Title: L'Illustration, No. 3675, 2 Août 1913
Author: Various
Release date: March 24, 2012 [eBook #39240]
Language: French
Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3675, 2 Août 1913
Supplément à L'ILLUSTRATION du 2 Août 1913.
[Note du transcripteur: Ce supplément a été reporté à la fin du présent document.]
Ce numéro contient:
1° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre n° 14: Sophonisbe, de M. Alfred
Poizat;
2° Deux pages supplémentaires sur les Massacres en Macédoine;
3° Un Supplément économique et financier de deux pages.
CELLES QUI ONT TOUT PERDU Femmes grecques de Doxato, dont
les Bulgares ont massacré les fils et les maris, pillé et brûlé les
demeures. Photographie René Puaux.
Nous commencerons dans le prochain numéro de La Petite Illustration (série roman) la publication d'une œuvre profondément originale et émouvante de M. Gaston Rageot:
La Voix qui s'est tue.
Nous publierons ensuite le grand roman, si attendu, auquel travaille encore le maître de la psychologie contemporaine, M. Paul Bourget:
Le Démon de midi.
Dieu n'a peut-être créé le rayon que pour nous donner l'ombre.
Si l'ombre est, en effet, la fille du rayon, elle est parfois--bien que diversement--aussi belle que lui. Elle l'explique, le fait valoir, le formule et l'achève. Elle est, par opposition, son calme et son repos. Elle le disperse, et l'étale comme un baume.
C'est seulement en pleine nature, et l'été, sous le ciel libre et mis à nu, hérissé de lumière, que je jouis des ombres. Elles passent pourtant inaperçues de la plupart des hommes qui ne se doutent pas de ce que serait le monde si tout à coup, par toute la terre, de toutes les surfaces où, comme de grands et petits oiseaux momentanément immobiles, elles sont éployées... les ombres s'envolaient!... Oui... Le temps de tourner la tête, et plus d'ombres! Si nos yeux, qui ne s'occupaient pas d'elles, étaient attirés, ramenés soudain vers la place, immense et dévastée, qu'elles meublaient tout à l'heure, et que nous fussions, en un éclair, terrifiés de leur disparition et aveuglés de leur absence! Effroyable pensée qui nous disloque, et que repousse en nous tout ce qui s'émeut! tellement l'ombre s'impose au désir des sens, à l'instinct du cœur, à la sagesse du rêve. Elle est une nécessité, physique et idéale.
Aussi, que les ombres, me plaisent! J'aime vivre avec elles. C'est ma compagnie.
Tout d'abord je suis heureux d'épuiser, sans songer à rien, leur charme et leur mystère. Je les vois innombrables, jamais pareilles, capricieuses et cependant méthodiques, montrant bien qu'elles obéissent à des lois inconnues, à des ordonnances secrètes. Pendant des heures, des journées, je vais de l'une à l'autre, les visitant, les franchissant comme des gués. Je les quitte, je les compare, et je demeure émerveillé des beautés et des joies qu'elles me déplient. Je les mesure et j'en fais le tour. Je les observe de près et de loin, je les touche, et je fais semblant de vouloir les capter pour leur procurer le petit plaisir, en me glissant des doigts, d'essayer de me prouver qu'elles n'existent pas! Comme si je ne savais pas qu'elles existent, autant et plus que ces réalités dont par erreur on s'imagine qu'elles ne sont qu'une insaisissable figure, une fausse apparence, un brouillard mensonger... A moi, elles me représentent les objets et les êtres avec une force, une couleur et un relief, qui me permettent de m'y borner pour être satisfait. Ainsi l'ombre de l'arbre me le donne en entier, tel qu'il est en dehors d'elle et s'insurge de son côté. Ainsi l'ombre du bœuf bave et mugit pour moi dans l'ombre irritante des mouches, sans que j'aie besoin pour le voir lui-même de le regarder. Son ombre enjouguée m'en dispense. Dans chacune d'elles je retrouve la caractéristique et la matière même de l'original. L'ombre du bois, du fer, de la pierre et du marbre traduit leur dureté, tandis que celle du feuillage est le décalque, exact et frissonnant, de sa grâce légère. Comme les choses, les animaux ou les hommes qu'elles ont mission de doubler avec une discrétion fidèle, les ombres sont également animées ou inanimées. Elles constituent le fond magnifique et soutenu de l'univers. De la baleine au puceron, pas un gigantesque animal, pas un insecte qui n'ait son ombre, personnelle, attribuée, n'appartenant qu'à lui, chargée de le rappeler sans cesse à sa propre attention, car sans elle, il s'oublierait. Elle est la trace continuelle, écrite et peinte, de son existence. Elle est son docile miroir que rien ne peut briser.
Et, dans une déconcertante variété, toutes les ombres sont belles. Si nous avions la patience et le temps d'aller à leur rencontre ou de les faire défiler devant nous, elles nous arracheraient à tout instant, les unes après les autres, des cris nouveaux d'étonnement, des soupirs d'admiration... celles de tous les arbres et de toutes les bêtes, de toutes les tiges et de tous les rameaux, de tout ce qui pousse, s'agite, étend des branches ou des pattes, marche, court, galope, vole, ou bien reste fixe, inerte, avec une projection paradoxale qui seule bouge et fait le tour de son immobilité, comme celle du pic et du phare, de la colonne et du clocher.
J'ai dit que toutes les ombres sont belles; certaines offrent une splendeur incomparable, unique, et nous en savons de sublimes. Celles des nuages voudraient être chantées en vers et mériteraient un poète. Quand par les plaines on les voit, tel un majestueux et innocent fléau, passer sans rien renverser, sans laisser la moindre ruine, faire des taches de dix lieues ainsi qu'une armée en campagne ou une plaie d'Égypte, éclipser le soleil, inonder la terre, assombrir le fleuve, mettre des Sainte-Hélène et des Gibraltar sur la mer, ou bien flotter pareilles à des manteaux de cavaliers, ou bien glisser en s'effilant avec des formes allongées d'archange, ou bien balayer les étendues comme si dans le val et les bois traînait la barbe immense et enchevêtrée de Moïse... on est emporté par elles, malgré soi, et on les accompagne à travers champs ainsi qu'un chien tiré par son troupeau... sans chercher où elles vont... comme on suivrait un peuple ombragé d'étendards... Que ce soit le roc ou le gazon, le sable qui dort ou l'eau vive, partout où elles se signalent, non seulement elles n'abîment rien, mais d'une complaisance inouïe, elles prétendent s'adapter à la nature du sol. Implacables et d'un tranchant métallique au torride désert, elles se gonflent sur le lac avec des rengorgements de cygne et des roulis de nacelle. Ombres tumultueuses, désordonnées, opaques ou diaphanes, sages ou folles, sèches, mouillées, ombres du matin, du midi, du soir, de la nuit,... ombres de la crinière et du moulin à vent, de la montagne et du pot de fleurs, du dreadnought et de l'épave, de la voile et du drapeau, de la meule et des tentes, de la charrue et du canon, des croix et de la guillotine, ombres des murs, des vieilles tours, des cheminées, des toits, des mâts, du banc de l'hôpital et de l'arceau du cloître... Flexible sœur du roseau, fumée noire du cyprès, chevelure coupée du saule, ou litière de mon cheval... chères ombres ingénieuses, je ne me lasse pas plus de vous que de respirer, et vous me semblez en effet, aussi, quand vous palpitez, l'immatérielle respiration des corps que vous reproduisez. Vous surtout, ombres des oiseaux, ombres instantanées et rapides des ailes, vous êtes pour les yeux un prodige, un perpétuel ravissement... Vous avez toujours l'air, en effleurant le sol, d'une plume tombée. Et chacune de vous est parfaite, impeccable, qu'elle plane au-dessous de l'aigle ou pose sur la fleur un double papillon.
Mais que dire de la plus pathétique et de la plus vivante? de la nôtre,... de celle de l'homme?... Notre ombre, ce jaloux et frère de nous-même, ce fantôme anticipé qui surgit dès que nous naissons, ce confident triste et sans langue, ce taciturne ami, ce maître et ce laquais, ce page insolent et délicieux, plus svelte que nous, qui nous précède, nous flanque ou nous suit, et, dès que nous avons une canne à la main, qui semble porter notre épée... Que veut-il? Que fait-il là? Que signifie notre ombre? Quel est son sens et son énigme? Pourquoi s'amuse-t-elle tantôt à nous grandir, tantôt à nous rapetisser? Pourquoi nous mener avec brusquerie de l'orgueil à l'humiliation? être tour à tour notre image et notre grimace? Pourquoi nous rend-elle cagneux, bossus, titubants et courbés? Qui la pousse à dérouler avec gentillesse devant nos pas son petit tapis de laine?... et à délimiter strictement sur la terre le juste contour de notre fosse? Et pourquoi ne se met-elle jamais entre nous et le danger, la tentation, la souffrance, le mal?... même pas entre nous et la glace, pour nous cacher la vue de nos premiers dégâts? Voilà ce qu'il est impossible de savoir exactement. Nous ne pouvons que subir, constater. Ainsi nous observons que bien avant que nous le quittions, ce monde-ci est véritablement «le royaume des ombres». Centre d'un cadran solaire dont il est l'aiguille, chacun de nous marque lui-même, sans y réfléchir, le temps précieux qu'il reçoit et gaspille. Et sur nous, comme autour de nous, sur chaque partie de notre pauvre corps, les ombres de toutes sortes étendent aussi et tracent à chaque minute leur géographie mystérieuse. Ombres qui fréquentent nos traits, notre chair, dont quelques-unes sont si nobles,... touchantes comme celle du voile de la religieuse, ou bien héroïques aux pommettes du soldat sous la visière du képi... ombre des cils baissés sur la joue virginale, ombre fuyante et molle d'une épaule, d'un bras nu replié, ombre qui se coule au creux et aux sillons d'une face amaigrie, ombres de la vieillesse qui finissent par rester en se durcissant, car les rides ne sont pas autre chose que des ombres, plus accusées et plus portées, des ombres qui ont pris, peu à peu, comme un acide ayant mordu la planche. Et tout comme du dehors nous sommes frappés par les ombres, pareillement de l'intérieur et du fond de nous-mêmes nous sommes forcés d'accepter et d'enregistrer celles que nous envoient les chagrins, les soucis, la douleur, les passions. Tous nos sentiments ont leurs ombres qui viennent nous marbrer. Chacun lance la sienne. Rougeurs petites et soudaines, pourpres superbes du visage, brouillards du front, vapeurs qui passez comme un furtif ouragan sur l'horizon de la figure humaine, vous êtes l'éruption de nos volcans jamais éteints.
Et puis, voici la fin des ombres qui s'approche, et l'on comprend qu'elles vont bientôt cesser parce qu'elles augmentent et se multiplient. L'agonisant ne compte plus, dans sa chambre et dans son cœur, de ses rideaux à ses paupières, les ombres qui l'entourent, l'envahissent, le rongent. Il en a plein le corps. Ses os semblent s'y plaire. Il en a sur les lèvres et sous les yeux, au bénitier des tempes. Il en a sur la mémoire et tout du long de la pensée... Il en a sur les mains, sur les côtes, sur les genoux... On les détaille à travers le drap qui les boit... et cette lividité sacrée qui tout à coup le submerge et le blanchit quand il rend le souffle est l'ombre de l'âme qui passe...
Et après? Derrière la mort?... Que devient notre ombre? Elle ne reste
pas ici. Où est-ce qu'elle va? Nous suit-elle? O mon Dieu! si vous nous
laissiez, pour prendre la place des nôtres, les ombres de nos morts
aimés? Ce serait au moins cela! Et nous pourrions, en les voyant,
oublier qu'ils ne sont plus.
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Avant l'ensevelissement des morts: la jeune femme de
M.
Jean Leune, correspondant de L'Illustration, sur le terrain du combat
de Kilkiz.
Kilkiz, vendredi 4 juillet.
Nous quittons Baltza à 7 heures. Deux chevaux et deux soldats sont mis à notre disposition. Une chaleur torride. Nous traversons des champs, des villages. La route est pleine de cadavres déjà noirs, masses informes, horribles à voir. J'ai le cœur froid,--comme tous ceux qui sont à la guerre. Le résultat seul importe; la mort pour nous, c'est la défaite; la vie, c'est la victoire; et nous ne voyons ni morts ni blessés, mais des victorieux.
La phrase de l'evsone que je rencontre sur le chemin, affreusement mutilé, résume ma pensée: «Mort ou mutilé, peu importe, pourvu que nous soyons vainqueurs!»
Les soldats ne connaissent pas le chemin; un guide nous conduit, spirituel et fin, un vrai paysan, curieux comme un Grec:
--Que fait ton mari?
--Il regarde comment se bat la belle et vaillante armée hellénique; il l'écrira en Europe pour qu'elle sache la vérité!...
J'ai à peine le temps de finir; le voilà qui rit aux éclats:
--Hum! Faire connaître la vérité à l'Europe... Vous avez vu des chiens et des chats qui se regardent? Telles la vérité et l'Europe... Il perd son temps, ton mari. Je te dis, moi: qui aime ses intérêts ne peut croire à la vérité!
Et puis le voilà parti à faire de la politique. L'Autriche est la cause de tout: «Elle voulait Salonique; la guerre l'a donnée à la Grèce; ces ours-là (ce sont les Bulgares qu'il appelle ainsi) sont si lourds qu'ils sont arrivés en retard; ils rongeaient leur frein de rage; l'Autriche a mis son monocle pour voir ça; un beau coup à jouer; cultiver la rage des Bulgares et les jeter contre les Grecs...--»
Mme Jean Leune.
Voici des munitions qu'on transporte hâtivement, fiévreusement. Les hommes sont las. Mais, dans les cris qu'ils jettent pour pousser les voitures, on sent la volonté d'arriver. Le canon gronde tout près, maintenant. J'aime le canon, moi: c'est de la très grande musique. Un officier nous arrête: «Avez-vous un permis de circuler? Surtout prenez garde; il tombe des obus et il pleut des balles. N'avancez pas trop.»
L'artillerie est là; voici de vieilles connaissances: «Madame Leune! Ici encore! Vite du cognac, de l'eau. Nous n'avons rien d'autre à vous donner. Depuis trois jours on se bat; alors on ne mange pas.» Et ils rient joyeux et les obus éclatent et les balles sifflent. C'est la guerre qui rit avec eux en bonne camarade, et dans son rire elle cache la mort. Devant nous, comme de petites vagues noires, les lignes de l'infanterie grecque gagnent petit à petit du terrain. Deux de ces petites vagues sont déjà sur les tranchées bulgares. On se bat à la baïonnette. Des masses tombent, inertes. Au loin, la route... une grande fumée blanche: c'est de la poussière... Une masse sombre fuit dans la poussière: c'est la fuite des Bulgares. L'optique transmet un télégramme: «Kilkiz, après trois jours et trois nuits de bataille, est pris par les Grecs»--«Zito...o...o...o» crient les soldats, et ils jettent leurs képis en l'air.--«Zito...o...o...o...» répète l'écho.
Nous allons vers Yeni-Mahalé. L'état-major du général Kalaris doit être là... Des troupes, partout des troupes joyeuses... Voici des blessés qu'on ramène. Ils sont pâles et défaits, fatigués, leurs vêtements en guenilles: «Eh! bien, enfants?--Eh! bien, madame, ils ont fichu le camp, les Bulgares! Ils vont à Sofia. Mais là aussi nous les aurons. Ah! ils voulaient Salonique! --Tu as mal?--Je ne sens pas mon mal.--Qu'est-ce que tu sens, alors?--La victoire, pardi!»
Femmes à la fontaine, à Demir Hissar.
Une petite ville que les Bulgares, dans leur retraite,
n'ont pas eu le temps de saccager: Demir Hissar et son vieux pont.
Photographies René Puaux.
Vue d'ensemble de la destruction de Serès.
Le consul général austro-hongrois à Salonique, M. Kral,
visite, à Serès, les ruines du vice-consulat d'Autriche-Hongrie.
Phot. R. Puaux et F. de Jessen.
Un blessé, sur un brancard, est porté... par des paysans turcs. Les Turcs ont ôté leurs ceintures de flanelle rouges, vertes et jaunes. Elles forment un petit matelas doux, sur lequel repose le corps du soldat grec. A les voir aller si doucement, si lentement, ces braves Turcs, pour que le blessé ne souffre pas, on est ému. Qui aurait prédit, il y a quelques mois, que Turcs et Grecs se réconcilieraient au chevet des nobles blessés qui les délivrent du joug bulgare? Autre brancard, également porté par quatre Turcs robustes. Je reconnais un képi de lieutenant; il couvre la figure; les mains sont croisées, comme pour prier. Elles sont jaunâtres... des mains de mort: «Il est mort?--Oui, madame.» Je descends de cheval pour lui baiser la main; les soldats le découvrent: une figure de cire, très jeune. Les soldats ont voulu l'accompagner jusqu'à l'ambulance du bataillon: «Il avait vingt-sept ans, madame, il connaissait cinq ou six langues; sorti des Evelpides, il avait achevé ses études en France. Nous l'avons vu se battre, madame, pendant la dernière guerre, comme un héros; il a pris part à toutes les batailles. Ce matin, il nous conduisait en chantant avec nous. La balle l'a trouvé. Il est tombé: «Ne vous occupez pas de moi, mes braves, allez, je n'ai rien», qu'il disait. Il s'est traîné jusqu'à la première tranchée bulgare. Il a reçu là, voyez, madame (et le soldat qui parle me montre le bas du corps traversé par la baïonnette) un coup de baïonnette et il est tombé en souriant, tel que vous le voyez là. Nous l'avons vengé, je vous assure. Il était si bon pour nous, ses enfants, comme il nous appelait.» Et les yeux des soldats sont pleins de larmes.
... Un immense champ de douleurs. Ils sont tombés là par centaines, les braves soldats de la Grèce! Ah! «cette guerre n'a pas de grandeur!» Je viens de lire cela dans un article du Temps! Que ceux qui écrivent, ignorants des choses, viennent voir!
Les braves gens sont mutilés; les fusils bulgares, très anciens, font de très mauvaises blessures: des os brisés, des chairs qui pendent, des têtes déformées, sanguinolentes. Ils sont là, les blessés de la bataille de Kilkiz. Ils sont 1.500! Je l'apprends du médecin en chef, Anagnostanas, un homme de cœur, très énergique et très capable. Il va et vient, court, donne des ordres, les exécute lui-même, tant le personnel est insuffisant. Tout d'un coup, on entend chanter... Les blessés chantent. La douleur des blessures crispe leurs traits; leur âme reste intacte; elle chante. Et leurs voix tremblent. Ils pressent des deux mains la blessure; le corps se tend, contracté par la douleur, et se redresse... Un cri? une plainte? Non: «Ke s'ti Sofia!» Je me mets à pleurer; je ne puis plus... Douleur et héroïsme marchent la main dans la main. Nous ne sommes pas habitués à voir cela. Nos maîtres nous ont dépeint la guerre comme chose horrible: comment une chose si grande, si sainte, serait-elle horrible? Je n'éprouve qu'un seul besoin: m'agenouiller et prier. Prier pour qu'ils aillent à Sofia, pour que les Grecs soient victorieux, pour... ne faire qu'un avec ces soldats... Communier à la même coupe d'héroïsme et de douleur. Je vais de brancard à brancard. Ils me sourient gentiment. «As-tu de la famille?--Oui, mais maintenant, la famille...» Ils en parlent comme d'une chose lointaine, à laquelle ils pensent peu. «Alors, vous êtes victorieux?» Aussitôt leurs yeux s'allument; c'est bien la seule question qui leur va au cœur. Elle prime tout, maintenant, la victoire ailée de la Grèce. Ces gens ne sont plus des hommes, ils sont des héros. Ils ne pensent plus à leur famille, ils aiment leur patrie. Et je suis bien de leur avis: il n'est pas d'intérêts, il ne doit pas exister de sentiments que l'amour de la patrie ne puisse absorber.
Allons vers l'état-major de la 2e division. (J'ai oublié de dire que les 1.500 blessés sont ceux de la 2e division seulement.) Nous voici sur le champ de bataille. Des morts, des morts par centaines, tombés de ce matin et déjà défigurés par la grande chaleur. Ah! les Grecs ont payé cher leur victoire. Les Bulgares s'étaient fortifiés sur les hauteurs depuis la prise de Salonique,--tant ils avaient peu l'intention d'attaquer les Grecs! Des tranchées faites avec tout l'art militaire, où des centaines de Grecs sont venus trouver la mort. La plupart des cadavres sont au fond, percés de coups de baïonnette, affreusement déchirés.
Un soldat mort, de physionomie très sympathique, serre quelque chose dans la main: une carte postale avec sa photographie. Je lis: «Mourir pour la patrie est une si belle chose! Peu d'instants avant ma mort. A envoyer à ma mère, Maria Stavron en Th...» Il n'a pas eu le temps d'achever l'adresse. La mort est venue lui fermer les yeux avec la pensée de sa mère et de la patrie sur ses lèvres. Un autre corps étendu... une photo par terre, celle d'une jeune fille, probablement une fiancée; une enveloppe sale: «Pour la patrie, je te perds». L'écriture est mal assurée, à peine lisible. Aurait-il aussi eu le temps d'écrire cela juste avant de mourir?
Dans la fumée, en approchant de Kilkiz.
--Phot. Jean
Leune.
Une fumée épaisse nous aveugle. C'est à peine si on respire. Nous sommes à une centaine de mètres de Kilkiz. Le nid des comitadjis brûle: «Qui a mis le feu, soldat?--La malédiction de Dieu, madame!»
On entend des détonations; des cartouches, des obus éclatent; aussi des mines; un vrai nid à dynamite. Le feu en aura raison Toutes les maisons brûlent; de grosses gerbes d'étincelles. Voici une maison qui vient de prendre feu. Par les fenêtres, de grandes langues rouges sortent et lèchent le mur. Puis, un grand fracas: le toit croule et nous voyons l'immense brasier faire face au ciel.
On croirait des milliers d'êtres vivants, tous habillés de rouge, exécutant les sports les plus extraordinaires. Tantôt ils se poursuivent, s'attrapent, se renversent, se jettent pêle-mêle; tantôt ils s'étirent immensément longs et veulent atteindre le ciel qui assiste impassible à leurs jeux. Et, au milieu de tout cela, leur rire: le sinistre rire du feu. La destruction contente de sa destruction propre. Puis, par les rues chaudes, à l'atmosphère asphyxiante, les soldats vainqueurs circulent. Ils ont l'œil sauvage et le sourire aussi. Où sont les troupiers doux et tranquilles avec lesquels j'ai fait campagne, eux qui répugnaient si noblement au spectacle de Janitza brûlée par les paysans? Ils sont noirs de fumée, noirs du désir de vengeance. La haine contracte leurs traits. Ils sont contents des flammes, contents de voir des morts, du sang. Une femme, une vieille bulgare, se sauve, vraie ruine, du milieu des ruines. Sa maison vient de prendre feu. Elle lève les mains vers le ciel, appelle la malédiction de Dieu et serre contre sa vieille poitrine une malle d'osier... Les soldats rient... «Aide la femme, dis-je, à sauver ses affaires, soldat.--Madame, non!... malgré le respect que je te dois; cette femme est bulgare; elle abritait des comitadjis qui tuaient les femmes et les enfants grecs et brûlaient les villages.» Le soldat me toise, dur, intraitable, presque mauvais. Voyant qu'il n'y a rien à faire, je réplique: «Fais comme tu veux, mais n'oublie pas tes titres de noblesse. Tu es Grec, c'est-à-dire noble.» Je reviens vers mon mari. Déjà la maison de la vieille commence à crouler; au milieu des flammes, je vois un soldat qui aide la femme à retirer quelques débris. C'est le soldat qui se souvient.
Vendredi soir.
... Le roi, les princes André et Alexandre, le Diadoque vont et viennent sur le quai de Kilkiz, encombré de soldats, de chevaux, de matériel de guerre. On embarque des troupes. Elles chantent, et, quand le train s'ébranle, les zitos deviennent frénétiques.
La nuit tombe, tout de suite, comme une chose décisive, tel le destin. Des petites bougies circulent, faibles lumières au milieu de l'ombre générale, tel l'effort humain dans le grand mystère qui nous enveloppe. Des caisses d'obus à côté les unes des autres; elles forment la table du roi. D'autres assemblées plus loin: celles de l'état-major. Des bougies plantées dans les goulots de bouteilles singent les lampes. Les officiers mangent et devisent gaiement. Nous aussi. Où dormirons-nous? Une fois de plus à l'hôtel de la Belle Étoile. Notre éternelle couverture de laine, qui s'enorgueillit déjà de la crasse de deux campagnes, est encore à l'honneur. Comme on dort bien à ciel ouvert!
Doïran, 7 juillet.
... Ce matin, à Kilkiz, avant le départ du train royal qui nous emmène aussi à Doïran, le roi nous aperçoit: «Bonjour, madame. Avez-vous chaud?» La chaleur est terrible. Il rit, et s'en va vers son wagon, les mains dans les poches, comme un autre homme. Je ne peux encore me persuader qu'il est de chair et d'os comme nous... Sur tout le trajet, des soldats, noirs comme des nègres, accourent. Leur roi passe; ils veulent le saluer. Le train s'arrête. Un convoi de marchandises est en face. Sur le toit, les marches, la machine, les soldats grimpent, fiévreux du désir de voir le roi.
Nous avons pris quelques photographies. Ah! si j'avais pu emporter avec moi, bien scellée, l'expression de ces gens acclamant le souverain. Les yeux braqués sur lui, ils le dévorent. Lui se montre et salue en souriant. Les soldats crient: «Mène-nous à Sofia, à Constantinople, où tu voudras. Nous sommes prêts à mourir pour te suivre et servir la patrie!» Je pleure comme un enfant. Beaucoup de soldats ont aussi des larmes dans les yeux.
Un moufti (prêtre turc), vieux, très vieux, fend la foule des soldats: «Le roi, je veux voir le roi!» Le roi se montre. Le moufti raconte ce que les Turcs ont souffert sous le joug bulgare et lève les mains au ciel pour appeler la bénédiction d'Allah sur le souverain hellène.
A Doïran, nous descendons. Un joli lac sympathique, plus joli que celui de Janina. Sur une des collines de la rive, en face de nous, la ville est pittoresquement bâtie. Le canon gronde. La bataille continue. Les Bulgares, qui se sont rageusement battus à Doïran, ont reculé depuis hier nous laissant 9 canons à tir rapide, des caissons et des vivres! De quoi enrichir notre service d'arrière: sacs de riz, de farine, de sucre, de haricots, par milliers. Ils sont là, entassés, formant d'épaisses murailles à l'ombre desquelles les soldats grecs dorment paisiblement. Nous rencontrons de vieilles connaissances. On cause de la bataille qui se poursuit. Nous avons encore beaucoup de pertes. Les blessés arrivent par centaines. Sur un brancard, un officier blessé. Il l'a déjà été à deux combats, en Macédoine et en Epire. Cette fois, il tient le record: 14 blessures! Je lui serre la main et le félicite. Indifférent à mes félicitations, il me répond par les phrases de tous les Grecs en ce moment: «Nous allons les reconduire à Sofia, nos anciens alliés. Nous sommes des gens polis. Nous raccompagnons toujours les gens chez eux quand ils viennent nous faire visite. Avez-vous quelques nouvelles à m'apprendre?--Notre armée avance toujours.--Je suis content. Et toi, qu'est-ce que tu fais, ici?--Je traduis tout ce que vous faites à mon mari qui est Français.--Alors, tâche de bien traduire. Mes soldats ont été des héros. Traduis bien cela.»
Un des survivants des 150 notables de Demir
Hissar, Georges Tchataldjanos, blessé de sept
coups de baïonnette.--Phot. J. Leune.
Nous couchons au bord du lac. Une douce soirée. Comme elle est loin de la guerre! J'aimerais tant que les choses prissent part à notre état d'âme. Quatre télégraphes optiques sont postés là, tout près de nous. Ils sont en train de causer avec ceux de la montagne. Curieuse confusion toute faite de silence et de lumière: les petits points lumineux, rapides comme l'éclair, apparaissent et disparaissent. Des yeux, de grands yeux lumineux qui s'ouvrent tout grands pour dire la joie de l'âme grecque, qui se ferment pour la cacher précieusement. Sur le sable, de petits groupes d'officiers, des soldats, causent.--«Zito!»--Un zito du télégraphe optique. Il est bien défendu à ceux du télégraphe de répéter quoi que ce soit. Mais lorsque c'est une grande et bonne nouvelle... Voyons, est-ce qu'on retient son âme comme ça, comme on veut, à l'allemande? Elle vole, emportée par l'enthousiasme, et la parole la suit, ailée comme elle et insaisissable. En un clin d'œil nous sommes tous debout: «Quelle nouvelle? Dites vite. Oh! mais dépêchez-vous.» Les mains de l'officier qui lit le télégramme tremblent, sa voix aussi: «La 4e division ayant rencontré l'ennemi lui a cassé les reins; elle a pris 15 canons, des caisses de munitions, des vivres, etc..» Nous nous embrassons tous de joie... On porte le télégramme au roi. Nerveux, il se lève et fait quelques pas. Il rayonne.
«Zito!» Encore une fois, l'œil, le grand œil lumineux de l'armée s'est ouvert: «La 2e division a pris 12 canons, fait 460 prisonniers dont 17 officiers!»
Quelques silhouettes de soldats se détachent dans l'ombre. Ils lavent leurs pieds dans l'eau du lac... «Je lave mes pieds pour l'entrée à Sofia!--On dirait que tu vas entrer dans un sanctuaire. Moi, pour l'entrée à Sofia, je mangerai de l'ail, du piment, je boirai beaucoup d'alcool...--Veux-tu te taire? De l'alcool pour un soldat grec!--Qu'est-ce que tu veux, mon vieux? Moi j'ai le sens de l'harmonie: je rentre propre chez les propres, sale chez les sales.» ... Et puis, plus rien. Tout le monde dort: roi, princes, officiers, soldats, égaux dans le sommeil comme dans les joies qu'ils viennent d'éprouver.
Gare de Doïran, samedi 12 juillet 1913.
Tous les jours nous rayonnons un peu partout pourvoir l'armée qui avance.
Le paysage est joli. Nous rencontrons des troupeaux entiers de bœufs, de moutons, de chèvres. Dès qu'ils sentent l'auto, ils chargent. Les soldats bergers rient de tout cœur. Nous avons atteint un col. Maintenant, la route descend en cascade rouge jaune, et le soleil donne dessus comme pour éclairer une belle chose. Une ligne indéfinie de chevaux d'artillerie, de mulets: c'est l'artillerie qui marche bon pas; des caisses de cartouches; des ambulances; comme c'est joli! Notre auto rejoint la ligne mouvante. Les hommes chantent...
Un pont détruit. Le génie, en six heures, a établi dans le ravin une route provisoire. La descente en est raide et la montée plus encore. Des hommes accourent pour aider les chevaux, les bœufs: «Hui! hé! en avant, s'ti Sofia! (à Sofia!)» Et quand l'escalade a réussi, que le canon est en haut de la pente, ils le regardent, comme des amoureux. Ah! il est là «leur canon!» Ils lui parlent comme à un être humain: «Combien as-tu mangé de Bulgares, trésor? Beaucoup, hein?--Ah! t'es un bon zig!--Va vers Sofia.--Au revoir! à Sofia!»
Notre auto est une forte et belle machine. Elle prend plusieurs fois son élan, ronfle, tempête, essaye de gravir la pente, roule impuissante en arrière. Les soldats rient: «Attends, ma cocotte, suffit pas d'avoir la rage des Puissances pour surmonter les obstacles. Tu vois, tu roules en arrière comme elles. Il te faut des Grecs pour te remonter, comme il faut des Grecs pour secouer la Mère (l'Europe)»...
Dix, vingt hommes s'y mettent. Ils s'emparent de la puissante auto. Ils l'enlèvent littéralement avec nous dedans. Nous voilà en haut. Comme je les félicite: «Nous sommes du génie, madame, et le génie triomphe de la matière! --Bravo! Kala ta lei (il parle bien)» Ses camarades sont contents de lui!... Leur officier les contemple. Son regard est humide d'affection, de tendresse, aussi d'admiration pour «ses enfants».
--Ils n'ont pas dormi depuis deux jours, mes gaillards, madame. Ils marchent, ils réparent les ponts, font des routes et, s'ils rencontrent l'ennemi, ils livrent bataille. Hier, nous avons fait prisonnière une compagnie. Elle était là, sur la colline, en face. Nous avons commencé la fusillade; ils ont levé le drapeau blanc. Ils iront rejoindre les Bulgares qui font le siège... d'Athènes...
Sur une colline, 5 canons bulgares. Des cadavres les gardent... Et nous arrivons à Strumitza, petite ville étouffée dans la vallée. Le mufti (prêtre turc) vient à nous: «Ah! nos frères les Grecs! (Et ils disent cela à Jean, qui est Français; pas de Grecs là, donc ils ne flattent pas). Enfin, ils sont partis, les Bulgares! Combien nous avons souffert! Ils ont massacré deux cents d'entre nous, parce que nous refusions de parler bulgare. Ils ont pris aux Grecs leur église, à nous la mosquée. Il n'est pas resté femme ni jeune fille dans la ville qui n'ait été violée; celles qui voulaient résister ont été massacrées. Ah! comme les Grecs sont civilisés! Avec eux nous vivrons comme des frères.»
... A travers une nuit sans étoiles, notre auto nous ramène à Doïran.
Lundi, 14 juillet.
On annonce un convoi de prisonniers bulgares, butin vivant. Nous accourons.
Au loin, une très grande masse mouvante. Grise dans la poussière grise, elle se confond avec elle sans en acquérir la légèreté. On dirait qu'on pave la route, tellement la marche de ces hommes qui viennent vers nous martèle le sol. Deux haies brillantes, de forme mince et effilée: ce sont les baïonnettes grecques qui jouent, fins papillons d'argent, dans un soleil aux teintes chaudes du cuivre. Une pause. Les prisonniers bulgares, .1.400 à 2.000, sont assis, boivent de l'eau, mangent du pain. Les soldats grecs vont de l'un à l'autre, leur portant des cigarettes et leur sourire. Une expression de bête fauve erre sur les figures rousses des Bulgares. Leurs officiers me regardent brutalement. Mon kodak leur fait horreur. Et, comme je le braque sur eux: «Madame, ça ne nous fait pas plaisir, ça! Otez votre appareil.» Et sur quel ton! J'en prends un aussi dur: «Est-ce que je vous demande si ça vous fait plaisir?» Mon petit appareil a fait son affaire... En route, la masse grise!...
Un grand vent nous arrive, le vent du Vardar. Il a vu la guerre tout l'hiver: aussi sait-il faire la guerre. Le lac de Doïran montre ses dents blanches. Autour de nous le sable de la rive vole en poussière fine. Tentes, abris, tout est emporté; il fait même froid. Mais les officiers qui me surnomment «la filleule de l'armée» me donnent asile. Partout où je vais, chacun m'offre quelque chose: un morceau de fromage, un biscuit, du cognac. Tous les soldats ne savent quoi faire pour me rendre service. Ils m'appellent «camarade». Mais avec quel respect! Je suis fière de m'entendre appeler ainsi. Camarade des héros!
En route pour le pont. Un grand pont en fer de 200 mètres que les Bulgares ont fait sauter. Le génie le répare. Le roi et les princes s'y rendent et nous les suivons. Le roi grimpe sur l'échelle, alerte et souple. A le voir ainsi, je ne peux pas me mettre dans l'idée qu'il est le roi: «Vous êtes un drôle de roi, Majesté! --Ah! je ne suis pas assez digne, hein?--Si, vous êtes très digne!--Qu'est-ce qui me manque, alors?--Rien: vous avez tout ce qu'il faut pour être roi, et plus qu'il ne faut...» Il rit, avec son bon rire franc et simple, et ses oreilles remuent; elles ont l'air d'accompagner les mouvements de sa pensée, rapide et saccadée: «Majesté, vos oreilles remuent; elles indiquent bien ce que vous pensez.» Il rit, puis, d'un bond, il se sauve à l'autre bout du pont. Il est très simple, oui, mais... autant, le regard doux et rieur, il est «le roi gamin» quand il plaisante avec vous, autant il devient ferme et pénétrant quand iï vous dévisage pour vous connaître. Lorsqu'il a cette attitude, aucune familiarité n'est permise. Tout à l'heure il paraissait être mon égal. Maintenant, il est mon roi. Tant, mieux. Je ne voudrais pas d'un roi qui serait mon égal.
Station de Hadji-Beylik, 15 juillet.
Hier une occasion s'est offerte d'aller en camion automobile à Serès. Les Bulgares n'ont abandonné la ville qu'après l'avoir brûlée. Cent soixante des habitants ont été massacrés. Nous avons passé par Demir Hissar, délicieuse petite ville bâtie sur la colline, avec son pont couché sur les rochers, et ses cyprès au rêve turc. Des femmes, des enfants vont et viennent, des loques humaines, avec des figures de grande douleur et de grand désespoir. Un blessé se promène par les rues. Il a eu une aventure étrange. Avant de fuir, les Bulgares ont fait battre le tambour, ce qui, en tout pays, annonce aux habitants une communication importante. Ceux de Demir Hissar sortent donc en masse. Les soldats saisissent le métropolite, les prêtres, les notables, 150 hommes en tout, et les conduisent à l'école bulgare. Dans la cour, un immense trou, fraîchement creusé. On les fait asseoir autour. Les pauvres gens comprennent. Le grand trou va être leur tombe. Ils sont là qui le regardent, et ils sourient comme des martyrs. Ils vont partir pour commencer la grande vie, celle que le Temps n'achève pas. Ils verront de là-haut l'armée hellénique victorieuse prendre possession de la terre qu'ils ont défendue pendant leur courte vie terrestre, qu'ils ont conservée grecque. Et ce sera leur œuvre.
La baïonnette bulgare fonce et s'enfonce, dans une fureur de bête fauve. La chair frémit et se revêt de rouge. L'âme sourit et se revêt d'or. Un coup de baïonnette enlève la barbe du métropolite, avec le menton. Un autre fait voler les yeux qui tout à l'heure, vivants encore, contemplaient l'humanité. Un autre arrête la vie du cœur qui sentait déjà l'éternité. Des doigts, des bras, des pieds, sont arrachés, jetés pêle-mêle. Elle hache, la baïonnette bulgare! Et ce hachis humain, ces masses qui n'ont plus de forme, les Bulgares les regardent. Ils ricanent, ils se redressent... Comme ils sont braves, les soldats du roi Ferdinand, les «Japonais de l'Europe», les «Prussiens des Balkans»!...
Mais voici l'armée grecque!... Les cadavres restent, les assassins s'enfuient. Et le blessé raconte: «Après la première blessure, j'ai fait le mort. Quand ils sont partis, je me suis levé: les soldats grecs étaient là.»
Des femmes passent: «Je n'ai plus de fils, madame, mais les Grecs sont
là... Notre petite ville devient grecque. Gloire à Dieu!» Et une autre:
«Mon père de quatre-vingt-quinze ans est mort. Mais vous avez vu son
cadavre: il souriait à la grande Grèce!»
Lette Leune.
Quatre des quarante-deux jeunes filles de
Demir Hissar
outragées par les Bulgares.
--Phot. J. Leune.
Dans les ruines de Serès: ce qui était un marché.
Photographies René Puaux.
Maisons incendiées et magasin pillé à Doxato.
SUR LE CHEMIN DE LA RETRAITE DE L'ARMÉE BULGARE:
HABITANTS GRECS DE DOXATO MASSACRÉS A COUPS DE CROSSE
ET DE BAÏONNETTE
Emmenés «comme otages», le 13 juillet, par les cavaliers de l'arrière-garde bulgare, ces malheureux furent sauvagement exécutés à cinq cents mètres de la ville; c'est là que M. René Puaux, correspondant du «Temps», put prendre, quatre jours après, entre autres photographies, celle qui est reproduite ici, irrécusable et affreux témoignage d'une barbarie sans nom.
Voir les autres photographies publiées en supplément.
A LA LIMITE DES FORCES HUMAINES.--Le bivouac de la
division serbe du Danube au Golemi-Vrh (le 20 juillet); des soldats qui
sont en campagne depuis dix mois qui ont marché tous les jours
précédents et qui viennent de se battre toute la nuit.
Phot S.
Tchernof.
Doïran, juillet 1913.
Lorsqu'on étudiera sans parti pris et dans le calme nécessaire les guerres d'Orient de 1912-1913, on devra reconnaître à la bataille de Nigrita-Kilkiz-Doïran une importance plus grande encore qu'à celle de Lule-Bourgas.
Le total et la proportion des effectifs en présence étaient sensiblement les mêmes dans les deux batailles.
Dans celle dont je vais résumer les phases, les Bulgares disposaient de 85.000 à 90.000 hommes et les Grecs de 100.000 à 110.000 hommes. Mais, alors qu'à Lule-Bourgas le terrain est à peine accidenté, puisque la cote la plus forte du champ de bataille n'atteint que 143 mètres, ici les opérations se sont déroulées tout le temps en pays montagneux, avec des cotes de 400, 500 et 600 mètres, fourmillant de positions naturelles formidables. De Lule-Bourgas à Bounar-Hissar, il n'en est pas une seule comparable à celles de Lahana ou de Kilkiz, par exemple.
D'autre part, les Turcs n'avaient pas fait là-bas des travaux de défense comme ceux qu'avaient préparés à Kilkiz les Bulgares, avec une science à laquelle on ne saurait trop rendre justice.
Enfin, je veux espérer que l'Europe, qui a porté aux nues le soldat bulgare après sa fameuse victoire de Thrace, ne lui fera pas l'injure de croire maintenant qu'il n'était pas en Macédoine un adversaire singulièrement plus aguerri, plus solide et plus dangereux pour les Grecs, que ne le furent jamais les Turcs pour lui.
Il faut donc reconnaître que, dans ces conditions, la victoire était pour les Grecs infiniment plus difficile à remporter sur les Bulgares qu'elle ne l'avait été pour ceux-ci à remporter sur les Turcs.
Et j'ajouterai encore que les spécialistes les plus pointilleux n'auront plus cette fois à faire aux Grecs les objections qu'ils leur ont faites pour les batailles de Sarantaporou et de Yénitza, à savoir qu'elles ne comportaient pas, comme celle de Lule-Bourgas, toutes les phases «réglementaires» d'une grande bataille moderne, depuis le premier combat de rencontre entre l'avant-garde de l'armée qui se met en marche, après une première attaque manquée de l'ennemi, et les avant-postes de celui-ci dont elle ignore absolument les emplacements, jusqu'à la poursuite définitive que de brillantes contre-attaques du vaincu n'ont pu empêcher ni retarder.
Ceci dit, voyons comment s'est développée cette bataille, non dans l'un ou l'autre de ses épisodes particuliers, mais dans son ensemble.
Dans l'indiscutable intention de prendre un jour Salonique aux Grecs, les Bulgares avaient, ces deux derniers mois, massé entre Doïran et le Panghaion de 85 à 88 bataillons de 1.000 hommes avec 180 canons de campagne.
Au commencement de juin, déjà, ils avaient attaqué les troupes grecques du Panghaion, leur prenant un certain nombre de positions nullement militaires, mais que le gouvernement grec avait tenu à faire occuper pour cette raison politique qu'on ne voulait pas les abandonner à des alliés dont on connaissait les intentions.
Après cette première attaque, le gouvernement grec comprit qu'en toute sagesse il fallait désormais faire prendre à l'armée des positions purement militaires.
Les bonds successifs qui ont permis à l'armée grecque de
triompher, en quatre jours, à Nigrita, à Kilkiz et à Doïran. Croquis de
M. Jean Leune, visé par le chef d'état-major général. Depuis, les Grecs
ont progressé bien plus au nord, par Nevrokop, Melnik, Strumitza et les
défilés de Kresna, jusque vers Djumaia et l'ancienne frontière bulgare.
Les divisions grecques furent donc disposées comme suit:
Une division entre Orfano et le lac Bezik;
Une division entre le lac Bezik et le lac de Langada;
Cinq divisions au nord et au nord-ouest de Salonique;
Une division près de Benitza sur l'Axios-Vardar.
Sur la ligne de démarcation, établie après entente entre le colonel Dousmanis et le général Ivanof, les Grecs laissèrent seulement de faibles détachements, en manière de postes frontières.
Dans la nuit du 29 au 30 juin dernier, les Bulgares attaquaient par surprise ces dits postes, au Panghaion, à Nigrita et à Karasouli, comme ils attaquaient les Serbes près de Ghevgheli, sur l'Axios-Vardar et au nord.
Bien entendu, les postes attaqués se retirèrent sur le gros des troupes; celles-ci aussitôt se mirent en marche pour repousser l'assaillant.
Les directions d'attaque données aux divisions furent les suivantes:
Division d'aile droite: Nigrita, pont d'Orliako, sur la Strouma;
Division placée entre le lac Bezik et le lac de Langada (Bissoka-Lahana);
Quatre divisions du centre: Kilkiz où l'on supposait que devait se trouver le gros des forces ennemies;
(Une division, marchant sur la route carrossable de Salonique à Serès, servait de liaison entre le groupe du centre et l'aile droite, en même temps que de réserve prête à participer à l'action d'un côté ou de l'autre.)
Enfin, division d'extrême gauche: ordre de passer l'Axios-Vardar au nord du lac Artzan et de marcher sur Doïran.
L'attaque générale commença sur toute la ligne le 2 juillet au matin. Tout de suite, le centre se trouva en contact avec le gros des forces ennemies. Car les Bulgares, ayant transformé Kilkiz en une place fortifiée de tout premier ordre, destinée, en nouveau Plevna, à protéger leur base de ravitaillement établie à Doïran, en avaient, dans l'intention de surprendre Salonique, fait descendre toutes leurs forces vers le sud.
A Ambarkeui, le 2 juillet, eut lieu la première rencontre. La bataille s'engagea avec une rage égale des deux côtés. Mais l'élan des Grecs vint à bout de la résistance des Bulgares qui durent se replier sur Kilkiz. Ce jour-là, des détachements grecs firent une marche de 30 kilomètres par une chaleur épouvantable et en se battant continuellement, les Bulgares ne lâchant le terrain que pas à pas.
Comme le télégraphia très bien le colonel Dousmanis à M. Venizelos: «L'armée grecque avança comme un torrent!»
Le lendemain, 3 juillet, les divisions du centre attaquaient Kilkiz par le sud.
On comprend que les Bulgares aient défendu cette place avec plus que de l'acharnement puisque sa chute devait fatalement entraîner celle de Doïran, c'est-à-dire devait priver l'armée bulgare tout entière, celle opérant contre les Serbes en même temps que celle opérant contre les Grecs, de sa base de ravitaillement.
Sur la droite, la colonne partie d'Aïvati et celle partie de Langadikia, entre les lacs de Langada et de Bezik, marchèrent vers le nord de façon à prendre la position très forte de Lahana située sur un petit plateau à l'altitude de 663 mètres, et commandant ainsi la route de Serès.
De ces deux colonnes, celle de gauche quitta la route de Serès à Guiouvesna et se dirigea sur Karatsakeui.
Les Bulgares se trouvaient solidement retranchés sur les hauteurs entre Stephania et Klèpes et à la cote 605. Leur résistance brisée le 2, toujours par cet élan infernal qui mérite bien maintenant de devenir aussi légendaire que la fameuse «furia francese», la colonne commença d'exécuter, par le nord de Lahana, un grand mouvement tournant qui l'amena sur les derrières des Bulgares.
Pendant ce temps, la colonne de droite était montée au nord par Karasmerli et Zarovo (cote 525). Un détachement s'emparait de Likovani (cote 497) où il faisait prisonniers un grand nombre de Bulgares. Puis la colonne attaquait par le sud Lahana, attaquée au nord avec 24 canons par l'autre colonne et défendue avec rage par 16 bataillons d'infanterie.
Lahana, tomba le 3 juillet. L'ennemi y abandonnait 12 canons dont 6 à tir rapide, beaucoup de caissons et de voitures ainsi qu'une grande quantité de fusils et de munitions.
La colonne d'extrême droite, par Maslar-Saïta, monta contre Nigrita. Les Bulgares s'étaient fortifiés sur des hauteurs à l'ouest. Ils furent battus et se retirèrent le 3 vers la Strouma, après avoir incendié Nigrita et y avoir massacré les femmes, les enfants et les vieillards.
Cette colonne poursuivit aussitôt les Bulgares jusqu'à la Strouma, en trouva le pont brûlé, mais commença d'en construire un nouveau le 4 juillet.
De ce côté donc, les Bulgares étaient partout battus et refoulés, de façon décisive.
Durant ces opérations, les colonnes du centre ayant marché parallèlement vers le nord, par Ambarkeui et Avret Hissar, attaquaient Kilkiz.
Après une journée et demie d'un combat de géants, le 4, la ville tomba. Ce qui découvrait complètement Doïran.
Enfin, à l'extrême gauche, deux colonnes opérèrent, la plus importante au sud. Celle-ci, partie de Benitza, passa l'Axios-Vardar sur le pont du chemin de fer qui se trouve au nord de Karasouli, puis s'empara de la cote 250 qui commande le passage vers le nord, le 2 juillet. Après quoi, le 3, par Bagalitsa et la cote 350 elle s'en fut attaquer et déloger les Bulgares, solidement établis au sud de Matsikovo.
La deuxième colonne (un bataillon et une batterie), partie de Karasinatsi, se dirigea sur Ghevgheli qu'elle prit le 3 juillet, passa l'Axios-Vardar et vint inopinément tomber sur les derrières des Bulgares de Matsikovo.
Ceux-ci, pour ne pas être pris, durent se retirer dans la direction de Doïran. Ils essayèrent d'arrêter encore les Grecs aux défilés dits de Kalinovo. Ce fut une fois de plus inutile. Les défilés furent forcés, avec beaucoup de pertes, il est vrai, mais, à 6 heures du soir, les Bulgares étaient en fuite. 21 canons étaient pris de ce côté. Malheureusement, la fatigue extrême des troupes empêcha la poursuite vers Kilindir.
Devant Doïran même, renforcés par les troupes battues à Kilkiz, les Bulgares livrèrent une dernière bataille désespérée sur les hauteurs qui défendent la ville au sud-ouest.
La division bulgare qui combattit là avait pris une part active au siège d'Andrinople et tous les hommes portaient la croix de bravoure à eux décernée pour leur conduite au dit siège. Pendant l'assaut, on vit les soldats grecs arracher à l'uniforme de leurs ennemis tombés ces croix fameuses et se les attacher sur la poitrine...
Canons et caissons pris aux Bulgares à Kilkiz.--Phot.
comm. par M. F. de Jessen.
Doïran tomba enfin le 5 juillet, après un combat des plus sanglants.
Ainsi était terminée la première grande bataille de la guerre gréco-bulgare, elle avait duré quatre jours pleins. Sur toute la ligne Nigrita-Doïran, les Bulgares étaient battus et chassés de leurs positions.
On ne saurait trop insister sur l'importance considérable de ce succès remporté par les Grecs, succès décisif, non seulement en ce qui concerne les opérations grecques, mais encore et tout autant en ce qui concerne les opérations serbes. Les Bulgares, en effet, avaient fait de Doïran le centre général de ravitaillement de toute leur armée, tant au nord qu'au sud.
Il y avait à cela des raisons excellentes. La Bulgarie elle-même, en tant que pays, peut d'autant moins subvenir seule à tous les besoins de son armée, que cette année a été des plus mauvaises pour elle, par suite de l'appel sous les drapeaux de tous les hommes de dix-huit à quarante-cinq ans, c'est-à-dire de toute la main-d'œuvre. Il lui faut donc tout faire venir du dehors. Pour cela, elle a deux ports d'importation: Varna et Dédéagatch, reliés à l'intérieur du pays par chemin de fer.
Le premier port, Varna, est beaucoup trop éloigné du théâtre des opérations, auquel, d'ailleurs, il est insuffisamment relié pour pouvoir être utilisé. Ce fut donc par le second, Dédéagatch, que la Bulgarie fit entrer tout ce dont elle avait besoin en tant que vivres, fourrages et munitions.
Mais elle prévoyait bien que, dans une guerre avec la Grèce, la flotte grecque, à qui rien ne pouvait être opposé, viendrait bloquer Dédéagatch et rendre ce port à son tour inutilisable. Donc, elle prit ses précautions en prévision de ce blocus. Elle résolut d'accumuler les vivres, pour des semaines et des mois au besoin, en un point qui soit sur le chemin de fer de Dédéagatch et en même temps assez loin de l'armée serbe, la seule dangereuse à son avis, pour ne pouvoir être menacée par elle.
Doïran avait donc été choisi comme station centrale de ravitaillement. Pendant des semaines, le chemin de fer y avait amené directement de Dédéagatch, farine, haricots, riz, sucre, fourrages, etc. Des convois portaient de là les vivres aux deux armées.
C'est pour protéger cette base de ravitaillement que les positions de Kilkiz, furent si formidablement couvertes de retranchements et de redoutes, jugées amplement suffisantes contre l'adversaire peu sérieux que seraient les Grecs, au cas invraisemblable où ils réussiraient à arriver jusque-là.
Ils y sont arrivés pourtant. Et, après un succès d'une telle portée, qui donc pourrait encore mettre en doute la valeur de l'armée hellénique et de ses chefs?
Le chiffre des pertes grecques qui, sur toute la ligne et pour quatre
jours de bataille ont atteint 10.000 hommes (beaucoup d'officiers, dont
6 colonels, hors de combat); celui des pertes bulgares qui sont
supérieures encore; c'est-à-dire un total de pertes de 20.000 à 25.000
hommes,--voilà une dernière preuve irréfutable de l'importance et de la
gravité de cette bataille....
Jean Leune.
Egri-Palanka, 17 juillet.
Nous venons de quitter ce matin, pour le front, le bivouac du quartier général de la première armée, établi, depuis le 14 juillet, à Tserni-Vrh.
Notre départ du camp du prince royal ne manquait pas de pittoresque. Aux premières lueurs du jour, on voyait sur les pentes abruptes et sauvages du Tserni-Vrh (Montagne Noire) quelques fiacres à l'aspect douteux, qui jadis avaient dû servir à véhiculer les élégants d'Uskub, et qui, maintenant, au milieu de ces scènes de guerre, haletaient péniblement en gravissant les contreforts rocheux de la montagne, alourdis de toute la mauvaise humeur d'étranges correspondants, aussi pesants que germaniques.
La belle jeunesse dont, avec Reginald Kann, je m'honorais d'être, caracolait sur quelques coursiers assez peu fringants et de taille minuscule autour du capitaine Stoïanovitch, chargé de nous guider.
C'est au milieu d'un paysage alpestre que de Tserni-Vrh nous descendîmes par une excellente route en lacets, aménagée par le génie serbe, sur Kratovo d'abord, puis sur la vallée de la Kriva que nous devions remonter jusqu'à notre gîte d'étape pour ce soir.
Kratovo, petite ville enfouie au fond du thalweg de la Kratovska, étroitement serrée entre deux murailles grises de rocs dénudés qui la dominent à pic, ressemble, avec ses toits de tuiles brunes et ses minarets rouges, à un champ fraîchement labouré où seraient fichées en terre des lances encore sanglantes. Quelques restes de ruines curieuses appartenant à l'époque de la féodalité byzantine attestent l'antique existence de la petite cité où plus rien ne vit, plus rien ne se meut. La guerre avec ses horreurs est trop près, les habitants ont disparu fuyant à l'aventure, et, dans les champs, les moissons sèchent sur pied, oubliées, inutiles. Cependant, un peu plus loin, des femmes, la faucille à la main, tranchent quelques épis et tentent, pendant qu'il en est temps encore, d'amasser le maigre butin de quelques gerbes.
Notre cavalerie d'avant-garde s'arrête soudain: une nouvelle désastreuse nous parvient, apportée par une estafette restée à l'escorte des voitures. Deux sapins ont versé: l'un d'eux portait la précieuse personne de Herr Professor K..., docteur de l'Université de Leipzig et correspondant des Leipziger Nachrichten. Le professeur avait trois dents cassées, mais, fait plus grave, il s'était effondré, paraît-il, au milieu d'un panier rempli d'œufs destinés à notre déjeuner, et tous, en chœur, d'estimer qu'il aurait mieux valu que le professeur se fût cassé quatre dents et qu'il n'eût point fait d'omelette. Nous volâmes cependant à son secours et nous eûmes la double satisfaction de le retrouver un peu meurtri, mais avec sa mâchoire intacte, tandis que par ailleurs notre provision d'œufs n'était pas trop compromise. Notre estafette avait exagéré.
A hauteur des contreforts de Strazin, réduit de la position serbe, nous rejoignons la grand'route qui de Kumanovo se dirige sur Egri-Palanka, gravit le col du même nom, et, redescendant sur Kustendil, mène directement à Sofia. C'est, à l'heure actuelle, la ligne de communication de la première armée serbe entière qui a serré sur le front Tsar-Vrh-Golemi, concentrant ses forces en vue de la bataille probable. La route nous apparaît sur toute sa longueur dans la vallée de la Kriva, surmontée de hautes colonnes de poussière épaisse, qu'inlassablement y soulève le double courant des convois qui montent et qui descendent. Nous nous plongeons dans ce brouillard opaque et nous atteignons enfin Egri-Palanka.
Situation générale du 17 juillet 1913.--Croquis par A.
de Penennrun. Les disques grisés en traits verticaux et sans numéros
désignent les divisions serbes; les disques avec numéros, les divisions
bulgares. Depuis le 17 juillet, les Serbes sont restés stationnaires,
mais l'armée hellénique a progressé jusqu'à Djoumaïa.
18 juillet.
L'écho de la canonnade, amplifié par les parois rocheuses de la vallée, nous éveille de bonne heure ce matin, cependant que des nuées épaisses se résolvent en pluie et voilent d'un épais rideau l'horizon hier soir encore si bleu, si clair, si radieux. Nous sommes campés sur les bords mêmes de la Kriva limoneuse et jaune, serpentant à travers la petite cité aux éternels toits de tuiles qui, depuis Smyrne, à travers la Thrace, et jusqu'en Macédoine, caractérisent les villages turcs. Le site d'ailleurs est ravissant: au fond du thalweg de la rivière entourée de hauts peupliers, de saules et de frênes, que la pluie rend encore plus verdoyants, Egri-Palanka, avec la couleur vive de ses maisons, ses fins minarets blancs, sa petite église grecque en torchis brunâtre, semble reposer et dormir, paradis du rêve et de la fraîcheur, au milieu des brutales réalités que la guerre et ses horreurs déchaînent autour d'elle.
Malgré la bienveillance constante dont nous sommes entourés, nous ne pouvons encore circuler seuls et courir aux positions comme l'envie furieuse nous en prend tandis que le canon continue à faire entendre sa voix dans la montagne. La journée se passe assez tristement sous un déluge d'eau. La soirée s'achève dans un orage terrible; les roulements du tonnerre se confondent bizarrement avec, ceux du canon, agrandis formidablement par l'écho des gorges profondes de la vallée de la Kriva.
19 juillet.
La pluie a cessé au milieu de la nuit en même temps que l'orage et, comme si ce fût un signal, la canonnade a repris, violente, hachée, plus proche que jamais. Nous n'y tenons plus d'impatience quand, grâce à Dieu, l'autorisation de se rendre au front nous est accordée. Le temps de seller nos chevaux et nous disparaissons hâtivement par la sortie nord d'Egri-Palanka; nous remontons la Kriva en suivant la route qui en longe les bords et qui mène au col de Deve-Bajir et à Kustendil. Au confluent de la Kiselitza nous l'abandonnons et, par un chemin en lacets que s'efforce d'améliorer une compagnie du génie, nous montons à Zedilovo. En bas, sur la route, passent deux compagnies d'infanterie qui appuient vers la droite pour renforcer la chaîne de tirailleurs; un peu au delà, une section de télégraphistes réparent la ligne télégraphique d'État dont: les poteaux arrachés pendent lamentablement au-dessus du lit de la rivière. A notre gauche, trois ou quatre shrapnells fusent au-dessus d'un coteau boisé où crépite la fusillade. Nous continuons à monter, péniblement, car le chemin est dur et la pente fort raide. Mais notre ardeur est stimulée par les détonations qui semblent très proches sur l'autre revers de la hauteur que nous gravissons. Parvenus au sommet de notre ascension, nous nous apercevons qu'un ravin très profond nous sépare encore du sommet même de Zedilovo où nous distinguons des pièces en batterie et quelques sections d'infanterie déployées tout autour. Après avoir abandonné nos chevaux, nous dégringolons dans un thalweg parsemé de caissons et, à nouveau, nous remontons vers la crête, au milieu d'un petit bois dont, les arbres, marqués de trous ronds et hachés par places, indiquent la, violence du combat qui s'est livré là. Au milieu du bois, deux ou trois chaumières abandonnées achèvent de brûler, répandant une odeur fade de cendres chaudes. Le long du chemin, des artilleurs serbes gravissent eux aussi la pente, portant chacun deux cartouches à obus. La longue théorie qu'ils forment ainsi relie d'une chaîne continue les caissons du parc d'artillerie que l'on a dû laisser en bas avec les attelages, aux pièces montées là-haut, à la bricole, dans un terrain impossible, avec leurs caissons de premier ravitaillement.
Nous arrivons à la batterie postée légèrement en arrière de la crête. Les quatre pièces sont là, mais, à notre grande surprise, au lieu de rester dans les encastrements construits avec soin pour elles et où demeurent encore leurs caissons, elles ont été poussées en crête, à peine au défilement de l'homme debout. La raison nous en est bientôt donnée par le très distingué commandant de la batterie. Imperturbable, pendant que quelques balles bulgares passent en sifflant autour de nous, il nous explique les phases du combat qui se termine. Zedilovo forme en avant du confluent de la Kriva et de la Kiselitza une espèce de coin qui s'enfonce entre les deux lignes des armées adverses. Sa possession est d'assez grosse importance, car elle permet à celui qui le tient d'assurer sur les flancs de la position ennemie une convergence de feu en concordance avec les éléments moins avancés de la ligne. La carte parle d'elle-même aux yeux. En résumé, cette hauteur jouit de tous les avantages et de tous les inconvénients d'un saillant.
Combat de Zedilovo (19 juillet). La croix près de la côte
1142
indique le point de stationnement du correspondant de
L'Illustration.
Shrapnell bulgare éclatant au-dessus d'une
tranchée serbe, à Deve-Bajir.--Phot. A. de
Penennrun.
Avant-hier, 17, les Bulgares en étaient encore maîtres, quand, par une attaque brusquée, les Serbes, profitant du défilement que donnent les nombreux angles morts d'un pays aussi découpé, se jetèrent sur les avant-postes bulgares au moment d'une relève et les repoussèrent sur la ligne frontière qui constitue leur position principale de défense. Immédiatement, de l'artillerie fut amenée sur Zedilovo, avec la plus grosse peine, il est vrai, mais, dès le 18, elle se trouvait en mesure d'ouvrir le feu et de gêner considérablement les éléments avancés de l'ennemi. Celui-ci ne se tint pas pour battu, et, cette nuit, à 3 h. 1/2 du matin, il dirigea une attaque sur Zedilovo, attaque prononcée par un régiment entier à 4 bataillons, appuyé par 3 batteries de campagne et une batterie d'obusiers en position sur les crêtes de Sivri-Tépé. On nous les montre d'ailleurs, et à la jumelle je distingue notamment très bien l'une d'elles, dont les quatre pièces se silhouettent sur le revers d'une pente descendant vers le Karakol de Deve-Bajir.
Funérailles du lieutenant serbe Marinkovitch, du 9e
d'infanterie, qui eut la tête broyée par un obus au combat de Zedilovo
(19 juillet). Le couvercle du cercueil est porté derrière le corps, qui
reste découvert pendant la cérémonie.--Phot. A. de Penennrun.
L'infanterie bulgare attaqua en deux colonnes, fortes de deux bataillons chacune, l'une venant directement de Sivri-Tépé, l'autre de Deve-Bajir et de la maison douanière qui, à la frontière bulgare, se trouve au haut du col que gravit la route d'Egri-Palanka à Kustendil.
Le terrain se prête merveilleusement à une action défensive, un véritable glacis en pente douce montant vers les tranchées serbes. Parvenus à 500 ou 600 mètres, les fantassins bulgares furent accueillis par un feu violent d'infanterie. C'est à ce moment que le commandant de la batterie, qui nous raconte tout ceci, fit pousser à bras ses pièces sur la crête où elles sont encore et fit ouvrir le feu en fauchant (1) sur la ligne de tirailleurs ennemis. L'effet fut décisif: les Bulgares s'arrêtèrent, puis refluèrent à quelque 300 ou 400 mètres plus en arrière, sur une crête intermédiaire où nous apercevons maintenant leurs tranchées.
Note 1: On appelle tir de fauchage sur une hausse déterminée, un tir où chaque pièce de la batterie tire trois coups en coulissant à chacun de deux tours de manivelle sur son essieu. Cela permet de battre ainsi une plus grande largeur de front et est par suite d'un excellent effet contre une longue ligne d'infanterie comme est la chaîne de tirailleurs.
De temps à autre, partant de là-bas, quelques coups de feu à notre adresse auxquels, d'un peu plus loin, à 100 mètres en avant de nous, répondent les Serbes. Nous désirons vivement aller voir les fantassins dans leurs tranchées. Nous nous y rendons, en profitant d'un moment d'accalmie. D'ailleurs, à peine dans la tranchée, quelques froufroutements caractéristiques qui claquent dans la terre comme des coups de fouet, marquent que notre arrivée n'a point passé inaperçue.
Dans l'abri merveilleux que la savante ingéniosité des Serbes a construit, c'est l'absolue sécurité. Un épais remblai, adroitement dissimulé par des mottes de gazon, des pare-balles transversaux pour protéger la tête des tireurs, assurent non seulement le maximum de tranquillité mais même un bien-être relatif à l'infanterie qui s'y trouve abritée non seulement des balles, mais encore de la pluie et du froid. Rassemblant mes faibles connaissances de la langue serbe, je parle avec les hommes qui causent et fument, parfaitement insouciants. Quand quelques claquements de fouet annoncent l'arrivée des balles bulgares, ils rient et plaisantent. Lorsqu'un peu plus tard je retourne en arrière, tous souhaitent au Français qui s'en va un cordial au revoir: «Sbogom! (Avec Dieu!)», me disent-ils... et je m'éloigne en répétant: «Avec Dieu! Sbogom!», tandis que des balles bulgares s'enfoncent dans la terre de la tranchée que je viens de quitter et s'enfuient en jurant dans l'air calme après avoir ricoché derrière nous.
L'attaque sur la droite, venant de Deve-Bajir, n'a pas eu plus de succès. Malgré une certaine supériorité numérique, les Bulgares ne réussirent pas dans leur tentative, arrêtés par le feu d'infanterie et aussi par le feu d'écharpe que les deux pièces de droite de la batterie de Zedilovo purent exécuter contre eux en opérant un changement d'objectif de ce côté.
Les pertes, serbes furent légères: la batterie eut un pointeur tué et un servant blessé. Vers la droite, elle furent un peu plus sensibles: environ une quarantaine d'hommes ont été mis hors de combat, parmi ceux-ci un lieutenant dont la tête fut arrachée par un obus. Mais, pour intéressant qu'il fût, ce petit combat ne présente en somme qu'une importance médiocre. L'attaque bulgare fut à tout prendre assez peu énergique, et je me demande quelle pouvait bien être ici l'intention de l'ennemi.
Nous vivons dans le noir le plus absolu que seuls un commencement de négociations ou une manœuvre assez osée des Bulgares peuvent expliquer. L'inactivité générale qui règne autour de nous permet toutes les suppositions.
En même temps que les troupes de la 12e division bulgare attaquaient ainsi Zedilovo, d'autres tentatives avaient lieu un peu partout à gauche de la première armée vers Golemi-Vrh, à droite vers Tsar-Vrh. D'après le communiqué de ce soir, la tentative de Golemi-Vrh n'aurait pas eu d'importance. Il n'en serait pas de même de ce qui a dû se passer plus au sud. Les Monténégrins ne paraissent pas avoir très bien tenu leur ligne, et ils auraient dû reculer sur Pobyem. Mais, secourus par un régiment serbe descendu de Tsar-Vrh et qui aurait pris l'attaque bulgare en flanc, les régiments monténégrins auraient repoussé l'ennemi et se seraient même avancés jusqu'à Siva-Kobila.
Quoi qu'il en soit, ces pointes de l'ennemi, ou ces reconnaissances, comme on voudra les appeler, prouvent à mon avis qu'il n'est pas aussi affaibli moralement qu'on l'avait d'abord pensé et qu'il est encore susceptible d'une certaine activité.
Ce que l'on pourrait regretter ici, c'est la trop grande somme de temps jusqu'alors dépensée par les Serbes dans leur concentration et leur préparation à la bataille. Je sais, il est vrai, que voici la première fois au monde que l'on exécute de la guerre de masses, de la guerre d'armées, dans un pays de montagnes où les, sommets dépassant 2.000 mètres ne sont pas l'exception, que les voies de communications y sont précaires, que mille raisons portent à ne rien hasarder... Mais c'est précisément ce que j'aurais voulu voir: hasarder quelque chose, sacrifier à l'audace et ne point laisser à l'adversaire un temps précieux dont il ne peut que profiter.
A cette légère critique près, tout ici semble en excellente condition,
approvisionnements, munitions, moral... Le moral surtout est admirable.
Depuis le capitaine, qui, posément, nous expliquait le combat du matin,
où sa batterie venait de tirer près de 200 coups par pièce, jusqu'aux
soldats que je voyais plaisanter entre deux coups de feu dans la
tranchée tout à l'heure, tous manifestent non seulement la meilleure
bonne volonté, mais même le courage le plus ardent, l'enthousiasme le
plus pur. Pendant que nous revenons vers Egri-Palanka, nous dépassons
les blessés, qui reviennent du front: pas un cri, pas 'un geste, pas un
murmure. Ce gens-là sont de vrais soldats, ils savent souffrir et
mourir.
Alain de Penennrun.
Le camp des «Eclaireurs de France» et de leurs camarades
étrangers près de la Grande-Chartreuse. Phot. Matin.
Eclaireurs dressant leur tente. |
La toilette du matin à la fontaine. --Phot. Ramtaud. |
Sous les auspices de la section grenobloise des Eclaireurs de France et de notre excellent confrère le Matin, attentif, toujours, à toutes les manifestations où le sentiment patriotique est intéressé, se tient, en ce moment, une première fête internationale des «Eclaireurs», dans l'une des régions les plus parfaitement pittoresques, les plus variées, les plus attirantes qui soient en France: en Dauphiné.
Par le Matin, nous sommes tenus, au jour le jour, au courant des faits et gestes de ces enfants alertes et débrouillards, accueillis avec une touchante sollicitude qui est allée jusqu'à prévoir le service religieux «pour les différents cultes». Ç'a été d'abord, après la réception officielle à Grenoble, l'installation du camp, à Saint-Pierre-de-Chartreuse, en face de l'Alpe dominatrice, et la joie divine d'édifier de ses mains son toit de toile; puis, dimanche, «une fête du camp», avec les tentes parées de guirlandes et de festons, et une visite à la Grande-Chartreuse, des excursions en montagne, et des jeux, et des sports,--enfin, huit jours de vie d'initiative, d'émulation, de fraternelle solidarité, de vie saine et bienfaisante sous la tente ou «au foin!», tour à tour dans les nobles futaies, du côté de la Chartreuse, et dans l'Oisans et l'Alpe d'Huez plus sévères.
Sophonisbe (Mme Bartet) et Massinissa (M. Albert Lambert). (Acte II, Scène III.) |
L'entrevue de Sophonisbe (Mme Bartet) et de Syphax prisonnier (M. Mounet-Sully), en présence de Scipion (M. Raphaël Duflos). (Acte III, Scène V.) |
La mort de Sophonisbe. (Acte IV, Scène dernière.)
--Photographies Bert, prises aux répétitions sur la scène de
l'Opéra-Comique.
Sophonisbe, tragédie en quatre actes, de M. Alfred Poizat, que La Petite Illustration publie d'autre part, a été remarquablement mise à la scène par la Comédie-Française qui vient de l'inscrire à son répertoire. Mais, avant d'offrir ce spectacle à ses abonnés, elle en aura donné la première représentation devant le Mur d'Orange. Les trois scènes que nous en reproduisons ont été prises au cours des répétitions sur le «plateau» de l'Opéra-Comique où la Comédie-Française a transporté momentanément ses pénates. C'est pendant la seconde guerre punique, à Cirta, Sophonisbe, qui, pour des raisons politiques, dut épouser, naguère, le vieux roi Syphax, n'a pas cessé d'aimer Massinissa, le guerrier numide qui, par dépit, a contracté alliance avec Scipion, le chef de l'armée romaine. Il vient d'entrer victorieux dans la ville comme on annonce à la reine que Syphax, son époux, a succombé sur le rempart. Retrouvant Sophonisbe, il lui exprime son amour et lui fait jurer de l'épouser. Mais Scipion s'oppose, au nom de Rome, à ce mariage et, comme Sophonisbe lui résiste, il commande qu'on amène Syphax qui n'est pas mort mais seulement prisonnier des Romains. Alors, ne pouvant se résoudre à sacrifier un de ses époux à l'autre, Sophonisbe ne voit de solution que dans la mort. Elle boit la ciguë et expire devant Massinissa et Scipion.
Le colonel Repond, commandant de la garde suisse pontificale. |
La relève des sentinelles aux portes du Vatican. |
Le capitaine Glasson, instructeur des recrues de la garde, démissionnaire. |
Notre correspondant de Rome nous écrit:
Rome, 26 juillet.
Un beau soleil de juillet inonde la cour de Sainte-Anne, quartier de la garde suisse pontificale. Près des portes, dans leur pittoresque costume noir, jaune et rouge dessiné par Raphaël, les soldats veillent. Le calme règne sur toute chose et l'on hésiterait à penser que l'on sort à peine d'un pronunciamiento.
En effet, pendant sept jours la rébellion a sévi dans la troupe que commande le colonel Repond, et dont L'Illustration l'an dernier (numéro du 8 juin 1912), à l'occasion de l'assermentation des recrues, disait la belle tenue martiale.
Le mardi. 17 juillet, au moment de prendre la garde, 21 soldats déclarèrent refuser de marcher tant que leur instructeur, le capitaine Glasson, neveu du colonel Repond, ne serait pas licencié. Sur l'ordre de leur major, ils obéirent néanmoins, après avoir reçu l'assurance que le cardinal Merry del Val, chef suprême de l'armée pontificale, serait informé de l'incident.
Deux heures après, le capitaine Glasson quittait le Vatican en congé illimité.
On eût pu croire que tout était terminé, mais les mutins, conduits par quelques jeunes recrues turbulentes, voulurent davantage. Ils firent remettre au Saint-Père un mémoire demandant, en particulier, la réduction des exercices--pour lesquels ils revêtent une tenue moins somptueuse que leur uniforme de parade--la nomination des officiers parmi les sous-officiers du corps, et enfin l'autorisation de fréquenter les osterie du Borgo, dont l'accès leur avait été interdit par le colonel Repond.
Le drapeau pontifical et sa garde.
Dimanche matin, au rapport, le colonel ayant annoncé que les rebelles seraient punis, des scènes regrettables se produisirent, et l'on jugea prudent de retirer aux mutins fusils et munitions.
L'anxiété fut grande au Vatican en attendant la décision papale. En ville, les quotidiens romains, enchantés de trouver matière à articles sensationnels, faisaient des prodiges d'imagination: on découvrait des complots anti-italiens, les journaux ministériels annonçaient la disparition de la garde, tandis que ceux de l'opposition prévoyaient la création d'un corps de zouaves pontificaux. Enfin, d'un commun accord, tous annonçaient que le colonel Repond, marié depuis six mois, était en voyage de noce, et que la révolte interrompait une lune de miel...
C'était beaucoup de bruit pour peu de chose. En réalité, la discipline imposée par le colonel suisse, qui commande depuis trois ans la garde pontificale, a été respectée, puisque la révolte s'est passée sans que jamais le service du pape en souffrît. Les sous-officiers et les vieux soldats, de même que les jeunes mutins, avaient promis à leur chapelain, Mgr Corragioni d'Orelli, que tout se passerait sans scandale. Ils ont tenu parole: dimanche après-midi, quelques heures après que la scène la plus tumultueuse de la révolte se fut déroulée dans la cour de la caserne, la garde, in corpore, faisait le service d'honneur pendant une audience que Pie X donnait aux pèlerins américains.
Il a suffi, mercredi matin, d'une lettre de Pie X, exprimant sa douleur de voir la vieille garde, qui s'est tant de fois couverte de gloire au cours des siècles, suivre quelques meneurs et commettre des actes graves d'indiscipline, pour que les soldats se soumissent et acceptassent tranquillement les sentences prononcées par leurs supérieurs.
Le capitaine Glasson, qui a traité sa troupe avec beaucoup trop de
dédain et de morgue, a été invité à donner sa démission, et trois des
chefs de la mutinerie ont été expulsés.
Robert Vaucher.
La tenue que n'aiment pas les gardes pontificaux; celle, qu'ils portent à l'exercice. |
L'uniforme qui leur plaît; celui qu'ils revêtent pour la parade. |
Photographies Felici.
Les vacances entraînent Paris hors de chez lui. Mais elles ramènent chez lui, par milliers, les étrangers en vacances, et de ce chassé-croisé, il résulte que l'époque de l'année où nos boulevards sont le plus encombrés est justement celle où--théoriquement--«il n'y a plus personne à Paris».
Ces visiteurs trouveront, durant ces deux mois d'août et de septembre, la ville un peu différente de ce qu'elle était à la fin de la saison, avant que s'ouvrît la période des grands «déplacements»; différente aussi de ce qu'elle recommencera d'être à l'automne, quand y sera revenue l'armée indigène... c'est-à-dire ce que les courriéristes mondains appellent «Tout Paris».
Ils n'y connaîtront ni la fièvre des premières représentations, ni les fortes émotions sportives de l'été, ni le tapage des «grandes ventes», ni l'amusement des vernissages à la mode, ni le plaisir de risquer la syncope dans les cohues des grands magasins... Mais ils jouiront d'un autre Paris; et de cette ville désertée par l'élite de ses résidants ordinaires, ils auront une vision qui a son charme. Car Paris sans Parisiens est aussi une chose à voir.
C'est même une chose ravissante. Avez-vous vu Nice l'été, après y avoir subi les bousculades élégantes de l'hiver? C'est une surprise et un enchantement. La ville est comme enveloppée de torpeur. En même temps que la chaleur de l'été, le silence est tombé sur elle. Les hôtels se sont vidés; les musiques se sont tues, et la gaieté des choses n'a plus rien d'international. C'est une gaieté simple ment niçoise.
Les rues sont presque désertes; et sur les chaussées où les verdures des platanes répandent une ombre douce, des enfants jouent; et ce sont, ô miracle, des enfants de Nice, qui ne parlent ni anglais, ni allemand, ni russe, ni même parisien. Au long des boutiques, sur les trottoirs, des chaises sont posées, et sur ces chaises somnolent ou bavardent des familles de marchands qu'aucune clientèle n'importune. On regarde tout cela... et l'on s'aperçoit que cette ville est pleine de belles filles, d'enfants admirables qu'on ignorait, et dont la grâce et la gaieté s'harmonisent si joliment avec celles du décor charmant qui les encadre. Dépouillée de ses attraits d'hiver, qui la chargeaient comme une parure de bijoux faux, Nice se révèle délicieusement, dans la nudité de son charme véritable.
Et c'est ainsi que va s'offrir aux foules étrangères, pendant deux mois, notre paisible Paris d'été. Des théâtres où l'on ne s'écrase pas; des carrefours où se croisent, à tour de roues, des auto-taxis débonnaires; des restaurants où l'on est assuré de trouver libre la place qu'on voulait prendre; des jardins publics, un bois de Boulogne où l'on ne rencontre que des oiseaux, des cantonniers qui arrosent, et des amoureux qui n'ont pas le moyen de quitter Paris; enfin, des musées pleins de fraîcheur, où l'on a tout le loisir de rêver, sans être dérangé par personne, devant le tableau qu'on aime. Ah! les flâneries d'été, dans nos musées!
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* *
Il faut voir celui du Petit Palais; non seulement parce qu'il est un des plus adorable ment situés de Paris, et parce qu'il possède d'exquises richesses (il n'est pas un musée, je crois, où Carpeaux, Dalou, Ziem, Henner Carriès, soient plus splendidement représentés) mais parce qu'une attraction nouvelle s'y offre à nous depuis quelques jours.
On sait qu'il existe chez nous un prodigieux musée secret: c'est le Garde-Meuble national. Cet établissement, où ne sont admis que les fonctionnaires chargés de l'administrer et le personnel préposé à la surveillance et à l'entretien des objets qui y sont déposés, contient des trésors véritables dont le public ne soupçonnerait pas l'existence si, de temps en temps permission n'était donnée de tirer ces trésor, de leur prison et de nous en laisser voir quelque chose.
Cette fois, c'est à l'intervention de l'actif et ingénieux conservateur du Petit Palais, M. Henry Lapauze, que nous devons ce plaisir. M. Lapauze a obtenu de M. le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts que lui fussent prêtées, pour être placées sous les yeux des visiteurs du Petit Palais, quelques-unes des plus belles tapisseries que possède le Garde-Meuble. Il s'agit de la série dite de la Galerie de Saint-Cloud, et qui est la reproduction, exécutée en 1685 par les Gobelins, de tableaux composés une dizaine d'années auparavant par Mignard pour le château de Saint-Cloud.
Le château de Saint-Cloud venait d'être acheté, à cette époque, au contrôleur d'Hervard pour servir de maison de campagne au duc d'Orléans, frère du roi. Et six tableaux avaient été commandés à Pierre Mignard, pour le plafond de la galerie principale du château: les Saisons, et deux scènes mythologiques: Latone et le Parnasse. Ces tableaux sont aujourd'hui détruits. Soyons donc reconnaissants au ministre Louvois de la bonne idée qu'il eut d'en ordonner aux Gobelins la reproduction; car ces «copies» sont des chefs-d'œuvre.
On les a placées dans la grande salle des Médaillons, qu'elles emplissent de leur lumière somptueuse. Elles resteront là jusqu'à la fin de la saison: mais c'est maintenant qu'il faut aller les admirer,--avant que s'achève cette paix délicieuse des vacances qui, dans les musées comme dans les promenades, ajoute une poésie à la beauté des choses.
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* *
Et puis, ce qu'il faudra voir encore, dans le courant de ce mois, ce sera le Grand Palais, --après le Petit. Cher Grand Palais! On se demande ce que deviendraient, s'il n'existait pas, les organisateurs d'Expositions. Il n'a même pas un mois pour se reposer! A peine la Nationale et les Artistes Français l'avaient-ils évacué qu'une armée toute fraîche de charpentiers et de menuisiers s'est précipitée sur sa carcasse vide, pour y aménager une exposition nouvelle qui s'ouvre ces jours-ci, et qui sera, paraît-il, fort amusante: l'exposition de l'Emballage; une exposition internationale, qui remplira la moitié de l'énorme édifice.
Et l'autre moitié?
Eh! mon Dieu, c'est encore uns exposition qui l'occupera, et que nous
verrons s'y installer quelques semaines plus tard: l'exposition annuelle
des petits fabricants parisiens, dite «concours Lépine», et à laquelle
sera conservé le nom de son fondateur. La caserne qui naguère lui
servait d'abri n'est plus libre, et voilà le concours Lépine obligé de
déménager. Alors, il fait comme fout le monde: il s'en va vers l'ouest!
Nous le suivrons avec plaisir dans cette direction.
Un Parisien.
Congrès.--Le sixième congrès international d'aéronautique se tiendra à Gand du 4 au 8 août.
Expositions artistiques.--Paris: Galerie Georges Petit: l'exposition des petits maîtres de 1830 est prolongée pendant tout l'été.--Province: expositions des Beaux-Arts à Vichy, Langres, Douai, Brest.--Étranger: à Malines, exposition internationale des Trésors des Gildes, du 10 au 24 août.--Gand, exposition internationale; expositions à Ostende, Spa, Munich.
Sports.--Courses de chevaux: le 3 août, Vichy (Grand Prix), Caen, le Havre; les 4, 5 et 6, Caen; le 6, Deauville, (prix du Cinquantenaire); le 7, Boulogne-sur-Mer; le 8, Deauville, Boulogne-sur-Mer; le 9, Bernay, Boulogne-sur-Mer.--Automobile: les 4 et 5 août, meeting de la Sarthe; le 4, coupe internationale des motocyclettes et motocycles; le 5, Grand Prix de France, coupe de la Sarthe; les 9 et 10 août, meeting du Mont-Ventoux.--Athlétisme: du 9 au 24 août, circuit pédestre de l'Ouest (300 kil. à pied), prix Dubonnet; le 11 août et jours suivants, tournoi du Havre, organisé par le Havre-Athlétic-Club.--Cyclisme: à la piste municipale (Vincennes), le 3 août: grand prix Peugeot, course de primes; le 10 août, championnat des transports, challenge du Bol d'air; championnat de la Seine (amateurs)--Lawn-tennis: tournois du mois d'août: le 2 août, Pornic; le 3, Ostende, Etretat; le 4, Caux, Trouville, Lion-sur-Mer; le 10, Pornichet; le 11, Houlgate, le Havre, Saint-Moritz, Zermatt.--Yachting: le 3 août, régates de la baie de la Somme, à Saint-Valéry-sur-Somme.--Aviron; le 10 août, à Juvisy, championnats de Paris.--Natation: le 3 août, dans le bassin d'Asnières, championnats interclubs.--Tir aux pigeons; à Aix-les-Bains, les 3 et 4 août: prix de la Villa des Fleurs.
Le fumier et la fièvre aphteuse.
La désinfection systématique des fumiers est une des précautions officiellement recommandées aux éleveurs dont les troupeaux sont atteints de fièvre aphteuse; mais c'est là une opération assez difficile à effectuer, et dont les résultats pratiques sont incertains. Aussi le conseil a-t-il été souvent formulé de ne jamais épandre ces fumiers dangereux, mais de les brûler à la ferme, pour éviter qu'ils puissent propager au loin les germes dont ils sont infestés.
Cependant un vétérinaire de Berlin. M. P. Lœffler, vient d'instituer à ce propos toute une série d'expériences dont les conclusions sont vraiment inattendues. Il a établi de façon certaine que l'agent pathogène de la fièvre aphteuse ne résistant pas à une température de 50 degrés, et, d'autre part, le fumier mis en tas et abandonné à la fermentation atteignant très vite une température de 70 degrés, il suffit d'amasser les litières des bêtes aphteuses, de les presser, de les recouvrir d'une couche de terre de 10 centimètres d'épaisseur, puis de les laisser en repos pendant cinq ou six jours pour leur conférer une véritable stérilisation. Nul doute que cette pratique ne se généralise bientôt dans les régions où sévit la redoutable épizootie.
La légion étrangère et le droit international.
Un intéressant travail sur la Légion étrangère et le droit international nous est présenté par M. Charles Poimiro sous la forme d'une thèse de doctorat (Berger-Levrault, 5 fr.). Cette substantielle étude qui passe au crible les critiques et les sophismes allemands doit être signalée à notre publie qui y trouvera un utile complément juridique à l'article que nous avons consacré à l'organisation de la légion dans notre avant-dernier numéro.
Le thème favori des attaques allemandes est que le fait de l'existence de notre légion étrangère constitue une inconvenante et permanente provocation à l'égard des autres nations. M. Poimiro réfute, avec un calme et clair bon sens, ces critiques.
La France, remarque-t-il, est le pays de l'Europe le plus hospitalier aux étrangers qui abandonnent leurs foyers soit pour des raisons politiques, soit par convenance personnelle, soit encore simplement pour tenter la fortune. Ignorant notre langue et nos traditions, brusquement déracinés de leur pays d'origine et transplantés au milieu d'un peuple dont ils ne connaissent ni les usages, ni les mœurs, ni les coutumes, ni le genre particulier, ils risquent, s'ils ne trouvent pas rapidement leur voie, de constituer chez nous un élément dissolvant et perturbateur. Il est bien évident que l'État français ne peut s'intéresser à ces immigrants d'une façon particulière et leur accorder, en plus du droit d'asile, l'aide et l'assistance qu'il ne peut même pas assurer à ses nationaux.
La légion donne donc une solution à ce double problème d'humanité et d'ordre intérieur en utilisant les éléments étrangers au mieux de leurs intérêts, de l'intérêt français et même de l'intérêt international.
Il est puéril, en effet, de soutenir que la légion constitue une prime à la désertion. Les déserteurs réfugiés en France ont quitté bien souvent un pays moins exigeant quant au service militaire. Les engagements à la légion sont souscrits pour une durée de cinq années, et le service militaire obligatoire d'aucune nation n'astreint les jeunes gens à une présence aussi prolongée sous les drapeaux. Et, si les légionnaires sont traités de même manière que les Français, ils ne touchent aucune prime d'engagement. Il serait donc difficile de pousser plus loin la correction. On peut même se demander s'il n'y a point quelque excès dans ce scrupule, car il serait tout à fait juste qu'on assimilât, quant à la prime, les légionnaires aux soldats de notre infanterie coloniale.
Enfin, comme l'a fait justement remarquer M. L. Rolland, dans la Revue algérienne et tunisienne de législation et jurisprudence, «les déserteurs ne seraient sans doute ni plus ni moins nombreux si la légion n'existait pas. Il y aurait simplement un peu plus de vagabonds et de gens sans aveu.»
Relevons aussi, dans le livre de M. Poimiro, des chiffres intéressants sur la composition ethnique de nos régiments étrangers:
Au 1er janvier 1913, le 2e régiment comprenait: 2.169 Français, 985 Allemands, 354 Alsaciens-Lorrains, 39 Belges, 327 Suisses, 255 Italiens, 128 Espagnols, 87 Tunisiens, Algériens, Marocains, 61 Russes, 11 Luxembourgeois, etc., sur un total de 5.133 hommes.
En janvier 1912, sur les 5.300 hommes du 1er régiment étranger, il y avait 50% de Français, 18% d'Allemands, 7% d'Alsaciens-Lorrains, 7% de Belges. 6% de Suisses, 3% d'Italiens.
Ces contingents sont assurés à l'aide d'enrôlements volontaires, dont le nombre oscille chaque année autour de 2.000. En 1907, ils étaient de 1.704; en 1908, de 2.595; en 1909, de 2.397; en 1910, de 2.118. Cela représente une moyenne de 1.200 engagements étrangers par année et nous accordons à peu près 280 naturalisations dans le même laps de temps, ce qui est une très jolie proportion. Ajoutons que, si les candidats à la légion sont toujours aussi nombreux, l'autorité militaire se montre de plus en plus difficile pour les conditions physiques exigées des futurs légionnaires.
La destruction des baleines sur la côte occidentale d'Afrique.
D'après une note de M. Gruvel, communiquée à l'Académie des sciences par M. Edmond Porrier, la pêche des baleines et des grands cétacés prend des proportions considérables, inquiétantes même, sur les côtes de l'Afrique occidentale et, notamment, dans les parages de notre colonie du Gabon.
En 1910, M. Gruvel signalait l'abondance des cétacés dans cette région; les armateurs français ne firent aucun profit de l'information, mais dès 1911, une société norvégienne arrivait à Cap Lopez avec un navire usine de 6.000 tonneaux et deux bateaux chasseurs d'environ 180 tonneaux chacun. En même temps, des Portugais s'installaient à Mossamédès.
La dernière campagne a été si fructueuse que les bénéfices n'ont jamais été inférieurs à 20% du capital engagé; ils ont parfois atteint 100 pour 100, et même 400 pour 100 pour une société.
Étant donné que, pour couvrir les frais d'exploitation d'un bateau chasseur et de sa part du navire usine, il faut 80 ou 100 grand baleinoptères, on peut se faire une idée du nombre d'animaux détruits que représentent de tels bénéfices.
Les principaux produits sont: l'huile, dont la meilleure qualité vaut aujourd'hui 600 francs la tonne; la poudre de viande déshuilée, qui se vend 200 francs; les fanons, dont le prix est tombé de 35 à 12 francs le kilo.
En apprenant ces résultats, toutes les sociétés qui travaillaient dans la mer du Nord, dans l'Antarctique ou en Australie, se sont ruées vers l'Afrique. Actuellement, 30 sociétés, la plupart norvégiennes, sont parties ou en partance pour la côte africaine; elles disposent de 90 bateaux chasseurs.
Dès lors, si on ne prend pas des mesures immédiates, la destruction sera totale dans deux ou trois ans.
L'immigration en Allemagne.
Au cours de ces dernières années, l'empire allemand a subi, au point de vue démographique, une transformation aussi radicale qu'inattendue: de pays d'émigration, il est devenu pays d'immigration.
Ce fait ressort avec évidence d'un rapport de M. Olaine, consul général de France à Francfort.
En 1881, l'émigration allemande atteignait son maximum: 220.902 émigrants, soit 4,80% de la population totale de l'empire à cette époque. En 1910, ce chiffre était tombé à 25.531, soit à 0,39 de la population.
En même temps se produisait le phénomène inverse, et le nombre des immigrants en Allemagne augmentait régulièrement, ainsi que le montre ce tableau:
Hommes. Femmes. Total. 1890... 244.093 189.168 433.264 1895... 270.908 215.282 486.190 1900... 464.274 314.463 778.737 1905... 599.320 429.240 1.028.560 1910... 716.994 542.879 1.259.873
Ainsi, la population de l'Allemagne augmente, non seulement du fait de sa forte natalité, mais encore par l'apport étranger. En 1907, sur 1.342.294 résidants étrangers, on comptait 515.176 Autrichiens, 286.761 Russes, 147.034 Italiens, 100.709 Hollandais, 04.829 Suisses, 40.718 Hongrois et 35.535 Français.
En ce qui concerne la répartition par métiers, on comptait, en chiffres ronds, 800.000 travailleurs manuels, dont 440.800 appartenant à l'industrie et 279.940 ouvriers agricoles.
Revanche féminine.
Il est impossible désormais de maintenir à l'actif de la femme le record de la loquacité! Un grave statisticien de Bruxelles, M. Charles Dubudont, établit nettement, à l'aide de chiffres qu'il a mis quarante années à rassembler, que l'homme moderne prononce en moyenne, dans l'espace de cinq minutes, vingt mots de plus que la femme.
Il déclare que la femme moderne est plus encline à écouter qu'à parler, ce qui est devenu l'inverse pour l'homme.
Jusqu'à sa dernière page, jusqu'à la feuille détachée qui contient ces photographies que nous avons cru devoir publier à part, ce numéro est consacré--à peu près entièrement--à la guerre des Balkans, la seconde, la vraie, serait-on tenté de dire tant elle semble devoir, plus que la première, transformer la carte balkanique.
Ainsi, à l'heure où la vie heureuse remplace partout ailleurs la vie laborieuse, en ces jours de départ joyeux pour les plages, les montagnes et les châteaux, alors qu'il nous serait surtout agréable de donner à nos lecteurs le sourire des actualités, aimables et reposantes, de la mer et des champs en fête, nous sommes dans l'obligation de leur imposer des visions de combats et de carnage, de pays dévastés, de villes incendiées, de populations massacrées et mutilées sur la route de troupes en débâcle et revenues, semble-t-il, à la folie sanguinaire des hordes primitives.
Il nous faut bien, hélas! tenir compte, avant toutes autres choses, des grands événements humains, des terribles réalités de l'histoire, dont, plus tard, aux dates correspondantes, on recherchera les témoignages émouvants dans les gravures de L'Illustration. Et, au moment où s'ouvre la conférence de Bucarest, notre journal doit à son public de lui mettre sous les yeux les documents les plus tristement caractéristiques de cette guerre fratricide.
Nous ferons, dans nos prochains numéros, selon nos habitudes et notre goût, une plus large place aux actualités moins cruelles, aux scènes jolies et douces de la vie d'été. Mais il nous a paru, cette semaine, tant nous avions été impressionnés nous-mêmes par les courriers de nos correspondants de Macédoine, que nous ne devions point, pour une fois, mêler des spectacles de joie mondaine aux révélations de tant de deuil.
Une manifestation de haute fraternité latine dans un pays dont les sympathies nous sont âprement disputées par l'influence allemande, ne saurait passer inaperçue de l'attention française. C'est à Braïla, il y a une quinzaine de jours, qu'eut lieu cette manifestation--dont M. Jacques Vuccino, conseiller du Commerce extérieur de la France, nous communique la photographie reproduite ici--à l'occasion du départ des régiments locaux et sur l'invitation que les comités de deux importantes sociétés, l'une française (le Cercle de culture française «Voltaire»), l'autre italienne, avaient fait afficher sur tous les murs. L'affiche, aux couleurs françaises, italiennes et roumaines, portait en épigraphe le célèbre quatrain d'Alexandrie: Ginta latina.
Manifestation de fraternité latine
à Braïla (Roumanie).
Et lorsque, au milieu d'une foule énorme, les régiments se rendirent à la gare de Braïla, les drapeaux français et italiens encadraient en tête du cortège l'étendard roumain de la société «Carpati», tandis qu'un transparent portait cette inscription: «Vive la race latine!» C'est la première fois, croyons-nous, que les circonstances ont permis aux drapeaux des deux grandes nations latines de se trouver l'un à côté de l'autre pour encadrer celui de leur sœur cadette.
Peu à peu, nous arrivent les documents qui trahissent l'étendue des ambitions bulgares en Thrace et en Macédoine et révèlent une préméditation certaine dans l'offensive générale, le 30 juin, des Bulgares contre leurs alliés balkaniques.
Un de ces témoignages est le curieux document dont un de nos correspondants, M. de Jessen, nous adresse un exemplaire et qui vaut bien une reproduction.
Cette carte du «Royaume de Bulgarie»--c'est l'inscription qu'elle porte--imprimée à Sofia, fut d'abord vendue à Cavalla pour quelques sous, puis donnée aux enfants des différentes écoles, enfin distribuée gratuitement un peu partout. Elle donne à la Bulgarie tout ce que les Serbes ont conquis en Vieille-Serbie et en Macédoine, et tout ce que les Grecs ont gagné en Epire. Ses frontières ouest s'étendent au delà de Skoplje (Uskub), jusqu'à Prizrend, Dibra et le lac Okhrida avec Monastir (Bitvolja). Salonique et toute la péninsule chalcidique sont bulgares. Pas de frontière Enos-Midia. Les Turcs demeurent enfermés dans leur ligne de Tchataldja. Quant à l'archipel, si Thasos devient bulgare, aucune des autres îles ne demeure entre les mains hellènes.
Par contre, il faut remarquer avec quelle admirable générosité le cartographe bulgare a tracé les limites de l'Albanie. Le nouvel État ne recevait pas seulement le district de Novibazar, pris dans le butin serbe et monténégrin, mais il s'accroissait également d'un large territoire au nord de la Grèce, de sorte que l'Albanie prenait accès sur la mer Egée... L'Autriche elle-même n'aurait, certes, point osé tant ambitionner pour la principauté naissante.
On imagine combien cette carte était de nature à blesser Grecs, Serbes, Turcs et Roumains qui, par leur quadruple envahissement, viennent de si terriblement réduire les frontières tracées avec quelque insolence sur cet extraordinaire document.
(Agrandissement)
La Carte des ambitions bulgares.--Document communiqué
par M. F. de Jessen. Reproduction en noir d'une carte en couleurs
imprimée à Sofia.--La Bulgarie y fait une immense tache verte, de
Tchataldja à Okhrida, du Danube à la Chalcidique et à Salonique.--Nous
avons simplement souligné les frontières qui y sont tracées, et inscrit
en caractères romains les noms des différents pays.
A ce numéro s'ajoute un supplément de deux pages sur LES MASSACRES EN MACEDOINE
Mme Jean Leune et M. Georges Bourdon, du Figaro,
découvrent, aux environs de Livounovo, les corps de sept notables de
Serès, massacrés et mutilés.
Signatures apposées sur la lettre d'envoi des documents
de cette page par les trois témoins de la découverte des corps des
notable de Serès massacrés près de Livounovo. M. Bernard Laporte du
New-York-Herald, ne figure pas dans la photographie ci-dessus prise
par M. Jean Leune.
Deux autres des notables de Serès que
les
Bulgares avaient emmenés comme otages.
Photographies Jean Leune.--Voir l'article à la page suivante.
Cadavres de victimes grecques. |
Un mutilé (pied coupé) parmi les victimes de Doxato. | Les massacres qui ont précédé l'évacuation de Cavalla par les Bulgares: cadavres de victimes musulmanes. |
Photographies communiquées par M. F. de Jessen.
Le compte rendu, par M. Jean Leune, de l'horrible découverte qu'il a faite le 21 juillet, avec deux de ses confrères, aux environs de Livounovo, ne nous est pas encore parvenu. Mais nous avons reçu ses photographies, et le commentaire en avait paru dès le 24 juillet dans le récit télégraphié par M. Georges Lourdon au Figaro, et que nous reproduisons ici:
Une horrible découverte a été faite, avant-hier soir, par quatre d'entre nous. Je citerai leurs noms, car il importe que nul ne puisse suspecter l'exacte relation que j'en vais faire. Ce sont M. et Mme Leune et M. Laporte. Celui-ci, Français, représente ici le New-York Herald. M. Leune, jeune homme de vingt-deux ans, licencié d'histoire et qui prépare une thèse de doctorat, a suivi, en vue de celle-ci, toutes les opérations de l'armée grecque depuis dix mois et il les a suivies infatigablement dans les conditions les plus pénibles, en compagnie de sa jeune femme, une Grecque de Constantinople. Couchés tous deux sous la tente, dans la neige, et le sac au dos, suivant à pied le chemin de l'armée, M. Leune, petit-fils d'un célèbre universitaire, n'a rien dit dans les correspondances qu'il a envoyées à L'Illustration ni des fatigues que sa femme et lui ont endurées, ni de la popularité qu'elles leur ont gagnée parmi toute l'armée, mais, pour l'avoir surprise, je ne me retiendrai pas de porter témoignage en faveur de compatriotes.
Donc, avant-hier, sur des indications qu'on nous avait données, nous nous dirigeâmes tous quatre à quelques kilomètres au nord de Livounovo, à droite de la route qui suit la Strouma, en partant du lit desséché d'un affluent de cette rivière dont les cartes ne donnent pas le nom. On nous avait dit: «Vous trouverez dans un champ de maïs et dans les environs de ce champ les cadavres de quelques-uns des otages de Serès.» Peut-être vous souvenez-vous, en effet, de cette nouvelle que donnèrent les journaux qu'en quittant Serès, sous la menace de l'armée grecque, les Bulgares avaient emmené un certain nombre d'otages, dont on ne savait ce qu'i's étaient devenus. Leurs cadavres, c'étaient leurs cadavres, dont on nous indiquait la place. Nous cherchâmes longtemps; nous avions les points de repère, la rivière desséchée, le bouquet d'arbres, le chemin, un vallonnement entre deux monticules. Enfin, l'un de nous fit: «Nous approchons.» Une acre odeur de putréfaction nous saisit aux narines, cette odeur chaude, pénétrante, persistante et ignoble à faire défaillir, de fermentation des chairs, dont j'ai déjà éprouvé, à Casablanca, l'atroce nausée. Elle nous guide; nous découvrîmes un cadavre, puis un autre, et quel cadavre!
Mais la nuit approchait et nous n'avions pas eu le temps de faire en nous les réserves d'énergie nécessaires. Nous décidâmes de remettre au lendemain matin notre sinistre recherche. C'était hier, j'ai les yeux pleins encore de l'épouvantable vision. Nous en avons trouvé sept. Le premier est éloigné du second de deux cents mètres, et trois cents mètres séparent celui-ci des quatre autres, disposés presque parallèlement à quelques mètres de distance, le dernier est juché sur un talus, à uns quinzaine de mètres. Celui-ci a trébuché sans doute; il a perdu sa chaussure et n'est tombé que deux mètres plus loin; cet autre, frappé dans le dos, est tombé sur la face et tout son corps est déjà à demi enfoncé sous ia coulée des pluies dans la terre meuble d'un champ. Un troisième a reçu sur le crâne un terrible coup de fusil, asséné avec une telle force que la crosse brisée a été lancée à un mètre de lui, et, un peu plus loin, dans un buisson, nous retrouvons le fusil auquel s'adapte exactement la crosse, et couvert de sang coagulé auquel adhèrent les cheveux; il est encore chargé de ses cinq balles.
Près d'un autre cadavre, nous trouvons aussi une crosse brisée, mais l'assassin, sans doute, a remporté son fusil. Un cinquième, couché en croix sur le dos, les mains et les doigts crispés dans le sol, montre un visage noir, une bouche ouverte qui semble hurler encore d'épouvante. Il me rappelle ces deux cadavres pétrifié? que l'on voit à Pompéi: membres tordus et bouches ouvertes, comme s'ils n'avaient pas cessé, à travers les siècles, de crier sous la morsure de la lave.
Ayant souci de ménager la sensibilité de ceux qui me lisent, je n'insisterai pas davantage sur l'horreur de ce spectacle. Je ne vous dirai rien de la volonté qu'il nous a fallu pour poursuivre, le nez bouché et les yeux glacés d'horreur, notre sinistre reconnaissance, mais il était nécessaire qu'elle fût accomplie.
Nous avons photographié ces affreux débris et ces photographies seront publiées. On saura que ce sont là, entre autres, des victimes d'une armée régulière et non de comitadjis que l'on désavoue. Car ces notables de Serès furent les prisonniers de l'armée, emmenés par l'armée en retraite. Et les malheureux que nous avons devant nous n'étaient pas des paysans de la contrée où nous les retrouvions, c'étaient des gens de la ville, bien habillés, avec des costumes de drap ou de serge, des bottines neuves, des chaussettes, des chapeaux, enfin des messieurs. Et ils sont bien de Serès, car trois d'entre eux purent être reconnus et identifiés.
La guerre est une œuvre horrible.
Georges. Bourdon.
M. Hubert Pernot, professeur de néo-grec à la Sorbonne, nous envoie de Corfou, la lettre suivante:
Corfou, 21 juillet 1913.
Je vous adresse ci-inclus trois clichés d'une gravité particulière.
Sur 490 blessés du combat de Kilkiz, arrivés récemment de Salonique à Corfou et soignés actuellement dans les hôpitaux de cette ville, 7 représentent des blessures que les chirurgiens attribuent à l'emploi de balles dont on a enlevé la partie supérieure et sur lesquelles on a fait une incision en forme de croix pour les rendre plus meurtrières. La balle ordinaire pénètre dans les tissus et en ressort souvent sans aucun dommage pour le blessé. Un exemple caractéristique est celui d'un soldat d'ici que j'ai vu et photographié: la balle lui est entrée sous l'oreille droite; elle est ressortie sous l'œil gauche; il a continué à marcher durant une heure et demie; aujourd'hui il est parfaitement guéri et voit également bien des deux yeux.
Avec les balles en question le cas est tout différent:
La photographie 1 représente l'entrée de la balle, une lésion assez légère et qui, sur la photographie, paraît même plus grave qu'elle n'est en réalité. La photographie 2 représente la sortie, chez le même blessé. Il se nomme Koulouras (Anargyros), né à Hydra, 2e corps d'armée, 7e régiment d'infanterie, 9e compagnie. Il est actuellement soigné par le docteur Sgourdéos, de Constantinople, qui est major volontaire. Ce? deux clichés, comme le suivant, ont été pris par moi.
La photographie 3 représente la sortie du projectile chez Arabatzi (Apostolos), de Bouraza, province de Larissa (5e corps d'armée, 23e régiment, 7e compagnie), blessé à Kilkiz, comme le précédent.
Il va de soi que les soldats, blessés par ces projectile? ailleurs qu'aux membres, ont dû rester sur le terrain, et il est probable que la proportion 7/490 est inférieure à celle des projectiles semblables employés.
1.--Entrée de la balle. | 2.--Sortie de la même balle. | 3.--Sortie d'un autre projectile semblable. |
Blessures causées par des balles bulgares, dites dum-dum,
photographiées
dans un hôpital de Corfou par M. H. Pernot.
Note du transcripteur: Les autres suppléments
mentionnés en titre ne nous ont pas été fournis