en multiples ou sous-multiples exacts du gramme. La pièce de 5 francs, entre autres, pèse 25 grammes (cinq fois le poids de la pièce de 1 franc); de sorte que 20 pièces de 5 francs, ou 100 francs, pèsent 500 grammes.
Le moyen le plus simple pour compter une grande somme d'argent en pièces de 5 francs consistera donc à la peser par parties.
Ainsi, supposons que les pesées se fassent par tas de 560 kilog; chaque tas vaudra 100,000 francs. Un million de francs exigera dix pesées de ce genre, c'est-à-dire au moins une heure, à six minutes pour chaque tas.
S'il s'agissait, non plus d'un million, mais d'un milliard, somme que notre budget dépasse actuellement de beaucoup, il faudrait mille heures pour le compter, d'après cette base. Or mille heures, à douze heures de travail par jour, c'est quatre-vingt-trois jours quatre heures.
M. Souquet, auteur d'une excellente Métrologie française, à laquelle nous empruntons ces détails, fait observer que le mode ordinaire de comptage à la main par piles de 100 francs exigerait un temps beaucoup plus long. Ainsi, à 240,100 francs par jour de douze heures, il faudrait quatre mille cent soixante-six jours, ou onze ans et cinq mois.
--Le poids d'un milliard en argent étant de 5,000,000 de kilog., exigerait, pour être transporté sur mer, dix navires de 500 tonneaux chacun. (Le tonneau est de 1,000 kilog.)
Pour déplacer ce poids sur une route ordinaire, en supposant que chaque cheval pût traîner 1,500 kilog., dont un tiers seulement appartenant au véhicule, il faudrait cinq mille chevaux.
Le volume occupé par cette masse d'argent fondue serait de 475 mètres cubes; le rayon de la sphère qu'occuperait ce volume serait de 4 m. 85 environ.
Les deux cents millions de pièces de 5 francs, qui font un milliard, étant mises bout à bout, à raison de vingt-sept par mètre, occuperaient une longueur de 7,407 kilomètres, à peu près la sixième partie de la circonférence de la terre.
II. Tout mouvement sur une ligne courbe donne lieu à un développement de la force que l'on appelle centrifuge; force dont on a l'idée en faisant mouvoir circulairement avec une grande vitesse un morceau de plomb attaché à un fil dont on tient l'autre extrémité à la main. La tension du fil augmente ou diminue avec la vitesse de rotation. Mais dans le cas particulier où un corps tourne sur lui même autour d'un arc par rapport auquel la figure de ce corps est symétriquement disposée, la pression exercée par la force centrifuge sur l'axe devient nulle, et la propriété caractéristique d'un axe de ce genre, c'est que le mouvement continuerait indéfiniment à s'y opérer, sans la résistance des frottements.
Or une toupie, un toton ont une figure symétrique autour de leur axe. Si donc on a placé cet axe verticalement, et qu'on leur ait ensuite imprimé un mouvement de rotation rapide, l'axe restera dans la position, sans que le joujou tombe, tant que le frottement de la pointe et la résistance de l'air n'auront pas anéanti l'impulsion primitive.
Si l'axe n'a pas été placé verticalement à l'origine du mouvement, mais que le centre de gravité soit placé suffisamment bas, l'axe oscillera en tournoyant lui-même autour de la verticale, et y arrivera bientôt.
III. La tendance d'un corps à s'éloigner de la verticale est d'autant plus prononcée, que le centre de gravité de ce corps s'en éloigne lui-même d'une quantité angulaire plus considérable. Or, supposons deux bâtons d'un mètre, ayant leur centre de gravité, l'un à dix centimètres de l'extrémité inférieure, l'autre à la même distance de l'extrémité supérieure.--Il est clair que pour une déviation d'un centimètre de la verticale, le premier point aura décrit un angle beaucoup plus grand que le second, aura tourné d'une quantité angulaire plus considérable autour de l'extrémité inférieure prise pour point d'appui.--Telle est la raison du fait signalé.
NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.
I. Imaginer une voiture qui transporte les fardeaux avec une seule roue, sans châssis de support, ni ressorts, ni trains séparés.
II. Pourquoi la lune et le soleil, à l'horizon, nous paraissent-ils plus grands qu'au point le plus élevé de leur cours?
A M. A., à Paris.--Puisque vous dites vous-même que le début de votre lettre est impertinent, nous n'y changerons rien. Va pour impertinent. Nous ajouterons seulement qu'il ne suffit pas d'être un homme sensible; un peu d'orthographe ne gâte rien. On écrit: assez et non assès; vous avez et non vous avès.
A M. C., à Turin.--Nous avons reçu votre récit et le dessin de la salle du concert. Le dessin est à la gravure. Continuez à nous tenir informés de tout ce qui arrive d'intéressant dans votre pays; nous profiterons de vos communications, et vous contribuerez à justifier notre titre de Journal universel.
A M. P., à Venise.--Nous donnerons la place Saint-Marc, avec la scène de la grande tombola par laquelle on a inauguré l'éclairage au gaz de cette place. Mille remerciements.
A M..., à Saint-Pétersbourg.--Nous faisons graver la statue et imprimer votre lettre.
A M. A. B., à Paris.--Nous recueillons des renseignements sur le Maroc; vous serez satisfait.
A M. F. G., à Lausanne.--Nous venons de recevoir d'un de vos compatriotes une belle suite de dessins sur le tir fédéral. Nous ne négligeons pas la Suisse, comme vous semblez nous le reprocher. Vous le verrez encore bientôt à un autre signe: nous faisons graver avec soin les plus beaux paysages de l'école de Genève.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.
Le gendarme emprisonnera maintenant le chasseur chassant ses lièvres en temps prohibé.