The Project Gutenberg eBook of Bellefleur: Roman d'un comédien au XVIIe siècle This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Bellefleur: Roman d'un comédien au XVIIe siècle Author: François de Nion Release date: December 21, 2013 [eBook #44483] Language: French Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BELLEFLEUR: ROMAN D'UN COMÉDIEN AU XVIIE SIÈCLE *** Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur: Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original. Seules quelques erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. La ponctuation a fait l'objet de quelques corrections mineures. Le texte en italiques dans l'original est indiqué ici comme _italiques_, le texte en gras comme =gras=. Une table des matières a été ajoutée. BELLEFLEUR ROMAN D'UN COMÉDIEN AU XVIIe SIÈCLE IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE _Vingt exemplaires numérotés sur papier de Hollande_ EXEMPLAIRE Nº 14 FRANÇOIS DE NION BELLEFLEUR ROMAN D'UN COMÉDIEN AU XVIIe SIÈCLE PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 1903 Tous droits réservés. BELLEFLEUR ROMAN D'UN COMÉDIEN AU XVIIe SIÈCLE I LE PANIER D'OEUFS Je suis fils d'un homme de condition dont le père avait été contraint de s'anoblir parce que le roi avait besoin d'argent pour ses guerres et ses amours. Mon aïeul, qui ne prisait rien tant que la qualité de bourgeois et d'être appelé «honorable homme», ne fut pas trop satisfait de devenir, de très bon roturier, assez médiocre gentilhomme. Mais sitôt qu'il fut décrassé de sa roture et noble sans en avoir d'obligation à ses parents, il commença d'éprouver un certain contentement de voir le _messire_ devant son nom et l'_écuyer_ à la queue, et quand le juge d'armes de sa province lui eut bien fait des armoiries et qu'elles furent enregistrées, il crut, pour le coup, n'avoir jamais été vilain et jura: «foi de gentilhomme», comme s'il eût eu dans sa généalogie Galaor, prince d'Achaïe, ou le grand Cyrus, à la condition toutefois que ce roi des Persans eût pu faire ses preuves par devant M. d'Hozier. Même la terre qu'il avait ayant eu autrefois le titre de comté, il conçut le dessein de faire de son fils un seigneur titré et mourut dans le temps qu'il allait entreprendre le voyage de Versailles pour suivre un projet si raisonnable et d'une conséquence si grande. C'est pour cette raison que, dès que j'eus passé des mains des femmes dans celles des hommes, je fus appelé le chevalier de Lafontette, qui était le nom du château où mes aïeux, les Morellet, avaient si longtemps payé la taille et s'étaient fait remplacer pour la corvée. On me donna un gouverneur qui avait été cadet dans une compagnie de grenadiers formée par M. le duc d'Aumont et licenciée après la paix. Ce bon gouverneur m'apprit tout ce qu'il savait, c'est-à-dire à jurer le nom de Dieu en allemand, en flamand et en espagnol et même à fumer, dans une longue pipe de terre qu'il avait rapportée de Hollande, un tabac qu'il disait avoir recueilli en Catalogne. Il m'apprit aussi à composer des vers, art auquel il s'entendait parfaitement parce qu'il avait été autrefois amoureux d'une dame de la cour laquelle donnait fort dans le bel-esprit, et il m'enseignait la civilité, comme quoi il n'est pas décent de battre son laquais ou de peigner sa perruque lorsqu'on est en compagnie, et de quelle manière il faut saluer un grand, la main dégantée et touchant le parquet. Cependant mes parents, s'étant à la fin avisés d'une certaine odeur qui remplissait la maison et qui les incommodait particulièrement, eurent l'idée de monter à notre appartement d'où cela paraissait venir et d'ouvrir la porte de la salle où nous honorions les dons du tabac en les arrosant des présents de Bacchus. Ils furent véritablement dans la consternation de nous voir au milieu des vapeurs d'une fumée fort épaisse et si bien conditionnés qu'il était douteux quel fruit de la vigne ou du pétun avait produit un résultat si fâcheux sur nos esprits. Ayant sans doute jugé que j'étais suffisamment avancé de ce côté-là dans mes études, M. et Mme de Lafontette se résolurent de m'envoyer en achever d'autres dans un collège tenu par des franciscains, dans la petite ville de la Châtre qui n'était éloignée de notre château que de quatre postes. Comme mon grand-père s'était jeté autrefois dans des dépenses considérables pour soutenir son nouvel état, nos affaires étaient présentement dans un plus mauvais point qu'au temps où nous étions de simples croquants; mon père ne voulut donc pas payer la pension que les franciscains lui demandaient pour me recevoir et me loger, mais il crut avoir fait merveille en louant pour moi, proche du couvent, une mansarde qu'il meubla fort proprement et où il m'envoyait de sa ferme le pain, le vin, du lard et quelques poulets, ou bien des oeufs avec du poisson les jours de maigre et de vigile. En outre, avant de partir, on me remplit un bon coffre d'habits, de linge, de gros bas d'étoffe et de chaussures, au moyen de quoi mon père et principalement Mme de Lafontette, ma mère, se persuadèrent qu'il n'y avait rien de si inutile que de me donner de l'argent comptant et, véritablement, ils se seraient fait un scrupule de me laisser voir seulement la couleur d'un écu ou même d'un franc. J'enrageais de cette gueuserie, car il venait précisément d'arriver à la Châtre une troupe de comédiens qui annonçaient des représentations très extraordinaires, et mon coeur s'était ému à la pensée d'entendre les vers de M. Rotrou et de M. Corneille qui passaient alors pour les plus fameux parmi les poètes du temps, mais plus encore peut-être par la beauté et le piquant de certaine suivante que j'avais aperçue mêlée à la troupe sur le chariot de Thespis et qui avait paru à mes yeux comme la huitième merveille du monde. Les places de parterre d'où je pouvais contempler les traits de ma divinité n'était pas d'un prix à ruiner un honnête homme, vu qu'elles ne coûtaient que six sols et deux deniers; mais encore fallait-il posséder un semblable trésor auprès duquel pâlissaient pour moi toutes les richesses de Golconde, puisque les deux d'ailleurs se trouvaient également hors de ma puissance. Il arriva que ces comédiens firent promener par la ville, avec un grand accompagnement de tambours et de trompettes, une affiche le mieux composée du monde, en caractères manuscrits chacun d'un pied de haut et dans laquelle il était dit que, voulant faire participer les plus humbles comme les plus illustres à une représentation si inouïe, la sérénissime troupe des comédiens de M. le maréchal de Moncontour--c'était le titre qu'ils se donnaient--accepterait des dons en nature pour le paiement des places et que le suisse-portier aurait ordre de laisser entrer au parterre ceux qui se présenteraient munis d'un panier d'oeufs, d'une paire de poulets gras ou d'un jambon dodu. Voyant cela, je ne fis qu'un saut jusqu'à mon logis où maître Pierre, le fermier, venait tout justement d'apporter les provisions de la semaine et, me saisissant d'une corbeille où s'élevait une montagne d'oeufs les plus blancs et les plus agréables à la vue qu'il m'ait jamais été permis de contempler, je courus vers le théâtre où déjà les chandelles s'allumaient et où la foule commençait d'entrer pendant qu'un Scapin à la tête coupée d'une collerette bien large et bien godronnée se démenait pour faire approcher les timides ou les indécis en leur montrant de sa baguette tantôt le prix des places, tantôt une guirlande de jambonneaux et de volailles, ou bien une grande cuve dans laquelle les moins fortunés versaient les oeufs qu'ils avaient apportés, après quoi ils avaient le droit de passer sous la hallebarde du portier et de se tenir bien sagement sur leurs pieds dans le parterre. Je m'avançai à mon tour et je me préparais à vider pieusement ma corbeille dans cette cuve, quand, à un mouvement qui se fit au-dessus de moi, je levai les yeux et je vis mon infante qui venait aider Scapin à haranguer l'auditoire. Mon trouble fut si grand de me sentir si près de cette beauté que, manquant d'un pied et butant de l'autre, j'allai donner tout droit du nez dans l'offrande des oeufs, devenue dans l'instant une piscine où je nageais le plus galamment qu'il se pût pendant que Scapin et la soubrette faisaient de grands éclats de rire que répétait la foule, particulièrement réjouie d'un spectacle si nouveau et qui lui coûtait si peu. C'est par suite d'un accident si lamentable que de chevalier je devins comédien, car, à quelque temps de là, ne pouvant plus supporter les nargues que les polissons me faisaient dans les rues de la Châtre en souvenir de mon aventure, je demandai au directeur de la troupe errante de m'emmener avec lui pour remplacer le valet de comédie qui avait été tué à Saumur par des étudiants parce que la pièce jouée, qui était de Bergerac, faisait fureur et que le vin d'ailleurs était à très bon marché. C'est ainsi, et préoccupé uniquement de suivre les astres jumeaux qu'étaient devenus pour moi les yeux de Zerbine, que je quittai le collège et ma patrie un soir de printemps pour suivre les sentiers ardus et charmants de Thalie. II PHARASMANE L'Aurore, de ses doigts roses et mignards, entr'ouvrait les portes de l'Orient d'une manière qui la rendait plus belle en son négligé, quand le chariot de Thespis se mit en route, accompagné par le bruit des roues graissées sans doute d'une huile assez pauvre et qui faisaient une musique fort criarde et la plus propre du monde à réveiller les morts en roulant sur le chemin du roi. Sitôt que nous eûmes dépassé les remparts de la ville et que nous nous vîmes au milieu des champs, chacun ne songea plus qu'à descendre du coche et à donner à ses jambes un peu de liberté. Les galants du tripot et les amateurs de spectacles qui se pavanent et s'élargissent dans des fauteuils sur nos tréteaux auraient eu beau jeu de considérer, sous la lumière rafraîchie du matin, les mines fraîches de nos comédiennes, j'entends pour l'Angélique et pour la Cydalise, et pour Zerbinette aussi, qui parut enfin entre les rideaux de la voiture comique, plus vermeille à mes regards que ne l'avait été un moment auparavant la fille du Titan et de la Terre écartant les courtines pourprées de son lit de nuages. Dona Moralès, la duègne, ne frayait pas de la sorte avec les premiers feux du jour, mais, coitement adossée à des coussins fort douillets, elle se réjouissait en ce moment le coeur d'une aile de poulet délicat et d'une tourte de pigeonneaux dont elle s'était arrangée avec notre hôtesse, sans oublier de les mouiller d'un vin un peu vert qu'elle prisait assez, sans que sa décrépitude en voulût autrement à cette jeunesse. Dans le même moment, Mirobolan qui faisait les fiers-à-bras dans les pièces de M. Scarron, et le sieur de La Rapière, lequel figurait le roi dans les tragédies de M. Hardy, nous rejoignirent montés sur deux mules poussives qui ne balancèrent pas à s'arrêter sitôt qu'elles eurent vu que les chevaux du chariot ne marchaient plus, de façon que leurs maîtres furent contraints d'en descendre pour ne point faire figure de statue équestre au milieu de la route. Mais, comme l'endroit parut à tous fort net et garni d'arbres qui répandaient aux alentours une ombre agréable, on trouva qu'il était le plus propre du monde à faire collation et à passer dans cette occupation les heures chaudes du jour. Nous nous assîmes donc sur un tapis vert qu'un ruisseau parcourait en se jouant avec un doux murmure, et nous commençâmes à nous entretenir en mangeant d'une manière qui faisait bien voir que ce n'était point là poulets de carton, ni pâtés de plâtre peint, mais bonnes, véritables et solides victuailles, harnais de gueule et goinfrade point chimérique, belle repue et non chair de théâtre. Comme nous étions ainsi occupés, mon étonnement ne fut pas médiocre de voir, tout d'un coup, le sabot d'un cheval se poser sur mon assiette d'étain, qui se trouvait vide pour l'instant. Faisant aussitôt réflexion que ce mets d'un genre nouveau n'était pas venu tout seul à cette place, et mettant à profit les enseignements des philosophes qui nous engagent à rechercher les causes des effets, je fis remonter mes regards d'abord le long d'une jambe chevaline, forte et charnue, ensuite vers un ventre rond et poilu de quadrupède, flanqué de deux bottes elles-mêmes garnies de deux redoutables éperons, enfin jusqu'aux hauts-de-chausses, au pourpoint, à la tête et au chapeau d'où ces bottes-là provenaient. Quand je fus arrivé à ce sommet,--je veux dire la tête,--je vis que celui qui mettait ainsi le pied de son coursier dans mon dîner était M. de Lafontette, mon père. En même temps j'entendis descendre par le même chemin les mots de vaurien, de polisson, de pendard, de larron, de fils de mauvaise race, et je connus à ce dernier trait que mes yeux ne m'avaient pas trompé. Je sus plus tard que mon père ayant été informé de ma fuite avec la troupe errante s'était incontinent mis à ma poursuite et que, passant sur la route le long de laquelle nous avions fait notre établissement et reconnaissant son fils parmi l'illustre compagnie, il avait pu s'approcher de nous sans être entendu, grâce à l'herbe touffue qui, poussant en ce lieu, étouffait le bruit des pas et à la ferveur de notre appétit qui ne nous rendait attentifs qu'à nos morceaux. Pour le moment, sa vue fut pour moi le coup de la foudre, et les comédiens eux-mêmes parurent un peu émus quand ils ouïrent ce seigneur leur reprocher de lui avoir ravi un fils unique, espoir de sa vieillesse et promis à de plus nobles destins. Zerbine s'étant approchée avec cette grâce piquante qui la faisait si belle, et lui ayant, par manière de jeu, offert une coupe pleine de vin, parce que, disait-elle, il devait s'être échauffé à force de parler, mon père repoussa de la main cette coupe comme si elle eût été remplie de poison,--et véritablement c'était celle qui servait au cinquième acte de _Rodogune_,--et, prenant à partie cette soubrette, lui dit qu'il voyait bien que c'était pour l'amour d'elle et de son minois fripon que son fils s'était fait baladin et coureur de grand chemin, mais que cela sentait les Madelonnettes pour le moins que de détourner ainsi les jeunes gentilshommes de leur devoir. Zerbine en entendant un propos si rude et si peu mérité puisqu'elle se sentait à peine coupable de quelques oeillades et encore plus par coutume qu'autrement, fut dans la dernière confusion, mais elle se préparait sans doute à répondre à mon père et à lui montrer son béjaune quand les rideaux qui fermaient la voiture s'écartèrent et nous vîmes apparaître la figure de la duègne, dona Moralès, qui jusqu'à présent n'avait pas voulu sortir de son ombre, sans doute dans la crainte que les rayons du soleil ne fissent tort à son teint de couperose et à sa peau de parchemin. A ce spectacle nouveau, M. de Lafontette demeura stupide, mais la vieille, du haut de son chariot, l'ayant considéré un moment avec une attention extrême, nous la vîmes descendre l'échelle et s'avancer vers le père courroucé en répétant d'une voix que l'âge ou l'émotion rendait tremblante: --Pharasmane! Mon cher Pharasmane! Est-ce toi? Je te retrouve enfin! S'entendre appeler tendrement Pharasmane et par une bouche édentée quand on adresse à son fils les reproches d'un Wenceslas ou d'un don Diègue, c'est une fortune malheureuse pour un père. Le mien le fit bien voir, car il n'eut pas plus tôt aperçu cette Tisiphone--sans doute autrefois Circé pour sa jeunesse--que, lâchant mon bras qu'il avait saisi et reculant jusqu'à son cheval, il se mit promptement en selle et piqua des deux, enfilant la venelle comme s'il eût eu les cent mille diables d'enfer à ses trousses, pendant que Moralès, tendant vers lui des bras décharnés, s'écriait, tant qu'elle pouvait, qu'elle voyait bien qu'il était un ingrat et un perfide, puisqu'il fuyait une beauté qui le recherchait depuis tant d'années à travers tous les chemins de France et à laquelle il avait jadis donné sa foi! --Voilà, monsieur, me dit Zerbine quand nous fûmes un peu remis de cette alarme si chaude, comme en usent envers les femmes de théâtre les hommes de votre condition. Je ne veux plus être assurée de vos protestations d'amour que pour le jour où je serai aussi vieille et aussi laide que Moralès. --Hélas! belle Zerbine, autant m'ordonner de trépasser sur-le-champ, puisque ce jour n'arrivera jamais pour vous! III LES SIX SOUS DE LA TOURTE C'est dans la ville de Chinon, célèbre par la bonté de son vin et la cruauté de son pavé, que m'arriva une aventure dont le succès fut tel que, de valet de comédie et portier pour garder la porte pendant que les autres se panadaient sur les tréteaux, je devins, en moins de rien, l'orateur de la troupe où j'avais placé ma fortune ou son _gracioso_, comme disent les Castillans. J'avais donc été commis par le sieur de La Rapière pour veiller à ce que personne ne passât devant ma hallebarde sans cracher au bassinet et véritablement les affaires de notre illustre compagnie étaient en si mauvais état que je n'aurais pas laissé Dieu le père entrer autrement qu'en payant. Nous n'avions eu, depuis deux jours, que des ombres de déjeuner capables seulement de sustenter des ombres, comme celles que peint M. Scarron dans son _Virgile_, mais non des personnes humaines et bien endentées, et nous avions décidé de jouer ou de mourir, malgré le temps de froidure et de neige qui n'était point fait pour inciter les gens à prendre le plaisir du spectacle et plus propre à faire réfléchir sur les charmes du feu, du chaudeau et de la couette que sur les emportements d'Hérode, dans la _Marianne_ de M. Hardy. Je songeais au vide des choses de ce monde et surtout à celui de mon estomac en considérant la place qui était devant le théâtre et où le gel étendait des blancheurs figurant assez bien les sucreries que Mme de Lafontette, ma mère, étalait sur des pâtisseries qui ne me revenaient que trop en mémoire, quand je vis de loin, à la faveur d'une torche de résine flambante, une table couverte d'un linge fort propre et sur laquelle on avait disposé dans un bel ordre des gâteaux qui auraient paru les plus appétissants du monde, même à un homme moins affamé que moi. Ces tentations étaient défendues contre les entreprises des fripons par la vigilance d'un gâte-sauces cerbère commis à leur garde, comme je l'étais moi-même à celle du tripot où la troupe se disposait à jouer _Wenceslas_ sous une température appropriée à cette pièce polonaise. Je n'eus pas plutôt jeté la vue sur cette table de proposition que mes regards n'eurent plus d'autre objet que ces délectables gâteaux et mes pensées d'autre occupation que de découvrir le moyen d'y tâter autrement que par la convoitise. Je balançai longtemps si, par des discours ou peut-être par une tirade empruntée à notre répertoire, je ne saurais attendrir le gâte-sauces et le persuader de me donner au moins une de ces tourtes au godiveau dont l'odeur arrivait jusqu'à moi avec une impertinence à ne pas supporter; mais je fis réflexion que si ventre affamé ne possède point d'oreilles et c'était le cas du mien, il ne devait guère avoir de langue non plus et que mon éloquence n'aurait point d'effet; je songeai ensuite à conquérir cette proie par la valeur de ma hallebarde et j'aurais peut-être suivi ce sentiment qui sentait furieusement pour moi les coups de bâton, si dans ce moment-là il ne s'était pas présenté devant la porte du tripot un de ces cavaliers aux bottes sonnantes, dont les moustaches longues et la rapière démesurée indiquent assez la profession qui est de couper les oreilles pour le compte d'autrui et les bourses pour leur sien propre. Cet homme m'ayant demandé d'un ton fort rude si notre troupe allait commencer bientôt la comédie, je l'assurai que les comédiens ne pensaient à rien tant qu'à lever la toile, ce qui fit qu'il entra aussitôt après m'avoir jeté à la figure le prix de sa place qui était de six sous, ce gentilhomme se contentant d'être au parterre et d'entendre la tragédie debout sur ses deux pieds comme un simple croquant. Mais je n'eus pas plutôt senti cette monnaie dans ma main qu'il me sembla qu'il m'était poussé des ailes pour voler vers l'objet de mes désirs et je compris soudain que le meilleur moyen de se procurer une tourte était encore de la payer, jugement qui m'eût semblé extraordinaire et audacieux une minute auparavant. Laissant donc ma hallebarde posée en travers de la porte comme le simulacre et la représentation de moi-même, je franchis avec une merveilleuse légèreté l'espace qui me séparait du gâte-sauces et de ses tourtes et lui jetant mes six sous--ou plutôt ceux du pandour--avec une effronterie dont j'avais pu prendre l'exemple d'après moi-même, je saisis enfin cette pâte délicieuse qui bientôt, tant je la pressai amoureusement contre mes lèvres, mes dents et mon palais, ne fit plus qu'une avec ma personne et devint ainsi, par une insigne métamorphose, fille de gentilhomme et portière de comédie. Mais à peine avais-je repris ma place à la porte et ressaisi ma hallebarde avec une vigueur plus nourrie que j'entendis sortir du parterre la plus gracieuse musique et les plus épouvantables jurements qui aient jamais résonné dans un théâtre. C'était mon brave qui apparemment, s'impatientant d'être tout seul et de ne voir point de comédie, s'occupait, par manière de passe-temps, à rompre tout autour de lui. Dans le même moment, je vis accourir le sieur de la Rapière, directeur de la troupe, en robe de chambre et en bonnet de coton sur la tête, me demandant pourquoi ce vacarme et si tous les diables d'enfer étaient déchaînés dans le tripot. --C'est, lui dis-je, un spectateur qui s'impatiente de ce que les chandelles ne soient pas encore allumées et que l'on ne commence pas. --Quoi! s'écria-t-il dans le dernier étonnement, il y a un spectateur? --A telles enseignes que vous pouvez l'entendre d'ici et que le païen blasphème comme s'il était certain qu'il n'y a point d'autre monde. Le bruit cessa un petit peu, mais nous entendîmes des sifflements horribles, comme si tous les serpents de la terre s'étaient réunis dans la salle et y faisaient leur ramage. La Rapière jura: --Il siffle déjà! Je lui répondis que cet homme-là avait bien la mine de concourir au dénouement des tragédies, mais à coups de pommes et de sifflets. --Cela étant, commanda le directeur, va lui rendre ses six sous et qu'il s'en aille, et dis-lui que le roi Wenceslas n'est point fait pour des gueux de son espèce. Je sentis à ces mots un frisson mortel me courir par les moelles, et je souhaitai que le sol, en s'enfonçant sous moi, me dérobât à cette péripétie. --Va donc! cria la Rapière; fais sortir ce maraud et allons dormir; aussi bien le lit nous tiendra lieu de dîner et de souper. Rassemblant alors mon courage, je fis au sieur de la Rapière une harangue lui démontrant par les arguments les plus forts et les preuves les plus frappantes le tort considérable qu'il se ferait et à sa troupe en ne donnant pas un spectacle qu'il avait fait annoncer à son de trompe et à coups de caisse par toute la ville, lui faisant voir, étendue sur sa tête, la vengeance des échevins desquels il avait obtenu permission par grâce spéciale et qui s'indigneraient d'avoir été gabés par un comédien; enfin, l'adjurant de ne point priver cette ville de la fortune singulière et inouïe qui lui était échue en amenant dans ses murs une compagnie aussi illustre que la sienne et surtout un acteur tragique tel que lui, capable d'effacer les plus grands noms de l'hôtel de Bourgogne ou du Petit-Bourbon. A tous ces discours, il ne contredisait point, se contentant de répéter d'un ton de désespoir. --Mais pour un seul, mon enfant, pour un seul homme, jouer _Wenceslas_! Cependant ma crainte d'avouer mon vol et la difficulté de rendre la tourte étaient si fortes que je convainquis la Rapière et qu'après avoir bien pesté il commanda qu'on allumât les chandelles et que l'on se préparât à lever le drap sale qui servait de toile, ce qui fut fait dans un instant. Au même moment, des cavaliers et des dames qui remarquèrent les lumières en sortant d'un souper se présentèrent à la porte, dans le dessein de voir les nouveautés tragiques de Paris, et furent ensuite suivis d'un si grand concours de monde qu'en rien de temps je vis la salle et mon escarcelle pleines, et que nous eûmes pour des semaines de quoi oublier nos jeûnes comiques. Mais que pensez-vous qu'il arriva de l'auteur et de la cause d'un si beau succès? De portier je devins régisseur, moucheur de chandelles, souffleur et poète, et Zerbine regarda avec des yeux plus doux le fils de Pharasmane à qui son teint fleuri et ses lèvres purpurines valurent le nom de Bellefleur que j'ai toujours porté depuis. IV LA PEAU DU LION Dès que je fus ainsi devenu comédien, on me donna un rôle qui marquait assez l'importance que j'avais acquise dans la compagnie, car c'était de jouer le personnage du lion qui rugit au quatrième acte de _Pyrame et Thisbé_, et, par la vertu de ce cri, mettant en fuite ces parfaits amants, concourt au dénouement de cette illustre tragédie. Comme mon dernier succès m'avait gonflé un peu et porté aux visées ambitieuses, je fis d'abord quelques difficultés pour accepter un rôle qui est celui d'une bête cruelle et sauvage, parlant en une prose fruste et silvestre, et qui d'ailleurs ne paraît point sur la scène, demeurant inconnu du public derrière les portants du théâtre, mais notre directeur de la Rapière me fit bien voir qu'il n'y avait rien de si beau et qui convînt autant à mon caractère que de représenter le roi des animaux, et que d'ailleurs j'avais signé entre ses mains une promesse de tenir tous les emplois et que, m'obligeât-il à remplir celui de duègne, j'y devais, comme pour être lion, donner les mains... il voulait dire sans doute les pattes. Mais je ne fus pas plus tôt en possession du rouleau de papier où étaient marqués les endroits de mes répliques, que, prenant en exemple ces acteurs fameux de l'hôtel de Bourgogne ou du Marais qui, d'un rôlet imposé par la malice ou l'envie d'un camarade, savent tirer des effets imposants et des triomphes inattendus, je résolus de m'appliquer si bien à remplir mon personnage, qu'il n'y eût personne qui ne remarquât ma manière de jouer comme le charme et l'éclat de ma voix. Il y avait justement en ce moment, dans la ville de Chinon, un bateleur qui faisait métier de montrer des bêtes, et qui menait avec lui quantité d'animaux féroces tels que tigres, ours et léopards, et même il possédait un vieux lion qui, ayant vieilli dans les foires et connu l'humanité à travers les barreaux d'une cage, n'avait plus trop de cruauté et se serait cru perverti de mettre la dent sur des êtres qu'il prisait si peu. Je demandai à ce bateleur la grâce de me laisser entretenir son captif et moyennant que je lui payai d'abord à boire,--c'est à l'homme que je veux dire,--je pus librement parler à la bête. Elle n'aimait point les longs discours, et je craignis au commencement qu'elle ne fût muette, ce qui pouvait passer pour d'autant plus particulier que j'avais affaire à une femelle; mais je ne sais quelle inspiration m'ayant porté à lui présenter un petit miroir à main que j'avais coutume d'avoir dans ma poche pour rajuster mes boucles à l'occasion, cette lionne n'eût pas plutôt aperçu sa propre image dans le cristal qu'elle poussa un horrible cri, lequel, résonnant avec une violence inaccoutumée, porta la terreur dans le voisinage et la joie dans mon âme. Je le jugeai si naturel et si parfait que désespérant d'arriver jamais à imiter ce qui était inimitable, je me résolus incontinent d'amener cet acteur derrière la scène en le dissimulant sous quelque tapis pour lui faire prendre la parole au moment qu'il faudrait à la faveur de sa personne réfléchie. Ayant obtenu du bateleur toute licence par le moyen de quelques flacons, j'emmenai par la persuasion d'un quartier de viande et d'une bonne corde le meurtrier de Pyrame au tripot dans lequel se tenait la tragédie. Personne ne nous ayant vus, nous nous tînmes cois derrière la toile du fond jusqu'au moment pathétique où la déplorable Babylonienne voit la figure affreuse du lion à la place de celle de son amant; présentant alors brusquement la glace au Néméen, j'obtins le plus furieux hurlement qui ait jamais retenti dans les déserts de la Lybie, sur les rives de l'Euphrate ou même dans un théâtre, tant que j'en demeurai moi-même un moment dans l'épouvante. Dès que j'eus repris mes sens, je me hâtai d'entraîner mon souffleur et de le ramener chez le belluaire, pressé que j'étais de revenir parmi les comédiens pour recevoir les compliments que ne pouvait manquer de me valoir une imitation si parfaite de la nature. Mais je fus dans la dernière confusion de m'entendre aigrement reprocher par le directeur et par mes camarades d'avoir fait manquer le plus bel effet par le défaut de force et de férocité de mon rugissement; Thisbé glissa même que c'était une pièce que je lui avais faite pour lui causer du dommage et M. de la Rapière jura qu'il avait cru entendre le braiement d'un âne au lieu de la voix du roi des animaux. Je fus si transporté de rage en entendant les pauvretés de ces espèces que je demeurai en silence comme autrefois, dans les enfers, Ulysse à la vue d'Ajax et Didon en reconnaissant son perfide; mais, le soir, ayant eu le soin de prendre chez mon hôtelier un grand pot de grès plein de vin d'Anjou, quand le moment arriva où le lion devait faire entendre sa voix, j'embouchai ce pot,--après l'avoir vidé toutefois,--de telle manière que mon souffle aviné trouvant dans les flancs de cette amphore une capacité restreinte et pourtant sonore, produisit le plus épouvantable et le plus triomphant vacarme qui ait été ouï à Chinon et peut-être ailleurs. Le ventre creux de la cruche parut avoir reçu tous les mugissements d'Eole qui, tourbillonnant et s'entrechoquant un moment dans cet étroit espace, s'échappèrent ensuite tumultueusement par le goulot et portèrent l'étonnement sur la scène et l'effroi dans la salle. On vit des maris s'enfuir en abandonnant leurs femmes, ce qui n'a rien d'extraordinaire, mais en oubliant leurs manteaux et leurs bonnets, ce qui est bien l'indice d'un esprit troublé; des braves laissèrent l'épée au fourreau, des marchands songèrent à la probité et des magistrats à la justice; une femme se tut! J'éprouvai beaucoup de contentement d'un succès si prodigieux, en même temps qu'un peu d'inquiétude sur les sentiments du sieur de la Rapière, dont il me sembla qu'on rompait les bancs un peu plus fort qu'il n'était coutume. Comme je sortais dans la rue pour laisser éventer un peu les fumées de cette gloire, je me trouvai mêlé à des gens qui fuyaient ou à d'autres qui, plus posément, mais en maugréant tout haut, sortaient du théâtre pour rentrer chez eux. Une dame qui passa près de moi, soutenue par le bras d'un cavalier, se plaignait qu'on l'eût froissée et que son corps de jupe eût été déchiré dans l'algarade et j'entendis son mari ou son galant lui dire: --Qu'il voyait bien que ce méchant baladin avait amené le lion du montreur, ainsi qu'on l'avait dit, au risque de faire dévorer toute l'assistance comme dans les jeux romains; mais puisque sa mignonne en avait souffert, il ferait bien voir à cet histrion comment on prend mesure avec un bâton sur un habit et que, pour la bête, il lui casserait la tête d'une pistolade et qu'il ferait de sa peau un tapis pour le lit de sa dame. Je fus si outré de rage de ce que, quand le lion parlait pour moi, on le mit à mon compte et que quand c'était moi-même on le mît au sien, que, sortant de l'ombre et tirant mon épée, je m'écriai: --Voici le baladin et la bête, seigneur croque-plumet, et pour la peau, vous n'avez qu'à la venir prendre sans tant vous émouvoir la bile. A ces mots et à cet aspect, le matamore parut plus pâle et plus tremblant qu'un patient qui voit la roue ou qu'un débiteur qui rencontre son créancier, et la dame, considérant son trouble et jugeant par là mal de son courage en comparaison du mien, quitta son bras et le laissa s'enfuir, acceptant ensuite que je lui donnasse la main pour rentrer à sa demeure qui n'était pas fort éloignée. Et ainsi, à quelques jours de là, elle eut, comme le lui avait promis le cavalier, à sa disposition et convenance la dépouille et la soumission d'un lion, sans qu'il fût besoin pour cela de lui casser la tête, et l'on dit qu'elle en eut contentement extrême et satisfaction. V LE NABOT Mon second début dans la carrière comique fut marqué d'un événement qui d'abord aurait pu faire baisser la toile pour moi sur un dénouement un peu précipité; mais la faveur du ciel fit éclater en cette conjoncture la force efficiente de sa grâce. En arrivant à Nevers, nous trouvâmes qu'il y avait beaucoup de noblesse réunie dans cette ville parce que c'était le temps que les États s'assemblaient et que M. l'Intendant avait demandé pour le roi un don volontaire de trois millions. Comme cette volonté-là n'était pas celle de tout le monde, il y avait eu un peu de bruit et l'on avait pendu quelques croquants pour avoir fait les mutins. Mais cela ne faisait pas qu'il y eût moins de divertissements, de repas et de danses, comme si chacun eût dû être bien satisfait de faire un présent de si grande conséquence à un si bon prince et qui en avait besoin pour ses amours et le bien de l'État. Nous ne fûmes pas plus tôt descendus à l'hôtellerie et nos coffres n'étaient pas encore tout à fait déchargés du chariot qu'on vint nous demander de jouer le soir même parce que Mme l'Intendante aimait passionnément la comédie et qu'elle était bien aise de donner ce divertissement-là à quelques personnes de qualité et peut-être par là d'occuper les esprits des députés qui, attentifs aux désastres de Sophonisbe ou de Polyeucte, le seraient moins à celui de leur bourse qu'on voulait mettre à mal et qui était la seule raison pourquoi on les avait réunis. Nous fûmes à ce coup dans la plus grande confusion du monde, parce que le sieur Mirobolan, qui faisait chez nous les matamores et les héros, personnages qui ont entre eux de la ressemblance à la ville comme au théâtre, s'était vu retenir à Chinon par une petite difficulté qui était que les archers de la maréchaussée avaient eu l'indiscrétion d'ouvrir son porte-manteau et l'indignité d'y trouver quelques larcins par lesquels ce tranche-montagne avait signalé son industrie. De jouer l'_Illusion comique_ de M. Corneille sans capitan gascon ou le _Penthee_ de M. Mairet sans roi de théâtre, il n'y avait pas jour d'y songer, encore que M. de la Rapière protestât qu'il avait représenté une tragédie à lui tout seul et qu'il fallait être de grands sots pour s'arrêter à si peu que cela. Du temps que j'étais écolier, j'avais lu avec tant de furie la comédie de M. Scarron qui est appelée _Don Japhet_, que j'en savais par coeur tous les rôles et que j'aurais pu en tenir tous les personnages, depuis Léonore jusqu'à Foucaral; mais j'avais surtout étudié en perfection celui de cet extravagant et burlesque _Cacique des fous_, seigneur d'Arménie par la descendance de Noé et cousin de l'empereur par la parenté qu'ont ensemble, à ce qu'assure Démocrite, la marotte et le sceptre. Je dis à notre directeur que c'était une affaire finie et qu'il pouvait faire état de moi pourvu que nous ayons une heure pour nous recorder. Il parut d'abord confondu de mon audace, mais je lui fis bien voir par l'enflure de mon débit et l'extravagance de mes gestes que j'aurais pu faire la partie avec les plus fameux comédiens de l'hôtel de Bourgogne, et là-dessus il se résolut de donner le soir même la pièce de M. Scarron, telle qu'elle fut représentée devant le roi sur le théâtre de la grande salle des machines aux Tuileries, mais sans cavalcade à la fin, parce que nous n'avions pas les moyens de louer un si grand nombre de chevaux. Me voilà donc drapé dans le manteau de don Japhet et me panadant sur les tréteaux au milieu des fauteuils des seigneurs qui faisaient parfois plus de bruit que nous en ouvrant leurs tabatières, frappant de leurs cannes ou simplement s'appelant au travers de la scène. C'était une comédie qui brochait sur l'autre et le parterre ne témoignait pas qu'elle lui déplût, mais au contraire se divertissait parfaitement sur le compte de ces petits-maîtres, en criant tout haut leurs noms, leurs dettes et les maîtresses qu'ils avaient ou qu'ils se donnaient. Il y avait au premier rang un gentilhomme nommé Le Tourneur de Beaupréau qui se trouvait être l'ami de celui avec lequel j'avais si bien figuré le lion dans la ville de Chinon. Ce M. de Beaupréau était si mal fait qu'il aurait paru impossible de ne pas rire en considérant sa grosse tête et son petit corps, si l'on n'avait su qu'il était aussi méchant et aussi bon spadassin qu'il paraissait laid, ce qui rendait les railleurs fort circonspects. Ma mauvaise étoile voulut que ce brutal fût très ignorant des choses du théâtre ou que son esprit brouillé de vin au sortir de table ne démêlât pas bien le vrai du faux, car au plus beau moment et quand don Japhet exerçant, comme il dit, sa vertu carminante, chante: Amour, nabot..... cet enragé, déjà prévenu contre moi par les discours ou les lettres de l'autre et persuadé que j'avais voulu lui faire pièce et le désigner aux ris de la foule, prit si bien ses mesures que sa longue canne ajustée entre mes jambes me fit tomber en même temps qu'un hémistiche et que j'aurais piqué du nez par-dessus les chandelles sans don Alphonse qui me retint. Cela fit une grande rumeur dans le tripot et la pièce s'acheva dans un chaos de gens qui criaient, qui s'injuriaient ou qui battaient des mains. Dès que j'eus débarbouillé ma figure du blanc et du rouge dont j'étais affublé, je fis diligence pour sortir dans la rue où j'avais dessein d'attendre M. de Beaupréau et de lui demander satisfaction pour l'injure qu'il m'avait faite. J'étais si transporté de rage d'avoir été interrompu au plus bel endroit que je ne songeai pas un instant au danger de me mesurer avec un escrimeur aussi habile et que, l'ayant suivi adroitement jusqu'à ce qu'il fût démêlé de la foule, je l'abordai en tirant l'épée et en lui criant de défendre sa vie que j'allais lui prendre en récompense de l'honneur qu'il m'avait ravi. Mais, cet homme, me considérant d'un air froid des pieds à la tête, m'assura fort posément: --Qu'il jugeait que j'avais besoin de quelques grains d'ellébore et qu'il fallait que je fusse bien fou d'imaginer que M. Le Tourneur de Beaupréau, baron d'Hornans, accepterait le combat singulier avec un histrion. J'avais prévu le détour et j'avais pris soin d'emporter la feuille que le receveur des aides m'avait donnée autrefois et qui prouvait ma qualité de noble en m'exemptant de la taille; sortant donc ce brevet d'entre les aiguillettes de mon pourpoint, je le tendis en silence à ce nouveau juge d'armes qui, l'ayant lu avec beaucoup de soin, me le rendit en faisant un grand salut et en disant: --Cela étant, Monsieur, et puisque je vois bien que vous êtes gentilhomme, je vais avoir l'honneur de vous tuer. --Monsieur, lui répondis-je, l'honneur sera pour moi. Dans l'instant, nous nous abordâmes avec une furie si grande et si peu calculée que mon épée passa par-dessus la tête du nain pendant que la sienne me glissait entre les jambes, de sorte que massacrant l'air tous deux nous tombâmes pêle-mêle dans le plus triomphant désordre qui ait jamais troublé un duel d'honnêtes gens. En ce moment des flambeaux s'allumèrent au bout de la ruelle où nous nous trouvions et dès que nous eûmes vu luire des armes et flotter des plumets, nous connûmes que c'était Mme l'Intendante qui rentrait de faire le médianoche et qu'il y allait de notre tête à dégainer ainsi malgré les Édits. Nous étant donc relevés d'une commune sympathie, chacun de nous ne songea plus qu'à s'enfuir. VI LE PHILTRE Le récit de mon combat contre M. Le Tourneur ne se fut pas plus tôt publié par la ville avec des circonstances nouvelles et qu'on inventa, que la curiosité de voir un comédien gentilhomme, ce qui n'était pas alors aussi commun qu'aujourd'hui, fit affluer une si grande multitude dans le Tripot où nous donnions nos représentations, qu'il y eut un portier de tué par la presse, ce qui est la mesure et comme l'expression la plus parfaite du triomphe et de la gloire pour une troupe comique. Devant que les chandelles fussent allumées on se battait déjà autour de cette même hallebarde que j'avais autrefois tenue dans le désert; et pour la chambre des comédiennes, elle était pleine des plus échauffés godelureaux de la ville qui attendaient là d'aller bien gêner le spectacle avec leurs fauteuils, leurs cannes, leurs canons et leurs perruques, en encombrant déjà de leurs propos et de leurs gestes, Zerbine, Doralice et jusqu'à l'Angélique occupées à ranger leurs hardes, à tourner leurs cheveux et contraintes avec cela de se défendre, qui du peigne, qui du pied, qui d'un soufflet, qui de la dent, contre les entreprises de ces galants de province. Il n'y en n'avait pas un qui n'eût bien fait la débauche avec Saint Aignan ou Soyecourt, qui n'eût dit son fait à Saint Evremond ou perdu un bon ami dans Voiture. Il semblait que tous ces gens-là fussent venus en droiture de la cour et qu'il sortissent du petit lever. Cependant aucun d'eux, je pense, n'avait essayé le voyage de Paris et s'ils parlaient de ces choses, c'était comme on le fait pour le Prêtre-Jean ou l'Empereur du Cathay, par ouï dire ou pour les avoir étudiés dans des livres d'auteurs qui souvent eux-mêmes n'ont jamais vu l'évêque d'Éthiopie, ni le souverain de la Chine. Un petit homme, qui me parut assez bien fait et qui se nommait Roquebrune du nom d'une terre qu'il avait à quelques lieues de Chinon, me tira à part après la comédie et me dit qu'il voulait me bien traiter pour la considération et l'estime particulière qu'il avait conçues à mon endroit; et véritablement, m'ayant mené dans la meilleure hôtellerie de la ville, il commanda que l'on servît des perdrix et un chapon avec force bouteilles, de sorte que nous commençâmes insensiblement à nous entretenir plus librement et qu'à la fin, ayant pris courage dans la bonne chère, il me proposa de boire à la santé des comédiennes; ce qu'il fit, tête nue, et avec un si grand transport que les flacons et les verres en tremblèrent et que la servante accourut. L'ayant congédiée assez brutalement le sieur de Roquebrune me fit entendre que son coeur était touché des grâces de Zerbine, qu'il était blessé à mort et que c'était une affaire faite, qu'il n'y avait plus pour lui qu'à dire serviteur à l'existence s'il n'était mis en possession de cette merveille. Un tel discours s'adressant à moi pour qui Zerbine était aussi chère qu'elle était sage, pensa attirer sur la face du vaurien une grêle de soufflets bien appliqués; mais faisant réflexion que c'était assez d'une querelle tous les deux jours, je retins ma juste fureur et lui répondis que je croyais que cette soubrette était honnête fille, et que le plus sûr pour lui était de se pendre d'abord si vraiment il ne pouvait supporter la vie sans elle. Là-dessus, ayant pris un maintien mystérieux et compassé, ce sacripant me confia qu'il savait d'ailleurs que cette fille avait de la vertu et que les galants près d'elle ne faisaient que blanchir, mais qu'il avait acquis d'un certain marchand d'orviétan, lequel passait pour très expert dans l'art de magie, un philtre composé de plantes si subtiles et choisies de telle manière, qu'une vestale elle-même serait enflammée d'amour après avoir goûté à ce breuvage et qu'il avait jeté les yeux sur moi pour mêler adroitement cette drogue au vin de Zerbine et par ce moyen la mettre à sa discrétion. Retenant encore ma fureur en présence d'un si lâche et si méchant dessein, je lui observai posément que le suc de ces herbes pouvait fort bien donner la mort aussi bien que l'amour, et qu'il y avait conscience pour lui à en courir la fortune avec une personne qu'il aimait; que le plus sûr était d'en faire prendre à quelqu'un qui ne fût pas de conséquence et d'attendre le succès; que cette servante qui avait dressé notre table et porté nos plats paraissait la plus propre du monde à cela, et qu'il n'y avait qu'à l'appeler et à lui faire boire cette potion amoureuse pour voir l'effet. L'idée plut au sieur de Roquebrune qui, versant quelques gouttes d'une fiole dans le fond d'une tasse qu'il remplit ensuite de vin, dit à cette maritorne d'un ton fort doux, qu'il voyait bien qu'elle était lasse et qu'il lui fallait prendre des forces pour satisfaire son maître. Cette pauvre créature, touchée d'un discours si nouveau et d'une honnêteté qu'on n'avait pas trop accoutumé d'avoir pour elle, fit de grands remerciements et avala la boisson d'un air de contentement extrême. C'était la plus laide guenon qui se put voir, avec des cheveux mêlés de paille, un emplâtre sur l'oeil et le nez tourné d'une façon à recevoir la pluie; pour des dents, elle montrait assez qu'elle en avait, car il sortait de sa bouche des perles de jais d'un si beau noir qu'elles auraient pu servir à broder un habit de deuil. Cette beauté n'eut pas plus tôt bu de ce vin que, soit qu'elle eût cru voir dans cette sollicitude de Roquebrune la marque d'une passion qui se déclare, soit qu'effectivement le vendeur de mithridate eut composé un philtre véritable et de bon aloi, la pauvre guenon se mit à faire à son empoisonneur des caresses et des protestations d'amour, telles que nous en demeurâmes un moment dans la dernière consternation. Du seul oeil qu'elle possédât, elle roulait des oeillades assassines qui devaient transpercer les coeurs, et ses lèvres faisant les friponnes sur les chevaux de frise de ses dents, dessinaient les mines les plus galantes du monde. Avec cela, et non satisfaite de ces muets truchements, elle y ajoutait les discours les plus tendres et les plus passionnés, auprès desquels ceux de l'Astrée eussent paru pétris de glace et languissants. Notre homme, maudissant le prompt succès de son spécifique sortit, comme s'il eût eu Tisiphone à ses trousses; mais la belle éplorée s'attachant à ses pas commença de le poursuivre à travers les rues, en l'appelant avec des cris si déchirants que le guet s'éveilla et que le veilleur de la cathédrale, encore un peu hébété sans doute du vin qu'il avait bu à son souper, se mit à sonner le tocsin comme au temps des Espagnols. Les fenêtres des bourgeois s'ouvraient sur le passage de cette fuite hurlante, et les rues s'allumèrent de flambeaux tenus par les archers sortis en chemise; si bien que ce tendre pourchas se continuant à la lumière des torches, toute la ville put voir le sieur de Roquebrune mené comme un cerf par cette amazone. --Fi du vilain qui fuit devant sa mignonne! --Voyez comme cet ingrat ne s'arrête pas, quand elle l'appelle du nom de trésor! --Il faut que cet excommunié soit bien dépourvu de sentiment pour ne point répondre quand une femme lui montre une tendresse à la vérité indiscrète, mais bien véritable. Au milieu de ces propos et parmi ces lumières, Roquebrune fuyait toujours, ayant cette ménade à ses chausses. Il doit courir encore, car on ne le revit jamais à Chinon. VII L'INJUSTE TRÉPAS A mesure que je suivais la troupe comique où m'avaient engagé les yeux de la soubrette, j'éprouvais insensiblement un sentiment qui devenait plus pur à mesure qu'il était plus vif pour cette jeune personne, parce que je remarquai que, malgré son humeur enjouée et libre, elle avait de la vertu et montrait autant d'honnêteté sur les planches qu'une demoiselle de condition sous l'aile de sa mère ou à l'ombre de quelque cloître. Comme je venais de jouer dans le _Dépit amoureux_, et que je me hâtais de passer derrière le théâtre pour déposer ma souquenille de Gros-René, j'entrai un soir dans la chambre des comédiennes, qui était pleine des plus impertinents fâcheux de la ville, et je vis Zerbine tout habillée sur son lit et tenant une manière d'appartement, comme auraient dit les courtisans de Versailles, et tellement entourée par ces provinciaux, grands parleurs, qu'elle semblait disparaître parmi cette cohue et s'évanouir au milieu de ce tumulte. Zerbine avait l'art de tenir à distance ceux qui se montraient trop empressés en paroles et en action, sans cependant les refroidir et les mortifier par un accueil incivil et brutal; je fus cependant si transporté de fureur à cette vue, que je balançai un moment si je mettrais l'épée à la main pour dissiper cette canaille et demeurer seul maître du terrain. Zerbine qui, dès mon entrée, avait jeté les yeux sur moi et m'avait fait connaître par ses regards qu'elle était contente de me voir, n'eut pas de peine à démêler les mouvements qui m'agitaient et, m'ayant commandé par signes de m'approcher, elle sut m'interroger avec une si aimable vivacité sur le personnage que je venais de faire et la manière dont je m'y étais pris pour en rendre le caractère, que les fâcheux cajoleurs, enragés de voir qu'elle prêtait plus d'intérêt aux discours d'un comédien qu'à toutes leurs fades protestations, s'en furent les uns après les autres, pensant la laisser bien quinaude de leur subit abandon; de sorte qu'en moins de rien, par l'artifice et le manège vertueux de cette fille d'esprit, je demeurai seul et sans bagarre en une place que j'avais été tenté de conquérir en bravant les édits du roi. J'étais cependant si échauffé par cette vision de mon imagination jalouse, que j'en pris sujet pour déclarer à Zerbine la violence et l'ardeur d'une passion que je ne lui avais, jusque-là, laissé connaître que par mes regards et mes soupirs. Je dis à cette charmante fille que j'étais résolu de la soustraire à la vie comique, pour laquelle on voyait bien qu'elle n'était point née, et que pour peu qu'elle ne sentît pas d'éloignement à mon endroit, j'avais dessein de l'enlever à cette troupe où je savais que le sieur de la Rapière, le directeur, faisait état d'un certain contrat pour la retenir, et que je la conduirais au château de Lafontette, où nous nous marierions devant le chapelain. J'entendais par ces deux termes, la maison de mes parents et le curé du lieu, mais quelques fumées d'ambition qui me venaient plus de mon grand'père, le bourgeois, que de mon père, l'anobli, m'obligeaient parfois à grandir les choses ou les personnes qui avaient rapport à ma seigneurie. Zerbinette voyant que j'en usais de la sorte avec elle, et touchée d'un langage qu'elle n'avait pas été trop accoutumée à entendre, m'avoua, avec une merveilleuse rougeur, que, loin de demeurer indifférente à l'attachement que je faisais paraître pour elle, elle pouvait me confesser, parce qu'elle voyait l'honnêteté de mes vues, que ses sentiments étaient d'accord avec les miens et qu'il n'y avait rien qu'elle eût tant à coeur que de quitter la compagnie des comédiens, et de me suivre où je voudrais. Nous convînmes aussitôt que je ferais l'acquisition, pour elle, d'un habit de cavalier, que nous jugeâmes mieux fait qu'un ajustement féminin pour une entreprise un peu aventureuse de fuite et, m'étant rendu chez un fripier qui logeait proche notre hôtellerie, je m'y procurai un vêtement complet, d'un drap encore fort propre, avec le manteau et l'épée, dont je fis un paquet que je portai au tripot des comédiens, sous couleur de me faire brave, pour jouer le personnage de Dorante, du _Menteur_, que j'étudiais dans le moment. Je donnai à Zerbine un chapeau qu'on était accoutumé de me voir porter à la ville et qui était remarquable par une plume d'une longueur prodigieuse. Comme la belle enlevée était à peu près de ma taille et qu'elle pouvait suppléer à ce qui en manquait par ses chaussures à hauts patins, j'avais imaginé ce stratagème de lui faire imiter mon allure et mon apparence, tandis que je la suivrais sous la livrée d'un certain grison que j'avais depuis peu et dont je contrefis heureusement la trogne par le moyen d'un nez de carton que je m'appliquai sur la figure. Étant ainsi équipés, nous sortîmes tous deux, Zerbine agitant les bras et tendant le pied de la façon qu'elle m'avait vu faire et moi par derrière avec les mines d'un garçon un peu pris de vin, comme il n'arrivait qu'un peu trop souvent à mon maraud de laquais. Je voulais aller à la maison de poste et y attendre le jour, qui venait vite en ce moment, pour prendre des chevaux et gagner pied, laissant nos hardes en butin à nos camarades; et le projet, qui n'était pas trop mal machiné, eût sans doute eu le succès que j'attendais si le destin n'avait conduit nos pas devant certain cabaret où l'on menait grand bruit et d'où sortaient précisément deux gentilshommes qui me parurent assez échauffés par les grands coups qu'ils avaient bus. L'un d'eux, apercevant Zerbine, à la faveur d'une torche portée par un valet qui le suivait, et trompé par les airs qu'elle copiait trop exactement, s'approcha d'elle en jurant et en disant que c'était là ce faquin de Bellefleur, cet histrion qui, l'autre jour, l'avait désigné sur la scène aux rires du public en contrefaisant ses façons et ses discours, et qu'il allait lui faire voir comment un hobereau--puisque c'était ainsi qu'on l'avait nommé--savait tirer vengeance d'un bateleur. En disant ces mots, M. Le Tourneur de Beaupréau tira sa rapière et j'allais me précipiter pour détourner sur moi les effets de sa colère, mais je me sentis soudain arrêté par les mains de l'autre gentilhomme et du porteur de torche qui s'écrièrent que le serviteur n'avait pas besoin de se mêler à la querelle du maître et, comme je me débattais en protestant que j'étais Bellefleur, ils m'enfoncèrent dans la bouche un baillon si rude qu'il me cassa deux dents, pendant que, d'autre part, ils me maintenaient d'une courroie, de manière qu'il ne me resta plus que mes yeux pour voir et mon âme pour déplorer le malheur funeste qui leur fut offert. Je vis l'offenseur s'approcher de Zerbine et, lui serrant fortement la main par défi, lui dire à l'oreille quelques mots qui la firent se redresser et me jeter, de côté, un coup d'oeil perçant dont je ne démêlais pas bien l'expression. Aussitôt, faisant un pas en arrière, elle mit son épée à la main et, dans cet instant, le forcené la chargeant avec la dernière furie, nous ne distinguâmes plus qu'un mouvement confus de lames et de corps, sous les fumeuses clartés du résineux flambeau, jusqu'à ce que ma chère beauté, laissant tomber son arme, fit un grand soupir et s'affaissât sur les genoux. Les autres, voyant cela, se mirent en devoir de fuir, non sans avoir eu la charité de me délier, et je pus courir jusqu'à la blessée qui gisait tout de son long sur le pavé. Elle avait un grand coup d'épée tout au travers du corps et mon désespoir fut extrême en reconnaissant, à des signes certains, qu'elle était sur le point d'expirer. Cependant mes soins et les larmes dont j'arrosais son visage la firent revenir à elle et ouvrir un instant les yeux. Repoussant alors mes embrassements, elle me dit d'une voix gémissante: --Qu'elle était bien heureuse de mourir à la place d'un infidèle comme moi et pour détourner le coup fatal qui lui était destiné. Comme je n'entendais pas ce discours que je crus dicté par l'égarement de la fièvre, elle ajouta avec plus de force encore: --Cet homme, avant de m'attaquer, m'a dit, croyant que j'étais vous, que ce n'était point par vengeance de l'avoir moqué qu'il en voulait à votre vie, mais pour l'amour de cette dame que son ami aimait et avec laquelle vous aviez eu dernièrement commerce. J'ai bien vu que ce discours me causait plus de peine qu'il n'était nécessaire et, dans ce moment, sentant que je ne pourrais ni vous pardonner cette injure ni cesser de vous aimer, j'ai résolu de le laisser dans cette erreur qui, d'ailleurs, vous sauvait de sa furie, et de ne défendre pas une vie qui n'avait plus de charme pour moi puisqu'elle ne s'emploierait plus à vous estimer uniquement. Je sens, au contraire, quelque douceur à la perdre, en songeant que mon sang répandu empêche le vôtre de couler et que je puis vous témoigner par là un amour que l'honnêteté ne m'avait pas permis de vous laisser connaître dans sa force et sa grandeur. Elle allait continuer de me parler et de me sourire, mais, se soulevant tout d'un coup comme pour chercher encore la lumière ou le souffle, Zerbine fit un petit cri, faible comme celui d'un oiseau ou d'un enfant, et, dans ce moment elle rendit l'esprit. Inconsolable d'avoir eu trop de part au coup fatal qui tranchait si inhumainement le fil de ces jours délicieux, je fis rendre à Zerbine les honneurs funèbres qui étaient dus à sa vertu et, disant adieu pour jamais au sieur de la Rapière et à sa troupe, je m'éloignai de ces lieux dont je ne pouvais plus souffrir ni détester la vue. Je résolus de me rendre à Paris qui m'apparaissait comme le lieu du monde le plus propre à faire éclater mon génie, et laissant définitivement aux mains du sieur la Rapière le maigre butin de mon coffre et de mes hardes, je me crus sage de m'en tenir comme un philosophe de l'antiquité à ce que je portais avec moi, j'entends une assez longue trousse de cuir qui contenait plus d'écus que de louis, mais que je jugeai pourtant assez lourde pour m'aider à faire légèrement le voyage. VIII L'OPINION DE CORNEILLE Sitôt que je fus à Paris, j'employai ces quelques pistoles que j'avais à me nipper comme un cavalier, car cette ville est celle du monde où il faut le mieux savoir paraître et rien n'est mauvais dans ce pays-là pour l'estomac que de n'avoir pas dessus bien des dentelles et des rubans. Pour ce qui est du dedans, c'est affaire à Dieu et à vous et tel qui mâche un cure-dent d'un air fier n'a souvent pas plus rompu le jeûne qu'un bernardin, j'entends de ceux qui observent le carême ou qui ont envie de devenir prieurs. Comme j'avais résolu de m'habiller en gentilhomme à la manière des comédiens de la capitale, je pris sur mon avarice licence de faire venir un fripier que mon hôte me donna pour honnête homme et qui effectivement me protesta qu'il aimerait mieux trépasser aussitôt que de surfaire d'un écu, d'où je conjecturai par la suite qu'il était bon chrétien et bien préparé à la mort. Je choisis un habit galonné, un chapeau brodé avec un beau point d'esprit, un baudrier doré et une épée, des bas de soie et des gants de senteur. Toute cette friperie venait d'un traitant qui avait voulu faire l'homme de qualité et qui était redevenu commis par le conseil de son boulanger. Quand je fus équipé de la sorte, c'est-à-dire comme un grand seigneur ou comme un comédien, je sortis pour aller promener mon bel air dans les galeries du Palais-Royal qui sont un endroit merveilleux par la quantité du monde qui s'y assemble et l'éclat que chacun y fait paraître. Je vis là des marchands qui vendaient de bons collets d'ouvrage et d'autres de méchants livres, je vis des laquais qui couraient après leurs maîtres et des maîtres qui couraient après la fortune, je vis des femmes jeunes qui étaient trop fardées et des vieilles qui ne l'étaient pas assez, je vis, en un mot, ce que la foule offre de meilleur et de pire et, comme il y avait apparence que le pire était en proportion plus grande, je jugeai que je me trouvai au centre et quasi dans l'ombilic d'une grande cité et d'un grand peuple. Cependant je n'oubliais pas une profession qui m'était chère et que je tenais pour la plus belle du monde et, comme il faut toujours que nous jouions la comédie ou que nous la voyions jouer aux autres, mon premier soin fut de me rendre vers la rue Mauconseil où il y avait déjà une grande foule, parce qu'on devait donner ce soir-là la tragi-comédie du _Cid_ de M. de Corneille et qu'il y avait toujours un grand concours de public pour les ouvrages de cet auteur-là. Mais que devins-je quand j'entrai dans cette salle d'une ordonnance magnifique, entourée d'un rang triple de loges richement tapissées d'étoffes, les unes ouvertes, les autres grillées de barreaux! J'admirais ce grand vaisseau de bois peint et doré éclairé par une brillante roue de chandelles d'une manière qui ne peut être surpassée; je considérais cette assistance si différente de celle qui remplissait les granges ou les tripots de paume où j'avais paru jusqu'alors; j'étais confondu d'admiration et plein de respect pour mon petit écu à qui j'étais redevable de si belles choses. Je passai d'abord entre deux files d'archers qui se tenaient devant la porte et qui me firent souvenir, pour en rire, de notre portier de province avec sa hallebarde et ses moustaches. J'aperçus alors le comédien qui était ce soir-là de semaine à la porte de la comédie et qui paraissait comme une enseigne parlante de la pièce qu'on allait représenter. Cet homme figurait d'ailleurs assez bien par sa stature la forme d'un sac avec deux bras, et par sa face, celle d'une meule avec deux oreilles; de sorte que l'on pouvait douter lequel de ces deux attributs du meunier était l'un sur l'autre ou l'autre sur l'un. De temps en temps, tout en haranguant l'assemblée et en célébrant le mérite du poème et le sublime des acteurs, il montrait au suisse quelque clerc ou quelque écolier qui s'efforçait d'entrer sans cracher au bassinet, et j'observai que ce n'était point comme dans nos campagnes des oeufs, des poulets ou quelque jambon dodu qui servaient à livrer passage, mais de bonnes livres ou tout au moins des sous bien sonnants; ce qui ne fit qu'augmenter ma vénération pour l'illustre compagnie et pour ce gros comédien, Montfleury, qui la faisait éclater là dans toute sa gloire. Malgré mon habit de gentilhomme, mon épée, ma canne et mes canons godronnés, je ne songeai point à me faufiler parmi les seigneurs qui étaient assis dans des fauteuils sur la scène, mais m'étant glissé dans une loge fort obscure, je fus satisfait de n'y trouver qu'un homme qui m'aurait paru de condition si son extérieur n'eût été négligé à l'extrême. A la lueur des chandelles, il me montra un visage assez agréable et des yeux pleins de feu; il me rendit mon salut avec une certaine et fière grâce dont je sentis aussitôt tout le prix. On commença de jouer l'admirable poème qui a mérité d'être mis en balance avec les ouvrages des anciens, et le public aussitôt témoigna par son silence et son attention qu'il entrait dans les sentiments que cet esprit magnanime a prêté à ses héros. Même les seigneurs qui étaient sur la scène cessèrent un moment de tourmenter leurs cannes et de tourner leurs boucles. Pendant les entractes, je liai conversation avec mon voisin et, tout transporté encore de ce que je venais d'entendre, je lui exprimai ce que me dictait le démon qui s'était emparé de moi en écoutant ces vers. L'inconnu, secouant la tête, me dit qu'il voyait bien que j'avais du goût pour le sublime, mais que cette tragi-comédie offrait bien des licences qui pouvaient nuire à la beauté de l'ouvrage; que, premièrement, l'auteur avait placé son sujet dans une époque barbare au lieu de choisir, comme il convient, le temps des Romains et des Grecs, qui est plus propre que tous les autres à faire éclater les grands sentiments; que le principe des unités n'était pas trop bien observé et qu'Aristote trouverait à reprendre à une action dont la durée dépasse évidemment les vingt-quatre heures, quelque soin que l'auteur ait pris pour s'efforcer de l'y resserrer; que l'unité de lieu n'est pas non plus telle qu'elle doit paraître pour s'accommoder à la sévérité de la règle, puisque le lieu particulier change de scène en scène, et tantôt c'est le palais du roi, tantôt l'appartement de l'infante, ou la maison de Chimène, ou une rue. Il parlait lentement et comme à regret, et même sa prononciation n'était pas tout à fait nette, de manière que sa pensée semblait plus gênée que servie par sa langue; mais il me vint à l'esprit que dans l'obscurité où nous étions, et avec un inconnu, cet homme goûtait un plaisir qu'il ne se donnait pas à l'ordinaire, de laisser paraître son sentiment sur ces matières. Après la comédie et après avoir un peu attendu que la foule sortît, nous nous levâmes ensemble, et comme nous traversions les couloirs, je remarquai que les gens du théâtre, jusqu'aux valets des comédiens et aux moucheurs de chandelles, saluaient bien civilement l'homme que j'accompagnais, encore qu'il reçût d'une manière assez brusque ces honnêtetés. J'en conclus qu'il était de ces gros marchands qui ont accoutumé de fournir aux comédiens les étoffes, les cires ou autres objets nécessaires à l'exercice de notre profession et qui sont d'autant plus vénérés dans un théâtre que le directeur leur doit plus d'argent. A en juger par les honneurs qu'on lui rendait, mon voisin de loge devait avoir de quoi prendre sentence contre tout le chariot de Thespis. Quand nous fûmes dehors, il me serra fortement la main et me dit: --Ah Monsieur, ces règles sont une considérable incommodité dans la tragédie, et tel qui s'y conforme aujourd'hui verra par cette observation même le plus beau de son génie glacé et comme garrotté entre des liens indestructibles. L'auteur espagnol n'est pas si dominé par une loi absolue, et l'on dit que les Anglais ont pu s'en affranchir ou qu'ils n'y furent jamais soumis. Cependant, monsieur, le goût du public et l'opinion des lettrés est pour cet esclavage, et on l'a bien vu par les observations qu'a faites M. de Scudéry, dont le nom a bien la mine de devenir immortel, et les sentiments que donna l'Académie qui l'est dès à présent. Aussi M. Corneille est peut-être un faquin, puisque M. Conrard le pense et que M. de Balzac lui-même, du fond de sa province, l'écrit. Je ne laissai pas ce discours se poursuivre, et tout enflammé encore par les grandes actions que je venais de voir, et saisi de cette sainte colère qu'on dit que Moïse eut parfois (cette comparaison-là est un peu forcée), je m'écriai: --Qu'il fallait sur le champ rétracter un mot si affreux et indigne du grand homme dont nous parlions, sinon que mon bras tirerait vengeance de cet affront. J'avais mis, en parlant ainsi, l'épée à la main, et je m'en escrimais d'une façon d'autant plus triomphante que ce Zoïle me paraissait assez débonnaire; mais cet homme, sans se déconcerter, me dit: --Je vous suis obligé, Monsieur, de pousser jusqu'à une fureur de meurtre le sentiment que vous avez pour cette oeuvre tragique, mais je ne saurais vous rendre raison ni changer de maxime... --Et pourquoi donc, Monsieur? demandais-je avec emportement. Il me répondit avec une grande douceur: --C'est que c'est moi, Monsieur, qui suis M. Corneille. IX MOLIÈRE INQUIET A quelque temps de là, je fus au Petit-Bourbon, où, quand les Italiens ne jouaient pas, une nouvelle troupe de jeunes comédiens donnait des pièces de Molière, qui était venu comme moi de la province, avec cette différence qu'il en avait rapporté de bonnes espèces et de bonnes nippes et qu'il n'était pas contraint de s'adresser au fripier pour s'habiller comme les gens de qualité. Il n'y avait rien qui fût si petit que le Petit-Bourbon. Le théâtre était de dix-huit toises de longueur sur huit de largeur, au bout de laquelle il y avait encore un demi-rond de profondeur, le tout en voûtes semées de fleurs de lys. Le pourtour était accompagné de colonnes dans le goût antique, avec entre elles des arcades en niches fort propres pour s'asseoir à l'écart, quand on ne veut point paraître. Toute la lumière était de quelques chandelles dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries; mais comme on avait remarqué qu'elles n'éclairaient les acteurs que par derrière et un peu sur les côtés, ce qui en faisait comme des ombres noires, on avait eu l'idée de composer des chandeliers avec deux lattes mises en croix et portant chacun quatre chandelles, pour être placées sur le devant du théâtre. Ces chandeliers se haussaient et se baissaient par le moyen d'une corde pour les allumer et les moucher. Cela faisait un luminaire assez magnifique, et je ne pense pas qu'il soit surpassé jamais, sauf peut-être à la cour[1]. [1] Ce n'est qu'en 1719 que le financier Law donna de l'argent à l'Opéra, pour qu'il n'y eut plus que des bougies au lieu de chandelles. (_Journal de Dangeau._) La symphonie était ce soir-là d'une flûte et d'un tambour avec deux violons. Cette fois, je ne balançai pas à faire état de ma profession pour passer de l'autre côté de la scène, jusques en une chambre qui était pleine de ceux qui se disposaient à jouer dans la comédie et aussi de quelques marquis assez échauffés, à ce qu'il me parut, et si empressés autour des tables où les comédiennes achevaient de s'arranger, qu'elles pouvaient à peine trouver assez d'espace à leurs mains pour peigner une boucle ou mettre leur rouge. Je remarquai une jeune personne qui se démenait fort au milieu de galants à toute outrance, sans plus s'offenser de leurs assauts que si c'eût été jeu d'abeilles, contente d'écarter les plus enragés de quelque coup de pied ou d'un bon soufflet à propos. Elle était petite et bien faite, avec je ne sais quoi dans l'air et les façons qui sentait le robin, et véritablement, comme les deux Béjart ses frères et Madeleine sa soeur, elle était fille d'un procureur au Châtelet, qui ne donnait pas sans doute autant d'attention à ses enfants qu'à ses sacs de procès. On disait dans la chambre que c'était cette Armande dont Molière était affolé et elle devait jouer ce soir-là, dans l'_École des Maris_, ce personnage fidèle de Léonor, qu'elle ne tint pas trop bien dans la vie. C'est alors que je vis Molière; il se tenait assis sur un coffre, branlant les jambes, et si enfoncé dans sa rêverie qu'on eût cru qu'il était descendu au fond d'un abîme. Il avait les yeux fort creux, encore qu'ils regardassent d'une manière qui était aimable; le nez gros et long, avec de grosses lèvres, et la figure assez ronde. Dès que, m'étant approché, je me fus fait connaître de lui, il en usa le plus honnêtement du monde avec moi, m'entretenant avec un plaisir qu'on jugeait véritable de ses voyages comiques à travers la France durant près de cinq années et je vis bien qu'il regrettait ce temps-là malgré la pénurie et les hasards et malgré la fortune présente. Son discours étant venu sur les détails de la dépense pour une troupe comme la sienne, il me dit qu'il n'avait que onze personnes pour suffire à tout: six acteurs, quatre actrices et le gagiste. Il donnait à Saint-Germain, son portier, 3 livres 15 sous; à l'autre portier, Gilot, 3 livres 10 sous; à leur valet, 1 fr. 10; à un sergent et à douze soldats aux gardes, 15 livres; à Mme de l'Estang, la receveuse, 3 livres; à quatre ouvreurs de loges, 6 livres; aux sieurs Crosnier, ses décorateurs, 4 livres 10 sols; à quatre violons, 6 francs; pour les chandelles, 11 francs; pour les affiches rouges et noires et les afficheurs, 8 livres 4 sous; pour la collation pour la troupe, 1 livre; pour le valet commun, 1 livre, et pour les charités autant. Ces charités étaient à l'ordinaire pour les capucins, qui prenaient une manière de dîme sur les spectacles, et Molière me dit que c'était un droit un peu trop considérable pour de pauvres comédiens. Cependant on vint avertir qu'il fallait commencer, et je vis que Molière était bon directeur parce que, s'adressant à chacun de ceux de sa troupe, il leur enseignait d'un mot les caractères, le ton à prendre et la manière à faire. Il dit à l'Espy, qui représentait Ariste, de parler naturellement parce qu'il faisait le personnage d'un homme de bon sens, et que ce n'était pas le cas de prendre les airs d'un marquis, et à La Grange, habillé en Valère, de n'être pas trop fat puisque son rôle était celui d'un amoureux véritable, mais que d'ailleurs il n'avait rien à lui commander, ce qui me parut un grand compliment. Où je l'attendais, c'était aux Béjart, Madeleine et Armande; il ne manqua pas de leur donner quelques avis, mais l'expression qu'il mit à parler à la plus jeune eût paru la plus touchante du monde si l'obligation où il était de se vêtir en barbon, avec un pourpoint fermé bien long et des hauts-de-chausses bien serrés, n'avait fait de lui une manière de Géronte plus propre à mettre en fuite l'amour qu'à l'inspirer. L'air dont il quitta la chambre des comédiennes pour passer sur le théâtre marquait assez le dépit qu'il ressentait de laisser, pour un moment, sa belle au milieu des cajoleurs; et quand, étant moi-même allé me placer au parterre, je l'entendis tympaniser les muguets et les blondins, je connus qu'il parlait pour lui et qu'il faisait dire à Sganarelle ce que Molière pensait. A la fin Isabelle et Léonor montèrent sur le théâtre, et, mieux que dans la chambre où l'obscurité faisait du tort à la beauté, je pus voir de combien d'attraits cette Armande était pourvue. Elle jouait le rôle de Léonor, qui est une fille sage autant que belle, et sans écouter les propos des jeunes galants qui «lui paraissent fâcheux», suit l'inclination de son coeur pour un époux plus âgé. Isabelle, au contraire, forme des projets assez hardis, dans le dessein de se soustraire aux rigueurs d'un hymen qu'elle hait, et l'on voit bien que, par la suite, elle trouvera toujours le moyen de déjouer les verrous et les grilles et de montrer leur béjaune à ceux qui veulent assurer par là sa vertu. J'observais Molière sous son personnage de Sganarelle et je songeais que nul homme n'avait jamais avoué son sentiment par le dramatique comme ce poète le faisait là. Car, pendant qu'il parlait en jaloux, en bourru, en amant violent et infortuné, j'entendais, par la voix d'Ariste, son autre âme qui répondait et qui, manifestant la confiance et la résignation de son emportement amoureux, tâchait d'insinuer à Isabelle qu'il pensait Armande comme il souhaitait que fût l'honnête Léonor que, par un excès de prudence ou de badinage, il peignait sous des traits si opposés à ceux mêmes de cette comédienne. Sur la scène, dans un fauteuil, il y avait un seigneur qu'on me dit être le marquis de Moncontour. Il s'agitait, grondait un air entre ses dents, peignait sa perruque et faisait, de temps en temps, de grands éclats de rire, en haussant les épaules comme pour regarder le parterre en pitié. Il ne manquait pas non plus de louer tout haut, quand elle paraissait, les grâces d'Armande Béjart, sans s'occuper de Sganarelle qui pensa s'embarrasser à la fin, tant il était outré, dans ses transports amoureux du second acte. Je passai de nouveau derrière le théâtre après la comédie et je revis dans la chambre des comédiennes la même assemblée impertinente de galants. Molière attirant Armande dans l'angle le plus obscur lui disait à voix basse: --Vous n'avez pas assez exprimé, Mademoiselle Béjart, les sentiments que doit faire paraître Léonor et c'est de la sorte qu'il faut dire ces vers: ... Je préfèrerais le plus simple entretien A tous les contes bleus de ces diseurs de rien. Ils croyent que tout cède à leur perruque blonde, Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde Lorsqu'ils viennent d'un ton de mauvais guoguenard Vous railler sottement sur l'amour d'un vieillard... Mais la belle, tournant les yeux vers le marquis de Moncontour, n'écoutait pas trop les leçons de ce poète; de vrai, la voix de Molière n'était pas très assurée, et je pense que le parterre eût jugé ce ton-là trop naturel et sans assez d'enflure. X LES DEUX PENDUS C'est ce soir-là que j'eus l'honneur d'être présenté à M. le marquis de Moncontour comme ayant fait partie de sa troupe, quand j'avais M. de La Rapière pour directeur et que les yeux de la pauvre Zerbine servaient d'étoiles à ma route. M. de Moncontour fut bien surpris d'entendre qu'il avait une troupe de comédiens ordinaires ni plus ni moins que le Roi ou M. le Prince, et il me fit beaucoup d'interrogations sur ce que c'était que le sieur de La Rapière, comme il était fait et de quel pays il venait. Je satisfis de mon mieux ce seigneur en lui contant par le menu toutes les particularités que je savais touchant cet homme-là, que je pouvais peindre hardiment comme le plus grand fripon que j'eusse connu puisque je n'avais encore jamais été dans la société des traitants, et sur ce que je lui dis que La Rapière tranchait quelquefois du gentilhomme et parlait entre ses dents, de façon cependant qu'on l'entendît, de naissance illustre et de crédit à la Cour, le marquis eut quelque soupçon que ce put être le bâtard d'un fils que M. le marquis d'Aydie, son grand-père, avait eu d'une servante et qui avait été élevé dans la maison demi-parent, demi-valet, jusqu'à ce que ses vices l'en eussent fait chasser avec honte. Cet entretien que j'eus avec ce guerrier fameux m'entraîna insensiblement dans l'honneur de sa connaissance, et dès qu'il eut su par le canal de M. Molière que j'étais une façon de gentilhomme, puisqu'on le devient après trois générations, et que mon fils, à supposer que j'en eusse jamais un, pourrait être page d'un duc et sa femme appelée Madame, M. de Moncontour me marqua plus de considération et une sorte de complaisance qu'il eût eu scrupule d'avoir pour mon grand-père l'anobli, tant un papier marqué du sceau du Roi peut avoir d'importance pour un seigneur dont les ancêtres n'avaient jamais été dans la nécessité d'être décrassés par de semblables savonnettes. M. de Moncontour allait souvent faire sa partie de cavagnol chez Mme de La Ferté, qui donnait à jouer dans sa maison du faubourg. Pour dire le vrai, la compagnie qu'on y voyait ne formait pas une très magnifique assemblée, et l'on rencontrait autour des tables plus de gros marchands drapiers, de maîtres orfèvres ou de merciers que de cordons bleus ou de justaucorps à brevet. Mme de La Ferté faisait sa société de ces gens quand ses affaires n'étaient pas en trop bon point, autant dire toujours, et elle tirait d'une telle complaisance des revenus aussi bons que d'une ferme dans le pays de Beauce ou d'une rente sur l'Hôtel-de-Ville. La raison en était qu'elle gagnait toujours et faisait la malheureuse d'une fortune si constante avec ces espèces qui ne croyaient pas trop payer de leurs pistoles l'honneur de tenir le jeu avec une femme de cette qualité-là, qui avait été honorée des entretiens secrets du Roi et de ceux des principaux seigneurs de la Cour. Je ne dirai point que Mme de La Ferté usât de cartes ajustées mais on peut dire que le sort s'ajustait à son jeu comme s'il eût connu les mérites de la naissance et du beau monde préférablement à ceux des gens de néant qui le sollicitent aussi. C'est ainsi que par les vertus de la dame de pique et pour remédier aux injustices de la fortune, Mme de La Ferté en usait avec ses créanciers de manière que ce qui s'était en allé par le trop de recherche dans la chère ou la parure revenait par les brelans au contentement de tous. Ce n'était pas dans un dessein si cupide que M. de Moncontour fréquentait chez la comtesse, mais je crois qu'il y était attiré par les yeux de certaine brunette beauté, de sorte qu'il demeurait à l'ordinaire fort tard dans la maison du faubourg et qu'il était forcé de revenir par des chemins qui étaient plus peuplés de filous que ne l'est une chambre de financiers opinant sur le taillon ou sur les aides. Il est vrai qu'il se faisait suivre d'ordinaire par une manière de laquais qui avait servi autrefois dans le régiment de Moncontour et qui portait sur l'épaule un mousquet de bonne apparence et fait pour engager à la retenue les aigrefins trop enclins à se rendre familiers. Comme le marquis m'emmenait souvent avec lui chez Mme de La Ferté, je goûtais fort pour le retour cette façon d'aller dans les rues soutenus par si peu que ce fût d'un détachement d'infanterie. Nous revenions un soir en suivant le fleuve du côté de l'Arsenal, quand nous entendîmes soudain devant nous un grand tumulte comme de gens qui se battaient, et nous étant un peu approchés nous vîmes que c'étaient ceux du guet qui étaient aux prises avec des larrons, à moins que ce ne fussent des voleurs se querellant contre des alguazils, car la nuit faisait qu'on ne distinguait pas très bien les uns des autres et l'on dit même que le jour cette distinction-là ne se fait pas non plus très aisément. Le maréchal considérant qu'un des partis semblait avoir le dessous, et n'écoutant que son inclination naturelle qui l'entraînait toujours à se tourner du côté du plus faible et de l'opprimé, ne balança pas à se jeter au travers de l'action en frappant de droite et de gauche jusqu'à ce qu'il eût eu son épée faussée à force des coups qu'il avait donnés et que les autres se fussent enfuis. Regardant alors autour de lui et n'apercevant que casaques bleues, plumets bleus et bandoulières jaunes il vit que c'était aux archers de la maréchaussée que son courage était venu en aide et je pense qu'il en fut secrètement marri, car il montrait un peu de penchant pour les tire-laines, rodomonts et autres braves du pavé, assurant qu'il y avait du gentilhomme en eux parce qu'ils ne voulaient pas travailler, sinon, comme à la guerre, avec des épées et des pistolets. Malgré cela il dut, par honnêteté, souffrir les remerciements de l'Exempt qui le supplia en outre qu'il lui fît la grâce de venir avec eux jusqu'au Petit-Châtelet pour rendre témoignage devant le juge-commissaire que ce n'était pas par manque de vigilance ou lâcheté qu'il n'avait pas capturé toute la bande, mais par la faute du petit nombre de ses gens, et que même dans le grand péril où il s'était trouvé il n'avait pas manqué l'occasion de se saisir du chef des filous qu'ils appelaient La Moustache et que ce gibier-là valait à lui seul tout le reste de la troupe. M. de Moncontour vit effectivement un homme de belle taille et d'assez bonne mine que des archers achevaient de lier et qui même en cette extrémité gardait un air de fierté et d'impudence capables d'en imposer à tous autres qu'à des sbires, et il se délibéra d'aller jusqu'au juge du Châtelet dans le dessein bien plus d'intercéder pour cet infortuné que de célébrer les actions de l'Exempt et de ses acolytes. Mais quand le seigneur fut devant ce vilain homme noir qui paraissait plutôt quelque singe revêtu d'hermine qu'un honnête chrétien occupé de juger avec équité ses semblables, il connut que le pauvre La Moustache était arrivé à la fin de ses aventures et qu'il n'y avait rien qui fût si impitoyable qu'un robin pour un fripon quand celui-ci est pauvre et n'a pas des amis sûrs. A quelque temps de là M. de Moncontour fut commis avec M. d'Artagnan et cinquante de ses mousquetaires pour contenir la foule immense du public qui était venue à la Croix du Trahoir pour voir quelques financiers que l'on menait pendre parce qu'ils avaient montré trop de passion pour le bien de l'État, à telles enseignes qu'ils le gardaient dans leurs coffres et dans le secret de leurs appartements, comme ce qu'ils avaient de plus cher au monde. Ils s'étaient aussi attachés aux deniers des particuliers, mais pour ceux-là, et parce qu'ils les jugeaient sans doute d'origine moins relevée, ils les employaient à construire les bâtiments les plus beaux, à dessiner les jardins les plus magnifiques et aussi, dit-on, à mériter les faveurs des dames les plus illustres. Mais, à la fin, le roi, à qui rien n'échappe de ce qui touche les intérêts de son royaume et de ses sujets, les avait laissés décréter et l'affaire étant venue devant le Parlement on avait vu sur la sellette ceux qui un peu auparavant y faisaient asseoir les autres, de manière qu'ils avaient été convaincus du crime de concussion et de fraude et condamnés à la corde comme il convient. Mais dans le moment que les juges opinaient avec le plus d'emportement contre ces traitants en parlant de question, de roue, de potence et de tous les supplices qui peuvent venir à l'imagination d'un robin en furie, on vint dire au président de Nesmond que les maîtres des requêtes ayant ouvert certaine cassette où étaient enfermés des papiers fort secrets de ces traitants, on avait trouvé les preuves les plus certaines que beaucoup de ces juges avaient eu des liaisons avec ceux mêmes qui avaient paru devant eux, qu'ils avaient eu part à leurs largesses et que l'un même avait soudoyé quelques braves de profession pour pénétrer dans le lieu où il jugeait que devaient être les écrits qu'il redoutait le plus de voir rendus au jour. «_A ces mots il se fit une telle huée_» dirait le bonhomme Lafontaine, que l'on crut qu'un ordre du prince privait désormais le Parlement de ses _épices_; ceux qui criaient le plus fort étaient peut-être ceux dont la conscience se sentait le plus faible; mais tous étant convenus enfin, comme dans la fable des _animaux malades de la peste_, de dévouer le moins redoutable et le plus galant, on jeta la vue sur celui qui savait si bien employer des escogriffes à retrouver ses papiers égarés, et qui était justement ce juge-commissaire, lequel avait si fort malmené le pauvre La Moustache, et qui, en moins de temps qu'il n'en faut d'ordinaire pour entr'ouvrir seulement les sacs[2] des plaideurs, fut saisi au corps, enquêté, questionné, jugé et enfin condamné à la potence. [2] Dossiers. La Moustache était conduit au gibet dans une petite chaise à bras que traînaient les aides du bourreau. M. de Moncontour le vit fort bien et fut mortifié de penser qu'il était pour quelque chose dans cette pendaison-là; mais que devint-il lorsque le juge-commissaire que l'on menait également vers sa fin, étant venu à dépasser le voleur,--parce que, vu les charges qu'il avait occupées, sa charrette était tirée par un cheval,--celui-ci se mit à déplorer son malheureux sort, demandant si tout de bon on aurait le coeur de le faire mourir d'après l'ordre et sur l'opinion d'un magistrat si indigne et prêt à subir le même trépas que lui. Qu'au surplus, il n'y avait rien qui fût si injuste que son supplice, puisque ce magistrat lui avait fait dire, dans les commencements de son procès, qu'il fît prendre par sa troupe certaines pièces dans un endroit qu'il avait désigné en lui fournissant des facilités pour faire tenir à ses gens des instructions, et que, moyennant cela, il aurait la vie sauve, et qu'il ne l'avait pas voulu par respect pour les ordres du roi. Ce justiciard en aurait sans doute dit bien d'autres sur son juge, si on ne les avait tous les deux pendus en même temps. M. de Moncontour, qui passa à quelque temps de là devant le gibet de la Croix du Trahoir, m'assura qu'il les avait vus se balancer en face l'un de l'autre, à la manière de ces baladins qui se saluent avant de commencer un pas de ballet, et, véritablement, quoique celui-là n'eût pas eu pour le régler les cadences des violons, on pouvait dire que ces danseurs étaient tous les deux bien faits pour être d'accord. XI LES TROIS COUPLES Pendant que l'on pendait les financiers, la Cour se laissait divertir par d'autres et Molière me dit un jour, d'un air riant, que M. Fouquet voulait donner une fête au roi, dans sa maison de Vaux, et qu'il n'avait que quinze jours pour faire sa comédie et pour dresser son théâtre. Il m'engagea obligeamment à le suivre, m'assurant que, s'il ne pouvait me procurer l'honneur de paraître devant une si illustre assemblée, il me faciliterait, du moins, par quelque emploi de moucheur de chandelles ou de souffleur, une occasion de goûter les douceurs qu'on trouve à approcher des grands, même lorsqu'ils ne jettent point la vue sur nous. Nous fûmes, par le coche d'eau, jusqu'à Melun, où le surintendant nous fit chercher à quatre carrosses pour nous mener à cette terre si magnifique, que le soleil, dans sa course dessus et dessous l'antarctique, ne peut rien voir qui soit si beau. Nous connûmes bien en y entrant que la renommée n'avait pas, cette fois, menti, comme elle a accoutumé, et la diversité des jets d'eau qui, d'abord, frappa nos regards, avec la belle ordonnance des terrasses et des jardins, n'était qu'une petite partie des merveilles qui nous étaient réservées. On nous conduisit dans un appartement fort propre où, d'abord qu'on eut ouvert les coffres, Molière commanda que l'on commençât promptement de répéter notre affaire, car il était fort exact en ces matières, et s'il voyait que quelque comédien ne sût pas son rôle ou ne l'entendît pas assez, il faisait le diable, criant que nous étions d'étranges animaux à conduire et d'autres gentillesses pareilles. Je me souviens même qu'il eut une petite noise avec Mlle Molière, sa femme, parce qu'elle s'avisa de lui faire observer qu'il aurait dû faire une comédie où il aurait joué tout seul, ce qui l'enragea tellement, qu'il lui dit de se taire et qu'elle était une bête. Comme la nouvelle de notre arrivée s'était répandue, on vit bientôt accourir les plus empressés blondins, pour faire leur cour aux comédiennes et leur glisser bien des douceurs; il vint aussi de ces gens, qu'on nomme nécessaires, se mêlant de remarquer et de critiquer, qui pensèrent faire crever de dépit Molière, et je crois bien qu'avec toutes ces importunités-là le pauvre homme n'eut pas beaucoup de loisir ni de faim pour goûter à la collation qu'on nous servit et qui était fort galante et bien ordonnée. Le théâtre avait été dressé dans une allée de sapins, près d'une grille d'eau qui répandait une fraîcheur agréable, et l'on avait disposé sur la scène des feuillages fort touffus, parmi lesquels cent flambeaux devaient répandre leur clarté. Dès que nous eûmes pris nos mesures, la nuit tomba. On vint nous avertir que le roi, ayant terminé la visite du parc et du château et la loterie étant tirée, le souper avait été servi sur tables et, qu'aussitôt après, on nous dirait de commencer. En effet, nous entendîmes presque en même temps une grande clameur et le son de mille voix confuses qui s'approchaient et, dans l'instant, Molière commanda que les chandelles fussent allumées et que l'on se tînt prêt. Dès que la toile fut levée, il parut sur le théâtre en habit de ville et, s'adressant au roi, avec le visage d'un homme surpris, il fit des excuses en désordre sur ce qu'il se trouvait là seul et manquait de temps et d'acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu'elle semblait attendre. Je pense que je n'ai jamais vu Molière si bon que dans ce personnage-là, parce que le peu de bégayement naturel qu'il avait et qu'il s'efforçait de dissimuler à l'ordinaire, le servait en cette occasion en faisant mieux paraître le trouble qu'il fallait qu'on jugeât qu'il ressentait. Comme il achevait de parler, une coquille s'écarta au milieu de vingt jets d'eau naturels, et une agréable naïade en sortit pour dire des vers que M. Pellisson avait composés à la louange du roi. Cette nymphe était Mlle Béjart; à sa voix, les termes et les rocs dont le théâtre était orné se murent, mainte figure tourna sur son piédestal et les arbres s'ouvrirent. Plusieurs dryades s'en échappèrent, accompagnées de faunes et de satyres, qui formèrent une entrée de ballet. Après cela, la naïade emmena une partie des gens qu'elle avait fait paraître, et le reste se mit à danser au son des hautbois et des violons, jusqu'à ce qu'on vînt annoncer la comédie des _Fâcheux_. J'étais du ballet de la dernière entrée, et l'un des quatre bergers qui, avec une bergère, formaient au sentiment de tous ceux qui l'ont vu un divertissement d'assez bonne grâce, et je pus considérer ce grand roi, dont la jeunesse riante était déjà parée des attributs sévères de la majesté. Il était dans un fauteuil, ayant à côté de lui la reine sa mère et Madame[3], la reine étant demeurée à Fontainebleau, parce qu'elle était grosse et peut-être aussi pour d'autres raisons qu'on ne disait pas. Je ne tardai pas à démêler, parce que Dupare me la montra, parmi les filles d'honneur de Madame, celle dont la renommée s'occupait en ce moment et qu'on nommait Mlle de la Vallière. Je jugeai qu'elle avait les cheveux les plus blonds du monde, avec une mine de pudeur, mais des yeux languissants qui n'étaient pas trop d'accord avec cette mine-là. Pour sa bouche, elle était fort grande, et je me souvins du noël impertinent de Bussy et de ce bec «qui d'une oreille à l'autre va». Mais ses dents blanches et ses lèvres vermeilles la rendaient cependant assez passable. Le roi ne manquait pas, chaque fois qu'il le pouvait, de jeter les yeux de son côté, et je remarquai que la princesse, qui était sur une chaise à sa gauche, ne paraissait pas trop satisfaite de l'honneur que Sa Majesté faisait à sa suivante. [3] Henriette d'Angleterre. Dès que nous eûmes achevé notre entrée, on vit partir mille fusées qui, se frayant par la force du salpêtre un chemin à travers les airs, retombaient en une pluie d'étoiles qu'elles semblaient avoir été décrocher à la voûte céleste. Parmi ces fracas et ses sifflements, je me glissai entre les bosquets pour considérer de plus près la cour. Je remarquai certains seigneurs qui remuaient des pistoles au fond de leurs poches, comme si c'eussent été des pois ou des fèves, et sans s'en soucier davantage, et véritablement cette fortune-là ne leur coûtait guère, car ils n'avaient eu qu'à ramasser les espèces d'or et d'argent qu'ils avaient trouvées, par les soins de leur hôte, sur les tables de leurs chambres. Mais, dans le moment que le dôme du château s'allumait pour jeter une infinité de flammes et de serpenteaux, je vis, à la faveur de cette clarté subite, trois couples qui s'étaient retirés un moment à l'écart dans une salle de verdure subitement embrasée par cet éclat de lumière indiscrète. C'était, dans un retrait d'arcade habitée par un Terme, Molière avec sa femme. Il n'était pas malaisé de connaître qu'ils se querellaient, et je songeai que, parmi ses fâcheux, le poète comique en avait oublié un, qui était le mari. Sans doute que M. de Sévigné et le marquis de Vardes étaient aussi de cet avis-là. Un peu plus loin, dans une allée où se mouraient en tournant encore les soleils des artificiers, j'aperçus un justaucorps rouge avec un chapeau chargé de grandes plumes blanches. Il fallait bien que ce fût le roi, puisqu'il était couvert, et, sous la mante de soie grise qui voulait la dérober à tous, je crus bien reconnaître les yeux d'azur et les cheveux blonds de Mlle de La Vallière. Comme je me retirais à pas suspendus, j'arrivai devant un décor de pots à feu qui, par l'artifice du sieur Torelli, représentaient les armoiries du surintendant, et cet écureuil grimpant dont il avait fait l'emblème de sa cupidité et de sa passion pour le pouvoir. Je surpris deux ombres furtives que ma venue, sans doute, avait fait fuir, et je vis bien que M. Fouquet se délassait des fatigues et des honneurs de cette fête en prenant le frais avec Mlle de Menneville. Mais, dans l'instant que j'allais me retirer pour goûter un sommeil qui ne serait troublé ni par l'ambition, ni par la jalousie, ni par l'amour, un coup de vent subit éteignit les lumières qui dessinaient la figure de l'écureuil, et je ne vis plus que des lézards et des couleuvres que l'ordonnateur avait placés là par manière d'ornements. Je me suis souvenu plus tard que ces animaux figuraient dans le blason des Le Tellier et dans celui de M. Colbert. Quand cette mémoire me vint, l'écureuil était par terre. XII LE SOUPER D'AUTEUIL Molière me dit en revenant de Vaux qu'il voulait m'emmener faire la débauche avec lui dans la maison des champs de M. Despréaux, de manière que nous pourrions saluer ce fameux poète qui est bien sur le chemin de s'égaler aux plus illustres auteurs de l'antiquité, dans le genre où se sont exercés Perse, Juvénal, et le plus parfait de tous, cet Horace, qui fait nos délices, et sans lequel il n'y a pas moyen de goûter les délicatesses de la vie. Nous prîmes, pour arriver jusqu'à ce village d'Auteuil, un coche d'eau qui, partant du Pont-Royal, nous mena insensiblement, par le moyen des rames, à travers la ville, de sorte qu'en un moment nous vîmes ce port qu'on appelle de la Conférence, où s'assemblent les navires qui viennent faire le commerce à Paris, et qu'ayant dépassé le Pont-Tournant, nous longeâmes cette longue terre qui a, depuis peu, reçu le nom d'Ile des Cygnes, qui est mieux que l'ancien, lequel était un peu indécent. Molière me montra ensuite des maisons, sur la pente d'une colline agréable, en me disant que c'était le village de Chaillot, et que ces beaux jardins que l'on voyait s'élevant par derrière étaient ceux du couvent des Bons-Hommes de Passy; mais le courant du fleuve et, je pense aussi, deux chevaux que l'on avait attachés à une corde, et la corde à notre bateau nous entraînant toujours, nous fûmes enfin devant Auteuil, cette ville dont messieurs de Sainte-Geneviève sont les seigneurs et où bien des bourgeois de Paris ont leur maison pour aller boire et discourir le dimanche sous quelque treille, comme nous avions nous-même dessein de faire ce jour-là. Sitôt que nous fûmes près du rivage, on jeta à terre une longue planche qui nous conduisit enfin, par le secours de Dieu, sains et saufs, au bout de cette navigation-là. Nous fîmes quelques pas sous des ombrages assez frais et parmi des ruelles assez sombres, au milieu de mille boules de mail que des joueurs nous poussaient entre les jambes, comme si elles eussent été des quilles, et, étant entrés à la fin dans un jardin fort propre, orné de fontaines et de quelques ifs taillés d'une manière qui était galante, nous vîmes qu'une table avait été dressée sous un couvert et tellement remplie de flacons et de plats, qu'on pouvait à peine distinguer la couleur des serviettes sur lesquelles tout ce harnais de gueule était étalé. Cette vue nous aurait disposés à la joie, quand même nous n'aurions pas vu sortir du logis M. de Bachaumont qui, nous embrassant de la meilleure grâce du monde, nous témoigna le contentement qu'il avait de nous voir et son dessein de nous bien régaler. M. Chapelle parut ensuite et, renouvelant ses protestations, nous fîmes si bien assaut de civilités, que nous serions demeurés là jusqu'au jour du jugement dernier, si un petit laquais n'était venu nous avertir qu'on avait servi sur table. Sitôt que nous eûmes commencé d'apaiser notre faim, un propos s'établit entre Molière et M. de Bachaumont, parce que ce dernier soutenait qu'il ne fallait pas faire une part si grande aux anciens, en leur donnant, comme on avait accoutumé, le pas sur les modernes, mais que, bien loin de là, pour la tragédie, nous étions bien supérieurs aux Latins, qui n'avaient à nous opposer que quelques déclamations pompeuses d'un supposé Sénèque, tandis que M. de Corneille et M. Racine avaient donné les plus excellents poèmes tragiques que l'on connût. Partant de là, il dit encore que ni Térence, ni Plaute, chez les Latins, n'avaient fait de bonnes comédies, que, pour Aristophane, il avait, à la vérité, quelque mérite, mais fort obscurci par le peu d'honnêteté des termes et la licence de l'invention. Il ajouta que Ménandre était plus de son goût, parce qu'il ne restait de ce poète que des morceaux assez rares et qu'enfin il donnait la palme à Eupolis et à Cratinus, parce que les écrits de ces derniers étaient si réduits par le temps et l'insolence des Barbares qu'ils pourraient être contenus dans le creux de la main. A ce discours extravagant, nous partîmes de ce grand éclat qu'Homère assure que les dieux font retentir dans leur Olympe; mais Bachaumont, poussant son raisonnement, nous dit le plus sérieusement du monde qu'il nous montrerait à tous notre béjaune; que Chapelle n'avait de sens qu'à ordonner un dîner; que, moi, j'étais bon à le manger, et qu'enfin Molière n'y entendait rien, attendu que lui, Molière, effaçait par ses moindres écrits tous ceux des anciens comiques et qu'il n'y avait pas à revenir là-dessus. Nous vîmes alors, parce qu'il s'était tu après cela, qu'il était fort échauffé par le vin qu'il avait bu, et Chapelle opina qu'il faudrait lui donner, le soir, quelque potion lénitive pour écarter ses vapeurs et ramener ses esprits. Molière rêvait à son ordinaire, comme si l'entretien ne lui fût parvenu que par des canaux divertis à l'extrême, et je conjecturai qu'il s'inquiétait moins de la querelle des anciens et des modernes, que de savoir si Armande avait tout de bon du goût pour ce blondin qui lui avait serré les doigts, l'autre soir, à la Comédie. Dans ce moment, le petit laquais vint dire que M. Despréaux arrivait et, en effet, ce grand homme se montra aussitôt au bout d'une allée. Je n'avais pas eu encore occasion de le saluer ni de le voir, et je fus dans le dernier contentement de considérer les traits d'un poète si fameux. M. Despréaux a l'air le plus noble et le plus fin, les yeux vifs et brillants, la bouche moqueuse, si spirituelle qu'elle semble mâcher de la malice; avec cela, son maintien est assez imposant et fait connaître qu'il est homme de condition, enfin il parut tel que mon imagination l'avait déjà présenté à mes yeux, et je lui sus un gré infini de cette civilité qu'il avait là. Quand on l'eut mis au fait de notre entretien, et qu'il connut que notre démêlé venait encore de cette querelle des anciens et des modernes, il dit d'abord que Bachaumont n'avait pas trop raison de puiser ses arguments plutôt dans les bouteilles que dans les textes, et que la seule chose sensée qu'il lui eût vu faire avait été de boire toute l'eau d'un bénitier, parce qu'une dame qu'il aimait y avait trempé les doigts; il continua en protestant que M. Perrault n'avait pas eu dessein de louer les modernes en mettant Racine, Corneille et Molière au-dessus de tous les anciens, mais le propos d'avilir ceux-ci par la suite, en leur préférant M. Quinault, et qu'au surplus il ne doutait pas que les écrits de ces poètes ne dussent passer aux siècles suivants, mais que c'était affaire à ceux de ce temps-là d'établir les parallèles. Se tournant alors vers Molière, il l'assura qu'il était son serviteur et qu'il savait bien que leurs sentiments sur cette matière étaient les mêmes. Après cela, il n'y avait plus qu'à se remettre à boire pour essayer de noyer dans le vin la bassesse de notre siècle, et c'est ce que nous fîmes, avec une ardeur d'autant plus grande que le jour commençant à faire place à la nuit nous avertissait qu'il faudrait bientôt retrouver notre coche d'eau si nous ne voulions pas faire à pied le voyage de Paris, de sorte qu'insensiblement nous nous trouvâmes si bien conditionnés à la fin,--j'entends Chapelle, Bachaumont et moi-même,--que blessés de cette idée que nous étions des cuistres végétant dans une ignorance barbare, nous convînmes tous, d'un même sentiment, d'en finir avec ces misères-là et d'aller nous jeter à la rivière qui, par une grâce spéciale du ciel, coulait là tout à propos. Nous levant en tumulte et courant au fond du jardin, nous fîmes part de cet honnête dessein à Despréaux et à Molière, leur proposant par une faveur singulière de notre bonté de les laisser venir avec nous, abîmer dans les flots de la Seine les modernes tout ensemble avec les anciens. --Attendez! dit Molière d'un air doux; attendez jusqu'à demain. XIII LE GASCON FACHÉ Dans la place du cimetière Saint-Jean, proche des Halles, il y avait un traiteur assez fameux, où quelques-uns des hommes de la cour avaient accoutumé d'aller faire la débauche avec MM. Despréaux et Racine; et même M. de La Fontaine y venait quelquefois, quand il avait quelque poème licencieux dans l'esprit, parce qu'il disait que rien n'était plus propre à exciter sa verve que les discours des gens de qualité, quand ils s'entretiennent, après boire, de leur mérite ou de la vertu des dames. Molière m'y mena une fois, parce qu'il savait que M. de Sévigné ne manquerait pas de venir ce jour-là, et qu'il avait dessein d'étudier les façons de ce seigneur, pour accommoder le personnage de Don Juan dans la comédie du _Festin de Pierre_, qu'il voulait représenter, parce que sa troupe et son public le voulaient aussi. Sitôt que nous fûmes entrés dans la chambre particulière du logis, qui était réservée à une assemblée si illustre, parce qu'en ce temps-là les cafés n'étaient pas encore établis, je vis qu'il y avait sur une table un exemplaire de la _Pucelle_, de Chapelain, qu'on y laissait toujours, et nous sûmes bien, par la suite, pourquoi. M. Despréaux et M. Racine firent mille honnêtetés à Molière et voulurent bien m'assurer de leurs sentiments, malgré la petitesse de ma condition; mais, dans l'instant que nous étions occupés par ces civilités-là, il parut un gentilhomme que je connus à son maintien pour celui que Molière m'avait dépeint, et dont il voulait faire son étude. Il avait le visage fort rond et des yeux pleins de feu, avec un regard fier et gracieux, et la mine d'un homme qui n'a pas trop rencontré de cruelles. Ses cheveux étaient blonds et le mieux frisés du monde, assez épais et assez longs pour n'avoir pas besoin de boucles ajoutées, et, par-dessus tout cela, son abord avait quelque chose de haut et de tranquille qui marquait assez que c'était un seigneur de la première qualité. L'hôte apporta des flacons d'un certain vin de Joigny que M. de La Fontaine prisait fort, et nous nous mîmes à boire en nous entretenant d'une manière vive et qui m'éblouit par les heureuses saillies des convives. Mais qui pensez-vous qui fît le plus le diable et montrât le plus d'enjouement? J'aurais gagé que ce serait le poète comique et j'aurais perdu, car Molière demeurait à son ordinaire fort rêveur, pendant que l'auteur de tant de tragédies, qui ont fait couler de si belles larmes, se laissait aller à mille saillies, montrant un esprit bouffon et se répandant en discours pleins d'équivoques, qui nous mirent enfin tellement en gaieté que l'on devait, je pense, entendre de tout le voisinage les grands éclats de rire que nous poussions. M. Boileau me dit à l'oreille que c'était ainsi, en badinant, que Racine avait écrit, en quelques jours, sa comédie des _Plaideurs_ et que, sans cesse, cet auteur inventait en ce réduit les plus ingénieuses folies qu'on pût imaginer. Mon étonnement grandit lorsque M. de Sévigné ayant prononcé quelques mots, à propos d'une comédie, assurant que l'auteur était un sot pour n'avoir pas suivi en la matière «les errements d'Aristote», je vis M. Despréaux se lever tout en furie en s'écriant: --Bon Dieu! Monsieur, quelle langue est cela? Suivre des errements, Monsieur, c'est tout justement comme si vous parliez le langage des Topinambous, et je ne voudrais pas gager que ces peuplades sauvages se hasardassent à de si pitoyables discours! Là-dessus, s'étant rassis, les autres protestèrent qu'il fallait que le coupable subît la peine ordinaire et qu'elle serait, cette fois, en dix vers seulement, parce que ce supplice était de ceux qu'il faut appliquer avec une certaine modération pour ne pas voir expirer le patient durant sa géhenne. Je n'entendais pas trop bien ce qu'ils voulaient dire par là, quand je vis M. de Sévigné prendre, en soupirant, le livre de M. Chapelain qui se trouvait sur la table et commencer, d'une voix mal assurée, la lecture de cette pièce fameuse: Loin des murs flamboyants qui renferment le monde... On ne le laissa pas aller bien loin, parce qu'il montrait du repentir et que cette lecture nous empêchait de boire, et aussi parce que l'hôte vint, dans ce moment-là, nous avertir qu'il y avait un homme qui voulait parler à nous, et que cet homme portait une épée très longue avec un rouleau de papier sortant de sa poche et presque aussi démesuré et, qu'au surplus, il laissait assez paraître qu'il était de Gascogne. Connaissant à cette peinture que c'était quelque poète des rives de la Garonne, nous nous écriâmes tous d'une voix qu'il ne fallait pas qu'il entrât, mais l'hôte tirant un papier nous dit que nous pouvions toujours le voir et qu'après cela nous déciderions. Despréaux donc, après qu'il eut considéré un moment cet écrit, fit un grand éclat de rire et, commençant à parler, nous montra que c'était une manière de licence poétique ou de privilège concédé au sieur de Rabastignac, par Scudéry, pour donner à entendre au public que ce poète avait mérité ses bienveillances à lui, qu'il n'y avait plus à revenir là-dessus et que, d'ailleurs, si quelqu'un laissait paraître qu'il n'était pas de ce sentiment et qu'il ne jugeait pas fort bons ces vers, il rentrerait à ce faquin son jugement dans la gorge et lui ferait bien voir qu'il s'appelait: de Scudéry. Après cela, il n'y avait plus qu'à donner congé à l'hôte d'introduire ce Languedocien, mais celui-ci ne nous en laissa pas le loisir, car s'étant glissé par la fente de la porte,--et véritablement il était si maigre qu'il ne l'écarta pas d'un pouce--il parut devant nous avec sa terrible rapière, son effroyable rouleau et la plume menaçante de son feutre qu'il agitait avec tant de grâce que nous crûmes que c'était quelque chasse-mouche. Il se dit le serviteur des illustres auteurs qui étaient là, protesta qu'il ne souhaitait rien tant que leur suffrage et, déployant le rouleau que la peur nous faisait considérer avec des yeux capables de toucher une Euménide, mais non un Gascon, il commença de lire un fort long poème composé, à ce qu'il nous parut, pour faire ressortir la gloire du roi Genséric, ses galanteries, ses conquêtes et ses infortunes. Sans doute qu'il aurait poursuivi jusqu'au sac de Rome si Despréaux, saisissant le moment qu'il reprenait sa respiration, ne lui eût dit, fort doucement, qu'il y avait, à la vérité, quelque beauté dans ces vers, mais qu'il leur trouvait une tournure un peu lâche et que cela était fâcheux. Cette parole faillit être aussi funeste que celle autrefois prononcée par le Sénat de Carthage devant les envoyés romains, car notre homme, se redressant aussitôt, et se coiffant fort impudemment de son feutre, s'écria qu'il n'y avait rien de lâche dans la maison de Rabastignac et qu'il le ferait assez voir. A ces mots, comme il montrait quelque dessein de tirer son épée, nous nous levâmes en tumulte, renversant la table qui s'écroula avec un si grand bruit d'ais fracassés et de vaisselle en éclats que l'on crut, pour le moins, que la fin du monde était arrivée, et je ne sais ce qui serait survenu de la Gascogne et de Genséric si le marquis de Sévigné, avisant quelques soldats des gendarmes-dauphin où il était guidon, qui passaient par là et que le vacarme avait attirés, ne leur eût dit d'emmener ce furieux et de faire rafraîchir ses esprits dans quelque cellier bien frais de leur caserne. Ainsi, nous ne pûmes jamais savoir ce que Genséric avait fait de ses Vandales, et peut-être que ce baron nous eût renseignés là-dessus sans le contre-temps, car, à en juger par ses vers, il avait bien la mine de descendre par la ligne la plus directe de cette peuplade barbare-là. M. de Moncontour qui entendit parler de cette aventure-là, et que j'avais été pour quelque chose dans la défaite de ce capitan, fit si bien auprès de Mme de Montespan avec qui il en usait privément que j'eus enfin un ordre du roi pour entrer dans sa troupe. Ainsi, l'action d'un insensé me servit plus que toutes les machines que Molière et les autres avaient fait jouer dans la vue d'obtenir cette grâce, ce qui montre assez que ce n'est ni le mérite ni la vertu qui font la fortune des hommes ni la gloire des empires, mais le hasard, l'occurrence et peut-être même certaine injustice, par où le souverain maistre de la terre et des cieux se plaît à faire éclater sa puissance et à faire révérer sa fantaisie. XIV SCAPIN HÉROS Dès que j'eus eu l'insigne honneur d'être admis dans la compagnie de messieurs les comédiens ordinaires du Roi, nous partîmes pour l'armée de Flandre. Ce début pourrait surprendre et j'entends déjà quelque censeur sévère demander avec un sourire si c'était que nous avions formé le dessein de réduire les Républiques par les bâtons de Jodelet ou les seringues de Purgon... Ami censeur, arrête-toi ou plutôt fais réflexion sur la gloire de Louis qui, non satisfait de mener après lui, dans un camp, Mars et Bellone tenant la Victoire enchaînée, faisait accompagner les divinités redoutables par les Jeux et les Ris, par Comus et par Thalie. En d'autres termes, cela veut dire que le roi ayant résolu d'abaisser l'orgueil des Hollandais et de châtier l'insolence de leurs gazettes, commença d'attaquer leurs places, dont il prit quatre en huit jours, après quoi il marcha droit à l'Issel et, passant dans l'île Batave, mit le siège devant Arnhem. Ce grand prince avait jugé à propos de faire venir les dames pour leur donner le divertissement de la guerre et, tous les jours que l'on ne se battait pas, ce n'étaient que fêtes, cadeaux et galanteries; le soir nous avions l'honneur de figurer devant Sa Majesté, dans des granges proprement et prestement disposées ou dans les salles de conseil des bourgeois. Cela me rappelait un peu les aventures comiques du début de ma carrière, sauf l'incertitude du gîte et du souper. Nous recevions six livres par jour et nous avions part aux distributions de vivres; savoir, par représentation pour la troupe, huit pains et un setier de vin de table. Il arriva vers le quinze de juillet, qu'étant devant Arnhem, qui faisait mine de se défendre, et comme on commençait à pousser des lignes, Molière nous dit que nous allions répéter dans le jour, parce que, ce soir-là, nous aurions l'honneur de jouer devant la cour, qu'il fallait tirer des coffres nos ajustements, qui étaient un peu fripés, et les endosser pour juger de l'ensemble. Nous avions à peine eu le loisir de débrouiller deux scènes, qu'on entendit un bruit de mousqueterie si proche et si effroyable, que nos comédiennes s'épouvantèrent et que nous courûmes tous, dans la mascarade de nos rôles, pour savoir ce que c'était. Nous vîmes que quelques escadrons frisons, avec un peu d'infanterie, avaient fait une sortie; leurs rangs, fort bien alignés, s'étendaient entre les remparts et nos tentes, pendant que les décharges des fusils formaient de petits nuages ronds de fumée, parmi les quinconces d'arbres; plus près de nous, un gros de cavaliers arrivait au galop, et nous reconnûmes M. de Turenne à son cheval pie, qui se cabrait la queue à terre: d'autres gentilshommes accouraient, vers lui, le chapeau à la main, lui montrant l'ennemi, et dans le fond, on découvrait le roi, à pied, suivi de la cour, appuyé sur sa grande canne et regardant la bataille. Dans cet instant, nous aperçûmes ce que ni M. de Turenne ni le prince ne pouvaient distinguer, à cause d'une certaine pente que le terrain faisait en cet endroit: c'était un bataillon de troupes wallonnes, qui, se glissant à la faveur du coteau, commençait d'emporter nos ouvrages et menaçait de brûler nos magasins. Je ne sais quelle fureur guerrière s'empara alors de mes esprits ou si le parchemin qui m'exemptait de la taille et me faisait noble agit sur mon coeur, mais, saisissant la hallebarde d'un mort et ralliant quelques grenadiers que le succès de l'ennemi avait dispersés, je courus sur les Hollandais, qui ne s'attendaient pas à cette attaque-là et que nous mîmes facilement en fuite, parce qu'ils furent aussitôt débandés que surpris. De là, poursuivant notre pointe et faisant toujours reculer les guerriers des États, nous tournâmes si bien la position que, prenant de flanc les escadrons frisons que M. de Turenne faisait dans le moment charger de front, nous ne contribuâmes pas peu à jeter la panique parmi cette cavalerie qui, tournant bride enfin et remettant son salut aux jambes de ses coursiers, rentra dans Arnhem plus précipitamment qu'elle n'en était sortie. Mais que direz-vous de l'étonnement des généraux et de toute la cour quand, voyant les rangs s'éclaircir et le renfort apparaître, ils reconnurent que ces soldats, qui avaient si bien taillé des croupières aux reîtres de M. le prince d'Orange, étaient conduits par une manière de masque ou de matassin vêtu d'une souquenille à raies, avec un bonnet semblable sur la tête, point de cheveux sous ce bonnet et un pied de blanc sur les joues? Ils pensèrent d'abord qu'ils avaient la vue troublée ou que c'était quelque fantôme, mais la façon dont je m'escrimais avec ma hallebarde et le rapprochement, leur firent connaître enfin que ce fantôme était un homme et que cet homme menait grand train ces pauvres gens, assez vaillants à la vérité, mais mal conduits par des officiers dont le mérite consistait principalement à être enfants ou parents de bourgmestres des bonnes villes. Voyant cela et que déjà Arnhem n'était pas dans le cas de résister longtemps aux ordres du roi, M. de Turenne prit des dispositions si exactes et des mesures si justes, que des bombes bien ajustées ayant embrasé quelques maisons, les femmes s'attroupèrent et contraignirent le gouverneur de faire battre la Chamade. Le soir, au moment que j'allais paraître en scène et que je préparais déjà mon dos de Scapin aux bâtonnades de Géronte, quelqu'un vint me chercher de la part de M. de Turenne et m'emmena malgré mes camarades ébahis qui juraient que le roi attendait et qu'il nous fallait commencer. Mais quand je fus entré dans un appartement assez magnifique et fort proprement meublé qui était plein de courtisans, on me fit tourner à droite et par un réduit fort obscur, l'on me poussa dans un cabinet où je vis un seigneur assis auprès d'une dame bien parée et si parfaitement belle qu'il eut quelque peine d'en détourner les yeux pour me considérer. --C'est toi, demanda-t-il, qui tout à l'heure crossais si bien les Hollandais de ta hallebarde? Je l'assurai qu'il ne se trompait pas. --Cela étant, continua-t-il, tu es un brave et si tu veux changer ton sarrau de Scapin contre une épée de sergent, cela est en ton pouvoir. --Monsieur, lui répondis-je, j'ai trop reçu de volées dans les comédies; je ne voudrais point emporter cette coutume-là sur les champs de bataille du roi. La dame rit et le gentilhomme en parut charmé. --Je vois bien, dit-il, que tu as la mine de mourir Scapin, mais Scapin doit avoir soif; voilà pour boire à la santé du roi et des dames. J'attrapai au vol une bourse assez ronde et fis le gros dos en bon valet de comédie. --C'est bien, vas jouer ton rôle et nous t'applaudirons si tu es aussi parfait histrion que bon soldat. Un instant après, la toile se levait sur le premier acte des _Fourberies_ et je voyais sur un fauteuil, seul en avant et dans un appareil qui approchait la majesté des dieux, l'homme à la bourse ayant non loin de lui la dame au doux sourire. C'était le roi et Mme de Montespan. Mes jambes en tremblent encore quand j'y pense... XV LES MATASSINS Après cela, M. de Rochefort ayant manqué son coup sur Muyden, pour vouloir marcher avec trop de précaution, le comte Maurice de Nassau se jeta dans cette place où se trouvaient les écluses de Hollande, qu'il sut lâcher si à propos que les eaux de la mer couvrirent le pays, de manière que nous n'eûmes plus qu'à nous en aller, parce que les armées du roi n'avaient pas encore appris à combattre en nageant, comme font les canards ou les castors, ce qui fait voir qu'on ne pense jamais à tout dans l'instruction des milices. Cela fut cause que nous quittâmes Nimègue dans le temps que nous nous préparions à jouer _Pourceaugnac_, pour le divertissement de M. de Turenne, et nous le fîmes si précipitamment que, sans perdre le temps en cérémonies, nous montâmes sur notre char comique dans le costume de nos rôles, et moi sous celui de Sbrigani, qui était une souquenille rayée de vert et de jaune, à la façon des papegais, avec une fraise bien godronnée, fort propre à tenir le cou raide dans les cahots du chemin. Nous partîmes au travers des ombres de la nuit en même temps qu'un escadron des chevau-légers de M. le Prince lesquels, éclairant notre route par le moyen de torches qu'ils tenaient en l'air, rappelaient assez parfaitement ces coureurs dont parle Ennius, qui se passent de mains en mains des flambeaux. Nous roulions ainsi depuis un fort long temps, en pestant tout haut contre l'incivilité de ces républicains et l'incommodité de leurs chemins, quand un gentilhomme, s'approchant, vint nous dire avec beaucoup d'honnêtetés que les troupes allaient camper dans un village dont on apercevait les feux à quelque distance et que pour nous notre gîte serait chez le bourgmestre, dont la maison se trouvait à propos là, ajoutant, avec un souris à l'adresse des dames, que ce magistrat champêtre était bien fortuné de loger chez lui, à la fois Thalie, Melpomène et Vénus. Il ne parut pas cependant que ce brutal de Flamand fût si sensible que cela à cette faveur du destin, car, sitôt que nous eûmes heurté à son huis, nous l'entendîmes crier au voleur en appelant ses servantes. Comme elles ne répondaient pas et que rien ne remuait, sinon le vent qui nous troussait et nous faisait claquer des dents, nous nous délibérâmes de jeter bas la porte en employant une poutre que Béjart trouva et qui lui parut placée là, depuis le commencement des siècles, pour l'usage auquel elle servit et qui fut de nous faire entrer derrière elle dans cette demeure ennemie. Nous pensâmes périr à force de rire quand nous vîmes que le brave bourgmestre, ayant enfin rassemblé le bataillon de ses servantes, les avait armées de balais et se tenait derrière elles, les animant au combat et faisant de grands gestes avec une broche qu'il avait été décrocher à la cuisine. Me tournant alors vers la troupe de matassins qui se donnaient au diable d'être si rudement reçus, je leur dis que c'était à eux d'enlever une citadelle ainsi défendue; aussitôt, dressant leurs seringues de la manière que les grenadiers font de leurs piques pour aborder l'ennemi, ces bouffons se précipitèrent si vaillamment qu'ils rompirent la ligne des servantes, les obligèrent de se disperser, de manière que nous pûmes croire qu'elles avaient fui à la nage. Après cet exploit-là, nous fûmes les maîtres dans cette demeure et il ne tint qu'à nous d'être bien persuadés que nous étions citoyens des Républiques et bourgmestres de père en fils; nous découvrîmes une si prodigieuse quantité de pâtisseries, salaisons, fromages, confiseries et autres provisions matérielles, que, devant un tel harnais de gueules, nous ne songeâmes plus qu'à nous y bien atteler pour tirer en triomphe le char de la bonne chère. Cependant du Croisy, qui aimait à boire, trouvait que la partie spirituelle était fort négligée, entendant par là que sans Bacchus, dieu des coupes pleines, Comus, roi des festins, se morfond. Ne point trouver de vin dans un pays où il y a tant d'eau eût semblé une gageure; nous la gagnâmes, grâce au stratagème de Lagrange qui, par le moyen d'un noeud coulant, sut fort subtilement pêcher dans la cave, laquelle était bien incivilement fermée, tout un banc de bouteilles à qui nous fîmes bien voir que nous avions plus horreur du vide dans nos estomacs que dans leurs panses; de sorte que nous étions tous assez bien conditionnés quand une vilaine aurore, qui semblait transie à force d'être mouillée et dont les doigts étaient plutôt de cendres que de roses, entr'ouvrant des courtines de brumes, nous montra les eaux étendues dans toute la campagne d'où notre maison émergeait comme une île ou comme ce rocher du château d'If où les consuls de Marseille envoient quelquefois les comédiens apprendre leurs rôles. Confondus d'abord à la vue d'un tel spectacle nous employâmes en conscience quelques heures à pester contre cette mystification des éléments, après quoi, jugeant bien qu'on viendrait enfin nous délivrer et que le roi ne laisserait pas sa troupe ordinaire réduite à s'entredévorer comme dans le festin de Thyeste, nous retournâmes aux jambons de notre hôte après avoir prié notre ami d'exercer encore son industrie sur les flacons, de manière qu'à la fin nos matassins s'enivrèrent si parfaitement qu'ils furent bientôt plongés dans un sommeil auprès duquel celui des Sept-Dormants aurait paru de la frénésie. Les laissant cuver leur vin dans une salle basse, nous fîmes partie de nous assembler à l'étage supérieur de notre arche, pour lire les productions de nos auteurs et choisir quelque pièce qui fût digne de réjouir le Prince, exemple de fermeté dans le malheur et de constance dans le devoir dont l'antiquité, elle-même, ne donne que trop peu d'exemples. Mais quelle ne fut pas notre surprise et jusque notre terreur lorsque, dans le moment où du Croisy nous débitait le songe de Cyaxare, roi des Mèdes, nous vîmes tout à coup nos matassins entrer brusquement, et quand, mettant en batterie leurs instruments, ils commencèrent à nous inonder d'eau, comme si nous n'étions pas assez remplis par les yeux, de ce fade et fâcheux liquide. Pensant que cette racaille avait encore l'entendement brouillé par les fumées du vin, nous songeâmes d'abord à leur donner quelques coups de nos bâtons en guise d'ellébore, mais nous ne les trouvâmes non plus que nos rapières, et fûmes contraints de battre en retraite sous cette artillerie humide et fort bien dirigée. Nous descendîmes, en désordre, le degré pour nous réfugier dans la salle basse où notre surprise fut prodigieuse de trouver endormis les camarades à qui nous croyions devoir cette arrosée. Béjart était tout prêt à jurer que nous avions eu affaire à des fantômes, mais les éclats de rire, bien humains, qui retentirent et la vue des pauvres bouffons dépouillés de leurs surtouts, nous firent enfin connaître que nous avions eu affaire aux servantes du bourgmestre, et que ces péronnelles n'avaient pas craint de traiter une illustre compagnie comme le pauvre M. de Pourceaugnac le fut par les soins de Sbrigani. En cet instant, des trompettes sonnant au dehors nous firent accourir, et nous fûmes dans la dernière satisfaction de voir que des soldats venaient nous chercher en faisant mouvoir des barques par le moyen des rames; secouant nos ivrognes et les poussant de la main et du pied, nous nous embarquâmes sans plus attendre, laissant le bourgmestre au milieu de ses servantes matassines. Cet homme-là pouvait bien se vanter d'avoir eu la comédie à bon compte et des meilleurs acteurs qui fussent... XVI «PHÈDRE» Quand nous revînmes couverts de ces humides lauriers, c'était le temps que Paris et la France disputaient sur le mérite de la _Phèdre_ de Racine ou de celle de Pradon et tel qui n'avait jamais rien entendu à la prosodie jurait hardiment sur son âme que les vers de l'un ne valaient rien et qu'il n'y avait rien de si parfait que ceux de l'autre, selon qu'on tenait pour Port-Royal ou pour Mme de Bouillon. Je ne fus pas plus tôt entré à la comédie et les garçons n'avaient pas encore fini d'allumer les chandelles que l'on entendit un bruit de sifflets qui faisaient la plus triomphante musique du monde et me remirent en mémoire ma jeunesse et mes débuts. Cependant cette fureur s'apaisa un peu quand le rideau commença de se lever et quand Mlle de Champmeslé vint dire ses plaintes dans un langage qui paraissait moins des mortels que des dieux. En jetant les yeux autour de moi, je remarquai un homme mis proprement et paraissant de condition, qui faisait la figure la plus étrange et la plus hétéroclite qui se pût voir, à chaque vers que les comédiens débitaient. Il se remuait sur son siège, mordant son poing, frappant du pied, branlant la tête et parfois, quand le parterre faisait voir qu'il sentait les extrêmes beautés de cette tragédie, il se tournait vers lui, faisant des nargues et criant: --Que c'était bien là un sot parterre pour s'ébahir de sottises! Comme il remplissait mes oreilles du ramage de son indignation, je lui dis à la fin, fort posément, que s'il prenait tant de déplaisir à entendre ce que l'on débitait sur le théâtre, il n'y avait rien de si pressé et qui fût plus propre à le satisfaire que de s'en aller se mettre dans ses draps, avec quelque chaudeau que lui ferait sa servante ou sa femme; mais lui, à ce propos, crispant les mains et roulant des regards plus furibonds que ceux du monstre de Théramène, me saisit à la gorge d'une telle force que je crus à ce coup que le goût des spectacles m'en passerait pour jamais. Il criait en m'étranglant: --Où est la douceur d'Euripide, Monsieur le croquant, et ne faut-il pas que ce Racine soit un grand vaurien pour suivre d'aussi loin ce poète? A quoi j'aurais pu répondre que le sieur Pradon s'en tenait bien plus loin encore par la pauvreté de son style et l'infirmité de son invention, si mon homme ne m'avait pressé le bouton à faire rendre l'âme. Comme de semblables contestations n'étaient pas rares, le public ne prenait pas trop garde à notre querelle et quand mon bourru m'eut enfin proposé de sortir pour terminer la chose, nous pûmes le faire sans qu'on y prît garde et gagner un endroit fort ombragé qui était proche la Seine et merveilleusement propre à vider un différend. Nous mîmes l'épée à la main sans autre discours; mais il n'était pas meilleur spadassin que bon juge en matière de théâtre, car, dès le premier coup que nous nous portâmes, je pris son fer par dessous et l'envoyai sauter à quelques pas, après quoi je lui tins ma pointe au visage en disant par badinage: --Convenez à présent que Pradon est un méchant auteur ou vous irez incontinent l'applaudir en Enfer. Mais cet homme, le plus sérieusement du monde, tendant sa poitrine et s'offrant au trépas, me répondit: --Pousse, chien et que je meure en répétant que ta _Phèdre_ ne vaut rien! Il n'y avait rien à dire après ce trait digne de la vie des grands capitaines; je ramassai son épée et, après la lui avoir rendue, l'ayant salué, je m'éloignai vers le théâtre. Cette action cependant devait avoir d'étranges suites pour moi. Il se trouva en effet que l'un des spectateurs qui s'était dérangé pour observer les effets de cette dispute comique, sitôt qu'il nous eut vu prendre en si petite considération les édits du Roi sur les combats singuliers et les commandements de MM. les Maréchaux, il courut au devant d'une troupe d'archers du guet qui faisait pour lors sa ronde en les avertissant charitablement que nous étions en train d'en découdre, ce qui, par l'événement, se trouva moins vrai qu'il ne pensait et de moindre profit pour lui. En effet, quand les alguazils arrivèrent sur les lieux dont nous étions déjà loin, soupçonnant que le sycophante avait voulu leur en donner à garder ou peut-être plutôt par l'effet de leur humeur naturelle qui est de battre, ils firent pleuvoir tant de coups sur ce pauvre homme qu'ils le laissèrent sur la place et si mal en point qu'il ne reprit ses esprits que pour aller se faire trépaner chez un barbier de sa connaissance et beaucoup plus mal accommodé qu'il n'eût été par l'épée d'un de ces spadassins que les verges de cette escouade recherchaient au nom du Roi. Toutefois, comme certaine rumeur de cette affaire avait transpiré un peu plus peut-être qu'il n'était nécessaire pour ma tranquillité, Molière me persuada qu'il n'y avait rien qui fut si pressant par moi que de quitter la ville et de faire un tour en province en attendant que ce bruit fut assoupi. Je me souvins justement que M. de Moncontour m'avait mandé un peu auparavant qu'un homme de qualité du pays chartrain, nommé M. de la Maisonfort, lui avait écrit pour le prier de lui envoyer quelque homme de l'art propre à arranger un spectacle pour en donner à ses amis le divertissement de la comédie, et m'étant muni d'une lettre que ce seigneur m'écrivit et d'une bourse de cuir que Molière remplit, je m'éloignai dès le matin de la capitale, l'esprit si troublé par la peur que je prenais pour la maréchaussée tout ce que je rencontrais sur mon chemin. Cependant poussant mon cheval avec plus d'ardeur que ces cochers des jeux Olympiques qui disputaient le prix à la course des chars, je finis par atteindre une auberge dans un village qu'on me dit être proche de Rambouillet et dont l'hôte me rassura d'abord parce qu'on voyait bien que jamais plumets bleus n'étaient entrés chez lui; sans cela ils l'eussent sûrement emmené d'abord sur sa mine qui n'était pas imaginaire, car il me dépouilla en conscience pour un repas d'anachorète et pour un lit de capucin, j'entends de ceux qui suivent les règles de leur ordre et qui ont scrupule à se donner des douceurs plus convenables à des chanoines qu'à ceux qui ont fait profession d'austérité. XVII LA BATONNADE SCAPIN M'étant remis en route après cela le lendemain, la chaleur du jour m'engagea au bout de quelque temps à rechercher l'ombre d'un couvert. Je pris en conséquence un sentier détourné de la route qui, s'enfonçant insensiblement parmi des bosquets fort touffus, me conduisit dans une solitude si délicieuse que je balançai un moment si, renonçant pour l'heure à pousser plus loin mon voyage, je ne descendrais pas de cheval, pour me livrer sur ces gazons épais aux douceurs du repos. On n'entendait que le bruit des oiseaux; un lent et doux zéphyr agitait les feuilles des arbres et chatouillait mon coeur d'une certaine peine, douce et tendre, qui paraissait l'atmosphère même de ces beaux lieux confidents. Dans le moment que je considérais un spectacle si charmant, j'aperçus, au bout d'une allée, une petite maison que l'art et la nature semblaient s'être, de concert, étudiés à rendre agréable. Je fus si transporté de cette vue, que je me délibérai aussitôt de m'avancer vers ce bâtiment, jugeant qu'il ne pouvait être que la demeure d'un honnête homme, et qu'il fallait, pour l'avoir choisie, un mérite extraordinaire. Cependant, comme j'étais descendu de cheval et que je faisais quelques pas dans l'avenue, je vis bientôt venir à moi une jeune personne qui me parut moins une mortelle qu'une divinité. Sans être grande, elle avait dans son port toute la majesté qu'on peut souhaiter chez une princesse, et sa façon de marcher était si belle et si fière, que l'on pensait qu'elle exécutât quelque pas de danse quand seulement elle foulait d'un pied léger l'herbe fleurie des prairies. M'étant approché pour la saluer, je vis qu'elle avait le plus beau teint, une bouche incarnate, le nez fait sur le modèle des Grâces, avec sur tout cela des yeux bleus et si doux, qu'ils donnaient à l'esprit la saveur que le goût trouve au miel. L'éclat du soleil l'avait contrainte de couvrir d'une paille rustique ses cheveux, les plus blonds du monde, et elle portait en ses mains, parfaitement belles et aussi jolies que si on les avait faites exprès, un bouquet de fleurs des champs qui avaient bien la mine, encore qu'elle vînt de les cueillir, d'avoir moins de fraîcheur que le coloris de ses joues. --Je vois bien, madame, lui dis-je, que ma présence dans ce jardin est fâcheuse, et je vous prie d'excuser, là-dessus, mon incivilité; mais, appelé chez un gentilhomme de ce pays pour une affaire qui n'est pas de grande conséquence, je me suis égaré durant la chaleur et laissé entraîner ensuite par l'envie de me mettre à l'ombre et la tentation de ces arbres si frais. Souffrez cependant, madame, que je vous exprime mon ravissement d'une rencontre aussi agréable. N'imaginez pas qu'en parlant ainsi j'ai dessein de vous offenser, mais considérez, au contraire, qu'un aveu si dépouillé d'artifice et peut-être si prompt marque assez le désordre de mes esprits et la confusion de mes sens. La belle, à ces mots, montrant une rougeur nouvelle, fit un mouvement pour fuir et, en même temps, elle laissa échapper les fleurs qu'elle tenait entre ses bras; me précipitant pour les ramasser, je les tendis à cette nymphe en m'écriant: --Madame, si je n'ai point été le maître du sentiment qui m'a fait parler, je serais au désespoir qu'il vous ait paru moins respectueux que l'embarras qui y succède et que, jusqu'ici, je n'avais jamais ressenti. Je ne voudrais pas jurer et encore moins gager qu'une déclaration si précieuse ne fût pas, dans mon souvenir, fournie par la mémoire d'un rôle autrefois débité devant les chandelles; mais, pour nous autres comédiens, la fiction se mêle si étroitement à la réalité, qu'il n'y a rien qui ressemble chez nous davantage à la passion qu'une phrase bien déclamée, ni à la vertu qu'une tirade bien apprise. J'aurais peut-être poursuivi ce discours singulier, si cette jeune personne ne m'avait répondu avec beaucoup de modestie qu'en changeant de propos je lui montrerais, mieux que par toutes les protestations, que j'étais mortifié de l'avoir chagrinée. Comme elle achevait ces paroles, un tendre incarnat vint, encore une fois, rehausser la blancheur de son visage; mais le regard qu'elle me jeta faisait paraître assez qu'elle ne m'en voulait pas de l'avoir provoqué. Après cela, elle me demanda, sans doute par manière de contenance, quel était ce gentilhomme chez qui j'allais et le nom de sa terre, parce qu'elle connaissait bien le pays tout à la ronde et qu'elle m'indiquerait le chemin puisque je l'avais perdu. --Madame, lui répondis-je, le seigneur que je dois voir se nomme M. de La Maisonfort, et le château qu'il habite est du nom de Rochefitte, que ce cavalier prit autrefois pour suivre à l'armée le roi en Flandre. La belle fit un ris malin et m'apprit que j'étais à la vérité assez éloigné du but de mon voyage, mais qu'en suivant un chemin dérobé qu'elle m'enseignerait je parviendrais assez rapidement chez M. de La Maisonfort, et qu'au surplus je rencontrerais beaucoup de cavaliers sur cette même route, parce qu'il y avait une fête au château de Rochefitte et qu'on y donnait la comédie, avec les violons, parce que Mlle de La Maisonfort devait épouser bientôt M. le marquis des Guirandières, que c'était une affaire faite et qu'il n'y avait plus à revenir là-dessus. Elle cessa de parler en disant cela et laissa paraître un peu d'ennui, qui se traduisit par des soupirs et quelques pleurs venant humecter sa paupière. Il ne me fut pas malaisé de comprendre qu'elle prenait quelque part à ce prochain hyménée, et je jugeai aussitôt que ce marquis, trop fortuné et sans doute infidèle pour une autre, était l'objet de ces regrets et la source de ces larmes. Plein de tristesse et dévoré de jalousie, comme si j'avais sujet d'avoir l'une et l'autre, j'allai délier la bride de mon cheval, qui était attaché à un arbre, et je pris congé de la belle mystérieuse avec une précipitation où le souvenir du marquis entrait pour quelque chose. Après avoir fait plusieurs détours par des sentiers qui me parurent un second labyrinthe, j'arrivai devant un château d'une belle apparence, et qui était tellement illuminé à l'intérieur, que la quantité de feux qui sortaient par ses fenêtres forçaient à reculer jusqu'au fond des bosquets les ombres de la nuit. Un agréable concert de violons et de luths se faisait entendre et l'on devinait bien, aux bruits des vaisselles agitées dans les cuisines et aux fumets succulents qui s'en échappaient, que l'estomac n'aurait pas moins de part aux réjouissances qui se préparaient que les oreilles et les yeux. Sitôt que je me fus fait connaître à M. de La Maisonfort pour le comédien qui venait aider des lumières de son art les personnes de qualité disposées à se donner le plaisir de paraître en public, à la manière des baladins, ce seigneur me mena avec de grands éclats de joie dans une salle magnifiquement préparée, où l'on avait élevé une estrade pour jouer la farce de Scapin, et où je vis un gros gentilhomme déjà habillé du long pourpoint de Géronte, et qui faisait le bouffon et le vieillard avec des mines comme s'il eût eu besoin de cela pour paraître les deux. Mais que devins-je en apercevant auprès de lui ma divinité du jardin et en apprenant à des signes certains que ce comédien de fortune n'était autre que le marquis épouseur, ce château la façade de la petite maison autour de laquelle la belle malicieuse m'avait fait tourner et retourner, et cette noce celle de cette Galathée avec ce Polyphème. Je pensai étouffer de rage et de dépit. Dès que nous eûmes commencé de répéter, je vis que mon rival était le plus sot des hommes et je compris la tristesse que j'avais remarquée dans les yeux de ma princesse. Elle-même qui jouait dans la pièce, avec des grâces non pareilles, le personnage de Zerbinette, marquait si bien par ses regards et ses silences le dégoût que lui inspirait une telle union, imposée par la cupidité d'un père, que, ne pouvant plus supporter un sort si fâcheux et si contraire, je me résolus d'y mêler un dénouement de ma façon. Je dis au marquis que c'était la scène de Géronte et de Scapin qu'il fallait le mieux étudier, parce que c'était là qu'éclatait particulièrement l'art des deux comédiens, et l'ayant persuadé de se mettre dans le sac que je fermai en l'assurant que c'était la tradition de Molière, je lui servis une bâtonnade qui n'était pas dans la pièce. M. des Guirandières criait au travers du sac, comme s'il eût été Géronte lui-même; M. de La Maisonfort, me jugeant pris de frénésie, me tirait par mes basques en jurant comme un Suisse, et sa fille riait aussi fort et aussi haut que si elle eût été, en effet, Zerbinette, la supposée Égyptienne. A la fin, le marquis, rompant ses entraves de chanvre, s'enfuit si courroucé qu'il ne voulut rien entendre aux raisons de M. de La Maisonfort,--et vraiment je ne sais de quelle sorte ce seigneur eût pu en donner,--et c'est ainsi que par mon artifice je sus rompre cet hymen odieux... en même temps que les côtes du marquis. XVIII LE JEU DE L'AMOUR ET DE LA COMÉDIE Je connus, après que j'eus eu rossé Géronte comme il faut, qu'il n'y a rien de tel que les coups pour mettre les choses en place. Sitôt que le marquis des Guirandières se fut enfui sous mon bâton, et dans le moment que M. de La Maisonfort, indigné de mon action, allait peut-être attirer, à mon tour, sur mes épaules, une averse de bois, il se fit un mouvement parmi ceux qui s'étaient assemblés pour la noce ainsi dérangée, et quelques-uns s'en vinrent dire à notre hôte que j'avais agi plus sagement qu'on ne pouvait l'attendre d'après ma souquenille de Scapin, parce que ce marquis était un débauché qui ne visait à rien qu'au bien de M. de La Maisonfort et de sa fille, et que, pour ses affaires, elles n'étaient pas en aussi bon point qu'il le publiait, mais qu'au contraire ses revenus étaient décrétés et qu'il avait dû engager à des traitants, pour faire figure, la terre d'où il tirait son marquisat. Connaissant, par ces discours, des vérités qu'il aurait sans doute sues beaucoup plus tard si cet homme-là de promis était devenu gendre, M. de La Maisonfort crut qu'il ne devait plus donner tant de regrets à la rupture d'un hyménée pour lequel, maintenant, il sentait moins d'attrait que sa fille n'y marquait d'éloignement et, sans toutefois paraître excuser mon transport, mais faisant mine de mettre sur le compte de quelque égarement passager ma furie bâtonnante, ce seigneur me dit qu'il me verrait volontiers établir ma demeure, pour quelques jours, dans son château, parce qu'il n'y avait rien qu'ils aimassent, sa fille et lui, comme les vers et la comédie, et qu'il n'y avait point de semaine qu'ils ne se donnassent le plaisir de représenter, pour eux seuls, quelque scène des bons auteurs; que, cependant, sa fille, Angélique--c'était le nom de cette demoiselle--avait besoin qu'on lui montrât quelques-uns des secrets du nouveau jeu des comédiens et qu'il avait jeté la vue sur moi par le canal de M. de Moncontour, parce que j'étais de la connaissance de Molière et qu'il n'y avait pas de poète comique qu'il prisât autant que celui-là. Je lui dis que, sur ce pied-là, j'étais son homme et que, pour ce qui était d'apprendre à la demoiselle quelque scène nouvelle, j'en faisais mon affaire, mon triomphe étant, à la vérité, dans l'emploi des valets, mais que pour les amoureux j'y réussissais assez bien aussi. Le bouffon est qu'Angélique, imaginant que j'inventais cette fable pour me rapprocher d'elle, après l'aventure du jardin et l'aveu soudain que je lui avais fait de ma passion, ne pouvait se défendre de rire et que je vis bien qu'elle me prenait moins pour un comédien véritable que pour un amant déterminé. Le lendemain fut le jour que j'entrai dans les fonctions de ma charge. M. de La Maisonfort avait fait préparer une galerie, au bout d'une terrasse, que des caisses d'orangers ornaient, entremêlées de termes et de quelques fontaines. Pour la galerie, elle était fort proprement pavée par le moyen de carreaux noirs et blancs et décorée, dans le goût antique, de pilastres, d'astragales et de festons en façon de guirlandes. Ce lieu me parut le plus agréable du monde parce que, dans le moment que j'en franchissais le seuil, j'y aperçus la divinité qui, depuis quelques jours, faisait toute ma pensée. Angélique était assise sur un carreau de satin et paraissait rêver très profondément. Elle appuyait la tête sur une de ses mains et laissait tomber l'autre bras nonchalamment à côté d'elle. Dans cette posture, on remarquait la finesse de sa taille et la bonne façon de son habit, mais j'en augurai de plus qu'elle était occupée par quelque sentiment tendre et la bonne opinion que j'avais de mon mérite me fit juger que ce sentiment devait s'adresser à moi. M'étant donc approché, je commençai à l'entretenir d'une manière que le badinage se mélangeait d'une certaine douceur, et je vis qu'elle ne laissait pas que d'être sensible aux mouvements que je faisais paraître. Nous nous mîmes cependant à faire la répétition d'une scène de l'_Avare_; j'avais choisi le personnage de Valère, parce qu'il s'accommodait assez avec celui que je figurais, puisque je cachais un nom de gentilhomme, celui du chevalier de La Fontette, sous le sobriquet du comédien Bellefleur. Angélique, de son côté, sut en peu de temps faire ma partie dans le rôle d'Élise, et rien n'était plus touchant que de voir ainsi nos coeurs véritables, à travers des masques de théâtre, échanger des aveux et subir des émois que Molière peut-être n'avait pas prévus. Au bout de trois ou quatre jours, nous disions à la perfection les propos amoureux par qui s'ouvre le premier acte de cette pièce fameuse. Mais quel ne fut pas mon trouble lorsque Angélique, parlant sans le secours du livre et comme une personne naturelle, en vint à cette phrase que prononce Élise: «Tout cela fait chez moi sans doute un merveilleux effet, et c'en est assez, à mes yeux, pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir; mais ce n'est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentiments...» Je vis quelque chose qui me parut des pleurs humecter sa paupière, et je jugeai qu'elle appliquait à elle-même les paroles qu'elle venait de répéter. Aussi, continuant avec une passion très naturelle de faire le Valère, je m'écriai: «De tout ce que vous m'avez dit, ce n'est que par mon seul amour que je prétends auprès de vous mériter quelque chose et, quant aux scrupules que vous avez, votre père, lui-même, ne prend que trop soin de vous justifier à tout le monde...» En parlant ainsi, et par un jeu de scène qui n'était pas indiqué dans la pièce, je me prosternai à ses pieds, et, saisissant une de ses belles mains, je la baisai avec une ardeur parfaite. Ses regards n'annonçaient rien de fatal; elle me dit cependant, sans prendre cette fois pour truchement le langage de Poquelin. --Quittez une attitude où je rougis de vous voir, toutefois, puisqu'il est inutile de vous défendre d'aimer, je ne prétends pas m'opposer à votre inclination, pourvu qu'elle soit honnête; mais il faut cesser, du moins pour aujourd'hui, un entretien qui n'a déjà que trop duré... Elle s'interrompit soudain, et ses yeux, en se jetant avec une vivacité effrayée vers l'endroit où la galerie s'ouvrait sur cette terrasse que j'ai dite, m'avertirent d'un péril. Me tournant alors à demi, je vis M. de la Maisonfort arrêté sur le seuil et montrant un maintien qui marquait autant d'étonnement que de fureur. Je balançai un moment si je devais me relever et m'enfuir, ou confesser dans l'instant même ma flamme à ce seigneur et les projets que j'osais former; mais Angélique, faisant voir qu'il n'y a rien qui ait tant d'esprit et d'art qu'une fille sage, quand les intérêts de son coeur commencent à l'émouvoir, me donna à entendre d'un signe qu'il fallait demeurer en l'état où je me trouvais, et prenant par l'effet d'une merveilleuse habileté la parole au moment même, elle me dit avec une colère bien jouée que «c'en était assez et qu'elle savait bien que Tircis était un volage qui faisait ses délices d'en conter aux bergères». Le père trompé, persuadé par cette parole et cette action que nous venions de jouer une scène de comédie, et véritablement c'était en ce moment-là que nous y réussissions le mieux,--cessa de montrer un visage courroucé, et, s'étant approché, nous dit que les Tircis et les bergères lui paraissaient des animaux assez fades et qu'il souhaitait quelque chose de plus hardi et de plus neuf, comme de montrer quelque tuteur ou quelque père bien dupé. Nous promîmes à ce bon seigneur, si délicat sur les péripéties, que nous lui en offririons bientôt une avec un dénouement si neuf qu'il n'avait jamais été employé sur aucun théâtre et, véritablement, le mariage comique et sérieux à la fois qui nous unit comme on va voir, ne s'est pas traité encore sur une scène où l'on peut dire cependant que tous les ressorts des passions et des mouvements humains ont été successivement mis en jeu. XIX LE NOTAIRE SUPPOSÉ Quand nous fûmes bien convenus avec Angélique qu'il n'y avait rien de si nécessaire que de nous marier promptement tous les deux, nous commençâmes à débattre quelles mesures nous pourrions prendre pour amener un père fort entêté sur la qualité à consentir que sa fille épousât Scapin. J'aurais pu, à la vérité, montrer à M. de La Maisonfort que les planches ne faisaient pas déroger et que le chevalier de La Fontette avait pu y paraître, tout en demeurant homme de condition, comme La Thorillière, Brécourt, Hauteroches et quelques autres; mais Angélique me dit que ce seigneur n'entendrait pas raison sur ce chapitre, parce qu'il voulait faire d'elle une dame titrée et qu'elle voyait bien que je ne jouais pas les marquis, même devant les chandelles. --Ne prenez point cependant, me dit-elle, l'aveu de cette répugnance comme une couleur de renoncer au dessein que nous avons formé; mais cherchons de concert une issue qui nous permette de nous laisser aller à notre penchant. Je ne sais, continua-t-elle, si je manque, en parlant ainsi, à la modestie qui doit régler les paroles et les actes d'une jeune personne, mais je crois que l'on peut dire librement ce l'on pense, lorsqu'on ne pense rien qui ne soit contraire à la vertu. Je me prosternai aux pieds d'Angélique, en lui protestant que ma tendresse était assez délicate pour entendre les sentiments qu'elle laissait paraître et que, puisqu'elle le voulait ainsi, j'allais tout préparer pour faire le succès d'un stratagème que je venais d'imaginer. Ayant donc, dès le lendemain, repris mon cheval qui se plaisait plus dans les écuries du château que sur les grands chemins, je me rendis à la ville la plus prochaine, où le don d'une bourse qui contenait cent pistoles et qui formait tout justement la moitié de mon bien détermina de me suivre certain Nicodème vêtu de noir et de physique mélancolique que je ferai connaître tout à l'heure. Je revins au château pour dîner, sur l'heure de midi, et dès que j'eus expédié mon repas, je fus, toujours avec mon homme, au-devant de M. de La Maisonfort qui faisait, en compagnie de sa fille, quelques tours d'allée, sans doute pour aider à la digestion d'un ragoût de lapin en fricassée dont il était incommodé pour s'y être trop inconsidérément acharné. J'abordai ce seigneur d'une manière qui était pour lui plaire, parce qu'elle sentait son ancienne mode, c'est-à-dire en m'inclinant jusqu'à ce que ma main droite, dégantée, touchât le sol, et lui ayant dit que mon acolyte était un camarade fort habile à jouer dans les comédies, que j'avais fait venir dans le dessein de lui donner un divertissement de ma façon, je lui demandai congé de tout disposer dans la galerie avec mademoiselle sa fille pour répéter ce petit morceau. Mais, soit que la fatigue de son estomac l'indisposât contre toute la terre, soit, comme je crus, qu'il eût reçu quelques rapports secrets, touchant mes entretiens avec Angélique, M. de La Maisonfort déclara tout net qu'il voulait aller avec nous dans la galerie, pour voir de quelle façon nous conduirions notre répétition. Il me demanda aussi le nom de mon compagnon, et je lui dis qu'il se nommait la Bazoche, parce que son emploi était, d'ordinaire, de faire les hommes de robe ou les tabellions. Après cela, je donnai à Angélique et à l'inconnu noir un papier sur lequel j'avais écrit ce qu'ils avaient à dire, et après avoir averti la Bazoche qu'il ne parût que quand je lui ferais signe, j'exposai à mon hôte, en ces termes, l'argument de la scène que nous allions jouer pour lui: --Imaginez, Monsieur, que je suis un jeune gentilhomme, du nom de La Fontette, à qui Mademoiselle votre fille a donné dans la vue, bien qu'il ne brûle pour elle que de l'ardeur la plus pure et la plus respectueuse. Un père barbare s'oppose à leur union, mais ces honnêtes et parfaits amants se sont vus réduits à user d'un stratagème pour s'entretenir librement devant ce Géronte, qui a bien la mine de devoir être dupé comme il faut. --Bon, interrompit le seigneur, sur ce pied-là, votre scène me plaît mieux que vos fades bergeries où l'on ne dit que des chansons. Il n'y a rien de si réjouissant qu'un père ou un mari à qui l'on fait voir leur béjaune, et pour moi je n'aime rien tant, après dîner, que s'ils sont bien attrapés par un fourbe. --Nous allons donc, lui répondis-je, vous donner bien de la satisfaction. Commencez, Mademoiselle, sous le nom d'Isabelle, et songez que je suis présentement Dorante. ANGÉLIQUE (_lisant sous le nom d'Isabelle_).--Si la modestie ne permet pas à une jeune fille de déclarer ses sentiments, la sincérité l'oblige à confesser qu'elle en a pour un cavalier qui a du mérite, et comme c'est justement l'état où je me vois, j'en éprouve la plus étrange confusion du monde. BELLEFLEUR (_lisant sous le nom de Dorante_).--Souffrez, Madame, que je vous exprime le ravissement où vous me plongez par ce discours. Ne pensez pas cependant que je reste en arrière dans un pas si périlleux pour notre inclination réciproque; puisqu'un père, aux ordres duquel vous vous soumettez sans murmurer, mais non sans regrets, s'oppose à vous laisser former des noeuds si légitimes, il faut, par un engagement qui nous lie à jamais, unir nos destinées en dépit de ce seigneur. ANGÉLIQUE.--Et le moyen, Monsieur, de le faire consentir à signer un contrat en bonne forme, après lequel il n'y a plus qu'à aller devant un prêtre? C'est une entreprise bien téméraire que d'essayer d'y parvenir, et je vois bien qu'il me faudra finir mes jours dans l'ombre d'un cloître, où ce père malheureux n'aura pas même la consolation d'essuyer mes pleurs. BELLEFLEUR.--Cessez, cessez, Madame, de présenter à mes yeux une image qui les trouble, mais, vous représentant que nous jouons là une scène de comédie, consentez que je fasse venir un honnête homme de notaire, qui a écrit un contrat auquel il n'y a plus qu'à mettre les noms et qui, sous l'aspect d'un bouffon, fera passer la chose comme un mariage de comédie. En ce moment, M. de La Maisonfort nous interrompit pour dire que cette idée-là était heureuse et qu'il ne pensait pas l'avoir jamais vue figurer dans un dénouement. Étant convenu que c'était un ressort nouveau autant qu'admirable, je fis signe à la Bazoche de paraître dans la galerie et lui dis fort posément que nous étions là deux amants désireux de nous unir et qu'il n'y avait plus qu'à nous donner à signer le contrat qu'il avait établi. Cet homme alors, faisant des mines sérieuses les plus plaisantes du monde et parlant par paroles authentiques en jargon de gardes-notes, nous observa fort gravement que la volonté d'un parent y était au moins nécessaire et qu'il ne pouvait rien faire sans ce concours, parce qu'il y allait de son cou et que la justice ne badinait pas en de telles matières. M. de La Maisonfort, qui pensait mourir de rire à voir les airs solennels d'un si parfait baladin, s'écria qu'il voulait être de la partie et qu'il jouerait le père, parce qu'il n'y avait rien de si plaisant qu'un barbon truffé de la sorte. --Sur ce pied-là, lui dis-je, nous allons répéter la scène du contrat, et pour faire votre personnage, vous n'aurez qu'à mettre votre nom, en grondant tout à votre aise, en bas du papier que voilà. --Oui-dà! répliqua cet homme plein de malice; cela est du dernier plaisant au moins, et je veux, quand je la saurai bien, représenter cette farce-là devant mes voisins et particulièrement pour mon compère M. de la Pimprenelle, qui s'est si bien laissé enlever sous le nez sa fille par un gendre qu'il n'avait pas souhaité d'avoir. --Il n'y a donc plus, Madame--et je repris ici la voix de Dorante--qu'à couronner mes feux par un doux consentement et vous jeter aux pieds d'un père pour le supplier de consentir à nos voeux. --Il n'est pas nécessaire! s'écria M. de La Maisonfort, qui tenait à paraître dans l'action pour montrer son mérite de comédien, et je consens à tout ce qu'Isabelle désire! Là-dessus, la Bazoche présenta son papier d'un air notarial et chagrin à M. de La Maisonfort, que celui-ci, continuant à faire de grands éclats de gaieté, se mit en bouffonnant à écrire son nom tout au long du contrat, que nous signâmes pieusement, Angélique et moi, à notre tour. Comme la Bazoche--on l'a deviné--était un véritable notaire royal très capable d'établir un acte et que celui-ci contenait, en cas de rupture de l'engagement, un bon dédit bien stipulé, mon beau-père était pris comme un sot. Il ne nous marquait pas beaucoup de contentement d'avoir figuré de cette sorte dans la farce du _Notaire supposé_. XX LE MARIAGE COMIQUE C'était une petite drôlerie qui valait au moins pour moi son pesant de corde, car le père d'Angélique aurait mieux aimé, je crois, la laisser aller dans le harem du Grand Turc que de voir corrompre par l'ignominie d'un baladin le sang des La Maisonfort, lesquels, depuis trois générations, étaient en possession de la charge de panetier de Mgr le gouverneur de la province, quand il y résidait, ce qui, d'ailleurs, ne s'était vu que trois fois dans le siècle, et qui tiraient leur origine d'un capitaine des serins de M. de Vendôme. Après que, grâce aux jurements qu'il fit bien mieux que par les explications qu'Angélique et moi lui donnâmes, il se fut convaincu de son malheur et persuadé qu'il n'y avait pas à revenir dessus, il dit fort posément à sa fille que, puisqu'il était assez malheureux pour l'avoir vue s'entêter aussi inconsidérément d'un misérable bateleur, il n'y avait plus rien qui fût de commun entre elle et lui et qu'au surplus il destinerait son bien à un certain couvent de Carmes qui était proche et où il se retirerait, à moins qu'il ne prit femme de nouveau et ne fit encore souche, quand ce ne serait que pour bien nous mortifier. Des desseins si sérieux et si épouvantables n'étaient pas pour faire renoncer une passion grande et parfaite comme celle dont nous étions animés, et je dis à Angélique qu'il n'y avait qu'à mettre à profit la licence que, dans sa colère, M. de La Maisonfort nous avait donnée de quitter ensemble le château, et que nous verrions plus tard à apaiser ce seigneur en courroux, quand notre mariage serait plus consolidé. Mlle de La Maisonfort, avec une certaine rougeur sur les joues, qui me parut plus belle cent fois que les roses de l'aurore dans le ciel, me fit un petit propos pour m'avertir qu'elle ne pénétrait pas à la vérité très bien ce que j'entendais consolider notre mariage, mais qu'elle estimait pour elle qu'il n'y avait rien qui fût si pressant que d'aller devant un prêtre pour le faire sanctifier, les écrits des hommes ne comptant pour rien en de telles matières. Elle m'assura qu'après cela elle ne ferait plus de difficulté de me suivre à Paris, où elle trouverait des parents qui avaient du crédit et seraient en état de me faire obtenir un emploi pour vivre, en attendant que Monsieur son père se relâchât de sa sévérité. J'allais protester que les bénéfices de ma profession de comédien suffiraient à nous empêcher d'être dans une trop grande nécessité, mais elle m'interrompit pour s'écrier que je disais des enfances et que c'était une imagination qui ne se concevait pas qu'un M. de La Fontette--puisque c'était mon nom lorsque je n'étais plus Bellefleur ou Scapin,--et surtout époux de Mlle de La Maisonfort, songeât encore à monter sur un théâtre et à recevoir des nasardes pour de l'argent. Je vis que mon personnage de mari commençait un peu plus tôt qu'il n'est de coutume, mais justement à cause de cela, je n'étais pas encore d'humeur à faire des raisonnements de cette espèce-là, et je dis à Angélique qu'elle avait raison, que je ne serais plus comédien de ma vie, que c'était une chose faite et qu'il n'y avait pas à revenir là-dessus. C'est au milieu de la grande route que nous discourions de la sorte, car, après mon éclat avec M. de La Maisonfort, mon premier soin avait été d'aller tirer mon cheval de l'écurie et de le mener au bout du parc, sans oublier de poser en équilibre sur la selle un coffre médiocre à la vérité, mais qui me semblait l'objet le plus précieux du monde, puisqu'il contenait mes hardes les meilleures et certaine bourse de cuir sur laquelle je faisais plus de fondements, pour tout dire, que sur le crédit et surtout le zèle de toute la parenté d'Angélique. Je chargeai bientôt ma monture d'un bien plus estimable encore, car Mlle de La Maisonfort étant venue me joindre par un chemin détourné, nous convînmes enfin qu'elle se servirait de ce moyen de voyager jusqu'à la ville voisine, où nous nous flattions de trouver un prêtre qui consentît à nous unir, sans trop faire attention à ce qu'il y avait de singulier dans des épousailles si furtives et précipitées. Nous arrivâmes vers le soir dans une petite ville qui me parut n'être composée que d'hôtelleries, parce que de toutes les portes des gens, en nous voyant passer dans cet équipage de voyageurs, nous faisaient des mines pour nous avertir qu'on trouvait chez eux les meilleurs lits et les poulets les plus dodus de la province, avec un certain vin dont ils donnaient à connaître par signes l'excellence et la qualité. Il faut que les habitants de ce pays-là aillent boire et manger les uns chez les autres pour que leur commerce soit un peu productif, car les passants étrangers y sont rares et les hôtes chez qui nous prîmes gîte nous le firent connaître en nous traitant fort mal. Sans doute qu'ils se réservaient de se rattraper sur la note. Dès que nous eûmes soupé, Angélique me dit qu'elle connaissait un prêtre qui logeait non loin de là et que nous n'avions rien de mieux à faire que d'aller lui demander de nous marier bel et bien, attendu que le temps pressait et que M. de La Maisonfort pourrait bien s'être ravisé et nous faire courir après. Nous fûmes donc chez ce bon ecclésiastique, qui était une manière d'homme de condition et le propre frère du bailli de l'endroit. Nous le trouvâmes encore à table, et il me parut qu'il n'avait pas fait pénitence comme nous, car je ne vis jamais desserte si chargée de viandes diverses, de légumes et de fruits indiquant la délicatesse et la profusion de la chère. M. l'abbé Tanbeau de l'Isle du Val nous reçut bien, quand sa gouvernante, qui était une béate d'un caractère assez obligeant, lui eut dit le nom d'Angélique, et je vis bien, après que nous lui eûmes expliqué notre affaire et raconté notre histoire, que s'il n'eût tenu qu'à lui, il eût eu contentement de donner le plus tôt possible un gendre qui n'était pas de son goût à ce M. de La Maisonfort, dont il devait avoir sur l'estomac certaines hauteurs un peu inconsidérées. Mais, sitôt que je lui eus avoué quelle était ma profession,--parce qu'il me l'avait demandé,--M. Tanbeau fit un cri, protestant que les canons de l'Église ne considéraient pas les comédiens comme étant de la communion des fidèles, et qu'il ne pouvait nous donner les sacrements qui étaient réservés à d'autres. --Sur ce pied-là, lui dis-je, Monsieur l'abbé, quand notre grand Molière viendra à trépasser, il faudra donc qu'on le jette à la voirie? --On voit, me répondit-il, que la règle souffre parfois quelque tempérament, et je le souhaite pour ce poète, parce qu'il a l'honneur d'approcher le Roi et que son revenu dépasse trente mille livres l'an, circonstance qui rend d'ordinaire les plus nobles du monde les professions même notées d'infamies. --Mais, répliquai-je, vous ignorez peut-être qu'un arrêt du Parlement de 1641 tient notre état pour honorable, et il ne fait point déroger à la noblesse comme celui de marchand ou de fermier, à telles enseignes que Molière a formé le projet de réunir une troupe de comédiens du Roi, composée de jeunes gens de condition, sous le nom d'_illustre théâtre_. --Cela se peut, reprit M. Tanbeau; mais je ne saurais prendre sur moi de vous unir. Angélique, en ce moment, nous interrompit pour protester à l'abbé que j'avais définitivement, et pour toujours, renoncé à Thalie, et qu'il pensait bien que, demoiselle comme elle était, elle n'irait point se commettre à épouser un histrion. --Cela étant, s'écria le bon M. Tanbeau, je ne vois plus rien qui s'oppose à ce que je vous fasse époux. --Mais, poursuivit-il en nous regardant avec un ris malin, vous n'ignorez pas que, selon les règles ecclésiastiques, je dois vous demander, pour un mariage si prompt, comme vous semblez le souhaiter, une somme qui n'est pas mince, dans le but de racheter les dispenses. Je me sentis à ces mots inondé d'une sueur d'angoisse, comme chaque fois qu'il était fait quelque allusion trop claire à ma fameuse bourse de cuir, pour l'embonpoint de laquelle je me sentais des entrailles de père. M. Tanbeau vit bien, à mon air, que je n'étais pas très ferré sur l'article, et je crois qu'il s'y était attendu, car il me dit tout à trac qu'il avait songé déjà à l'incommodité qu'une telle exigence pourrait causer à des jeunes gens et qu'il avait trouvé, à force d'y rêver, le moyen de remédier à cela, ayant lu dans quelque auteur, ou ouï conter par le père Onuphre, capucin de ses amis, l'histoire d'un bateleur qui recevant l'hospitalité de Notre-Dame la Vierge Marie par l'entremise d'un couvent de moines, et ne possédant pas de quoi payer la dépense qu'il y faisait, se relevait de son lit et allait dans la chapelle exécuter les plus gracieux tours qu'il pût tirer de son sac, pour amuser l'Enfant Divin durant les longues nuits de l'église. C'est ainsi qu'Angélique et moi, après nous être engagés l'un l'autre par les serments les plus forts, et aussi envers l'abbé, à ne plus sacrifier aux muses comiques, nous finîmes par jouer devant M. Tanbeau et sa béate une scène du _Jodelet_, qui divertit si parfaitement le bon prêtre et sa vieille gouvernante, que nous craignîmes, pour lui du moins, qu'il n'en étouffât, tant il riait, devant que nous ne fussions mariés par son ministère. Le ciel, favorable à nos chastes amours, ne permit point qu'un dénouement si tragique succédât à la farce de M. Scarron, ou du moins le frère du bailli survécut assez à sa joie pour nous marier le lendemain d'un bon et solide mariage, dans une petite chapelle bien humble de son illustre cathédrale. XXI L'ASSAUT BURLESQUE Sitôt que le bon M. Tanbeau nous eut mariés, Angélique et moi, nous prîmes la poste pour aller à Paris, ville que ma nouvelle épouse ne connaissait pas, et où nous étions persuadés de faire bientôt fortune; mais chacun de nous, en soi-même, ayant en vue la même chose, en considérait le succès par des moyens différents, car si la fille de M. de La Maisonfort fortifiait ses visées ambitieuses par l'espoir du crédit de ses parents et principalement de cette Mme du Fresnoy dont elle me vanta le pouvoir sur l'esprit de M. de Louvois, je faisais table, pour ma part, sur mon dos, comme le plus gracieux et le mieux accoutumé à recevoir les coups de bâtons des comédies, dos que je prisais comme un héritage, ou plutôt comme une nourrice, et fort propre à remplir son envers, je veux dire l'estomac. Nous arrivâmes, par la porte de la Conférence, dans un carrosse public qui était si rempli de gens de robe, que nous avions plutôt la mine de sacripants qu'on mène pendre, que d'honnêtes mariés venant faire visite à leur parenté. Cependant, nous connûmes bientôt, aux discours de ces chats-fourrés, qu'ils n'avaient pas des intentions si barbares, mais que c'étaient seulement les membres d'une chambre des requêtes que le roi avait envoyés passer quelques mois à Pontoise pour se rafraîchir la bile, parce qu'ils faisaient un peu les mutins. Ils avaient l'apparence de revenir assez contrits d'être demeurés si longtemps sans juger, et j'augurai mal des pauvres plaideurs sur qui ils déchargeraient d'abord leur trop d'amas de furie procédurière. On nous mena dans une auberge proche le Palais-Royal, où nous prîmes pension en attendant le Louvre ou Versailles, car ma femme ne parlait de rien moins que d'avoir bouche à cour, et je vis bien qu'elle gardait dans la tête quelques fumées de l'orgueil paternel et la vision de ce capitaine des serins de M. de Vendôme qui avait mis à mal toutes les finances de la famille par l'ambition de soutenir un rang en conformité avec une si illustre origine. Dès le lendemain matin, Angélique étant sortie seule pour quelques achats de rubans, car elle voulait être bien parée pour aller voir Mme de Fresnoy, elle revint après un peu de temps, toute étourdie, me dire que Paris était une ville bien singulière et qu'il s'y passait d'étranges choses; que, s'étant promenée un moment à travers une place où l'on vendait des légumes, elle avait vu de jeunes villageoises qui criaient d'un air content, en montrant leur tas de denrées: «J'ai été marquée par le bourreau! J'ai été marquée par le bourreau!» comme si elles dussent en être bien aises, et qu'en effet, un gros homme de mauvaise mine leur mettait un signe avec de la craie sur leurs habits; qu'un peu plus loin, étant entrée pour faire ses dévotions dans une église, elle avait entendu dire que «le roi allait porter l'_antienne_». Angélique me confessa qu'elle trouvait bien surprenant que le plus grand prince du monde vint ainsi dire l'office, comme un moine, dans la chapelle d'un couvent. A ces mots, je fis un grand éclat de rire en lui disant que pour le bourreau et la marque, c'était une façon de reconnaître ceux des villageois qui avaient payé le droit pour vendre leurs produits sur le marché, et que ce n'était pas le roi de France, Louis le Grand, qui chantait ainsi l'ordinaire à Saint-Germain-des-Prés, mais Jean-Casimir, jésuite, cardinal, souverain de la République polonaise, et enfin abbé de cette église par le chagrin qu'il avait eu de perdre sa reine qu'il aimait tendrement. --Cela étant, me dit Angélique, Paris me semble être la ville du monde où l'on joue les personnages les plus opposés et les moins prévus, et je ne m'étonne plus après cela que, gentilhomme comme vous l'êtes et portant le nom de chevalier de La Fontette, vous soyez devenu comédien sous celui de Bellefleur. --Mais, répondis-je, quelle erreur vous fait imaginer que la profession de comédien soit comme celle de marchand qui déroge à la noblesse, et pensez-vous que La Thorillière, Brécourt ou du Croisy soient des croquants? «Je veux, poursuivis-je, vous montrer clairement que rien n'est si éloigné de la vérité qu'une pareille croyance et, remettant à demain notre visite à Mme du Fresnoy, je prétends vous conduire à l'instant à la comédie que je sais que l'on donne aujourd'hui, et où vous verrez sur la scène des hommes de condition qui, à l'encontre de ce que font d'ordinaire les autres, vous divertiront parfaitement.» Qu'un jeune époux a de pouvoir sur un coeur qui vient de s'ouvrir! Angélique qui, peut-être, six mois plus tard, eût repoussé sans ménagements l'idée de remettre seulement d'une heure une visite si nécessaire, souscrivit ce jour-là sans dispute à mon désir, et j'eus la satisfaction d'amener ma femme dans l'endroit où si souvent j'avais aidé à tromper des maris. M'étant donc fait reconnaître du portier, qui était à l'entrée des comédiens, je pénétrai avec Angélique dans le temple de Thalie, par le derrière du théâtre; mais nous trouvâmes dans la salle un mouvement singulier, et nous entendîmes du côté de la grand'porte un tumulte si effroyable qu'il semblait que toutes les furies se battissent ensemble dans une antichambre d'enfer. Dans ce moment, Molière parut au milieu du parterre, et m'apercevant avec Angélique qui marquait quelque sentiment d'effroi, il nous dit rapidement que c'étaient les mousquetaires et tous les autres officiers de la cour, lesquels avaient accoutumé d'entrer à la comédie sans payer, qui menaient ce vacarme, parce que lui, Molière, avait obtenu un ordre du roi de les obliger à ne plus passer sans cracher au bassinet, et que nonobstant cet ordre, ils voulaient forcer l'entrée et venaient de tuer le suisse, qui se défendait avec sa hallebarde. Comme il parlait encore, la porte éclata comme poussée par le bélier d'une machine de guerre, et les furieux se précipitèrent en tumulte. Les seigneurs de la scène et les dames des loges se levèrent pour s'enfuir devant ces forcenés, et le désordre eût été extrême si Béjart, qui était habillé en Géronte pour la pièce qu'on allait jouer, ne s'était présenté sur le théâtre. Alors ce jeune comédien, dont on pouvait connaître, sous le fard et les rides ajoutées, le teint frais et vermeil, levant les bras et tremblant des genoux à la façon des vieillards, cria lamentablement: --Eh! messieurs, épargnez du moins un malheureux qui n'a plus que quelques jours à vivre! Ce compliment si bouffon dans une bouche si jeune arrêta la fureur de ceux que la force n'avait pas contenus, et les rires se mêlant à la réflexion sur ce qu'ils avaient osé, malgré les volontés du roi, ils demeurèrent un moment confus, puis enfin se retirèrent. Aussitôt, entraînant Angélique, je passai derrière le théâtre dans le dessein de parler plus longuement avec Molière. Mais que devînmes-nous quand, dans un corridor, nous nous trouvâmes subitement en face d'une femme en grand habit, qui faisait l'éplorée et poussait de grands cris en montrant un mur qui, à la vérité, pouvait paraître assez extraordinaire, puisque par un prestige diabolique sa partie inférieure s'agitait sous les apparences d'un haut de chausses de velours noir et de deux jambes, tandis que de ses profondeurs on entendait sortir une voix lamentable, de sorte que l'on pouvait dire, cette fois, ainsi que dans l'Écriture, que les pierres elles-mêmes criaient. Dans ce moment, je vis Angélique faire le plus sérieusement du monde la révérence à la dame hurlante, qui était Mme du Fresnoy, venue à la comédie avec son mari, lequel dans sa frayeur de la soldatesque avait voulu s'enfuir par un trou dans le mur du Palais-Royal, et y serait parvenu, en effet, puisque sa tête et ses bras avaient passé, si le reste eût voulu suivre. Il se démenait comme un possédé, jurant qu'il avait du crédit, que les comédiens le lui payeraient et que c'était un affront qu'ils avaient voulu lui faire en face. Cependant je crois que, pour l'heure, il songeait à autre chose qu'à son visage. Des gagistes arrivaient qui agrandirent le trou et dégagèrent le commis de M. de Louvois. C'est alors que j'eus l'honneur d'apercevoir directement ce cousin sur lequel nous fondions tant d'espérances et dont les traits bouffis et la perruque poudrée de poussière de chaux et de petit moellons me parurent cependant respirer la dignité la plus grande et la moins murée qui fût, tant le physique de ceux que l'on croit les dispensateurs de la fortune se présente aimable, malgré tout, à ceux, comme moi, qui n'ont jamais été gâtés par les faveurs de la capricieuse déesse. --Eh! monsieur! disait Mme du Fresnoy, outrée, est-ce là une façon de sortir de la comédie pour un homme de votre sorte? --Morbleu! Madame, jurait le mari, est-ce une façon d'entrer à ces furieux-là? Je le dirai à M. de Louvois, et il leur fera bien voir... --Madame, soupirait Angélique, souffrez que je présente M. le chevalier de La Fontette, mon époux, à M. du Fresnoy, dont la cour et la ville célèbrent le mérite... --Ouais! pensais-je en considérant Mme du Fresnoy, que je trouvais pourvue de plus d'attraits qu'il n'était nécessaire à un barbon de cette espèce; il me semble que mon cousin doit bien de l'obligation de ce mérite-là à la figure de sa femme. La sottise du mari et la beauté de son épouse me donnaient une meilleure idée du crédit de nos parents que tous les discours innocents d'Angélique. XXII LE PÉDANT MALAVISÉ Nous ne manquâmes pas, Angélique et moi, d'aller dès le lendemain chez Mme du Fresnoy, dans le dessein de lui rendre nos devoirs et pour voir, en même temps, si, par le moyen de son crédit, nous ne pourrions pas être mis enfin en possession de cet emploi qui, aux yeux de mon épouse, ne comptait que comme un premier pas vers celui de secrétaire d'État, pour le moins, ou de surintendant. Nous trouvâmes cette dame dans un appartement fort propre et meublé d'une manière assez magnifique. Elle était assise à sa toilette et si occupée à se parer qu'elle prit à peine le soin de demander au petit laquais qu'on nous apportât des sièges, encore ce ne furent que des chaises sans bras, ce dont Angélique parût mortifiée, car elle était attentive à ces sortes de choses et fort exacte à observer les traitements qu'il fallait faire selon les personnes et leur condition. Une fille suivante accommodait la tête de notre cousine d'une façon qui parût nouvelle, car nous vîmes que les cheveux étaient coupés de chaque côté d'étage en étage avec de grosses boucles rondes d'un air assez négligé, qui lui donnaient la meilleure grâce du monde. Mme du Fresnoy considérant de côté Angélique et remarquant qu'elle avait encore des _bouffons_ sur les oreilles, lui dit un peu sèchement qu'on voyait bien qu'elle venait de la province et que ces petites frisures rangées étaient justement à la mode du temps du roi Guillemot. --Il ne faut pas, continua-t-elle, tenir cela pour des chansons, et il n'y a rien de si fâcheux pour une tête, même remplie des idées les plus sublimes, que d'avoir le dessus hideux ou négligé. C'est par le soin qu'elle prend de son ajustement qu'une femme se pousse dans le monde. Je n'entrais point tant dans ce sentiment-là et, jugeant qu'il s'agissait un peu trop de la tête dans les leçons que sa parente donnait à l'innocente Angélique, je commençai d'en ressentir un peu d'ennui et quelques inquiétudes pour mon front. Cependant nous nous mîmes insensiblement à entretenir Mme du Fresnoy du sujet de notre visite, et Mme de La Fontette, ma femme, partit de là pour faire un petit discours qui marquait tant d'obligeance pour moi et me montrait si honnête homme et d'une manière si éclatante qu'il n'y eût eu personne, à l'entendre, qui ne crût que j'effaçais les esprits des sept Sages, ou plutôt qui n'augurât que nous n'étions mariés que depuis quelques semaines. --Cela est bon, dit la dame, et il faut bien que Monsieur ait du mérite, puisque sa femme même en convient; mais n'est-il pas comédien, sous le nom de Bellefleur? --Madame, répondis-je, songez qu'il n'y a pas d'homme qui soit si propre qu'un comédien à remplir en ce monde les emplois les plus divers, puisque, passant indifféremment des états les plus vils aux rangs les plus élevés, il peut, dans la même soirée et pour peu que l'on joue des pièces différentes, être un valet, un roi, un amant heureux ou un mari dupé, un Géronte ou un Valère, et ne pensez-vous pas que l'art de présenter au public tant de visages ne soit tout justement le plus propre pour bien disposer un homme à faire figure dans le monde? --Mais le dos, Monsieur, répliquait-elle, le dos qu'en faites-vous? J'allais lui protester que je ne l'entendais pas, mais au vrai je savais bien où était l'enclouure, puisque cette question des coups de bâton empêchait, dans le même temps, le grand Molière de rentrer à l'Académie, où on lui avait fait savoir qu'il serait reçu, pourvu qu'il quittât les emplois à nasardes et à rossées; mais, dans ce moment, la porte s'ouvrit toute grande, de la manière qu'elles font devant les seigneurs d'importance, et nous vîmes entrer un gros homme aux yeux têtus qui remplit tout aussitôt la chambre où nous nous trouvions, tant il remuait en faisant de grands pas et de grands bras. Mme du Fresnoy s'étant levée avec de belles révérences et en mettant du «monseigneur» entre chacun, je pense, de ses mots, nous connûmes à ce coup que c'était là ce grand ministre dont la renommée célébrait en tous lieux la puissance et l'orgueil, M. de Louvois, pour tout dire, et je crois bien qu'Angélique dut jurer en elle-même que notre fortune avait, à cette heure, assez bonne mine. Cependant l'honnêteté et la retenue nous commandaient de nous retirer, d'autant que notre cousine ne songeait point du tout à nous présenter à ce potentat, mais comme nous préparions notre sortie et qu'Angélique ramenait déjà ses jupes pour saluer, Mme du Fresnoy, sans doute dans la pensée de faire la bonne mère, dit tout d'un coup qu'il fallait que Mme de La Fontette vît son fils et que monseigneur le voudrait bien, ce qui me fit faire réflexion que ce monseigneur pouvait bien avoir quelque part à ce fils-là, car de croire que l'on tirât pour nous exprès de sa chambre le jeune fils de M. du Fresnoy ne me vint pas à l'esprit, l'espace d'un soupir. Cet enfant cependant parut devant nous, conduit par un précepteur en soutanelle, et si pénétré d'humanités, qu'on voyait bien qu'il en était devenu une bête. Il fit, comme il devait, de grandes inclinaisons de son long corps en contraignant à les imiter son élève, qui était un bon garçon réjoui et plus propre à pousser la charrue dans les guérets qu'à réciter les maximes de M. de Despautères, ou à faire des cérémonies avec les grands. Mais Mme du Fresnoy ayant dit au pédant qu'il fallait que M. du Tailli--on appelait ainsi ce fils, en attendant sans doute que M. de Louvois lui achetât une terre titrée--récitât quelque petite galanterie de ce qu'il avait appris ces temps derniers, M. Babouin, c'était le nom du maître, assura qu'il n'y avait qu'à faire des questions au jeune homme et que celui-ci y répondrait de façon à contenter, pourvu que ce fût en latin, parce qu'il ne se servait pas d'un autre langage quand ils étaient entre eux. Là-dessus, ayant fait se tenir droit devant lui le petit garçon, il prit justement la mine que font les grues au bord des fleuves, quand avec leurs becs, elles attendent les poissons, et demanda: --_Quem habuit successorem Belus, rex Assyriorum?_ (Qui eut pour successeur Belus, roi d'Assyrie?) L'enfant répondit sans délai: --_Ninum._ (Ninus.) Mais soit qu'il eût prononcé ce latin trop à la romaine en arrondissant l'_u_ et sans faire assez sonner l'_m_; soit plutôt que le souvenir de certains discours qu'il avait surpris dans les cuisines ou les antichambres lui troublât la mémoire, M. du Tailli prononça ce nom du babylonien tout justement comme celui d'une beauté qui, pour n'être pas si ancienne que cette dynastie, comptait déjà cependant quelques lustres, je veux parler de Mlle de l'Enclos, nommée familièrement _Ninon_, pour laquelle le ministre avait réellement montré quelques complaisances, qui n'avaient point été du goût de Mme du Fresnoy. Nous demeurions cois, sans paraître avoir entendu, mais M. de Louvois, qui ne savait pas bien l'art de dissimuler, ou qui s'en souciait peu, marqua d'abord quelque étonnement, fronça ses gros sourcils, ouvrit la bouche, puis, se souvenant peut-être de cette maxime du sage que le silence est d'or, il la referma et la porte sur lui. --Il faut que vous soyez bien impertinent, monsieur Babouin, disait la cousine, pour entretenir votre élève des folies de M. de Louvois et lui enseigner ainsi le nom d'une personne dont les moeurs ne sont pas trop bonnes, bien qu'elle soit de condition et fille de gentilhomme. --Je vous proteste, Madame, s'écriait le pédant, qu'il n'y a rien qui soit si éloigné de ma pensée que de laisser connaître à M. du Tailli le nom de quelque dame que ce soit. La chronologie des rois d'Assyrie... --Allez, Monsieur; c'est se moquer et vous allez tout à l'heure donner le fouet à ce petit garçon pour vous apprendre à en user si mal avec lui. --Pardi! criait le pauvre enfant, si l'on me fouette parce que je parle de Ninus, que fera-t-on à M. de Louvois, lui qui parle à Ninon? --Fi! mon cousin! soupirait Angélique, convient-il de mêler à votre babillage le nom d'un grand ministre, et qu'a de commun le fouet que vous aurez avec les discours que celui-ci peut tenir. --Morbleu! pensais-je, il faut que j'aille conter cette aventure-là à Molière, et je veux être un sot s'il n'en tire quelque scène plaisante pour une de ses farces. XXIII LA MORT DE MOLIÈRE Angélique, toujours poursuivie par ses visions de fortune et de grandeur, ne quittait presque point Versailles, où elle était assidue comme si elle eût été déjà pourvue d'une charge à la cour, et je crois qu'elle avait quelquefois l'insigne honneur d'aider sa cousine, Mme du Fresnoy, dans cet emploi de dame du lit de la reine, que M. de Louvois avait inventé pour cette belle, bien qu'elle fût fille d'un mousquetaire à genoux, pour dire honnêtement le mot d'apothicaire. Pour moi, qui ne prisais pas tant la satisfaction d'être poussé par les seigneurs dans l'antichambre du Roi, et repoussé par les suisses sur les degrés du grand escalier, sans autre contentement que d'avoir à faire bien des salutations à des gens qui ne me les rendaient point, je demeurais à Paris, m'attachant principalement à rendre des soins à Molière, dont les bontés qu'il faisait paraître à mon endroit étaient les plus rares du monde. C'était le temps qu'il venait d'achever son _Malade imaginaire_, et véritablement on peut dire que ce n'était pas une imagination pour lui d'être malade, car depuis longtemps déjà il était travaillé d'une fluxion qui l'incommodait à un point qu'on ne peut dire. Cependant, comme il craignait qu'on ne s'aperçût dans le public des efforts de poitrine que le mal l'obligeait de faire et qu'il ne pouvait consentir à renoncer à une profession où son nom seul faisait vivre plus de cent personnes avec lui, on observa par la suite qu'il avait soin d'insinuer dans les pièces quelque petite réflexion sur sa toux, afin de la mettre par là sur le compte du personnage plutôt que du poumon. Malgré cela, il donna beaucoup d'attention à bien conduire sa troupe durant qu'on répétait les scènes de cet ouvrage comique, veillant à ce que Mlle Molière, qui faisait Angélique, ne fût pas, comme à son ordinaire, trop parée pour le personnage, que Mlle Beauval n'invectivât pas trop, selon sa coutume, les comédiens qui jouaient avec elle et qu'elle donnât plus de vivacité au rôle de Toinette. Pour Beauval, le mari, en habit de Diafoirus comme sous le sien propre, il remplissait l'emploi de niais d'une manière telle qu'il n'y avait rien à lui remontrer là-dessus; enfin, La Grange paraissait, en Cléante, d'un caractère si noble et si aisé, qu'on ne pouvait souhaiter un amoureux plus discret ni plus éloquent. Comme certain gagiste, qui devait faire le personnage de M. Fleurant, s'était trouvé incommodé, Molière m'avait demandé d'occuper sa place, et j'y avais consenti avec bien de la joie, mais en prenant garde qu'Angélique n'en sût rien, car elle n'eût pas manqué de trouver abominable que je remplisse un emploi d'apothicaire, étant, comme j'avais l'honneur d'être, si proche parent de Mme du Fresnoy. A la première représentation qui eut lieu le 10 de février de l'année 1673, la pièce eut l'applaudissement ordinaire que l'on donnait aux ouvrages du moderne Térence. Je soupai, ce soir-là, avec Molière, qui avait pris sa robe de chambre, et qui m'interrogea sur ce qu'on pensait de sa pièce dans le public, et principalement parmi les comédiens, parce qu'il savait que c'était là que les critiques étaient les plus fortes. Je lui dis que ses comédies avaient toujours une heureuse réussite à les regarder de près, et qu'elles étaient comme un vin excellent et d'un goût délicat, dont la bonté paraît plus grande à mesure qu'on l'essaie mieux. Je l'engageai en même temps à composer quelque lettre-préface ou quelque apologie, pour montrer ce qu'il avait voulu faire, et nous donner son opinion sur les règles du théâtre. --Un temps viendra, me dit-il, de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j'ai faites; mais présentement il n'y faut pas songer, et peut-être sera-t-il bientôt plus nécessaire de m'occuper de choses plus graves. Marquant ainsi les sentiments d'un bon chrétien et sa résignation aux volontés du Seigneur. Après cela, il me commanda de manger, parce que je devais avoir appétit. Je voulus lui donner un bouillon, dont Mlle Molière avait fait monter une provision, et où elle s'entendait parfaitement, mais il refusa parce qu'il le trouvait trop substantiel. --Eh non! les bouillons de ma femme sont de vraie eau-forte pour moi: vous savez tous les ingrédients qu'elle y fait mettre. Donnez-moi plutôt un petit morceau de fromage de Parmesan. Laforest lui en apporta; il en mangea avec un peu de pain, et il se fit mettre au lit, après avoir envoyé demander à sa femme un oreiller rempli d'une drogue qu'elle lui avait promis pour dormir. --Tout ce qui n'entre point dans le corps, dit-il, je l'éprouve volontiers; mais les remèdes qu'il faut prendre me font peur: il ne faut rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. Le jour que l'on devait donner la troisième représentation du _Malade imaginaire_, je trouvai Molière fort tourmenté de son rhume. Je lui observai qu'il me paraissait plus mal que la veille. --Cela est vrai; j'ai un froid qui me tue. J'allai chercher Mlle Molière qui vint avec Baron; ils furent tous deux bien touchés de l'état où ils le voyaient, et lui s'en étant aperçu commença de parler si doucement qu'on pouvait douter si c'était une parole humaine, la plainte étouffée de quelque Prométhée vaincu par le vautour. Pourtant tous deux ne laissèrent pas que de l'entendre et, pour moi, ces paroles sont demeurées dans ma mémoire à la manière de ces épitaphes antiques, qu'un stylet gravait sur un inaltérable airain. Molière disait: --«Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux; mais aujourd'hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucun moment de satisfaction et de douceur, je vois bien qu'il me faut quitter la partie; je ne puis plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs qui ne me donnent pas un instant de relâche.» Il s'arrêta un peu comme s'il réfléchissait à ce qu'il avait dit, puis estimant peut-être qu'il avait trop laissé paraître sa pensée, il ajouta: --Mais qu'un homme souffre avant de mourir.--Cependant je sens bien que je finis. Je connus alors que rien n'avait échappé à ses regards observateurs des intrigues criminelles de ce Baron qu'il avait comblé de bienfaits, et de cette Armande si particulièrement chérie. Aucun des deux ne s'attendait à un pareil discours, et, par confusion aussi bien que par artifice, ils feignirent de n'y démêler que les murmures d'un malade au lieu des reproches d'un époux justement irrité. S'étant donc approchés, ils le conjurèrent avec des larmes de ne pas jouer ce jour-là et de prendre du repos. --Comment voulez-vous que je fasse? Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre; que feront-ils si on ne joue pas? Je me reprocherais d'avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. Pourtant il faut que l'on commence la comédie à quatre heures, sans cela, je ne puis m'y trouver et il faudra rendre l'argent. Dites-le aux comédiens, et qu'ils soient prêts, avec les lustres allumés et la toile levée. Dès que l'heure fut arrivée, j'envoyai chercher les porteurs pour le mener au théâtre. Il n'eut pas grand mal à s'habiller pour faire le personnage d'Argan, s'étant contenté de garder sa robe de chambre de vrai malade pour représenter celui qu'il figurait imaginaire. J'observais, durant qu'il jouait, son air et son visage et, voyant bien que les cris et les lamentations qu'il faisait n'étaient pas feints, je sentais une fureur intime contre ce public qui se divertissait à le voir contrefaire ainsi le malade à la perfection, et jetait de grands éclats de rire chaque fois que la douleur lui tirait une grimace. Les choses cependant allèrent assez bien pour commencer, et j'augurai mieux de l'issue en le voyant tempêter d'un si bon courage contre les impertinences de Toinette, mais, quand il passa derrière le théâtre, après le second acte, je connus bien qu'il y avait quelque chose de détraqué dans la machine, et que ce n'étaient point ni les Mores dansants ni les singes sautants de l'intermède qui pourraient cacher à cet homme-là une figure qu'il avait devant les yeux et qui ne laisse plus distraire d'elle sitôt qu'on a dû la regarder un peu fixement. Quand il en vint, dans sa scène avec Béralde, à ce qu'Argan dit de Molière lui-même et que les médecins devaient l'abandonner en cas qu'il fût malade, et que Béralde lui répliqua que Molière ne leur demanderait point de secours, il me sembla qu'il pâlissait. Mais, dans le moment même, me souvenant de mon rôle de Fleurant, j'entrai avec ma seringue et je ne m'occupai plus que de bien jouer, car, pour nous autres, la semblance du théâtre étouffe toujours toutes les réalités de la vie. Cependant, un peu après, étant revenu derrière mon portant, j'attachai de nouveau mes regards sur Molière, et je fus dans la dernière épouvante de voir qu'il agonisait, en quelque sorte, sur la scène et dans son fauteuil d'Argan. C'était juste le moment où celui-ci disait: «_Je sens déjà la médecine qui se venge._» Mais que devins-je en entendant celui que je considérais plus comme un demi-dieu que comme un mortel, s'écrier: «qu'il avait un voile devant les yeux», qu'il souffrait «de maux de coeur», «de lassitude dans tous les membres», «de douleurs dans le ventre comme si c'étaient des coliques» et que je reconnus l'expression parfaite des incommodités qu'il endurait d'habitude et dont il m'avait fait, par privilège, la confidence? Je doutai alors si Mlle Molière, en raillant les maux dont il se plaignait et en refusant, par étourderie et indifférence, de prendre en recommandation la présence de son mal, ne lui avait pas donné d'abord cette idée d'un malade qu'on ne croit point tel et qu'on moque, pour éviter la nécessité fâcheuse de lui donner trop de soins, idée que, pour les besoins de son art et par l'effet de l'inclination naturelle de son esprit, il avait par la suite tournée en farce pour en amuser le parterre. Justement, au moment où cette idée me vint, Argan était étendu dans sa chaise, contrefaisant le mort, et Béline, sa femme, disait: «Quelle perte est-ce que la sienne, et de quoi servait-il sur la terre? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant... Mouchant, toussant, crachant toujours; sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens et grondant nuit et jour servantes et valets!» J'aurais gagé qu'il faisait répéter là, à Béline, quelque phrase entendue de Mlle Molière! On m'appela dans la chambre des comédiens, pour parler à un petit laquais qui m'apportait un paquet de ma femme, et je ne revins sur le théâtre qu'au moment de la cérémonie burlesque et dans l'instant qu'Argan crie _juro_ pour être reçu médecin. Le pauvre Molière n'avait pas achevé, qu'il lui prit une convulsion dont la plupart des spectateurs s'aperçurent, ce que voyant, il s'efforça de cacher par un ris forcé la sorte de râle qu'il faisait déjà entendre. Ses mains étaient glacées, je les mis dans un manchon pour les réchauffer et, la comédie étant faite, j'ordonnai à ses porteurs de venir en hâte et je ne quittai point sa chaise du Palais-Royal à la rue de Richelieu où il logeait. Dès qu'il fut dans sa chambre, il lui prit une toux si forte qu'il se rompit une veine dans la poitrine. Aussitôt il me commanda d'aller promptement chercher sa femme en bas, pendant que deux religieuses, qui venaient à Paris quêter durant le Carême et qu'il recevait communément chez lui pendant ce temps, l'assistaient et le soignaient. Je fus quelque temps à découvrir Mlle Molière et, quand je pus remonter enfin avec elle et Baron, le plus grand poète comique des temps passés et futurs, étouffé par le sang qui sortait de sa bouche en abondance, avait rendu tristement l'esprit. XXIV LE CHAGRIN DE M. DE MONCONTOUR Il était dix heures du soir quand nous trouvâmes M. de Molière mort dans sa chambre; Mlle Molière était encore accommodée pour jouer le personnage d'Angélique et Mlle Beauval avait conservé son bavolet de Toinette, n'ayant pas eu le temps de se défaire après la comédie. Pour Lagrange, il n'avait pas quitté la robe et le bonnet de faux docteur, dont s'affuble Cléante, non plus que Beauval, ni Brécourt, ni Hubert ceux des Diafoirus et de Purgon, et je représentais moi-même tout au vif le personnage de M. Fleurant, dont je portais toujours l'habit. Ainsi ce contempteur de la médecine gisait au milieu des apparences de ceux qu'il avait si bien joués, et l'on eût pu dire qu'il était entouré des ombres vengeresses de la Faculté, si nous n'eussions été des médecins pour rire, j'entends par là fictifs et travestis, car pour rire nous n'y songions guère, et nos yeux s'étaient métamorphosés en fontaines dès que nous n'avions plus pu douter de l'étendue de notre malheur. Un peu de jour paraissant dans les carreaux de la fenêtre et mêlant sa faible lumière à la clarté des chandelles que nous tenions allumées, vint enfin nous avertir que le soleil recommençait son cours. Au même moment, il nous vint à tous dans la pensée qu'il n'y avait rien qui fût si pressant que d'informer le roi du trépas d'un homme pour lequel il avait toujours marqué beaucoup d'estime et d'inclination, et Mlle Molière, jetant les yeux sur Baron et sur moi, nous dit de prendre un de ces carrosses que l'on trouvait depuis quelque temps à louer à l'image Saint-Fiacre et de nous faire mener en droiture à Saint-Germain, où le roi était pour lors. Ce que nous fîmes avec une grande diligence et une parfaite tristesse. Nous descendîmes d'abord chez un Suisse, où nous prîmes un peu de nourriture avec quelques coups d'un vin aussi rude que l'accent de notre hôte, et je dis à Baron que j'irais chercher M. de Moncontour pour qu'il s'employât à nous faire parler au roi, parce que je savais que ce seigneur honorait Molière de son amitié et qu'il éprouverait beaucoup d'affliction--du moins celle qu'un courtisan peut laisser paraître--à l'annonce de cette mort. Je pénétrai dans le château à l'heure du lever, et, m'étant faufilé dans une galerie, je tâchai de démêler M. de Moncontour parmi le groupe des seigneurs les plus rapprochés de la chambre du roi. Je l'aperçus bientôt qui peignait sa perruque en sautant d'un pied sur l'autre, car, malgré son âge, il affectait les façons des jeunes gens, croyant par cela plaire aux dames et passer pour un blondin. Quand j'eus pu le joindre au milieu de la foule, je l'abordai avec un grand respect, et, l'ayant tiré dans une fenêtre, je commençai mon compliment en lui annonçant que j'avais une nouvelle fâcheuse à lui porter, et dont j'étais assuré qu'il prendrait sa part. Cependant en l'observant, et jugeant qu'il opposait à mes paroles un air distrait et chagrin, je m'interrompis pour lui dire que je craignais d'être fâcheux et que pour peu qu'il eût quelque affaire ou souffrît de quelque incommodité, je me voudrais du mal de l'importuner. --Point du tout, Monsieur, me répondit-il obligeamment et vous pouvez faire état de moi; mais je suis, je l'ajoute, d'une colère outrée, parce qu'un des gentilshommes de Monsieur le Dauphin a tant fait par ses brigues, qu'il s'est fait donner un logement que l'on m'avait promis à Versailles. Cela est inouï, après tant de services à la guerre, et il faut que l'on me prenne pour une grue, de m'offenser si sensiblement par une pareille injustice. «Au surplus, poursuivit-il, que désirez-vous de moi, Monsieur de La Fontette, et en quoi puis-je vous servir? Vous savez que je suis à vous.» Je fis encore quelques détours pour annoncer cet événement funeste à un homme qui appelait Molière son ami, et qui avait tant d'estime pour lui, qu'il avait commandé qu'on l'introduisît dans sa chambre à quelque heure que ce fût et quelle que fût la compagnie qui s'y trouvât. Je vis bien d'abord que le marquis était touché de cette mort et il me marqua le coup qu'il en ressentait par les expressions les plus fortes et les plus tristes, m'assurant qu'il allait au plus tôt demander un entretien au roi pour Baron et pour moi; mais il avait quelque chose en tête qui ne lui permettait pas de se donner tout entier au sentiment qu'il éprouvait et, le marquis de Théricourt étant venu à passer, qui avait la charge de distribuer les logements, le maréchal me quitta dans l'instant pour courir après ce seigneur avec lequel il s'entretint longtemps en faisant des gestes qui témoignaient assez combien la matière de ses discours était passionnée. Dans ce moment, je me sentis toucher par ma manche et je vis Baron qui s'était lassé de m'attendre et qui, ayant rencontré M. de Vivonne--lequel prisait aussi tout particulièrement Molière, disant souvent qu'il voulait vivre avec lui comme Lélius avait fait avec Térence--avait obtenu d'être mené dans le cabinet du roi. Je le suivis dans l'instant et l'huissier ayant ouvert un battant de la porte, nous nous trouvâmes subitement devant le plus grand roi du monde. Sa Majesté se tenant debout, car on venait d'achever de l'habiller, et le grand-maître de la garde-robe lui présentait, sur une soucoupe, trois mouchoirs brodés de points. Je vis ainsi, pour la seconde fois, tout près, ce prince que j'avais si souvent considéré du théâtre à la faveur des chandelles. Quoiqu'il fût parvenu déjà à l'âge de trente-cinq ans, Louis montrait encore sur son visage toutes les grâces de la jeunesse, tempérées par l'éclat de la grandeur; il daigna nous assurer qu'il était touché de la mort de Molière, disant qu'il avait bien de quoi pleurer un poète qui l'avait si fort diverti et que, pour le comédien, encore qu'il y en eût qui le surpassassent, il ne se souvenait pas qu'il l'eut jamais ennuyé. Nous partîmes de là pour dire au monarque nos craintes sur ce que le clergé ferait peut-être des difficultés pour la sépulture, parce que Molière avait eu le malheur de décéder sans avoir reçu le sacrement de confession, malgré qu'il en eût exprimé le désir, et par la faute de MM. Lenfant et Lechat, deux prêtres habitués de la paroisse Saint-Eustache, qui avaient refusé de venir à lui, et dans le temps qu'il venait de représenter la comédie. Le roi nous dit qu'il parlerait avec M. de Paris de cette affaire et qu'au surplus le désir du sacrement de confession, quand il était dicté par la contrition parfaite, suffisait pour absoudre un pêcheur. Voyant que nous paraissions un peu surpris qu'il fut instruit des choses de la religion les plus subtiles, il sourit, ajoutant: --Ne suis-je pas chanoine de plusieurs églises? Et véritablement, il l'était. Étant sortis du cabinet du roi, je trouvai M. de Moncontour, qui marquait par son attitude qu'il était fort chagriné, et ne doutant pas qu'il n'éprouvât une grande douleur de la mort d'un ami si fidèle, je lui dis ce que je crus devoir pour l'adoucir par quelque consolation; je fus bien surpris lorsque j'entendis le marquis s'écrier: --Cela est vrai, la mort de Molière me touche et je prends une part infinie dans un trépas si cruel et si prompt; mais il faut convenir qu'il m'arrive l'aventure la plus piquante, la plus mortifiante du monde, et que l'injure qui m'est faite domine en ce moment mes sentiments jusqu'à étouffer en moi les souvenirs de l'amitié. Je vis bien où était l'enclouure et qu'il s'agissait encore de ce logement à Versailles, et je demandai à ce seigneur si c'était de quelque magnifique appartement que l'intrigue l'eût ainsi écarté et qui pût lui faire oublier l'hôtel aux superbes dehors qu'il avait proche le château dans la rue de l'Intendance? Il me regarda d'un air surpris: --Point du tout, monsieur, et ce logement-là était sous les combles, la chambre la plus mal accommodée et la plus puante du monde. --Sur ce pied-là, répliquai-je, Monsieur le marquis, il ne me paraît pas que Votre Seigneurie ait perdu au change? --Et comptez-vous pour rien, monsieur, l'honneur et la facilité d'approcher le roi à tous les moments de la journée, et de se trouver de la sorte pour ainsi dire à la source de ses grâces et dans le canal de ses faveurs? Cela est de conséquence, au moins! Non, vous voyez une victime de la dernière injustice et il n'y a rien qui soit si triste que mon état, ni si déplorable que mon affliction... Pour moi qui ne me sentais pas disposé à partager les emportements de M. de Moncontour et à m'étendre sur une infortune aussi prodigieuse que la sienne, je me retirai discrètement, sans même qu'il s'en aperçut, et laissant ce seigneur s'abîmer dans la douleur dont il décrivait si bien les effets. XXV LE PRÉSIDENT SCAPIN A quelque temps de là, étant allé à Versailles avec ma chère Angélique, il arriva une aventure surprenante, dont le succès mit enfin en possession M. de Moncontour de cet appartement au château qu'il regrettait plus d'avoir perdu qu'une bataille et me conduisit moi-même, par manière de ricochet, à un établissement définitif et à un certain point de fortune que je n'ai point souhaité depuis de dépasser. Mme du Fresnoy, notre cousine, qui aimait passionnément le fils dont son mari avait obligation à M. de Louvois, parut, ce jour-là, dans une désolation finie parce que ce même enfant ayant laissé ouverte la cage d'un serin qu'il affectionnait particulièrement, l'oiseau s'était envolé dans quelque bosquet. M. du Tailli ne pouvait se consoler de cette fuite et nous trouvâmes Mme du Fresnoy au milieu d'un escadron de laquais qu'elle dirigeait et qui, montrant plus de furie que de zèle, épouvantaient ce pauvre serin, lequel faisait de petits vols brusques et toujours plus hauts; de manière que l'on concevait bien que, la peur et l'instinct de la liberté aidant, il finirait par s'échapper tout à fait et gagner quelque couvert où il n'y aurait plus jour à le reprendre. Angélique s'étant approchée et voyant Mme du Fresnoy si suante sous son grand habit que ses petites boucles s'étaient défrisées et pendaient comme ficelles à nouer des sacs, lui dit fort posément que, pourvu qu'on la laissât faire et que les laquais se tinssent cois, elle était assurée d'obliger l'oiseau à revenir et qu'elle serait bien quinaude si elle ne le tenait dans sa main devant qu'une heure fût passée. La chose de la sorte arrangée, notre cousine ayant retenu ses commandements, son fils ses pleurs et les laquais leurs cris, je connus aussitôt ce que la force du sang et le souvenir des aïeux peuvent avoir d'action sur les mouvements des hommes et que cet insigne capitaine des serins de M. de Vendôme, qui était l'auteur de sa race et l'inclyte raison de sa grandeur, revivait justement en ce moment dans Angélique qui, prenant un visage souriant ensemble et majestueux, s'avança vers l'arbre où l'oiseau battait des ailes en jetant, avec de petits sauts, de petits cris qui auraient pu fort bien passer pour un langage, si M. Descartes ne nous avait prévenus que la machine de l'animal ne pense pas plus que celles construites par l'industrie des hommes. Angélique, usant de gestes lents et si mesurés qu'on les eût dit réglés par le jeu de quelque invisible violon, attira d'abord, sans les effrayer, les regards de l'oiseau. En même temps, par le moyen des lèvres à demi jointes, elle figurait un sifflement d'une douceur ravissante et telle qu'il eût fallu le coeur d'un tigre au lieu de celui d'un serin, pour n'en paraître pas charmé. Dans ce moment, nous vîmes, en effet, cette bête qui, descendant d'un pied, sembla se rapprocher, en hésitant, comme balançant entre le désir de la liberté et l'invincible attrait de se laisser prendre par un si bel appeau. Ma femme, cependant, poursuivant les modulations de son sifflement, s'approchait insensiblement et déjà levait une main, quand M. du Tailli ayant inconsidérément crié que l'oiseau était pris, celui-ci fit un saut et s'enfuit. Nous vîmes cette petite boule d'or traverser l'obscurité du bosquet pour se poser dans un feuillage où le soleil déjà avait mis des couleurs d'un jaune qui ne le cédait pas à celui du plumage; mais, au même moment, un seigneur qui tournait justement l'allée, faillit recevoir en plein dans son pourpoint la bestiole étourdie et, sans se démentir, posant sur l'agitation de ses ailes son chapeau lourd de plumes et de points, dans l'instant il eût réduit en captivité la cause d'un si grand émoi. Étant accourus, nous vîmes que c'était M. de Moncontour qui venait par cette manoeuvre-là de décider la victoire et lui, qui jugea la situation d'abord, me confia, par la suite, qu'il n'avait pas éprouvé tant de joie ni conçu tant d'espérance le jour où, par l'arrivée subite de ses escadrons à Turckheim, il avait aidé le comte de Turenne à culbuter M. de Montecuculli. Ce marquis appréciait les choses comme il convient à un seigneur de la cour et n'augurait pas à la légère, car Mme du Fresnoy ressentant pour un service à ce point signalé la reconnaissance d'une âme généreuse, elle fit jouer des ressorts si justes et prit des mesures si exactes, qu'en moins de huit jours elle eut obtenu pour ce vieux guerrier l'appartement qu'il désirait d'occuper à Versailles et que ni ses services à la guerre, ni sa constance à demeurer près du prince, ni sa grande qualité n'avaient eu assez de crédit pour lui procurer. Sa reconnaissance et la faiblesse de M. de Louvois ne se bornèrent pas là, car, à quelque temps de là, M. de Moncontour fut compris dans une promotion de maréchaux, dignité qu'il avait méritée par ses campagnes, mais qu'il aurait sans doute attendue plus longtemps sans l'aventure du serin. Sitôt que M. de Moncontour eut été mis en possession d'une demeure qu'il jugeait si délicieuse, il fit diligence pour m'envoyer un mot de billet disant qu'il voulait reconnaître les soins que nous avions pris, Angélique et moi, pour maintenir la cousine dans ses heureuses dispositions en lui rappelant par le moyen du serin les obligations qu'elle avait à lui et véritablement nous nous y étions attachés de bon coeur. Je trouvai le nouveau maréchal dans son nouvel appartement. C'étaient deux chambres meublées assez médiocrement, dans la hauteur de l'une desquelles était ménagé de quoi coucher un valet, avec un sol de carreaux sur lequel on avait eu l'honnêteté de jeter un bon tapis. --Monsieur de La Fontette, me dit le marquis, je sais les diligences que vous avez faites pour m'aider à obtenir une grâce que je prisais fort, et je veux vous montrer que vous ne vous êtes pas employé pour un ingrat. Il y a présentement, dans le pays chartrain, où j'ai mes terres, une charge dans l'élection d'une ville petite, mais jolie, qui est à ma disposition et que j'ai résolu de vous faire avoir. C'est une charge de campagne, à la vérité, mais il y a de grands agréments et de grandes prérogatives. --Je suis confondu, Monsieur le maréchal, des bontés que vous faites paraître à mon endroit, mais oserais-je vous demander de quoi il s'agit? --Vous serez président, Monsieur de La Fontette, à moins que vous n'ayez quelque répugnance à entrer dans la robe. --Monsieur, voulez-vous?... --A la vérité, on ne voit dans toute la juridiction ni procureurs, ni avocats, ni conseillers même, et vous serez la justice à vous tout seul, mais on est maître absolu dans le pays, le titre demeure et je gage que Mme de La Fontette aura satisfaction d'être présidente. --Songez, Monsieur, que je suis comédien. --Eh! Monsieur, me répondit cet homme de guerre avec un beau sang-froid, le théâtre n'est-il pas la meilleure école du tribunal? Soyez assuré que vous n'aurez pas perdu vos grimaces et qu'elles pourront servir encore. --Je n'ai point étudié le droit. --Il y a dans la ville un tabellion qui règle tout moyennant trente ou quarante francs par année, et puis, quand on a bon sens et bon esprit, on n'a qu'à juger à la rencontre. C'est assez pour des gens de province. C'est à Paris que l'on raffine... --Sur ce pied-là, Monsieur le maréchal, je suis votre homme, et il ne me reste qu'à vous remercier... --Allez, allez, s'écria-t-il en m'interrompant et en me poussant par les épaules, allez Monsieur le président, faire l'achat d'une robe noire; vous n'en serez pas plus tôt revêtu que vous jugerez comme Salomon. Mais, au moins, ne vous laissez pas frustrer de vos épices; haut la main, Monsieur le président, et si vous rendez la justice, faites-lui rendre aussi. C'est ainsi que de Scapin je devins président et qu'Angélique ajouta un nouveau lustre à la lignée des capitaines de serins. Le hasard ou plutôt la Providence, qui ne laisse pas d'avoir de l'esprit malgré sa grandeur, voulut que le premier coupable que j'aie eu à juger fût un pauvre histrion de campagne qui avait sur la conscience le meurtre de quelque poule, conseillé par l'appétit. Je balançai longtemps si je le ferais pendre, pour prouver aux autres et surtout à moi-même que je n'étais pas un magistrat de derrière les chandelles, mais mon inclination naturelle me portant à la douceur, et ayant remarqué que ce maraud avait des lumières toutes spéciales sur la façon de confectionner certaines confitures que je prise fort, je me libérai d'en faire mon laquais et, dans la suite, ayant montré du goût pour la basoche, je lui fis avoir une charge d'huissier, de manière qu'à la fin il jugeait à ma place lorsque j'étais incommodé ou occupé à la promenade. Et, ce qui montre assez que l'art comique est la véritable nourrice et la source naturelle de toutes les autres professions humaines, on tomba d'accord que jamais la justice n'avait été si droitement et si subtilement distribuée dans le pays chartrain. C'est ainsi que Thalie, la muse au double masque, préparait des serviteurs pour Thémis, la déesse au double visage. XXVI LA PIERRE FENDUE Il y avait bien deux ou trois ans que je jugeais les autres à la manière d'un Solon ou d'un Dracon, selon le sentiment de ceux que mes arrêts faisaient blancs ou noirs, quand je fus contraint d'aller à Paris pour quelque affaire dont je ne me souviens pas bien. Il faut cependant qu'elle ait été de conséquence, car je partis au milieu de l'hiver et dans le temps que la neige obstruait tous les chemins. J'ai souvenance, à la vérité, qu'Angélique, ma femme, était pour lors d'une mélancolie si outrée, pour avoir été traitée de _présidenteaude_ par la femme de l'Élu à qui elle disputait le pas, que les meubles en dansaient d'eux-mêmes dans la maison et que deux plaideurs qui apportaient certain quartaut de vin vieux dans l'attente de leur procès avaient été reçus par elle comme s'ils fussent venus lui redemander leurs Épices. Je pris le coche de Chartres, qui me conduisit à Paris en deux journées seulement, et étant descendu dans une auberge qui avait bon air, je m'occupai d'abord à bien me décrasser de la poussière du chemin, après quoi je commandai à l'hôte de mettre un poulet à la broche et de tirer de son meilleur vin, accomplissant toutes ces choses avec la liberté d'esprit et le contentement d'un homme qui se verrait par quelque miracle subitement tiré de la tempête et entré dans la bonace. Dès que j'eus dîné de la manière que j'ai dit, je m'en fus en droiture à la rue Mazarine, proche celle Guénégaud, où la troupe s'était retirée depuis la mort de Molière, pour voir la comédie que l'on donnait ce soir-là, et qui se trouva être le _Misanthrope_. M'étant fait ouvrir une loge, j'entendis cette pièce parfaite, et qui a mérité d'être placée au-dessus même des ouvrages des anciens par la peinture des caractères et la force de l'expression; mais j'eus peine à retenir mes larmes en voyant, au lieu de l'aimable Molière, l'impertinent Baron dans le personnage d'Alceste. A la vérité, ce comédien avait du mérite, et l'on a sans doute eu raison de dire qu'il avait atteint la perfection dans son art, mais de le considérer de la sorte, et si l'on peut ainsi parler, dans la peau et sous les habits d'un homme que j'avais si passionnément aimé, de voir auprès de lui Mlle Molière remplir ce rôle de Célimène que je savais avoir été écrit pour elle dans les transports de la jalousie la plus cruelle ou les espérances d'un invincible amour, de trouver ainsi rassemblés sous mes yeux les deux êtres pour qui Molière avait montré un si fort attachement et payé d'une extrême ingratitude, cela me parut si touchant, si neuf et si déplorable, que le ressentiment de cette heure est toujours depuis demeuré en moi. Après le _Misanthrope_, on donnait l'_Inconnu_, du fameux Thomas Corneille; entre les deux pièces, La Grange vint tenir l'emploi d'orateur, qui était auparavant celui de Molière. Son compliment ne fut pas mauvais, il y montra du feu et une honnête hardiesse, mais sans égaler la bonne grâce, la politesse et la modestie de celui qui l'avait instruit. Étant passé sous le rideau, à la fin du spectacle, j'allai saluer Mlle Molière, qui faisait paraître un visage de veuve, je veux dire serein et riant, en même temps que le maintien d'une femme qui veut cesser de mériter ce beau titre et ce beau front, et je pus juger sur l'air sournois et passionné d'un comédien nommé Guérin d'Étriché, qui se trouvait là, qu'elle songeait, comme on l'a dit plus tard, à remplacer son mari d'esprit Par un de chair qu'elle aimait davantage. Poussant un peu plus loin mes pas, je cherchais La Grange pour lui faire mes honnêtetés quand, entrant dans la chambre des comédiennes, je me vis soudainement devant une jeune personne qui était grande et bien faite, quoique peu jolie, et que je crus reconnaître pour l'avoir vue autrefois, étant petite, s'amuser aux jeux des enfants dans quelque coin de la scène, devant que la toile ne fût levée. Je m'approchai de la fille de Molière et, l'ayant saluée, je lui dis que j'avais sujet de me louer du sort, puisque je me trouvais devant une personne dont le père m'aimait et pour qui j'avais toujours fait profession de la vénération et de l'amour qu'un fils peut avoir. Nous nous entretînmes ensuite quelques instants de la sorte, et j'appris de cette demoiselle que sa mère l'avait fait entrer au couvent, dans l'espérance qu'elle y resterait tout à fait, mais que, ressentant pour la vie religieuse une aversion insurmontable, elle avait enfin obtenu de revenir auprès de Mlle Molière. --Mais, lui dis-je, quel est votre âge présentement? --Chut! me répondit-elle, j'ai quinze ans et demi; mais n'en dites rien à ma mère. Montrant ainsi qu'elle avait compris la cause pour laquelle on avait du dépit d'une aussi grande fille. Dans le moment que nous parlions tous deux, nous vîmes un homme assez bien fait, quoique vieillard de quarante ans approchant, qui semblait me considérer d'un oeil mortifié, jusqu'à ce que la petite Molière lui eut fait connaître qui j'étais et m'eut dit que c'était un gentilhomme nommé le sieur de Montalant à qui elle avait de grandes obligations. Je ne savais pas bien ce qu'elle entendait par là, mais dans la suite ce Montalant ayant épousé cette Iphigénie, je connus que le meilleur office que l'on puisse rendre à une fille est de la soustraire au cloître et de lui donner un mari même barbon. Après avoir salué la jeune personne, M. de Montalant lui demanda d'un air vif: --Savez-vous quel est le dessein de Mlle Molière en faisant voiturer cette grande masse de bois que l'on voit au cimetière Saint-Joseph sur la tombe de votre père? Il y a là pour le moins cent voies. --Non, vraiment, s'écria la petite, et je vous prie de me faire connaître la raison de cette fantaisie étrange et nouvelle, car pour ma mère, dès la comédie faite, elle partit. --Sur ce pied-là, repartis-je, il n'y a qu'à faire venir des porteurs et nous irons en chaise jusqu'à l'endroit que Monsieur dit; il n'y a rien, au surplus, qui soit si pressé pour moi que d'aller faire mes dévotions sur une si illustre pierre. Étant arrivés dans le cimetière Saint-Joseph, nous vîmes que de grands feux s'élevaient au-dessus d'une tombe, qui passait d'un pied hors de terre, et qu'autour de ces feux une quantité de misérables assemblés se chauffaient avec de grandes démonstrations d'une joie qui se pouvait concevoir par comparaison avec la violence du froid de l'hiver. Les flammes, en montant dans la nuit et parmi les solitudes sépulcrales du lieu, faisaient une image parfaite de l'enfer, et, pour achever le tableau, on pouvait fort bien considérer comme figures de damnés les gens qui, pour s'approcher plus du foyer, se battaient et se mordaient, ou ceux qui, assommés par les effets de la chaleur, dormaient étendus tout autour dans la fange humide et grasse. Un archer du guet, qui se trouvait là et considérait philosophiquement ces choses à la manière de ceux de sa corporation, nous dit effectivement que c'était un bienfait de Mlle Molière qui, pour honorer la mémoire de son mari, faisait aux pauvres du quartier des largesses de chauffage. Nous qui savions combien cette mémoire était lointaine et prête à s'évanouir devant les flambeaux d'un autre hyménée, nous ne pûmes nous empêcher de nous entre-regarder en silence. J'ai cru depuis que cette flambée charitable était comme l'excuse dernière d'une veuve croyant expier par ce grand déploi de flammes envers un mort, celles dont elle rougissait de brûler pour un vivant. --Esprit, disait M. de Montalant, chère Esprit, voilà qu'il est tard et qu'il faut rentrer au logis. Je ne connus pas d'abord à qui ce discours s'adressait, et je me sus mauvais gré, tout de suite après, d'avoir oublié le nom de la fille de Molière. N'était-il pas juste cependant, que le seul des enfants qui eût survécu au comique s'appelât _Esprit_? Le lendemain, le hasard ou l'enchaînement de mes pensées me conduisirent de nouveau dans le cimetière de Saint-Joseph. La pierre qui recouvrait la tombe s'était fendue en deux, par l'effet du feu. Je crus que, durant la nuit, l'âme de Molière avait pu s'élever à travers cette fente pour se mêler un peu à celles du populaire qui se chauffait à cette flamme et s'égayait à cette clarté, image des foules de l'avenir qui s'éclaireront éternellement à la lumière de son génie et se réjouiront à la chaleur de sa gaieté. XXVII LA REVANCHE DE THALIE ET DE THÉMIS Quand Scapin eut été pourvu d'une charge de président, par la grâce de M. de Moncontour et par le canal du serin qui fit en même temps de ce marquis un maréchal de France; quand la souquenille rayée du valet de comédie eut été remplacée sur mon dos par la robe noire du magistrat, et qu'au lieu des feux du théâtre je reçus les épices du tribunal, je ne trouvai point finalement que ma condition fût changée sensiblement. J'imaginais parfois que les plaideurs acharnés à disputer devant moi n'étaient que les personnages d'une scène que nous répétions; et pour l'assemblée qui venait parfois bâiller à l'audience--j'entends les jours d'hiver où je faisais allumer de grandes bourrées dans l'âtre ou quand il s'agissait de l'honneur d'un voisin--elle figurait parfaitement à mes yeux les spectateurs. Ils montraient effectivement le même goût, qui est de siffler l'acteur quand il joue bien et d'approuver le magistrat s'il opine mal. Cependant Angélique, ma femme, n'était pas apparemment de ce sentiment, et le fit bien voir; car, s'étant montrée aussi stérile que le sont, au dire des voyageurs, les déserts sablonneux de la Lybie, du temps que j'étais Scapin, elle s'appliqua--sitôt que je fus président--à concevoir, chaque année, des enfants dont je me crois tendrement le père, ce qui fit qu'en un peu moins de six ans nous en comptâmes un peu moins que la demi-douzaine, je veux dire cinq, que j'élevai de la manière que je vais dire. Le premier, qui était un fils, fut appelé par nous M. de la Bertrandière, du nom d'une certaine seigneurie que j'acquis à bon compte après la mort d'un traitant que j'avais fait pendre. M. de la Bertrandière n'eut pas plutôt atteint l'âge de sept ans que, cessant de le laisser polissonner, comme il avait fait jusqu'alors, avec les petits garçons du pays, j'ordonnai qu'il passerait des mains des femmes dans celles des hommes, et par là j'entendais n'être plus cousu aux jupes de la maritorne qui préparait nos repas, mais attaché aux basques de l'huissier qui écrivait mes procès-verbaux. Pour le second, qui fut aussi du sexe masculin, sa mère jugea que ce serait lui faire tort de le destiner à moins qu'à la prélature, et nous commençâmes à le nommer M. l'abbé, le jour qu'on lui ôta les lisières. Après cela vinrent deux filles, Isabelle et Armande, puis un fils, qui fut le Chevalier, car nous le crûmes assez bon gentilhomme pour être admis à faire ses caravanes sur les galères de l'ordre de Malte. On peut juger par là que nous ne songions guère, pour notre géniture, à la ranger sous les lois de Thémis ou de Thalie, origine et source de notre fortune, mais les fumées ambitieuses de ma femme et le soin de sa grandeur faisaient qu'elle souffrait assez impatiemment de me voir robin, pour ne point vouloir permettre que ses fils endossassent le harnais des chevaliers de la procédure. Et, pour le théâtre, elle ne se souvenait pas, je pense, que j'eusse été comédien. On fit faire, par le tailleur du village, un habit de cavalier au gentilhomme, un vêtement de prébendier à l'ecclésiastique et un équipage militaire pour le profès. Pour les filles, elles eurent de beaux damas et des rubans à la mode des dames de la cour, car nous nous serions écriés à l'idée qu'elles pussent n'avoir pas, plus tard, le tabouret à Versailles, ou tout au moins des pages à Paris. Après cela, nous fîmes venir un magister pour apprendre le rudiment et surtout donner le fouet à mes fils, avec un maître à danser pour montrer à nos filles les façons de la bonne compagnie, et contents d'avoir ainsi pourvu à la fortune future de nos descendants, nous pûmes enfin librement nous livrer à nos occupations coutumières, qui étaient pour Angélique de contester avec les vieilles femmes du village, et pour moi, les jours que je ne jugeais point, de vider quelques flacons chez les uns ou chez les autres en discourant sur les affaires publiques ou les biens de la terre. Or, un matin que je revenais de chez le curé du lieu, qui était bon compagnon et avait entrepris de faire mon salut, par le moyen d'un excellent vin qu'il avait dans son cellier, je fus surpris, au détour de quelque charmille, d'entendre dans une partie écartée de mon jardin un murmure de voix alternées. M'étant avancé un peu plus, je distinguai, sur une terrasse terminée par deux rampes assez majestueuses, une petite troupe de gens qui semblaient faire des cérémonies, s'abordaient avec des révérences ou se promenaient pompeusement deux par deux en discourant. Comme j'avais pu me dissimuler derrière une allée d'arbres, j'arrivai assez près pour être confondu de voir que c'étaient mes fils et mes filles qui s'étaient concertés pour jouer la comédie. Il y avait là aussi quelques polissons du village, réunis sans doute pour servir de spectateurs, et qui marquaient assez n'avoir pas payé leurs places en poussant plus souvent de longs sifflets d'improbation que faisant des battements de mains, même aux endroits les mieux touchés. Cependant Isabelle, l'aînée de mes filles, montrait des mines et se servait de l'éventail de la bonne manière, tandis qu'Armande, en suivante qui connaît ses devoirs, marchait derrière sa soeur avec un maintien à la fois modeste et effronté. Le chevalier, qui ne comptait pas plus de cinq printemps, figurait un page et s'appliquait en conscience, sans cesser toutefois de plonger ses doigts dans son nez, à porter la queue de la dame, tandis que M. de la Bertrandière, un poing sur la hanche, et tenant de l'autre main une canne qu'il m'avait dérobée, s'avançait à pas comptés, comme un seigneur auprès de son infante. Pour l'abbé, il montrait une apparence austère la plus bouffonne du monde et paraissait plongé dans des pensers profonds, qui ne le détournaient point, à la vérité, du soin de croquer un massepain qu'il tenait fort gracieusement en manière de tabatière. Après qu'ils eurent ainsi représenté je ne sais quelle scène de leur imagination,--car les paroles n'arrivaient pas jusqu'à moi,--je les vis débattre un moment sans doute sur le jeu qu'ils voulaient essayer; après cela, l'abbé partit en courant du côté de la maison, pendant que les fils de mon fermier apprêtaient avec beaucoup de gravité une manière de siège, où M. de la Bertrandière s'assit dès que son frère eut rapporté ma robe de juge qu'il m'avait empruntée sans me consulter. Les deux petits paysans qui, décidément, figuraient les archers dans cette mascarade, amenèrent alors un garnement tenant encore à la main la poire qu'il venait de dérober dans mon verger. Il me parut qu'il était jugé dans les formes, car, après interrogatoire, et ayant écouté d'un air indolent la plaidoierie de l'abbé, mué pour la circonstance en avocat, mon pendard de fils, qui imitait mes façons avec une effronterie pour laquelle je prévoyais le fouet,--feignant de dormir et de s'éveiller brusquement pour invectiver l'accusé, contrefaisant le défenseur dans l'endroit le plus pathétique, ou lorgnant les deux dames, ses soeurs, en prononçant la condamnation,--commanda d'un ton de bonne humeur que l'on emmenât le voleur pour le pendre promptement. Dans le moment, la suivante vint annoncer la dame à M. le président, qui s'entretint quelque temps avec elle d'un air égrillard, et, un peu après, le page apporta au juge un sac fort pesant rempli de sable en manière d'écus, sur quoi le prisonnier fut délivré et eut licence de s'en aller, ce qu'il fit en achevant de manger sa poire. J'étais si transporté de fureur de voir ces marauds d'enfants représenter ainsi la justice que, levant mon bâton et paraissant sur la terrasse, je mis du coup en déroute toute la bande, qui s'enfuit laissant par terre ses hardes et ma robe, défroques déplorables de l'art comique et de l'appareil judiciaire. DOCUMENTS «Les mémoires de Louis Morellet, sieur de La Fontette s'arrêtent ici; on sait peu de choses sur ses dernières années qu'il vécut dans la retraite et occupé du soin de son salut, car il devint fort dévot après la mort de sa femme, disant que la mauvaise humeur naturelle d'Angélique l'ayant sûrement conduit au purgatoire et pour longtemps, il voulait essayer de gagner le ciel en droiture afin d'y goûter un peu de repos pendant l'éternité en attendant que sa femme vînt le rejoindre dans le sein de Dieu. On doit croire, que, selon ses desseins, l'un de ses enfants suivit la voie des armes, car un La Fontette figure parmi les officiers tués pendant la retraite de Prague, mais, malgré nos recherches, nous n'avons pu retrouver le destin des deux autres, qui, vraisemblablement, n'ont pas laissé postérité. Une des filles de Bellefleur se fit comédienne contre son voeu; on croit qu'il mourut du chagrin que lui causa cette disgrâce. Thérèse Morellet était grande, spirituelle et libre, elle dansa à l'Opéra et sut plaire. C'est elle qui fit à Mlle Le Rochois, qui lui enseignait un rôle d'amante abandonnée adressant ses adieux à celui qu'elle adore, une réponse célèbre: --Pénétrez-vous de la situation, disait le professeur; si vous étiez délaissée par un homme que vous aimeriez avec passion, que feriez-vous? --Je chercherai un autre amant. On a sujet de croire, surtout après cela, que la seconde fille de Bellefleur fut nonne. (Extrait de l'ouvrage--introuvable aujourd'hui: «CONSIDÉRATIONS SUR LA TROUPE DE MOLIÈRE, _avec des notes pour servir à l'histoire de la descendance des acteurs et actrices de l'illustre théâtre pour faire suite à celles de M. de Grimarest_» (1764).) Portrait de Bellefleur, par Mme la maréchale de Moncontour (_Mémoires_): «Sa taille ne passait guère la médiocre, mais elle était bien prise et sentait l'homme de condition. Il avait la figure ronde, avec des yeux pleins de feu et en tout la mine d'un honnête homme, quoiqu'au théâtre il ne jouât que les valets. Bellefleur épousa une manière de fille de qualité qui la lui fit payer bien cher par ses dégoûts, et l'obligea de quitter le théâtre qu'il aimait. Par la suite, il devint président et dévot. Sans doute qu'il se souvenait de Perrin Dandin et de Tartuffe. On assurait qu'il était gentilhomme, mais il peut être tenu pour certain que jamais ses ancêtres n'avaient gagné tant de batailles ni obtenu tant de renom avec leurs épées, qu'il ne remporta l'un et l'autre avec son dos et sous le bâton.» Il y a quelques années, au moment où je rassemblais et déchiffrais les feuillets épars et inédits des Mémoires de Bellefleur, le hasard--ou pour parler plus franc,--le succès d'une piste habilement suivie me conduisit à retrouver dans le Loir-et-Cher un certain baron de Lafontette, qui paraissait dans une situation de fortune assez belle et qu'on me dit infatué de noblesse d'une manière qu'on ne rencontre plus qu'en province chez les personnes inoccupées. Sous prétexte de recherches généalogiques je parvins à entrer en rapport avec M. de Lafontette qui ne me cacha pas que sa famille remontait à la plus haute antiquité. L'ayant interrogé sur le président de Lafontette, il me répondit que peut-être des cadets de sa maison avaient pu à un moment donné entrer dans la robe, mais que son ascendance directe était d'épée et qu'on pouvait retrouver à chaque page de l'histoire de France les traces des grands coups d'estoc,--il prononçait _estoc_ avec une évidente complaisance,--fourni par les siens. J'osai lui glisser quelques mots de Bellefleur en m'informant s'il n'avait pas quelques notions sur ce personnage de son nom, mais il rejeta avec hauteur la corrélation que j'avais paru vouloir établir entre cet histrion, dit-il, et son aïeul. Cependant les registres de l'état civil consultés par moi donnent cette indication: _Acte de naissance de Louis, Joseph, Charles, Léon Morellet de Lafontette, fils de, etc._ Ce M. de Lafontette a un fils qui n'a pas cru devoir immobiliser son activité dans les opinions réactionnaires de sa famille et qui occupe actuellement au ministère de l'Instruction publique une situation prépondérante et occulte. Son influence s'exerce d'une manière assez sensible dans le choix des croix attribuées aux comédiens comme professeurs ou fonctionnaires. Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--5326. TABLE Pages. I Le panier d'oeufs. 1 II Pharasmane. 9 III Les six sous de la tourte. 16 IV La peau du lion. 24 V Le nabot. 32 VI Le philtre. 39 VII L'injuste trépas. 46 VIII L'opinion de Corneille. 56 IX Molière inquiet. 65 X Les deux pendus. 73 XI Les trois couples. 84 XII Le souper d'Auteuil. 92 XIII Le Gascon fâché. 100 XIV Scapin héros. 108 XV Les matassins. 115 XVI «Phèdre». 123 XVII La batonnade Scapin. 130 XVIII Le jeu de l'amour et de la comédie. 139 XIX Le notaire supposé. 147 XX Le mariage comique. 156 XXI L'assaut burlesque. 165 XXII Le pédant malavisé. 174 XXIII La mort de Molière. 182 XXIV Le chagrin de M. de Moncontour. 193 XXV Le président Scapin. 202 XXVI La pierre fendue. 211 XXVII La revanche de Thalie et de Thémis. 219 Documents. 227 Table. 233 EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, PARIS (7e) CHOIX DE PUBLICATIONS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER à 3 fr. 50 le volume. OEUVRES DE FRANÇOIS DE NION LES FAÇADES LES DERNIERS TRIANONS LA MORTE IRRITÉE L'OBEX LA PEUR DE LA MORT L'AMOUREUSE DE MOZART LES HISTOIRES RISQUÉES DES DAMES DE MONCONTOUR LES MAITRESSES D'UNE HEURE LES PASSANTES Le Livre des MILLE NUITS et une Nuit _Première traduction littérale et complète du texte arabe_ PAR LE =Dr J. C. MARDRUS= Tome Ier.--Histoire du marchand.--Histoire du pêcheur.--Histoire du portefaix.--Histoire de la femme coupée.--Histoire de Noureddine. Tome II.--Histoire du bossu.--Histoire d'Ali-Nour et de Douce-Amie.--Histoire de Ghanem Ben-Ayoub et de sa soeur Fetnah. Tome III.--Histoire du roi Omar Al-Néman et de ses deux fils merveilleux Scharkan et Daoul'Makan. Tome IV.--Fin de l'histoire du roi Omar Al-Néman.--Histoire charmante des animaux et des oiseaux.--Histoire d'Ali Ben-Bekar. Tome V.--Histoire de Kamaralzaman avec la princesse Boudour.--Histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse.--Histoire de Grain-de-Beauté. Tome VI.--Histoire de la docte Sympathie.--Aventure du poète Abou-Nowas.--Histoire de Sindbad le Marin.--Histoire de la belle Zoumourroud avec Alischar, fils de Gloire.--Histoire de six adolescentes. Tome VII.--Histoire prodigieuse de la ville d'Airain.--Histoire d'Ibn Al-Mansour.--Histoire de Wardan le boucher.--Histoire de la Reine Yamlika.--Histoire du bel adolescent triste.--Le parterre fleuri de l'esprit et le jardin de la galanterie.--L'étrange Khalifat. Tome VIII.--Histoire de Rose-dans-le-calice.--Histoire magique du cheval d'ébène.--Histoire de Dalila-la-Rouée.--Histoire de Jouder le pêcheur. Tome IX.--Histoire d'Abou-kir.--Anecdotes du jardin parfumé.--Histoire d'Abdallah de la terre et d'Abdallah de la mer.--Histoire du jeune homme jaune.--Histoire de Fleur-de-Grenade.--La soirée d'hiver d'Ishak.--Le Fellah d'Égypte.--Histoire du khalife et du khalifat. Tome X.--Les aventures de Hassan-al-Bassri.--Le diwan des gens hilares et incongrus.--Histoire du dormeur éveillé.--Les amours de Zein-al-Mawassif.--Histoire du jeune homme mou. Tome XI.--Histoire du jeune Nour avec la Franque héroïque.--Les séances de la générosité et du savoir-vivre.--Histoire merveilleuse du miroir des vierges.--Histoire d'Aladdin et de la lampe magique. Tome XII.--La parabole de la vraie science de la vie.--Farizade au sourire de rose.--Histoire de Kamar et de l'experte Halima.--Histoire de la jambe de mouton.--Les clefs du destin.--Le diwan des faciles facéties et de la gaie sagesse.--Histoire de la princesse Nourennahar et de la belle Gennia. Tome XIII.--Histoire de Gerbe-de-Perles.--Les deux vies du sultan Mahmoud.--Le trésor sans fond.--Histoire compliquée de l'adultérin sympathique.--Paroles sous les quatre-vingt-dix-neuf têtes coupées.--La malice des épouses.--Histoire d'Ali-Baba et des quarante voleurs. Chaque tome in-8º carré =7= fr. De chaque tome il est tiré 25 exemplaires sur japon à =40= fr. et 75 sur hollande à =20= fr. (_L'ouvrage sera complet en 16 tomes._) COLLECTION POLYCHROME à 3 fr. 50 le volume. UN SIÈCLE DE MODES FÉMININES (1794-1894) Quatre cents toilettes reproduites en couleurs, d'après des documents authentiques. 1 vol. Les Estampes du XVIIIe Siècle Boucher, Watteau, Fragonard, Lawrence, Debucourt, etc. Un volume. THÉOPHILE GAUTIER _ÉMAUX ET CAMÉES_ Orné de 110 aquarelles par HENRI CARUCHET. 1 vol. GYP Les Gens chics Un volume. ALPHONSE DAUDET LE TRÉSOR D'ARLATAN Avec de nombreuses aquarelles de LAURENT-DESROUSSEAUX. Un volume. ARISTOPHANE Lysistrata Traduction nouvelle par CH. ZÉVORT, édition ornée de 107 gravures en couleur par NOTOR, d'après des documents authentiques des musées d'Europe. 1 vol. =PETITE BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER= FORMAT PETIT IN-32 DE POCHE A quatre francs le volume. _Chaque volume orné de deux ou plusieurs eaux-fortes par les principaux artistes._ Reliure pleine, veau grenat, poli, tranches dorées 8 » ---- 1/2 veau, tranches dorées 6 50 ---- empire, tête dorée 6 » ED. ABOUT =Tolla= Avec 2 dessins de UBERTI. 1 vol. PAUL ARÈNE =Contes Choisis= Avec 2 compositions de MAURICE ÉLIOT, gravées à l'eau-forte par F. DESMOULIN. 1 vol. ANDRÉ CHÉNIER =Poésies= Avec 2 eaux-fortes de CHAMPOLLION, d'après les originaux du temps. 1 vol. ALPHONSE DAUDET =Contes Choisis= Avec 2 eaux-fortes d'EDMOND MORIN. 1 vol. FERDINAND FABRE =L'Abbé Tigrane= Avec 2 dessins de J.-P. LAURENS, gravés par COURTRY. 1 vol. =Julien Savignac= Avec 2 dessins de J.-P. LAURENS, gravés par COURTRY. 1 vol. =Le Chevrier= Avec 2 dessins de J.-P. LAURENS, gr. par CHAMPOLLION. 1 vol. CAMILLE FLAMMARION =La Pluralité des Mondes= Avec 2 eaux-fortes de P. FOUCHÉ. 1 vol. TH. GAUTIER =Mademoiselle de Maupin= Avec 4 dessins de GIRAUD, gravés par CHAMPOLLION. 2 vol. =Fortunio= Avec 2 dessins originaux de TH. GAUTIER. 1 vol. =Jeunes-France= Avec 5 dessins de TH. GAUTIER. 1 vol. =Mademoiselle Dafné= Avec 2 eaux-fortes de JEANNIOT. 1 vol. =Émaux et Camées= Avec 2 dessins et un portrait de l'auteur, gravés à l'eau-forte d'après les aquarelles de Madame la Princesse MATHILDE. 1 vol. =Le Roman de la Momie= Avec 2 dessins de LECOMTE-DU-NOUY, gravés à l'eau-forte par JASINSKI. 1 vol. GOETHE =Werther= Traduction PIERRE LEROUX, avec 2 dessins de DELBOS. 1 vol. EDMOND ET JULES DE GONCOURT =Renée Mauperin= Avec 2 eaux-fortes d'ED. MORIN. 1 vol. =Madame Gervaisais= Avec 2 dessins de DESMOULIN, gravés à l'eau-forte par MANESSE. 1 vol. HORACE =Odes= Traduction PATIN, avec 2 dessins de MEUNIER. 1 vol. VICTOR HUGO =Les Orientales. Les Feuilles d'Automne= Avec 2 dessins de BENJAMIN CONSTANT, gravés à l'eau-forte par DESMOULIN. 1 vol. =Odes= Avec 2 dessins de G. ROCHEGROSSE, gravés à l'eau-forte par JASINSKI. 1 vol. =Ballades. Les Rayons et les Ombres= Avec 2 dessins de JULES GARNIER, gravés à l'eau-forte par F. DESMOULIN. 1 vol. =Les Chansons des Rues et des Bois= Avec 2 dessins de MAURICE ÉLIOT, gravés à l'eau-forte par DEBLOIS. 1 vol. =Les Châtiments= Avec 2 dessins de PAUL ROBERT, gravés à l'eau-forte par F. DESMOULIN. 1 vol. =Les Chants du Crépuscule. Les Voix Intérieures= Avec 2 dessins de H. LAURENT-DESROUSSEAUX, gravés à l'eau-forte par L. MULLER. 1 vol. =Les Contemplations= Avec 4 dessins de H. MONTÉGUT, gravés à l'eau-forte par A. MASSÉ. 2 vol. =La Légende des Siècles= Tome I, avec 2 eaux-fortes de JEANNIOT. 1 vol. Tome II, avec 2 dessins de MAURICE ÉLIOT, gravés à l'eau-forte par DESMOULIN. 1 vol. Tome III, avec 2 dessins de LAURENT-DESROUSSEAUX, gravés à l'eau-forte. 1 vol. Tome IV, avec 2 dessins de ROUX, gravés à l'eau-forte. 1 vol. GIACOMO LEOPARDI =Poésies= Traduction de EUGÈNE CARRÉ, avec des eaux-fortes de F. DESMOULIN. 1 vol. HECTOR MALOT =Une Bonne Affaire= Avec 2 dessins de DESMOULIN, gravés à l'eau-forte par FAIVRE. 1 vol. GUY DE MAUPASSANT =Contes et Nouvelles= Avec 2 dessins de JEANNIOT, gravés à l'eau-forte par MASSÉ. 1 vol. CATULLE MENDÈS =Contes Choisis= Avec 2 eaux-fortes de G. FRAIPONT. 1 vol. J. MICHELET =La Montagne= Avec 2 dessins de MASSÉ, gravés à l'eau-forte. 1 vol. =L'Amour= Avec 2 dessins de M. ÉLIOT, gravés à l'eau-forte par F. OUDART. 1 vol. =La Femme= Avec 2 eaux-fortes de PAUL AVRIL. 1 vol. OCTAVE MIRBEAU =Contes de la Chaumière= Avec 2 eaux-fortes de RAFFAELLI. 1 vol. ALFRED DE MUSSET =Premières Poésies= Avec un portrait de l'auteur gravé à l'eau-forte par M. WALTNER, d'après le médaillon de DAVID D'ANGERS, et une eau-forte, d'après BIDA, par M. LALAUZE. 1 vol. =Poésies Nouvelles= Avec un portrait de l'auteur, réduction de l'eau-forte de LÉOPOLD FLAMENG, d'après le tableau de LANDELLE et une eau-forte de LALAUZE, d'après BIDA. 1 vol. =La Confession d'un Enfant du Siècle= Avec un portrait de l'auteur dessiné à la sanguine par EUGÈNE LAMI, fac-similé par _Legenisel_, et une eau-forte d'après BIDA, par LALAUZE. 1 vol. =Comédies et Proverbes= Tome Ier.--Avec un portrait de l'auteur, gravé par ALPHONSE LEROY, d'après la lithographie de GAVARNI, et une eau-forte de LALAUZE, d'après BIDA. 1 vol. Tome II.--Avec un portrait de l'auteur gravé par ALPH. LAMOTHE, d'après le buste de MEZZARA, et une eau-forte de Lalauze, d'après BIDA. 1 vol. Tome III.--Avec un portrait de l'auteur, gravé par MONZIÈS, copie d'une photographie d'après nature, une eau-forte de ABOT, représentant le tombeau d'Alfred de Musset, et une eau-forte de LALAUZE, d'après BIDA. 1 vol. =Contes et Nouvelles= Avec un portrait de l'auteur, gravé par WALTNER, d'après une aquarelle faite spécialement pour ce volume par EUGÈNE LAMI, et 2 eaux-fortes de LALAUZE, d'après BIDA. 1 vol. PAUL DE MUSSET =Lui et Elle= Avec 2 dessins de G. ROCHEGROSSE, gravés par CHAMPOLLION. 1 vol. CHARLES NODIER =L'Écrin d'un Conteur= Avec 2 dess. de FERDINANDUS, gr. à l'eau-forte p. F. MASSÉ. 1 vol. L'ABBÉ PRÉVOST =Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux= Avec 2 eaux-fortes de LE NAIN. 1 vol. CARDINAL DE RETZ =Pensées= Avec introduction par le Dr LETOURNEAU, avec 2 eaux-fortes de F. DESMOULIN. 1 vol. JEAN RICHEPIN =Les Caresses= Avec 2 dessins de MAURICE ÉLIOT, gravés à l'eau-forte par F. DESMOULIN. 1 vol. =La Mer= Avec deux compositions de HENRI CARUCHET, gravées à l'eau-forte par MORDANT. 1 vol. ÉDOUARD ROD =Vie Privée de Michel Teissier= Avec 2 eaux-fortes de F. DESMOULIN. 1 vol. J.-T. DE SAINT-GERMAIN (TARDIEU) =Pour une Épingle= Avec 2 dess. de G. Alaux gr. à l'eau-forte p. MANESSE. 1 vol. JULES SANDEAU =Le Docteur Herbeau= Avec 2 dess. de BASTIEN-LEPAGE, gr. par CHAMPOLLION. 1 vol. =Mademoiselle de la Seiglière= Avec 2 dessins de LELOIR. 1 vol. =La Chasse au Roman= Avec 2 dessins de NIELSENN. 1 vol. SILVIO PELLICO =Mes Prisons= Traduction LATOUR, avec 2 eaux-fortes de CHARPENTIER. 1 vol. A. THEURIET =Raymonde= Avec 2 dessins de DELBOS. 1 vol. =Contes de la Forêt= Avec 2 dess. de REICHAN, gr. à l'eau-forte par JASINSKI. 1 vol. ALFRED DE VIGNY =Cinq-Mars= Avec 4 dessins de JEANNIOT. 2 vol. =Servitude et Grandeur Militaires= Avec 2 dessins de JEANNIOT. 1 vol. =Théâtre= Avec 4 dessins de JEANNIOT. 2 vol. =Poésies complètes= Avec un portrait de l'auteur d'après DAVID D'ANGERS, et un dessin de JEANNIOT, gravés par LANÇON. 1 vol. =Journal d'un Poète= Avec 2 dessins de JEANNIOT. 1 vol. =Stello= Avec 2 dessins de JEANNIOT. 1 vol. VIRGILE =Les Bucoliques et les Géorgiques= Avec 2 eaux-fortes de F. MASSÉ. 1 vol. ZOLA =Contes à Ninon= Avec 2 dessins de JEANNIOT. 1 vol. =Nouveaux Contes à Ninon= Avec 2 des. de F. FAU, grav. à l'eau-forte par F. MASSÉ. 1 vol. =Thérèse Raquin= Avec 2 dessins de G. ALAUX, gravés à l'eau-forte par MANESSE. 1 vol. DERNIÈRES PUBLICATIONS à 3 fr. 50 le volume. OCTAVE MIRBEAU LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES MAURICE DONNAY L'AUTRE DANGER ALFRED NAQUET LA LOI DU DIVORCE J.-H. ROSNY LE CRIME DU DOCTEUR GEORGES LECOMTE LE VEAU D'OR MAURICE LEFEVRE MADAME CARIGNAN HENRI GHÉON LE CONSOLATEUR MARIUS-ARY LEBLOND LE ZÉZÈRE ALFRED BOUCHINET AU DELA DE LA FOI L.-F. SAUVAGE SÉBASTIEN TRUME HENRY RABUSSON SCRUPULE DE VIERGE FERDINAND FABRE MA JEUNESSE JEAN ROANNE MADEMOISELLE DE CALIAN VALENTIN MANDELSTAMM MÉMOIRES D'UN GRAND DE LA TERRE HENRI BARBUSSE LES SUPPLIANTS ALBERT BOISSIÈRE LES TRIBUTAIRES MICHEL CORDAY =Sésame ou la Maternité consentie= CHARLES-HENRY HIRSCH HÉROS D'AFRIQUE ÉVA TUMARCHE PIERRE LOUYS SANGUINES MAURICE MAGRE =Histoire merveilleuse de Claire d'Amour= POINSOT ET NORMANDY LA MORTELLE IMPUISSANCE HENRY KISTEMAECKERS LE MARCHAND DE BONHEUR Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette. * * * * * Corrections: Page 3: «lorqu'on» remplacé par «lorsqu'on» (lorsqu'on est en compagnie). Page 5: «derniers» par «deniers» (six sols et deux deniers). Page 9: numéro de chapitre ajouté (II--Pharasmane). Page 9: «Thepsis» remplacé par «Thespis» (le chariot de Thespis se mit en route). Page 41: «forces» par «force» (avec force bouteilles). Page 51: «gentishommes» par «gentilshommes» (d'où sortaient précisément deux gentilshommes). Page 60: «goudronnés» par «godronnés» (ma canne et mes canons godronnés). Page 65: «donnaient» par «donnait» (une nouvelle troupe de jeunes comédiens donnait des pièces de Molière). Page 80: «auparavent» par «auparavant» (ceux qui un peu auparavant). Page 97: «qui» par «qu'il» (la seule chose sensée qu'il lui eût vu faire). Page 100: «acccoutumé» par «accoutumé» (avaient accoutumé d'aller faire la débauche). Page 106: «anssitôt» par «aussitôt» (se redressant aussitôt). Page 116: «cachots» par «cahots» (dans les cahots du chemin). Page 127: «entrain» par «en train» (nous étions en train d'en découdre). Page 127: «rien qui fut si pressant par moi»: il faut sans doute lire «pour moi». Page 128: «entré» par «entrés» (jamais plumets bleus n'étaient entrés chez lui). Page 134: «Richefitte» par «Rochefitte» (le château qu'il habite est du nom de Rochefitte). Page 135: «concerts» par «concert» (Un agréable concert de violons). Page 142: «d'un» par «d'une» (je commençai à l'entretenir d'une manière). Page 148: «es» par «les» (qui doit régler les paroles). Page 148: au lieu de «qui ne soit contraire à la vertu» il faut sans doute lire «qui soit contraire à la vertu.» Page 172: «parvenue» remplacé par «parvenu» (et y serait parvenu, en effet). Page 241: «Manessel» par «Manesse» (gravés à l'eau-forte par MANESSE). *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BELLEFLEUR: ROMAN D'UN COMÉDIEN AU XVIIE SIÈCLE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. 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