Title: L'Illustration, No. 0019, 8 Juillet 1843
Author: Various
Release date: November 18, 2011 [eBook #38042]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 0019, 8 Juillet 1843.
Nº 19. Vol. I.--SAMEDI 8 JUILLET 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.
Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an, 32 fr.
pour l'Étranger. 10 20 40
Les Marbres de Magnésie et de Thessalonique; une gravure.--Courrier de Paris,--Observations météorologiques du mois de juin.--Nécrologie John Murray; portrait. Mademoiselle Lenormand; portrait; Main gauche de l'impératrice Joséphine; une Consultation de mademoiselle Lenormand.--Tombeaux de Casimir Périer et de Casimir-Pagès; deux gravures.--Le Major Anspech, nouvelle, par M. Marc Fournier (suite et fin); une gravure. --Bâtiments à hélice. Arrière du bâtiment à vapeur l'Archimède; Hélice du Napoléon vue de différents côtés; Hélices suivant le système de Rennie; Arrière du Napoléon; Plan et Coupe du Napoléon.--Les deux Marquises, comédie, par M. E. L. (Suite et fin)--Théâtres. Une Scène de Loïsa.--Nouvelles du Muséum d'histoire naturelle. Animaux récemment arrivés: l'Éléphant et la Genette.--Annonces.--Une Caricature: Grande victoire remportée sur saint Médard.--Échecs.--Le Quêteur du Mont-Carmel; portrait.--Rébus.
Depuis quelques années l'attention des antiquaires se portait vers l'Asie-Mineure, terre encore imparfaitement explorée et qui, d'après les récits de Walpole et de Leake, devait offrir au zèle des collecteurs une abondante moisson de monuments. MM. Charles Fellows et Texier, chacun dans un premier voyage d'exploration, avaient fait connaître à la France et à l'Angleterre, par les rapports qu'ils adressaient d'Asie à leur gouvernement respectif, l'existence de villes et de nécropoles presque entièrement debout et dont les constructions, encore toutes remplies de sculptures, méritaient d'être étudiées par les archéologues et les artistes européens. L'Angleterre expédia un brick vers les côtes de la Lycie, et M. Fellows dépouilla la vieille cité de Xanthus d'une admirable série de bas-reliefs aussi curieux sous le rapport historique et mythologique que précieux par leur exécution. La France ne voulut pas rester complètement, en arrière dans cette lutte artistique, et M. Charles Texier fut à son tour chargé d'enrichir nos Musées de quelques débris arrachés à l'Asie-Mineure. Il se transporta donc sur les bords du Méandre, dans la ville de Guselhissar, l'ancienne Magnésie. Cette colonie thessalienne, dont la fondation, suivant Pline, remonte à la guerre de Troie, conserve encore les restes imposants d'un théâtre, d'un aqueduc et de divers autres monuments, entre lesquels le voyageur avisa le Temple de Diane, renversé par un tremblement de terre à une époque très-reculée. M. Charles Texier remarqua qu'une partie de l'édifice était tombée dans la vase d'un marécage,-et devait en conséquence être exempte de fractures. En effet, les fouilles mirent à découvert une frise magnifique, longue de 81 mètres, sur 1 mètre environ de hauteur, représentant le Combat des grecs contre les Amazones, et de la plus entière conservation.
Au mois de mars 1843, la gabare l'Expéditive entrait dans le port de Toulon, rapportant les marbre» de Magnésie. Elle reprit immédiatement la mer et se rendit au Havre, où ces marbres furent transbordés, arrimés et conduits à Pans, sous la surveillance de M. Texier. Ils sont actuellement déposés sur l'esplanade du Louvre, en attendant qu'on en fasse une exposition publique.
Les archéologues ne sont pas d'accord sur l'époque à laquelle on doit faire remonter les bas-reliefs du Temple de Diane Leucophryné. Les uns les croient de la dernière époque de l'art et vont jusqu'à prétendre qu'ils n'ont pu être produits que du temps de Constantin, sans penser qu'alors le paganisme n'avait plus les ressources nécessaires à la construction d'un édifice aussi grandiose que l'est le temple de Magnésie; d'autres jugent, avec beaucoup plus de raison, que cette immense frise, taillée d'une façon large, et pleine de caractère, qui rappelle pour la composition les bas-reliefs de Phygalie, n'est aussi négligée en quelques points que parce que les artistes ont du sacrifier le fini à l'effet dans une oeuvre placée à 20 mètres au-dessus du spectateur. On est porté à assigner le milieu du quatrième siècle avant Jésus-Christ, c'est-à-dire le règne d'Alexandre le Grand, comme âge au temple de Magnésie.
La même gabare l'Expéditive a ramené de Thessalonique un sarcophage qui avait été découvert en 1837 et acheté par M. Gillet, consul de France. Sur le socle doivent reposer d'eux figures assises: un jeune homme barbu, portant un rouleau de parchemin, et une dame aux cheveux nattés, vêtue d'une chlamyde légère, et tenant à la main une couronne de narcisses. Les faces antérieures et latérales du monument représentent les combats d'Achille et de Penthesilée. Sur la face postérieure sont deux guirlandes, un aigle et deux griffons. Le sarcophage, que représente notre gravure dans une proportion exagérée relativement au monument du Louvre, est romain et du troisième siècle de notre ère; il rappelle tout à fait le magnifique monument d'Alexandre Sévère et de Mamée que l'on admire au Musée du Capitole. On y a trouvé, dans une boîte de cèdre, une bague, deux colliers, des pendants d'oreilles et quelques bijoux, qui ont été remis au pacha, et achetés, tant par un antiquaire de Smyrne que par le cabinet de Vienne.
La semaine a été attristée par deux événements funestes qui sont venus désoler, presque le même jour, deux familles heureuses, deux hommes appartenant au monde éclatant et illustre, l'un par ses hautes fonctions dans l'État, l'autre par sa popularité. Le jeune fils d'un ministre, la fille unique d'un orateur célèbre, sont morts à quelques heures de distance, tous deux à la fleur de l'âge et frappés tous deux d'un trépas inexorable et subit. Un valet a trouvé le jeune homme sans mouvement et noyé dans son bain.--Ailleurs, des cris, des sanglots, troublent tout à coup le silence de la nuit; on s'éveille, on accourt, on s'empresse; les parents, pâles, haletants, désespérés, se penchent sur une couche virginale: la jeune fille menait d'y exhaler son âme! Il y a peu d'heures encore, à la chute du jour, elle courait dans ces vertes allées, effleurant d'un pied rapide le gazon et les fleurs, et, de son sourire de seize ans, souriant à l'azur du ciel et à la blancheur des étoiles; maintenant elle est immobile et sans vie. De ces deux pères si cruellement éprouvés, le premier est un des chefs du camp ministériel: le second, depuis douze ans, mène l'opposition au combat. Ils s'étaient rencontrés plus d'une fois dans la lutte ardente, chacun se distinguant par la couleur de sa bannière: les voici rapprochés et confondus dans la même infortune; la mort se mêle à tous les partis; la mort n'a pas d'opinion politique.
Cette double catastrophe a touché les plus indifférents. On a plaint le jeune homme, on a plaint la jeune fille, on a plaint surtout les mères qui survivent. Il n'est pas de coeur assez froid et assez égoïste, pour rester inaccessible à l'émotion de ces grands et tristes exemples que Dieu donne, par intervalle, de la fragilité de la vie et du mensonge de cette lueur fugitive et trompeuse qu'on appelle le bonheur. Ce n'est pas que la mort soit une découverte nouvelle: chaque jour, dans cette immense ville si animée et si riante à la surface, il y a des yeux rouges de larmes qui veillent au chevet des mourante, et des cercueils qui s'acheminent à travers les rues d'un pas lent et lugubre. Mais toutes ces douleurs se perdent dans leur nombre même et dans leur obscurité; on les regarde passer sans émotion, parce qu'on ne sait ni qui elles sont ni d'où elles viennent. Ce n'est que dans ces occasions solennelles, où la mort arrive sur les sommets et coupe les grandes tiges, que tout le monde devient attentif. Le linceul funèbre, flottant dans les hauts lieux, frappe et avertit tous les regards: alors, les plus intrépides éprouvent un frémissement et examinent tout autour d'eux, comme si en effet la mort allait entrer; on pense avec une sorte d'effroi à ceux qu'on aime, et les mères, suivant les enfants d'un oeil plus occupé, leur donnent des baisers pleins d'inquiétude et de tendresse.
Mademoiselle Barrot avait dix-sept ans à peine; elle s'appelait du nom de Marie, doux nom que portent deux autres jeunes filles, bonnes et charmantes comme elle, et soeurs par l'amitié, dont les fraîches années s'épanouissaient aussi, l'autre jour, dans la verdure et dans les fleurs, tandis que d'une oreille attentive et charmée j'écoutais le bruit du sable s'agitant sous leur course légère, et leur voix argentine qui égayait l'air de cris joyeux et doux.
Lundi dernier, un char funèbre attelé de quatre chevaux caparaçonnés de deuil et suivi d'une foule attristée, gagnait l'église d'Argenteuil. Au milieu du char s'élevait un cercueil recouvert d'une tenture blanche et surmonté d'une blanche couronne: c'était la jeune morte qui partait avec ce nombreux cortège de pleurs et d'amers regrets. Les hommes mêlés aux intérêts les plus graves et aux luttes les plus acharnées étaient venus se ranger derrière cette simple, innocente et douloureuse couronne, oubliant le combat de tous les jours et concluant un armistice sur ce cercueil. Si quelque chose, en effet, peut rapprocher les partis et amollir les âmes les plus endurcies au jeu de l'ambition et aux haines de la politique, c'est une tombe qui s'ouvre pour saisir et dévorer éternellement tant de jeunesse, de beauté, de dons charmants et d'espérances!
J'ai encore à vous parler d'une pauvre mère, mais d'une mère misérable et délaissée. Celle-ci n'a ni un nom célèbre pour abriter sa douleur, ni un cortège solennel d'amis illustres pour faire honneur à ses larmes: l'abandon, le malheur, la faim, sont ses hôtes et sa seule escorte. Si la mort était venue frapper à la porte de sa mansarde, elle aurait ouvert avec joie, lui disant de sa voix affamée: «Entre, toi qui délivres!» Mais la mort n'a pas voulu lui donner ce soulagement; la cruelle et la fantasque s'en est allée, comme nous l'avons vu, s'asseoir au seuil des heureux à qui la vie souriait de son plus beau sourire.
Cette malheureuse femme se résignait à la faim pour elle-même; mais cette enfant, cette blonde petite fille aux yeux bleus, qui se plaint, souffre, et lui tend ses petits bras amaigris, qui apaisera ses cris, qui la nourrira? La mère est épuisée de travail; elle a vendu jusqu'à sa dernière loque: il n'y a plus rien dans son réduit désert, rien que le désespoir. Faut-il donc que son enfant meure! «Non!» dit la mère désespérée; et, la saisissant dans ses bras, elle descend rapidement l'escalier noir et tortueux, et se met à courir par les rues de la ville, au hasard, haletante, égarée. Enfin elle arrive dans le quartier du plaisir et de la richesse. Un équipage, attelé de deux chevaux coquets et piaffants, s'arrête à la porte d'un brillant magasin; une femme élégante, effleurant de sa main gantée l'épaule d'un grand valet galonné, s'élance et entre d'un pied fin et rapide dans ce bazar du luxe et de la fantaisie. La pauvre mère reste immobile à l'aspect de cette riche livrée; elle compare sa misère à cette fortune; elle se dit que la triste et pâle créature qu'elle presse contre son sein appauvri ne mourrait pas de faim si le ciel lui accordait seulement quelques restes de ce bonheur dépensé à pleines mains par cette grande dame. Puis, regardant autour d'elle d'un oeil inquiet si quelqu'un ne l'aperçoit pas, elle s'approche furtivement de la voilure et y glisse son cher et douloureux fardeau; l'enfant se roule et se blottit sous les moelleux coussins, poussant un cri mêlé de souffrance et de joie. Près de là, inquiète et l'oeil toujours fixé sur sa fille, la mère reste debout et attend.
«Qu'est-ce! dit avec terreur la baronne en apercevant l'enfant dans sa calèche; d'où cela vient-il?--Je ne sais, madame,» répond le grand valet tout ahuri. Les passants s'assemblent; une femme pâle, tremblante, embarrassée, se mêle à cette foule. «Malheureuse! s'écrie un sergent de ville qui voit son trouble, c'est toi qui as mis l'enfant dans la voiture!» --Le sergent de ville est un fin renard.--«Oui», dit la pauvre mère, et la voilà qui raconte sa misère et son désespoir. Ah! vraiment, infortunée, on a bien le temps de l'écouter!--En prison,! en prison!--et on l'emmène en prison, et les chevaux hennissants emportent la souriante baronne, qui disparaît.
La mère a comparu cette semaine devant la police correctionnelle, baissant les yeux, rougissant, pleine de sanglots; son récit naïf et mouillé de larmes sincères a ému la loi et l'a désarmée; le tribunal l'a déclarée absoute;--absoute de quoi?--absoute d'avoir voulu empêcher sa fille de mourir de maladie et de besoin! Un grand crime, en effet! Ainsi, nous avons des sergents de ville et des juges pour jeter en prison les pauvres mères qui n'ont pas de pain à donner à leurs enfants, tandis que les baronnes échappent à la main qui les supplie, et se débarrassent de la pitié et de l'aumône au grand galop de leurs chevaux. O justice des hommes! que vous laissez à faire à la justice de Dieu!
Cette aventure m'avait jeté dans des idées de misanthropie, quand j'entendis frapper à ma porte d'un doigt résolu. «Entrez!» La clef tourne dans la serrure, le battant s'ouvre, et j'aperçois un homme, le chapeau à la main, qui s'avance vers moi d'un air à la fois humble et solennel.
Il avait de cinquante à cinquante-cinq ans; son chef était recouvert d'une perruque blonde qui s'avançait en pointe sur le front, laissant, vers chaque oreille et derrière la nuque, passer quatre ou cinq mèches égarées de cheveux gris: tempes sillonnées de rides, sourcils épais, hérissés et formant l'arc-boutant habit vert-pomme déteint, gilet à collet droit, parsemé de gros bouquets de fleurs et descendant sur l'abdomen, chemise de calicot à petits plis, jabot d'étoffe de couleur soutenu par une énorme épingle en verroterie, cravate blanche à pointes empesées, pantalon prenant naissance au cou-de-pied, bas de coton, souliers à boucles, allure déhanchée et pieds en dehors, tel était mon homme. «A qui ai-je l'honneur de parler? lui dis-je.--Monsieur, me répondît-il en me saluant dans les règles, à la façon du maître à danser de M. Jourdain; monsieur, je suis le père de la débutante; je viens vous recommander la petite;» et son oeil, se fixant sur moi, s'illumina de tendresse et de joie paternelle.
J'avais devant les yeux un de ces originaux que Vernet, le regrettable comédien, a saisis sur le fait et représentés avec tant de verve comique et de vérité. Qu'il me soit permis cependant d'ajouter quelques détails généalogiques à ce portrait exécuté de main de maître.
Les débutantes ont des pères de toutes natures; il y en a d'authentiques, il y en a d'anonymes. Nous n'avons rien à dire de ceux qui se dérobent dans la nuit et les mystères de la paternité. Quant à ceux qui en acceptent les honneurs, les charges et les fonctions ouvertement, on peut en rendre bon compte. Cette classe de pères se compose d'espèces bizarres et se recrute à droite et à gauche. Les uns font partie des instruments de l'orchestre; ils sont tambours, flûtes, bassons, altos, violoncelles. Le tam-tam en donne en assez grand nombre et la clarinette en produit beaucoup; les autres sortent de la cabane du souffleur. On en trouve aussi parmi les machinistes, les contrôleurs, les régisseurs et les maris de mesdames les ouvreuses de loges.
Hors des murs du théâtre, dans le monde extérieur, les pères en question se rencontrent particulièrement dans la nation des portiers. On ne sait pas combien cette estimable classe, vouée au cordon et au manche à balai, fournit de jeunes-premiers au vaudeville, d'ingénues à l'opéra-comique, de princesses innocentes à la tragédie et de féroces tyrans au mélodrame. Je puis citer pour exemple un très-honnête portier qui s'intitule concierge; celui-là, tout en ouvrant religieusement sa porte et en allumant avec zèle le bougeoir du locataire, a trouvé moyen de mettre au monde un Orosmane pour les départements, une Célimène pour le théâtre Chanteraine, deux Ruy-Blas et trois Antony à l'usage de la banlieue. Depuis ce temps, il est devenu un homme de très-belle littérature; tous les matins, mon gaillard récite une tirade de Zaïre, quelques vers du Misanthrope et de Victor Hugo, en balayant sa cour. Cependant les portiers eux-mêmes cèdent le pas aux acteurs de province dans l'histoire de cette grande race que nous appelons les pères de débutantes; c'est dans les coulisses de canton et de chef-lieu qu'elle se recrute et s'alimente particulièrement.
Le père de la débutante est donc, en général, un comédien, le plus souvent comédien en retraite, un vieux brave meurtri au feu de la rampe et qui a éprouvé des malheurs. Ordinairement ce n'est pas à Paris qu'il a combattu; notre héros a vieilli à la fumée de quelques quinquets obscurs et dans la poussière d'un théâtre souvent ignoré. Un jour, il est vrai, le père de la débutante a rêvé le bruit, l'éclat, la gloire. Perché sur l'impériale de la diligence, il est venu demander à Paris l'héritage de Talma, d'Ellévion ou de Fleury; mais une bourrasque, un vent aigu a déraciné ce grand chêne.
Si le père de la débutante avait échappé à l'orage, si la fortune lui avait permis de mordre un peu à l'aise au fruit de l'arbre dramatique, peut-être n'y songerait-il pas pour sa fille. Ayant vu la gloire de près, il en connaîtrait le néant. Mais il a eu soif et faim toute sa vie; or, en bon père, Tantale veut procurer à ses enfants ce bonheur qu'il n'a jamais pu goûter, le bonheur d'étancher sa soif et d'apaiser sa faim; il veut les élever sur le piédestal où il n'a pas su monter; il veut s'illustrer et conquérir des bravos, sinon dans sa propre personne, du moins pour les siens, par son sang et dans sa race.
Un beau matin donc, le père de la débutante arrive de Pont-Sainte-Maxence ou de Nogent-sur-Seine, avec un sac de nuit contenant une chemise, trois mouchoirs à carreaux, une paire de bas, un costume de père noble, et sa fille de dix-sept ans, son espoir, son trésor, son orgueil, l'ange, la fée qui doit redorer ses galons, peupler le désert de sa bourse, glorifier son nom et mettre des talons à ses bottes.
Au moral le père de la débutante se mire dans sa fille; c'est lui-même qu'il adore en elle, sa propre personne, son esprit, son talent, son génie si longtemps méconnu; ce qu'elle a de grâces, de jeunesse, de beauté, d'intelligence, elle le tient directement de son père; elle ne hasarde ni un pas, ni un geste, ni une révérence, qu'il n'en soit fier: c'est pourtant lui qui a fait tout cela des pieds à la tête! Quant aux moeurs et à l'innocence, l'enfant est tout le portrait de madame sa mère, qui eut quatre ou cinq maris inscrits à la mairie, sans compter les aspirants.
La petite ira certainement aussi loin qu'elle voudra: il y a de l'étoffe de quoi faire une Mars, une Malibran, une Dorval; dix Dorval, dix Mars, dix Malibran! Allons! monsieur le directeur, un engagement pour ma fille! Un rôle pour ma fille, monsieur l'auteur! Et vous, charmant journaliste, faites quelque chose pour la petite, qui vous le rendra bien!
Vernet nous a montré le père de la débutante au moment décisif et fatal du début de l'enfant: on ne peut rien ajouter à ce tableau; toutes ses entrailles paternelles sont émues; sa nuit est pleine de cauchemars et de rêves couleur d'espérance. Au point du jour il est debout, éveillant sa fille, l'excitant par les conseils et par les remontrances, lui recommandant avec inquiétude d'être tranquille, de n'avoir pas peur, de penser à ses aïeux, de ne pas manger ses mots et de faire attention à ses entrées. Le soir, le voyez-vous dans la coulisse? il la suit de l'oeil, il l'encourage du geste, il tressaille au bruit le plus léger. Est-ce un bravo? est-ce un sifflet? Ici, l'âme du père de la débutante est en proie au flux et reflux et au roulis; tantôt les applaudissements l'enivrent; voilà enfin sa race et son nom au faîte de la colonne! il n'a plus qu'à se précipiter dans les bras de sa fille, en s'écriant comme ce héros enseveli dans sa propre victoire: «J'ai assez vécu!» Tantôt, un bruit aigu perce d'outre en outre son coeur paternel et dissipe ses rêves. Tel le coup de sifflet du machiniste fait disparaître le site riant et fleuri, et met à sa place une noire caverne ou un souterrain diabolique. Que de pères de débutantes ont vu s'évanouir ainsi l'image triomphante qu'ils se faisaient de leurs admirables filles, trop heureux de les retrouver le lendemain, en chair et en os, dans l'humble condition des utilités, des comparses ou des dames de choeur! O vanitas vanitatum!
«C'est bien, dis-je à mon homme, j'irai ce soir entendre mademoiselle votre fille.--Ah! monsieur, que de bonté! J'espère qu'elle se conduira bien et que vous serez content d'elle.» Je tins parole au bonhomme. La merveille fut horriblement sifflée. A la chute du rideau, j'aperçus le père de la débutante qui me guettait au détour de l'orchestre. Embarrassé de sa déconfiture, je cherchais un biais pour l'éviter, mais lui se jetant sur moi comme un limier sur sa proie: «Eh bien! monsieur, que dites-vous de l'enfant?--Ce n'est pas trop mal, lui répliquai-je, croyant adoucir sa blessure. --Pas trop mal! parbleu, je le crois bien; elle a été tout simplement sublime! C'est que l'enfant me ressemble, voyez-vous!» Et il me quitta brusquement dans un état de satisfaction exaltée difficile à décrire.
--Hier, une charmante petite fille, se roulant devant moi sur les genoux de sa mère, se mit à dire: «Maman, veux-tu me permettre d'aller dans le jardin jouer avec ma carrosse?» On rit beaucoup et l'on se moqua de la petite; un académicien qui se trouvait là, se retourne d'un air d'immortel et lui dit: «Ce n'est pas ma carrosse, mademoiselle, c'est mon carrosse.» Et notre docteur de se rengorger dans sa cravate blanche.
Pardon, monsieur l'académicien, mais mademoiselle en sait plus long que vous et faisait tout simplement de la grammaire rétrospective. On parlait comme elle du temps de Malherbe et de Corneille; beaucoup de mots ont changé en effet de genre et de valeur de Louis XIII à Louis XIV. Malherbe emploie énigme au masculin, et les belles marquises du siècle de Corneille disaient une carrosse, exactement comme cette enfant que vous venez de morigéner. Le jour où Louis XIV faillît attendre, il demanda, dans le trouble de sa colère, qui avait retardé l'arrivée de son carrosse. La reine-mère, prenant le contre-pied de la leçon de notre académicien, observa que c'était sans doute sa carrosse que S. M. avait voulu dire. Le roi, qui était dans un de ses beaux accès de despotisme naissant, répéta d'un ton haut et d'une voix impérieuse: «Mon carrosse!» Depuis ce jour-là, les carrosses sont devenus du genre masculin et n'en roulent pas moins.
John Murray, le célèbre éditeur de Walter Scott et de lord Byron, est mort le mardi 25 juin dans sa maison d'Albemarle-Street, après une courte maladie.
John Murray naquit le 22 novembre 1778, dans la maison n° 32 de Fleet-Street. Son père exerçait la profession de libraire, et ne vendait que des ouvrages de médecine. Il était fils unique, et il eut le malheur de devenir orphelin à l'âge de quinze ans. A sa majorité il s'associa avec le principal commis de son père, qui avait continué son commerce. Mais ils ne tardèrent pas à se séparer. M. Highley alla s'établir au nº 21, où son fils tient encore aujourd'hui une librairie médicale, et John Murray resta au n° 32. Toutefois il ne voulut pas se borner à la spécialité dans laquelle son père avait fait sa fortune; et, à dater de 1805, il commença l'importante série de livres historiques ou littéraires qui ont valu à sa maison la réputation universelle dont elle n'a pas cessé de jouir depuis cette époque. Nous ne mentionnerons pas ici les titres de tous les grands ouvrages qu'a publiés pendant quarante années John Murray. Il nous suffira de rappeler qu'il fut l'éditeur de lord Byron, de Walter Scott, de Thomas Moore, de Crabbe, de Washington Irving, de Milutan, de Southey, de Croker, de Lockhart, etc.; et qu'il fonda la Quarterly Review, cette revue tory qui a souvent vaincu sa redoutable rivale, la Revue d'Édimbourg.
John Murray, décédé le 25 juin.
En 1806, John Murray avait épousé miss Elliot, la fille de M. Elliot le libraire d'Édimbourg. En 1812, il acheta le fonds de librairie et la maison de Miller, et il quitta Fleet-Street pour revenir s'installer un nº 50 dans Albemarle-Street. A dater de cette époque, chacune de ses entreprises commerciales fut un nouveau succès. Ses dernières publications, les Mémoires du Lieutenant Eyre et de Lady Sale, se sont vendues à un nombre considérable d'exemplaires. Une seule fois son bonheur l'abandonna; il essaya de créer un journal quotidien ayant pour titre: le Représentatif. Après un an de sacrifices inutiles, il se vit obligé de renoncer à cette publication trop coûteuse.
Murray ne fut pas seulement l'éditeur heureux des plus grands écrivains anglais du dix-neuvième siècle, il sut mériter et conserver leur amitié. Byron,--personne ne l'ignore, --avait pour lui une affection et une estime particulières. Son salon d'Albemarle-Street fut, pendant bien des années, le lieu de réunion favori de tous les littérateurs, les artistes et les savants de Londres. Chaque jour, à deux heures de l'après-midi, on y trouvait une assemblée choisie. Lord Byron s'y rendait très-souvent: «Son grand plaisir, dit un jour Murray au rédacteur de l'Athenaeum, était de pousser des bottes aux livres élégants que j'avais disposés avec ordre sur mes rayons. Il mettait le désordre dans les rangs, atteignant toujours le volume qu'il avait pris pour but. Aussi, ajoute-t-il en riant, étais-je parfois très-satisfait d'être débarrassé de lui.»
Murray se montra, durant tout le cours de sa longue carrière, digne du titre de gentleman. Il était bienveillant et généreux; il avait d'excellentes manières et des goûts distingués. On raconte de lui une foule d'anecdotes qui font honneur à son esprit ou à son coeur. Il payait très-chèrement les manuscrits qu'il avait le désir de publier; souvent même il donna aux auteurs le double de la somme convenue; ainsi il acheta à Campbell ses Spécimens of the Poets 500 livres, et il les paya 1,000 livres. Allan Cuningham reçut de lui 50 livres sterl. en sus du prix fixé par leur contrat, pour chacune de ses biographies des artistes anglais. Il voulut avoir dans sa galerie de tableaux les portraits de tous les hommes de mérite dont il éditait les ouvrages, et il les fit peindre à ses frais par des artistes de talent. Cette curieuse collection renferme des chefs-d'oeuvre de Lawrence, de Philipps, de Pickersgill, de Hoppuez, de Wilkie, etc.
Murray est mort à l'âge de soixante-six ans. Pendant quarante ans il n'a pas cessé de prodiguer aux principaux écrivains de l'Angleterre des encouragements efficaces. Il a été plus généreux envers eux qu'aucun autre libraire à aucune autre époque, dans aucun autre pays; c'est un hommage que nous nous plaisons à lui rendre. N'est-ce pas là une belle et noble profession? une vie honorablement et utilement remplie?
Murray laisse une veuve, trois filles et un fils, l'auteur des excellents Handbooks for Travellers, qui jouissent déjà d'une réputation méritée.
Le mardi 27 juin la foule se pressait aux portes de l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. L'église était tendue de blanc; Dans le choeur s'élevait un somptueux catafalque, dont les lames d'argent scintillaient à la clarté des cierges. Le corbillard, traîné par quatre chevaux, suivi de pleureuses et de dames en grand nombre, s'est dirigé lentement vers le Père-Lachaise, et les curieux assemblés, après avoir questionné les gens du convoi, se répétaient: «Mademoiselle Lenormand, la fameuse tireuse de cartes, l'amie de l'impératrice Joséphine, est morte!»
Mademoiselle Lenormand, qui déjà avait doté l'une de ses nièces de 300,000 francs, laisse 500,000 francs en propriétés foncières. Elle a gagné cette fortune à faire de grandes et petites patiences, à lire dans le marc de café, à examiner des blancs d'oeufs, à distribuer des espérances ou des alarmes. C'était la dernière représentante des antiques sibylles de Cumes, de Delphes, d'Érythée, d'Ancyr, de Tibur ou autres lieux. Elle pratiquait de bonne foi la science chimérique de Corneille Agrippa, de Cagliostro et d'Etteila; et comme elle avait par intervalle deviné juste, comme elle avait été servie parle hasard ou par sa pénétration, elle s'était acquis une célébrité qui lui survivra.
Marie-Anne Lenormand, morte le 25 juin 1843, était née à Alençon (Orne) en 1772. Sa mère passait pour l'une des plus belles femmes de France. M. Lenormand ramena à Paris peu de temps après son mariage, et quand elle parut aux Tuileries, les admirateurs l'environnèrent avec un empressement si flatteur, mais en même temps si importun, qu'elle fut obligée de se dérober aux hommages par une retraite précipitée. À Versailles, au grand couvert, Louis XV remarqua la jeune Alençonnaise et demanda qui elle était. On vint dire, à M. Lenormand: «Le roi a distingué votre femme; votre fortune est assurée.» L'honnête homme savait à quel prix il la fallait acheter, et dès le lendemain les deux époux, fuyant les séductions de la cour, avaient repris le chemin de la Normandie.
Élevée à l'abbaye royale des dames bénédictines d'Aleriçon, Marie-Anne Lenormand y fit des progrès rapides dans les langues mortes et vivantes, le dessin, la peinture, la musique, etc. Dès l'âge de sept ans, elle donnait des preuves d'une singulière aptitude à deviner les événements futurs. L'abbesse du couvent des Bénédictines fut destituée pour inconduite et enfermée dans une maison de correction. Grande rumeur parmi les soeurs et les pensionnaires: à qui sera confiée la direction du troupeau? Pendant qu'on délibérait là-dessus, la petite Lenormand prédit que le choix du roi tomberait sur une certaine dame de Livardie, et la prophétie se réalisa dix-huit mois après; il y avait alors six mois que mademoiselle Lenormand avait quitté les Bénédictines pour les dames de Sainte-Marie. La nouvelle abbesse renvoya chercher, lui donna une fonction d'honneur dans la cérémonie du sacre, et la présenta à l'évêque Grimaldi comme une enfant de haute espérance.
A dix-sept ans, au commencement de 1789, mademoiselle Lenormand annonça la chute du trône, des changements dans la constitution du clergé et la suppression des couvents. Ces présages, inspirés par les circonstances, n'avaient rien de miraculeux; mais il était extraordinaire qu'une aussi jeune personne, s'élevant brusquement au niveau des esprits éclairés, comprit l'imminence et l'intensité des tempêtes politiques, et qu'elle proclamât hautement ce que les plus audacieux disaient tout bas.
En 1790 elle vint à Paris, et fut placée en qualité de lectrice auprès d'un vieillard, M. d'Amerval de la Saussotte, dont Marat, dans son Ami du Peuple, désignait la maison, rue Honoré-Chevalier, nº 10, connue un rendez-vous de royalistes. Mademoiselle Lenormand se posa de prime abord comme devineresse, et fut promptement en vogue dans la haute société parisienne. Plus l'avenir devenait sombre et incertain, plus les privilégiés recherchaient des opérations cabalistiques qui éclaircissaient leurs doutes et raffermissaient leur courage. Quand Marie-Antoinette fut en prison, Marie Lenormand, royaliste ardente, ne s'en tint pas à tirer les cartes: elle entreprit de la faire évader. Déguisée en commissionnaire et portant un panier de fruits, elle fut introduite à la Conciergerie par madame Richard, femme du concierge et Machouis, administrateur des prisons. Elle trouva la reine accablée, désespérée, sourde à toute proposition de salut. La destitution de l'administrateur mit fin aux tentatives de la sibylle libératrice.
Sibylle, telle était la qualité qu'elle s'arrogeait alors, car elle avait quitté sa place de lectrice pour établir un bureau de divination rue de Tournon, nº 153, aujourd'hui nº 5. A ses premiers clients, s'adjoignirent des hommes qui, embarqués, dans la Révolution, en appréhendaient, pour eux et pour leurs projets, les désordres aléatoires. Au mois de floréal an II (mai 1794). elle reçut la visite de Robespierre, de Saint-Just et de La Force, administrateur du bureau central de sûreté générale: «Vous serez, leur dit-elle, condamnés et exécutes dans l'année.» Peu de temps après, la sibylle était conduite à la Petite-Force, comme contre-révolutionnaire, ayant fait des prédiction pour troubler la tranquillité des citoyens et amener une guerre civile. En prison, elle fut la providence des femmes» nobles, auxquelles elle fit pressentir une délivrance prochaine. Mademoiselle Montansier, ex-directrice des théâtres de la cour, allait être transférée à la Conciergerie, lorsque mademoiselle Lenormand lui dit: «Mettez-vous au lit, faites la malade; un changement de prison serait la mort, mais vous l'éviterez et vous vivrez très-âgée.» En effet, les personnes transférées prirent sur l'échafaud, et mademoiselle Montansier fut sauvée par le 9 thermidor.
Ce fut à la Petite-Force que Marie Lenormand entama avec Joséphine de Beauharnais, la future impératrice, des relations qui lui ont valu en grande partie sa popularité. Superstitieuse commue toutes les créoles, Joséphine lui fit passer des notes du Luxembourg, où elle était détenue, en la priant de lui prédire son sort et celui de son mari. «Le général Beauharnais, répondit l'oracle, sera victime de la Révolution. Sa veuve épousera un jeune officier, que son étoile appelle à de hautes destinées:»
Délivrée par la cessation de la Terreur, Marie Lenormand reprit ses séances prophétiques. En 1795, consultée par Bonaparte, qui songeait à demander du service au Sultan, elle lui dit: «Vous n'obtiendrez point de passe-port; vous êtes appelé à jouer un grand rôle en France. Une dame veuve fera votre bonheur, et vous parviendrez à un rang très-élevé par son influence; mais gardez-vous d'être ingrat envers elle: il y va de votre bonheur et du sien.»
Mademoiselle Lenormand décédée le
25 juin.
Sous le Consulat, le 2 mai 1801, la sibylle fut mandée à la Malmaison par Joséphine, et lui présagea des grandeurs nouvelles. Lors de la formation du camp de Boulogne, ayant annoncé que le premier Consul échouerait s'il tentait une descente en Angleterre, elle fut conduite aux Madelonnettes, où on la garda du 16 décembre 1803 au 1er janvier 1804. Elle subit une seconde détention en 1808, pour avoir prédit que l'Empereur voulait se rendre maître des États-Romains, et que la guerre d'Espagne lui serait funeste. Cette dernière persécution lui inspira un gros livre in-8: les souvenirs prophétiques d'une sibylle sur les causes secrètes de son arrestation du 11 décembre 1809. Persiflée à l'occasion de cet ouvrage, par le Journal de Paris, les Débats et le Nain Jaune, elle inséra de longues réponses dans le Courrier du 20 septembre et le Constitutionnel du 24 septembre 1815. Puis, comme pour défier la critique, elle se mit à publier volume sur volume: Anniversaire de la mort de l'Impératrice Joséphine, in-8, 1815; la Sibylle au tombeau de Louis XVI., in-8, 1816; les Oracles sibyllins, in-8, 1817; la Sibylle ou congrès d'Aix-la-Chapelle, in-8, 1819; Mémoires historiques et secrets de L'Impératrice Joséphine, 2 vol. in-8, 1820, réimprimés en 3 vol. en 1827. Tous ces ouvrages sont également écrits dans un style emphatique et diffus. L'auteur parle sérieusement de ses rapports avec Ariel, esprit super-céleste tout-puissant; du mérite admirable de Cagliostro, possesseur des dix séphiroths; de Phaldarus, génie de la recherche des choses occultes, qui lui apparaît sous la forme d'un vieillard vêtu d'une longue tunique verte. Ces rêveries ne méritaient pas l'honneur d'un procès; la magistrature belge jugea toutefois à propos de l'aire arrêter la pythonisse, qui était venue exercer à Bruxelles. Après plusieurs interrogatoires, elle fut renvoyée devant le tribunal de Louvain, comme s'étant vantée de posséder la flèche d'Ahuris, une loupe magique et un talisman précieux, et ayant ainsi employé des manoeuvres frauduleuses pour persuader l'existence d'un pouvoir et d'un crédit imaginaires, etc. Condamnée à un an de prison, elle fut acquittée en appel, aux acclamations de toute la ville. Les détails assez curieux de cette cause sont consignés dans les Souvenirs de la Belgique, Cent jours d'infortune, ou le Procès mémorable, in-8, 1822.
Main gauche de l'impératrice Joséphine,
étudiée, «d'après les règles de la
chiromancie, par mademoiselle
Lenormand.
Mademoiselle Lenormand a fait paraître encore l'Ange protecteur de la France au tombeau de Louis XVIII, in-8, 1824; le prospectus d'un ouvrage inédit, Album de mademoiselle Lenormand, 5 vol. in-4, et 80 vol. in-8; l'Ombre immortelle, de Catherine II au tombeau d'Alexandre Ier, in-8, 1826; l'Ombre de Henri II au palais d'Orléans, in-8, 1831; Manifeste des Dieux sur les affaires de France, in-8, 1832; Arrêt suprême des Dieux de l'Olympe en faveur de la duchesse de Berri et de son fils in-8, 1833.
Marie-Anne Lenormand avait adopté un cérémonial uniforme pour tous ceux qui la consultaient. Un vieux domestique en habit noir introduisait le consultant dans l'antichambre, en disant: «Mademoiselle est occupée, veuillez attendre.» Ce procédé dilatoire, en usage chez les médecins et les avocats, a pour but de persuader au client qu'il n'est qu'une unité d'une queue interminable. Au bout de dix minutes, le vieux domestique vous menait dans un cabinet oblong à l'extrémité duquel était assise la prêtresse, le front ombragé d'un turban. Le long du mur, à gauche de la porte, était une bibliothèque remplie des ouvrages de Jean de La Taille, Jean Helot, Nostradamus, Albert de Souabe, Le Loyer, Gaspard Poncer, Apomazar, Léonard Vair, etc. La sibylle vous adressait huit questions: «Quel est le mois et le quantième de votre naissance?--Quel est votre âge?--Quelles sont les premières lettres de vos prénoms et du lieu de votre naissance?--Quelle couleur préférez-vous?--Quel animal aimez-vous le mieux?--Pour quel animal éprouvez-vous le plus d'antipathie?--Quelle est la fleur de votre choix?--Voulez-vous le grand jeu ou le petit jeu?» Elle commençait ensuite ses opérations chiromanciennes, cartomanciennes, captromanciennes, ooscopiennes ou cafémanciennes.
Une consultation de mademoiselle Lenormand.
Nous ne pensons pas devoir nous étendre sur ces puérilités divinatoires. A quoi bon expliquer, d'après Delrio, Taisnier ou de La Chambre, comment chacun des doigts est consacré à une planète, le pouce à Vénus, l'index à Jupiter, le doigt du milieu à Saturne, etc.? A quoi bon chercher ce qu'on peut voir dans un jeu de cartes ou dans quelques gouttes d'eau versées sur un miroir? Nous sommes de l'avis de saint Ouen, évêque de Rouen, qui disait à ses ouailles: «Ne croyez point aux sorciers, je vous en conjure; ne les consultez pour aucun objet.» La seule divination admissible est celle dont les résultats sont amenés par la perspicacité naturelle; la méthode d'induction est le véritable esprit divinatoire. S'il s'agit des États, les événements passés ou présents ont des conséquences faciles à pronostiquer; s'il s'agit des individus, le tempérament, la physionomie, l'âge, les manières, nous signalent le caractère du consultant; et les actions étant toujours conformes aux penchants, nous arrivons à des hypothèses assez exactes.
Ce qui a rendu mademoiselle Lenormand si fameuse, c'est d'avoir compté parmi ses adeptes Fouché, Barras, David, Denon, Moreau, madame de Staël, Talma, le chanteur Garât, le prince de Talleyrand et la plupart des hommes illustres de l'Empire. Nous reconnaissons volontiers qu'elle ne manquait ni d'esprit ni d'érudition; mais puisse-t-elle, pour l'honneur du dix-neuvième siècle, avoir emporté l'art divinatoire dans son tombeau!
Tombeau de Casimir Périer.--Architecte, M. Achille
Leclerc; statuaire, M. Corlot
Deux cérémonies funèbres ont eu lieu ces jours derniers au cimetière du Père-Lachaise. Deux monuments dont une souscription publique a fait les frais, ont reçu les restes de Casimir Périer, mort premier ministre, et ceux de Garnier-Pagès, enlevé si jeune à la tribune parlementaire. Les mots de services rendus au pays, de monument national, ont été prononcés au pied des deux tombeaux; et cependant les foules de chaque cortège, animées de sentiments bien divers, n'ont ni les mêmes voeux ni le même but. Nous n'avons pas à retracer la vie publique de Casimir Périer ni celle de Garnier-Pagès: le monument nous occupe ici plus que le personnage; cependant, qu'il nous soit permis de le remarquer, ces deux hommes, avant la révolution de 1830, auraient siégé sur les mêmes bancs, soutenu la même lutte, travaillé à la même oeuvre; s'ils avaient disparu alors, les mêmes voix auraient béni leur mémoire. Un grand événement arrive et imprime une marche nouvelle aux destinées de la France: Casimir Périer croit que la révolution est le dénouement du drame, Garnier-Pagès n'y voit que son exposition; de cette divergence dans les idées est née la différence dans la conduite. Les deux hommes politiques ont déployé dans la lutte, selon leur génie, beaucoup de talent et de courage; la mort, interrompant leur oeuvre commencée, a arraché l'un aux affaires; qu'il dirigeait avec énergie, l'autre à la tribune qu'il occupait avec distinction. Leurs partisans ont regardé la perte de ces illustres chefs comme un malheur public; de là un double élan national dont les monuments funèbres sont la solennelle manifestation.
Tombeau de Garnier-Pagès, par David (d'Angers.
Chacun de ces monuments a un caractère qui lui est propre, et convient tout à la fois au personnage qu'il honore et au parti qui l'élève.
Le tombeau de Casimir Périer, banquier opulent, ancien régent de la banque de France, premier ministre, etc., est d'un beau style et d'une grande richesse; les proportions en sont larges et dénotent un architecte habitué à des conceptions d'une plus haute portée et à des constructions plus grandioses; les ornements en sont magnifiques. Le monument fait honneur au talent de M. Achille Leclerc.
La statue est ressemblante: c'est bien là cette nature élevée, belle, énergique; la pose rappelle une volonté fière, le mouvement du bras une action ferme. Les bas-reliefs représentent les images de l'Éloquence t de la Justice et de la Force; le dessin en est correct et l'exécution savante.
Voici les inscriptions gravées sur le tombeau: La Ville de Paris, pour consacrer la mémoire d'un deuil général, a donné à perpétuité la terre ou repose un grand citoyen.
On lit au-dessus de l'Éloquence: Sept fois élu député, président du conseil des ministres sous le règne de Louis-Philippe Ier, il défendit avec conscience et courage l'ordre et la liberté dans l'intérieur, la paix et la dignité nationale à l'extérieur.
On lit au-dessus de la porte du caveau: La reconnaissance publique a érigé ce monument sous la direction d'Achille Leclerc, architecte; de Corlot statuaire: et par les commissaires Aubé, président du Tribunal de Commerce; Benoist, colonel de la garde nationale; comte de Château-Giron, lieutenant-général; duc de Choiseul, pair de France; Philippe Dupin, député, bâtonnier de l'ordre des avocats; de Kératry, député; comte Lobin, maréchal de France: le baron Seguier, premier président; Philippe de Ségur, pair de France.
Le monument s'élève isolé au centre de mille allées du jardin funèbre, au bas d'une colline, au milieu d'une pièce de gazon; de beaux arbres l'enveloppent à moitié de leur ombrage semi-circulaire.
Le tombeau de Garnier-Pagès n'a pas cette magnificence qui n'aurait pas convenu à la destinée modeste du simple député, Garnier-Pagès repose au milieu de la foule; mais comme la place a été bien choisie! que de calme dans ce lieu solitaire! comme le style du monument et original et sévère! UNE TRIBUNE AU-DESSUS D'UN CERCUEIL! On découvre là-bas tout Paris dans le lointain. Le cercueil est en marbre noir, la tribune en marbre blanc et sa base en granit; l'oeil contemple avec recueillement, au-dessus de la tribune, la couronne civique et la liste éloquente des principaux discours du jeune orateur.
On lit sur le tombeau, pour toute inscription:
GARNIER-PAGÈS,
SOUSCRIPTION NATIONALE.
David (d'Angers), artiste si plein d'énergie et de nobles sentiments, que l'on trouve toujours quand il s'agit de gloire nationale, a donné le dessin de ce monument.
(Suite et fin--V. p. 261.)
M. le major Anspech fredonna ces petits vers en se dandinant de la façon la plus galante dans le long fourreau noisette qu'il appelait sa redingote, ce qui donna quelque chose de si extravagant à sa tournure, que le factionnaire préposé à la porte des Tuileries eut quelque remords de l'avoir laissé passer.
Néanmoins, le major, dès qu'il fut entré dans l'avenue des orangers, reprit un peu d'assiette et de décorum. De plus, il redressa si haut la tête et roidit tellement le jarret, qu'il parut tout à coup d'une longueur au-dessus de toute idée, et qu'on l'eut pris pour l'épée d'un Suisse de Marignan faisant un tour de jardin.
La promenade offrait ce jour-là toutes les splendeurs imaginables. Le soleil miroitait sur les grands bassins rayés d'ombre et de clarté, tamisant ses larges rayons rouges au travers des ormes, et noyant toute l'atmosphère dans une vapeur flamboyante. Des torrents de lumière ruisselaient sur les statues de marbre et les couvraient d'étincelles, tandis que la rêverie, au cou penché, semblait sommeiller, invisible, sous les bosquets en fleurs, et que la brise, réfugiée au plus profond des charmilles, se jouait, escortée des voluptés nonchalantes, comme une nymphe de Délos sous les lauriers sacrés.
Nous n'osons trop affirmer si ce fut précisément dans ces termes que l'ex-mousquetaire gris de Monsieur résuma les sensations caressantes dont l'aspect du jardin, à cette heure et par ce beau soleil, dut vraisemblablement l'inonder. D'ailleurs l'avis de tous les philosophes est que, de deux voluptés, c'est la plus pressante qui l'emporte généralement sur l'autre, et qu'un plaisir médiocre s'efface devant un plaisir extrême.
Tel était pour lors l'état moral de M. le major Anspech.
Ses yeux, en se dirigeant vers l'unique objet de ses pensées. --et comment dire à quelles pulsations bondissantes son coeur était alors livré,--venaient d'apercevoir le cher petit banc libre de tout indiscret promeneur!... Et plus, ô délices! plus il le regardait, plus il le trouvait embelli. Les jeunes pousses du chèvrefeuille, ayant fini par se rencontrer en montant, formaient un dôme de verdure sous lequel apparaissait le petit banc à demi voilé de fleurs.
Un poids de dix-huit cent mille kilogrammes et quelque chose glissa tout d'un coup de la poitrine du major, et lui permit de respirer à l'aise pour la première fois depuis trois mois. L'émotion qu'il en conçut fut si vive, que ses jambes cotonnèrent et qu'il s'appuya contre une caisse d'orangers. Des larmes lui jaillirent des yeux, il voulut se parler à lui-même, entendre le son de sa propre voix, comme s'il eût douté du témoignage de ses sens, mais ses lèvres ne surent articuler que des exclamations convulsives. Ne pouvant parler, il médita. La brume un instant tombée sur sa vie venait de se dissiper enfin, et il n'aurait plus à combattre ce monstre aux doigts crochus, fils du Souvenir, et qu'on appelle Regret!
En célébrant ainsi dans son âme sa félicité revenue, M. le major Anspech avait repris sa route, et marchait la tête penchée comme accablé sous le poids de son ravissement.
Quand il la releva, il n'était plus qu'à deux pas à peine de sa petite cellule. Soudain le major fait un bond en arrière comme s'il eût marché sur un aspic, et demeure immobile la bouche béante, le regard terne et pétrifié.
L'inconnu s'était assis sur le banc.
Le lecteur aurait tort de se laisser dominer ici par des préventions fâcheuses. Rien n'annonçait chez l'inconnu qu'il fût animé de cet amour du mal et de ce penchant à la taquinerie dont l'accusait dans sa pensée M. Anspech, son vindicatif rival. La figure du vieillard était sillonnée de ces belles rides sévères que l'on voit chez les soldats d'Italie peints par M. Charlet, et ce qu'il y avait d'austère dans son regard était tempéré par l'ensemble doux et tendre de sa physionomie. Il était facile de s'apercevoir que cet homme avait beaucoup et longuement souffert. Son extérieur, comme ses traits, avait quelque chose de la rigidité militaire, mais l'habit bleu qu'il portait par-dessus une longue veste de basin blanc, datait d'une époque qui faisait de ce digne débris d'un autre âge une loque aussi détériorée qu'elle était sans tache. Il avait un pantalon de nankin visiblement fatigué par de trop nombreux blanchissages, et des souliers à boucles qui dissimulaient plus d'un mystère sous leur lustre menteur. En un mot, il existait entre ce personnage et M. Anspech tant de points de ressemblance, qu'il fallut réellement le degré de haine aveugle dont celui-ci était animé pour que, de sa part, un mouvement de sympathie ne le rapprochât pas à l'instant de son antagoniste.--Mais, loin d'apercevoir chez l'inconnu ces symptômes de pauvreté noble et fière qui eussent du inspirer au major plutôt des sentiments de frère que d'ennemi, le descendant des Phalsbourg, éperdu de stupeur et de rage, put à peine retrouver assez de sang-froid pour saluer son adversaire d'un coup de chapeau de fort méchant augure.
L'inconnu lui rendit cette hautaine politesse avec autant d'aisance que d'urbanité.
M. Anspech, ce devoir machinal accompli, enfonça son chapeau sur ses yeux et fit un pas en avant.
A ce manifeste, l'inconnu sourit et jeta les yeux autour de lui, comme pour faire comprendre à son visiteur l'impossibilité où il était de lui donner l'hospitalité.
M. Anspech saisit le jeu de cette pantomime et sourit aussi, mais d'un sourire amer. Il faisait d'incroyables efforts pour retrouver la voix.
«Je crois vous reconnaître, monsieur, pour un amateur des Tuileries, dit enfin l'habit bleu en saluant de nouveau; vous venez, comme moi, jouir des charmes d'un beau jour.
--Il y a trois mois que je n'en jouis plus, monsieur, parvint à dire le major d'une voix étranglée et en roulant les yeux.
--En effet, monsieur, j'avais remarqué votre absence.
--Ah! fit M. Anspech de Phalsbourg.»
Ce ah! fut sinistre.
«Vous paraissez souffrant, reprit l'habit bleu du ton le plus affectueux,--et fatigué, ajouta-t-il, sans toutefois faire mine de céder sa place.
--Vous avez deviné juste, répliqua, le major qui retrouva tout à coup l'exercice entier de son épiglotte; oui, je suis fatigué, monsieur, on ne peut plus fatigué...»
Le major fit une pause comme s'il eût voulu se recueillir rapidement; ensuite il s'approcha jusque sous le nez de l'inconnu et continua:
«Écoutez-moi, mon cher m'sieu; je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais je vous tiens pour un galant homme; d'ailleurs, votre extérieur me plaît, vous me convenez fort, et je serais honoré que vous consentissiez à vous couper la gorge avec moi.»
L'habit bleu fit un soubresaut de surprise mêlé d'effroi. On présume qu'il crut avoir affaire à un fou; mais le major se méprit sur le sens de ce mouvement.
«Ne jugez pas du cheval par son harnais, continua-t-il en se campant sur ses hanches avec beaucoup de noblesse; vous n'aurez pas en moi, mossieu, un antagoniste indigne de l'épée d'un honnête homme; et si des raisons toutes personnelles ne m'obligeaient pas, dés à présent, à vous demander comme une grâce de vous taire mon nom, vous reconnaîtriez que je suis d'un sang qui a toujours fait honneur aux veines où il a coulé.
--Alors, monsieur, répliqua l'inconnu d'un ton presque sérieux, je suis charmé de l'occasion, quelle qu'elle soit, qui nous rapproche, car le nom que je porte, bien qu'il n'entre pas dans mes idées d'en faire un grand état, est pourtant un des plus estimés de l'Angoumois.
--Cela se rencontre à ravir.
--Toutefois, monsieur (l'inconnu s'était levé), vous plairait-il de me dire à quelle cause inattendue je dois l'honneur que vous venez de me faire en me proposant un cartel?
--La voici en deux mots. Vous ne m'avez pas formellement insulté, je dois en convenir, mais vous avez failli me tuer, et je vois que, du train dont vous y allez, vous me tueriez tout à fait. J'aime mieux prendre les devants.»
L'inconnu se rassit, car l'idée lui revint qu'il se querellait avec un lunatique. Mais, cette fois, le major parut comprendre de quelle nature étaient les soupçons de son ennemi, et fit un mouvement d'épaules en même temps qu'il sourit avec dédain.
«J'avais espéré que votre âge, monsieur, reprit-il, vous mettrait à l'abri d'un jugement précipité. Je m'aperçois que je me suis trompé, car vous semblez partager cette tyrannie vulgaire qui met hors la loi tout ce qui se manifeste contrairement aux conventions communes. Recevez donc mes excuses pour l'étrangeté de mon début, et j'ose croire que vous reviendrez, sur mon compte, à une opinion plus sérieuse lorsque vous saurez à quel propos je désire si vivement obtenir l'honneur d'une rencontre avec vous.»
La manière simple et naturelle dont ces derniers mots furent prononcés parut frapper l'inconnu, qui se leva pour la seconde fois. M. Anspech continua en jetant un coup d'oeil rapide sur l'habit bleu du vieillard;
«Je m'assure, monsieur, que vous êtes dans une situation à éprouver quelque sympathie pour ceux que la fortune dédaigne de favoriser. Je puis donc sans rougir convenir devant vous que je suis une de ses victimes. Heureusement pour moi que je n'ai pas reçu dans le Nouveau-Monde, où j'ai passé nombre d'années, de sévères leçons de modération et de sagesse sans en retirer quelque philosophie pratique à mon usage. J'ai été ruiné deux fois de fond en comble, et je m'en suis consolé. De retour d'Amérique, je me suis vu négligé, je dirai même repoussé par des maîtres au service de qui j'avais consacré mes premières années: un roi, des princes qui n'ont pas daigné tendre la main à un ancien serviteur, et qui l'ont laissé vieillir dans l'abandon et dans le besoin. Eh bien! je m'y suis également résigné, et depuis plus de dix ans je supporte sans me plaindre un état voisin de la misère. Mais peut-être savez-vous, monsieur, que les forces de l'homme ne sont pas inépuisables, et qu'il est un point où elles se brisent, C'est à ce point que vous m'avez amené...
--Moi, monsieur? moi!...
--Vous allez me comprendre. La nécessité où j'ai été de rétrécir chaque jour le cercle de mes besoins m'a peu à peu conduit à une modestie de jouissances qui vous étonnera. Les désir croissent avec la fortune, mais un homme raisonnable les force à décroître en raison inverse de ses revers. Les miens, monsieur, s'étaient concentrés sur un objet tel que, grâce à ce choix modeste, je devais me croire à l'abri des caprices de la destinée. L'objet dont je vous parle, c'est le petit banc où vous êtes assis, où, depuis le 17 avril, mossieu, vous êtes venu vous asseoir chaque jour, à ce que je présume, et à une heure plus matinale que celle où j'avais coutume de sortir pour venir me reposer moi-même... Depuis deux ans je m'étais pris d'affection pour cet endroit du jardin, j'aimais ce banc, ce berceau, ces fleurs... En été, j'y venais goûter de douces heures paisibles, en profitant de l'ombre de ces charmilles qui se fait sentir vers onze heures du matin, comme vous avez pu le remarquer... En automne, en hiver, le plus mince soleil réchauffant les murailles du perron, ce petit coin, grâce à l'angle étroit qu'il occupe, devenait un lieu de délices pour les membres engourdis d'un vieillard... que vous dirai-je? cette douce habitude prît un tel empire sur moi que je n'eus bientôt plus qu'un but et qu'une pensée. Le moindre rayon effleurant les toits que ma lucarne domine, le plus pâle sourire du ciel avait pour moi, pauvre vieux, plus de charmes enivrants que n'en eut jamais pour un amant le sourire de celle qu'il aime. C'était une passion véritable, une passion avec toutes ses joies et toutes ses délicieuses douleurs. Un jour de brume ou de pluie me jetait dans le désespoir, et j'éprouvais alors tous les tourments de l'absence. Mais le lendemain était-il beau, je faisais la plus brillante toilette que je pusse imaginer, et j'accourais vers mon petit banc, convaincu que j'allais le retrouver embelli. A présent, monsieur, ai-je besoin de vous apprendre que, depuis le 17 avril, vous m'avez chassé de mon paradis et que vous êtes devenu mon bourreau!... Je n'ai plus que peu de chose à vous dire. Je me souviens que quand j'étais mousquetaire gris dans les gardes de Monsieur, j'aurais tué l'insolent qui eut levé les yeux sur ma maîtresse; vous, monsieur, vous avez mieux fait que de lever les yeux sur elle, car vous me l'avez volée... Vous m'avez pris mon petit banc; c'est plus qu'une insulte... croyez-moi, c'est un meurtre. Ainsi, monsieur, rendez-moi cette place; assurez-moi sur votre foi de gentilhomme que vous la respecterez à l'avenir... ou bien donnez-moi votre heure et choisissez les armes.»
L'inconnu avait écouté le major avec une attention croissante. Mille sentiments contraires s'étaient peints tour à tour sur sa physionomie, et un observateur eût facilement deviné que, depuis un moment, de vifs combats se livraient dans son âme. Quand M. Anspech eut cessé de parler, attendant la réponse de l'habit bleu, celui-ci se promena quelque temps en silence, en proie à un trouble visible que le major crut devoir respecter. Enfin, l'habit bleu s'arrêta, et fixant sur M. Anspech un oeil grave et mélancolique:
«Je suis un vieux soldat, dit-il, et l'alternative qu'il vous plaît de m'offrir ne me répugne pas. Moi aussi je m'étais depuis trois mois fait une chère habitude de ce petit réduit, et comme vous j'avais concentré là les dernières jouissances d'une vie désormais sans bonheur. Vous me parlez de vos infortunes, continua-t-il avec un sourire presque sombre; les miennes, monsieur, ne leur cèdent guère en âpreté. J'étais noble et riche avant la Révolution; mais au retour d'un long voyage, je trouvai la France républicaine, et je me fis républicain par amour pour elle. Ma noblesse devint un sujet de méfiance, j'abdiquai ma noblesse; ma fortune parut insulter à la pauvreté publique, je la déposai tout entière sur l'autel de la patrie; l'ennemi menaçait les frontières, je courus me mêler aux vieilles phalanges de Moreau; je donnai tout à la France, mon nom, mon pain, mon sang... Mais Buonaparte parut et je n'offris plus rien à la République mourante que mon désespoir et mes larmes... On me fit des avances que je repoussai; on voulut me rendre mon rang et ma fortune, je préférai ma misère, et ce ne fut qu'en 1815, lorsque la France se débattait dans un effort suprême, que je repris l'épée pour mourir à Waterloo... Hélas! mieux eût valu mourir! Prisonnier et oublié à dessein dans les échanges, car vous devinez bien qu'on ne voulut pas pardonner à un comte de s'être battu pour la France, je fus emmené dans le fond de la Russie, traîné jusqu'à Tobolsk et abandonné là, sans ressources, à toute l'horreur du dénuement et de la faim. Comment je me suis échappé de ces déserts, c'est ce qui vous intéresse peu. Le ciel a permis que je revisse la France, et m'y voici de retour, mais en butte aux ressentiments du trône, regardé comme traître à la monarchie et détesté par ceux-là même qui pourraient me venir en aide aujourd'hui.»
Le vieillard, en achevant ces mots, croisa lentement les bras et pencha la tête, paraissant remonter dans sa mémoire le cours de ses amers souvenirs, et ne songeant plus à la présence de son interlocuteur.
Celui-ci, disons-le à sa louange, avait également perdu de vue la première cause de cet entretien. Touché de ce récit, qui réveillait en lui une sensibilité quelque peu émoussée par l'âge, il se rapprocha de l'inconnu, et lui posant la main sur le bras, il lui dit d'une voix émue:
«La Providence a eu ses vues secrètes, monsieur le comte, car je viens de m'apercevoir que vous portez ce titre, en permettant à deux infortunes comme les nôtres de se croiser sur leur route; et si j'éprouve quelque soulagement à la peine que me cause le récit de vos malheurs, c'est en pensant que vous avez trouvé la seule personne qui fût en situation de vous plaindre comme vous le méritez.
--Vous oubliez, monsieur, reprit en souriant l'habit bleu, que nous devons nous couper la gorge demain matin.»
Le major rougit et baissa les yeux.
«Écoutez-moi, continua le vieux soldat de la République: Je ne pense réellement pas que l'affaire qui nous occupe
vaille tout à fait un coup d'épée. Convenez d'ailleurs que de pareils passe-temps ne sont plus guère de notre âge. Ah! autrefois je ne dis pas. Au sortir de la comédie, j'allais indifféremment dégainer à la porte Maillot ou rire au café Procope. Tenez, monsieur, moi qui vous parle, j'ai reçu un coup d'épée et fait ensuite près de deux mille lieues à la recherche de mon rival, parce qu'un soir mademoiselle Guimard la jeune avait laissé tomber son mouchoir.
--Qu'ai-je, entendu!... s'écria M. Anspech en faisant nu saut de surprise; vous avez dit... vous... ah! mon Dieu!...
--Que vois-je? vous chancelez, vous pâlissez.,. Auriez-vous eu connaissance de cette malheureuse affaire?... Ah! monsieur, s'il est vrai que vous ayez quelque indice à ce sujet, rendez-moi un service que je n'oublierai de ma vie: apprenez-moi ce qu'est devenu le major Anspech... Mais j'y songe! vous étiez, m'avez-vous dit, des mousquetaires gris de Monsieur; vous avez pu connaître le major, vous l'avez certainement connu... Ah! parlez! je ne possède pour tout bien que six cents livres de rentes, mais je les donnerais pour retrouver le major avant de mourir...
--Vous êtes donc le chevalier de Palissandre?... balbutia le petit-neveu maternel des Guises, qui venait de tomber sur le banc en proie à une défaillance qu'il essayait en vain de surmonter.
--J'ai hérité du titre de comte à la mort de mes deux frères; mais vous, monsieur, dois-je croire... Mes yeux, mes souvenirs ne m'abusent-ils pas en ce moment? Ces traits... oh! encore une fois, parlez; vous seriez?...
--Oui, chevalier, je suis... je suis ton ancien rival.
--Eh bien! le ciel est juste!... il ne veut pas que je meure sans l'avoir revu... Oh! si tu savais, mon pauvre baron, combien de fois, depuis ton départ de France, depuis ta fuite, devrais-je dire, j'ai maudit le sort qui ne permit pas que j'arrivasse à Londres assez à temps pour te rejoindre... J'avais connaissance des mauvaises affaires de ton banquier, et, ne voulant pas lui remettre l'or que tu m'avais laissé avec ton carrosse, et qui m'eût paru trop aventuré dans ses mains, je partis pour te le rendre moi-même et pour l'avertir du danger que courait le reste de ta fortune... Je ne crus pas en être quitte à cette première tentative. J'appris que tu étais parti pour la Havane: je courus sur les traces; mais, battu par des vents contraires, le navire que je montais fut chassé de sa route... Il fallut renoncer à te rejoindre.
--Eh bien! chevalier, c'est-à-dire monsieur le comte,--pardonnez-moi une ancienne habitude,--prenez cette main que je vous offre, et bénissons le sort qui permet que nous nous retrouvions dans des circonstances douloureuses où l'un et l'autre nous avons besoin de presser la main à un ami.
--Que diable dis-tu là, d'Anspech! s'écria le comte en saisissant la main que le major lui tendait, que me parles-tu de circonstances douloureuses... Il n'en est plus pour toi, mon ami; tu es riche, tu es très riche; je crois, Dieu me damne, que tu es horriblement millionnaire!»
Le vieux major fixa sur M. de Palissandre des yeux où se peignit un étonnement stupide.
«Eh! sans doute, continua le comte, car désespérant de te rattraper, je pris le seul parti qui me restait, et qui fut d'attendre que tu revinsses de toi-même chercher les trois cent mille francs. Mais pour ne pas ressembler à cet homme de l'Évangile à qui l'on confia deux talents dont il ne sut que faire, je me gardai bien d'enfouir ton argent dans ma cave; et trouvant d'ailleurs que cet or n'était pas assez en sûreté en France, je retournai à Londres: je plaçai ta petite fortune chez un de mes amis, agent de la Compagnie des Indes, et songe, baron, qu'il y a quarante ans de cela! Du diable si je te dirai comment l'honorable baronnet s'y est pris pour multiplier ton avoir; mais son fils, qui lui a succédé depuis une quinzaine d'années, et avec qui j'ai renoué des relations dès mon arrivée de Russie, m'écrivait encore l'autre jour qu'il évaluait les fonds engagés dans la maison Ashbon et compagnie à près de huit cent mille livres sterling. Huit cent mille livres sterling, cela doit faire une somme fabuleuse!»
Nous n'essaierons pas de peindre la figure du major Anspech. Il demeura fort longtemps sans voix et sans couleur, les yeux fermés, comme un homme à moitié tué par un coup de massue et qui cherche à ressaisir ses sens. Enfin, ses joues reprirent quelque chaleur, il poussa un long soupir, ouvrit les yeux, vit M. de Palissandre, debout devant lui, qui suivait d'un regard inquiet le dénouement de cette crise, étendit les bras et s'élança au cou de son vieil ami en versant un torrent de larmes.
Quand cette première effervescence fut un peu calmée, le major Anspech saisit de nouveau la main du comte, et lui dit:
«Écoute, Palissandre: si tu ne me promets pas de le soumettre sans la plus légère observation à ce que je vais l'ordonner, je prends à témoin mon arrière-grand'tante, qui était cousine au huitième degré de monsieur de Guise le Balafré, que je m'en vais à Londres, que je fais liquider mes millions, et qu'au retour je les jette à la mer. Tant pis, ma foi; c'est la seconde fortune que l'Océan me devra.
--Sarpejeu! parle donc.
--Eh bien! nous allons vivre ensemble, être heureux, être riches ensemble, être réhabilités ensemble; et quand nous aurons assez de cette vie-là, j'espère que Dieu nous fera la grâce de nous en débarrasser ensemble. Je vais donner des ordres pour qu'on nous rachète, à quel prix que ce soit, nos terres de Phalsbourg et notre donjon de Palissandre. Non? aurons là deux belles propriétés; et tu verras qu'un tas de neveux, qui ne nous connaissent plus aujourd'hui, sortiront de terre à point nommé pour nous reconstruire toute la famille qui nous manque. Sois tranquille, nous ne manquerons pas d'héritiers.»
Les deux amis tombèrent de nouveau dans les bras l'un de l'autre, et le pacte fui ainsi juré.
Là-dessus le comte et le baron se prirent sous le bras, et sortirent du jardin des Tuileries d'un pas qui eût fait honneur à deux voltigeurs de Louis XV.
Et le petit banc?... Nous éprouvons quelque confusion à l'avouer, mais nous dirons la vérité et rien que la vérité. Oui, ma belle lectrice, le major Anspech, en s'éloignant, oublia même de saluer d'un dernier regard ce pauvre petit banc, objet de tant de tracas et de tendresse, et pour lequel, une heure auparavant, il voulait se couper la gorge avec un inconnu... Hélas! madame, il n'y a pas d'éternelles amours, même à soixante-dix ans.
Du reste, il faut le dire, le petit banc s'en est parfaitement consolé.
Marc Fournier.
Note 1: Nous devons la communication des différents dessins qui accompagnent cet article à M. Ernest Charton, du Havre.
La découverte la plus merveilleuse des temps modernes est, sans contredit, l'application de la vapeur à la locomotion soit sur la terre, soit sur l'eau. Cette puissance, inconnue encore il y a peu de temps, est aujourd'hui l'agent le plus actif des relations commerciales ou sociales; aussi toutes les intelligences sont tendues vers l'amélioration de ses moyens d'action. La force est là, mais elle est, comme toutes les forces matérielles, inintelligente et inerte, elle attend que la main de l'homme la dirige et rapplique. Des volumes ne suffiraient pas à enregistrer tous les essais, toutes les inventions auxquels a donné naissance l'étude de cette puissance, la dernière arrivée et qui laisse déjà bien loin derrière elle ses devancières.
L'application de la vapeur aux bâtiments de mer a commencé une ère nouvelle dans l'histoire des peuples. On ne l'a d'abord appliquée qu'aux bâtiments de commerce; c'était beaucoup, mais ce n'était pas tout: et cependant la première machine qui frappa l'eau de sa palette jetait les bases d'un avenir pacifique, en rendant plus fréquentes et plus faciles les communications de peuple à peuple. Aussi le cri des hommes intelligents, de ceux qui voient loin dans l'avenir, à l'aspect de ces étranges navires, qu'un peu d'eau et de charbon poussait contre vent et marée, le cri de ces hommes a été: Si l'on peut appliquer la vapeur à la marine royale, la guerre est désormais impossible. Chose étonnante! plus on perfectionne les moyens de destruction, moins on a à craindre d'avoir à les employer. Plus on se prépare à la guerre, à une guerre meurtrière et inexorable, plus les nations resserrent leurs liens; aussi, le jour où il sera possible de détruire une ville, de renverser des colonnes entières avec un boulet de canon, ce jour-là les portes du temple de Janus seront fermées pour jamais. Si vis pacem, para bellum: c'est le précepte ancien, qui est aujourd'hui plus vrai qu'il ne l'a jamais été.
Ce progrès, appelé par les voeux de tous les hommes politiques, s'est réalisé, et aujourd'hui les bâtiments de l'État ont reçu des machines dont la force varie de 100 à 430 chevaux. Tous, il est vrai, ne sont pas encore munis de ces appareils. En France, on a procédé avec lenteur: on a songé que, pour un matériel nouveau, il fallait une installation nouvelle et des hommes nouveaux, ou au moins une éducation différente. Aussi peu à peu les bâtiments à vapeur se construisent, se forment et se complètent par un personnel en harmonie avec leur destination ultérieure.
Cependant, à peine a-t-on eu fait un pas dans cette voie, que l'on s'est aperçu que, si la navigation à vapeur présentait, dans un grand nombre de cas, d'immenses avantages sur la navigation à la voile, la forme des machines, leur mécanisme, leur approvisionnement, offriraient de graves inconvénients quand on voudrait l'appliquer aux vaisseaux de premier rang; et toutefois, si nous ne voulons pas rester en arrière de nos voisins d'outre-Manche, il faut que la vapeur soit appliquée aux vaisseaux de ligne comme aux frégates, comme aux corvettes.
Le problème à résoudre était donc celui-ci: Trouver une forme de propulseur telle: 1° que la surface que le vaisseau présente à la mer en s'avançant ne fût pas augmentée; 2° que l'on pût se servir avec une égale facilité de la vapeur ou de la voile, ou de tous les deux ensemble; 3º que l'approvisionnement de charbon nécessaire à une machine puissante fût réduit le plus possible; 4° que le propulseur fût mis à l'abri du boulet et put agir par tous les temps et par toutes les mers. Nous omettons plusieurs autres conditions du problème, que l'intelligence du lecteur trouvera facilement en comparant le nouveau mode de propulsion à l'ancien.
Nous ne faisons que désigner ici le premier système, qui est déjà le système ancien, il consiste, comme l'on sait, en deux roues à palettes placées sur les côtés du navire et mises en mouvement par l'arbre d'une ou de deux machines, qui leur communique directement le mouvement de rotation nécessaire pour faire avancer le navire. Il est facile d'apercevoir de suite les inconvénients de ce système, inconvénients qui augmentent dans une proportion rapide avec la dimension et le rang du bâtiment, tellement que, si l'on n'avait que ce moyen d'appliquer la vapeur aux vaisseaux de ligne, il faudrait y renoncer.
Le second système, celui qui, pour la marine royale, est peut-être appelé à remplacer les roues à palettes et leurs énormes tambours, est le propulseur à hélice ou a vis. C'est celui qui est en essai en ce moment en Angleterre sur l'Archimède et la Princesse-Royale, et en France sur le Napoléon.
Disons d'abord que la première idée de l'application de l'hélice à la marche des vaisseaux appartient à des Français.
On pense bien que nous ne parlons pas ici de l'invention de cette vis, qui est connue depuis des siècles sous le nom de vis d'Archimède. Mais déjà en 1699 et en 1713 deux Français, Duquel et Dubost, l'avaient appliquée à faire mouvoir des moulins.
Plus tard, en 1768, un mathématicien français, Paucton, imagina de l'appliquer sur les vaisseaux à divers usages. Qu'on nous permette de citer un fragment de ce que ce savant écrivait à ce sujet:
«La rame est un instrument au moyen duquel on peut faire mouvoir un bateau sur l'eau. C'est un long levier terminé par une extrémité aplatie qui agit par sa pression sur l'eau, comme un coin sur le bois. Le point d'appui de ce levier est la cheville à laquelle il est attaché: la force motrice est le rameur, et le fluide la résistance. Je suis étonné que personne n'ait songé à changer la forme de la raine ordinaire, qui n'est pas évidemment parfaite. En effet, outre que l'action du rameur n'est pas calculée pour faire avancer le vaisseau uniformément, puisque la rame décrit des arcs de cercle dans son mouvement, il est obligé d'employer la moitié de son temps et de sa force à retirer la rame de l'eau et à la porter en avant. Pour remédier à cet inconvénient, il serait nécessaire de substituer à la rame ordinaire un instrument dont l'action fût, si c'est possible, uniforme et continuelle, et je pense qu'on trouvera parfaitement ces propriétés dans le ptérophore (révolution du filet d'une vis autour d'un cylindre). Ou pourrait en placer deux horizontalement et parallèlement à la longueur du navire, un de chaque côté, ou un seulement devant. On immergerait entièrement le plérophore on seulement jusqu'à l'axe. Ses dimensions dépendront de celles du navire, et l'inclinaison de l'hélice de la vitesse avec laquelle on veut ramer.»
Pour qui lira attentive tient ce qui précède, ne sera-t-il pas évident que toute l'invention de l'application de la vis à la navigation est là? Restait à trouver le moyen de faire mouvoir ces propulseurs; c'était à la vapeur à résoudre le problème; aussi, du jour où on l'appliqua à faire tourner les roues d'un bâtiment, on songea à substituer aux roues la rame de Paneton.
Dès l'année 1823, lorsqu'à peine la question de la navigation à vapeur était résolue, le capitaine du génie Delisle avait proposé au ministre de la Marine d'appliquer l'hélice aux bâtiments, et les expériences qu'on fait en Angleterre prouvent avec quelle sagacité et quelle exactitude étaient faits les calculs de cet officier. Malheureusement on ne donna pas suite à son idée, et, sans les Anglais Smith et Ericson, la question, il faut bien l'avouer, serait peut-être restée longtemps encore à l'état de simple théorie.
Arrière du steam-vessel Archimède.
Plus tard, en 1832, un habile, mécanicien, constructeur de navires à Boulogne, M. Sauvage, prit un brevet pour une vis de son invention, qui différait de la vis Delisle en ce qu'elle était pleine au lieu d'être évidée.
Tels sont les deux systèmes de vis actuellement en expérience, nommées par les Anglais vis Ericson et vis Smith, et qu'on devrait bien réellement appeler, pour rendre justice à qui de droit, vis Delisle et vis Sauvage; mais sic vos non vobis!
Une explication préalable est nécessaire pour bien faire comprendre ce qui nous reste à dire sur le propulseur sous-marin, sur son mode d'action et sur ses avantages.
Hélices suivant le système de Rennie.
Les vis de propulsion, de quelque manière qu'elles soient construites, tirent tout leur pouvoir propulsif de filets ou lames fixées sur un axe parallèle à la quille du vaisseau; ces filets forment des segments d'hélice ou de spirale, de telle sorte qu'en faisant tourner l'axe, les filets se fraient un chemin dans l'eau, comme la vis dans une pièce de bois. Il y a cependant cette différence distincte entre la vis à bois et la vis de propulsion, que cette dernière, agissant sur un fluide, ne peut pousser le vaisseau sans déplacer l'eau, tandis que la vis à bois s'avance dans le bois sans occasionner aucun déplacement nuisible.
Si la vis agissait dans un corps solide, elle s'avancerait à chaque révolution, après avoir vaincu la résistance du frottement, de la distance déterminée sur l'axe par un tour de l'hélice, et entraînerait avec elle le bâtiment: dans ce cas, il y aurait avantage à réduire la largeur de l'hélice, de manière à ce qu'elle n'agît sur l'eau que dans la partie qui produit le plus grand effet utile. (Cette partie est à peu près celle dont la ligne de projection forme avec l'axe de la vis un angle de 45°.)
|
|
Mais l'eau étant un corps excessivement mobile, on a été obligé de donner à l'hélice une grande résistance, c'est-à-dire une grande largeur, de telle sorte que les angles formés par les points rapprochés de l'axe avec cet axe différassent extrêmement de ceux formés par les points les plus éloignés. On conçoit, du reste, que les différents points de cette hélice sont doués de vitesses fort différentes, chacun devant décrire, dans le même temps, autour de l'axe, des circonférences d'autant plus grandes qu'ils sont plus éloignés du centre; il s'établit ainsi une moyenne entre les vitesses extrêmes, qui peut se représenter par la vitesse du point situé à égale distance de l'extrémité de l'hélice et de l'axe de rotation. L'eau est frappée ou poussée par l'hélice dans une direction oblique à la marche du navire; il y a donc là une perte de force qui varie suivant l'angle que fait l'élément propulseur avec l'axe. Nous avons dit plus haut que cet angle variait pour chaque élément de l'hélice; et pour bien comprendre la nature de cette perte, cherchons ce qui se passe dans deux positions extrêmes de la surface poussée par l'eau, par rapport à l'axe.
Si l'eau ou la force agit sur un disque placé à l'extrémité de l'axe, et dans le sens de cet axe, aucune partie de la force ne sera perdue, et l'axe sera déplacé dans cette direction d'une quantité représentée par l'intensité de la force, abstraction faite du frottement.
Si, au contraire, la force agit perpendiculairement à l'axe, cet axe ne pourrait avoir qu'un mouvement de déplacement parallèlement à lui-même; le mouvement en avant serait tout a fait nul.
C'est donc entre ces deux manières d'appliquer la force de propulsion qu'il faut chercher celle qui donnera le plus grand effet utile, c'est-à-dire celle dont l'action sera le plus grande possible dans le sens de l'avancement, et la moindre possible dans le sens du déplacement latéral. Il est inutile d'ajouter que le propulseur sous-marin étant invariablement lié au bâtiment, ne peut qu'avancer et faire avancer la quille avec lui et jamais se déplacer latéralement. Il y a donc toujours une perte de force dans l'action du propulseur, et c'est à diminuer le plus possible cette perte que se sont appliqués ceux qui ont imaginé diverses modifications de la vis.
Nous ne pousserons pas plus loin ces explications, dans l'impossibilité où nous serions de les continuer sans appeler à notre aide le calcul: qu'il nous suffise de dire que l'effet utile, c'est-à-dire la partie de la force qui sert à faire avancer le bâtiment, dépend de la surface de la vis, qui est déterminée par son diamètre et par sa longueur, de l'angle d'inclinaison de l'hélice et de la hauteur de son pas. (Cette hauteur est la distance qui, sur la même arête du cylindre, autour duquel s'enroule la vis, sépare deux filets de cette vis.)
Les deux seuls systèmes en expérience maintenant sont le système Delisle et le système Sauvage. Le système Delisle est construit de la manière suivante: Sur un arbre qui pénètre dans le navire, sont fixées à angle droit trois branches en tôle très-épaisses, et tordues comme le serait cette partie de la vis elle-même, si elle était prolongée jusqu'à l'axe. Un cercle boulonné sur ces branches reçoit six segments hélicoïdes, qui forment ensemble presque un tour entier de la vis. L'angle milieu est de 45°. Le but du capitaine Delisle, en évidant sa vis, était de supprimer la partie la plus rapprochée, de l'axe, parce que c'est celle qui déplace l'eau le plus latéralement, et que dans ce cas, comme nous l'avons dit plus haut, l'effet était nul ou à peu près nul pour faire avancer le navire.
M. Ericson a pris en Angleterre un brevet pour une vis identiquement semblable à celle de M. Delisle, mais les expériences n'ont pas donné des résultats très-avantageux.
Le système Sauvage, établi par M. Smith à bord de l'Archimède et de la Princesse-Royale, se compose de deux segments hélicoïdes, formant ensemble un tour entier dont l'angle milieu d'inclinaison est de 45° Ces hélices reposent sur l'arbre lui-même, et, par conséquent, la vis est entièrement pleine.
Des expériences faites sur l'Archimède, il semble qu'on peut conclure:
1º Que la surface de la vis doit être dans un rapport donné avec la force de la machine, quel que soit d'ailleurs l'angle d'inclinaison de l'hélice;
2° Que l'angle milieu ne doit pas, dans les circonstances ordinaires, excéder 45º.
M. Rennie, observateur attentif des formes que la nature a données aux animaux qui se meuvent dans l'eau, et notamment à ceux qui s'y meuvent le plus vite, a imaginé un système de vis dont nous donnons le dessin. Il avait remarqué que la queue des poissons, qui est leur véritable propulseur, prenait un accroissement rapide vers la partie postérieure, et que les arêtes de la queue rayonnaient à peu près du même point, loi qu'il a suivie en composant son hélice d'un plan incliné enroulé autour d'un cône, et en disposant les arêtes guidantes de son propulseur de telle sorte qu'elles soient tangentes de toutes parts à la surface intérieure du cône. La pratique n'est pas encore venue démontrer la bonté de ce système ingénieux, mais il sera prochainement installé sur un bâtiment de l'amirauté.
Plan du Napoléon.--A. Mât de beaupré.--B. Poulaine.--C.
Guindeau.--D. Capot du logement de l'équipage.--E. Petite forge.--F. Mât
de misaine.--G. Capot de la chambre des passagers de l'avant.--H.
Claire-voie de ladite chambre.--1. Prison.--J. Cuisine.--K. Cheminée de
la mécanique.--L. Grand mât.--M. Recouvrement de la mécanique.--N.
Escalier de la mécanique.--O. Recouvrement de la grande roue.--P.
Claire-voie de la chambre du chef mécanicien.--Q. Claire-voie du
logement des officiers et passagers de l'arriére.--R. Mât d'artimon.--S.
Escalier du logement des officiers et passagers de l'arrière.--T.
Claire-voie de la chambre du commandant.--U. Dunette.--1. Bossoirs.--2.
Porte-haubans.--3. Puits aux chaînes.--4. Soutes à charbon de terre.--5.
Pompe alimentaire.--6. Gouvernail.--7. Pistolets de porte-manteau.
Coupe du Napoléon.--A. Mal de beaupré.--B. Poulaine.--C.
Logement de l'équipage.--D. Logement des maîtres.--E. Mât de
misaine.--F. Escalier de la chambre des passagers de l'avant.--G. Ladite
chamhre.--H. Prison.--I. Cheminée de la mécanique.--J. Chaudière de la
mécanique.--K. Grand mât.--L. Mécanique.--M. Escalier de la
mécanique.--N Roues qui font tourner l'arbre de l'hélice.--O. Chambre du
chef mécanicien.--P. Logements des officiers et passagers de
l'arriére.--R. Escaliers desdits logements.--S. Chambre du
commandant.--T. Calles et soutes.--1. Bossoir.--2. Guindeau.--3. Petite
forge.--Sabords.--5. Pistolets de porte-manteau.--6. Gouvernail.--7.
L'hélice.--8. Arbre de l'hélice.
Les effets produits par la vis, comparés à ceux qu'ont donnés les roues à palettes pour la vitesse des bâtiments, donnent un désavantage de 10 à 12 pour 100 au premier de ces deux systèmes. Ainsi il a été démontré par les expériences que sur une mer calme et par une brise faible, un bateau à roues gagnait de 12 pour 100 sur un bateau à hélice. Tel est, du reste, le seul inconvénient de ce système.
Quant aux avantages, ils sont immenses:
1º La vis est à l'abri du boulet et des avaries qui peuvent résulter des abordages; la machine peut être entièrement placée au-dessous de la flottaison, dans les vaisseaux de ligne.
2° On peut établir des batteries dans toute la longueur du bâtiment.
3° Les bâtiments à vis ayant environ deux cinquièmes de moins de largeur que les bâtiments à roues, peuvent pénétrer dans les bassins et docks qui ne sauraient recevoir ces derniers.
4º La vis étant toujours immergée, quelle que soit l'inclinaison du navire, les mouvements de roulis et de tangage l'emportent de beaucoup sur le système à roues: en effet, souvent les roues sont émergées, et la machine acquiert, dans ce cas, une si grande vitesse, qu'on est obligé, pour préserver le bâtis, de fermer les registres de la vapeur, tandis que la vis fonctionne avec la même régularité.
5° Cette immersion constante permet de faire de la toile par le vent du travers et au plus près; ce qui donne la faculté de gréer les bâtiments à vis à peu près comme les bâtiments à voiles.
6° Le navire pouvant marcher à la voile, la machine peut être plus puissante et l'approvisionnement de charbon moins considérable.
7º Quel que soit le chargement du bâtiment, la marche est régulière, tandis que les bâtiments à roues perdent une partie de leur marche par suite de la trop grande immersion des roues, au moment du départ, lorsque le chargement de charbon est complet,
8º Enfin par un bon vent, lorsqu'on peut se servir de la voile, ou peut désembrayer la machine, et le bâtiment peut marcher comme les bâtiments à voiles ordinaires, sur lesquels il n'aura qu'une infériorité de vitesse d'un vingt-cinquième, par l'effet du propulseur que le navire traîne en ce cas; mais si on soustrait entièrement la vis à l'action de l'eau, ce qui est possible en la remontant à bord, il n'y a plus de différence dans la vitesse de la marche.
Tout ce que nous venons de dire sur les divers systèmes de vis et sur leurs avantages nous dispensera d'entrer dans de longs détails sur les essais qu'on tente en ce moment au Havre sur la goélette à hélice Napoléon, dont nous donnons le plan, la coupe et l'élévation. Rien dans sa construction n'indique un bateau à vapeur; l'oeil glisse d'une extrémité à l'autre le long de ses courbes élégantes, sans être arrêté par ces lourds tambours qui coupent si gracieusement les lignes de carène. Il a toute la grâce du bâtiment fin voilier et toute la puissance du bâtiment à vapeur. Le système de propulsion consiste en une vis placée à l'arrière et qui tourne avec une grande vitesse. Cette vis, fixée à un axe, mise en communication avec la machine par une série d'engrenages, est adaptée entre deux étambots qui supportent les extrémités de l'axe et sont séparés seulement par l'épaisseur de l'instrument. Cette installation de l'arrière, invisible quand le navire flotte, est la seule, disposition qui révèle à l'extérieur les moyens de propulsion.
La longueur du Napoléon de tête à tête est de 17 m. 50.
Sa plus grande largeur, de 8 m. 50.
Son tirant d'eau, quand il est chargé, de 3 m. 60.
La force de ses machines est de 120 chevaux.
Le diamètre de l'hélice, de 2 m. 29.
Sa longueur, de 1 m. 07.
L'hélice, qui aujourd'hui est en fonte et sort des ateliers de M. Niblus, sera construite en cuivre pour éviter l'action corrodante des sels de la mer. Dans les essais, on a expérimenté plusieurs systèmes de vis dans lesquelles on a fait varier le diamètre, l'inclinaison de l'hélice et la hauteur du pas. Celle de M. Sauvage n'a pas pu être soumise aux expériences, à cause de sa longueur qui dépasse les dimensions de la cage destinée à recevoir le propulseur.
Ces essais ont d'ailleurs été très-satisfaisants: le navire, qui d'ailleurs ne filait que 9 noeuds 3 dixièmes, a obtenu bientôt une marche de 10 noeuds, soit 12 miles anglais; l'Archimède n'a pas dépassé 9 milles 1 dixième. Au plus près du vent, le Napoléon a filé 10 noeuds et demi; en plein vent, 12 et demi. La machine seule a obtenu 11 noeuds, et, les voiles agissant en même temps que la machine, 13 noeuds et demi.
C'est avec grand plaisir que nous enregistrons ces résultat remarquables, car nous y découvrons une nouvelle ère. La vapeur, qui, depuis son application à la locomotion, a déjà produit tant de merveilleux rapprochements, va contribuer encore à resserrer les liens des peuples en activant leurs relations et en confondant leurs intérêts. Déjà nous apprenons que le constructeur du le Napoléon termine en ce moment un magnifique bateau à hélice, destiné à faire un service régulier entre Saint-Malo et le Havre.
le Napoléon, goélette à hélice.
(Suite et fin.--V. p. 282)
LE MARQUIS DE FAVOLI, colonel des carabiniers, commandant à Modène;
trente-six ans.
LA MARQUISE, sa femme.
FRANCESCA, jeune veuve, marquise de Montenero, sa cousine.
LA CHANOINESSE SANTA-CROCE, tante de Francesca.
LE COMTE ODOARD), capitaine des carabiniers.
RANNUCCIO, lieutenant des carabiniers; cinquante ans.
MATTEO, domestique du colonel.
La scène se passe à Modène.
ACTE DEUXIÈME.
Le théâtre représente un salon; au fond, à droite, un cabinet ouvert; porte latérale, table, etc.
Scène Ire.
LE MARQUIS, MATTEO.
LE MARQUIS, à Matteo.--Le conseil de guerre est-il rassemble?
MATTEO.--Tous les membres sont réunis.
LE MARQUIS, montrant la porte de gauche.--Ici, dans cette salle, comme je l'ai dit.
MATTEO.--Oui, monsieur le marquis.
LE MARQUIS.--A-t-on amené le comte de sa prison?
(Francesca parait au fond.)
MATTEO.--Le capitaine Rannuccio et un autre juge l'interrogent en ce moment.
FRANCESCA, toujours au fond.--La prison! interrogé!... (Elle descend la scène et s'approche du marquis.)
LE MARQUIS, à Matteo.--Prévenir le conseil que je vais venir; que le palais soit sévèrement fermé; des gardes à toutes les portes. Allez.
( Matteo sort.)
Scène II.
LE MARQUIS, FRANCESCA.
FRANCESCA.--O ciel, mon cousin! Il est donc vrai! votre agitation... votre voix menaçante... ces ordres plus menaçants encore!
LE MARQUIS, après avoir jeté un coup d'oeil autour de lui en souriant.--Pauvre petite cousine, je vous ai donc fait bien peur avec mon air de sévérité! c'est mon air de colonel; je le prenais pour le commandant Rannuccio et pour le prince. Mais rassurez-vous, tout cela n'est pas aussi terrible en réalité qu'en apparence.
FRANCESCA.--Mais cette arrestation?
LE MARQUIS.--Elle cessera ce soir.
FRANCESCA.--Mais ce conseil de guerre?
LE MARQUIS.--Il ne condamnera personne.
FRANCESCA.--Pourquoi donc alors le comte Odoard...
LE MARQUIS.--Ecoutez. Vous connaissez les immenses ruines de San-Severino?
FRANCESCA.--Qui sont toutes voisines de votre villa?
LE MARQUIS.--Celles-là même. On parlait depuis quelques jours d'une conspiration de carbonari, où étaient engagés plusieurs officiers de carabiniers. Hier, j'apprends qu'ils doivent se réunir dans la nuit aux ruines de San-Severino. Je donne ordre à Rannuccio de faire cerner les ruines; il s'y rend; mais les conspirateurs avertis s'échappent, et l'on ne saisit que quelques papiers, preuves manifestes de leur présence et de leur complot.
FRANCESCA.--Mais... comment le comte?...
LE MARQUIS.--Attendez. Rannuccio, avant de partir, ordonne de nouvelles perquisitions; tout à coup on voit à une des entrées un homme enveloppé d'un manteau et qui cherchait à se cacher: on court, on se saisit de lui; il lutte, se défend, et, après de longs efforts, parvient à s'échapper.
FRANCESCA.--Eh bien?
LE MARQUIS.--Mais en fuyant, il laisse aux mains des soldats un manteau d'officier de carabiniers, et Rannuccio soutient, ainsi qu'eux, qu'à la clarté de la lune, il a reconnu Odoard.
FRANCESCA.--Ciel! A part. La villa!
LE MARQUIS.--Rannuccio revint; on court à l'hôtel d'Odoard; il n'y avait point passé la nuit: nouvelle circonstance qui l'accuse. Il y a une heure enfin, il rentre; il est arrêté, interrogé, et va paraître devant le conseil de guerre. Tout va bien.
FRANCESCA.--Que dites-vous?
LE MARQUIS.--Vous ne comprenez pas! Vous voilà vengée d'elle!
FRANCESCA.--D'elle?
LE MARQUIS.--Sans doute. Odoard était chez cette femme, et non à l'abbaye. Rannuccio aura prêté les traits de son ennemi à l'homme au manteau.
FRANCESCA.--Mais si c'était lui cependant?
LE MARQUIS.--Lui! conspirer!... contre les maris, peut-être; mais contre l'État!... Il était chez cette femme! (Riant.) Et il faudra qu'il prouve son alibi devant le conseil de guerre, et pour le prouver, il faudra qu'il dise tout.
FRANCESCA.--Il ne le dira jamais!
LE MARQUIS, souriant.--Se faire fusiller par discrétion!
FRANCESCA, avec un cri de terreur.--Fusillé! Que dites-vous?
LE MARQUIS.--Pas moins. Le prince est furieux... et si Odoard se taisait...
FRANCESCA.--Mais s'il était forcé de se taire?
LE MARQUIS.--On n'est jamais forcé d'être un héros.
FRANCESCA.--Mais s'il l'était enfin, s'il l'était?
LE MARQUIS, avec plus de sérieux.--Ah! s'il l'était... son affaire serait très-grave. Le prince veut un exemple, et la prise de ces papiers de révolte, la complicité des officiers de carabiniers...
FRANCESCA.--Ciel!
LE MARQUIS.--Mais, non! non! il ne court aucun danger! Quand même il n'avouerait rien, la vérité ne se saurait pas moins; on fera une visite chez lui, sur lui; il y a des lettres, un portrait, il y en a toujours; tout se découvrira, et, grâce à un coup d'épée avec le mari...
FRANCESCA.--Ciel!
LE MARQUIS.--Rassurez-vous; Odoard ne connaît qu'un maître l'épée à la main... c'est moi. (Riant.) Cela sera charmant! Voyez-vous ce conseil de guerre assemblé pour juger... quoi? un rendez-vous d'amour. Si c'était la femme de Rannuccio! lui qui est juge!... J'ai toujours aimé les procès, parce qu'on y trouve ce qu'on n'y cherche pas.
MATTEO, entrant.--Monsieur le marquis, le conseil de guerre vient de s'ouvrir.
LE MARQUIS.--J'y vais. (A Francesca.) Odoard a demandé, à vous parler, sans doute pour quelque révélation. Je vais vous l'envoyer après l'interrogatoire. Allons, consolez-vous! tout ira bien, je vous en réponds. Il sera libre et puni; vous serez vengée et comtesse. Adieu. (II sort.)
Scène III.
FRANCESCA, seule.
Il est perdu! Parler? il ne le peut pas... c'est se déshonorer. Se taire? c'est se condamner. Si on ne découvre rien, un arrêt affreux! Si on découvre toit, un duel sans merci! L'épée du marquis est impitoyable! De tous côtés, la mort! Mourir!... lui!... Oh! il faut que je le sauve! Tant qu'il sera en danger, je sens que je l'aimerai encore! Allons, encore ce jour donné au monde, et puis adieu! Le voici.
Scène IV.
FRANCESCA, ODOARD.
FRANCESCA.--Vous me cherchiez, monsieur le comte?
ODOARD.--Oui; j'avais un service à demander, j'ai pensé à vous, madame.
FRANCESCA.--Parlez.
ODOARD.--Vous savez; un hasard que je bénis vous a livré notre secret, et, à défaut du hasard, c'est moi qui vous l'aurais confié, car je sens en vous une amie.
FRANCESCA, d'une voix tremblante.--Et vous avez raison, monsieur le comte,
ODOARD.--Je sors du conseil de guerre.
FRANCESCA, vivement.--Où vous avez dit...
ODOARD.--Ce que vous étiez bien sûre que je dirais, n'est-ce pas? Son honneur est sauf; mais j'ai encore une crainte, et vous seule pouvez la détruire.
FRANCESCA.--Comment?
ODOARD.--Un portefeuille caché chez moi renferme des lettres qui pourraient la perdre. Jusqu'à présent elles ont échappé à toutes les recherches; mais un instant pourrait tout découvrir. Sauvez-la, sauvez-nous! (Lui remettant un papier.) Voici quelques mots qui vous diront ce qu'il faut faire. Faites enlever ces lettres, et remettez-les-lui avec les adieux de celui qu'elle ne reverra pas.
FRANCESCA, qui, pendant qu'il parlait, a semblé en proie à une vive agitation, s'écrie avec résolution:--Vous la reverrez!
ODOARD, vivement et avec crainte.--Ciel! Est-ce qu'elle serait à Modène?
FRANCESCA.--Pas encore.
ODOARD.--Est-ce qu'elle a quitté sa villa?
FRANCESCA.--Elle la quittera.
ODOARD.--Comment?
FRANCESCA--Elle saura votre danger.
ODOARD.--Qui l'avertira?
FRANCESCA.--Moi, monsieur le comte.
ODOARD.--Vous!
FRANCESCA.--Croyez-vous donc que celle que vous avez appelée votre amie vous laissera mourir sans rien tenter pour votre défense?
ODOARD.--Que voulez-vous donc faire?
FRANCESCA.--Ce que je voudrais qu'un fit pour moi: allez trouver ma cousine, lui écrire, lui dire que vous mourez, lui dire de vous faire vivre!
ODOARD.--L'infortunée! Que peut elle?
FRANCESCA.--Qu'elle coure chez le prince son père, qu'elle se jette à ses genoux, qu'elle lui avoue tout; je ne demande rien, mais qu'elle vous sauve!
ODOARD.--Se déshonorer aux yeux de son père!
FRANCESCA.--Grandir aux vôtres!
ODOARD.--Le prince ne le croira pas. Elle n'obtiendra rien!
FRANCESCA.--Elle n'obtiendra rien? Vous ne savez pas ce que c'est que la voix d'une femme qui demande grâce pour celui qu'elle aime! J'y vais.
ODOARD, l'arrêtant.--Mais ce serait se perdre!
FRANCESCA.--Mais ce serait vous faire mourir!
ODOARD.--Eh bien! je mourrai! qu'importe? Mourir pour la femme qui vous a tout sacrifié, mourir pour épargner une tache à son nom, et cela sans qu'elle le sache, sans qu'elle le veuille, quelle plus belle mort pouvais-je jamais rêver?...
FRANCESCA.--Mais elle! elle! vous ne pensez donc pas à elle? Que va-t-elle devenir? Quoi! vous l'aimez, et vous voulez que votre sang retombe sur elle, et qu'elle se dise chaque jour avec désespoir: C'est moi qui l'ai lue! (Faisant un pas pour s'éloigner. Non! non! elle saura...
ODOARD, vivement et lui prenant la main.--Arrêtez!.. Vous ne la connaissez pas!... Rien ne l'épouvanterait... Eperdue, elle accourrait ici... et si le prince la repousse... bravant la honte, dédaignant la crainte... devant le conseil, devant son mari... elle avouerait tout...
FRANCESCA.--Si vous aviez tant de joie à vous sacrifier pour elle, pourquoi l'empêcher de se sacrifier pour vous?... (Elle va pour s'éloigner.)
ODOARD, l'arrêtant.--Je vous en supplie!... Il faut qu'il y ait une victime... ne m'enviez pas...
Scène V.
Les Mêmes, LA CHANOINESSE.
LA CHANOINESSE.--Ah!... vous enfin, Francesca. La marquise vous cherche partout!
FRANCESCA, avec un cri de joie.--La marquise est ici?
ODOARD, à part.--Il est trop tard.
LA CHANOINESSE.--Elle arrive à l'instant même de sa villa!...
FRANCESCA.--Vous l'avez vue?
LA CHANOINESSE.--Sans doute--mais comme vous êtes pâle... agitée... (Apercevant Odoard, qui s'était retiré au fond.) Ah! je comprends!... Pauvre jeune homme!...
(Matteo, qui vient d'entrer, présente une déclaration à Odoard, qui va la signer dans le cabinet ouvert du fond. Tout ceci se passe sans arrêter la scène entre les deux femmes.)
LA CHANOINESSE, à Francesca.--Son affaire est donc bien grave?...
FRANCESCA, avec agitation.--Oui... bien grave... elle l'était du moins... mais la marquise revient!...
LA CHANOINESSE.--On parlait de...
FRANCESCA.--De mort!... oh! que c'était noble à lui!... Mais non! il ne mourra pas!... La marquise me cherche?...
LA CHANOINESSE.--La marquise! la marquise!... Quel rapport entre la marquise et ce danger?...
FRANCESCA.--Rien!... je suis si malheureuse... si heureuse...
LA CHANOINESSE.--Votre tête s'égare, mon enfant... Qu'avez-vous?
FRANCESCA.--Où est-elle?... où est-elle?... La voici!...
Scène VI.
Les Mêmes, LA MARQUISE.
(Elle entre d'un air indiffèrent et sans voir
Odoard, qui écrit toujours au fond.)
FRANCESCA, courant à elle.--Vous me cherchiez, ma cousine?
LA MARQUISE.--Oui... pour vous consulter sur une toilette de bal...
FRANCESCA.--Et... pour ces tristes événements... peut-être...
LA MARQUISE, froidement.--Quels événements?
FRANCESCA.--Ignorez-vous ce qui se passe ici?
LA MARQUISE.--Que se passe-t-il donc?... (Avec indifférence.) Ah!... oui... une conspiration...
FRANCESCA.--Et... quelqu'un que nous connaissons... arrêté.
LA MARQUISE.--Qui donc?
FRANCESCA.--Le comte Odoard.
LA MARQUISE, a un dédain.--Le comte?... se mêler dans des conspirations... c'est de bien mauvais goût... c'est bien roturier.
FRANCESCA, avec un accent plus marqué.--Ne pourrait-on pas le secourir?
LA MARQUISE.--Ne me parlez pas d'un conspirateur!
FRANCESCA.--On dit qu'il n'est pas coupable.
LA MARQUISE.--- Tant mieux... son innocence le sauvera.
FRANCESCA, avec crainte.--Mais... si son innocence ne suffisait pas pour le sauver?
LA CHANOINESSE, qui observe tout à l'écart.--Comme elle l'interroge!...
LA MARQUISE.--Eh bien?
FRANCESCA.--Eh bien... alors... on viendrait à son aide, n'est-ce pas?... On ne le laisserait pas condamner...
LA MARQUISE, froidement.--Qui pourrait le défendre?
FRANCESCA, malgré elle.--Des personnes qui n'auraient peut-être qu'un mot à dire pour cela!
LA CHANOINESSE, à part.--C'est elle.
ODOARD, qui s'est levé, apercevant la marquise.--Ciel!... la marquise!...
LA MARQUISE, qui s'est retournée au bruit.-Le comte!... LA CHANOINESSE, à part.--Elle a tressailli.
(Odoard est au fond, très-agité; la marquise le regarde et lui fait signe par un coup d'oeil qu'elle veut lui parler.)
FRANCESCA, qui a saisi ce regard.--Elle veut lui parler... pour le sauver, sans doute... mais, devant la chanoinesse... elle ne peut... Comment l'écarter?... Ah!... le portefeuille?... (Elle s'approche vivement de la chanoinesse, et à voix basse.) Ma tante, voulez-vous me sauver?...
LA CHANOINESSE.--Comment?
FRANCESCA.--Voulez-vous me sauver?
LA CHANOINESSE.--Si je le veux!... mais...
FRANCESCA.--Je suis perdue si vous me refusez!...
LA CHANOINESSE.--Parlez.
FRANCESCA, tirant le papier que lui a donné Odoard.--Vous voyez ce papier?... Elle l'emmené hors delà scène tout en parlant.) Prenez-le, lisez-le... exécutez tout ce qu'il prescrit... (Elle l'éloigné toujours et sort avec elle.)
ODOARD, dés qu'il les voit parties, s'approche vivement de la marquise, et à voix basse.--Eloignez-vous.
(La marquise, sans le regarder, mais suivant de l'oeil Francesca et la chanoinesse, qui disparaissent, lui met vivement un billet dans la main, et sort par la porte latérale sans dire un mot.)
FRANCESCA, rentrant.--Déjà seul! (Elle s'approche de lui.)
ODOARD, lui montrant la lettre.--Vous l'avais-je dit?... Elle accourt!... mais je n'accepterai pas son sacrifice!... je ne le veux pas... (Il ouvre la lettre.) C'est étrange! elle a déguisé sa main. (Il lit; la consternation se peint sur son visage.) Est-ce un rêve?...
FRANCESCA.--Que vous êtes pâle!...
ODOARD.--Ce n'est pas possible!... j'ai mal lu!... (Il relit la lettre.) Non! je ne me suis pas trompé!...
FRANCESCA.--Parlez, monsieur le comte; qu'y a-t-il?
ODOARD, avec explosion.--Ah! lâcheté!... lâcheté!... et trahison!...
FRANCESCA.--Qu'avez-vous donc? vous m'épouvantez!
ODOARD.--Vous m'avez vu, madame! vous m'avez entendu! vous savez si je l'adorais!... Eh bien! tenez... lisez!... mais non, je veux lire moi-même! «J'apprends votre danger... je tremble!... j'envoie un homme sûr à votre hôtel pour prendre le portefeuille et mes lettres!... Surtout ne me nommez pas! si notre secret était révélé, je ne pourrais rien pour vous; mais n'étant pas compromise, je vous ferai évader, j'espère!»
FRANCESCA, avec indignation.--J'espère!...
ODOARD.--N'est-ce pas, madame, que c'est affreux? Oh! je me dévouais pour elle avec bonheur!... mais cette lettre!... pas un regret, pas une larme! «Je tremble!... j'envoie chercher mes lettres!...» Quel soin! Au nombre de ses vertus j'avais oublié la prudence! et cette phrase menteuse!... ce mot d'espérance jeté à la fois pour me soutenir et s'assurer mon silence!... Je ne me connais plus!... La colère... l'indignation... je la hais, je la méprise!
FRANCESCA.--Calmez-vous! calmez-vous!
ODOARD.--Mon Dieu! passer en un instant de l'adoration au mépris!... voir cette image que l'on idolâtrait se souiller... s'avilir... Ah!! puisque le monde est ainsi fait... puisqu'il n'est plein que de coeurs faux et vils... il vaut mieux le quitter, et je meurs sans regret.
FRANCESCA, avec des larmes.--Vous êtes cruel, monsieur le comte!
ODOARD.--Vous pleurez?... Pardon!... je suis un ingrat... on ne devrait pas maudire la terre quand on rencontre des êtres tels que vous!... Ah!... si elle avait eu votre âme!... Adieu!... le condamné vous a dû sa dernière consolation... adieu!...
Scène VII.
Les Mêmes, LE MARQUIS.
LE MARQUIS, vivement.--Tout n'est pas encore perdu, ou plutôt tout est sauvé!
FRANCESCA.--O ciel!... mon cousin!...
ODOARD.--Que dites-vous?
LE MARQUIS.--La sentence était prononcée... il ne restait plus qu'à y mettre ma signature et à la porter au prince, quand une pensée m'est venue. J'ai fait sentir la générosité de votre silence, et j'ai obtenu du conseil de venir vous trouver seul, de vous interroger seul, de recevoir seul vos déclarations... Ainsi, parlez.
(Francesca, qui l'avait d'abord écouté avec espoir, se cache le front dans les deux mains.)
ODOARD, avec effort.--Je ne puis que répéter ce que j'ai dit, monsieur le marquis... je suis coupable.
LE MARQUIS.--Et moi, je vous dis que vous ne l'êtes pas! Croyez-vous donc que je ne voie point qu'il s'agit d'une femme?
ODOARD.--Je ne puis parler!
LE MARQUIS.--Mais... devant moi... Le conseil s'en rapporte à moi... à moi seul. (Odoard se tait.) Ah! c'est de la folie qu'une telle générosité! Qu'on se batte pour une femme, qu'on se ruine pour une femme... soit! mais se faire fusiller pour elle, c'est trop fort! Que feriez-vous donc pour votre mère?
ODOARD, avec émotion.--Pas davantage... de grâce... je suis touché jusqu'au fond de l'âme...
LE MARQUIS.--Il ne s'agit pas d'être touché, mais de vivre! Je ne veux pas, moi, que vous vous fassiez tuer pour quelque coquette, qui rira de vous avec un autre le lendemain du jour où voua serez mort pour elle... Vous gardez le silence... Eh bien, je vous sauverai malgré vous!... (Se tournant vivement vers Francesca.) Francesca, vous savez le nom de cette femme, voulez-vous le révéler?
FRANCESCA.--Ciel!...
ODOARD, vivement.--Madame, ne parlez pas!
LE MARQUIS.--Vous savez tout, puisqu'il vous dit de vous taire!... Parlez!... je, vous en supplie comme ami... je vous l'ordonne comme juge!
FRANCESCA.--Mon Dieu! mon Dieu!
LE MARQUIS.--Si vous ne parlez pas... c'est vous qui le condamnez!...
FRANCESCA.--Grâce!
LE MARQUIS, bas à Francesca.--Laisserez-vous périr celui que vous aimez?
ODOARD, bas aussi.--Vous ne me sauveriez, pas!... Un combat à mort...
LE MARQUIS.--Parlez!
(Francesca sans répondre cache sa tête dans ses deux mains.)
LE MARQUIS, avec résolution.--Vous vous taisez?... Eh ' bien donc, ce dernier moyen!... (Il tire un portefeuille.) Vous voyez, ce portefeuille?
ODOARD, à part.--Ciel!... mes lettres!
LE MARQUIS.--On l'a saisi chez vous et on me l'apporte à l'instant. Je voulais vous le rendre sans l'ouvrir, mais puisque vous vous taisez....
ODOARD, vivement.--Monsieur le marquis... mon arrêt! mais n'ouvrez pas ces lettres!..,
LE MARQUIS.--Vos instances mêmes vous accusent...
ODOARD.--Par pitié pour moi-même, je vous en supplie...
(Le marquis s'apprête à ouvrir le portefeuille; Odoard et Francesca le regardent avec angoisse... il l'ouvre... le portefeuille est vide.)
LE MARQUIS, stupéfait.-Rien!...
ODOARD et FRANCESCA, avec étonnement.--Rien!...
ODOARD, à part.--Ah!... la marquise, sans doute...
FRANCESCA, à part.--Ma tante peut-être.
LE MARQUIS, à Odoard.--Pour la dernière fois, voulez-vous parler?
ODOARD.--Je n'ai rien à dire.
LE MARQUIS.--Soit donc!... (Aux deux soldats.) Qu'on reconduise l'accusé dans sa prison!... (.A Matteo.) Avertissez les membres du conseil que nous allons porter l'arrêt au prince...
FRANCESCA--Mon cousin!...
LE MARQUIS.--C'est vous qui l'avez voulu!
(Odoard s'éloigne avec les deux soldats; Matteo entre dans la salle du conseil; le marquis s'assied vivement à la table et signe la sentence; Francesca est sur le devant de la scène.)
FRANCESCA.avec désespoir.--Perdu'.... et rien à faire!... rien pour le sauver!... O ma cousine! ma cousine qui n'aurait qu'un mot à prononcer!... Quoi!... j'ai là son salut dans mes mains... et je ne puis rien... moi... pour lui!... ah!...
Scène VIII et dernière.
LES MÊMES, MATTEO.
MATTEO, annonçant.--Messieurs les jupes!
(Les juges paraissent; le marquis ne joint à eux; Francesca s'élance vers eux.) FRANCESCA.--Arrêtez!... arrêtez!... j'ai une révélation à faire!...
LE MARQUIS.--Oui, approchez... Elle peut nous éclairer... elle sait tout!
(Les juges s'approchent.)
LE MARQUIS.--Qu'avez-vous à révéler?
FRANCESCA.--Le comte n'est pas coupable!... je puis le prouver!...
LE MARQUIS.--Jurez-vous de dire la vérité?
FRANCESCA, après un moment de silence.-Oui.
LE MARQUIS.--Toute la vérité?
FRANCESCA.--Oui.
LE MARQUIS.--Rien que la vérité?...
FRANCESCA.--Oui... (à part.) Mon Dieu! pardonnez-moi ce parjure!...
LE MARQUIS.--Parlez donc.
FRANCESCA.--Le comte Odoard n'est pas coupable... car il n'était pas cette nuit au lieu de la conspiration.
LE MARQUIS.--Où donc était-il?...
FRANCESCA.--Chez, moi!
(Cri général. La toile tombe.)
ACTE TROISIÈME,
(Même décoration qu'au deuxième acte.)
Scène 1re.
LE MARQUIS, MATTEO.
LE MARQUIS, il marche avec agitation.--Plus j'y pense, plus je m'assure dans cette conviction! Ce n'est pas Francesca... j'en suis certain.(A Matteo.) Où est la marquise, ma femme?
MATTEO, montrant le cabinet de gauche.--Madame la marquise s'est fait conduire ici dans ce petit salon.
LE MARQUIS.--Comment se trouve-t-elle?
MATTEO.--Mieux... le prince son père est auprès d'elle.
LE MARQUIS.--Le prince est là?
MATTEO.--Vous pouvez entendre sa voix.
LE MARQUIS.--C'est bien. (A lui-même.) Ma femme lui demande peut-être la réclusion de Francesca!... Elle est si sévère sur ce point-là!... Et puis une telle tache pour la famille!... Elle s'est trouvée mal en apprenant cet aveu!... Et je jurerais que c'est un sublime mensonge! (A Matteo.) Qu'on amène le prévenu.
MATTEO.--Oui, monsieur le marquis.
LE MARQUIS.--Son ignorance ce matin, son silence jusqu'à ce moment... tout me dit que ce n'est pas elle... Mais comment la justifier aux yeux de tous!... comment savoir quelle est la femme?... Voici Odoard... si je pouvais surprendre... (Il se retire au fond.)
Scène II.
LES MÊMES, ODOARD, SOLDATS, MATTEO.
MATTEO, à Odoard.--Veuillez attendre ici la décision du conseil, monsieur le comte. (Matteo s'éloigne.)
ODOARD, sur le devant de la scène.--Allons, encore cette dernière épreuve!... j'ai un supplice de moins que les accusés ordinaires... l'incertitude!... ah!... la marquise!... la marquise!... (Après un instant de silence.) Qu'a-t-elle fait après tout?... Ce qu'auraient fait toutes les femmes à sa place!... Il n'y a qu'une créature surhumaine, un ange... (Nouveau silence.) Eh bien! je suis sûr que sa jeune cousine Francesca l'aurait fait... Quelle chaleur de coeur!.... Je ne la connaissais pas!... Quel intérêt pour moi, qui ne suis rien pour elle!... Elle me pleurera... (Souriant.) Et même, c'est assez étrange... je mourrai pour une femme, et je serai pleuré par une autre... (Le marquis et Milieu descendent la scène.) Ah! voici le marquis et le secrétaire du conseil... On a beau dire... le coeur bat plus vite... n'importe, il n'en paraîtra rien.
Scène III.
ODOARD, LE MARQUIS. MATTEO, deux greffiers.
LE MARQUIS, d'une voix sévère, à Matteo.--Lisez à M. le comte le jugement du conseil.
MATTEO, lisant.--«Le conseil de guerre assemblé pour juger le complot de l'abbaye de San-Severino, et appelé à statuer sur le sort du capitaine comte Odoard, après les informations, interrogatoires et audition des témoins... déclare que le comte...»
ODOARD, l'interrompant.--Est condamné à mort... Ne prenez pas le soin d'achever...
MATTEO.--«Déclare que le comte est acquitté à l'unanimité.»
ODOARD, avec un cri de surprise.--Acquitté! acquitté!
MATTEO, continuant.--L'alibi ayant été prouvé en sa faveur.
ODOARD.--L'alibi.
LE MARQUIS, sévèrement à Odoard.--Une femme a déclaré que vous étiez chez elle!...
ODOARD.--Une femme!... Qu'entends-je?... Ce n'est pas possible... Elle serait venue!
LE MARQUIS, avec un accent marqué.--Oui, monsieur le comte, elle est venue.
ODOARD, à part.--Ah!... je comprends... voici le revers de la médaille! Le marquis... j'aimais mieux l'autre péril... Enfin!...
(Matteo et les greffiers sortent.)
Scène IV.
LE MARQUIS, ODOARD.
LE MARQUIS, à part.--Plaidons le faux pour savoir le vrai. (Il s'approche d'Odoard.) Monsieur le comte, vous sentez qu'un entretien est nécessaire entre nous.
ODOARD.--Je suis à vos ordres, monsieur.
LE MARQUIS.--Cette affaire ne peut se terminer ainsi, et vous êtes trop homme d'honneur pour refuser une réparation.
ODOARD.--Désignez le lieu et les armes.
LE MARQUIS.--Comment! des armes... Avec qui donc voulez-vous vous battre?...
ODOARD.--Mais... monsieur le marquis... puisque vous venez...
LE MARQUIS.--Vous refusez donc de l'épouser?
ODOARD.--L'épouser!... (A part.) Il veut que j'épouse sa femme!
LE MARQUIS.--Est-ce que vous avez des objections contre ce mariage?
ODOARD, au comble de l'embarras.--Pas... précisément... mais il me semble... que... peut-être...
LE MARQUIS.--Lesquelles?... n'est-elle pas libre?
ODOARD, malgré lui,--Elle est libre!... (A part.) Ce n'est pas la marquise!
LE MARQUIS, à part.--Ce n'est pas Francesca!... j'en étais sùr.
ODOARD, à part.--Qui ce peut-il être?
LE MARQUIS, à part.--Qui ce peut-il être?... Haut et l'observant.) Mais, mon cher Odoard, quel air étrange vous avez avec vos exclamations de surprime.. l'épouser!... elle est libre!... On dirait que vous ne connaissez pas votre libératrice.
ODOARD.--Moi!... ne pas la connaître!... si bonne!... si belle!...
LE MARQUIS.--Si bonne!... si belle!... Toujours des faux-fuyants... Décidément il y avait donc bien des femmes qui pouvaient dire que vous ne conspiriez, pas la nuit dernière... puisque vous ne savez pas le nom de celle...
ODOARD.--Ne pas savoir son nom!... moi!...
LE MARQUIS.--Dites-le donc...
ODOARD.--Oh!... monsieur le marquis... la discrétion...
LE MARQUIS.--De la discrétion... après ce qu'elle est venue avouer dans le conseil!... mais pourquoi donc vouliez-vous vous battre tout à l'heure?...
ODOARD, au comble de l'embarras.--Mais... colonel... rien de plus simple.
LE MARQUIS.--Tant mieux... vous me l'expliquerez,
ODOARD.--Je vous croyais... envoyé... par celui qui...
LE MARQUIS--Par celui qui...
ODOARD.--Comme... c'est devant le conseil de guerre... que... elle est venue... je croyais que c'était...son mari qui..
LE MARQUIS.--C'est donc un des membres du conseil? Est-ce Rannuccio...
ODOARD.--Ne m'en demandez pas d'avantage... La joie... le saisissement!... vous comprenez... n'est-ce pas?... s'être cru mort... et puis sauvé par celle...
(Francesca apparaît au fond.)
LE MARQUIS, l'apercevant, et à part.--Francesca!... je ne savait rien.
ODOARD.--Mais où est-elle?... que je la voie!.... je veux la voir!...
LE MARQUIS, lui montrant Francesca qui s'avance--La voici!...
Scène V.
LES MÊMES, FRANCESCA.
ODOARD, se retournant et voyant Francesca.--Ciel!... vous... madame!... vous!...
LE MARQUIS.--Qui voulez-vous donc que ce soit?.... ODOARD, comme égaré.--Vous... qui êtes venue dire... quoi! tant de générosité... de dévouement!... si pure! vous perdre pour moi!.. non!... je ne puis pas, je ne dois pas... Oh!... trop de sentiments se pressent dans mon coeur!... Pardonnez.... je ne puis que tomber à vos pieds... (Il se jette à ses genoux.)
FRANCESCA, d'une voix troublée.--Relevez-vous monsieur le comte!
LE MARQUIS, s'avançant entre eux deux.--Eh bien... comme vous voila troublés tous deux!... lui, muet de stupéfaction et n'osant pas s'approcherr... vous, immobile... et n'osant pas le regarder... Vraiment ce serait à ne pas croire que Francesca ait dit vrai... geste de Francesca Si elle ne l'avait pas juré, Il prend la main d'Odoard, celle de Francesca et les réunifiant dans la sienne. Vous êtes bien les deux amants les plus dissimulés!... (A Odoard.) Quand je pense que ce matin elle se plaignait que vous ne l'eussiez jamais remarquée.,, qu'elle me demandait des conseils pour vous plaire...
ODOARD.--Ciel!...
FRANCESCA, vivement.--Mon cousin!...
LE MARQUIS.--Ne craignez-vous pas que je vous compromette?... qu'elle feignait d'être jalouse...
FRANCESCA.--Mon cousin!...
ODOARD.--Jalouse!... Elle m'aimait donc!
LE MARQUIS.--Bien!... il demande si elle l'aime après que... Décidément, mon ami... vous êtes fou.
ODOARD.--Oui, vous avez raison, monsieur le marquis... je suis fou!... fou de bonheur!... C'est que vous ne pouvez savoir ce qui se passe dans mon âme... un monde nouveau... (A Francesca.) Ah!... madame!... madame!... un mot... un mot de votre bouche qui me confirme...
LE MARQUIS.--Il ne se croira aimé qu'après le mariage...
ODOARD, avec un cri de joie.--Un mariage! quoi! elle consentirait...
FRANCESCA, avec effort, mais d'une voix ferme.--Ce mariage n'aura jamais lieu.
ODOARD.--Que dites-vous?
LE MARQUIS. vivement.--Malheureuse enfant!... Mais c'est le déshonneur.
FRANCESCA.--Je le sais.
LE MARQUIS.--Rien ne pourra vous défendre du courroux de la princesse.
FRANCESCA.--Je le sais.
LE MARQUIS.--Rappelez-vous que la comtesse Pazzi, sur le simple soupçon d'une faute, a été chassée de la cour.
FRANCESCA.--Je le sais; mais ce mariage ne se fera pas.
LE MARQUIS.--Quels sont vos motifs?
FRANCESCA.--Une seule personne doit les connaître et peut les comprendre. M. le comte.
LE MARQUIS.--Eh bien! je vous laisse. Ah! Odoard, priez, suppliez, persuadez, car il y va vie tout entière. (Il sort.)
Scène VI.
FRANCESCA, ODOARD.
ODOARD.--Oh! avant toute parole, laissez mon coeur se répandre, laissez-moi vous contempler, vous adorer... Mais non, non, parlez... Comment, après m'avoir conservé la vie,, refusez-vous d'achever votre ouvrage?
FRANCESCA.--Monsieur le comte promettez-moi d'écouter sérieusement ce que je vais vous dire, malheureusement j'ai juré que si je vous sauvais, jamais je n'accepterais votre main.
ODOARD.--Et pourquoi? grand Dieu! Pourquoi?
FRANCESCA.--Parce que vous aimez une autre femme, monsieur le comte.
ODOARD, avec mépris.--La marquise!...
FRANCESCA.--Oubliez-vous donc tout ce que vous m'avez dit, à propos d'elle?
ODOARD.--Oubliez-vous donc ce qu'elle m'a fait?
FRANCESCA.--Eh bien! je ne l'imiterai pas en vous sacrifiant à moi. ODOARD.--Mais, vous l'avez entendu, vous êtes déshonorée.
FRANCESCA.--Eh bien! vous apporterai-je un nom flétri?
ODOARD.--Je n'étais que victime, ne me forcez pas à être bourreau.
FRANCESCA.--Je suis votre libératrice, je ne paierai pas mon bienfait! Moi, moi! vous faire acheter mon dévouement, faire de l'abnégation un calcul... et profiter de votre reconnaissance pour surprendre votre main! Non, monsieur le comte, non... ce n'est pas ainsi que mon coeur comprend le sacrifice!... Je vous ai fait l'abandon de ma réputation sans arrière-pensée, sans regret... sans hésitation, acceptez-la de même,.. Tendez-moi la main et j'ai ma récompense.
ODOARD, avec tendresse.--Eh bien! si ce n'était pas assez pour moi... si j'osais... Malheureux, je ne puis parler, je vous offenserais sans doute... Ah! si je pouvais vous faire comprendre toute la grandeur de ce que vous avez fait!... Imaginez-vous que la mort vous menace, une mort terrible, inévitable... et que tout à coup un être charmant, beau et pur comme un ange, accourt et sacrifie pour vous plus que sa vie, sa pudeur; plus que sa pudeur, son honneur; plus que son honneur, la vérité!... Dites... dites... qu'éprouveriez-vous? Ah! madame! ah! Francesca! quand j'arrivai ici, le coeur déchiré par un lâche abandon, que soudain vous m'apparûtes... et que le marquis me dit... C'est elle!... ce qui se passa en moi, je ne puis vous le rendre... Tant de dévouement à côté de tant d'égoïsme!... Cet amour que j'avais tant rêvé en elle m'apparaissant en vous!... une révolution tout entière se fit dans mon coeur! C'est impossible... c'est contre la nature... et cependant c'est vrai... j'aimais, je n'aime plus... je n'aimais pas et j'aime!
FRANCESCA.--Bien, monsieur le comte;;; bien! je n'attendais pas moins de vous.
ODOARD.--Que voulez-vous dire?
FRANCESCA.--Je vous remercie de chercher à me tromper.
ODOARD.--Vous tromper!
FRANCESCA.--Vous voulez me relever aux yeux du monde, et, comme je n'accepterais pas un sacrifice, vous feignez de m'aimer... par générosité,
ODOARD.--Je n'ai pas de générosité...
FRANCESCA.--Votre honneur..,
ODOARD.--Ce n'est pas de l'honneur...
FRANCESCA.--Votre devoir...
ODOARD.--Ce n'est pas du devoir, c'est de l'amour; m'entendez-vous? de l'amour!
FRANCESCA,--Vous devez parler ainsi; mais moi, je dois vous refuser, et je n'accepte que votre amitié.
ODOARD.--Mon amitié! ah! ne comptez pas sur elle... Il faut que je vous adore ou que je vous déteste... car, si vous me repoussez, si vous refusez nia main, c'est que vous ne m'aimez pas!
FRANCESCA,.souriant.--Vous croyez!
ODOARD.--Pardon... je m'égare... mais c'est qu'il y a de quoi en devenir fou!... Avoir là mille sentiments qui bouillonnent, qui débordent... et ne pouvoir les exprimer! Oh! que faut-il faire pour vous convaincre? Voulez-vous que je me frappe de mon épée?... Voulez-vous?...
FRANCESCA, tristement.--Ce matin vous m'auriez convaincue sans tant de peine.
ODOARD.--Ne me dites pas cela, vous me désespérez... Oh! comment ai-je été assez aveugle, assez insensé pour ne pas voir...
FRANCESCA.--Ne vous accusez pas: lorsque, comme vous, on n'est pas présomptueux, on ne s'aperçoit de l'affection qu'on inspire que quand on la partage.
ODOARD.--Ah! chaque parole de vous me ravit, me touche.., et je me laisserais arracher un tel trésor! Quoi! il est là, devant moi, je le tiens... rien ne nous sépare, et vous, vous nous sépareriez? Ce n'est pas possible! vous m'aimez, le marquis l'a dit... Vous ne pouvez vous en défendre...
FRANCESCA, avec entraînement.--Eh bien!... oui, je vous aime. Oui, le seul espoir de ma jeunesse était de vous voir devant moi comme je vous vois à cette heure, et me disant... ce que vous me dites, hélas! et qui me fait tant de mal... Et quand aujourd'hui je vous ai trouvé si généreux, si dévoué, si ressemblant au portrait idéal que je m'étais tracé de vous, ma tendresse est devenue plus que de la tendresse!
ODOARD.--Ah! que l'on est heureux de vivre!
FRANCESCA.--Voilà ce qui met entre nous une barrière éternelle! Connaissez-moi tout entière: ce coeur qui se serait donné avec bonheur en échange du vôtre, s'indignerait de recevoir votre main comme une réparation! J'aime mieux l'amère joie d'être frappée de réprobation pour vous! Vous avoir tout donné et ne vous coûter rien, prendre pour moi tout le malheur, et vous laisser libre, heureux... Ah! je trouve dans cette pensée une force invincible, même contre vos prières; c'est parce que je vous aime que je suis restée, c'est parce que je vous aime que je vous ai sauvé, et c'est parce que je vous aime que je vous quitte... Adieu!...
ODOARD.--Non, vous ne partirez pas!... Vous me croirez!... A défaut de ma bouche, le regard, le geste, le visage, tout parlera en moi. Celui qui m'a donné en un instant un immortel amour me donnera une voix... un cri pour l'exprimer, quand ce cri devrait être mon dernier soupir.
FRANCESCA.--Arrêtez, monsieur le comte... vous déchireriez mon âme sans ébranler ma volonté... Aujourd'hui vous haïssez ma cousine... mais demain... Je sais bien, hélas! qu'on ne peut rien contre un amour profond... Adieu!...
ODOARD.--Eh bien! puisque vous êtes sans pitié, je serai sans reconnaissance. Vous refusez ma main... je refuse la vie! Je cours trouver le marquis, et, n'écoutant que le désespoir, je dénonce toute la vérité!... Votre cousine, votre cousin, moi... nous serons tous perdus... N'importe, c'est vous qui l'aurez voulu!...
Scène VII.
Les mêmes, LE MARQUIS, RANNUCCIO, femmes DE LA COUR.
LE MARQUIS, vivement.--Eh bien! Odoard, l'avez-vous décidée... Le prince est là (montrant le cabinet de gauche) avec la marquise et la princesse... il ne veut plus de délai... il ordonne que ce mariage se fasse aujourd'hui même, ou sinon une réclusion sévère.
ODOARD.--Acceptez, madame, acceptez!
FRANCESCA.--Je refuse.
LE MARQUIS.--Mais l'ordre est donné,.. Une décision sévère...
FRANCESCA.--Ma résolution est prise...
ODOARD.--Et la mienne aussi. (Il s'élance pour parler.)
FRANCESCA, l'arrêtant, et à voix basse.--Que dites-vous? vous n'avez pas de preuves.
ODOARD, accablé.--C'est vrai!
LE MARQUIS, s'approchant.--Qu'y a-t-il donc?
FRANCESCA,--Rien... rien,,. Quel est l'arrêt du prince?...
Scène VIII.
Les mêmes, LA CHANOINESSE, entrant vivement.
LA CHANOINESSE.--C'est une calomnie!... une affreuse calomnie!...
LE MARQUIS.--Comment?...
LA CHANOINESSE.--Arrêtez, Francesca, vous ne partirez pas... (Au marquis.) Qu'est-ce que j'apprends? Que Francesca est renvoyée de la cour pour un rendez-vous donné à M. le comte, que cette nuit il était chez elle... Celui qui a dit cela... calomnie!
RANNUCCIO.--C'est elle-même qui le dit.
LA CHANOINESSE.--N'importe... cela n'est pas!
FRANCESCA, bas.--De grâce, taisez-vous.
LA CHANOINESSE.--Oh! vous avez beau me dire de me taire, je ne vous laisserai accuser par personne, pas même par vous...
LE MARQUIS,--Parlez!
LA CHANOINESSE.--Francesca n'a reçu personne cette nuit; elle l'a passée tout entière chez moi, auprès de moi... deux de mes femmes le savent; on peut les interroger...
LE MARQUIS.--Ah! j'étais bien sûr.,.
ODOARD.--Vous me rendez la vie...
RANNUCCIO, froidement.--C'est-à-dire qu'elle vous l'ôte, monsieur le comte.
FRANCESCA.--O mon Dieu!
RANNUCCIO.--Si madame est innocente, M, le comte est coupable; s'il n'était pas chez elle, il était au lieu de la conspiration; il redevient accusé, et nous redevenons ses juges.
LA CHANOINESSE.--Attendez!... attendez!... j'ai dit que M. le comte n'était pas chez Francesca, c'est vrai, mais je n'ai pas dit qu'il ne fût pas chez une autre femme... je ne réponds que pour une.
RANNUCCIO.--Vaine défaite qui ne justifie pas le comte. Il ne s'agit pas d'accuser vainement une femme... il faudrait des preuves.
LA CHANOINESSE.--Hé! qui vous dit que je n'en ai pas de preuves? J'en ai d'incontestables... d'infaillibles... (Tirant un paquet de lettres.)
FRANCESCA. à part.--Ciel! les lettres du portefeuille!
ODOARD, à part.--Tant mieux!
FRANCESCA, bas à la chanoinesse.--Trahirez-vous un dépôt sacré?
LA CHANOINESSE, bas.-J'en ferai pénitence après.
LE MARQUIS.--Eh bien! ces preuves, ces preuves?
LA CHANOINESSE.--Ces preuves, je les produirai...
LE MARQUIS.--Comment!... vous savez?...
LA CHANOINESSE.--Oui... je sais quelle est cette femme!
RANNUCCIO.--Son nom?...
LA CHANOINESSE.--Son nom?... je vais vous le dire, son nom!... c'est...
Scène IX et dernière.
Les mêmes, LA MARQUISE.
LA MARQUISE. Elle sort du cabinet de gauche; elle est très-pâle; elle passe près de la chanoinesse et lui dit tout bas: Silence!
TOUS.--La marquise!...
(Elle s'avance vers le marquis, et au milieu du silence général, lui remet un papier. Le marquis l'ouvre.)
LE MARQUIS.--De la part du prince. (Lisant.) «Le comte n'est pas coupable. Que toute poursuite cesse centre lui. J'ordonne surtout qu'on proclame hautement l'innocence de la marquise Francesca. En s'accusant, elle se calomniait et se sacrifiait; j'en ai la preuve.»
La chanoinesse glisse les lettres dans la main de la marquise, lui disant tout bas: Lettres pour lettre. La marquise les froisse avec colère en les serrant.
ODOARD, à Francesca.--Votre honneur rétabli! (À la chanoinesse.) Ah! madame... madame.,.
LA CHANOINESSE, avec ironie.--Remerciez madame la marquise. On ne peut pas venir plus à temps... ou dirait qu'elle a tout entendu!...
LE MARQUIS, continuant à lire.--«Et pour qu'il ne reste aucun doute sur la conduite du comte, nous le nommons envoyé extraordinaire à Venise.»
LE MARQUIS, à la marquise.--Comment donc avez-vous obtenu du prince...
LA MARQUISE, sèchement.--Ce n'est pas moi.
ODOARD, à Francesca, avec tendresse.--Eh bien! madame, maintenant que je n'ai plus de réparation à vous offrir... maintenant que la lettre du prince m'ayant donné la vie... je ne vous dois plus rien... absolument rien... me croirez-vous si je vous dis: Francesca, je vous aime du plus profond de mon âme, et cette vie que je retrouve me serait odieuse si vous ne la partagiez pas;
LA CHANOINESSE.--Dites oui, ma nièce, ou je le dis pour vous.
ODOARD, à Francesca.-Hé bien?
FRANCESCA.--Partez pour Venise, monsieur le comte, et si dans un an votre coeur est toujours le même, venez au couvent de Santa-Croce, vous y trouverez la marquise Francesca de Montenero, qui sera heureuse alors de devenir la comtesse Odoard.
ODOARD.--O ciel! un an!
FRANCESCA.--Il me faut bien un an pour oublier le commencement de cette journée et m'habituer à en croire la fin.
LE MARQUIS, bas à Odoard.--Revenez dans un mois.
ODOARD, à Francesca.--Adieu donc, madame!
FRANCESCA.--Est-ce que vous ne voulez pas que ce soit au revoir? (Elle lui tend ta main, il la baise; elle s'éloigne de quelques pas.)
LE MARQUIS, prenant Odoard et l'amenant sur le devant de la scène.--Maintenant, mon ami, j'espère que pour prix de tout ce que j'ai fait pour vous, vous me direz le nom de la femme.
E. L.
FIN.
Théâtre du Vaudeville: Le Marquis de quinze sous; Loïsa.-Théâtre des Variétés: La Jeune et la Vieille Garde,-Théâtre de Lausanne: Bonaparte en Suisse.
Ma foi, saute marquis! Mais notre marquis a tant sauté qu'il n'a plus de jambes! mais il a tant fait sauter les écus de son coffre-fort, que les écus sont partis en dansant et que le coffre-fort est resté vide! Aujourd'hui, M. le marquis est vieux, laid et ruiné, au lieu d'être riche, beau et jeune comme il y a vingt ans. Adieu la Guimard! adieu la petite Florence! adieu la baronne et la comtesse, le plaisir, la folie et les amours! Voyez-vous ce pauvre hère, maigre, râpé, courbé, efflanqué? c'est M. le marquis. Quoi! vraiment? le léger, le sémillant, l'impertinent, l'adorable compagnon de Richelieu? Où en sommes-nous, grand Dieu?
Sans sou ni maille, sans jarret, sans fraîcheur, sans chevaux, sans boudoir, le marquis prend son parti avec philosophie: quittant les grands airs, mauvais vêtement quand on n'a plus rien à mettre dessous, il se conforme à sa triste fortune, vit de peu, et élit domicile au café du coin; c'est là son lieu d'asile: il s'y chauffe, il y passe ses heures, il s'y restaure. La consommation du marquis dans cet illustre établissement s'élève régulièrement à quinze sous par jour; sa position financière lui défend de plus grandes folies. De là lui vient le surnom de marquis de quinze sous.
Tout en faisant sa partie de dominos et en remuant le sucre de sa demi-tasse ou de son verre d'eau, le marquis avise un grand gaillard, autocrate du café; César a toutes les attitudes de l'homme puissant et fort: il sourit à la demoiselle de comptoir d'un air vainqueur, il traite les garçons par-dessous la jambe. S'élève-t-il une grave discussion au jeu de dames, au billard, aux échecs; faut-il éclaircir une question de politique et de carambolage, c'est César qui est consulté! c'est César qui décide!
Ce succès universel séduit le marquis de quinze sous et lui gagne le coeur; César devient son héros; il l'aime, il l'admire, il le vante. A son tour. César n'est pas ingrat; il n'est sorte de soins et de petits services dont il ne gratifie le marquis, égayant sa vieillesse d'un bon mot, et arrosant, de temps en temps, ses cheveux blancs d'un verre de rhum ou de punch... Le marquis et César sont des inséparables, des amis intimes, bien que César ail vingt-cinq ans et le marquis soixante.
Tout à coup un grand événement vient se jeter à travers cette amitié et rompt la monotonie de la partie de dominos. César, brave comme son nom, sauve la vie à un passant attaqué par des bandits nocturnes. Le passant a une pupille, la pupille a 500,000 fr. de dot: «Je vous donne et dot et pupille, dit notre homme à César, ce sera l'acquit de ma reconnaissance.
--Diable! s'écrie César, l'affaire me sourit assez;» et voilà mon brave qui se met en route pour aller conquérir le coeur et la main de la belle. Le marquis de quinze sous raccompagne; où passe César, en effet, le marquis de quinze sous doit passer!
On arrive au château. César s'y présente de front, avec l'aplomb d'un homme ferré sur le bloc et le doublet; ces manières, charmantes à l'estaminet, déplaisent à mademoiselle; il lui faut quelque chose de plus délicat et de plus raffiné. D'ailleurs, il y a un petit monsieur frisé, pincé, verni, qui rôde par là et lui tient au coeur; César est donc éconduit ou à peu près. Grande douleur pour le marquis de quinze sous! Mais un vaillant César ne se rend pas au premier choc; donc, celui-ci se tient sur la hanche, provoque l'amant préféré et va mettre sens dessus dessous tuteur, dot et pupille. Soudain sa colère s'apaise; de lion qu'il était il devient doux comme un agneau. Qui opère cette métamorphose? un portrait, un simple portrait au pastel. A la vue de ce portrait suspendu dans la chambre de la pupille, César s'écrie; «C'est ma mère!» On se regarde, on s'explique, on s'examine, et il se trouve que César est le frère de cette charmante fille qu'il était près d'épouser. Par quel coup du sort le frère et la soeur ont-ils vécu si longtemps sans se connaître? demandez le au marquis de quinze sous, qui vous le dira sans doute; quant à moi, je ne suis pas si indiscret. Eh! voici bien un autre mystère! le marquis de quinze sous est le père de la soeur et du frère. Que vous dirai-je? tous ces gens-là finissent par être parfaitement heureux: père, frère, soeur, amant, pupille, marquis de quinze sous et le reste.
Ce vaudeville n'est pas un prodige de vraisemblance ni de bon sens; mais quel vaudeville est tenu d'être vraisemblable et d'avoir le sens commun? Le Marquis de quinze sous fait rire; point important. Il faut en remercier les auteurs, MM. Armand Dartois et de Bienville.
Du rire nous passons aux larmes; madame Ancelot nous y invite et Loïsa s'en charge. Loïsa, en effet, a toutes les provisions nécessaires pour exécuter un drame larmoyant: elle aime un infidèle, elle cultive les fleurs, elle chante des romances; le moyen de ne pas s'attendrir et de ne pas pleurer!
L'infidèle se nomme Loïs: Loïsa et Loïs, quoi de mieux? Un beau matin, je ne sais quel diable le tenant, Loïs abandonne la Bretagne, sa patrie, et l'innocence des champs, et les fleurs, et l'air pur, et le rossignol, et Loïsa. Le voilà à Paris! Qu'y vient-il faire, bon Dieu? Paris n'est-il pas le pays de perdition? A peine a-t-on mis le pied sur cette terre de Belzébuth, que tout est dit: le diable fait de vous sa proie! Certes, ce n'est pas faute d'avoir été averti par les romances, les vaudevilles et les opéras-comiques!
Loïs, comme les autres, tombe dans le piège. Le luxe, le plaisir, les désirs coupables, les amours somptueux le saisissent au débotté. Une grande dame l'éblouit et s'empare de son coeur: la Bretagne est bien loin, et il ne s'agit plus de Loïsa!
Que fait cependant la pauvre fille? L'âme toujours occupée et pleine de Loïs, elle quitte son village et vient à Paris, vêtue à la bretonne et apportant à Loïs un bouquet des fleurs qu'il aimait; elle entre: ô surprise!. qu'est devenu Loïs? Est-ce lui qui habile ce riche appartement? Est-ce Loïs qui fait à Loïsa cet accueil froid et embarrassé? D'abord, Loïsa doute de la trahison; mais comment douter longtemps? L'oubli de Loïs et son ingratitude ne sont-ils pas écris partout, dans sa voix, dans son regard, dans son geste. Loïsa comprend qu'elle a une rivale, dont les perfides attraits remplacent dans le coeur de Loïs l'image candide et naïve des premières amours.
Convaincue de son malheur, désespérée de la froideur de Loïs, Loïsa s'échappe à travers la ville, éperdue, hors d'elle-même; tout en fuyant, la pauvre enfant rencontre les roues d'une calèche et tombe sous les pieds des chevaux; une femme brillante et parée la recueille; c'est sa rivale, c'est la comtesse!
Vaudeville.--Loïsa, acte 1er.--Loïsa, madame Doche;
Ernest de Kervin, Laferrière.
Vous voyez d'ici le tableau: Loïs est bientôt placé entre sa vanité et sa conscience, entre Loïsa et la grande dame; celle-là l'attendrit, celle-ci l'enivre. Quelquefois il revient à l'une malgré lui, avec un remords et un soupir; mais toujours l'autre l'attire et le domine.
Alors Loïsa tente une lutte désespérée; la comtesse est belle, Loïsa le sera; la comtesse a de l'esprit, Loïsa en aura; et déjà elle plaît, elle charme, elle séduit par la grâce de ses manières et la vivacité de ses reparties. Les adorateurs de la comtesse commencent à déserter et à venir tournoyer autour de cet astre naissant. Un d'eux surtout se hasarde et entame la déclaration. Cette défection irrite la comtesse, en même temps qu'elle attire l'attention de Loïs et rallume son amour pour Loïsa. Cet amour va éclater, quand Loïs apprend que Loïsa n'est plus une simple fille des champs, mais une riche héritière; s'il parle, s'il annonce son repentir, ne croira-t-on pas que ce retour vers Loïsa a pour cause un vil intérêt? Il se tait donc et souffre; mais, peu à peu, Loïsa lit au fond de son âme et enfin lui pardonne. La comtesse vaincue se rejette sur le premier venu. Quant à Loïs et Loïsa, ils retournent en Bretagne, disant à Paris un éternel adieu et s'adorant plus que jamais.
Ce petit roman, peu original au fond, a réussi par ces mots doux, aimables et couleur de rose, ordinaires aux vaudevilles signés de madame Ancelot.
Un brave officier de la vieille garde vient d'être blessé à la bataille de Champaubert; il a pour garde-malade une jeune soeur de charité: la vieille garde et la jeune garde! La soeur est d'un dévouement admirable pour le lieutenant; je soupçonne même qu'à ce dévoilement un peu d'amour se mêle; toute sage qu'elle est, notre jeune garde a le coeur tendre. Veilles, consolations, potions calmantes, elle n'épargne rien pour guérir la blessure du lieutenant. Le brave se laisse faire volontiers et son coeur est plein de reconnaissance.
Cependant, l'image de la patrie menacée l'assiège et le tourmente; il souffre de ce repos; la France est envahie de toutes parts: quand pourra-t-il reprendre son rang et se faire tuer pour elle? Ainsi s'inquiète-t-il, quand une horrible nouvelle lui est apportée:. un homme annonce que la France est vaincue et que Paris a capitulé. «Vous êtes un lâche et un imposteur! crie à cet homme le lieutenant exaspéré.--Vous m'insultez, réplique le donneur de nouvelles, et j'en demande raison.--Soit!--A ce soir!--A ce soir!» Déjà le lieutenant prépare ses pistolets.
La jeune garde a tout entendu. Que faire? s'il se bat, il se fera tuer, faible encore et malade comme il est! Non, il ne se battra pas. A ces mots, la soeur prépare un narcotique et le fait boire au lieutenant, qui s'endort d'un sommeil profond. En même temps, elle quitte ses babils de femme, revêt un uniforme d'officier et va échanger un coup de pistolet à la place du lieutenant. Celui-ci s'éveille au bruit du combat, et en s'éveillant retrouve notre héroïne blessée à l'épaule.
«Quoi! c'est pour moi?--Oui, pour vous,» répond-elle en baissant les yeux.
La triste nouvelle se confirme: Paris a succombé. Le lieutenant, au désespoir, se retire devant l'ennemi et rejoint ses compagnons d'armes, non sans jeter en passant un regard reconnaissant à la jeune et jolie garde, qui lui répond par un sourire mélancolique.--Auteurs; MM. Clairville et Salvat. On ne peut malheureusement tenir compte à ces messieurs que d'une honnête idée et d'une bonne intention.
Maintenant, permettez-moi de franchir les monts Jura et de faire une excursion à Lausanne; il y a un théâtre à Lausanne, et, outre le théâtre, un auteur plein de talent et d'esprit; le bruit en était venu jusqu'à nous. Mais comment se fier à un bruit? Il court tant de bruits de toute espèce; bruits faux et mauvais bruits. Nous aurions donc gardé le silence, si, à l'appui du bruit en question, la preuve n'était pas arrivée. J'ai en ce moment entre les mains une; très jolie comédie mêlée de couplets et représentée dernièrement à Lausanne au milieu des bravos. L'auteur est M. Porchat. Ce petit acte spirituel est intitulé Bonaparte en Suisse.
Mais pourquoi, dites-vous, parler d'une comédie suisse? Pourquoi? En voici la raison: les comédies suisses de M. Porchat de Lausanne sont des comédies parfaitement françaises, par le goût et par les sentiments, si bien françaises, que M. Porchat a lu à nos comédiens de la rue Richelieu un ouvrage qu'ils ont écouté avec faveur; quand M. Porchat sera las de ses succès de Lausanne, il compte venir réussir à Paris. Demanderez-vous encore pourquoi nous avons parlé de Lausanne et de M. Porchat?
Le 17 du mois dernier, est arrivé à la Ménagerie, Rogers, un jeune éléphant de l'Inde, dont l'âge parait être de onze à douze ans, si on en juge par sa taille, qui atteint à peine six pieds. Peu de jours avant, le Muséum avait reçu de Clot-Bey, médecin français du vice-roi d'Égypte, un envoi de plusieurs animaux, savoir:--En mammifères, 1º un jeune lion de Nubie; 2º un guépard d'Abyssinie; 3º deux civettes; 4º une genette; 5º deux paradoxures; 6º deux gazelles.--En oiseaux: 1° deux autruches; 2º deux demoiselles de Numidie; 3º deux poules sultanes; 4º deux oies d'Égypte. Ce qu'il y a de très-remarquable dans cet envoi, c'est que plusieurs de ces animaux, le lion, les paradoxures, la genette, par exemple, ont la queue plus on moins recourbée en spirale, ce qui est contraire aux habitudes ordinaires des autres individus de leur espèce. On ne peut expliquer cette singularité qu'en supposant que, avant d'être envoyés en France, ils ont subi une longue captivité dans des cages ou des boîtes proportionnellement trop petites.
Nous croyons utile d'entrer dans quelques détails particuliers, relatifs aux espèces que nous venons de signaler à la curiosité publique.
L'Éléphant de l'Inde (elephas indicus, Cuv.) diffère essentiellement de l'éléphant d'Afrique, et d'une manière d'autant plus facile à saisir à la Ménagerie, qu'il est placé à côté d'une femelle (elephas africanus, Blum.) de cette dernière partie du monde. Rogers, le nouveau venu, ici figuré, a les oreilles petites comparativement, le front concave, et quatre oncles aux pieds de derrière; Chevrette, la femelle d'Afrique, a la tête plus ronde, le front convexe, les oreilles très-grandes, et, ce qui est un caractère plus essentiel, elle n'a que trois oncles aux pieds de derrière. Ordinairement l'éléphant d'Afrique, mâle ou femelle, a des défenses énormes atteignant jusqu'à six et huit pieds de longueur, et pesant, selon Thumberg, depuis trente jusqu'à cent cinquante livre-; si Chevrette n'en a pas d'apparentes, c'est parce qu'elle appartient à une race particulière, que les Hollandais du cap de Bonne-Espérance nomment Koescops, et que les chasseurs redoutent plus que ceux de la race ordinaire. Les éléphants d'Asie ont toujours les défenses très-petites. Rogers est un des mieux armés de son espèce; et cependant, quoiqu'on lui ait coupé la pointe de ses défenses pour éviter les accidents que son caractère irascible faisait craindre, il est facile de juger que jamais elles n'eussent pu atteindre les proportions de l'espèce africaine.
Comme l'éléphant n'a que très-rarement multiplié dans la captivité, il est à croire que celui-ci a été pris dans un keddah, enceinte dans laquelle les éléphants sauvages sont conduits par d'autres dressés à cet usage. Les Anglais nomment ces individus privés éléphants chasseurs; mais les Hollandais de l'Inde leur ont donné le nom singulier de Seelenverkaufer (vendeurs d'âme). Rogers fut envoyé à Londres, à la Ménagerie de la Société zoologique; là, il ne tarda pas à montrer son indocilité et la méchanceté de son caractère, et mainte fois la vie de ses gardiens fut en danger, il devenait sinon dangereux, du moins embarrassant de le garder. Le directeur de la Ménagerie anglaise apprit que le Jardin des Plantes de Paris venait de perdre un mâle qu'il possédait depuis quelques années; il y eut des négociations entamées entre les deux établissements. On demandait d'abord 8,000 francs pour prix de l'animal; mais, plus tard, avec un désintéressement aussi louable que rare, le directeur anglais fit présent de Rogers au Muséum de Paris. On le renferma dans une caisse de bois suffisamment solide, on plaça la caisse sur un paquebot, et peu de temps après il arriva au Havre. Embarqué une seconde fois sur un bateau à vapeur, en dix heures il vint du Havre à Rouen; là, on le hissa sur un wagon, et le chemin de fer nous l'amena à Paris. Il parait que, sur son wagon, l'animal fut un peu ému de la vitesse du mouvement qui l'entraînait, car quelques voyageurs ont dit que pendant les premiers instants il s'agita beaucoup dans caisse: néanmoins, et sans doute grâce aux soins du cornac anglais qui l'accompagnait, il arriva sans accident, bien portant, et fort peu fatigué d'un voyage aussi long fait avec une si grande rapidité.
Parvenu au Jardin des Plantes, il s'agissait de le faire passer de sa prison de bois dans son écurie, placée au milieu de la rotonde; comme on le savait méchant, il y avait des précautions à prendre. On ouvrit la porte de l'écurie, on posa sa caisse en face de cette porte, on la décloua, et, dès que l'ouverture fut assez grande, Rogers franchit le passage sans faire de difficulté; il fit deux ou trois fois le tour de son nouveau domicile, et s'y établit paisiblement. Deux tours après, on lui laissa la liberté de se promener dans l'enceinte extérieure, où le public le voit tous les jours.
Cette enceinte se trouve à côté de celle de la femelle d'Afrique. Aussitôt que ces deux animant se virent, ils se rapprochèrent l'un de l'autre, se regardèrent avec un plaisir qui se lisait dans leurs petits yeux humides et brillants; puis ils passèrent leur trompe à travers la palissade qui les séparait et se caressèrent. Mais comme ils sont de sexe différent, l'amour vint bientôt se mettre de la partie, et cette circonstance obligea de les séparer. La femelle étant très-douce, très-obéissante, son cornac la tient constamment éloignée de son nouvel ami, et, probablement, on ne leur laissera plus que le plaisir de se voir de loin, en élevant une double barrière à un intervalle qui ne leur permettra plus de se toucher avec leurs trompes.
Une chose assez singulière, c'est que tous les auteurs qui ont écrit sur les éléphants ont avancé que l'espèce des Indes est plus douce, plus facile à apprivoiser que celle d'Afrique; et cependant les observations faites à la Ménagerie prouveraient nettement le contraire. Des deux qui y vivent maintenant, l'un est très-docile, c'est celui d'Afrique; l'autre est d'un caractère mauvais et presque indomptable, c'est celui de l'Inde. Le mâle, mort il y a quelque temps, était méchant, quoique d'Asie; celui que l'on fut obligé de tuer à coups de canon, à Genève, il y a peu d'années, était également un éléphant de l'Inde. Serait-ce parce que les éléphants d'Afrique ont l'air plus menaçant avec leurs longues défenses, qu'on leur aurait fait une réputation de férocité, ou bien est-ce parce que l'on n'a pas cherché, du moins dans ces derniers siècles, àl les soumettre au joug de l'esclavage pour les employer à des travaux utiles? D'ailleurs, tout le monde sait que les Carthaginois et que la colonie grecque établie en Éthiopie par Ptolémée Évergète étaient parvenus à dompter les éléphants d'Afrique, à les employer aux mêmes usages que ceux des Indes, sur lesquels, dit-on, ils l'emportaient par l'intelligence et la docilité.
Rogers, arrivé au Muséum le 17 juin.
Quoi qu'il en soit, Rogers parait jouir d'une mauvaise constitution et être un peu attaqué de rachitisme, comme on peut le voir, même sur notre dessin, à la courbure extraordinaire des os de ses jambes et à d'autres irrégularités de ses formes. Comme je l'ai dit, il est capricieux, méchant, indocile, et n'obéit au commandement de son cornac anglais que lorsque celui-ci l'y force en le tirant par l'oreille au moyen de son crochet de fer. Probablement il montrera encore plus d'indocilité à son nouveau gardien français, parce que Rogers n'a jamais été commandé qu'en anglais, et qu'il ne comprendra pas ce qu'on lui demandera dans notre langue. Cependant, avec des soins, des bons traitements et du temps, on ne désespère pas de corriger son caractère en lui formant une nouvelle éducation.
Je ne ferai pas ici l'histoire des éléphants, dont on a bercé notre jeunesse, car je n'aurais rien à apprendre de nouveau à personne; mais je dois relever les préjugés dont on a entaché cette histoire, et je le ferai d'une manière aussi succincte que possible.
L'éléphant des Indes se trouve également sur le continent d'Asie et dans les grandes îles de la Malaisie. Sa taille a été beaucoup exagérée, et quelques anciens auteurs l'ont portée jusqu'à dix-huit et vingt pieds de hauteur; la vérité est que les plus grands mâles atteignent très rarement dix pieds de haut, et que leur taille ordinaire est de sept et demi à neuf pieds. M. Corse, qui dirigea dix ans, dans l'Inde, les éléphants de la compagnie anglaise, n'en a jamais vu qu'un de dix pieds sept pouces anglais, ce qui revient à neuf pieds sept pouces français, mesuré sur le garrot. Les femelles sont plus petites que les mâles, et ne dépassent guère sept pieds et demi. Les éléphants d'Afrique sont généralement un peu plus petits. Ils grandissent jusqu'à l'âge de vingt-deux ans, ce qui porterait approximativement la durée de leur vie à cent cinquante ans, si les observations de Buffon sur la longévité des animaux sont justes.
L'éléphant est esclave, mais non pas domestique. Tel privé qu'il soit, il ne manque jamais de se sauver dans les bois pour reprendre sa vie sauvage, toutes les fois qu'il en trouve l'occasion; aussi, lorsqu'il est en marche, faut-il qu'il ait toujours son cornac ou mahoud sur le dos, pour le maintenir, l'intimider et l'empêcher de s'enfuir. Dans toute autre circonstance, on le tient renfermé dans une écurie ou attaché à un pieu.
On a supposé à l'éléphant beaucoup plus d'intelligence qu'il n'en a, et, si l'on faisait l'histoire critique de ce monstrueux animal, il faudrait en retrancher un grand nombre de contes qui ont été accrédités par la crédulité des anciens écrivains, ou même de quelques savants modernes. Il a un caractère doux, d'une docilité passive que l'on a prise pour de l'intelligence et qui n'est probablement que le résultat de sa timidité. Il est en effet remarquable que son courage n'est nullement en rapport avec sa force prodigieuse et ses armes puissantes. Je n'en citerai qu'une preuve; jamais on n'a pu lui faire surmonter l'épouvante que lui cause la détonation d'une arme à feu, et depuis qu'on se sert de ces armes dans les batailles, on a été obligé de renoncer à l'employer, faute de pouvoir l'empêcher de prendre la fuite au premier coup de fusil. Si l'on s'en rapportait aux apparences, l'éléphant aurait l'organe de l'intelligence extrêmement développé, et MM. les phrénologues ne manqueraient pas de prendre parti contre mon opinion. Mais en réalité, malgré la grosseur de sa tête, sa cervelle est beaucoup plus petite, proportionnellement, que celle d'un chien, d'un cheval et même d'un cochon. Les os de son énorme crâne se composent de deux tables éloignées, aux frontaux surtout, de sept à huit pouces l'une de l'autre; l'intervalle en est rempli par une matière osseuse pleine de grandes cellules, et de lacunes dont quelques-unes ont plus d'un pouce de largeur sur deux ou trois de longueur. Il en résulte qu'avec une tête énorme, l'intérieur de la boîte qui contient la cervelle du plus gros éléphant, n'a guère que dix à douze pouces de longueur sur six à sept de largeur et quatre à cinq de profondeur, comme j'ai pu m'en assurer par moi-même.
La première condition d'intelligence, c'est la mémoire; or, l'éléphant en a moins que le chien, moins que le cheval et le chameau. M. Corse affirme qu'un éléphant pris au piège et retourné à la vie sauvage peut donner deux fois dans le même piège sans le reconnaître, et il en cite plusieurs exemples. J'estime que leur intelligence, bien intérieure à celle de beaucoup de mammifères carnassiers, ne surpasse pas celle du cheval.
Il existe un livre persan fort singulier, intitulé le Miroir, ou les Institutes de l'empereur Akbar. Cet ouvrage a été traduit en anglais par Francis Gladwin. Il renferme des détails extrêmement curieux sur toutes les manières de chasser les éléphants en Asie.
La GENETTE BERBÉ (geneta afra., fr. cad. la genette de barbarie, ibid.) est arrivée très-fatiguée et dans un état de maladie si avancé qu'il n'a pas été possible de la sauver; elle est morte peu de jours après son entrée à la Ménagerie. C'était un fort joli petit animal, plein de grâce, de vivacité, et de la taille à peu près d'une fouine. Sa queue était également recourbée en spirale; son pelage était d'un gris blanchâtre isabelle, avec cinq bandes longitudinales d'un brun roux, celle du dos presque noire et formant une ligne continue, les deux de chaque côté composées de petites taches arrondies et assez rapprochées; le reste de sa robe était irrégulièrement parsemé de semblables taches; son nez était rose, son chanfrein blanc, et elle avait sous les yeux et au menton une macule noire. Ses yeux avaient la pupille nocturne; aussi s'agitait-elle dans sa cage beaucoup plus la nuit que le jour. Son espèce habite la Barbarie, la Kordolan et le Senaar; cette dernière contrée était probablement la patrie de l'individu envoyé par Clot-Bey.
La Genette Berbé.
Les genettes habitent peu les grandes forêts; comme la fouine, dont elles ont absolument les moeurs et la cruauté, elles se plaisent dans les bocages, au fond des vallées, où elles habitent des terriers qu'elles se creusent sur le bord des ruisseaux. La finesse de leur petite figure à nez pointu n'est pas démentie par la ruse de leur caractère. Pleines d'agilité, elles poursuivent les petits mammifères dont elles se nourrissent, et elles surprennent les oiseaux sur leur nid pendant l'obscurité. Quoique cruelles et courageuses, elles ne sont pas très-farouches, et quand on les prend jeunes, elles s'apprivoisent parfaitement. Elles s'attachent à la maison des personnes qui les ont élevées, et, comme les chats, elles y font une guerre continuelle aux souris, aux rats et aux mulots. Je me rappelle en avoir vu deux à la Ménagerie qui y ont fait un petit. Dans la France méridionale et occidentale nous avons une espèce de genette qui diffère très-peu de celle-ci. M. Lesson dit que cette genette française (siverra genetta, Linné) est commune aux environs de Rochefort.
(La suite à un autre numéro.)
Grande victoire remportée sur saint Médard.
SOLUTION DU PROBLÈME Nº 3, CONTENU DANS LA ONZIÈME LIVRAISON.
BLANCS. 1. Le F à la huitième case de sa D: échec double. 2. La D à la sixième case de son G : échec. 3. Le F à la septième case du lt: échec et mat. |
NOIRS 1. Le R à la quatrième case du F de la D. 2. Le C prend la D. |
N° 4.
LES BLANCS FONT MAT EN CINQ COUPS
SANS PRENDRE AUCUN DES PIONS NOIRS.
(La solution à une prochaine livraison.)
Ou rencontre souvent dans Paris, surtout aux alentours du Luxembourg et de Saint-Sulpice, un homme dont le costume et les manières éveillent l'attention. Il est âgé d'environ quarante-cinq ans, d'une taille moyenne, d'une physionomie douce et bienveillante; sa barbe est noire et frisée; il porte un tricorne, une large ceinture qui lui sert à la fois de bourse et de portefeuille, et une robe brune, dont les plis simples et sévères rappellent ceux des statues byzantines; un long manteau de bure tombe de ses épaules jusqu'à ses pieds. Ce personnage est frère Charles d'Oguisanti, moine du Mont-Carmel.
Depuis 1209, il y a sur cette montagne, au sud-ouest et à peu de distance de Saint-Jean-d'Acre, un couvent où les voyageurs trouvent un asile, sans distinction de nation ni de croyances. L'hospice du Carmel est le Saint-Bernard de l'Orient. Le touriste curieux, le pèlerin fervent, le marchand nomade, l'Européen, le Turc, l'Égyptien, l'Arabe, le Druse, l'Arménien, peuvent frapper à la porte de cette maison, sûrs d'y être accueillis comme des frères. Des vivres, des médicaments, un abri, leur sont gratuitement offerts; le musulman est aussi bien traité que le catholique; tous les hommes sont égaux devant la tolérante charité des bons religieux. A l'époque du bombardement de Beyrouth, plus de quatre mille personnes ont reçu l'hospitalité sur la montagne.
Et pourtant le couvent du Carmel est presque une ruine. En 1821, Abdallah, pacha d'Acre, écrivit au sultan Mahmoud qu'il était à craindre que les ennemis de la Porte ne transformassent le monastère en citadelle; la mine fit sauter le cloître et l'église; il ne restait que des débris inhabitables, quand frère Jean-Baptiste Casini, architecte de l'ordre, arriva de Rome pour restaurer le vieil édifice.
Frère Charles d'Oguisanti, religieux du
Mont-Carmel.
Frère Jean-Baptiste partit immédiatement pour Constantinople. Avec l'appui de l'ambassadeur français, M. le marquis de Latour-Manbourg, il obtint un firman qui l'autorisait à reconstruire le couvent. Il courut en Orient, et posa la première pierre du nouveau bâtiment en 1828, en présence du consul de France et du pacha Abdallah, le même qui avait dirigé l'oeuvre de destruction. Puis il parcourut l'Égypte, l'Italie, l'Espagne, l'Angleterre, la France, pour demander des secours aux populations catholiques. Partout il rencontra de généreuses sympathies. La reine de Naples lui donna un orgue magnifique; le roi de Naples lui fit présent de cloches, que les habitants des campagnes du Carmel, Turcs, juifs ou catholiques, hissèrent à force de bras jusque dans l'église. Quand les religieux demandèrent à Ibrahim-Pacha la permission de les sonner, contrairement aux prohibitions mahométanes, Ibrahim répondit: «Le Carmel est sous la garde de la France, je n'ai rien à refuser aux Français, qui sont amis de mon père.»
En onze voyages consécutifs, frère Jean-Baptiste a recueilli 500,000 fr., qui ont servi aux constructions les plus indispensables. Le registre dont il était porteur eût été précieux pour un amateur d'autographes.
Aujourd'hui le grand âge de frère Jean-Baptiste le retient en Syrie, mais il a trouvé un digne successeur, frère Charles d'Oguisanti. Le nouveau quêteur a reçu une première offrande de huit cents francs du comité central de Terre-Sainte et de Syrie, présidé par M. le marquis de Pastoret. Frère Charles s'est ensuite adressé aux ministres, qui l'ont favorablement accueilli. Le président du conseil savait, par M. Reyau, colonel de cuirassiers, récemment envoyé en mission dans la Syrie, que les moines du Carmel avaient enterré dans leur église des soldats français massacrés par les janissaires, en 1799, à l'hôpital du couvent. Il s'est empressé de faire remettre au frère Charles une somme de 500 francs.
L'esprit, par le temps qui court, n'est pas commun.