Title: L'Illustration, No. 0011, 13 Mai 1843
Author: Various
Release date: January 28, 2011 [eBook #35100]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an. 30 fr. Prix de chaque N° 75 c.--La collection mens. br., 2 fr 75. |
Ab. pour les Dep.--3 mois. 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an. 32 fr. pour l'étranger,--3 mois. 10 fr.--6 mois, 20 fr.--Un an. 40 fr. |
N° 11. Vol. I.--SAMEDI 13 MAI 1843.
Bureaux, rue de Seine. 33.
SOMMAIRE.
Don Carlos. Portrait; hôtel Panette.--Courrier de Paris.--Manuscrits de Napoléon. Lettres sur l'histoire de la Corse.--Courses du Champ-de-Mars. Courses de haies; pesage des jockeys; traitement du cheval après la course.--Anniversaire de la délivrance d'Orléans. Statue de Jeanne d'Arc.--Nécrologie. Portraits de Colocotroni et du duc de Sussex, chapelle de Notre-Dame-des-Flammes, à Bellevue.--La Vengeance des Trépassés, nouvelle, sixième partie.--Théâtres. Lucrèce; Brutus; la Comédie à cheval; les deux Favorites: le Métier à la Jacquart; les Canuts; le Voyage en l'air; j'ai du bon Tabac; Marguerite Fortier; les Prétendants. Deux scènes de Lucrèce; le Voyage en l'air; une scène du Métier à la Jacquart et une scène des canuts. Théâtre de l'Opéra-Comique: On ne s'avise jamais de tout.--Lettre sur les Incendies de théâtre.--Industrie. Le sucre de canne et le sucre de betterave (suite). Deux gravures.--Caricatures par Bertal. Dix-sept gravures.--Bulletin bibliographiqueAnnonces.--Modes. Trois gravures. Météorologie.--Echecs. Rébus.
Les journaux ont dernièrement appelé l'attention publique et provoqué des explications du Gouvernement sur la position réelle de don Carlos. On a demandé si ce prince espagnol était l'hôte ou le prisonnier de la France; si le ministère lui imposait sa résidence à Bourges ou si le royal proscrit s'était pris au contraire d'une belle passion pour la patrie de George Sand, au point d'y fixer volontairement son séjour.
Il y a là, sans doute, une grave question de droit des gens et de liberté individuelle. Pour l'Illustration, il y a lieu avant tout à un portrait et à une biographie.
Don Carlos est âgé aujourd'hui de cinquante-cinq ans; il était le second fils du roi Charles IV et frère de Ferdinand VII, mort en 1833. Il semblait que le trône ne pouvait manquer à ce prince. Le roi, son frère, avait eu quatre épouses, et la dernière, Marie-Christine, fille du roi de Naples, François 1er, lui donna seule deux enfants, et ces enfants étaient deux filles. Les dispositions de la loi salique, adoptée en 1713 par Philippe V, assuraient à don Carlos la succession royale, quand des intrigues de cour poussèrent le vieux roi à abolir la loi salique et à nommer la reine régente, après sa mort, du royaume d'Espagne, pendant la minorité d'Isabelle II. Ce coup d'État détruisit les beaux rêves de royauté de don Carlos, qui avait toute raison de se voir un jour couronne en tête et sceptre au poing, quand une petite fille de trois ans, sa nièce, monta sur ce trône qu'il avait si ardemment convoité.
Nous autres, pauvres gens, quand la réalité vient souffleter nos rêves de gloire ou de fortune, quand le but que nous poursuivons s'éloigne devant nous, il ne nous vient pas à l'idée de troubler le monde de notre dépit. Le poète alors chante sa souffrance, l'auteur sifflé recommence bravement un nouveau chef-d'oeuvre, le spéculateur combine de nouveaux calculs. Perrette pleure, la pauvre enfant, devant son lait répandu et ses projets évanouis; pourquoi donc les prétendants à tous les trônes possibles n'en feraient-ils pas autant quand le trône leur échappe, au lieu d'appeler aux armes les populations et de faire tuer des braves gens qui, en Espagne, comme en Vendée, comme partout, se battent hardiment sans trop savoir pourquoi?
Ainsi fit don Carlos. Pour avoir le futile plaisir de s'asseoir sur ces planches de sapin recouvertes d'un morceau de velours, il ne craignit pas de porter la guerre civile dans sa patrie, de soulever et de ruiner des provinces entières, tristes moyens qui dégoûteraient les meilleurs peuples des meilleurs rois!
On sait quels horribles excès furent commis de part et d'autre pendant cette longue et douloureuse lutte; la malheureuse Espagne en gardera longtemps le souvenir. Don Carlos trouva parmi ses partisans un homme de génie, Zumalacarreguy, grande et sombre figure qui domine toute cette sanglante épopée. Ce fut lui qui rappela don Carlos en Espagne après la signature du traité de la quadruple alliance.
Hôtel Panette, rue du Poirier, no. 1, à
Bourges, habité autrefois par l'archevêque
de Mercy, le général Lapoype, par les
maréchaux qui commandaient l'armée de la
Loire, et aujourd'hui par Don Carlos.
Suivi de quelques serviteurs dévoués, le prince quitta l'Angleterre, et traversa la France pour se rendre à la frontière. Il resta deux jours à Paris, et la police ne fut pas ou ne voulut pas être instruite de sa présence. Un de ses émissaires les plus actifs, M. Auguet, raconte que, traversant en voiture découverte la place de la Concorde, don Carlos rencontra Louis-Philippe et sa famille se rendant en char-à-banc à Neuilly et que le roi des Français répondant à quelques acclamations salua sans le reconnaître, son cousin d'Espagne. «Mon bon cousin d'Orléans, dit celui-ci en riant, ne se doute pas que je traverse ses États sans sa permission pour aller déchirer avec la pointe de mon épée son traité de la quadruple alliance.» Charmante espièglerie! et ce jeune étourdi, qui ne comptait guère alors que quarante-six ans, ne se doutait probablement pas que, de la pointe de son épée, il allait aussi déchirer le sein de sa patrie et livrer aux horreurs de la guerre civile des populations laborieuses et dévouées, comme si la vie des hommes n'était que l'enjeu naturel de ces folles et sanglantes parties.
Don Carlos franchit les Pyrénées et longtemps il tint en échec les forces de la reine. Le général Espartero eut la gloire de mettre fin à cette lutte acharnée. Il refoula Don Carlos en France; mais, comme le personnage de la fable il mit d'accord les deux plaideurs en s'emparant de l'objet du débat.
Aujourd'hui Espartero est de fait roi d'Espagne, et don Carlos est à Bourges, et la reine régente est rue de Courcelles à Paris. Singulier effet des vicissitudes humaines; c'était bien la peine de mettre l'Espagne à feu et à sang pour en venir là. Puisse du moins cette mémorable leçon donnée aux princes de sang royal par un obscur ayachucho leur être profitable et les éclairer sur la vanité de leur ambition.
Le dernier bal a valsé sa dernière valse; le dernier concert a chanté sa dernière roulade et donne son dernier coup d'archet. Le même soir, en même temps, aux deux points opposés le bal achevait magnifiquement sa brillante vie d'hiver: d'une part, sous les lambris héréditaires d'un noble hôtel de la rue de l'Université; de l'autre, rue Bleue, dans un hôtel fraîchement bâti sur des fondations de rails et de cinq pour cent. Ainsi le bal à écusson et le bal financier ont fini leur campagne par un coup d'éclat; après ces deux fêtes merveilleuses, il n'est plus permis de danser ni de valser honorablement; cela serait du plus mauvais genre. Donner un bal au mois de mai, fi donc! nous prenez-vous pour un salon de cent couverts faisant toute l'année noces et festins? Il faudrait n'avoir ni riante villa aux bords de la Seine ou de l'Oise, ni vieux château breton ou tourangeau; or, je vous le demande, qui n'a pas une villa? qui n'a pas un château? qui ne prend pas les eaux? qui ne court pas, l'été venu, sur quelque grande route, du côté des Pyrénées ou des Alpes? Personne, en vérité.--Pardon, belle comtesse! Paris possède et abrite six à sept cent mille honnêtes gens absolument privés de maison de campagne, de berline de voyage, de parc, de tourelles, d'Alpes et de Pyrénées.--Ah! vous croyez?
Le Paris mondain, l'élégant Paris, tourne ainsi, depuis quinze jours, à la vie champêtre et voyageuse; il ne tourbillonne plus dans ses fêtes sensuelles et illuminées, mais il n'a pas encore fait son entrée en solitude, à l'ombre des charmilles. Le printemps l'appelle à l'air libre et à la verdure, et l'hiver le retient toujours par un des pans de son habit; il n'est plus là, mais il n'est pas encore ici. C'est une situation intermédiaire qui lui donne une physionomie inquiète et maussade; rien n'est pire, quand on va partir, que de n'être pas parti.
Cependant, ce Paris privilégié et épris de villégiature, prend ses précautions et fait ses préparatifs: il met les housses aux causeuses et aux fauteuils de son salon; il enveloppe ses bronzes et son lustre d'un voile de mousseline épaisse, et jette une cuirasse de toile écrue sur la soie de ses tentures. Puis, se fortifiant d'avance contre les loisirs de la résidence bucolique, ou contre les ennuis du voyage et de l'auberge, il met dans sa malle quelques livres aimés et s'abonne à l'Illustration. Avant quinze jours, la plupart des hôtels du faubourg Saint-Germain seront silencieux et déserts; les volets intérieurs, casematant les vastes fenêtres de haut en bas, laisseront voir leur vêtement gris-blanc, égayé de filets d'or, et diront aux passants que le maître est absent. L'herbe, jusqu'au 1er décembre, aura le temps de croître dans les cours.
De leur côté, les jardiniers émondent les parterres, font la toilette des arbustes et des fleurs, sablent et ratissent les allées et tondent la pelouse pour faire honneur à madame et à monsieur, tandis que les chefs d'hôtel, les entrepreneurs d'eaux plus ou moins sulfureuses et de salons de conversation lancent sur Paris, de tous les coins de l'Europe, leurs séduisants prospectus. Il en vient d'Allemagne et d'Italie, de l'Ouest et de l'Est, du Nord et du Midi, de la Tamise, de l'Escaut, de l'Adige, du Rhin et surtout de la Garonne. Le Mont-d'Or sonne sa trompette, Bade donne son roulement de tambour, Ems et Wisbaden mettent leur carillon en branle; mais nul n'égale Spa pour les sourires attrayants et les ravissantes promesses; Spa, cette année, veut rester sans rivaux dans l'art de séduire le gentleman et de faire le bonheur du prince portugais, russe, italien, polonais ou cochinchinois. Que reprocher à Spa? que lui demander encore? Il vous prend au saut du lit et vous inonde de concerts d'harmonie, de journaux, de revues, de brochures, de vaudevilles, de comédies, d'opéras-comiques, de chevaux caracolants, d'aubades de nuit et de jour: puis, vous offrant la main, le voici qui vous conduit dans les frais sentiers, sous les bois ombreux, aux penchants des collines verdoyantes, prêt à se retirer discrètement et à vous laisser rêver dans votre solitude, si tel est votre bon plaisir. Rossini. Alexis Dupont, les frères Batta madame Damoreau et d'autres encore, spirituels acteurs, harmonieux instruments, voix mélodieuses, sont promis à Spa, et M. le bourgmestre s'est engagé à être charmant.
Pars donc, ô toi, le Paris du boudoir et du salon, le Paris des heures inoccupées, agréable désoeuvré! va promener, ci et là, ton sourire légèrement railleur, ton petit bâillement énervé, ta migraine, tes maux de nerfs, tes rhumatismes et ton binocle: donne un peu d'air pur à ta poitrine fatiguée par la brûlante atmosphère des veilles et des bougies; et tâche de ranimer le teint pâli de tes belles valseuses pour le donner, au bal de 1844, à prendre encore et à dévorer!
Mai est aussi le mois où les princes et les princesses de théâtre se mettent à voyager; je veux dire les acteurs, les chanteurs et les danseuses, en crédit, ceux qui ont le privilège des gros appointements et des couronnes. Les autres ont tout au plus le loisir d'aller, le dimanche, à Saint-Germain et à Montmorency, l'aire un dîner sur l'herbe; encore le coup d'archet du chef d'orchestre vient-il les rappeler brusquement avant le dessert, comme ces pauvres soldats en permission qu'on voit courir hors d'haleine, à travers rues et à travers champs à l'heure de la retraite et au roulement du tambour. Quant aux merveilleuses Hermiones, aux glorieux Orestes, aux ténors fameux, aux sylphides adorées, ils montent on chaise de poste et font tourbillonner la poussière des grands chemins. Après avoir plus ou moins charmé Babylone pendant les six mois d'hiver, nos illustres distribuent leurs tirades, leur ut de poitrine et leurs jetés-battus dans les départements et à l'étranger. Ces bienfaits, ils les étendent sur toute la nature, et donnent indistinctement la pâture aux grands théâtres et aux petits depuis le chef-lieu jusqu'au canton. Phèdre ne rougit pas de déclarer sa passion à Hippolyte sous la balle au blé, convertie en Mycènes; et Agamemnon a, plus d'une fois, transporté l'Aulide dans une grange et sacrifié Iphigénie.
Il faut donc en faire notre deuil: nos meilleurs acteurs nos meilleurs chanteurs vont nous quitter. C'est peu des moissons dorées qu'ils récoltent ici; ils veulent bien se compromettre jusqu'à faire la même razzia en province: Toulouse Bordeaux, Lyon, Rouen, Dijon, Lille, et vous tous, honorables chefs-lieux, qui aimez la roulade, l'alexandrin et le rond de jambe, ouvrez votre bourse et préparez vos dithyrambes et vos couronnes; on prendra volontiers vos vers et surtout votre argent; c'est un honneur qu'on daignera vous faire.
Mademoiselle Rachel ira à Marseille; elle ne veut plus de l'Angleterre. Est-ce Nicodème qui a inspiré à Laodice cette rancune contre Rome? Laodice se souviendrait-elle de l'hospitalité cruellement violée et du martyre d'Annibal? Marseille cependant est dans une grande attente. Ces vives imaginations s'exaltent à l'approche de Camille, de Marie-Stuart et de Roxane, que la Provence n'a point encore vues. Marseille, la ville phocéenne, se réjouit surtout de recevoir Monime, cette autre fille de la Grèce, cette fleur suave et délicate éclose à son poétique soleil. Ce sera une entrevue de famille. Mademoiselle Rachel et Marseille pourront s'entretenir ensemble d'Athènes et d'Éphèse.
.....Je crois que je vous suis connue
Ephèse est mon pays, mais je suis descendue
D'aïeux ou rois, seigneur, ou héros, qu'autrefois
Leur vertu, chez les Grecs, mit au-dessus des rois.
Dans quinze jours, Monime fera ses bagages et descendra vers le Rhône, jusque-là elle continuera à être Judith. C'est une politesse de femme à femme, une dette un peu gênante que le talent paie à l'esprit. Mademoiselle Rachel devait ce dévouement à madame de Girardin. On n'ose pas dire que ce soit un sacrifice, mais cela y ressemble beaucoup. Jouer une froide tragédie au milieu de la froideur du public, quand on était habituée à l'ardeur d'un parterre enthousiaste, n'est-ce pas une résignation héroïque à la Curtius? Dieu en tiendra compte à Judith. Ce trait l'élève et l'honore plus que la décapitation d'Holopherne, qu'elle pratique régulièrement de deux jours l'un. De temps en temps, on murmure. L'autre jour quelqu'un a sifflé; c'était sans doute un spectateur qui se rappelait ce mot de Voltaire s'excusant de ses privautés railleuses avec l'héroïne de Béthulie: «Le livre de Judith n'étant pas dans le canon juif, on peut se permettre avec cette Judith un peu de familiarité.»
Puisque nous en sommes aux déesses de théâtre, ne laissons point passer une morte charmante, sans effeuiller sur sa tombe une fleur et un regret. Nous voulons parler de mademoiselle Lucile Grahn, qui vient de s'éteindre si cruellement et si rapidement. La nouvelle nous est arrivée de Saint-Pétersbourg, où mademoiselle Grahn était retournée, non pas pour mourir, mais pour vivre au contraire dans toute la riante espérance de ses vingt ans, escortée de toutes les grâces de la jeunesse et de tous les enivrements du succès.
Mademoiselle Grahn était venue de Copenhague à Paris, il y a trois ou quatre ans. Le Nord nous l'avait envoyée douce, légère, rapide et un peu semblable à ces ombres délicates et penchées qui passent dans les nuages d'Ossian. La blanche fille de la Norwége courait grand risque alors: Marie Taglioni était encore présente à tous les souvenirs. Voltiger après elle, dans la forêt enchantée de la Sylphide, c'était se hasarder beaucoup; il fallait bien de la grâce et de la souplesse, un pied bien doux et bien prompt, pour se faire pardonner l'audacieuse entreprise. Eh bien! Paris pardonna à Lucile Grahn: même il commençait à l'adorer et à la poursuivre dans ce pays des fées, lorsqu'un accident vint interrompre tristement ces naissantes amours. Lucile Grahn, dans un de ses vols sylphidiques, se blessa au genou. Pendant deux ans, elle souffrit de cette blessure, et ainsi disparut du théâtre, presque au début. Un jour, la pauvre jeune fille crut renaître: se retrouvant légère et forte, elle s'envola du côté de Saint-Pétersbourg. C'est là qu'elle est morte, sur le grand théâtre impérial, le jour même d'un triomphe, au moment où elle recueillait de toutes parts, les couronnes et les bravos, et goûtait toutes les émotions enivrantes du succès. Un violent effort pour vaincre la fatigue et surmonter la douleur de sa blessure tout à coup renaissante, a tué Lucile Grahn. Vous connaissez le dénoûment du ballet de la Sylphide. La nymphe, frappée mortellement par les maléfices de la méchante sorcière, s'évanouit: ses ailes se détachent et se brisent.--C'était aussi dans ce ballet de la Sylphide que Lucile Grahn dansait le soir de sa mort; et de même ses ailes sont tombées cette fois, mais pour toujours! Le costumier n'a pas même essayé de les rattacher.--Lucile Grahn était douce, spirituelle, aimable et fine, et son talent lui ressemblait.
Que fais-tu donc, ô homme! si tu n'y prends garde, la femme va te détrôner, autocrate barbu! Les temps prédits par les prophètes en cotillon semblent approcher. L'émancipation féminine nous gagne de jour en jour, et par toutes les voies; nous avons la femme à tragédies, la femme à romans philosophiques, la femme Euclide, la femme Socrate, la femme Mirabeau; celle-là se promène sous les ombrages de l'Académie; celle-ci monte sur les hustings et prononce une harangue à tous crins. Il y a un mois, on a enterré une femme César qui avait la croix d'honneur, dix-huit campagnes et quatorze blessures.
L'Académie française a proposé un prix de poésie. Le sujet est magnifique: il s'agit de louer Molière. Oui remportera le prix? quelque jeune barbe sans doute. Allons donc! est-ce que les barbes aujourd'hui sont bonnes à quelque chose? Vingt poèmes rivaux se mettent sur les rangs; un seul offre des qualités énergiques et viriles: l'Académie demande quel est donc le gaillard qui a fait ces beaux vers-là? Un corsage, des joues blanches et roses, de longs cheveux blonds, un soulier de prunelle, une robe de soie, un mantelet de velours, s'avancent et disent: «C'est nous!» L'Académie s'étonne et regarde, et reconnaît madame Louise Collet-Révoil. Ainsi, le bataillon des poètes académiques est mis, cette année, en déroute par madame Collet. Cette héroïne dithyrambique n'en est pas à ses premières armes; elle avait déjà bravement affronté l'Académie et obtenu une couronne. Madame Collet a de plus l'attention délicate d'être jolie. Savez-vous que le métier des quarante commence à devenir agréable? Mais, que dites-vous de madame Collet faisant l'éloge de Molière et méritant le prix? N'est-ce pas un peu embarrassant pour l'auteur des Femmes savantes, et la vengeance ne vous semble-t-elle pas charmante et de bon goût? Si ce régime continue, je déclare que je passerai chez la marchande de modes et chez la couturière pour changer de culotte.
Au reste, et Dieu merci, nous commençons à prendre soin de nos grands hommes. L'Académie n'a jamais manqué positivement à cette religion. Si, de leur vivant, elle en a oublié quelques-uns, et des plus illustres, Molière, par exemple, elle les caresse du moins après leur mort. Je veux donc surtout parler de l'ingratitude jusqu'ici pratiquée par les municipalités et par les villes; elles commencent à se repentir et à comprendre que les images des hommes de génie debout sur les places publiques ou sur la face des monuments, sont pour la multitude, comme une gloire et comme un bel exemple perpétuellement visibles. Déjà Rouen à Corneille; Strasbourg à Gutenberg; Louis-le-Saulnier à Bichat; ici, on dresse un piédestal à Cuvier; là à Desaix. Paris achève la statue de Molière, et voici qu'il songe à Jean Goujon. On mettra la statue sur la fontaine des Innocents, un des chefs-d'oeuvre du sculpteur? Là, en effet, Jean Goujon fut tué, le 24 août 1572, d'un coup d'arquebuse, le jour du massacre de la Saint-Barthélémy, tandis qu'il semait au fronton du palais les trésors de son fin et délicieux génie. Après tout, au Louvre ou ailleurs, qu'importe? on prépare une statue à l'habile sculpteur, et c'est là le point important et la louable pensée. Paris devait bien cette reconnaissance au Phidias du château d'Anet, de l'hôtel Carnavalet, de la salle des Cent-Suisses, de la chambre de Diane et de tant d'oeuvres renommées, filles légères et gracieuses du goût antique, souvenir charmant du ciseau grec. Oui, que nos cités se peuplent de toutes ces nobles images! que la statue du poète, du soldat, de l'orateur, de l'artiste, raniment partout l'exemple des grands talents et des grands services! Cela ne vaut-il pas mieux que les statues orgueilleusement inutiles?
Les deux premières semaines du mois de mai se sont d'ailleurs particulièrement occupées de lampions et de chemins de fer; les fêtes royales et les inaugurations à la vapeur ont absorbé tous les esprits; on ne rencontrait par toute la ville que des figures affairées, les unes officielles, les autres curieuses et populaires; celles-ci courant aux illuminations et au feu d'artifice; celles-là s'apprêtant à débiter des harangues qui n'étaient pas non plus sans artifice. Aujourd'hui, la ville se ruait tout entière aux Champs-Élysées et dans les antichambres des Tuileries: un autre jour, elle roulait sur les rails d'Orléans et de la vieille cité normande. Voilà la vie de ce pays-ci: mouvement perpétuel, comédie perpétuelle, rapide tourbillon! On parle de la récente découverte de la vapeur: il y a longtemps que Paris l'avait inventée!
Il a plu par torrents depuis huit jours, et entre autres pluies, nous avons essuyé une averse de croix qui se sont accrochées à toutes sortes de boutonnières. Les hommes se parent de rubans comme les coquettes; ils sont terriblement femmes pour cela: la manie, loin de se guérir, s'en va s'agrandissant. Vous avez vu ce projet de l'autre jour, qui a révélé un honnête marquis occupant sa vie à courir vers tous les coins de l'horizon, à la chasse d'un ruban et d'une croix; il y mangeait son patrimoine, et, pour devenir chevalier, se faisait ronger par les chevaliers d'industrie. Après ces recherches haletantes, notre homme finit par recevoir un brevet de la sultane Falkir. L'honneur lui en revint à 15.000 fr.; mais qu'est-ce que 15.000 fr au prix du titre de grand cordon de l'ordre de la sultane? Le voilà bien joyeux! Arrive le procès en question: l'illustre chevalier apprend qu'il a payé de cette grosse somme un ruban que tous les garçons de café et les portiers portent gratis. La leçon le corrigera-t-elle? Non: mon marquis doit être en ce moment à la piste de quelque éperon d'or, de quelque étoile polaire ou d'un ours blanc.
Un de nos dramaturges fameux et d'origine africaine a particulièrement cette maladie des croix; il en a dépeuplé l'Espagne, la Belgique, la France, et surtout l'Italie. Un jour, il entrait dans un salon avec une collection de décorations sur la poitrine, enfilées les unes au bout des autres, et pareilles à deux douzaines de mauviettes à la broche. «Que faites-vous de tout cela? lui demanda quelqu'un.--Que voulez-vous, répondit le Californien, ça amuse les nègres!» M. Alexandre D... aurait pu ajouter que ça sert aussi à faire la traite des blancs.
Le brave capitaine Bruat s'est embarqué depuis peu de temps pour aller prendre possession des îles Marquises dont il est gouverneur. Le plus grave, le plus austère de nos ministres lui dit, après l'audience de congé: «Allez, monsieur, partez pour cette contrée inculte et lointaine: tâchez de civiliser les hommes et de rendre les femmes sauvages!»
Le Cirque-Olympique vient de mettre fin à ses batailles du boulevard du Temple; son canon ne tonne plus; sa gargousse sommeille. Le Cirque a pris possession de sa maison de campagne des Champs-Elysées; déjà Auriol grimpe aux frises et sourit, et mademoiselle Caroline caracole.
(Suite.--Voyez p. 22, 38, et 70.)
Monsieur.
Les Génois, maîtres de la Corse, se comportèrent avec modération; ils prirent les conventions del Lago Benedetto pour base de leur gouvernement; le peuple conserva une portion de l'autorité législative; une commission de douze personnes, présidée par le gouverneur, eut le pouvoir exécutif; des magistrats élus par la nation et ressortissant du syndicat eurent la justice distributive. A leur grand étonnement, les Corse se trouvèrent tranquilles, gouvernés par leurs lois; ils crurent qu'ils devoient désormais oublier l'indépendance et vivre sous une forme de gouvernement propre à rendre à la patrie toute la splendeur dont elle étoit susceptible. Les Génois trouvoient dans la Corse de quoi accroître leur commerce; ils y trouvoient des matelots et des soldats intrépides pour augmenter leur force.... Mais il étoit à craindre que, situés si avantageusement, ces insulaires ne fissent un commerce nuisible à celui de la métropole; il étoit à craindre qu'avec l'accroissement de forces que donne un bon gouvernement, ils ne devinssent indépendants en peu de temps. La jalousie politique sera toujours le tourment des petits États, et l'on sait que la jalousie commerciale a toujours été la passion spéciale de Gênes.
D'ailleurs tous les ordres de l'État, accoutumés à se partager les possessions de la République, murmurèrent contre une administration où ils n'avoient point de part, où il n'y avoit point d'emploi pour eux. «A quoi nous a servi la conquête de la Corse, si l'on doit conserver à celle-ci un gouvernement presque indépendant; il valoit vraiment bien la peine que nos pères répandissent tant de sang et dépensassent tant d'argent,» disoit-on publiquement à Gênes. La grande noblesse voyoit avec dépit l'autorité du gouverneur restreinte, réduite presque à rien par le conseil des Douze et par les assemblées populaires. La petite noblesse, dite noblesse du grand conseil, que l'on peut appeler le peuple de l'aristocratie, attendoit avec une impatience facile à concevoir, l'occasion de pouvoir se saisir de tous les emplois qu'occupoient les Corses. Les prêtres convoitoient nos bénéfices; les négociants aspiroient au moment où ils pourroient, au moyen de sages lois, fixer seuls le prix de nos huiles et de nos denrées.
Ce n'étoit qu'un cri dans tous les ordres de la République: pour la première fois le même voeu les unissoit. Aussi l'on ne tarda pas à supprimer en Corse toute la représentation nationale. En peu de temps le gouverneur réunit sur sa tête toute l'autorité.... Il put faire mettre à mort un citoyen sans autre procès, sans autre enquête, sans autre formalité que celle-ci: Je le prends sur ma conscience, et la grande noblesse fut satisfaite.
Tous les emplois civils et militaires furent donnés par le gouverneur ou par le sénat, et furent donnés à des nobles Génois. Pour ne laisser naître aucune espérance présomptueuse, il y eut une loi qui déclara les Corses incapables d'occuper aucun emploi.... et la petite noblesse fut contente. Le noble du grand conseil, excessivement pauvre, n'a pour nourrir une famille nombreuse que le droit qu'il tient de sa naissance, de gérer les emplois de la République Il faut que chacun profite à son tour de ce droit, parce qu'il faut que chacun vive; aussi ne peut-on être que deux ans en place, et est-on obligé, durant un certain temps, de n'occuper aucun autre emploi. Il faut donc, pendant ces deux années, amasser assez pour se maintenir pendant quatre ans et fournir aux différents voyages que l'on doit entreprendre.
Gênes, jadis très-puissante, avoit un grand nombre d'emplois à donner; mais au temps dont nous parlons, elle étoit réduite à la Corse seule, et la Corse étoit obligée de supporter presque tout cet horrible fardeau. Chaque deux ans l'on voyoit arriver des flottilles de ces gentillâtres avec leurs familles, affamés, nuds, sans éducation, sans délicatesse. Plus redoutables que des sauterelles, ils dévoroient les champs, vendoient la justice et emprisonnoient les plus riches pour obtenir une rançon. On rioit à Gènes de ces plaisanteries nobiliaires; le répertoire des gens aimables, des couleurs de bons mots, de ces personnes qui tiennent toujours le haut bout dans les sociétés, n'est rempli que d'aventures de ces gentilshommes, et toujours le Corse est le battu et le moqué... Combien avez-vous gagné? Nous avez-vous laissé quelque chose à prendre? demandoient ceux qui alloient partir à ceux qui étoient de retour. Un honnête sénateur fort religieux avoit coutume de dire une prière toutes les fois qu'il entendoit la cloche des morts annoncer le décès de quelque patricien; il demandoit toutefois avant si le défunt avoit été employé en Corse, et dans ce cas il se dispensoit de la prière, disant: A quoi cela serviroit-il? è a casa del Diavolo, il est en diable.
Les bénéfices ecclésiastiques furent donnés par les évêques; les évêques furent nommés à la sollicitation des cardinaux génois. Il est sans exemple qu'un Corse ait été évêque, et les prêtres génois furent contents.
Et le négociant! Comment son intérêt eût-il été oublié dans un État commerçant?... Des lois positives lui accordèrent le monopole de l'approvisionnement et du trafic. L'on détruisit les marais salants qui existoient, l'on en fit autant des poteries et de toutes les manufactures. Cela accrut le petit cabotage et rendit le pays plus sujet.
Les marchandises cessant d'avoir leur prix, le peuple cessa de travailler, les champs devinrent incultes, et un pays appelé à l'abondance, au commerce, un sol qui promet à ses habitants la santé, la richesse, ne lui offrit que la misère et l'insalubrité. Malheureusement, à force de piller, l'on épuisa notre pauvre pays, qui n'eut plus rien à offrir que des pierres. Il falloit cependant que cette illustre noblesse vécût; elle eut recours à deux moyens: d'abord chaque commandant de petites tours, chaque petit commissaire, eut une boutique à laquelle il fallut donner la préférence; enfin ils vendirent la permission de porter les armes.
Dépouillé des biens qui rendent la vie aimable et sûre, exclu de tous les grades, de toutes les places, prive de toute considération, réduit à la dernière misère, outragé par la classe la plus méprisable de l'univers, comment le Corse, si hardi, si fier, si intrépide, se laissa-t-il traîner dans la fange sans résister? Je m'empresse de vous développer ces tristes circonstances, afin qu'en plaignant ce peuple, vous ne cessiez pas de l'estimer.
Je vous ai, en deux pages, tracé l'histoire du gouvernement génois; mais ces deux pages renferment cent cinquante ans. On marcha pas à pas. Si tout d'un coup le sénat eût découvert son horrible projet, sans exciter des soulèvements, ma nation seroit si vile, qu'elle ne mériteroit pas d'être plainte.
Immédiatement après la mort de Sampiéro, ou provoqua de toutes les manières les émigrations, qui, dès ce moment furent très-considérables. On souffla partout l'esprit de la division, et la République accorda un refuge aux criminels, on favorisa leur fuite. Les émigrations s'accrurent. La peste affligea l'Italie; elle vint en Corse; la famine s'y joignit: la mortalité fut immense... Le gouvernement se montra insouciant, et si ces deux fléaux finirent, c'est que tout finit. C'est ici l'occasion de faire une observation bien remarquable: toutes les fois que les Corses ont perdu leur liberté, ils ont été, quelque temps après, affligés d'une grande mortalité. Après la conquête de 1770, ou vit encore la mortalité et la famine dépeupler le pays. Alors la République ne garda plus de mesure; elle jeta le masque, renversa le gouvernement national et établit les choses telles que nous les avons décrites.
Quelle position douloureuse! Le Corse sentoit la peste lui dévorer les chairs, la faim lui ronger les entrailles, et l'esclavage navroit son coeur, effrayoit son imagination et anéantissoit les ressorts de son âme!!!
Cependant, pour maintenir ce peuple dans cet assujettissement, il falloit ou avoir une grande force ou se faire une étude de le diviser. On adopta ce dernier parti, et l'on relâcha à cet effet les ressorts de la justice criminelle; chacun fut obligé de pourvoir de soi-même à sa sûreté; de là est né le droit de vendetta.
L'homme dans l'état de nature ne connut d'autre loi que son intérêt. Pourvoir à son existence, détruire ses ennemis fut son occupation journalière. Mais lorsqu'il se fut réuni en société, ses sentiments s'agrandirent: son âme, dégagée des entraves de l'égoïsme, prit son essor, l'amour de la patrie naquit, et les Curtius, les Decius, les Brutus, les Dion, les Caton, les Léonidas, vinrent émerveiller le monde. Des magistrats assurèrent à chacun la conservation de sa propriété et de sa vie; le but des actions individuelles dut être le bonheur général de l'association, et personne ne dut plus agir par le sentiment de son propre intérêt. Les rois régnèrent; avec eux régna le despotisme; l'homme méprisé n'eut plus de volonté. Avili, il fut à peine l'ombre de l'homme libre; les rois, qui tinrent dans leurs mains la force publique, durent l'employer pour assurer à chacun sa vie et sa propriété. La confédération changea, s'altéra même, si l'on veut, mais exista cependant toujours. La force publique seroit devenue dans les mains du prince un instrument inutile, s'il eût vu l'homicide sans le punir; si, par une dépravation inouïe, il eut lui-même aiguisé les poignards de l'assassin. Personne ne peut nier qu'alors la confédération ne se fut trouvée dissoute et les hommes rendus à l'anarchie. Telle étoit notre situation. Le sénat voyoit avec plaisir s'entr'égorger des hommes dont il craignoit l'union; les subalternes y trouvoient leur intérêt; le meurtre ne fut plus puni; il fut encouragé, il fut récompensé: il fallut cependant que chacun veillât à sa propre sûreté. Des confédérations de familles, quelquefois de villages se formèrent. On jura de veiller à l'intérêt de tous et de faire guerre éternelle à celui qui offenseroit un des confédérés; les liens du sang se resserrèrent; on chercha des parents; l'île fut divisée en autant de puissances qu'il y eut de familles, qui se faisoient la paix ou la guerre selon leur caprice et leur intérêt... On appela vertu l'audace de s'exposer à tous les dangers pour soutenir ses parents ou les membres de sa confédération: les citoyens ne furent que des membres d'autant de puissances étrangères, liées entre elles par leurs rapports politiques. Ils respectérent les femmes et les enfants et les laissèrent sortir de la maison assiégée pour prendre de l'eau et pour vaquer aux affaires du ménage. Il étoit aussi d'usage de laisser croître sa barbe lorsqu'on étoit en guerre; c'étoit un acte de courage, car il n'y avoit point de buisson, de rocher qui ne put receler un ennemi, c'étoit s'exposer à périr à tous les moments du jour.... Celui-là passoit pour un homme lâche, un homme vil, qui, à la nouvelle de la mort de son parent, ne couroit jurer sur son cadavre de le venger, et, des ce moment, ne laissoit croître sa barbe. La paix se faisoit cependant quelquefois: il y avoit des gens sages, des vieillards respectés, qui réconcilioient les partis. On étoit scrupuleux dans l'exécution du traité.
Tels furent, monsieur, les effets de l'administration génoise. Accablés sous le poids des impôts arbitraires, désunis, les mains dégoûtantes du sang de nos frères, nous gémîmes longtemps: mais ce ne fut qu'en 1715 que l'on commença à s'apercevoir qu'il se faisoit un mouvement général. L'on envoya un orateur à Gênes représenter l'état déplorable de la nation; il étoit entre autres choses chargé de solliciter un désarmement général et prioit le sénat de faire respecter son autorité. Les patentes pour porter les armes étoient à la fois une spéculation de finances et de politique. Le sénat eut l'impudence de se refuser à la demande si raisonnable, et d'alléguer pour prétexte la diminution que cela produiroit dans le revenu public. L'orateur proposa une nouvelle imposition beaucoup plus forte: l'imposition fut acceptée, mais les patentes continuèrent toujours à se distribuer, et la justice s'occupa tout aussi peu de se faire respecter.
L'île étoit déserte, inculte et dépeuplée. Depuis l'époque de Giovan-Paolo, la population avoit diminué des trois quarts; elle étoit alors de 400.000 habitants, et en 1720, on n'en comptoit que 120.000. Le commerce étoit anéanti et la férocité des Corses étoit à son comble. Leur existence étoit si misérable, qu'ils n'avoient rien à perdre. Il ne falloit qu'un signal.
En 1729, le lieutenant génois qui commandoit à Corte imposa, de sa propre fantaisie, une nouvelle taxe qui, jointe à toutes les autres et à la misère du pays, devenoit insupportable. Cardone di Bozio, vieillard estropié, ayant reçu de la nature un corps difforme, mais une âme vigoureuse et une élocution très-facile, assembla les habitants du village de Bozio pour leur parler dans les termes les plus forts sur l'avilissement ou ils vivoient, sur la gloire de leurs ancêtres et les charmes de la liberté. Il profita du moment où les collecteurs venoient percevoir l'imposition pour les faire chasser et poursuivre. Il excite ses compatriotes à marcher vers Corte. Ceux-ci rencontrent un détachement de soldats envoyés pour les punir; ils le battent, les désarment, arrivent à Corte et brûlent la maison du commandant, qui a le bonheur de se sauver A cette nouvelle, on se rallie de tous côtés, ou prend les armes, on court à Bastia pour punir le gouverneur-général Pinelli, objet de l'exécration publique; on prend une partie de la ville, on surprend Algajola, et voilà le joug rompu sans retour... «Aux yeux de Dieu, disoit souvent Cardone, le premier crime est de tyranniser les hommes, le second, c'est de le souffrir.» Jamais révolution ne s'opéra plus subitement Les ennemis oublièrent leur haine, firent partout la paix, objet de tous les voeux. La prospérité de la patrie naissante sembla être le mobile des actions de chacun; le feu du patriotisme agrandit subitement des âmes qu'avoient, pendant tant d'années rétrécies l'égoïsme et la tyrannie... Amis, nous sommes hommes! étoit le cri de ralliement. Fiers tyrans de la terre, prenez-y bien garde! Que ce sentiment ne pénètre jamais dans le coeur de vos sujets, préjugé, habitude, religion, foibles barrières! le prestige est détruit, votre trône s'écroule si vos peuples se disent jamais: «Et nous aussi, nous sommes des hommes! »
Les premières années de la guerre, les Corses n'eurent aucune forme de gouvernement: la haine des tyrans guidoit tout le monde. Ce ne fut qu'à la réunion de Saint-Pancrazio que l'on nomma Giafferi commandant des armées. A l'assemblée de Corte, on déclara les Génois déchus de leur souveraineté, l'on déclara la nation libre et indépendante. Pour rendre cette déclaration plus imposante, pour achever de détruire les préjugés que la multitude pouvoit conserver, on assembla à Orezza un congrès des théologiens les plus célèbres des différents ordres. On leur proposa trois questions: si la guerre actuelle étoit juste, si les Génois étoient des tyrans, si l'on étoit délié du serment de fidélité. Ce congrès, que présida le célèbre Orticoni, répondit à tout d'une manière satisfaisante. La guerre, dit-il, est non-seulement juste, mais même sainte: le serment est nul dès lors que le souverain est tyran.
Mal armés, sans discipline, ils battirent partout leurs tyrans, malgré leur nombre, leur expérience et leur artillerie Assiégés dans le château de Bastia, ils étoient, au bout de deux ans d'une guerre opiniâtre, réduits à abandonner notre île lorsque l'aigle impériale, arborée au lieu de la croix ligurienne, vint nous présager de nouveaux malheurs, mais non décourager notre courage.
Qu'avions-nous fait aux Allemands pour qu'ils voulussent notre destruction? Que pouvoit importer à l'empereur d'Occident qu'une petite île de la Méditerranée fût libre ou esclave? Mais les puissances se jouent des intérêts de l'humanité, et les méchants ont toujours des protecteurs. Le général allemand, à la tête de sa petite armée, s'engagea dans des défilés: il perissoit infailliblement, lorsqu'il trouva dans l'humanité des Corses une commisération inattendue, dont il s'est rendu indigne par son lâche manque de foi. On lui accorda la permission de retourner à Bastia, à condition qu'il feroit savoir à son souverain la manière dont les Corses agissoient à son égard, et l'on conclut un traité de deux mois; mais, avant l'expiration de la trêve, les Allemands se remontrèrent au delà du Golo en plus grand nombre. Au respect que nous avoient inspiré les armes d'un grand prince, succéda l'indignation pour la perfidie de ses ministres. Après avoir laissé environ deux mille morts ou prisonniers, nos ennemis regagnèrent leurs remparts avec précipitation. L'enthousiasme produisit les actions les plus dignes d'être transmises à la postérité. Vingt et un bergers de Bastelica faisoient paître leurs troupeaux dans la plaine de Campo di Loro, deux cents hussards et six cents piétons vinrent pour les enlever: ces braves gens se réunissent, tiennent ferme, repoussent cette nombreuse troupe et la font fuir. Investis enfin par quatre cents autres ennemis, ils périssent tous en prononçant le nom sacré de la patrie.
L'honneur de l'empereur avoit essuyé bien des échecs. Si l'honneur des princes consiste à protéger le juste contre le méchant, le faible contre le fort, sans doute l'empereur Charles VI avoit déshonoré ses armes; mais si l'honneur consiste à massacrer des infortunés, le cabinet de Vienne sut bien réparer ce qu'il n'avait pu faire à la campagne précédente. Il envoya le prince de Wirtemberg avec des renforts considérables: et quoique ses premiers efforts ne furent pas heureux il étoit désormais impossible de résister à des forces si imposantes. On fit des propositions de paix: les Génois reconnurent, accordèrent, promirent tout ce qu'on voulut et l'on posa les armes.
Il étoit tout naturel que, ne voulant observer aucune des conditions du traité, les Génois commençassent par se défaire des chefs qui avoient conduit les Corses avec tant de bonheur dans des circonstances si difficiles. Les principaux parmi ces chefs furent arrêtés et conduits dans le château de Sagone; c'en étoit fait de leur vie, si Boerio et Orticone n'eussent su intéresser le prince Eugène au sort de ces illustres prisonniers L'empereur, éclairé, exigea du sénat leur délivrance. Ne pouvant les perdre, les Génois tentèrent de se les attacher en leur faisant des offres qu'ils méprisèrent. On suivit le même plan de persécution contre les principaux citoyens; la mort ou la prison.
FIN DES LETTRES SUR LA CORSE.
Dimanche, 30 avril.
Les courses de la Société d'Encouragement pour l'amélioration de la race des chevaux en France comptent déjà dix années d'existence, dix années de progrès incontestables. N'est-ce pas une oeuvre nationale que de prétendre affranchir un jour son pays du tribut chevalin qu'il paie à l'étranger? Pour arriver plus vite à des résultats meilleurs, il n'a manqué à la Société d'Encouragement que d'avoir des fondateurs moins élégants et moins jeunes. Longtemps les esprits forts, Thomas plus jaloux qu'incrédules, ont affecté de traiter avec légèreté ses projets et ses courses. Le prestige de la nouveauté qui, en France, protège tous les établissements naissants, n'est pas venu en aide à la Société; il a fallu dix ans d'efforts et de sacrifice, dix ans féconds en éleveurs et en chevaux pour ouvrir les yeux à ces aveugles volontaires. Une association d'hommes, que l'on trouvait trop heureuse pour la trouver intelligente, a donné l'élan: aujourd'hui ils ont rallié à leurs idées tous les départements propres à l'élève du cheval; bien mieux, ils ont converti l'administration des haras elle-même! Quelle victoire! Les haras ont enfin admis la supériorité du pur sang anglais; ils ont augmenté les allocations de courses et modifié leurs règlements; ils préparent de loin des améliorations plus importantes encore. De jour en jour les préjugés disparaissent: la maigreur jadis proverbiale des chevaux de course a cessé d'être une vérité; on commence à savoir qu'ils ne sont ni exténués ni tués par le régime de l'entraînement. Les chevaux savamment entraînés dépouillent la graisse qui paralyserait le jeu des muscles et de la respiration, et qui gênerait leur vitesse. Plus tard, rentrés dans la vie privée, affectés au service de la production, ils acquièrent cet embonpoint que l'on considère quelquefois comme un signe de force et de beauté, et qui n'est, en réalité, que l'enseigne de la fainéantise.
Courses de haies au Champ-de-Mars.
Dimanche, 30 avril, quand sont arrivés sur le terrain de course, Prospero à M. de Rothschild, Cédar à M. A. Fould. Mirobolant au comte d'Hédonville, Effie à M. Jules Rivière. Maid à M John Drake, et Kate-Nickleby au vicomte Delaveux, la foule ne les a trouvés ni trop maigres ni trop efflanqués; ils n'étaient pas tous également dignes d'éloges: Effie, Maid et Kate ont bien quelques reproches à se faire; mais ici-bas rien n'est ni parfait ni complet. Onze chevaux devaient été engagés pour ce prix: bourse de mille francs; cinq ont été retirés; sur les six qui restent, trois se présentent beaux et bien faits, les yeux ardents, la tête fière, le poil lisse et brillant: peut-on se plaindre? Les partis variaient de Prospero à Cédar: les Prospéristes l'ont emporté sur les Cédaristes.
Pesage des jockeys.
Pris de l'administration des Haras: 2000 fr. pour poulains et pouliches de trois ans.--Huit chevaux inscrits, quatre présents. Vesperine, Karagheuse, Drummer et Ursule: ils partent comme une seule flèche; mais bientôt la flèche se fend en quatre; la première, c'est Vesperine, la seconde, c'est Ursule, Drummer tient la tête; Karagheuse la tiendrait si on le laissait aller. Près du but, d'un bond prodigieux il s'élance, passe Drummer et gagne, Karagheuse appartient à M. Sabatier, un de nos éleveurs sérieux, et jusqu'ici assez peu favorisé par la chance des courses. Sa tardive victoire n'a trouvé que des mains pour applaudir. Le jockey de Drummer a prétendu avoir été coupé par Karagheuse, mais sa réclamation n'a pas été admise.
Prix du ministère du Commerce: 2000 fr. pour chevaux entiers et juments de trois ans et au-dessus, nés et élevés en France, et tracés au Stud-Book français.
Pamphile à M. Fasquel, Angora à M Lupin, Opéra à M. de Morny, paraissent seuls au poteau. Angora a tous les parieurs pour lui. Ce fils de Lottery et de Young-Mouse est célèbre sur le turf: déjà il a remporté plus d'un prix à Paris et à Versailles; il est arrivé second au Derby de Chantilly. De ses deux adversaires, l'un, Opéra, est inconnu; l'autre, Pamphile, est mal connu, et cependant Pamphile a battu Opéra second, Angora troisième; sur quoi compter?
Course de haies: 2000 fr. pour chevaux de tout âge et de tout pays: le vainqueur pourra être réclamé pour quatre mille francs.
Par un heureux hasard, un seul cheval manque à l'appel, et ce cheval, c'est le favori, c'est Turpin. Pewet, Lansquenett, Muley-Hamet, Pantalon. Paddy et Leporello viennent parader et s'essayer sur la haie qui fait face aux tribunes publiques: presque tous sautent mal, enfoncent la haie; Paddy même désarçonne presque son jockey; bien des chutes sont prévues, quel bonheur! Mais le signal est donné, les chevaux partent du dernier tournant de l'École-Militaire; la terre tremble sous leur galop; ils chargent à toute vitesse le premier obstacle. Pantalon est en tête; il franchit admirablement la haie. Ses rivaux, piqués d'émulation, se font applaudir à côté de lui. La victoire n'a pas été un seul instant douteuse: qui peut lutter contre Pantalon? Il est arrivé premier au but, et son dernier élan a été le plus beau.
Courses du 7 mai.
Les dimanches et les courses se suivent et ne se ressemblent pas; les solennités hippiques de la journée ont été bien modestes; il y avait beaucoup de courses et peu de chevaux; c'est là un de ces petits malheurs que la plus sage volonté ne peut prévenir. Dans le monde cheval, il est des réputations si bien posées, que toute rivalité disparaît devant un nom trop redoutable; quelquefois aussi, comme dans le trial-stakes, poule d'essai, deux chevaux sont engagés, et si l'un des deux tombé malade, force est bien à l'autre de s'escrimer tout seul. Spark. à M. Aumont a été débarrassé de Governess, à M. de Perrigaux, par une indisposition qui n'aura pas de suite.
Prix extraordinaire de 1843. 3000 fr. pour chevaux et juments de quatre ans et au-dessus: entrée, 2000 fr.: un tour et quart en partie liée. Le cheval qui arrivera second recevra la moitié des entrées.
Sans cette dernière et adroite condition, Nautilus n'eut pas trouvé de concurrent. Nautilus, au comte de Cambis, est le meilleur cheval qu'il y ait en France en ce moment. Parvenu à l'âge mûr, il prend à tâche de faire oublier, à force de succès, les défaites de sa jeunesse. Pamphile et Miserere ne prétendent nullement au prix de 3000 fr.; la moitié des entrées suffit à leur modeste ambition. Les trois chevaux se divisent en deux pelotons. Premier peloton. Nautilus tout seul; deuxième peloton. Pamphile et Miserere. Aux deux épreuves ils sont arrivés dans le même ordre, et Pamphile a touché 400 fr.
Prix du cadran: 3000 fr. pour poulains et pouliches de quatre ans. Entrée, 500 fr.; distance, deux tours.
Le programme promettait Angora, Eliezer, Adolphus et Annetta, mais Annetta est une Nautilus femelle; comme, cette fois, il n'y avait pas de second prix à gagner, elle a couru seule.
Ces trois courses, dont le dénouement était prévu, excitaient quelques murmures, lorsqu'en manière de dédommagement, onze hacks, chevaux non entraînés, sont entrés en lice. Cette poule, servie comme un hors-d'oeuvre aux convives gourmands et peu connaisseurs du Champ-de-Mars, a montré Lantara, Césarévitch, Hurrican, Olivia, Thesoroconicocrysides, Yorick, Young Cadland, Repentir, Fenella, Verveine et Mistigri. Faire bien partir tant de chevaux peu pressés de partir n'était pas chose facile, et M. Bertollaci n'a obtenu aucune espèce de succès dans cette partie officielle de ses fonctions. Yorick, Verveine, Hurrican et Mistigri entendent seuls l'ordre du départ. Yorick a gagné.
Traitement du cheval après la course.
Prix du Printemps: 3500 fr. pour poulains et pouliches de trois ans. Entrée 200 fr.; distance, un tour.
Enfin voici une course à émotion. Mam'zelle Amanda, au comte de Cambis, débute, et l'on dit d'elle quelque bien. Drummer a une revanche à prendre, et Karagheuse une réputation à conserver. Vesperine, Alcindor, Péri, Moustique et Ursule retirés; pendant toute la course, Karagheuse retenu à pleines mains, voudrait et pourrait passer; mais son jockey obéit aux ordres qui lui enjoignent d'attendre. Au dernier tournant de l'École-Militaire, il veut saisir la tête, Drummer lâche pied; Mam'zelle Amanda tient bon: tous trois ils sont roulés et éperonnés. Qui gagnera? C'est Mam'zelle Amanda, mais à peine a-t-elle un quart de tête d'avantage sur Karagheuse.
Ainsi se sont passées les premières courses de la Société d'Encouragement; nous pouvons prédire à celles qui suivront une destinée plus glorieuse encore. Au Champ-de-Mars, c'est comme chez Nicolet, toujours de plus fort en plus fort.
(8 MAI)
Statue de Jeanne-d'Arc, à Orléans.
Ce fut, comme on sait, le 8 mai 1429 que Jeanne d'Arc obligea les Anglais à lever le siège d'Orléans; depuis ce jour, le souvenir de l'héroïque jeune fille est resté, chez les Orléanais, entouré d'un religieux prestige.
On voyait autrefois sur l'ancien pont d'Orléans, à l'angle de la rue de la Vieille-Poterie et de la rue Royale, un groupe représentant Charles VII et Jeanne d'Arc agenouillés devant Notre-Dame-de-Pitié. Ce monument passa par bien des vicissitudes; en 1567, lors des troubles religieux, il subit des mutilations qui furent réparées ensuite. Plus tard, la démolition de l'ancien pont ayant obligé de l'enlever, on le déposa à l'Hôtel-de-Ville, où il resta jusqu'en 1771. A cette époque, un M. Desfriches obtint, à force de sollicitations, qu'il fût réédifié. Mais, quelques années après, en 1792, on le brisa pour en fondre des canons.
Dans une délibération du 50 frimaire an XI, le conseil municipal d'Orléans arrêta qu'une souscription serait ouverte en vue d'ériger un nouveau monument à Jeanne d'Arc.--Chaptal, ministre de l'intérieur, proposa, dans un rapport du 2 floréal même année(1805), le rétablissement de l'anniversaire du 8 mai; et Napoléon, alors premier consul, apostilla en ces termes la délibération du conseil municipal d'Orléans:
«Ecrire au maire d'Orléans, M. Crignon-Desormeaux, que cette délibération m'est très-agréable.
«L'illustre Jeanne d'Arc a prouvé qu'il n'est pas de miracle que le génie français ne puisse produire, dans les circonstances ou l'indépendance nationale est menacée.
«Unie, la nation française n'a jamais été vaincue; mais nos voisins, plus calculateurs et plus adroits, abusant de la franchise et de la loyauté de notre caractère, semèrent constamment parmi nous ces dissensions d'où naquirent les calamités de cette époque et tous les désastres que rappelle notre histoire.»
La fête, vraiment patriotique du 8 mai fut donc réinstituée en 1805; et dans cette fête on inaugura une statue provisoire de Jeanne d'Arc, exactement semblable à celle que le conseil municipal venait de voter.
Le monument définitif, qu'on peut voir aujourd'hui au centre de la place du Martroi (quartier Vert), et que notre gravure représente, ne fut érigé qu'en 1805. C'est une statue en bronze, de huit pieds, due au talent de M. Gois. Elle repose sur un piédestal de neuf pieds de haut sur quatre de large, revêtu de marbres d'une beauté remarquable, et orné de bas-reliefs dont les sujets sont empruntés à la vie de la religieuse héroïne.
Le quatre cent quatorzième anniversaire de la délivrance d'Orléans a été célébré lundi dernier, 8 mai.
Voici à peu près le programme annuel de cette cérémonie: Le jour de la fête, la cloche du beffroi sonne, de quart d'heure en quart d'heure, depuis le lever du soleil jusqu à la rentrée du cortège dont nous allons parler. A neuf heures du matin, le corps municipal, les diverses corporations et les fonctionnaires civils et militaires se réunissent à la cathédrale, où un orateur agréé par l'évêque prononce le panégyrique de Jeanne d'Arc. Après la cérémonie religieuse, le cortège va faire une station sur l'ancienne place des Tourelles, illustrée par les exploits de Jeanne d'Arc. Une salve d'artillerie annonce ensuite le retour du cortège, qui rentre à la cathédrale, pour entendre un Te Deum solennel.
Maintenant, grâce aux chemins de fer qui viennent d'être inaugurés la semaine dernière, on peut visiter dans la même journée le théâtre du triomphe et celui du martyre de la Pucelle d'Orléans.
Décédé le 16 février 1843.
Théodore Colocotroni est mort le 16 février dernier dans la ville d'Athènes, d'une attaque d'apoplexie, à l'âge de 74 ans.
La gravure ci-jointe, dont le dessin a été fait par un artiste récemment arrivé d'Athènes, représente le célèbre général grec, tel qu'il était exposé aux regards de la foule, avec son uniforme et ses décorations, la veille de ses funérailles.
Avant la révolution grecque, Theodore Colocotroni s'était acquis une grande réputation comme chef de partisans, nous pourrions presque dire comme chef de bandits. Il se faisait remarquer surtout par son audace, par son courage et par sa cruauté. Forcé de s'exiler, il prit tour à tour du service dans les armées de la Russie et de l'Angleterre. Au moment où la révolution grecque éclata, c'est-à-dire au mois d'avril 1821 il habitait les îles Ioniennes, où il exerçait la profession de boucher. A peine la nouvelle de l'insurrection lui fut parvenue, il s'embarqua, passa en Morée et il devint bientôt un des chefs principaux de l'armée révolutionnaire. Aussi habile que brave, il sut se défendre avec succès contre toute» les attaques des ennemis de sa patrie, jusqu'à la bataille de Navarin. Mais l'indépendance de la Grèce proclamée, il se montra l'un des ennemis les plus violents du roi Othon et du gouvernement établi par les puissances alliées. Accusé du crime de haute trahison, il fut condamne à mort. D'abord le jeune roi commua sa peine en un emprisonnement perpétuel; puis il lui accorda un pardon complet et il lui rendit ses grades, ses honneurs et ses propriétés Le jour de ses funérailles. Colocotroni a été conduit à sa dernière demeure par la population d'Athènes. Les troupes de la garnison, les dignitaires de l'État les représentants des grandes puissances assistaient à cette cérémonie. A ce moment suprême chacun oubliait les fautes de l'homme dont on allait confier à la terre la dépouille mortelle, pour ne se rappeler que les eminents services qu'il avait rendus à son pays.
Décédé le 21 avril 1843.
Le jeudi 4 mai 1843 ont eu lieu, à Londres, les obsèques du duc de Sussex, oncle de la reine Victoria, mort le 21 avril dernier, à l'âge de soixante-onze ans. Ce prince a eu une existence si honorable, sa mort a excité des regrets si universels que nous avons cru devoir emprunter aux journaux anglais la courte biographie qui va suivre. De semblables exemples sont rares, aussi il est toujours bon et utile de les signaler à la méditation et à la reconnaissance publiques Le duc de Sussex ne s'est illustré par aucune action d'éclat: il n'a rendu aucun service importants à son pays; il n'était après tout qu'un homme ordinaire: mais aussi il n'a jamais recherché la puissance, il ne s'est servi de sa fortune que pour faire le bien, il a constamment méprisé, sans affectation, toutes les distinctions de la naissance et de la richesse. Issu d'une famille royale, il a aimé le peuple d'une affection sincère, enfin, il est toujours resté fidèle à sa conscience. Ne sont-ce pas là des qualités qui méritent un honorable souvenir?
Le duc de Sussex, le sixième fils de George III et de la reine Charlotte, était né à Buckingham-House, le mercredi 27 janvier 1775. Ses frères, les ducs d'York, de Kent, de Cumherland et de Cambridge, adoptèrent la profession des armes. Le duc de Clarence se fit marin. Seul de tous les membres de la famille, le duc de Sussex s'adonna exclusivement, pendant sa jeunesse, à l'étude de» arts et de la littérature --Envoyé en Allemagne, avec ses frères Ernest et Adolphe, il devint un des meilleurs élèves de l'université de Gottingue, fondée par Georges II en 1734; puis il alla achever son éducation à Rome, les troubles de tout genre uni avaient suivi la révolution de 1789 ne lui ayant pas permis de visiter la France et Paris.
Le prince Auguste-Frédéric, ainsi s'appelait le futur duc de Sussex passa donc à Rome les années 1792 et 1793. Parmi les Anglais qui résidaient à cette époque dans la métropole du monde chrétien, se trouvaient le comte et la comtesse de Dunmore et leur seconde fille, lady Augusta Murray. Les charmes et l'amabilité de lady Angusta Murray produisirent une impression si vive sur le prince Auguste, que, malgré la différence d'âge (lady Augusta Murray avait trois ans de plus que le prince Auguste), malgré les dispositions prohibitives du royal marriage act, qui défend aux descendants de George II de se marier avant l'âge de vingt-cinq ans sans le consentement du roi régnant, malgré la sévérité bien connue de son père, le fils de George III se décida à épouser la fille du comte de Dunmore. Il avait alors vingt-un ans. Le mariage fut célébré à Rome, le 4 avril 1793, par un prêtre de l'église d'Angleterre. L'année suivante, la princesse Augusta donna le jour à un enfant du sexe masculin, qui est aujourd'hui le colonel sir A. d'Este.
Dès que la nouvelle de cette union fut parvenue, en Angleterre, le gouvernement se hâta de la faire déclarer nulle par les tribunaux ecclésiastiques, en vertu du royal marriage act; mais le prince Auguste persista à soutenir sa validité; il traita toujours lady Augusta comme sa femme, et son fils comme un enfant légitime, leur donnant en toute occasion les titres de princesse et de prince. Toutes ses protestations furent inutiles. Seulement, en 1806, lady Augusta reçut du roi l'autorisation de prendre le nom de comtesse d'Ameland. Elle habita pendant plusieurs années une maison de campagne située près de Ramsgate, et jusqu'à sa mort, qui eut lieu le 5 mars 1830, les habitants des villages voisins continuèrent à l'appeler «la duchesse de Sussex.»
Le prince Auguste résida encore longtemps sur le continent. Il fit un assez long séjour en Suisse, passa deux années entières à Berlin, visita Lisbonne, et ne revint définitivement en Angleterre qu'en 1801. Le 21 novembre de cette année, il fut élevé à la pairie, créé duc de Sussex, comte d'Inverness et baron d'Arklow. A peine admis dans la chambre des lords, il s'y fit remarquer par son opposition franche et vigoureuse, au ministère tory, par son libéralisme intelligent, et sinon par son éloquence, du moins par l'élégante facilité avec laquelle il savait s'exprimer en public. Aussi eut-il bientôt acquis dans le Parlement une influence qu'aucun membre de la famille royale n'avait jamais possédée. Quand George III perdit complètement l'usage de sa raison, quand le prince de Galles, devenu régent, eut trahi honteusement ses anciens amis, le duc de Sussex ne suivit pas l'exemple de son frère. Il resta fidèle à ses opinions; car il les avait adoptées par conviction, et non par ambition personnelle, et jusqu'à sa mort il se montra un des défenseurs les plus sincères et les plus dévoués des droits et des libertés de la nation. On ne put lui reprocher d'avoir jamais cherché à se rendre populaire, pour exploiter à son profit sa popularité. Ce n'était pas un motif égoïste qui le faisait agir ou parler; mais uniquement le sentiment de son devoir, l'amour du bien public, la haine de l'injustice. Aussi se mit-il rarement en avant. «Je ne prends la parole dans cette Chambre, disait-il dans son discours sur le bill de réforme, que lorsque de grandes questions constitutionnelles y sont discutées, que lorsqu'il s'agit des droits et des libellés de l'Angleterre. Alors je regarde comme un devoir pour moi de venir occuper ma place, d'exprimer mon opinion, et de donner mon vote consciencieux.
«Je connais le peuple mieux qu'aucun de vous, continuait-il en s'adressant à ses collègues. Ma position, mes habitudes, mes relations avec un grand nombre d'institutions charitables et utiles, et d'autres circonstances qu'il est inutile d'énumérer ici, me mettent journellement en rapport avec des individus de tous les rangs. Permettez-moi donc de vous apprendre quelles sont les habitudes et les récréations du peuple. Vous parlerai-je des ouvriers de Nottingham, par exemple? Ce que je vais vous dire, vous l'ignorez sans doute... Les ouvriers de Nottingham possèdent une bibliothèque qui ferait honneur à un lord. Le choix de leurs livres prouve qu'ils ont un aussi bon jugement que vos excellences. Et s'ils sont aussi sensés, aussi intelligents que vous, pourquoi ne jouiraient-ils pas des mêmes droits?--Personne ne respecte plus que moi les privilèges du rang; mais, permettez-moi de vous le dire, l'éducation ennoblit l'homme plus que toute autre chose, et quand je vois le peuple s'instruire et s'enrichir, je serais curieux de savoir pourquoi il ne lui serait pas donné de s'élever d'un ou de plusieurs degrés sur l'échelle sociale... J'ai toujours été partisan de la réforme, et tant que la constitution ne sera pas réformée, je resterai un réformateur.»
Sans doute ce ne sont là que des lieux-communs un peu vieux, et le reste du discours auquel nous les empruntons contient des passages moins estimables; mais, qu'on ne l'oublie pas, l'orateur qui tenait un pareil langage était le frère de George IV, et il parlait à l'aristocratie anglaise. D'ailleurs, le duc de Sussex ne défendit pas seulement dans ses discours au Parlement la cause de la réforme, il réclama tour à tour l'abrogation des lois céréales, la liberté religieuse, la réforme du code pénal, etc., et une foule d'autres mesures non moins importantes, etc.--En 1792, lorsque le jugement et l'exécution de Louis XVI eurent réduit à quarante-cinq le nombre des partisans de Fox, il n'abandonna pas ce grand homme d'état. Enfin, après la bataille de Waterloo, il protesta dans les journaux de la chambre des lords contre la captivité de Napoléon.
Toutefois, malgré sa grande popularité, le Parlement ne fut pas le théâtre où le duc de Sussex joua le rôle le plus noble et le plus utile. Chez lui, le philanthrope l'emporte de beaucoup sur l'homme politique Pour l'apprécier à sa juste valeur, il fallait le voir dans une de ces réunions charitables qu'il présidait avec tant de complaisance, de tact et d'esprit. Pendant quarante années il plaida la cause du pauvre, de la veuve et de l'orphelin. Il prêcha la charité et il fit de nombreux prosélytes; car il était éloquent et il joignait toujours l'exemple à la leçon...
Le duc de Sussex fut, en outre, durant toute sa vie, un protecteur zélé et intelligent des artistes et des gens de lettres. Il possédait des connaissances variées et un goût parfait; la belle bibliothèque qu'il avait formée au palais de Kensington en fournirait au besoin une preuve suffisante. Cette bibliothèque se composait de 50.000 volumes; elle comprenait toutes les branches des sciences humaines et des manuscrits précieux, mais elle était surtout riche en ouvrages théologiques. En 1816, le duc de Sussex avait été nommé président de la Société des Arts. En 1830, il fut élevé à la présidence de la Société Royale, et chaque année, depuis cette époque, il réunit dans ses salons de Kensington l'élite des savants, des artistes et des littérateurs de l'Angleterre, tous les membres des diverses sociétés scientifiques de Londres. En 1839 il donna sa démission, parce que ces soirées lui occasionnaient des dépenses hors de proportion avec ses revenus.
Le duc de Sussex devait violer deux fois dans sa vie les dispositions du royal marriage act. Après la mort de sa première femme, il conçut un vif attachement pour la veuve de sir George Buggin, qui avait obtenu du roi l'autorisation de prendre le nom d'Underwood. On assure qu'ils se marièrent en secret. Quoi qu'il en soit, lady Cecilia Underwood fut admise dans la plus haute société, et dès lors elle accompagna le duc partout on il allait. En 1840 la reine Victoria l'éleva à la pairie et lui conféra le titre de duchesse d'Inverness. A cette occasion, elle reçut de nombreuses visites de félicitations, et on remarqua que les visiteurs la traitèrent comme un membre de la famille royale. Ils ne lui laissèrent pas leurs cartes, mais ils inscrivirent eux-mêmes leurs noms sur un registre.
La mort du duc de Sussex laisse vacants les emplois et les titres de:--président de la Société des Arts;--grand-maître de l'ordre du Bain;--veneur des parcs de Saint-James et de Hyde;--grand intendant de Plymouth;--colonel de la compagnie d'artillerie;--grand-maître des francs-maçons;--gouverneur et constable du château de Windsor;--chevalier de la Jarretière.
Le duc de Sussex avait déclaré dans son testament qu'il ne voulait pas être enterré au château de Windsor, dans la chapelle du cardinal Wolsey, où sont ensevelis tous les membres de la famille royale. Il avait choisi lui-même, pour le lieu de sa dernière demeure, le cimetière public du petit village de Kensal-Green. Ses dernières volontés ont été religieusement observées. Le fils de George III repose à côté du plus humble des sujets de son père; seulement, on lui a fait des obsèques royales; mais nous n'ennuierons pas nos lecteurs du récit de cette triste et fastidieuse cérémonie, à laquelle le public n'a pas été admis. Les véritables amis du duc de Sussex n'auraient pas prononcé sur sa tombe des adieux aussi étranges que ceux que sir Charles Young, le Garter King at arms, a été forcé par l'étiquette de cour, de réciter à haute voix en présence du mari de la reine:
«Ainsi, il a plu à Dieu tout-puissant de rappeler à lui le très-haut, très-puissant et très-illustre feu prince-Auguste Frédéric, duc de Sussex, baron d'Inverness et baron d'Arklow, chevalier de l'ordre très-noble de la Jarretière, chevalier de l'ordre très-noble et très-ancien du Chardon, grand-maître et chevalier grand-croix de l'ordre militaire très-honorable du Bain, sixième fils de feu S. M. le roi George III, et oncle de sa très-excellente majesté la reine Victoria, que Dieu bénisse et à qui il accorde une longue vie, une bonne santé, beaucoup d'honneur, et tous les bonheurs de ce monde.» Au lieu de ces vains titres, ils eussent rappelé ses vertus et ses talents, ils eussent dit comme nous: «Il fui bon, honnête, fidèle à ses opinions; il mérita l'estime et la reconnaissance de ses concitoyens.»
Tout le monde a entendu parler de la chapelle qui a été élevée à Bellevue, sous l'invocation de Notre-Dame-des-Flammes, à l'endroit même où a éclaté, l'année dernière, l'horrible catastrophe du chemin de fer de Paris à Versailles, rive gauche. Nous allons essayer de compléter par quelques indications l'idée que nos lecteurs pourront se faire de ce monument funèbre, à l'aide de la gravure que nous mettons sous leurs yeux.
Comme on le voit, cette chapelle, de style ogival, a la forme d'un triangle. L'intérieur est d'une extrême simplicité, d'une sévère nudité. Dans l'angle qui fait face à la porte d'entrée, c'est-à-dire du côté de l'orient, conformément à l'usage symbolique adopté, dans la construction de la plupart des églises, se trouve l'autel. Pour tout ornement, il porte des candélabres en pierre figurant des ossements humains et des têtes de mort. Au-dessus de l'autel est sculptée une petite image de la Vierge, les pieds sur un globe à demi enveloppé de flammes, les mains jointes, les yeux au ciel, dans l'attitude de la prière. Sur la console qui supporte cette statuette, on lit: Aux victimes du VIII mai MDCCCXLII; et au-dessous: O bonne et tendre Marie! défendez-nous contre les flammes de la terre, mais préservez-nous surtout des flammes de l'éternité. Plus haut, tout près de la voûte, un vitrail peint en forme de médaillon, dont la partie supérieure, représente la Trinité chrétienne, et la partie inférieure une scène de l'incendie du chemin de fer. Plusieurs malheureux, à demi plongés dans les flammes, lèvent les yeux et les mains vers les trois personnes divines, qu'ils semblent invoquer. Nous avons remarqué, surtout une mère qui serre son enfant dans ses bras avec une expression d'angoisse suppliante.
La frise intérieure de la chapelle représente des ossements humains qui brûlent, avec des têtes de mort à chacun des angles. Le pendentif de la voûte est également orné de têtes de morts entourées de flammes.
Quant à l'extérieur, le monument est couronné par une statue de la Vierge, en tout semblable, à celle de l'intérieur. A ses pieds on lit: N.-D.-des-Flammes. Plus bas, c'est encore comme à l'intérieur, une frise d'ossements humains qui brûlent.
Au-dessous du fronton, occupé par un demi-relief qui représente vraisemblablement un épisode de la triste catastrophe, est écrit: Paix aux victimes du VIII mai! souhait pieux contre lequel proteste brutalement, à chaque instant du jour, le fracas des wagons qui passent comme l'ouragan.
Enfin, sur la porte, peinte en rouge, ces deux mots: De profundis, sollicitent des visiteurs une mélancolique et courte prière, trop rarement accordée sans doute.
La chapelle Notre-Dame-des-Flammes, toute en pierres de taille, est assise sur un petite tertre sablonneux d'où l'oeil embrasse un superbe panorama: de belles prairies, une partie du cours de la Seine, et là-bas, dans un lointain vaporeux, Paris avec ses magnificences architecturales à demi voilées. Un treillage de bois, à l'intérieur duquel règne une guirlande de buis jaune, dessine autour du monument un pourtour triangulaire; à chaque angle s'élève une modeste croix de bois.
La chapelle est si près des rails, que, de l'intérieur de l'enceinte qu'elle occupe, on éprouve sensiblement l'impression de l'air chassé par la violence des convois qui passent.
L'édification de Notre-Dame-des-Flammes est due à l'une des personnes les plus cruellement éprouvées par la catastrophe du 8 mai. M. Lemarié, architecte, ayant perdu, dans ce jour néfaste, son fils, sa belle-soeur et un cousin, a voulu consacrer à leur mémoire ce monument de pieux regrets, élevé par lui-même, et qui ne fait pas moins honneur à son talent qu'à son coeur.
La chapelle de Notre-Dame-des-Flammes a été inaugurée, le 16 novembre 1842, par M. l'évêque de Versailles. On a attaché à sa fondation une institution régulière de quatre messes par an, qui doivent être dites par M. le curé de Meudon, indépendamment de celles que peuvent demander les parents des victimes. Le lugubre anniversaire y a été célébré lundi dernier, à onze heures du matin, par une cérémonie religieuse.
Nous renonçons à décrire la physionomie de tristesse religieuse de cette petite chapelle blanche qui s'élève, comme une muette prière, à côté de la voie sur laquelle s'agitent pêle-mêle, avec une précipitation bruyante, les passions, les affaires et les plaisirs des hommes. Il y a là un effet de contraste qui jette sur le chemin de fer un reflet de poésie que nous n'aurions jamais eu, avant, la hardiesse de soupçonner dans un chemin de fer.
NOUVELLE.
(Suite.--Voyez p. 75, 89, 105, 121 et 157.)
Don Christoval avait une de ces âmes fortement trempées qui luttent contre la douleur et parviennent à la vaincre, au moins dans ses effets ordinaires, c'est-à-dire que le triomphe est extérieur, et qu'an dedans les ravages s'exercent plus profonds et plus durables.
Il s'enferma deux jours sans permettre à âme qui vive de pénétrer jusqu'à lui; ce temps passé, on le vit reparaître pâle, amaigri, mais non abattu; il reprit ses courses botaniques, mais dom Sulzer ne pouvait plus l'accompagner. Le soir il revenait couvert de poussière et chargé de fleurs sauvages dont il jonchait la tombe de sa femme et de son fils; il restait fort tard à les arranger, puis rentrait, et avant l'aurore il était reparti pour toute la journée. Voilà sa vie.
Cette fatigue du corps ne suffisant pas à dompter l'activité de sa pensée, il essaya d'un autre système: c'était de lasser son imagination en lui donnant pleine carrière. A cet effet, il se jeta dans les idées philosophiques; c'était un retour vers une science qui l'avait fait briller dans sa jeunesse à l'université de Salamanque. Il s'y adonna de nouveau, sans pour cela renoncer à ses excursions lointaines; il emportait de quoi écrire, et jetait en courant sur le papier les idées dont il voulait faire les matériaux d'un grand ouvrage: ces idées roulaient sur le temps, sur la mort, sur la résurrection et l'autre vie. Tous ceux qui ont voulu approfondir ces terribles questions ont payé cher leur témérité; don Christoval éprouva le même sort. Voici quelques-uns de ces fragments décousus; ils feront comprendre l'exaltation cérébrale de cet infortuné et la catastrophe qui s'ensuivit.
Elle est morte! Qu'est-ce que la mort? qu'est-ce que la vie? Le temps existe-t-il pour les morts? L'Écriture se sert à chaque instant de ces mots la fin des temps,--la consommation des siècles. Le temps finira donc? oui. Le temps une créature de Dieu qui sera détruite comme les autres; son seul privilège sera d'être détruite la dernière. J'ai entendu dom Sulzer s'écrier un jour en prêchant: Sortez du temps! et comment sortir du temps? Le temps est l'enveloppe dans laquelle se meut l'humanité. Il est bien difficile à la pensée humaine de sortir du temps; toutefois cela ne paraît pas impossible.
Et qu'est-ce que l'éternité? l'absence du temps et de la durée: un point; pas même un point, puisque dans un point, si petit qu'on le conçoive, il y a encore l'idée de dimension; au lieu que dans l'éternité le centre et les extrémités se confondent.
La résurrection des morts suit donc immédiatement l'instant de leur trépas; ils sont comme un homme qui tombe et aussitôt se relève; et les hommes partis de différents points du temps arriveront tous simultanément à la cessation du temps.
Car le temps est une illusion, l'illusion fondamentale de notre vie, laquelle n'est elle-même qu'une illusion destinée sans doute à éprouver les âmes.
Nous rentrons par intervalles dans la réalité au moyen du sommeil. Ce sommeil éteint la matière et en dégage l'âme: alors le temps cesse pour nous. La preuve en est claire: c'est que celui qui se réveille est incapable de dire s'il a dormi dix heures ou dix minutes.
Et souvent en dix minutes il a rêvé des faits dont la réalisation dans le temps demanderait une année.
Et lorsqu'il rapporte dans le temps ces souvenirs d'une, excursion hors du temps, il juge, il compare, il mesure et dit: Qu'on est insensé quand on dort!--C'est probablement, au contraire, le seul moment où l'on soit sensé.
Si Adam n'avait point goûté du fruit défendu, il ne fût pas mort, c'est-à-dire que son illusion eut été éternelle; il n'y eut pas eu de fin des temps ni de consommation des siècles, et ses enfants eussent été immortels comme lui.
Aurait-il en des enfants exempts du péché originel, et par conséquent de la mort, ils auraient promptement encombré la terre, et que fut-il arrivé?
Ou il n'en aurait pas eu; alors la création se fût bornée à deux êtres humains qui n'auraient pas fini.
L'Éternel avait dit au premier homme: Si tu goûtes de ce fruit, tu mourras de mort. Le tentateur dit à Eve: Si vous goûtez de ce fruit, vous deviendrez semblables à Dieu.
Les deux paroles furent accomplies: Adam, par suite de son péché, mourut; et il devint semblable à Dieu, en ce point qu'il sortit du temps hors duquel Dieu habite.
Le passage de la vie à la mort, l'instant précis de ce passage, est-il sensible pour ceux qui le franchissent? Non: mais on s'aperçoit des approches.
N'est-il pas probable qu'à ce moment solennel, avant la séparation de l'esprit et de la matière, nos facultés éprouvent par anticipation un éclair de perfectionnement, que les sens acquièrent subitement une subtilité surnaturelle; l'intelligence une hauteur, une plénitude, un pouvoir inaccessibles à l'état de vie normale? J'en suis convaincu; mais presque toujours quand ce phénomène arrive, le moribond n'en peut rien témoigner à ceux qui l'entourent.
Ou, s'il leur en témoigne quelque chose, ils disent: Ce sont les illusions de la mort; la tête n'y est plus!
Léonor a vu l'ombre de soeur Dorothée; le père Dominique, l'ombre de son pénitent; je n'en doute pas. En y réfléchissant, il n'est pas plus étrange de voir une âme sortie du temps y rentrer pour quelques minutes, que de voir le contraire, c'est-à-dire une âme prisonnière dans le temps s'échapper quelques minutes dans l'éternité. Seulement le second est plus commun que le premier, c'est pourquoi la raison humaine, la pire de nos illusions, nous affirme que le premier est impossible, sa coutume étant de nier tout ce qu'elle ne peut contrôler.
Ce qu'on appelle la raison de l'homme n'est que l'essence de son orgueil.
Nous cherchons à entrevoir les vérités éternelles avec notre raison, à travers le temps, c'est-à-dire avec un instrument faux à travers un milieu qui nous trompe. On soupçonne des erreurs, mais nul moyen de les calculer, encore moins de les corriger. Les contemplateurs sont les sages; ils sont en très-petit nombre: les autres suivent leur route sans songer à rien, sans se douter de rien; ce sont les heureux.
Notre raison est essentiellement terrestre, non qu'elle ne puisse s'élever, quelquefois même assez haut, mais elle retombe toujours sur la terre et rapporte, tout à elle-même et aux choses d'ici-bas. L'inspiration, l'extase, le délire, la folie, tous ces états dans lesquels l'àme cherche à prendre l'essor loin de la matière, nous livreraient peut-être le secret de notre vie et de notre avenir, mais la raison les méprise et nous empêche de les étudier. Et pourtant, sans la raison, que ferions-nous? notre malheur est de ne pouvoir nous passer d'elle; c'est le bâton qui nous sert à marcher, mais ce bâton est garni de plomb qui nous attache à la terre et nous empêche de nous envoler.
Le mystérieux Orient, qui a su tant de secrets concernant notre race, a toujours regardé les fous comme des êtres sacrés, en communication directe avec Dieu. Peut-être viendra-t-il un jour où Dieu, dans sa bonté, enlèvera tout à coup la raison au genre humain pour laisser régner exclusivement la sagesse.
La raison n'est peut-être nécessaire aux hommes que parce que, dans l'état actuel des choses, elle est l'apanage du plus grand nombre?
Dans le malheur affreux où je suis plongé, quel voeu puis-je encore former ici-bas? Un seul, dont l'accomplissement me rendrait le bonheur: c'est de perdre la raison; alors je pourrais retrouver Léonor, et nous serions rejoints tout en habitant une vie différente. Oh! si je pouvais me débarrasser de cette funeste raison!
A force de creuser dans ces étranges idées, le malheureux Christoval obtint ce qu'il souhaitait.
Une nuit, dom Sulzer, après avoir veillé fort tard dans son cabinet, venait de mettre en ordre ses cahiers de l'histoire des abbés de Reichenau, et il se disposait à passer dans sa chambre à coucher, lorsqu'il lui sembla distinguer dans le profond silence de la nuit des accents interrompus auxquels se joignaient quelques accords. Il écouta, et s'assura que quelqu'un chantait à voix basse dans l'enclos situé derrière le corps de logis de son habitation. Il ouvrit la fenêtre. Le ciel était pur, mais sans lune: il n'v avait que la clarté douteuse des étoiles. Le chanteur, invisible à cause de la position du bâtiment, effleurant à peine les cordes de sa guitare, fit entendre les paroles suivantes:
Toda mi dicha fundo
Solo in querer te;
Y daria mil vidas,
Solo por ver te.
«Je mets tout mon bonheur à te voir; rien que pour te voir je donnerais mille fois ma vie. »
Le chanoine n'eut pas de peine à deviner ce qui se passait. Il fit un signe de croix, ce qui était chez lui la plus grande marque de compassion, et se disposa à descendre. Sans appeler personne pour l'aider, il remit sa redingote, sortit appuyé sur sa grande, canne, traversa d'un pied lent et mal assuré les longues et obscures galeries du couvent, et par un escalier de pierre depuis longtemps hors de service, soupirant et trébuchant à chaque degré, il entra dans l'enclos. L'herbe discrète étouffait sa marche. Il parvint ainsi, sans être aperçu, à deux pas de don Christoval, et s'arrêta pour le considérer. L'infortuné, debout devant la pierre moussue qui recouvrait sa femme et son enfant, avait cessé de chanter. Il méditait dans un sombre silence, les bras croisés sur la poitrine et enveloppé dans son manteau, pareil à un génie funèbre. Sa guitare reposait sur la tombe. Quelques minutes s'écoulèrent sans que Christoval fit aucun mouvement, et sans que le vieux prêtre osât interrompre la douleur de son jeune ami. A la fin pourtant le chanoine risqua de l'appeler doucement. A cette voix, Christoval releva la tête et demanda: «Qui m'appelle? Que voulez-vous?
«C'est moi, votre ami, dom Sulzer.--Ah! dom Sulzer vous venez à propos; c'est le ciel qui vous envoie. J'aurais été fâché de m'en aller sans vous avoir dit adieu et serré la main.--Vous en aller? où? que faites-vous ici?--Ne le voyez-vous pas? Je suis venu faire visite à Léonor. J'ai mis exprès, pour lui plaire, le costume que je portais la nuit que je l'enlevai. Je lui ai chanté Marinero del alma, qu'elle aimait tant. Eh bien, le croiriez-vous? cet air, dont jadis une seule note l'entraînait vers moi, cet air aujourd'hui la laisse insensible! Elle ne répond rien? Ah! c'est que ce n'est plus à elle à venir à moi; c'est au contraire à moi d'aller à elle. Elle a Carlos qui la retient; je comprends cela. Je vais les rejoindre tous deux. Que faut-il dire à Léonor de votre part?--Et quel chemin prendrez-vous pour les rejoindre?--Alors Christoval se penchant à l'oreille du chanoine, comme s'il lui eût confié un grand secret: «Le chemin du lac, dit-il. Oui, je vais me jeter dans le lac. Vous le sentez bien, dom Sulzer, continua-t-il avec une apparente tranquillité, vous le sentez bien, ma vie est désormais inutile; mon existence n'a plus de but: c'est un effet sans cause. Où est Léonor, là est ma vie. Il faut que je me noie dans le lac, cela est de toute nécessité. Si vous avez à me charger de quelque chose pour elle, dépêchez-vous.--C'est inutile, dit le chanoine épouvanté de cette folie de sang-froid, mais cachant sa frayeur sous un ton sec et bref.--Pouquoi inutile? --Parce que vous n'irez pas.--Et qui m'en empêchera?--Moi. Je vous le défends!»
Christoval, jusqu'alors paisible dans sa tristesse, commença de s'agiter, et ce trouble, que trahissaient son geste et sa voix, arriva rapidement à l'exaspération. «Comment, vous me le défendez? C'est indigne! c'est affreux! Allez! j'ai été la dupe de votre affection simulée; mais à compter de ce moment je ne le suis plus; je vous connais. Vous êtes un méchant homme. Laissez-moi! laissez-moi! Non, non, ma Léonor, n'aie pas peur que je l'écoute, que je me laisse arrêter par lui! Il veut que je demeure! Et pour qui, mon Dieu? Qui désormais à besoin de moi?--Moi, mon fils, moi! cria le vieillard en s'accrochant à lui.» Mais dans le débat son pied heurta la pierre sépulcrale; dom Sulzer perdit l'équilibre et roula sur la tombe de Léonor en poussant un douloureux gémissement.
Il n'en fallut pas davantage pour abattre subitement l'exaltation du pauvre fou. Il prit le vieillard dans ses bras, et d'un ton tout différent: «Dom Sulzer, s'écria-t-il, je vous ai fait mal? Etes-vous blessé?
--Non, mon ami, répondit dom Sulzer, se relevant avec peine. Le mal que vous avez fait à mon corps n'est rien auprès de celui que vous faites à mon coeur. Le premier est involontaire, je vous le pardonne; mais l'autre!...--Ah! pardonnez-le-moi aussi,» dit Christoval en embrassant son vieil ami et fondant en larmes. C'était la fin de la crise. Le bon chanoine ne put résister à l'entraînement de ce désespoir, et oubliant ses projets de fermeté, il se mit à pleurer aussi.
Dom Sulzer triompha le premier de son émotion et parvint à la comprimer. « Mon ami, dit-il, mon cher ami, que faisons-nous? A quelle faiblesse nous laissons-nous aller! Dieu soit béni de ce que vous ayez enfin reconnu ma voix. Ecoutez votre vieux père qui vous aime et qui souffre toutes vos douleurs Vous croyez que votre tâche ici-bas est accomplie parce que vous n'avez plus à la remplir envers votre femme et votre fils, non, cher Christoval, elle ne l'est pas. Il vous en reste une autre plus importante encore, oui, oui, plus importante encore; je vous la ferai connaître et vous en conviendrez. Vous dites que votre existence n'a plus de but. Ah! mon fils il vous en reste un à atteindre que vous ne voyez pas, parce que les pleurs qui remplissent vos yeux obscurcissent votre vue. Vous voulez savoir ce que c'est? Je ne puis vous l'expliquer ici: l'heure et le lieu ne s'y prêtent pas. D'ailleurs je souffre un peu et nous avons l'un et l'autre besoin de repos. Venez me voir demain matin à huit heures précises, et je vous apprendrai à quelle fin vous devez consacrer le reste de vos jours, et vous ne sortirez pas de chez moi sans être consolé.»
Don Christoval promit d'être exact au rendez-vous. Il reconduisit le bon chanoine jusqu'à la porte de sa chambre, et dom Sulzer ne le renvoya pas sans l'avoir embrassé et lui avoir donné sa bénédiction.
Dom Sulzer, resté seul, s'agenouilla sur son prie-Dieu et fit une longue et fervente prière. Lorsqu'il se releva, son visage exprimait le contentement intérieur d'un homme plein de confiance dans la bonté du ciel, et certain d'avoir obtenu l'objet de sa demande. Bien qu'il fût une heure du matin, le chanoine, au lieu de se mettre au lit, chercha dans sa bibliothèque un volume de médiocre grosseur: l'ayant trouvé, il se replaça à son bureau et se mit à feuilleter le livre avec attention.
Le lendemain don Christoval fut ponctuel. Huit heures sonnant, il frappait à la porte du cabinet de son ami. Point de réponse: il ouvre doucement. Qu'aperçoit-il? Le chanoine, assis devant sa table couverte de papiers, dans son grand fauteuil de cuir, le corps droit, immobile, et profondément endormi. Le sommeil l'avait surpris au milieu de l'étude, car il avait la main droite posée sur un livre ouvert, et son index allongé semblait montrer un passage. L'affaiblissement et l'incertitude de sa vue avaient fait prendre au vieillard cette habitude de suivre, en lisant la ligne, avec le doigt, pour ne pas s'égarer dans la page. Le soleil levant, s'introduisant de côté dans cette chambre studieuse, illuminait la tête pâle et vénérable de dom Sulzer. En face du vieillard et ombrageant le volume, un pot de fleurs, ou s'élevait une jolie plante le réséda taillée en boule par les soins du chanoine, qui mettait son plaisir à cultiver et à soigner ce petit arbre dont il aimait singulièrement le parfum. Une fauvette de vignes chantait sur le rebord de la fenêtre entr'ouverte par le vent frais du matin.
Don Christoval contemple un instant avec admiration ce tableau plein de calme et de solennité. Ne voulant pas troubler le repos de son vieil ami, il s'approcha sur la pointe des pied pour voir quel ouvrage avait captivé si tard l'application du chanoine. Il lut ces paroles:
«Mon fils, ne vous rebutez point des travaux que vous avez entrepris pour moi: ne vous laissez point abattre à tout ce qui peut vous arriver de fâcheux; mais que dans tous les événements de la vie ma promesse vous encourage et vois console.
«Un jour, qui n'est connu que du Seigneur, vous amènera la paix, et ce jour ne sera point comme ceux de cette vie, mêlé de l'alternative de la nuit: la lumière en sera perpétuelle et la charité infinie. La paix dont vous jouirez sera solide et votre repos assuré.
«Est-il rien de pénible qu'on ne doive supporter pour la vie éternelle?
«Mon fils, ma grâce est précieuse et ne souffre point le mélange des choses étrangères ni des consolations de la terre.
«Si vous voulez la recevoir, faites-vous un lieu de retraite ne recherchez l'entretien de personne, mais répandez-vous devant Dieu par une ardente prière.»
--Don Christoval, plus surpris et plus attendri à mesure qu'il lisait, arriva enfin au verset sur lequel était placé le doigt de dom Sulzer:
«IL FAUT QUITTER LE MONDE: IL FAUT VOUS SÉPARER DE VOS CONNAISSANCES ET DE VOS AMIS ET TENIR VOTRE AME DANS LA PRIVATION DE TOUTES LES CONSOLATIONS HUMAINES!»1
Christoval, extrêmement ému, éprouva alors comme une soudaine révélation: il toucha la main de dom Sulzer, il la trouva froide et glacée! Il approcha ses lèvres du front du vieillard, et le contact lui parut celui d'une statue de marbre! Dom Sulzer habitait désormais une meilleure vie; il avait reçu le prix de ses souffrances et de ses vertus, il connaissait le jour du Seigneur dont la lumière est perpétuelle et la clarté infinie: il était mort. Don Christoval comprit que ce but dont la veille encore lui parlait le saint vieillard, était d'obtenir une mort pareille à celle-là.
Il se prosterna près du défunt, et son coeur, dans une effusion de pieuse reconnaissance, prit l'engagement que la bouche du dernier moine de Reichenau, cette bouche désormais muette, semblait lui dicter par l'organe du plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes.2
Dom Sulzer fut inhumé vingt-quatre heures après dans le choeur de l'antique église de l'abbaye. L'humble et dernier représentant du monastère, le simple moine, reçut un honneur jadis réservé pour ses puissants abbés. Il arriva parmi eux comme un messager chargé de leur annoncer l'extinction définitive de leur famille; comme un soldat fidèle qui se réfugie au milieu de ses chefs pour attendre la chute de l'édifice dont la ruine les doit tous ensevelir dans un commun tombeau.
Le lendemain de ces funérailles auxquelles assistèrent tous les habitants de l'île, la maisonnette de don Christoval était déserte. Ou trouva sur une table une lettre qui la donnait, avec tout son mobilier, à un pauvre laboureur, pere de famille, de qui la grange avait brûlé quelques mois auparavant. Le bruit public 'fut que don Christoval, accablé par la triple perte qu'il venait de faire, n'avait pu résister à son désespoir, et s'était précipité dans le lac. Un batelier racontait que, l'Espagnol était venu le soir de l'enterrement louer un bateau pour passer, disait-il, à Radolsszell. Au point du jour, le bateau avait été retrouvé flottant au hasard sur la rive; on conjecturait que le vent l'avait repoussé vers Reichenau, après la catastrophe de celui qui le montait. Cependant, le cadavre de don Christoval ne reparut point sur les îlots, et les pêcheurs sondèrent en vain le lac.
(La fin à un numéro prochain.)
(Théâtre de l'Odéon.--Lucrèce, par M. Ponsard.
--Brute:
Bocage;--Lucrèce: madame Dorval.)
LA GRÈCE.--BRUTUS.--LA COMÉDIE A CHEVAL.--LES DEUX FAVORITES.--LE MÉTIER A LA JACQUART--LES CANUTS.--LE VOYAGE EN L'AIR.--J'AI DU BON TABAC.--MARGUERITE FORTIER.--LES PRÉTENDANTS.
Le second Théâtre-Français est tout émerveillé de la foule qui l'assiège; il n'est pas accoutumé à ces bonnes fortunes: une recette de 3,500 fr. à l'Odéon, est un de ces prodiges dont la mémoire se perd dans la nuit des temps. Il faut en rendre grâce à M. Ponsard; c'est à Lucrèce que l'honneur en revient. Lucrèce ameute la foule sur toute la place de l'Odéon, comme autrefois au Forum, autour de ses glorieux restes, pour marcher contre la tyrannie et les Tarquins. Le public est décidément conquis par Lucrèce et par M. Ponsard. Il prête une oreille attentive aux vers énergiques ou gracieux du jeune poète; il s'émeut aux accents de Brute, de Sextus et de Tullie; deux scènes surtout semblent l'intéresser et le tenir attentif: l'une montre Lucrèce dans une mutuelle confidence avec Brute; la jeune et chaste Romaine a pénétré les projets du citoyen. Elle a passé à travers l'enveloppe du fou, pour arriver jusqu'à l'âme patriotique. Sous le sublime mensonge de cette folie, Lucrèce entrevoit la mâle pensée qui veille et s'alimente dans cette âme profonde, comme une lampe mystérieuse dans un lieu solitaire et caché. Elle déclare à Brute que son vaste dessein est connu d'elle, Lucrèce, et qu'elle le paie silencieusement de son estime et de son admiration. Avoir l'estime de Lucrèce, quelle consolation pour Brute! Comme la plaie des affronts qu'il subit pour son pays est adoucie par cette secrète amitié de la femme fidèle et chaste! Aussi le glorieux insensé soulève-t-il un instant, devant cet oeil discret, le voile de sa pensée; Brute ne se cache plus pour Lucrèce; il n'avoue pas, mais il permet qu'on devine. Et c'est là un grand éloge, pour la vertu de cette femme, que Brute, l'homme au génie enveloppé et muet, laisse ainsi passer jusqu'à elle une lueur du vaste projet que son esprit médite et dissimule.
(Dernière scène de la tragédie de Lucrèce.)
Dans l'autre scène, le spectateur contemple avec émotion le corps inanimé de Lucrèce, qui vient de se donner la mort; c'est le, moment héroïque du sacrifice si vigoureusement décrit par Tite-Live, et qu'après Tite-Live, M. Ponsard a revêtu des couleurs d'une, mâle poésie.--Lucrèce s'est frappée au coeur du couteau qu'elle tenait caché sous sa robe, et tombant sous le coup, elle a rendu le dernier soupir. Tandis que Lucrétius son père, et Valère et Collatin s'abandonnent à leur douleur, Brutus tire de la blessure le fer tout dégouttant de sang: «Par ce sang si pur, s'écrie-t-il, je jure, et vous, dieux, je vous prends à témoin de ce serment; je jure de poursuivre par le fer, par le feu, par tous les moyens qui sont en mon pouvoir, Lucius Tarqnin le Superbe et son épouse criminelle, et toute sa postérité, et de ne jamais souffrir que ni eux ni d'autres règnent dans Rome!» La douleur a fait place à la colère; on suit Brutus à la destruction de la royauté; le corps de Lucrèce, placé sur un brancard, est porté au Forum, et Brutus excite le peuple, à prendre les armes. Assurément c'est là un de ces spectacles qui remuent l'âme et la trempent fortement. Le parterre de l'Odéon y applaudit avec l'ardeur généreuse des vives et jeunes émotions.
Le théâtre du Vaudeville a voulu aussi avoir son Brutus; mais celui-là est un Brutus pour rire; d'abord il n'est pas de Rome, mais de Pontoise ou de Quimper-Corentin; les Tarquins lui sont complètement étrangers; il n'entend rien au Forum, et au Capitole encore moins. Parlez-lui de Lucrèce, il vous répondra: «Connais pas!» Nommer Arnal, c'est tout dire; cela vous donne la mesure de mon Brutus. Il n'est pas fou, tant s'en faut: Brutus a de la modestie, et se contente d'être niais. Il frotte les habits et cire les bottes de M. Courtois, son seigneur et maître, et ne sera jamais consul romain. Quant à la république, Brutus la sert fort mal; appelé, en sa qualité de soldat du guet, à réprimer une émeute royaliste, il a jeté là son fusil, comme Horace son bouclier, et il pris la fuite; mais à cet exploit se borne la ressemblance de Brutus et du poète favori de Mécènes: Brutus est capable de fuir, mais incapable de faire l'ode à la nymphe de Blanduse et l'épître aux Pisons.
Un instant, les destins de Brutus prennent une allure magnifique; de simple valet qu'il est, il risque de devenir marquis. Un anneau trouvé par Brutus lui donne cette espérance; il a mis l'anneau à son doigt, et peu s'en faut que de cet anneau il ne résulte, un père pour Brutus. Cette trouvaille l'accommoderait fort; car, enfin, Brutus ne sait pas de quelle côte il est sorti. Brid'oison dit bien qu'on est toujours le fils de quelqu'un, mais de quel père? Telle est la question compliquée que Brutus se pose tous les jours à lui-même, sans avoir pu jusqu'ici la résoudre. Il a cependant une consolation, c'est que s'il ne connaît pas son père, sa mère probablement a dû le connaître.
Donc, Brutus se croit fils d'un marquis; et, pour un Brutus, vous avouerez que la filiation est un peu embarrassante, d'autant plus que le marquis est proscrit. Comment échappera-t-il aux agents républicains? La crédulité de Brutus vient à son aide dans cette périlleuse affaire; Brutus, le prenant pour son père, a pour lui toutes les tendresses burlesques qu'on peut attendre d'Arnal; il le suit à la piste, il lui tend les bras, et veut à tout propos le presser sur son coeur et l'embrasser tendrement. Le meilleur de ce dévouement filial, c'est que Brutus procure une carte de sûreté et un passe-port à son prétendu père; et celui-ci en profite pour s'esquiver. Quant à Brutus, par un de ces grands mouvements de fortune qui accompagnent les révolutions, il devient portier. Quelle situation pour le fils d'un marquis! Après tout, qu'importe? il tirera le cordon au lieu de la porte en sautoir! C'est à peu près la même chose.--Ce quiproquo, égayé par quelques mots plaisants et par le jeu naïf d'Arnal, a honnêtement réussi. Les auteurs sont MM. Varin et Conailhac. On avait sifflé la veille un autre vaudeville intitulé: la Comédie à cheval. Le cheval a fait un faux pas à moitié chemin, et la comédie désarçonnée, une lourde chute.
Pour Jacquart, c'est autre chose; le Gymnase a pris la revanche du théâtre du Vaudeville, Bouffé y aidant, et aussi le talent de M. Fournier, l'auteur du Métier à la Jacquart. Tout le monde connaît Jacquart, le bienfaiteur de la filature lyonnaise, l'inventeur du merveilleux métier si fécond pour l'industrie, si utile au soulagement de l'ouvrier. M. Fournier nous montre Jacquart préoccupé de son ingénieuse invention: il l'entrevoit, mais il ne la tient pas encore; Jacquart cherche ce rien, ce dernier mot, si difficile à trouver, et qui arrête souvent les plus magnifiques découvertes; ce pauvre Jacquart en rêve nuit et jour; vous pensez, comme en rêvant, il néglige les intérêts de sa maison; aussi la pauvreté en a-t-elle franchi le seuil. Quelques milliers de francs restaient, dernier espoir de sa femme et de sa fille; Jacquart les a perdus par sa distraction. C'est peu encore; en voyant cet homme si insouciant de ses intérêts et si rêveur, on dit de lui: «Il est fou!» Et chacun de le montrer au doigt. Enfin, notre Jacquart perd courage; ruiné, honni, s'épuisant vainement à la poursuite de ce dernier secret qui lui échappe; toujours, il prend une résolution désespérée. Le malheureux se dirige vers le Rhône pour s'y précipiter: une main inconnue l'arrête avant l'accomplissement du suicide; et voilà Jacquart tout étonné de se trouver dans une chaise de poste roulant sur la route de Paris.
A Paris, on le conduit dans un magnifique palais; des soldats veillent aux portes; des hommes tout brodés d'or et tout chamarrés de rubans vont et viennent dans les galeries et dans les antichambres. De Lyon à Paris, Jacquart a eu le temps de se remettre et de reprendre le sang-froid plein de franchise, et le naturel sans façon qui le caractérisent. Il ne se gêne donc guère avec tous ces beaux messieurs-là; et comme Jacquart n'a qu'une idée en tête, sa fameuse découverte, il en parle à qui veut l'entendre. Voyez-vous ce grand homme sec qui regarde Jacquart d'un air railleur? c'est un illustre chambellan à qui Jacquart explique le mécanisme de sa machine. Le grand seigneur d'en rire. Que voulez-vous? on est chambellan, et l'on n'est pas obligé pour cela d'avoir de l'instruction et de l'esprit. Le chambellan n'y voit donc goutte; comme tous les ignorants et les sots, il se tire d'embarras en ricanant et traite Jacquart d'insensé.--Une porte s'ouvre; ce n'est plus au valet brodé, c'est au maître que Jacquart a affaire: et ce maître est Napoléon, l'empereur et le roi! S'il n'a pu se faire comprendre par le chambellan, Jacquart est bientôt compris par le grand homme; le génie du héros fécondera le génie de l'ouvrier, et le métier Jacquart sort victorieux de cette entrevue. L'industrie lyonnaise a fait sa conquête. Qui est ravi? Jacquart, et la femme de Jacquart, et la fille de Jacquart, laquelle, du coup, épouse un très-joli et très-excellent jeune homme, qui l'aime et qu'elle aime; double amour qui attendait depuis longtemps, et restait sur le métier. Bouffé est charmant dans ce rôle de Jacquart.
(Théâtre du Palais-Royal.--Voyage entre
Ciel et Terre.)
Le Gymnase ne s'en est point tenu là; Charles II a succédé à Jacquart. Il s'agit du faible et galant Charles II, roi d'Angleterre. Charles mène de front deux intrigues amoureuses; véritable bagatelle pour un tel consommateur. D'une part, le roi a une liaison avec la duchesse de Cleveland; de l'autre, il cherche à séduire une jeune fille innocente et pure; c'est un assez vilain métier que S. M. fait là. N'est-ce pas un peu un métier de roi? D'abord la duchesse est furieuse et jalouse; elle soupçonne la jeune fille de perfidie et de complicité; puis, bientôt convaincue de sa candeur, elle se laisse émouvoir et emploie toutes les ressources de son expérience à sauver l'innocente Jenny des pièges que l'amour du roi lui tend: pièges cachés sous le sourire, les tendres regards et les enivrantes promesses. Grâce à cet appui, Jenny, en effet, échappe au danger. Le roi, battu et très-peu content, revient, l'oeil morne et la tête baissée, à la duchesse de Cleveland. Ainsi, madame la duchesse, vous avez fait votre bien en faisant le bien d'autrui: honnête cumul que la loi ne défend pas et qu'il est même bon d'encourager. L'auteur, M. Jules de Prémaray, appelle cela les Deux Favorites. Pourquoi pas? Madame Volnys et mademoiselle Rose Chéri sont les deux brebis que ce loup de Charles II essaie de dévorer de la même dent; nous avons dit que l'une des deux brebis échappait à cette dent d'ogre, et c'est mademoiselle Rose Chéri, la plus fraîche, la plus blanchi et la plus tendre.
Théâtre du Palais-Royal.--Les Canuts.
Le Jacquart du Gymnase a son pendant au théâtre du Palais-Royal: même sujet, même homme, mêmes événements; le titre seul est différent: Les Canuts décorent l'affiche. Quant au fond des choses, rien n'est changé. Vous retrouvez Jacquart rêvant. Jacquart désespéré. Jacquart méconnu. Jacquart tout près du suicide, puis enfin Jacquart triomphant et son métier avec lui. Le Gymnase a l'avantage de la forme. Son Jacquart est beaucoup plus ingénieux et plus fin que le concurrent; l'un est brutal et donne dans le gros rire; l'autre vous communique une gaieté de meilleur goût et d'une saveur plus relevée. Ainsi, le Gymnase et le Palais-Royal s'entendent pour satisfaire tous les appétits. Les délicats goûteront de Bouffé les amateurs de grosses épices tâteront de Lemesnil, le Jacquart du Palais-Royal. Ceux-là applaudiront M. Fournier, ceux-ci MM. Varnet et Deslandes.
(Théâtre du Gymnase.--Le Métier à la Jacquart.--Bouffé et
Klein.)
Un honnête aéronaute monte dans son ballon: le voilà dans l'espace, entreprenant un voyage en l'air. Notre homme se croit seul, en compagnie avec les nuages, bien entendu, et la voûte azurée. Qui s'aviserait, en effet, de l'escorter dans une pareille promenade? Nous ne voyageons pas sur la grande route; nous ne flânons pas sur les boulevards ni aux Champs-Élysées: ici la pérégrination n'est pas facile: on ne marche pas dans l'air comme sur l'asphalte, la canne à la main et de plain-pied.
Et cependant un homme a suivi l'aéronaute ci et s'est blotti au fond de sa nacelle. Où ne se fourrerait-on pas pour fuir un créancier? Tel débiteur se cache sous terre; celui-ci a pris le: chemin des étoiles. Tout à coup, il sort de sa tanière et se montre aux yeux du Margat épouvanté. Ce ne serait rien encore, et à la rigueur le ballon porterait nos deux hommes; mais tous deux se reconnaissent; ce sont deux rivaux, deux voisins acharnés qui se disputaient sur terre les mêmes beaux yeux et la même dot. Se trouvant face à face, l'aéronaute et son rival se livrent à des attaques furieuses; d'abord ils se lancent des mitrailles de quolibets, et se bombardent avec des calembours. De la parole on en vient à l'action; nos gens se prennent au collet et se montrent le poing; mais ils comptaient sans leur hôte, c'est-à-dire sans leur ballon: le ballon chavire dans le désordre de la bataille. Gare là-dessous! les combattants vont choir. Heureusement le danger les rend sages; ils concluent un armistice, rétablissent l'équilibre et échappent au danger par un effort commun. Après quoi, ils s'embrassent, et l'un sacrifie son amour à l'amour de l'autre. Ce vaudeville est plus philosophe qu'il n'en a l'air. Mais quelle philosophie! une philosophie en style de tréteaux. M. Duvert en est le Socrate et M. Lauzanne le Platon.
Vous avez du bon tabac dans votre tabatière, ô théâtre des Variétés! cela est possible, et votre affiche l'annonce; mais quelques bonnes pièces dans votre salle vaudraient mieux encore et ne feraient pas mal. Votre bon tabac lui-même n'a pas grand goût, et ne saurait être reçu pour du pur Virginie. La scène se passe dans un bureau de tabac; et c'est là toute la malice: un certain marquis y vient roder pour les beaux yeux de la dame de céans. Celle-ci a du penchant pour les marquis et les priserait volontiers; mais le mari est jaloux et surveille; il a du bon tabac dans sa tabatière, et entend que personne n'y touche. J'aurais grand'peur pour le mari, malgré ses airs d'Othello en carotte, si quelqu'un, ou plutôt quelqu'une, ne venait à son aide, préservant d'une éclipse menaçante son astre conjugal peu à peu pâlissant. M. le marquis a laissé derrière lui une jeune femme abandonnée; cette Ariane prend les vêtements d'un aimable cavalier, et fait concurrence dans le coeur de la tabatière, aux séductions du marquis. Elle le dépiste ainsi, et le met en déroute, se déclarant après la victoire, et jouissant de la défaite de son infidèle, qui s'humilie, se repent et tombe à ses pieds. C'est tout au plus si le public a dit à ce vaudeville de MM. Desnoyers et Danvin: «Dieu vous bénisse!»
MM. Alboise et Paul Foucher font couler des ruisseaux de larmes au théâtre de la Gaieté; Marguerite Fortier en est cause; et comment ne pas s'attendrir aux infortunes de Marguerite et ne pas accompagner de sanglots son innocence persécutée; Marguerite est la victime d'un abominable pendard; ce pendard vole, et c'est Marguerite Fortier qu'il accuse, et l'innocente porte la flétrissure de cette calomnie; pendant dix ans, on la pourchasse, on l'emprisonne; elle est maudite à droite, à gauche, de tous les côtés. Enfin! enfin! le jour de la récompense arrive: le bandit est récompensé par le gendarme et le procureur du roi, et Marguerite par l'estime de tous les honnêtes gens; on peut dire que cette estime-là, elle ne l'a pas non plus volée!
Une comédie de M. Lesguillon a essuyé, au second Théâtre-Français, les bourrasques du parterre; quelques jolis vers n'ont pu la soutenir dans ce naufrage. Requiescat!
On ne s'avise jamais de tout, opéra-comique en un acte.
Cette pièce est de Sedaine, en date de 1775, ou à peu près. --Voilà qui est bien vieux!--D'accord; mais le Misanthrope est bien plus vieux encore, et les pièces de théâtre ne sont pas sans doute du nombre de ces choses que la nature a condamnées à enlaidir en vieillissant.
On ne s'avise jamais de tout! Voilà, pour un opéra-comique, un titre qui promet. Calculez, si vous l'osez, tous les stratagèmes amoureux, toutes les ruses de guerre, toutes les perfidies féminines, toutes les déceptions, toutes les mystifications que peut renfermer un magasin qui s'annonce par une pareille enseigne. Beaumarchais a intitulé sa comédie: Le Barbier de Séville, ou la Précaution inutile. Pourquoi ne l'a-t-il pas plutôt intitulée: Le Barbier de Séville, ou l'on ne s'avise jamais de tout? Vraiment, il n'eût pas demandé mieux: mais Sedaine avait pris les devants, et Beaumarchais, en homme habile qu'il était, a compris que c'était bien assez de voler à son prédécesseur ses personnages, et qu'il fallait au moins respecter son titre, qui eut mis le plagiat trop à découvert.
En effet, il y a, dans le petit opéra de Sedaine, quatre personnages:
1° Un vieux médecin, tuteur d'une jeune fille dont il est amoureux, qu'il veut épousera tout prix, et qu'il tient hermétiquement enfermée, afin de lui arracher par force et par surprise un consentement qu'elle lui refuserait infailliblement si elle connaissait mieux le monde, et si elle se connaissait mieux elle-même.
2° Cette jeune fille, qui en sait plus long que le docteur ne le pense, à qui la captivité enseigne la dissimulation, à qui l'oppression donne de la volonté et du courage, et qui choisit, ouvertement et sans façon
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.
3º Une vieille duègne, que le docteur place auprès de Lise, pour la surveiller pendant qu'il visite ses malades.
4º Un jeune seigneur, épris de Lise, qui lui fait la cour en perspective, puis se déguise pour arriver jusqu'à elle, et finit par l'enlever au docteur, malgré ses précautions inutiles, ses verrous, ses grilles et sa duègne.
Ne voilà-t-il pas, trait pour trait, les originaux de Bartholo, de Marceline, de Rosine et d'Almaviva?
Avec ces éléments et le talent dramatique dont la nature l'avait si richement pourvu, comment Sedaine n'aurait-il pas fait une comédie plaisamment intriguée, vive, spirituelle et réjouissante? Il n'y a pas manqué, vous pouvez le croire, et les habitués de l'Opéra-Comique ont accueilli comme une bonne fortune cette résurrection de l'esprit sans apprêt et de la franche gaieté d'autrefois.
«La musique, a dit M. Mocker, chargé de jeter au public le nom des auteurs, la musique est de M. Lefèvre.» Lefèvre! Aviez-vous jamais vu figurer ce nom sur la liste des compositeurs du dix-huitième siècle?--Non.--Et parmi ceux du temps présent?--Pas davantage.--Si nos souvenirs sont exacts, le musicien collaborateur de Sedaine fut Monsigny, qui, alors, livra son nom au public, et qui, sans doute, n'est pas sorti du tombeau tout exprès pour se déguiser sous un nom d'emprunt. D'ailleurs la musique que nous avons entendue à l'Opéra-Comique n'est pas celle de Monsigny. Qu'est-ce donc que Lefèvre, dont personne n'a jamais entendu parler, dont le nom n'a jamais figuré en tête du moindre morceau de salon, de la plus modeste romance? A la rigueur, nous pourrions facilement vous le dire. Vous le connaissez, lecteurs de l'Illustration..... Mais, chut! je le vois d'ici qui me reproche mon indiscrétion, et me fait entendre, que la vengeance des vivante est pour le moins aussi redoutable que celle des trépassés. Je me tais donc, et me borne à vous dire que sa musique est comme sa prose, correcte, pure, facile, naturelle, élégante sans recherche, et spirituelle sans effort et sans affectation. J'y dois signaler de plus un mérite fort rare, et qui fait de la nouvelle partition une oeuvre à part. L'auteur, travaillant sur un poème qui date de plus de soixante années, a senti que, pour qu'il y eût unité dans l'ouvrage, il devrait se mettre, par la pensée, à côté de son collaborateur. Ainsi a-t-il fait. Vous trouverez dans On ne s'avise jamais de tout le caractère et les charmantes qualités de la musique d'autrefois, la mélodie simple et naïvement expressive, l'harmonie claire et naturelle, les formes, les modulations, les cadences finales usitées au temps de Sedaine. Vous croirez entendre quelque oeuvre inédite de Grétry ou de Dalayrac,--en supposant toutefois que Grétry ait appris le contre-point, et que Dalayrac ait eu, cette fois, à sa disposition toutes les conquêtes matérielles de l'instrumentation moderne.
--Parmi les innombrables concerts de cette année, celui qui a été donné dernièrement par madame Biarez mérite d'être particulièrement remarqué. Madame Biarez était naguère une femme du monde, et n'avait, à cultiver la musique, aucun autre intérêt que le plaisir qu'elle y trouvait. Mais la musique est une amie qui n'oublie jamais ce qu'on a fait pour elle, et qui vous reste fidèle après que tous les autres amis vous ont abandonné. Frappée par les événements, madame Biarez a demandé à la musique ce que la fortune venait de lui enlever, et maintenant elle est artiste, et artiste distinguée, comme son concert l'a prouvé. Sa voix est pure, accentuée et vibre délicieusement. Son exécution est très-correcte et son chant très-expressif. C'est principalement sous ce dernier point de vue que madame Biarez mérite de fixer l'attention. Plusieurs artistes éminents, MM. Haumann, M. Herz, madame Dorus, etc., s'étaient joints à elle, et une nouvelle inédite de M. Frédéric Soulié, fort bien lue par M. Roger, est venue ajouter un vif intérêt littéraire à toutes les jouissances musicales de cette soirée. De nombreux et fréquents applaudissements ont prouvé à madame Biarez la satisfaction de l'assemblée qui s'était réunie pour l'entendre.
Monsieur le Rédacteur,
Permettez-moi de vous soumettre quelques réflexions que m'a fait naître la nouvelle de l'incendie du théâtre du Havre.
Les incendies de théâtres n'ont presque jamais lieu le soir, pendant la durée de la représentation. Neuf fois sur dix, comme à l'Odéon, comme au Vaudeville, comme au Havre, c'est pendant la nuit, après les rondes et les patrouilles, lorsque chacun se livre au repos, qu'une étincelle échappée d'un flambeau, que la pipe mal éteinte d'un ouvrier, que la chaufferette oubliée d'une duègne, allume un incendie qui se montre, s'élève, grandit et dévore en un instant la salle tout entière.
Contre de tels sinistres, les précautions prise? par l'administration supérieure sont à peu près sans portée.
Isoler les théâtres est une mesure sage sans doute, non pour eux-mêmes, mais pour le reste de la ville. L'Odéon, le théâtre du Havre étaient isolés et n'en nul pas moins brûlé. Il serait, cependant à désirer que cette mesure devint générale. Combien de théâtres, à Paris même, sont encore accolés à d'autres constructions! Les laissera-t-on ainsi jusqu'au jour où l'incendie viendra les faire disparaître avec tout le quartier qui les environne?
Le réservoir est fort utile pendant la durée des représentations; mais lorsque le feu éclate, lorsque la flamme court le long des cordages et envahit toute la salle, le réservoir est inabordable et ne sert plus à rien.
On en peut dire autant du rideau en tôle. Il peut sans doute éviter aux spectateurs une panique dangereuse; mais c'est seulement au commencement de l'incendie qu'on peut en tirer quelque utilité.
Pourquoi n'emploierait-on pas dans la construction, dans la distribution, dans la décoration des salles de spectacle, des matériaux tout à fait réfractaires à l'action du feu? Cela, certes, n'a rien d'impossible. Pour les murailles, c'est tout simple; pour les planchers, n'en avons-nous pas vu faire d'élégants et de légers avec du fer et des poteries? Pour la toiture, nous avons sous les yeux de belles et solides couvertures en fer et en zinc. Rien n'empêche, par conséquent, avec de la pierre, du marbre, des poteries, du fer, du cuivre, du zinc, de faire la cage et les principales distributions d'un théâtre. Ces matériaux se prêteront à toutes les exigences de l'architecture, et ne seront jamais dévorés par l'incendie.
Quant aux loges, aux galeries, il ne sera pas bien difficile de les construire élégantes et commodes, sans y faire entrer un seul morceau de bois.
Sur le théâtre, la réforme sera plus difficile assurément; mais qu'on fasse un appel aux hommes spéciaux, et l'on verra toutes les difficultés s'évanouir. Un plancher en fer paraît fort convenable pour jouer le drame et la tragédie, pour chanter l'opéra ou le vaudeville. Peut-être les danseurs s'en plaindront-ils. Rien n'empêchera de leur donner un parquet mobile en bois pour le temps du ballet.
Dans les décorations, les changements sont indispensables. Bien n'empêche d'abord de remplacer les cordes ordinaires par des cordes métalliques en fer ou en laiton, de substituer des poulies en cuivre aux poulies en bois, d'employer les métaux exclusivement pour la construction et le jeu des machines; les châssis qui portent les décorations et les chariots mobiles sur lesquels on les fait mouvoir, peuvent être en fer. Ils en seront moins lourds, certainement.
Viennent maintenant la toile d'avant-scène et les toiles de fond, les nuages et les autres décorations peintes sur toile; tout cela pourrait-il être remplacé par de la toile métallique? Cela ne me paraît pas douteux. On fait en ce moment des étoffes métalliques si serrées et si fines, qu'elles peuvent, comme celles de chanvre et de lin, prendre l'apprêt de la peinture et servir à tous les usages du décor. Peut-être coûteront-elles plus cher: mais une légère augmentation dans le prix d'achat sera et au-delà compensé, par la durée, et surtout par l'incombustibilité.
Si maintenant la chimie trouvait moyen, et c'est possible de préparer des couleurs sans huile et de faire des vernis inattaquables par le feu, il ne resterait plus dans un théâtre aucune chance d'incendie.
Alors les entreprises théâtrales ne seraient plus exposées à ces désastres qui les ruinent; alors, certaines de vivre, elles s'occuperaient d'améliorer, d'embellir leurs salles de spectacle, et nous verrions disparaître, non plus par les flammes, mais sous le marteau des démolisseurs, ces théâtres où l'on n'a tenu compte ni du confort ni du bon goût.
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur....
UN DE VOS ABONNÉS.
(Suite--Voir p. 90 et 159.)
Production et fabrication du sucre de betterave.
La betterave est une plante du genre bette, pivotante, charnue, très-épaisse, et d'une grosseur qui va quelquefois à 25 et à 30 cent, de diamètre dans sa partie supérieure. Il en existe plusieurs variétés. Celle qui est reconnue aujourd'hui comme la plus favorable à la production du sucre est la betterave blanche de Silésie (beta alba): vient ensuite la betterave jaune (beta major), venue de la graine de Castelnaudary; puis la rouge (beta romana), et enfin la betterave ordinaire ou des champs, connue aussi sous le nom de disette (beta sylvestris).
Margraaf est le premier chimiste qui ait découvert dans la betterave l'existence du principe saccharin, et Achard le premier industriel qui établit, en Silésie, une usine pour la conversion de la betterave en sucre. En 1809 seulement, ces procédés de fabrication furent introduits en France. Cette industrie fut d'abord accueillie avec faveur par Napoléon qui entrevoyait dans sa prospérité future un des soutiens les plus énergiques de son système continental; elle fit cependant peu de progrès. Il en fut de même pendant les premières années de la Restauration. Mais peu à peu les droits élevés qui furent mis sur le sucre colonial, les primes accordées à l'exportation des sucres raffinés, donnèrent à l'industrie betteravière une impulsion d'autant plus grande, qu'elle jouissait en partie des primes qui, dans le principe, avaient été données à l'exportation du sucre colonial. Ce système protecteur et l'exemption complète de tous droits lui ont fourni les moyens de se développer, en même temps que les découvertes et les applications de la chimie lui apportaient chaque: jour le secours de leurs nouveaux perfectionnements. Cependant, malgré ces incroyables immunités, la production marcha d'un pas moins rapide qu'on n'aurait pu le croire; car, en 1828, il n'y avait en France que 58 fabriques en activité, produisant 2.685.000 kil.
Ce ne fut que quelques années plus tard que l'industrie betteravière, favorisée par l'exemption des droits et la continuation des causes que nous venons d'énumérer, prit une extension plus considérable. Aussi, quand on réduisit le taux des primes à l'exportation, et qu'on imposa le sucre indigène au droit d'abord de 15 fr. (16 fr. 50 c. avec le décime), et plus tard à celui de 25 fr. (27 fr. 50 c. par 100 kilog.), il fut assez fort pour lutter contre la concurrence coloniale. Il est vrai qu'il lui restait encore une protection de 22 fr. Quelques usines seulement furent obligées de fermer, mais ce furent surtout celles qui étaient placées dans de mauvaises conditions de travail ou de débouché.
Le chiffre de 1828 ne tarda pas à être dépassé. En 1830, la production était déjà évaluée à 6 millions de kilog.; en 1834, à 26 millions; en 1835, à 38 millions; en 1836, à 49 millions. An commencement de 1837, le nombre des fabriques en activité ou en construction s'élevait à 343, et si toutes avaient fonctionné, elles pouvaient produire 55 millions de kilog. Aujourd'hui, le nombre des fabriques en activité est de 382; 25 autres, sans avoir travaillé, avaient des sucres en charge au commencement de cette campagne, qui, comme on le sait, commence au 1er octobre de chaque année. Les quantités inventoriées, à la charge de l'année précédente, se montaient à 4.338.664 kilog. Pendant le mois de janvier 1842, il a été fabriqué 5.505.533 kilog.; et pendant les trois mois antérieurs, 16.960,348 kilog.: total, 22.465.881 kilog., dont, pendant cet espace de temps, y compris le mois de janvier, 17.982.926 kilog. ont été livrés à la consommation. A la fin du mois, il restait en fabrique 8.821.619 kilog. Les 382 fabriques en activité au mois de janvier 1843 se répartissent ainsi qu'il suit entre les différents départements qui les possèdent.
Aisne 36 Nord 158 Oise 8 Pas-de-Calais 79 Puy-de-Dôme 10 Seine-et-Oise 4 Somme 37 34 autres départements 50 Total égale 382
Les droits sur le sucre indigène ont, en 1842, rapporté au Trésor une somme de 8.981.000 fr.
La betterave est cultivée dans quarante et un départements; mais le rendement est loin d'être égal pour chacun d'eux. Il ne sera peut-être pas sans intérêt de compléter le tableau suivant, que nous empruntons à la Statistique agricole de la France, publié en 1840.
Nombre d'hect. Quintaux métr. Produit Départements cultivés recueillis. par hectare. Nord 12.244 5,145.599 420 Pas-de-Calais 7.167 2.316.123 525 Haut-Rhin. 1.757 602.454 347 Ardennes. 141 42.066 297 Puy-de-Dôme. 1,020 286.927 279 Aisne. 3.359 859.742 256 Bas-Rhin. 1,945 446.186 230 Ain. 216 27.917 129
Dans les départements où la terre est propice à la culture de la betterave, un hectare rend 3.675 kilog. de sucre, et il pourrait en donner jusqu'à 4,400. Dans le principe, on n'obtenait que 50 kilog. de jus pour 100 kilog. de betteraves; mais on est parvenu à retirer 70 à 75 kilog. de premier jet.
Après ces données générales, nous pouvons exposer les procédés de la fabrication actuelle du sucre de betterave. On met en pratique deux modes principaux, celui dit de la cristallisation lente, et celui de la cristallisation prompte ou de la cuite. Ces deux modes ont été décrits avec une telle précision par M. Crespel-Delisse, fabricant à Arras, lorsqu'il fut entendu dans la dernière enquête sur les sucres, que nous croyons devoir copier ici textuellement sa déposition. Nous le faisons d'autant plus volontiers, que nous essaierions peut-être en vain d'atteindre à l'exactitude de ses descriptions:
«Les manipulations, d'après le mode de la cristallisation lente, dit M. Crespel-Delisse, sont: le lavage, le râpage, le pressurage, l'acidification, l'évaporation, la clarification, la cristallisation et l'extraction de la mélasse du sucre brut.
«La betterave, amenée des champs ou des magasins, est jetée dans de grands baquets pleins d'eau; des hommes la frottent avec un balai, et la retournent de tous les sens jusqu'à ce qu'elle soit propre. On la retire de ces baquets avec une pelle de bois, percée de divers trous, de trois centimètres de diamètre.
«Du lavoir, la betterave est portée à la râpe, cylindre armé de lames de scie, et auquel on imprime un mouvement de rotation d'environ mille tours par minute. Cette impulsion est donnée par des boeufs attelés à un manège; la betterave est poussée contre la râpe, dans les coulisseaux, par un sabot de bois; la pulpe est reçue dans un baquet de cuivre.
«La pulpe est prise de ce baquet avec une pelle de bois, et mise dans une toile de chanvre un peu claire. Ce sac est étendu sur une claie en osier, le bout du sac reployé de manière à ce que la pulpe ne s'en échappe pas. On forme une pile de trente sacs, ainsi rangés, que l'on soumet à l'action d'une presse hydraulique, en dix minutes, la pression s'effectue, et on tire de cette pile un hectolitre et demi de jus, environ 75 à 80 p. 100 du poids de la pulpe.
«Le jus est reçu de la presse dans des baquets doublés de plomb de la contenance de 8 hectolitres. Aussitôt qu'un bac est plein, on y ajoute, en le mêlant au liquide, deux hectogrammes d'acide sulfuriquc concentré à 66 degrés, et préalablement étendu d'eau dans la proportion d'une partie d'acide sur quatre parties d'eau. Ainsi préparé, le jus peut se conserver vingt-quatre heures.
«Le jus est monté par une pompe dans la chaudière à défécation; sa contenance est aussi de 8 hectolitres. On met le feu au fourneau; on ajoute aussitôt au liquide 2 hectogrammes 50 grammes de chaux vive, que l'on a fait éteindre pour former un lait de chaux. Un brosse le tout fortement, et lorsque la masse est arrivée à 50 degrés de chaleur du thermomètre de Réaumur, on y ajoute de nouveau 8 litres de sang de boeuf ou de lait écrémé; ou pousse activement le feu et on le retire au premier bouillon, c'est-à-dire quand le jus a atteint 80 degrés Réaumur. Ou enlève toutes les parties hétérogènes qui se sont accumulées à la surface du liquide. Ces eaux sont portées dans des sacs soumis aussi à la pression d'une presse à vis, pour retirer toutes les parties liquides, lesquelles sont reportées dans la chaudière d'évaporation.
«Le liquide, laissé en repos après la défécation, est tiré au clair par un robinet placé au fond de la chaudière. Les huit hectolitres sont partagés en deux chaudières d'évaporation. On ajoute au jus déféqué 5 hectogrammes de noir animal par hectolitre. On accélère, autant que possible, l'évaporation par une ébullition forte et prolongée, jusqu'à ce que le sirop marque 52 degrés à l'aréomètre de Beaume.
«Le sirop est reçu des chaudières d'évaporation dans un chaudière de clarification, et lorsque plusieurs opérations réunies forment une quantité de six hectolitres, on procède à la clarification en mettant au sirop six à huit litres de sang de boeuf, ou de lait écrémé. On fait faire un ou deux bouillons à la masse, on tire le feu du fourneau et l'on fait rouler le sirop avec toutes ses impuretés dans des cuves de la contenance de six hectolitres si on se dispose à faire cristalliser lentement, et dans des filtres, si on veut procéder à la cristallisation prompte.
«Après trois ou quatre jours de repos du sirop dans les cuves, on le décante au moyen de robinets placés à différentes distances du fond de ces cuves. Il est porté bien clair à l'étuve, et mis dans des cristallisoirs placés sur des rayons. Ou entretient dans l'étuve une chaleur de 50 degrés Réaumur, et par une évaporation lente que subit le sirop, il se forme à la surface une couche cristalline que l'on a soin de briser tous les deux jours.
Après six semaines de séjour à l'étuve, le sirop est complètement cristallisé. On reprend alors les cristallisoirs, on le« pose debout au-dessus d'un réservoir, pour laisser écouler le plus gros de la mélasse. Le sucre reste en masse dans le cristallisoir; on l'en détache pour le porter à deux cylindres à travers lesquels on le fait passer à plusieurs reprises Cette manipulation a pour but de séparer les cristaux qui adhèrent fortement les uns aux autres, et par le frottement de ces cristaux les uns contre les autres, la mélasse qui se trouve desséchée à leur surface s'en détache. Au sortir des cylindres, le sucre a l'apparence d'une pâte; on le met dans des sacs entre deux claies d'osier, ainsi qu'on le fait pour la pulpe, et on en soumet une pile d'environ quarante sacs à l'action d'une presse hydraulique. Après vingt-quatre heures, on le retire pour être livré à la consommation.»
Intérieur de la Sucrerie de betteraves de Château-Frayé,
près Villeneuve-Saint-Georges.--Première vue.
Il nous reste actuellement à indiquer le second mode de fabrication; celui par la cristallisation prompte, on la cuite.
Nous emprunterons encore à M. Crespel-Delisse la description des procédés qui s'emploient le plus généralement:
«Jusqu'à la sixième manipulation, dit-il, la fabrication est conduite de la même manière que dans la cristallisation lente. Arrivé là, le sirop est coulé dans des filtres, et le sirop clair est reçu dans un réservoir commun.
«Le sirop est monté par une pompe dans une chaudière de cuivre où on lui fait subir une nouvelle évaporation par une forte ébullition, et lorsqu'il a atteint une densité de 30 à 40 degrés de l'aréomètre de Beaume, ou un degré de chaleur élevé dans la masse du sirop à 90 degrés Réaumur, il est porté dans un rafraîchissoir. Après la réunion de plusieurs cuites successives, ce sirop cuit est porté dans des formes bâtardes: il s'y cristallise en vingt-quatre heures, et après ce temps on débouche les formes pour opérer l'écoulement de la mélasse Les formes sont placées sur des pots destinés à recevoir la mélasse Il faut trois semaines à un mois pour obtenir la purgation des sucres lorsque, les matières sont de bonne qualité, et jusqu'à deux ou trois mois lorsqu'elles sont mauvaises.
«Comme il est impossible d'obtenir du premier jet tout le sucre que contient le sirop soumis à la cuite, on reprend les mélasses provenant de la purgation que l'on reporte à la chaudière de cuite. On obtient encore de ces mélasses un sucre de seconde qualité.»
Le procédé à la cuite a peu à peu prévalu, chez la plupart des fabricants, sur celui de la cristallisation lente. Les motifs qui ont déterminé leur préférence à cet égard sont consignés dans une déposition de Ml. Blanquet (de Famars). Nous allons la transcrire ici, autant pour compléter l'histoire de tous les procédés en usage, que pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre.
Intérieur de la Sucrerie de betteraves de
Château-Frayé.--Deuxième vue.
«Nous avons été effrayé, dit M. Blanquet, de la lenteur des opérations pour obtenir le sucre par la cristallisation lente, et de l'apparence toute particulière qu'il présentait après le pressurage, qui est une des conditions nécessaires de ce mode de production. La quantité de cristallisation nécessaire pour une grande fabrication, l'immensité des locaux destinés à les recevoir, le séjour prolongé des cristallisoirs dans les étuves, le broiement et le pressurage des cristaux péniblement obtenus; toutes ces considérations nous ont fait rechercher avec soin quelles étaient les causes qui, dans l'esprit du plus grand nombre des fabricants, déterminaient une préférence prononcée pour ce genre de fabrication, à l'exclusion du mode bien moins embarrassant de la cristallisation par la cuite. Nous avons trouvé que la cuite, plus simple dans l'exécution, était effectivement une opération plus délicate, et qui exigeait une précision de laquelle on ne pouvait s'écarter sans dommages notables; mais, en revanche, nous avons trouvé aussi que le sucre obtenu de cette manière avait précisément le même aspect que les moscouades ordinaires livrées au commerce par les colonies. Nous avons alors examiné quelle influence pouvait exercer sur les moscouades obtenues par ces deux procédés les agents de défécation indiqués pour chacun d'eux. Nous avons vu que l'acide sulphurique était employé simultanément avec la chaux dans la défécation, pour la cristallisation lente, et que la chaux seulement était employée pour la défécation dans le procédé à la cuite. Des considérations théoriques se présentant en grand nombre pour proscrire l'acide de la fabrication du sucre, nous avons suivi le sucre obtenu par la cristallisation lente dans les ateliers du raffineur, et là, nous avons vu que ce sucre travaillé pour faire les candis produisait au lieu de mailles à faces bien prononcées, des candis appelés vulgairement candis tremblés, c'est-à-dire dont la cristallisation est confuse au lieu d'être nette et détachée. Nous avons entendu des raffineurs se plaindre de ce que les suites, après la première cristallisation, étaient moins riches qu'elles n'auraient dû être, par rapport à la nuance de la moscouade. Ces observations étant parfaitement d'accord avec les données théoriques, nous avons opté pour l'autre mode de travail, en nous proposant le problème d'atténuer autant qu'il serait en nous les difficultés de la cuite.»
Ces explications, empruntées aux hommes les plus compétents, permettront facilement au lecteur de suivre sur le dessin que nous lui donnons, et qui représente la sucrerie de Château-Frayé, près Villeneuve-Saint-Georges, appartenant à Chaper, les diverses phases de la fabrication.
Les betteraves, arrivées dans la cour de l'établissement, sont d'abord posées sur un petit pont à bascule, puis arrivent dans un magasin contigu au lavoir, dans lequel elles sont déposées par des enfants dont le salaire est de 1 fr. par jour. Du lavoir elles passent dans le coupe-racine ou râpe, mu par un manège qui les découpe en tranches de 2 millimètres d'épaisseur, et les rejette dans un bac à sec dans lequel se trouve un filet ou poche de toile; cette poche reçoit les tranches et, au moyen d'un treuil, les transporte d'abord dans les chaudières d'amortissement chauffées au moyen de la vapeur, et successivement dans six chaudières de macération à froid, où elles déposent leur jus jusqu'à ce qu'il ait atteint une densité de 7 degrés.
Ainsi qu'on a déjà pu le remarquer, le procédé employé à Château-Frayé est celui de la cuite; on n'y emploie point l'acide sulfurique, et le pressurage, au lieu de s'opérer par la presse hydraulique, s'obtient par les chaudières d'amortissement et de macération. Quand le jus est arrivé à la densité voulue, on opère alors la défécation au moyen d'un lait de chaux; vient ensuite l'évaporation. Le jus ainsi déféqué est, au moyen d'un système de tuyaux de refoulement, renvoyé dans des bacs de dépôt d'où il passe dans des filtres sur le noir animal en grain qui a la propriété d'absorber la chaux et de colorer et dégraisser le jus. Cette opération a pour but de clarifier le jus. Il ne reste plus alors qu'à opérer la cristallisation. On y parvient de la manière suivante: après le premier passage sur le noir, on évapore à 22 degrés, on passe une seconde fois sur le noir pour que la clarification soit entière, et l'on cuit dans une chaudière dans le vide, toujours au moyen de la vapeur.
Après la cuisson, le sirop est reçu dans des rafraîchissoirs, et, sans qu'il soit besoin de le décanter, on le coule dans des formes, où sa cristallisation s'opère en douze heures. La mélasse s'écoule entre les cristaux, et laisse au fond des formes un résidu qui, vendu aux distillateurs, produit des esprits qui, livrés au commerce, sont mêlés aux 3/6 obtenus du raisin.
L'arrachement et la conservation des betteraves constituent une des principales difficultés de l'industrie sucrière. Les plus grandes précautions sont nécessaires pour empêcher la gelée ou la pourriture de les attaquer, et dans certaines usines, c'est la seule cause qui ait mit des bornes à l'extension de la fabrication. Frappé de ces inconvénients, Schützenbach entreprit de dessécher la betterave et de la réduire en une poudre qui pouvait alors non-seulement se conserver indéfiniment, mais encore se transporter au loin sans beaucoup de frais et sans altération. Le succès semblait, dès le principe, devoir couronner cette tentative; 100 de betteraves qui, par les anciens procédés, ne donnaient, après la macération, que 5 à 6 au plus, ont rendu 7, 8 et quelquefois davantage par le procédé Schützenbach. Toutefois, si nous en croyons certaines personnes bien informées, ce succès n'aurait pas été de longue durée. Un cessionnaire des procédés de Schützenbach en France, le propriétaire de la Sucrerie de Vigneux aurait été obligé de renoncer, après des pertes considérables, à ce procédé de fabrication, et lui-même, malgré tous les soins qu'il devait naturellement apporter dans l'emploi de la méthode dont il était l'inventeur, aurait été forcé de fermer l'usine qu'il avait élevée à Carlsruhe. Quoi qu'il en soit, l'attention des savants s'est alors éveillée; l'on a cherché si le procédé Schützenbach, applicable à la dessiccation de la canne, ne produirait pas des effets analogues. Les résultats, quoique conformes dans la théorie à ceux qu'on avait reconnus dans le traitement de la betterave, ont laissé beaucoup à désirer dans la pratique.
On conçoit cependant de quelle importance serait pour nos Antilles et nos possessions à sucre l'application de ce procédé nouveau, si les colons toutefois, sortis de la position précaire où les place depuis si longtemps notre régime économique, étaient en état de faire des avances nécessaires à toute industrie qui veut se transformer avec avantage; car de deux choses l'une, ou les colons cultiveraient en cannes une moins grande quantité de terres et laisseraient le reste à d'autre cultures productives, ou bien ils en cultiveraient autant, et exporteraient ainsi une plus grande quantité qu'ils ne le font aujourd'hui. Comme ces sucres seraient obtenus avec moins de perte, par conséquent à plus bas prix, leur placement serait plus facile sur le marché de la métropole, à laquelle les colonies demanderaient dès lors une plus grande masse de produits industriels. Ces sucres, obtenus ainsi à moins de frais, tout en laissant aux colons un bénéfice raisonnable, permettraient d'abaisser dans une proportion plus considérable la surtaxe qui grève les sucres étrangers, et, en facilitant ainsi nos échanges avec des pays éloignés, donneraient de nouveaux débouchés à notre commerce extérieur, de nouveaux éléments de prospérité à notre navigation lointaine.
Nous ne parlons pas ici des autres végétaux qui contiennent en eux le principe saccharin, et pourraient facilement être convertis en sucre, tels que le mais, le melon, la citrouille. Nous ne dirons rien non plus du sucre de l'érable. Nous nous contenterons de quelques mots sur le sucre de pomme de terre ou de fécule, dont la fabrication a pris depuis quelque temps une extension considérable pour que l'on évalue de 4 à 5 millions de kilog. la production de 1842. Ce sucre s'obtient par le traitement des fécules, mais on n'a pu lui donner la consistance des autres sucres. Aussi est-il principalement livré aux distillateurs et aux épiciers, qui l'emploient surtout dans la confection des liqueurs, des confitures et autres préparations analogues. La pharmacie peut aussi s'en servir pour édulcorer des breuvages ou des potions. Quant aux sucres produits par les végétaux que nous avons cités plus haut, ils n'ont donné que des essais, mais il n'en est pas entré dans la consommation. Nous ne devons donc point nous en occuper.
M. Bertal est un jeune artiste qui doit, je ne dirai pas donner de brillantes espérances, mais inspirer des craintes sérieuses à ses concitoyens; car il se moque impitoyablement de tout: hommes, bêtes ou choses. Ce redoutable critique n'écrit pas, il dessine; mais ses victimes n'en sont que plus à plaindre; il les fait si ressemblantes, qu'il leur est impossible de ne pas se reconnaître. Malheur aux ridicules que rencontre M. Bertal! ils sont aussitôt signalés à la risée publique.--Souvent même,--comment peut-on avoir un semblable courage?--le cruel jeune homme,--cet âge est sans pitié,--nous fait rire malgré nous aux dépens des individus les plus inoffensifs et les moins comiques qui se puissent voir. Quelquefois, mais rarement, il se contente de nous représenter, d'après nature, un père de famille lisant, pendant sa promenade, un délicieux numéro de l'Illustration,
et contemplant la machine aérienne de M. Henson, qui transporte rapidement de Paris à Saint-Cloud une cargaison de touristes; mais bientôt le naturel reprend le dessus, et M. Bertal est sans pitié: nous n'oserions ajouter sans remords.
N'a-t-il donc jamais pris plaisir à entendre Duprez chanter son bel air: Asile héréditaire, qu'il nous le montre courant à perdre haleine après son ut de poitrine?
Si ressemblantes qu'elles paraissent, mademoiselle Rachel et mademoiselle Georges ne sont réellement ni aussi maigres, ni aussi grasses que ces deux caricatures: |
Que M. Bertal se moque de certains tableaux exposés au Salon, je le lui pardonne,--surtout lorsqu'il nous représente une vue de la Hougue (effet de nuit), par M. Jean-Louis Petit (n° 958).
ou Napoléon en raccourci, par M. J.-B. Mauzaisse (n° 844), et le portrait de madame la marquise de......., par Lehmann.
Les Buses-Graves, je les lui abandonne encore; car ces infortunés vieillards, au lieu de se retirer dans leur burg, persistent à se faire siffler jusqu'à la 40e représentation par un auditoire de moins en moins géant.
Mais est-il juste de traiter avec la même sévérité que ces vieillards stupides, la noble et chaste Lucrèce et la pâle Judith?--La caricature, me répondra M. Bertal, a le droit de se moquer de tout, du laid, du beau et du médiocre. Heureusement pour lui nous n'avons pas le temps de discuter,--et nous reconnaissons, après tout, que notre critique a fait des charges fort spirituelles des plus belles scènes de la remarquable tragédie de M. Ponsard. Voyez Valére et Brute causant politique:
Lucrèce racontant son songe à sa nourrice, pendant |
que celle-ci, qui possède la clef des songes, lui tire les cartes à l'instar de mademoiselle Lenormand, et qu'une jeune esclave joue un air varié sur un instrument fort peu éolien Sextus faisant une déclaration d'amour à Lucrèce
et la grande scène finale, que nos lecteurs trouveront à la 7e page de cette livraison:
M. Bertal a été moins bien inspiré par Judith que par Lucrèce. Cependant, nous avons remarqué dans son feuilleton la scène où la veuve Manassé fait mettre à genoux Mindus. Achion et Crioch:
et son repas de noce avec Holopherne.
Terminons cet examen critique des Omnibus comme un numéro de l'Illustration.--par une gravure de mode qui nous donne des échantillons de nos costumes les plus élégants. |
Storia universale de Cesare Cantù.. Quinta edizione.--Torino. Pomba et Comp. 1843.
Histoire universelle de Cesare Cantù. Cinquième édition.--Turin. Pomba et Comp. 1843.
Constatons d'abord, en l'honneur de l'auteur de cet ouvrage et en l'honneur de l'Italie trop souvent calomniée, le grand succès que la Storia universale a obtenu au delà des Alpes. Quatre éditions, dont trois de luxe et une populaire, entièrement épuisées en moins de cinq années, prouvent que M. César Cantù a fait un livre vraiment remarquable, et que ses compatriotes s'intéressent encore aux travaux de l'esprit sérieux et utiles.
Quoique à peine âgé de trente-huit ans, M. Cesare Cantù est un des écrivains les plus féconds de la jeune Italie; outre un nombre considérable d'articles de journaux, il a publié plusieurs ouvrages d'histoire ou d'imagination, qui lui ont valu une réputation méritée. Il y a quinze ans environ, il était professeur de littérature à Sondrio, dans la Valteline, lorsqu'il fit paraître une nouvelle en quatre chants, intitulée l'Algiso, suivie bientôt (en 1829), de l'Histoire de la ville et des diocèses de Come, et, deux années plus tard (1831), de la Révolution de la Valteline, épisode de la réforme en Italie. La même année, comme pour se délasser de ces travaux sérieux, il s'amusait à rédiger un Itinéraire du lac de Come et des routes du Stelvio et du Splügen, et à composer quelques pièces de vers imprimées dans le premier numéro de la Streuna del Vallardi. Peu de temps après, le retard si incompréhensible que mettait Alessandro Manzoni à publier son Histoire de la Colonne infâme, détermina le jeune auteur de l'Histoire de Come et de la Révolution de la Valteline à écrire ses Ragionamenti sulla Storia Lombarda, destinés à servir de Commentaires au roman des Promessi Sposi. Ce petit livre, rempli de faits curieux, n'eut pas moins de douze éditions. Son Aperçu critique sur Victor Hugo et sur le romantisme en France, son beau roman intitulé Margherita Pustella, ses Hymnes sacrés. ses Letture Giovanili, ses traductions du Voyage en Orient de Lamartine; De la Décadence de l'Empire romain de Sismondi; Des Arabes en Espagne de Marlés, etc..., l'occupèrent presque entièrement depuis 1832 jusqu'en 1837.
Le 14 décembre 1837, M. Cesare Cantù annonça pour la première fois, dans l'appendice de la Gazette de Milan, la publication prochaine de son Histoire universelle, à laquelle il a déjà consacré cinq années de sa vie, et dont le succès va toujours croissant. Au mois de mars suivant, il fit paraître en effet son introduction, qui contenait, en 96 pages, une exposition large et nette du plan de cet ouvrage. A partir du mois d'avril 1838, M. Cesare Cantù s'engageait à livrer chaque semaine à ses souscripteurs deux feuilles d'impression. Jusqu'à ce jour il a tenu parole.
Cette introduction produisit une certaine sensation en Italie. Quelques écrivains reprochèrent, il est vrai, à M. Cesare Cantù de s'être montré trop sévère envers les historiens qui l'avaient précédé:--mais il se justifia sans peine de ces accusations. D'ailleurs on loua généralement son érudition déjà connue et appréciée, son style élégant et clair, bien que trop facile, son zèle infatigable, et surtout le but de ce nouveau travail. En effet, ce n'était pas l'histoire des faits, c'était l'histoire des idées et des moeurs qu'il se proposait d'écrire, l'histoire du développement intellectuel et moral île tous les peuples du globe; en un mot, l'histoire de la civilisation humaine. Pour juger les progrès de l'humanité, il s'est placé au point de vue chrétien. Dans son opinion, le christianisme relève l'histoire et la rend universelle: en proclamant l'unité de Dieu, il proclame celle du genre humain; en nous enseignant que nous devons invoquer il padre nostro, il nous apprend que nous sommes tous frères.' Alors seulement, dit-il, peut naître l'idée d'une fusion entre toutes les époques et entre toutes les nations, et l'observation philosophique et religieuse des progrès perpétuels et indéfinis de l'humanité vers la grande oeuvre de la régénération et le règne de Dieu.»
M. Cesare Cantù divise l'histoire universelle en dix-huit parties qu'il appelle époques, et qui portent les titres suivants I. Jusqu'à l'an 770 du monde.--II. De la dispersion des peuples jusqu'aux olympiades.--III. Des Olympiades à la mort d'Alexandre. --IV. Guerres puniques.--V. Guerres civiles depuis la cent trente-quatrième année avant Jésus Christ jusqu'à la quatrième année après Jésus-Christ.--VI. Les Empereurs jusqu'à Constantin. --VII. De Constantin à Augustus.--VIII. Les Barbares.--IX. Mahomet.--X. Charlemagne.--XI. Les Croisades.--XII. Les Communes. XIII. Chute de l'Empire.--XIV. L'Amérique.--XV. La Reforme. XVI. Louis le Grand et Pierre le Grand.--XVII. Le dix-septième siècle.--XVIII. La Révolution.--Chaque volume comprend une époque. 12 volumes sont publies; ils contiennent l'histoire ancienne (7 vol.) et l'histoire du Moyen-Age (5 vol.). M. Cesare Cantù va commencer prochainement la publication de l'histoire moderne.
M. Cesare Cantù ne se contente pas d'affirmer les faits qui loi paraissent évidents, il essaie de les prouver. Son ouvrage se compose de deux parties distinctes: 1º le Racconto, ou le récit; 2º les Documenti, ou documents. Les documents sont classes et coordonnés dans des volumes séparés, ainsi que les discussions scientifiques, les biographies, les passages les plus remarquables des prosateurs ou des poètes, relatifs aux événements exposés dans le texte. L'auteur donne aussi pour appendice une illustration très-variée des monuments et un traité assez étendu de chronologie.
Nous n'admettons pas sans faire quelques réserves toutes les opinions exprimées par M. Cesare Cantù; mais, bien que nous différions parfois de principes avec lui, nous nous empressons de joindre nos éloges sincères à ceux que lui ont prodigués déjà ses compatriotes et plusieurs journaux français. Qu'il ne se laisse pas décourager, qu'il continue à marcher dans la voie glorieuse qu'il parcourt depuis cinq années avec tant de bonheur, et en moins de deux années il atteindra son but, il achèvera un des plus importants ouvrages qu'aura produits le dix neuvième siècle. Nous sommes heureux, quant à nous, d'annoncer que la Storia universale, vient d'être traduite en français Cette traduction revue, corrigée et augmentée par M. Cantù, qui est en ce moment à Paris, ne doit point tarder à paraître.
Loi salique, ou Recueil contenant les anciennes rédactions de cette loi et le texte connu sous le nom de Lex emendata; par J.-.M. Pardesses, membre de l'Institut.--Paris. 1843. Imprimerie Royale. 1 vol. in-4º de 844 payes. Prix: 35 fr.
Ce volume commence par une préface de 80 pages qui contiennent la description de toutes les éditions et de tous les manuscrits connus de la loi salique, il renferme en outre huit textes différents, d'après les manuscrits, avec, variantes; quarante titres qu'on ne trouve point dans la Les emendata, d'après le manuscrit 4404 de la Bibliothèque royale de Paris et le manuscrit 119, in-4, de Leyde; les prologues, l'épilogue et les récapitulations, d'après divers manuscrits; un commentaire de 824 notes, et enfin quatorze dissertations, dont la première sur les diverses rédactions de la loi salique, et les autres sur les points les plus remarquables du droit privé des Francs sous la première race.
Les dissertations comprennent 309 pages, et sont suivies d'une table alphabétique des matières.
Mémoire sur l'Irlande indigène, et saxonne; par Daniel O'Connell, membre du Parlement. Traduit de l'anglais et augmenté d'une notice biographique sur l'auteur; par Ortaire Fournier. Tome 1er, 1172-1660.--Paris, 1843. Charles Warèe. 7 fr. 50 c.
A peine cet ouvrage eut-il paru à Londres, nous nous empressâmes d'en annoncer la publication, d'exposer le plan de l'auteur, et de résumer en quelques lignes le contenu du 1er volume,--le seul qui ait été mis en vente jusqu'à ce jour.--Nous le répétons, O'Connell ne pouvait pas écrire une histoire réfléchie, sérieuse, logique, bien ordonnée. Tous les hommes habitués à improviser ne mènent jamais à bonne fin,--en supposant qu'ils se sentent le courage de l'entreprendre,--un travail qui exige une attention froide, calme et soutenue. D'ailleurs le tribun irlandais est trop fougueux et trop passionné pour ne pas se laisser emporter souvent, dans ses écrits comme dans ses discours, au delà des bornes de la justice et de la raison. Il a oublié qu'il y avait une grande différence à établir entre l'écrivain et l'orateur. On écoute plus facilement et plus volontiers qu'on ne lit. Si long, si diffus, si fatigant qu'il soit, l'orateur politique est presque toujours sûr de conserver son auditoire, obligé, sinon de prêter l'oreille à son discours, du moins d'attendre, sans pouvoir quitter sa place, qu'il l'ait terminé. Mais, loin de s'imposer au public, l'écrivain reste entièrement sous sa dépendance; il est si facile de fermer un livre qui ennuie, et quand une fois on l'a fermé, il est si difficile de le rouvrir.
Le premier volume du Mémoire sur l'Irlande indigène et saxonne comprend toute la période de temps qui s'étend depuis l'année 1172 jusqu'en 1660. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il se compose de 50 pages de texte et de 400 pages d'observations, de preuves et d'explications. Les volumes suivants ne seront même que la suite de cette seconde partie; car le texte proprement dit ou la première partie renferme dans les neuf chapitres de ses 50 pages toute l'histoire d'Irlande, depuis l'année 1172 jusqu'en 1840. La conclusion qui suit le chapitre IX se termine par ces mots: «La dernière demande de l'Irlande est dégagée de toute alternative, c'est le rappel de l'Union.»
Nous doutons que cet ouvrage étrange soit plus favorablement accueilli en France qu'en Angleterre; mais, malgré ses énormes défauts, nous devons savoir gré à M. Ortaire Fournier d'avoir songé à le traduire, car il contient une foule de documents curieux qui pourront servir un jour aux historiens futurs de la malheureuse Irlande.
Essai sur l'Éducation du peuple, ou sur les Moyens d'améliorer les Écoles primaires populaires et le sort des Instituteurs: par J. Willm, inspecteur de l'Académie de Strasbourg.--Strasbourg. Veuve Levrault.--Paris, Bertrand. 1843. I vol. in-8º. 7 fr. 50 c.
L'auteur de cet Essai a reçu sa première instruction dans une école de village; il a été ensuite aide-instituteur, avant que d'heureuses circonstances lui permissent de se livrer à des études supérieures. Depuis, après avoir professé pendant dix années dans un collège important, il a été, comme inspecteur de l'Académie de Strasbourg, chargé de visiter une grande partie des écoles primaires des deux départements du Rhin. Comme on le voit, il n'est pas étranger à la matière sur laquelle il écrit, et il la traite avec connaissance de cause.
L'Essai qu'il vient de publier s'adresse à tous ceux qui s'intéressent à l'éducation populaire, et spécialement à ceux à qui la loi et le gouvernement ont donné part à l'administration, à la surveillance et à la direction des écoles primaires Ils y trouveront bien des choses connues que l'auteur a voulu seulement leur rappeler; il ne revendique pour lui que le mérite de les avoir classées et groupées autour d'un principe fondamental, d'une idée générale, exposée dans l'introduction et formulée dans la conclusion générale du livre. Du reste, loin d'aspirer à la nouveauté, M. J. Willm évite surtout,--c'est lui qui le déclare,--«de proposer des améliorations qui ne se rattacheraient pas naturellement à ce qui existe, et qui ne découleraient pas de la nature même des choses, de la constitution politique du pays et de la loi organique de l'instruction primaire. Les propositions qu'il fait, il a voulu qu'elles fussent légales, nationales, françaises et surtout praticables.»
M. J. Willm a divisé son travail en trois parties: dans la première partie, il recherche le principe et le but de l'éducation en général. Selon lui, le vrai principe de l'éducation doit être universel, exclusif de tout intérêt particulier, de tout but spécial qu'on voudrait poursuivre aux dépens de tout le reste, bien que servant tous les intérêts légitimes et tout but raisonnable, embrassant tous les sentiments, toutes les dispositions essentielles et pouvant s'appliquer à tous les états, à toutes les classes de la société et à tous les genres d'écoles et d'éducation.--Son but est de former l'homme d'abord, puis le citoyen, puis l'artiste, le soldat, le laboureur ou l'artisan; de jeter les fondements d'une oeuvre que toute la vie, quels qu'en soient d'ailleurs les accidents et les destinées particulières, sera consacrée à continuer, à perfectionner: d'appeler au jour tous les germes de raison, de vertu, de grandeur qui constituent la vraie nature humaine, et de les développer assez pour leur assurer la victoire sur toutes les dispositions contraires. Cette éducation générale doit être la base et la condition de toute éducation particulière. Si, a raison des diverses conditions de la société et de la destination présumée des élèves, elle était diversement appliquée, il ne saurait y avoir de différence que sous le rapport de la quantité et non sous celui de la qualité: mais cette éducation générale, une dans son principe et dans son but, se compose d'éléments divers. Pour être complète, il faut qu'elle soit tout à la fois morale, intellectuelle, esthétique et religieuse;--car l'homme aspire naturellement au bien, au vrai, au beau, à l'infini--et en même temps sociale et nationale, puisque l'homme n'est rien que par la société.
Ces principes posés, M. J. Willm cherche à les appliquer, à montrer ce que peut et ce que doit être dans les écoles primaires populaires cette éducation générale dont il a tracé le plan. Il traite successivement, dans la seconde partie de son Essai, de l'organisation des écoles primaires et de la construction des maisons d'école, ainsi que du mobilier; de l'éducation et de l'instruction dans ces mêmes écoles; de la méthode et de la discipline, de l'administration et de la surveillance de ces écoles. Il termine par l'examen de ces deux questions; Faut-il rendre la fréquentation de l'école primaire obligatoire? et l'instruction primaire doit-elle être gratuite? M. J. Willm demande que tous les enfants qui ont atteint l'âge de six ans soient annuellement soumis à une sorte de conscription scolaire et tenus de payer la rétribution mensuelle, si leurs parents sont assez aisés pour cela, ou amenés à l'école, s'ils sont pauvres, par tous les moyens dont peut disposer l'administration.
Le sort des écoles populaires dépend principalement du dévouement éclairé, du zèle et de l'habileté des instituteurs. Pour que les écoles soient bonnes, il ne suffit pas de les placer dans des maisons parfaitement appropriées, dans des salles vastes, saines, bien éclairées et munies de tout ce qui est nécessaire à l'enseignement, il faut surtout qu'elles soient dirigées par des maîtres habiles et dévoués. Or, pour que les maîtres soient habiles, il faut leur fournir les moyens d'acquérir les connaissances nécessaires a leur état, et pour soutenir leur zèle, il faut travailler à rendre leur position aussi bonne et aussi honorable que possible. M. J. Willm s'est donc occupe successivement, dans la troisième partie de son Essai, des moyens de former les instituteurs, et spécialement des écoles normales primaires: des moyens de leur faire continuer leur instruction après leur entrée en fonctions, et spécialement des conférences et des bibliothèques de l'école; enfin des moyens matériels d'améliorer leur condition, et des encouragements qu'il convient de leur offrir pour soutenir leur zèle.
M. J. Willm achève la conclusion de son ouvrage en demandant qu'il soit créé au sein de l'Académie des Sciences morales et politiques une section de pédagogie, et que quelques chaires soient consacrées, à Paris et dans les départements, à cet art, le plus important de tous, puisqu'il a pour but de former les hommes.
Bluettes; par Eugène de Lonlay. I vol. in-18.--Paris. 1843. Amyot.
Comment ne pas accueillir avec intérêt un charmant volume bien imprimé sur du papier satiné, qui se présente sous un titre si modeste et vous demande humblement un regard et un sourire bienveillants? Quel reproche le critique le plus dur aurait-il le courage d'adresser à des Bluettes, surtout lorsque Béranger déclare les avoir lues avec infiniment de plaisir, lorsqu'elles ont déjà eu deux éditions, et engin lorsque leurs grâces naïves et leur tournure originale méritent réellement le succès qu'elles ont obtenu? Ce qu'il faut au poète, a dit M. E. de Lonlay dans sa première Bluette.
Ce qu'il faut au poète,
C'est l'amour!...
L'auteur des Bluettes est-il poète? Bien qu'il fasse des vers charmants, nous attendrons, pour lui décerner un si beau titre, la publication du Trappiste; mais, poète ou compositeur d'agréables romances, il a ce qu'il lui faut, il est amoureux; ne nous étonnons donc pas s'il ne chante que sa passion. Jetez les yeux sur la table générale des Bluettes, qu'y voyez-vous: «Avoir tout à t'offrir.--Es-tu fille des cieux?--Ne m'oubliez pas.--Tes yeux ont pris mon âme.--Que peut-elle faire?--Je me souviens toujours.--Tout un jour sans te voir.--Loin des yeux, près du coeur, etc.» Aussi M. E. de Lonlay donne-t-il ses vers à celle qui seule, en les lisant, pourra dire: C'est moi; il les lui donne «comme aux vertes savanes, la rosée abandonne ses perles limpides, connue sur les sentiers l'aubépine épand ses débris embaumés, comme à la terre endormie l'aube jette ses rayons d'or, comme aux coquettes plantes de ses rives le lac prête son miroir mouvant, comme la fleur à l'abeille donne son miel, comme au pèlerin l'étoile donne sa clarté, comme à l'Éternel le croyant donne sa prière, comme à la mère l'enfant donne ses premières caresses, la vierge à son amant le parfum de son premier baiser.»
Océanie, ou Cinquième partie du Monde, revue géographique et ethnographique de la Malaisie, de la Micronésie, de la Polynésie et de la Mélanésie; par M. G.-L. Domeny de Rienzi. 3 vol. in-8º, ornés de gravures et cartes. Paris. Firmin Didot. 1843.
«L'Océanie, ou cinquième partie du monde, plus étendue à elle seule que le reste de notre globe, dit M. Domeny de Rienzi dans son introduction, en est la moins connue et pourtant la plus curieuse et la plus variée. C'est la terre des prodiges: elle renferme les races d'hommes les plus opposées, les plus étonnantes merveilles de la nature et les monuments les plus admirables de l'art. On y voit le pygmée à côté du géant, et le blanc à côté du noir; près d'une tribu patriarcale une peuplade d'anthropophages; non loin des hordes sauvages les plus abruties des nations civilisées avant nous; les tremblements de terre et les aérolithes bouleversent les campagnes, et les volcans foudroient des villages entiers. Sur son continent austral, les animaux les plus bizarres, et dans l'Ile la plus grande à la fois de ses archipels et du globe, l'orang-outang, bimane anthropomorphe présentent aux philosophes un profond sujet de méditations. Une de ses îles s'enorgueillit de la majesté de ses temples et de ses palais antiques, supérieurs aux monuments de la Perse et du Mexique, et comparables aux chefs-d'oeuvre de l'Inde et de l'Égypte; d'autres étaient des pagodes, des mosquées et des tombeaux modernes, rivalisant d'élégance et de grâce avec ce que l'Orient et la Chine nous offrent de plus parfait en ce genre.»
Avant la publication de l'ouvrage de M. de Rienzi, il n'existait cependant aucun livre spécial et complet sur l'Océanie Le dernier descendant du célèbre tribun italien ne s'est pas contenté, comme on pourrait le croire, de résumer tous les travaux des voyageurs, navigateurs, géographes ou hydrographes qui l'avaient précédé. Cinq voyages entrepris par amour pour la science dans diverses parties de l'Océanie l'ont mis à même d'ajouter un grand nombre de fats nouveaux aux faits déjà connus.--Son ouvrage comble donc une lacune importante dans l'histoire de la géographie; car il contient, outre un tableau général de l'Océanie, la description et l'histoire de la Malaisie, ou grand archipel indien, de la Micronésie, de la Polynésie et de la Mélanésie. Plusieurs des dessins qui accompagnent le texte sont inédits, et ont été exécutés par l'auteur sur les lieux; les autres sont empruntés aux ouvrages les plus estimés. Douze morceaux de musique, dont hut inédits, un tableau idiomographique des langues de ces contrées, deux inscriptions importantes; enfin une nouvelle carte générale et trois nouvelles cartes particulières de l'Océanie, complètent cette description.
L'Océanie a paru il y a deux ans; mais la prise de possession des îles Marquises et l'occupation de Taïti, donnent un intérêt d'actualité à cette remarquable et utile publication.
(Mantelet à la vieille.)
Le mantelet est renouvelé de la mode assez peu éloignée de 1837: il y a fort peu de différence entre celui d'aujourd'hui et celui d'alors; les garnitures différent, mais la coupe est à peu près la même. Les mantelets de taffetas noir, puce ou marron, sont ceux que l'un porte en négligé comme en toilette du soir: le taffetas glacé en nuances claires n'appartient qu'aux demi-toilettes de jour.
Les rubans employés comme garniture sont moins bien que les garnitures en étoffe. Le taffetas est coupé en biais, et il se forme à quatre rangs.
Notre dessin représente une femme qui porte son mantelet avec toute la grâce sévère de la distinction; à peine doit-on apercevoir la taille derrière le dos arrondi.
Quelques façons de robes nouvelles paraissent à l'horizon des modes: ce sont des manches bouillonnées au poignet, des corsages lacés, et des jupes garnies d'immenses volants à l'espagnole.
Les plumes sur les chapeaux de paille prennent faveur; quoique les rubans simples soient de bon goût, une nouveauté tout à fait remarquable et remarquée est le chapeau Pénélope de Lucy Hocquet. C'est une fantaisie, une innovation, une bizarrerie. Aussitôt qu'il se fait un chapeau Pénélope, il disparaît du magasin; cependant il doit rester distingué en raison de sa simplicité un peu étrange.
Voici deux jolis costumes de jeunes garçons: l'aîné, en veste de drap et pantalon de tricot ou de nankin a la chemine de toile, dont le collet rabat sur la cravate; le plus jeune, en blouse de velours, a les jambes nues, et les guêtres de tricot ou le pantalon de flanelle dans la guêtre. Sa chemise, plissée comme une chemisette suisse, sort de la blouse et laisse dégagé son cou. La casquette va bien sur les cheveux à la jeune France.
Nous regrettons de ne pouvoir donner ici un détail un peu étendu des avantages du chariot hygiénique dans lequel on a placé l'enfant que nous avons sous les yeux. M. Lebrun, mécanicien habile, inventeur d'une ceinture de sauvetage, mérite une place en première ligne à l'illustration. Si les mères comprennent bien les bienfaits de ce petit chariot, il est certain que le nombre des enfants contrefaits diminuera sensiblement. Une quantité d'enfants nés droits, mais délicats et faibles, se déjettent faute de pouvoir se supporter sur leurs jambes. Nous ne saurions trop engager les mères et les nourrices à visiter M. Lebrun. Elles se féliciteront de cette prévoyance, et en seront immédiatement récompensées par le bonheur qu'elles procureront à ces pauvres petits êtres impuissants, heureux entre ces jambes artificielles qui les supportent et les transportent à leur gré, sans péril et sans fatigue.
ÉPITAPHE D'UN GRAND HOMME.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:
Les personnalités attirent la haine.