Title: L'Illustration, No. 3670, 28 Juin 1913
Author: Various
Release date: February 20, 2012 [eBook #38935]
Language: French
Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3670, 28 Juin 1913
Ce numéro contient:
1° Une double page hors texte en couleurs;
2° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Roman n° 7: Un roman de théâtre, de M.
Michel Provins;
3° Un Supplément économique et financier de deux pages.
M. Pichon. Prince de Galles. M. Poincaré.
LE PRÉSIDENT DE
LA RÉPUBLIQUE EN ANGLETERRE M. Raymond Poincaré, reçu au débarcadère de
Portsmouth par le prince de Galles, passe en revue la garde d'honneur.
Revenir. La plus mélancolique des douceurs s'allonge et s'étire en ce mot, et l'acte déterminé qu'il exprime est plein d'une joie alanguie.
On revient,... voilà tout. On revient là où on est déjà si souvent et depuis si longtemps venu, en étant sûr, absolument sûr que l'on reviendrait! On refait, une fois de plus, après tant de fois, la même route qui semble la seule! On recommence une même émotion sans secousse, aussi ancienne que récente, toujours pareille,... et toujours diverse! On ajoute à, beaucoup de passé d'hier un peu de passé de demain, on augmente et on enrichit, avec une délicate avarice, le trésor longuement amassé de sa reconnaissance.
*
* *
Qu'ils sont rares cependant les lieux où l'on peut revenir!... qui supportent bien le retour, qui ne le tuent pas! C'est vite fait de les énumérer, et sans avoir besoin de compter sur ses doigts, car on n'en trouve jamais dix!
Il y a celui de la, naissance, et celui du tombeau familial, et ces deux-là bien souvent n'en font qu'un.
Il y a les lieux où s'est avancée notre enfance et que nous avons toujours un égoïste plaisir à rechercher parce que nous nous imaginons, en nous rapprochant d'eux, reconquérir l'âge que nous avions, quand ils nous encadraient, et rentrer ainsi, sous leurs auspices, par leur porte basse, au royaume de la jeunesse.
Et il y a les lieux que nous avons habités en aimant, qui raniment, si nous les évoquons, des délices et des souffrances auxquelles nous nous plaisons à croire qu'ils ont participé... Ces terrains d'un jour, ces décors d'un rapide soir et d'une minute éternelle, d'un baiser qui dure encore, ces charmants endroits réservés de notre bonheur nous tentent parfois, longtemps après, de loin... ou du moins nous le supposons, nous leur prêtons tous nos regrets et le réveil de nos propres désirs, nous nous figurons, parce que nous leur faisons des signes, que c'est eux qui nous redemandent... Et bientôt, nous ne pouvons plus résister, nous partons pour aller en hâte au nouveau rendez-vous qu'ils ne nous donnent pas et nous volons vers la chambre vide ou le paysage aujourd'hui désert, qui furent les témoins d'un de nos instants les plus précieux,--avec l'illusion d'y trouver l'ombre de la personne, de l'être adoré dont la présence en a fait pendant quelques paroles ou pendant un silence, et pour toute la vie, un coin de prédilection, un enclos de félicités. Presque toujours nous n'y rencontrons plus les tendres fantômes du passé. Spectres volages, ils ne retournent pas aux endroits d'où ils se sont enfuis, et ce n'est qu'en nous qu'ils réapparaissent quelquefois, revenants du coeur. Il est donc presque inutile, si l'on n'a pas le goût perfectionné de la souffrance, de se diriger sur le tard vers les lieux où l'on a aimé. Ce sont là de spéciaux et dangereux pèlerinages qui n'attirent que les impénitents de la douleur.
*
* *
Mais il est un retour, tranquille et rassurant, que l'on peut chaque été, pendant un grand nombre d'années, qui ne finira qu'avec nous-mêmes, s'accorder sans angoisse, c'est le retour à la maison, à celle qui s'élève assez haut, pour qu'on l'aperçoive au bon moment avant d'y parvenir... et qui est bâtie à la campagne, loin des toits souillés de la ville.
Je suis, depuis la longue durée d'une semaine, dans une de ces maisons-là, comme il y en a tant de charmantes et de répandues sur la terre. J'y suis revenu, calme et confiant, sachant bien ce que j'avais quitté, ce que je retrouverais. Tout s'est passé très simplement, de la même façon qu'aux précédents retours. La grande porte s'est ouverte avec la même lourde peine, avec le même gémissement rauque et rustique de ses gonds, et la cour m'est apparue... la cour abritée où se concentre et s'enferme la vie, la vie pensive de chaque jour et de chaque instant, la cour aux vieilles murailles osseuses et ridées, toutes crépies d'histoire, au sol sablé de rouge, comme du sang en poudre, la cour où l'on s'assoit sur deux bancs toujours brûlants, en marbre de Vérone, pour regarder se balancer et tomber soudain, sans qu'on y touche, avec un petit craquement de soie, les touffes de roses... Les chiens étaient là, qui sentaient le maître du fond de l'écurie. On les a lâchés, et ils sont venus me renverser de leur assaut. A chacun de leurs bonds j'ai senti sur mon visage la fureur animale et chaude de leur langue... Et puis, d'un seul coup, cette joie sauvage est tombée, ils m'ont laissé avec, moi-même, indifférents, et sont partis haleter ailleurs, aboyer à un bruit de route... J'étais revenu, c'était fini... ils m'avaient assez léché.
Alors, sans m'attarder, j'ai franchi le seuil, j'ai reçu la caresse fraîche et sombre de l'escalier, j'ai monté lentement, pour faire durer le plaisir, les marches de pierre nue, sans tapis, où c'est avec de la fierté que le pied s'applique, je me suis glissé dans ma chambre où, depuis un an que j'en suis sorti, personne n'a respiré, j'ai passé sous le regard oblique et sournois des portraits, et la lame immobile des épées pendues est rentrée en moi comme dans son fourreau. J'ai tiré le verrou du vitrail, j'ai ouvert le battant qui, du bas, collait un peu... Un mille-pattes s'est enfui dans la rainure... Et j'ai regardé... J'ai regardé de tout mon désir l'immensité circulaire du beau paysage de France qui m'enchante toujours. En un coup d'oeil déchaîné, plus rapide qu'un cri, qu'un élan du coeur, qu'un voeu fait au vol d'une étoile, j'ai tout vu, tout revu, tout pris, tout raflé... en même temps que, de leur côté, les vallons, les prés, les collines, la Dordogne et son cortège de rivières, les bois et les rochers, toutes les molles étendues, les montagnes bleues, les graves lointains, se jetaient ensemble, se ruaient sur moi pour m'étreindre et m'étouffer. Mais, ainsi que tout à l'heure pour les chiens aux flancs battant d'amour, ce ne fut, pour le paysage, qu'une ardeur fugitive, la verte bouffée d'une seconde, et qui s'éteignit, qui disparut comme emmenée par le vent. Après avoir semblé m'assaillir avec une si brusque folie, toutes les choses de la nature, en moins de temps qu'il n'en faut pour que je m'en étonne, avaient repris leur place, et s'étaient repliées, étaient rentrées dans l'ordre effrayant et sublime on nous voyons qu'elles demeurent.
A présent elles disaient: «Nous sommes toujours là, tu vois? Nous n'avons pas bougé.» Mais c'était tout. Elles ne me disaient pas comme je l'aurais voulu et comme je l'avais cru un instant: «Te voilà! C 'est toi! Nous t'attendions à chaque aurore, à chaque couchant... Quelle joie de te retrouver! Reste et ne t'en va jamais!» Non, tout de moi leur était égal et je ne leur avais pas manqué. Et, cependant, je sentais que leur impassible froideur faisait leur magnificence et leur supériorité, qu'elles me dominaient de leur inertie et que je m'attachais à elles de toute la force de leur détachement. Pour bien aimer, pour aimer plus, il faut être celui qui aime, tout seul, sans espérer qu'on vous le rende. Ainsi, avec de l'amour et de la tendresse pour deux, j'ai donc regardé l'horizon d'une splendeur sans pareille qui, malgré lui, se développait tout de même aussi complaisamment que si c'était pour moi, et j'en profitais comme si je lui étais redevable des voluptés que je lui dérobais.
Regarder l'horizon en interrompant tout, en ne faisant que cela, c'est, en effet, un des plus absorbants, des plus nobles et des plus sévères bonheurs qu'il soit donné à l'homme d'éprouver. C'est une occupation puissante, pleine, orientale, profonde et violemment douce, qui prend tout de suite un air éternel, qui étend l'âme, l'élargit, la déroule, la couche... et puis la lève, la met debout, la lance à travers pays et la porte en avant-garde. On sent que l'on fait comme un énorme pas vers l'inconnu qui nous connaît déjà quand nous l'ignorons encore, vers ce qui se trouve embusqué et caché là-bas, derrière ce glacis mauve, derrière ces fumées, au delà de ce talus extrême de la terre, et qui devient aussitôt pour nous l'avenir. Car il est véritablement étrange et significatif que toujours, bande plate de sol, ligne mince et dure de l'océan, crête insensible et vaporeuse de montagnes très effacées, l'horizon, n'importe lequel, au lieu de nous faire penser à lui, dès qu'il nous possède, nous fait penser à nous. Si reculé soit-il, c'est à nous qu'il vient et qu'il aboutit, en nous qu'il trace son inflexible et gigantesque courbe.
Aussi, voilà, je le suppose, l'unique raison pour laquelle il nous
retient, captifs accoudés pendant des heures, c'est qu'en croyant le
contempler nous examinons notre vie, notre vie dont il nous étale, sous
un aspect philosophique, l'image même, par la tristesse monotone et
suivie de son dessein, ce je ne sais quoi d'accompli, de passé,
d'aplani, de fatal qu'il offre à nos yeux à cette limite insaisissable
et pourtant si tranchée où il cesse d'être de la terre pour devenir du
ciel, si bien que nous les mêlons, en faisant exprès de nous tromper.
Nous ne saurions pas dire où l'une finit, où l'autre commence, mais nous
savons qu'ils se rejoignent et se confondent, qu'il faut passer par la
première pour atteindre le second, et par là, encore plus que par tout
le reste d'une rêverie nébuleuse, l'horizon se démontre image de la vie,
de la vie dans le passé, dans le présent, et surtout dans l'avenir.
Quand nos yeux et notre pensée vont toucher ces lointains austères et
suaves, ces lointains qui sont des mirages, mais des mirages réels,
arrivés, dont le secret nous attendrit, nous trouble et nous exaspère,
quand nos yeux et notre pensée se frottent à ces beautés et qu'ils les
dévorent, c'est pour deviner l'avenir, pour savoir où va le chemin de
notre destinée que nous voyons se perdre et se noyer peu à peu, nous
échapper dans l'éloignement... Et tout en regardant les lignes fuyantes
de la terre, la cime violette à plus de vingt lieues, le clocher qui
semble une paille et le fleuve un fil, et les routes si ténues qu'elles
paraissent n'aller nulle part, nous ne songeons qu'à ceci: «Où va ma
route, à moi? Où va le sentier de ma vie? Par où monte ma volonté? Où me
conduit mon esprit? Où m'entraîne mon coeur? Où se précipitent mes
désirs et mes ambitions? Et derrière cet horizon, si je le gagnais, quel
est toujours, toujours, toujours, l'autre qui m'attend?»
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
L'ARRIVÉE A LONDRES.--A la gare de Victoria (24 juin): M.
Poincaré reçu par le roi George, à sa descente du train venant de
Portsmouth. Derrière le Président, notre ambassadeur à Londres, M. Paul
Cambon (descendant de wagon) et notre ministre des Affaires étrangères,
M. Stephen Pichon.--Phot. Chusseau-Flaviens.
Le président de la République, se rendant à Londres, a quitté Paris lundi dernier, à onze heures du matin, par la gare Saint-Lazare, pour Cherbourg où il est arrivé à cinq heures de l'après-midi. La grande ville maritime était en fête lorsqu'un pénible accident vint troubler la joie patriotique de tous. Au fort du Roule, où étaient tirées les salves en l'honneur du président, une explosion de gargousses, atteintes par une étoupille enflammée, faisait parmi les artilleurs neuf victimes, dont deux morts. Le ministre de la Marine, M. Raudin, se rendit de suite sur les lieux du sinistre, visita les blessés et commença lui-même l'enquête. Le lendemain matin, à sept heures, le cuirassé Courbet, portant M. Raymond Poincaré, le ministre des Affaires étrangères, M. Stephen Pichon, et leurs suites, quittait la rade avec son escorte de croiseurs et faisait route pour l'Angleterre...
Sur l'arrivée et sur le séjour du président de la République française chez la nation amie nous avons reçu les notes suivantes de notre collaborateur Gustave Rabin qui s'était rendu directement à Londres.
Londres, 24 juin.
L'Empress, le véloce steamer du South Eastern and Chatham Railway, venait à peine, hier soir, par un morne crépuscule, de quitter, lourd de foule, les jetées de Boulogne, qu'un tout petit nuage, au ras de l'horizon, vers le nord-est, s'éleva dans le ciel de cendres où s'éteignaient de mourantes braises. Des yeux errants, dans l'inaction de la trop courte traversée, l'avaient remarqué et ne le quittèrent plus: tout est événement sur la mer calme. Il grandit, s'assombrit, s'éparpilla bientôt en trois panaches, que le vent échevelait sur les flots gris comme des crinières. Alors, les regards exercés devinèrent: trois navires de guerre s'avançaient dans la direction même de la route que nous suivions. Et, des qu'on les eut signalés, toute l'attention du bord se tendit vers eux, indifférente aux blancs voiliers glissant d'un vol lent vers le port, aux steamers affairés et haletants. On n'eut plus d'yeux que pour ces trois men of war qui s'en allaient à tirage forcé, vers Portsmouth, grossir la flotte assemblée pour accueillir, impressionnante garde d'honneur, aux rives du Royaume-Uni, le président de la République française: ce fut le premier indice que j'eus des fêtes qui se préparaient.
Et l'on interrogeait les matelots; et l'on suivait avec amour dans leur course écumante les trois navires qui, rapidement, s'avançaient, révélant peu à peu à la vue l'édifice savant de leurs mâts militaires, et la masse formidable de leurs coques. Tous les coeurs battaient à l'unisson, pour ces monstres de fer, d'une commune ferveur. On eût souhaité volontiers qu'un accident, une avarie, retardât un moment la marche de l'Empress, afin de les pouvoir admirer de plus près. Jamais je n'ai mieux compris qu'à ce moment quelle passion ardente attache, rive à sa marine, sauvegarde, égide du home, la nation britannique tout entière, du premier gentleman du royaume au dernier des cockneys.
Pavoisement et décoration de certaines rues de Londres,
en l'honneur de la visite présidentielle.
M. Poincaré accompagné par le roi George à sa résidence
du palais de Saint-James (24 juin).
Je suis sûr que, dans l'opinion de beaucoup d'Anglais, la réception à Portsmouth du président Poincaré par le prince de Galles revêt une importance autrement singulière que les différentes cérémonies qui vont se dérouler à Londres.
Et d'abord, c'est un début sensationnel, et par tout le pays attendu avec une tendre impatience, le premier acte public du jeune héritier du trône, que cette mission de haute et raffinée courtoisie qui lui a été confiée. Qu'il dût s'en acquitter à merveille, le loyalisme britannique n'en pouvait douter, certes. Mais comme on va savourer les moindres détails de cette matinée historique, depuis l'apparition, au faîte de la tour du sémaphore, qu'à 11 heures, guettaient tant d'yeux émus, du pavillon du prince, jusqu'au débarquement, à Victoria-Station!
Il fait nébuleux, comme disait cette jeune personne dont parle quelque part Tallemant des Réaux. Mais nébuleux vraiment, sans l'espoir même d'un rayon.
Dans cette atmosphère en demi-teinte flottent, avec une allégresse tempérée, des drapeaux, des flammes autant que Londres, ville correcte et retenue même en ses enthousiasmes, en peut bien arborer: c'est-à-dire que les divers parcours que doivent suivre, en ces trois jours de réjouissances qui commencent, les cortèges officiels sont pavoisés à profusion, bordés de mâts, d'écussons, fleuris de vasques verdoyantes. Des banderoles se tendent dans le ciel calme, dont certaines, à côté des traditionnels souhaits de bienvenue, arborent quelques inscriptions plus libres et d'autant plus touchantes.
Quelques balcons, aussi, s'égaient de pavillons, mais on sent que l'initiative personnelle n'a pas songé à lutter avec la munificence officielle: la sympathie britannique se traduira d'autre manière. Il est un, toutefois, de ces drapeaux, qui induirait, si l'on était de loisir, à quelques réflexions: au fronton triangulaire de l'hôtel familial des Wellington, dans Piccadilly, s'éploient, flambant neuves, nos trois couleurs. Le grand ancêtre de Waterloo, qui veille, sur son cheval de bronze, au seuil de la seigneuriale demeure, semble rêver.
L'énorme métropole, par ailleurs, a gardé son aspect de tous les jours, et les foules s'y hâtent silencieuses, flegmatiques, comme de coutume.
Vers 2 heures, pourtant, quelque mouvement se dessine aux abords de Buckingham palace et de la gare de Victoria, toute proche, allées et venues de troupes et d'équipages, et les premiers curieux s'approchent, comme hésitants; les policemen commencent à s'occuper de faire régner l'ordre, le bel ordre anglais.
Sous le hall immense de Victoria-Station, on a roulé, de l'autre côté du quai où doit arriver le train présidentiel, une bizarre estrade, un wagon plate-forme, sur lequel on a édifié un plancher, des mains courantes toutes drapées de bleu, de blanc, de rouge: c'est de là que la presse, les photographes, les tourneurs de cinématographes assisteront à la première entrevue du président de la République avec le roi George V.
Mais ils ont devant eux une imposante haie de bonnets à poil: la compagnie de la garde irlandaise qui doit rendre les honneurs est arrivée déjà avec son enseigne amarante, sa musique, son chien, grand lévrier aux poils rudes que tient en laisse un boy tout chamarré de passementeries blanches mouchetées de trèfles noirs.
Dans les fermes vert d'eau de la moitié de la gare, celle qui se présentera aux yeux du président à sa descente de wagon, frissonnent, aux courants d'air, autour de l'étendard royal, des pavillons multicolores.
Nous avons, pour nous distraire en attendant l'événement, l'arrivée du «carrosse d'État» à caisse pourpre, armorié de l'écusson surchargé du Royaume-Uni, avec ses piqueurs, ses laquais tout en or, des voitures de la cour et des automobiles pour la suite; --jusqu'au van pour les bagages. Mais l'attente est si longue, que le porte-enseigne de la garde, lui-même, se fatigue de l'immobilité. Et le voilà, son étendard sur l'épaule, comme un fusil, faisant les cent pas, flanqué des deux sous-officiers, sabre au clair, qui l'encadraient au front de la compagnie. A un signal, à grandes enjambées ils reviennent, se remettent au poste.
Et tour à tour nous voyons arriver le feld-maréchal sir John French, le duc de Connaught, le prince Arthur son fils, l'amiral prince Louis de Battenberg, «premier lord de la mer», d'autres généraux encore, d'autres amiraux, puis des ministres: M. Asquith, sir Edward Grey...
La reine Mary et la reine-mère Alexandra,
le 25 juin,
dans leur voiture fleurie.
Un commandement bref, un bruit d'armes, le God save the King qui éclate: voici le roi, tout seul dans une Victoria attelée de deux nobles bêtes. Cinq minutes plus tard, le train présidentiel, d'un roulement mourant, entre sous le hall, sa machine jonchée, à l'avant, de verdure et de fleurs, son corselet noir cerclé, pour la circonstance de tricolore, son tender chargé de charbon peint en blanc; et elle s'appelle la France.
M. Raymond Poincaré à l'hôpital français de Londres.
M. Poincaré. M. Gambon. Lady-Mayoress.
L'arrivée au
Guildhall: après les présentations, M. Poincaré, accompagné par le duc
de Connaught, passe la garde en revue.
Cette première entrevue du roi avec le président fut empreinte d'une évidente et chaleureuse cordialité; aux accents de la Marseillaise, on ne vit que deux sourires, on devina des mots charmants. Un clair soleil, perçant enfin la nue, illuminait le haut vitrage, et, blond, frêle et fin dans son uniforme de marin, tout gracieux, tout heureux, le prince de Galles traversait cette scène d'histoire comme l'image même de l'éternellement jeune espérance.
Le grand carrosse de gala, capitonné de satin cerise s'éloigna, emportant le roi et le haut représentant de la République française. On n'entendit plus dehors qu'une galopade, des vivats lointains.
25 juin.
Le premier après-midi du président fut consacré aux visites au roi et à la reine, à Buckingham palace; à la reine Alexandra, à Marlborough house où le président eut l'honneur de rencontrer l'impératrice douairière de Russie; au duc et à la duchesse de Connaught, à Clarence house. Après quoi avait lieu, à l'ambassade, la réception de la colonie française. La journée se termina par le «banquet d'État», le dîner officiel à Buckingham palace, où furent prononcés, par le roi et le président, des toasts empreints de la plus chaleureuse cordialité.
Ce matin, par le même temps gris que la veille, mais qui, aux approches de midi s'illumina joyeusement, à travers des rues doublement en fête--car c'était le cinquante-deuxième anniversaire du premier voyage en Angleterre de la reine Alexandra et l'on vendait en son honneur au profit d'oeuvres de bienfaisance de fraîches églantines roses dont se parait toute boutonnière--ce matin, donc, le président de la République allait porter ses hauts encouragements aux diverses oeuvres françaises de Londres: hôpital, institut français, home des institutrices, avant de se rendre à la réception et au banquet du Guildhall, l'une des solennités les plus sensationnelles et les plus caractéristiques de toute visite officielle à Londres.
Dans le cadre vénérable et d'une sobre beauté de la vieille maison de la corporation de Londres, la fête se déroula selon les rites immuables en usage depuis tant de siècles. Elle eut grand caractère.
Ce fut d'abord la suite des présentations au lord-maire, sir David
Burnett, dans la bibliothèque, de ses invités,--tout ce que Londres et
l'Angleterre comptent d'illustre! Puis la réception de M. Raymond
Poincaré, salué, à l'arrivée, d'enthousiastes bravos; le vote par le
Conseil, réuni en séance devant une assistance de huit cents personnes,
de l'adresse traditionnelle, et la remise du coffret contenant le
précieux parchemin sur lequel elle est enregistrée; enfin, le banquet
somptueux, abondant, dans le hall gothique dont chaque pierre, chaque
dalle, évoque un souvenir.
Gustave Babin.
LE VOYAGE PRÉSIDENTIEL A LONDRES.--Au Guildhall (25 juin)
avant le banquet: lecture protocolaire, devant le Conseil réuni en
séance, d'une adresse à M. Raymond Poincaré.
--Phot.
Chusseau-Flaviens.
Le banquet au Guildhall: au fond, sous le dais, à la
droite du lord-maire en costume d'apparat, M. Poincaré; à gauche du
lord-maire, la lady-mayoress.
Les manifestations populaires sur le passage du
Président: entre le palais de Saint-James et le Guildhall M. Poincaré
reçoit une adresse du maire du quartier de Holborn.
LE PRÉSIDENT DE LA
RÉPUBLIQUE EN ANGLETERRE
FAUNE D'AFRIQUE Dans une clairière, une femelle
d'éléphant, aux défenses longues et minces, broute l'herbe nouvelle.
Phot. du Dr Em. Gromier.
FAUNE D'AFRIQUE Un éléphant surpris dans tout le naturel
de ses gestes par le zoologiste-photographe. C'est un mâle de grande
taille qui, après avoir rompu d'un coup de trompe une branche de mimosa,
recueille avec patience les gousses qui jonchent le sol et agite sa
queue en témoignage de satisfaction. Phot. du Dr Em. Gromier.
Suite.--Voir notre dernier numéro.
Quiconque ne connaît que les petits éléphants d'Asie de nos jardins zoologiques et de nos cirques, qu'on a définis assez justement «un boudin sur quatre saucisses», ne peut avoir la moindre idée de la majesté et de la taille de son grand congénère d'Afrique.
Ses proportions gigantesques, son allure décidée, ses immenses oreilles agitées constamment comme deux voiles, sa trompe énorme et puissante, ses défenses presque toujours bien développées, vous saisissent et vous impressionnent au delà de toute expression.
Si l'on veut avoir une idée juste de l'éléphant africain, que l'on aille voir au Luxembourg le bronze admirable de Navellier. Voilà de l'art et de la vérité. Combien cela est différent de toutes ces horreurs en bronze, en terre cuite ou en faïence, qui encombrent les vitrines et ont la prétention de représenter le superbe animal!
L'éléphant est encore abondant malgré la poursuite et la destruction insensée dont il est l'objet. Il a dû, autrefois, être prodigieusement abondant. Peut-être constituait-il même l'espèce animale la plus nombreuse, car, depuis cinquante ans, il subit une guerre acharnée qui se chiffre peut-être par 20.000 cadavres annuels.
Quoi qu'il en soit, j'ai vu des contrées au Congo belge où le sol était littéralement criblé de crottins d'éléphants, où, sur chaque colline, dans chaque vallon, on apercevait des points noirs qui étaient des grands proboscidiens en promenade, où, à chaque détour, on risquait de tomber sur une harde de géants.
C'est dans la région des grands lacs que j'ai éprouvé les plus belles émotions, en face des beautés de la grande nature africaine et des manifestations de sa vie animale. Que ne puis-je décrire avec la langue et le talent d'un Loti certains tableaux tels que celui-ci: un jour, étendu avec un sauvage, Bacondjio, dans une prairie en pente, j'avais à mes pieds quinze éléphants, femelles, jeunes et nouveau-nés; au milieu de la rivière Semliki, trois grands hippopotames dormaient sur un banc de sable; sur l'autre rive, quarante éléphants, dont deux mâles particulièrement gigantesques, vaquaient aux diverses occupations de la vie proboscidienne.
Après le sujet du tableau, le cadre: le fond était fait du miroitement lointain des eaux bleues du lac Albert-Edouard, à ma gauche, se profilaient, à l'ouest, les hautes montagnes sombres qui bordent la vallée; sur ma droite, enfin, les glaciers de Rowenzori étincelaient sous le soleil tropical. Quel spectacle! Je me croyais transporté à un autre âge, je me figurais avoir l'image de ce que furent certaines périodes du tertiaire dans la France d'il y a peut-être des centaines de milliers d'années...
Plus au sud, dans la région des grands volcans de Kivou, région de rêve admirablement belle et qui deviendra plus tard un centre d'excursion, il m'a été donné de découvrir des éléphants de petite taille, nettement différents de leurs autres congénères africains, formant une espèce curieusement adaptée aux hautes contrées volcaniques, humides et brumeuses, qu'ils habitent. Fait que j'ai signalé à l'éminent directeur de notre Muséum d'histoire naturelle, M. Edmond Perrier, et à M. le docteur Trouëssart, professeur de zoologie au Muséum.
L'éléphant d'Afrique n'est pas difficile à tuer, mais il faut le tirer de près, sous le vent et aux points faibles du crâne. Même avec un fusil de petit calibre, la grande masse s'écroule si la balle pleine a frappé le cerveau.
La charge est très dangereuse, et, s'il est relativement facile de fuir un éléphant dans un terrain découvert, dans les bush épais et les forêts denses où il se trouve le plus souvent pendant le jour, cela est extraordinairement difficile: j'en ai fait l'expérience et j'ai bien failli terminer mes exploits photographiques dans les forêts des Kirounga.
Actuellement, avec la poursuite acharnée à laquelle il est en butte, l'éléphant a modifié beaucoup ses habitudes. Vis-à-vis du chasseur, il est devenu fréquemment agressif; les femelles spécialement, sachant leurs mâles, gros porteurs d'ivoire, en danger, les entourent, les protègent, et chargent souvent en fourrageurs à l'entour, battant le terrain comme des chiens de chasse. Car il existe un esprit de solidarité incroyable chez ces animaux, qui les porte par exemple à essayer de retirer d'une fosse un congénère qui y est tombé, à soutenir un de leurs compagnons blessé, et à accomplir bien d'autres faits remarquables que tous les grands chasseurs d'éléphants connaissent et que j'ai pu admirer moi-même chez les centaines d'éléphants qu'il m'a été donné de voir.
Un jour, une bande de femelles et de jeunes paissait l'herbe nouvelle dans une vallée découverte et je regardais avec intérêt les jeux folâtres des nourrissons qui se poursuivaient, se tiraient mutuellement la queue avec leur trompe, glissaient les quatre fers en l'air dans la boue et se relevaient prudemment en s'aidant les uns les autres. Tout à coup, une saute de vent fit que la troupe me sentit: aussitôt, elle se réunit en un bloc serré, les petits au centre, les nouveau-nés sous le ventre de leurs mères et celles-ci, la tête haute, dodelinant de droite ou de gauche, roulant des yeux blancs, la trompe alternativement étendue et roulée, les oreilles en bataille, me donnèrent un spectacle superbe et très impressionnant, au sens duquel je ne me mépris pas et auquel je me hâtai de me soustraire, non sans avoir pris un bien mauvais cliché, indigne de L'Illustration.
Bande d'éléphants dévastant une bananeraie.
Photographie
du Dr Em. Gromier.
Un grand éléphant, détaché d'un troupeau, s'élance en
exploration. Cliché pris dans la vallée de la Semliki,
à proximité du lac Albert-Edouard.
Comme chez la plupart des animaux, il existe chez l'éléphant des différences assez considérables entre le mâle et la femelle. Avec de l'habitude, on les distingue aisément l'un de l'autre. D'une façon générale, la couleur est plus foncée chez le mâle que chez la femelle, cela est dû à ce que celle-ci porte des poils brun roux et que ceux du mâle sont noir brillant; cela tient réellement aussi, je crois, à une pigmentation plus forte du derme et de l'épiderme.
La taille des mâles adultes varie entre 3 m. 10 et 3 m. 50 au garrot, celle des femelles entre 2 m. 75 et 3 mètres. Ce sont là évidemment des moyennes, mais il est encore assez fréquent de voir des mâles bien au-dessus de cette taille (ces géants deviennent naturellement de plus en plus rares, étant presque toujours de gros porteurs d'ivoire); le maximum que je connaisse est de 4 m. 25 au garrot.
La tête est plus volumineuse et la base de la trompe beaucoup plus puissante chez le mâle; ses défenses sont tronconiques tandis que celles de la femelle sont minces et de calibre égal presque jusqu'à l'extrémité. Les défenses des femelles varient entre 5 et 15 kilos au maximum, chez les mâles elles peuvent atteindre des poids extraordinaires: 105 kilos pièce pour une défense que j'ai vue au Kensington Muséum de Londres et 80 kilos pièce pour une paire que j'ai pesée à Entebbe (Uganda). En moyenne, les mâles reproducteurs ont des défenses de 15 à 20 kilos pièce. L'aspect général est également différent entre le mâle et la femelle, indépendamment de ce que je viens de dire au point de vue de la couleur, des défenses, de la taille. Le mâle frappe par sa musculature apparente; il est fortement étoffé, ses formes sont pleines. La femelle est plus efflanquée, plus plate, en un mot moins volumineuse dans tous les sens, et, partant, plus ingambe, plus alerte, plus dangereuse par le fait même.
Les signes de l'âge sont également assez apparents pour le connaisseur; je n'entrerai pas dans le détail, mais ceux de la vieillesse frappent tout de suite: c'est d'abord une taille élevée, car l'éléphant semble croître fort longtemps, puis une maigreur de plus en plus accentuée, des creux profonds aux tempes, des déchirures multiples aux oreilles, et un replis, ou un ourlet de plus en plus apparent qui se forme sur le bord libre de celles-ci.
La place m'étant limitée, je termine là ces quelques considérations sur l'éléphant d'Afrique dont les moeurs si curieuses et si intéressantes pourraient faire à elles seules l'objet d'un gros volume.
J'ajouterai cependant que, seule parmi les nations qui se partagent l'Afrique, la France n'a pris aucune mesure vraiment sérieuse de protection en faveur de ce magnifique animal. Partout, sauf à la Côte d'Ivoire, les mesures édictées sont absolument insuffisantes et n'arrêteront en rien sa destruction.
On a souvent mis en doute la possibilité de la domestication de l'éléphant d'Afrique, la plupart de ceux qui l'ont niée ne connaissent pas l'animal ou le connaissent mal. L'immense majorité des Africains sincères avoueront ne l'avoir jamais vu que mort, et quelques-uns seulement l'avoir aperçu plus ou moins vaguement au milieu de la dense végétation tropicale. Seuls donc des hommes comme Foa, Selous, Villaert et des éleveurs de la compétence de Hagenbeck, de Hambourg, des pères du Saint-Esprit de Cap Lopez au Gabon, ou des officiers de la mission belge d'Api ont voix au chapitre, et ceux-là affirment la possibilité de sa domestication. Ma modeste connaissance personnelle du grand proboscidien me permet de me ranger absolument à leur avis.
«Cet animal n'est pas méchant, quand on l'attaque, il se défend», voilà ce que l'on pourrait répondre à ceux qui parlent de sa férocité. Quant aux services qu'il pourrait rendre, ils sont indéniables, au moins dans les régions où le tsé-tsé et autres diptères piqueurs rendent impossible ou précaire la vie des animaux domestiques.
FAUNE D'AFRIQUE.--Un pâturage d'éléphants sur les rives
de la Semliki, au Congo.
«... Sur les rives de la Semliki--nous écrit
en commentaire l'auteur de cet étonnant cliché--les branches craquent de
tous côtés, révélant la présence de nombreux troupeaux de proboscidiens;
en effet, les éléphants y fourmillent, apparaissant et disparaissant
dans la haute brousse comme des rats dans nos prairies...»
Phot. du Dr
Em. Gromier.]
Les Belges se sont occupés tout spécialement de cette question et ont sur un affluent de l'Ouellé une ferme où ils possèdent une cinquantaine de jeunes éléphants. Ils sont satisfaits de leur expérience, car ces éléphants rendent déjà des services, mais le procédé trop coûteux et trop long ne donnera des résultats vraiment pratiques que lorsque l'on pourra se procurer des animaux adultes, suivant les procédés en usage aux Indes.
Une société s'était fondée ces dernières années à Paris même, sous l'impulsion dévouée de M. Gaston Tournier et sous la haute présidence de M. Edmond Perrier, directeur du Muséum, membre de l'Institut, dans le but de propager en France les idées de protection et de domestication de l'éléphant d'Afrique. Les résultats, je dois le dire, n'ont pas été en rapport avec les efforts, mais je tiens à rendre hommage à l'intervention à la Chambre de MM. les députés Lemaire, Messimy et Rozet en faveur de ces idées. Ces interventions n'ont, malheureusement, pas été suivies de mesures suffisamment pratiques et efficaces. Le jour où l'on édictera des lois sévères pour la protection de l'éléphant, comme dans le cas de l'aigrette du Sénégal, il aura disparu...
Dans cette courte étude de la grande faune africaine, j'ai dû passer sous silence beaucoup de grands mammifères et tous les animaux de petite taille, moins impressionnants, certes, mais dont la vie n'offre pas moins d'intérêt.
Je veux dire pourtant quelques mots des oiseaux.
Je dois avouer avoir été profondément déçu par la faune ornithologique. Ni les couleurs, ni surtout le chant ne sont ce que l'on s'imagine. Quand on a parlé des «oiseaux des îles», dans lesquels on englobe les oiseaux africains, on croit avoir tout dit. Eh bien, je le déclare, leurs qualités sont fort exagérées, au moins pour les contrées où j'ai vécu. Évidemment, de-ci de-là, dans certaines régions, il existe de fort belles espèces, très richement colorées, mais littéralement perdues au milieu de la masse des oiseaux au plumage grisâtre ou roux, ou même noir. A l'ouest du Toro et de l'Uganda, dans des pays couverts de l'herbe à éléphant, il m'est arrivé de marcher huit jours de suite sans voir d'autres volatiles que des oiseaux noirs: hirondelles noires, traquets noirs, veuves noires, gobe-mouches noirs, ce n'était pas gai! Dans tous les pays montagneux, presque tous les oiseaux sont de couleur terne et ne jettent que des cris discordants. Dans les grandes plaines, ce sont encore les couleurs grisâtres qui dominent, mais les cris et les chants deviennent doux, tristes et monotones.
Un rameau chargé de nids. Ces nids en forme de
poire, construits par les «tisserins dorés»,
pendent comme autant de fruits à l'extrémité de
chaque brindille.
Les fauvettes qui, chez nous, dans notre vieille Europe, sont si gentilles, nous ravissent au printemps par leur gazouillis, ou comme la fauvette à tête noire, par des vocalises euphoniques et retentissantes, sont tout bonnement exaspérantes en Afrique.
Mettons à part ces délicieuses créatures qu'on nomme communément des colibris, que les ornithologistes appellent des nectarinidés et qui, eux, méritent bien leur réputation. Ce sont de mignonnes petites bêtes, toujours gaies, toujours en mouvement, infiniment variées de couleurs et de formes, construisant avec un art charmant des nids douillets feutrés de coton, suspendus au bout des branches ou des graminées folles.
Parmi les oiseaux au plumage le plus brillamment coloré, il faut citer le fameux foliotocole qui fait partie d'une série de petites espèces de coucous verts, répandus dans toute la zone tropicale.
Cet oiseau, que les dames élégantes connaissent bien, est d'un vert magnifique à reflet d'émeraude, le ventre est jaune d'or et les pattes bleues.
Tous ces petits coucous, foliotocole, coucou de Klaas, coucou vert du Cap (Chrysococcyx cupreus), ont la même nourriture, les chenilles velues, et les mêmes moeurs vagabondes de notre coucou d'Europe. Comme lui, ils confient à des étrangers le soin de leur progéniture; c'est ainsi qu'ils pondent leurs oeufs dans les nids des plus petites espèces d'insectivores tels que les colibris. Il semble même qu'ils aient une prédilection pour ces derniers. J'ai vu très souvent, notamment dans l'Uganda, des colibris de la plus petite taille alimentant avec ardeur de jeunes coucous insatiables, spectacle risible de Lilliput nourrissant un Gulliver géant. Comme le jeune coucou est rapidement trop gros pour son berceau en forme de poire suspendue par son pédoncule et ne présentant qu'un petit orifice circulaire, il est obligé de le quitter de très bonne heure et de se tenir à proximité sur une branche.
Il existe encore de nombreuses espèces teintées de couleurs éclatantes, mais rares sont celles qui atteignent la grâce et l'élégance de nos espèces familières.
Notre faune ornithologique, au seul point de vue de la couleur, peut même soutenir la comparaison sans trop de désavantage avec celle de l'Afrique: loriots, huppes, rouges-gorges, mésanges bleues, martins-pêcheurs, rolliers, geais, bouvreuils, chardonnerets, linots, etc., etc., forment une pléiade qui joint à la beauté l'élégance des formes qui manque, je le répète, à beaucoup de leurs congénères africains.
Quant au chant, nos oiseaux remportent la palme, et de loin.
D'ailleurs, nos insectivores européens forment le fond de la faune ornithologique africaine pendant cinq mois de l'année. Dans certains bocages, comme aux alentours de Kénia, du Rowenzori ou des volcans du Kivou, je me serais vraiment cru en France tant étaient abondants nos oiseaux.
Rien ne peut traduire l'émotion que j'éprouvai un jour dans une contrée sauvage, manquant de tout, éreinté, cherchant à regagner à marches forcées quelque contrée hospitalière, lorsque j'entendis un rossignol, rejoignant, par petites étapes, son bocage familier, chanter à gorge déployée sa chanson de France.
Ainsi, toutes nos espèces insectivores sont obligées pour des raisons alimentaires de gagner l'Afrique au moins au-dessous du Sahara, et la plupart descendent bien au delà de l'Équateur.
Nos hirondelles familières elles-mêmes sont innombrables en Afrique depuis octobre jusqu'en mars. Je les voyais souvent évoluer avec intérêt autour des grands fauves qui soulevaient en marchant des nuées de petits insectes, qu'elle happaient au passage. Sur les fils télégraphiques de l'Uganda Railway, j'estime à des centaines de mille le nombre de ces volatiles qui y faisaient une cure de termites. Ces insectes creusent de chaque côté de la voie des galeries d'où s'échappent dans les airs, pendant quelques jours et dans un but de fécondation, des milliers de mâles et de femelles ailés. Les mâles menus et déliés sont la proie des hirondelles; saisis au vol, happés au passage, ils constituent à ce qu'il paraît un régal pour ces charmants migrateurs.
Je vais dire quelques mots des oiseaux de taille supérieure. Considérons ceux qui vivent de chair. Leur nombre en est immense, le gibier ne faisant pas défaut. Des aigles de toutes tailles et de toute envergure planent inlassablement, surveillant de leur regard si aigu la brousse où s'ébattent perdrix, pintades et petits mammifères. Le plus grand et le plus fier est bien le magnifique aigle couronné (Spizaetus coronatus).
Au bord des cours d'eau, vivant de poissons, se tient, dans une immobilité hiératique, une espèce de toute beauté, c'est le grand aigle vocifer.
Tête et gorge d'un blanc pur, robe d'un beau marron rougeâtre, ailes noires, queue blanche, tel est le signalement sommaire du bel oiseau. Ouvrez son estomac et vous y trouverez de quoi faire plusieurs excellentes fritures. Ce pygargue vit par paires au bord des fleuves ou des lacs. Sur les rives du lac Albert-Edouard il m'a paru particulièrement abondant. Son nom de «vocifer» vient du cri qu'il articule constamment: claoû, clo, clo, clo, clo.
A côté de ces nobles animaux vivant de chair palpitante, voici toute l'immense tribu des «charognards». Vous avez tué un gibier quelconque, écartez-vous et interrogez attentivement le ciel. Là-haut, tout là-haut, dans les nuages, vous distinguez un point noir. Ce point grossit, grossit: c'est un vautour. Son mouvement de descente a été aperçu par un congénère qui planait dans la région, il arrive immédiatement, et ainsi de proche en proche, si bien qu'à un moment donné dix, vingt, trente vautours décrivent sans un coup d'aile leurs orbes de plus en plus rétrécis autour du cadavre. Aussitôt posés, quel empressement! Et, hardi, l'un s'en prend aux yeux, l'autre à la gueule, celui-là s'occupe du côté pile, celui-ci du côté face, plusieurs s'acharnent à tirer à eux la masse des viscères; bref, c'est un festin.
Dérangez la bande qui fait ripaille et vous verrez ceci: tous ces gros oiseaux inélégants vont courir lourdement quelques mètres en se dandinant sur leurs pattes gourdes, puis écartant les immenses voiles qui leur servent d'ailes ils vont quitter la terre à grands battements lents. Dix, vingt coups d'ailes au plus vont leur permettre d'acquérir suffisamment de vitesse pour s'élever désormais sans effort. Ces monoplans parfaits ont mis leur puissant moteur en mouvement pour s'élancer dans l'espace, puis, la vitesse acquise, ils s'élèvent, et évoluent désormais en vol plané. Et, de fait, ces grands voiliers montent, descendent, tournent et virent, parcourant d'immenses étendues de plusieurs centaines de kilomètres par jour certainement, sans un coup d'aile en dehors du départ lancé. C'est contraire à toute loi physique admise, je le veux bien, mais cela est, et il faudra nous inspirer de leur science et admettre que l'air est non seulement une résistance, mais une force capable de propulser si nous voulons vraiment voler pratiquement un jour.
Quoi qu'il en soit, et bien qu'on les regarde avec un peu de dégoût, ces oiseaux, vautours et marabouts, sont infiniment utiles.
Il y a une hygiène générale qui réclame la disparition à bref délai de toute chose corrompue. La nature a créé plusieurs catégories d'assainisseurs: le jour, les grands oiseaux dissèquent le cadavre, la nuit les chacals se gavent des reliefs, tandis que les hyènes croquent les os; enfin, une autre catégorie plus humble achève le travail, ce sont les insectes. Tous préposés à la disparition des derniers restes carnés, peauciers ou stercoraux, mouches, sylphes, dermestes, nécrophages et bousiers travaillent si bien que, quelques jours après sa mort, il ne reste plus du grand animal que quelques os blanchis et concassés.
Un dernier mot au sujet des autruches: elles sont encore assez abondantes en Afrique mais sont appelées à disparaître partout en dehors des réserves. Elles ont disparu spontanément du Sahara sans qu'on puisse en connaître la cause, probablement par suite d'une fatalité qui plane sur toutes les espèces géantes. Elles disparaîtront ailleurs pour d'autres raisons qui sont la chasse et la recherche trop active de leurs oufs. Il n'y aura évidemment là que demi-mal puisqu'on est entré partout dans la voie de leur domestication, source de richesse future pour nos possessions africaines. D'ailleurs, l'autruche est rustique et s'accommode des climats froids: je l'ai rencontrée à 2.000 mètres d'altitude; dans le midi de la France il existe une ferme d'autruches, et à Hambourg même elles résistent admirablement aux températures hivernales.
Puissent ces quelques notes de voyage décider les amateurs de chasses fructueuses, ainsi que les admirateurs de nature sauvage et primitive, à organiser des expéditions cynégétiques dans ces régions privilégiées.
Mais je conseille à ces lecteurs de se hâter s'ils ne veulent pas arriver trop tard.
La civilisation qui marche à pas de géant fait disparaître les animaux, abat les arbres, détruit toute couleur locale. C'est le sort qui attend, comme tant d'autres, ces contrées si admirables par le nombre et la variété de leur faune.
Dr Emile Gromier,
ex-chargé de mission par le Muséum
national
d'histoire naturelle.
Droits réservés.
La canonnière espagnole Général-Concha assaillie par les Maures du Rif. | Arrivée, par le vapeur Vicente-la-Roda, et débarquement à Melilla des morts et des blessés de la canonnière Général-Concha.--Phot. Lazaro. |
Les troupes espagnoles qui avaient pu occuper sans coup férir, il y a deux ans, Larache et El Ksar, puis, il y a quelques mois, Tétouan et Arcila, se trouvent actuellement en butte, dans cette partie du Gharb et du Djébala, aux mêmes attaques que dans le Rif au cours de 1909.
Aussi, dès le début du mois de juin, les Espagnols ont-ils dû se livrer à une double série de sanglantes opérations qui aboutirent d'une part à une défaite complète de l'ennemi, par le colonel Silvestre, le 12, dans le voisinage de Souk-el-Arba, et d'autre part, dans la région de Tétouan, à l'occupation, par la colonne du général Primo de Rivera, du mont Laouzian et à la dispersion d'une harka qui avait vainement repris l'offensive et qui laissa plus de 100 morts sur le terrain. Tandis que cette leçon était infligée aux Djébala, des symptômes belliqueux commençaient à se manifester aussi dans le Rif, jusque-là paisible au point qu'on avait pu y prélever des troupes espagnoles et indigènes envoyées comme renforts à Tétouan. Le caïd Chenguiti, qui organise la résistance contre l'avance française sur Taza, a été, en effet, proclamé aussi sultan par les Beni bou Yahi de la zone espagnole, et les émissaires de Raissouli prêchent la guerre chez les Beni Saïd et les Beni Ouriaghel.
Le soulèvement tend donc à se généraliser dans toute la zone espagnole.
La côte du Rif.
Mais l'épisode le plus tragique et sanglant de cette lutte s'est déroulé, par l'effet d'un fatal hasard, en un point écarté de son foyer principal. On apprenait, le 12 juin, que la canonnière espagnole Général-Concha, faisant sur la côte marocaine, entre le Peñon de Vêlez et Alhucemas, une croisière à la poursuite de la contrebande d'armes, s'était échouée par le brouillard dans l'anse de Bou Sikoub et se trouvait menacée non seulement des dangers habituels d'un naufrage mais des attaques de la féroce tribu des Bocoya qui, dans des circonstances semblables, avaient déjà pillé plusieurs navires et massacré leurs équipages, notamment, depuis 1874, ceux des bricks français Saint-Vincent, anglais Meyer, italien Sentino, hollandais Anna et divers espagnols.
En effet, on sut bientôt qu'un terrible drame s'était déroulé à bord du Général-Concha. Les Maures, du haut d'une falaise surplombant le navire échoué, criblèrent de balles le pont, rendant impossible la manoeuvre des canons, puis montèrent en foule à l'abordage. Une partie de l'équipage fut tuée, une autre capturée; le reste, retranché dans l'entrepont se défendit désespérément. Le commandant du navire, le capitaine de corvette Castaño, fut des premières victimes. Cependant un canot monté par quelques marins était allé porter à Alhucemas et Melilla la nouvelle du naufrage. Le gouverneur d'Alhucemas, parti à la hâte avec quelques soldats sur un vapeur marchand, assista impuissant à la boucherie. Enfin, arriva de Melilla la canonnière Lauria dont l'artillerie dispersa les Maures, qui évacuèrent la canonnière en y laissant les cadavres d'une vingtaine des leurs; mais les survivants de l'équipage durent gagner le Lauria à la nage, la fusillade interdisant l'approche de tout canot: 63 hommes sur 94 furent ainsi sauvés, parmi lesquels 17 blessés, dont un officier. Le commandant et 16 hommes avaient succombé, et le second, grièvement blessé, et 11 marins restaient prisonniers. On espère les racheter, grâce à l'intervention de Maures amis de l'Espagne. L'épave du Général-Concha fut détruite par le feu du croiseur Reina-Regente arrivé tardivement et qui bombarda aussi les douars des Bocoya. La perte matérielle n'est pas considérable, car cette vieille canonnière, lancée en 1882, jaugeant 568 tonnes et armée de 4 canons de 42 et 3 mitrailleuses, était déjà presque hors de service. Mais la nouvelle du drame et le débarquement des victimes à Melilla ont produit une vive impression.
A la suite de tous ces événements, le gouvernement espagnol a rappelé tous les hommes en congé et envoyé l'escadre entière au Maroc. Les milieux diplomatiques examinent aussi l'éventualité d'une intervention franco-espagnole à Tanger si la ville était menacée, et peut-être d'une action militaire des deux pays combinée dans les régions limitrophes des deux zones devant cette nouvelle explosion de fanatisme belliqueux.
On sent dans les événements qui se succèdent à Constantinople depuis le meurtre du grand vizir la marque d'un gouvernement énergique. Arrestation, jugement, exécution, le châtiment a suivi le crime de façon soudaine. La mort de Mahmoud Chefket n'aura rien changé à la situation intérieure de la Turquie et plutôt consolidé qu'affaibli le cabinet.
Jeudi 19 a commencé le procès des assassins devant la cour martiale. Le nombre des accusés s'élevait à 38, dont 24 présents, les autres en fuite. Ils ont fait des aveux complets.
Capitaine Kiazim effendi. Muhib bey.
Lieut. de vaisseau Chefki. Lieut. de caval. Mehmed Ali.
Zià bey. Topal Tewfik. Djevad.
LES AUTEURS OU COMPLICES DU MEURTRE DU
GRAND VIZIR MAHMOUD CHEFKET.--Sept des douze condamnés qui ont été
pendus le 24 juin, sur la place Bagadiz à Constantinople (photographiés
après leur arrestation).
Le 23, douze des accusés étaient condamnés à mort: le capitaine Kiazim, l'un des principaux instigateurs du complot; Muhib bey, qui avait organisé un service de renseignements pour venir en aide aux conspirateurs; Zià bey, comparse; Chefki bey, lieutenant rayé des cadres; le lieutenant Mehmed Ali, précédemment mis en disponibilité; Topai Tewfik, qui déchargea son revolver jusqu'à la dernière cartouche sur Mahmoud Chefket, le Circassien Djevad, puis le Damad Salih pacha, gendre d'Abdul Hamid; le colonel d'état-major Fouad bey, et, par contumace, le prince Sabaheddine, déjà condamné à mort par Abdul Hamid, le général Chérif pacha, Rechid bey, Nazim bey. Le sultan n'a fait aucune grâce. Le 24, à 3 heures du matin, après la lecture de la sentence et les prières des imams, douze des condamnés ont été pendus. Ils sont morts bravement, suppliant les assistants de les venger et de délivrer leur patrie, maudissant les tyrans et les juges qui les avaient condamnés.
"Fausses aigrettes" vivant au milieu des troupeaux, dans
l'Ouganda.
FAUNE D'AFRIQUE.--Autruches dans les plaines de l'Athi.
Grand éléphant mâle cueillant les pousses nouvelles des
arbrisseaux.
FAUNE D'AFRIQUE. Perroquets gris à queue rouge perchés
sur un bananier, dans l'Ouganda.
Phot. du Dr Em. Gromier.
ÉLÉGANCES MODERNES DANS LE PARC DU GRAND ROI.
Le goûter des «Amis de Versailles» dans le bosquet des Rocailles.
Les «Amis de Versailles» pratiquent, envers la ville du Grand Roi, objet de leurs soins éclairés, un culte délicat et charmant; et ils aimant à provoquer les occasions de la faire mieux connaître, et plus admirer... Lundi dernier, ils avaient organisé, à Versailles même, une manière de garden-party fort élégante, qui attira, sous les séculaires ombrages du grand pare, une foule choisie. Elle fut précédée d'une docte et savoureuse causerie de M. André Hallays: dans la grande galerie des Batailles, le conférencier retraça la vie du bon jardinier Jean de La Quintinie, grand ordonnateur du Potager de Louis XIV. Puis, après cette fête de l'esprit, on se rendit au bosquet des Rocailles où, dans le décor le plus noble, devant la majestueuse cascade, un goûter se trouvait servi. Et ce fut une heure exquise, évoquée ici par le dessin de notre collaborateur J. Simont, où Von reconnaîtra, très apparents ou dissimulés dans les groupes, quelques-uns des organisateurs de la réunion et de leurs invités: M. Millerand, ancien ministre de la Guerre et président des «Amis de Versailles»; Mme la comtesse de Castellane et Mme la marquise de Ganay, vice-présidentes; Mme la comtesse d'Haussonville; M. Henry Simond, vice-président; M. Charles Cambefort, trésorier; M. Pierre de Nolhac, conservateur du château; le comte Primoli; le comte de Fels; MM. Metman, Eugène Tardieu, secrétaire des «Amis de Versailles», etc.
Me permettra-t-on de rappeler, à propos de l'événement qui va, dans deux jours, remuer tout Paris, une anecdote que j'eus le plaisir de conter ici même, il y a quelques années? On m'avait dit: «C'est vous qui l'avez inventée, cette histoire-là, pour sûr...» Et comme je protestais, mes amis se mettaient à rire, haussaient les épaules. Hélas! que ne puis-je inscrire ici les noms vrais des personnages, à la place de ceux que j'avais cités. Car il n'y avait d'inventés, dans l'anecdote, que les noms propres,--et pour cause. Je suis condamné aujourd'hui, on le comprendra, à la même discrétion que naguère; mais j'affirme que les faits furent exactement tels que je les ai contés.
Une étrangère, charmante, Mme X..., maltraitée par son mari, s'était enfuie du domicile conjugal, et réfugiée à Paris, pour y rejoindre un artiste connu, qu'elle aimait (et qu'elle a d'ailleurs épousé, depuis cette époque). Il fallait éviter le scandale; et avant que fût ébruitée dans la ville où résidait Mme X..., et où elle était connue de tout le monde, la nouvelle de cette désertion, le frère de celle-ci --très respectable célibataire--accourait à Paris, pour supplier sa soeur de réintégrer son foyer. On imagine ce que fut la première conversation qui suivit (dans un appartement dont je pourrais indiquer l'adresse) l'arrivée du frère à Paris. Récriminations, menaces, supplications, injures... Mais l'étrangère tenait bon. Son protecteur aussi. Après deux heures de vains et exténuants colloques, on s'aperçoit qu'il est huit heures du soir, et qu'on a faim...
--Où dînez-vous? demande froidement l'artiste parisien au voyageur.
--Est-ce que je sais, moi? répond l'autre avec dignité.
--Dînez donc avec nous. Nous causerons. On descend. On hèle une voiture. On gagne un cabaret à la mode. On dîne. Et la conversation continue, mais moins véhémente, moins âpre qu'au début.
La chère est exquise; les vins sont de premier ordre. Et le frère, peu à peu, s'attendrit, prête une oreille moins hostile aux choses qu'on lui dit.
Soudain, et de l'air le plus naturel du monde:
--Qu'est-ce que vous faites demain? demande l'ami de Mme X...
--Qu'est-ce que vous voulez que je fasse? Je m'en vais. Je reprends le train...
--Vous ne pouvez pas faire cela.
--Pourquoi est-ce que je ne peux pas faire cela?
--Parce que c'est demain le Grand Prix, et qu'il est sans exemple qu'un étranger de passage à Paris la veille du Grand Prix n'ait pas retardé de vingt-quatre heures son départ pour y assister.
C'en était trop, et le pauvre homme se sentait terrassé. Le bon dîner, le bon cigare, l'atmosphère de Paris, les toilettes des femmes... ce Parisien qui semblait un excellent garçon, et sûrement rendrait sa soeur plus heureuse que n'avait fait son beau-frère... Tout de même, il pensa que, pour contenter sa conscience, il devait résister encore un peu; et, après avoir réfléchi, il dit d'une voix éteinte:
--Je ne peux pas aller à Longchamp.
--Pourquoi?
--Je n'ai qu'un chapeau mou.
On lui promit qu'un chapelier serait le lendemain à l'hôtel. Et, le lendemain à deux heures, coiffé d'un impeccable «huit-reflets», la fleur à la boutonnière, le frère de Mme X..., escorté de sa soeur et de son «ennemi», entrait au pesage de Longchamp. Il en revenait à quatre heures, ayant gagné trente louis, et bien résolu à plaider devant la famille la cause de la fugitive... Ce qu'il fit!
Depuis cette époque, le frère de Mme X... a pris l'habitude de revenir, chaque été, voir courir à Longchamp le Grand Prix.
Je suis sûr qu'il y sera dimanche.
*
* *
Mais bien que la solennité de Longchamp marque la clôture officielle de la Saison, l'Art ne consent point encore à désarmer, si j'ose dire, et les Expositions persistent... J'en signale deux, qui sont à voir et qu'il faut même--pour des raisons très différentes--avoir vues l'une et l'autre. La première est la délicieuse exposition, rue de Sèze, des «Petits Maîtres de 1830»; la seconde s'est ouverte dimanche dernier à la galerie La Boétie, où elle remplace cette émouvante Rétrospective d'Alphonse de Neuville dont j'ai naguère parlé. C'est l'Exposition d'un peintre sculpteur futuriste, nommé Boccioni. Et cette manifestation d'art eut un prélude: une conférence, où M. Marinetti, le sympathique apôtre du Futurisme, voulut bien nous démontrer,--ou plutôt nous affirmer, en termes obscurs et frénétiques, l'inutilité de la Syntaxe. Ils sont logiques, ces révolutionnaires; et l'on ne saurait s'étonner que la syntaxe, qui n'est autre chose, en somme, que le dessin du langage, exaspère des hommes à qui les antiques règles du dessin des formes, des figures, apparaissent comme «écoeurantes»... C'est le mot même dont se sert M. Boccioni, à la fin de la préface qu'il a écrite pour son catalogue: «Nous parviendrons à sortir de la continuité écoeurante de la figure grecque, gothique, michelangesque.»
La conférence de M. Marinetti avait attiré rue La Boétie un certain nombre de badauds ingénus et d'esthètes des deux sexes qui avaient préféré la joie d'assister à la condamnation de la syntaxe à celle de voir courir à Auteuil le Grand Steeple. Il y avait du monde. Il y avait même plus de monde que de chaises; car, autour de l'orateur, quelques jeunes filles s'étaient assises par terre pour écouter plus commodément. Autour d'elles, une vingtaine de dessins fixés au mur: combinaisons de lignes et de hachures dont le catalogue nous propose une explication plus confuse encore que le dessin lui-même. Et puis, la sculpture; onze «ensembles plastiques»: des morceaux de plâtre ajustés les uns aux autres, et qui signifient, paraît-il: des muscles «en vitesse», une «expansion spiralique» de muscles en mouvement, le «développement d'une bouteille dans l'espace», etc.; mais rien ne m'a plus ému qu'une sorte de tas blanc, de meringue énorme et bouleversée, au milieu de laquelle apparaissent une poignée de fenêtre, un carreau, des yeux humains, un chignon (en cheveux véritables) et qui figure au catalogue sous ce titre: «Fusion d'une tête et d'une croisée». Ça, vraiment, c'est à voir!!
J'entends dire: «Ces gens-là se moquent de nous». Je ne le crois pas. Mon
avis est qu'ils sont sincères. Est-ce que les gens qui ont l'appendicite
manquent de sincérité? Mais non. Ils sont simplement atteints d'un mal
qu'on ne connaissait pas il y a vingt ans, et qu'on guérit depuis qu'on
a appris à le connaître. De même, la Futurite apparaît-elle comme une
maladie nouvelle de l'esprit, dont il ne faut pas douter que les
neurologues ne viennent à bout, à moins que d'elle-même, après avoir
troublé quelques intelligences, elle ne disparaisse, un beau jour, de
nos climats...
Un Parisien.
Les concours du Conservatoire.--Les concours publics du Conservatoire national de musique et de déclamation se continueront aux dates suivantes: le 28 juin, piano (femmes); le 30, harpe et harpe chromatique; le 1er juillet, opéra-comique; le 2, tragédie; le 3, comédie; le 7, violon; le 8, piano (hommes); le 9, opéra; le 12, distribution des prix.
Expositions--Musée des Arts décoratifs (pavillon de Marsan): exposition rétrospective de l'art des jardins en France.--Hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau (29, rue de Sévigné): promenades et jardins de Paris depuis le quinzième siècle.--Grand Palais: Salon de la Société des Artistes Français; Salon de la Société nationale des Beaux-Arts. Clôture le 30 juin.--Galerie Lévesque (109, faubourg Saint-Honoré): oeuvres de Thomas Couture: peintures, aquarelles, dessins.--Galerie Manzi-Joyant (15, rue de la Ville-l'Évêque): pauvres de peintres modernes: Manet, Claude Monet, Sisley, Degas, Sézanne, etc.
Ventes d'art.--Hôtel Drouot: le 28 juin, dernière vacation de la vente de la bibliothèque de M. P.-A Cheramy, livres anciens et modernes.--A Pantin (Seine), 100, rue de Paris: le 30 juin, vente de boiseries anciennes, trumeaux, glace, console ancienne décorant un hôtel particulier et provenant en partie de l'ancien hôtel de la Guimard.
Fête de bienfaisance.--Le 30 juin, à 4 h., à la Comédie des Champs-Elysées, matinée donnée au profit de la Société philanthropique. Au programme: visions des grandes fêtes de ce printemps; visions des Indes de M. Gervais-Courtellemont. Billets chez la duchesse de Guiches (42 bis, avenue Henri-Martin); à Photo-Couleurs (5, rue Royale) et à la Comédie des Champs-Elysées.
Garden-Party.--Le Cercle national des armées de terre et de mer donnera une garden-party au Pré-Catelan, le 3 juillet. Le programme sera vendu au profit des blessés du Maroc.
Sports.--Courses de chevaux: le 28 juin, Longchamp; le 29, Longchamp (Grand Prix de Paris); le 30, Auteuil; le 1er juillet, Compiègne; le 2, le Tremblay; le 3. Maisons-Laffitte; le 4, Saint-Cloud; le 5, Amiens; le 6. Maisons-Laffitte.--Cyclisme: le 29 juin, départ du «Tour de France: à la piste municipale (Vincennes), les 29 juin, 3 et 6 juillet. Grand Prix cycliste de la Ville de Paris.--Yachting: le meeting international de navigation automobile «les Couleurs de Paris» aura lieu le 6 juillet en Seine, dans le bassin de Longchamp.
Il est permis, assurément, de ne point partager les idées philosophiques de M. le comte de Mun. On peut ne pas toujours suivre sur le terrain social le très éloquent et très catholique député du Finistère. Mais, il paraît difficile, par contre, que l'immense majorité des Français ne s'entendent pas, avec ce clairvoyant patriote, sur le terrain national. M. le comte de Mun, dans le recueil de faits et d'idées paru d'hier (1), nous persuade aisément que, depuis la foudroyante victoire des alliés balkaniques, laquelle a non seulement transformé l'état de l'Orient, mais créé, dans l'Europe entière un ordre nouveau, une «heure décisive» s'écoule pour la France. L'axe de la balance internationale est déplacé par les événements d'Orient. Que sera l'avenir de la Bulgarie si violemment exaltée par le succès de ses armes? Où s'arrêtera le magnifique effort de l'hellénisme ressuscité? Et, maintenant que la Turquie d'Europe n'est plus, en quels redoutables conflits vont se heurter les influences occidentales, de plus en plus âpres en Turquie d'Asie? Combien d'angoissantes incertitudes, de lourdes menaces pour l'avenir!
Un autre côté du grand drame apparaît dans l'éclat intermittent des disputes diplomatiques. Contre l'expansion allemande en Orient, des ports et des routes seront désormais défendus par des occupants tenaces. La mer Égée devient grecque. Où l'Allemagne trouvera-t-elle, demain, la mer libre nécessaire à sa croissante activité? «Redoutable question qui, pour la Belgique et la Hollande, peut devenir une question de vie et de mort.» La monarchie autrichienne qui frayait à l'influence germanique la voie de Salonique est obligée désormais de s'arrêter à l'entrée du chemin. La Russie, détournée des rives asiatiques, est ramenée par le réveil des peuples slaves vers le rôle que lui impose l'orgueil de son sang. Autant de causes impérieuses d'antagonisme formidable, de conflits internationaux, autant d'avertissements du destin qui justifient ce titre ardent: l'Heure décisive, que M. le député du Finistère donne à son livre opportun.
M. Albert de Mun fait prévoir le bouleversement qui pourra résulter, dans les systèmes d'alliance, de l'équilibre rompu en Orient. Les tendances actuelles de la Roumanie sont, à ce point de vue, très caractéristiques. M. Paul Labbé, qui vient de publier un bon livre documentaire sur la Vivante Roumanie (2), est convaincu que, malgré le gain de Silistrie, les Roumains ne pardonnent pas à leurs voisins leur victoire et l'accroissement de leur puissance: le petit Bulgare a grandi trop vite, «il sait trop bien se servir de ses armes, ce n'est plus un paysan négligeable, c'est déjà un voisin dangereux». La Roumanie, à la vérité, est à un tournant de son histoire. Où cherchera-t-elle maintenant ses alliances? La politique allemande n'a pas donné les résultats qu'on en attendait. Il apparaît de plus en plus que, désormais, Vienne s'entendra avec Sofia. Depuis quelques mois, les hommes d'État bulgares se sont bien souvent arrêtés dans la capitale autrichienne, et, tout récemment, la mission Guéchoff à Vienne accusait l'effort tenté. Tandis qu'une alliance entre l'Autriche et la Roumanie serait, semble-t-il, médiocrement accueillie par les sujets du roi Carol. «Qui sait, écrit M. Paul Labbé, si, bientôt, pensant aux Roumains de Bukovine et de Transylvanie, on ne parlera pas, à Bucarest, de la grande Roumanie, comme on fait à Belgrade de la grande Serbie? Ce serait là une bonne politique. C'est à Vienne, quoi qu'on en dise, que sont les ennemis des Roumains.» D'où l'on pourrait conclure que l'attraction si longtemps exercée sur le royaume danubien par la Triplice est bien près de finir.
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Note 1: L'Heure décisive. Emile-Paul, éditeur, 3 fr. 50.
Note 2: La vivante Roumanie. Lib. Hachette, 4 fr.
En d'autres temps, observe M. le comte de Mun, la France, libre de ses mouvements, eût, peut-être, par d'audacieuses initiatives, «pu tourner à sa gloire les événements auxquels le malheur dont elle traîne le pesant fardeau, l'a réduite à n'assister qu'en témoin». Cette réserve suffira-t-elle à la préserver? «Gardienne, malgré tout, contre l'Allemagne envahissante, de l'équilibre des nations, elle demeure, par sa position géographique, par sa force encore redoutée, par sa richesse toujours enviée, destinée aux premiers coups de l'inévitable conflit où tant d'intérêts contraires sont fatalement entraînés.» D'où la nécessité, en face du renforcement des effectifs allemands, d'accroître d'urgence la puissance de la barrière française. Les vibrantes et solides pages où M. Albert de Mun fait appel au pays contre la propagande destructive des socialistes et des antimilitaristes, son cri de raison contre une organisation de milices, soumise à toutes les influences parlementaires, pourrait emprunter une singulière force aux faits lamentables évoqués par le capitaine Choppin dans son livre sur les Insurrections militaires en 1790 (3). Dans cette étude, si actuelle par les rapprochements qu'elle permet d'établir avec de récents et pénibles incidents de casernes, on voit combien peut devenir détestable l'esprit de troupes braves et éprouvées quand elles sont travaillées par des fauteurs de désordre.
Ainsi, lorsque le régiment de cavalerie Mestre-de-camp-général est dirigé de Nancy sur Paris pour s'adjoindre aux troupes convoquées à l'occasion de l'ouverture des États généraux, les escadrons, à peine arrivés à Château-Thierry, sont inondés d'écrits séditieux. Des émissaires, partis de la capitale, viennent accentuer cette propagande, dès l'arrivée à Saint-Denis. De nombreuses désertions se produisent. Le corps est renvoyé, par ordre du ministre, à Nancy où l'effervescence se transforme en révolte. Les soldats enfoncent à coups de hache les portes des prisons, blessent leurs officiers et assomment leur général qu'ils mettent en cellule. Le lieutenant Désilles se fait tuer en se jetant sur un canon auquel les révoltés allaient mettre le feu. Des troupes fidèles interviennent et le régiment Mestre-de-camp-général est licencié.
L'insurrection de Royal-Champagne, en garnison à Hesdin, est également provoquée par les clubs de Paris. Un jeune sous-lieutenant prend la tête d'une révolte de sous-officiers. Trois députés arrivent de Paris pour encourager les mutins. Encore une fois des troupes fidèles ramènent l'ordre et chassent les rebelles de la ville.
Ce sont encore les excitateurs des clubs et les encouragements des députés, venus exprès de Paris, qui, en 1790, soulèvent le Régiment de la Reine en garnison à Stenay. Une terrible contagion de révolte menace l'armée qui, enfin, se ressaisit.
Le sous-lieutenant qui s'était fait le chef des révoltés de Royal-Champagne ayant vu de près le résultat de l'indiscipline chez le soldat, trouva son chemin de Damas. Démissionnaire après ces événements, il reprit du service aux premiers coups de canon et ne quitta plus les champs de bataille de 1792 à 1813. Maréchal de France à trente-quatre ans, sa maxime de guerre était que «toute infraction à la discipline est un crime». Le sous-lieutenant de Royal-Champagne était devenu duc d'Auerstaedt et prince d'Eckmühl. Il s'appelait Davout.
Davout, dans son âge d'expérience du moins, avait raison. L'armée
fortifiée chez nous et la discipline rétablie, la paix sera sans doute
mieux assurée qu'elle ne peut l'être par les efforts de l'internationale
financière et les manifestations de l'internationale ouvrière. L'horizon
sera plus clair et l'optimisme redeviendra possible. Car, en ces
instants graves d'aujourd'hui, des voix à la fois raisonnables et
conciliantes se font entendre aussi, et, après avoir parcouru avec un
peu de fièvre les pages où M. le comte de Mun nous parle des risques
immédiats d'une guerre européenne et cyclopéenne, nous aimons nous faire
rassurer par M. Georges Bourdon, qui vient d'enquêter en Allemagne pour
le Figaro, et qui, en de remarquables chapitres d'observation et de
documents (4), nous dit les possibilités d'une entente prochaine pour
une paix durable en Europe.
Albéric Cahuet.
Note 3: Édition Laveur, 3 fr. 50.
Note 4: L'Énigme allemande, lib. Plon, 3 fr. 50.
Voir, dans La Petite Illustration, le compte rendu de: le Sacrifice, c'est le devoir, c'est le salut, de M. Henry Pâté; l'Amour marié, de M. Ernest Gaubert; Nannio, de M. M. Luguet; l'Amour doux et cruel, de M. Jules Bois.
Les radiations lumineuses de la T. S. F. à la tour Eiffel.
Dans les fils d'antenne d'un poste puissant la tension électrique atteint souvent plusieurs millions de volts; aussi, par certaines nuits noires, ces fils se détachent sur le ciel en lignes de feu. Souvent, même, quand ils ne sont point visibles à l'oeil nu, les radiations ultra-violettes qu'ils émettent impressionnent la plaque photographique.
Nous avons déjà publié, le 18 mars 1911, une photographie qui, prise du Champ de Mars, le soir, montrait la tour Eiffel ainsi entourée d'un léger réseau lumineux. La photographie que nous reproduisons aujourd'hui a été prise dans la nuit du 21 au 22 juin, c'est-à-dire au solstice d'été à l'occasion duquel la Société astronomique de France célébrait sa 10e fête du soleil; elle a été enregistrée de la seconde plate-forme de la tour, pendant que le poste transmettait les signaux horaires de 23 h. 45, 47 et 49; et elle nous montre, sous une forme différente, ce curieux phénomène.
Les radiations lumineuses de la T. S. F. à la tour Eiffel.
Vue prise de la deuxième plate-forme en regardant le sommet,
dans la nuit du 21 au 22 juin, pendant les signaux horaires
de 23 h. 45, 47 et 49; les courtes lignes lumineuses
transversales sont les traces laissées par les étoiles
pendant la pose de 14 minutes.--
Cliché L.
Gimpel.
Le tango jugé en Argentine.
C'est une question fort débattue en ce moment de savoir si le tango, dont la vogue, décidément, s'affirme dans tous les salons bien dansants, et menace d'envoyer bostons et two-steps rejoindre les vieilles lunes, est gracieux ou malséant, admissible ou condamnable, s'il faut l'approuver ou s'en désoler, ou tout simplement s'en divertir... Le tango a ses partisans, ses détracteurs, --et aussi ses indifférents. Sollicités par des enquêtes, des écrivains, des artistes, des hommes du monde, des comédiennes, ont donné leur sentiment sur l'affaire. Un de nos lecteurs, qui habite l'Argentine, nous fait part, à ce propos, d'une opinion particulièrement autorisée, puisqu'elle vient du pays même où naquit, dit-on, le tango.
C'est celle de M. le docteur Infante, intendant municipal--nous dirions en France maire--de Rosario. M. le docteur Infante n'aime pas le tango, et il a pris, récemment, un sévère arrêté pour l'interdire dans les bals publics, sous peine d'une amende de 50 francs par infraction. Le maire de Rosario blâme particulièrement quelques figures du tango, qui ne constituent d'après lui qu'une «danse de nègres, capable de pervertir les goûts de la jeunesse».
En annonçant cette décision, un journal de la Mariana, la Nueva Epoca, l'accompagne de commentaires élogieux. Voilà donc le tango jugé indésirable en Argentine... Cependant les jeunes gens de France continuent, dans les derniers bals de la saison, à le pratiquer avec zèle. Mais survivra-t-il à l'été?
Fin de bâtonnât.
Ce fut, l'autre dimanche, grande fête dans le monde des avocats: en leur belle propriété du Prieuré des Basses-Loges, à Fontainebleau, l'éminent bâtonnier de l'Ordre et Mme Fernand Labori réunissaient les nombreux amis qu'ils comptent dans le barreau, la magistrature, la politique, les lettres, les arts. Par cette garden-party, qui fut en tous points réussie, Me Labori avait voulu marquer brillamment la fin de son bâtonnât: cette semaine, en effet, il devait abandonner ses fonctions, qui, mardi dernier, ont été confiées à Me Henri-Robert, élu sans concurrent.
Les réjouissances du Prieuré laisseront, entre toutes les réceptions auxquelles les bâtonniers ont coutume de convier leurs collègues, un souvenir précieux. Sur un petit théâtre de verdure, élégamment aménagé, un spectacle fut donné, qui comprenait des scènes de Samson et Dalila, d'Alceste, de Paillasse, de Carmen, et des danses. Pour un jour, le Palais tout entier s'était transporté dans ce magnifique parc des environs de Paris... Aucun photographe ne s'y trouvait; mais un des hôtes de la fête a bien voulu promener à travers les groupes l'indispensable appareil. Et c'est ainsi que, par une heureuse fortune, nous devons à M. Joseph Lemercier, président de section au tribunal de la Seine, les deux clichés reproduits ici.
Le Dr Dumontpallier et Charlemagne.
Mardi dernier, la Société d'Hypnologie et de Psychothérapie, sous la présidence du docteur Charles Richet, a inauguré, au cours de sa séance annuelle tenue dans la grande salle des Sociétés savantes, un buste du docteur Dumontpallier, qui fut médecin de l'Hôtel-Dieu et membre de l'Académie de médecine. Sa noble figure, aux traits puissants, à la barbe majestueuse, a été évoquée, de manière saisissante, par Mlle Hemmerlé. Pour réaliser cette ressemblance, l'artiste a pu s'inspirer d'un modèle inattendu: la statue de Charlemagne élevée sur le parvis Notre-Dame, qui reproduit très exactement les traits de Dumontpallier. C'est lui, en effet, qui, sur la demande du sculpteur Thiébault, posa jadis pour cette oeuvre célèbre... L'anecdote, que nous rapporte le docteur Bérillon, est curieuse, et bien peu de Parisiens sans doute la connaissent.
Le congrès forestier international
Le Touring-Club de France se plaît à nous surprendre, à de courts intervalles, par des initiatives toujours fécondes. Il y est encouragé par un succès persistant, et le congrès forestier international, qui vient de se tenir à Paris sous ses auspices, a montré une fois de plus l'autorité mondiale et la puissance de notre grande association touristique.
Plus de 600 personnes, parmi lesquelles toutes les sommités forestières de France et de l'étranger, avaient répondu à l'appel de M. Ballif, et c'est avec une méthode parfaite qu'ont été discutées les multiples questions inscrites au programme.
Il est impossible d'établir une statistique exacte des forêts éparses sur la croûte terrestre; toutefois, les documents actuellement réunis permettent d'évaluer la surface boisée mondiale à environ un milliard et demi d'hectares se répartissant ainsi:
Europe........ 314.468.500 hectares. Afrique....... 229.314.200 Amérique...... 146.752.200 Asie.......... 386.003.100 Australie..... 94.430.000 Total...... 1.670.968.000 hectares.
Si on met à part la Russie d'Europe, qui possède 196 millions d'hectares de forêts, la France, avec ses 9.800.000 hectares boisés, occupe le premier rang en Europe, suivie de très près par l'Autriche, la Hongrie, la Prusse et l'Espagne.
En présence de ces chiffres, on conçoit que l'aménagement et la conservation des forêts présentent un intérêt économique de premier ordre, tant au point de vue de l'exploitation commerciale que sous le rapport de la régularisation du régime des eaux. Or, avec le régime fiscal français, les propriétaires sont obligés de couper à l'excès s'ils veulent tirer quelques ressources de leurs forêts. L'impôt atteint en moyenne 112% du revenu pour les forêts feuillues, il varie de 27 à 40% pour la futaie. Le Congrès a donc demandé l'évaluation du revenu imposable d'après une nouvelle base; en même temps, il a envisagé, les moyens de régler l'intervention de l'État dans la gestion des bois particuliers et de classer comme «forêts de protection» les forêts reconnues nécessaires au maintien des terres sur les pentes, à la protection contre les avalanches et à la défense du sol contre l'érosion.
A ces deux questions, d'une importance primordiale, s'en rattache une autre qui, depuis longtemps déjà, a particulièrement retenu l'attention du Touring-Club: création d'un «parc national» intangible, comme celui que la Suisse a récemment créé dans la Basse-Engadine, aux environs de Zernez. Grâce à l'initiative de M. Mathey, conservateur des forêts, ce parc est aujourd'hui constitué dans l'Oisans, une des plus belles régions du Dauphiné. Englobant le cirque de la Bérarde et une partie du territoire de Saint-Christophe, il comprend déjà près de 13.000 hectares. Il n'y a plus qu'à l'aménager en y construisant les sentiers et les huttes nécessaires et en y réintroduisant les espèces animales ou végétales qui ont disparu. Ce qui, sans doute, ne tardera point, grâce à la collaboration du Touring-Club.
Mme Félia Litvinne sur la scène du théâtre de verdure. |
Me Henri-Robert. M. et Mme F. Labori. M. Lescouvé, proc. de la Républ. |
Inauguration du monument aux victimes du Pluviôse, à
Calais.--Phot. M. Labroy.
Trois ans exactement après les funérailles solennelles qui furent faites aux vingt-sept victimes du Pluviôse, en présence du chef de l'État et des membres du gouvernement, on a inauguré, dimanche dernier, à Calais, un monument commémoratif de la catastrophe. Pour un mausolée élevé naguère au cimetière du Chesnois, à Belfort, et que nous avons montré dans notre numéro du 17 août 1912, le statuaire Bartholomé avait imaginé d'exécuter, en bas-relief, une figure de la Douleur nationale tendant au-dessus de la mer, en un geste désespéré, la couronne des héros et des martyrs. Le monument de Calais, oeuvre émouvante de M. Emile Guillaume, représente un génie ailé qui se penche, au ras des flots, sur le capot du sous-marin, comme pour apporter à ceux qu'il renferme le suprême réconfort.
Le vice-amiral Jauréguiberry, délégué par le ministre de la Marine, a présidé la cérémonie d'inauguration, à laquelle assistait, formant la garde d'honneur, l'équipage actuel du Pluviôse remis en service.
Brindejonc des Moulinais porté en
triomphe à son arrivée à
Saint-Pétersbourg.
Nous avons conté dans un précédent numéro le magnifique voyage de l'aviateur Brindejonc des Moulinais qui, parti de Paris à l'aube, était arrivé à Varsovie à l'heure du dîner. Après quelques jours de repos dans la capitale de la Pologne, l'audacieux champion s'est remis en route pour Saint-Pétersbourg, ayant à franchir une nouvelle distance d'environ 1.050 kilomètres à vol d'oiseau.
Contrarié par un fort vent debout, Brindejonc ne put, cette fois, dépasser la vitesse de 75 à 80 kilomètres à l'heure, soit à peu près la moitié de la vitesse réalisée entre Paris et Varsovie. Immobilisé vingt-quatre heures à Dvinsk, il acheva, avec sa maîtrise habituelle, un trajet que la force du vent et les difficultés d'atterrissage rendirent fort pénible.
Les Busses firent à notre compatriote une réception enthousiaste; M. Sredinski lui remit une coupe de l'Aéro-Club; M. Boris Souvorine, au nom du journal Vetcherme Wremya, lui en offrit une autre qui portait cette inscription: «A la première hirondelle qui nous vient de la patrie de l'aviation».
Brindejonc, qui compte revenir à Paris par la voie des airs, en suivant une autre route qu'à l'aller, a quitté Saint-Pétersbourg, et la première partie de ce voyage constitue un nouveau raid magnifique. Après une escale à Reval, il a pris son vol pour Stockholm où il est arrivé mercredi matin, ayant franchi une distance de 750 kilomètres, dont plus de 300 au-dessus de la mer Baltique.
C'est une femme d'élite, au grand coeur, à l'âme élevée, un être tout de bonté et de noblesse, qui vient de disparaître: Mme Lucie Félix-Faure-Goyau s'est éteinte prématurément, dimanche dernier, à Paris, après une courte maladie. Elle était à un âge où l'on pouvait prévoir qu'elle donnerait longtemps encore des preuves de son activité généreuse. Elle avait quarante-sept ans.
Mme Lucie Félix-Faure-Goyau.
--Phot. Chéri-Rousseau.
A l'Elysée, la fille du président Félix Faure avait fait apprécier à tous ceux qui l'approchaient le charme de son esprit sérieux, extrêmement orné, sa distinction, sa culture. Dès cette époque, elle se consacra aux oeuvres de charité, qui devaient absorber la plus grande partie de ses efforts: la Ligue fraternelle des Enfants de France fut fondée sous ses auspices, et bien d'autres associations, comme l'Union mutualiste des Françaises et l'Union pour le développement des Associations professionnelles de femmes, lui durent un précieux appui.
Son goût pour les lettres, les arts, la connaissance qu'elle avait de toutes les questions religieuses et sociales, la portèrent, après la mort de son père, à faire oeuvre d'écrivain. Ses remarquables études sur le cardinal Newmann, sur Sainte Catherine de Sienne, sur les Femmes dans la Divine Comédie, sur les soeurs de Pascal, témoignent de la sûreté de son jugement, de la singulière vigueur de son intelligence.
En 1903, elle avait épousé M. Georges Goyau, qu'une rare communauté de croyances et de travaux unissait à elle. Cette femme d'une grande piété, qui savait allier le goût du recueillement et de la méditation aux nécessités mondaines, laisse l'exemple d'une vie harmonieuse, vouée tout entière au bien.
L'idée était originale de montrer, dans le royaume des ombres, deux amants descendus les premiers, à l'heure où le mari les rejoint pour trouver aux enfers le prestige qui lui fit défaut sur terre. Tel est le sujet du petit acte en vers de M. Maurice Allou, intitulé les Ombres, représenté à la Comédie-Française par la gracieuse Mlle Leconte et MM. Croué, Deheily et Reynal.
Le Million, l'amusante comédie-vaudeville de MM. Georges Berr et Marcel Guillemaud, que le Palais-Royal vient de reprendre, retrouve tout le succès qui l'accueillit lors de sa création. Cette histoire bouffonne d'un billet de loterie oublié dans la poche d'un vêtement à la poursuite duquel les personnages les plus extraordinaires se précipitent, ne peut pas se raconter. Il faut aller en suivre les péripéties divertissantes au Palais-Royal où une distribution très brillante ajoute encore au comique irrésistible de la pièce.
Le théâtre du Grand-Guignol a renouvelé une fois de plus son affiche avant les ardeurs de l'été. Le nouveau spectacle offre cette variété de sujets que comportent les programmes de la maison. L'Affaire Zézette, de MM. Vély et Mirai, histoire d'huissier et de demi-mondaine, est une pièce pour rire, tandis que Dans la Pouchkinskaïa, de M. Gaston-Ch. Richard, est un drame russe à faire pleurer; autant que les acteurs, la poudre y parle. La Buvette, de M. Montrel, est celle de la Chambre des députés; on s'y désaltère avec agrément en revenant des Terres chaudes, de M. Lenormand, où blancs et noir» se comportent selon les lois de l'injustice; dans ce milieu de perversion morale, les bons pâtissent et les méchants triomphent. La Petite Dame en blanc, de M. Paul Giafféri, montre de l'humour, et la Réussite, amusante pièce de M. Max Maurey, représentée naguère, continue à réussir.
Les invités privilégiés de M. le comte de Clermont-Tonnerre viennent d'avoir, encore cette année, l'occasion d'applaudir, dans sa résidence de Maisons-Laffitte, deux oeuvres inédites: Namouna, de M. Nozière, et les Fanfarons, de M. Félix Gandéra. La première de ces pièces est un léger badinage galant, finement railleur, et qui s'agrémente d'une partie de danses fort bien réglées. On a fait grand succès à l'acte juvénile et véridique de M. Gandéra.
Le temps a enfin permis la réouverture du théâtre de verdure du Pré-Catelan. Dans ce cadre délicieux, quatre pièces ont été représentées avec succès. Le Dernier Bohème, de M. Irénée Mauguet, est une aimable fantaisie. Le Triomphe de Salomé, de M. Battanchon, renouvelle de façon heureuse un thème qui semblait épuisé. M. Nozière, en traitant la fable d'Adonis, s'est complu à imaginer des anachronismes divertissants avec un sujet de drame antique. Enfin, M. Jean Jullien, dans sa comédie Promenons-nous dans les bois, a fait évoluer de très modernes jolies femmes, pensant que le loup n'y est pas.
Ici vient s'ajouter une double page en couleurs, de Georges Scott: LE PRINTEMPS SUR LE CHAMP DE BATAILLE.
LE PRINTEMPS SUR LE CHAMP DE BATAILLE
Tandis que la paix si malaisément concertée par les diplomates, à travers tant d'obstacles et tant d'intérêts opposés, tardait à se conclure, l'irrésistible paix du printemps, celle qui fait tout oublier, et qui transforme la terre même des champs de bataille, s'est étendue sur les plaines et les coteaux d'Andrinople... Il y a quelques mois, la trêve de la neige avait, en ces mêmes lieux, arrêté l'effort des assiégeants, qui, de leurs tranchées où ils subissaient les morsures du froid, pouvaient apercevoir la ville convoitée, incertaine sous le ciel gris. Elle dresse aujourd'hui ses minarets sur l'horizon bleu, et, tout alentour, le sol où pousse abondamment l'herbe vivace se pare des couleurs de la floraison. De loin, des yeux hantés par les images de la guerre croiraient distinguer, çà et là, sur la campagne, la ronde fumée qu'y pose l'éclatement d'un obus: ce n'est, heureusement, que la boule fleurie d'un arbre fruitier,--inoffensif shrapnell de la belle saison. Cependant, parmi ce renouveau plus tendre encore de succéder aux pires rigueurs, l'acharnement d'une longue lutte a laissé des traces émouvantes. La terre bouleversée marque la place où s'enfoncèrent les obus. Les projectiles épars des canons Krupp disent l'ardeur du combat, sur certains points... Mais ils ne servent plus maintenant qu'à amuser les petits enfants.
Composition de GEORGES SCOTT.
Note du transcripteur: A l'exception de la composition
de GEORGES SCOTT, les suppléments mentionnés en titre
ne nous ont pas été fournis.