The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 1589, 9 Août 1873

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Title: L'Illustration, No. 1589, 9 Août 1873

Author: Various

Release date: August 21, 2014 [eBook #46646]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 1589, 9 AOÛT 1873 ***


L'ILLUSTRATION
JOURNAL UNIVERSEL
31e Année.--VOL. LXII--N° 1589

DIRECTION, RÉDACTION, ADMINISTRATION
22, RUE DE VERNEUIL, PARIS.
31e Année.VOL. LXII. N° 1589
SAMEDI 9 AOUT 1873
SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL
60, RUE DE RICHELIEU, PARIS.
Prix du numéro: 75 centimes
La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr.
Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.; 6 mois, 18 fr.; un an, 36 fr.;
Étranger, le port en sus.

SOMMAIRE

TEXTE: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris.--Nos gravures.--La Cage d'or, nouvelle, par M. G. de Cherville (suite).--L'École des Beaux-Arts.--Les mystères de la Bourse.

GRAVURES: L'évacuation: départ du corps d'armée d'occupation de Toul;--Aspect des rues de Nancy au moment du départ des troupes d'occupation (2 gravures);--La prière du soir;--L'artillerie allemande quittant Belfort.--La Répétition,

d'après le tableau de M. Torrents.--Les tremblements de terre en Italie: Bellune, aspect des ruines du chœur de l'église;--Le château Buzatti et le Bureau télégraphique;--L'église de Notre-Dame des Grâces;--La place Campitelli;--L'église de Conegliano;--Vue générale de Bellune;--L'hôtel de ville.--Le général J. Kohler, commandant en chef l'expédition hollandaise d'Atschin.--Les invalides de Bronbeek.--Types et physionomies militaires: la revue de détail.--Rébus.


L'ÉVACUATION.--Départ du corps d'armée d'occupation de Toul.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE.

Après des tentatives si souvent renouvelées depuis deux ans, la réconciliation s'est faite, enfin, entre les deux princes représentant les deux branches de la maison de Bourbon. Le comte de Paris s'est rendu à Frohsdorf, où il a été reçu par le comte de Chambord; l'entrevue, disent les dépêches télégraphiques transmises jusqu'à présent à ce sujet, a été très-cordiale, et le comte de Paris s'est retiré «très-satisfait de sa visite»; mais les questions politiques ont été évitées avec soin, le prince ne se considérant pas comme ayant mandat pour les traiter. Tels sont les renseignements assez vagues que nous possédons jusqu'à présent sur cette entrevue annoncée dès la veille de la prorogation de l'Assemblée nationale, puis démentie, puis enfin officiellement confirmée. Faut-il en conclure que la fusion entre le parti orléaniste et le parti légitimiste soit un fait accompli? Telle est la question que tout le monde se pose depuis huit jours et que chacun résout à sa manière en attendant que les événements y répondent.

Constatons tout d'abord que la presse légitimiste et orléaniste s'est montrée jusqu'à présent d'une extrême réserve, et que les autres journaux, dépourvus d'informations précises, ne peuvent baser leurs appréciations que sur des conjectures et sur des considérations de parti. Quoi qu'il en soit, le voyage de M. le comte de Paris, d'abord démenti, comme nous venons de le dire, aurait eu pour but, a-t-on assuré ensuite, non pas d'arriver à une entente rendue depuis longtemps impossible, mais tout au contraire de démontrer l'impossibilité d'un accord, de manière à rallier au parti orléaniste un certain nombre d'adhérents qui, sans renoncer absolument à leurs préférences personnelles, se décideraient à en faire le sacrifice pour arriver à la seule solution désormais possible.

Cette hypothèse, il faut le dire, semblait jusqu'à un certain point rendue plausible par une lettre adressée par M. le comte de Chambord à M. Cazenove de Pradine et dans laquelle le représentant de la légitimité félicitait l'honorable député de la droite de la conduite tenue par lui dans la séance du 21 juillet. On se rappelle que M. Cazenove de Pradine fut un de ceux qui se prononcèrent avec le plus d'ardeur pour la consécration au Sacré-Cœur de la nouvelle église de Montmartre; dans la séance du 24 juillet il proposa qu'une députation fut chargée de représenter officiellement l'Assemblée à la cérémonie d'inauguration, et cette proposition ne fut pas adoptée. La lettre de M. le comte de Chambord, félicitant M. de Pradine de son énergique résistance «dans la lutte dont il est sorti, comme à Patay, le glorieux vaincu», et lui donnant un témoignage public d'admiration, semblait peu faite pour encourager les espérances fusionnistes, si l'on songe que c'est précisément contre le groupe orléaniste que cette lutte avait dû être engagée. Cependant, aujourd'hui que la réconciliation paraît décidément accomplie, on se décide à envisager la question sous ce nouveau jour, et l'on se demande si la fusion, alors même qu'elle serait décidée entre les chefs des deux familles royales, aurait pour elle la sanction de la représentation nationale; on fait ressortir à ce sujet que la majorité qui, le 24 mai, s'est prononcée contre M. Thiers, était de 14 voix seulement; qu'elle comprenait non-seulement les fractions monarchiques de toutes les nuances réunies, mais même un petit groupe de républicains, et qu'elle verrait se détacher d'elle, le jour où la fusion serait mise en question, tout le parti bonapartiste, représenté à la Chambre par 50 voix environ à lui seul. Nous n'avons pas besoin de faire remarquer combien tous ces calculs sont hypothétiques et combien il est difficile de rien prévoir lorsqu'il s'agit d'intérêts aussi considérables et aussi complexes. Quoi qu'il en soit, il est certain que nous sommes à la veille d'événements graves, et que l'année ne s'écoulera probablement pas sans que cette question du rétablissement de la monarchie ou du maintien de la République, si vivement controversée depuis trois ans, ait fait un pas décisif.

L'évacuation des places encore occupées par l'armée allemande s'est achevée sans qu'aucune scène de désordre se soit produite. Nos lecteurs trouveront dans une autre partie de journal le récit de la manière dont s'est effectuée cette opération; mais nous devons signaler ici un incident dont l'évacuation de Belfort a été l'occasion et dont la portée a été malheureusement dénaturée par quelques journaux; nous voulons parler de la visite faite à M. Thiers par M. et Mme Kœchlin-Schwartz qui, au nom des dames de Mulhouse établies à Belfort, sont venus offrir à l'ex-président de la République un bijou patriotique en témoignage de la reconnaissance de leurs compatriotes. M. Thiers, en répondant à l'allocution de Kœchlin-Schwartz, a fait justice du même coup et des critiques passionnées d'ennemis aveugles et des exagérations d'amis maladroits. Voici le texte de son discours, à l'élévation, à la modestie et au patriotisme sincère duquel tout esprit impartial ne pourra s'empêcher de rendre hommage:

«Je vous remercie, Madame; je remercie vos amies et tous vos concitoyens de ce souvenir qui me sera précieux, parce qu'il sera la preuve pour moi des efforts que j'ai pu faire pour l'œuvre si importante de la libération du territoire, laquelle exigeait à la fois des négociations heureuses et des opérations financières et administratives aussi laborieuses que difficiles.

«Mais je vous supplie de ne pas prononcer le mot d'ingratitude. Quand je vous vois ici, quand je vous entends, quand je lis tout ce qui m'est adressé de toutes les parties de la France, je serais ingrat si je laissais parler d'ingratitude.

«L'Assemblée nationale, à mon égard, a usé de son droit. Elle entendait la politique à suivre aujourd'hui autrement que moi. Son droit, dès lors, était de reprendre le pouvoir qu'elle m'avait conféré. J'aurais tort de me plaindre, et je ne me plains pas de ce qui s'est passé, heureux de retrouver un repos dont j'avais besoin, heureux surtout de quitter sans faiblesse un poste difficile qu'il n'était honorable de garder qu'en le gardant par dévouement et avec le plein assentiment de la représentation nationale.

«Je vous remercie de nouveau de témoignages qui me touchent profondément, et qui sont une récompense bien suffisante de ce que j'ai pu faire pour le pays depuis près de trois années.»

ESPAGNE.

La lumière ne tardera pas à se faire d'une manière complète sur l'incident relatif à la capture de la Vigilante, dont nous avons parlé dans notre précédent bulletin; ce navire a été rendu à l'Espagne par le commandant de l'escadre allemande; d'autre part, ce dernier a été rappelé à Berlin par son gouvernement, qui a pourvu à son remplacement. Les insurgés de Carthagène, après avoir échoué, comme nous l'avons dit, dans leur tentative contre Almaria, ont dirigé leurs navires sur Malaga en menaçant cette ville d'un bombardement si elle se refusait à leur payer une contribution de guerre; mais ils sont activement surveillés par le Fredéric-Charles, qui les a empêchés de mettre leur menace à exécution.

L'activité et la vigueur dont fait preuve le nouveau gouvernement de Madrid continuent à être couronnées de succès; Cadix, rempart de l'insurrection en Andalousie, est tombée au pouvoir du gouvernement; l'attaque de Valence continue et l'on s'attend d'un jour à l'autre à sa reddition; Grenade ne tardera pas à subir le même sort et est, en attendant, le théâtre des derniers excès. Pour donner une idée du degré d'insanité auquel sont arrivés les fous furieux que la populace a mis à sa tête dans cette dernière ville, nous ne saurions mieux faire que de citer le procès-verbal, reproduit ces jours derniers par le journal le Soir, d'une séance du Comité de salut publie dans laquelle a été décidé la démolition de l'arc des Pesos, un des chefs-d'œuvre de l'architecture mauresque. Décidée dans le but de procurer du travail aux ouvriers, cette démolition a fait l'objet d'une observation du citoyen Alfaro, demandant qu'on la retardât jusqu'à ce qu'on eût exproprié un citoyen rémouleur qui, ayant l'habitude d'y repasser des couteaux les dimanches, avait des droits dominicaux sur cet emplacement. Après une discussion approfondie, le Comité de salut public décide, avec le plus grand sérieux, qu'il nommera une commission pour établir la question et présenter un rapport.

RUSSIE.

Le Golos, de Saint-Pétersbourg, vient de publier le texte du traité de paix conclu entre la Russie et le khan de Khiva.

Voici les clauses principales de ce traité, telles qu'elles ont été sommairement transmises par le télégraphe:

1º Le khanat de Khiva versera entre les mains du gouvernement russe une contribution de guerre de 2 millions de roubles, payable en sept ans;

2º Comme garantie du payement de cette contribution, les villes de Schurachan et de Humkrad demeureront, jusqu'à cette échéance, occupées par les troupes russes;

3º Le khanat de Khiva conservera son autonomie avec le gouvernement du khan actuel;

4º La rivière d'Amour-Daria formera désormais la frontière du khanat de Khiva;

5° La portion de territoire que le khanat possédait sur la rive droite de l'Amour-Daria est cédée à l'émir de Bokhara, en récompense du concours prêté par lui à l'armée russe;

6º La peine de mort est abolie dans le khanat;

7° L'évacuation de la ville de Khiva par les troupes russes placées sous le commandement en chef du général Kaufmann est fixée au 15 (27) août 1873.



Courrier de Paris

aaaa Toutes les gares sont encombrées de colis. En ce moment, 50,000 voyageurs vont et viennent, chaque jour, afin de prendre leurs tickets. On part. Ceux-ci vont à la mer, ces autres à la montagne. Hier encore, cela s'appelait aller en vacances. Il était de règle de courir les champs. Il fallait voir du pays, se mettre au frais ou au vert. On vient de changer ce langage pour un jargon de haut goût, mais d'un français horrible. Tout en tenant à la main un sac de nuit, on dit: «Vous le voyez, je ne suis plus à Paris. Me voilà en déplacement.» Childe Harold faisait un pèlerinage, mistress Trollopo un tour, Alexandre Dumas des voyages. De nos jours, on se déplace. Les plus rompus à la grammaire du temps disent: «Je suis en déplacement de villégiature.» A première vue, on pourrait prendre ces mots-là pour du chinois ou pour du persan. Non, je le répète, c'est du français; c'est le français de la bonne compagnie d'à présent. On cite des femmes qui écrivent cavalièrement à leurs fournisseurs: «Inutile de présenter vos notes avant deux mois pleins. Pendant tout août et tout septembre, je serai en déplacement.» Vous pensez bien que l'élégante Mme Poudre-de-Riz s'arrange pour être convenablement déplacée, et la jolie Mlle Fleur-de-Pêcher de même.

Après cet engouement pour un substantif absurde, la chose dont on s'occupe est la question des égouts. Les quartiers du monde où l'on s'amuse poussent de grands cris à propos d'odeurs insalubres venant du sous-sol de Paris. Rome avait érigé un temple à Vénus Méphytis afin que la mère d'Énée, protectrice des Quintes, écartât de la ville les exhalaisons pestilentielles.

M. le préfet de police vient, de prendre une mesure plus conforme à notre temps. Il a rassemblé une commission d'hygiène et de salubrité publique avec charge de purifier nos cloaques. Deux ou trois académies sont en déplacement à ce sujet; on les fait descendre à l'aide d'échelles au fond des égouts.

Tout étranger qui a visité notre capitale affirme que le Paris souterrain est une chose incomparable; MM. les académiciens ne sont pas éloignés de partager cette opinion. Cependant chacun s'est prudemment pourvu d'un flacon d'éther, bouché à l'émeri. L'étonnement de ces personnages illustres n'est pas de voir la grandeur ni la perfection de ces égouts au milieu desquels on peut se promener tout un jour à pied, en voiture ou en bateau; non, ce qui excite le plus leur admiration, c'est la bonne mine et la belle humeur des égoutiers.

Qu'est-ce donc qu'un égoutier?

Tous les jours le passant s'écarte à dessein de l'égoutier. On ferme les yeux, on se bouche le nez. Il faut fuir ce travailleur qui est toujours courbé sur la poste, mais pour nous en garantir, il est couvert d'une blouse sordide; il a sur la tête une casquette de cuir; il se chausse de grosses bottes, maculées d'immondices. En voilà bien assez pour ne point s'approcher. Eh bien, savez-vous quel est l'homme qu'on évite avec tant de soin? Un idéal de pureté. N'est pas égoutier qui veut, croyez-le bien. Antinoüs, le plus beau des anciens, aurait été égoutier, peut-être, et encore n'est-ce pas bien sur. Sachez qu'on ne peut le devenir qu'en s'assujettissant aux prescriptions d'un programme des plus sévères. Un jury examine le candidat. Pas l'ombre d'une maladie héréditaire, aucun défaut physique, nulle tare du sang ni de la peau. Très-peu de contemporains sont à même d'offrir une surface irréprochable. En sorte que Gratiolet disait, un jour:

--Trois membres du Jockey-Club ne formeraient pas un égoutier.

Rien n'est plus exact que ce que je dis là. Au point de vue corporel, l'égoutier est donc, comme vous le voyez, le produit le plus parlait de la civilisation actuelle. Voilà de quoi rabaisser l'orgueil de bien des sots. Voilà aussi de quoi faire comprendre le mot d'un médecin en vogue à un gros banquier. Le Crésus voulut un mari pour sa fille unique. Il voulait, avant tout, un gendre bien portant, d'un sang rose, ce qui était de mise pour prolonger sa lignée.

--Prenez un égoutier, répondit le docteur.

Il y eut une très-grande colère du banquier, on l'a deviné. Un égoutier pour gendre! N'était-ce pas friser l'impertinence ou la grossièreté?

--Oui, un égoutier, reprenait le médecin.

L'homme d'argent n'a pas compris. Il est douteux qu'il comprenne même à l'heure qu'il est.

Un mot, en passant, sur le procès des escargots.

Cette semaine, une députation de douze escargots, venus du bas Languedoc, a comparu à la barre de l'Académie de médecine. On accusait ceux de la tribu d'avoir causé l'empoisonnement de sept personnes. Jusqu'à ce jour ces gastéropodes avaient été d'une innocence incontestée. Qui les a pervertis? On a parlé d'un novateur du nom d'Allix. Un jour, il y a vingt-deux ans, ce novateur a cherché à faire d'eux, un télégraphe, d'une nouvelle espèce, qu'il appelait: les escargots sympathiques. Mais la théorie n'a été couronnée d'aucune espèce de succès. D'ailleurs Allix, qui est un ancien membre de la Commune, expie à la maison des fous de Charenton sa témérité à cet égard et d'autres peccadilles. Pour en revenir aux escargots, la science ne s'expliquait pas qu'ils se fussent mis tout à coup à empoisonner sept personnes à la fois. De là le procès en question.

Après la lecture de l'acte d'accusation, M. Claude Bernard, président, a exposé que jusqu'au mois d'avril dernier, les prévenus n'avaient mérité que des éloges pour la manière agréable dont ils se laissaient manger en société, quand on les apprêtait avec du beurre de Bretagne, du gingembre et des fines herbes. Comment donc sont-ils sortis d'une mansuétude si louable?

Une voix.--Permettez, monsieur le président. Je suis escargot de père en fils. C'est à moi qu'a été dévolu le soin de présenter la défense commune. Voulez-vous me permettre de plaider les circonstances atténuantes?

M. Claude Bernard.--Avocat, vous avez la parole.

L'escargot.--Messieurs les savants, nous ne prétendons pas nier le crime qui est imputé à quelques-uns des nôtres; seulement il s'agit d'un crime involontaire. A qui donc incombe la responsabilité des sept empoisonnements? A ceux qui nous avaient placés dans celui des cantons de Cette où il y a en abondance du buis, de l'euphorbe et du fusain. Messieurs les savants, n'ayant pas eu, comme vous, l'avantage d'étudier la chimie, quelques-uns des nôtres se sont nourris de feuilles qu'ils ne savaient pas imprégnées de substances vénéneuses. Au bout du compte, ils ont été les premières victimes de leur imprudence, puisqu'ils ont été les premiers empoisonnés. (Profonde sensation.) Messieurs les savants, voulez-vous que nous redevenions les purs escargots d'autrefois? Nourrissez-nous comme les vignerons de la Bourgogne ont le bon esprit de nous nourrir, id est, c'est-à-dire avec des feuilles de vigne et des branches de prunier sauvage. Si vous y ajoutiez des feuilles de betteraves, vous pourriez voir que ni l'écrevisse des Marais, ni même l'huître d'Ostende, ne sauraient nous être comparées. (Ce dernier mouvement oratoire est suivi de nombreux applaudissements.)

M. Claude Bernard, avec des larmes dans la voix.-La cause est entendue. Sur ce qui vient d'être dit si éloquemment, l'Académie de médecine accorde aux escargots le bénéfice des circonstances atténuantes. Les prévenus peuvent retourner dans leurs familles. (Nouveaux applaudissements.)

Il est arrivé de Londres des artistes qui veulent absolument jouer chez nous Shakespeare en anglais. On les a remisés au petit théâtre de l'Athénée, construit en vue de l'opérette. Donner en cet endroit Othello, Hamlet, Macbeth, c'est comme si l'on cherchait à faire manœuvrer une armée dans un appartement de garçon. La tentative n'en est pas moins de celles qu'on doive encourager. Réussira-t-elle? Tout bon esprit le souhaite; pour moi, j'en doute. En quarante années, il aura été pratiqué trois essais de ce genre, et toujours sans succès. Infatués de nous-mêmes, élevés dans la pratique d'un chauvinisme sans nom, nous n'avons jamais pu nous résoudre à apprendre la langue des autres. A plus forte raison nous arrangeons-nous pour ne jamais rien admettre de leur théâtre. Je viens de parler de plusieurs immigrations de comédiens anglais à Paris. La première a eu lieu pendant les beaux jours du romantisme, par le fait d'artistes d'élite au milieu desquels se trouvait la célèbre Mlle Smithson, qui est devenue depuis lors Mme Hector Berlioz. Cette première entreprise a fait quelque bruit, mais, au fond, elle a échoué. À cette époque-là, il n'y avait pour comprendre l'anglais parlé que quelques employés du commerce: English spoken here, comme disent les carreaux de vitres. Plus tard, nouveau débarquement d'Argonautes dramatiques dont Macready faisait partie. Il fallait l'entendre, Macready! Il pleurait presque de rage. Couvert de fleurs à Londres, délaissé dans cette autre grande ville qui se flatte d'être la capitale du monde, il n'y comprenait plus rien. Le grand Kean lui-même, ressuscitant pour nous charmer, n'aurait attiré personne. Voilà une troisième manifestation. Nous verrons ce qu'elle donnera.

Ne croyez pas que cet exclusivisme prenne uniquement l'anglais pour point de mire. Faute de pouvoir entendre l'allemand, nous avons poursuivi jadis du même dédain des acteurs d'outre-Rhin qui nous apportaient Goethe et Schiller dans leur sac natif. En fait de théâtre étranger, Paris n'accepte que l'italien, ce qui ne veut pas dire qu'il l'entende. Il suffit d'avoir passé une seule soirée à la salle Ventadour pour se convaincre qu'on ne l'écoute même pas. Notre public aristocratique va là pour voir et pour être vu. Affaire de genre, rien de plus. La musique chatouille agréablement nos oreilles de maroquin quand elle est de Cimarosa, de Bellini ou de Rossini; mais c'est bien plus des diamants de la loge voisine qu'on s'occupe.

Méry, incomparable persifleur, se moquait avec une rare intrépidité de ce prétendu culte du beau monde pour la musique italienne. Il fallait le voir mimant les allures des petits crevés du temps de Louis-Philippe et les singeries des belles dilettantes du même règne. C'était une saynette tout entière.

--Sur quinze cents spectateurs, disait-il, je gage qu'il n'y en a pas cinquante qui sachent la moitié d'un mot italien. C'est ce qui fait qu'il est si drôle de voir un petit monsieur frisé expliquer le livret à la belle dame qu'il accompagne. Tenez, voici de quelle façon il s'exprime: «Je vous disais, madame, que libretto signifie librement, avec toute liberté. Libretto vient de liberta, et c'est forcé. Viva la liberta! vive la liberté!»

--Ce que c'est, monsieur, répondit la dame avec un mouvement d'éventail, que d'ignorer une aussi belle langue que l'italien! Je m'étais figuré que libretto signifiait bêtement livret, un petit livre. De livre qu'on dit peut-être en italien libro. Mais veuillez m'expliquer la pièce que nous allons avoir le bonheur d'entendre. Mon ignorance vous en saura un gré infini.

--C'est la Norma, madame, la diva Norma! la sublime Norma, la superba Norma!

Il faisait une analyse tout de travers, cela va sans dire; puis tout à coup la dame:

--Que signifient ces mots écrits au bas de la liste des personnages: Druidi, Bardi, Eubagi, Guerreri et Galli?

--Ce sont les noms des acteurs qui ont joué la pièce en Italie. Ce sont MM. Bardi, Guerreri et Galli: le fameux Galli, dont vous avez entendu vanter la belle voix.

--Ignorante que je suis! Ne m'étais-je pas figuré que Guerreri se traduisait par guerriers, Bardi par bardes et Galli par gaulois?

Mais le grand prêtre entrait en scène, en chantant à pleine voix: Ite, sui colli!

--Qu'est-ce que ça veut dire, monsieur?

--Ça veut dire: «Otez son collier!» Il s'agit d'un collier. Un collier passé au cou d'une femme. Ite sui colli! C'est à la clef de fa: ô... ô... ô...tez So...on co...ier!

--En vérité! Sans vous, j'aurais cru tout simplement que Ite était l'impératif de ire, aller, et sui la contraction de sopra: ou de solli i sui et que colli voulait dire les collines, les montagnes, Ite sui colli! «Allez sur les montagnes, ô druides!»

--Erreur, madame. Il ne s'agit pas de montagnes, mais de collier. «Otez son collier.»

--Je vous suis reconnaissante de votre traduction, monsieur.

Méry régalait ses amis de ces scènes amusantes vers 1840. Les travers qu'il s'entendait si bien à plaisanter fleurissent encore en 1873, tant nous sommes un peuple changeant.

Chateaubriand disait: «Les rois s'en vont»; George Sand écrit: «Les châteaux passent». Que reste-t-il donc pour rappeler le droit du passé? Les noms de l'industrie et souvent les noms de la structure la plus bizarre.

Témoin un fait d'hier.

Rigollot avait fondé une pharmacie à Saint-Étienne; il la céda pour venir en établir une autre à Paris. C'est alors qu'il imagina un sinapisme connu de tout l'univers. Un beau jour, son successeur voulut l'imiter. Il usurpa son nom; il le colla sur ses produits. De là, procès. Les tribunaux ont prononcé. Ils donnent gain de cause au fondateur de la dynastie. Leur sentence contient, en substance, une sorte d'aphorisme:

--On ne peut pas plus toucher au nom des Rigollot qu'au nom des Montmorency.

Dans mon Courrier de la semaine dernière, je rapportais un trait de Thibaudeau, l'ami d'Armand Carrel. Il paraît que le mot fait en ce moment son tour de France. Combien d'autres on pourrait citer!

Thibaudeau avait une antipathie à part. Né en bon lieu, puisqu'il était fils d'un Conventionnel, que Napoléon avait fait comte, il criblait de brocards les bohèmes, qui, vivant dans une mansarde, ont la rage de parler du grand monde. Toutes les fois qu'il apercevait un article sur le high-life, il disait:

--Je parie cinq louis contre un sou que cela vient d'un pauvre diable qui n'a pas de bottes!

Un jour, on vantait devant lui les romans de C*** conteur dépenaillé qui ne pouvait se donner des airs de gentilhomme que dans ses livres.

--Il peint bien le faubourg Saint-Germain, lui disait-on.

--Le faubourg Saint-Germain! répliqua Thibaudeau. Si celui-là l'a vu, ce n'a pu être qu'en le regardant à travers une chaise percée.

Philibert Audebrand.



L'ÉVACUATION

ASPECT DES RUES DE NANCY AU MOMENT DU DÉPART
DES TROUPES D'OCCUPATION.


CINQ MINUTES AVANT.                                       CINQ MINUTES APRÈS.


SCÈNES DE L'OCCUPATION ALLEMANDE.--La prière du soir.


L'ÉVACUATION.--L'artillerie allemande quittant Belfort.



NOS GRAVURES

L'évacuation

C'est vers le 17 juillet que les cinquante mille Allemands qui formaient l'armée d'occupation ont commencé à évacuer nos départements pour se diriger vers l'Allemagne. Le 3 août seulement, le dernier Prussien franchissait la frontière; une seule ville en France, celle de Verdun, avait la douleur de subir encore pour quelques semaines l'occupation étrangère.

Cet événement a une importance trop considérable pour que nous nous bornions à lui consacrer quelques lignes: pas à pas, nous avons suivi l'étranger, nous avons assisté à toutes les fêtes auxquelles a donné lieu son départ, élan d'enthousiasme spontané qui, sauf à Charleville, n'a provoqué aucun tumulte.

L'évacuation a commencé naturellement par les points les plus éloignés; chaque jour amenait un nouveau départ. Rethel, puis Mézières, Charleville, Sedan.

Un incident a marqué la marche des Bavarois de Charleville à Sedan. Plusieurs soldats ont succombé à la fatigue et à la chaleur. En défilant devant la statue de Turenne, plusieurs de ces malheureux sont tombés, et les coups de leurs sous-officiers ont été impuissants à les relever.

La population a, dans cette circonstance, oublié tous les griefs qu'elle avait contre ces mêmes soldats qui, trois années auparavant, avaient incendié Bazeilles, tué des femmes, des enfants. Les pompiers de la ville ont escorté à leur dernière demeure les victimes que les Allemands avaient laissées derrière eux.

Les pompiers de Sedan honorant ceux que l'on a si justement nommés les pompiers de Bazeilles, quel spectacle et quelle éloquente leçon!

Après Sedan est venu le tour de Toul: cette pauvre ville bombardée pendant la guerre n'avait pas eu trop à souffrir de l'occupation; le hasard lui avait donné pour commandant de place un enfant même de la ville, un Prussien né à Toul en 1815. Aussi l'étranger n'a-t-il ici fait aucune de ces démonstrations qu'il recherche si volontiers ailleurs. Pas de musique bruyante, de bravades inutiles. A quatre heures du matin, les troupes s'éloignaient par la porte de Metz, franchissant ces remparts que leurs obus avaient à moitié détruits. Au même instant, les maisons se couvraient de drapeaux, les rues étaient jonchées de mousse et des ares de verdure et de fleurs enlaçant les croisées donnaient à l'héroïque cité un aspect vraiment féerique.

A Nancy, l'évacuation avait une importance toute spéciale, à cause de l'agglomération de la population et du nombre d'Alsaciens-Lorrains qui s'étaient réfugiés dans cette ville pour conserver leur qualité de Français.

Il n'y avait d'ailleurs à craindre ni trouble, ni tumulte; le contact était forcément de chaque jour, et en toute circonstance les Nancéens avaient prouvé que l'on pouvait se fier à leur patriotisme et à leur sagesse. Entre les Allemands et les Français se dressait une barrière plus inflexible que les sentinelles, qui ne permettait aucun rapprochement.

Chaque soir, à neuf heures, au moment où les habitants se pressaient sur la place Stanislas, la trompette allemande donnait le signal de la prière, mélodie étrange, sauvage, qui rappelle le choral de Luther. Aussitôt le poste prenait les armes et se rangeait sur deux lignes; devant elles, l'officier psalmodiait une courte prière que les hommes écoutaient tête nue.

La foule regardait ce spectacle si nouveau pour elle, et pas un cri, pas une provocation ne se produisait.

On attendait avec impatience le moment du départ. C'est par les baraques du Champ de Mars qu'il a commencé. La ville avait été obligée d'élever ces logements spacieux pour loger les nombreux soldats que la méfiance du gouvernement allemand avait accumulés à Nancy. Pour satisfaire toutes les exigences des vainqueurs, il avait été nécessaire de matelasser toutes les baraques, de façon à ne donner aucune prise à l'humidité. Ces logements étaient presque élégants, ils renfermaient des ameublements complets, mille objets chaque jour réclamés. Si l'on en juge par le nombre des voitures que les Prussiens ont employées de ce côté, il est permis de croire que le déménagement a été complet.

Le 1er août enfin, les quelques bataillons qui restaient dans la ville se sont éloignés.

A six heures du matin, les troupes massées sur la place Stanislas furent passées en revue par le général Manteufel, puis la colonne s'éloigna par la porte des Volontaires.

Le pont qui traverse le canal avait été abaissé, et de nombreux bateaux stationnaient le long du bord. A peine le dernier Prussien était-il passé que le drapeau était hissé aux mâts. Toutes les maisons sont pavoisées, et à côté des couleurs nationales on remarque avec attendrissement les bannières de l'Alsace et de la Lorraine recouvertes d'un crêpe.

Il s'en faut de beaucoup que les Allemands conservent dans la marche la discipline sévère qu'ils observent dans les villes: les uns chantent, d'autres boivent à même une dernière bouteille de vin de France; un officier, le sabre au fourreau, fume gravement en marchant l'immense et classique pipe de porcelaine.

Après Nancy, la ville industrielle, Belfort, la cité héroïque, qui porte encore les traces du bombardement.

C'est à regret que les Prussiens s'éloignent de cette ville qu'ils prétendaient garder. Ils sortent à cinq heures du matin par la porte de Brisach. La route passe entre les forts de la Justice et de la Miotte, presque aux pieds de cette tour qu'ils viennent de renverser, en détruisant les étais qui la soutenaient.

C'est là que se trouve le cimetière de Belfort, et grâce à une souscription publique on est en train d'élever un monument aux mobiles tombés sous le feu de l'ennemi.

Derrière les Allemands, au moment même où le drapeau national est hissé au sommet du château, on démolit les baraquements qui servaient de logement aux Prussiens, et qui seront inutiles à nos soldats que l'on attend avec une fiévreuse impatience.

L'évacuation est terminée, et dans moins d'un mois la libération du territoire sera complète.

O. L. F.


La Répétition, par M. Torrents.

L'austère costume des deux capucins avec leurs robes brunes, leurs épais capuchons, les cordes grossières qui leur ceignent les reins, contraste étrangement avec le luxe de la pièce où nous les voyons; la richesse des dessins qui ornent le dos du fauteuil où est assis l'un d'eux, l'épaisseur des tapis, la magnificence du pupitre, les tentures, les tableaux qu'on aperçoit dans le fond, tout concourt à faire ressortir davantage encore les sévères figures des personnages qui semblent se préoccuper si peu des belles choses qui les entourent; sans doute sommes-nous dans quelque antique abbaye, dans un coin réservé des anciens appartements du prieur. Qu'importe, d'ailleurs, aux deux moines? Ils ont eu soin d'envelopper d'un tapis leur précieux livre de musique, avant de 1e poser sur le pupitre, et ils sont tout entiers à leur étude; ils doivent être prêts pour la fête de demain, et ce n'est pas dans l'église, au milieu des fidèles, qu'il faudrait se tromper; ils n'ont même pas droit d'hésiter. Aussi voyez comme ils travaillent, avec quelle attention soutenue celui qui est assis déchiffre les notes l'une après l'autre, tandis que son compagnon semble l'aider de la parole et du geste; les deux têtes sont d'une rare puissance d'expression, d'une remarquable énergie de caractère; elles se détachent avec un relief étonnant sur ces fonds de richesses un peu assombries. L'œuvre de M. Torrents a obtenu un grand succès au Salon de cette année, et elle le méritait, ne fût-ce que par ce cachet d'originalité toute personnelle qu'il a su lui imprimer.


Les tremblements de terre en Italie

A la fin de juin et dans les premiers jours de juillet, de violentes secousses de tremblement de terre se sont fait sentir dans la Vénétie, et plus particulièrement dans la ville et dans la province de Bellune, qui ont été fort éprouvées. La charmante villette de Fadalto, si agréablement située sur le flanc d'une haute montagne, a été à moitié détruite; de même Santa-Croce, Favra, Alpago. La désolation était partout, où que ce fût que l'on regardât, au midi comme au nord. A San Pietro di Feletto, les conséquences du tremblement de terre ont été terribles. Le toit de l'église de ce bourg s'est écroulé, et comme c'était la Saint-Pierre ce jour-là, beaucoup de personnes se trouvaient à l'Église et ont péri écrasées sous les décombres. A Vittoria, il y a eu des morts également. A Conegliano, les créneaux d'une vieille tour se sont écroulés et ont crevé la toiture d'une église voisine et celle d'une maison particulière. Il n'y a point eu de victimes, mais on se figurera facilement l'épouvante des locataires voyant tomber au pied de leur lit cette pluie de pierres. Après les premières secousses et leurs suites, tous les habitants de ces localités, frappés d'une terreur bien motivée, avaient fui dans la campagne, où ils campaient sous les tentes.

Une partie de la population de Bellune en avait fait autant, l'autre s'était réfugiée sur le Campitelli, où régnait une véritable terreur. En effet, ou comptait dans la ville un certain nombre de morts, et beaucoup de maisons et d'édifices publics avaient subi les plus graves dommages. Nos dessins représentent quelques-uns de ces édifices, après le tremblement de terre. C'est d'abord l'intérieur du chœur de la cathédrale, absolument détruit; puis l'église de la Madone des Grâces, joli petit temple prostyle d'ordre ionique, si endommagé, que l'autorité a dû en ordonner la démolition, qui est un fait accompli aujourd'hui. C'est enfin le castello Buzatti et le bureau télégraphique, dont l'aspect est lamentable. Ces ruines ont été choisies entre cent autres, car ce numéro n'eut pas suffi à en contenir seulement la dixième partie. Aussi, quel désastre pour la population, et combien de positions, naguère prospères, actuellement perdues! N'appuyons pas sur ce tableau lugubre.

D'après notre correspondant, la sensation produite par le terrible phénomène météorologique de la fin de juin a été des plus extraordinaires. La terre solide semblait s'être tout à coup transformée en une masse liquide sur laquelle les maisons éprouvaient un mouvement de tangage analogue à celui que subit le navire, en mer sous l'influence de vagues se succédant les unes aux autres avec rapidité. Il y eut en tout quatorze ondulations, dont sept de l'arrière à l'avant et sept de l'avant à l'arrière, chacune de ces ondulations ayant une seconde de durée et la régularité du mouvement d'oscillation du pendule d'une horloge. Au dernier mouvement, tout s'arrêta subitement sur le point central, la terre redevint solide comme auparavant, et instantanément les maisons se redressèrent et se replacèrent dans leur équilibre naturel. Si ces vagues terrestres se fussent succédé avec plus de rapidité et n'eussent pas conservé un mouvement lent et uniforme, les ruines, déjà trop nombreuses, eussent été incalculables.

L. C.


Le général Johan Kohler

Nous avons rendu compte en son temps de l'expédition dirigée par la Hollande contre le sultan d'Atschin (Sumatra); notre numéro 1576 contenait même un dessin représentant l'attaque du Kraton. On sait le malheureux résultat de cette tentative, dans laquelle fut tué le commandant en chef du corps expéditionnaire, le brave général Kobler, dont nous donnons aujourd'hui le portrait.

Le général Kohler était né à Groningue, le 3 juin 1818. A quatorze ans il s'engagea et fit, comme simple soldat, de 1832 à 1831, la campagne de Belgique. Nommé sergent en 1838, il passa en cette qualité dans l'armée des Indes, où il obtint en 1840 le grade de sous-lieutenant. Capitaine en 1852, il obtint en même temps le commandement militaire des Lampongs, partie sud-est de Sumatra; et, dans l'expédition qui eut lieu en 1856 dans cette région, il se distingua de telle sorte que le roi de Hollande le nomma chevalier de l'ordre militaire de Guillaume, dont la devise: «Pour le courage, la capacité et la fidélité,» lui était de tous points applicable.

C'est sa belle conduite dans cette campagne et la connaissance qu'il avait de l'île de Sumatra qui le fit appeler, au commencement de cette année, au commandement du corps expéditionnaire dirigé contre le sultan d'Atschin. Inutile d'ajouter qu'il était alors arrivé au grade de général, après avoir passé par tous les grades intermédiaires.

Au moment du départ, les troupes défilèrent à Batavia devant le gouverneur général, qui exprima au commandant en chef ses vœux pour le succès de l'expédition.

--Excellence, nous ferons notre devoir, répondit simplement le général Kohler.

Il tint sa promesse, sa mort en fut la preuve bien douloureuse. Disons comment il fut frappé, mais rappelons d'abord en quelques lignes les diverses péripéties de la lutte qui allait s'engager.

Le corps expéditionnaire se composait des 3e, 9e et 12e bataillons d'infanterie, et d'un bataillon de Barisans, miliciens madurais mobilisés. Aux Indes néerlandaises, il n'y a pas de régiments. Les quatre bataillons formaient un effectif de 2730 hommes, auxquels il faut ajouter un détachement de cavalerie, un détachement du génie et une batterie attelée de 4 obusiers. En tout 4000 hommes environ, sans compter les forçats destinés au service des corvées, bien entendu. Le débarquement eut lieu le 8, au matin, sans grande résistance de la part de l'ennemi, qui, après une perte de 80 hommes, se retira dans une fortification faite de fragments de rocs et située sur le bord de la mer. Cette fortification, infructueusement attaquée le jour du débarquement, ne put être enlevée que le lendemain. Le 10, attaque et prise de la mosquée d'Atschin, le Missigit, prononcez Missiguite. Malheureusement des retranchements établis par l'ennemi, au delà de la mosquée, à l'extrémité d'une petite plaine carrée de 600 pas d'étendue environ, rendait la place intenable, et le Missigit dût ce jour-là être abandonné. Le 11, repos. Le 12, combat violent qui dura jusqu'à cinq heures du soir autour de la mosquée. Rien d'important le 13; la journée fut employée par les Hollandais à fortifier leur camp sur le bord de la mer, mesure de précaution que la résistance inattendue des Atschinois rendait nécessaire. Le lendemain 14, les troupes s'emparèrent pour la seconde fois du Missigit et établirent leur bivouac au contre de l'édifice, qui les protégeait de ses murailles en ruines. Pendant l'assaut, l'avant-garde s'était portée en avant, sous une pluie de projectiles, et peut-être serait-elle parvenue à enlever les positions ennemies, si elle n'eut été contrainte de s'arrêter devant un obstacle infranchissable: une rivière dont les Hollandais ignoraient complètement l'existence. Un rapport fut aussitôt adressé au général Kohler qui, désirant s'assurer de l'importance de l'obstacle qu'on lui signalait, voulut, malgré toutes les instances, se transporter en personne sur les lieux. Lorsqu'il y arriva, la fusillade y était dans toute son intensité, et les projectiles y pleuvaient. Aussi, quelques minutes s'étaient à peine écoulées que le général, atteint au cœur d'une balle, tombait foudroyé. Deux jours plus tard, les Hollandais retournaient à leur campement, d'où ils ne devaient plus sortir que pour se rembarquer.

C'est ainsi qu'est mort le général Johan Kohler, et que l'armée hollandaise a perdu en sa personne un officier distingué, estimé de tous pour sa bravoure, ses capacités et son humanité. Son corps fut ramené à Batavia par la flotte, et ses obsèques eurent lien dans cette ville, en présence d'une foule immense et douloureusement émue. Le général laisse une veuve et plusieurs enfants. Son père vit encore. Il est âgé de quatre-vingt onze ans et habite Groningue.

L. C.

Les Invalides de Bronbeek

(Kolonial-Militair-Invalidenhuis)

Amsterdam, 30 juillet 1873.

AU DIRECTEUR.

«Vous avez pensé, avec juste raison, qu'au moment où l'on s'occupe en France de réformer, ou plutôt de transformer l'hôtel des Invalides, il était bon que le public fût mis au courant de ce qui se passe à l'étranger, et vous m'avez demandé d'étudier la question en Hollande. Je viens aujourd'hui m'acquitter de ma tâche, et je m'empresse de vous faire savoir qu'elle m'a été d'autant plus agréable, que l'établissement de Bronbeek est fort intéressant et mérite toute l'attention de nos graves législateurs.»

Au reste, jugez vous-même.

Aussitôt votre lettre reçue, j'ai pris le chemin de fer rhénan qui m'a conduit à Arnhem. D'Arnhem à Bronbeek la distance n'est pas grande. On a pour une demi-heure d'agréable promenade. La route est belle, ombragée par de grands arbres centenaires, bordée de frais ruisseaux et de délicieuses villas, dont les jardins admirablement soignés viennent, sans barrières ni clôtures, s'étaler jusqu'au bord du trottoir.

Bronbeek est situé dans cette partie de la Gueldre qu'on appelle la Suisse néerlandaise.

Là, au milieu d'un parc immense, précédé par une pelouse magnifique, s'élève le Kolonial-Militair-Invalidenhuis. (Maison des Invalides de l'armée coloniale.)

Devant la façade de l'établissement se trouve un gracieux pavillon. Ce pavillon, qui fut jadis habité par le comte de Chambord, sert aujourd'hui de demeure au Generaal-Majoor J. C. J. Smits, gouverneur de Bronbeek. C'est vers ce point que j'ai tout d'abord porté mes pas.

J'avais l'honneur de connaître, déjà depuis quelque temps le brave général Smits, qui est un des officiers généraux les plus remarquables qu'ait produits l'armée des Indes. Aussi, dès qu'il connut le but de ma visite, voulut-il me fournir lui-même tous les renseignements qui m'étaient nécessaires et me montrer en détail les bâtiments, les dépendances et les différents services.

Les invalides sont au nombre de 210, parmi lesquels environ 40 sous-officiers. Ils habitent un vaste bâtiment élégamment construit en briques et en fer, dont je vous envoie le dessin, et qui ne ressemble en rien à une caserne. L'établissement a deux étages. Au rez de chaussée se trouvent les services généraux: salles à manger, salles de conversation, cuisines, cantine et café, la salle de billard et deux autres pièces sur lesquelles j'aurai occasion de revenir, la bibliothèque et la chapelle.

Le premier sert d'habitation aux invalides. Ils logent dans de vastes nièces bien aérées, hautes de quatre à cinq mètres, larges à proportion et munies de grandes et belles fenêtres qui donnent sur la campagne.

Toutes ces chambres sont desservies par une longue galerie pleine de fleurs, et dont les murs sont tapissés d'armes et de drapeaux enlevés à l'ennemi. Cette galerie sert de promenoir aux pensionnaires quand le temps ne leur permet pas d'aller faire un tour dans le parc.

Celui-ci, qui ne comprend pas moins de neuf hectares entièrement clos, est fort joliment vallonné et planté de beaux arbres. Il est arrosé par une gentille rivière dont le cours sinueux est agrémenté de gracieuses cascades. Les cygnes blancs comme la neige, les canards aux mille couleurs s'ébattent joyeusement sur ses bords ou sillonnent son courant. A droite et à gauche des massifs de fleurs, tranchant sur le vert sombre du gazon, viennent mirer dans ses eaux leurs corolles diaprées.

Les invalides sont très-fiers de leur rivière. Ils en sont amoureux. Mais cet amour n'est pas absolument platonique. Car en échange de leurs bons soins, la gentille rivière leur donne (grâce à la pisciculture), des truites magnifiques et des carpes non moins belles.

Ce n'est pas du reste la seule ressource qu'offre à ces braves gens leur installation rustique. Ils ont une vacherie qui ne contient pas moins de douze bêtes à cornes, et qui leur fournit du lait et du beurre autant qu'ils en peuvent désirer. Ils ont une porcherie qui renferme une cinquantaine de ces animaux peu gracieux, dont les flancs recèlent des mines de saucisses, de boudins et de lard. Ajoutez à cela un potager considérable, une basse-cour bien garnie et une provision de mille à douze cents lapins, et vous comprendrez qu'il n'y a point à s'inquiéter de l'ordinaire de ces bons invalides.

Ils ont même quelques plats que je recommanderai d'une manière toute particulière aux gourmets. Entre autres le jeune lapin accommodé au riz et au karrie. C'est un manger délicieux dont ils se régalent souvent et qui leur rappelle les Indes, c'est-à-dire la jeunesse.

La cuisine est, comme le reste, d'une propreté appétissante. Tout y est net, immaculé. Les cuisiniers eux-mêmes sont irréprochables! On sent qu'on a affaire à de méticuleux Hollandais.

J'ai dit que je parlerai de la bibliothèque et de la chapelle. La bibliothèque ne renferme pas moins de 1200 volumes, qui sont à la disposition des invalides et dont ceux-ci usent largement.

Il y a des livres de toutes sortes, mais ce sont les romans qui sont le plus recherchés.

Quant à la chapelle, elle sert à la célébration des deux cultes dominants: le culte catholique et le culte protestant. La chaire du prédicant est en face de l'autel. Tous deux sont munis de grands rideaux verts. Quand le prêtre officie on voile la chaire du pasteur, et l'on voile l'autel quand le pasteur monte en chaire pour expliquer la parole de Dieu.

Je vous laisse là-dessus faire tels commentaires qu'il vous plaira. Pour moi, j'ai été profondément ému de cette naïve simplicité. Il m'a semblé toucher du doigt la solution d'un gros problème. Mais, hélas! est-il donc besoin d'être invalide pour avoir au fond du cœur un peu de charité et de tolérance.

Au moment où nous achevions notre visite:

--Je voudrais savoir, me demanda le général, ce qui vous a le plus frappé dans notre établissement.

--C'est, répondis-je, l'excellente tenue de vos hommes, leur propreté, leur air de contentement et de santé, trois choses peu communes chez les vieillards.

--Cela provient de ce que nous avons une discipline de fer. Avec des gaillards qui appartiennent à toutes les nations (car il y a des Belges, des Espagnols, des Allemands, des Russes et même des Français), il faut que personne ne puisse s'écarter de la règle. En outre, toute notre organisation repose sur deux grands principes: travail et distractions. Chacun de nos invalides doit donner à ses camarades la somme de travail que ses forces lui permettent. De cette façon, nous augmentons, dans une mesure considérable, le bien-être de la maison. Nos hommes le comprennent et travaillent de bon cœur. Aussi, grâce à notre exploitation agricole, il n'y a guère que le pain et la viande qui nous viennent du dehors. Tout se fait ici. Nous avons des charrons, des menuisiers, des bottiers, des tailleurs, tous les corps d'état en un mot; nous avons même un atelier de reliure.

Le résultat pratique de tout ceci, c'est que nos dépenses se trouvent singulièrement amoindries et que nos ressources s'augmentent d'autant. De sorte que nous pouvons, hiver et été, prodiguer à tous ces braves les distractions qui leur sont chères. Je ne vous parle pas des trente ou quarante journaux que nous recevons, des jeux de cartes, de quilles, de boules, de dominos, non plus que de la salle de billard et des promenades en musique. Tout cela est de droit. Mais nous avons en outre des concerts, des conférences, des soirées théâtrales, des soirées gymnastiques et des soirées littéraires.

Dès que j'apprends qu'il se trouve à Arnhem un prestidigitateur, un virtuose ou quelque artiste de passage, il est mandé ici. A défaut d'artistes étrangers, le café-concert nous envoie régulièrement ses chanteurs et ses chanteuses, qui nous mettent de belle humeur pour quelques jours. Puis pour mêler l'utile à l'agréable, je complique le tout de conférences sur l'hygiène, l'histoire ou les merveilleuses découvertes du siècle.

--Pour compléter la liste des distractions, ne pus-je m'empêcher de dire, il ne vous manque guère que des bals.

--Y pensez-vous? 11 nous faudrait pour cela admettre des femmes chez nous, et elles sont sévèrement exclues, car elles seraient ici un élément de discorde, et...

--Comment, vous croyez que ces vieux débris...

--Il n'y a pas d'heure pour les braves, interrompit en riant mon aimable cicérone.

N'ayant rien à objecter, je me mis également à rire.

--L'établissement, continua le général, est très-sain et le régime très-hygiénique. Nos hommes vivent longtemps et meurent sous à un âge très-avancé. Cependant il leur faut, pour être admis ici, au moins quarante ans de service. Or, le service aux Indes est affreusement pénible. Pour un oui, pour un non, on entre en campagne, et les expéditions durent quelquefois six mois, huit mois, un an. Le climat est terrible. Les fatigues sont énormes. Il faut subir tout cela pendant quarante années pour avoir ce que vous voyez et une haute paye destinée aux menus plaisirs.

--Et cette haute paye, de combien est-elle?

--De 10 cens (21 centimes) pour les soldats et de 20 cens (42 centimes) pour les sous-officiers.

--Ce n'est pas énorme, fis-je, mais il faut ajouter à cela qu'ils sont logés comme des princes, nourris comme des diplomates et divertis comme des rois.

--Ils doivent cela à leur travail, me répondit le général, car sans travail et sans discipline nous ne pourrions leur donner ni bonne chère, ni distractions.

Je demandai ensuite au gouverneur de dessiner deux de ses vieux braves, permission qui me fut gracieusement accordée.

Lorsque je commençai à pourtraicturer celui qui possède une jambe de bois, j'essayai de causer avec lui et lui fis quelques questions en langue hollandaise.

--Vous perdez votre temps, me dit le général, car celui-là ne sait que l'allemand. C'est un allemand pur sang.

--Pardon, mon général, répondit le vieux mutilé, je suis français et je parle alsacien.

Inutile de vous dire combien je fus ému de cette revendication in extremis.

Ma visite était terminée. Après avoir remercié le général gouverneur, je repris le chemin d'Arnhem, non sans avoir jeté un dernier coup d'œil sur les arbres du parc, les corbeilles de fleurs, le gazon vert, les cascades, les cygnes et les canards. Par un mirage assez singulier, je vis alors repasser dans mon esprit l'hôtel des Invalides de Paris, tel qu'il était au temps de ma jeunesse. Je revoyais les gros canons et les petits jardins avec leurs monuments en rocailles et l'inévitable statuette de plâtre coiffée du chapeau légendaire--les vieux grognards ennuyés et ennuyeux, l'énorme marmite, la grande esplanade poudreuse et brûlée par le soleil, tout cela m'apparaissait à la fois.--Malgré moi je comparais... et franchement la comparaison n'était pas à l'avantage de mes vieux souvenirs.

George Français.




LA RÉPÉTITION. D'après le tableau de M. Torrents.


LES TREMBLEMENTS DE TERRE EN ITALIE.


Bellune.--Aspect des ruines du chœur de l'église.


Bellune.--Le château Buzatti et le Bureau télégraphique.


Bellune.--L'église de Notre-Dame des Grâces.


La revue de détail

Cette revue a lieu tous les trois mois. La foule n'y court pas comme à celles du bois Boulogne, car c'est pure affaire de ménage. Elle est passée par un général ou par un intendant, et a pour but d'inspecter le hâvre-sac du troupier, et de s'assurer s'il n'y manque rien des objets qu'il doit réglementairement contenir.

Ces objets sont; une paire de souliers (le troupier en a deux), une chemise (le troupier en a trois), quatre ou six mouchoirs, une patience, un sac à brosses, une trousse et un nécessaire d'armes. La trousse renferme un poinçon, du fil et des aiguilles; le nécessaire d'armes, tous les ustensiles nécessaires au démontage et au remontage du fusil; enfin le sac à brosses, quatre brosses différentes: brosse à habit, à boutons, à étendre le cirage, à faire reluire.

Tous ces objets portent le numéro matricule de l'homme à qui ils appartiennent.

Le jour de la revue venu, les hommes se rassemblent dans la cour de la caserne, ou dans tout autre lieu. Ils se mettent en lignes comme on les voit représentés dans notre dessin, debout, ayant à leurs pieds le havre-sac, devant lequel ils ont préalablement étalé ce qu'il contient sur un mouchoir symétriquement étendu. De plus, chaque soldat a posé son livret sur le havre-sac. Ce livret est l'extrait, en ce qui concerne son titulaire, de la main-courante, registre tenu par le fourrier et où est inscrit le compte de chaque homme. Le livret contient donc la nomenclature de tous les objets que doit renfermer le havre-sac. L'inspecteur, général ou intendant, qui passe devant les lignes, n'a, comme on voit, qu'à le consulter pour savoir tout de suite si rien ne manque à l'appel. Ajoutons qu'il arrive rarement que tout ne soit pas au grand complet, attendu que cette revue de détail est précédée, dans les chambrées, de fréquentes revues qui ont le même objet et la rendent par conséquent à peu près inutile.

L. C.



LA CAGE D'OR

NOUVELLE

(Suite)

Cependant, ayant réfléchi que dans des circonstances aussi graves, une erreur, un mécompte, un retard dans une réponse pouvaient compromettre non-seulement le succès de la grande entreprise, mais encore la vie de milliers de braves gens, elle se décida à briser le cachet de l'enveloppe et elle lut ce qui suit:

«Frère Makovlof, le tonneau si impatiemment attendu arrive d'Arkangel. Comme, chez moi, les yeux sont aussi indiscrets que les langues y sont babillantes, ne doutant pas que l'approche de la grande nuit ne t'ai déjà ramené d'Odessa, je l'envoie à ta demeure. Tu n'ignores sans doute aucune des précautions dont son contenu doit être entouré; ne les néglige pas. Veille sur ce précieux dépôt avec la minutieuse sollicitude d'une mère, si tu veux qu'au jour du triomphe, les Enfants des ténèbres boivent à ta santé.»

Ce billet était signé de Babovskine, le marchand d'étoffes orientales dont Nicolas avait parlé à sa femme.

Bien que l'authenticité des confidences de son mari ne lui eût jamais été suspecte, Alexandra fut satisfaite de les voir confirmées avec si peu d'ambiguïté par cette lettre. Non-seulement la conspiration existait, mais encore elle touchait à son dénouement. Elle commença par imiter Nicolas en livrant aux flammes un papier aussi dangereux pour celui auquel il était adressé que pour celui qui l'avait écrit, et elle se disposa à recevoir le tonneau qu'on lui annonçait.

Les précautions recommandées indiquaient assez clairement que ce tonneau devait renfermer de la poudre, des bombes, enfin quelques matières explosibles qui auraient probablement leur emploi dans la «grande nuit» dont parlait le marchand Babovskine. Elle chercha dans quel endroit de la maison elle allait le placer; un seul lui parut sûr: c'était un assez vaste cabinet attenant à sa chambre. Ce redoutable voisinage ne L'effrayait pas; elle n'était pas fâchée de cette occasion de prouver à son mari que son courage, son dévouement à la sainte cause n'étaient pas au-dessous de ceux qu'elle avait admirés en lui.

Quand l'envoi d'Arkangel eût été porté dans cette pièce, elle en ferma la porte et elle en prit la clé.

Une heure après, une des femmes de service descendait toute éperdue et racontait que la chambre de sa maîtresse était le théâtre d'une inondation dont il lui avait été impossible de découvrir l'origine.

Tremblant pour le dépôt des Enfants des ténèbres, Alexandra monta précipitamment, elle ouvrit la porte du cabinet, et elle reconnut la cause du désastre dans ce tonneau même; l'eau ruisselait de ses douves disjointes comme d'une source. Un coup de hachette en fit sauter le couvercle, et la pauvre femme resta pétrifiée en voyant combien elle s'était abusée dans ses conjectures.

Loin de receler des engins destinés à l'anéantissement des tyrans, la futaille avait protégé le transport d'un de leurs aliments les plus recherchés. Elle montrait dans ses flancs entrouverts un de ces poissons rarissimes que l'on pêche dans les eaux glaciales de la Dwina, qui sont le luxe des dîners fastueux de Saint-Pétersbourg et de Moskow, et les délices de leurs gourmets; un magnifique sterlet frétillant entre les morceaux de glace dont il avait été entouré pour le conserver vivant, et qui se fondaient à la chaleur de l'appartement.

Ce sterlet était pour Alexandra le sujet d'une effroyable déception et celui d'une révélation lumineuse; il avait suffit d'un coup de sa queue pour culbuter de fond en comble l'échafaudage des roueries diplomatiques du marchand, en leur restituant leur caractère ainsi que le seul nom qu'elles méritassent, celui du mensonge.

S'il avait été donné à Nicolas Makovlof d'assister à cette scène, si, par la physionomie douloureusement bouleversée avec laquelle son adorée Sacha, muette, immobile, pétrifiée, contemplait le tonneau effondré d'où l'eau et la vérité s'échappaient pêle-mêle, il avait pu juger de ce qui se devait se passer dans l'âme de sa femme, ses amoureuses espérances auraient reçu le coup de grâce.

XIV

Nicolas Makovlof venait de quitter Odessa au moment même où, à trois cents lieues de là, ce dieu borgne qu'on appelle le Hasard lui jouait le mauvais tour de dévoiler les fourberies que l'amour conjugal lui avait imposées.

Elles pesaient médiocrement sur sa conscience, il s'était mis en route l'esprit joyeux. Il avait terminé, à sa complète satisfaction, une importante opération commerciale;--il s'était raccommodé avec les cuirs depuis quelque temps.--D'ailleurs, quand bien même il eût été moins heureux dans cette grosse affaire, la joie de retrouver sa femme suffisait complètement à le maintenir en belle humeur.

Pour ce qui était de cette propagande révolutionnaire qui avait donné un vernis si poétique à son voyage, il n'avait commencé à s'en inquiéter qu'au moment où sa voiture, ayant dépassé les dernières maisons du faubourg, entrait dans la campagne. Il s'était mis alors à préparer le canevas du bulletin de l'état incendiaire dans lequel il avait trouvé l'esprit public, bulletin qu'il voulait assez pathétique pour satisfaire les ardeurs patriotiques de madame Makovlof. Nous n'avons pas besoin de l'ajouter, sa mission dans la Russie méridionale appartenait, comme le reste, à la catégorie des chimères.

Dans toute cette fantasmagorie de conjurations, la société des Enfants des ténèbres était seule une réalité, à cela près qu'elle n'avait jamais conspiré que contre l'estomac de ses membres, qu'en fait d'exterminations elle ne se souciait que de celles du tchi--soupe de chou et de gruau--des piroggi--petits pâtés au poisson--du bitok--hachis de viandes--et autres mets nationaux. Elle avait été constituée par quelques riches marchands qui, une fois par semaine, après la clôture de leurs magasins, se réunissaient au Novo-Troïstkoï-Tratkir, le plus célèbre cabaret de Moskow, pour s'y livrer aux joies de la bonne chère extra-conjugale.

Par ce point de départ, on peut juger de quel prodigieux essor dont l'imagination de Nicolas Makovlof était susceptible.

On s'étonnera peut-être qu'un homme, dont nous avons vanté le bon sens, comptât sur la perpétuité du succès de ses fables et ne prévit pas que tôt ou tard, un incident surgirait qui éclairerait Alexandra sur la valeur exacte de ces hyperboles. Mais d'abord, c'est le propre des artificieux de croire à l'éternelle puissance de leurs artifices; et puis celui-là avait des raisons particulières d'être tranquille. Si de loin en loin assez rarement, l'éventualité d'un dénouement fâcheux se présentait à son esprit, il découvrait à ses torts des circonstances atténuantes qui lui semblaient de nature à amortir singulièrement la vivacité des reproches que l'intéressée aurait à lui adresser. S'il avait quelque peu exagéré, amplifié, inventé, n'y avait-il pas été contraint et forcé? Avant de s'y résigner n'avait-il pas, à vingt reprises, essayé de démontrer à sa femme l'inanité de secs illusions émancipatrices? S'il avait feint de se prêter à ce rôle de libérateur de ses concitoyens, qu'elle avait rêvé pour lui et dont il avait si peu l'étoffe, n'était-ce pas parce que c'était là l'unique moyen de conserver ses bonnes grâces? Il concluait logiquement de tout cela, que les plus éclatantes preuves de son amour pour Sacha étaient précisément ses mensonges. Et puis, il espérait bien n'en être jamais réduit aux désagréables extrémités d'une justification sur ce point; il savait l'importance de l'imprévu, il comptait sur lui pour obtenir, avant de l'avoir trop gagné, le prix que sa femme réservait à son héroïsme, ce qui naturellement eut tout arrangé.

Notre héros roulait donc vers Moskow dans d'assez agréables dispositions. La confession dont nous venons d'être les interprètes ne nous empêchera pas d'affirmer que la pensée de la bien-aimée ne l'absorbait pas moins qu'à l'époque où son amour pour elle l'avait plongé dans un si lamentable désespoir; cependant, nous devons reconnaître aussi que certaines préoccupations subalternes avaient pris chez lui une importance qu'elles n'avaient nullement au temps que nous rappelons. Il était un point sur lequel la fréquentation des Enfants des ténèbres l'avait gâté. Jadis, le rude mougik se préoccupait médiocrement du contenu d'un plat, pourvu que ce plat fut plantureux, et il broyait d'une mâchoire indifférente le salmis de gelinottes comme les concombres salés, la galantine de saumon comme les champignons au vinaigre. Ses nombreuses séances au restaurant de Troitza l'ayant initié aux recherches et aux finesses de l'art de la gueule, il y avait pris goût. Il était resté gros mangeur; mais il était devenu gourmet. Aussi, avant de quitter Odessa, avait-il bondé son drowski des primeurs rares que Constantinople expédié dans cette ville, et de provisions de conserves de toute espèce. Les premières devaient figurer dans les agapes fraternelles de la fameuse société; quant aux autres elles étaient destinées à suppléer au médiocre ordinaire que le voyageur devait trouver dans les maisons de poste, un genre d'auberges que l'on ne rencontre qu'en Russie et qui ne sont pas sans quelque rapport avec le radeau de la Méduse. C'est ainsi qu'avec l'idée que chaque tour de roue le rapprochait d'Alexandra, et les intermèdes gastronomiques que lui ménageait son caisson, le marchand fut à peu près insensible aux fatigues de ce long voyage, fatigues d'autant plus grandes cependant qu'il retrouva la neige dans les environs de Kiew.

En approchant de Kalouga, son cœur se serra et sa physionomie s'assombrit. Tous les incidents de la visite qu'un an auparavant il avait rendu à son seigneur se représentèrent à son esprit, mais au lieu de s'emporter en vaines malédictions comme autrefois, il se demanda s'il ne se trompait pas lui-même sur les dispositions d'Alexandra et, pour la première fois peut-être, il douta de l'infaillibilité de ses ruses et de ses subterfuges; après force réflexions, il resta convaincu que, dans la tâche qu'il poursuivait, le rachat de son obrosk, fallût-il le payer un million de roubles, était encore un moyen plus sûr et plus pratique que la conquête même imaginaire du trône séculaire des Romanoff.

Lorsqu'il s'était rendu à Odessa, il avait évité Kalouga; il n'avait point voulu passer dans le voisinage du maître excentrique et vindicatif auquel il avait le malheur d'appartenir; mais maintenant, sa manière de voir était complètement modifiée.

«Qui ne risque rien n'a rien,» se disait-il; d'ailleurs, ce n'est qu'au figuré que les injures, que les menaces sont sanglantes; elles ne trouent point la peau comme les balles auxquelles Alexandra voudrait que j'exposasse la mienne. Dieu sait s'il m'en a accablé le vieux renard, et, en vérité, n'étaient les singuliers caprices de ma femme, je n'en aurais pas été plus malade. Enfin ne se peut-il pas qu'au seuil de sa tombe, ce pécheur endurci ait été touché de la grâce divine; elle lui inspirera peut-être la miséricorde?

Le traîneau avait fait du chemin pendant que Nicolas se livrait à ce petit monologue; on était à la maison de poste, où aussitôt qu'il eût manifesté son intention de se rendre au château, on lui apprit une nouvelle à laquelle il ne s'attendait guère.

Le comte Laptioukine, qui se portait si bien alors que Nicolas enfonçait des aiguilles dans des figurines de cire, afin d'envoyer celui qu'elles représentaient dans l'autre monde, s'était décidé à ce petit voyage depuis que son riche serf ne s'occupait plus de lui! Il y avait précisément quinze jours qu'il était mort.

G. de Cherville.

(La suite prochainement.)



ÉCOLE DES BEAUX-ARTS

LES PRIX DE ROME

L'exposition des concours aux grands prix de Rome a eu lieu cette semaine et comme chaque année a attiré la foule à l'École des Beaux-Arts. C'est toujours une émotion dans le monde artistique, un long sujet de discussions, d'appréciations, aussi bien parmi les élèves que parmi les jurés, dont beaucoup savent par expérience l'importance qu'il y a pour un jeune homme à entrer dans la carrière cette palme à la main. Vivre à Rome dans ce centre intelligent de la Villa Médici, en contact quotidien avec les chefs-d'œuvre de l'art moderne et les merveilles de l'antiquité, n'est-ce pas le plus beau rêve de nos jeunes artistes et le plus doux souvenir de ceux qui les y ont précédés.

Le dénigrement est à l'ordre du jour, les fruits secs cherchent depuis longtemps à dénigrer cette utile institution, mais leurs efforts seront impuissants tant qu'elle produira des peintres tels que David, Gros, Ingres, Benouville, Cabanel, Baudry, Regnault; des sculpteurs comme Gortot, Duret, Dumont, Perraud, Mercié.

Le concours de peinture a révélé, cette année, un talent hors ligne; M. Morot, élève de M. Cabanel, a remporté le prix à la presque unanimité des voix, vingt-six sur trente. Il était entré le premier en loge avec une figure peinte que le jury avait beaucoup remarquée; toutefois, son tableau a dépassé toutes les prévisions: c'est l'œuvre d'un talent fait, un des meilleurs prix qui aient encore été exposés.

Le sujet choisi était tiré du CXXXVIe psaume de David «Super flumina Babylonis»: «Nous nous sommes assis sur les bords des fleuves de Babylone et nous avons pleuré en souvenir de Sion. Nous avons suspendu nos instruments de musique aux saules qui sont au milieu de Babylone, car ceux qui nous avaient amenés captifs nous demandaient de chanter les cantiques de Sion, et nous leur répondions; On ne chante pas sur la terre d'exil.»

Le tableau de M. Morot se distingue par un grand aspect, une maestria d'ordonnance, c'est une œuvre forte où tout est bien exprimé; chaque mouvement est absolument juste et par cela même porte avec lui son impression. La scène se passe au bord d'un fleuve qui bat des roches crayeuses sur lesquelles se développe une heureuse composition. Le groupe du premier plan est composé d'un homme dans la force de l'âge, assis, sur la poitrine, duquel s'appuie une femme désolée dont les genoux servent de berceau à deux beaux enfants; ce couple représente bien dans un genre différent la douleur de l'exil, l'un avec l'énergie mâle d'un héros enchaîné, l'autre avec l'épuisement et la douleur féminine. C'est bien là une famille pourchassée, et les deux enfants inconscients qui rient sur les genoux maternels sont d'un heureux contraste. La jeune femme est un admirable type juif; elle conserve quelques débris d'un luxe babylonien: une riche draperie violacée rayée d'or, un voile de gaze fine brune, un cercle d'or et de pierreries d'où s'échappe à flocons sa luxuriante chevelure; à ses pieds, et baignant dans le fleuve, comme abandonnée, une harpe d'ivoire incrusté, d'un charmant effet de coloris. Au second plan, à droite, une esclave agenouillée, crispant ses bras, dans un mouvement rempli d'impression; cette figure dans la demi-teinte est d'un grand effet, d'un grand accent. Plus loin à gauche, des groupes enlacés, et enfin au fond, appuyés au rocher, deux hommes debout se serrant la main dans une étreinte solennelle, en jetant un regard désespéré sur la ville qu'on aperçoit à l'horizon, aux rayons d'un soleil couchant. Pour affirmer la composition, une suite de captifs descendant la montagne; plusieurs suspendent aux branches du chemin leurs lyres, «on ne chante pas sur la terre d'exil». Enfin, un soldat abyssinien, un noir au regard hautain, veille sur les prisonniers dans l'attitude audacieuse d'un vainqueur que rien ne saurait attendrir.

M. Morot a fait preuve d'une extrême habileté de peintre et d'un talent déjà mûr, il n'a pourtant que vingt-trois ans, c'est en outre un dessinateur scrupuleux doué d'un tempérament de coloriste; parmi les morceaux remarquables je citerai la poitrine et la tête de la femme, dont la carnation nacrée forme un heureux contraste avec les chairs basanées de l'homme.

Le deuxième prix a été donné à M. Ponsan, également élève de M. Cabanel. M. Ponsan a fait un bon tableau, dans lequel j'ai remarqué une excellente figure de vieillard, espèce de Jérémie, assis à gauche près d'un groupe bien composé et habilement exécuté. Mon reproche consiste dans le manque total de caractère oriental donné par ce jeune artiste aux personnages de sa toile; c'est d'un aspect moderne et septentrional qui ôte le style à sa composition. Le ciel gris est très-joliment reflété dans le fleuve, mais mal adapté au sujet. On voit au second plan un cavalier barbare, gardien de ce groupe de captifs, dont la silhouette est d'un charmant effet sur le paysage. M. Ponsan est un artiste d'avenir que nous ne doutons pas de retrouver une autre année au premier rang de cette jeune cohorte.

Le deuxième second grand prix a été décerné à M. Rixens, élève de M. Gérome. Il a interprété le sujet d'une manière biblique qui a son mérite; la donnée et l'effet de son tableau sont d'un joli sentiment, mais c'est une peinture froide et ronde qui ne m'est point sympathique.

Je citerai néanmoins le groupe du jeune adolescent, vu de dos, qui pleure dans les bras de sa mère; le mouvement est heureux et bien rendu.

Somme toute, le concours était fort, les tableaux de MM. Médard, Vimont, Commère, ont été fort appréciés; mais ces jeunes artistes ayant obtenu des deuxièmes prix aux précédentes expositions, ne concouraient que pour le premier grand prix, qui a été donné sans hésitation et par acclamation à l'œuvre supérieure et désignée par l'opinion publique de M. Morot.

Le concours de sculpture était très-fort, et quatre concurrents semblaient devoir se disputer le prix, avec des qualités différentes; leurs bas-reliefs avaient des mérites qui rendaient le jugement difficile.

Le sujet donné par l'Institut était pris dans le XVe livre de Télémaque: «Philoctète blessé au pied par les flèches d'Hercule est ramené au camp des Grecs apportant ces mêmes flèches qui, selon les oracles, doivent contribuer à faire tomber les murs de Troie. Soutenu par Ulysse et Néoptolème, il se fait panser sa blessure par Machaon et Podalyre, fils d'Esculape.»

Le numéro 1, de M. Peinte, élève de M. Guillaume, est traité avec, une sauvagerie qui lui donne un grand caractère. Ce sont de vrais humains, des être ramenés à la réalité. Ulysse est particulièrement bien compris. Machaon agenouillé soutient le pied du blessé dans sa main gauche, tandis que de la droite il prend, sans y regarder, des linges qui lui sont présentés par Podalyre, placé en arrière de lui. Philoctète, assis, la jambe droite allongée, est d'un bon mouvement; tout cela est calme, sévère, d'une dureté vraie que l'Institut a trouvée un peu trop réaliste.

Le numéro 2 entrait en lice; c'était une composition d'une bonne ordonnance et d'un joli goût d'art. Philoctète debout, soutenu par Ulysse et Néoptolème, recevait les soins du savant accroupi, soulevant à peine son pied. Il y avait de la recherche et du savoir dans cet ouvrage.

Le numéro 4 se faisait remarquer par l'heureux agencement des groupes; les deux médecins debout devant le blessé étaient admirablement posés et drapés à l'antique.

C'est ce bas-relief qui a remporté le premier second grand prix. Son auteur, M. Hugues, est élève de M. Dumont; il a obtenu vingt-trois voix sur vingt-neuf votants.

Le numéro 5 eut dû être meilleur; on attendait plus de M. Dumilâtre; il avait eu l'an passé un succès qui le désignait au grand prix. Mais il a compris le sujet d'une manière trop classique; tout pose, tout est d'une saillie exagérée et son Philoctète n'a rien de la simplicité de l'exilé de Lemnos. C'est une revanche à prendre; il y a dans ce travail des qualités qui font de M. Dumilâtre un vainqueur de l'avenir, surtout s'il se défie du genre maniéré et du trop d'effet qu'il a voulu produire cette fois.

Je passerai sous silence 6, 7 et 8, qui ne sont pas de force à figurer auprès des autres bas-reliefs; cela m'a paru jeune, faiblement conçu, froidement exécuté, et j'arriverai au numéro 9 qui m'a vivement impressionné, et pour lequel j'eusse voté de grand cœur si j'étais l'un des immortels; malgré mon infériorité il paraît que je ne m'étais pas trompé, car M. Idrac, élève de M. Cavelier, a remporté le grand prix de Rome avec vingt-trois voix.

Son bas-relief est d'un bel effet, il commande l'attention, la composition est largement établie et chaque figure a bien l'aspect qui lui est propre. Cette fois encore voilà un prix très-mérité; le Philoctète assis, la jambe droite allongée et se retenant du bras gauche à Ulysse, placé derrière lui, est d'un excellent mouvement, d'un grand art. Néoptolème, qui tient les précieuses flèches, a une expression charmante et fière.

Disons-le, cette année les concours sont très-bons; les prix de musique, de peinture et de sculpture sont tout à fait exceptionnels, et nous en félicitons le directeur et les professeurs de l'École des Beaux-Arts; leur zèle, à guider les élèves a produit des fruits qui doivent les récompenser de leurs soins, de leur sollicitude et de leur studieux exemple: les Massé, Cabanel, Dumont, sont de beaux modèles à suivre dans la carrière des arts.

L'exposition d'architecture a eu lieu les vendredi, samedi et dimanche 1er, 2 et 3 août. Concours excellent.

Le sujet indiqué était «un Château d'Eau». C'est l'édifice qui renferme les réservoirs où se rassemblent, avant d'être livrées à la consommation, les eaux amenées par les aqueducs pour la salubrité, l'alimentation et l'embellissement des villes. Les célèbres fontaines Pauline, Trevi et Felice, à Rome, sont des châteaux d'eau abondamment fournis par les aqueducs antiques. Nous n'en sommes pas là à Paris; aussi le programme du grand prix n'est-il qu'un prétexte donné aux candidats d'architecture pour mettre en lumière leur mérite artistique. C'est donc avec un intérêt particulier que je me suis livré à l'examen des projets exposés à l'École des Beaux-Arts.

Le premier grand prix a été décerné à M. Lambert, élève de MM. Pacard et André.

Le premier second grand prix a été accordé à M. Barth, élève de MM. André et Coquart.

Un deuxième second grand prix a été obtenu par M. Ratouin, élève de MM. Pacard, Vaudoyer et Coquart.

A bientôt l'étude des envois des pensionnaires de la Villa Médici, récemment arrivés et dont l'exposition sera prochaine. Il y a, dit-on, en peinture comme en sculpture, des choses remarquables. L'appréciation des œuvres d'art est un travail rempli d'intérêt. Mais aucun ne saurait être aussi sympathique que celui qui se porte sur cette jeunesse militante qu'on voit se former, qu'on suit dès ses débuts et sur laquelle une critique consciencieuse produit les meilleurs effets; sans les connaître personnellement on devient l'ami de tel ou tel par ses productions seulement; on l'applaudit, on le blâme, il y a là un lien spirituel qui, pour un homme artiste et impartial, a beaucoup d'attrait et rend la critique un ministère.

Jacq. Rozier.


LE GÉNÉRAL J. KOHLER, Commandant en chef l'expédition
hollandaise d'Atschin, tué le 14 avril 1873.


LES TREMBLEMENTS DE TERRE EN ITALIE.


Bellune.--La place Campitelli                                 L'église de Conegliano.


Vue générale de Bellune.                                           L'hôtel de ville.




LES MYSTÈRES DE LA BOURSE

III

LES OPÉRATIONS QUE L'ON FAIT A LA BOURSE

Continuons à marcher du connu à l'inconnu. Si nous nous sommes bien fait comprendre, il nous semble que nos lecteurs ne doivent plus douter de la vivifiante influence de la Bourse qui est au corps social ce que la sève est à tous les rameaux de l'arbre. Le revenu de la richesse mobilière est de deux milliards par an, et il continue à grandir.

Dépouillons-nous donc de nos vieux préjugés, et ne disons plus: Ah! oui, la Bourse, la roulette en trois pour cent! A peu près comme ce naufragé qui s'écriait, en abordant une terre inconnue: Ah! mais, c'est une terre civilisée, j'aperçois une potence!

Ainsi il est bien entendu que les jugements rendus par la cote sont purs de toute condescendance et de toute flatterie. Apportez à la Bourse les titres d'une République et d'une monarchie, et, sans se laisser éblouir par les dorures de l'une et le beau langage de l'autre, la Bourse, en véritable Gobsec, les mettra indifféremment dans sa balance et se contentera de dire ce qu'ils pèsent.

L'argent est aussi un souverain, et c'est lui qu'on pourrait à coup sûr appeler le Roi des Rois. Sancta divitiarum majestas, dit l'Écriture. Or, l'argent ne relève que de lui-même et se conduit toujours de manière à bien montrer que charité bien ordonnée commence par soi-même.

Songez, en effet, que l'argent n'a jamais eu et n'aura jamais d'autre préoccupation que l'idée du gain;

Songez que la réalisation de ce gain peut se faire sur des valeurs de toutes sortes, rentes, chemins de fer, banques, sociétés industrielles, commerciales, maritimes;

Songez que toutes ces valeurs sont incessamment placées sous le coup de ce delirium tremens qu'on appelle la hausse et la baisse;

Songez qu'il suffit d'un écart de 10 c. sur la rente,--un rien!--pour vous donner sur la moindre des opérations, un achat ou une vente de 3000 fr. de rente, un écart de 100 fr.

Donc, pour vous guider dans ce labyrinthe, pour apprécier toutes les valeurs qu'on fera papilloter à vos yeux, n'ayez jamais d'autre règle que celle-ci: le revenu du titre qu'on vous offre et sa sécurité.

La forme! la forme! disait Brind'hoison; l'argent! l'argent! dit la Bourse.

Ainsi constituée, comme la chair de notre chair et l'âme de notre âme, comme l'ombre qui accompagne chacun de nos mouvements et l'écho qui redit chacune de nos paroles, la Bourse n'est plus que le mouvement perpétuel de notre civilisation enfiévrée.

Il n'est pas une nouvelle, pas une impression qui ne vienne là faire subir à la cote son contre-coup. La paix et la guerre, l'abondance et la rareté de l'argent, les disettes et les gelées, les bons et les mauvais gouvernements, la hausse et la baisse du taux de l'escompte, la bonne santé ou la maladie des ministres, les bonnes et les mauvaises nouvelles financières, la politique et les grèves, la sécheresse et la pluie, tout, absolument tout vient se répercuter sur ce marché. Vous ne pouvez toucher une seule note du clavier social sans que cette note vienne immédiatement se faire sentir sur le balancier de la hausse et de la baisse.

Aussi les nouvelles ont-elles une importance énorme sur le va-et-vient des valeurs, et les faiseurs ne se gênent pas pour en inventer. La dépêche du Tartare; a laissé à la Bourse un souvenir impérissable.

À l'heure où se préparait la guerre d'Orient, et pendant que le paletot gris du général Mensikoff faisait trembler le Divan, un spéculateur vint annoncer un jour à la Bourse que les Russes étaient entrés à Constantinople. La dépêche avait été apportée à travers les provinces de la Turquie par un Tartare, dont on donnait l'itinéraire.

La Bourse accueillit par une baisse rapide la terrible nouvelle.

Le lendemain, la dépêche n'était plus qu'une invention qui faisait rire le public. Mais les habitués de la Bourse tonnaient comme des matelots qui ont vu passer une trombe sur leur tête.

Vous n'avez certainement pas tous les jours une dépêche du Tartare; mais vous pouvez vous attendre à un télégramme batailleur de l'Italie contre Rome et de Rome contre l'Italie, à un froncement du sourcil de M. de Bismark, à la mauvaise humeur de l'Angleterre et de la Russie, à tous les mille incidents de la vie politique de chaque jour, et alors vous devez suivre la devise du sage et vous tâter le pouls neuf fois avant de toucher à la rente.

Ceci posé, abordons les opérations de la Bourse, c'est-à-dire, en d'autres termes, déchiffrons les rébus de ces opérations; car de tous les curieux, de tous les visiteurs inexpérimentés qui assistent au vacarme de ce marché, qui ressemble à un charivari, il n'en est pas un qui ne s'écrie: «--Mais tous ces boursiers sont des échappés de Charenton! C'est l'arche de Noé! Ils sont fous!»

C'est bien pis encore, lorsque l'observateur veut s'initier aux mystères de ces opérations dont le vocabulaire n'est pour lui qu'un argot véritable.

L'un n'est occupé qu'à chercher des Arbitrages.

L'autre ne parle que de son échelle de Primes.

Celui-ci ne fait que du Ferme.

Celui-là, vendeur enragé, passe son temps à vendre Ferme contre Prime.

Un troisième, acheteur quand même, fait le contraire de son voisin et prend Ferme contre Prime.

Et le spectateur ballotté entre le Ferme, la Prime et l'Arbitrage finit par se dire: C'est la tour de Babel!

Déchiffrons chacune de ces énigmes.

Il est clair, tout d'abord, que cette foule tumultueuse et glapissante se partage, comme la foule de tous les marchés, en deux moitiés bien distinctes: les acheteurs et les vendeurs.

Les acheteurs eux-mêmes se partagent en deux camps. Les uns se, contentent d'acheter ce qu'ils appellent un titre de tout repos--rente ou obligations--l'enferment dans leur portefeuille et se contentent d'en toucher les revenus, sans jamais mettre le pied à la Bourse. Ce sont incontestablement les plus sages.

Mais il y a des acheteurs qui, tout en ne faisant que des affaires au comptant, tiennent à faire de la Bourse la poule aux œufs d'or, et qui passent leur temps à calculer le meilleur emploi de leur argent. Ainsi, par exemple, les coupons de toutes les valeurs ne se paient pas aux mêmes époques. Eh bien! les acheteurs dont nous parlons vendent les titres dont ils ont encaissé les coupons, pour en acheter d'autres dont les coupons ne sont pas encore échus. C'est ce qu'ils appellent faire la chasse au coupon. D'un autre côté, les nouvelles qui pleuvent sur le marché modifient les avantages que peuvent présenter les valeurs. Ces acheteurs se tiennent également à la piste de ces nouvelles, pour en profiter au plus vite. Ils vendent les titres qu'ils ont en main pour en acheter d'autres qu'ils considèrent comme plus profitables.

Eh bien! Ce sont ces opérations qui consistent à vendre un titre pour en acheter un autre qui s'appellent, en termes de Bourse, des Arbitrages.

Il y a des boursiers malins, rusés, retors, qui font rapporter quinze à vingt pour cent par an à leur argent par la pratique dès arbitrages. Mais il faut bien avoir le pied marin pour rie pas tomber sur ce plancher mobile. Tout n'est là que mensonges, clinquant, tromperie, et bien souvent, en faisant un arbitrage, on arrive à vendre un titre excellent pour acheter un rossignol. Que de bonnes gens qui dormaient tranquilles sur l'oreiller de leurs rentes, et qui se sont réveillés sur la paille, après avoir fait un arbitrage!

*
* *

Écoutez, à propos de ces déceptions, le petit dialogue que j'ai entendu un jour dans une sous-préfecture importante, entre une vieille moustache grise et un vieux paletot d'Orléans étriqué.

--Vous vous intéressez donc toujours à cette pancarte, monsieur Coussinet?

--Oh! si peu, commandant... Un malheureux petit titre de rente... Une misère!

--Bah! bah! On sait que vous en avez des paquets de ces papiers, qui haussent et qui baissent!...

--Autrefois, je ne dis pas, commandant. Mais j'ai bien vite lâché tous ces chiffons.

--Et pourquoi donc, papa Coussinet?

--Vous me le demandez? Vous le devinez bien, commandant. J'ai été pincé!...

Ici une grimace qui fait penser à celle d'un chat qu'on écorche.

--Ah! vous avez été pincé. Vous êtes plus heureux que moi, papa Coussinet. Moi, j'ai été rincé!

Ici un juron qui ébranlerait un régiment.

--Vraiment! Vous avez été rincé, commandant?

--Comme je vous le dis. C'était dans les Mouzaia...

Tout y a passé.

--Moi, c'était dans la Gastronomie. Il ne m'est pas resté un radis. Le jour qu'on m'y pincera!...

--Le jour qu'on m'y rincera!...

Et les deux interlocuteurs se regardent avec des yeux qui dégoûteraient de toute affaire les chercheurs de commandite.

*
* *

Passons aux Primes.

On fait à la Bourse des primes de 1 fr., de 50 c., de 25 c., de 10 c. et de 5 c. Les primes de 1 fr., de 50 c. et de 25 c. se font pour la fin du mois; les primes de 10 c. et de 5 c. se font du jour au lendemain.

C'est un marché immense, et à la manière dont on en parle, il est clair que le public n'en comprend pas le premier mot. Un de nos plus spirituels chroniqueurs, faisant un jour la guerre aux millionnaires et aux boursiers, finissait un de ses paragraphes par ce trait: «Saluez, piétons, ce sont les princes don Deux Sous qui passent!»

La phrase était bien troussée; mais notre chroniqueur écrivait don Deux Sous comme il aurait écrit don Carlos, et cette faute d'orthographe montre assez qu'il ne connaît rien aux opérations de primes.

Il faut écrire dont deux sous, et nos lecteurs vont le comprendre en se rendant compte de l'opération.

Exemple.

La rente 5 p. 100 est à 91 fr. Pour un motif ou pour un autre, vous prévoyez une grande hausse et, en conséquence, vous ordonnez à votre agent ou à votre coulissier de vous acheter 5, 10, 15 ou 20,000 fr. de rente. Mais comme en cas d'insuccès vous désirez limiter votre perte, vous ordonnez de les acheter à prime, soit à prime dont 1 fr., dont 50 c., dont 25 c.

Cela veut dire que si la hausse que vous prévoyez n'arrive pas, vous vous réservez le droit d'abandonner votre marché moyennant le payement de la prime que vous avez stipulée, soit 1 fr., soit 50 c., soit 25 c. sur les rentes que vous achetez.

La prime de 1 fr. pour 5000 fr. de rente représente 1000 fr., et par conséquent la prime de 50 c. représente 500 fr. et la prime de 25 c. 250 fr. Ce sont là les primes qui se liquident à la fin du mois.

Il est clair que cette faculté de continuer ou de résilier votre marché vous donne un avantage qui doit être compensé pour votre vendeur par un avantage égal. Cet avantage est représenté, pour le vendeur, par un prix au-dessus du cours du jour. Ainsi, dans l'exemple que nous citons, en prenant la rente à 91 fr,, l'acheteur à prime la paiera, je suppose, 92 fr. dont 1 fr., 92 fr. 50 c. dont 50 c. et 92 fr. 75 c. dont 25 c.

Naturellement, moins on risque d'argent et plus la prime est élevée. C'est logique.

D'après ces explications, on voit maintenant que l'acheteur à prime tient au vendeur ce langage:--Je vous achète 5000 fr. de rente, dont je vous paierai 1 fr. (soit 1000), si les cours tournent contre moi.

A la fin du mois, et tous les jours, pour les primes de 10 et de 5 centimes, l'acheteur à l'heure fixée pour la réponse des primes, déclare s'il lève ou s'il abandonne les rentes qu'il a achetées.

Le marché à primes représente donc pour l'acheteur une opération facultative qu'il continue ou qu'il abandonne suivant son intérêt.

Or, vous saurez que depuis le commencement du mois jusqu'il la fin, la spéculation jette sur le marché, comme une pluie, des primes de toutes sortes pour la fin du mois, pour le lendemain, et comme cette cote des primes hausse et baisse, comme la rente elle-même, il y a donc pour toutes les liquidations une échelle de primes qui influe puissamment sur les cours de la Bourse à la fin de chaque mois.

Et, en effet, il y a ainsi des millions de rentes achetées et vendues à prime, et l'on comprend que ces millions de rentes pèsent sur le marché, suivant qu'ils sont levés ou abandonnés.

Il y a, pour le règlement de ces milliers d'opérations, un jour sacramentel que l'on appelle le jour de la réponse des primes. C'est le dernier jour du mois, à deux heures, que sonne ce quart d'heure de Rabelais. Si les primes sont abandonnées, la Bourse double paisiblement ce cap des tempêtes. Mais si les premiers échelons de l'échelle des primes sont atteints, et si les acheteurs lèvent ces primes, on voit alors les vendeurs courir après leurs primes, comme disent les boursiers, c'est-à-dire acheter les rentes qu'ils ont vendues et qu'ils n'ont pas, et déterminer ainsi une hausse rapide. On a vu des réponses de primes faire 1 fr. de hausse.

--Mais, me direz-vous, c'est là le jeu de la Bourse.

--C'est vrai. Nous y sommes en plein; mais vous verrez que le jeu de la Bourse comprend bien d'autres choses.

Léon Creil.




TYPES ET PHYSIONOMIES MILITAIRES.--La revue de détail.



RÉBUS

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

En chemin de fer l'on a pas le temps de voir bien.