Title: L'Illustration, No. 2506, 7 Mars 1891
Author: Various
Release date: January 5, 2014 [eBook #44589]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'ILLUSTRATION SAMEDI 7 MARS 1891. 49e année--Nº 2506
THÉÂTRE DU GYMNASE.--«Musotte», comédie en trois actes,
de MM. Guy de Maupassant et Jacques Normand Jean Martinel (M. Duflos)
arrivant chez Musotte (Mlle Raphaële Sizos),--2e acte.
E suis encore tout étourdi des événements, déjà lointains pourtant et quasi oubliés, de la semaine passée. Quel étrange moment de notre histoire! Je sais des millions de gens paisibles qui s'endorment, comme moi, confiants dans la paix, le calme apparent, la raison, et qui sont exposés à se réveiller au coup de clairon ou au coup de cornet à bouquin d'une aventure.
Plus nous allons, plus la marche des choses appartient à quelques personnalités tapageuses en quête d'un tremplin.
Oh! les tremplins! Le clown Lavater sautait, au Cirque, sept ou huit chevaux sans tremplin aucun. Il faut des tremplins à nos affamés de renommée pour faire naître, consolider ou redorer leur gloire. Tremplin, l'affaire de Thermidor. Tremplin, le voyage de l'impératrice Frédéric. La souveraine, qui a un peu trop traversé Saint-Cloud et visité Versailles comme une Anglaise voiturée par l'agence Cook, est partie sans avoir rencontré à Paris un autre sentiment que celui qu'on doit à une femme, et seuls quelques tremplinistes ont manifesté. Nos peintres n'iront pas à Berlin et, perdant le tremplin que donne toute exhibition officielle, ont fourni un autre tremplin à ceux qui représentent les justes susceptibilités de l'orgueil national. La moralité de l'aventure, c'est que ceux qui se taisent payent pour ceux qui crient--même en France--et qu'en Alsace-Lorraine ils payent encore plus cher.
Le sentiment patriotique est, d'ailleurs, une de ces fiertés auxquelles il ne faut pas toucher. Il en est de même de la morale. Elle est ou elle n'est pas. Et voilà que la Chambre des députés, convaincue de la vérité de ce précepte, a condamné par un vote le pari mutuel aux courses.
Plus de paris, plus de jeu, plus de bookmakers, plus de courses! Au dire de M. de Kergorlay et du prince de Sagan, c'est un effondrement, une catastrophe. Comment les Courses vivront-elles si elles ne sont pas alimentées par l'Argent? et si les Courses tombent ou sont suspendues comme une pièce qui déplaît, comment nos haras pourront-ils subsister? Où notre cavalerie trouvera-t-elle des chevaux? Nous voilà tributaires de la Hongrie. Et cela parce qu'en vérité les bookmakers ont, comme on dit, trop tiré sur la corde et abusé de la passion du jeu qui est une des fièvres de l'humanité.
Et non pas une fièvre intermittente. Non. Elle est dans le sang. L'enfant joue aux billes, le jeune homme aux cartes, les vieilles gens aux dominos.
--Si l'on ne joue pas aux courses on jouera ailleurs, dit le prince de Sagan, protestant contre le rôle de la Chambre.
Les Courses, c'est la maison de jeu au soleil (ou à la pluie); c'est le plein air du baccarat. Mieux vaut encore ce tapis vert que le tapis franc des maisons louches. Mais quoi! il n'y a rien à dire contre un vote appuyé par la morale. La chambre, en bonne bourgeoise honnête, a proscrit le jeu au Grand-Prix comme la police le proscrit elle-même dans les tables d'hôtes des horizontales vieillies. Ce n'est que le 8 mars--demain, dimanche--que la nouvelle loi sera appliquée. Il sera curieux, le Grand-Prix de Paris de 1891, le Grand-Prix de Paris moral!
--Ce ne sera plus le Grand-Prix, ce sera le Grand-Prix Monthyon, disait hier mon ami D...
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* *
Un autre de mes amis, M. C..., m'a indiqué et ouvert un coin de Paris qui eût peut-être fait reculer M. de Monthyon, mais qui est bien bien curieux, tout à fait curieux.
Vous savez--si vous l'ignorez, je vous l'apprends--que depuis que Mlle Réjane a pris des leçons de Mlle Grille-d'Égout--Mlle Grille, comme on l'appelle familièrement--plus d'une femme a eu la tête tournée par le pas excentrique de Ma Cousine, le grand succès, le clou de l'œuvre. Tout aussitôt, les danseuses des bals célèbres sont devenues des professeurs de pas étranges, et mon ami C... m'a présenté à la plus classique de ces artistes.
Je vous la présente. Dans une rue proche de la rue Bréda, rue Clauzel, un rez-de-chaussée assez sombre. Au bout d'un couloir où je lis, collé contre la loge du concierge, cet avis: Les locataires sont priés de donner leur nom au concierge quand ils rentreront passé minuit--on descend deux marches, et on se trouve devant une petite porte sur laquelle est clouée une lithographie portant ce nom:
Nini Patte-en-l'Air, danseuse excentrique.
Le nom est original. La danseuse est intéressante. Le seuil franchi, on se trouve dans une chambre assez étroite, tapissée d'affiches de théâtre, de photographies, de couronnes dorées aux rubans ornés d'inscriptions--et une femme, jeune, au type méridional, Parisienne pourtant, je pense, est là, donnant des leçons à trois jeunes filles, qui se destinent aux quadrilles du Jardin de Paris ou du Moulin Rouge.
Et ce ne sont pas des leçons pour rire. Rien de plus sérieux, je dirai de plus tragique. Il s'agit de donner de l'élasticité aux muscles, d'habituer les articulations à jouer librement, et, pour cela, l'élève s'étend sur le tapis, allongeant son corps, et le professeur, lui prenant le pied, ploie et reploie la jambe et arrive à la plier de telle sorte, que le coup-de-pied touche le front de la patiente. Je dis patiente, car je ne sais rien qui rappelle plus un supplice que cette leçon de danse excentrique. L'élève crie, qu'importe! C'est par de tels exercices, où les os craquent, qu'on se prépare à ces quadrilles où les amateurs applaudissent, fascinés par les dislocations clowniques de ces filles. Et comment d'un coup de pied léger, à peine perceptible, enlever un chapeau sur la tête d'un monsieur, si l'on ne s'est pas soumise à cette épreuve qui donne l'impression d'une torture?
--Allons, Brin d'Amour! Allons, la Chinoise! En avant, Chahut! Chaos! Le tourniquet!
C'est Nini Patte-en-l'Air qui commande, et gravement et sévèrement, comme un sergent instructeur parlant à des bleus.
Les élèves tournent, lèvent la jambe...
--Ce n'est pas ça! souriez! Il faut sourire, ou le public croira à l'effort!... Voyez!
Et elle prend sa jupe du bout des doigts, spirituelle, légère, sa jambe fine émergeant, le bas noir bien tiré, d'un flot de dessous brodés. La jambe se lève avec une légèreté de battement d'ailes, puis elle retombe, et les pieds, des pieds d'Andalouse, prennent sur le tapis une pose gracieuse, sans effort.
C'est le Chahut, comme dit Montrouge, le pasteur, dans Miss Helyett, mais c'est à la fois gracieux et presque décent.
--C'est ce que j'apprends, dans ce moment-ci, à une femme du monde, nous dit Nini Patte-en-l'Air. Ce nom, qui l'a trouvé?
--Une femme du monde?
--Oui. J'en ai beaucoup qui veulent apprendre la danse excentrique.
--Pourquoi? Pour les bals travestis? Pour jouer dans quelque comédie?
--Non. L'élève dont je vous parle, et qui est fort belle avec une bien jolie jambe, me dit qu'elle veut faire une surprise à ses invités quand elle donnera une soirée.
Ainsi voilà la mode. On prenait autrefois, sous l'empire, des leçons de Thérésa pour chanter: Rien n'est sacré pour un sapeur. On prend aujourd'hui des leçons de Grille-d'Égout, quand on est Réjane, pour jouer Ma cousine, et de Nini Patte-en-l'Air, quand on est charmante, pour donner du piquant et du piment aux quadrilles de ses soirées.
Elle cause de tout cela en philosophe, Nini Patte-en-l'Air. On croirait entendre une de ces curieuses flegmatiques dont parle M. Arsène Houssaye en ses Confessions. Le côté social de son rôle lui échappe, mais quand il s'agit de la danse son œil s'allume.
--Je n'ai jamais eu de professeur, j'avais cela dans le sang. Quand je danse, quand on fait cercle autour de moi, quand je tourne le bout du pied à la hauteur du front, je suis heureuse, rien ne vaut ça et l'on me donnerait des millions pour renoncer à la danse que je renverrais les millions et que je continuerais à danser!
Peut-être y a-t-il quelque exagération dans ce mépris des richesses, à la Sénèque. Et je ne veux pas insister sur la fièvre et la joie que donne la danse de Nini Patte-en-l'Air: nos mondaines se précipiteraient avec trop de facilité sur les traces de Mlle Chahut ou de Mlle Brin d'Amour.
On les aura vues, sans nul doute, ces danseuses, sur quelque char-réclame de la Mi-Carême, car les mascarades de la Mi-Carême sont les seules traces du carnaval parisien. Pourquoi Mi-Carême? C'est Mi-Carnaval qu'il faut dire. Ce jour-là, les vendeurs de dentifrices, de corsets hygiéniques ou de biberons perfectionnés, joignent leurs voitures ornées de pancartes aux chars de blanchisseuses promenant les reines de lavoirs. Il y a comme un ressouvenir de la promenade légendaire du géant Gayant à travers les villes flamandes dans cette exhibition de figures énormes montrant leurs dents pour célébrer le kalodant ou leurs mains pour pousser à la consommation du savon Congolais. Le géant Gagnant et son fils Ch'tiot Binbin ont amusé notre enfance. Sa réclame commerciale appliquées la mascarade divertit notre âge mûr, et il ne me déplaît pas de voir des oripeaux sur le boulevard. Cela rompt la monotonie des paysages parisiens.
Le Moyen-Age américanisé, voilà ce qu'est la promenade des géants-réclames. Le champ clos du temps passé remis à la mode, voilà ce qu'eût été la rencontre de deux maîtres d'armes célèbres. M. Mérignac et M. Vigeant. On n'a parlé pendant une semaine dans les salles d'armes, et aussi dans les salons, que de cette affaire qui a été arrangée, du reste, et c'était le mieux.
Mais quel bruit elle a fait!
--Ne pourrait-on pas avoir un service comme pour une première? demandait l'autre matin Mme de B...
Le motif de la rencontre! Un refus, par M. Mérignac, de prendre M. Vigeant pour juge du camp, dans un assaut.
Demande de réparation.
--Soit, répond Mérignac, mais j'ai un assaut le 7. Je serai tout à vous le dimanche 8.
--A dimanche!
C'est, non plus par les hérauts d'armes, mais par les hérauts de la presse que les tournois s'annoncent. On ne sonne plus de la trompe! Un petit article suffit et voilà toute la curiosité éveillée. Deux maîtres de l'escrime croisant le fer, Vigeant et Mérignac mettant flamberge au vent, cela a du chic! Vigeant, justement, qui a un joli brin de plume au bout de son fleuret, a publié un livre amusant comme un chapitre des Trois Mousquetaires et intitulé: Duels de maîtres d'armes. Il y compte les exploits de Jean-Louis, de Lafougère, de Soyès, de Bertrand, les légendes de coups d'épées aussi fameux que ceux de d'Artagnan et de Lagardère. Je m'imagine qu'il tenait à ajouter un chapitre à son livre pour une édition prochaine. Montjoie et saint Denis! la chevalerie n'est pas morte.
C'est, je crois, un coup contesté, dans un assaut, qui a été cause de la querelle. Le vieux Larribaud, un maître admirable, survivant du naufrage de la Méduse, un jour que, dans un assaut, on lui contestait un coup, s'interrompit, trempa le bout de son fleuret moucheté dans un encrier, toucha en plein plastron son adversaire--un maître d'armes--et lui dit:
--Voilà. C'est marqué à l'encre. Quand vous voudrez, ce sera marqué au sang.
Vigeant aurait pu conter ce trait dans ses Duels de maîtres d'armes.
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La démission de M. Paravey a fait beaucoup parler aussi, mais dans un autre monde. On pousse beaucoup M. Carvalho pour la direction de l'Opéra-Comique. L'homme qui a tant fait pour l'art musical français serait à sa place à la tête du théâtre. C'est un lutteur invaincu. Sa femme, la grande artiste, donne des leçons. Ils ont vendu leur galerie de tableaux. Dignement, par un labeur acharné, ils gardent leur rang dans le monde parisien. La presse, si injuste au lendemain de l'incendie, rend justice à l'homme qui a révélé Faust, Mireille, Roméo et Juliette, Carmen, le Passant de Paladilbe, la Grand-Tante de Massenet, tant d'autres œuvres, gloire le notre école française! Alors, pourquoi avoir essayé de l'écraser naguère? Ah! c'est comme cela. Mais ceux que la presse écrase se relèvent quand ils sont des forts.
--Si j'étais directeur de l'Opéra-Comique, disait un jeune symboliste, je ne jouerais que du Wagner, et j'ouvrirais par Lohengrin!
--Moi, répondit un candidat très parisien--trop parisien--je commanderais un poème à Xandrof et je ferais chanter Kam-Hill, chanteur fin de siècle, en habit rouge!
--Allons donc! fit B... Vous savez le mot de Fortunio?
--Non.
--«Kam-Hill, c'est le Maubant de la chansonnette!»
RASTIGNAC
Quand un Anglais voit deux Parisiens pérorer et gesticuler au milieu de la rue, ils lui font le même effet de polichinelles qu'à ces Parisiens deux Napolitains pétulants et bavards. De même nous semblons aussi nonchalants et flâneurs à nos voisins britanniques--lesquels d'ailleurs sont jugés pareillement par leurs cousins yankees--que les Italiens le paraissent à nos yeux. Un habitant de l'île de Laputa qui considérerait la terre à vol d'oiseau prendrait New-York pour une maison de fous furieux, dont Londres serait la section des agités moins dangereux, tandis que Paris lui représenterait une agglomération de gens simplement surexcités, et Rome le calme séjour des tempéraments sains et tranquilles.
C'est surtout sur les classes bourgeoises que porte cette observation, car, je l'ai remarqué ici même, le monde, au sens social du mot, est à peu près semblable partout, exception faite pour l'Amérique toutefois, par le motif qu'il n'y existe pas.
Je n'apprendrai à personne que le dolce farniente est un produit ultramontain. Non pas que l'activité intellectuelle ne soit considérable en Italie, la splendeur matérielle et morale du berceau de la civilisation occidentale est là pour le prouver; mais elle s'épanche toute en paroles. Un Italien, en compagnie de qui je visitais ces curieuses petites villes de l'Ombrie et de la Toscane, si surabondamment pourvues de chefs-d'œuvre en tout genre, et devant qui je m'étonnais qu'avec tant et de si beaux modèles sous les yeux l'art moderne de son pays produise... ce qu'il produit, me répondit avec beaucoup de raison:
--Hélas! c'est justement notre passé qui nous accable. Nous ne pouvons pas refaire tout cela, n'est-ce pas? Alors mieux vaut nous contenter de regarder en nous croisant les bras.
Plût à Dieu que cette sagesse eût été suivie par les peintres dont la décoration d'une salle du palais public de Sienne, consacrée à la mémoire de Victor-Emmanuel, me suggérait cette réflexion!
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Ce qui est vrai pour les choses de l'art l'est pour toutes les autres, et en particulier à Rome. Chez les rejetons des nourrissons de la louve, fleurit haut et vivace l'orgueil de sortir d'aïeux qui ont conquis le monde. «Tu regere populos, Romane, memento!»... le Romain s'en souvient parfaitement, mais il fait comme le fils d'un grand homme, qui se garde de chercher à glaner dans le champ de lauriers qu'a moissonné son père. Au surplus, il n'y a plus de monde à conquérir, hormis le continent noir que toutes les nations européennes s'arrachent par lambeaux. Les Italiens envoient des colonnes expéditionnaires à Massouah pour faire comme les autres, et c'est pour cela aussi qu'ils cuirassent de gros navires, qu'ils fondent des canons de 110 tonnes, qu'ils coulent leur armée dans le moule germanique--amour-propre de jeune royaume encore exalté par la vanité méridionale. Mais, au fond, ils se sentent vieux comme le monde, et trouvent qu'après avoir tant fait, ils peuvent se reposer.
Après la grandeur de la République romaine et la splendeur des Césars, ce sont les guerres intestines et les agitations politiques, les crimes et les intrigues, les conspirations et les sociétés secrètes, une floraison prodigieuse d'art et d'intellectualité sous toutes ses formes, qui ont épuisé leur sève. Maintenant ils se regardent vivre. Et, si Rome est plus indolente encore que les autres grandes villes italiennes--Naples excepté, qui de tout temps a lézardé au soleil, sans passions et sans désirs--c'est que Rome ne se considère pas comme une des villes de l'Italie, mais comme l'Italie même. Devenue capitale d'un État fait de lambeaux épars depuis mille ans, il lui semble que les faisceaux au chiffre glorieux S. P. Q. R. ont de nouveau soumis les peuples. Elle a absorbé et faite sienne la grandeur des républiques de Gênes et de Venise, la richesse de la Lombardie, la magnificence de la Toscane, et tout ce poids lui pèse sur les épaules. Elle contemple le passé, elle jouit du présent, elle attend l'avenir.
Voilà bien des mots pour dire que les Romains sont paresseux. C'est qu'en effet ce n'est pas absolument de la paresse, et il leur déplaît fort qu'on emploie à leur endroit ce substantif désobligeant. L'interprétation de mon ami de tout à l'heure--un Romain--est vraiment la bonne. Et puis il y en a une autre. L'autorité pontificale qui a pesé sur eux pendant tant de siècles n'a pas peu contribué à les endormir dans une paix conventuelle que ne troublaient guère les bruits et les agitations du dehors, soigneusement arrêtés comme des produits dangereux aux frontières des États de l'Église. Ils ne faisaient rien parce qu'ils n'avaient rien à faire, parce que surtout ils ne pouvaient rien faire, et la douce habitude leur en est restée.
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Très ardente et très intelligente pourtant, cette jeune bourgeoisie de Rome capitale, mais point encore rongée par les inquiétudes vagues, les agitations énervées, les impatiences fiévreuses, qui ruent la nôtre au pourchas de l'argent et des jouissances. N'était que ces mots sont devenus d'une irritante banalité, je dirais que si notre état d'âme doit être qualifié de fin de siècle, celui de la jeune Rome des classes moyennes est, au rebours, tout à fait commencement de siècle. Je préfère dire qu'elle est très province, la province vivante d'autrefois.
Vivante, oui, mais pas de ce que le jargon du jour appelle la vie intense. Reportez-vous au siècle dernier, dans une bonne ville de parlement et d'université, et considérez ce qu'y était l'existence bourgeoise: vous aurez à peu près le tableau de celle de la Rome contemporaine. La vie mondaine y est quasiment nulle. On vit chez soi et de peu, n'étant point riche, la vanité italienne--alliée à une aimable simplicité--consacrant d'ailleurs aux dépenses extérieures tout ce que ne dévore pas le strict nécessaire de l'existence. Payer ses cigares--ces longs et minces virginias traversés d'une paille qu'on enlève pour établir un tirage permettant de fumer du bout des lèvres sans aspirer qu'à peine--et sa tasse de café ou sa limonata chez Aragno, constitue l'article le plus important du budget d'argent de poche. Rentré chez soi, on avale un ample macaroni, arrosé d'un verre d'eau, et on grignote des olives noires en dégustant une fiaschette de vin blanc d'Orvièto ou de Grotta-Ferrata.
C'est moins encore parcimonie que dédain de la bonne chère. Harpagon eût été heureux en ce pays où l'on ne mange que pour vivre, sans regarder à ce qu'on a sur son assiette. On est sobre par goût, et le climat déprimant, sous ce ciel bas et chaud chargé de langueur, a bientôt raison des substantiels appétits britanniques comme des raffinements du gourmet français. Les gens qui en voyage ont pour préoccupation principale la question des nourritures feront bien de ne point aller à Rome: ils n'y trouveraient pas un restaurant où avoir un bon dîner pour leur argent, et l'unique différence qui existe entre les diverses catégories de ces établissements est le total du conto. En d'autres pays il est rare que l'entretien de plusieurs hommes réunis autour d'une table ne tombe pas bientôt sur les mérites comparés des vins qu'ils ont et même qu'ils n'ont pas bus au cours de leurs expériences gastronomiques. A Rome c'est très sérieusement qu'ils discutent la qualité respective de l'eau de la fontaine de Trevi, qui vient des cascades de Tivoli, et de celle de la fontaine Pauline, amenée du lac de Brasciano. Quant à l'acqua acetosa, sa nature gazeuse et sa saveur légèrement piquante en font une boisson de luxe, le champagne des Romains.
Paisibles dans leur intérieur, ils ne le sont pas moins au dehors. Les affaires ne les occupent guère, l'amour davantage, le bavardage et la flânerie remplissent le reste du temps. C'est à ces occupations essentielles que s'emploient les heures passées sur le Corso. On parle de tout et de rien, avec cette belle sonorité vocale, ronde, grave, un peu lente, qui, en ce pays de dialectes, fait dire que le modèle de la langue italienne est: la lingua toscana in bocca romana. La conversation est toujours vive, rarement banale, souvent spirituelle, avec ce mélange de finesse très subtile et de drôlerie un peu grosse propre à l'esprit italien. Pas de polissonneries: seulement une jovialité légèrement grivoise rappelant celle de nos pères. Le croira-t-on?--les Romains se scandalisent de certains produits de notre littérature, tout comme les Anglais, de pudique renom. Par contre, est-ce un effet de l'éducation ecclésiastique survivant à la laïcisation de l'État?--ils se complaisent à ces plaisanteries d'un sel spécial qu'on appelle en France les plaisanteries de curé. Le Romain, d'ailleurs, s'amuse de peu, et rit comme un enfant de ces bouffonneries d'un goût incontestable, et pourtant drôles en dépit qu'on en ait, par leur simplicité bonne enfant, dont le genre tout particulier, classé sous le nom de lazzi, était jadis fort goûté chez nous, où les avaient importées les masques de la comédie italienne. Il est aussi certains sujets intimes, bannis de nos conversations les plus libres, et qui ici sont tolérés avec une impudeur dont la naïveté désarme les plus sévères. Rien d'aussi variable, d'une nation à l'autre, que les chinoiseries de la bienséance. C'est ainsi que ce qui, dans les romans de M. Zola, offense chez nous certaines délicatesses, fait en Italie le meilleur de son succès, tandis qu'on y est choqué par les côtés précisément qu'apprécient en France les moins enthousiastes de ses lecteurs.
La bourgeoisie romaine est fort curieuse de littérature. Et comme, si justement orgueilleuse qu'elle soit de ses génies passés, qui ont malheureusement trop découragé les plumes modernes, on ne peut pas toujours relire la Divine comédie et Jérusalem délivrée, le Prince de Machiavel et les sonnets de Pétrarque, comme, d'autre part, à partir d'une certaine condition sociale, tout le monde y sait le français, même ceux qui le parlent peu--et parmi les gens cultivés ils sont rares--nos écrivains sont ici fort connus, jugés avec discernement et généralement fort goûtés. Je n'aurais garde de prononcer des noms, crainte d'affliger ceux que je ne citerais pas; toutefois, j'espère ne chagriner personne en disant que Paul Bourget y est autant qu'à Paris le romancier cher à la jeune génération. On y aime sa subtile appréciation des nuances les plus fugitives et les plus atténuées, sa sensibilité délicate, la féminité, la grâce émue, l'élégance un peu languissante de sa manière. De toutes les qualités dont est fait son talent si complet et si complexe, ce sont celles relevées comme des faiblesses par les critiques austères ou grincheux qui vont le plus au cœur et à l'esprit de ses lecteurs d'au-delà des Alpes. Au surplus, l'hommage le plus flatteur que puisse attendre le créateur d'un genre est rendu à notre charmant psychologue par des imitations partie voulues, partie sincères, faites avec beaucoup de talent. Et vous ne vous imaginez pas comme cela fait bien, du Bourget en bel italien.
La poésie surtout passionne cette jeunesse, et ce goût très vif pour une manifestation intellectuelle aussi élevée, joint à ce sentiment très juste de l'art qui est dans le sang de la race italienne, la préserve de l'alourdissement d'esprit et de l'empâtement dans les vulgarités de l'existence qui est trop souvent chez nous le lot des milieux bourgeois. Ils sont encore plus lettrés qu'artistes, et les poètes à Rome trouvent à qui parler. Je ne sais si l'on ne s'y intéresse pas moins à la politique qu'aux «vers barbares» de Josué Carducci, curieuse tentative pour ressusciter en italien le mètre et le rhythme latins. Ils s'occupent pourtant avec ardeur des affaires publiques, et, lors des récentes élections, le nombre des candidats a montré qu'en Italie, comme dans certain pays voisin, un mandat de député est maintenant tenu pour le plus sûr véhicule de toute ambition. Cela se doit attendre d'une nation d'avocats--et il faut dire que tout le monde ici est avocat ou fonctionnaire.
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* *
J'ai peu parlé des femmes de la bourgeoisie romaine: c'est qu'il y a peu
de chose à en dire. Leur vie est assez retirée, comme l'est, en somme,
celle des homme, en dehors de la parlotte de la place Colonna, et les
joies de la famille n'ont pas d'histoire. En cela encore Rome est bien
ville de province. Je n'entends pas dire qu'on n'y aime point, bien au
contraire, c'est ici le pays de l'amour. Mais l'amour y est tout uni et
fort simple, nullement quintessencié ni subtil. On n'est pas toujours
vertueux, certes; mais on est rarement pervers. On lit les romans de
Bourget, on ne les vit pas. Les folies du carnaval fournissent
d'excellentes occasions de flirtation dont on profite largement. Que le
reste de l'année la jeunesse romaine trouve moyen de s'amuser, c'est à
croire; mais ses plaisirs sont discrets, elle ne les affiche point. Que
peut-on demander de plus à une grande ville!
Marie-Anne de Bovet.
M. Mérignac fils.
M. Adolphe Rouleau.
M. Reynaud.
M. Ruzé.
M. Mérignac aîné.
M. Prévost.
Le champion de l'escrime française, M. Paul Mérignac, donne aujourd'hui son assaut de retraite. Dans toute la force de l'âge, et en pleine vigueur, il renonce à tirer dorénavant en séance publique, pour se consacrer complètement à l'enseignement.
C'est M. Prévost qui, en cette occasion, doit être son partenaire, et lui donner la réplique; aussi tout ce qui tient un fleuret à Paris s'occupe-t-il avec passion de cet événement parisien, car c'en est un vraiment que la rencontre de deux maîtres de cette force et de cette réputation. Il est facile de prévoir ce qu'ils seront, l'un en face de l'autre. M. Mérignac, à force de savoir, de précision dans sa pointe, par l'obéissance instantanée de son fer et la rapidité de son coup droit, opposera ses fulgurantes attaques au jeu impeccable de Prévost. Ce dernier, en effet, est un tireur délicat, fin, qui a su, tout jeune encore, conquérir une place superbe parmi les maîtres de l'escrime française.
Grâce aux photographies que Nadar a faites pour l'Illustration, nous pouvons offrir d'avance au public la physionomie de quelques-uns des assauts qui auront lieu dans cette séance.
Les couples sont ainsi formés:
Mérignac fils, gaucher de valeur et qui pourrait un jour rappeler Gatechair par la finesse, tirera contre Ad. Rouleau, élève de son père, et un des meilleurs.
Le baron Louis de Caters, qui manie aussi habilement la plume que la lame, et qui est un professionnel plutôt qu'un amateur, donnera la réplique à Rouvière, maître d'armes du Figaro.
Ruzé, un fier jouteur, et Raynaud, un de nos plus fins fleurets.
Chevillard, le premier élève de Mérignac, et Vavasseur, le premier élève de Prévost. Tous les deux d'une force incontestable et bien accouplés. Le premier, jeu très fin, très jolie main, doigté remarquable. L'autre tient de son maître la finesse et la correction.
MM. Sauze et le prince de Caraman-Chimay, Beretrot et Gaillard, Rue et
Thieriet. Enfin, pour couronner le tout, Mérignac et Prévost.
Abeniacar.
M. Chevillard.
M. Vavasseur.
M. Rouvière.
Baron Louis de Taters.
Essai de guérison de la tuberculose par la transfusion du
sang de chèvre.
On jeûne moins qu'autrefois, mais on prêche autant. Il y a même, depuis quelques années, un redoublement de zèle apostolique de la part de l'Église, et, dans le public qui se presse au pied de la chaire chrétienne, un renouvellement de bienveillante curiosité. «Pourquoi, écrivait un moraliste, un mauvais prédicateur même est-il écouté avec plaisir par ceux qui sont pieux? C'est qu'il leur parle, de ce qu'ils aiment. Mais vous qui expliquez la religion aux hommes de ce siècle, et leur parlez de ce qu'ils ont aimé peut-être, ou de ce qu'ils voudraient aimer, songez qu'ils ne l'aiment pas encore, et, pour le leur faire aimer, ayez soin de bien parler.» Il n'a jamais été plus nécessaire aux sermonnaires catholiques de bien prêcher. J'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles quelques-uns des prédicateurs justement renommés de ce carême. Voici donc sur eux des notes toutes fraîches où l'on trouvera, sans passion d'aucune sorte, le témoignage d'un enfant du siècle très respectueux qui cherche simplement a dire la vérité.
Mgr D'HULST
C'est Mgr d'Hulst qui a succédé dans la chaire de Notre-Dame au P. Monsabré. Le souvenir de Lacordaire planait déjà d'une manière un peu gênante sur le P. Monsabré lui-même. Il est peut-être encore plus dangereux pour Mgr d'Hulst qui n'a presque rien des dons ni des effets de l'orateur vibrant. Et d'abord son extérieur, qui commande le respect, ne s'impose pas tout de suite à l'attention. La figure est très distinguée, mais froide, sans avoir ce rayonnement apostolique qui brûle les yeux d'un auditoire, sans que l'autorité ou la séduction du visage, la noblesse ou la grâce de l'attitude, la flamme ou la douceur du regardaient une première action, soudaine ou insinuante, sur ceux qui regardent avant d'écouter. La voix est claire, distincte, un peu sèche. On l'entend bien, elle ne pénètre pas assez. C'est plutôt la voix d'un politique que d'un apôtre, ou, en d'autres termes, d'un conducteur d'hommes que d'un preneur d'âmes; elle n'a rien, même dans ses notes les plus heureuses, qui domine, qui émeuve ou qui apprivoise. Bonne pour l'enseignement de la philosophie chrétienne et pour les allocutions épiscopales, elle résonne, sans retentir, dans le grand vaisseau de la métropole. Le geste est rare, et, lui aussi, un peu maigre et un peu étroit. Sans doute, Mgr d'Hulst, qui n'est pas, qui ne veut pas être un orateur populaire, ne doit aimer ni les grands gestes ni les grandes phrases; il dédaigne de demander à l'artifice les vibrations que sa fierté méprise, et que la nature lui a refusées. Il a raison. Et cependant une action plus ample et plus chaleureuse, une rhétorique plus ardente ou moins sévère, ne nuiraient ni à sa cause ni à son talent.
Le dimanche 15 février Mgr d'Hulst a prêché sur l'unité de la morale dans l'antiquité et dans les siècles chrétiens. Dimanche 22, sur la rupture de l'unité et la crise de la morale. L'auditoire de Notre-Dame est un auditoire très nombreux et très recueilli, venu, on s'en aperçoit immédiatement, dans les dispositions les plus bienveillantes. Avec le P. Monsabré, la foule était moins choisie et plus agitée, la curiosité moins contenue et plus frémissante. Quand l'orateur dominicain se dirigeait vers la chaire, on se pressait davantage pour le voir, et, de rang en rang, on disait avec plus d'impatience: Le voilà! L'auditoire plus réservé de Mgr d'Hulst le regarde passer avec moins de désordre et semble l'écouter avec moins de passion, ou du moins avec une passion plus refoulée. De temps en temps, tous les quarts d'heure à peu près, quand l'orateur se repose et reprend haleine, il y a bien, surtout au milieu de la nef, un petit bourdonnement d'admiration: c'est la manière d'applaudir dans les églises, comme vous savez; mais cet assentiment pieux expire bientôt. L'année dernière, je m'en souviens, il était plus bruyant et plus prolongé.
Le sujet même qu'a choisi Mgr d'Hulst ne prête pas beaucoup à la grande éloquence pour un orateur qui ne se soucie pas avant tout d'être éloquent, c'est-à-dire qui aime mieux convaincre son auditoire que l'étonner. Ce qu'il y a de plus remarquable dans Mgr d'Hulst, ce qui fait de lui un apologiste magistral de la foi chrétienne, un doctrinaire de premier ordre, et, quand il le veut, quand il abandonne la défense pour l'attaque, un champion de l'Église et un polémiste des plus vigoureux, c'est l'ordonnance et l'enchaînement de son discours, la trame serrée de ses déductions dont il enveloppe ses adversaires comme d'un filet, la logique impérieuse et claire, sinon la rigueur absolue de ses arguments. On sent que ses ennemis les philosophes n'auront pas beau jeu avec lui, et que, s'il ne les foudroie pas de son éloquence, sa théologie subtile et pressante essaiera de les emprisonner dans ses raisons.
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LE R. P. FEUILLETTE
Le R. P. Feuillette, dominicain, prêche à la Madeleine. Vous n'êtes pas sans avoir remarqué que les dominicains sont aujourd'hui les plus sympathiques des prédicateurs, comme, dans un autre ordre d'idées, les sœurs de charité sont les plus populaires des religieuses. Vous vous êtes sans doute demandé pourquoi. C'est que peut-être, tout simplement--et je livre mon idée pour ce qu'elle vaut à vos réflexions--nous sommes devenus, avec le temps, de plus en plus libéraux et de plus en plus charitables. Le souvenir de Lacordaire, qui persiste vaguement dans les foules, et, à plus forte raison, dans les classes éclairées, comme un de ces bruits lointains dont on ne sait plus l'origine, mais dont on entend encore les derniers murmures, la robe blanche du frère prêcheur, plus attrayante à l'œil que la robe noire ou même le camail violet, ne sont pas, d'autre part, sans influence. Bien des gens ignorent que le pape Grégoire IX, en 1233, confia le tribunal de l'Inquisition, dont personne, je crois, ne voudrait plus, aux frères prêcheurs; mais bien des gens aussi, et dans le quartier de la Madeleine particulièrement, inclinent volontiers vers ce catholicisme libéral, attribué aux dominicains, dont Lacordaire a été jadis le représentant orthodoxe, et La Mennais l'hérésiarque, si vous voulez. L'auditoire de la Madeleine est, naturellement, un auditoire mondain, je ne veux pas dire frivole. Entre la Madeleine et Saint-Pierre de Montrouge, par exemple, il y a la même différence qu'entre un hôtel de riche et une cité ouvrière. Peut-être même serait-il paradoxal, mais ingénieux, de faire le contraire de ce qu'on fait, pour être sûr d'un plein succès? Envoyer un sermonnaire aristocratique à Montrouge et un prédicateur populaire à la Madeleine, ne serait pas, je suppose, si maladroit à l'Église, ni si opposé à l'esprit de l'Évangile.
Le P. Feuillette, que son auditoire paraît goûter beaucoup, non seulement comme prêtre, mais comme homme--cela n'est pas si indifférent!--est un prédicateur très agréable, et, ce qui ne gâte rien, très habile. Il a une grande habitude de la prédication; il en a le don, le goût et l'art. Je dirais, si j'osais me servir de cette expression profane, qu'il sait bien son métier, et qu'il le fait bien. Au vrai, pourquoi ce prêtre éloquent n'aurait-il pas le droit de mettre toutes ses ressources au service de son ministère et d'employer tout son talent au service de sa foi? Le P. Feuillette est donc agréable à voir et à entendre. Il est, comme on dit, bien de sa personne. Sa voix n'est ni très forte ni très limpide; ce n'est à coup sûr ni une voix de velours, ni une voix de tonnerre; mais il articule très bien, il parle lentement, avec une précaution adroite, et l'abondance de son geste vient en aide autant qu'il est possible et nécessaire à la fragilité de son organe. Il n'a pas l'air de savoir que la sympathie de son public le soutient, mais il s'en doute; il ne cesse pas de faire appel à son attention, et quand il s'arrête, de loin en loin, il ne hait pas de se sentir encouragé. Sans coquetterie, mais sans inexpérience, il ne sollicite point, mais il ne fuit pas non plus ces encouragements, et, lorsqu'il le juge à propos, il leur laisse tout le temps de se produire.
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LE R. P. GARDET
Un autre dominicain, le R. P. Gardet, prêche à Sainte-Clotilde. L'orateur est grand, un peu maigre; il a des lunettes; mais il a aussi une jolie main, pour souligner sa parole, toujours élégante, et un joli organe, pour la rendre plus attrayante encore et plus persuasive. Ou je me trompe fort, ou le P. Gardet, qui est assez jeune, doit être une des espérances de son ordre, et son nom, moins connu actuellement que celui du P. Monsabré ou du P. Feuillette, ne tardera pas à se répandre. Sa modestie ne s'offensera pas, je l'espère, de cet éloge mérité, s'il lui tombe sous les yeux. Il aura toujours la ressource de me répondre ce que Massillon répondit à un auditeur qui venait de lui adresser des compliments: «Ce que vous me dites là, le diable me l'avait déjà dit avant vous.» Le public de Sainte-Clotilde ressemble beaucoup à celui de la Madeleine. C'est le même monde, ou à peu près; c'est par suite la même attitude, et la même disposition d'esprit et d'âme. C'est un public croyant, en général, sympathique à la personne et à l'enseignement religieux du prédicateur, mais dont la foi est une foi moderne, un peu endormie, et assez oublieuse, en temps ordinaire, de l'idéal évangélique que le prédicateur du carême a mission de lui rappeler.
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L'ABBÉ PERRAUD
Je n'ai pu entendre l'abbé Perraud, chanoine d'Autun, frère de Mgr Perraud, évêque d'Autun et membre de l'Académie française, prêcher à Saint-Roch que mercredi soir à 8 heures et demie. Ces conférences du soir, réservées surtout aux hommes, mais où les femmes peuvent venir, et où elles viennent, sont très suivies. En raison de l'heure, et peut-être de l'auditoire, elles n'ont pas tout à fait le caractère des grands sermons du dimanche où il doit y avoir plus de solennité; elles sont intimes et familières. Si j'ai bien compris l'intention et l'accent de l'abbé Perraud, ces conférences sont de véritables causeries du soir auxquelles se laisse aller sans apparat, sinon sans étude, un excellent prêtre, qui ne cherche pas trop à bien parler, et qui veut moins préciser le dogme dans des esprits un peu éloignés du catéchisme, que réveiller la religion dans des âmes restées pieuses, malgré l'incertitude de leur foi et l'intermittence de leurs pratiques.
L'abbé Perraud est un homme charmant, plein d'une onction vraie où l'on ne sent rien de fade, ni de mielleux, plein d'une candeur et d'une simplicité tout évangéliques, qui doivent agir sur ceux mêmes qu'il ne persuade pas et lui faire un ami inconnu de l'auditeur dont il n'a point modifié les convictions. Sa figure respire et sa voix exprime une charité parfaite. On entre tout de suite en communication, sinon en accord, avec lui. Je lui ai entendu louer, sans embarras, la pureté morale d'un païen, Cicéron, et la fierté morale d'un protestant, Ernest Naville. Ce libéralisme, moins rare que ne le croient les esprits forts, mais qui n'en est pas pour cela moins méritoire, m'a vivement touché. L'abbé Perraud nous a parlé doucement, posément, pendant près d'une heure, sans faire une phrase qui visât à être une phrase, des devoirs de l'homme, devoirs envers Dieu, envers la famille, la patrie et l'humanité. Ce n'est pas, me direz-vous, un sujet bien neuf. Eh! mon Dieu, non, et l'abbé Perraud lui-même ne le pense pas; c'est une leçon de philosophie morale faite par un prêtre, mais très bien faite, je vous assure, très pénétrante et très persuasive. Les patriotes de profession--et il y en a--ne parlent pas tous de la patrie avec autant de chaude simplicité que l'abbé Perraud. J'ai entendu, en différents endroits, bien des philanthropes; je n'en sais guère, non plus, pour parler mieux que lui, plus dignement et plus fortement, de nos devoirs humanitaires. J'ignore et je n'ai pas à chercher si ces conférences de Saint-Roch opéreront des conversions nombreuses. Ce que je puis dire et ce que je tiens à dire, c'est qu'elles sont intéressantes et salutaires, en tout état de cause, comme de pures homélies dont la pureté même est déjà un premier rafraîchissement.
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L'ABBÉ BRETTES
L'abbé Brettes, le prédicateur de Saint-Thomas-d'Aquin, est un sermonnaire assez coloré. Sa voix est pleine et sonore, un peu grasse et un peu molle par moments, du moins pour mon goût, mais qui ne manque ni de charme, quand elle s'adoucit, ni d'éclat, quand elle s'élève. Sa parole est abondante et imagée, un peu familière quelquefois et un peu lâche, mais agréable, en somme, et dont l'impression, sans être ineffaçable, n'est pas déplaisante. Il prêchait sur la transfiguration de Jésus où il montrait le symbole de la transformation même du chrétien par la pénitence, la prière et le recueillement. Il avait pris pour texte ces lignes empruntées au chapitre XVI, l de l'Évangile selon Saint-Mathieu: «Jésus, ayant avec lui Pierre, Jacques et Jean, les mena à l'écart sur une haute montagne, et il se transfigura en leur présence. Son visage parut resplendissant comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la neige.» C'était un beau sujet et un beau texte, trop beau peut-être, car on s'attend à être ébloui. Un peu de la poésie religieuse d'un Châteaubriand ou d'un Lamartine n'aurait pas nui, en pareil cas, au sermon de l'abbé Brettes. Mais c'est là probablement un vœu trop profane! Le devoir d'un chrétien n'est pas d'être lettré, mais d'être attentif et soumis, ce qui n'est pas la même chose.
Un correspondant aimable m'envoie de Versailles des notes utiles sur le R. P. Ollivier qui prêche là-bas dans la vieille église bâtie par Mansard. Le P. Ollivier est un moine robuste, carré d'épaules, dont la figure pleine et massive respire la force. On sait que la parole familière et mordante de ce sermonnaire plantureux effarouche et va même jusqu'à scandaliser de bonnes âmes qui ont les oreilles timides. Les expressions énergiques ne l'épouvantent pas. C'est ainsi qu'il appellera le «dévotisme» une «hystérie religieuse». Il ne craint pas de s'attaquer aux ultra-catholiques, plus intolérants et plus vétilleux que l'Église elle-même, et il s'écrie: «J'irai au but, comme un boulet de canon. Rien ne m'arrêtera dans ce que je crois être ma tâche. Tant pis pour ceux que j'atteins en passant!» J'imagine que cette éloquence en boulet de canon ferait plus plaisir à sainte Barbe qu'à saint Jean Chrysostome; mais il paraît que, lorsqu'il le veut, cet orateur foudroyant et tonitruant est le plus tendre, le plus suave et le plus évangélique des missionnaires.
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LE R. P. OLLIVIER
Vous avez certainement entendu parler des sermons contradictoires de Saint-Pierre de Montrouge qui sont un des attraits, et parfois, par la faute de l'auditoire, mais aussi de l'institution, un des scandales de la prédication, durant ce carême. Vous savez que pendant qu'il y a en chaire un prédicateur, en bas, au banc-d'œuvre, devant la chaire, un contradicteur, bienveillant du reste, un prêtre également, se lève pour répliquer, et développe, ou plutôt présente de brèves objections. Vous avouerai-je que cette coutume nouvelle qui me fait penser malgré moi aux réunions publiques n'a pas le don de me plaire, et que je la trouve déplacée et dangereuse: déplacée, parce qu'elle dénature l'église où elle se produit et la transforme en une salle quelconque de discussion; dangereuse, parce qu'elle trouble le lieu saint, et, par conséquent, le compromet, en paraissant offrir à des malveillants ou à des mal appris une occasion plus ou moins justifiée de faire du tapage!
J'ai essayé, dans ces lignes rapides, de donner une idée sommaire, et à
peu près juste, comme toutes les idées sommaires, du présent Carême. Je
voudrais n'avoir irrité ni attristé personne, respecté toutes les
opinions, ménagé même, ce qui est encore plus délicat, tous les
amours-propres. Un prêtre ne pouvait se charger de cette besogne, et un
laïque est toujours incompétent. Ceux dont la foi aurait été par hasard
blessée excuseront notre bonne foi--et prieront pour nous.
Henri Chantavoine.
Les derniers coups de battoir.
Depuis qu'est défunt le pauvre carnaval, la journée qui n'en était que l'ombre a pris les proportions d'un événement. A nous les grelots de la folie, pour la mi-carême! Et les voix qui poussent cet appel joyeux sont de rudes voix, et les gars qui veulent «s'en fourrer jusque-là» des joies bruyantes, sont de rudes gars, et leurs compagnes de plaisir ne sont pas des poules mouillées. Tout les lavoirs sont en l'air, garçons et blanchisseuses ont résolu de se divertir; ils y vont avec le même entrain qu'à leur ouvrage.
Dans l'atmosphère âcre de la coulerie, à travers le buée qui monte de la cuve, et la pluie de gouttelettes d'eau distillée retombant des poutrelles du toit; tout le long de la grande salle où s'alignent les baquets, où gicle l'eau chaude; au plein du travail, quand les brosses frottent énergiquement; à l'heure du déjeuner sur le pouce, on sentait, ces jours derniers qu'il se passait quelque chose. Il s'agissait d'élire un roi et une reine. Que de compétitions, que de diplomatie, que de faux fuyants! Donner sa voix, n'est pas une petite affaire. Déjà quand il est question d'un député... donc pour un roi!
Enfin! il a bien fallu aboutir. Du reste, au lavoir comme ailleurs, il est des personnalités qui s'imposent. Au parlement, on dit de certains de nos représentants qu'ils sont ministrables: il y a des rois de race dans le savon et la lessive. Ici, c'est le patron de l'établissement, un bon gros qui ne refoulera pas sur le question des litres--toute gloire se paye!--là on s'arrêtera à un garçon de coulerie, jarret infatigable et, dit-on, un cœur d'or. Reste la reine. Branche aînée ou branche cadette? La forte commère qui tiendra tête au roi, premier modèle, ou la jeune femme plus délurée qui formera un joli couple, avec l'élu genre numéro deux? Si ce sont les vieux partis qui l'emportent, si l'on plaide la cause de la raison, en convenant qu'il faut se faire représenter par quelqu'un «ayant de la tenue» alors nous aurons le duo solennel, redingote et robe de soie noire, à peine un bouquet, et un grand cordon en bandoulière. Les freluquets--la partie un peu antique du lavoir traite ainsi la jeunesse--abordent plus aisément le costume.
Les dames s'habillent chez elles, et arrivent régulièrement en retard pour produire leur effet; quant aux garçons, après bien des tâtonnements, ils ont loué un tas de défroques chez le fripier voisin, et, finalement, malgré leurs prodiges d'inventions, on les verra apparaître en Porthos barbus, en mignons Henri III glabres, en mousquetaires d'opérette horriblement tragiques. L'habillage ne va pas sans difficultés. On peut enlever un paquet de linge gros comme une maison à la force du poignet, et n'avoir que des notions vagues sur l'art d'agrafer le pourpoint de soie et de velours. Attention!... Est-ce bien de ce côté que ça s'enfile? Ah! les bons éclats de rire, lorsque le camarade fait craquer son maillot et ne se retrouve plus dans les fanfreluches! Tout s'arrange néanmoins, et vite au coup de l'étrier: A la tienne!... A la nôtre!
La transformation des buandiers.
Grands seigneurs accomplis.
--Silence! messieurs, la Reine!
Parfaitement. C'est elle. C'est Louison, la laveuse; une gaillarde qui vous manie un drap trempé, à tour de bras, et ne craint pas de rivale quand il s'agit d'échanger un mot leste, voire un horion. Oui, c'est Louison, et ce n'est pas Louison. Louison en falbalas! Passer du cotillon relevé sur les hanches, du tablier en toile d'emballage, des sabots, du fichu jeté négligemment sur les épaules, à une Marie Stuart de satin, couverte de perles, de broderies, et avec un diadème dans les cheveux au lieu d'un peigne cassé au cours d'une bagarre! On s'y fait. La reine sait rester bonne fille! Peu à peu le cortège se complète, le char est à la porte, tout garni de drapeaux et de feuillages, les chevaux piaffent; un mouvement dans la foule: c'est le lavoir qui envahit le véhicule. En passant, la reine, agacée que tant de monde la regarde sous le nez, a laissé tomber de sa bouche souveraine un: «Tas d'imbéciles! On dirait qu'ils n'ont jamais rien vu!» très accentué.
Le char est parti au grand trot, les cors emplissent l'air de leurs éclatantes fanfares, les gamins suivent en criant, les curieux s'amassent, le boulevard envahi représente une mer humaine. Cinq cent mille spectateurs attendent cinquante ou soixante chars! Et l'on est content, et l'on rit à qui mieux mieux! Parce que les grandes pensées, les réflexions amères ont besoin d'être coupées de temps en temps par un vent de folie. C'est humain.
Autrefois les chars se répandaient par la ville à leur gré. On a voulu cette fois les réunir en cortège officiel et stimuler le zèle des organisateurs par une distribution de primes.
Ce sera-t-il plus gai, étant plus beau? C'est à voir. Mais on ne s'ennuiera pas tout de même ce jour-là dans le monde des lavoirs. Après la promenade, banquet, toasts nombreux au roi et à la reine; après le banquet, bal; après le bal, les huîtres et la soupe à l'oignon pour se réconforter. Vingt-quatre heures de sommeil par là-dessus, et il n'y paraîtra plus.
Et comme me disait un Charles IX convaincu de qui je sollicitais des explications: «On se tient admirablement, oui, monsieur, rien n'est plus difficile que d'avoir son plumet. La preuve, c'est que quand on l'a, on l'égare--en même temps que sa coiffure!»
Ç'était un farceur!
Edmond Renoir.
La reine et son cortège.
Quels sont les Grandes Amoureuses et les Amants célèbres qui ont écrit les plus belles Lettres d'amour?
(14 juin 1890.)
Si les vers adressés aux Muses terrestres peuvent être considérés comme des messages d'amour, on pourrait en citer par milliers. Il en est d'assez peu connus, qui dorment dans des Albums ou des Anthologies. Je pourrais en composer un bouquet, je n'en détacherai qu'une fleur:
L'âme pleine d'amour et de mélancolie.
Et couché sous des fleurs et sous des orangers.
J'ai montré ma blessure aux deux mers d'Italie
Et fait dire ton nom aux échos étrangers.
Ces vers pourraient être signés Lamartine ou Alfred de Musset. C'est une strophe de La Belle Vieille, de Maynard. Ces vers ont trois siècles.--Lecteur de «l'Illustration.»
C'est une remarque au moins singulière que les muses terrestres des grands poètes étaient mariées, et aucun ne fait allusion dans ses vers à son rival légitime. Dante seul a suivi l'exemple de Béatrix. Vrai, imagine-t-on Madame Dante?
Le Tasse, prisonnier, exilé, erre de ville en ville, toujours suivi par le fantôme d'Eléonore.
Laure avait une ribambelle d'enfants et faisait très bon ménage avec son mari; la muse des sonnets de Pétrarque était une poule couveuse, l'aigle a bien mérité les honneurs du Capitole.--Une Oie de Toulouse.
Heloïse.--On n'a que Trois Lettres d'Héloïse à Abélard. Les deux premières offrent le tableau de l'amour dans la solitude; la troisième est un Traité de la vie monastique. Elles n'ont eu qu'une seule édition, en 1616, et elles n'ont été complètement et littéralement traduites que de nos jours par le Bibliophile Jacob. Elles sont écrites dans le latin obscur et mystique du moyen-âge, mais son style est fier et doux; l'amour y parle un si clair et si beau langage, en passant par son âme, quelles en sont dorées, comme pour nimber d'une auréole le front de l'Abbesse du Paraclet.--Un Rat de BIBLIOTHÈQUE.
Les Amants du Paraclet seront immortels, tant qu'il y aura un cœur d'homme qui battra en lisant les Lettres d'Héloïse. Elles sont dans le souvenir de tous ceux qui aiment et dans la mémoire de tous ceux qui pensent. Leurs noms resteront unis sur la pierre de leur tombeau gothique, mouillée par les larmes de tous les amants malheureux. Qui oserait désunir ce que Dieu, la Nature et l'Amour avaient joint par les liens merveilleux du cœur et de l'intelligence? Comme Antoine et Cléopâtre, ils ont scellé le pacte des Inséparables dans la mort.--Carmen.
Héloïse est sans remords, elle ne veut pas se repentir. Elle conjure Abélard au nom du Dieu auquel il s'est consacré, de son Dieu à elle, qui ne défend pas l'amour à ses créatures et ne la punira pas du sien. Elle l'adjure de lui répondre, de venir, au nom de tout ce qu'il lui doit. Le feu qui dévore la vestale fait pleuvoir des gerbes d'étincelles sur le papier; sa main frémit en traçant les caractères; son cœur bouillonne sous la robe aux plis droits, qui la brûle comme la Tunique de Déjanire: «Que sa main gauche soit sur ma tête et que sa droite m'embrasse.»--Sic.
Les Lettres d'Abélard sont une indigeste compilation ou on ne trouverait pas une page à citer, en dehors du court récit de ses amours. C'est un rhéteur emphatique et creux, à la froide éloquence, qui se noie dans la controverse des textes et la chicane théologique des commentaires, dont il a nourri sa mémoire et meublé se tête.
Que répond Abélard à l'appel d'Héloïse? Après une absence et un silence de treize années, il lui envoie un sermon sur 38 Sentences des Livres saints. Son amour, à lui, est un incendie qu'il éteint avec de l'encre, et il jette de l'eau bénite sur le brasier d'Héloïse. Quelle douche, mon père! Elle écrit encore une fois; mais à cette troisième Lettre, le chant d'amour a cessé, la voix expire, la bouche se ferme, et l'amour brille encore comme une lampe funèbre dans l'ombre du sanctuaire. Il est inutile, je pense, de parler de la troisième épître au Paraclet du moine de Saint-Gildas; ce prêcheur sempiternel aurait mis un ange en colère.--Clergyman.
J'ai été occupé toute la matinée d'Héloïse et d'Abélard. Elle disait: «J'aime mieux être la maîtresse de mon philosophe que la femme du plus grand roi du monde.»
Et je disais, moi: «Combien cet homme fut aimé!»
Diderot.--Lettres à Mlle Volland.
Marianna, la Religieuse portugaise--Ces lettres eurent un tel succès de vogue qu'elles donnèrent naissance à un genre de littérature épistolaire où la passion s'étalait toute nue, les Portugaises, je ne parlerai pas des Réponses supposées; elles sont sans doute moins banales et moins ridicules que celles de Bouton de Chamilly. De beaux esprits s'ingénièrent à composer des suites, comme les Lettres d'une Dame portugaise, ou l'aventure se dénoue par un mariage des amants avec dispense de Rome. Ces imitateurs ressemblent assez à des maçons qui ajusteraient des bras en plâtre à la Vénus de Milo. Toutefois ces Portugaises offrent des modèles de la correspondance du temps et permettent de comparer l'appel désespéré de Marianna, qui écrit avec le sang de son cœur, et les petits cris plaintifs des poupées qui trempent leur plume de cygne ou d'oie dans l'eau bénite de rose.
Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée.
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.
Un Rat de Bibliothèque.
Ce n'est qu'au commencement du siècle qu'on a découvert le nom de Marianna, seulement connue sous le voile mystérieux de la Religieuse portugaise; mais on ne sait d'elle que ce qu'on en voit dans ses Cinq lettres. Elles sont enivrantes, et son cri d'amour sort des dernières profondeurs de l'âme humaine. Que serait-ce donc si on pouvait lire les Lettres originales, dont on n'a qu'une traduction froide et décolorée! cependant elle ne semble pas trop enjolivée, et si elle n'est pas littéralement fidèle, on y retrouve, à défaut de la couleur, le dessin de la pensée et le mouvement du style.
Marianna a tout donné, corps et âme. Dieu et l'honneur, dans sa belle folie, avec joie, sans regret, sans remords. Son amour a d'abord résisté à la séparation, l'absence, l'abandon, l'indifférence, l'oubli, le dédain, le mensonge et la trahison. Enfin, la pauvre âme finit par comprendre que son amant est un officier bellâtre, sot, imbécile, ignorant, vaniteux, vantard et infatué; et tel est le brevet de bêtise en bonne forme que Saint Simon décerne à ce vainqueur qui, dès son retour en France, au mois de Janvier 1669, a fait de ses Lettres comme un trophée de gloire. C'est une chose triste à dire; mais s'il l'avait aimée, si seulement il avait été discret, elles seraient ignorées, perdues.--S. S.
Tant que l'arme a été dans la blessure, Marianna a aimé la douleur et adoré le bourreau, mais après l'avoir arrachée de désespoir, son âme n'a plus que du mépris pour la fausse idole, et la plaie de l'amour sera cicatrisée plus vite que celle de l'orgueil féminin.
Aimer, c'est du soleil, et haïr, c'est de l'ombre.
Elle s'aperçoit qu'elle n'aime plus, et que là commence le véritable malheur. Voilà le seul reproche de Marianna adressé à son amant: «Vous m'étiez moins cher que ma passion.»--Lady Love.
C'est l'amour de la femme avec tous ses mirages et ses illusions décevantes. Au premier coup d'archet, elle saisit le cœur: «Considère, mon amour, etc.» Le dernier le déchire.
Elle dut apprendre, en 1677, le mariage de Bouton de Chamilly avec une demoiselle du Bouchet, d'une singulière laideur, de naissance commune et riche héritière, qui avait de l'esprit et le fit avancer. Marianna sans doute était guérie; cette fois, elle était vengée.--Julie.
Mlle de Lespinasse.--Les 180 Lettres de Mlle de Lespinasse au comte de Guibert, les seules qui ont échappé au néant, sont d'inimitables chefs-d'œuvre du génie féminin. Elle a l'âme d'une aiglonne dans un corps de gaze; elle est femme, amoureuse, jalouse, vindicative, artificieuse, fourbe et traîtresse.
Femme, ce nom suffit sans un torrent d'injures.
Elle pense, parle et agit comme un homme; elle écrit, aime et hait comme une femme. Elle a du génie plein la tête et de l'amour plein le cœur; elle est l'amie de ses fidèles et l'amante de ses favoris.
C'est la Nouvelle Héloïse en action, mais sans fleurs de rhétorique et sans homélies sur la vertu. Pas d'emphase, pas de déclamation; son âme est exaltée, son cœur possédé, ses sens en vibration. La passion vient de la nature, elle coule à pleins bords comme un ruisseau capricieux et changeant dans sa course vagabonde.--Die.
D'Alembert ne régna jamais sur son cœur; elle eut toujours un favori préféré; mais, s'il ne fut pas seul, il était inamovible et de fondation. Elle s'est jouée de lui aussi cruellement qu'Agnès d'Arnolphe et Angélique de Georges Dandin. Il y a d'abord eu Taaf, noble irlandais, dont on sait peu de chose; puis le marquis de Mora, jeune gentilhomme espagnol; enfin le comte de Guibert, colonel de la légion corse, militaire écrivain. Elle trahit... D'Alembert avec Mora, puis les deux ensemble avec Guibert.--Kara.
Doit-on donner le nom de Lettres d'amour à ses lettres à Guibert, où le fantôme de Mora jette son ombre morose sur toutes les pages? c'est un long cri d'absolu désespoir, arraché par le remords de sa trahison, l'anathème d'une passion criminelle, d'un amour maudit dans les affres d'une lente agonie. «Je déteste, j'abhorre la fatalité qui m'a forcée d'écrire ce premier billet.»
Il y a là un double phénomène magnétique, à la rencontre de deux êtres chargés d'électricité contraire, dont la combinaison s'opère avec un coup de foudre... Elle a beau se débattre, elle est saisie dans l'engrenage et y passe tout entière, corps et âme. Elle est sollicitée, entraînée par un attrait fatal, une force invisible qui s'empare d'elle comme le bourreau. Son âme est empoisonnée, et le philtre mortel pénètre dans les veines jusqu'à la source vitale. Elle n'aime pas Guibert, et lui demande l'ivresse de l'oubli. Dans cette lutte tragique, elle appelle la mort comme une délivrance. Guibert, fatigué de cette longue plainte, se marie. La femme ressuscite, et elle le condamne à l'entendre jusqu'à la fin.
Après le mariage de Guibert avec Mlle de Courcelles, les Lettres de Mlle de Lespinasse sonnent faux comme le glas d'une cloche brisée. Tout ce que l'amour trahi et l'orgueil blessé peuvent inspirer de jalousie féroce et de haine froide à une amante, elle l'invente et le fait. Le reptile déroule avec lenteur ses anneaux dans sa poitrine et la mord au cœur. La vengeance, le mets des dieux et des femmes, est un art peu connu. Elle le possède comme un virtuose maître de son instrument, elle en joue sur la harpe du cœur avec une douceur infernale et des caresses félines; on ne voit que le satin des mains blanches dont les ongles griffent les cordes. Agonisante, elle lui fait boire le breuvage d'eau bénite empoisonnée. L'Éloge de Catinat n'a pas le prix académique, et La Harpe a le fauteuil. Quand le rideau tombe sur la funèbre comédie, elle goûte enfin le charme de la mort, vengée de Guibert, mais non pardonnée par d'Alembert. Pauvre ami! Pendant qu'il écrit son oraison funèbre: Aux mânes de Mlle de Lespinasse. Guibert compose l'Éloge d'Élisa. Tragedia-Comedia.--Un Psychologue.
(A suivre.) Charles Joliet.
La justice et la miséricorde de Dieu sont deux parallèles qui peuvent
s'unir par une sécante appelée le repentir.
Lacordaire.
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Les mathématiques régissent le monde, mais elles le régissent sans
l'amuser.
De Tilly.
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Un homme de valeur ne garde cette valeur qu'à la condition de persister, sans faiblir, dans son instinctif mépris de l'opinion publique.
(Journal, t. V.) De Goncourt.
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La certitude de la paix--je ne dis pas la paix--engendrerait avant un
demi-siècle une corruption et une décadence plus destructives de l'homme
que la pire des guerres.
Melchior de Vogue.
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On ne donne la paix qu'aux résolus et aux forts.
Jules Claretie.
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Ce qu'il y a de plus difficile au monde, c'est d'aimer le bien que font
nos ennemis.
G. Tourade.
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Il fut un temps où les bêtes parlaient; aujourd'hui elles écrivent.
Aurélien Scholl.
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Ce qui rend un peu suspects les hommages à la vieillesse, c'est que notre vénération pour elle augmente à mesure que nous en approchons.
(Le Gaulois.) X...
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La vérité doit s'offrir à tous, comme la lumière du jour, sans s'imposer à personne; chaque conscience s'ouvre à son heure pour la recevoir.
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Le monde est le mieux approvisionné des théâtres; la comédie, le drame,
n'y font jamais relâche.
G.-M. Valtour.
Le palais du gouvernement fédéral.
Plan de la partie principale de l'Exposition, à
Jackson-Park.
L'Exposition de la Marine.
(Agrandissement)
CHICAGO.--Vue à vol d'oiseau de la ville et des
différents emplacements de l'Exposition universelle.
Les merveilles de notre Exposition de 1989 sont encore présentes au souvenir de tous. On se rappelle certainement que l'une des impressions les plus généralement ressenties fut celle-ci: «Il sera de longtemps impossible de faire mieux» L'Amérique a relevé cette sorte de défi; c'est le pays de toutes les audaces--souvent heureuses, il faut le reconnaître--et le gouvernement fédéral des États-Unis vient d'arrêter officiellement les détails de l'Exposition universelle qui doit s'ouvrir à Chicago en 1893.
Il ne faut pas douter un instant que les Américains n'aient en vue l'ambition de faire grand, très grand même, et d'étonner le vieux monde par la mise en œuvre de leur génie si puissant et si original.
Les détails qui nous sont parvenus, et que nous sommes les premiers à publier, rappellent un peu, dans leur ensemble, les dispositions adoptées pour notre Exposition. L'exécution du plan a été confiée par un acte du congrès à une société constituée au capital de 5 millions de dollar, soit 25 millions de francs, et le gouvernement fédéral contribuera pour une part d'un million et demi de dollars.
Quand il s'est agi de déterminer l'emplacement de l'Exposition, l'on s'est trouvé en présence de très sérieuses difficultés. Quoique la ville de Chicago occupe une très vaste superficie, on n'a pu y trouver un espace de terrain, d'un seul tenant, suffisant à renfermer toutes les installations projetées et l'on a dû se décider à fractionner l'Exposition sur deux emplacements principaux.
D'ailleurs, pour se faire une idée de la ville de Chicago, il faut jeter un coup d'œil sur la vue à vol d'oiseau que nous en donnons ici et qui représente seulement la partie centrale de la ville sur une étendue de 16 kilomètres environ, alors que l'étendue totale est de près du double, soit 32 kilomètres, en bordure sur le lac Michigan.
A gauche et à droite de cette vue panoramique, on peut remarquer deux vastes emplacements; Jackson Park d'un côté, Lake Front Park de l'autre.
Jackson Park contiendra les palais des divers États de l'Union, le pavillon du gouvernement, la galerie des machines, l'industrie des transports, de l'électricité, le travail des femmes, etc., etc. Nous donnons, d'ailleurs, un plan détaillé de cette partie de l'Exposition.
A Jackson Park, on réunira comme annexe le Washington Park qui contiendra tout ce qui est relatif à l'agriculture et à l'élève du bétail.
A Park Front Park, on réunira les Beaux-Arts et les diverses distractions de l'Exposition.
Washington Park et Jackson Park existent déjà depuis longtemps et sont des promenades magnifiques fort bien entretenues par la ville. Leur superficie totale est d'environ 3,000 acres, soit environ 1,200 hectares.
Front-Lake Park est de création plus récente: il date de 1873.
On voit donc que les deux parties de l'Exposition seront distantes d'une douzaine de kilomètres, mais les Américains ne sont pas gens à s'émouvoir pour si peu. Ces deux parties seront mises en constante communication par les «cars», par les trains du chemin de fer de l'Illinois et par les ferry-boats (bacs à vapeur) du lac Michigan. Il n'en coûtera que 5 cents (0 fr. 25), comme d'ailleurs d'un point quelconque de la ville.
Le palais du gouvernement fédéral recevra les expositions des divers ministères et administrations du pouvoir central de Washington, guerre, intérieur, justice, postes et télégraphes, etc., etc.
Ce bâtiment, entièrement construit en fer, briques et verre, formera un vaste hall de 105 mètres sur 126; il sera dominé par une coupole de 36 mètres de diamètre sur 45 mètres d'élévation.
Mais une des constructions les plus originales de l'Exposition sera certainement l'exposition de la marine, figurée par le fac-similé à grandeur naturelle d'un des nouveaux garde-côtes cuirassés actuellement en construction pour la marine des États-Unis.
Ce pseudo-cuirassé sera, non pas à «flot», mais baigné dans le lac; on le construira sur pilotis, et le navire paraîtra comme accosté le long de la jetée qui prolonge la 59e rue, au coin nord-est de Jackson Park (voir le plan).
Cette construction mesurera environ 105 mètres de long sur 20 de large. Le pont s'élèvera au-dessus de la flottaison de 3 m. 60, et sera dominé de 2 m. 40 par un réduit central cuirassé. Un pont de manœuvre surmontera encore de 2 mètres ce réduit, et supportera les embarcations, passerelles, etc.
Un mât militaire de 20 mètres de hauteur supportera deux hunes munies de canons-revolvers.
La carcasse de ce navire sera formée d'une charpente de fer et supportera des pans de briques jointes au ciment hydraulique. Les flancs seront couverts de tôles épaisses figurant les plaques de blindage, et tout, d'ailleurs, sera disposé pour donner une illusion complète. L'armement reproduira des modèles en bois peint et bronzé en trompe-l'œil de 4 canons de 13 pouces, de 4 de 6 pouces, de 20 canons à tir rapide, de 2 mitrailleuses Gattling et de 6 tubes lance-torpilles. C'est exactement l'armement adopté par la marine pour les garde-côtes cuirassés actuellement en construction.
L'intérieur du navire sera aménagé comme celui d'un vrai navire de guerre, et sera habité par un équipage assez nombreux pour exécuter certaines manœuvres. Les hommes porteront des uniformes rappelant tous ceux qui ont été portés dans la marine nationale depuis la guerre de l'indépendance.
On y verra aussi un très intéressant musée qui contiendra des souvenirs de la guerre de sécession, des tableaux de batailles navales, des portraits de marins célèbres de l'Union, etc.
Enfin, ce navire, qui portera le nom d'Illinois, survivra à l'Exposition et doit servir de navire-école pour les marins des Grands-Lacs qui y seront appelés en périodes d'instruction, au lieu d'être répartis, comme on le fait actuellement, sur les divers navires de la flotte.
Tel est, dans ses grandes lignes, l'ensemble du projet de l'Exposition américaine.
Un mot maintenant sur les personnes qui auront à assumer la direction générale de cette vaste entreprise:
Le président de la Société est M. Thomas Wetherell Palmer, sénateur de l'État de Michigan, et qui a pris une part très active à tous les grands travaux de son pays.
La direction générale de l'Exposition a été remise à M. le colonel Georges R. Davis, ancien officier de l'armée fédérale, qui a pris une part très brillante aux principaux faits de la guerre de sécession.
LE COLONEL G.-R. DAVIS Directeur général de l'Exposition universelle de Chicago. | M. T.-W. PALMER Président du comité de l'Exposition de Chicago. |
THÉÂTRE DE L'ODÉON.--«Passionnément», comédie en quatre
actes,
de M, Albert Delpit. La scène d'explications entre Mistress
Vivian (Mlle Melcy) et Edmond Sorbier (M. Dumény), au 4e acte.
La semaine parlementaire.--Le jeu aux courses.--La Chambre a eu à délibérer cette semaine sur une question qui passionne--et qui passionnera longtemps encore, croyons-nous--la population parisienne principalement, et presque autant les populations des départements. Il s'agit du jeu aux courses. On sait l'origine du débat:
A la suite de la circulaire de M. Goblet, interdisant le pari à la cote, l'administration a autorisé les organisateurs de courses à laisser s'établir sur leurs hippodromes un genre de pari, dit le pari mutuel, à cette condition qu'un prélèvement de 2% serait opéré sur les recettes, au profit d'œuvres de bienfaisance. On croyait à cette époque que ce prélèvement donnerait des ressources assez considérables, mais non au point qu'elles deviendraient un embarras pour le ministre qui aurait la responsabilité d'en effectuer la répartition. Or, il se trouve que les recettes provenant de cette source ont pris des proportions telles, qu'elles constituent un véritable budget nouveau. M. Constans n'a pas voulu rester seul chargé de l'administrer, et il a demandé à la Chambre d'examiner la question, de la régler par une loi spéciale et de confier à une commission le soin de contrôler l'application de cette loi.
Mais il y avait là un danger. En fait, en entrant dans cette voie, la Chambre reconnaissait implicitement la légalité du jeu, puisqu'elle consacrait, par une disposition votée dans les formes parlementaires, une recette provenant du jeu. Aussi s'est-il trouvé, aussi bien dans la majorité républicaine que sur les bancs de la droite, un grand nombre de députés qui ont vivement protesté: M. de Lamarzelle, M. Ernest Roche, M. Michou, notamment, ont parlé dans les termes les plus vigoureux contre le projet soumis au parlement.
M. Constans est alors monté à la tribune, non pour justifier la loi, mais pour bien préciser la portée qu'aurait le vote de la Chambre, si cette loi était rejetée. Il a dit que sur la question de principe il ne peut pas exister de doute, la loi elle-même déterminant l'opinion que le gouvernement doit avoir sur le jeu. Mais, a ajouté le ministre, toute la question se résume à ceci, que le pari mutuel existe et que, s'il est maintenu, il faut le régulariser. Si la Chambre ne le maintient pas, le gouvernement prendra toutes les mesures nécessaires pour faire cesser le jeu. En d'autres termes, il n'y aura plus ni pari mutuel ni bookmakers sur le champ de courses.
La majorité n'a pas reculé devant cette déclaration catégorique, et, par 338 voix contre 149, elle a décidé qu'elle ne passerait pas à la discussion des articles.
Mais on trouve encore une fois ici la preuve que, dans bien des cas, les mœurs sont plus fortes que les lois. Ceux-là mêmes qui, un instant auparavant, n'avaient pas voulu violer par leur vote un des principes essentiels de notre législation, l'interdiction du jeu sous toutes ses formes, ont fait auprès du ministre les instances les plus pressantes pour que le statu quo fut maintenu, c'est-à-dire pour qu'il considérât leur vote comme nul et non avenu.
C'est qu'en effet le vice du jeu, et particulièrement celui qui s'exerce aux courses, est malheureusement enraciné au cœur de nos populations, en sorte que l'application rigoureuse de la loi causerait un mécontentement général dans toutes les classes de la société. Si là était toute la difficulté, on pourrait engager le gouvernement à braver des colères momentanées dans un grand intérêt de moralité publique, mais les partisans du jeu aux courses font valoir d'autres arguments d'une réelle valeur. Ils soutiennent, ce qui est vrai, que la suppression des paris équivaut à la suppression des courses, au grand détriment de notre élevage national et de toutes les industries qui s'y rattachent, lesquelles ont droit à la sollicitude des pouvoirs publics.
L'administration s'est donc mise, en cette circonstance, dans un cas embarrassant; mais on peut donner raison, avec peu de chances de se tromper, à ceux qui ont prévu dès le lendemain du vote que, en dépit de la loi et de toute réglementation, le jeu subsistera sous une forme ou sous une autre.
--Au Sénat, l'interpellation de M. Dide sur la situation de l'Algérie a donné lieu à un très important débat. Il résulte de l'ensemble des discours prononcés que les Arabes, loin d'être assimilés à notre race, sont tout au plus soumis. Tous ceux qui ont visité notre magnifique possession de l'Afrique du Nord en rapportent en effet cette impression. Il y a là encore beaucoup à faire, et la commission réclamée par la Chambre haute pour étudier toutes les questions qui se rattachent à la mise en valeur de notre belle colonie a une lourde tâche à remplir.
L'Allemagne. Le Moniteur officiel de l'empire allemand a publié une note ainsi conçue:
«Le ministère d'Alsace-Lorraine a pris aujourd'hui, 28 février, la décision suivante:
«A partir de mardi 3 mars 1891 à huit heures du matin, l'ordonnance du 22 mai 1888 relative à l'obligation des passe-ports devra être appliquée dans toutes ses dispositions; en particulier, tous les adoucissements se rapportant à la circulation sur les chemins de fer avec des billets pris pour traverser le pays d'une frontière à l'autre sont supprimés.»
C'est là évidemment la réponse faite par le gouvernement allemand à la résolution prise par les peintres français de s'abstenir de toute participation à l'Exposition de Berlin. Ainsi donc, c'est sur les pays annexés que retombent les conséquences de l'incident qui vient de se produire. C'est là un coup que nous devons ressentir vivement, bien qu'il fût prévu, car c'est une douleur pour nous de voir les populations d'Alsace-Lorraine frappées uniquement parce qu'on sait qu'elles ont conservé l'âme française, et pour des faits où elles ne sont pour rien.
Et maintenant, sur qui doivent peser les responsabilités? Il est délicat de se prononcer, mais le sentiment général est qu'on a eu tort d'accentuer outre mesure la signification que devait avoir la participation des peintres français à l'Exposition de Berlin. Il était excessif, pour faire réussir cette négociation, de charger la mère de l'empereur d'une véritable ambassade. Certes, la veuve de l'empereur Frédéric a été traitée par la population parisienne avec courtoisie et respect. Elle se plaît à le reconnaître elle-même, et ce serait lui faire injure que de supposer un instant qu'elle pût apporter, dans ce débat qui divise deux peuples puissants, un autre témoignage que celui des faits. Mais ce qui est vrai, c'est que sa présence prolongée a vivement ému la population parisienne qui a pensé que, grâce à l'Exposition de Berlin, on voulait engager notre pays plus qu'il n'était nécessaire, et l'opinion a agi de tout son poids, dans une question où les artistes eux-mêmes étaient divisés.
L'opinion, sur certains points--et toujours, il ne faut pas manquer de le dire, en dehors de la présence de l'Impératrice--s'est manifestée d'une façon un peu chaude. Mais, dans un pays où la discussion est libre, on ne saurait s'en étonner et on ne peut demander à deux millions d'hommes d'agir en diplomates. Au surplus, faut-il leur donner la conduite des diplomates comme un modèle à suivre? Ils ont fait en cette circonstance assez triste figure et ils sortent de l'aventure quelque peu malmenés. Ils en sont réduits à constater des faits qu'ils auraient dû prévoir. Ils ont commis des imprudences dont le public, dans sa simplicité, a su fort heureusement se garer. Les artistes français ont exposé dans plusieurs villes d'Allemagne; ils auraient pu, peut-être, exposer à Berlin, si les choses avaient été menées avec discrétion. Or, ce sont précisément ceux chez qui la discrétion devrait être une qualité de métier qui ont voulu transformer leur participation en manifestation de cordialité, alors qu'elle devait rentrer tout, simplement dans la catégorie des relations nécessaires entre deux peuples qui ne sont pas en guerre.
La foule a été, cette fois, plus clairvoyante que ceux qui sont chargés de la conduire.
La question égyptienne.--De temps à autre quelques faits nouveaux viennent rappeler que la question égyptienne est toujours ouverte et, en même temps, qu'elle est plus éloignée que jamais de recevoir une solution. En dernier lieu, le gouvernement anglais a décidé la réoccupation de Tokar, qu'il considère comme une position stratégique nécessaire à ses opérations, et, dans un autre ordre d'idées, il a autorisé le juge Scott, conseil judiciaire du gouvernement égyptien, à proposer et à faire prévaloir dans l'administration de la justice une réforme qui constituerait l'élimination à peu près complète de la France, jusqu'ici représentée, sinon prépondérante, dans la composition des tribunaux mixtes. Il y aurait donc là, par une voie détournée, la violation d'un acte international consenti par toutes les puissances intéressées. Sur ces entrefaites, M. Labouchère a présenté à la Chambre des communes une motion tendant à mettre le gouvernement britannique en demeure de faire connaître enfin le terme qu'il compte fixer à son occupation en Égypte. Sans se faire d'illusion sur la portée et la sincérité de l'opposition que le cabinet de Londres rencontre à ce sujet dans le parlement--car, au fond, l'évacuation de l'Égypte n'est désirée par personne de l'autre côté de la Manche--il est intéressant de constater que, une fois de plus, le chef du Foreign office a fait une réponse dilatoire, de laquelle il résulte ce qu'on savait déjà, c'est-à-dire que l'Angleterre se trouve bien en Égypte et n'a nullement l'envie d'en sortir.
Il est probable que ces incidents donneront lieu à de nouvelles déclarations de la part du gouvernement français, car notre représentant au Caire, M. d'Aubigny, a été appelé par le ministre, évidemment pour lui fournir les éclaircissements nécessaires. L'affaire viendra donc encore une fois à la tribune de la Chambre.
Au Dahomey.--L'attitude du roi Behanzin, qui reste toujours plus que suspecte malgré la correction qu'il apporte dans ses relations avec les autorités françaises, commande la plus grande attention. Nous avons parlé des marchés qu'il a déjà passés avec des maisons allemandes et anglaises dans le but de munir ses soldats de fusils à tir rapide, car on dirait que le premier effet de la civilisation importée en Afrique a été de donner aux nègres eux-mêmes cette fièvre d'armements à outrance qui est, depuis longtemps, la maladie de l'Europe. Nous ferons donc bien de prendre nos précautions, afin d'être prêts dans le cas d'un retour offensif.
A ce point de vue le projet que M. Viard, un ancien explorateur du Dahomey, va mettre à exécution, doit être signalé. M. Viard va procéder à l'établissement d'un wharf qui sera construit à Kotonou, dans un intérêt commercial, mais qui en même temps pourra rendre de réels services si une nouvelle expédition dans le pays était nécessaire.
Ce wharf, en effet, assurera d'une façon constante, sur la côte du Bénin, les opérations maritimes que la difficulté de franchir les barres rend toujours dangereuses, et facilitera, par conséquent, le débarquement rapide de nos troupes, alors que, jusqu'ici, ce débarquement pouvait être indéfinitivement retardé par l'état de la mer.
Le wharf en question aura trois cents mètres de longueur sur quarante de largeur et dépassera la barre de plus de cent mètres. Il sera pourvu d'une double voie ferrée et de grues fixes de diverses puissances. M. Viard espère pouvoir mettre, dans un an environ, ce précieux outillage à la disposition du commerce et des autorités militaires.
Les Arts industriels au Salon du Champ-de-Mars.--La Société nationale des Beaux-Arts se propose d'apporter à son règlement, en ce qui concerne les œuvres exposées, une modification qui constituerait une réforme importante.
Jusqu'ici les expositions artistiques ne comprenaient que les tableaux, les statues, l'architecture et la gravure. Les organisateurs du Salon du Champ-de-Mars pensent que ce programme n'est pas assez large et que, en dehors de ceux qui cultivent ces branches, en quelque sorte classiques, de l'art, il en est d'autres qui contribuent pour une large part à l'illustrer et dont la place est marquée auprès des peintres, des sculpteurs ou des architectes. C'était l'avis des grands maîtres du passé et, pour n'en citer qu'un, Bernard Palissy, qui prenait modestement pour titre: ouvrier de terre et inventeur des rustiques figulines, passait et méritait de passer pour un des grands artistes de son temps. La Société nationale veut reprendre les traditions de la grande époque et faire revivre le principe de l'unité de l'art qui la caractérisait. Elle estime que les céramistes, les verriers, les émailleurs, les orfèvres, les ferronniers, sont les égaux, dans certains cas, des peintres ou des sculpteurs et doivent, par conséquent, participer aux mêmes privilèges, partager les mêmes récompenses.
Le comité est donc d'avis que leurs œuvres doivent être exposées au même titre que les autres. Mais, seules, les pièces originales, signées de l'artiste qui les aura faites, seront reçues, sans nom de la maison à laquelle elles appartiennent, afin d'éloigner tout soupçon de réclame. Les trois sections du jury se réuniront pour les juger.
Une commission composée de MM. Dalou, Dubois, Cazin et Roll, est chargée d'étudier le règlement spécial qui doit s'appliquer à l'art industriel et préparer sa fusion avec les Beaux-Arts. C'est là une tâche assez délicate, étant donnés les progrès accomplis par le procédé industriel, si perfectionné aujourd'hui qu'il se confond souvent avec l'art lui-même. Nous n'en sommes plus au temps, en effet, où il fallait, pour certains travaux, que la main de l'ouvrier fût une main d'artiste. Il y a là un écueil, mais les rénovateurs du Salon du Champ-de-Mars sont assez expérimentés pour faire la démarcation nécessaire et, s'ils y réussissent, ils auront consacré un principe juste.
Nécrologie.--M. Auguste Cadet, ancien conseiller municipal de Paris, ancien député de la Seine.
M. Octave Blanqui, fils du célèbre économiste, attaché à la résidence générale de Tunisie.
M. François Carquet, ancien sénateur républicain de la Savoie.
Le docteur Reveille, ancien médecin en chef des hôpitaux de Nîmes.
M. Corbon, sénateur inamovible.
Le docteur Georges Treille, médecin-inspecteur du corps de santé des colonies.
M. Elphège Boursin, littérateur.
M. Reiset, ancien directeur des Musées nationaux.
M. Fortuné du Boisgobey, romancier, membre de la Société des gens de lettres.
Le marquis San-Carlos de Pedroso, chambellan de la reine d'Espagne.
M. Béhic, ancien ministre.
Xavière, par Ferdinand Fabre. 1 vol. in-12, 3 fr. 50 (bibliothèque
Charpentier).--Cela ne s'analyse pas: il faut lire cette ravissante
idylle. Idylle, est-ce bien le mot? car elle finit par un drame sombre,
l'histoire si fraîche de la gracieuse enfant des Cévennes. Mais quel
plaisir de la suivre par les châtaigneraies, au bord des ruisseaux, dans
les sentiers caillouteux, avec le doux Landry, le fils à M. le maître,
l'innocente Xavière, si pure qu'on la prendrait pour une sainte, la
sainte Philomène de Champlong. Car nous sommes à Champlong, dans la
paroisse du bon abbé Fulchran, une vieille connaissance que nous aimons
toujours à retrouver. Il a fort à faire, le pauvre abbé, pour protéger
les deux enfants, car ils ont bien les plus abominables parents qui se
puissent voir, Landry, son père Landrinier, et Xavière, sa mère Benoîte
Ouradou, deux veufs qui voudraient se remarier ensemble, la femme par
amour, l'homme par avidité; et, comme les biens de Benoîte sont à
Xavière, le monstre n'hésitera pas à se débarrasser de l'enfant... Mais
pourquoi déflorer cette histoire? Laissons parler «monsieur le neveu»,
qui nous la raconte si bien, dans son style large et pur, si puissant
dans sa simplicité.
L. P.
Sous la Croix du Sud, par Jean Dargène. 1 vol. in-12, 3 fr. 50.
(Librairie de la Nouvelle Revue, 18, boulevard Montmartre.)--C'est un
roman bien fait pour nous instruire, car il se passe «à la Nouvelle», et
nous initie à l'existence de la colonie. Administration militaire et
civile, surveillants, colons et forçats, nous les voyons vivre... et
s'amuser, car il apparaît bien, d'après les pages vécues du livre de M.
Jean Dargène, que c'est à peu de chose près le paradis sur terre que la
Calédonie. Une existence de rentiers sur la Marne, déclare un notaire
qui a évité la réclusion et obtenu les travaux forcés en effrayant à
l'audience les bourgeois du jury. La gamelle est bonne et jamais
l'argent ne manque, déclare un assassin satisfait, qui a des rendez-vous
d'amour. Nous recommandons cette lecture aux législateurs,
criminalistes, administrateurs pénitentiaires, colonisateurs, etc. Ils
verront si cela répond bien à l'idéal de la justice et aux intérêts
mêmes de la société. Mais là n'est pas tout le livre de M. Dargène, car
c'est, nous l'avons dit, un roman, un roman calédonien, dont les héros
sont fort mêlés, mais qui se termine bel et bien par un mariage entre un
substitut et la fille d'un déporté.
L. P.
Du Havre à Marseille par l'Amérique et le Japon, par M. Léon de Tinseau. 1 vol. in-18, 3 fr. 50 (Calmann-Lévy).--On pense bien qu'il n'est pas sans agrément de suivre un guide comme M. Léon de Tinseau, et je crois qu'il est bien inutile de le recommander aux lecteurs de l'Illustration. Ils s'embarqueront sans hésiter à sa suite sur le paquebot la Normandie, qui les conduira directement à New-York. De là ils visiteront, en compagnie de l'aimable touriste, Boston, Montréal, Québec, le Niagara, Chicago, Vancouver... Hang-haï, Hong-Kong, Saïgon... Aden, Suez, Alexandrie... Marseille enfin! quittant tour à tour le paquebot pour le sleeping-car, et le rail pour la mer. En tout 42,473 kilomètres. Cela en vaut la peine, d'autant plus que si on veut voir le monde, il faut se presser. C'est l'auteur qui le dit et après expérience faite: «Hâtez-vous, le rail détruit plus sûrement une époque et un aspect que ne le faisait jadis une invasion de barbares.» Les chemins de fer ne seraient-ils qu'une des formes de la barbarie? Je me le suis, pour ma part, souvent demandé, et voilà qui semblerait me donner raison.
Inconvenances sociales, par Zed, 1 vol. in-12, 3 fr. 50. (Ernest Kolb, éditeur, 8, rue Saint-Joseph).--Très amusant, ce journal d'un vieux garçon prenant l'une après l'autre toutes nos conventions sociales et s'efforçant de nous démontrer l'inconvenance... des convenances qu'il est le moins permis d'oublier. Tout y passe: le mariage, la politesse, la bienséance, la morale, la pudeur, la modestie, le point d'honneur, le chic, la toilette, le théâtre, voire les opinions politiques; et, au fond de tout, le terrible philosophe mondain nous montre l'hypocrisie grimaçante et... triomphante. Et le plus curieux de l'affaire, c'est que cette diatribe de pince-sans-rire n'est pas toujours si paradoxale quelle en a l'air et que le vieux garçon qu'est Zed nous fait entendre, sous couleur de plaisanterie, pas mal de vérités. Inutile d'ajouter que cela ne changera rien aux choses, de quoi Zed ne prendra d'ailleurs point de mélancolie, n'ayant pas pris pour mission de réformer l'univers.
Les desserts gaulois, par Octave Pradels (librairie Marpon et Flammarion.) C'est un recueil de contes et de monologues joyeux, et rien n'est plus amusant que ces récits, dont quelques-uns font déjà la joie des banquets artistiques et littéraires de Paris. Les illustrations de Fraipont soulignent spirituellement les joyeusetés de ce livre de dessert par excellence.
M. de Maupassant n'est pas dans le livre l'homme aux grandes complications romanesques: il lui faut, dans une étude serrée, un sujet limité. Il est, comme Mérimée, le maître de la nouvelle. Elle suffit à son champ d'observation, et il la remplit avec une incontestable supériorité sur les écrivains qui l'entourent. Nous n'avions pas à attendre de lui au théâtre une comédie à larges développements: aussi bien Musotte est-elle, moins qu'un drame, une pièce, ou, pour mieux parler, une histoire racontée avec tact, avec goût et dans les proportions les plus justes.
Au premier acte nous assistons aux premières heures de bonheur de Jean Martinel et de sa femme Gilberte. La cérémonie vient de finir, et ils vont partir soit pour la Suisse, soit pour l'Italie, lorsqu'une lettre est remise à M. Martinel, l'oncle de Jean. C'est un médecin, le Dr Pellerin, qui l'a signée. Elle lui apprend une triste nouvelle dont le docteur n'ose pas faire part directement à Jean: Musotte va mourir, elle laisse un fils âgé de quelques mois. Cet enfant est de Jean Martinel, et la mère supplie Jean de venir pour qu'elle puisse lui dire un dernier adieu. S'il tarde d'une heure, il ne sera plus temps. M. Martinel fait part de cette lettre à son beau-frère qui, comme lui, n'hésite pas, du reste. Coûte que coûte, le devoir, ou plutôt la pitié, plus forte que ce devoir, est là. Il faut que Jean aille où le passé l'appelle.
Bonne fille, du reste, que cette pauvre Musotte, qui, le talent du peintre grandissant, a compris qu'elle ne pouvait pas devenir Mme Martinel. Jean s'est marié. Musotte n'a rien dit, elle a caché même à son amant qu'elle était enceinte.
Jean arrive chez Musotte. Celle-ci est étendue sur son lit de mort, ayant le berceau de l'enfant auprès d'elle, sous son regard; elle fixe les yeux sur cette porte par laquelle doit entrer Jean. Le voici enfin. La pauvre fille lui dit adieu en rappelant, par un dernier effort de la vie, les bonheurs passés, en faisant appel aux souvenirs des jours heureux, en le bénissant pour cette dernière minute donnée à celle qui va mourir et surtout en lui confiant cet enfant qui n'aura pour soutien dans le monde que la pitié de Jean et en lui faisant promettre de ne pas l'abandonner. Puis le délire s'empare de la pauvrette et la voilà qui rêve follement de l'avenir; elle retombe et le docteur Pellerin qui l'assiste n'a plus qu'à constater qu'elle est morte.
C'est cette scène si touchante que reproduit notre gravure.
Tout ce second acte est écrit avec une telle adresse qu'il évite les redites du sujet, et avec une émotion si juste, si vraie, tellement en dehors des rengaines de théâtre, que la salle en a été profondément impressionnée. Le succès de larmes a donc été des plus grands. Au troisième acte, Jean Martinel a rejoint la famille de sa femme, anxieuse de savoir le résultat de cette fugue est chez Musotte. Un conseil tenu sur la question entre le beau-père, Léon son fils, l'oncle Martinel et la vieille tante de Ronchard, qui pour, qui contre l'enfant. Jean Martinel est décidé pourtant à tenir sa promesse. Mais que décidera en tout ceci Gilberte? que fera l'épouse abandonnée, outragée par le passé? Gilberte a le cœur haut, elle pardonne: l'âme de la jeune femme va plus loin encore que le pardon; Gilberte se substitue à celle qui vient de mourir, et l'enfant trouve une mère qui, en l'adoptant, rendra plus facile et plus doux le devoir de Jean Martinel.
La pièce est jouée à merveille par M. Raphaël Duflos, qui fait Jean Martinel, par MM. Noblet, Nertann et Léon Noël. Mme Sizos est bien touchante dans le rôle de Musotte, et Mlle Darlaud bien jolie dans celui de Gilberte; Mme Pasca joue le personnage de Mme de Ronchard, et Mme Desclauzas celui de Flache.
La transfusion du sang, aussi souvent essayée qu'abandonnée sans résultats scientifiques acquis, vient d'être encore une fois expérimentée; non plus celle de l'homme à son semblable cette fois, mais bien celle autrement audacieuse de l'animal à l'homme. Le docteur Bernheim transfuse du sang de chèvre à des phtisiques.
Décrivons, d'abord, l'opération:
Une chèvre saine et adulte est couchée sur une table d'opérations à bascule, aux anneaux de laquelle elle est fortement attachée de façon à empêcher tout mouvement. Le ligotage est ainsi fait que le cou de l'animal, dont la partie inférieure a été soigneusement rasée sur le côté libre, soit légèrement tendu.
Dans cette position on aperçoit alors très nettement des battements isochones qui soulèvent les téguments: c'est l'artère carotide primitive de l'animal qui bat.
Une incision est faite à la peau à ce niveau, et, à cause de la rétraction de cette dernière, une énorme plaie rouge apparaît là ou le bistouri a passé; en écartant les tissus avec le manche de l'instrument on découvre alors la carotide. Une ligature qui y est jetée, et un peu plus bas une pince à compression, interceptent un espace dans lequel le vaisseau est ouvert et dans l'ouverture est glissée une canule.
Un tube en caoutchouc très fin de la grosseur de l'artère en part, qui à son autre extrémité aboutit à une seconde canule.
C'est fait: la chèvre est amorcée, si on peut s'exprimer ainsi.
L'animal est, d'ailleurs, absolument calme et tranquille, il n'a pas souffert, et, l'opération terminée, il retournera tranquillement à son étable.
Pendant ce temps la malade s'est assise sur un coussin placé à terre au pied de la table, elle a tendu l'un de ses bras bandé de caoutchouc au-dessus du coude afin de faire saillir les veines; la médiane céphalique, en effet, gonflée, apparaît bien.
Un petit coup de bistouri, un jet de sang noir aussitôt arrêté par l'introduction dans l'ouverture béante de la deuxième canule qui termine le tube de caoutchouc, la femme non plus n'a presque rien senti.
La bande de caoutchouc est alors rapidement enlevée, en même temps que la pince à compression, et le sang de la chèvre passe librement et directement dans le corps du malade, la carotide de l'animal jouant le rôle de pompe foulante, la veine du patient celle de pompe d'aspiration. Un aide suit sur la montre et compte les secondes, et en une minute 150 à 200 grammes de sang ont été transfusés. La malade est alors pansée comme après une saignée ordinaire.
Pourquoi, maintenant, injectera l'homme du sang de chèvre?
Là est en réalité l'originalité de ce nouvel essai. Jusqu'ici les transfusions avaient été faites de l'homme à l'homme, et l'on n'avait pas osé aller plus loin, la tentative actuelle montre qu'on peut le faire, et la chèvre a été choisie, parce qu'elle est, avec le chien, le seul animal domestique reconnu réfractaire à la tuberculose. C'est donc ce sang qu'il faut de préférence injecter à l'homme phtisique.
L'opération est en général bien supportée. Quant à ses résultats, il faut espérer qu'on en aura avant qu'elle soit abandonnée, et, en tous cas, on peut dire d'elle comme de toutes les méthodes nouvelles: il faut se dépêcher de s'en servir pendant quelle guérit.
Mistress Maud Vivian, dont la beauté est triomphante, est une Anglaise qui à Paris tient le haut du pavé dans les salons. Elle est veuve et très riche; son mari, sir Vivian, lui a laissé en testament vingt-cinq mille livres sterling, elle mène grand train avec ses premières ressources augmentées par les habiletés de la dame: voilà ce que le monde sait de mistress Vivian; mais ce que nous apprendrons bien vite, c'est que l'argent de Rixens, un agent de change, soutient seul le luxe de cette aventurière. Comme la baronne d'Ange du Demi-Monde, Vivian a, en outre de ce banquier qui assure les besoins de sa vie, un amour qui l'occupe plus agréablement: elle est aimée d'un jeune homme du monde, Edmond Sorbier, épris d'elle à ce point qu'il a résisté à toutes les instances qu'un ami de sa famille, M. Lafaurie, a faites auprès de lui pour lui faire épouser sa nièce, Geneviève Coraize, une charmante jeune fille, très riche, orpheline à laquelle M. Lafaurie, son tuteur, s'est dévoué. Geneviève est maintenant en âge d'être mariée et Lafaurie qui touche à peine à la cinquantaine serait bien aise, son devoir accompli auprès de Geneviève, serait bien aise de se marier, lui aussi. Il est passionnément amoureux de Vivian qu'il a rencontrée de par le monde et il s'est mis en tête de l'épouser. C'est ce qu'il explique à Edmond Sorbier, qui, à la suite d'une conversation avec M. Lafaurie, flaire quelque mensonge de la part de Vivian.
Les origines de sa maîtresse, en ce qui concerne la naissance et la fortune, ne lui paraissent plus aussi nettes. Il part pour l'Angleterre; il se renseigne, l'enquête n'est pas longue. Maud Vivian n'est autre qu'une coquette, qui ne doit l'argent dont elle vit scandaleusement qu'à de très riches protecteurs. Indigné d'être dupe, il chasse Vivian qui jure de se venger.
Cette vengeance, elle l'a sous la main. Edmond Sorbier va épouser Geneviève. Cependant qu'on prépare la fête des fiançailles, et qu'on n'attend plus que l'arrivée de l'oncle Lafaurie, une lettre arrive: Lafaurie revient, il s'est marié à Naples, il emmène dans sa famille sa femme qui n'est autre que Maud Vivian, laquelle rentre dans la maison avec toute l'autorité que lui donne la situation de son mari.
C'est la guerre que Maud apporte, et, comme Sorbier sent son ancienne maîtresse capable de tout, il lui enjoint avec menaces de ne pas toucher à Geneviève, ne serait-ce que par un mot, ou par une allusion au passé.
Le mariage se fait; et cette vipère de Maud imagine de mettre sous les yeux de la jeune femme une lettre passionnée que lui a adressée autrefois Edmond; mais Geneviève, prévenue par son mari contre de pareils procédés, laisse passer une telle infamie. La Maud en est pour ses frais de méchancetés, car M. Lafaurie est revenu lui-même de son aveuglement pour cette créature. Il ne peut chasser l'aventurière de sa maison; mais il a recours au divorce et Maud se retire de ce milieu d'honnêtes gens.
La comédie de M. Albert Delpit, dont notre dessin reproduit une des scènes les plus belles, celle du 4e acte, entre Maud. Edmond Sorbier et Geneviève, est fort bien interprétée par MM. Dumény, Calmettes, Paul Reney, Mme Melcy et Mlle Dieudonné.
Ces jours derniers est mort un homme qui avait été mêlé, au cours de sa
longue et laborieuse carrière, à toutes les grandis affaires où
M. ARMAND BÉHIC D'après une
photographie de la maison Waléry.
l'industrie nationale était engagée comme aux affaires politiques, et
qui disparaît laissant à tous le souvenir d'une belle et loyale
existence de travailleur. Ne en 1809, Béhic entra tout jeune dans
l'administration des finances. A l'âge de vingt et un ans, il fit la
campagne d'Afrique comme payeur de l'armée. Il passa ensuite à
l'inspection des finances. Elu député d'Avesnes en 1846, représentant du
peuple à l'Assemblée législative de 1849, il passa ensuite au Conseil
d'État où il demeura jusqu'en 1851. Il n'était pas rentré dans la
politique depuis plus de dix ans, il était simplement conseiller général
des Bouches-du-Rhône, quand Napoléon III le nomma ministre de
l'agriculture, du commerce et des travaux publics. Il resta quatre ans
ministre et, en 1867, quand il quitta le pouvoir, il fut nommé
grand-officier de la Légion d'honneur. En 1876, il fut élu sénateur de
la Gironde.
Nous continuons la série de reproductions artistiques en couleurs que nous avons entreprise en tenant plus compte du désir de nos lecteurs que des difficulté sans nombre au-devant desquelles nous allions. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les gravures que nous donnons en supplément pour mesurer le chemin parcouru depuis les premiers essais.
Fleurs d'hiver.--Rien de plus touchant que ce tableau du très habile peintre Paul Baudouin. L'unique personnage, une jeune fille vêtue d'une robe sombre, les épaules recouvertes d'un fichu de deuil, tête nue malgré la bise, cherche à faire argent de son mimosa dépaysé dans cette atmosphère glacée: fleurs de Nice et fleur parisienne!
Une paire d'amies.--Autre tableau des plus gracieux, de Pinchart celui-là. La chevrette favorite s'était sans doute permis de folâtrer dans un endroit éloigné du parc où elle se sentait à l'aise. Mais sa jeune maîtresse ne l'entend pas de cette oreille; elle a entrepris de faire rentrer la vagabonde au bercail. Celle-ci, une fois rattrapée, se résigne, et bercée mollement dans les bras de l'enfant, on devine à sa physionomie paterne qu'elle se laisserai volontiers dorloter longtemps.
En carnaval.--Quatre délicieuses frimousses du peintre-né des enfants et en scènes familières, notre précieux collaborateur Adrien Marie. Sur le balcon en fer richement travaillé d'une demeure princière, les bambins, désireux de voir passer les masques, se sont installés, dernier poupon, qu'on a été obligé de jucher sur un tabouret, jusqu'à un petit marquis de dix ans, et à une soubrette rieuse qui sera demain une demoiselle.
La leçon de dessin.--Scène d'intérieur composée par M. Adrien Marie dune façon charmante, comme toujours. La dessin est un prétexte à études de belles étoffes, de tapis, de coussins, et d'armes où miroitent les tons les plus délicats.
Roman nouveau, par HECTOR MALOT
Illustrations d'ÉMILE BAYARD
Voir nos deux derniers numéros.
Jusqu'à minuit Barincq resta au piano, et sans relâche joua, avec l'énergie et l'entrain d'un musicien de profession qui cherche à faire ajouter une gratification à son cachet: à l'entendre, on pouvait croire qu'il n'avait pas d'autre souci que le plaisir de ses invités et cela même était relevé avec des commentaires où la sympathie manquait.
--Il fait très bien danser, M. Barincq.
--Avec un brio étonnant...
--Surtout pour la circonstance.
--Mme Barincq m'a dit qu'il aimait tendrement son frère.
--La pensée de l'héritage fait oublier celle du frère.
Cependant, dans les courts instants de repos qui coupaient les danses, son visage s'allongeait, ses lèvres s'abaissaient, et quand Anie le regardait elle lisait dans ses yeux la sombre préoccupation qui, plus d'une fois, lui eut fait oublier son rôle si elle ne le lui avait rappelé en posant simplement sa main sur le piano; alors il frappait bruyamment quelques mesures comme s'il se réveillait et se remettait à jouer jusqu'à ce qu'un nouveau repos laissât retomber le poids de cette préoccupation sur son cœur.
Et sa pensée était toujours la même: ne trouverait-il pas un moyen pour partir par le train du matin, et parmi ces gens qu'il amusait n'en découvrirait-il pas un à qui il pourrait emprunter le prix de son voyage en Béarn?
Vers minuit le petit prodige, qui ne dansait pas, mais prenait plaisir à voir danser, s'endormit, et sa mère, l'ayant étendue sur une chaise longue dans l'atelier d'Anie, voulut relayer Barincq au piano; il eut alors la liberté d'approcher ceux dont il n'avait pu jusqu'à ce moment tâter que de loin la bourse en même temps que la bonne volonté.
Malheureusement il avait toujours été d'une timidité paralysante pour demander quoi que ce fût, et les conditions dans lesquelles il devait risquer sa tentative la rendaient presque impossible pour lui: parmi ces gens il n'avait pas un ami, et il s'en trouvait même dont il ignorait le nom; comment s'adresser à eux, leur expliquer ce qu'il désirait, les toucher?
A la fin, il se décida pour la femme d'un inventeur de papiers pharmaceutiques avec laquelle il se croyait en assez bons termes, pour avoir maintes fois rendu des services au mari à l'Office cosmopolitain: riche maintenant, elle avait connu la misère assez durement pour que sa fille en fût réduite pendant dix ans à chanter dans les plus humbles cafés-concerts, et cela, s'imaginait-il, devait la rendre douce aux misères des autres; d'ailleurs, qu'étaient cent francs pour elle!
Décidé à risquer son aventure avec elle, il la conduisait dans le hall, et là, pendant qu'elle dégustait, à petites gorgées, une tasse de chocolat, que Barnabé lui avait servie, avec une hésitation qui étranglait ses paroles, il exposa sa demande.
Mais, précisément parce qu'elle connaissait la misère, elle avait acquis un flair d'une rare subtilité pour deviner au premier mot ce qui devait tourner à l'emprunt: comment! ce prétendu héritier en était réduit à risquer une demande embarrassée quand il pouvait parler haut? Certainement, il y avait là-dessous quelque chose de louche. A côté de l'héritier légitime il y a bien souvent le légataire choisi. Il convenait donc d'être sur ses gardes.
Il avait à peine parlé de son frère qu'elle l'arrêta:--Vraiment, c'était héroïque d'avoir la force de faire danser ses amis en un pareil moment. Quel courage! quelle force! Elle l'avait examiné au piano, et, en voyant ses efforts pour se contenir, elle avait eu les larmes aux yeux. Ce n'était certainement pas elle qui, comme certaines personnes, s'étonnerait qu'on pût s'amuser en des circonstances si cruelles.
Ainsi encouragé, il avait sans trop de circonlocutions abordé la question d'argent; alors elle avait montré un vrai chagrin:--Quelle malchance de n'avoir que quelque menue monnaie dans sa bourse! Heureusement cela pouvait se réparer, s'il voulait bien venir chez elle vers midi, elle se serait alors entendue avec son mari, et ils se feraient un plaisir de mettre à sa disposition toutes les sommes dont il pouvait avoir besoin; si elle fixait midi, c'est que son mari, souffrant, ne se levait qu'après onze heures et demie.
Comme il avait eu soin de dire qu'il partait à neuf heures du matin, la défaite était assez claire pour qu'il ne pût pas insister; il avait remercié, et, le chocolat avalé, il l'avait ramenée dans le salon, se demandant à qui, maintenant, s'adresser.
Il tournait et retournait cette question les yeux perdus dans le vague, quand Barnabé, qui circulait de groupe en groupe son plateau à la main, lui fit un signe pour le prier de venir dans la cuisine; il le suivit.
L'embarras de Barnabé était si manifeste, qu'il craignit quelque accident.
--Qu'est-ce qui vous manque? Avez-vous cassé quelque chose?
--La grande carafe, mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit.
--Alors?
--Voilà la chose: par ce que j'ai entendu, sans écouter, il paraîtrait que vous êtes dans les arias pour votre voyage. Si ce n'est que ça, je peux mettre demain matin deux cents francs à votre disposition, et avec plaisir, monsieur Barincq, croyez-le; quand tout le monde sera parti, j'irai les chercher et vous les apporterai.
Les larmes lui montèrent aux yeux; avant qu'il eut dominé son émotion, Barnabé s'était sauvé son plateau à la main.
Quand il reprit sa place au piano, ceux des invités qui s'étaient étonnés qu'il pût si bien les faire danser se dirent que, décidément, la joie d'hériter était scandaleuse: on pleure son frère, que diable! ou tout au moins les convenances exigent qu'on ne se réjouisse pas publiquement de sa mort.
Maintenant il n'avait plus qu'un souci: faire sa valise à temps pour ne pas manquer le train de neuf heures, car il ne pouvait pas compter sur sa femme qui, morte de fatigue quand les derniers danseurs partiraient au soleil levant, n'aurait plus de forces que pour se mettre au lit.
Vers trois heures du matin on voulut bien encore le remplacer, et il monta à son cabinet où, après avoir retiré habit et gilet, il atteignit une vieille valise en cuir, qui ne lui avait pas servi depuis quinze ans. En quel état allait-il la trouver? Elle était bien poussiéreuse, durcie, une courroie manquait, la clef était perdue; mais enfin elle pouvait encore aller tant bien que mal.
Comme il ne devait rester à Ourteau que le temps strictement nécessaire à l'enterrement de son frère, il ne lui fallait que peu de linge; une chemise, des mouchoirs, une cravate blanche; mais il lui fut difficile de trouver une chemise à peu près mettable, et encore dut-il recoudre tous les boutons de celle sur laquelle son choix s'arrêta. Heureusement son habit, son gilet et son pantalon avaient été réparés en vue de la soirée, ils seraient décents pour conduire le deuil: il n'entrerait point en misérable dans la vieille église où, en son enfance, il occupait près de son père et de son frère la place d'honneur, et n'aurait point à rougir de sa pauvreté sous les regards curieux de ses amis de jeunesse.
C'est dans le monde où les bals se suivent et s'enchaînent qu'on arrive tard et qu'on part tôt; dans celui où les occasions de s'amuser ne reviennent pas tous les soirs, on profite gloutonnement de celles qui se présentent, on arrive de bonne heure et l'on ne s'en va plus. Il en fut ainsi pour les invités de Mme Barincq; quand le soleil se leva ils dansaient encore; il fallut pour les chasser le froid et la dure lumière du matin qui ne respecte rien; d'ailleurs, la faim se faisait sentir plus encore que la fatigue, et depuis deux heures Barnabé, qui avait vidé les bouteilles et les soupières, gratté l'os du jambon, raclé l'assiette au beurre, n'offrait plus que du sirop de groseille noyé d'eau, ce qui était tout à fait insuffisant.
Enfin, à six heures le hall fut vide et le père, la mère et la fille se trouvèrent seuls en face l'un de l'autre, tandis que dans la cuisine Barnabé se préparait à partir.
--Allons nous coucher, dit Mme Barincq, nous avons bien gagné quelques heures de bon sommeil.
Barnabé s'approcha de Barincq:
--Je reviens dans un quart d'heure, dit-il discrètement, le temps d'aller et de revenir.
Mais, bien qu'il eût parlé à mi-voix, Mme Barincq l'avait entendu.
--Pourquoi Barnabé veut-il revenir? demanda-t-elle à son mari.
Il eût préféré que cette question ne lui fût pas adressée, mais il ne pouvait pas ne pas y répondre, il dit donc ce qui s'était passé, sa demande, le refus qui l'avait accueillie, l'invention de Barnabé.
Mme Barincq leva au ciel ses mains tremblantes d'indignation.
--Emprunter à un domestique! s'écria-t-elle, il ne manquait plus que ça.
--Barnabé s'est conduit en ami, dit Anie en tâchant d'intervenir.
--Ne vas-tu pas défendre ton père? s'écria Mme Barincq; tu ferais bien mieux de lui demander comment il compte rendre cet argent.
Sans attendre que cet appel à l'intervention de sa fille eût produit un effet, elle se tourna vers son mari:
--Et quand veux tu partir? demanda-t-elle.
--A 9 heures 30.
--Ce matin?
--Je n'ai que juste le temps pour arriver demain à l'heure de l'enterrement.
--Et tu nous laisses au milieu de ce désordre, sans personne pour nous aider? comment allons-nous nous en tirer? je suis morte de fatigue.
--Pour cela, maman, ne t'inquiète pas, dit Anie, je n'irai pas à l'atelier aujourd'hui et avant ce soir tout sera mis en état.
--Si tu prends le parti de ton père, je n'ai plus rien à dire. Adieu.
Sans un mot de plus elle quitta le hall pour monter au premier étage.
--N'emportes-tu rien? demanda Anie lorsqu'elle fut seule avec son père.
--J'ai fait une valise cette nuit et l'ai descendue: je vais mettre mon habit dedans et serai prêt à partir.
--Sans déjeuner?
--Barnabé m'a dit qu'il ne restait rien.
--Je vais te faire du café; pendant ce temps, la porteuse de pain arrivera.
Comme elle se dirigeait vers la cuisine, il l'arrêta:
--Tu ne vas pas allumer le feu, habillée comme tu l'es?
--Ma robe n'a plus grand'chose à craindre, dit-elle en se regardant.
En effet, elle était en lambeaux, déchirée aux entournures et surtout à la taille par les doigts gros des danseurs.
--Elle a le feu à craindre, dit-il.
--Eh bien, je me déshabille et reviens tout de suite.
--Tu ferais mieux de te coucher.
--Crois-tu que je suis fatiguée pour une nuit passée à danser? A mon âge cela serait honteux.
Quand elle redescendit, elle trouva son père, qui avait revêtu ses vêtements de tous les jours, en train de boucler sa valise. Vivement elle alluma un feu de braise et mit dessus une bouillotte d'eau; puis elle ouvrit la porte du jardin.
--Où vas-tu? demanda-t-il.
--J'ai mon idée.
Elle revint presque aussitôt tenant d'un air triomphant un œuf dans chaque main.
--Il me semblait bien avoir entendu les poules chanter, dit-elle; au moins tu ne partiras pas à jeun, deux œufs frais, une bonne tasse de café, te remettront un peu des fatigues de cette nuit, d'autant plus dures pour toi qu'elles s'ajoutaient à ton chagrin. Pauvre père, je t'assure que je t'ai plaint de tout mon cœur, et que plus d'une fois je me suis reproché le supplice que je t'imposais en te faisant jouer ces airs de danse qui exaspéraient ta douleur.
--Au moins t'es-tu amusée?
--Je devrais te dire oui, mais cela ne serait pas vrai.
--Tu as éprouvé quelque déception?
Elle hésita un moment, non parce qu'elle ne comprenait pas à quelle déception son père faisait allusion, mais parce qu'elle avait une certaine honte à répondre.
--J'ai été demandée en mariage plus de dix fois depuis hier soir, dit-elle enfin avec un demi-sourire.
--Eh bien?
--Eh bien, sais-tu à qui ces demandes s'adressaient?
--A toi, bien sûr.
--A moi ta fille, non; à moi l'héritière de mon oncle, oui; sur une parole de maman, mal entendue ou mal comprise, on s'est, imaginé que la fortune de mon oncle allait nous revenir, et chacun a voulu prendre rang.
--Et si ce qu'on s'est imaginé se réalisait?
--As-tu des raisons pour le croire?
--Le croire, non; l'espérer, oui; car je ne peux pas admettre que Gaston, malgré notre rupture, ne t'ait rien laissé par son testament, toi, sa nièce, contre qui il n'avait aucun grief.
--Mais s'il n'a pas fait de testament?
--Alors ce ne serait pas une part quelconque de sa fortune qui te reviendrait, ce serait de cette fortune entière que nous hériterions.
--Que cela soit, je te promets que ce ne sera pas un seul de mes prétendants de cette nuit que j'épouserai; les vilains bonshommes, hypocrites et plats!
En entrant dans la gare d'Orléans, après une course d'une heure et demie faite à pied, sa valise à la main, il vit le rapide de Bordeaux partir devant lui.
Autrefois, quand de Paris il retournait au pays natal, c'était ce train qu'il prenait toujours; une voiture l'attendait à la gare de Puyoô, et de là le portait rapidement à Ourteau où il arrivait assez à temps encore pour passer une bonne nuit dans son lit.
Maintenant, au lieu du rapide, l'omnibus; au lieu d'un confortable compartiment de première, les planches d'un wagon de troisième; au lieu dune voiture en descendant du train, les jambes.
Son temps heureux avait été celui de la jeunesse, le dur était celui de la vieillesse, la ruine avait fait ce changement.
Il eût pu, lui aussi, mener la vie tranquille du gentilhomme campagnard sans soucis dans son château, honoré de ses voisins, cultivant ses terres, élevant ses bêtes, soignant son vin, car il aimait comme son frère les travaux des champs, et même plus que lui, en ce sens au moins qu'à cette disposition se mêlait un besoin d'améliorations qui n'avait jamais tourmenté son aîné, plus homme de tradition que de science et de progrès.
Avec une origine autre que la sienne, il en eût été probablement ainsi, et, comme ils n'étaient que deux enfants, ils se fussent trouvés assez riches, la fortune paternelle également partagée entre eux, pour mener cette existence chacun de son côté: l'aîné sur la terre patrimoniale, le jeune dans quelque château voisin. Mais, bien que sa famille fût fixée en Béarn depuis assez longtemps déjà, elle était originaire du pays basque, et comme telle fidèle aux usages de ce pays où le droit d'aînesse est toujours assez puissant pour qu'on voie communément les puînés ne pas se marier afin que la branche aînée s'enrichisse par l'extinction des autres.
Elevés dans ces principes ils s'étaient habitués à l'idée que l'aîné continuerait le père, avec la fortune du père, dans le château du père, et que le cadet ferait son chemin dans le monde comme il pourrait; cela était si naturel pour eux, si légitime, que ni l'un ni l'autre, le dépouillé pas plus que l'avantagé, n'avait pensé à s'en étonner. A la vérité ils savaient qu'une loi qu'on appelle le Code civil prohibe ces arrangements, mais cette loi, bonne pour les gens du nord, n'avait aucune valeur dans le pays basque; et Basques ils étaient, non Normands ou Bourguignons, pas même Béarnais ou Gascons!
D'ailleurs cette perspective de vie laborieuse n'avait rien pour effrayer le cadet, ou contrarier ses goûts qui dès l'enfance s'étaient affirmés tout différents de ceux de son aîné. Tandis que pour celui-là rien n'existait en dehors des chevaux, de la chasse, de la pêche, lui était capable de travail d'esprit et même de travail manuel; s'il aimait aussi la chasse et la pêche, elles ne le prenaient pourtant pas tout entier; il lisait, dessinait, faisait de la musique, au collège de Pau il couvrait ses livres, ses cahiers et les murailles de bonshommes, et à Ourteau pendant les vacances il construisait des mécaniques ou des outils qui par leur ingéniosité émerveillaient son père, son frère, aussi bien que les gens du village qui les voyaient.
N'était-ce pas là l'indice d'une vocation? Pourquoi ne la suivrait-il pas? Pourquoi n'utiliserait-il pas les dispositions dont la nature l'avait doué?
A quinze ans pendant les grandes vacances, tout seul, c'est-à-dire sans les conseils d'un homme du métier et en se faisant aider seulement par le maréchal-ferrant du village il avait construit une petite machine à vapeur qui, pour ne pouvoir rendre aucun service pratique, n'en était pas moins très ingénieuse et révélait des aptitudes pour la mécanique. Il est vrai qu'elle coûtait vingt ou trente fois plus cher qu'une du même genre qu'eût construite un mécanicien de profession; mais à cela quoi d'étonnant, c'était un apprentissage.
Il est assez rare que l'esprit de recherches et de découvertes se spécialise: inventeur, on l'est pour tout, les petites et les grandes choses, on l'est spontanément, en quelque sorte sans le vouloir, et cela est vrai surtout quand dès la jeunesse on n'a pas été rigoureusement enfermé dans des études délimitées.
Il en avait été ainsi pour lui. Au lieu de le diriger, son père l'avait laissé libre; et puisqu'il paraissait également bien doué pour le dessin, la mécanique, la musique, qu'importait qu'il étudiât ceci plutôt que cela? Plus tard il choisirait le chemin qui lui plairait le mieux, et il n'y avait pas de doute qu'avec ses aptitudes il ne trouvât au bout la fortune et peut-être même la gloire.
Sans études préalables qui l'eussent guidé, sans relations qui l'eussent soutenu, sans camaraderies officielles qui l'eussent poussé, après des années de luttes, de déceptions, d'efforts inutiles, de fièvre, de procès, c'était la ruine qu'il avait trouvée.
Cependant ses débuts avaient été heureux; pendant ses premières années à Paris, tout ce qu'il avait essayé lui avait réussi, et quelques-unes de ses inventions simplement pratiques, sans aucunes visées à la science, avaient eu assez de vogue pour qu'il pût croire qu'elles lui constitueraient de jolis revenus tant que durerait la validité de ses brevets.
Il n'avait donc qu'à marcher librement et à suivre la voie ouverte: il était bien l'homme que l'enfant annonçait.
C'est ce qu'a sa place un autre eût fait sans doute; mais il y avait en lui du chercheur, du rêveur, l'argent gagné ne suffisait pas à son ambition, il lui fallait plus et mieux.
A la mort de son père, son frère et lui, fidèles à la tradition, avaient réglé leurs affaires de succession, non d'après la loi française mais d'après l'usage basque, c'est-à-dire en respectant le droit d'aînesse qui supprimait tout partage entre eux de l'héritage paternel: l'aîné avait gardé le château avec toutes les terres patrimoniales, le cadet s'était contenté de l'argent et des valeurs qui se trouvaient dans la succession; l'aîné prendrait le nom de Saint-Christeau et le transmettrait à ses enfants quand il se marierait; le cadet se contenterait de celui de Barincq qu'il illustrerait, s'il pouvait. Cela s'était fait d'un parfait accord entre eux, sans un mot de discussion, comme il convenait aux principes dans lesquels ils avaient été élevés, aussi bien qu'à l'affection qui les unissait. Pour l'aîné, il était tout naturel qu'il en fût ainsi. Pour le cadet qui avait des millions dans la tête, quelques centaines de mille francs étaient des quantités négligeables.
Mais ces millions ne s'étaient pas monnayés comme il l'espérait, car à mesure qu'il s'était élevé les ailes lui avaient poussé; par le travail, l'appétit scientifique s'était développé, et les petites choses qui avaient pu le passionner à ses débuts lui paraissaient insignifiantes ou méprisables maintenant. C'était plus haut qu'il visait, plus haut qu'il atteindrait, et, au lieu de s'enfermer dans le cercle assez étroit où l'ignorance autant que la prudence l'avaient pendant quelques années maintenu, il avait voulu en sortir. Puisqu'il avait réussi alors qu'il était jeune, sans expérience, sans appuis, n'ayant que l'audace de l'ignorance, pourquoi ne réussirait-il pas encore, alors qu'on le connaissait, et que par le travail il avait acquis ce qui tout d'abord lui manquait?
A son grand étonnement, il n'avait pas tardé à reconnaître l'inanité de ces illusions.
D'où venait-il donc, celui-là qui ne sortant d'aucune école se figurait qu'on allait l'écouter tout simplement par sympathie et parce qu'il avait la prétention de dire des choses intéressantes? Tenait-il au monde officiel? De qui était-il le camarade? Qui le recommandait? Il avait gagné de l'argent avec des niaiseries; la belle affaire, en vérité!
Mais elles portaient témoignage contre lui, ces niaiseries, et plus elles lui avaient été productives, plus elles criaient fort contre son ambition. Pourquoi voulait-il qu'on comptât avec lui, quand lui-même ne comptait que par l'argent gagné? Il voulait sortir du rang; on l'y ferait rentrer.
Autant la montée avait été douce au départ, quand il marchait au hasard et à l'aventure, autant elle fut rude lorsqu'il eut la prétention de prendre rang parmi les réguliers de la science, qui, s'ils ne lui dirent pas brutalement: «Vous n'êtes pas des nôtres», le lui firent comprendre de toutes les manières!
Combien de banquettes d'antichambre avait-il frottées dans les ministères! à combien d'huissiers importants avait-il souri! combien de garçons de bureau l'avaient rabroué! et quand, après des mois d'audiences ajournées, on le recevait à la fin, combien de fois ne l'avait-on pas écouté avec des haussements d'épaules, ou renvoyé avec des paroles de pitié: «Mais c'est insensé, ce que vous nous proposez là!»
A côté des indifférents qui ne daignaient pas l'entendre, il avait aussi rencontré des avisés qui ne lui prêtaient qu'une oreille trop attentive ou des yeux trop clairvoyants; plus dangereux ceux-là; et ils le lui avaient bien prouvé en mettant habilement en œuvre ce qu'ils avaient qualifié d'insensé.
Avec les réclamations, les procès, il était descendu dans l'enfer, et désormais sa vie avait été faite d'attentes dans les agences, de visites chez les avoués, les agréés, les huissiers; de conférences avec les avocats, de comparutions chez les experts, de fièvres, d'exaspérations, d'anéantissements aux audiences à Paris, en province, partout où on l'avait traîné.
A son arrivée à Paris, tout occupé de l'invention d'une bouée lumineuse, il avait été consulter un chimiste dont les livres qu'il avait longuement travaillés lui inspiraient confiance, et dont le nom faisait autorité dans la science, François Sauval; et pendant assez longtemps il avait poursuivi, sous la direction de celui-ci, une série d'expériences sur les matières à employer pour la production de l'éclairage dans l'eau. De là étaient nées des relations entre eux, bienveillantes chez le maître, très attentif à séduire la jeunesse, respectueuses chez l'élève, et quand il avait un conseil à demander ou un doute à éclaircir, c'était toujours à Sauval qu'il s'adressait.
Sauval était chimiste parce que son grand-père ainsi que son père l'avaient été, et parce que avec son sens juste de la vie il avait, tout jeune, compris les avantages qu'il y avait pour lui à profiter du nom et de l'autorité qu'ils s'étaient acquis dans le monde scientifique, et à se mettre en état d'hériter des positions officielles qu'ils avaient successivement occupées; mais, plus que chimiste encore, plus que savant, il était, bien qu'il s'en défendit, un homme d'affaires incomparable, devant qui l'agréé le plus fin, l'avoué le plus retors, n'étaient que des écoliers.
En écoutant d'une oreille complaisante les projets et les rêveries de Barincq, il avait sagement douché son ambition d'une main impitoyable, et, avec l'expérience que lui donnaient son autorité et sa situation, il lui avait prouvé qu'il ne devait pas chercher à sortir de l'ordre de recherches dans lequel il avait eu la chance de réussir.
--Tenez-vous-en à l'industrie, ne cessait-il de lui répéter; gagnez de l'argent, et, puisque vous n'avez pas pris dès le départ le chemin qui conduit au mandarinat scientifique, laissez la science aux mandarins. Ah! si j'étais à votre place, et si j'avais vos aptitudes pour les affaires, quelle fortune je ferais!--Faire fortune, gagner de l'argent, était le refrain de sa conversation; et, s'il est vrai que le mot qui revient le plus souvent sur nos lèvres soit celui qui nous donne la clé de notre nature, on pouvait conclure en l'écoutant qu'il était un homme d'argent. Cela surtout, avant tout et par-dessus tout, avec un but aussi généreux que touchant, qui était de donner à chacune de ses cinq filles un million en la mariant. Le type du savant, gauche, simple, maladroit, timide ou rébarbatif, qui ne sort pas de son laboratoire, ignore le monde, ne voit dans l'argent qu'un métal ductile et malléable qui fond vers 1000°, et peut se combiner avec l'oxygène, n'était nullement celui de Sauval qui, au contraire, représentait mieux que tout autre le savant aimable, élégant, homme du monde autant qu'homme d'affaires, assez prudent pour ne pas se laisser exploiter par les industriels, et assez habile pour les exploiter lui-même par des procédés perfectionnés qui en exprimaient jusqu'à la dernière goutte la substance utilisable.
Toutes les positions officielles que l'État peut donner, Sauval les avait successivement occupées ou les occupait encore, à l'Institut agronomique, au Conservatoire, aux Gobelins, au Muséum, à l'École centrale, à la préfecture de la Seine, à la préfecture de police; de plus il était le directeur-conseil de nombreuses fabriques de produits chimiques ou pharmaceutiques qui payaient de cette façon son influence; mais, comme tout cela, si important qu'en fût le total cumulé, n'était point encore assez gros pour son appétit, et ne pouvait pas lui gagner les millions qu'il voulait, il les demandait à l'industrie en prenant des brevets dans les branches de la chimie où il y a de l'argent à gagner, celle des engrais et celle des matières colorantes.
Ces brevets il ne les exploitait pas lui-même, retenu par sa situation, mais il les cédait à des commerçants, à des spéculateurs que cette situation précisément éblouissait, et qui se laissaient entraîner par l'espoir de produire avec rien quelque chose de valeur, tout comme les dupes des anciens alchimistes espéraient obtenir la transmutation des métaux. Comment n'eussent-ils pas subi le prestige de son nom qu'il savait très habilement faire tambouriner par les journaux! Ce n'était pas avec un pauvre diable d'inventeur qu'ils traitaient, mais avec un savant dont les titres occupaient une longue suite de lignes dans les annuaires; ce n'était pas dans un galetas que les signatures s'échangeaient, mais dans un noble appartement donné par l'État.
En conseillant à Barincq de gagner de l'argent, jamais Sauval ne lui avait proposé d'exploiter un de ses nombreux brevets; seulement ce qu'il ne disait pas franchement il l'insinuait avec des finesses auxquelles on ne pouvait pas ne pas se laisser prendre. Mais, feru de ses idées en vrai inventeur qu'il était, Barincq avait longtemps résisté à ses avances: pourquoi acheter les découvertes des autres quand on en a soi-même à revendre? ce n'était pas du manque d'idées qu'il souffrait, mais bien de ne pouvoir pas faire accepter les siennes.
Cependant à la longue, exaspéré par l'hostilité qu'il rencontrait, découragé par l'indifférence qu'on lui opposait, écrasé par l'injustice, il avait fini par se demander si ces idées, que tout le monde repoussait, valaient réellement quelque chose; si on se les appropriait quelquefois par d'adroites modifications, n'était-ce pas parce qu'elles manquaient d'une forte empreinte personnelle? Enfin, s'il ne réussissait en rien maintenant, n'était-ce pas parce qu'il avait épuisé sa veine? Il y a du joueur dans tout inventeur, et quel joueur ne croit pas à la chance!
Si la sienne déclinait, celle de Sauval s'affirmait chaque jour davantage, à ce point qu'il ne touchait pas à une chose sans la réussir. Dans ces conditions ne serait-ce pas pousser l'infatuation jusqu'à l'aveuglement que de s'obstiner dans ses luttes stériles au lieu de saisir l'occasion qui s'offrait à lui?
Bien souvent Sauval lui parlait d'expériences poursuivies depuis longtemps dans son laboratoire, qui, le jour où elles aboutiraient, seraient pour certaines matières extraites du goudron de houilles ce que la découverte de Lighfoot avait été pour le noir d'aniline. Un jour, en venant consulter Sauval, il aperçut exposées en belle place des bandes de calicot teintes en rouge, en ponceau, en jaune, en bleu, en violet.
--Je vois que ces échantillons vous intéressent, dit Sauval qui avait suivi ses regards; ils vous intéresseront encore bien davantage quand vous saurez que ces couleurs qui ont subi l'opération du vaporisage sont pour quelques-unes aussi indestructibles que le noir d'aniline.
Sans être chimiste de profession, et sans avoir étudié spécialement la chimie des matières colorantes, Barincq savait cependant qu'on ne possédait encore que le noir d'aniline qui fut indestructible, et que les autres couleurs qu'on essayait d'extraire de la houille ne présentaient aucune solidité. En disant que la teinture de ces bandes de calicot était aussi indestructible que celle du noir d'aniline, Sauval annonçait donc une découverte considérable qui allait produire une révolution dans l'industrie des étoffes, et apporter à son inventeur une fortune énorme.
--Croyez-vous que vous n'auriez pas mieux fait, mon pauvre Barincq, de suivre cette voie pratique que je vous ouvrais, dit Sauval, plutôt que celle qui vous a mené dans le bagne où vous vous débattez? Ah! si au lieu d'être un savant, fils et petit-fils de savant, j'étais un industriel, si au lieu d'être enchaîné par ma situation j'étais libre, quelle fortune je ferais! Tandis que je vais me laisser rouler, et finalement dépouiller par des coquins qui se moqueront de moi. Que n'ai-je un gendre dans l'industrie! Il y a des moments où, pensant à l'avenir de mes filles, je me demande si je ne manque pas à mes devoirs de père en ne me démettant pas de toutes mes fonctions pour exploiter moi-même mes brevets.
Ainsi engagé, l'entretien était vite arrivé à une proposition pratique.
Au lieu de se démettre de ses fonctions, Sauval cédait ses brevets à Barincq, qui avait à ses yeux le plus grand mérite de n'être point commerçant de profession, c'est à dire un exploiteur, et lui inspirait toute confiance; par ce moyen, il assurait la fortune de ses filles, et, d'autre part, il faisait celle d'un brave garçon pour qui il avait autant de sympathie que d'estime. Cette cession il la consentait aux conditions les plus douces: quatre cent mille francs pour le prix des brevets, et en plus, pendant leur durée, une redevance de dix pour cent sur le montant brut de toutes les ventes des produits fabriqués; comme ce qu'on vendait cent cinquante ou deux cents francs le kilogramme ne coûterait pas plus de trois ou quatre francs à fabriquer, il était facile de calculer dès maintenant les bénéfices.
Barincq ne pouvait pas ne pas se laisser éblouir par une affaire ainsi présentée, pas plus qu'il ne pouvait pas ne pas se laisser toucher au cœur par l'amitié dont son maître lui donnait une si grande preuve; enfin, découragé par ses déboires, il ne pouvait pas non plus ne pas reconnaître que ce serait folie de s'obstiner dans ses rêves creux, au lieu d'accepter ces propositions généreuses.
Il est vrai que pour les accepter il fallait pouvoir exécuter les conditions sous lesquelles elles étaient faites, et ce n'était pas son cas: de son père il avait reçu environ deux cent mille francs et c'était son seul capital, car les grosses sommes que ses inventions lui avaient rapportées jusqu'à ce joui avaient été dévorées par ses expériences ou englouties dans ses procès: comment avec ces deux cent mille francs payer les brevets et faire les fonds pour établir une usine de fabrication?
Ce qui était une difficulté, une impossibilité pour lui, n'était rien pour Sauval. Des spéculateurs trouvés par lui achetèrent les brevets de Barincq, bon marché, il est vrai, trop bon marché, beaucoup au-dessous de leur valeur réelle, c'était lui-même qui le disait, mais ils payeraient comptant, ce qui était à considérer. En même temps il le marierait à une orpheline qui apporterait une dot de quatre cent mille francs en argent. De plus, il lui ferait vendre dans les conditions les plus favorables une fabrique de matières colorantes établie depuis longtemps, de telle sorte que, tout en organisant la fabrication des produits créés par ses procédés, on continuerait celle des anciens qui ne seraient pas remplacés par les nouveaux; il donnerait son concours à cette fabrication, et, pour l'en payer, sa redevance de dix pour cent s'étendrait à toutes les ventes que ferait l'usine. Enfin il obtiendrait d'une fabrique de produits chimiques, dans laquelle il était intéressé, un marché par lequel cette fabrique s'engagerait à livrer, pendant dix ans, à un prix très au-dessous du cours, toutes les matières nécessaires à la production des nouvelles couleurs.
C'était le propre de Sauval de mener rondement tout ce qu'il entreprenait; ce qui tenait, disait-il, à ce que, n'entendant rien aux affaires, il ne se noyait pas dans les détails. En trois mois les brevets de Barincq furent vendus, ses procès abandonnés, son mariage fut fait, l'usine fut achetée et l'on se trouva en état de marcher; l'industrie de la teinture, chauffée par les articles des journaux que Sauval inspirait quand il ne les dictait pas, était dans l'attente de la révolution annoncée.
On marcha, en effet, mais, chose extraordinaire, les expériences si concluantes, si admirables dans le laboratoire de Sauval, ne donnèrent pas industriellement les résultats attendus: si les rouges présentaient une certaine solidité bien éloignée cependant de l'indestructibilité du noir d'aniline, les autres couleurs étaient d'une extrême fugacité.
Cette chute terrible n'avait pas écrasé Sauval, et même elle ne l'avait nullement ébranlé; à l'émoi de Barincq il s'était contenté de répondre qu'il fallait rester calme parce qu'il voyait clair, cette déception n'était rien. Il allait se mettre au travail comme il le devait, puisqu'il s'était engagé à faire profiter la fabrique de tous les développements et de toutes les améliorations que ses brevets pouvaient recevoir de ses recherches scientifiques, et avant peu ce léger accroc serait réparé: il voyait clair. En attendant il n'y avait qu'à continuer la fabrication des anciens produits. Cela sauvait la situation, et démontrait combien il avait été sage de faire acheter cette vieille usine au lieu d'en créer une nouvelle qui n'eût pas eu de clientèle.
Ce qu'il avait été surtout, c'était avisé pour ses intérêts, puisque, sur la vente des produits fabriqués d'après les anciens procédés, il touchait sa redevance: un peu de patience, ce n'était plus maintenant qu'une affaire de temps; le succès était certain; encore quelques jours; encore un seul.
Le temps avait marché sans que les couleurs qui devaient bouleverser l'industrie devinssent plus solides; on vendait du rouge; personne n'achetait du ponceau, du bleu, du vert, du jaune; et, pendant que les perfectionnements annoncés se faisaient attendre, la fabrique de produits chimiques exécutant son marché continuait à livrer chaque jour les matières nécessaires à la fabrication des nouvelles couleurs... qu'on ne fabriquait pas, par cette raison qu'on ne trouvait pas à les vendre.
La foi que le maître avait inspirée à l'élève s'était ébranlée: à payer la redevance de dix pour cent, le plus clair des bénéfices réalisés sur la fabrication par les anciens procédés s'en allait dans la caisse de Sauval, et prendre chaque jour livraison de dix mille kilogrammes de produits chimiques qu'il fallait revendre à perte, ou même jeter à l'égoût quand on ne trouvait pas à les vendre, conduisait à une ruine aussi certaine que rapide.
Cependant Sauval, qui continuait à rester calme dans son stoïcisme scientifique, et à voir très clair, poursuivait ses recherches en répétant son même mot: «Patience! encore un jour.»
Ce jour écoulé, il en prenait un autre, puis un autre encore.
En réponse à ces demandes du maître, l'élève en avait formulé deux à son tour: ne plus payer la redevance; résilier le marché de la fourniture des produits chimiques. Mais le maître n'avait rien voulu entendre: puisqu'il donnait son temps et sa science, la redevance lui était due; puisqu'un marché avait été conclu, il devait être exécuté; s'il ne connaissait rien aux affaires commerciales, il savait cependant, comme tout galant homme, qu'on ne revient pas sur un engagement pris.
(A suivre)
Hector Malot.
FLEURS D'HIVER.
EN CARNAVAL.
LA LEÇON DE DESSIN.
UNE PAIRE D'AMIES.