Title: L'Illustration, No. 3649, 1 Février 1913
Author: Various
Release date: September 24, 2011 [eBook #37526]
Most recently updated: January 8, 2021
Language: French
Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3649, 1 Février 1913
Ce numéro se compose de vingt-quatre pages au lieu de seize et comprend
deux suppléments:
1° L'Illustration Théâtrale contenant Kismet, d'Edward Knoblauch
(texte français de Jules Lemaître);
2° Le 2e fascicule des Souvenirs d'Algérie (Récits de chasse et de
guerre), du général Bruneau.
Lieut.-Colonel Tyrrell. Enver Bey G. Rémond.
LENDEMAIN DE COUP D'ÉTAT:
ENVER BEY AU SELAMLIK
Le chef des Jeunes-Turcs, qui la veille a arraché
la démission du cabinet après une tragique bagarre, s'entretient
paisiblement avec l'attaché militaire anglais et le correspondant de
«L'Illustration».--Voir l'article, pages 80 et 81.
Les prochains numéros de L'Illustration contiendront:
La Femme seule, de M. Brieux;
La Prise de Berg-op-Zoom, de M. Sacha Guitry;
Les Flambeaux, de M. Henry Bataille;
Alsace, de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille;
L'Homme qui assassina, de M. Pierre Frondaie, d'après le roman de M.
Claude Farrère;
L'Habit vert, de MM. Robert de Flers et G.-A. de Caillavet;
Les Eclaireuses, de M. Maurice Donnay.
Quelle étrange impression je ressens lorsqu'il m'arrive de recevoir un de ces catalogues de bijoux fabuleux,--qui font rêver les femmes en les plongeant dans de grands silences de convoitises! Je suis sûr que vous avez éprouvé le même malaise, la même mélancolie, le même désenchantement que moi quand vous ouvriez, comme un ouvrage sans substance et qu'on ne lit pas, le volume richement traité, qui contient si peu de texte et dans lequel ne sont imprimées d'autres pensées que celles de l'envie, de la coquetterie brûlante et de l'amer regret?
Voici les planches où sont représentés au naturel, en portrait, comme des personnes, les diamants et les brillants, les perles et les pierres de couleur. Images d'une infinie tristesse! La perfection, le soin voulu avec lesquels on les a poussées en augmentent la froideur, l'inutile opulence. On peut compter chaque perle, chaque pierre, les retourner de l'oeil. Enfilées par ordre de taille, choisies avec angoisse, rigoureusement mesurées, elles s'alignent, chapelets profanes, sur lesquels n'a jamais glissé, venant du coeur aux lèvres et des lèvres aux doigts, la plus fugitive prière. Ces colliers apparaissent véritablement ce qu'ils sont, des chaînes, plus solides en dépit du mince fil qui les constitue que si elles étaient faites d'anneaux de fer. Et plus lourdes, mieux rivées que toutes, ces chaînes-là garrottent davantage les volontaires captives qui en ont imprudemment contracté la trop grande habitude. Les prisonnières du joyau ne sont délivrées que par la mort, qui les dépouille en les remettant à nu comme à l'entrée des geôles de la vie.
En effet, les bijoux que l'on voit étalés dans l'écrin des catalogues ne parlent pas d'autre chose. Ils disent qu'en ayant appartenu à tant d'épaules, à tant de bras, à tant de cols gracieux et dont la jeunesse se targuait de ne pas périr, ils n'ont jamais été à personne, qu'ils ne sont pas l'objet d'une possession exclusive et durable. Plus que tous les autres biens ils ne sont que prêtés, loués pour quelques saisons, et quand ils changent de corps ils sont dénués de souvenirs, ils perdent, plus que n'importe quoi, la mémoire, apparente ou cachée, de leurs anciennes et successives maîtresses. Ils ne dégagent pas le moindre regret. Une écharpe, un mouchoir, le gant d'une défunte, étalent plus de sentiment. Les bijoux ont la beauté du dédain et de l'ingratitude. Ce sont les paons de la parure. Ils ne gardent rien, n'emportent rien, ne transmettent rien des fièvres et des frissons qu'ils ont si souvent provoqués. Confidents de la chair qu'ils amusent et flattent, égoïstes et faux amis, ils glissent et passent sur les peaux, sans trouble et sans émoi, comme si c'était toujours la même, et sans laisser plus de trace que l'eau qui roule sur le dos des cygnes. Ils n'ont ni esprit, ni coeur, ni âme. Ils ne sont que des cailloux, d'un ordre moins naturel et plus relevé que ceux du chemin, des verroteries de civilisés que la femme, longtemps après les petites pierres rondes du torrent et du ruisseau, et les coquillages de la grève, et les dents du carnassier, suspend à son cou et met à ses poignets pour se plaire, se compléter et donner de soi une impression plus vivement ornementale. Les bijoux, photographiés dans leur immobilité, dans leur sec et particulier repos, témoignent d'une désolante indifférence, d'un manque total de tendresse. A les contempler, si parfaitement détachés, il paraît incroyable que l'on ait pu s'attacher à eux, qu'ils aient été capables de fournir de la joie, du plaisir, un agrément rapide. On leur en veut de leur éternelle et trop facile complaisance. Ils ne cèdent en effet jamais à la plus digne, mais au plus offrant... Leur platitude est écoeurante. On est certain de les avoir dès qu'on peut y mettre le prix. Aussi restent-ils, malgré leur factice noblesse, entachés de vénalité. Ils sont payés trop cher, de toutes les façons, même et surtout par la plupart de celles qui les obtiennent pour rien, comptant pour rien ce qui est plus que tout. Dans une espèce de prostitution du charme de leurs feux, de leurs éclairs et de leur orient, ils vont, de femme en femme, sans même les connaître, sans se soucier de ce qui leur est arrivé d'heureux ou de contraire, sans savoir leurs noms, leur âge, leur histoire, leur sourire ou leurs pleurs, étrangers de leur personne, moins familiers de l'être vivant, de l'animal humain qu'ils ont destin de harnacher que ne l'est du boeuf le joug de bois plaintif, et de l'âne la bride racornie, et du cheval le collier gluant et chaud. Les ardeurs mouvementées du sang, la contraction fine et douce du muscle, et tous les frissonnements de l'épiderme féminin soulèvent bien les joyaux, comme un flot qui porte une barque... Mais, tandis que la barque au moins garde à ses flancs amoureux et battus le ruissellement des baisers qu'y posent à tout instant la lèvre et la langue de l'onde, les bijoux, muets, sans réponse, et les colliers pesants, stupides, repoussant le contact et chassant la caresse, ont l'air de se rétracter, et de se figer exprès dans une hostile inertie. Ils renvoient la chaleur au lieu de la capter et ils sont là, posés sur le satin blanc des poitrines, sur le velours palpitant des épaules, tels que des emblèmes orgueilleux et glacés donnant l'idée d'être les plaques, les cordons, les croix et les chamarres d'un Ordre spécial et recherché qui serait celui du vain Éclat et de l'Insensibilité.
Ils suent le grand ennui des soirées, du bal, du monde, des loges
d'opéra, des interminables séances lumineuses qu'est la vie d'actif
épuisement d'une femme à la mode, et jamais ils ne peuvent conquérir un
aspect simple et détendu. Cela leur est interdit. Ils n'ont pas le droit
de quitter leur morgue et leur emphase de joyaux, de princières parures,
leur caractère de magnificence royale, leur tyrannie asiatique. Ah!
qu'il doit être dur certains jours, à une de ces Cléopâtre ou de ces
Jézabel marbrées de soucis, saccagées de passions, dévastées d'espérance
et ne pouvant plus agrafer les années qui leur échappent de toutes
parts, qu'il doit leur être dur, certains soirs, de planter sur leur
tête droite et si lasse, ou dans leurs cheveux cent fois déteints, le
diadème de Nessus aux mille feux, les aigrettes persanes, la flèche
crevant l'abcès nacré d'une perle ou le croissant de Diane, qui
tremblera sur son invisible tige! Et les bijoux, rayonnants et
impersonnels, allumant leurs mêmes flammes sur ces bûchers humains,
poursuivent leur carrière de parure et d'ostentation. Quand je vois au
front d'une duchesse un de ces féeriques bandeaux qui forcent les yeux
éblouis à se détourner comme s'ils s'inclinaient, je ne peux empêcher ma
pensée, plus prompte que tout, de sauter dessus. Elle prend cette
couronne, la retire avec brusquerie de la savante coiffure, la jette sur
une table et m'en retrace aussitôt la longue et inconcevable histoire.
En une minute, les pierres sont enlevées, arrachées comme des dents que
l'instrument précis et rude ferait sauter de l'alvéole d'argent, de la
gencive d'or, et chacun de ces brillants dispersés, chacune de ces
perles libres, s'en va, par son chemin, se replacer dans la paume des
marchands, d'où elle est partie dans le monde, au creux de laquelle,
avant de parvenir jusqu'aux doigts artistes des grands joailliers, elle
a d'abord été choisie par la pince, quand elle se trouvait retenue au
sillon d'un pli de chair dans cette première main à la fois grasse et
crochue. Je m'imagine ensuite les cafés puants où ces grains inféconds,
qui représentent tant de pain, ont été apportés dans les sacs de cuir,
montrés avec précaution, de tout près, en dépliant le papier qui les
contenait ainsi qu'une poudre merveilleuse, et pesés, examinés à la
loupe, échangés, montés et démontés sans cesse, allant partout, servant
tour à tour à un bracelet, à un collier, passant d'une bague à une
boucle d'oreilles, d'une broche de corsage au fermoir d'un réticule...
accomplissant ainsi d'innombrables voyages, connaissant les hauts et les
bas de maintes destinées, et vendus souvent en cachette, et donnés, et
volés aussi, et inspirant le crime, et le faisant commettre, et recélé,
enfouis dans la terre, jetés dans le fleuve, à l'égout... pour
disparaître... car, en dépit de leur magnifique apparence de sécurité,
les joyaux, comme le reste, ont au bout du compte une fin. Quand ils ont
été pendant beaucoup d'années, de mortes en mortes, et qu'ils sont
fatigués de briller, qu'ils n'en peuvent plus de parer une chair si vite
flétrie, il faut bien eux aussi qu'ils renoncent et meurent... Où et
comment? Ils n'en savent rien là-dessus, pas plus que l'homme et que la
femme. D'ailleurs je suis mal renseigné moi-même sur leur durée
possible. Quelle est la limite dernière et naturelle de leur existence?
Combien vit une perle? Jusqu'à quel point un diamant peut-il être
centenaire? Un rubis a-t-il sa pourpre éternellement chevillée au corps?
Le saphir et la turquoise possèdent-ils un magique bleu qui ne passera
qu'avec le ciel? Et la verte émeraude a-t-elle partie liée avec la verte
mer dont elle est une goutte? Peu importe. Naufrage, incendie,
tremblement de terre, cyclone, éruption, anéantissement fatal, les
joyaux meurent et mourront, feront aussi leurs miettes. Rien n'échappe à
la poussière. Le Régent diamant périra comme a péri l'autre dont il a
pris le nom. Où sont les bijoux d'Isabeau de Bavière, et de Marie
Stuart, et de Gabrielle? Et ceux de Marie-Antoinette et de la Dubarry?
Et ceux...? On n'en finirait jamais! Où seront, dans seulement trois
cents années, ceux de toutes les Madame X... dont la vente a été
faite... au comptant...
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Le soir du 22 janvier, notre envoyé spécial Georges Rémond, resté à Constantinople dans l'attente des événements (car il s'était jusque-là refusé personnellement à croire que la paix se ferait à Londres), nous adressait une intéressante correspondance relative à la réunion du «Grand Divan», qui venait d'autoriser le ministère Kiamil pacha à céder Andrinople aux alliés balkaniques. Le lendemain même allait se produire le coup de force militaire que notre collaborateur, dans toutes ses précédentes lettres privées, n'avait jamais cessé de considérer comme possible. Et, le 24, il nous écrivait: «Je ne prévoyais certes plus cela avant-hier. L'impression qui se dégageait du spectacle du «Grand Divan», du décor matériel et moral au milieu duquel il s'était déroulé était bien telle que je vous l'ai décrite. Je n'ai rien à changer à ce récit, qui, si vous le publiez intégralement, formera, avec la relation des faits ultérieurs, un contraste saisissant: les lecteurs de L'Illustration y trouveront un fidèle reflet des contradictions où se débat l'Empire Ottoman, et le témoignage le plus probant des angoisses et des convulsions de Constantinople.»
Constantinople, 22 janvier 1913.
Je sors du «Grand Divan», convoqué à titre consultatif par le gouvernement soucieux, au moment de décider de la paix ou de la guerre et de répondre à la note collective des puissances, d'être assuré de l'assentiment et de l'appui des personnages les plus illustres de la nation. Une même assemblée avait été réunie en 1827, lors de la guerre de l'indépendance grecque, une autre en 1877, au temps de la guerre russo-turque. Toutes deux avaient décidé la continuation de la guerre à outrance, jusqu'au dernier vaisseau, jusqu'au dernier canon. C'est la paix qui sort de celle-ci.
... A 11 heures 1/2, je me rends au palais impérial de Dolma Bagtché, en compagnie de Jean Servien, du Petit Marseillais. Aux alentours pas un curieux. A Paris, dans une occasion semblable, cent mille personnes s'écraseraient dans les rues avoisinantes: elles n'en apprendraient rien de plus, ni plus vite; mais, enfin, elles contempleraient de leurs yeux l'endroit où se passe quelque chose qui intéresse la vie de leur pays, elles manifesteraient d'un commun accord, ou en sens divers, par leurs murmures, leurs discussions, leur agitation même, l'existence d'une opinion publique, d'un peuple qui veut vivre et se sent vivre. Ici, rien. J'ai constaté pareille indifférence à Hademkeui, la nuit de l'armistice; deux journalistes français s'étaient, seuls, dérangés pour assister au retour de Nazim pacha; et, le lendemain, le long de la route jusqu'à Constantinople, pas un paysan, pas un soldat, ne les interrogea sur la paix ou la guerre. Qu'importait, après tout? qu'importe encore aujourd'hui? Et tant de silence et tant d'apathie ont pour nous autres je ne sais quoi d'impressionnant, lorsque nous nous penchons pour écouter en vain les palpitations du coeur de ce peuple et de cette ville.
Quelques patrouilles circulent d'un pas lourd et se dandinent pesamment. Des policiers à pied et à cheval barrent les portes du palais; des cavaliers sont massés dans la caserne voisine. On fait quelques difficultés pour nous laisser passer; un officier de paix, assez insolent, veut nous chasser, et, sur notre refus de partir, déclare que les Européens sont plus barbares que les Turcs, quoi qu'ils prétendent. Nous ne bougeons; je lui dis de nous faire arrêter, s'il lui plaît ainsi, et la petite altercation continue quelque temps en langage turc et dans cet ineffable «sabir» levantin ou plus exactement pérote, en usage ici, jusqu'à ce qu'intervienne un haut fonctionnaire de police, fort courtois, qui nous assigne une place. A midi moins le quart, des landaus, des voitures de place, quelques automobiles, se succèdent, amenant les notables; la grande porte s'ouvre pour laisser entrer l'équipage du prince héritier Youssouf Jzeddine et du grand vizir. A midi et demi, tout mouvement a cessé.
Nous revenons à 2 heures. Même silence aux abords du palais. Les seuls curieux sont toujours quelques journalistes français, Paul Erio, du Journal, Cuinet, du Matin, Mothu, de l'Havas, Genève, du Stamboul, et des journalistes locaux. Cette fois on nous laisse, sur notre demande, pénétrer dans les jardins, puis, dans le grand salon du rez-de-chaussée qui précède l'escalier d'honneur, lequel donne accès au salon des ambassadeurs, ainsi nommé parce que le sultan Aziz y accordait ses audiences aux ambassadeurs étrangers, et dans lequel se tient aujourd'hui le «Grand Divan».
On nous fait quelques communications: Mahmoud Chefket pacha, Hakki pacha, l'ancien grand vizir, le prince Sabaheddine bey, l'ancien cheik ul islam Moussa Kiasim effendi, l'ex-commandant de l'armée de l'Est, Abdullah pacha, se sont excusés. Les princes assistent à la réunion d'un salon voisin. Le sultan est demeuré dans ses appartements, mais on le tient constamment au courant des débats. Dans la salle de réunion, les notables se sont groupés par professions, militaires, ulémas, sénateurs, fonctionnaires civils. A 1 heure 1/2, le grand vizir a proclamé l'ouverture de l'assemblée; il a fait lire une traduction de la note collective des puissances, suivie de quelques explications. Puis Nazim pacha, ministre de la Guerre, a déclaré que l'armée était prête à faire son devoir. Abdurrhaman bey, ministre des Finances, a exposé la situation financière de l'empire et conclu à la nécessité de la paix; au nom de Noradounghian effendi, ministre des Affaires étrangères, indisposé, Saïd bey a donné lecture de l'exposé écrit par celui-ci, concluant également à la paix.
Nous n'avons point accès à la salle des délibérations. Je parcours les salons du rez-de-chaussée: meubles dorés, rideaux, baldaquins à l'européenne, pour ne pas dire pis, glaces prismatiques, lampadaires en cristal, vases de Sèvres, quelques tableaux, parmi lesquels je distingue une petite toile de Fromentin, un coin du Bosphore, d'un beau ton chaud de coucher de soleil d'été, d'une pâte ambrée à la manière de Decamps, et qui me retient seule au milieu d'un certain nombre d'oeuvres également banales. Une galerie donne sur la mer et l'incomparable paysage des côtes d'Asie. Devant nous, les cuirassés des puissances. On nous offre le café dans de jolies petites tasses dorées; je pense qu'autrefois, après avoir bu, l'étiquette était de mettre tasse et soucoupe dans sa poche; j'en ai quelque envie, mais je n'ose. On nous offre également des cigarettes énormes, si longues qu'elles n'en finissent plus, et toutes dorées. Les beaux tapis, cet accueil délicat, ces cafés, ces cigarettes, les huissiers et les domestiques muets qui glissent sans faire de bruit, le grand silence, me rappellent, en dépit du décor médiocre de ce palais, où je ne sais quel architecte, Arménien sans doute, a macaroniquement entremêlé les formes les plus molles et les plus décadentes du style hindou, de l'architecture antique, et de la Renaissance ou du baroque italien, que ce peuple-ci a possédé un art merveilleux, sans doute emprunté à l'ancienne Byzance, mais pourtant original, qu'il a eu des demeures où la vie, différente de la nôtre, était d'une douceur incomparable, et nuancée de finesses dont le souvenir grise encore nos imaginations d'Occidentaux. Tout cela disparaît.
Il est 4 heures. Un uléma à longue barbe blanche, enveloppé dans une pelisse noire, passe devant nous. Il s'approche de la fenêtre qui fait face à l'Orient; des lueurs projetées par le soleil couchant y traînent avant que s'y lève la nuit. Il prie, indifférent à notre présence, se prosternant, se relevant, élevant les mains, ou les tenant autour des oreilles, ou les passant sur la face, s'agenouillant de nouveau, vieux corps assoupli à cette gymnastique sublime. L'occasion, la circonstance, ne lui en font pas hâter ou saccader un geste; qu'importent, pense-t-il sans doute, auprès de la grandeur de Dieu et des promesses faites à ses croyants, ces accidents passagers de la vie d'un peuple à qui l'empire du monde est malgré tout assuré par un décret divin?
Il sort du «Grand Divan». Tout est terminé, nous dit-on. Après quelques discours patriotiques de divers personnages, l'assemblée s'en remet au gouvernement et cède sur tous les points(1).
Nous quittons le palais et attendons dans les jardins la sortie des notables. Le temps, beau durant la journée, s'est couvert de nuages menaçants et il commence de pleuvoir.
Note 1: On m'apprend à la dernière minute trois incidents curieux de la séance:
Les deux vieux adversaires irréductibles, Saïd pacha et Kiamil pacha, se sont serré la main, réconciliés, et ont longuement tenu conversation.
Le représentant du ministre des Affaires étrangères a fait remarquer, à la suite de l'exposé de la situation extérieure, que la Turquie avait à répondre non seulement à la note des puissances, mais à une note particulière de la Russie, menaçant de prendre à son compte les intérêts des alliés.
Enfin, lorsque tous les discours furent prononcés, on demanda s'il fallait voter. Mais un uléma se leva et dit: «Nous risquerions, en agissant ainsi, de montrer que nous sommes en désaccord dans une circonstance si grave; bornons-nous, à aller tous baiser la main du grand vizir,» Il en fut ainsi fait.
Après le «Grand Divan»: le vieux Saïd pacha
sortant du palais de Dolma Bagtché.
Un petit vieux tout brisé paraît au haut de l'escalier; il marche en tremblant, un domestique le soutient, et, lentement, le conduit à sa voiture. C'est Kutchuk Saïd pacha (le petit Saïd pacha), l'ancien grand vizir. Izzet pacha, celui qui s'est illustré au Yémen, descend ensuite, large, la tête puissante, massif comme un bloc; puis de vieux généraux, des fonctionnaires en stambouline, des ulémas. Pas un mot, pas une conversation, pas un geste qui trahisse colère ou désespoir; les visages sont graves, imprégnés de tristesse; il me semble retrouver quelque chose de cette expression poignante que j'ai vue sur les figures des soldats vaincus de Loule-Bourgas et de Viza, identique sur tous, et qui est celle de la défaite acceptée. Acceptation nécessaire, inéluctable sans doute. Ils en portent le poids avec un tel air de noblesse, ces prêtres, ces vieux soldats usés dans toutes les guerres, ces hauts dignitaires de l'empire, qu'on se sent pénétré d'une émotion profonde. Nous nous tenons tous découverts sur leur passage. Les derniers, au sommet de l'escalier, apparaissent deux ulémas. Ils ont le turban vert impeccablement roulé, l'ample pelisse noire, de longues barbes et des visages très anciens. Ils s'arrêtent sur l'une des marches; l'un sort de sa poche une belle tabatière et la présente à l'autre; celui-ci se sert lentement, remercie, et tous deux hument le tabac parfumé, puis continuent, lentement toujours, comme ils ont fait tout le reste, à descendre le grand escalier.
Ce vieillard cassé, si proche du tombeau, dont un domestique soutenait
les pas, ce prêtre qui priait, prosterné vers l'Orient, parmi
l'ameublement européen de ce salon prétentieux, ces deux ulémas qui
semblaient dater du quinzième siècle et prenaient d'un si beau geste
leur prise de tabac parfumé sur les marches du palais; mais surtout le
décor matériel et moral d'un tel spectacle, l'acharnement d'une partie
de l'Europe hostile, la trahison de l'autre, sur laquelle on comptait,
l'indifférence populaire, les haines politiques seules vivaces, les
cuirassés des puissances étrangères surveillant le palais, surveillant
la ville, tout cela ne semblait-il pas se traduire trop clairement en
deux mots: Finis Turquiae? Trop clairement, certes! Et, cependant, en
souvenir de tant d'années d'alliance, de tant de soldats morts pour les
mêmes causes, d'une terre où notre influence, notre langue, nos moeurs
même ont toujours régné et règnent encore, de l'amitié qui nous y fut
témoignée au temps de notre grand malheur et quand tous nous
abandonnèrent, il faut refuser de les écrire. Je pense qu'il n'est aucun
Français ayant vécu ici, approché les Turcs, éprouvé ce qu'il y a de
noble, d'excellent dans le coeur, non pas de certains, mais du plus
grand nombre, qui se défende de former aujourd'hui au fond de lui-même
un souhait de relèvement et de revanche en faveur d'un peuple si
malheureux.
Georges Rémond.
Enver bey tel qu'il était en Cyrénaïque.
Phot. Kiamil effendi, prise au camp d'Ain
el Mansour, devant Derna. A comparer
avec sa physionomie actuelle, telle
qu'elle apparaît dans notre photographie
de première page.
Sur le coup de théâtre décisif du 23 janvier, sur la tragédie byzantine
qui, en un quart d'heure, changea le gouvernement de l'empire, notre
collaborateur a voulu laisser la parole au Turc intelligent et lettré
qui fut toujours pour nous à Constantinople un précieux correspondant,
très-renseigné sur le monde politique ottoman, jeune-turc ou vieux-turc,
et que Georges Rémond tient, en conséquence, pour le plus apte à
apprécier les causes des derniers événements et à juger les individus à
leur exacte valeur.
Constantinople, le 25 janvier 1913.
La Turquie est décidément le pays des grosses surprises, des imprévus sensationnels. Bien malins sont les étrangers qui prétendent la connaître quand les gens qui y sont nés et y ont vécu se laissent eux-mêmes surprendre par les événements. Il y a six mois, au moment où le cabinet Saïd pacha, appuyé sur le Comité Union et Progrès, qui venait de faire aboutir triomphalement les élections en étouffant ses adversaires, semblait inébranlable, il fut renversé en quelques jours; la dissolution de la Chambre, la dispersion des clubs unionistes, semblèrent marquer la fin du tout-puissant Comité. Après la chute politique du parti vinrent les chutes personnelles de ses chefs les plus influents, dont les uns prirent la fuite et les autres furent emprisonnés, après avoir été traqués et poursuivis dans les rues. Il semblait bien que l'Union et Progrès ne se relèverait jamais de ce coup et Kiamil pacha, l'adversaire déclaré du Comité, paraissait devoir garder longtemps le pouvoir, lorsque, patatras!... en moins d'un quart d'heure, presque sans aucun concours militaire, le souffle puissant d'Enver bey renversa comme un château de cartes le grand cabinet, qui était remplacé instantanément par un ministère composé des partisans les plus marquants de l'Union. La Turquie, qui semblait résignée à tout sacrifier pour faire la paix, relève la tête belliqueusement et revendique le droit de continuer de vivre en Europe.
Le coup d'État du 23 janvier, qui aura peut-être des conséquences incalculables, non seulement sur les destinées de la Turquie, mais aussi sur celles de l'Europe entière, s'est accompli avec une simplicité et une rapidité inouïes. Je n'y ai pas assisté, mais j'ai interrogé de nombreux témoins de l'événement; j'ai causé avec Enver bey lui-même et je puis vous fournir un récit qui se rapproche beaucoup de la vérité historique, toujours impossible à atteindre. Mais je vais d'abord remonter plus haut pour vous exposer l'état d'esprit de la population au moment où ce violent changement s'est produit.
Après l'abattement qui s'était manifesté dans le peuple turc au lendemain des revers foudroyants éprouvés par les armées ottomanes au début de la guerre, les esprits avaient commencé de se remonter à la nouvelle du succès remporté à Tchataldja et de la résistance héroïque opposée à l'ennemi par les garnisons de Scutari et d'Andrinople. On concevait l'espoir d'une revanche prochaine qui permettrait la conclusion d'une paix honorable sinon exempte de tout sacrifice. Cependant, après la bataille de Tchataldja, livrée les 17 et 18 novembre, le gouvernement arrêtait de lui-même les opérations militaires et continuait à négocier l'armistice malgré le changement qui venait de se produire à son avantage et, au bout de seize jours, cet armistice était conclu à des conditions révoltantes: ravitaillement en vivres et en munitions de l'armée bulgare assuré par les ports de la mer Noire et le chemin de fer traversant la ligne des forts d'Andrinople, défense de ravitailler la garnison de cette place dont le blocus par les troupes bulgaro-serbes était maintenu. Lorsque ces détails furent connus, au bout de quelques jours, on cria hautement à la trahison. Les délégués à la conférence de la paix mirent dix jours à partir; les négociations de Londres durèrent un temps infini et prirent une forme humiliante pour l'amour-propre national et désastreuse pour les intérêts de la Turquie; pendant ce temps, la garnison d'Andrinople continuait d'épuiser ses ressources; on aurait dit que tout le monde, y compris le gouvernement ottoman, attendait avec impatience la chute de cette forteresse, en maudissant son commandant qui gênait le monde et empêchait la conclusion de la paix par sa résistance acharnée. D'un autre côté, on recevait les nouvelles du massacre systématique des musulmans en Macédoine, de la fortification des positions bulgares autour d'Andrinople et devant Tchataldja. Le récit de la bataille de Tchataldja, publié par M. A. de Pennenrun, dans L'Illustration, et reproduit et commenté par tous les journaux turcs, produisait une grande impression en faisant connaître à la population des vérités que l'état-major ottoman ne semblait pas très empressé de répandre et révélait l'occasion heureuse que l'on venait de perdre. Le mécontentement augmentait ainsi de jour en jour, et le Comité Union et Progrès profitait naturellement de cet état d'esprit.
Le gouvernement réprimait, d'ailleurs, avec la plus grande sévérité toute manifestation du sentiment populaire en faveur de la guerre, toute critique de ses actes ou de ses intentions. Les journaux de l'opposition furent tous suspendus et on alla même jusqu'à fermer complètement leurs imprimeries pour les empêcher de reparaître sous des noms différents.
C'est ainsi que, pendant ces derniers jours, le gouvernement se crut absolument maître de la situation à l'intérieur; il éprouva cependant le besoin de convoquer une sorte d'assemblée supérieure consultative, composée de personnes choisies à sa convenance, afin d'obtenir d'elle l'appui moral qui lui était tout de même nécessaire devant la nation pour répondre affirmativement à la note collective des puissances mettant la Turquie en demeure de tout céder aux alliés, y compris la forteresse et le vilayet d'Andrinople.
Georges Rémond vous a fait part de ses impressions en ce qui concerne la réunion de cette assemblée, au milieu de l'indifférence complète de la population de Constantinople.
Cette indifférence n'était qu'apparente; en réalité, l'orage grondait sourdement et le Comité Union et Progrès avait tout préparé pour faire aboutir, dans le minimum de temps et avec le minimum de risques, un coup d'État qui renverserait le gouvernement et remettrait le pouvoir en ses mains.
Le jeudi 23 janvier, à 3 heures 1/2, alors que le cabinet était sur le point de se réunir à la Sublime-Porte, sous la présidence de Kiamil pacha, pour arrêter définitivement le texte de la réponse à remettre aux ambassadeurs, le colonel Enver bey, à cheval, accompagné de deux officiers subalternes avec des drapeaux à la main, suivi seulement de quelques dizaines de personnes, descendit à une allure assez rapide, mais avec calme, l'avenue qui aboutit à la Sublime-Porte en passant devant le ministère des Travaux publics. A la hauteur de ce ministère, deux groupes de manifestants sortant des rues voisines se joignent au cortège; un peu plus bas, d'autres personnes débouchent de toutes les voies latérales par petits groupes, et il y a, en un clin d'oeil, plusieurs centaines de manifestants, sans armes, qui entourent la Sublime-Porte. Tout cela se fait en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.
Les factionnaires postés à la grille ne songent pas à barrer le chemin à Enver bey et à ses deux camarades, qui sont en uniforme; ceux-ci se précipitent comme des bombes et, suivis par quelques autres personnes, pénètrent à l'intérieur avant que l'on soit revenu de la surprise que cause l'événement. Pendant qu'Enver se rend directement au cabinet du grand vizir, des coups de feu éclatent derrière lui; cinq personnes tombent presque en même temps; les portes sont fermées; une foule qu'on peut évaluer maintenant à un millier de gens entoure la grille du palais du gouvernement qui est cerné intérieurement par une compagnie d'infanterie. Au dehors, le peuple crie: «Démission! A bas ceux qui vendent le pays!»
Pendant ce temps, Enver bey arrache la démission du cabinet et reparaît au bout de dix minutes sur le perron, où il prononce une courte allocution pour engager la foule à se disperser, en lui annonçant que le cabinet a démissionné; il montre le papier qu'il tient à la main; il dit qu'il va si rendre immédiatement au palais impérial et file rapidement en automobile, au milieu des acclamations générales. Tout cela a duré un quart d'heure en tout. Après une heure, Enver bey revient accompagné du premier secrétaire du palais, Fouad bey, du premier chambellan du sultan, Halid Hourchid bey, qui apportent le firman de nomination de Mahmoud Chefket pacha au grand vizirat. Tout est fini.
Toutes les précautions avaient été prises, d'ailleurs, pour assurer le succès du coup d'État et pour maintenir l'ordre dans la ville. Un nouveau chef de la police, désigné par Enver bey, prit en mains le service d'ordre de la capitale pendant que le coup était exécuté. Les fils télégraphiques et téléphoniques étaient coupés et l'armée de Tchataldja elle-même ne communiquait plus avec le gouvernement.
Voici maintenant les détails tragiques que j'ai pu recueillir sur le drame qui s'est déroulé immédiatement après l'entrée d'Enver bey à la Sublime-Porte.
Parmi ceux qui suivaient le colonel, se trouvait, en civil, le lieutenant démissionnaire Moustafa Nédjib, originaire d'Oebrida, qui était sous les ordres d'Enver en Macédoine, lors de la révolution de 1908, et qui était connu pour un homme d'une énergie extraordinaire. Un des aides de camp du grand vizir, le capitaine Nafiz, l'un des auteurs de la défection des troupes turques en Albanie lors du mouvement de l'été dernier, en voyant arriver Moustafa Nédjib, se considéra comme perdu; il saisit immédiatement son revolver; Moustafa Nédjib en fit autant; les deux hommes tirèrent simultanément et tombèrent tous deux foudroyés sur place. Comment s'est passé le reste? Personne ne saurait le dire que les acteurs survivants de cette scène terrible et rapide; on affirme cependant que les aides de camp du grand vizir et du ministre de la Guerre étant accourus au bruit, d'autres coups de feu furent tirés de part et d'autre; un officier de la suite d'Enver tomba encore; le capitaine de cavalerie Tewfik Kibrizli bey, bien connu à Paris où il était second attaché militaire, un charmant jeune homme, fut également tué ainsi qu'un agent de police en bourgeois, de service au grand vizirat. Le ministre de la Guerre, Nazim pacha, qui sortait en ce moment du cabinet du grand vizir pour voir ce qui se passait, reçut une balle qui l'étendit par terre, où il ne tarda pas à expirer. Telles sont les victimes connues de ce drame qui ensanglanta le coup d'État.
Le généralissime Nazim pacha a eu une existence bien agitée, avec des hauts et des bas dans sa destinée. Exilé par Abdul Hamid, il revient triomphalement après la proclamation de la constitution et prend le commandement du corps d'armée d'Andrinople, où il réalise de sérieuses réformes; il se brouille ensuite avec le Comité et tombe en disgrâce. On l'envoie, plus tard, à Bagdad comme gouverneur général et inspecteur d'armée, bien moins pour le remettre en faveur que pour l'éloigner de Constantinople, où il a des partisans, et le déconsidérer en lui imposant une tâche difficile qui lui est étrangère. Enfin, la chute des Jeunes-Turcs, en juillet dernier, amène Nazim au ministère de la Guerre comme un arbitre tout-puissant de la situation; ses malheurs comme général en chef lui avaient enlevé quelque peu de son prestige, mais il est à espérer que cette fin tragique et inattendue désarmera ses adversaires les plus acharnés et qu'on respectera sa mémoire.
Enver bey, que j'ai vu le lendemain de l'événement, m'a dit: «Je regrette sincèrement d'avoir été obligé d'intervenir une seconde fois pour renverser un gouvernement, mais il n'y avait plus moyen d'hésiter; un retard de quelques heures et le pays allait être honteusement livré à l'ennemi; jamais notre armée n'a été plus forte et je ne vois réellement aucune raison qui nous oblige à capituler devant des exigences si monstrueuses.»
Quelle sera la conséquence de cette nouvelle révolution? Sûrement la guerre. Enver bey ne paraît nullement la redouter. Il aura le commandement d'un corps d'armée à Tchataldja, le colonel Djémal y commandera l'autre corps, et Fethi sera le commandant du corps d'armée de Gallipoli. Le général Izzet pacha, chef de l'état-major général, officier du plus grand mérite, prend le commandement en chef.
C'est dans ces conditions que les hostilités vont reprendre, à moins que
les alliés ne rabattent considérablement de leurs prétentions, et, cette
fois, on peut être sûr que la nation turque tout entière, dont l'élan
patriotique ne sera plus comprimé, combattra derrière ceux qui ont
confiance en ses destinées.
Y. R.
Les impressions optimistes de notre correspondant turc, cet espoir--si
naturel et tellement respectable chez un patriote--d'un relèvement
brusque de la fortune de l'Empire à la faveur de la situation nouvelle
et de l'état d'esprit créés par le coup de force du 23 janvier, ne
paraissent point être tout à fait partagés par notre correspondant
Georges Rémond, dont la sympathie certaine pour Enver bey ne date point
d'aujourd'hui et qui, cependant, nous donne un son de cloche un peu
différent sur cette révolution, avec d'intéressants détails sur ce que
fut son lendemain:
Constantinople, 24 janvier.
Pour empêcher l'événement d'hier il eût suffi de cinquante hommes, mais ils manquaient, car Nazim pacha dédaigna de se garder, ayant considéré jusqu'au bout comme un bluff toute menace d'un mouvement jeune-turc.
Arrivée des nouveaux ministres à la Sublime-Porte,
le 24 janvier. Phot. Behaeddin Rahmizadé.
Cette révolution est-elle profondément populaire? J'en doute, et les maigres applaudissements de la foule, au moment de l'investiture du grand vizir et du cheik ul islam ne m'ont point tiré de mon incertitude. Tout a été fait, mené à bien par un politicien habile, Talaat bey, ayant la pratique et le doigté du coup d'État, et par un soldat énergique, Enver, secondés par quelques officiers d'un dévouement à toute épreuve et par quelques douzaines de patriotes auxquels se joignirent peu à peu quelques centaines de manifestants.
La ville a son aspect accoutumé, les cafés-concerts, les cinémas fonctionnent; beaucoup d'animation. On arrête, de côté et d'autre, quelques membres du gouvernement qui vient de tomber.
Nazim pacha, le ministre de Mahmoud Chefket pacha,
la Guerre assassiné le 23 le nouveau grand vizir.
janvier. Phot. Phébus..
Aujourd'hui, je suis allé, dès le matin, à Stamboul. Enver bey passait en automobile, accompagnant Mahmoud Chefket pacha. A peine eus-je le temps de les entrevoir... Nous entrons à l'intérieur de la Sublime-Porte; au dehors et dans les salles, rien ne trahit ce qui s'est passé hier; le même «baboutchou» vous enlève vos galoches, votre pardessus, votre appareil photographique et perçoit le même bakchich. Pas d'inquiétude, de gens affairés, de groupes où l'on discute; pourtant, me dit-on, les cadavres sont encore là; quelques soldats vont et viennent dans la cour.
A 11 heures, je me rends au Selamlik. Mahmoud Chefket pacha y arrive le premier, accompagné d'Enver bey; il entre dans la mosquée, tandis que le colonel se mêle aux groupes d'officiers. L'attaché militaire anglais et moi nous approchons de lui: «Eh bien, dit le major Tyrrell, qu'est-ce que vous avez fait là?» Et moi: «Mon colonel, pourquoi ne pas m'avoir invité? j'aurais été discret.»
Enver, à mon étonnement, me paraît aujourd'hui moins glacé, moins impénétrable que de coutume, moins séparé de tous par l'immobilité du visage. Il se défend d'avoir rien fait de personnel; les circonstances, la volonté populaire, les hommes l'ont porté... «Nous envoyez-vous à la guerre, mon colonel?» Combien de questions de ce genre ne lui a-t-on pas posées depuis la veille? Et quel grand désir doit être le sien de ne plus avoir à répondre et de pouvoir se détendre quelque peu après le violent effort de la veille!
Le sultan arrive entouré du cérémonial habituel: figure débonnaire et fatiguée dont l'expression n'a pas changé. Comme son peuple, il en a tant vu, lui aussi! Tout se passe sans incidents, sans manifestations.
A 3 heures de l'après-midi, je retourne à la Sublime-Porte où doit avoir lieu l'investiture du grand vizir et du cheik ul islam. On nous introduit dans la grande salle. Là se trouvent les nouveaux ministres, quelques hauts dignitaires, les drogmans des diverses ambassades. Les voitures arrivent à 3 heures 1/2. Deux maîtres des cérémonies précèdent le cheik ul islam et le grand vizir. Le nouveau cheik ul islam est ce même vieillard que j'avais vu l'avant-veille descendre le premier du «Grand Divan». Il est très vieux, très cassé, grand nez, longue barbe, les yeux baissés vers le sol, l'air d'un patriarche. A côté de lui, Mahmoud Chefket, raide, très droit, yeux étincelants, moustaches de chat, l'expression implacablement résolue. Je compare mentalement ce visage à la face placide au sourire d'épicurien sceptique de son prédécesseur au ministère de la Guerre, de ce Nazim pacha qui vient d'être tué, et dont l'étrange destinée fut d'être persécuté par l'ancien régime, acclamé et traité en triomphateur par le nouveau, puis assassiné par lui.
Ali Fouad bey, premier secrétaire du palais, remet au grand vizir le décret impérial enveloppé dans une étoffe de soie rouge; celui-ci le porte à sa bouche et à son front. Le cheik ul islam fait de même; puis il remet le firman au mustéchar (sous-secrétaire d'État) du grand vizir qui le lit à haute voix; après quoi Obeïdullah effendi, ex-député d'Aïdin et que la révolution vient de tirer de prison, prononce la prière que tous répètent, les mains ouvertes vers le ciel.
Le nouveau grand vizir et le cheik ul islam sortent de la Sublime-Porte. Quelques applaudissements éclatent, mais bien maigres, sans écho. Cette foule trop composite a-t-elle sur quelques points une âme commune? Sait-elle ce qu'on lui veut? Depuis quelques années, n'a-t-elle pas trop vu de révolutions, de changements, pour se passionner encore?
Mon admiration pour Enver bey reste entière. En un tel instant de
l'agonie d'un empire, l'âme d'un homme qui aime sa patrie ne pouvait pas
ne point se révolter. Dans la façon dont l'affaire a été menée, je
retrouve la résolution, la promptitude, la sûreté de coup d'oil de
l'organisateur de la résistance arabe, du soldat héroïque de Derna. Cinq
victimes, c'est déplorable; mais un Français peut-il estimer que ce soit
un compte bien lourd dans une révolution? Quant à l'avenir, est-il
beaucoup plus sombre aujourd'hui qu'hier? Je ne le crois pas. Lorsque
tout semble perdu, il n'y a plus lieu d'ajourner les suprêmes
résolutions du désespoir.
Georges Rémond.
Voir plus loin, en double page, la seule photographie qui ait été prise devant la Sublime-Porte, pendant que s'opérait le coup d'État d'Enver bey.
LES NOUVELLES MENACES DE LA SEINE ET DE SES AFFLUENTS.
--Un
avis de M. le maire.
Dessin de L. SABATTIER.
«Avis! La Marée monte... La côte de... sera vraisemblablement atteinte le... Prière d'assurer d'urgence l'exécution du règlement préfectoral»!... Ceci est une scène de la crue, une scène de ces derniers jours, saisie toute vivante, toute simple et toute vraie, par le crayon de notre collaborateur L. Sabattier, dans un village de la grande banlieue parisienne. Si vous ne voyez point la Marne, c'est qu'elle n'est pas encore venue visiter les maisons comme il y a trois ans. Mais vous la devinez tout près, à 50 mètres de là, au bas du chemin de l'église, roulant ses eaux enflées et troubles. Au reste, déjà, vous sentez «l'eau» qui enveloppe et pénètre ce paysage mouillé, alourdit les dernières feuilles mortes des arbustes et empâte le sol sous les socs des vieilles femmes... La rivière, une fois encore, menace de sortir de son lit. Le tambour communal, entre deux sonores roulements de caisse, vient de lire aux cinq ou six commères, seules oisives à cette heure du jour, l'avis de l'administration. Un homme qui passe se tourne à demi, maussade. L'eau encore! Toujours l'eau! Quel ennui! Mais on ne se frappe pas davantage. On ne croit guère, chez nous, au retour des désastres anciens ou récents. Et puis le crieur de la mairie, un brave gars si calme, un brin faraud, ne vous a pas une tête à faire venir les catastrophes... Seule, une petite fille amenée là s'effraie un peu de quelque réflexion entendue et met une menotte devant ses yeux comme pour chasser la vision de cette eau envahissante qui, l'autre fois, lors de la fameuse inondation--dont se souviennent ses six ans--lui a fait sa première grande peur.
PRÉSIDENT DE RÉPUBLIQUE RECEVANT LE SERMENT D'UN NOUVEAU
MINISTRE.
--C'est au Pérou: le ministre de l'Intérieur, M. Montez, s'est
agenouillé devant le chef de l'État, M. Guillermo Billinghurst.
--Phot.
G. Robbiano.
La République du Pérou, qui compte parmi les plus anciennes, puisque sa constitution date de 1856, n'est pas celle où sont le plus strictement observées les règles de la simplicité démocratique: la photographie que nous reproduisons à cette page en fait foi. C'était, il y a quelques semaines, à Lima, dans un des salons de la présidence; entouré des membres du gouvernement et du personnel, civil et militaire, de sa maison, le chef de l'État, M. Guillermo Billinghurst, élu pour quatre ans, au mois de septembre dernier, en remplacement de M. Leguia, devait y recevoir, pour lui donner une sorte d'investiture officielle, son nouveau ministre de l'Intérieur, M. Montez. La tradition veut qu'à son entrée en fonctions chaque titulaire d'un portefeuille se présente au président de la République et lui promette solennellement ses loyaux services: M. Montez s'agenouilla, suivant l'étiquette, devant la table recouverte de drap sombre derrière laquelle se tenait, debout, M. Billinghurst, et remit entre ses mains la feuille où il avait inscrit la formule du serment. Nulle coutume ne pouvait mieux symboliser sans doute le respect que les ministres péruviens doivent au plus haut magistrat de leur pays.
Entre ce cérémonial de cour--le fauteuil présidentiel n'est-il pas doré comme un trône?--et la sobre tenue des deux personnages, en habit, et des spectateurs de cette scène, dont quelques-uns ont arboré le simple veston, le contraste apparaîtra savoureux: les usages des peuples lointains nous inspirent souvent un peu de cette surprise amusée qu'avait, en visitant Paris, le bon Usbek des Lettres persanes.
DEVANT LA SUBLIME-PORTE: LA MANIFESTATION JEUNE-TURQUE
QUI A RENVERSÉ, LE 23 JANVIER, LE GOUVERNEMENT DE KIAMIL PACHA.
Enver bey, qui a préparé et exécuté le coup d'État, revient en auto du
Palais impérial, rapportant le firman qui enregistre la démission de
Kiamil pacha et élève Mahmoud Chefket pacha au grand vizirat.
Photographie Behaeddin Rahmizadé cédée exclusivement à
L'Illustration.--Droits réservés.
Voir l'article, pages 80 et 81.
Blanche Virieu (Mlle Marcelle Lender). La princesse
(Mlle de Pouzols). Charlotte Alzette (Mlle Spinelly). Steinbacher
(M. Signoret). Lucienne David (Mlle Barelly). Lehelloy (M. Garry).
Jeanne (Mlle Dorziat).
LES «ÉCLAIREUSES», DE M. MAURICE DONNAY Dans un salon de l'«École
féministe» qu'elles ont fondée, les Eclaireuses de France sont groupées
autour de la princesse-poète récitant une de ses oeuvres.
Dessin de J. Simont.--Voir l'article aux pages suivantes.
LA SALLE DE LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DES «ÉCLAIREUSES» A LA
COMÉDIE-MARIGNY.
Dans l'avant-scène de la corbeille, M. et Mme Raymond Poincaré. (A
côté de Mme Poincaré, Mme Marcel Prévost)
Photographie A. BERT prise au magnésium pour L'Illustration, pendant
un entracte, le 25 janvier.
Quand le printemps reviendra, quand les arbres et les parterres de nos Champs-Elysées seront tout parés de fleurs fraîches écloses, les divinités champêtres et policées, qui rôdent parmi ces bois citadins, s'ébahiront de voir tant de théâtres encombrer leurs clairières et leurs futaies. Thespis a maintenant des cornes de Sylvain. C'est une mode heureuse. Il sera agréable de quitter désormais le théâtre sous un minuit lunaire, et de découvrir, au sortir des fantasmagories de la rampe, un paysage véritable, avec de l'herbe et des senteurs non chimiques. Parfois même, il y aura de la neige, et les femmes, laissant émerger leurs lèvres de leurs fourrures, souriront et pousseront de petits cris amusés.
Toutes ces considérations, et d'autres sans doute plus déterminantes, ont décidé M. Abel Deval à créer la «Comédie-Marigny», qui ouvre ses portes en plein bois,--en pleine allée des Champs-Elysées. De l'ancien music-hall estival, il a fait un théâtre spacieux et clair qu'il a même surélevé d'un étage, en prévision de l'envahissement des foules. Il avait bien prévu. Inaugurant sa nouvelle maison avec les Eclaireuses, de M. Maurice Donnay, il en a fait tout de suite un théâtre en vogue. La «générale» des Eclaireuses a été un de ces «événements parisiens» où le snobisme et la grâce se mêlent. Il fallait y être allé, ou sinon on était honteux. Et l'on a eu ainsi une de ces «brillantes» salles de «générale» qui marquent une date dans la vie de Paris. Voyez-les, ces privilégiés, que les artistes-photographes opérant pour L'Illustration ont réussi, par un prodige d'ingéniosité, à représenter ici, tous ensemble. On avait songé à vous les nommer tous, mais on a dû y renoncer: ils sont trop. Ils sont ceux-là même que directeurs et auteurs acceptent d'ordinaire pour juges. Montesquieu, Saint-Simon, Thomas Graindorge, Edmond de Goncourt, vous les ont dépeints maintes fois. Vous savez par ces maîtres que quelques-uns de ces arbitres des lettres sont souvent assez éloignés de la littérature. Mais nous, qui ne sommes ni clairvoyants ni chagrins, nous les confondrons et les admirerons tous également. Aussi bien n'avons-nous pas à rougir de nos élites. Il y a plus de logique dans nos engouements qu'il n'y en avait jadis dans les caprices des Précieuses et des beaux esprits. Vous rappelez-vous cette réflexion de La Bruyère:
«Quelle idée plus bizarre que de se représenter une foule de chrétiens de l'un et de l'autre sexe qui se rassemblent à certains jours dans une salle, pour y applaudir à une troupe d'excommuniés, qui ne le sont que par le plaisir qu'ils leur donnent, et qui est déjà payé d'avance. Il me semble qu'il faudrait ou fermer les théâtres, ou prononcer moins sévèrement sur l'état des comédiens.»
La Bruyère doit dormir content, maintenant. La «foule des chrétiens» est devenue méconnaissable et quant aux «excommuniés» ils sont les héros de l'heure présente.
Il faut noter que, l'autre jour, à la Comédie-Marigny, la salle de «générale» était peut-être la plus littéraire qu'on ait encore vue de l'année. Il y régnait quelque élégance et l'on peut même dire quelque majesté. Par l'esprit de l'auteur, d'abord, la banalité en était exclue, et surtout par la présence de celui que couronnent encore les lauriers de Versailles, du serein vainqueur d'hier qui avait voulu assister au triomphe de son collègue de l'Académie: M. et Mme Raymond Poincaré, qu'acclamait le Tout-Paris à leur arrivée, se tenaient, en compagnie de M. et Mme Marcel Prévost, dans l'avant-scène de droite et applaudissaient l'auteur des Eclaireuses, qui est aussi celui d'Amants, du Retour de Jérusalem et du Ménage de Molière. Ainsi, quand, à l'invitation de Garry, ce parterre de rois à la mode, de la finance, du journalisme et des lettres, eut pris la pose, sous l'objectif de L'Illustration, il s'est trouvé que c'était une page d'histoire que les opérateurs venaient de fixer. C'est donc un document historique, en même temps qu'extraordinairement parisien, que nous reproduisons ici.
*
* *
... Et du matin au soir, poursuivant leurs jeux souples,
Sous les oliviers gris ou les verts orangers,
Ainsi les deux amants figurent tous les couples;
Toutes les nymphes, elle, et lui tous les bergers.
Mlle de Pouzols, princesse féministe, dit--et fort bien--ces vers du «Bel Adultère»; Mlle Dorziat l'écoute, digne et songeuse; Mlles Spinelly, Lender, Barelly, l'entourent; Signoret et Garry approuvent, l'un largement, l'autre discrètement: c'est cette scène que reconstitue, à la page précédente, le crayon de Simont, et l'élégance ultra-moderne du lieu, le charme de ces femmes audacieuses ou rebelles, mais si femmes tout de même, sont aimablement et justement exprimés.
On disait depuis plusieurs mois que M. Maurice Donnay allait faire représenter une pièce antiféministe. J'en causais, il y a quelques semaines, avec l'auteur, qui s'en indigna. M. Maurice Donnay est féministe. Il ne l'est pas comme les suffragettes anglaises ni comme certaines dames françaises, mais il l'est. Il reconnaît pour ses propres paroles celles que profère son personnage principal qui, avouant trop aimer les femmes pour ne pas s'intéresser à leurs rêves et à leurs efforts, déclare que ce qui le préoccupe surtout dans l'avenir du féminisme c'est de savoir ce que deviendra l'amour. Anatole France, dans Sur la pierre blanche, a aussi montré cette inquiétude et il a conclu à peu près comme M. Maurice Donnay. C'est l'amour qui fera éternellement différents l'homme et la femme, c'est l'amour qui maintiendra entre eux le nécessaire conflit dont le dénouement est la joie, c'est l'amour qui sera toujours le sel de la vie, sa grâce, son parfum, sa couleur et sans doute aussi sa force. Mais est-ce une raison, parce que l'amour doit éternellement maintenir la femme dans un état de servitude bienheureuse, pour qu'elle ne reçoive pas un juste traitement dans le jeu ordinaire et matériel des choses, pour que l'amante soumise et dévouée soit transformée en esclave? Voilà, je crois, le point de vue de M. Maurice Donnay.
Il n'a pas exprimé tout cela parce que le théâtre n'est heureusement ni une chaire ni une tribune. Mais, comme il me le disait, il a implicitement traité toutes les questions économiques que soulève le féminisme, en traitant celle du vote des femmes,--qui les contient toutes, du moins sous le régime du suffrage universel.
Ceux qui se sentent gênés par de pareilles conclusions ont feint de ne pas entendre les sages et généreuses insinuations de M. Maurice Donnay. Un mari disait, au sortir des Eclaireuses: «Cette comédie me plaît: il y est prouvé que les femmes doivent toujours céder aux hommes.» Je ne sais si cette interprétation est juste quant à la situation conjugale de ce mari, mais elle est évidemment fausse quant à la comédie de M. Maurice Donnay, puisqu'on y voit une femme quitter un mari quand il exige qu'elle lui cède. Oui, mais elle se soumet à un autre... Oui, mais c'est qu'alors elle aime: ce qu'il fallait adroitement et délicatement démontrer.
Il est bien vrai que M. Maurice Donnay est féministe. On acquiert la conviction, en se remémorant son théâtre, qu'il a toujours suivi avec une attention tantôt amusée, tantôt attendrie, l'aspiration des femmes à plus de liberté ou à plus de bonheur. Sous la forme plaisante, Lysistrata est une pièce féministe, on l'a souvent remarqué depuis quelques jours, et dont les conclusions sont loin d'être contradictoires avec celles des Eclaireuses, et Amants est la plus riche perle de ce double collier que M. Maurice Donnay a composé pour le cou gracieux de Vénus et de Minerve. Quelqu'un a profondément senti cette philosophie secrète de l'ouvre de M. Maurice Donnay: c'est une admiratrice inconnue qui suit avec une sorte de piété la carrière du jeune maître. Quand fut jouée Lysistrata, elle lui fit anonymement don d'une petite Tanagra, danseuse grecque enveloppée de voiles transparents. Et M. Maurice Donnay plaça la petite statuette près de son écritoire, comme un talisman. Et voilà qu'il a reçu, l'autre jour, de la même main, une minuscule statuette vêtue à la moderne de soies légères, nuancées selon les plus récentes règles de l'élégance: c'est une suffragette française, qui revendique, mais qui sourit. Et la Tanagra et la Parisienne lui disent ensemble, quand il humecte d'encre sa plume: «Nous sommes pareilles, nous sommes soeurs. Sous le ciel d'Hellas, comme autour d'une table à thé, nous souffrons des mêmes douleurs, et nous aspirons aux mêmes joies. Toi qui nous as souvent comprises, ne cesse pas de nous comprendre. Nous voulons être libres, mais nous voulons surtout être aimées. Si nous nous sommes révoltées parfois, c'était moins contre votre injustice que contre votre indifférence. Nous ne vous jalousons pas et nous sommes toujours prêtes à adorer votre force, si vous chérissez notre douceur!»
Et M. Maurice Donnay, à la fois ému et flatté, caresse d'un regard les
deux poupées jolies, et se remet à écrire.
Jean Lefranc.
La casbah du caïd Anflous, qui vient d'être prise
d'assaut et détruite par la colonne Brulard.
Photographie du maréchal
des logis Gaudy.
Mystérieux et déconcertant Maroc! et quel sage ou quel devin nous expliquera cette énigme?
Au mois de novembre dernier, à peine tranquille à Marakech, le colonel Charles Mangin pousse une pointe vers le Sud. Il y est accueilli en hôte de marque. Il peut se flatter de l'amitié de deux des caïds importants, le M'Tougui et Anflous. Ils le font guider, lui et son escorte, par des hommes sûrs à travers les difficiles sentiers perdus, parmi les oliviers, les arganiers, les inextricables broussailles, jusqu'à leurs casbahs, véritables nids d'aigles, imprenables, gardées par des ravins propres aux embuscades.
Le caïd Anflous à l'une des portes de sa casbah.
--Phot.
Gaudy.
Anflous est particulièrement cordial: il vient au-devant des nôtres, à un jour de marche, puis, après avoir invité le colonel et son état-major à lui rendre visite, repart, afin de préparer leur réception. Il leur fait les honneurs de sa casbah,--pas, peut-être, on le verra, jusqu'au tréfonds. Il leur offre d'opulents banquets et, le soir, après le dîner, le divertissement d'un ballet, où paraissent quarante danseurs de choix, appliqués à leur plaire.
Anflous pousse l'amabilité jusqu'à l'extrême limite en se laissant complaisamment photographier devant sa porte... Et puis, les burnous rouges des spahis disparus au tournant du chemin, le caïd si accueillant rentre chez lui, s'y enferme et prépare la trahison. Si bien que le général Brulard vient d'être contraint d'emporter de vive force le dar Anflous, où il a fait son entrée samedi dernier, non sans avoir éprouvé une vive résistance.
Le 20 janvier, la colonne quittait Mogador, et, au lieu de descendre directement vers la casbah d'Anflous, par une région accidentée, pénible, décrivait au nord un demi-cercle par Souk el Hadj et Souk el Tleta el Hanchen. En vain le caïd Guellouli, en son nom et au nom de ses deux alliés le M'Tougui et Anflous, faisait-il des ouvertures de paix: on sait, désormais, ce que valent ces comédies. Le 23, un combat s'engageait près de Bou Riki, sur l'oued Kseb. Le lendemain, la zaouia El Hassen était enlevée, et le 25, on attaquait le dar Anflous.
Les indigènes considéraient ce repaire comme inexpugnable: jamais un sultan n'y était entré de vive force. De fait, la casbah fut vigoureusement défendue. Le combat, acharné, ne dura pas moins de six heures. Dans un terrain épouvantable, nos soldats déployèrent toutes leurs qualités de sang-froid et d'audace intrépide. Ce fut dans une charge superbe qu'ils emportèrent la forteresse. Nous avions 5 morts--dont un officier supérieur--et 16 blessés. Leurs noms ne sont pas encore publiés.
Quand on visita, à fond, cette fois, la casbah, on y trouva, dans des cachots, les squelettes de prisonniers, des armes, et jusqu'à une fabrique de fausse monnaie.
Carte de la région où a opéré le général Brulard.
Entrée de la Chambre des Députés.
Les Français déploient ici moins d'ostentation que leurs émules. Nous avons une poudrière installée quelque part, à l'écart, comme toutes les poudrières, derrière un mur crénelé, et la sentinelle qui la garde n'a pas l'air de s'amuser beaucoup. Quelques mètres plus loin, une tourelle jumelle, blindée, abrite deux canons, et toute la muraille est percée de meurtrières en barbette, cependant que des sacs de terre garnissent les créneaux et la crête du mur. Une des deux portes de la face nord est sous notre surveillance, tandis que l'autre a été confiée aux Italiens.
Nous avons, naturellement, la garde du Pé Tang. La cathédrale fut, on s'en souvient, fort éprouvée en 1900. Une mine, creusée par les Boxers, éclata dans une cour, faisant de nombreuses victimes, parmi lesquelles l'enseigne Henry; l'excavation qu'elle a produite n'a pas été comblée et elle sert aujourd'hui de cellier. Une trentaine de marsouins, commandés actuellement par le lieutenant Klepper, y tiennent garnison. Ce point serait particulièrement menacé en cas de troubles anti-étrangers; son éloignement des légations, son isolement et l'étendue de ses bâtiments, enserrés de tous côtés par les maisons voisines, en font une position d'autant plus difficile à défendre que, comme bien on pense, rien n'a été prévu à ce sujet lors de la construction de l'église.
Nos soldats ont néanmoins fortifié du mieux qu'ils ont pu les points stratégiques les plus importants, et les Pères, sous l'autorité de leur aimable--et aimé--évêque Mgr Jarlin, sont prêts, le cas échéant, à seconder leurs défenseurs comme ils le firent si vaillamment en 1900.
Les Anglais n'ont aucune porte à garder, mais leur front fortifié est très étendu, et l'intérieur de leur légation présente un aspect guerrier peu ordinaire: des créneaux et des bastions partout; le tennis ground est abrité derrière un solide rempart percé de meurtrières. Des sacs de terre sont disposés un peu partout, destinés à protéger les tireurs contre les balles d'assaillants éventuels.
En Italie, en Russie, au Japon, mêmes précautions. La paisible Hollande et la bonne Belgique, seules, ont un petit air pacifique et reposant. Les marins de la reine Wilhelmine n'ont pas l'air bien terrible et les soldats du roi Albert ressemblent tellement à nos marsouins que c'est tout juste si l'on s'aperçoit qu'il y a des Belges à Pékin.
Entre temps, les troupes internationales, ici comme à Tien Tsin, ne manquent pas de mêler à leurs travaux, souvent pénibles, les agréments et les saines fatigues des sports, qui sont, pour les soldats, une bonne école d'entraînement physique et moral; et ce n'est pas une des moindres curiosités des rues de Pékin que l'apparition fréquente de coureurs en maillot et en caleçon, suivis et précédés d'entraîneurs, haletant sous les regards ironiques des Chinois, qui doivent considérer comme des fous ces hommes se donnant un tel mal pour le plaisir. Les pousse-pousse surtout, qui font ce métier-là pour de l'argent, n'en reviennent pas.
L'émulation entre les diverses équipes est portée à son comble, tout en restant dans les limites de la courtoisie la plus parfaite, et les relations sont aussi bonnes entre Français et Allemands qu'entre Russes et Japonais, Anglais et Américains. Le tirage à la corde est toujours le numéro sensationnel et passionnant des réunions sportives qu'organisent assez fréquemment l'une ou l'autre nation.
Ces jours derniers, une puissante équipe russe a battu la fameuse équipe française qui avait si brillamment triomphé l'autre jour à Tien Tsin; cette dernière prenait, le lendemain, sa revanche sur les Allemands.
1er juin.
Tous ces travaux de défense, toutes ces précautions constituent une sorte de traitement préventif qui ne laisse pas de frapper vivement les nouveaux arrivants. Cette occupation militaire en pique-nique, outre le curieux spectacle qu'elle offre à nos yeux, a un côté tragique et angoissant qui ne peut échapper à personne.
Je ne prétends pas écrire ici un article de politique internationale. Je puis, du moins, donner mes impressions et rapporter ce que j'entends un peu partout.
Il paraît qu'en Europe on ne parle plus guère de la Chine en ce moment. Cela n'a rien d'étonnant, car on doit être assez occupé avec le Maroc. Mais, si j'en crois les gens d'ici, la nouvelle République pourrait bien, avant peu, revenir à l'ordre du jour. De tous côtés on s'attend à un prochain et violent mouvement anti-étranger qui se manigancerait au sein du parti mandchou, lequel veut à tout prix rétablir l'empire à la faveur des troubles qu'on provoquerait au sujet du fameux emprunt.
Si l'emprunt se fait, ce sera avec la garantie du contrôle financier exigé par les puissances. Ce contrôle empêcherait, en grande partie, les gabegies, pots-de-vin, achats de fonctions et autres tours de bâton qui sont, paraît-il, la base de tout le système administratif en Chine. Mais il aura pour résultat, d'abord, la fureur des fonctionnaires et de tous ceux qui peuvent aspirer à des fonctions; en second lieu, les Mandchous présenteront aux populations du Nord cette ingérence dans les affaires intérieures comme une invasion des étrangers, d'où un mouvement xénophobe certain et très violent (1).
[Note 1: Depuis que ces lignes Purent écrites, la question si importante de l'emprunt a subi maintes vicissitudes. Les quatre puissances qui ont, en Chine, des intérêts communs liés au maintien du statu quo, Allemagne, Angleterre, États-Unis et France, avaient réussi à rallier à leurs vues la Russie et le Japon, dont, en principe, elles pouvaient se défier, leurs intérêts étant différents. Un consortium avait été formé entre des banques des six puissances pour faire face à l'emprunt. Mais ses conditions furent si dures que l'adroit Yuan Chi Kaï refusa de conclure. Et il s'adressa, avec l'aide, sans doute, du docteur Morrison, conseiller politique du gouvernement, à une maison anglaise, la banque Birch, Crisp et Cie, relativement peu connue, mais soutenue par les plus grosses banques anglaises, laquelle, à la fin de septembre, se déclarait prête à conclure et à verser. Son succès ne faisait nullement l'affaire du puissant groupe financier international. Fort des appuis officiels il insista pour avoir du moins sa part, ne pouvant complètement évincer le groupe Crisp. Après de laborieuses négociations, on avait trouvé un terrain d'entente quand, ces jours derniers, le syndicat des six puissances vient de faire savoir au gouvernement chinois que la situation du marché, en raison de la guerre des Balkans, le forçait à ajourner ses versements. Les choses en sont là. La Chine attend.
Après quoi, des événements qu'on ne saurait prévoir: intervention des puissances et tout ce qui peut s'ensuivre.
Si l'emprunt ne se fait pas, le gouvernement actuel, qui n'a pas le sou et vit d'expédients, sera débordé et culbuté par les mêmes Mandchous qui commencent à se ressaisir et à se rendre compte qu'ils se sont en quelque sorte laissé bluffer par les révolutionnaires, ceux-ci ayant eu, surtout, la chance de réussir. Les Jeunes Chinois sont peu nombreux, audacieux, il est vrai, ils l'ont prouvé, mais, dans le fond, pas très forts, idéologues creux, superficiels et relativement isolés, car l'énorme masse des Chinois demeure indifférente: pour ceux d'entre eux qui se sont aperçus du changement de régime, l'opération s'est traduite par un changement du personnel à payer,--avec de l'augmentation, comme de juste, car tout augmente, ici aussi.
La révolution s'est faite au cri de: Plus d'impôts! La République a pour devise: Beaucoup plus d'impôts. Le mot plus a deux significations contraires en chinois comme en français.
Les Mandchous auront donc pour eux, si le fameux emprunt n'aboutit pas, les nombreuses troupes qui, n'étant pas payées depuis longtemps, vont s'excitant tous les jours davantage, se moquent de la République et sont prêtes à marcher sur n'importe quoi, contre n'importe qui pour piller.
Les derniers troubles n'ont pas eu d'autres causes, et c'est miracle (toujours, à ce qu'on me dit) qu'il ne se passe rien en ce moment.
Voilà, si j'ai bien compris, la situation telle que la voient les résidants les plus expérimentés avec qui j'ai pu causer. C'est le dilemme, c'est l'impasse, la bouteille à l'encre... de Chine.
Conclusion: pessimisme général, nervosité, barricades.
LE PARLEMENTARISME EN CHINE.--Une séance de la Chambre
des Députés (50 ou 60 membres seulement sont présents).
3 juin.
Je n'ai pas encore pu voir Yuan Chi Kaï.
M. de Margerie, notre ministre plénipotentiaire, a bien voulu, dès mon arrivée, avec une obligeance et une exquise bonne grâce dont je lui garde une vive gratitude, faire des démarches pour m'obtenir une audience,--ou, plutôt, une séance de pose. Je tiens beaucoup à dessiner un portrait du Président. M. de Margerie a obtenu son agrément, en principe, mais il faudra attendre, car il est accablé de travail et de préoccupations de toute sorte. Soit! Attendons.
En attendant, je suis allé à l'Assemblée nationale. Le palais législatif est situé, à l'ouest de la ville tartare, sur l'espèce de chemin de ronde qui longe la muraille. Dans ce quartier éloigné, peu d'animation; beaucoup de tas d'ordures, des lacs de boue quand il pleut, un épais tapis de poussière quand il fait beau. De temps en temps, une file de chameaux; à chaque pas des chiens presque sauvages, méfiants et sales, farfouillent dans les détritus ou font semblant de dormir au milieu du chemin. Tous les quinze ou vingt mètres, un soldat appuyé sur son fusil, baïonnette au canon, est en sentinelle, on se demande pourquoi. Aux abords immédiats du temple des lois, la voirie est un peu plus soignée. L'entrée du monument est ornée d'une sorte de marquise en nattes abritant du soleil ou de la pluie les soldats de garde, en uniformes kaki et en casquettes allemandes. Le bâtiment est quelconque, de style européen, comme il convient, et rappelle un pensionnat de demoiselles de la banlieue de Paris. Des députés, en pousse-pousse, arrivent dans des flots de poussière et pénètrent dans la salle des séances.
Là dedans, j'ai vu, sur une estrade, dans une espèce d'alcôve, au fond d'une grande salle de bal de barrière, un monsieur, en complet de tussor, lire des papiers qu'il tenait dans sa main droite, la gauche restant enfouie dans la poche de son veston. C'était le Président. Derrière lui, deux drapeaux aux nouvelles couleurs chinoises--bien laides--sont appliqués au mur; en face, le parterre, meublé d'une centaine de petites tables disposées en hémicycle, devant lesquelles étaient assises, bien sagement, une cinquantaine de personnes.
J'ai cru d'abord m'être trompé et avoir pénétré dans quelque Sorbonne ou quelque Université, tant les auditeurs me semblaient jeunes: plusieurs d'entre eux ne paraissaient pas avoir plus de quinze ans. Et puis ils avaient l'air si attentifs, si déférents, qu'il ne me serait jamais venu à l'idée que ce put être des députés. Quelques-uns se sont levés, tour à tour, et ont dit quelques mots; l'un d'eux a parlé assez longtemps (cinq bonnes minutes), il a même fait quelques gestes. Ce devait être le Jaurès de l'assemblée. Sur quoi je suis parti. J'allais oublier de vous dire qu'autour de la salle il y a des tribunes pour le public: c'est un vague balcon en bois, pas très solide, avec quelques bancs occupés par des spectateurs clairsemés. Dans la tribune diplomatique, où j'étais placé, il y avait des chaises.
Sur les cinquante ou soixante députés présents, la moitié, environ, portait le costume chinois; l'autre moitié était, habillée à l'européenne, et certains vestons, remarquables par leur élégance, symbolisaient, pour moi, l'influence des idées européennes dans ce milieu énigmatique.
Ici, pas une tresse,--le mot d'ordre est: Bas les nattes!
4 juin.
Cet après-midi, j'ai été reçu par le président et le vice-président de la Chambre. Très aimablement ils ont posé devant moi et ont orné mes croquis de leurs signatures respectives.
Le président de la Chambre, Ou Ching Sien. avec sa signature autographe. |
Le vice-président de la Chambre, H. L. Tan, avec sa signature autographe. |
Mes modèles ne sachant ni le français, ni l'anglais, l'entretien aurait été languissant si le frère du vice-président, M. S. M. Tan, lui-même vice-ministre de la Marine, n'était venu assister à la séance de pose et, dans un français très pur, me parler de Paris, où il a séjourné assez longtemps comme attaché à la légation de Chine et dont il garde un souvenir exempt de mélancolie. C'est un homme tout jeune, élégant, instruit et intelligent, à la figure très énergique, avec des yeux pleins de résolution.
Nous avons bu du thé en fumant des cigarettes et en causant de choses et d'autres. Je dois avouer que nous n'avons presque pas parlé des affaires du pays, de la révolution, du nouveau régime. Mon insurmontable aversion pour tout ce qui touche à la politique, même étrangère, fait de moi un très piètre interviewer en cette matière; d'autant plus que mes interlocuteurs sont très fermés sur ces questions et qu'il faudrait des prodiges d'insinuante diplomatie pour en tirer quelque chose.
De mon côté, je crains de n'avoir pu leur cacher mon admiration pour tout ce qu'ils veulent amender ou détruire en Chine, ni mon horreur de ce qu'ils considèrent, eux, comme le Progrès et qui me fait l'effet d'une profanation.
Les têtes sont, à elles seules, d'intéressants sujets d'étude, et j'éprouve beaucoup plus de plaisir à fouiller de l'oeil les traits si étrangement expressifs du président Ou Ching Sien que je n'en aurais à entendre sortir de sa bouche les considérations les plus éloquentes sur les beautés du régime parlementaire dans l'Empire du Milieu.
S. M. Tan, vice-ministre de la Marine. | Le général Munthe. | M. Bouillard. |
Quel dommage, me disais-je, en dessinant, que cet homme ait renoncé à son bonnet à bouton de corail, à sa natte, à sa belle robe de soie, pour s'empêtrer, sous couleur de régénération nationale, dans un vêtement que nous trouvons déjà hideux pour nous-mêmes, et qui, en tout cas, ne va pas avec cette figure-là.
On ne me fera jamais entrer dans la tête que le progrès consiste en un changement de costume, et ces Chinois, reniant leurs traditions, méprisant les beautés de leur art si particulièrement beau et émouvant, me semblent aussi bêtement puérils que les jeunes paysannes de chez nous qui se figurent être très élégantes sous les odieux chapeaux à fleurs qu'elles substituent aux coiffes et aux bonnets de leurs mères et qui les font si ridicules.
Le vice-président H. L. Tan a une figure plus effacée, comme de juste, que celle de son chef de file. Il souffre en ce moment d'une ophtalmie qui l'oblige à porter des lunettes. Une fois mon croquis fini, il m'a fait dire par son frère qu'habituellement il n'en mettait pas et que la ressemblance pourrait s'en ressentir; mais c'est très difficile d'effacer une paire de lunettes sur un dessin, et puis il faisait une telle chaleur que les miennes ruisselaient de sueur, et je n'ai pas eu le courage de recommencer le portrait si laborieusement achevé.
Ces messieurs m'ont donné leurs photographies avec des dédicaces et attendent avec impatience le moment où L'Illustration publiera mes dessins. Qu'ils trouvent ici tous mes remerciements pour leur aimable accueil et l'expression des vifs regrets que j'éprouve de n'avoir pu faire avec eux plus ample connaissance.
14 juin 1912.
On ne soupçonne pas, en France, la quantité d'Européens cultivés et distingués qui, venus en Chine, pour quelques mois, il y a dix, quinze ou vingt ans, ont été charmés et pris par ce pays extraordinaire et y sont restés.
Au nombre de ceux que Pékin a gardés, un des plus aimables et des plus avertis est M. Bouillard, ingénieur et directeur du Chemin de fer Pékin-Han-keou. Il est, je crois, le doyen des résidants français, sinon par l'âge, du moins par la durée de son séjour. Il faut l'entendre conter, avec sa souriante verve de Parisien montmartrois, quelques épisodes du siège des légations, en 1900. Il faut, surtout, faire avec lui une excursion aux environs. Son érudition et sa bonne grâce n'ont d'égales que celles du commandant Vaudeseal dont je vous ai déjà parlé. C'est une bonne fortune de trouver à l'étranger de pareils Français.
Une des personnalités les plus marquantes et les plus sympathiques de Pékin: le général Munthe, aide de camp du président Yuan Chi Kaï. C'est un Norvégien établi en Chine depuis plus de vingt ans, très ami des Français qui ont souvent recours à sa bienveillante intervention auprès des autorités chinoises pour aplanir les obstacles, tourner les difficultés, dénouer les conflits, adoucir les heurts, réparer les gaffes, toutes choses fréquentes et inévitables dans les relations si compliquées entre Chinois et Européens.
L'inauguration de l'Assemblée nationale à Pékin, en avril
1912: au centre, le président Yuan Chi Kaï.
Le général Munthe est fort occupé.
Il est officier de notre Légion d'honneur et en est très fier.
Pour ma part, je lui ai fait perdre pas mal de temps, car c'est grâce à lui que j'ai pu approcher les hommes politiques dont je vous envoie les portraits. La légation, étant tenue à une certaine réserve dans ses relations avec le nouveau gouvernement qui n'est pas encore officiellement reconnu par les puissances, a été puissamment aidée dans ses démarches par cet homme si obligeant.
Les petits amis chinois d'un jeune Français de 6 ans,
fils de M. Barraud.
Parmi les résidants européens, Français ou autres, ayant subi l'emprise, la sinite, deux anciens diplomates, M. Véroudart et M. d'Almeïda, sont devenus peu à peu de fervents collectionneurs. Ils sont, chacun dans son genre, des experts très autorisés en matière de curiosités et d'objets d'art chinois. Ils font, de temps à autre, dans l'intérieur de l'empire, des expéditions (pas toujours sans danger) pour chasser la pièce rare, le bronze ancien, la vieille peinture, le meuble ou la porcelaine, la pierre gravée, qui leur ont été signalés. Les joies de la réussite leur sont douces et c'est avec un légitime orgueil qu'au retour ils laissent admirer à quelques privilégiés leur butin artistique, souvent fort difficilement acquis.
Telle belle pièce que vous pouvez contempler aux vitrines des marchands en renom, à Paris, ou dans nos musées, a été dénichée, conquise, au prix de quels efforts, parfois! par l'un ou l'autre de ces amateurs passionnés, qui ne se séparent ensuite qu'avec regret des ouvres d'art tant aimées mais si coûteuses; car c'est une erreur de croire que les Chinois vendent à vil prix leurs belles choses, auxquelles ils tiennent beaucoup et qu'ils apprécient fort.
Nos compatriotes habitant ici sont, on peut le dire, de la bonne espèce. Moins nombreux, moins âpres, moins hommes d'affaires (qualité bien française) que leurs co-résidants européens, japonais ou américains, ils se rattrapent sur la dignité et la tenue, et sont, de la part des Chinois, l'objet d'une considération et d'une sympathie très marquées.
L'Université de Pékin compte au nombre de ses professeurs de jeunes Français savants et intelligents, comme MM. Baudez, Barraud et Biaise, qui représentent brillamment, en même temps que notre belle culture littéraire, nos traditions de courtoisie, d'aisance et de bonne humeur.
Et je vous assure que je n'éprouve pas, dans ce Pékin si distant et si différent, la sensation d'isolement moral que je ressens à Londres, si voisin pourtant de Paris.
M. Barraud habite, avec sa femme et son jeune enfant, dans une ruelle assez éloignée de la citadelle des légations, une maison chinoise, au milieu d'une population presque exclusivement indigène avec laquelle il entretient les meilleures relations de bon voisinage. Le jeune Barraud (5 à 6 ans) compte, parmi les gamins du quartier, de nombreux amis. Il parle chinois aussi bien qu'eux et sert souvent d'interprète à sa mère; son père, quoique connaissant parfaitement la langue, ne craint pas de l'appeler à son aide quand il s'agit d'une locution familière ou d'une expression courante un peu obscure.
La vie mondaine, à Pékin, est assez intense et ce n'est pas une petite surprise, pour le nouveau débarqué, que celle de trouver, jouant au tennis, allant aux courses, donnant des bals et des soirées musicales, faisant des visites, en recevant, courant les boutiques, montant à cheval, potinant, que sais-je encore? tous ces malheureux auxquels on ne pense, périodiquement, en Europe, que lorsque les dépêches nous apportent des nouvelles de troubles, de révoltes, de pillages, de massacres,--et qu'on se représente volontiers comme vivant dans une angoisse perpétuelle, l'oeil au guet, l'oreille tendue et la main au revolver.
Les habitants d'Herculanum n'eurent aucun mérite à mourir en joie--ils ne pouvaient pas se douter--mais ici, il y a eu des précédents terribles, et toute cette futilité élégante et sportive a un certain petit air de crânerie qui n'est pas sans m'émouvoir un peu, car, de l'avis général, les affaires sont assez embrouillées et, avec les Chinois, un malheur est vite arrivé.
Cour de la bibliothèque de l'Université de Pékin.
Il serait, toutefois, exagéré de dire que la population européenne de Pékin courrait un danger immédiat, même en cas de troubles subits et de mouvement xénophobe violent; trop de mesures de précaution ont été prises pour qu'il soit possible de revoir les horreurs de 1900. Les légations--autre ville interdite--sont assez fortifiées, défendues et approvisionnées pour pouvoir résister longuement à toute attaque et attendre des secours qui ne tarderaient guère: les Japonais ont, à Port-Arthur, 12.000 hommes tout prêts à accourir sur un signe du «sans fil» de la légation d'Italie.
Cependant, selon la saison, on excursionne, on patine, on va à la mer, à la montagne; ou reçoit, on dîne, on joue au bridge. Les excursions se font en voiture, à cheval, à âne, en chaise à porteurs, voire en auto, quoique ce dernier genre de locomotion ne soit guère pratiqué, étant donné l'état des routes.
Dès les beaux jours, les pique-niques sont très en faveur. On en organise soit dans une pagode des environs, soit au Temple du Ciel, qui est tout près, et où l'on déjeune sur l'herbe ou sous quelque galerie, au milieu des admirables portiques et des terrasses de marbre.
Ouverture d'une porte au Temple du Ciel.
Ce Temple du Ciel, relativement récent, est d'une majesté incomparable. Il a ceci de particulier que, contrairement aux autres monuments chinois, ses bâtiments sont distribués sur de larges espaces suivant une vaste ordonnance qui fait songer à Versailles, tandis que le Palais d'Été, par exemple, donne une sensation de fouillis, d'entassement et de lourdeur. Ici, ce sont de grandes lignes, de somptueuses compositions, et les détails les plus minutieux de l'ornementation se tiennent sagement dans l'ampleur de cet ensemble admirablement décoratif.
Et tout cela est désert, se dégrade, s'effrite; ce n'est pas la ruine, la belle ruine, c'est l'abandon, la décrépitude, la dislocation, résultats de l'incurie et du nonchaloir qui semblent être la dominante de l'esprit chinois.
Le Temple du Ciel.
Ces nobles vestiges sont, dirait-on, la propriété d'une poignée de soi-disant gardiens, vermineux et puants, dont l'occupation consiste, en principe, à ouvrir aux visiteurs les innombrables portes des cours, des salles, des couloirs, des pagodes ou des jardins, et à chacune desquelles il faut payer un droit de passage. C'est, du reste, toute une cérémonie que ces ouvertures de portes. Dès l'entrée principale un bonze quelconque s'empare de votre personne et vous précède. A votre suite, des amateurs se joignent au cortège--pour leur plaisir, croiriez-vous--pas du tout, ils vous réclameront leur salaire à la fin de la tournée, comme s'ils vous avaient été bons à autre chose qu'à vous empester de leur écoeurante odeur d'ail mal digéré. Pour les éloigner un peu de moi, j'ai inventé un système: je leur marche sur les pieds sans en avoir l'air. La première porte franchie, ils vous amènent devant une seconde, fermée, bien entendu, cadenassée, barricadée de formidable façon. Là, ce sont des appels vers l'intérieur, des supplications, des cris aigus qui sont destinés à vous convaincre de la difficulté inouïe qu'il y aura à faire ouvrir cette porte et du prix que vous devrez attacher à cette faveur,--si vous l'obtenez. De l'autre côté, au bout d'un moment, un compère fait semblant d'arriver de très loin, on l'entend souffler, haleter; il fait semblant de déverrouiller tout un système de fermetures, il se donne des airs d'avoir été interrompu dans une occupation urgente; et c'est cousu de gros fil blanc: il n'a jamais bougé de sa place, il était à son poste quand vous êtes arrivé, il vous a vu venir, il a même, à votre apparition, fermé précipitamment cette porte, qui était ouverte, pour avoir à vos yeux le mérite grand de l'entre-bâiller. Enfin, il vous tend la main avec la mine d'un Chinois qui vient de faire un immense effort, et vous passez,--en payant. Si vous avez le malheur d'être généreux, vous êtes assailli immédiatement de gémissements et de réclamations à n'en plus finir. Moi, qui ai le pourboire facile, j'en étais même indigné, les premiers temps. J'ai eu, depuis, l'explication de ce phénomène singulier; c'est encore une chose bien chinoise; le raisonnement qu'ils se font ne manque pas de justesse et, en tout cas, est d'une psychologie profonde. Voici, se disent-ils, un imbécile qui me paie dix sous ce qui en vaut deux; donc il ignore le prix des choses; donc je ne risque rien à lui réclamer davantage; il marchera peut-être. Et vous marchez. Payez largement un pousse-pousse, il gémira; donnez-lui juste ce que vous lui devez, il encaisse et vous remercie.
Quelle leçon pour nos cochers!
Cette petite comédie se renouvelle à chaque porte,--et on dirait qu'il en sort de terre, des portes, au Temple du Ciel; c'est à croire qu'on vous t'ait repasser plusieurs fois par les mêmes. Après un quart d'heure de cet exercice il ne vous reste plus de monnaie. Ne vous tourmentez pas pour si peu: les estafiers qui vous suivent sont changeurs en même temps que mendiants, et ils réalisent d'assez jolis bénéfices avec les étrangers ignorant le cours du dollar ou n'y attachant pas d'importance.
La barrière du Temple jaune.
Le dollar dit mexicain, qui est ici la monnaie courante, vaut, en
théorie, 100 cents--en réalité 120 ou 130, suivant les jours--vous
voyez, c'est appréciable. Mais il faut bien que tout le monde vive, et
on se fait vite à toutes ces histoires et à tous ces harcelants
parasites qui ne sont que de la Saint-Jean à côté d'un certain gardien
(très laid, d'ailleurs) du Temple jaune (qui, lui, est très beau). Ce
misérable a installé, au pied du monument bouddhique, qui est la perle
de cette pagode, une horrible barrière en bois, juste au milieu de
l'escalier de marbre qui y conduit, masquant ainsi et défigurant cette
merveille. Il est là, guettant le visiteur et exigeant impérieusement sa
récompense. Quand on arrive à ce bijou, on a la douleur de constater que
les bas-reliefs en ont été récemment mutilés d'une façon odieuse par
d'infâmes brutes. On m'a dit que c'étaient, en 1900, des soldats
étrangers qui avaient fait cela, à coups de crosse, pour s'amuser!
Quelle est la nation qui produit de tels monstres?
L. Sabattier.
--A suivre.--
Romans.
Faut-il, lorsque la Maison brûle, s'évader à temps pour rebâtir ailleurs, ou bien doit-on, par un vain stoïcisme, se laisser ensevelir dans le désastre que nuls efforts ne peuvent plus conjurer? Vous devinez ce dont il s'agit. Une femme, mauvaise compagne, mère sans tendresse, belle-fille sans respect, vindicative, méfiante, frivole, inaccessible au raisonnement, à la gratitude, à la pitié, a voué au malheur définitif l'homme qui s'est efforcé de lui faire une existence heureuse et qui, déjà, a eu la force de pardonner, quoique bien inutilement, un premier crime. C'est, pour le présent et pour tout l'avenir, la haine au foyer, le dégoût de chaque jour d'une vie sans dignité. Et l'homme cependant est sensible, bon, facilement attendri. Il a trente-sept ans, c'est-à-dire que, déjà, il a dépensé la moitié de sa vie, «atteint la cime derrière laquelle on redescend affaibli, voûté, au gîte de la dernière halte». En telles scènes poignantes de ce nouveau livre de l'angoisse humaine, que nous donne M. Paul Margueritte (Plon), on devine, tout proche, le fantôme de la Femme de Claude, et il nous semble entendre, nous souhaitons presque entendre, le trop fameux «Tue-la!» L'homme, cependant, ne tuera pas, mais il aura l'énergie d'abandonner la maison qui brûle en sauvant tout ce qui pourra être sauvé, ce qui demeure encore en lui de santé morale, de courage, d'espoir et de puissance d'aimer. Mais ce n'est point toujours aisé de s'évader d'une catastrophe. Oh! ne croyez point que M. Paul Margueritte ait eu l'intention de mettre en son livre une thèse nouvelle sur la légitimité du divorce. L'éminent romancier a surtout voulu reconstituer un calvaire humain, la voie douloureuse et rude de celui qui tente de rétablir à coups d'énergie, comme à coups de hache, son destin, qui y parvient une minute et qui, au moment où, dans une seconde vie, auprès d'une compagne douce, noble, aimante, il croit avoir atteint enfin la plénitude du bonheur, voit ce bonheur tout neuf foudroyé à ses côtés, sans que l'on puisse tirer de conclusions de ce drame, sinon que l'ordre imposé à l'homme par la fatalité et si éloquemment paraphrasé par Goethe: «Renonce», est toujours d'une vérité implacable.
L'Aéroplane sur la cathédrale (Lib. Calmann-Lévy), c'est le titre, symbolique, d'un roman, moderne et catholique, bien que d'un catholicisme sans modernisme. M. Henri de Noussanne a réussi, comme en se jouant, et avec autant d'élégance que de tact et d'art que d'érudition, à intéresser ce qu'il y a de meilleur dans notre esprit à des discussions d'idées et de dogmes, cependant que notre imagination, envolée sur les ailes de «Pégase» (qui n'est plus le cheval du poète, mais l'avion d'un irrésistible pilote militaire), suit avec une curiosité souriante d'abord, passionnée bientôt, angoissée enfin, une idylle qui, entre ciel et terre, menace de tourner au drame. Chaque jour, l'aéroplane léger survole la cathédrale massive, très vieille, très effritée, mais solide quand même comme la tradition et puissante comme la foi. Il promène dans les nuages un ardent officier, impatient, comme tous ceux qui risquent à chaque seconde la mort, de réaliser sur-le-champ, bonnes ou mauvaises, ses joies terrestres. Le lieutenant Aymard des Andlys a séduit la jeune et jolie femme de l'austère, mais si digne, pasteur Bladen que la fatalité de la fortune a conduit à Saint-Brice. L'aviateur exige que la faible créature abandonne son foyer pour le suivre. Sinon, il se tuera, en beauté, dans une chute effroyable. Mais, alors, intervient Mgr Gerbert, un évêque qui a l'âme de Mgr Myriel avec l'esprit et la science de Mgr Duchesne, ce qui fait à peu près un saint homme d'aujourd'hui. Au départ--qui doit être tragique, Sirs Bladen ayant renoncé au mal--le prélat s'impose comme passager sur le monoplan et s'élève vers le ciel avec l'homme qui veut se suicider... Ce qu'il advient ensuite, nous ne vous le dirons point, car M. Henri de Noussanne le conte merveilleusement et c'est à lui qu'il vous faut demander la fin très dramatique et un instant grandiose de ce roman d'hier et de demain, où le progrès n'est point l'ennemi de la prière et où la vision contemporaine de notre société d'agités nous arrive bien joliment adoucie et remise au point par des vitraux de basilique.
Lorsque commence, sous le second Empire, son histoire sentimentale, Lina, la jeune femme allemande que nous présente dans le plus adroit et le plus délicieusement suranné des romans d'amour Mme Claude Lemaître (Ed. Tallandier), est veuve d'un Français, avec trois beaux enfants frais et rieurs comme leur mère. Dans une situation difficile dès avant la mort du mari, Lina, aidée par son double tempérament de pratique ménagère et d'inlassable sentimentale, parvient à conserver presque l'aisance à sa maison, et beaucoup d'illusions à son coeur. Après son veuvage elle refuse de revenir en Allemagne et préfère continuer de vivre la vie charmante des brillants salons français où l'on utilise ses talents de musicienne et où elle s'éprend d'un galant officier des guides, qu'elle épouse malgré les conseils de son entourage. Mais son bonheur est court. C'est la guerre, le départ et le retour aussi, après la défaite, du vaincu transformé, abattu par les épreuves d'une pénible captivité. Nerveux, il ne supporte même plus les soins prévenants de la douce Lina. Créature de tendresse, elle ne se désespère point. De son coeur jamais las d'aimer vient une force tranquille et sûre. Son roman à elle achevé, elle a encore pour ses chers petits tout un avenir à rêver, à prévoir; elle leur apprendra à aimer la vie, et, de ses doigts attentifs, saura varier pour eux les fils du destin.
L'odyssée des frères Nieuport comptera, sans doute, parmi les plus tragiques et les plus glorieuses dans l'histoire de l'aviation.
Charles Nieuport qui vient de se tuer
en aéroplane avec son mécanicien.
En septembre 1911, la fin des grandes manoeuvres du 6° corps fut attristée par la chute mortelle d'Edouard Nieuport qui accomplissait, comme sapeur réserviste, une période d'instruction durant laquelle il avait fait apprécier, autant que son habileté de pilote, la valeur du monoplan souple et léger construit sous sa direction. Il y a quelques jours, Charles Nieuport, frère cadet d'Edouard, s'est tué à Etampes, avec son mécanicien, en essayant un appareil devant la commission militaire chargée de le recevoir.
A la suite d'un atterrissage un peu dur, on fit remarquer au pilote qu'une pédale de gauchissement paraissait légèrement faussée. Charles Nieuport jugea inutile de la réparer, et il s'envola de nouveau. Il avait atteint une hauteur d'environ 300 mètres, quand, après avoir cessé d'entendre le bruit du moteur, on vit l'appareil descendre en vol plané, puis subitement glisser sur une aile et tomber avec une rapidité telle que le moteur s'enfonça de près d'un mètre dans le sol. Le malheureux pilote et son mécanicien, René Guyot, qu'il avait emmené comme passager, furent relevés horriblement broyés, ne donnant plus le moindre signe de vie.
Fils du colonel de Nieuport, dont il portait le nom légèrement modifié, Charles Nieuport était né à Lagny en 187 8. Chose curieuse, les succès de son frère ne lui donnèrent point le désir de voler. C'est seulement après la mort d'Edouard qu'il commença son apprentissage, et il obtint son brevet de pilote en février 1912. Poussé par un sentiment touchant de piété fraternelle, il voulait conquérir la croix de la Légion d'honneur pour la déposer sur la tombe du grand frère, en remplacement de celle qui fut reprise presque aussitôt que donnée, les règles de l'Ordre ne permettant pas de décorer un mort.
Deux grands seigneurs arabes, l'un fils, l'autre petit-fils de l'émir Abd el Kader, étaient, ces jours derniers, de passage à Paris où ils ont visité le président du Conseil des ministres, M. Aristide Briand, et diverses notabilités politiques.
Un fils et un petit-fils d'Abd el Kader à
Paris: l'émir Ali pacha et son neveu l'émir
Khaled, capitaine de spahis.--Phot.
Gerschel.
L'émir Ali pacha--le septième des huit fils d'Abd el Kader--qui réside habituellement à Damas, et dont l'influence est considérable en Turquie, est revenu de Libye où, pendant plusieurs mois, il encouragea à la résistance les chefs arabes auxquels il était venu prêter l'appui de son courage et de son nom. Notre correspondant Georges Rémond fut témoin (voir L'Illustration du 18 mai 1912) de l'enthousiasme qui accueillit le fils d'Abd el Kader à son arrivée à Syrte, le 18 mars 1912, lorsque, venant de Benghazi, Ali pacha se rendait en Tripolitaine en compagnie de ses fils. Brave, éloquent, très soucieux de la gloire de son nom, l'émir Ali est peut-être le plus énergique des fils d'Abd el Kader. Ses sentiments francophiles sont connus. Et nous ne saurions oublier que c'est grâce à son intervention et à celle de son plus jeune frère, Omar, que le consul de France à Damas, M. Piat, parvint, en décembre 1910, à arrêter un massacre de chrétiens à Karak, près de Jérusalem, Ali et Omar reçurent, l'un et l'autre, à cette occasion, la croix de la Légion d'honneur.
L'émir Khaled est le fils de l'émir Abd el Maleck, qui vit actuellement au Maroc et qui est le sixième fils d'Abd el Kader. L'émir Khaled, lui, est officier français. C'est un magnifique capitaine indigène de spahis, qui met au service de nos armes et de notre drapeau toute la fougue traditionnelle de sa race. Il est à peine remis de la blessure qu'il a reçue en pleine poitrine en combattant au Maroc en héros.
Les débuts de Mlle Géniat hors de la Comédie-Française, abandonnée avec quelque fracas, étaient fort attendus, ainsi que la pièce nouvelle où ils devaient avoir lieu: l'Épate, de MM. André Picard et Alfred Savoir. La comédie et son interprète, et même, pour être juste, tous ses interprètes, ont été fort applaudis, au Théâtre Femina. Les temps vont vite et le désir de «paraître» que relevait déjà, il y a six ans, M. Maurice Donnay, est devenu le besoin «d'épater»; il fait d'ailleurs plus d'une victime et c'est, en l'espèce, une jeune fille à marier que ses parents sacrifient à l'espérance de partis toujours plus avantageux et toujours plus aléatoires,--jusqu'au moment où elle se révolte et pousse aussitôt jusqu'à l'excès son indépendance. Cette comédie est d'une observation ironique, satirique et d'une hardiesse parfois un peu effarouchante, mais à travers laquelle, aussi, percent, aux moments opportuns, de justes attendrissements. Mlle Géniat l'a jouée avec une force, une émotion vibrantes qui font bien augurer de sa carrière hors de la Comédie-Française; Mlle Juliette Darcourt a prouvé une fois de plus qu'elle est une parfaite comédienne; Mlle Marguerite Deval et M. Vilbert font, entre elles, originale figure de comédiens.
A l'Opéra, une reprise de la Salomé, de Strauss, a permis, aux habitués de notre Académie nationale de musique, d'entendre et d'applaudir la voix généreuse d'une cantatrice italienne, la comtesse Maria Labia, de la Scala de Milan.
Le tribunal. Le greffier. Abbé Baron. Chanoine Delassus.
Un huissier. Mgr Battandier. Mgr Boudinhon. Abbé Lemire. L'officialité
du diocèse de Cambrai réunie pour juger les plaintes de l'abbé Lemire
contre deux ecclésiastiques.--Phot. Deleplanque.]
C'est une véritable résurrection de la justice ecclésiastique, cette session de deux audiences que vient de tenir l'officialité du diocèse de Cambrai, saisie d'une double plainte de M. l'abbé Lemire, député, contre M. l'abbé Beck, curé d'Arnèke (Nord), et contre Mgr Delassus, directeur de la Semaine religieuse. Au temps où le Concordat était en vigueur, M. l'abbé Lemire eût pu obtenir que ses adversaires fussent déférés «comme d'abus» devant le Conseil d'État. Il n'a plus maintenant de recours contre eux que devant la juridiction épiscopale.
Les incidents qui ont amené, comme plaignant, le député d'Hazebrouck, devant l'official, remontent au mois de mai 1911. M. l'abbé Lemire, prenant part, comme chaque année, au pèlerinage d'Arnèke, qui jouit dans la région d'une grande faveur, se vit interdire, par M. le curé Beck, de célébrer la messe dans l'église paroissiale,--affront public qu'aggravait, à quelques jours de là, un article de la Semaine religieuse commentant l'acte du curé d'Arnèke et arguant, pour le justifier, de ce que M. l'abbé Lemire aurait été rayé de la liste des chanoines honoraires de Bourges et que, de plus, il serait frappé de suspense. En vain M. l'abbé Lemire protesta que les deux faits avancés étaient faux; en vain il sollicita de la Semaine religieuse une rectification. Les attaques contre lui redoublèrent. C'est alors que, de guerre lasse, il déposa entre les mains de son supérieur hiérarchique, Mgr l'archevêque de Cambrai, une plainte en due forme, lui demandant «de vouloir bien user, en cette circonstance, des moyens dont il disposait pour sauvegarder l'honneur de ses prêtres». La plainte, transmise à la cour de Rome, fut renvoyée devant le tribunal ecclésiastique de première instance, c'est-à-dire devant l'officialité de Cambrai. La cause a été évoquée samedi dernier.
Le tribunal, composé, en somme, d'un juge unique, l'official, M. Cateau, vicaire général du diocèse, assisté de deux assesseurs, MM. Sapelier et Catteau, ayant seulement voix consultative, siégeait dans la salle d'un patronage, proche de la cathédrale,--une pièce sans solennité, encombrée d'un gros poêle qui semble le centre du décor, entre deux tables et quelques chaises.
Les débats occupèrent deux audiences.
M. l'abbé Lemire était défendu par Mgr Boudinhon, professeur à l'Institut catholique de Paris. Mgr Battandier, venu tout exprès de Rome, assistait Mgr Delassus; M. l'abbé Beck, un vieillard presque nonagénaire, était représenté par M. l'abbé Baron, mais ce fut Mgr Battandier qui présenta également sa défense.
La double plaidoirie du prélat romain prit, en réalité, toute l'allure d'un réquisitoire, et des plus vifs; ce fut «une digression agressive» put proclamer le défenseur de M. l'abbé Lemire. Mais le plaignant--devenu ainsi accusé, autant dire--prononça lui-même contre les allégations dont on l'accablait une protestation si émouvante, que des applaudissements nourris, éclatant parmi l'assistance, en saluèrent la péroraison.
A une audience ultérieure, l'official rendra son double jugement.
On les croyait calmées. Il est vrai qu'il y a deux mois elles avaient imaginé de détruire au moyen d'un liquide corrosif le contenu des boîtes aux lettres dans la cité de Londres. Leur faculté d'invention étant inépuisable, elles avaient brisé quelques jours plus tard les avertisseurs d'incendie, jetant l'effroi dans le coeur des pompiers de la capitale et, de là, dans celui des habitants. Mais cet exploit avait paru être le dernier. Et voici que, tout à coup, elles se réveillent. De nouvelles vitres viennent d'être cassées. Une vénérable dame, Mrs Despard, arrêtée à Trafalgar square, est condamnée à quinze jours de prison. Que se passe-t-il donc?
Une vénérable suffragette: Mrs Despard,
soeur du général French, haranguant la
foule à Trafalgar square.
Un phénomène très ordinaire dans l'histoire du mouvement suffragiste. Les femmes s'étaient un instant calmées pour «donner une chance au Parlement», c'est ainsi qu'elles s'expriment là-bas. Mais le Parlement les a trompées une fois de plus et les voilà qui repartent en guerre.
Le gouvernement anglais ressemble, en effet, à un marchand de drap un peu lourd que sa femme tourmenterait de réclamations continuelles. Le bruit l'énervé moins qu'un mari français. Pourtant, il essaie une fois par an environ d'acheter la paix du ménage par des concessions. Le premier ministre annonce aux déléguées de l'Union politique et sociale de la Femme (W. S. P. U.) que l'heure d'un libre débat sur le vote des femmes a enfin sonné au Parlement de Westminster. Aussitôt les cris cessent, dans l'attente du grand événement qui doit consacrer l'émancipation des Anglaises.
Par malheur, l'événement ne se produit pas. Il arrive d'ordinaire une chose fort simple. Les bills favorables au suffrage des femmes sont de deux sortes. Les uns accordent aux femmes le suffrage universel: ils irritent ceux des féministes qui sont conservateurs. Les autres ne leur donnent qu'un suffrage restreint: ils apparaissent comme inacceptables à ceux des féministes qui sont libéraux. Comme d'autre part le gouvernement évite de prendre parti et demeure complaisant mais irrésolu, le suffrage des femmes est toujours battu à la Chambre des Communes. Cette fois, il n'a même pas été nécessaire de voter. La procédure parlementaire anglaise, interprétée par le président de la Chambre, a obligé le gouvernement à retirer le projet de réforme électorale avant toute discussion.
Mais, dès lors, le concert des imprécations devait reprendre aussitôt: «Je désespère dos hommes politiques, s'est écriée Mrs Pankhurst; je ne suis pas loin de désespérer de l'homme en général.» La déconvenue est, en effet, plus vive que toutes celles des années antérieures. Songez que cette fois plusieurs membres du gouvernement, sir Edward Grey, M. Lloyd George, le grave lord Haldane lui-même, s'étaient nettement rangés du côté des femmes. On parlait d'un schisme à l'intérieur du cabinet, d'une crise ministérielle prochaine. C'était donc que, pour la première fois, le débat devait être sérieux... Et tant d'espoirs s'effondrent en quelques instants!
De là l'irritation des dames. De là aussi le plan de campagne qu'elles viennent d'arrêter. «A part la vie humaine, nous ne respecterons rien!» a déclaré Mrs Pankhurst. Une autre militante, miss Annie Kenney, comme quelqu'un l'interrompait, s'est tournée vers lui d'un air menaçant: «Si vous êtes boutiquier, s'est-elle écriée, vous ferez bien de prendre garde!» Menace trop claire. Aussi bien, dès avant-hier, les magasins des environs de Trafalgar square avaient-ils barricadé leurs devantures. On se souvient encore à Londres du big smash de l'an dernier, quand toutes les vitres de Regent street volèrent d'un seul coup en éclats. Nul doute que les habitants de Londres n'aient à souffrir une fois de plus des imprudences de leur gouvernement. A en croire certains avertissements plus mystérieux, la W. S. P. U. prépare même des dégâts inédits. On se demande avec curiosité ce que l'esprit inventif de ses chefs pourra bien inventer de nouveau. Peut-être la colonne de Nelson va-t-elle s'écrouler un beau matin à travers Trafalgar square à moins que Wellington, à Hyde Park Corner, ne tombe de cheval.
Procédés fort irritants pour les hommes, il faut l'avouer. Mais tentez de raisonner un instant avec calme, vous verrez que les suffragettes ne peuvent guère s'y prendre autrement pour arriver à leurs fins.
Ce qui caractérise, en effet, le Parlement anglais, de même que le nôtre, c'est de ne céder jamais qu'à la violence. Cent ans d'histoire suffisent à le démontrer. Chaque fois que les Communes et les Lords ont consenti, au siècle dernier, à élargir le suffrage des électeurs mâles, ils venaient, comme par hasard, d'être terrorisés par des manifestations redoutables. Des ouvriers s'étaient assembles par centaines de mille à Manchester ou à Liverpool. Des paysans avaient brûlé des châteaux. Sans remonter aussi loin, les mineurs de Grande-Bretagne n'obtinrent l'an dernier le salaire minimum que grâce à une grève qui affola le gouvernement. Au contraire, les pétitions pacifiques n'obtiennent jamais que des égards. Les bonnes gens du Royaume-Uni s'en sont aperçus depuis longtemps.
Les suffragettes aussi. J'ai rencontré, l'an dernier, Mrs Pankhurst, comme elle sortait de prison et qu'elle méditait d'y rentrer. Ce n'est pas la Ménade échevelée que vous vous représentez certainement. Aucun visage n'est plus calme, aucun regard n'est empreint d'une telle douceur et d'une telle sérénité. «Croyez-vous, me dit-elle, qu'il soit dans mon caractère d'aimer la violence? Tout m'en éloigne au contraire, mon tempérament comme mon éducation. Mais que voulez-vous? Tant que nous nous sommes bornées à appeler respectueusement l'attention du gouvernement sur les droits méconnus de la femme, on nous a poliment éconduites. Il a suffi, au contraire, que nous dérangions, par quelques inoffensives brimades, le confort des parlementaires pour qu'aussitôt notre cause fît au Parlement de surprenants progrès. Nous avons donc l'intention de rester fidèles à cette seconde méthode.»
Mrs Pankhurst a évidemment tort. La fermeté d'un Parlement n'est pas de
celles que désarme l'obstination de quelques pauvres femmes, tournées en
ridicule par la presse de tous les partis. Mais, d'autre part, un
malaise évident gagne chaque jour un plus grand nombre d'hommes, depuis
que quelques trahisons notoires se sont déclarées dans leurs rangs. Et
ce qui est manifeste, c'est que ni la prison de Holloway, ni au besoin
le chat à neuf queues ne viendront à bout de la ténacité des femmes
anglaises. Mrs Pethick Lawrence, une des martyres de l'an dernier, le
disait à ses juges: «Il y a quelque chose du bouledogue dans les femmes
de ce pays-ci aussi bien que dans les hommes.»
Philippe Millet.
[Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés en titre
ne nous ont pas été fournis.]