Title: Récits d'une tante (Vol. 2 de 4)
Author: comtesse de Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond Boigne
Release date: May 12, 2010 [eBook #32348]
Most recently updated: January 6, 2021
Language: French
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Il a été tiré de cet ouvrage
mille exemplaires sur vergé teinté des Papeteries
de Corvol-l'Orgueilleux
tous numérotés.
No
HÉLÈNE DILLON, MARQUISE D'OSMOND,
MÈRE DE LA COMTESSE DE BOIGNE,
d'après un portrait de J. Isabey
(Collection de Mademoiselle Osmonde d'Osmond).
MÉMOIRES
DE LA
COMTESSE DE BOIGNE
NÉE D'OSMOND
PUBLIÉS INTÉGRALEMENT D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL
II
1815.—L'Angleterre et la France de 1816 à 1820.
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ
1921
Séjour en Piémont. — Restauration de 1815. — Passage à Lyon. — Marion. — Arrivée à Turin. — Dispositions du Roi. — Son gouvernement. — Le cabinet d'ornithologie. — Le comte de Roburent. — Les Biglietto regio. — La société. — Le lustre. — Les loges. — Le théâtre. — L'Opéra. — Détails de mœurs. — Le marquis del Borgo.
J'ai toujours pensé que, pour conserver de la dignité à son existence, il fallait la diriger dans le sens d'une principale et persévérante affection et que le dévouement était le seul lien de la vie des femmes. N'ayant été, de fait, ni épouse ni mère, je m'était entièrement donnée à l'amour filial. Quelque répugnance que j'eusse à la carrière que mon père venait de reprendre, à la résidence où on l'envoyait, et malgré ma complète indépendance de position, je ne me rappelle pas avoir éprouvé un instant d'hésitation à le suivre. Ce souvenir, placé à une distance de vingt années, m'est doux à retrouver.
Nous nous arrêtâmes trois jours à Lyon. Je me rappelle une circonstance de ce séjour dont je fus très touchée. Ma femme de chambre, qui était lyonnaise, me pria de lui donner quelques heures de liberté pour (p. 002) aller voir un ancien ami de son père. Le lendemain, pendant que je faisais ma toilette, on vint la demander. Elle avait fait appeler des marchands d'étoffes pour moi et s'informa si c'était eux qui attendaient; on lui répondit que c'était une vieille paysanne n'ayant qu'un bras.
«Oh! fit-elle, c'est la bonne Marion? c'est bien beau, son bras, allez, madame! Ma mère nous l'a souvent fait baiser avec respect.» Cette phrase excita ma curiosité, et j'obtins le récit suivant:
«Madame sait que mon père était libraire du Chapitre et vendait principalement des livres d'église, ce qui le mettait en relation avec les ecclésiastiques. Parmi eux, monsieur Roussel, curé de Vériat, venait le plus à la maison; mon père allait souvent chez lui et ils étaient très amis.
«Lors de la Terreur, tous deux furent arrêtés et jetés dans la même prison. Marion, servante de monsieur Roussel, et bien attachée à son maître, quitta le village de Vériat, et vint à Lyon pour se rapprocher de lui. Ma mère lui donna un asile chez nous où, comme Marion, nous étions très inquiets et très malheureux, manquant de pain encore plus que d'argent et ayant bien de la peine à trouver de quoi manger. Cependant Marion parvenait, à force d'industrie, à se procurer chaque jour un petit panier de provisions qu'elle réussissait ordinairement à faire arriver jusqu'à monsieur Roussel.
«Un matin où elle avait été brutalement repoussée, sa persévérance à réclamer l'entrée de la prison ayant impatienté un des sans-culottes qui était de garde, il s'avisa de dire qu'assurément son panier contenait une conspiration contre la République et voulut s'en emparer. Marion, prévoyant le pillage de son pauvre dîner, voulut le défendre. Alors un de ces monstres, un peu (p. 003) plus tigre que les autres, s'écria: «Hé bien! nous allons voir», et il abattit d'un coup de sabre le bras qui tenait le panier. Les éclats de rire accueillirent cette action. La pauvre Marion, laissant sa main et la moitié de son avant-bras sur le pavé de la prison, serra sa plaie sanglante dans son tablier et revint chez nous. Ma mère lui donna les premiers soins, tandis qu'on alla chercher un chirurgien pour la panser. Elle montra une force et un courage prodigieux. Bientôt après, ma mère la vit chercher un autre panier et le remplir de nouvelles provisions.
«Que faites-vous là, Marion?
«—Eh bien donc, j'arrange le dîner pour monsieur.
«—Mais, Marion, vous ne pensez pas retourner là-bas.
«—Eh! il n'y pas déjà tant si loin.»
«Enfin, quoi qu'on lui pût dire, elle partit, mais rentra au bout d'une minute.
«Vous voyez bien, Marion, que vous n'étiez pas en état d'aller, lui dit ma mère, en lui avançant une chaise.
«—Si fait bien! merci; mais, madame Vernerel, je voudrais que vous m'arrangiez ce linge roulé au bout du bras pour y donner la longueur, parce que, si monsieur s'apercevait qu'il manque, cela pourrait lui faire de la peine et qu'il en a déjà bien assez, le pauvre cher homme.»
«Ma mère, touchée jusqu'aux larmes, obéit à Marion. Celle-ci fit à monsieur Roussel l'histoire d'un panaris au doigt qui expliquait son bras en écharpe. Elle ne cessa pas un seul jour ses pieux soins; il n'apprit qu'à sa sortie de prison la perte de son bras.»
On peut croire que j'éprouvai un vif désir de voir l'admirable Marion. J'entrai dans la chambre où elle se (p. 004) trouvait, apportant un petit cadeau d'œufs frais et de fromage à la crème pour sa chère enfant, comme elle appelait mademoiselle Louise. C'était une vieille paysanne, grande, maigre, ridée, hâlée jusqu'au noir, mais encore droite et conservant l'aspect de la force.
Je la questionnai sur l'aventure qu'on venait de me raconter et j'eus la satisfaction qu'elle ne se doutait pas avoir été sublime. Elle paraissait presque contrariée de mon admiration et n'était occupée qu'à se disculper d'avoir trompé monsieur le Curé.
«Mais, disait-elle, c'est qu'il est si bête, ce brave homme, à se faire du mal, à se tourmenter pour les autres!»
Et, comme je la rassurais de mon mieux sur ce pieux mensonge:
«Au fait, monsieur le Curé m'a dit depuis qu'il m'aurait défendu de revenir s'il avait su cette drôlerie, reprit-elle en regardant son bras; ainsi j'ai bien fait tout de même de le tromper», et elle partit d'un éclat de rire de franche gaieté.
Mademoiselle Louise me dit: «Et Marion, madame, n'en fait pas moins bien le ménage et la bonne soupe que j'ai mangée hier.»
Marion sourit à ces paroles flatteuses, mais, hochant la tête «Ah! dame, non, ma chère enfant; je ne suis pas si habile qu'avant, mais ce pauvre cher homme du bon Dieu, ça ne s'impatiente jamais.» J'ai regretté de n'avoir pas vu monsieur Roussel. L'homme «assez bête», comme disait Marion, pour inspirer un pareil dévouement devait être bien intéressant a connaître.
Nous arrivâmes à Turin au moment où la société y était le plus désorganisée. Le Roi n'avait rapporté de Cagliari qu'une seule pensée; il y tenait avec l'entêtement d'un vieil enfant: il voulait tout rétablir comme en (p. 005) Novant-ott. C'était sa manière d'exprimer, en patois piémontais, la date de 1798, époque à laquelle il avait été expulsé de ses États par les armées françaises.
Il en résultait des conséquences risibles: par exemple, ses anciens pages reprenaient leur service à côté des nouveaux nommés, de sorte que les uns avaient quinze ans et les autres quarante. Tout était à l'avenant. Les officiers, ayant acquis des grades supérieurs, ne pouvaient rester dans l'armée qu'en redevenant cadets. Il en était de même dans la magistrature, dans l'administration, etc. C'était une confusion où l'on se perdait. La seule exception à la loi du Novant-ott et, là, le bon Roi se montrait très facile, était en faveur de la perception des impôts: ils étaient triplés depuis l'occupation des français, et Sa Majesté sarde s'accommodait fort bien de ce changement.
Le Roi avait ramené tous les courtisans qui l'avaient suivi à Cagliari pendant l'émigration. Aucun n'était en état de gouverner un seul jour. D'une autre part, l'empereur Napoléon avait, selon son usage, écrémé le Piémont de tous les gens les plus distingués et les avait employés dans l'Empire, ce qui, aux yeux du Roi, les rendait incapable de le servir. L'embarras était grand.
On alla rechercher un homme resté en dehors des affaires mais qui ne manquait pas de moyens, le comte de Valese, enfermé depuis nombre d'années dans son château du val d'Aoste. Il y avait conservé bon nombre de préjugés et d'idées aristocratiques et contre-révolutionnaires, mais pourtant c'était un libéral en comparaison des arrivants de Sardaigne. Il lui fallait encore les ménager, et je crois qu'il a bien souvent rougi des concessions qu'il était obligé de faire à leur ignorance.
Dans sa passion pour revenir au Novant-ott, le Roi voulait détruire tout ce qui avait été créé par les français (p. 006) et, entre autres, plusieurs collections scientifiques. Un jour, on lui demanda grâce pour celle d'ornithologie qu'il avait visitée la veille et dont il semblait ravi; il entra dans une grande colère, dit que toutes ces innovations étaient œuvres de Satan.... Ces cabinets n'existaient pas en Novant-ott, et les choses n'en allaient pas plus mal.... Il n'était nul besoin d'être plus habile que ses pères.... Sa verve épuisée, il ajouta qu'il n'admettrait d'exception que pour les oiseaux; ils lui plaisaient, il voulait qu'on en prît grand soin. La partie sarde du Conseil approuva l'avis du Roi. Monsieur de Valese et monsieur de Balbe se turent en baissant les yeux. La destruction du cabinet d'ornithologie et la conservation de celui des oiseaux passa à l'immense majorité.
Ces niaiseries, dont je ne rapporterai que celle-là mais qui se renouvelaient journellement, rendaient le gouvernement ridicule, et, lorsque nous arrivâmes à Turin, il était dans le plus haut degré de déconsidération. Depuis, l'extrême bonhomie du Roi lui avait rendu une sorte de popularité, et la nécessité l'avait forcé, de son côté, à tempérer les dispositions absurdes rapportées de Cagliari. Il fallait en revenir aux personnes dont le pays connaissait et appréciait le mérite, lors même qu'elles n'auraient pas passé vingt-cinq années de leur vie dans l'oisiveté.
Monsieur de Valese avait bien un peu de peine à s'associer des gens avec lesquels il avait été longtemps en hostilité: peut-être même craignait-il que les répugnances, une fois complètement surmontées, on ne trouvât parmi ceux qui avaient servi l'Empereur des capacités supérieures à la sienne. Cependant, comme il était homme d'honneur et voulant le bien, il engageait le Roi à confier les places importantes aux personnes en état de les faire convenablement et chaque jour apportait (p. 007) quelque amélioration aux premières extravagances.
L'absence de la Reine, restée en Sardaigne, rendait le Roi plus accessible aux conseils de la raison. Cependant elle avait délégué son influence à un comte de Roburent, grand écuyer et espèce de favori dont l'importance marquait dans cette Cour. C'était le représentant de l'émigration et de l'ancien régime, avec toute l'exagération qu'on peut supposer à un homme très borné et profondément ignorant. Je me rappelle qu'un jour, chez mon père, on parla du baptême que les matelots font subir lorsqu'on passe la ligne; mon père dit l'avoir reçu; monsieur de Roburent reprit avec un sourire bien gracieux: «Votre Excellence a passé sous la ligne; vous avez donc été ambassadeur à Constantinople?»
Il y avait alors trois codes également en usage en Piémont; l'ancien code civil, le code militaire qui trouvait moyen d'évoquer toutes les affaires, et le code Napoléon. Selon que l'un ou l'autre était favorable à la partie protégée par le pouvoir, un Biglietto regio enjoignait de s'en servir; cela se renouvelait à chaque occasion. À la vérité, si cette précaution était insuffisante, un second Biglietto regio cassait le jugement et, sans renvoyer devant une autre cour, décidait le contraire de l'arrêt rendu. Mais il faut l'avouer, ceci n'arrivait guère que pour les gens tout à fait en faveur.
Il y eut une aventure qui fit assez de bruit pendant notre séjour. Deux nobles piémontais de province avaient eu un procès qui fut jugé à Casal. Le perdant arriva en poste à Turin, parvint chez monsieur de Roburent et lui représenta que ce jugement était inique, attendu qu'il était son cousin. Monsieur de Roburent comprit toute la force de cet argument, et obtint facilement un Biglietto regio en faveur du cousin. Trois jours (p. 008) après, arrive l'autre partie, apportant pour toute pièce à consulter une généalogie prouvant qu'il était, aussi, cousin de monsieur de Roburent et d'un degré plus rapproché. Celui-ci l'examine avec grand soin, convient de l'injustice qu'il a commise, descend chez le Roi, et rapporte un second Biglietto regio qui rétablit le jugement du tribunal. Tout cela se passait sans mystère; il ne fallait en mettre un peu que pour en rire, quand on était dans une position officielle comme la nôtre.
L'intolérance était portée au point que l'ambassade de France devint un lieu de réprobation. On ne pardonnait pas à notre Roi d'avoir donné la Charte, encore moins à mon père de l'approuver et de proclamer hautement que cette mesure, pleine de sagesse, était rendue indispensable par l'esprit public en France.
Ces doctrines subversives se trouvaient tellement contraires à l'esprit du gouvernement sarde que, ne pouvant empêcher l'ambassadeur de les professer, on laissait entrevoir aux piémontais qu'il valait mieux ne point s'exposer à les entendre.
Les Purs étaient peu disposés à venir à l'ambassade. Ceux qui, ayant servi en France, avaient des idées un peu plus libérales, craignaient de se compromettre, de sorte que nous ne voyions guère les gens du pays qu'en visite de cérémonie. Il n'y avait pas grand'chose à regretter.
La société de Turin, comme celle de presque toutes les villes d'Italie, offre peu de ces honnêtes médiocrités dont se compose le monde dans les autres contrées. Quelques savants et des gens de la plus haute distinction, plus nombreux peut-être qu'ils ne sont ailleurs, y mènent une vie retirée, pleine d'intérêt et d'intelligence. Si on peut pénétrer dans cette coterie ou en faire sortir quelques-uns des membres qui la composent, on est amplement payé des soins qu'il a fallu se donner pour atteindre (p. 009) à ce but, mais cela est fort difficile. En revanche, la masse dansante et visitante est d'une sottise, d'une ignorance fabuleuses.
On dit que, dans le sud de l'Italie, on trouve de l'esprit naturel. Le Piémont tient du nord pour l'intelligence et du midi pour l'éducation. En tout, ce pays est assez mal partagé. Son climat, plus froid que celui de France en hiver, est plus orageux, plus péniblement étouffant que l'Italie en été; et les beaux-arts n'ont pas franchi les Apennins pour venir jusqu'à lui: ils seraient effarouchés par l'horrible jargon qu'on y parle; il les avertirait bien promptement qu'ils ne sont point dans leur patrie.
Tout le temps de mon séjour à Turin, j'ai entendu régulièrement chaque jour, pendant ce qu'on appelait l'avant-soirée où mon père recevait les visites, discuter sur une question que je vais présenter consciencieusement sous toutes ses faces.
Le prince Borghèse, gouverneur du Piémont sous l'Empereur, avait fait placer un lustre dans la salle du grand théâtre. C'était, il faut tout dire, une innovation. Il offrit de le donner, il offrit de le vendre, il offrit de le faire ôter à ses frais, il offrit d'être censé le vendre sans en réclamer le prix, il offrit d'accepter tout ce que le Roi en voudrait donner, il offrit enfin qu'il n'en fût fait aucune mention.... Je me serais volontiers accommodée de ce dernier moyen. Lorsque j'ai quitté Turin au bout de dix mois, il n'y avait pas encore de parti pris, et la société continuait à être agitée par des opinions très passionnées au sujet du lustre; on attendait l'arrivée de la Reine pour en décider.
La distribution des loges avait, pour un temps, apporté quelque distraction à cette grande occupation. J'étais si peu préparée à ces usages que je ne puis dire avec quel étonnement j'appris qu'aux approches du carnaval le Roi (p. 010) s'était rendu au théâtre, avec son confesseur, pour décider à qui les loges seraient accordées. Les gens bien pensants étaient les mieux traités. Cependant, il fallait ajouter aux bonnes opinions la qualité de grand seigneur pour en avoir une aux premières et tous les jours. La première noblesse était admise aux secondes, la petite noblesse se disputait les autres loges avec la haute finance. Toutefois, pour avoir un tiers ou un quart de loge aux troisièmes, il fallait quelque alliance aristocratique.
Pendant que cette liste se formait, Dieu sait quelles intrigues s'agitaient autour du confesseur et à combien de réclamations sa publication donna lieu! Cela se comprend cependant en réfléchissant que tous les amours-propres étaient mis en jeu d'une façon dont la publicité était révélée chaque soir pendant six semaines. On s'explique aussi la fureur et la colère des personnes qui, depuis vingt ans, vivaient sur le pied d'égalité avec la noblesse et qui, tout à coup, se voyaient repoussées dans une classe exclue des seuls plaisirs du pays.
Ce qui m'a paru singulier, c'est que la fille noble qui avait épousé un roturier (il faut bien se servir de ces mots, ils n'étaient pas tombés en désuétude à Turin) était mieux traitée dans la distribution des loges que la femme d'un noble qui était elle-même roturière. Je suppose que c'était dans l'intérêt des filles de qualité qui n'ont aucune espèce de fortune en Piémont. Je le crois d'autant plus volontiers que j'ai entendu citer comme un des avantages d'une jeune fille à marier qu'elle apportait le droit à une demi-loge.
Quand la liste, revue, commentée, corrigée, fut arrêtée, on expédia une belle lettre officielle, signée du nom du Roi et cachetée de ses armes, qui prévint que telle loge, en tout ou en partie, vous étant désignée, vous pouviez (p. 011) en envoyer chercher la clef. Pour l'obtenir alors, il fallait payer une somme tout aussi considérable qu'à aucun autre théâtre de l'Europe. De plus, il fallait faire meubler la loge, y placer des tentures, des rideaux, des sièges, car la clef ne donnait entrée que dans un petit bouge vide avec des murailles sales. C'était une assez bonne aubaine pour le tapissier du Roi.
Ces frais faits, on achète encore à la porte (pour un prix assez modique, à la vérité) le droit d'entrer au théâtre, de sorte que l'étranger qu'on engage à venir au spectacle est forcé de payer son billet. Malgré, ou peut-être à cause de toutes ces formalités, l'ouverture du grand Opéra fut un événement de la plus haute importance. Dès le matin, toute la population était en agitation, et la foule s'y porta le soir avec une telle affluence que, malgré toutes les prérogatives des ambassadeurs, nous pensâmes être écrasées, ma mère et moi en y arrivant.
La salle est fort belle, le lustre y était demeuré provisoirement et l'éclairait assez bien, mais les véritables amateurs de l'ancien régime lui reprochaient de ternir l'éclat de la couronne (On appelle la couronne la loge du Roi). C'est un petit salon qui occupe le fond de la salle, est élevé de deux rangs de loges sur une largeur de cinq à peu près, extrêmement décoré en étoffes et en crépines d'or et brillamment éclairé en girandoles de bougies. Avant l'innovation du lustre, la salle ne recevait de lumière que de la loge royale. Celle de l'ambassadeur de France était de tout temps vis-à-vis de la loge du prince de Carignan et la meilleure possible. On aurait bien été tenté de l'ôter à l'ambassadeur d'un Roi constitutionnel, mais pourtant on n'osa pas, mon père ayant fait savoir qu'il serait forcé de le trouver mauvais. Cela ne se pouvait autrement, d'après l'importance qu'on y attachait dans le pays.
(p. 012) Le spectacle était comme par toute l'Italie: deux bons chanteurs étaient entourés d'acolytes détestables, de sorte qu'il n'y avait aucun ensemble. Mais cela suffisait à des gens qui n'allaient au théâtre que pour y causer plus librement. On écoutait deux ou trois morceaux, et le reste du temps on bavardait comme dans la rue; le parterre, debout, se promenait lorsqu'il n'était pas trop pressé. Un ballet détestable excitait des transports d'admiration; les décorations étaient moins mauvaises que la danse.
Les jeunes femmes attendent l'ouverture de l'Opéra avec d'autant plus d'empressement qu'elles habitent toujours chez leur belle-mère et que, tant qu'elles la conservent, elles ne reçoivent personne chez elles. En revanche, la loge est leur domicile et, là, elles peuvent admettre qui elles veulent. Les hommes de la petite noblesse même s'y trouvent en rapport avec les femmes de la première qui ne pourraient les voir dans leurs hôtels. On entend dire souvent: «Monsieur un tel est un de mes amis de loge». Et monsieur un tel se contente de ce rapport qui, dit-on, devient quelquefois assez intime, sans prétendre à passer le seuil de la maison. L'usage des cavaliers servants est tombé en désuétude. S'il en reste encore quelques-uns, ils n'admettent plus que ce soit à titre gratuit et, hormis qu'elles sont plus affichées, les liaisons n'ont pas plus d'innocence qu'ailleurs.
L'usage en Piémont est de marier ses enfants sans leur donner aucune fortune. Les filles ont une si petite dot qu'à peine elle peut suffire à leur dépense personnelle, encore est-elle toujours versée entre les mains du beau-père; il paye la dépense du jeune ménage, mais ne lui assure aucun revenu.
J'ai vu le comte Tancrède de Barolle, fils unique (p. 013) d'un père qui avait cinq cent mille livres de rente, obligé de lui demander de faire arranger une voiture pour mener sa femme aux eaux. Le marquis de Barolle calculait largement ce qu'il fallait pour le voyage, le séjour projeté et y fournissait sans difficulté. Sa belle-fille témoignait-elle le désir de voir son appartement arrangé: architectes et tapissiers arrivaient, et le mobilier se renouvelait magnifiquement; mais elle n'aurait pas pu acheter une table de dix louis dont elle aurait eu la fantaisie. Permission plénière de faire venir toutes les modes de Paris; le mémoire était toujours acquitté sans la moindre réflexion. En un mot, monsieur de Barolle ne refusait rien à ses enfants, que l'indépendance. J'ai su ces détails parce que madame de Barolle était une française (mademoiselle de Colbert) et qu'elle en était un peu contrariée, mais c'était l'usage général. Tant que les parents vivent, les enfants restent fils de famille dans toute l'étendue du terme, mais aussi, dans la proportion des fortunes, on cherche à les en faire jouir.
Le marquis de Barolle, dont je viens de parler, était sénateur et courtisan fort assidu de l'Empereur. Pendant un séjour de celui-ci à Turin, le marquis lui fit de vives représentations sur ce qu'il payait cent vingt mille francs d'impositions.
«Vraiment, lui dit l'Empereur, vous payez cent vingt mille francs?
—Oui, sire, pas un sol de moins, et je suis en mesure de le prouver à Votre Majesté, voici les papiers.
—Non, non, c'est inutile, je vous crois; et je vous en fais bien mon compliment.»
Le marquis de Barolle fut obligé de se tenir pour satisfait.
Le charme que les dames piémontaises trouvent au théâtre les y rend très assidues, mais cela n'est plus (p. 014) d'obligation comme avant la Révolution. Quand une femme manquait deux jours à aller à l'Opéra, le Roi envoyait s'enquérir du motif de son absence et elle était réprimandée, s'il ne le jugeait pas suffisant.
En tout, rien n'était si despotique que ce gouvernement soi-disant paternel, surtout pour la noblesse. À la vérité, il la dispensait souvent de payer les dettes qu'elle avait contractées envers les roturiers (ce qui, par parenthèse, rendait les prêts tellement onéreux que beaucoup de familles en ont été ruinées); mais, en revanche, il décidait de la façon dont on devait manger son revenu. Il disait aux uns de bâtir un château, aux autres d'établir une chapelle, à celui-ci de donner des concerts, à cet autre de faire danser, etc. Il fixait la résidence de chacun dans la terre ou dans la ville qui lui convenait. Pour aller à l'étranger, il fallait demander la permission particulière du Roi; il la donnait difficilement, la faisait toujours attendre et ne l'accordait que pour un temps très limité. Un séjour plus ou moins long dans la forteresse de Fénestrelle aurait été le résultat de la moindre désobéissance à l'intérieur. Si on avait prolongé l'absence à l'étranger au delà du temps fixé, la séquestration des biens était de droit sans autre formalité.
Le marquis del Borgo, un des seigneurs piémontais les plus riches, souffrait tellement de rhumatismes qu'il s'était établi à Pise, ne pouvant supporter le climat de Turin. Lorsque le roi Charles Amédée fit construire la place Saint-Charles, un Biglietto regio enjoignit au marquis d'acheter un des côtés de la place et d'y faire une façade. Bientôt après un nouveau Biglietto regio commanda un magnifique hôtel dont le plan fut fourni, puis vint l'ordre de le décorer, puis de le meubler avec une magnificence royale imposée pièce par pièce. Enfin, un dernier Biglietto regio signifia que le propriétaire d'une (p. 015) si belle résidence devait l'habiter, et la permission de rester à l'étranger fut retirée. Le marquis revint à Turin en enrageant, s'établit dans une chambre de valet, tout au bout de son superbe appartement qu'il s'obstina à ne jamais voir mais qui était traversé matin et soir par la chèvre dont il buvait le lait. C'est la seule femelle qui ait monté le grand escalier tant que le vieux marquis a vécu. Ses enfants étaient restés dans l'hôtel de la famille.
J'ai vu sa belle-fille établie dans celui de la place Saint-Charles; il était remarquablement beau. C'est elle qui m'a raconté l'histoire des Biglietto regio du marquis et de la chèvre. Elle était d'autant plus volontiers hostile aux formes des souverains sardes qu'elle-même, étant fort jeune et assistant à un bal de Cour, la reine Clotilde avait envoyé sa dame d'honneur, à travers la salle, lui porter une épingle pour attacher son fichu qu'elle trouvait trop ouvert.
La marquise del Borgo, sœur du comte de Saint-Marsan, était spirituelle, piquante, moqueuse, amusante, assez aimable. Mais elle nous était d'une faible ressource; elle se trouvait précisément en position de craindre des rapports un peu familiers avec nous.
La conduite des dames piémontaises est généralement assez peu régulière. Peut-être, au surplus, les étrangers s'exagèrent-ils leurs torts, car elles affichent leurs liaisons avec cette effronterie naïve des mœurs italiennes qui nous choque tant. Quant aux maris, ils n'y apportent point d'obstacle et n'en prennent aucun souci. Cette philosophie conjugale est commune à toutes les classes au delà des Alpes. Je me rappelle à ce propos avoir entendu raconter à Ménageot (le peintre), que, dans le temps où il était directeur des costumes à l'Opéra de Paris, il était arrivé un jour chez le vieux Vestris et l'avait trouvé occupé à consoler un jeune danseur, son (p. 016) compatriote, dont la femme, vive et jolie figurante, lui donnait de noires inquiétudes. Après toutes les phrases banales appropriées à calmer les fureurs de l'Othello de coulisse, Vestris ajouta dans son baragouin semi italien:
«Et pouis, vois-tou, ami, dans noutre état les cournes c'est coumme les dents: quand elles poussent, cela fait oun mal dou diavolo ... pou à pou on s'accoutoume, et pouis ... et pouis ... on finit par manger avec.»
Ménageot prétendait que le conseil avait prospéré assez promptement.
Les visites à Turin. — Le comte et la comtesse de Balbe. — Monsieur Dauzère. — Le prince de Carignan. — Le corps diplomatique. — Le général Bubna. — Ennui de Turin. — Aspect de la ville. — Appartements qu'on y trouve. — Réunion de Gênes au Piémont. — Dîner donné par le comte de Valese. — Jules de Polignac.
Tant que dure la saison de l'Opéra, on ne fait ni ne reçoit de visites: c'est un d'autant plus grand bénéfice qu'à Turin l'usage n'admet que celles du soir. Les palais sont sans portier et les escaliers sans lumière. Le domestique qui vous suit est muni d'une lanterne avec laquelle il vous escorte jusqu'au premier, second, troisième étage d'une immense maison dont le propriétaire titré habite un petit coin, le reste étant loué, souvent à des gens de finance. On doit arriver en personne à la porte de l'appartement, rester dans sa voiture et envoyer savoir si on y est passé pour une impertinence. Cependant les dames reçoivent rarement. Le costume dans lequel on les trouve, l'arrangement de leur chambre, aussi bien que de leur personne, prouve qu'elles ne sont pas préparées pour le monde. Il faut excepter quelques maisons ouvertes, les del Borgo, les Barolle, les Bins, les Mazin, etc.
Comme nous ne suivions pas fort régulièrement le théâtre, nous restions assez souvent le soir chez nous en très petit comité. Monsieur et madame de Balbe (p. 018) faisaient notre plus grande ressource. Le comte de Balbe était un de ces hommes distingués que j'ai signalés plus haut: des connaissances acquises et profondes en tout genre ne l'empêchaient pas d'être aimable, spirituel, gai et bon homme dans l'habitude de la vie. L'Empereur l'avait placé à la tête de l'Université. La confiance du pays l'avait nommé chef du gouvernement provisoire qui s'était formé entre le départ des français et l'arrivée du Roi. Il s'y était tellement concilié tous les suffrages qu'on n'avait pas osé l'expulser tout à fait et il était resté directeur de l'instruction publique, avec entrée au conseil où, cependant, il n'était appelé que pour les objets spéciaux, tels que les cabinets d'ornithologie. Il était fort au-dessus de la crainte puérile de montrer de la bienveillance pour nous, et nous le voyions journellement. Sa femme était française, très vive, très bonne, très amusante; elle était cousine de monsieur de Maurepas, avait connu mes parents à Versailles et s'établit tout de suite dans notre intimité.
La famille des Cavour y était aussi entrée. Ceux-là se trouvaient trop compromis pour avoir rien à ménager; la mère avait été dame d'honneur de la princesse Borghèse et le fils maréchal du palais et l'ami du prince. La sœur de sa femme avait épousé un français qui a certainement résolu un grand problème. Monsieur Dauzère, directeur de la police générale pendant toute l'administration française, en satisfaisant pleinement ses chefs, était parvenu à se faire tellement aimer dans le pays qu'il n'y eut qu'un cri lorsque le Roi voulut l'expulser comme les autres français employés en Piémont. Il est resté à Turin, bien avec tout le monde; il a fini par avoir une grande influence dans le gouvernement et, depuis mon départ, j'ai entendu dire qu'il y jouait un principal rôle.
(p. 019) Nous voyions aussi, mais avec moins d'intimité, la comtesse Mazin, personne d'un esprit fort distingué; elle avait été élevée par son oncle, l'abbé Caluzzo, dont le nom est familier à tous les savants de l'Europe. Voilà, avec le corps diplomatique, ce qui formait le fond de notre société.
Le prince de Carignan était bien content lorsque son gouverneur l'amenait chez nous. À peine échappé d'une pension à Genève, où il jouissait de toute la liberté d'un écolier, on l'avait mis au régime d'un prince piémontais, et cependant on hésitait à le proclamer héritier de la Couronne. Il était dans les instructions de mon père d'obtenir cette reconnaissance; il y travaillait avec zèle, et le jeune prince, le regardant comme son protecteur, venait lui raconter ses doléances.
Une des choses qui l'affligeait le plus était les précautions exagérées qu'on prenait de sa santé, aussi bien que de son salut, et les sujétions qu'elles lui imposaient. Par exemple, il ne pouvait monter à cheval que dans son jardin, entre deux écuyers, et sous l'inspection de son médecin et de son confesseur.
Ce confesseur suivait toutes les actions de sa vie; il assistait à son lever, à son coucher, à tous ses repas, lui faisait faire ses prières et dire son bénédicité; enfin il cherchait constamment à exorciser le démon qui devait être entré dans l'âme du prince pendant son séjour dans ces deux pays maudits, Paris et Genève. Au lieu d'obtenir sa confiance pourtant, il était seulement parvenu à lui persuader qu'il était son espion et qu'il rendait compte de toutes ses actions et de toutes ses pensées au confesseur du Roi, qui l'avait placé près de lui. Mon père l'encourageait à la patience et à la prudence, tout en compatissant à ses peines. Il comprenait combien un jeune homme de quinze ans, élevé jusque-là dans une (p. 020) liberté presque exagérée (sa mère s'en occupait très peu) devait souffrir d'un changement si complet.
Le prince était fort aimé de son gouverneur, monsieur de Saluces; il avait confiance en lui et en monsieur de Balbe, un de ses tuteurs. Quand il se trouvait chez mon père, et qu'il n'y avait qu'eux et nous, il était dans un bonheur inexprimable. Il était déjà très grand pour son âge et avait une belle figure. Il habitait tout seul l'énorme palais de Carignan qu'on lui avait rendu. Il n'était pas encore en possession de ses biens, de sorte qu'il vivait dans le malaise et les privations; encore avait-on peine à solder les frais de sa très petite dépense.
Au reste, le Roi n'avait guère plus de luxe. Le palais était resté meublé, mais le matériel de l'établissement, appartenant au prince Borghèse, avait été emporté par lui; de sorte que le Roi n'avait rien trouvé en arrivant; et, pendant fort longtemps, il s'est servi de vaisselle, de linge, de porcelaine, de chevaux, de voitures empruntés aux seigneurs piémontais. J'ignore comment les frais s'en seront soldés entre eux.
La négociation pour la reconnaissance du prince de Carignan était terminée; mais l'influence de l'Autriche et les intrigues du duc de Modène, gendre du Roi, empêchaient toujours de la publier. Par un hasard prémédité, un jour de Cour, la voiture de mon père se trouva en conflit avec celle du prince de Carignan; mon père tira le cordon, et donna le pas au prince. L'ambassadeur de France l'avait de droit sur le prince de Carignan. Cette concession qui l'annonçait héritier de la Couronne, fit brusquer la déclaration que le Roi désirait personnellement et le prince en eut une extrême reconnaissance.
Ce point gagné, la France ayant intérêt à conserver le trône dans la maison de Savoie, mon père se mit en (p. 021) devoir de faire admettre la légitimité de l'autre Carignan, fils du comte de Villefranche. Il fit rechercher soigneusement l'acte que le confesseur du feu Roi lui avait arraché à ses derniers moments. Malheureusement, on le retrouva. Il portait que le Roi consentait à reconnaître le mariage de conscience, contracté par son cousin, le comte de Villefranche, sans que, de cette reconnaissance, il pût jamais résulter aucun droit pour la femme de prendre le titre et le rang de princesse, ni que les enfants de cette union pussent élever une prétention quelconque à faire valoir, sous quelque prétexte que ce pût être, leur naissance étant et demeurant illégitime.
Après la trouvaille de ce document réclamé à grands cris par la famille La Vauguyon, il fallut se taire, au moins pour quelque temps. Cependant mon père avait derechef entamé cette négociation pendant les Cent-Jours et, si monsieur de Carignan s'était rendu à Turin, au lieu de prendre parti pour l'empereur Napoléon, à cette époque ses prétentions auraient été très probablement admises. Le roi de Sardaigne, personnellement, craignait autant que nous l'extinction de la maison de Savoie.
Le corps diplomatique se composait de monsieur Hill, pour l'Angleterre, homme de bonne compagnie, mais morose et valétudinaire, sortant peu d'un intérieur occulte qui rendait sa position assez fausse; du prince Koslovski, pour la Russie, plein de connaissances et d'esprit, mais tellement léger et si mauvais sujet qu'il n'y avait nulle ressource de société de ce côté. Les autres légations étaient encore inoccupées, mais l'Autriche était représentée par le comte Bubna, général de l'armée d'occupation laissée en Piémont. Sa position était à la fois diplomatique et militaire. Il est difficile d'avoir plus d'esprit, de conter d'une façon plus spirituelle et plus intéressante. Il avait récemment épousé une jeune allemande, (p. 022) d'origine juive, qui n'était pas reçue à Vienne. Cette circonstance lui faisait désirer de rester à l'étranger. Madame Bubna, jolie et ne manquant pas d'esprit, était la meilleure enfant du monde. Elle passait sa vie chez nous. Elle ne s'amusait guère à Turin; cependant elle était pour lors très éprise de son mari qui la traitait comme un enfant et la faisait danser une fois par semaine aux frais de la ville de Turin; car, en sa qualité de militaire, le diplomate était défrayé de tout, et ne se faisait faute de rien.
Il avait été envoyé plusieurs fois auprès de l'empereur Napoléon, dans les circonstances les plus critiques de la monarchie autrichienne, et racontait les détails de ces négociations d'une manière fort piquante. Je suis bien fâchée de ne pas me les rappeler d'une façon assez exacte pour oser les rapporter ici. Il parlait de l'Empereur avec une extrême admiration et disait que les rapports avec lui étaient faciles d'homme à homme, quoiqu'ils fussent durs d'empire à empire. À la vérité, Napoléon appréciait Bubna, le vantait et lui avait donné plusieurs témoignages d'estime. Une approbation si prisée était un grand moyen de séduction. Tant il y a que je suis restée bien souvent jusqu'à une heure du matin à entendre Bubna raconter son Bonaparte.
Mon ami Bubna avait la réputation d'être un peu pillard. La manière dont il exploitait la ville de Turin, en pleine paix, n'éloigne pas cette idée; aussi désirait-il maintenir l'occupation militaire le plus longtemps possible. Mon père, au contraire, prêtait assistance aux autorités sardes qui cherchaient à s'en délivrer. Mais cette opposition dans les affaires, qu'il avait trop de bon sens pour ne pas admettre de situation, n'a jamais altéré nos relations sociales. Elles sont restées toujours intimes et amicales. Les troupes autrichiennes furent enfin retirées (p. 023) et le comte Bubna demeura comme ministre, en attendant l'arrivée du prince de Stahrenberg qui devait le remplacer.
Je suis peut-être injuste pour les piémontais en déclarant la ville de Turin le séjour le plus triste et le plus ennuyeux qui existe dans tout l'univers. J'ai montré les circonstances diverses qui militaient à le rendre désagréable pour tout le monde et particulièrement pour nous à l'époque où je m'y suis trouvée. Si on ajoute à cela que c'était après les deux années si excitantes, si animées, si dramatiques de 1813 et 1814, passées au centre même du théâtre où les événements avaient le plus de retentissement, que je suis venue tomber dans cette résidence si monotone et si triste pour y entendre quotidiennement discuter sur l'affaire du lustre, on comprendra que je puisse ressentir quelques préventions injustes contre elle.
La ville de Turin est très régulière; ses rues sont tirées au cordeau, mais les arcades, qui ornent les principales, leur donnent l'air d'être désertes, les équipages n'étant pas assez nombreux pour remplacer l'absence des piétons. Les maisons sont belles à l'extérieur. Un vénitien disait que, chez lui, les personnes portaient des masques et qu'ici c'était la ville. Cela est fort exact, car ces façades élégantes voilent en général des masures hideuses où se trouvent des dédales de logements, aussi incommodément distribués que pauvrement habités. On est tout étonné de trouver la misère installée sous le manteau de ces lignes architecturales. Au reste, il est difficile d'apprécier leur mérite dans l'état où on les laisse. Sous le prétexte qu'elles peuvent un jour avoir besoin de réparations et que l'établissement de nouveaux échafaudages nuirait à la solidité, on conserve tous les trous qu'ils ont originairement occupés dans la première (p. 024) construction, de sorte que tous les murs, le palais du Roi compris, sont criblés de trous carrés. Chacun de ces trous sert d'habitation à une famille de petites corneilles qui forment un nuage noir dans chaque rue et font un bruit affreux dans toute la ville. Pour qui n'y est pas accoutumé, rien n'est plus triste que l'aspect et les cris de cette volatile.
Rentré chez soi, les appartements qu'on peut se procurer ne compensent pas les ennuis du dehors. Si peu d'étrangers s'arrêtent à Turin qu'on trouve difficilement à s'y loger. Les beaux palais sont occupés par les propriétaires ou loués à long bail, et le corps diplomatique a beaucoup de peine à se procurer des résidences convenables. Quant au confortable, il n'y faut pas songer.
Mon père avait pris la maison du marquis Alfieri, alors ambassadeur à Paris, parce qu'on lui avait assuré qu'elle était distribuée et arrangée à la française. Il est vrai qu'elle n'avait pas l'énorme salla des palais piémontais et qu'il y avait des fenêtres vitrées dans toutes les pièces. Mais, par exemple, la chambre que j'habitais, précédée d'une longue galerie stuquée, sans aucun moyen d'y faire du feu et meublée en beau damas cramoisi, était pavée, non pas dallée comme une cuisine un peu soignée, mais pavée en pierres taillées comme les rues de Paris. À la tête de mon lit, une porte communiquait, par un balcon ouvert, avec la chambre de ma femme de chambre. Ma mère n'était guère mieux et mon père encore plus mal, car sa chambre était plus vaste et plus triste.
Le ministre d'Angleterre avait un superbe palais d'une architecture très remarquable et très admirée, le palais Morozzi; celui-là était en pleine possession de la salla dont les piémontais font tant de cas. Elle tenait le milieu de la maison du haut en bas, de façon qu'au premier on ne communiquait que par des galeries extérieures (p. 025) que l'architecte avait eu bien soin de tenir ouvertes pour qu'elles fussent suffisamment légères. Le pauvre monsieur Hill avait offert de les faire vitrer à ses frais, mais la ville entière s'était révoltée contre ce trait de barbarie britannique. Pour éviter d'affronter ces passages extra-muros, il avait fini par se cantonner dans trois petites pièces en entresol, les seules échauffables. Cela était d'autant plus nécessaire que l'hiver est long et froid à Turin. J'y ai vu, pendant plusieurs semaines, le thermomètre entre dix et quinze degrés au-dessous de zéro, et les habitants ne paraissaient ni surpris ni incommodés de cette température, malgré le peu de précaution qu'ils prennent pour s'en garantir.
Le congrès de Vienne fit cadeau au roi de Sardaigne de l'État de Gênes. Malgré la part que nous avions prise à cet important accroissement de son territoire, il n'en restait pas moins ulcéré contre la France de la détention de la Savoie. Ce qu'il y a de singulier c'est que le roi Louis XVIII en était aussi fâché que lui et avait le plus sincère désir du monde de la lui rendre. Il semblait qu'il se crût le recéleur d'un bien volé. Mon père ne partageait pas la délicatesse de son souverain et tenait fort à ce que la France conservât la partie de la Savoie que les traités de 1814 lui avaient laissée.
Lorsque les députés de Gênes vinrent faire hommage de leur État au roi de Sardaigne, il leur fit donner un dîner par le comte de Valese, ministre des affaires étrangères. Le corps diplomatique y fut invité. Ce dîner fut pendant quinze jours un objet de sollicitude pour toute la ville. On savait d'où viendrait le poisson, le gibier, les cuisiniers. Le matériel fut réuni avec des soins et des peines infinis, en ayant recours à l'obligeance des seigneurs de la Cour, et surtout des ambassadeurs. L'accord qui se trouvait entre les girandoles de celui-ci et le plateau (p. 026) de celui-là fournit un intérêt très vif à la discussion de plusieurs soirées. Enfin arriva le jour du festin; nous étions une vingtaine. Le dîner était bon, magnifique et bien servi. Malgré l'étalage qu'on avait fait et qui me faisait prévoir un résultat ridicule, il n'y eut rien de pareil. Monsieur de Valese en fit les honneurs avec aisance et en grand seigneur. L'ennui et la monotonie sous laquelle succombent les habitants de Turin leur fait saisir avec avidité tout ce qui ressemble à un événement. C'est l'unique occasion où j'aie vu aucuns des membres du corps diplomatique priés à dîner dans une maison piémontaise.
Les étrangers, comme je l'ai déjà dit, s'arrêtent peu à Turin; il n'y a rien à y voir, la société n'y retient pas et les auberges sont mauvaises.
Nous vîmes Jules de Polignac passer rapidement, se rendant à Rome. Il y était envoyé par Monsieur. Je crois qu'il s'agissait de statuer sur l'existence des jésuites et surtout de la Congrégation qui, déjà, étendait son réseau occulte sur la France, sous le nom de la petite Église. Elle était en hostilité avec le pape Pie VII, n'ayant jamais voulu reconnaître le Concordat, ni les évêques nommés à la suite de ce traité. Elle espérait que la persécution qu'elle faisait souffrir aux prélats à qui le Pape avait refusé l'investiture pendant ses discussions avec l'Empereur compenserait sa première désobéissance. On désirait que le Pape reconnût les évêques titulaires des sièges avant le Concordat et non démissionnaires comme y ayant conservé leurs droits. Jules allait négocier cette transaction. Le Pape fût probablement très sage car, à son retour de Rome, il en était fort mécontent; il avait pourtant obtenu d'être créé prince romain, cela ne présentait pas de grandes difficultés. Il prolongea son séjour à Turin pendant assez de temps. Les jésuites commençaient à y être (p. 027) puissants; il les employa à se faire nommer chevalier de Saint-Maurice. Je n'ai jamais pu comprendre qu'un homme de son nom, et dans sa position, ait eu la fantaisie de posséder ce petit bout de ruban.
L'ordre de l'Annonciade est un des plus illustres et des plus recherchés de l'Europe; il n'a que des grands colliers. Ils sont excellences. Le roi de Sardaigne fait des excellences, comme ailleurs le souverain crée des ducs ou des princes; seulement ce titre n'est jamais héréditaire. Quelques places, aussi bien que le collier de l'Annonciade, donnent droit à le porter. Il entraîne toutes les distinctions et les privilèges qu'on peut posséder dans le pays. Je conçois, à la rigueur, quoique cela ne soit guère avantageux pour un étranger, qu'on recherche un pareil ordre; mais la petite croix de Saint-Maurice, dont les chevaliers pavent les rues, m'a semblé une singulière ambition pour Jules. Au reste, quand on a bien voulu, s'appelant monsieur de Polignac, devenir prince du Pape, il n'y a pas de puérile vanité qui puisse surprendre. Cela ne l'empêchait pas de concevoir de très grandes ambitions.
Quelque accoutumés que nous fussions à ses absurdités, il trouvait encore le secret de nous étonner. Les jeunes gens de l'ambassade restaient ébahis des thèses qu'il soutenait, il faut le dire, avec une assez grande facilité d'élocution; il n'y manquait que le sens commun.
Un jour, il nous racontait qu'il désirait fort que le Roi le nomme ministre, non pas, ajoutait-il, qu'il se crût plus habile qu'un autre, mais parce que rien n'était plus facile que de gouverner la France. Il ne ferait au Roi qu'une seule condition: il demanderait qu'il lui assurât pendant dix ans les portefeuilles des affaires étrangères, de la guerre, de l'intérieur, des finances et surtout de la police. Ces cinq ministères remis exclusivement entre ses mains, (p. 028) il répondait de tout, et cela sans se donner la moindre peine. Une autre fois, il disait que, puisque la France était en appétit de constitution, il fallait lui en faire une bien large, bien satisfaisante pour les opinions les plus libérales, la lire en pleine Chambre, et puis, la posant sur la tribune, ajouter:
«Vous avez entendu la lecture de cette constitution; elle doit vous convenir; maintenant il faut vous en rendre dignes. Soyez sages pendant dix ans, nous la promulguerons, mais chaque mouvement révolutionnaire, quelque faible qu'il soit, retardera d'une année cet instant que nous aussi, nous appelons de tous nos vœux.» Et, en attendant Io el rey, s'écriait-il en frappant sur un grand sabre qu'il traînait après lui, car, en sa qualité d'aide de camp de Monsieur, quoiqu'il n'eût jamais vu brûler une amorce ou commandé un homme, il était le plus souvent qu'il lui était possible en uniforme.
On parlait un soir du mauvais esprit qui régnait en Dauphiné et on l'attribuait au grand nombre d'acquéreurs de biens d'émigrés:
«C'est la faute du gouvernement, reprit Jules; j'ai proposé un moyen bien simple de remédier à cet embarras. J'en garantissais l'infaillibilité; on ne veut pas l'employer.
—Quel est donc ce moyen? lui demandai-je.
—J'ai offert de prendre une colonne mobile de dix mille hommes, d'aller m'établir successivement dans chaque province, d'expulser les nouveaux propriétaires et de replacer partout les anciens avec une force assez respectable pour qu'on ne pût rien espérer de la résistance. Cela se serait fait très facilement, sans le moindre bruit, et tout le monde aurait été content.
—Mais, mon cher Jules, pas les acquéreurs que vous expropriez, au moins?
(p. 029) —Mon Dieu! si, parce qu'ils seront toujours inquiets!»
Ces niaiseries ne vaudraient pas la peine d'être racontées sans la déplorable célébrité qu'a si chèrement acquise le pauvre prince de Polignac. Je pourrais en faire une bien longue collection, mais cela suffit pour montrer la tendance de cet esprit si étroit.
Révélation des projets bonapartistes. — Voyage à Gênes. — Expérience des fusées à la congrève. — La princesse Grassalcowics. — L'empereur Napoléon quitte l'île d'Elbe. — Il débarque en France. — Officier envoyé par le général Marchand. — Déclaration du 13 mars. — Mon frère la porte à monsieur le duc d'Angoulême. — Le Pape. — La duchesse de Lucques.
Mon père avait été chargé de veiller sur les actions des bonapartistes, répandus en Italie, et sur leurs communications avec l'île d'Elbe. Il avait employé à ce service un médecin anglais, nommé Marshall, que le prince régent d'Angleterre faisait voyager en Italie pour recueillir des renseignements sur la conduite, plus que légère, de la princesse sa femme.
Ce Marshall avait, en 1799, porté la vaccine en Italie; il s'était trouvé à Naples lors des cruelles vengeances exercées par la Cour ramenée de Palerme sur les vaisseaux de l'amiral Nelson. Il était jeune alors et, justement indigné du spectacle hideux de tant d'horreurs, il avait profité de son caractère d'anglais et de l'accès que lui procurait sa position de médecin pour rendre beaucoup de services aux victimes de cette réaction royaliste. Il était resté depuis lors dans des rapports intimes avec le parti révolutionnaire et fort à même de connaître ses projets sans participer à ses trames.
Une nuit du mois de janvier 1815, il arriva chez mon père très secrètement et lui communiqua des documents (p. 031) qui prouvaient, de la manière la moins douteuse, qu'il se préparait un mouvement en France et que l'empereur Napoléon comptait prochainement quitter l'île d'Elbe et l'appuyer de sa présence. Mon père, persuadé de la gravité des circonstances, pressa Marshall de faire ses communications au gouvernement français. Il se refusa à les donner à aucun ministre. Les cabinets de tous, selon lui, étaient envahis par des bonapartistes, et il craignait pour sa propre sûreté.
Monsieur de Jaucourt remplaçait par intérim monsieur de Talleyrand et ne répondait à aucune dépêche; la correspondance se faisait par les bureaux, elle était purement officielle. Mon père n'aurait su à quel ministre adresser Marshall qui, d'ailleurs, ne consentait à remettre les pièces qu'il s'était procurées qu'au Roi lui-même. Il se vantait d'être en relations personnelles avec le prince régent; il semblait que la grandeur de ses commettants relevât à ses yeux le métier assez peu honorable auquel il se livrait. L'importance des révélations justifiait ses exigences. Mon père lui donna une lettre pour le duc de Duras; il fut introduit par celui-ci dans le cabinet de Louis XVIII, le 22 janvier. Le Roi fit remercier mon père du zèle qui avait procuré des renseignements si précieux; mais ils ne donnèrent lieu à aucune précaution, pas même à celle d'envoyer une corvette croiser autour de l'île d'Elbe. L'incurie à cette époque a été au delà de ce que la crédulité de la postérité pourra consentir à se laisser persuader.
Je viens de dire que mon père n'avait pas reçu de dépêches du ministre des affaires étrangères; j'ai tort. Il en reçut une seule, pour lui demander des truffes de Piémont pour le Roi; elle était de quatre pages et entrait dans les détails les plus minutieux sur la manière de les expédier et les faire promptement et sûrement arriver. (p. 032) À la vérité, le prince de Talleyrand le faisait tenir suffisamment au courant de ce qui se passait au Congrès; mais sa résidence à Vienne empêchait qu'il pût donner, ni peut-être savoir, des nouvelles de France.
Vers la fin de février, la Cour se rendit à Gênes pour y recevoir la Reine qu'on attendait de Sardaigne. Le corps diplomatique l'y suivit. Nous laissâmes la vallée de Turin et celle d'Alexandrie sous la neige qui les recouvrait depuis le mois de novembre, et nous arrivâmes au haut de la Bocchetta. On ne passe plus par cette route. La montagne de la Bocchetta a cela de remarquable qu'elle ne présente aucun plateau et la voiture n'a pas encore achevé son ascension que les chevaux qui la traînent ont déjà commencé à descendre. Au moment de l'année où nous nous trouvions, cette localité est d'autant plus frappante qu'on passe immédiatement du plein hiver à un printemps très avancé. D'un côté, la montagne est couverte de neige, les ruisseaux sont gelés, les cascades présentent des stalactites de glace; de l'autre, les arbres sont en fleur, beaucoup ont des feuilles, l'herbe est verte, les ruisseaux murmurent, les oiseaux gazouillent, la nature entière semble en liesse et disposée à vous faire oublier les tristesses dont le cœur était froissé un quart de minute avant. Je n'ai guère éprouvé d'impression plus agréable.
Après quelques heures d'une course rapide à travers un pays enchanté, nous arrivâmes à Gênes le 26 février. Les rues étaient tapissées de fleurs; nulle part je n'en ai vu cette abondance; il faisait un temps délicieux: j'oubliai la fatigue d'un voyage dont le commencement avait été pénible.
En descendant de voiture, je voulus me promener dans ces rues embaumées, si propres, si bien dallées, et dont le marcher était bien autrement doux que celui de ma (p. 033) chambre pavée de Turin. Je les trouvai remplies d'une population gaie, animée, affairée, qui faisait contraste avec le peuple sale et ennuyé que je venais de quitter. Les femmes, chaussées de souliers de soie, coiffées de l'élégant mezzaro, me charmèrent et les enfants me parurent ravissants. Tout le beau monde de Gênes se trouvait aussi dans la rue; au bout de cinq minutes nous étions entourés de quarante personnes de connaissance. Je sentis subitement soulever de dessus mes épaules le manteau de plomb que le séjour de Turin y fixait depuis six mois. Ma joie fut un peu calmée par les cent cinquante marches qu'il fallut gravir pour arriver à un beau logement, dans un grand palais qu'on avait retenu pour l'ambassadeur de France.
Pendant le séjour que j'ai fait à Gênes, la hauteur des appartements et l'importunité, sans exemple partout ailleurs, des mendiants sont les seules choses qui m'aient déplu. Je ne répéterai pas ce que tout le monde sait de la magnificence et de l'élégance des palais. Je ne parlerai pas davantage des mœurs du pays que je n'ai pas eu occasion d'observer, car, peu de jours après notre arrivée, les événements politiques nous condamnèrent à la retraite, et j'ai à peine entrevu la société.
Les génois ne prenaient guère le soin de dissimuler leur affliction de la réunion au Piémont et la répugnance qu'ils avaient pour le Roi. Peu d'entre eux allaient à la Cour, et ceux-là étaient mal vus par leurs compatriotes. Leur chagrin était d'autant plus sensible qu'ils avaient cru un moment à l'émancipation.
Lord William Bentinck, séduit par les deux beaux yeux de la Louise Durazzo (comme on dit à Gênes), avait autorisé par son silence, si ce n'est par ses paroles, le rétablissement de l'ancien gouvernement pendant son occupation de la ville. Les actes par lesquels le congrès (p. 034) de Vienne disposa du sort des génois leur en parurent plus cruels à subir. Maître pour maître, ils préféraient un grand homme au bon roi Victor; et, s'il fallait cesser d'être génois, ils aimaient encore mieux être français que piémontais. La sentence de Vienne les avait rendus bonapartistes enragés, et c'est surtout des rivières de Gênes que partaient les correspondances pour l'île d'Elbe.
L'armée anglaise, avant de remettre la ville aux autorités sardes, avait dépouillé les établissements publics et tout enlevé du port, jusqu'aux chaînes des galériens. Cette avanie avait fort exaspéré le sentiment de nationalité des génois.
Le lendemain de notre arrivée, nous fûmes conviés à aller assister à une représentation qu'un commodore anglais donnait au Roi. Il s'agissait de lui montrer l'effet des fusées à la congrève, invention nouvelle à cette époque. Nous nous rendîmes tous à pied, par un temps admirable, à un petit plateau situé sur un rocher à quelques toises de la ville et d'où l'on jouissait d'une vue magnifique. Une mauvaise barque, amarrée si loin qu'à peine on pouvait l'apercevoir à l'œil nu, servait de but. La brise venait de mer et nuisait à l'effet des fusées, mais elle rafraîchissait l'air et le rendait délicieux. Le spectacle était animé sur la côte et brillant dans le port qu'on apercevait sur la droite, rempli de vaisseaux pavoisés.
Le tir fut interrompu par la crainte que deux petits bricks, affalés par le vent, pussent être atteints. Évidemment ils ne voulaient pas aborder; ils manœuvraient pour s'élever en mer, y réussirent, et on recommença à tirer. D'après toutes les circonstances qui sont venues depuis à notre connaissance, il est indubitable que ces deux bricks transportaient Bonaparte et sa fortune aux (p. 035) rivages de Cannes. Combien le hasard d'une de ces fusées, en désemparant ces bâtiments, aurait pu changer le destin du monde!
Le commodore donna un élégant déjeuner sous une tente, et on se sépara très satisfaits de la matinée.
Je me rappelle que la princesse Krassalkolwitz vint achever la journée chez nous. J'étais liée avec elle depuis longtemps; elle s'embarquait le lendemain pour Livourne. Nous causions le soir de la fadeur des événements, de l'ennui des gazettes: valait-il la peine de vivre pour attendre quinze jours un misérable protocole du congrès de Vienne? Moitié sérieusement, moitié en plaisanterie, nous regrettions les dernières années si agitées mais si animées; l'existence nous paraissait monotone, privée de ces grands spectacles. Ma mère reprit:
«Voilà bien des propos de jeunes femmes; oh! mesdames, ne tentez pas la Providence! Quand vous serez aussi vieille que moi, vous saurez que les moments de calme, que vous avez l'enfantillage d'appeler d'ennui, ne durent jamais longtemps.»
Aussi lorsque, trois jours après, la princesse revint à Gênes, n'ayant pu débarquer à Livourne et retournant en toute hâte à Vienne, elle arriva chez nous se cachant le visage, et disant:
«Ah! chère ambassadrice, que vous aviez raison; je vous demande pardon de mes folies, j'en suis bien honteuse.»
J'aurais pu partager ses remords, car j'avais pris part à la faute.
Nous assistions à un concert lorsqu'on vint chercher mon père; un courrier l'attendait; il était expédié par le consul français à Livourne et annonçait le départ de Bonaparte de Porto-Ferrajo. Mon père s'occupa tout de suite d'en donner avis. Il expédia une estafette à Vienne (p. 036) à monsieur de Talleyrand, une autre à Paris, et fit partir un secrétaire de légation pour porter cette nouvelle à Masséna, et, chemin faisant, prévenir toutes les autorités de la côte. Cette précaution fut déjouée par la célérité de l'Empereur. Peu d'heures après son départ de Gênes, monsieur de Château traversait le bivouac de Cannes déjà abandonné, quoique les feux brûlassent encore. Nous avions passé la nuit à copier les lettres et les dépêches qui furent confiées à ces différents courriers; il n'y avait qu'une partie de la chancellerie à Gênes où on ne s'attendait pas à de telles affaires.
L'émoi fut grand le lendemain matin. On ne doutait pas que l'Empereur ne dût débarquer sur quelque point de l'Italie et se joindre aux troupes de Murat qui armait depuis quelque temps. Les autrichiens n'étaient pas en mesure de s'y opposer, et le général Bubna, fort inquiet, reprochait aux piémontais l'empressement qu'ils avaient eu de faire abandonner leur territoire par les allemands avant d'avoir eu le temps de créer une armée nationale. Le comte de Valese, de son côté, prétendait que, les frais de l'occupation absorbant tous les revenus de l'État, on ne pouvait rien instituer tant qu'elle durait.
Lord William Bentinck arriva à tire d'aile. Chacun se regardait, s'inquiétait, s'agitait; on s'accusait mutuellement, mais l'incertitude du lieu où débarquerait l'Empereur ne permettait de prendre aucun parti, ni de donner aucun ordre. Le général Bubna fut le premier instruit de sa marche; dès lors, autrichiens, anglais et piémontais, tout se rassura et crut avoir du temps devant soi.
Bubna demanda à faire entrer ses troupes en Piémont. Monsieur de Valese s'y refusant obstinément, il fut réduit à les faire cantonner sur les frontières de Lombardie; aussi déclara-t-il formellement que, si l'armée napolitaine (p. 037) s'avançait, il resterait derrière le Pô, en laissant le Piémont découvert. Le cabinet sarde tint bon; il ne tarda même pas à admettre l'étrange pensée de pouvoir s'établir dans un état de neutralité vis-à-vis de Napoléon et de Murat. Les rapports avec mon père se ressentirent plus tard de cette illusion. L'ambassadeur sarde fut le seul qui ne rejoignit pas le roi Louis XVIII à Gand.
Monsieur de Château revint porteur des plus belles promesses de Masséna. Il avait vu arrêter madame Bertrand, arrivant de l'île d'Elbe, et il avait trouvé partout autant d'enthousiasme pour monsieur le duc d'Angoulême que d'indignation contre l'Empereur. Cela était vrai en Provence et dans ce moment. Des nouvelles bien différentes étaient portées sur l'aile des vents. On apprenait avec une rapidité inouïe, et par des voies inconnues, les succès et la marche rapide de Bonaparte.
Un matin, un officier français, portant la cocarde blanche, se présenta chez mon père et lui remit une dépêche du général Marchand, tellement insignifiante qu'elle ne pouvait pas avoir motivé son envoi. Il était fort agité et demandait une réponse immédiate, son général ayant fixé le moment du retour. Mon père l'engagea à s'aller reposer quelques heures. Tandis qu'il cherchait le mot de cette énigme, d'autant moins facile à deviner que le bruit s'était répandu que le général Marchand avait reconnu l'Empereur, le général Bubna entra chez lui en lui disant:
«Mon cher ambassadeur, je viens vous remercier du soin que vous prenez de payer le port de mes lettres. Je sais qu'on vous demande cinquante louis pour celle que voici. Elle est du général Bertrand qui m'écrit, par ordre de Napoléon, pour me charger d'expédier sur-le-champ par estafette ces autres dépêches à Vienne pour l'Empereur et pour Marie-Louise. Moi, qui ne suis jamais (p. 038) très pressé, j'attendrai tranquillement une bonne occasion; qu'allez-vous faire de votre jeune homme?»
Mon père réfléchit un moment, puis il pensa que, s'il le faisait arrêter, ce serait trop grave. Il l'envoya chercher à son auberge, lui intima l'ordre de partir sur-le-champ, en le prévenant que, s'il laissait au gouvernement sarde le temps d'apprendre la manière dont il avait franchi la frontière, il serait arrêté comme espion, et qu'il ne pourrait pas le réclamer.
L'officier eut l'imprudence de dire qu'il lui faudrait s'arrêter à Turin où il avait des lettres à remettre. Mon père lui conseilla de les brûler et lui donna un passeport qui indiquait une route qui l'éloignait de Turin. Je n'ai plus entendu parler de ce monsieur qui eut l'audace, après cette explication, de réclamer de mon père les cinquante louis que le général Marchand, dans sa lettre ostensible, l'avait prié de lui remettre pour les frais de son voyage. Bubna garda le secret suffisamment longtemps pour assurer la sécurité du courrier. Elle aurait été fort hasardée en ce moment; car les velléités pacifiques du cabinet sarde n'existaient pas alors, et ses terreurs sur les dispositions bonapartistes des piémontais étaient en revanche très exaltées.
La déclaration du 13 mars fut expédiée à mon père par monsieur de Talleyrand, aussitôt qu'elle eut été signée par les souverains réunis à Vienne. Il la fit imprimer en toute hâte, et, trois heures après son arrivée, mon frère se mit en route pour la porter à monsieur le duc d'Angoulême. Il le trouva à Nîmes. La rapidité avait été si grande qu'elle nuisit presque à l'effet et fit douter de l'authenticité de la pièce. Monsieur le duc d'Angoulême garda mon frère auprès de lui, le nomma son aide de camp, et bientôt après l'envoya en Espagne pour demander des secours qu'il n'obtint pas. Au surplus, (p. 039) si on les avait accordés, ils seraient arrivés trop tard.
Dans le plan que je me suis fait de noter les plus petites circonstances qui, à mon sens, dessinent les caractères, je ne puis m'empêcher d'en rapporter une qui peut sembler puérile.
Mon frère avait donc apporté à monsieur le duc d'Angoulême un document d'une importance extrême. Il avait fait une diligence qui prouvait bien du zèle. Sur sa route, il avait semé partout des exemplaires de la déclaration sans s'informer de la couleur des personnes auxquelles il les remettait, ce qui n'était pas tout à fait sans danger. Monsieur le duc d'Angoulême le savait et semblait fort content de lui. Il l'engagea à déjeuner. Rainulphe, ayant fait l'espèce de toilette que comportait la position d'un homme qui vient de faire cent lieues à franc étrier, s'y rendit. À peine à table, les premiers mots de monsieur le duc d'Angoulême furent:
«Quel uniforme portez-vous là?
—D'officier d'état-major, monseigneur.
—De qui êtes-vous aide de camp?
—De mon père, monseigneur.
—Votre père n'est que lieutenant général; pourquoi avez-vous des aiguillettes? Il n'y a que la maison du Roi et celle des princes qui y aient droit...; on les tolère pour les maréchaux...; vous avez tort d'en porter.
—Je ne savais pas, monseigneur.
—À présent vous le savez, il faut les ôter tout de suite. En bonne justice, cela mériterait les arrêts, mais je vous excuse; que je ne vous en voie plus.»
On comprend combien un jeune homme comme était alors Rainulphe se trouva déconcerté par une pareille sortie faite en public. Dans les moments où s'il s'animait sur les petites questions militaires jusqu'à se monter à la (p. 040) colère, monsieur le duc d'Angoulême se faisait l'illusion d'être un grand capitaine.
Le roi de Sardaigne annonça qu'il allait faire une course à Turin; ses ministres et le général Bubna l'accompagnèrent. Le ministre d'Angleterre resta à Gênes ainsi que mon père qui s'y tenait plus facilement en communication avec monsieur le duc d'Angoulême et le midi de la France.
Bientôt nous vîmes arriver toutes les notabilités que les mouvements de l'armée napolitaine repoussaient du sud de l'Italie. Le Pape fut le premier; on le logea dans le palais du Roi. Je ne l'avais pas vu depuis le temps où il était venu sacrer l'empereur Napoléon; nous allâmes plusieurs fois lui faire notre cour. Il causait volontiers et familièrement de tout. Je fus surtout touchée de la manière digne et calme dont il parlait de ses années de proscription, sans avoir l'air d'y attacher ni gloire ni mérite, mais comme d'une circonstance qui s'était trouvée malheureusement inévitable, s'affligeant que son devoir l'eût forcé à imposer à Napoléon les torts de sa persécution. Il y avait dans tous ses discours une noble et paternelle modération qui devait lui être inspirée d'en haut, car, sur tout autre sujet, il n'était pas à beaucoup près aussi distingué. On sentait que c'était un homme qui recommencerait une carrière de tribulation, sans qu'elle pût l'amener à l'amertume ni à l'exaltation. Le mot sérénité semblait inventé pour lui. Il m'a inspiré une bien sincère vénération.
Bientôt après, il fut suivi par l'infante Marie-Louise, duchesse de Lucques, plus connue sous le titre de reine d'Étrurie. Gênes étant comblée de monde et ne pouvant trouver un logement convenable, elle s'installa dans une grande chambre d'auberge dont, à l'aide de quelques paravents, on fit un dortoir pour toute la (p. 041) famille. Elle paraissait faite pour habiter ce taudis; je n'ai jamais rien vu de plus ignoble que la tournure de cette princesse, si ce n'est ses discours. Elle était Bourbon: il nous fallait bien lui rendre des hommages, mais c'était avec dégoût et répugnance.
Elle traînait à sa suite une fille, aussi disgracieuse qu'elle, et un fils si singulièrement élevé qu'il pleurait pour monter sur un cheval, se trouvait mal à l'aspect d'un fusil, et qu'ayant dû un jour entrer dans un bateau pour passer un bac il en eut des attaques de nerfs. La duchesse de Lucques assurait que les princes espagnols avaient tous été élevés précisément comme son fils. Mon père tâcha de la raisonner à ce sujet, mais ce fut sans autre résultat que de se faire prendre en grippe par elle.
La princesse de Galles. — Fête donnée au roi Murat. — Audience de la princesse. — Notre situation est pénible. — Message de monsieur le duc d'Angoulême. — Inquiétudes pour mon frère. — Marche de Murat. — Il est battu à Occhiobello. — L'abbé de Janson. — Henri de Chastellux.
Monsieur Hill nous arriva un matin avec une figure encore plus triste que de coutume; sa princesse de Galles était en rade. Sous prétexte de lui céder son appartement, il l'abandonna aux soins de lady William Bentinck, se jeta dans sa voiture et partit pour Turin. Lady William en aurait bien fait autant s'il lui avait été possible. La princesse Caroline s'établit chez monsieur Hill.
Le lendemain, nous vîmes apparaître dans les rues de Gênes un spectacle que je n'oublierai jamais. Dans une sorte de phaéton, fait en conque marine, doré, nacré, enluminé extérieurement, doublé en velours bleu, garni de crépines d'argent, traîné par deux très petits chevaux pies, menés par un enfant vêtu en amour d'opéra, avec des paillettes et des tricots couleur de chair, s'étalait une grosse femme d'une cinquantaine d'années, courte, ronde et haute en couleur. Elle portait un chapeau rose avec sept ou huit plumes roses flottant au vent, un corsage rose fort décolleté, une courte jupe blanche qui ne dépassait guère les genoux, laissait apercevoir de grosses jambes couvertes de brodequins roses; (p. 043) une écharpe rose, qu'elle était constamment occupée à draper, complétait le costume.
La voiture était précédée par un grand bel homme monté sur un petit cheval pareil à l'attelage, vêtu précisément comme le roi Murat auquel il cherchait à ressembler de geste et d'attitude, et suivie par deux palefreniers à la livrée d'Angleterre, sur des chevaux de la même espèce. Cet attelage napolitain était un don de Murat à la princesse de Galles qui s'exhibait sous ce costume ridicule et dans ce bizarre équipage. Elle se montra dans les rues de Gênes pendant cette matinée et celles qui suivirent.
La princesse était dans tout le feu de sa passion pour Murat; elle aurait voulu l'accompagner dans les camps. Il avait dû user d'autorité pour la faire partir. Elle n'y avait consenti qu'avec l'espérance de décider lord William Bentinck à joindre les forces anglaises aux armes napolitaines. Elle ne s'épargnait pas dans les demandes, les supplications, les menaces à ce sujet. On peut juger de quel poids tout cela était auprès de lord William qui, au reste, partit le surlendemain de son arrivée.
Elle était aussi fort zélée bonapartiste. Cependant elle témoignait bien quelque crainte que l'Empereur ne compromit le Roi, comme elle appelait exclusivement Murat. Elle s'entoura bien vite de tout ce qui était dans l'opposition à Gênes et en fit tant, qu'au bout de quelques jours, le gouvernement sarde la fit prier de chercher un autre asile.
Pendant le dernier carnaval, qu'elle venait de passer à Naples, elle avait inventé de faire donner un bal de souscription à Murat par les anglais qui s'y trouvaient. La scène se passait dans une salle publique. Au moment où Murat arriva, un groupe, formé des plus jolies anglaises costumées en déesses de l'Olympe, alla le recevoir. (p. 044) Minerve et Thémis s'emparèrent de lui et le conduisirent sur une estrade dont les rideaux s'ouvrirent et montrèrent aux spectateurs un groupe de génies, parmi lesquels figurait une Renommée sous les traits d'une des jolies ladys Harley. Elle tenait un grand tableau. La Gloire, représentée par la princesse, plus ridiculement vêtue encore que les autres, s'avança légèrement, enleva une plume de l'aile de la Renommée et inscrivit, en grandes lettres d'or, sur le tableau qu'elle soutenait, le nom des diverses batailles où Murat s'était signalé. Le public applaudissait en pâmant de rire; la reine de Naples haussa les épaules. Murat avait assez de bon sens pour être impatienté, mais la princesse prenait cette mascarade au sérieux comme une ovation glorieuse pour l'objet de sa passion et pour elle qui savait si dignement l'honorer. J'ai entendu faire la relation de cette soirée à lady Charlotte Campbell, celle des dames de la princesse qui l'a abandonnée la dernière. Elle pleurait de dépit en en parlant, mais son récit n'en était que plus comique. Il fallait avoir l'héroïne sous les yeux pour en apprécier pleinement le ridicule.
C'était pour tromper le chagrin que lui causait sa séparation d'avec Murat que la princesse de Galles avait inventé de faire habiller un de ses gens, qui le rappelait un peu, précisément comme lui. Ce portrait animé était Bergami, devenu célèbre depuis, et qui déjà (assurait le capitaine du bâtiment qui l'avait amené de Livourne) usurpait auprès de sa royale maîtresse tous les droits de Murat, aussi bien que son costume; mais cela ne passait encore que pour un mauvais propos de marin.
Il fallut bien aller rendre les hommages, dus à son rang dans l'almanach, à cette princesse baladine. Elle nous détestait dans l'idée que nous étions hostiles au Roi; elle se donna la petite joie d'être fort impertinente. (p. 045) Nous y allâmes avec lady William Bentinck, le jour et l'heure fixés par elle. Elle nous fit attendre longtemps; enfin nous fûmes admises sous un berceau de verdure où elle déjeunait vêtue d'un peignoir tout ouvert et servie par Bergami. Après quelques mots dits à ma mère, elle affecta de ne parler qu'anglais à lady William. Elle fut un peu déconcertée de nous voir prendre part à cette conversation, dont elle pensait nous exclure, et se rabattit à ne parler que des vertus, des talents royaux et militaires de Murat. Bientôt après, elle donna audience à mon père et entama un grand discours sur les succès infaillibles de Murat, sa prochaine jonction avec l'armée de l'empereur Napoléon et les triomphes qui les attendaient. Mon père se prit à rire.
«Vous vous moquez de moi, monsieur l'ambassadeur?
—Du tout, madame, c'est Votre Altesse Royale qui veut me faire prendre le change par son sérieux. De tels discours, tenus par la princesse de Galles à l'ambassadeur de France, sont trop plaisants pour qu'elle exige que je les écoute avec gravité.»
Elle prit l'air très offensé et abrégea l'entrevue. Nous n'étions aucuns tentés de la renouveler. Elle prétendit que mon père avait contribué à lui faire donner l'ordre de partir; rien n'était plus faux. Si le gouvernement avait été stimulé par quelqu'un c'était plutôt par lady William Bentinck qui en était fort importunée. Lord William et monsieur Hill s'étaient soustraits à cet ennui.
Nous étions dans un état cruel. Rien n'est plus pénible que de se trouver à l'étranger, avec une position officielle, au milieu d'une pareille catastrophe, lorsqu'il faut montrer une sérénité qu'on n'éprouve pas. Personne n'entrait dans nos sentiments de manière à nous satisfaire. Les uns proclamaient les succès assurés de Bonaparte, (p. 046) les autres sa chute rapide devant les alliés et l'humiliation des armes françaises. Il était bien rare que les termes fussent assez bien choisis pour ne pas nous froisser. Aussi, dès que les événements, par leur gravité irrécusable, nous eurent délivrés du tourment de jouer la comédie d'une sécurité que nous n'avions pas conservée un seul instant, nous nous renfermâmes dans notre intérieur, d'où nous ne sortîmes plus.
Le marquis de Lur-Saluces, aide de camp de monsieur le duc d'Angoulême, arriva porteur de ses dépêches. Le prince chargeait mon père de demander au roi de Sardaigne le secours d'un corps de troupes qui serait entré par Antibes pour le rejoindre en Provence. Il venait d'obtenir un succès assez marqué au pont de la Drôme où, surtout, il avait déployé aux yeux des deux armées une valeur personnelle qui l'avait très relevé dans les esprits. Il sentait le besoin et la volonté d'agir vigoureusement. Quand une fois monsieur le duc d'Angoulême était tiré de sa funeste préoccupation d'obéissance passive, il ne manquait pas d'énergie. Il était moins nul que certaines niaiseries, dont on ferait un volume, donneraient lieu de le croire. C'était un homme très incomplet, mais non pas incapable.
Mon père fit préparer une voiture et partit avec monsieur de Saluces pour Turin. Nous avions appris par celui-ci l'envoi de mon frère en Espagne. Peu de jours après, le Moniteur contenait des lettres interceptées de monsieur le duc d'Angoulême à madame la duchesse d'Angoulême; elles disaient que le jeune d'Osmond en était porteur. Nous eûmes tout lieu de craindre qu'il eût été arrêté; cette vive inquiétude dura vingt-sept jours.
Les communications avec le Midi furent interrompues; nous ne savions ce qui s'y passait que par les gazettes de Paris qui parvenaient irrégulièrement. C'est (p. 047) de cette façon que nous apprîmes la défaite de monsieur le duc d'Angoulême, la convention faite avec lui et enfin son départ de Cette. Le nom de mon frère ne se trouvait nulle part; nous finîmes par recevoir des lettres de lui, écrites de Madrid. Il allait le quitter pour rejoindre son prince qu'il croyait en France et qu'après un long circuit il retrouva à Barcelone.
Monsieur le duc d'Angoulême avait eu le projet d'envoyer mon frère auprès de Madame, ainsi qu'il le lui disait dans sa lettre, puis il avait changé d'idée et l'avait expédié au duc de Laval, ambassadeur à Madrid. C'était là ce qui nous avait occasionné une inquiétude si grande et si justifiée dans ce premier moment de guerre civile où il était impossible de prévoir quel serait le sort des prisonniers et la nature des vengeances exercées de part et d'autre. La suite a prouvé que les colères étaient épuisées aussi bien que les passions et qu'il ne restait des premiers temps de la Révolution que la valeur et les intérêts personnels.
Murat avançait en Italie si rapidement que, déjà, on emballait à Turin. Nous avions bien le désir, ma mère et moi, d'aller y rejoindre mon père; il s'y refusait de jour en jour. La question d'économie devenait importante et se joignait à celle de sécurité pour ne pas faire un double voyage dans ce moment d'incertitude.
Les demandes de monsieur de Saluces avaient été plus que froidement accueillies par le gouvernement sarde. Elles n'auraient pu avoir de succès effectif, puisque la nouvelle de la catastrophe et de l'embarquement du prince arrivèrent promptement après. Mais, dès lors, mon père remarqua l'accueil embarrassé que lui fit le ministre et aperçut une disposition à écarter l'ambassadeur des affaires, tout en comblant le marquis d'Osmond de politesses.
(p. 048) Comme, dans le même temps, on repoussait tout secours autrichien ou anglais, il restait évident qu'on espérait négocier séparément et se maintenir en position de faire valoir sa neutralité à l'Empereur, s'il réussissait à s'établir. Bubna riait beaucoup de cette politique; il appelait le roi Victor l'Auguste allié de l'empereur Napoléon. Mon père n'était pas en situation d'en rire, mais lui aussi croyait à cette préoccupation du cabinet sarde.
Murat, ayant été battu à Occhiobello par les armées autrichiennes, cessa d'avancer, et nos arrêts furent levés. On annonça officiellement que l'arrivée de la reine de Sardaigne était remise indéfiniment; nous retournâmes à Turin.
Avant de quitter Gênes, je veux parler de deux individus que nous y vîmes passer. Le premier était l'abbé de Janson. Ayant appris le départ de l'île d'Elbe sur la côte de Syrie, où il se trouvait pèlerin de Jérusalem, il avait été si bien servi par les vents et par son activité qu'il était arrivé à Gênes dans un temps presque incroyable. Il n'y resta que deux heures pour s'informer des événements, retroussa sa soutane, enfourcha un bidet de poste et courut joindre monsieur le duc d'Angoulême.
Cet abbé, en costume ecclésiastique, parut fort ridicule aux soldats; mais lorsque, au combat du pont de la Drôme, on le vit allant jusque sous la mitraille relever les blessés sur ses épaules, leur porter des consolations et des secours de toute espèce, avec autant de sang-froid qu'un grenadier de la vieille garde, le curé (comme ils l'appelaient) excita leur enthousiasme au plus haut degré. L'abbé de Janson a depuis mis ce zèle au service de l'intrigue; on ne peut que le regretter. Devenu évêque de Nancy et un des membres le plus actif de la Congrégation (p. 049) si fatale à la Restauration, il s'est fait tellement détester qu'à la Révolution de 1830 il a été expulsé de sa ville épiscopale.
L'autre personne dont je veux noter le passage à Gênes est Henri de Chastellux. Âgé de 24 ou 25 ans, maître d'une fortune considérable, il était attaché à l'ambassade de Rome. Ce fut là qu'il apprit la trahison de son beau-frère, le colonel de La Bédoyère. Il en fut d'autant plus consterné qu'il aimait tendrement sa sœur et qu'il comprenait combien elle devait avoir besoin de consolation et de soutien, dans une pareille position, au milieu d'une famille aussi exaltée en royalisme que la sienne. Il obtint immédiatement un congé de son ambassadeur et, après avoir rangé ses papiers, fait ses malles, emballé ses livres et ses effets, il se jeta dans la carriole d'un voiturin avec lequel il avait fait marché pour le mener en vingt-sept jours à Lyon.
Les révolutions ne s'accommodent guère de cette allure. En arrivant à Turin, monsieur de Chastellux fut informé qu'il ne pouvait continuer sa route. Il vint à Gênes consulter mon père sur ce qu'il lui restait à faire. Il fut décidé qu'il irait rejoindre monsieur le duc d'Angoulême; mon père lui dit qu'il le chargerait de dépêches. En effet, deux heures après, un secrétaire alla les lui porter; il le trouva couché sur un lit, lisant Horace.
«Quand partez-vous?
—Je ne sais pas encore. Je n'ai pas pu m'arranger avec les patrons qu'on m'a amenés, j'en attends d'autres.
—Vous n'allez pas par la Corniche?
—Non, je compte louer une felouque.»
Le secrétaire rapporta les dépêches qu'on expédia par estafette.
(p. 050) Henri de Chastellux s'embarqua le lendemain matin; mais, ayant fait son arrangement pour coucher à terre toutes les nuits, il n'arriva à Nice que le cinquième jour. Il y recueillit des bruits inquiétants sur la position de monsieur le duc d'Angoulême, attendit patiemment leur confirmation et, au bout de dix à douze jours, nous le vîmes reparaître à Gênes, n'ayant pas poussé sa reconnaissance au delà de Nice.
Cette singulière apathie dans un jeune homme qui ne manque pas d'esprit et que sa situation sociale et ses relations de famille auraient dû stimuler si vivement dans cette circonstance, comparée à la prodigieuse activité d'un homme dont la robe aurait semblé l'en dispenser, nous parut un si singulier contraste que nous en fûmes très frappés et que j'en ai conservé la mémoire.
Mon père s'était mis en correspondance plus active avec le duc de Narbonne, ambassadeur à Naples, le duc de Laval, ambassadeur à Madrid, et le marquis de Rivière qui commandait à Marseille. Il leur faisait passer les nouvelles qui lui arrivaient de l'Allemagne et du nord de la France. La légation de Turin se trouvait fort dégarnie de secrétaires et d'attachés; mon père, en partant de Gênes, me chargea de ces correspondances. Cela se bornait à expédier le bulletin des nouvelles qui nous parvenaient, en distinguant celles qui étaient officielles des simples bruits dont nous étions inondés. Plusieurs de ces lettres furent interceptées et quelques-unes, je crois, imprimées dans le Moniteur.
La malveillance s'est saisie de cette puérile circonstance pour établir que je faisais l'ambassade. L'impatience que j'ai conçue de cette sottise m'a tenue volontairement dans l'ignorance des affaires diplomatiques que (p. 051) mon père a dû traiter depuis lors, et probablement plus que je ne l'aurais été sans cette ridicule invention. Car, je crois l'avoir déjà dit, la politique m'amuse; j'en fais volontiers en amateur, pour occuper mon loisir; et, comme je n'ai jamais eu le besoin de parler des affaires qu'on me confie, mon père me les aurait communiquées si je l'avais souhaité.
Retour de Turin. — Monsieur de La Bédoyère. — Marche de Cannes. — L'empereur Napoléon. — Exposition du Saint-Suaire. — Retour de Jules de Polignac. — Il est fait prisonnier à Montmélian. — Prise d'un régiment à Aiguebelle. — Conduite du général Bubna. — Haine des piémontais contre les autrichiens. — Espérances du roi de Sardaigne.
Nous continuâmes à mener en Piémont la vie retirée que nous avions adoptée à Gênes. Mon père ne voulait rien changer à l'état ostensible de sa maison, mais les circonstances permettaient de réformer toutes les dépenses extraordinaires et la prudence l'exigeait. Notre seule distraction était de faire chaque jour de charmantes promenades dans la délicieuse colline qui borde le Pô, au delà de Turin, et s'étend jusqu'à Moncalieri.
Ce serait une véritable ressource si les chemins étaient moins désagréables; même à pied, il est difficile et très fatigant d'y pénétrer. Les sentiers qui servent de lit aux torrents, dans la saison pluvieuse, sont à pic et remplis de cailloux roulants. Le marcher en est pénible jusqu'à être douloureux, aussi les dames du pays ne s'y exposent-elles guère. On est dédommagé de ses peines par des points de vue admirables sans cesse variés et une campagne enchantée.
Nous apprîmes successivement les détails circonstanciés de ce qui s'était passé à Chambéry et à Grenoble. Tous les récits s'accordaient à montrer monsieur de La (p. 053) Bédoyère comme le plus coupable. Je prêtais d'autant plus de foi à la préméditation dont on l'accusait que je l'avais entendu, avant mon départ de Paris, tenir hautement les propos les plus bonapartistes et les plus hostiles à la Restauration.
La famille de sa femme (mademoiselle de Chastellux) avait commis la faute de le faire entrer presque de force au service du Roi; il avait eu la faiblesse d'accepter. Je ne voudrais pas préciser à quelle époque cette faiblesse était devenue de la trahison, mais il est certain que, lorsque à la tête de son régiment où il était arrivé depuis peu de jours, il se rendait de Chambéry à Grenoble, il dit à madame de Bellegarde, chez laquelle il s'arrêta pour déjeuner, qu'il ne formait aucun doute des succès de l'empereur Napoléon et qu'il les désirait passionnément. Au moment où il montait à cheval, il lui cria: «Adieu, madame, dans huit jours je serai fusillé ou maréchal d'Empire.»
Il paraissait avoir entraîné le mouvement des troupes qui se réunirent à l'Empereur et abusé de la faiblesse du général Marchand, entièrement dominé par lui. La reconnaissance de l'Empereur pour le service rendu ne fut pas portée à si haut prix qu'il l'avait espéré, mais ses prévisions ne furent que trop tristement accomplies dans l'autre alternative.
Il était impossible de n'être pas frappé de la grandeur, de la décision, de l'audace dans la marche et de l'habileté prodigieuse déployées par l'Empereur, de Cannes jusqu'à Paris. Il est peu étonnant que ses partisans en aient été électrisés et aient retrempé leur zèle à ce foyer du génie. C'est peut-être le plus grand fait personnel accompli par le plus grand homme des temps modernes; et ce n'était pas, j'en suis persuadée, un plan combiné d'avance. Personne n'en avait le secret (p. 054) complet en France; peut-être était-on un peu plus instruit en Italie. Mais l'Empereur avait beaucoup livré au hasard ou plutôt à son génie. La preuve en est que le commandant d'Antibes, sommé le premier, avait refusé d'admettre les aigles impériales. Leur vol était donc tout à fait soumis à la conduite des hommes qu'elles rencontreraient sur leur route, et la belle expression du vol de clocher en clocher, quoique justifiée par le succès, était bien hasardée. L'Empereur s'était encore une fois confié à son étoile et elle lui avait été fidèle, comme pour servir de flambeau à de plus immenses funérailles.
En arrivant à Paris, il apprit la déclaration de Vienne du 13 mars; il subit en même temps les froideurs et les réticences de la plupart des personnes qui, dans l'ordre civil, lui avaient été le plus dévouées. Son instinct gouvernemental comprit tout de suite que ces gens-là représentaient le pays beaucoup plus que les militaires. Peut-être aurait-il été tenté de le gouverner par le sabre, si ce sabre n'avait pas dû trouver un emploi plus que suffisant dans la résistance à l'étranger. Il ne pouvait donc écraser les idées constitutionnelles, si rapidement écloses en France, qu'en lâchant le frein aux passions populaires qui, sous le nom de liberté ou de nationalité, amènent promptement la plus hideuse tyrannie.
Rendons justice à l'Empereur; jamais homme au monde n'a eu plus l'horreur de pareils moyens. Il voulait un gouvernement absolu, mais réglé et propre à assurer l'ordre public, la tranquillité et l'honneur du pays. Dès que sa position lui fut complètement dévoilée, il désespéra de son succès, et le dégoût qu'il en conçut exerça peut-être quelque influence sur le découragement montré par lui lors de la catastrophe de Waterloo.
J'ai lieu de croire que, bien peu de jours après son arrivée aux Tuileries, il cessa de déployer l'énergie qui (p. 055) l'avait accompagné depuis l'île d'Elbe. Peut-être, s'il avait retrouvé dans ses anciens serviteurs civils le même enthousiasme que dans les militaires, il aurait mieux accompli la tâche gigantesque qu'il s'était assignée; peut-être aussi était-elle impossible.
Je retournai à Turin. Le Pape nous y avait précédés; sa présence donna lieu à une cérémonie assez curieuse, à laquelle nous assistâmes.
Le Piémont possède le Saint-Suaire. La chrétienté attache un tel prix à cette relique que le Pape en a seul la disposition. Elle est enfermée dans une boîte en or, renfermée dans une de cuivre, renfermée..., enfin il y en a sept, et les sept clefs qui leur appartiennent sont entre les mains de sept personnes différentes. Le Pape conserve la clef d'or. Le coffre est placé dans une magnifique chapelle d'une superbe église, appelée du Saint-Suaire. Des chanoines, qui prennent le même nom, la desservent. La relique n'est exposée aux regards des fidèles que dans les circonstances graves et avec des cérémonies très imposantes. Le Pape envoie un légat tout exprès, chargé d'ouvrir le coffre et de lui rapporter la clef.
La présence du Saint-Père à Turin et l'importance des événements inspirèrent le désir de donner aux soldats, à la population et au Roi la satisfaction d'envisager cette précieuse relique.
Malgré les espérances que le gouvernement sarde conservait, in petto, d'obtenir de tous les côtés la reconnaissance de sa neutralité, il avait levé rapidement des troupes considérables et très belles sous le rapport des hommes. On réunit les nouveaux corps sur la place du château, et, après que le Pape eut béni leurs jeunes drapeaux, on procéda au déploiement du Saint-Suaire.
Le Roi et sa petite Cour, les catholiques du corps (p. 056) diplomatique, les chevaliers de l'Annonciade, les autres excellences, les cardinaux et les évêques étaient seuls admis dans la pièce où se préparait la cérémonie. Nous n'étions pas plus de trente, ma mère, madame Bubna et moi seules de femmes; aussi étions-nous parfaitement bien placées.
Le coffre fut apporté par le chapitre qui en a la garde. Chaque boîte fut ouverte successivement, le grand personnage qui en conserve la clef la remettant à son tour, et un procès-verbal constatant l'état des serrures longuement et minutieusement rédigé. Ceci se passait comme une levée de scellé, et sans aucune forme religieuse, seulement le cardinal qui ouvrait les serrures récitait une prière à chaque fois.
Lorsqu'on fut arrivé à la dernière cassette, qui est assez grande et paraît toute brillante d'or, les oraisons et les génuflexions commencèrent. Le Pape s'approcha d'une table où elle fut déposée par deux des cardinaux; tout le monde se mit à genoux, et il y eut beaucoup de formes employées pour l'ouvrir. Elles auraient été mieux placées dans une église que dans un salon où cette pantomime, vue de trop près, manquait de dignité.
Enfin le Pape, après avoir approché et retiré ses mains plusieurs fois, comme s'il craignait d'y toucher, tira de la boîte un grand morceau de grosse toile maculée. Il la porta, accompagné du Roi qui le suivait immédiatement et entouré des cardinaux, sur le balcon où il la déploya. Les troupes se mirent à genoux aussi bien que la population qui remplissait les rues derrière elles. Toutes les fenêtres étaient combles de monde; le coup d'œil était beau et imposant.
On m'a dit qu'on voyait assez distinctement les marques ensanglantées de la figure, des pieds, des mains (p. 057) et même de la blessure sur le saint Linceul. Je n'ai pu en juger, me trouvant placée à une fenêtre voisine de celle où était le Pape. Il l'exposa en face, à droite et à gauche; le silence le plus solennel dura pendant ce temps. Au moment où il se retira, la foule agenouillée se releva en poussant de grandes acclamations; le canon, les tambours, les vivats annoncèrent que la cérémonie était finie. Rentré dans le salon, on commença les oraisons.
Le Saint-Père eut la bonté de nous faire demander, par le cardinal Pacca, si nous voulions faire bénir quelque objet et le faire toucher au Saint-Suaire. N'ayant pas prévu cette faveur, nous n'étions munies d'aucun meuble convenable. Cependant nous donnâmes nos bagues et de petites chaînes que nous portions au col. Le Pape n'y fit aucune objection et nous jeta un coup d'œil plein d'aménité et de bonté paternelle. Nous venions de le voir souvent à Gênes. Lui seul et le cardinal, qu'il avait dû nommer légat exprès pour l'occasion, avaient le droit de toucher au Saint-Suaire même. Ils eurent assez de peine à le replier, mais personne ne pouvait leur offrir assistance.
La première boîte fermée, le Pape en prit la clef, puis les cardinaux la placèrent dans la seconde enveloppe. Cette cérémonie faite, le Pape, le Roi et les personnes invitées passèrent dans une pièce où on avait préparé un déjeuner ou plutôt des rafraîchissements, car il n'y avait pas de table mise. Les deux souverains y distribuèrent leurs politesses. On attendit que la clôture de tous les coffres fût terminée et que les chanoines eussent repris processionnellement le chemin de l'église, puis chacun se retira.
Je ne me rappelle pas si Jules de Polignac assistait à cette cérémonie, mais, vers ce temps, il arriva porteur (p. 058) de pleins pouvoirs de Monsieur, nommé par le roi Louis XVIII lieutenant général du royaume. Il prétendait être en mesure de lever une légion française, à cocarde blanche, sur le territoire sarde, mais le gouvernement ne voulut du tout y consentir. Il obtint à grand'peine la permission de s'établir sur la frontière pour surveiller de plus près les relations qu'il conservait dans le Midi. Il s'installa chez un curé des Bauges. Il était en correspondance presque journalière avec mon père et lui racontait toutes les pauvretés imaginables.
Les renseignements que mon père recevait d'ailleurs lui faisaient prévoir des hostilités prochaines. Il avertit Jules de prendre garde à sa sûreté; celui-ci répondit, en date du 15 juin, qu'il était sûr d'être averti au moins dix jours avant l'ouverture de la campagne qui ne pouvait pas commencer avant quatre ou cinq semaines. En le remerciant de sa sollicitude, il le priait d'être en pleine sécurité, car il était sûr d'être informé plus tôt et mieux que personne.
Le même courrier apportait une lettre du curé (car c'étaient toujours des curés!) de Montmélian qui avertissait mon père qu'après avoir porté sa lettre à la poste, Jules était revenu au presbytère pour prendre son cheval, qu'au moment où il mettait le pied à l'étrier la maison avait été investie par une compagnie de soldats français, entrés dans la ville sans coup férir, et que Jules avait été fait prisonnier. Le curé en était d'autant plus inquiet que la selle portait des sacoches remplies d'une correspondance qui compromettait Jules et tous ses affiliés.
Le curé avait fait porter sa lettre, à travers les montagnes, à un bureau non encore occupé; cependant celle de Jules, timbrée de Montmélian, arriva également. C'est encore une occasion où l'imprévoyance dont ce pauvre monsieur de Polignac paraît si éminemment doué (p. 059) lui a été fatale. Elle est toujours accompagnée d'une confiance en lui-même poussée à un degré fabuleux. Comme il joint à cette outrecuidance une grande témérité, un courage très remarquable, souvent éprouvé, rien ne l'avertit du danger; il s'y précipite en aveugle. Mais il faut lui rendre cette justice, qu'une fois arrivé, il le considère sans faiblesse et subit les conséquences de ses fautes avec une force d'âme peu commune.
Nous fûmes consternés en le sachant prisonnier. La douceur de ses mœurs, l'urbanité de son langage le rendent fort attachant dans la vie privée. J'oubliai alors que je l'accusais toujours d'être conduit par l'ambition et de faire du prie-Dieu un marchepied pour ne plus me rappeler que l'homme facile et obligeant avec lequel j'étais liée depuis notre mutuelle enfance, et je pleurai amèrement sur son sort. Il était impossible de prévoir comment la politique de l'Empereur l'engagerait à traiter les prisonniers dans la catégorie de Jules, et lui surtout, que la Restauration avait arraché à la captivité du régime impérial, se trouvait dans un prédicament tout à part et périlleux.
Mon père se mit fort en mouvement pour se procurer de ses nouvelles; il fut longtemps sans pouvoir y réussir. Toutefois, il obtint une déclaration de tous les ministres, résidant à Turin, qui annonçait des représailles de la part de leurs souverains si monsieur de Polignac était traité autrement qu'en prisonnier de guerre. Le cabinet sarde fut le plus récalcitrant, mais consentit enfin à signer le dernier.
Ces démarches se trouvèrent inutiles. Le maréchal Suchet se souciait peu de s'illustrer par cette conquête. Il fit mettre monsieur de Polignac au fort Barraux, lui conseilla de se tenir parfaitement tranquille et eut l'air de l'y oublier, tout en l'y faisant très bien traiter. On (p. 060) lui manda de l'envoyer à Paris; il n'en tint compte. Je ne sais s'il aurait pu prolonger longtemps cette bienveillante indifférence, mais les événements marchèrent vite.
Le gouvernement piémontais avait si complètement partagé la sécurité de Jules qu'au même moment où les français s'emparaient de Montmélian, un autre corps, traversant la montagne, enlevait à Aiguebelle un beau régiment piémontais qui faisait tranquillement l'exercice avec des pierres de bois à ses fusils. Ce qu'il y a de plus piquant dans cette aventure c'est que la même chose était arrivée, au même lieu et de la même façon, au début de la guerre précédente.
L'émoi fut grand à Turin. On nomma vite monsieur de Saint-Marsan ministre de la guerre, quoiqu'il eût servi sous le régime français. On réclama les secours autrichiens avec autant de zèle qu'on en avait mis à les refuser jusque-là. Mais le général Bubna déclara à monsieur de Valese qu'il fallait porter la peine de son obstination; il l'avertissait depuis longtemps que les hostilités étaient prêtes à éclater et que les négociations occultes et personnelles avec le gouvernement français, pour établir sa neutralité, seraient sans succès. Il n'avait pas voulu le croire; maintenant il le prévenait formellement que, si les français s'étaient emparés du Mont-Cenis avant qu'il pût l'occuper, ce qui lui paraissait fort probable, il retirerait ses troupes en Lombardie et abandonnerait le Piémont.
À la suite de cette menace, il déploya une activité prodigieuse pour la rendre vaine. C'était un singulier homme que ce Bubna. Grand, gros, boiteux par une blessure, paresseux lorsqu'il n'avait rien à faire, il passait les trois quarts des journées, couché sur un lit ou sur la paille dans son écurie, à fumer le plus mauvais (p. 061) tabac du plus mauvais estaminet. Quand il lui plaisait de venir dans le salon, il y était, sauf l'odeur de pipe, homme de la meilleure compagnie, conteur spirituel, fin, caustique, comprenant et employant toutes les délicatesses du langage. Les affaires civiles ou militaires le réclamaient-elles? Il ne prenait plus un moment de repos; et ce même Bubna qui avait passé six mois sans quitter, à peine, la position horizontale, serait resté soixante-douze heures à cheval sans en paraître fatigué.
Il me fit la confidence qu'il exagérait un peu ses inquiétudes et la rigueur de ses projets pour se venger de monsieur de Valese et de ses hésitations. Comme j'étais très indignée contre celui-ci de la façon dont il s'éloignait de l'ambassadeur de France, je goûtais fort cette espièglerie. Mon père, avec son éminente sagesse, ne partageait pas cette joie; il approuvait monsieur de Valese d'avoir réussi à éviter à son pays quelques semaines de l'occupation autrichienne. Il compatissait au désir d'un petit royaume de chercher à obtenir un état de neutralité, tout en croyant ce résultat impossible.
Il est certain que la résistance apportée par le cabinet à la rentrée des autrichiens sur le territoire piémontais compensa, aux yeux des habitants, beaucoup des torts qu'on reprochait au gouvernement. La population les avait pris en haine et ils lui avaient enseigné à regretter les troupes françaises: «Les français disait-elle, nous pressuraient beaucoup, mais ils mangeaient chez nous et avec nous ce qu'ils prenaient, au lieu que les allemands prennent plus encore et emportent tout.»
Cela était vrai de l'administration aussi bien que des chefs et des soldats. Elle faisait venir d'Autriche jusqu'aux fers des chevaux, n'achetait rien dans les pays occupés; mais, en revanche, emportait tout, même les gonds et les verrous des portes et fenêtres dans les casernes que (p. 062) les troupes abandonnaient. Les fourgons qui suivent un corps autrichien évacuant un pays allié sont curieux à voir par leur nombre fabuleux et par la multitude d'objets de toute espèce qu'ils contiennent pêle-mêle. Ces convois excitaient la colère des peuples italiens, victimes de ce système de spoliation générale.
La nouvelle de l'entrée en campagne sur la frontière de Belgique et de la bataille de Ligny livrée le 16 nous parvint avec une grande rapidité à travers la France et à l'aide du télégraphe qui l'avait apportée à Chambéry. Mais il fallut attendre l'arrivée d'un courrier régulier pour nous conter celle de Waterloo. Après celle-là, celles que nous étions contraints à appeler les bonnes nouvelles se succédèrent aussi rapidement que les mauvaises trois mois avant. Il fallait bien s'en réjouir, mais ce n'était pas sans saignement de cœur.
Le roi de Sardaigne avait la tête tournée de voir le corps piémontais entrer en France avec l'armée autrichienne, et se croyait déjà un conquérant. Sa magnanimité se contentait du Rhône pour frontière. Il donnait bien quelques soupirs à Lyon, mais il se consolait par l'idée que c'était une ville mal pensante.
J'ai déjà dit qu'il était très accessible; il recevait tout le monde, était fort parlant, surtout dans ce moment d'exaltation. Il n'y avait pas un moine, ni un paysan qu'il ne retînt pour leur raconter ses projets militaires.
Étant duc d'Aoste, il avait fait une campagne dans la vallée de Barcelonnette et avait conservé une grande admiration pour l'agilité et le courage de ses habitants: aussi voulait-il aller prendre Briançon, par escalade, à la tête de ses Barbets, comme il les appelait. Il développa ce plan au général Frimont lorsqu'il passa pour prendre le commandement en chef de l'armée autrichienne. Bubna, présent à cette entrevue, racontait à faire mourir de rire (p. 063) l'étonnement calme de l'alsacien Frimont cherchant vainement ses yeux pour découvrir ce qu'il pensait de ces extravagances et obligé par sa malice à y répondre seul. Heureusement le Roi se laissa choir d'une chaise sur laquelle il était grimpé pour prendre d'assaut une jarre à tabac placée sur une armoire. Il se fit assez de mal, se démit le poignet, et Briançon fut sauvé.
Le physique de ce pauvre prince rendait ses rodomontades encore plus ridicules. Il ressemblait en laid à monsieur le duc d'Angoulême. Il était encore plus petit, encore plus chétif; ses bras étaient plus longs, ses jambes plus grêles, ses pieds plus plats, sa figure plus grimaçante; enfin il atteignait davantage le type du singe auquel tous deux aspiraient. Il souffrit horriblement de son poignet qui fut mal remis par une espèce de carabin ramené de Sardaigne. Rossi, un des plus habiles chirurgiens de l'Europe, était consigné au seuil du château pour l'avoir franchi sous le gouvernement français. Toutefois, la douleur se fit sentir; au bout de dix à douze jours, Rossi fut appelé, le poignet bien remis et le Roi soulagé.
Réponse de mon père au premier chambellan du duc de Modène. — Conduite du maréchal Suchet à Lyon. — Conduite du maréchal Brune à Toulon. — Catastrophe d'Avignon. — Expulsion des français résidant en Piémont. — Je quitte Turin. — État de la Savoie. — Passage de Monsieur à Chambéry. — Fête de la Saint-Louis à Lyon. — Pénible aveu. — Gendarmes récompensés par l'Empereur. — Les soldats de l'armée de la Loire. — Leur belle attitude.
Les forfanteries du Roi et des siens, tout absurdes qu'elles étaient, portaient pour nous un son fort désagréable. Quelques semaines plus tard, mon père eut occasion d'en relever une d'une manière très heureuse. Le duc de Modène vint voir son beau-père; il y eut à cette occasion réception à la Cour. Mon père s'y trouva auprès d'un groupe où le premier chambellan de Modène professait hautement la nécessité et la facilité de partager la France pour assurer le repos de l'Europe. Il prit la parole et du ton le plus poli:
«Oserai-je vous prier, monsieur le comte, de m'indiquer les documents historiques où vous avez puisé qu'on peut disposer de la France comme s'il s'agissait du duché de Modène?»
On peut croire que le premier chambellan resta très décontenancé. Cette boutade, qui contrastait si fort avec l'urbanité habituelle de mon père, eut grand succès à Turin où on détestait les prétentions de l'allemand, duc de Modène.
Les événements de Belgique arrêtèrent la marche des (p. 065) armées françaises en Savoie, et laissèrent le temps aux autrichiens de réunir à Chambéry des forces trop considérables pour pouvoir leur résister. L'occupation de Grenoble, où on ne laissa que des troupes piémontaises, acheva d'enorgueillir ces conquérants improvisés, et je ne sais si le chagrin l'emportait sur la colère en pensant à nos canons tombés entre les pattes des Barbets du Roi. Quoique le fort Barraux tînt toujours, on avait eu soin d'en laisser évader Jules de Polignac qui rejoignit le quartier général de Bubna et assista à l'attaque de Grenoble.
Ces souvenirs sont très pénibles pour y revenir volontiers; j'aime mieux raconter deux faits qui, selon moi, honorent plus nos vieux capitaines qu'un de ces succès militaires qui leur étaient si familiers. Ils prouvent leur patriotisme.
Les Alliés admettaient que, partout où ils trouveraient le gouvernement du roi Louis XVIII reconnu avant leur arrivée, ils n'exerceraient aucune spoliation. Mais aussi toutes les places où ils entreraient par force ou par capitulation devaient être traitées comme pays conquis et le matériel enlevé: Dieu sait s'ils étaient experts à tels déménagements; Grenoble en faisait foi.
L'avant-garde, sous les ordres du général Bubna, s'approchait de Lyon. Monsieur de Corcelles, commandant la garde nationale, se rendit auprès du général, lui offrit de faire prendre à la ville la cocarde autrichienne ou la cocarde sarde, toutes enfin plutôt que la cocarde blanche. Mon ami Bubna, qui, tout aimable qu'il était, n'avait pas une bien sainte horreur pour le bien d'autrui, était trop habile pour autoriser les patriotiques intentions de monsieur de Corcelles, mais il ne les repoussa pas tout à fait. Il lui dit que de si grandes décisions ne s'improvisaient pas; il n'avait point d'instructions à ce sujet, mais il en (p. 066) demanderait. Sans doute, il ne serait pas impossible que la maison de Savoie portât le siège de son royaume à Lyon, tandis que le Piémont pourrait se réunir à la Lombardie. C'était matière à réflexion; en attendant il ne fallait rien brusquer, et il conseillait tout simplement de garder la cocarde tricolore. L'armée autrichienne ferait son entrée le lendemain matin, et il serait temps de discuter ensuite les intérêts réciproques.
Monsieur de Corcelles retourna à Lyon et courut rendre compte de sa démarche et de sa conversation au maréchal Suchet. Celui-ci le traita comme le dernier des hommes, lui dit qu'il était un misérable, un mauvais citoyen, que, quant à lui, il aimerait mieux voir la France réunie sous une main quelconque que perdant un seul village. Il le chassa de sa présence, lui ôta le commandement de la garde nationale, fit chercher de tout côté Jules de Polignac, monsieur de Chabrol, monsieur de Sainneville (l'un préfet, l'autre directeur de la police avant les Cent-Jours), les installa lui-même dans leurs fonctions et ne s'éloigna qu'après avoir fait arborer les couleurs royales. Bubna les trouva déployées le lendemain à son grand désappointement, mais il n'osa pas s'en plaindre.
Au même temps, les mêmes résultats s'opérèrent à Toulon avec des circonstances un peu différentes. Le maréchal Brune y commandait. La garnison était exaltée jusqu'à la passion pour le système impérial et la ville partageait ses sentiments. Un matin, à l'ouverture des portes, le marquis de Rivière, l'amiral Ganteaume et un vieil émigré, le comte de Lardenoy, qui était commandant de Toulon pour le Roi, suivis d'un seul gendarme et portant tous quatre la cocarde blanche, forcèrent la consigne, entrèrent au grand trot dans la place et allèrent descendre chez le maréchal avant que l'étonnement qu'avait causé leur brusque apparition eût laissé le temps (p. 067) de les arrêter. Ils parvinrent jusque dans le cabinet où le maréchal était occupé à écrire. Surpris d'abord, il se remit immédiatement, tendit la main à monsieur de Rivière qu'il connaissait, et lui dit:
«Je vous remercie de cette preuve de confiance, monsieur le marquis, elle ne sera pas trompée.»
Les nouveaux arrivés lui montrèrent la déclaration des Alliés, lui apprirent qu'un corps austro-sarde s'avançait du côté de Nice et qu'une flotte anglaise se dirigeait sur Toulon. Dans l'impossibilité de le défendre d'une manière efficace, puisque toute la France était envahie et le Roi déjà à Paris, le maréchal, en s'obstinant à conserver ses couleurs, coûterait à son pays l'immense matériel de terre et de mer contenu dans la place; les Alliés n'épargneraient rien; ils se hâtaient pour arriver avant qu'il eût reconnu le gouvernement du Roi. Ces messieurs, se fiant à son patriotisme éclairé, étaient venus lui raconter la situation telle qu'elle était et lui juraient sur l'honneur l'exactitude des faits.
Le maréchal lut attentivement les pièces qui les confirmaient, puis il ajouta:
«Effectivement, messieurs, il n'y a pas un moment à perdre. Je réponds de la garnison; je ne sais pas ce que je pourrai obtenir de la ville. En tout cas, nous y périrons ensemble, mais je ne serai pas complice d'une vaine obstination qui livrerait le port aux spoliations des anglais.»
Il s'occupa aussitôt de réunir les officiers des troupes, les autorités de la ville et les meneurs les plus influents du parti bonapartiste. Il les chapitra si bien que, peu d'heures après, la cocarde blanche était reprise et le vieux Lardenoy reconnu commandant.
Le marquis de Rivière était homme à apprécier la loyauté du maréchal et à en être fort touché. Il l'engagea (p. 068) à rester avec eux dans le premier moment d'effervescence du peuple passionné du Midi. Le maréchal Brune persista à vouloir s'éloigner; peut-être craignait-il d'être accusé de trahison par son parti. Quel que fût son motif, il partit accompagné d'un aide de camp de monsieur de Rivière; il le renvoya se croyant hors des lieux où il pouvait être reconnu et recourir quelque danger. On sait l'horrible catastrophe d'Avignon et comment un peuple furieux et atroce punit la belle action que l'histoire, au moins, devra consigner dans une noble page. On voudrait pouvoir dire que la lie de la populace fut seule coupable; mais, hélas! il y avait parmi les acteurs de cette horrible scène des gens que l'esprit de parti a tellement protégés que la justice des lois n'a pu les atteindre. C'est une des vilaines taches de la Restauration.
La conduite des maréchaux Suchet et Brune m'a toujours inspiré d'autant plus de respect que je n'ai pu me dissimuler qu'elle n'aurait pas été imitée par des chefs royalistes. Il y en a bien peu d'entre eux qui n'eussent préféré remettre leur commandement, au risque de pertes immenses pour la patrie, entre les mains de l'étranger, à faire replacer eux-mêmes le drapeau tricolore, et, s'il s'en était trouvé, notre parti les aurait qualifiés de traîtres.
Dans les premiers jours de mars, le roi de Sardaigne avait publié l'ordre de chasser tous les français de ses États. Les rapides succès de l'Empereur lui imposèrent trop pour qu'il osât l'exécuter; mais, dès que sa peur fut un peu calmée par le gain de la bataille de Waterloo, il donna des ordres péremptoires et trouva des agents impitoyables. Des français, domiciliés depuis trente ans, propriétaires, mariés à des piémontaises, furent expulsés de chez eux par les carabiniers royaux, conduits aux frontières (p. 069) comme des malfaiteurs, sans qu'on inventât seulement d'articuler contre eux le moindre reproche. Les femmes et les enfants vinrent porter leurs larmes à l'ambassade; nous en étions assaillis. Nous ne pouvions que pleurer avec eux et partager leur profonde indignation.
Mon père faisait officieusement toutes les réclamations possibles. Ses collègues du corps diplomatique se prêtaient à les appuyer et témoignaient leur affliction et leur désapprobation de ces cruelles mesures, mais rien ne les arrêtait. Enfin, mon père reçut un courrier du prince de Talleyrand pour lui annoncer que le gouvernement du roi Louis XVIII était reconstitué. Il se rendit aussitôt chez le comte de Valese et lui déclara que, si ces persécutions injustifiables continuaient contre les sujets de S. M. T. C., il demanderait immédiatement ses passeports, qu'il en préviendrait sa Cour et était sûr d'être approuvé.
Cette démarche sauva quelques malheureux qui avaient obtenu un sursis, mais la plupart étaient déjà partis ou au moins ruinés par cette manifestation intempestive de la peur et d'une puérile vengeance exercée contre des innocents.
Cette circonstance acheva de m'indisposer contre les gouvernements absolus et arbitraires. La maladie du pays m'avait gagnée à tel point que je ne respirais plus dans ce triste Turin. J'éprouvais un véritable besoin de m'en éloigner, au moins pour un temps. Je me décidai à venir passer quelques semaines à Paris où j'étais appelée par des affaires personnelles.
Mon père consentit d'autant plus facilement à mon départ qu'il désirait lui-même avoir, sur ce qui se passait en France, des renseignements plus exacts que ceux donnés par les gazettes. Les dépêches étaient rares et (p. 070) toujours peu explicites; ma correspondance serait détaillée et quotidienne. J'étais faite à me servir de sa lunette; il ne pouvait avoir un observateur qui lui fût plus commode.
J'ai dit que mon frère avait rejoint son prince à Barcelone; il y séjourna et l'accompagna à Bourg-Madame. Monsieur le duc d'Angoulême l'envoya porter ses dépêches au Roi dès qu'il le sut à Paris. Le Roi le renvoya à son neveu; il lui fallut traverser deux fois l'armée de la Loire, ce qui ne fut pas sans quelque danger, à ce premier moment. Toutefois, il remplit heureusement sa double mission et obtint pour récompense la permission de venir embrasser ses parents. J'attendis son arrivée et, après avoir passé quelques jours avec lui, je le précédai sur la route de Paris où il devait venir me rejoindre promptement.
Je quittai Turin, le 18 août, jour de la Sainte-Hélène, après avoir souhaité la fête à ma mère pour laquelle mon absence n'avait pas de compensation et qui en était désolée. Elle devait, le lendemain, accompagner mon père à Gênes où, pour cette fois, la Reine arriva sans obstacles. Elle débarqua de Sardaigne avec un costume et des façons qui ne rappelaient guère l'élégante et charmante duchesse d'Aoste dont le Piémont conservait le souvenir. Elle s'y est fait détester, je ne sais si c'est avec justice; je n'ai plus eu de rapports personnels avec ce pays et on ne peut s'en faire une idée un peu juste qu'en l'habitant. Il y a toujours une extrême réticence dans les récits qu'en font les piémontais.
Je m'arrêtai quelques jours à Chambéry. J'y appris les circonstances exactes de la trahison des troupes et surtout celle de monsieur de La Bédoyère. Il était évident qu'il travaillait d'avance son régiment et que les événements de Grenoble avaient été rien moins que spontanés.
(p. 071) Les esprits étaient fort échauffés en Savoie. L'ancienne noblesse désirait ardemment rentrer sous le sceptre de la maison de Savoie. La bourgeoisie aisée ou commerçante, tous les industriels voulaient rester français. Les paysans étaient prêts à crier: «Vive le Roi sarde!» dès que leurs curés le leur ordonneraient. Jusqu'alors les vœux, les craintes et les répugnances s'exprimaient encore tout bas; on se bornait à se détester cordialement de part et d'autre.
Peu avant les Cent-Jours, Monsieur avait fait un voyage dans le Midi; sa grâce et son obligeance lui avaient procuré de grands succès. À Chambéry, il logea chez monsieur de Boigne et le traita avec bonté. Le lendemain, avant de partir, le duc de Maillé lui remit de la part du prince six croix d'honneur, à distribuer dans la ville. Monsieur de Boigne n'avait pas fait de mauvais choix; mais, cela dépendait de lui. Les diplômes avaient été remplis des noms qu'il indiquait, sans autre renseignement.
Il paraît que, dans tout ce voyage, Monsieur payait ainsi son écot à ses hôtes. On a cru que la prodigalité avec laquelle on a semé la croix d'honneur en 1814 avait un but politique et qu'on voulait la discréditer. Je ne le pense pas; seulement elle n'avait aucun prix aux yeux de nos princes et ils la donnaient comme peu de valeur. On conçoit à quel point cela devait irriter les gens qui avaient versé leur sang pour l'obtenir.
C'est par cette ignorance du pays, plus que par propos délibéré, que les princes de la maison de Bourbon choquaient souvent, sans s'en douter, les intérêts et les préjugés nationaux nés pendant leur longue absence. Ils ne se donnaient pas la peine de les apprendre ni de s'en informer, bien persuadés qu'ils se tenaient d'être rentrés dans leur patrimoine. Jamais ils n'ont pu comprendre (p. 072) qu'ils occupaient une place, à charge d'âmes, qui imposait du travail et des devoirs.
J'arrivai à Lyon le 25 août. Avec l'assistance de la garnison autrichienne, on y célébrait bruyamment la fête de la Saint-Louis. La ville était illuminée; on tirait un feu d'artifice; la population entière semblait y prendre part. On se demandait ce qu'était devenue cette autre foule qui, naguère, avait accueilli Bonaparte avec de si grands transports. J'ai assisté à tant de péripéties dans les acclamations populaires que je me suis souvent adressé cette question. Je crois que ce sont les mêmes masses, mais diversement électrisées par un petit noyau de personnes exaltées, qui changent et sont entraînées dans des sens différents; mais la même foule est également de bonne foi dans ses diverses palinodies.
Me voici arrivée à une confession bien pénible. Je pourrais l'épargner, puisqu'elle ne regarde que moi et qu'un sentiment intime; mais je me suis promis de dire la vérité sur tout le monde; je la cherche aussi en moi. Il faut qu'on sache jusqu'où la passion de l'esprit de parti peut dénaturer le cœur.
En arrivant à l'hôtel de l'Europe, je demandai les gazettes; j'y lus la condamnation de monsieur de La Bédoyère et j'éprouvai un mouvement d'horrible joie. «Enfin, me dis-je, voilà un de ces misérables traîtres puni!» Ce mouvement ne fut que passager; je me fis promptement horreur à moi-même; mais, enfin, il a été assez positif pour avoir pesé sur ma conscience. C'est depuis ce moment, depuis le dégoût et le remords qu'il m'inspire, que j'ai abjuré, autant qu'il dépend de moi, les passions de l'esprit de parti et surtout ses vengeances.
Je pourrais, à la rigueur, me chercher une excuse dans tout ce que je venais d'apprendre à Chambéry sur (p. 073) la conduite de monsieur de La Bédoyère, dans les tristes résultats que sa coupable trahison avait attirés, dans l'aspect de la patrie déchirée et envahie par un million d'étrangers; mais rien n'excuse, dans un cœur féminin, la pensée d'une sanglante vengeance, et il faut en renvoyer l'horreur à qui il appartient, à l'esprit de parti, monstre dont on ne peut trop repousser les approches quand on vit dans un temps de révolution et qu'on veut conserver quelque chose d'humain.
Je passai deux jours à Lyon où se trouvaient réunies plusieurs personnes avec lesquelles j'étais liée parmi les français et les étrangers. On me donna les détails des événements de Paris. Les avis étaient divers sur le rôle qu'y avait joué Fouché, mais tout le monde s'accordait à dire qu'il était entré dans le conseil de Louis XVIII à la sollicitation de Monsieur, excité par les plus exaltés du parti émigré. C'est à Lyon que me furent racontés les faits que j'ai rapportés sur la conduite du maréchal Suchet. J'appris aussi une circonstance qui me frappa.
Lorsque Monsieur fit cette triste expédition, au moment du retour de l'île d'Elbe, il fut obligé de quitter la ville par la route de Paris, tandis que toute la garnison et les habitants se précipitaient sur celle de Grenoble au-devant de Napoléon. Deux gendarmes, seuls de l'escorte commandée, se présentèrent pour accompagner sa voiture. Le lendemain, ils furent dénoncés à l'Empereur. Il les fit rechercher et leur donna de l'avancement. On ne peut nier que cet homme n'eût l'instinct gouvernemental.
Mon séjour à Lyon avait été forcé; il fallait attendre que la route fût libre, c'est-à-dire complètement occupée par des garnisons étrangères. Je conserve encore le passeport à l'aide duquel j'ai traversé notre triste patrie (p. 074) dans ces jours de détresse. Il est curieux par la quantité de visas, en toutes langues, dont il est couvert.
Si ces formalités étaient pénibles, les routes offraient un spectacle consolant pour un cœur français, malgré son amertume. C'était la magnifique attitude de nos soldats licenciés. Réunis par bandes de douze ou quinze, vêtus de leur uniforme, propres et soignés comme en jour de parade, le bâton blanc à la main, ils regagnaient leurs foyers, tristes mais non accablés et conservant une dignité dans les revers qui les montrait dignes de leurs anciens succès.
J'avais laissé l'Italie infestée de brigands créés par la petite campagne de Murat. Le premier groupe de soldats de la Loire que je rencontrai, en me rappelant ce souvenir, m'inspira un peu de crainte; mais, dès que je les eus envisagés, je ne ressentis plus que l'émotion de la sympathie. Eux-mêmes semblaient la comprendre. Les plus en avant des bandes que je dépassais me regardaient fixement comme pour chercher à deviner à quoi j'appartenais, mais les derniers me saluaient toujours. Ils m'inspiraient ce genre de pitié que le poète a qualifiée de charmante et que la magnanimité commande forcément quand on n'a pas perdu tout sentiment généreux.
Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose de plus beau dans l'histoire que la conduite générale de l'armée et l'attitude personnelle des soldats à cette époque. La France a droit de s'en enorgueillir. Je n'attendis pas le jour de la justice pour en être enthousiasmée et, dès lors, je les considérais avec respect et vénération. Il est bien remarquable en effet, que, dans un moment où plus de cent cinquante mille hommes furent renvoyés de leurs drapeaux et rejetés, sans état, dans le pays, il n'y eut pas un excès, pas un crime commis dans toute la France qui (p. 075) pût leur être imputé. Les routes restèrent également sûres; les châteaux conservèrent leur tranquillité; les villes, les bourgs et les villages acquirent des citoyens utiles, des ouvriers intelligents, des chroniqueurs intéressants.
Rien ne fait plus l'éloge de la conscription que cette noble conduite des soldats qu'elle a produits; je la crois unique dans les siècles. J'étais ennemie des soldats de Waterloo. Je les qualifiais, à juste titre, de traîtres depuis trois mois, mais je n'eus pas fait une journée de route sans être fière de mes glorieux compatriotes.
Madame de La Bédoyère. — Son courage. — Son désespoir. — Sa résignation. — La comtesse de Krüdener. — Elle me fait une singulière réception. — Récit de son arrivée à Heidelberg. — Son influence sur l'empereur Alexandre. — Elle l'exerce en faveur de monsieur de La Bédoyère. — Saillie de monsieur de Sabran. — Pacte de la Sainte-Alliance. — Soumission de Benjamin Constant à madame de Krüdener. — Son amour pour madame Récamier. — Sa conduite au 20 mars. — Sa lettre au roi Louis XVIII.
Comme pour me faire mieux sentir l'horreur du cruel sentiment que j'avais éprouvé au sujet de monsieur de La Bédoyère, je trouvai Paris encore tout ému de ses derniers moments.
Lorsqu'en 1791, le comte et la comtesse de Chastellux avaient suivi madame Victoire à Rome, deux de leurs cinq enfants (Henri et Georgine) étaient restés en France où leur grand'mère les avait élevés dans la retraite absolue d'un petit château de Normandie. À sa mort, Georgine alla rejoindre, en Italie, ses parents qui bientôt revinrent à Paris. Elle ne put jamais vaincre l'extrême timidité née de la solitude où elle avait vécu jusqu'à dix-huit ans. Elle y avait connu Charles de La Bédoyère; les terres de leurs mères se trouvaient situées dans le même canton. La petite voisine inspira dès l'enfance une affection qu'elle partagea. Elle devint très jolie et monsieur de La Bédoyère très amoureux. Henry de Chastellux, dont il avait été le camarade de collège, encouragea ce sentiment. Les La Bédoyère, dans l'espoir de fixer leur fils, (p. 077) s'en réjouirent; les Chastellux y consentirent et, peu de temps avant la Restauration, le mariage eut lieu.
Charles de La Bédoyère faisait des dettes, aimait le jeu, les femmes, et surtout la guerre. Du reste, il était bon enfant, spirituel, gai, loyal, franc, généreux, promettait de se corriger de tous ses travers et comptait de bonne foi y réussir. Tel qu'il était, Georgine l'adorait; mais c'était à si petit bruit, elle était si craintive de paraître et de se montrer qu'on pouvait vivre avec elle des mois entiers sans découvrir ses sentiments. C'est sans comparaison la personne la plus modestement retirée en elle-même que j'aie jamais rencontrée.
Au retour de Bonaparte, elle se désola du rôle que son mari avait joué. Quoique à peine relevée de couches, elle quitta sa maison, se réfugia chez ses parents et, lorsqu'il arriva à la suite de l'Empereur, elle refusa de le voir. Les événements ayant amené une prompte réaction, elle reprit ses relations avec lui dès qu'il fut malheureux et chercha à dénaturer sa fortune pour lui procurer des moyens d'évasion. Elle comptait le rejoindre avec leur enfant. Je crois que c'est pour compléter ces arrangements qu'il revint à Paris où il fut arrêté.
Aussitôt, cette femme si timide devint une héroïne. Les visites, les prières, les supplications, les importunités, rien ne lui coûtait. Elle alla solliciter sa famille d'employer son crédit, de lui prêter son assistance; personne ne voulut l'accompagner ni faire aucune démarche. Privée de tout secours, elle ne s'abandonna pas elle-même. Elle heurta à toutes les portes, força celles qu'on refusait de lui ouvrir, parvint jusqu'à madame la duchesse d'Angoulême sans pouvoir l'attendrir, et déploya partout un courage de lion.
Ayant tout épuisé, elle eut recours à madame de Krüdener. Cette dernière visite lui ayant offert un faible (p. 078) rayon d'espoir, la pauvre jeune mère, portant son enfant dans ses bras, courut à l'abbaye pour le communiquer à son mari. Elle trouva la place encombrée de monde: un fiacre environné de troupes était arrêté devant la porte de la prison; un homme y montait. Un cri affreux se fit entendre; elle avait reconnu monsieur de La Bédoyère. La scène n'était que trop expliquée. L'enfant tomba de ses mains; elle se précipita dans la fatale voiture, et perdit connaissance. Charles la reçut dans ses bras, l'embrassa tendrement, la remit aux soins d'un serviteur fidèle qui, déjà, s'était emparé de l'enfant et, profitant de son évanouissement, fit fermer la portière de la voiture. Sa fin ne démentit pas le courage qu'il avait souvent montré sur les champs de bataille. Madame de La Bédoyère fut ramenée chez elle sans avoir repris le sentiment de sa misère.
À dater de ce moment, elle est rentrée dans sa timidité native. Pendant longtemps elle a refusé de voir sa famille. Elle ne lui pardonnait pas son cruel stoïcisme.
Vingt années se sont écoulées au moment où j'écris, et sa tristesse ne s'est pas démentie un seul jour. En revanche, ses sentiments royalistes se sont exaltés jusqu'à la passion. Le sang de la victime sacrifiée à la Restauration lui a semblé un holocauste qui devait en assurer la durée et la gloire. Elle a élevé son fils dans ces idées; pour elle, la légitimité est une religion.
J'ai déjà dit avec quelle pacifique lenteur son frère Henry avait habitude de voyager. Je ne sais où il se trouvait lors de la catastrophe. Mais son absence ayant permis à Georgine d'espérer qu'il l'aurait assistée dans ces affreux moments, s'il avait été à Paris, elle avait reporté sur lui toute la tendresse qui n'était pas absorbée par son fils et sa douleur. Ce n'est qu'au mariage d'Henry avec mademoiselle de Duras (à l'occasion duquel il prit le (p. 079) nom de duc de Rauzan) qu'elle consentit à revoir sa famille. Elle a toujours vécu dans la retraite la plus austère.
Le nom de madame de Krüdener s'est trouvé tout à l'heure sous ma plume; mes rapports avec elle ne sont venus qu'un peu plus tard, mais je puis aussi bien les rapporter ici.
Je fus menée chez elle par madame Récamier. Je trouvai une femme d'une cinquantaine d'années qui avait dû être extrêmement jolie. Elle était maigre, pâle; sa figure portait la trace des passions; ses yeux étaient caves mais très beaux, son regard plein d'expression. Elle avait cette voix sonore, douce, flexible, timbrée, un des plus grands charmes des femmes du Nord. Ses cheveux gris, sans aucune frisure et partagés sur le front, étaient peignés avec une extrême propreté. Sa robe noire, sans ornement, n'excluait cependant pas l'idée d'une certaine recherche. Elle habitait un grand et bel appartement dans un hôtel de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Les glaces, les décorations, les ornements de toute espèce, les meubles, tout était recouvert de toile grise; les pendules elles-mêmes étaient enveloppées de housses qui ne laissaient voir que le cadran. Le jardin s'étendait jusqu'aux Champs-Élysées; c'était par là que l'empereur Alexandre, logé à l'Élysée-Bourbon, se rendait chez madame de Krüdener à toutes les heures du jour et de la nuit.
Notre arrivée avait interrompu une espèce de leçon qu'elle faisait à cinq ou six personnes. Après les politesses d'usage qu'elle nous adressa avec aisance et toutes les formes usitées dans le grand monde, elle la continua. Elle parlait sur la foi. L'expression de ses yeux et le son de sa voix changèrent seuls lorsqu'elle reprit son discours. Je fus émerveillée de l'abondance, de la facilité, (p. 080) de l'élégance de son improvisation. Son regard avait tout à la fois l'air vague et inspiré. Au bout d'une heure et demie, elle cessa de parler, ses yeux se fermèrent, elle sembla tomber dans une sorte d'anéantissement; les adeptes m'avertirent que c'était le signal de la retraite. J'avais été assez intéressée. Cependant je ne comptais pas assister à une seconde représentation. Elles étaient à jour fixe. Je crus convenable d'en choisir un autre pour laisser mon nom à la porte de madame de Krüdener. À ma surprise, je fus admise, elle était seule.
«Je vous attendais, me dit-elle, la voix m'avait annoncé votre visite; j'espère de vous, mais pourtant ... j'ai été trompée si souvent!!»
Elle tomba dans un silence que je ne cherchai pas à rompre, ne sachant pas quel ton adopter. Elle reprit enfin et me dit que la voix l'avait prévenue qu'elle aurait dans la ligne des prophétesses une successeur qu'elle formerait et qui était destinée à aller plus près qu'elle de la divinité; car elle ne faisait qu'entendre, et celle-là verrait!
La voix lui avait annoncé que cette prédestinée devait être une femme ayant conservé dans le grand monde des mœurs pures. Madame de Krüdener la rencontrerait au moment où elle s'y attendrait le moins et sans qu'aucun précédent eût préparé leur liaison. Ses rêves, qu'elle n'osait appeler des visions (car, hélas! elle n'était pas appelée à voir) la lui avaient représentée sous quelques-uns de mes traits. Je me défendis avec une modestie très sincère d'être appelée à tant de gloire. Elle plaida ma cause vis-à-vis de moi-même avec la chaleur la plus entraînante et de manière à me toucher au point que mes yeux se remplirent de larmes. Elle crut avoir acquis un disciple, si ce n'est un successeur, et m'engagea fort à revenir souvent la voir. Pendant cette (p. 081) matinée, car sa fascination me retint plusieurs heures, elle me raconta comment elle se trouvait à Paris.
Dans le courant de mai 1815, elle se rendait au sud de l'Italie où son fils l'attendait. Entre Bologne et Sienne, les souffrances qu'elle ressentit l'avertirent qu'elle s'éloignait de la route qu'il lui appartenait de suivre. Après s'être débattue toute une nuit contre cette vive contrariété, elle se résigna et revint sur ses pas. Le bien-être immédiat qu'elle éprouva lui indiqua qu'elle était dans la bonne voie. Il continua jusqu'à Modène, mais quelques lieues faites sur la route de Turin lui rendirent ses anxiétés; elles cédèrent dès qu'elle se dirigea sur Milan.
En arrivant dans cette ville, elle apprit qu'un cousin, son camarade d'enfance, aide de camp de l'empereur Alexandre, était tombé dangereusement malade en Allemagne. Voilà la volonté de la voix expliquée; sans doute elle est destinée à porter la lumière dans cette âme, à consoler cet ami souffrant. Elle franchit le Tyrol, encouragée par les sensations les plus douces. Elle se rend à Heidelberg où se trouvaient les souverains alliés; son cousin était resté malade dans une autre ville. Elle s'informe du lieu et partie lendemain matin n'ayant vu personne.
Mais à peine a-t-elle quitté Heidelberg que son malaise se renouvelle et plus violemment que jamais. Elle cède enfin et, au bout de quelques postes, elle reprend la route de Heidelberg. La tranquillité renaît en elle; il lui devient impossible de douter que sa mission ne soit pour ce lieu; elle ne la devine pas encore. L'empereur Alexandre va faire une course de quelques jours et le tourment qu'elle éprouve pendant son absence lui indique à qui elle est appelée à faire voir la lumière. Elle se débat vainement contre la volonté de la voix; elle prie, (p. 082) elle jeûne, elle implore que ce calice s'éloigne d'elle: la voix est impitoyable, il faut obéir.
La comtesse de Krüdener ne me raconta pas par quel moyen elle était arrivée dans l'intimité de l'Empereur, mais elle y était parvenue. Elle avait inventé pour lui une nouvelle forme d'adulation. Il était blasé sur celles qui le représentaient comme le premier potentat de la terre, l'Agamemnon des rois, etc., aussi ne lui parla-t-elle pas de sa puissance mondaine, mais de la puissance mystique de ses prières. La pureté de son âme leur prêtait une force qu'aucun autre mortel ne pouvait atteindre, car aucun n'avait à résister à tant de séductions. En les surmontant, il se montrait l'homme le plus vertueux et conséquemment le plus puissant auprès de Dieu. C'est à l'aide de cette habile flatterie qu'elle le conduisait à sa volonté. Elle le faisait prier pour elle, pour lui, pour la Russie, pour la France. Elle le faisait jeûner, donner des aumônes, s'imposer des privations, renoncer à tous ses goûts. Elle obtenait tout de lui dans l'espoir d'accroître son crédit dans le ciel. Elle indiquait plutôt qu'elle n'exprimait, que la voix était Jésus-Christ. Elle ne l'appelait jamais que la voix et avec des torrents de larmes elle avouait que les erreurs de sa jeunesse lui interdisaient à jamais l'espoir de voir. Il est impossible de dire avec quelle onction elle peignait le sort de celle appelée à voir!
Sans doute, en lisant cette froide rédaction, on dira: c'était une folle ou bien une intrigante. Peut-être la personne qui portera ce jugement aurait-elle été sous le charme de cette brillante enthousiaste. Quant à moi, peu disposée à me passionner, je me méfiai assez de l'empire qu'elle pouvait exercer pour n'y plus retourner que de loin en loin et ses jours de réception; elle y était moins séduisante que dans le tête-à-tête.
(p. 083) J'ai quelquefois pensé que monsieur de Talleyrand, se sentant trop brouillé avec l'empereur Alexandre pour espérer reprendre une influence personnelle sur lui, avait trouvé ce moyen d'en exercer. Il est certain que la comtesse de Krüdener était très favorable à la France pendent cette triste époque de 1815; et, quand elle avait fait passer plusieurs heures en prières à l'empereur Alexandre pour qu'un nuage découvert par elle sur l'étoile de la France s'en éloignât, quand elle lui avait demandé d'employer à cette œuvre la force de sa médiation dans le ciel, quand elle lui avait assuré que la voix l'annonçait exaucé, il était bien probable que si, à la conférence du lendemain, quelque article bien désastreux pour la France était réclamé par les autres puissances, l'Empereur, venant au secours du suppliant, appuierait ses prières mystiques du poids de sa grandeur terrestre.
Ce n'était pas exclusivement pour les affaires publiques que madame de Krüdener employait Alexandre. Voici ce qui arriva au sujet de monsieur de La Bédoyère. Sa jeune femme, comme je l'ai dit, vint supplier la comtesse de faire demander sa grâce par l'empereur Alexandre. Elle l'accueillit avec autant de bienveillance que d'émotion et promit tout ce qui lui serait permis. En conséquence, elle s'enferma dans son oratoire. L'heure se passait; l'Empereur la trouva en larmes et dans un état affreux. Elle venait de livrer un long combat à la voix sans en obtenir la permission de présenter la requête à l'Empereur. Il ne devait prendre aucun parti dans cette affaire, hélas! Et la sentence était d'autant plus rigoureuse que l'âme de monsieur de La Bédoyère n'était pas en état de grâce. L'exécution eut lieu.
Alors, madame de Krüdener persuada à l'Empereur qu'il lui restait un grand devoir à remplir. Il fallait employer en faveur de ce malheureux, qu'il avait fait le sacrifice (p. 084) d'abandonner aux vengeances humaines, l'influence de sa puissante protection près de Dieu. Elle le retint huit heures d'horloge dans son oratoire, priant, agenouillé sur le marbre. Elle le congédia à deux heures du matin; à huit, un billet d'elle lui apprenait que la voix lui avait annoncé que les vœux de l'Empereur étaient exaucés. Elle écrivit en même temps à la désolée madame de La Bédoyère, qu'après avoir passé quelques heures en purgatoire, son mari devait à l'intercession des prières de l'Empereur une excellente place en paradis, qu'elle avait la satisfaction de pouvoir le lui affirmer, bien persuadée que c'était le meilleur soulagement à sa douleur.
J'avais eu connaissance de cette lettre et du transport de douleur, poussé presque jusqu'à la fureur, qu'elle avait causé à Georgine. J'interrogeai avec réticence madame de Krüdener à ce sujet; elle l'aborda franchement et me raconta tout ce que je viens de répéter.
Je me rappelle une scène assez comique dont je fus témoin chez elle. Nous nous y trouvâmes sept ou huit personnes réunies un matin. Elle nous parlait, de son ton inspiré, des vertus surnaturelles de l'empereur Alexandre et elle vantait beaucoup le courage avec lequel il renonçait à son intimité avec madame de Narishkine, sacrifiant ainsi à ses devoirs ses sentiments les plus chers et une liaison de seize années.
«Hélas! s'écria Elzéar de Sabran (avec une expression de componction inimitable), hélas! quelquefois, en ce genre, on renonce plus facilement à une liaison de seize années qu'à une de seize journées!»
Nous partîmes tous d'un éclat de rire, et madame de Krüdener nous en donna l'exemple; mais bientôt, reprenant son rôle, elle se retira au bout de la chambre comme pour faire excuse à la voix de cette incongruité.
Quel que fût le motif qui dirigeât madame de Krüdener (p. 085) (et pour moi je la crois enthousiaste de bonne foi) elle était parvenue à jouer un rôle très important. Après avoir protégé la France dans tout le cours des négociations pour la paix, elle a été la véritable promotrice de la Sainte-Alliance. Elle a accompagné l'Empereur au fameux camp de Vertus, et la déclaration que les souverains y ont signée, appelée dès lors le pacte de la Sainte-Alliance, a été rédigée par Bergasse, autre illuminé dans le même genre, sous ses yeux et par ses ordres. Les russes et les entours de l'Empereur étaient fort contrariés du ridicule qui s'attachait à ses rapports avec madame de Krüdener, et le comte de Nesselrode me reprocha, avec une sorte d'impatience, d'avoir été chez cette intrigante, comme il la qualifiait.
Au nombre de ses adeptes les plus ardents semblait être Benjamin Constant. Je dis semblait, parce qu'il a toujours été fort difficile de découvrir les véritables motifs des actions de monsieur Constant. Elle le faisait jeûner, prier, l'accablait d'austérités, au point que sa santé s'en ressentit et qu'il était horriblement changé. Sur la remarqué qui lui en fut faite, madame de Krüdener répondit qu'il lui était bon de souffrir, car il avait beaucoup à expier, mais que le temps de sa probation avançait. Je ne sais si c'est précisément la voix que Benjamin cherchait à se concilier, ou s'il voulait s'assurer la protection spéciale de l'Empereur, car à cette époque sa position en France était si fausse qu'il pensait à s'expatrier.
Madame Récamier avait trouvé dans son exil la fontaine de Jouvence. Elle était revenue d'Italie, en 1814, presque aussi belle et beaucoup plus aimable que dans sa première jeunesse. Benjamin Constant la voyait familièrement depuis nombre d'années, mais tout à coup il s'enflamma pour elle d'une passion extravagante. J'ai déjà dit (p. 086) qu'elle avait toujours un peu de sympathie et beaucoup de reconnaissance pour tous les hommes amoureux d'elle. Benjamin puisa amplement dans ce fonds général. Elle l'écoutait, le plaignait, s'affligeait avec lui de ne pouvoir partager un sentiment si éloquemment exprimé.
Il était à l'apogée de cette frénésie au moment du retour de Napoléon. Madame Récamier en fut accablée; elle craignait de nouvelles persécutions. Benjamin, trop enthousiaste pour ne pas adopter l'impression de la femme dont il était épris, écrivit, sous cette influence, une diatribe pleine de verve et de talent contre l'Empereur. Il y annonçait son hostilité éternelle. Elle fut imprimée dans le Moniteur du 19 mars. Louis XVIII abandonna la capitale dans la nuit.
Quand le pauvre Benjamin apprit cette nouvelle, la terreur s'empara de son cœur qui n'était pas si haut placé que son esprit. Il courut à la poste: point de chevaux; les diligences, les malles-postes, tout était plein; aucun moyen de s'éloigner de Paris. Il alla se cacher dans un réduit qu'il espérait introuvable. Qu'on juge de son effroi lorsque, le lendemain, on vint le chercher de la part de Fouché. Il se laisse conduire plus mort que vif. Fouché le reçoit très poliment et lui dit que l'Empereur veut le voir sur-le-champ. Cela lui paraît étrange; cependant il se sent un peu rassuré. Il arrive aux Tuileries, toutes les portes tombent devant lui.
L'Empereur l'accoste de la mine la plus gracieuse, le fait asseoir et entame la conversation en lui assurant que l'expérience n'a pas été chose vaine pour lui. Pendant les longues veilles de l'île d'Elbe, il a beaucoup réfléchi à sa situation et aux besoins de l'époque; évidemment les hommes réclament des institutions libérales. Le tort de son administration a été de trop négliger les publicistes comme monsieur Constant. Il faut à l'Empire une (p. 087) constitution et il s'adresse à ses hautes lumières pour la rédiger.
Benjamin, passant en une demi-heure de la crainte d'un cachot à la joie d'être appelé à faire le petit Solon et à voir ainsi s'accomplir le rêve de toute sa vie, pensa se trouver mal d'émotion. La peur et la vanité s'étaient partagé son cœur; la vanité y demeura souveraine. Il fut transporté d'admiration pour le grand Empereur qui rendait si ample justice au mérite de Benjamin Constant; et l'auteur de l'article du Moniteur du 19 était, le 22, conseiller d'État et prôneur en titre de Bonaparte.
Il se présenta, un peu honteux, chez madame Récamier; elle n'était pas femme à lui témoigner du mécontentement. Peut-être même fut-elle bien aise de se trouver délivrée de la responsabilité qui aurait pesé sur elle s'il avait été persécuté pour des opinions qui étaient d'entraînement plus que de conviction. Les partis furent moins charitables. Les libéraux ne pardonnèrent pas à Benjamin son hymne pour les Bourbons et la légitimité, les impérialistes ses sarcasmes contre Napoléon, les royalistes sa prompte palinodie du 19 au 21 mars et le rôle qu'il joua à la fin des Cent-Jours lorsqu'il alla solliciter des souverains étrangers un maître quelconque pourvu que ce ne fût pas Louis XVIII.
Toutes ces variations l'avaient fait tomber dans un mépris universel. Il le sentait et s'en désolait. C'était dans cette disposition qu'il s'était remis entre les mains de madame de Krüdener. Était-ce avec un but mondain ou seulement pour donner le change à son imagination malade? c'est ce que je n'oserais décider. Il allait encore chercher des consolations auprès de madame Récamier; elle le traitait avec douceur et bonté. Mais, au fond, il lui savait mauvais gré de l'article inspiré par elle et cette circonstance avait été la crise de sa grande passion.
(p. 088) Je n'ai jamais connu personne qui sût, autant que madame Récamier, compatir à tous les maux et tenir compte de ceux qui naissent, des faiblesses humaines sans en éprouver d'irritation. Elle ne sait pas plus mauvais gré à un homme vaniteux de se laisser aller à un acte inconséquent, pas plus à un homme peureux de faire une lâcheté qu'à un goutteux d'avoir la goutte, ou à un boiteux de ne pouvoir marcher droit. Les infirmités morales lui inspirent autant et peut-être plus de pitié que les infirmités physiques. Elle les soigne d'une main légère et habile qui lui a concilié la vive et tendre reconnaissance de bien des malheureux. On la ressent d'autant plus vivement que son âme, aussi pure qu'élevée, ne puise cette indulgence que par la source abondante de compassion placée par le ciel dans ce sein si noblement féminin.
Quelques semaines plus tard, Benjamin Constant conçut l'idée d'écrire à Louis XVIII une lettre explicative de sa conduite; la tâche était malaisée. Il arriva plein de cette pensée chez madame Récamier et l'en entretint longuement: Le lendemain, il y avait du monde chez elle; elle lui demanda très bas:
«Votre lettre est-elle faite?
—Oui.
—En êtes-vous content?
—Très content, je me suis presque persuadé moi-même.»
Le Roi fut moins facile à convaincre. Je crois, sans en être sûre, que cette lettre a été imprimée. Il n'y a que le parti royaliste, assez bête pour tenir longtemps rigueur à un homme de talent. Au bout de peu de mois, Benjamin Constant était un des chefs de l'opposition.
Exigences des étrangers en 1815. — Dispositions de l'empereur Alexandre au commencement de la campagne. — Jolie réponse du général Pozzo à Bernadotte. — Conduite du duc de Wellington et du général Pozzo. — Étonnement de l'empereur Alexandre. — Séjour du Roi et des princes en Belgique. — Énergie d'un soldat. — Obligeance du prince de Talleyrand. — Le duc de Wellington dépouille le musée. — Le salon de la duchesse de Duras. — Mort d'Hombert de la Tour du Pin. — Chambre dite introuvable. — Démission de monsieur de Talleyrand. — Mon père est nommé ambassadeur à Londres. — Le duc de Richelieu. — Révélation du docteur Marshall. — Visite au duc de Richelieu. — Désobligeante réception. — Son excuse.
Je reviens à mon arrivée à Paris. Quelque disposée que je fusse à partager la joie que causait le retour du Roi, elle était empoisonnée par la présence des étrangers. Leur attitude y était bien plus hostile que l'année précédente: vainqueurs de Napoléon en 1814, ils s'étaient montrés généreux; alliés de Louis XVIII en 1815, ils poussèrent les exigences jusqu'à l'insulte.
La force et la prospérité de la France avaient excité leur surprise et leur jalousie. Ils la croyaient épuisée par nos longues guerres. Ils la virent, avec étonnement, surgir de ses calamités si belle et encore si puissante qu'au congrès de Vienne monsieur de Talleyrand avait pu lui faire jouer un rôle prépondérant. Les cabinets et les peuples s'en étaient également émus et, l'occasion d'une nouvelle croisade contre nous s'étant représentée, ils (p. 090) prétendaient bien en profiter. Mais leur haine fut aveugle, car, s'ils voulaient abaisser la France, ils voulaient en même temps consolider la Restauration. Or, les humiliations de cette époque infligèrent au nouveau gouvernement une flétrissure dont il ne s'est point relevé et qui a été un des motifs de sa chute. La nation n'a jamais complètement pardonné à la famille royale les souffrances imposées par ceux qu'elle appelait ses alliés. Si on les avait qualifiés d'ennemis la rancune aurait été moins vive et moins longue.
Ce sentiment, fort excusable, était pourtant très injuste. Assurément Louis XVIII ne trouvait aucune satisfaction à voir des canons prussiens braqués sur le château des Tuileries. L'aspect des manteaux blancs autrichiens, fermant l'entrée du Carrousel pendant qu'on dépouillait l'Arc de Triomphe de ses ornements, ne lui souriait point. Il ne lui était pas agréable qu'on vint, jusque dans ses appartements, enlever les tableaux qui décoraient son palais. Mais il était forcé de supporter ces avanies et de les dévorer en silence. D'autre part, c'est à sa fermeté personnelle qu'on doit la conservation du pont d'Iéna que Blücher voulait faire sauter, et celle de la colonne de la place Vendôme que les Alliés voulaient abattre et se partager. Il fut assisté dans cette dernière occurrence par l'empereur Alexandre. Ce souverain toujours généreux, malgré son peu de goût pour la famille royale et la velléité qu'il avait conçue au commencement de la campagne de ne point l'assister à remonter sur le trône, employa cependant son influence dans la coalition à adoucir les sacrifices qu'on voulait nous imposer.
Je n'ai jamais bien su quel avait été son projet lors de la bataille de Waterloo. Peut-être n'en avait-il pas d'arrêté et se trouvait-il dans ce vague dont Pozzo avait montré les inconvénients d'une manière si piquante au prince (p. 091) royal de Suède en 1813. Quoique par là je revienne sur mes pas, je veux rappeler cette circonstance.
Pendant la campagne de Saxe, Pozzo et sir Charles Stewart avaient été envoyés en qualité de commissaires russe et anglais à l'armée suédoise. Les Alliés craignaient toujours un retour de Bernadotte en faveur de l'Empereur Napoléon. Il se décida enfin à entrer en ligne et prit part à la bataille de Leipsig; la déroute de l'armée française fut complète. Aussitôt l'esprit gascon de Bernadotte se mit à battre les buissons et à rêver le trône de France pour lui-même. Il entama une conversation avec Pozzo sur ce sujet: n'osant pas l'aborder de front, il débuta par une longue théorie dont le résultat arrivait à prouver que le trône devait appartenir au plus digne et la France choisir son roi.
«Je vous remercie, monseigneur, s'écria Pozzo.
—Pourquoi, général?
—Parce que ce sera moi!
—Vous?
—Sans doute; je me crois le plus digne. Et comment me prouvera-t-on le contraire? En me tuant? D'autres se présenteront.... Laissez-nous tranquilles avec votre plus digne! Le plus digne d'un trône est, pour la paix du monde, celui qui y a le plus de droits.»
Bernadotte n'osa pas pousser plus loin la conversation mais ne l'a jamais pardonnée à Pozzo.
Sous une autre forme, celui-ci donna la même leçon à son impérial maître en 1815. En apprenant la victoire de Waterloo, l'empereur Alexandre enjoignit au général Pozzo, qui se trouvait auprès du duc de Wellington, de s'opposer à la marche de l'armée et de chercher à gagner du temps afin que les anglais n'entrassent pas en France avant que les armées austro-russe et prussienne se trouvassent (p. 092) en ligne. Selon lui, Louis XVIII devait attendre en Belgique la décision de son sort.
À la réception de cette dépêche, Pozzo éprouva le plus cruel embarras. Il savait la malveillance de l'Empereur pour la maison de Bourbon. Elle se trouvait encore accrue par la découverte d'un projet d'alliance, entre la France, l'Angleterre et l'Autriche, conclu pendant le congrès de Vienne par monsieur de Talleyrand dans des vues hostiles à la Russie.
La copie de ce traité, oubliée dans le cabinet du Roi, avait été envoyée par monsieur de Caulaincourt à l'empereur Alexandre pendant les Cent-Jours. Il n'y avait pas attaché grande importance, croyant que c'était une invention de Napoléon pour le détacher de l'alliance; mais une seconde copie du traité ayant été trouvée dans les papiers enlevés à monsieur de Reinhard, il ne put conserver de doutes, et cette nouvelle cause de mécontentement s'étant jointe à tout ce qu'il reprochait dès l'année précédente au Roi, il était peu enclin à souhaiter son rétablissement. Aussi n'avait-il pas témoigné de répugnance à écouter les négociateurs envoyés de Paris, et il était difficile de prévoir ce qui pourrait en résulter.
Pozzo n'était brin Russe et avait grand envie de s'arranger en France une patrie à son goût, en y conservant un souverain qui lui avait des obligations personnelles. Il hésita quelque peu, puis alla trouver le duc de Wellington:
«Je viens vous confier le soin de ma tête, lui dit-il; voilà la dépêche que j'ai reçue, voici la réponse que vous y avez faite.»
Il lui lut ce qu'il mandait à l'Empereur des dispositions du duc de Wellington qui persistait à avancer immédiatement sur Paris et à conduire Louis XVIII avec lui.
«Voulez-vous, ajouta-t-il, avoir fait cette réponse et (p. 093) tenir cette conduite, malgré les objections que je suis censé vous adresser?»
Le duc lui tendit la main.
«Comptez sur moi; la conférence a eu lieu précisément comme vous la rapportez.
—Alors, reprit Pozzo, il n'y a pas un moment à perdre, il faut agir en conséquence.»
Personne ne fut mis dans la confidence. Les petites intrigues s'agitèrent autour du Roi. Monsieur de Talleyrand bouda. Il avait un autre plan qui avait des côtés spécieux, mais dont le but principal était de se tenir personnellement éloigné de l'empereur Alexandre. Il ne savait pas la prise des papiers de monsieur Reinhard, mais il craignait toujours quelque indiscrétion. Pozzo ne se fiait pas assez à lui pour lui raconter la véritable situation des affaires. Le duc le décida à rejoindre le Roi qui, de son côté, consentit à se séparer de monsieur de Blacas.
On arriva à Paris à tire d'aile et le Roi fut bombardé à l'improviste dans le palais des Tuileries, selon l'expression pittoresque de Pozzo quand il fait ce récit.
À peine ce but atteint, il se jette dans une calèche et court au-devant de l'Empereur. Ses logements étaient faits à Bondy; Pozzo brûle l'étape et continue sa route. Il trouve l'Empereur à quelques lieues au delà: il est venu lui apprendre que Paris est soumis et le palais de l'Élysée prêt à le recevoir. L'Empereur le fait monter dans sa voiture. Pozzo lui fait un tableau animé de la bataille de Waterloo, donne une grande importance à la manœuvre de Blücher, raconte l'entrée en France, la facilité de la marche, la cordialité de la réception, l'impossibilité de s'arrêter quand il n'y a pas d'obstacles, et enfin le parti pris par le duc d'occuper Paris.
L'Empereur écoutait avec intérêt.
(p. 094) «Maintenant, dit-il, il s'agit de prendre un parti sur la situation politique. Où avez-vous laissé le Roi?
—Aux Tuileries, Sire, où il a été accueilli avec des transports universels.
—Comment Louis XVIII est à Paris! Apparemment que Dieu en a ainsi ordonné. Ce qui est fait est fait, il n'y a plus à s'en préoccuper; peut-être est-ce pour le mieux.»
On comprend combien cette résignation mystique soulagea l'ambassadeur. Malgré la confiance absolue qu'il avait dans la loyauté du duc de Wellington, il ne laissait pas que d'être fort tourmenté de la façon dont l'Empereur prendrait les événements; car, tout libéral qu'était l'autocrate, il n'oubliait pas toujours ses possessions de Sibérie lorsqu'il se croyait mal servi.
L'Empereur continua sa route et vint coucher à l'Élysée. Il ne conserva de mécontentement que contre monsieur de Talleyrand et monsieur de Metternich. L'autrichien est parvenu à en triompher; le français y succomba peu après.
Mon oncle Édouard Dillon avait accompagné le Roi en Belgique. Il me raconta toutes les misères du départ, du voyage et du séjour à l'étranger. Monsieur et son fils, le duc de Berry, avaient laissé dans les boues d'Artois le peu de considération militaire que la pieuse discrétion des émigrés aurait voulu leur conserver. La maison du Roi avait été congédiée à Béthune avec une incurie et une dureté inouïes; plusieurs de ses membres cependant avaient trouvé le moyen de franchir la frontière. Ils étaient venus à leurs frais et volontairement à Gand former une garde au Roi qui recevait leurs services avec aussi peu d'attention qu'aux Tuileries.
Monsieur de Bartillat, officier des gardes du corps, m'a dit qu'il avait été à Gand, qu'il y avait commandé (p. 095) un assez grand nombre des gardes de sa compagnie, réunis de pur zèle, sans que jamais ni lui ni eux eussent obtenu une parole du Roi, ni pu deviner qu'ils étaient remarqués. Je crois que les princes craignaient de se compromettre, vis-à-vis de leurs partisans et de prendre des engagements, dans le cas où la nouvelle émigration se prolongerait.
Parlerai-je de ce camp d'Alost, commandé par monsieur le duc de Berry, et si déplorablement levé au moment où la bataille de Waterloo était engagée? Le duc de Wellington s'en expliqua cruellement et publiquement vis-à-vis du prince auquel il reprochait la rupture d'un pont.
Monsieur le duc de Berry s'excusa sur des rapports erronés qui lui faisaient croire la bataille perdue.
«Raison de plus, monseigneur; quand on se sauve il ne faut pas rendre impossible la marche de braves gens qui peuvent être obligés de faire une retraite honorable!»
J'aime mieux raconter la farouche énergie d'un soldat. Édouard Dillon avait été chargé par le Roi, après la bataille de Waterloo, de porter des secours aux blessés français recueillis dans les hôpitaux de Bruxelles. Il arriva près d'un lit où on venait de faire l'amputation du bras à un sous-officier de la garde impériale. Pour réponse à ses offres, il lui jeta le membre sanglant qu'on venait de couper.
«Va dire à celui qui t'envoie que j'en ai encore un au service de l'Empereur.»
L'un de mes premiers soins, en arrivant à Paris, avait été d'aller chez monsieur de Talleyrand. J'étais chargée par mon père de lui expliquer très en détail la situation pénible où se trouvaient les français en Piémont. Je m'en acquittai assez mal; je n'ai jamais été à mon aise avec (p. 096) monsieur de Talleyrand. Il m'accueillit pourtant très gracieusement et, lorsque je lui annonçai que, vers la fin du mois, je prendrais ses ordres pour Turin, il m'engagea à ne pas presser mes paquets. Je compris qu'il s'agissait d'une nouvelle destination pour mon père, mais je n'osai pas m'en informer.
J'ai toujours eu une extrême timidité vis-à-vis des gens en place, et je ne puis les supporter que lorsque j'ai la certitude morale de n'avoir jamais rien à leur demander. Tant que mon père était employé, je me trouvais dans une sorte de dépendance qui m'était pénible vis-à-vis d'eux, malgré la bienveillance qu'ils me témoignaient.
Notre héros, le duc de Wellington, se fit l'exécuteur des spoliations matérielles imposées par les Alliés. Sous prétexte que les anglais n'avaient rien à réclamer en ce genre, il trouva généreux d'aller de ses mains triomphantes décrocher les tableaux de nos musées. Ceci ne doit pas être pris comme une forme de rhétorique, c'est le récit d'un fait. On l'a vu sur une échelle, donnant lui-même l'exemple. Le jour où l'on descendit les chevaux de Venise de dessus l'arc du Carrousel, il passa la matinée perché sur le monument, vis-à-vis les fenêtres du Roi, à surveiller ce travail. Le soir il assista à une petite fête donnée par madame de Duras au roi de Prusse. Nous ne pouvions cacher notre indignation; il s'en moquait et en faisait des plaisanteries. Il avait tort pourtant; notre ressentiment était légitime et plus politique que sa conduite. Les étrangers étaient présentés comme alliés; ils avaient été accueillis comme tels; leurs procédés retombaient sur la famille régnante.
La conduite du duc donnait le signal aux impertinences des sous-ordres. Le sang bout encore dans mes veines au propos que j'entendis tenir à un certain vulgaire (p. 097) animal du nom de Mackenzie, intendant ou, comme cela s'appelle en anglais, payeur de l'armée. On parlait sérieusement et tristement de la difficulté qu'éprouverait la France à acquitter les énormes charges imposées par les étrangers.
«Ah bah, reprit-il avec un gros rire, on crie un peu puis cela s'arrange. Je viens de Strasbourg; j'y ai passé le jour même où le général prussien avait frappé une contribution qu'on disait énorme, on avait payé. Eh bien! tout le monde dînait.»
Je l'aurais tué d'un regard.
Le duc de Duras, premier gentilhomme de la chambre, se trouvait d'année (de toutes les places de la Cour, c'était la seule dont le service ne se fit pas par trimestre); madame de Duras logeait aux Tuileries. Liée avec elle d'ancienne date et n'ayant pas d'établissement en ce moment, je passais ma vie chez elle. Sa situation la forçait à recevoir de temps en temps beaucoup de monde, mais journellement son salon n'était ouvert qu'à quelques habitués. On y causait librement et plus raisonnablement qu'ailleurs. Probablement les discours que nous tenions nous étonneraient maintenant. S'ils nous étaient répétés, nous les trouverions extravagants, mais c'étaient les plus sages du parti royaliste.
Madame de Duras avait beaucoup plus de libéralisme que sa position ne semblait en comporter. Elle admettait toutes les opinions et ne les jugeait pas du haut de l'esprit de parti. Elle était même accessible à celles des idées généreuses qui ne compromettaient pas trop sa position de grande dame dont elle jouissait d'autant plus vivement qu'elle l'avait attendue plus longtemps.
Elle ne se consolait pas de l'exclusion donnée à monsieur de Chateaubriand au retour de Gand. Son crédit l'y avait fait ministre de l'intérieur du Roi fugitif, et elle (p. 098) ne comprenait pas comment le Roi rétabli ne confirmait pas cette nomination. Il en résultait un vernis d'opposition dans son langage dont je m'accommodais très bien. Sa fille, la princesse de Talmont, ne partageait pas sa modération; son exaltation était extrême, mais elle était si jeune et si jolie que ses folies même avaient de la grâce. Elle avait épousé à quinze ans en 1813, le seul héritier de la maison de La Trémoïlle. Aussi Adrien de Montmorency disait-il que c'étaient des noces historiques et que sa grossesse serait un événement national. Les fastes du pays n'ont pas eu à le recorder; monsieur de Talmont est mort en 1815 sans laisser d'enfant. Le duc de Duras s'écriait le jour de l'enterrement:
«Il est bien affreux de se trouver veuve à dix-sept ans quand on est condamnée à ne pouvoir plus épouser qu'un prince souverain.» La princesse de Talmont a dérogé à cette nécessité, mais c'est contre la volonté de son père et même de sa mère.
La mort du prince de Talmont n'avait été un chagrin pour personne, mais notre coterie fut profondément affectée par la catastrophe arrivée dans la famille La Tour du Pin.
Hombert de La Tour du Pin-Gouvernet avait atteint l'âge de vingt-deux ans. Il était fort bon enfant et assez distingué, quoique une charmante figure et un peu de gâterie de ses parents lui donnassent l'extérieur de quelque fatuité. Dans ce temps de désordre où on s'enrôlait dans les colonels, suivant l'expression chagrine des vieux militaires, Hombert avait été nommé, officier d'emblée et le maréchal duc de Bellune l'avait pris pour aide de camp. On ne peut nier que ces existences de faveur ne donnassent beaucoup d'humeur aux camarades dont les grades avaient été acquis à la pointe de l'épée.
Hombert eut une discussion sur l'ordre de service avec (p. 099) un de ceux-ci; le jeune homme y mit un ton léger, l'autre fut un peu grognon; cela n'alla pas très loin. Toutefois, par réflexion, Hombert conçut quelque scrupule. Le lendemain matin, il entra chez son père et lui raconta exactement ce qui s'était passé; seulement il eut soin, dans le récit, de faire jouer son propre rôle par Donatien de Sesmaisons, un autre de ses camarades. Il ajouta qu'il était chargé par lui de consulter son père sur la convenance de donner suite à cette affaire. Monsieur de La Tour du Pin l'écouta attentivement et lui répondit:
«Ma foi, ce sont de ces choses qu'on ne se soucie guère de conseiller.
—Vous pensez donc, mon père, qu'ils doivent se battre?
—Cela n'est pas indispensable et, si Donatien avait servi, cela se terminerait tout aussi bien par une poignée de main; mais il est tout nouvellement dans l'armée, le capitaine a beaucoup fait la guerre; vous savez la jalousie qui existe contre vous autres. À la place de Donatien, je me battrais.»
Hombert quitta la chambre de son père pour aller écrire un cartel. La réponse ne se fit pas attendre. L'engagement était pris de se trouver à midi au bois de Boulogne.
Avant que la famille se réunit au déjeuner, Hombert annonça à son père qu'il était témoin de Donatien. Son trouble était visible. Il combla sa mère de caresses. Il insista pour qu'elle lui arrangeât elle-même sa tasse de thé. Elle s'y prêta, en riant de cette exigence. Sa sœur Cécile était dans l'habitude de le plaisanter sur l'importance qu'il attachait à une certaine boucle de cheveux retombant sur son front; elle entama cette taquinerie de famille:
(p. 100) «Hé bien, Cécile, pour te prouver que ce n'est pas ce à quoi je tiens le plus au monde, comme tu prétends, j'y renonce, je te la donne, prends-la.»
Cécile fit semblant de s'approcher avec des ciseaux. Hombert ne sourcilla pas. Elle se contenta de lui baiser le front.
«Va, mon bon Hombert, cela me ferait autant de peine qu'à toi.»
Hombert se leva, la serra contre son cœur et s'éloigna pour cacher son trouble. Madame de La Tour du Pin lui reprocha sa sensiblerie qui les jetait tous dans la mélancolie. Monsieur de La Tour du Pin, croyant être dans le secret d'Hombert, l'aidait à cacher son agitation. Hombert sorti, Cécile trouva sur son panier à ouvrage la boucle de cheveux, elle s'écria:
«Ah! maman, décidément Hombert renonce à la fatuité, voyez quel beau sacrifice! Au fond, j'en suis bien fâchée.»
La mère et la fille échangèrent leurs regrets, mais sans concevoir d'alarmes. Monsieur de La Tour du Pin, inquiet pour Donatien, alla se promener dans les Champs-Élysées. Bientôt il aperçut ce même Donatien dont les regards sinistres lui révélèrent un malheur. Hélas! c'était lui qui était le témoin. Hombert avait reçu une balle au milieu du front, à l'endroit même récemment ombragé par cette mèche de cheveux devenue une si précieuse relique. Il était mort. Monsieur de La Tour du Pin avait condamné son fils le matin.
Le premier aide de camp du maréchal, homme de poids, avait voulu arranger cette affaire sur le terrain; Hombert avait été récalcitrant. Cependant les motifs de la querelle étaient si légers que l'accommodement allait se faire, presque malgré lui, lorsqu'il se servit malheureusement d'une expression de coterie en disant que (p. 101) l'humeur de son adversaire lui avait paru insensée, tant il avait peu l'intention d'offenser. Entendant, par le mot insensée, peu rationnelle, l'antagoniste s'écria:
«Quoi? vous m'appelez un insensé!»
Hombert haussa les épaules. Deux minutes après, il avait cessé de vivre. Monsieur de La Tour du Pin ne s'est jamais relevé d'un coup si affreux. On peut même dire que sa raison en a été altérée.
Je ne chercherai pas à peindre le désespoir de cette famille désolée; nous partageâmes son chagrin, et le salon de madame de Duras, où elle était dans la grande intimité, en fut longuement assombri.
Les élections de 1815 se firent dans un sens purement royaliste; la noblesse y siégeait en immense majorité. C'est la meilleure chance qu'elle ait eue, depuis quarante ans, de reprendre quelque supériorité en France. Si elle s'était montrée calme, raisonnable, généreuse, éclairée, occupée des affaires du pays, protectrice de ses libertés, en un mot, si elle avait joué le rôle qui appartenait à l'aristocratie d'un gouvernement représentatif, dans ce moment où elle était toute-puissante, on lui en aurait tenu compte et le trône aurait trouvé un appui réel dans l'influence qu'elle pouvait exercer. Mais cette Chambre, que dans les premiers temps le Roi qualifia d'introuvable, se montra folle, exagérée, ignorante, passionnée, réactionnaire, dominée par des intérêts de caste. On la vit hurlant des vengeances et applaudissant les scènes sanglantes du Midi. La gentilhommerie réussit à se faire détester à cette occasion, comme dix ans plus tard elle a achevé sa déconsidération dans la honteuse discussion sur l'indemnité des émigrés.
Les députés, en arrivant, n'étaient pas encore montés au point d'exagération où ils parvinrent depuis. Toutefois, Fouché tomba devant leurs inimitiés, même avant (p. 102) l'ouverture de la session. Ils montrèrent aussi de grandes répugnances pour monsieur de Talleyrand. Peut-être aurait-il osé les affronter s'il avait été soutenu par la Cour. Mais Monsieur se laissait dire tout haut par le duc de Fitzjames: «Hé bien, monseigneur, le vilain boiteux va donc la danser?» et approuvait du sourire ce langage contre un homme qui, deux fois en douze mois, avait remis la maison de Bourbon sur le trône.
De son côté, le roi Louis XVIII trouvait de si grands services bien pesants et ressentait le sacrifice qu'il avait dû faire en éloignant le comte de Blacas. Par-dessus tout, l'empereur Alexandre, de protecteur zélé qu'il était de monsieur de Talleyrand en 1814, était devenu son ennemi capital. Il céda devant tant d'obstacles réunis; il offrit une démission qui fut acceptée avec plus d'empressement peut-être qu'il n'avait compté.
Le soir, j'allai chez lui; il s'approcha de moi, et me dit que le dernier acte de son ministère avait été de nommer mon père à l'ambassade de Londres.
En effet, la nomination, quoique signée Richelieu, avait été faite par monsieur de Talleyrand. Il la demandait au Roi dès 1814, mais le comte de La Châtre avait été premier gentilhomme de Monsieur, comte de Provence; il avait promesse de conserver cette place chez le Roi et, comme il l'ennuyait à mourir, Sa Majesté Très Chrétienne aimait mieux avoir un mauvais ambassadeur à Londres qu'un serviteur incommode aux Tuileries. Il finit pourtant par céder. Malgré les immenses avantages faits à monsieur de La Châtre nommé pair, duc, premier gentilhomme de la chambre, avec une forte pension sur la Chambre des pairs et une autre sur la liste civile, il conçut beaucoup d'humeur de ce rappel.
Mon père reçut, avec sa nomination, une lettre du duc de Richelieu qui le mandait à Paris. Il ne voulait cependant (p. 103) pas quitter Turin avant que le sort de nos compatriotes ne fût définitivement fixé. Cette affaire l'y retint quelques semaines. Ce fut dans cet intervalle que je me trouvai dans des rapports fort désagréables avec monsieur de Richelieu.
Dès la première soirée que j'avais passée chez madame de Duras, j'y vis entrer un grand homme d'une belle figure; ses cheveux gris contrastaient avec un visage encore assez jeune. Il avait la vue très basse et clignait les yeux avec une grimace qui rendait sa physionomie peu obligeante. Il était en bottes et mal tenu avec une sorte d'affectation, mais, sous ce costume, conservait l'air très grand seigneur. Il se jeta sur un sopha, parla haut, d'une voix aigre et glapissante. Un léger accent, des locutions et des formes un peu étrangères me persuadèrent qu'il n'était pas français. Cependant son langage et surtout les sentiments qu'il exprimait repoussaient cette idée. Je le voyais familier avec tous mes amis. Je me perdais en conjectures sur cet inconnu si intime: c'était le duc de Richelieu, rentré en France depuis mon départ.
L'impression qu'il m'a faite à cette première rencontre n'a jamais varié. Ses formes m'ont toujours paru les plus désagréables, les plus désobligeantes possibles. Son beau et noble caractère, sa capacité réelle pour les affaires, son patriotisme éclairé lui ont acquis mon suffrage, je dirais presque mon dévouement, mais c'était un succès d'estime plus que de goût.
Le docteur Marshall, dont j'ai déjà fait mention, arriva un matin chez moi. Il m'apportait une lettre. Elle était destinée à Fouché, alors en Belgique, et contenait, disait-il, non seulement des détails sur une trame qui s'ourdissait contre le gouvernement du Roi, mais encore le chiffre devant servir aux correspondances. Il ne voulait (p. 104) confier une pièce si importante qu'à mon père et, en son absence, à moi. Ses pas étaient suivis et, s'il s'approchait des Tuileries ou d'un ministère, il aurait tout à craindre.
Malgré le peu de succès de ses révélations (qui, pourtant, je crois, lui avaient été bien payées) il voulait encore rendre ce service au Roi, d'autant qu'il connaissait l'attachement que le prince régent lui portait. Je le pressai en vain de s'adresser au duc de Duras; comme la première fois, il s'y refusa formellement. «La lettre, me dit-il, était cachetée de façon à réclamer l'adresse des plus habiles pour l'ouvrir. J'en ferais ce que je voudrais, rien s'il me plaisait mieux; il viendrait la reprendre le lendemain matin.» Il sortit, la laissant sur ma table.
Je me trouvai fort embarrassée avec cette pièce toute brûlante entre les mains. Je la vois encore d'ici. Elle était assez grosse, sans enveloppe quoiqu'elle contînt évidemment plus d'une feuille. Cachetée d'un pain blanc sortant à moitié en dehors du papier sur lequel étaient tracés à la plume trois J de cette façon:
Je savais l'importance attachée par mon père aux documents procurés naguère par Marshall. Il n'y avait pas de conseil à demander dans une occasion qui, avant tout, prescrivait le secret. Après mûre réflexion, je pris mon parti. J'allai aux Tuileries; je fis prier le duc de Duras de venir me parler; il descendit et monta dans ma voiture. Je lui racontai ce qui était arrivé et lui donnai la lettre pour le Roi.
(p. 105) Le Roi était à la promenade et ne rentrerait pas de plusieurs heures. Il trouva plus simple que nous allassions la porter au duc de Richelieu. J'y consentis. Le duc de Richelieu nous reçut plus que froidement et me dit qu'il n'avait personne dans ses bureaux qui eût l'habitude ni le talent d'ouvrir les lettres. Je me sentis courroucée. Je lui répondis qu'apparemment ce talent-là ne se trouvait pas plus facilement dans ma chambre, que ma responsabilité était à couvert, que je n'avais pas cru pouvoir me dispenser de remettre ce document en mains compétentes. Ce but était rempli et, lorsque l'homme qui n'avait pas voulu être nommé viendrait le lendemain, je lui dirais qu'elle était restée chez un ministre du Roi. Monsieur de Richelieu voulut me la rendre; je me refusai à la reprendre et nous nous séparâmes également mécontents l'un de l'autre.
Deux heures après, monsieur d'Herbouville (directeur des postes à cette époque) me rapporta cette lettre avec des hymnes de reconnaissance; elle avait été ouverte et son importance reconnue. Monsieur Decazes, ministre de la police, vint deux fois dans la soirée sans me trouver.
Le lendemain matin, ma femme de chambre, en entrant chez moi, me dit que monsieur d'Herbouville attendait mon réveil; c'était pour me dire combien les renseignements de la veille avaient fait naître le désir de se mettre en rapport direct avec l'homme qui les avait procurés. Monsieur Decazes me priait d'y employer tous les moyens.
Marshall arriva à l'heure annoncée; je m'acquittai du message dont j'étais chargée. Il fit de nombreuses difficultés et finit cependant par indiquer un lieu où on pourrait le rencontrer par hasard. Je crois que, par toutes ces précautions, il voulait augmenter le prix (p. 106) soldé de ses révélations. Je ne l'ai jamais revu, mais je sais qu'il a été longtemps aux gages de la police.
Il avait une superbe figure, une élocution facile et tout à fait l'air d'un gentleman. C'était, du reste, une véritable espèce. Je me rappelle un trait de caractère qui me frappa. Il m'avait annoncé que le cachet de la lettre serait fort examiné par la personne à laquelle il devait la remettre. Lorsque je la lui rendis, il me fit remarquer que la queue des J tracés sur le pain à cacheter en dehors du papier avait été maculée par l'opération de l'ouverture.
«Il me faudra, ajouta-t-il, avoir recourt aux grands moyens.»
Je lui demandai quels ils étaient.
«Je remettrai la lettre au grand jour, près d'une fenêtre, et je ne quitterai pas la personne des yeux, tout en lui parlant d'autre chose, que la lettre ne soit pas décachetée. Elle n'osera pas l'examiner pendant que je la tiendrai de cette sorte en arrêt. Cela m'a toujours réussi.»
Ce honteux aveu d'une telle expérience me fit chair de poule et me réconcilia presque avec la maussade brusquerie dont monsieur de Richelieu m'avait accueillie la veille. Elle trouvait aussi son excuse dans les abominables intrigues qui l'entouraient. Les noms ne pouvaient avertir sa confiance, car, malheureusement, les délations d'amateurs ne manquaient pas dans la classe supérieure; et, par excès de zèle, on se faisait espion, parfois au service de ses passions, parfois à celui de ses intérêts.
Monsieur de Richelieu éprouvait pour ces viles actions ces haines vigoureuses de l'homme de bien. Étranger à la société, il ne pouvait apprécier les caractères. Il m'avait fait l'injustice de me ranger dans la catégorie (p. 107) des femmes à trigauderies. J'en fus excessivement froissée et me tins à distance de lui. De son côté, il fut éclairé et fâché, je crois, de son injustice, mais il était trop timide et n'avait pas assez d'usage du monde pour s'en expliquer franchement. Nos relations se sont toujours senties de ce mauvais début. J'étais de son parti à bride abattue, mais peu de ses amies et point de sa coterie. Nous nous rencontrions tous les jours sans jamais nous adresser la parole.
Les formes acerbes du duc de Richelieu lui ont souvent valu des ennemis politiques parmi les personnes, qu'on me passe cette fatuité, moins raisonnables que moi.
Nobles adieux de l'empereur Alexandre au duc de Richelieu. — Sentiments patriotiques du duc. — Ridicules de monsieur de Vaublanc. — Arrivée de mon père à Paris. — Procès du maréchal Ney. — Son exécution. — Exaltation du parti royaliste. — Procès de monsieur de La Valette. — Madame la duchesse d'Angoulême s'engage à demander sa grâce. — On l'en détourne. — Démarches faites par le duc de Raguse. — Il fait entrer madame de La Valette dans le palais. — Sa disgrâce. — Fureur du parti royaliste à l'évasion de monsieur de La Valette.
Monsieur de Talleyrand s'est quelquefois vanté de s'être retiré pour ne pas signer le cruel traité imposé à la France. Le fait est qu'il a succombé sous les malveillances accumulées que j'ai déjà signalées.
Monsieur de Richelieu était porté aux affaires par l'empereur Alexandre, et, quelque dures qu'aient été les conditions qu'on nous a fait subir, elles l'auraient été beaucoup plus avec tout autre ministre. Aussitôt la nomination de monsieur de Richelieu, l'autocrate s'était déclaré hautement le champion de la France. Aussi, lorsque à son départ il distribua des présents aux divers diplomates, il envoya à monsieur de Richelieu une vieille carte de France, servant à la conférence et sur laquelle étaient tracées les nombreuses prétentions territoriales élevées par les Alliés et que leurs représentants comptaient bien exiger. Il y joignit un billet de sa main portant que la confiance inspirée par monsieur de Richelieu avait seule évité ces énormes sacrifices à sa patrie. Ce (p. 109) cadeau, ajoutait l'Empereur, lui paraissait le seul digne de son noble caractère et celui que, sans doute, il apprécierait le plus haut. Un tel don honore également le souverain qui en conçoit la pensée et le ministre qui mérite de l'inspirer.
Malgré ce succès que monsieur de Richelieu n'était pas homme à proclamer et qui n'a été su que longtemps après, son cœur vraiment français saignait de ce terrible traité. Le son de voix avec lequel il en fit lecture à la Chambre, le geste avec lequel il jeta le papier sur la tribune après ce pénible devoir accompli sont devenus historiques et ont commencé à réconcilier tout ce qui avait de l'âme dans le pays à un choix qui d'abord apparaissait comme un peu trop russe.
Rien au monde n'était plus injuste; monsieur de Richelieu était français, exclusivement français, nullement émigré et point du tout plus aristocrate que les circonstances ne le permettaient. Il était, dans le meilleur sens des deux termes, libéral et patriote. Pendant ce premier ministère, il éprouvait l'inconvénient de ne point connaître les personnes et, pour un ministre prépondérant, cela est tout aussi nécessaire que de savoir les affaires. Cette ignorance lui fit accepter sans opposition, un collègue donné par Monsieur. C'était monsieur de Vaublanc. Il ne tarda pas à déployer une sottise si délicieusement ridicule qu'il aurait fallu en pâmer de rire s'il n'avait pas trouvé de l'appui chez les princes et dans la Chambre. Toutes les absurdités étaient contagieuses dans ces parages.
Monsieur de Vaublanc chercha promptement à fomenter une intrigue contre monsieur de Richelieu; elle fut déjouée par le crédit des étrangers.
Ce fut vers ce temps que Monsieur donna à monsieur de Vaublanc un grand cheval blanc. Il posait dessus, dans (p. 110) le jardin du ministère de l'intérieur, pour la statue de Henri IV, personne, selon lui, ne se tenant à cheval dans une égale perfection. Si ses prétentions s'étaient bornées là, on s'en serait facilement accommodé; mais il les réunissaient toutes, portées à une exagération sans exemple et manifestées avec une inconvenance incroyable dans sa naïveté.
Quoiqu'elle soit peu digne, même de la macédoine que j'écris, je ne puis me refuser à rapporter une saillie qui a toujours eu le don de me faire sourire. Le bœuf gras se trouva petit et maigre cette année; on le remarquait devant madame de Puisieux: «Je le crois bien, s'écria-t-elle, la pauvre bête aura trop souffert des sottises de son neveu le Vaublanc.»
C'est cette même madame de Puisieux qui, voyant monsieur de Bonnay, d'une pâleur excessive, se verser un verre d'orgeat, l'arrêta en lui disant: «Ah, malheureux; il allait boire son sang!»
Si nous avions vécu dans un temps moins fécond en grands événements, les mots de madame de Puisieux auraient autant de célébrité que ceux de la fameuse madame de Cornuel.
Mon père avait terminé; tant bien que mal, l'affaire relative aux français domiciliés en Piémont, et remis, pour satisfaire au traité de Paris, le reste de la Savoie au roi de Sardaigne.
Le roi Louis XVIII en était aussi joyeux aux Tuileries qu'on pouvait l'être à Turin. Son ambassadeur ne partageait pas cette satisfaction et ce dernier acte de ses fonctions lui fut si désagréable qu'il refusa, même avec un peu d'humeur, le grand cordon qui lui fut offert à l'occasion de cette restitution. À la vérité, mon père espérait alors l'ordre du Saint-Esprit et, si les préjugés de sa jeunesse le lui faisaient désirer avec trop de vivacité, (p. 111) ils lui inspiraient, en revanche, un grand dédain pour toutes les décorations étrangères.
À son arrivée, monsieur de Richelieu le combla de marques de confiance. Les préparatifs qu'il lui fallut faire pour se rendre à Londres le retinrent assez longtemps pour avoir le malheur d'être appelé à siéger au procès du maréchal Ney.
Je ne prétends pas entrer dans le détail de cette déplorable affaire. Elle nous tint dans un grand état d'anxiété. Pendant les derniers jours du jugement, les pairs et tout ce qui leur appartenait reçurent des lettres menaçantes. Il est à peu près reconnu que la pairie devait condamner le maréchal. On a fort reproché au Roi de ne lui avoir pas fait grâce. Je doute qu'il le pût; je doute aussi qu'il le voulût.
Quand on juge les événements de cette nature à la distance des années, on ne tient plus assez compte des impressions du moment. Tout le monde avait eu peur, et rien n'est aussi cruel que la peur. Il régnait une épidémie de vengeance. Je ne veux d'autre preuve de cette contagion que les paroles du duc de Richelieu en envoyant ce procès à la Cour des pairs. Puisque ce beau et noble caractère n'avait pu s'en défendre, elle devait être bien générale, et je ne sais s'il était possible de lui refuser la proie qu'elle réclamait, sans la pousser à de plus grands excès.
Nous avons vu plus tard un autre Roi s'interposer personnellement entre les fureurs du peuple et les têtes qu'elles exigeaient. Mais d'abord, ce Roi-là, selon moi, est un homme fort supérieur, et puis les honnêtes gens de son parti appréciaient et encourageaient cette modération. Il risquait une émeute populaire; sa vie pouvait y succomber, mais non pas son pouvoir.
En 1815, au contraire, c'était, il faut bien le dire, les (p. 112) honnêtes gens du parti, les princes, les évêques, les Chambres, la Cour, aussi bien que les étrangers, qui demandaient un exemple pour effrayer la trahison. L'Europe disait: Vous n'avez pas le droit d'être généreux, de faire de l'indulgence au prix de nos trésors et de notre sang.
Le duc de Wellington l'a bien prouvé en refusant d'invoquer la capitulation de Paris. La grâce du maréchal était dans ses mains, bien plus que dans celles de Louis XVIII. Ajoutons que la peine de mort en matière politique se présentait alors à tous les esprits comme de droit naturel, et n'oublions pas que c'est à la douceur du gouvernement de la Restauration que nous devons d'avoir vu croître et se répandre aussi généralement les idées d'un libéralisme éclairé.
Je ne prétends en aucune façon excuser la frénésie qui régnait à cette époque. J'ai été aussi indignée alors que je le serais à présent de voir des hommes de la société prodiguer libéralement leurs services personnels pour garder le maréchal dans la chambre de sa prison, y coucher, dans la crainte qu'il ne s'évadât, d'autres s'offrir volontairement à le conduire au supplice, les gardes du corps solliciter comme une faveur et obtenir comme récompense la permission de revêtir l'uniforme de gendarme pour le garder plus étroitement et ne lui laisser aucune chance de découvrir sur le visage d'un vieux soldat un regard de sympathie.
Tout cela est odieux, mais tout cela est vrai. Et je veux seulement constater que, pour faire grâce au maréchal Ney, il fallait plus que de la bonté, il fallait un grand courage. Or, le roi Louis XVIII n'était assurément pas sanguinaire, mais il avait été trop constamment, trop exclusivement prince pour faire entrer dans la balance des intérêts la vie d'un homme comme d'un grand poids.
(p. 113) Au reste, ce pauvre maréchal, dont on a fait un si triste holocauste aux passions du moment et que d'autres passions ont pris soin depuis d'entourer d'auréole, s'il avait vécu, n'aurait été pour les impérialistes que le traître de Fontainebleau, le transfuge de Waterloo, le dénonciateur de Napoléon. Aux yeux des royalistes, la culpabilité de sa conduite était encore plus démontrée.
Mais ses torts civils se sont effacés dans son sang et il n'est resté dans la mémoire de tous que cette intrépidité militaire si souvent et si récemment employée, avec une vigueur surhumaine, au service de la patrie. La sagesse populaire a dit: «Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.» J'établirais plus volontiers qu'en temps de révolution les morts seuls reviennent.
Je me souviens qu'un jour, pendant le procès, je dînais chez monsieur de Vaublanc. Mon père arriva au premier service, sortant du Luxembourg et annonçant un délai accordé à la demande des avocats du maréchal. Monsieur sieur de Vaublanc se leva tout en pied, jeta sa serviette contre la muraille en s'écriant:
«Si messieurs les Pairs croient que je consentirai à être ministre avec des corps qui montrent une telle faiblesse, ils se trompent bien. Encore une pareille lâcheté et tous les honnêtes gens n'auront plus qu'à se voiler le visage.»
Il y avait trente personnes à table dont plusieurs députés, tous faisaient chorus. Il ne s'agissait pourtant que d'un délai légal, impossible à refuser à moins de s'ériger en chambre ardente. On comprend quelle devait être l'exaltation des gens de parti lorsque ceux qui dirigeaient le gouvernement étaient si cruellement intempestifs.
Mon père et moi échangeâmes notre indignation dès que nous fûmes remontés en voiture; si nous l'avions exprimée dans la maison, on nous aurait lapidés. Nous (p. 114) étions déjà classés au nombre des gens mal pensants; mais ce n'est qu'après l'ordonnance du 5 septembre qu'il fut constaté que je pensais comme un cochon. Ne riez pas, mes neveux, c'est l'expression textuelle de fort grandes dames, et elles la distribuaient largement.
Je rencontrais partout le duc de Raguse, et surtout chez madame de Duras où il venait familièrement. J'éprouvais contre lui quelques-unes des préventions généralement établies et, sans avoir jamais aimé Napoléon, je lui savais mauvais gré de l'avoir trahi. Les étrangers bien informés de cette transaction furent les premiers à m'expliquer combien la loyauté du maréchal avait été calomniée. Je remarquai, d'un autre côté, à quel point, malgré les insultes dont l'abreuvait le parti bonapartiste, il restait fidèle à ses anciens camarades.
Il les soutenait toujours fortement et vivement dès qu'ils étaient attaqués, les louait volontiers sans aucune réticence et se portait le protecteur actif et zélé de tous ceux qu'on molestait. Cela commença à m'adoucir en sa faveur et à me faire mieux goûter un esprit très distingué et une conversation animée et variée, mérites qu'on ne pouvait lui refuser. Le jour approchait où mon affection pour lui devait éclore.
Monsieur de La Valette, fort de son innocence et persuadé qu'aux termes de la loi il n'avait rien à craindre, se constitua prisonnier. Il aurait été acquitté sans un document dont voici la source: le vieux monsieur Ferrand, directeur de la poste, avait été saisi d'une telle terreur le jour du retour de l'Empereur qu'il n'osait plus rester ni partir. Il demanda à monsieur de La Valette, son prédécesseur sous l'Empereur, de lui signer un permis de chevaux de poste. Celui-ci s'en défendit longtemps, enfin il céda aux larmes de madame Ferrand et, (p. 115) pour calmer les terreurs du vieillard, il mit son nom au bas d'un permis fait à celui de monsieur Ferrand, dans son cabinet, et entouré de sa famille pleine de reconnaissance.
C'est la seule preuve qu'on pût apporter qu'il eût repris ses fonctions avant le terme que fixait la loi. Je suppose que la remise de cette pièce aura beaucoup coûté à la famille Ferrand; j'avoue que ce dévouement royaliste m'a toujours paru hideux. Monsieur de Richelieu en fut indigné. Il avait d'ailleurs horreur des persécutions, et, plus il s'aguerrissait aux affaires, plus il s'éloignait des opinions de parti. Ne pouvant éviter le jugement de monsieur de La Valette, il s'occupa d'obtenir sa grâce s'il était condamné.
De son côté, monsieur Pasquier, quoique naguère garde des sceaux, alla témoigner vivement et consciencieusement en sa faveur. Monsieur de Richelieu demanda sa grâce au Roi. Il lui répondit qu'il n'osait s'exposer aux fureurs de sa famille mais que, si madame la duchesse d'Angoulême consentait à dire un mot en ce sens, il la lui accorderait avec empressement. Le duc de Richelieu se rendit chez Madame et, avec un peu de peine, il obtint son consentement. Il fut convenu qu'elle demanderait la grâce au Roi le lendemain après le déjeuner. Il en fut prévenu.
Lorsque le duc de Richelieu arriva chez le Roi, le lendemain, le premier mot qu'il lui dit fut:
«Hé bien! ma nièce ne m'a rien dit, vous aurez mal compris ses paroles.
—Non, Sire, Madame m'a promis positivement.
—Voyez-la donc et tâchez d'obtenir la démarche, je l'attends si elle veut venir.»
Or, il s'était passé un immense événement dans le palais des Tuileries; car, la veille au soir, on y avait (p. 116) manqué aux habitudes. Chaque jour après avoir dîné chez le Roi, Monsieur descendait chez sa belle-fille à huit heures; à neuf heures il retournait chez lui. Monsieur le duc d'Angoulême allait se coucher et Madame passait chez sa dame d'atour, madame de Choisy. C'était là où se réunissaient les plus purs, c'est-à-dire les plus violents du parti royaliste.
Le soir en question, Madame les trouva au grand complet. Ils avaient eu vent du projet de grâce. Elle avoua être entrée dans ce complot, et dit que son beau-père et son mari l'approuvaient. Aussitôt les cris, les désespoirs éclatèrent. On lui montra les dangers de la couronne si imminents après un pareil acte que, chose sans exemple, elle monta dans la voiture d'une personne de ce sanhédrin et se rendit au pavillon de Marsan où elle trouva Monsieur également chapitré par son monde et fort disposé à revenir sur le consentement qui lui avait été arraché.
Il fut résolu que Madame ne ferait aucune démarche et que, si le ministre et le Roi voulaient se déshonorer, du moins le reste de la famille royale n'y tremperait pas. Voilà à quoi tenait le silence de Madame. Monsieur de Richelieu obtint une audience, mais la trouva inébranlable. Elle était trop engagée. C'est de ce moment qu'a daté leur mutuelle répugnance l'un pour l'autre.
Monsieur de Richelieu vint rendre compte au Roi.
«Je l'avais prévu; ils sont implacables, dit le monarque en soupirant; mais, si je les bravais, je n'aurais plus un instant de repos.»
Tandis que ceci se passait chez les princes, on était venu demander au duc de Raguse ce qu'il consentirait à faire en faveur de monsieur de La Valette. «Tout ce qu'on voudra», avait-il répondu. Il se rendit d'abord auprès du Roi, qui lui fit ce que lui-même appelait son (p. 117) visage de bois, le laissa parler aussi longtemps qu'il voulut, sans donner le moindre signe d'intérêt et le congédia sans avoir répondu une parole.
Le maréchal comprit que monsieur de La Valette était perdu. Ignorant les démarches vainement tentées auprès de Madame, il n'espéra qu'en elle. Il courut avertir madame de La Valette qu'il fallait avoir recours à ce dernier moyen. Mais ce danger avait été prévu, tous les accès lui étaient fermés; elle ne pouvait arriver jusqu'à la princesse.
Le maréchal, qui était de service comme major général de la garde, la cacha dans son appartement et, pendant que le Roi et la famille royale étaient à la messe, il força toutes les consignes et la fit entrer dans la salle des Maréchaux par où on ne pouvait éviter de repasser. Madame de La Valette se jeta aux pieds du Roi et n'en obtint que ces mots: «Madame, je vous plains.»
Elle s'adressa ensuite à madame la duchesse d'Angoulême et saisit sa robe; la princesse l'arracha avec un mouvement qui lui a été souvent reproché depuis et attribué à une haineuse colère. Je crois que cela est parfaitement injuste. Madame avait engagé sa parole; elle ne pouvait plus reculer. Probablement son mouvement a été fait avec sa brusquerie accoutumée; mais je le croirais bien plutôt inspiré par la pitié et le chagrin de n'oser y céder que par la colère. Le malheur de cette princesse est de n'avoir pas assez d'esprit pour diriger son trop de caractère: la proportion ne s'y trouve pas.
La conduite du maréchal fut aussi blâmée parmi les courtisans qu'approuvée du public. Il reçut ordre de ne point reparaître à la Cour et partit pour sa terre. L'officier des gardes du corps qui lui avait laissé forcer la consigne fut envoyé en prison.
(p. 118) Ces [faits] préalables connus, on s'étonnera moins du long cri de rage qui s'éleva dans tout le parti lorsqu'on apprit l'évasion de monsieur de La Valette. Le Roi et les ministres furent soupçonnés d'y avoir prêté les mains. La Chambre des députés rugissait, les femmes hurlaient. Il semblait des hyènes auxquelles on avait enlevé leurs petits. On alla jusqu'à vouloir sévir contre madame de La Valette, et l'on fut obligé de la faire garder quelque temps en prison pour laisser calmer l'orage. Monsieur Decazes, fort aimé jusque-là des royalistes, commença à leur inspirer une défiance qui ne tarda guère à devenir de la haine.
Quoique le gouvernement n'eût en rien facilité la fuite de monsieur de La Valette, je pense qu'au fond il en fut charmé. Le Roi partagea cette satisfaction. Il rappela assez promptement le duc de Raguse et le traita bien au retour. Mais le parti fut moins indulgent et on lui montra autant de froideur qu'il trouvait d'empressement jusque-là. J'en excepte toujours madame de Duras; elle faisait bande à part dans ce monde extravagant. Si elle se passionnait, ce n'était jamais que pour des idées généreuses, et la défaveur du maréchal était un mérite à ses yeux. Malgré cette disposition de la maîtresse de la maison, l'isolement où il se trouvait souvent dans son salon le rapprocha de moi, et nous causions ensemble. Mais ce n'est que lorsque sa conduite à Lyon eut achevé de le brouiller avec le parti ultra-royaliste qu'il vint se réfugier dans la petite coterie qui s'est formée autour de moi, et dont il a été un des piliers jusqu'à ce que de nouveaux orages aient encore une fois bouleversé son aventureuse existence.
J'aurai probablement souvent occasion d'en parler dorénavant.
Fêtes données par le duc de Wellington. — Monsieur le duc d'Angoulême. — Refus d'une grande-duchesse pour monsieur le duc de Berry. — On se décide pour une princesse de Naples. — Traitement d'une ambassadrice d'Angleterre. — Faveur de monsieur Decazes. — Monsieur de Polignac refuse de prêter serment comme pair. — Mot de monsieur de Fontanes. — Séjour de la famille d'Orléans en Angleterre. — Demande de madame la duchesse d'Orléans douairière au marquis de Rivière.
Mon père partit pour Londres dans le commencement de 1816; ma mère l'y suivit. Je ne les rejoignis qu'au printemps.
Les étrangers s'étaient retirés dans les diverses garnisons qui leur avaient été assignées par le traité de Paris. Le duc de Wellington seul, en sa qualité de généralissime de toutes les armées d'occupation, résidait à Paris et nous en faisait les honneurs à nos frais. Il donnait assez souvent des fêtes où il était indispensable d'assister. Il tenait à avoir du monde et, notre sort dépendant en grande partie de sa bonne humeur, il fallait supporter ses caprices souvent bizarres.
Je me rappelle qu'une fois il inventa de faire de la Grassini, alors en possession de ses bonnes grâces, la reine de la soirée. Il la plaça sur un canapé élevé dans la salle de bal, ne quitta pas ses côtés, la fit servir la première, fit ranger tout le monde pour qu'elle vît danser, lui donna la main et la fit passer la première au souper, (p. 120) l'assit près de lui, enfin lui rendit les hommages qui d'ordinaire ne s'accordent guère qu'aux princesses. Heureusement, il y avait quelques grandes dames anglaises à partager ces impertinences, mais elles n'étaient pas obligées de les subir comme nous et leur ressentiment ne pouvait être comparable.
En général, le carnaval fut très triste, et cela était convenable de tout point. Nos princes n'allaient nulle part. Monsieur le duc de Berry se trouvait tout à fait éclipsé par son frère; la différente conduite tenue par eux pendant les Cent-Jours justifiait cette position. Cependant monsieur le duc d'Angoulême montrait des velléités de modération qui commençaient à déplaire, et le parti dévot ne lui pardonnait pas son éloignement pour la politique du confessionnal.
Le caractère de monsieur le duc d'Angoulême est singulièrement difficile à peindre. C'est une réunion si bizarre et si disparate qu'on peut, à diverses époques de sa vie, le représenter comme un prince sage, pieux, courageux, conciliant, éclairé, ou bien comme un bigot imbécile et presque stupide, en disant également la vérité. À mesure que les circonstances se présenteront, je le montrerai tel que nous l'avons vu; mais il faut commencer, pour le comprendre, par admettre qu'il a toujours été dominé par la pensée de l'obéissance illimitée due au Roi. Plus il était près de la couronne, plus, selon lui, il en devait l'exemple.
Tant que Louis XVIII a vécu, cette passive obéissance était un peu modifiée, au moins pour la forme, par celle qu'il accordait à Monsieur; mais, lorsque l'autorité de père et de roi a été concentrée en Charles X, elle n'a plus connu de bornes et nous avons été témoins des tristes résultats qu'elle a amenés.
On s'occupait de marier monsieur le duc de Berry; (p. 121) déjà en 1814, il en avait été question. L'empereur Alexandre avait désiré lui voir épouser sa sœur; la manière dont elle avait été repoussée lui avait donné beaucoup d'humeur. Monsieur le duc de Berry souhaitait cette alliance, mais le Roi et Monsieur trouvaient la maison de Russie trop peu ancienne pour donner une mère aux fils de France.
Madame la duchesse d'Angoulême partageait cette manière de voir. De plus, elle redoutait une belle-sœur à laquelle ses rapports politiques auraient donné une existence indépendante et avec laquelle il aurait fallu compter. Elle craignait aussi une princesse personnellement accomplie qui aurait pu rallier autour d'elle les personnes distinguées par leur esprit pour lesquelles Madame a toujours éprouvé une répugnance instinctive, quelles qu'aient été leurs couleurs.
La princesse de Naples, née Bourbon, appartenant à une petite Cour, n'ayant reçu aucune éducation, réunit tous les suffrages de la famille. Elle fut imposée à monsieur le duc de Berry qui ne s'en souciait nullement. Monsieur de Blacas fut chargé de cette négociation qui n'occupa pas longuement ses talents diplomatiques.
Dans le même temps, on conçut l'idée de marier Monsieur. Cela était assez raisonnable, mais Madame l'en dissuada le plus qu'elle put. Elle aurait trop souffert à voir une autre princesse tenir la Cour et prendre le pas sur elle; et Monsieur, qui l'aimait tendrement, n'eût-il pas eu d'autres motifs, n'aurait pas voulu lui donner ce chagrin.
Cela me rappelle un mot heureux de Louis XVIII. Il était goutteux, infirme, dans un état de santé pitoyable. Un jour où il parlait sérieusement à Monsieur de la convenance de se marier, celui-ci lui dit en ricanant et d'un ton un peu goguenard:
(p. 122) «Mon frère, vous qui prêchez si bien, pourquoi ne vous mariez-vous pas vous-même?
—Parce que je ferais des aînés, mon frère,» reprit le Roi très sèchement.
Monsieur se tint pour battu.
L'intérieur des Tuileries n'était ni confiant, ni doux; cependant, à cette époque, le Roi causait avec les siens des affaires publiques; la rupture n'était pas encore complète.
L'ambassadeur d'Angleterre, sir Charles Stuart, épousa lady Élisabeth Yorke, fille de lord Hardwick. La présentation de la nouvelle ambassadrice donna lieu, pour la première fois depuis la Restauration, à ce qu'on appelle en terme de Cour un traitement. Nous fûmes appelées une douzaine de femmes, la plupart titrées, à nous trouver chez madame la duchesse d'Angoulême à deux heures. La situation de mon père en Angleterre me valut cette distinction.
Nous étions toutes réunies dans le salon de Madame, lorsqu'un huissier vint avertir madame de Damas, qui remplaçait sa mère, madame de Sérent, dans le service de dame d'honneur, que l'ambassadrice arrivait. Au même instant, Madame, qui probablement, selon ses habitudes, guettait à sa fenêtre, entra par une autre porte magnifiquement parée et, comme nous, en robe de Cour. Elle avait eu à peine le temps de nous dire bonjour et de s'asseoir que madame de Damas rentra conduisant l'ambassadrice accompagnée de la dame qui l'avait été quérir, des maîtres des cérémonies, et de l'introducteur des ambassadeurs qui restèrent à la porte. Madame se leva, fit un ou deux pas au-devant de l'ambassadrice, reprit son fauteuil et la fit placer sur une chaise à dos préparée à sa gauche. Les dames titrées s'assirent derrière, sur des pliants, et nous autres nous nous tînmes (p. 123) debout. Cela dura assez longtemps: Madame soutint le dialogue à elle toute seule.
Lady Élisabeth, jeune et timide, était trop embarrassée pour rien ajouter aux monosyllabes de ses réponses et j'admirais la manière dont Madame exploita l'Angleterre et la France, l'Irlande et l'Italie d'où arrivait lady Élisabeth pour remplir le temps qu'allongeait outre mesure la marche lente et pénible du Roi.
Enfin il entra; tout le monde se leva; le silence le plus profond régna. Il l'interrompit, quand il fut vers le milieu de la chambre, pour dire sans sourciller, du ton le plus grave et d'une voix sonore, la niaiserie convenue depuis le temps de Louis XIV: «Madame, je ne vous savais pas en si bonne compagnie.» Madame lui répondit une autre phrase, probablement également d'étiquette, mais que je ne me rappelle pas. Ensuite le Roi adressa quelques paroles à lady Élisabeth. Elle ne lui répondit pas plus qu'à Madame. Le Roi resta debout ainsi que tout le monde; au bout de peu de minutes, il se retira.
Alors on s'assit, pour se relever immédiatement à l'entrée de Monsieur. «Ne devrai-je pas dire que je ne vous savais pas en aussi bonne compagnie?», dit-il, en souriant; puis, s'approchant gracieusement de lady Élisabeth, il lui prit la main et lui fit un compliment obligeant. Il refusa d'accepter un siège que Madame lui offrit, mais fit asseoir les dames et resta bien plus longtemps que le Roi.
Les dames se levèrent à sa sortie, puis se rassirent pour se relever de nouveau à l'entrée de monsieur le duc d'Angoulême; pour cette fois, les premiers compliments passés, il prit une chaise à dos et fit la conversation. Il semblait que la timidité de l'ambassadrice lui donnât du courage. Je ne conserve aucune idée d'avoir vu monsieur le duc de Berry à cette cérémonie. Je ne sais s'il s'en (p. 124) dispensait ordinairement ou s'il en était absent par accident. J'ignore aussi comment cela s'est passé depuis pour madame la duchesse de Berry. Je n'ai pas eu d'autre occasion d'assister à pareilles réceptions.
La sortie de monsieur le duc d'Angoulême fut accompagnée du lever et du rassied comme les autres; je ne pus m'empêcher de penser aux génuflexions du vendredi saint. Au bout de quelques minutes, la dame d'honneur avertit l'ambassadrice qu'elle était à ses ordres. Madame lui fit une phrase sur la crainte de la fatiguer en la retenant plus longtemps, et elle s'en alla, escortée comme à son arrivée. Elle remonta dans les carrosses du Roi, accompagnée de la dame qui l'avait été chercher. Sa voiture à six chevaux et en grand apparat suivait à vide. Madame s'entretint avec nous un instant de la nouvelle présentée et rentra dans son intérieur à ma grande satisfaction, car j'étais depuis deux heures sur mes jambes et j'en avais assez de mes honneurs. Cependant il fallut assister au dîner ou traitement.
L'ambassadrice revint à cinq heures. Cette fois, elle était accompagnée de son mari et de quelques dames anglaises de distinction. Toutes les françaises qui avaient assisté à la réception étaient invitées; il y avait aussi des hommes des deux pays.
Le premier maître d'hôtel, alors le duc des Cars, et la dame d'honneur de Madame firent les honneurs du dîner qui était très bon et magnifique, mais sans élégance comme tout ce qui se passait à la Cour des Tuileries. Immédiatement après, chacun fut enchanté de se séparer et d'aller se reposer de toute cette étiquette. Les hommes étaient en uniforme, les femmes très parées mais point en habit de Cour.
De Roi, de princesses, de princes, il n'en fut pas question; seulement j'aperçus derrière un paravent (p. 125) Madame et son mari qui, avant de monter dîner chez le Roi, s'amusaient à regarder la table et les convives.
Je n'ai jamais pu concevoir comment, lorsque les souverains étrangers reçoivent constamment et familièrement à leur table les ambassadeurs de France, ils consentaient à subir, en la personne de leurs représentants, l'arrogance de la famille de Bourbon. Ne pas inviter les ambassadeurs chez soi n'était déjà pas trop obligeant, mais les faire venir avec tout cet appareil et cet in fiochi dîner à l'office m'a toujours paru de la dernière impertinence. Sans doute cet office était fréquenté par des gens de bonne maison; mais enfin c'était une seconde table dans le château, car, apparemment, celle du Roi était la première.
Le festin ne se passait pas même dans l'appartement du premier maître d'hôtel où cela aurait pu avoir l'apparence d'une réunion de société; les pièces étaient trop petites et il logeait trop haut. On se réunissait dans la salle d'attente de l'appartement de Madame et on dînait dans l'antichambre de monsieur le duc d'Angoulême, de manière qu'on semblait relégué dans les pièces extérieures, comme lorsqu'on prête un local à ses gens pour une fête qu'on leur donne. Je concevrais que les vieilles étiquettes de Versailles et de Louis XIV eussent pu continuer sans interruption, mais je n'imagine pas qu'on ait osé inventer de les renouveler.
Louis XVIII y tenait extrêmement et, sans l'état de sa santé et l'espèce d'humiliation que lui causaient ses infirmités, nous aurions revu les levers et les couchers avec toutes leurs ridicules cérémonies.
Monsieur en avait moins le goût et, à son avènement au trône, il a continué l'usage établi par son frère de borner le coucher à une courte réception des courtisans ayant les entrées et les chefs de service qui venaient prendre (p. 126) le mot d'ordre. On ne disait plus: je vais au coucher, mais je vais à l'ordre. Cela était à la fois plus digne et plus décent que ces habitudes de l'ancienne Cour dont le pauvre Louis XVI donnait chaque soir le spectacle.
C'était à l'ordre que les personnes de la Cour avaient occasion de parler au Roi sans être obligées de solliciter une audience. Aussi la permission d'aller à l'ordre était-elle fort prisée par les courtisans de la Restauration.
Le favoritisme de monsieur Decazes s'établissait de plus en plus; monsieur de Richelieu y poussait de toutes ses forces. Pourvu que le bien se fît, il lui était bien indifférent par quel moyen et il n'était pas homme à trouver une mesure sage moins sage parce qu'elle s'obtenait par une autre influence que la sienne. Il était très sincèrement enchanté que monsieur Decazes prît la peine de plaire au Roi et le voyait y réussir avec une entière satisfaction. Je crois, à vrai dire, que monsieur Decazes avait le bon sens de ne s'en point targuer vis-à-vis de ses collègues. Il mettait son crédit en commun dans le Conseil, mais, vis-à-vis du monde, il commençait à déployer sa faveur avec une joie de parvenu qui lui valait quelques ridicules.
Le Roi, qui avait toujours eu besoin d'une idole, partageait ses adorations entre lui et sa sœur, madame Princeteau, bonne petite personne, bien bourgeoise, qu'il avait fait venir de Libourne pour tenir sa maison et qui était fort gentille jusqu'à ce que les fumées de l'encens lui eussent tourné la tête.
On a fait beaucoup d'histoires sur son compte; j'ignore avec quel fondement. Ce que je sais, c'est qu'elle paraissait uniquement dévouée à son frère; et, si elle a eu un moment de crédit personnel, elle le lui a rapporté tout entier.
Pendant ce premier hiver de faveur, la maison de (p. 127) monsieur Decazes était très fréquentée. La fuite de monsieur de La Valette avait bien apporté un léger refroidissement; toutefois les plus chauds partisans de l'ancien régime y allaient assidûment. On espérait se servir de monsieur Decazes pour maintenir le Roi dans la bonne voie. La vanité du ministre l'aurait assez volontiers poussé dans la phalange aristocratique qui, vers cette époque, prit le nom d'ultra, si ses exigences n'étaient devenues de jour en jour plus grandes. Quant au monarque, il inspirait toujours beaucoup de méfiance.
Monsieur Lainé avait remplacé monsieur de Vaublanc dont les folies avaient comblé la mesure. Dans cette circonstance, monsieur de Richelieu, selon son usage, avait, en ayant raison dans le fond, mis les formes contre lui et l'avait chassé d'une façon qui fournissait au parti qu'il représentait quelque prétexte de plaintes. Au reste, les fureurs de monsieur de Vaublanc furent si absurdes qu'il se noya dans le ridicule.
Le jour où le nom de son successeur parut dans le Moniteur, je crus devoir aller faire une visite chez monsieur de Vaublanc. Je ne m'attendais pas à être reçue; je fus admise quoique je n'eusse aucun rapport intime avec lui et les siens. La porte était ouverte à tout venant; il était au milieu de ses paquets de ministre et de particulier; mêlant les affaires d'État et de ménage de la façon la plus comique. Un de ses commensaux vint lui raconter que son ministère serait partagé entre trois personnes:
«Trois, répondit-il sérieusement, trois, ce n'est pas assez; ils ne peuvent pas me remplacer à moins de cinq.»
Il énuméra sur ses doigts les cinq parties du ministère de l'intérieur qui réclament la vie entière de tout autre homme mais que lui menait facilement toutes cinq de front, sans que rien fût jamais en retard; et il nous fit faire l'inventaire de ses portefeuilles pour que nous pussions (p. 128) témoigner que tout était à jour. Je n'ai jamais assisté à scène plus bouffonne, d'autant que la plupart des assistants lui étaient aussi étrangers que moi.
Je n'entrerai pas dans le récit des extravagances du parti à la Chambre: elles sont trop importantes pour que l'histoire les néglige; mais je ne puis m'empêcher de raconter une histoire qui m'a amusée dans le temps.
Un vieux député de pur sang qui, comme le roi de Sardaigne, voulait rétablir l'ancien régime de tous points, réclamait journellement et à grands cris nos anciens supplices, comme il disait. Un collègue un peu plus avisé lui représenta que, sans doute, cela serait fort désirable mais qu'il ne fallait pas susciter trop d'embarras au gouvernement du Roi et qu'il n'était pas encore temps.
«Allons, mon ami, reprit le député en soupirant, vous avez peut-être raison, remettons la potence à des temps plus heureux!»
On ne saurait assez dire combien ce mot: Il n'est pas encore temps, qui se trouvait sans cesse dans la bouche des habiles du parti royaliste en 1814 et 1815, a fait d'ennemis à la royauté et l'influence qu'il a eue sur les Cent-Jours. Peut-être ne l'employaient-ils que pour calmer les plus violents des leurs, mais les antagonistes y voyaient une de ces menaces vagues, d'autant plus alarmantes qu'elles sont illimitées, et les chefs des diverses oppositions ne manquaient pas de l'exploiter avec zèle.
D'autres petites circonstances se renouvelaient sans cesse pour inspirer des doutes sur la bonne foi de la Cour.
Jules de Polignac fut créé pair; il refusa de siéger. Il ne pouvait, disait-il, lui, catholique, prêter serment à une charte reconnaissant la liberté des cultes. Le Roi nomma une commission de pairs pour l'arraisonner. Monsieur de Fontanes en était, et je me rappelle qu'un jour (p. 129) où on lui demandait si leurs conférences avaient réussi, il répondit avec un air de componction:
«Je ne sais ce qui en résultera; mais je sais qu'il faut tenir sa conscience à deux mains pour ne pas céder aux sentiments si nobles, si éclairés, si entraînants que je suis appelé à écouter.»
Pour moi qui connaissais la logique de Jules, j'en conclus seulement que monsieur de Fontanes croyait ce langage de mise dans le salon, très royaliste, où il le tenait. Jules finit par céder et prêta serment; mais, pendant toute cette négociation qui dura longtemps, il était ostensiblement caressé par Madame et par Monsieur, quoique ce prince eût prêté le serment que Jules refusait. Toutefois la Congrégation, qui l'avait excité au refus, craignit de s'être trop avancée. Elle voulait se faire connaître sans se trop compromettre. Jules reçut ordre de reculer.
Monsieur le nomma publiquement adjudant général de la garde nationale, et lui confia, secrètement, la place de ministre de la police du gouvernement occulte, car son existence remonte jusqu'à cette époque, quoiqu'elle n'ait été révélée que plus tard, et qu'il n'ait été complètement organisé qu'après la dissolution de la Chambre introuvable.
Le séjour prolongé de la famille d'Orléans en Angleterre n'était pas entièrement volontaire. On avait contre elle de fortes préventions au palais des Tuileries, et le cabinet commençait à les partager. Presque tous les mécontents invoquaient le nom de monsieur le duc d'Orléans, et la conduite toujours un peu méticuleuse de ce prince semblait justifier plus de défiance qu'elle n'en méritait réellement.
Monsieur de La Châtre, courtisan né, favorisait des soupçons qu'il savait plaire au Roi.
(p. 130) Telle était la situation des affaires lorsque je quittai Paris pour me rendre à Londres. En ma qualité de chroniqueur des petites circonstances, il me revient à l'esprit ce qui se passa devant moi le jour où j'allai prendre congé de madame la duchesse d'Orléans douairière. Je la trouvai très préoccupée et fort agitée dans l'attente du marquis de Rivière. Il partait le lendemain pour son ambassade de Constantinople. La princesse lui avait écrit deux fois dans la matinée pour s'assurer sa visite. Monsieur de Rivière, mandé chez le Roi, ne pouvait disposer de lui-même. Sa femme était là, promettant à madame la duchesse d'Orléans qu'il viendrait dès qu'il sortirait des Tuileries, sans pouvoir calmer son anxiété. Enfin il arriva. La joie que causa sa présence fut égale à l'impatience avec laquelle il était attendu.
La princesse expliqua qu'elle avait un très grand service à lui demander: monsieur de Follemont prenait du café plusieurs fois par jour; il était fort difficile et n'en trouvait que rarement à son goût. Madame la duchesse d'Orléans attachait un prix infini à ce que l'ambassadeur de France à Constantinople s'occupât de lui procurer le meilleur café de moka fourni par l'Orient.
Le marquis de Rivière entra avec la patience exercée d'un courtisan dans tous les détails les plus minutieux, enfin il ajouta:
«Madame veut-elle me dire combien elle en veut?
—Mais, je ne sais pas ... beaucoup ... le café se garde-t-il?
—Oui, madame, il s'améliore même.
—Eh bien, j'en veux beaucoup ... une grande provision.
—Je voudrais que madame me dît à peu près la quantité?
—Mais ... mais, j'en voudrais bien douze livres.»
(p. 131) Nous partîmes tous d'un éclat de rire. Elle aurait dit, tout de même, douze cent mille livres.
Malgré l'émigration, elle n'avait acquis aucune idée de la valeur des choses ou de l'argent. Les femmes de son âge, avant la Révolution, conservaient une ignorance du matériel de la vie qui aujourd'hui nous paraît fabuleuse. Il n'était pas même nécessaire d'être princesse. Madame de Preninville, femme d'un fermier général immensément riche, s'informant de ce qu'était devenu un joli petit enfant, fils d'un de ses gens, qu'elle voyait quelquefois jouer dans son antichambre, reçut pour réponse qu'il allait à l'école.
«Ah! vous l'avez mis à l'école, et combien cela vous coûte-t-il?
—Un écu par mois, madame.
—Un écu! C'est bien cher! J'espère au moins qu'il est bien nourri!»
J'entendais révoquer en doute, il y a quelques jours, que madame Victoire pût avoir eu la pensée de nourrir le peuple de croûte de pâté pendant une disette. Pour moi, j'y crois, d'abord parce que ma mère m'a dit que madame Adélaïde en plaisantait souvent sa sœur qui avait horreur de la croûte de pâté, au point d'éprouver de la répugnance à en voir servir, et puis parce que j'ai encore vu et su tant de traits de cette ingénuité vraie et candide sur la vie réelle que cela m'étonne beaucoup moins que la génération nouvelle.
Retour en Angleterre. — Aspect de la campagne. — Londres. — Concert à la Cour. — Ma présentation. — La reine Charlotte. — Égards du prince régent pour elle. — La duchesse d'York. — La princesse Charlotte de Galles. — Miss Mercer. — Intrigue déjouée par le prince Léopold de Saxe-Cobourg. — La marquise d'Hertford. — Habitudes du prince régent. — Dîners à Carlton House.
Après une absence de douze années, je revis l'Angleterre avec un vif intérêt. J'y retrouvais le charme des souvenirs. Je rentrais dans la patrie de ma première jeunesse; chaque détail m'était familier et pourtant suffisamment éloigné de ma pensée journalière pour avoir acquis le piquant de la nouveauté. C'était un vieil ami, revenu de loin, qu'on retrouve avec joie et qui rappelle agréablement le temps jadis, ce temps où la vie, chargée de moins d'événements, se porte plus légère et laisse, avec plus de regrets peut-être, un penser bien plus doux à repasser dans la mémoire.
Je fus très frappée de l'immense prospérité du pays. Je ne crois pas qu'elle fût sensiblement augmentée; mais (p. 134) l'habitude m'avait autrefois blasée sur l'aspect qu'il présente au voyageur et l'absence m'y avait rendue plus attentive.
Ces chemins si bien soignés, sur lesquels des chevaux de poste, tenus comme nos plus élégants attelages, vous font rouler si agréablement, cette multitude de voitures publiques et privées, toutes charmantes, ces innombrables établissements qui ornent la campagne et donnent l'idée de l'aisance dans toutes les classes de la société, depuis la cabane du paysan jusqu'au château du seigneur, ces fenêtres de la plus petite boutique offrant aux rares rayons du soleil des vitres dont l'éclat n'est jamais terni par une légère souillure, ces populations si propres se transportant d'un village à un autre par des sentiers que nous envierions dans nos jardins, ces beaux enfants si bien tenus et prenant leurs ébats dans une liberté qui contraste avec le maintien réservé du reste de la famille, tout cela m'était familier et pourtant me frappait peut-être plus vivement que si c'eût été la première fois que j'en étais témoin.
Je fis la route de Douvres à Londres par un beau dimanche du mois de mai et dans un continuel enchantement. Il s'y mêlait de temps en temps un secret sentiment d'envie pour ma patrie. Le Ciel lui a été au moins aussi favorable; pourquoi n'a-t-elle pas acquis le même degré de prospérité que ses voisins insulaires?
Lorsque les chevaux de poste, suspendant leur course rapide, prirent cette allure fastidieuse qu'ils affectent dans Londres, que l'atmosphère lourde et enfumée de cette grande ville me pesa sur la tête, que je vis ses silencieux habitants se suivant l'un l'autre sur leurs larges trottoirs comme un cortège funèbre, que les portes, les fenêtres, les boutiques fermées semblèrent annoncer autant de tristesse dans l'intérieur des maisons que dans (p. 135) les rues, je sentis petit à petit tout mon épanouissement de cœur se resserrer et, lorsque je descendis à l'ambassade, mon enthousiasme sur l'Angleterre avait déjà reçu un échec.
Quelque prodigieuse que soit la prospérité commerciale de Londres et le luxe qu'on y déploie dans toutes les classes de la société, je crois que son aspect paraîtra bien moins remarquable à un étranger que celui du reste de l'Angleterre. Cette grande cité, composée de petites maisons pareilles et de larges rues tirées au cordeau, toutes semblables les unes aux autres, est frappée de monotonie et d'ennui. Aucun monument ne vint réveiller l'attention fatiguée. Quand on s'est promené cinq minutes, on peut se promener cinq jours dans des quartiers toujours différents et toujours pareils.
La Tamise, aussi bien que son immense mouvement qui attacherait un caractère particulier à cette capitale du monde britannique, est soigneusement cachée de toute part. Il faut une volonté assez intelligente pour parvenir à l'apercevoir, même en l'allant chercher.
On a pu voir partout des rues qui ressemblent à celles de Londres, mais je ne crois pas qu'aucun autre pays puisse donner idée de la campagne en Angleterre. Je n'en connais point où elle soit autant en contraste avec la ville. On y voit un autre ciel; on y respire un autre air. Les arbres y ont un autre aspect; les plantes s'y montrent d'une autre couleur. Enfin c'est une autre population, quoique l'habitant du Northumberland ou du Devonshire soit parfaitement semblable à celui du promeneur de Piccadilly.
On conçoit, au reste, que le nuage orange, strié de noir, de brun, de gris, saturé de suie, qui semble un vaste éteignoir placé sur la ville, influe sur le moral de la population et agisse sur ses dispositions. Aussi n'y a-t-il (p. 136) aucune langue où l'on vante les charmes de la campagne, en vers et en prose, avec une passion plus vive et plus sincère que dans la littérature anglaise. Quiconque aura passé trois mois à Londres comprendra le bien-être tout matériel qu'on éprouve en en sortant.
Malgré les vertiges qu'elle cause aux nouveaux débarqués, cette atmosphère si triste n'est pas malsaine; on s'y accoutume bientôt assez pour ne plus s'apercevoir qu'on en souffre. J'ai entendu attribuer la salubrité de Londres au mouvement que la marée apporte quatre fois le jour dans la Tamise. Ce grand déplacement forme un ventilateur naturel qui agite et assainit cet air qui paraît épais, même à la vue, et laisse sur les vêtements les preuves positives que l'œil ne s'est pas trompé. La robe blanche, mise le matin, porte avant la fin de la journée des traces de souillures qu'une semaine ne lui infligerait pas à Paris. L'extrême recherche des habitants, leur propreté, rendue indispensable par de telles circonstances, ont tiré parti de ces nécessités pour en combattre la mauvaise influence; et l'aspect des maisons aussi bien que des personnes n'offre que les apparences de la plus complète netteté.
Si ma longue absence m'avait rendue plus sensible aux charmes de la route, je l'étais davantage aussi aux inconvénients de Londres qui ne m'avaient guère frappée jusque-là. Dans la première jeunesse, on s'occupe peu des objets extérieurs.
Le surlendemain de mon arrivée, le prince régent donnait un concert à la Reine sa mère. Pour être admis, il fallait être présenté. La Reine, me sachant à Londres, eut la bonté de se souvenir que je l'avais été autrefois et me fit inviter. Mes parents dînaient à Carlton House. J'y arrivai seule le soir, pensant me mêler inaperçue dans la foule. Il était un peu tard; le concert était déjà commencé.
(p. 137) La salle, en galerie, était partagée par des colonnes en trois parties à peu près égales. Celle du milieu se trouvait exclusivement occupée par la Cour et les musiciens placés vis-à-vis de la Reine, des princesses, de leurs dames, des ambassadrices et de quelques autres femmes ayant les grandes entrées qui étaient assises. Tout le reste de la société se tenait dans les parties latérales, séparées par les colonnes, et restait debout. On circulait dans les autres salons, selon l'usage général du pays, où un concert à banquettes paraîtrait horriblement ennuyeux.
Je trouvai à la porte lady Macclesfield, une des dames du palais. Elle m'attendait pour me conduire à la Reine et, sans me donner un instant pour respirer, me mena à travers tout ce monde, toute cette musique, tout ce silence et tout ce vide jusqu'à Sa Majesté. Je n'avais pas encore eu le temps d'avoir grand'peur; mais, au moment où j'approchai, la Reine se leva en pied, et les quarante personnes qui l'entouraient imitèrent son mouvement. Ce froufrou, auquel je ne m'attendais pas, commença à m'intimider. La Reine fut très bonne et très gracieuse, je crois; mais, pendant tout le temps qu'elle me parlait, je m'étais occupée que de l'idée de ménager ma retraite.
Lady Macclesfield m'avait quittée pour reprendre sa place parmi ses compagnes. Lorsque la Reine fit la petite indication de tête qui annonçait l'audience terminée, je sentis le parquet s'effondrer sous mes pas. J'étais là, seule, abandonnée, portant les yeux de toute l'Angleterre braqués sur ma personne et ayant un véritable voyage à faire pour regagner, dans cet isolement, les groupes placés derrière les colonnes. Je ne sais pas comment j'y arrivai.
J'avais été présentée à bien des Cours et à bien des (p. 138) potentats. Je n'étais plus assez jeune pour conserver une grande timidité; j'avais l'habitude du monde et pourtant il me reste de cette soirée et de cette présentation de faveur un souvenir formidable.
Ce n'est pas que la reine Charlotte fut d'un aspect bien imposant. Qu'on se figure un pain de sucre couvert de brocart d'or et on aura une idée assez exacte de sa tournure. Elle n'avait jamais été grande et, depuis quelques années, elle était rapetissée et complètement déformée. Sa tête, placée sur un col extrêmement court, présentait un visage renfrogné, jaune, ridé, accompagné de cheveux gris poudrés à frimas. Elle était coiffée en bonnet, en turban, en toque, selon l'occasion, mais toujours je lui ai vu une petite couronne fermée, en pierreries, ajoutée à sa coiffure. J'ai entendu dire qu'elle ne la quittait jamais. Malgré cette figure hétéroclite, elle ne manquait pourtant pas d'une sorte de dignité; elle tenait sa cour à merveille, avec une extrême politesse et des nuances fort variées.
Sévère pour la conduite des femmes, elle se piquait d'une grande impartialité; et souvent un regard froid, ou une parole moins obligeante de la Reine à une de ses protégées, a suffi pour arrêter une jeune personne sur les bords du précipice. Pour les femmes divorcées, elle était inexorable. Jamais aucune, quelque excuse que le public lui donnât, quelque bonne que fût sa conduite ultérieure, n'a pu franchir le seuil du palais.
Lady Holland en a été une preuve bien marquante: son esprit, son influence politique, la domination qu'elle exerçait sur son mari, lui avaient reconquis une existence sociale. Refuser d'aller à Holland House aurait paru une bégueulerie à peine avouable. Lady Holland y tenait une cour fréquentée par tout ce qu'il y avait de plus distingué en anglais et en étrangers; mais, quelques soins (p. 139) qu'elle se soit donnés, quelques négociateurs qu'elle ait employés, et le prince régent a été du nombre, jamais, tant que la vieille Reine a vécu, elle n'a pu paraître à celle de Saint-James.
Je n'oserais dire que la Reine fût aimée, mais elle était vénérée. Le prince régent donnait l'exemple des égards. Il était très soigneux et très tendre pour elle en particulier. En public, il la comblait d'hommages.
Je fus frappée, le soir de ce concert, de voir un valet de chambre apporter un petit plateau, avec une tasse de thé, un sucrier et un pot à crème et le remettre au Régent qui le présenta lui-même à sa mère. Il resta debout devant elle pendant tout le temps qu'elle arrangea sa tasse, sans se lever, sans se presser, sans interrompre sa conversation. Seulement elle lui disait toujours en anglais, quelque langue qu'elle parlât dans le moment: Thank you, George. Elle répétait le même remerciement dans les mêmes termes lorsque le prince régent reprenait le plateau des mains du valet de chambre pour recevoir la tasse vide. C'était l'usage constant. Cette cérémonie se renouvelait deux à trois fois dans la soirée, mais n'avait lieu que lorsque la Reine était chez le prince. Chez elle, c'était ordinairement une des princesses, quelquefois un des princes, jamais le Régent, mais toujours un de ses enfants qui lui présentait sa tasse de thé.
Tous les autres membres de la famille royale, y compris le Régent, partageaient les rafraîchissements préparés pour le reste de la société, sans aucune distinction. En général, autant l'étiquette était sévèrement observée pour la Reine, autant il en existait peu pour les autres. Les princes et princesses recevaient et rendaient des visites comme de simples particuliers.
Je me rappelle que, ce même soir, où j'avais subi la (p. 140) présentation à la Reine, me trouvant peu éloignée d'une petite femme très blonde que douze années d'absence avaient effacée de mon souvenir, elle dit à lady Charlotte Greville avec laquelle je parlais:
«Lady Charlotte, nommez-moi à madame de Boigne.»
C'était la duchesse d'York; elle resta longtemps à causer avec nous sur tout et de toutes choses, avec une grande aisance et sans aucune forme princière.
Le lendemain, ma mère me mena faire des visites à toutes les princesses; nous laissâmes des cartes chez celles qui ne nous admirent pas et la présentation fut faite.
La princesse Charlotte de Galles, mariée au prince de Cobourg, était encore plongée dans les douceurs de la lune de miel et ne quittait pas la campagne. Ma mère avait assisté à son mariage, béni dans un salon de Carlton House. Lorsque, plus tard, je lui dis combien je regrettais n'avoir pas partagé cet honneur, elle me répondit:
«Vous avez raison; c'est un spectacle rare que l'héritière d'un royaume faisant un mariage d'amour et donnant sa main là où son cœur est déjà engagé. En tout, le bonheur parfait n'est pas commun; je serai charmée que vous veniez souvent en être témoin à Claremont.»
Pauvre princesse!... Je ne fis connaissance avec elle qu'à un autre voyage. En ce moment, j'en entendais beaucoup parler. Elle était fort populaire, affectait les manières brusques attribuées à la reine Élisabeth qu'elle portait même jusqu'à avoir adopté ses jurons. Elle était très tranchée dans ses opinions politiques, accueillait avec des serrements de main les plus affectueux tous les hommes, jeunes ou vieux, qu'elle regardait comme de son parti, ne manquait pas une occasion de marquer de l'opposition au gouvernement de son père et de l'hostilité personnelle à sa grand'mère et à ses tantes. Elle professait (p. 141) une vive tendresse pour sa mère qu'elle regardait comme sacrifiée aux malveillances de sa famille.
La princesse Charlotte recherchait avec soin les occasions d'être impertinente pour les femmes qui composaient la société particulière du Régent. On lui avait persuadé que son père avait eu le désir de faire casser son mariage et de nier la légitimité de sa naissance. Je ne sais si cela a quelque fondement; en tout cas ses droits étaient inscrits sur son visage: elle ressemblait prodigieusement au prince. Elle était née neuf mois après le mariage dont l'intimité n'avait pas duré beaucoup de jours. Il est certain que le prince de Galles avait tenu à cette époque beaucoup de mauvais propos que la conduite de sa femme n'a que trop justifiés; mais je ne sache pas qu'il ait jamais pensé à attaquer l'existence de la princesse Charlotte.
Il accusait miss Mercer d'avoir monté la tête de la jeune princesse en lui racontant cette fable; il l'avait expulsée du palais et la détestait cordialement. Miss Mercer conservait une correspondance clandestine avec la princesse Charlotte. Elle avait excité ses répugnances contre le prince d'Orange que le cabinet anglais désirait lui faire épouser et encouragé le goût que la grande-duchesse Catherine de Russie avait cherché à lui faire prendre pour le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Cette intrigue avait été conduite par ces deux femmes jusqu'au point d'amener la princesse Charlotte à déclarer qu'elle voulait épouser le prince Léopold et était décidée à refuser tout autre parti. L'opposition l'appuyait.
Miss Mercer, fille de lord Keith, riche héritière mais fort laide, prétendait de son côté épouser le duc de Devonshire et lui apporter en dot son crédit sur la future souveraine. Tout le parti whig, applaudissant à cette alliance, s'était ligué pour y déterminer le duc. Je ne sais (p. 142) s'il y aurait réussi; mais, lorsque le mariage de la princesse semblait avoir assuré le succès de cette longue intrigue, elle échoua complètement devant le bon sens du prince Léopold. Il profita de la passion qu'il inspirait à sa femme pour l'éloigner de la coterie dont elle était obsédée, la rapprocher de sa famille et changer son attitude politique et sociale. Ce ne fut pas l'affaire d'un jour, mais il s'en occupa tout de suite et, dès la première semaine, miss Mercer, s'étant rendue à Claremont après y avoir écrit quelques billets restés sans réponse, y fut reçue si froidement qu'elle dut abréger sa visite, au point d'aller rechercher au village sa voiture qu'elle y avait renvoyée.
Des plaintes amenèrent des explications dont le résultat fut que la princesse manquerait de respect à son père en recevant chez elle une personne qu'il lui avait défendu de voir. Miss Mercer fut outrée; le parti de l'opposition cessa d'attacher aucun prix à son mariage avec le duc de Devonshire et tout le monde se moqua d'elle d'y avoir prétendu.
Pour cacher sa déconvenue, elle affecta de s'éprendre d'une belle passion pour monsieur de Flahaut que ses succès auprès de deux reines du sang impérial bonapartiste avaient inscrit au premier rang dans les fastes de la galanterie. Il était précisément ce qu'on peut appeler un charmant jeune homme et habile dans l'art de plaire. Il déploya tout son talent. Miss Mercer se trouva peut-être plus engagée qu'elle ne comptait d'abord. Lord Keith se déclara hautement contre cette liaison; elle en acquit plus de prix aux yeux de sa fille. Quelques mois après, elle épousa monsieur de Flahaut, malgré la volonté formelle de son père qui ne lui a jamais tout à fait pardonné et l'a privée d'une grande partie de sa fortune. Madame de Flahaut n'a pas démenti les précédents de miss Mercer: (p. 143) elle a conservé le goût le plus vif pour les intrigues politiques et les tracasseries sociales.
Le prince régent menait la vie d'un homme du monde. Il allait dîner chez les particuliers et assistait aux réunions du soir. Ces habitudes donnaient une existence à part aux ambassadeurs; ils étaient constamment priés dans les mêmes lieux que le prince et il en était presque exclusivement entouré. À tous les dîners, il était toujours à table entre deux ambassadrices; dans les soirées, il se plaçait ordinairement sur un sopha à côté de lady Hertford et appelait une ambassadrice de l'autre côté.
Lady Hertford, qu'on nommait la marquise par excellence, était alors la reine de ses pensées. Elle avait été très belle, mais elle avait la cinquantaine bien sonnée et il y paraissait, quoiqu'elle fût très parée et très pomponnée. Elle avait le maintien rigide, la parole empesée, le langage pédant et chaste, l'air calme et froid. Elle imposait au prince et exerçait sur lui beaucoup d'empire, était très grande dame, avait un immense état et trouvait qu'en se laissant quotidiennement ennuyer par le souverain elle lui accordait grande faveur.
La princesse Charlotte avait essuyé ses dédains envers elle, mais elle lui avait rendu impertinence pour impertinence. La vieille Reine l'accueillait avec des égards qui témoignaient de la bonne opinion qu'elle lui conservait et lady Hertford promenait son torysme dans les salons avec toute la hauteur d'une sultane.
Le prince se levait extrêmement tard; sa toilette était éternelle. Il restait deux heures entières en robe de chambre. Dans cet intérieur, il admettait quelques intimes, ses ministres et les ambassadeurs étrangers lorsqu'ils lui faisaient demander à entrer. C'était ce qui lui plaisait le mieux. Si on écrivait pour obtenir une audience ou qu'on la lui demandât d'avance, il recevait (p. 144) habillé et dans son salon, mais cela dérangeait ses habitudes et le gênait. En se présentant à sa porte sans avoir prévenu, il était rare qu'on ne fût pas admis. Il commençait la conversation par une légère excuse sur le désordre où on le trouvait, mais il en était de meilleure humeur et plus disposé à la causerie.
Il n'achevait sa toilette qu'au dernier moment, lorsqu'on lui annonçait ses chevaux. Il montait à cheval, suivi d'un seul palefrenier, et allait au Parc où il se laissait aborder facilement. À moins qu'il ne dît: «Promenons-nous ensemble», on se bornait à en recevoir un mot en passant sans essayer de le suivre. Quand il s'arrêtait, c'était une grande politesse, mais elle excluait la familiarité et on ne l'accompagnait pas. La première année, il s'arrêtait pour mon père, mais, lorsqu'il le traita plus amicalement, ou il l'engageait à se promener avec lui, ou il lui faisait un signe de la main en passant sans jamais s'arrêter.
Du Parc il se rendait chez lady Hertford où il achevait sa matinée. Plus habituellement sa voiture l'y venait prendre, quelquefois il revenait à cheval. Il fallait être très avant dans sa faveur pour que lady Hertford engageât à venir chez elle à l'heure du prince, et encore trouvait-on souvent la porte fermée. Les ministres y allaient fréquemment.
Lady Hertford sans avoir beaucoup d'esprit, avait un grand bon sens, n'entrait dans aucune intrigue, ne voulait rien pour elle ni pour les siens; elle était au fond la meilleure intimité que le prince, à qui la société des femmes était nécessaire, pût choisir. Les ministres ont eu occasion de s'en persuader encore davantage lorsque le Régent, devenu roi, a remplacé cette affection, toute de convenance, par une fantaisie pour lady Conyngham dont le ridicule n'a pas été le seul inconvénient.
(p. 145) Le prince régent avait trois manières d'inviter à dîner. Sur une énorme carte, le grand chambellan prévenait par ordre qu'on était convié pour rencontrer la Reine. Alors, on était en grand uniforme.
Le secrétaire intime, sir Benjamin Bloomfield, avertissait par un petit billet personnel, écrit à la main, que le prince priait pour tel jour. Alors, c'était en frac et la forme la plus ordinaire. Elle s'adressait aux femmes comme aux hommes. Les dîners n'étaient jamais de plus de vingt et ordinairement de douze à quinze personnes.
La troisième manière était réservée pour les intimes. Le prince envoyait, le matin même, un valet de pied dire verbalement que, si monsieur un tel était tout à fait libre et n'avait rien à faire, le prince l'engageait à venir dîner à Carlton House, mais il le priait surtout de ne pas se gêner. Il était bien entendu cependant qu'on n'avait jamais autre chose à faire, et je crois que le prince aurait trouvé très étrange qu'on ne se rendit pas à cette invitation. Mon père avait fini par la recevoir très fréquemment. Elle ne s'adressait jamais aux femmes. Ces dîners n'étaient que de cinq à six personnes et la liste des invités était fort limitée.
Le corps diplomatique. — La comtesse de Lieven. — La princesse Paul Esterhazy. — Vie des femmes anglaises. — Leur enfance. — Leur jeunesse. — Leur âge mûr. — Leur vieillesse. — Leur mort. — Sort des veuves.
La ligne de démarcation entre les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires est plus marquée à la Cour d'Angleterre qu'à aucune autre. Les ambassadeurs étaient de tout, les ministres de rien.
Je ne pense pas qu'aucun d'entre eux, si ce n'est peut-être le ministre de Prusse et encore bien rarement, ait dîné à Carlton House. Ils n'allaient pas aux soirées de la Reine où l'on admettait pourtant quelquefois les étrangers de distinction qu'ils avaient présentés et, dans les salons, ils ne jouissaient d'aucune prérogative, tandis que les ambassadeurs prenaient le pas sur tout le monde.
Cette grande différence déplaisait à une partie du corps diplomatique, sans nuire pourtant à sa bonne intelligence qui n'a pas été troublée pendant mon séjour en Angleterre. La comtesse de Lieven y tenait la première place: établie depuis longtemps dans le pays, elle y avait une importance sociale et une influence politique toute personnelle qu'on ne pouvait lui disputer.
L'arrivée de la princesse Paul Esterhazy lui avait causé de vives inquiétudes. L'Autriche était alors l'alliée la plus intime du cabinet anglais. Lord Castlereagh subissait l'influence du prince de Metternich. Paul Esterhazy, (p. 147) fort bien traité par le Régent, était dès longtemps très accueilli dans la société. La jeune femme qu'il ramenait se trouvait petite nièce de la Reine, propre nièce de la duchesse de Cumberland, cousine et bientôt favorite de la princesse Charlotte.
C'étaient bien des moyens de succès. La comtesse de Lieven en frémit et ne put cacher son dépit, car, en outre de ses autres avantages, la nouvelle ambassadrice était plus jeune, plus jolie, et avait un impertinent embonpoint qui offusquait la désespérante maigreur de sa rivale. Cependant elle s'aperçut promptement que la princesse ne profiterait pas de sa brillante position. Toute aux regrets d'une absence forcée de Vienne, elle périssait de chagrin à Londres et, au bout de fort peu de mois, elle obtint la permission de retourner en Allemagne. Elle était à cette époque fort gentille et fort bonne enfant; nous la voyions beaucoup, elle se réfugiait dans notre intérieur contre les ennuis du sien et contre les politesses hostiles et perfides de la comtesse de Lieven. Je dois convenir lui en avoir vu exercer envers la princesse Esterhazy. Pour nous, elle a été uniformément gracieuse et obligeante; nous n'offusquions en rien ses prétentions.
La France, écrasée par une occupation militaire et les sommes énormes qui lui étaient imposées, avait besoin de tout le monde pour l'aider à soulever quelque peu de ce fardeau et n'était en mesure de disputer le pavé à personne.
La comtesse, devenue princesse de Lieven, a un esprit extrêmement distingué, exclusivement appliqué à la diplomatie plus encore qu'à la politique. Pour elle tout se réduit à des questions de personnes. Un long séjour en Angleterre n'a pu, sous ce point de vue, élargir ses premières idées russes, et c'est surtout cette façon d'envisager les événements qui lui a acquis et peut-être (p. 148) mérité la réputation d'être très intrigante. En 1816, elle était peu aimée mais fort redoutée à Londres. On y tenait beaucoup de mauvais propos sur sa conduite personnelle, et la vieille Reine témoignait parfois un peu d'humeur de la nécessité où elle se trouvait de l'accueillir avec distinction. Madame de Lieven n'aurait pas toléré la moindre négligence en ce genre.
Je ne saurais dire ce qu'est monsieur de Lieven, certainement homme de fort bonne compagnie et de très grandes manières, parlant peu mais à propos, froid mais poli. Quelques-uns le disent très profond, le plus grand nombre le croient très creux. Je l'ai beaucoup vu et j'avoue n'avoir aucune opinion personnelle. Il était complètement éclipsé par la supériorité incontestée de sa femme qui affectait cependant de lui rendre beaucoup et semblait lui être également soumise et attachée. On ne la voyait presque jamais sans lui: à pied, en voiture, à la ville, à la campagne, dans le monde, partout on les trouvait ensemble; et pourtant personne ne croyait à l'union sincère de ce ménage.
Le prince Paul Esterhazy, grand seigneur, bon enfant, ne manque ni d'esprit, ni de capacité dans les affaires. Il est infiniment moins nul qu'un rire assez niais a autorisé ses détracteurs à le publier pendant longtemps. Il est difficile de se présenter dans le monde avec autant d'avantages de position sans y exciter des jalousies.
Parmi les hommes du corps diplomatique, le comte Palmella était le seul remarquable. Il a joué un assez grand rôle dans les vicissitudes du royaume de Portugal pour que l'histoire se charge du soin d'apprécier tout le bien et tout le mal que les partis en ont dit. Je n'ai aucun renseignement particulier sur lui: on m'a souvent avertie qu'il avait beaucoup d'esprit; je n'en ai jamais été frappée. Il était joueur et menait à Londres une vie désordonnée (p. 149) qui l'éloignait de l'intimité de ses collègues et lui causait du malaise vis-à-vis d'eux.
Je me retrouvai à peu près étrangère dans le monde anglais; la société s'était presque entièrement renouvelée. La mort y avait fait sa cruelle récolte; beaucoup de mes anciennes amies avaient succombé. Un assez grand nombre voyageaient sur le continent que la paix avait enfin rouvert à l'humeur vagabonde des insulaires britanniques; d'autres étaient établies à la campagne. Les plus jeunes se livraient aux soins de l'éducation de leurs enfants; celles plus âgées subissaient la terrible corvée de mener leurs filles à la quête d'un mari.
Je ne connais pas un métier plus pénible. Il faut beaucoup d'esprit pour pouvoir y conserver un peu de dignité; aussi est-il assez généralement admis que les mères peuvent en manquer impunément dans cette phase de leur carrière.
La vie des anglaises est mal arrangée pour l'âge mûr; cette indépendance de la famille dont le poète a si bien peint le résultat:
That independence Briton's prize so high,
Keeps man from man, and breaks the social tye,
pèse principalement sur les femmes.
L'enfance, très soignée, est ordinairement heureuse; elle est censée durer jusqu'à dix-sept ou dix-huit ans. À cet âge, on quitte la nursery; on est présenté à la Cour; le nom de la fille est gravé sur la carte de visite de la mère; elle est menée en tout lieu et passe immédiatement de la retraite complète à la plus grande dissipation. C'est le moment de la chasse au mari.
Les filles y jouent aussi leur rôle, font des avances très marquées et ordinairement ont grand soin de tomber amoureuses, selon l'expression reçue, des hommes dont (p. 150) la position sociale leur paraît la plus brillante. S'il joint un titre à une grande fortune, alors tous les cœurs de dix-huit ans sont à sa disposition.
L'habileté du chaperon consiste à laisser assez de liberté aux jeunes gens pour que l'homme ait occasion de se laisser séduire et engager, et pas assez pour que la demoiselle soit compromise, si on n'obtient pas de succès. Toutefois, le remède est à côté du mal. Un homme qui rendrait des soins assidus à une jeune fille pendant quelques mois et qui se retirerait sans proposer, comme on dit, serait blâmé, et, s'il répétait une pareille conduite, trouverait toutes les portes fermées.
On a accusé quelques jeunes gens à la mode d'avoir su proposer avec une telle adresse qu'il était impossible d'accepter; mais cela est rare. Ordinairement, les assiduités, pour me servir toujours du vocabulaire convenu, amènent une déclaration d'amour en forme à la demoiselle et, par suite, une demande en mariage aux parents.
C'est pour arriver à ces assiduités qu'il faut souvent jeter la ligne plusieurs campagnes de suite. Cela est tellement dans les mœurs du pays que, lorsqu'une jeune fille a atteint ses dix-huit ans et que sa mère, pour une cause quelconque, ne peut la mener, on la confie à une parente, ou même à une amie, pour la conduire à la ville, aux eaux, dans les lieux publics, en un mot là où elle peut trouver des chances. Les parents qui s'y refuseraient seraient hautement blâmés comme manquant à tous leurs devoirs. Il est établi qu'à cet âge une demoiselle entre en vente et qu'on doit la diriger sur les meilleurs marchés. J'ai entendu une tante, ramenant une charmante jeune nièce qu'elle avait conduite à des eaux très fréquentées, dire à la mère devant elle: «We have had no bite as yet this season, but several glorious nibbles», et proposer (p. 151) de l'y ramener l'année suivante, si l'hameçon n'avait pas réussi ailleurs.
Comme on est toujours censé se marier par amour, et qu'ordinairement il y en a un peu, du moins d'un côté, les premières années de mariage sont celles où les femmes vivent le plus dans leur intérieur. Si leur mari a un goût dominant, et les anglais en professent presque toujours, elles s'y associent. Elles sont très maîtresses dans leur ménage, et souvent, à l'aide de quelques phrases banales de soumission, dominent même la communauté.
Les enfants arrivent. Elles les soignent admirablement; la maison s'anime. Le mari, l'amour passé, conserve quelque temps encore les habitudes casanières. L'ennui survient à son tour. On va voyager. Au retour, on se dit qu'il faut rétablir des relations négligées, afin de produire dans le monde plus avantageusement les filles qui grandissent. C'est là le moment de la coquetterie pour les femmes anglaises, et celui où elles succombent quelquefois. C'est alors qu'on voit des mères de famille, touchant à la quarantaine, s'éprendre de jeunes gens de vingt-cinq ans et fuir avec eux le domicile conjugal où elles abandonnent de nombreux enfants.
Lorsqu'elles ont échappé à ce danger, et assurément c'est la grande majorité, arrive ce métier de promeneuse de filles qui me paraît si dur. Pour les demoiselles, la situation est supportable; elles ont des distractions. La dissipation les amuse souvent; elles y prennent [goût] naturellement et gaiement. Mais, pour les pauvres mères, on les voit toujours à la besogne, s'inquiétant de tous les bons partis, de leurs allures, de leurs habitudes, de leurs goûts, les suivant à la piste, s'agitant pour les faire rencontrer à leurs filles. Leur visage s'épanouit quand un frère aîné vient les prier à danser; si elles (p. 152) causent avec un cadet, en revanche, les mères s'agitent sur leurs banquettes et paraissent au supplice.
Sans doute les plus spirituelles dissimulent mieux cet état d'anxiété perpétuel, mais il existe pour toutes. Et qu'on ne me dise pas que ce n'est que dans la classe vulgaire de la société, c'est dans toutes.
En 1816, aucune demoiselle anglaise ne valsait. Le duc de Devonshire arriva d'un voyage en Allemagne; il raconta un soir, à un grand bal, qu'une femme n'était complètement à son avantage qu'en valsant, que rien ne la faisait mieux valoir. Je ne sais si c'était malice de sa part, mais il répéta plusieurs fois cette assertion. Elle circula et, au bal prochain, toutes les demoiselles valsaient. Le duc les admira beaucoup, dit que cela était charmant et animait parfaitement un bal, puis ajouta négligemment que, pour lui, il ne se déciderait jamais à épouser une femme qui valserait.
C'est à la duchesse de Richemond et à Carlton House qu'il fit cette révélation. La pauvre duchesse, la plus maladroite de ces mères à projets, pensa tomber à la renverse. Elle la répéta à ses voisines qui la redirent aux leurs; la consternation gagna de banquette en banquette. Les rires des personnes désintéressées et malveillantes éclatèrent. Pendant tout ce temps, les jeunes ladys valsaient en sûreté de conscience; les vieilles enrageaient; enfin la malencontreuse danse s'acheva.
Avant la fin de la soirée, la bonne duchesse de Richemond avait établi que ses filles éprouvaient une telle répugnance pour la valse qu'elle renonçait à obtenir d'elles de la surmonter. Quelques jeunes filles plus fières continuèrent à valser; le grand nombre cessa. Les habiles décidèrent qu'on valsait exclusivement à Carlton House pour plaire à la vieille Reine qui aimait cette danse nationale de son pays. Il est certain que, malgré son excessive (p. 153) pruderie, elle semblait prendre grand plaisir à retrouver ce souvenir de sa jeunesse.
La rude tâche de la mère se prolonge, plus ou moins, selon le nombre de ses filles et la facilité qu'elle trouve à les placer. Une fois mariées, elles lui deviennent étrangères, au point qu'on s'invite réciproquement à dîner, par écrit, huit jours d'avance. En aucun pays le précepte de l'Évangile: Père et mère quitteras pour suivre ton mari, n'est entré plus profondément dans les mœurs.
D'un autre côté, dès que le fils aîné a atteint ses vingt et un ans, son premier soin est de se faire un établissement à part. Cela est tellement convenu que le père s'empresse de lui en faciliter les moyens. Quant aux cadets, la nécessité de prendre une carrière, pour acquérir de quoi vivre, les a depuis longtemps éloignés de la maison paternelle.
Suivons la mère. La voilà rentrée dans son intérieur devenu complètement solitaire, car, pendant le temps, de ces dissipations forcées, le mari a pris l'habitude de passer sa vie au club. Que fera-t-elle? Supportera-t-elle cet isolement dans le moment de la vie où on a le plus besoin d'être entouré? On ne saurait l'exiger. Elle ira augmenter ce nombre de vieilles femmes qui peuplent les assemblées de Londres, se parant chaque jour, veillant chaque nuit, jusqu'à ce que les infirmités la forcent à s'enfermer dans sa chambre, où personne n'est admis, et à mourir dans la solitude.
Qu'on ne reproche donc pas aux femmes anglaises de courir après les plaisirs dans un âge assez avancé pour que cela puisse avoir l'apparence d'un manque de dignité. Les mœurs du pays ne leur laissent d'autre alternative que le grand nombre ou la solitude, l'extrême dissipation ou l'abandon. Si elles perdent leur mari, leur sort est (p. 154) encore bien plus cruel car une pénurie relative, suivant leur condition, vient l'aggraver. La belle-fille arrive, accompagnant son mari, prend immédiatement possession du château, donne tous les ordres. La mère s'occupe de faire ses paquets et, au bout de fort peu de jours, se retire dans un modeste établissement que souvent la sollicitude du feu lord lui a préparé.
Il est rare que son revenu excède le dixième de celui qu'elle a été accoutumée à partager, et elle voit son fils hériter, de son vivant, de la fortune qu'elle-même a apportée. C'est la loi du pays: à moins de précautions prises dans le contrat de mariage, la dot de la femme appartient tellement au mari que ses héritiers y ont droit, même pendant la vie de la veuve dont généralement toutes les prétentions se résolvent en une pension viagère.
Nos demoiselles françaises ne doivent pas trop envier à leurs jeunes compagnes anglaises la liberté dont elles jouissent et leurs mariages soi-disant d'inclination. Cette indépendance de la première jeunesse a pour résultat de les laisser sans protection contre la tyrannie d'un mari s'il veut l'exercer, et de leur assurer l'isolement de l'âge mûr si elles y arrivent.
S'il est permis de se servir de cette expression, les anglaises me semblent avoir un nid plutôt qu'un intérieur, des petits plutôt que des enfants.
Indépendance du caractère des anglais. — Dîner chez la comtesse Dunmore. — Jugement porté sur lady George Beresford. — Salons des grandes dames. — Comment on comprend la société en Angleterre et en France. — Bal donné chez le marquis d'Anglesey. — Lady Caroline Lamb. — Mariage de monsieur le duc de Berry. — Réponse du prince de Poix.
J'examinais les usages d'un œil plus curieux à ce retour que lorsque, plus jeune, je n'avais aucun autre point de comparaison, et je trouvais que, si l'Angleterre avait l'avantage bien marqué dans le matériel de la vie, la sociabilité était mieux comprise en France.
Personne n'apprécie plus haut que moi le noble caractère, l'esprit public qui distinguent la nation.
Avec cet admirable bon sens qui fait la force du pays, l'anglais, malgré son indépendance personnelle, reconnaît la hiérarchie des classes. En traversant un village, on entend souvent un homme sur le pas de sa chaumière dire à sa petite fille: «Curtsey to your betters, Betsy», expression qui ne peut se traduire exactement en français. Mais ce même homme n'admet point de supérieur là où son droit légal lui paraît atteint.
Il a également recours à la loi contre le premier seigneur du comté par lequel il se pense molesté et contre le voisin avec lequel il a une querelle de cabaret. C'est sur cette confiance qu'elle le protège dans toutes les occurrences de la vie qu'est fondé le sentiment d'indépendance (p. 156) d'où naît ce respect de lui-même, cachet des hommes libres.
D'autre part, cette indépendance, ennemie de la sociabilité et qui porterait avec elle un caractère un peu sauvage, est modifiée par la passion qu'a la classe inférieure de ne rien faire qui ne soit genteel, et la classe plus élevée rien qui ne soit gentlemanlike. C'est là le lien qui unit les anglais entre eux. Quant à la fantaisie d'être fashionable, c'est le but du petit nombre. Elle est poussée souvent jusqu'au ridicule.
En observant les deux pays de près, on remarque combien des gens, également délicats dans le fond de leurs sentiments, peuvent pourtant se blesser réciproquement dans la manière de les exprimer, je dirai presque de les concevoir. Cette pensée me vient du souvenir d'un dîner que je fis chez une de mes anciennes amies, lady Dunmore, en très petit comité. On s'y entretint de la nouvelle du jour, la condamnation de lord Bective par la cour ecclésiastique de Doctors Commons. Voici à quelle occasion:
Lady George Beresford était, l'année précédente, une des plus charmantes, des plus distinguées, des plus heureuses femmes de Londres. À la suite d'une couche, le lait lui monta à la tête et elle devint folle. Son mari fut désespéré. La nécessité de rechercher quelques papiers d'affaires le força à ouvrir une cassette appartenant à sa femme; elle contenait une correspondance qui ne laissait aucun doute sur le genre de son intimité avec lord Bective. Le mari devint furieux. Quoique la femme restât folle et fût enfermée, il entama une procédure contre elle. Des témoins, qui la traînèrent dans la boue, furent entendus; et lord Bective condamné à douze mille louis de dommages envers lord George.
C'était sur la quotité de cette somme qu'on discutait à (p. 157) la table où je me trouvais assise. Elle paraissait aux uns disproportionnée au mérite de lady George; les autres ne la trouvaient qu'équivalente.
Elle était si blanche, d'une si belle tournure, tant de talents, si gracieuse!—Pas tant, et puis elle n'était plus très jeune.—Elle lui avait donné de si beaux enfants!—Sa santé s'altérait, son teint se gâtait.—Elle avait tant d'esprit!—Elle devenait triste et assez maussade depuis quelques mois.
La discussion se soutenait, avec un avantage à peu près égal, lorsque la maîtresse de la maison la termina en disant:
«Je vous accorde que douze mille louis est une bien grosse somme, mais le pauvre lord George l'aimait tant!»
La force de cet argument parut irrésistible et concilia toutes les opinions. J'écoutais avec étonnement. Je me sentais froissée d'entendre des femmes de la plus haute volée énumérer et discuter les mérites d'une de leurs compagnes comme on aurait pu faire des qualités d'un cheval et ensuite apprécier en écus le chagrin que sa perte avait dû causer à son mari qui, déjà, me paraissait odieux en poursuivant devant les tribunaux la mère de ses enfants frappée par la main de Dieu de la plus grande calamité à laquelle un être humain puisse être condamné.
Faut-il conclure de là que la haute société en Angleterre manque de délicatesse! Cela serait aussi injuste que d'établir que les femmes françaises sont sans modestie parce qu'elles emploient quelques locutions proscrites de l'autre côté du canal. Ce qui est vrai, c'est que les différents usages présentent les objets sous d'autres faces, et qu'il ne faut pas se hâter de juger les étrangers sans avoir fait un profond examen de leurs mœurs. Quelle (p. 158) société ne présente pas des anomalies choquantes pour l'observateur qui n'y est pas accoutumé? J'admirais en théorie le respect des anglais pour les hiérarchies sociales, et puis ma sociabilité française s'irritait de les voir en action dans les salons.
Les grandes dames ouvrent leurs portes une ou deux fois dans l'année à tout ce qui, par une relation quelconque mais surtout par celles qui se rapportent aux élections, a l'honneur d'oser se faire écrire chez elles en arrivant à Londres. Cette visite se rend par l'envoi d'une très grande carte sur laquelle est imprimé: la duchesse *** at home, tel jour, à la date de plusieurs semaines. Le nom des personnes auxquelles elle s'adresse est écrit derrière, à la main. Dieu sait quel mouvement on se donne pour en recevoir une, et toutes les courses, toutes les manœuvres, pour faire valoir ses droits à en obtenir.
Le jour arrivé, la maîtresse de la maison se place debout à la porte de son salon; elle y fait la révérence à chaque personne qui entre; mais quelle révérence, comme elle leur dit: «Quoique vous soyez chez moi, vous comprenez bien que je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître!» Cela est rendu encore plus marqué par l'accueil différent accordé aux personnes de la société fashionable.
Hé bien, dans ce pays de bons sens, personne ne s'en choque: chacun a eu ce qu'il voulait: les familiers la bonne réception, les autres la joie de l'invitation. La carte a été fichée pendant un mois sur la glace; elle y a été vue par toutes les visites. On a la possibilité de dire dans sa société secondaire comment sont meublés les salons de la duchesse ***, la robe que portait la marquise ***, et autres remarques de cette nature. Le but auquel ces invités prétendent est atteint, et peut-être (p. 159) seraient-ils moins fiers d'être admis chez la duchesse *** si elle était plus polie.
Chez nous, personne ne supporterait un pareil traitement. J'ai quelquefois pensé que la supériorité de la société française sur toutes les autres tenait à ce que nous établissons que la personne qui reçoit, celle qui fait les frais d'une soirée ou d'un dîner, est l'obligée des personnes qui s'y rendent et que, partout ailleurs, c'est le contraire. Si on veut y réfléchir, on trouvera, je crois, combien cette seule différence doit amener de facilité dans le commerce et d'urbanité dans les formes.
Les immenses raouts anglais sont si peu en proportion avec la taille des maisons qu'ordinairement le trop plein des salons s'étend dans l'escalier et quelquefois jusque dans la rue où les embarras de voitures ajoutent encore à l'ennui de ces réunions. La liberté anglaise (et là je ne reconnais pas la haute judiciaire du pays) n'admet pas qu'on établisse aucun ordre dans les files. C'est à coup de timon et en lançant les chevaux les uns contre les autres qu'on arrive, ou plutôt qu'on n'arrive pas. Il n'y a pas de soirée un peu à là mode où il ne reste deux ou trois voitures brisées sur le pavé. Cela étonne encore plus à Londres où elles sont si belles et si soignées.
Les raouts ont exalté le sentiment que je portais déjà à nos bons et utiles gendarmes; mon amour pour la liberté a toujours fléchi devant eux. Je me rappelle entre autre les avoir appelés de tous mes vœux un soir où nous fûmes sept quarts d'heure en perdition, prêts à être broyés en cannelle à chaque instant, pour arriver chez lady Hertford. Nous partions de Portman square; elle demeurait dans Manchester square: il y a bien pour une minute de chemin, lorsqu'il est libre.
(p. 160) Pour éviter au prince régent l'ennui de ces embarras; il arrivait dans le salon de la marquise en traversant un petit jardin et par la fenêtre. C'était fort simple assurément, mais, quand cette fenêtre s'élevait à grand bruit pour le laisser entrer, un sourire involontaire passait sur toutes les figures.
En outre de la fatigue de ces assemblées, ce qui les rend odieuses aux étrangers c'est l'heure où elles commencent. J'en avais perdu le souvenir. Engagée à un bal le lendemain du raout de lady Hertford, j'avais vu sonner minuit sans que ma mère songeât à partir. Je la pressai de s'y décider.
«Vous le voulez, j'y consens, mais nous gênerons.»
Pour cette fois, nous ne trouvâmes pas de file; nous étions les premières, les salons n'étaient pas achevés d'éclairer. La maîtresse de la maison entra tirant ses gants; sa fille n'eut achevé sa toilette qu'une demi-heure plus tard, et la foule ne commença à arriver qu'à près d'une heure du matin.
Je me suis laissé raconter que beaucoup de femmes se couchent entre leur dîner et l'heure où elles vont dans le monde pour être plus fraîches. Je crois que c'est un conte, mais certainement beaucoup s'endorment par ennui.
Pendant que je suis sur l'article des bals, il me faut parler d'un très beau et très bizarre par la situation des gens qui le donnaient.
Le marquis d'Anglesey, après avoir été marié vingt et un ans à une Villiers et en avoir eu une multitude d'enfants, avait divorcé en Écosse où la loi admet les infidélités du mari comme cause suffisante. Il venait d'épouser lady Émilie Wellesley qui, divorcée pour son compte en Angleterre, laissait aussi une quantité d'enfants à un premier mari.
(p. 161) La marquise d'Anglesey avait, de son côté, épousé le duc d'Argyll. Elle n'était pas dans la catégorie des femmes divorcées et continuait à être admise chez la Reine et dans le monde. Toutefois ce second mariage avait été si prompt qu'on tenait qu'elle était, tout au moins, d'accord avec lord d'Anglesey pour amener leur divorce. Plusieurs filles (les ladys Paget) de dix-huit à vingt-deux ans résidaient chez leur père, mais allaient dans le monde menées par la duchesse.
Lord d'Anglesey avait eu la jambe emportée à la bataille de Waterloo. Son état très alarmant pendant longtemps avait excité un vif intérêt dans la société; il en avait reçu des preuves soutenues. Pour témoigner de sa reconnaissance, il imagina de donner une grande fête à ses nombreux amis à l'occasion de son rétablissement.
On construisit une salle de bal à la suite des beaux appartements d'Uxbridge House, et tous les préparatifs furent faits par le marquis et la nouvelle lady d'Anglesey sur le pied de la plus grande magnificence. Les billets, dans une forme très inusitée, n'étaient au nom de personne. Lord d'Anglesey, en adressant ses remerciements à monsieur et madame un tel de leurs soins obligeants, espéraient qu'ils viendraient passer la soirée du ... à Uxbridge House.
Un moment avant l'arrivée de la société, lady d'Anglesey, femme divorcée qu'on ne voyait pas, après avoir veillé à tous les arrangements, partit pour la campagne. Lord d'Anglesey, trop tendre et trop galant pour laisser son épouse dans la solitude, l'accompagna. De sorte qu'il n'y avait plus ni maître, ni maîtresse de maison là où se donnait cette grande fête. Les filles de la première femme en faisaient les honneurs et, par courtoisie, elles s'étaient associé mesdemoiselles Wellesley, filles de la seconde par son premier mari avec lequel elles demeuraient.
(p. 162) Il faut avouer qu'on ne pouvait guère concevoir une idée plus étrange que celle d'appeler le public chez soi dans de pareils prédicaments.
Ce bal fut illustré par une autre singularité. Lady Caroline Lamb avait fait paraître quelques jours avant le roman de Glenarvon. C'était le récit de ses aventures avec le fameux lord Byron, aventures poussées le plus loin possible. Elle avait fait entrer dans le cadre de son roman tous les personnages marquants de la société et surtout les membres de sa propre famille, y compris son mari William Lamb (devenu depuis lord Melbourne).
À la vérité, elle lui accordait un très beau caractère et une fort noble conduite; elle avait été moins bénévole pour beaucoup d'autres, et, comme les noms étaient supposés, on se disputait encore sur les personnes qu'elle avait prétendu peindre.
À ce bal d'Uxbridge House, je l'ai vue, pendue amoureusement au bras de son mari et distribuant la clef, comme elle disait, de ses personnages fort libéralement. Elle avait eu le soin d'en faire faire de nombreuses copies où le nom supposé et le nom véritable étaient en regard, et c'étaient ceux de gens présents ou de leurs parents et amis. Cette scène complétait la bizarrerie de cette singulière soirée.
Je renonçai bien vite à mener la vie de Londres; en outre qu'elle m'ennuyait, j'étais souffrante. J'avais rapporté de Gênes une douleur rhumatismale dans la tête qui n'a cédé que quatre ans après, à l'effet des eaux d'Aix, et qui me rendait incapable de prendre part aux plaisirs bruyants.
Aussi n'éprouvai-je aucun regret de ne point assister aux fêtes données en France pour le mariage de monsieur le duc de Berry. Les récits qui nous en arrivaient les représentaient comme ayant été aussi magnifiques que le permettait la détresse générale du royaume. Elles (p. 163) avaient été plus animées qu'on ne devait s'y attendre dans de si pénibles circonstances. La plupart de ceux appelés à y figurer appartenaient à une classe de personnes qui regardent la Cour comme nécessaire au complément de leur existence. Quand une circonstance quelconque de disgrâce ou de politique les tire de cette atmosphère, il manque quelque chose à leur vie. Un grand nombre d'entre elles avaient été privées d'assister à des fêtes de Cour par les événements de la Révolution; elles y portaient un entrain de débutantes et un zèle de néophytes qui simulaient au moins la gaieté si elle n'était pas complètement de bon aloi.
Je ne sais jusqu'à quel point le public s'identifia à ces joies; j'étais absente et les rapports furent contradictoires. De tous les récits, il n'est resté dans ma mémoire qu'un mot du prince de Poix. Le jour de l'entrevue à Fontainebleau, le duc de Maillé, s'adressant à un groupe de courtisans qui, comme lui, sortaient des appartements, leur dit:
«Savez-vous, messieurs, que notre nouvelle princesse a un œil plus petit que l'autre.
—Je n'ai pas du tout vu cela», reprit vivement le prince de Poix.
Mais après avoir réfléchi, il ajouta:
«Peut-être madame la duchesse de Berry a-t-elle l'œil gauche un peu plus grand.»
Cette réponse est trop classique en son genre pour négliger de la rapporter.
Je reviens à Londres. Je ne sortais guère de l'intérieur de l'ambassade, où nous avions fini par attirer quelques habitués, que pour aller chez les collègues du corps diplomatique, chez les ministres et à la Cour dont je ne pouvais me dispenser.
La famille d'Orléans à Twickenham. — Espionnage exercé contre elle. — Division entre le roi Louis XVIII et monsieur le duc d'Orléans à Lille en 1815. — Intérieur de Twickenham. — Mots de la princesse Marie. — La comtesse de Vérac. — Naissance d'une princesse d'Orléans. — La comtesse Mélanie de Montjoie. — Le baron de Montmorency. — Le comte Camille de Sainte-Aldegonde. — Le baron Athalin. — Monsieur le duc de Bourbon. — La princesse Louise de Condé.
Je ne mets pas au rang des devoirs, car ce m'était un plaisir, de fréquentes visites à Twickenham. Monsieur le duc d'Orléans y était retiré avec les siens; il y menait une vie simple, exclusivement de famille.
Avant l'arrivée de mon père, la sottise courtisane de monsieur de La Châtre l'avait entouré d'espions à gages qui empoisonnaient ses actions les plus innocentes et le tourmentaient de toutes façons. Mon père mit un terme à ces ignobles tracasseries et les exilés de Twickenham lui en surent gré, d'autant qu'en montrant leur conduite telle qu'elle était en effet, il leur ouvrait les portes de la France où ils aspiraient à rentrer.
Un des agents rétribués par la police française vint dire à mon père, un beau matin, que monsieur le duc d'Orléans se démasquait enfin. Des proclamations factieuses s'imprimaient clandestinement à Twickenham et des ballots allaient s'expédier sur les côtes de France. Le révélateur assurait pouvoir s'en procurer.
«Hé bien, lui dit mon père, apportez-moi, je ne dis (p. 165) pas seulement une proclamation, mais une publication bien moins grave, sortie d'une presse établie à Twickenham et je vous compte cent guinées sur-le-champ.» Il attendit vainement.
Le dimanche suivant, allant faire une visite le soir à madame la duchesse d'Orléans, nous trouvâmes toute la famille autour d'une table, composant une page d'impression. On avait acheté, pour divertir les enfants, une petite imprimerie portative, un véritable joujou, et on les en amusait le dimanche. Déjà on avait tiré quelques exemplaires d'une fable d'une vingtaine de vers, faite par monsieur le duc de Montpensier dans son enfance; c'était le travail d'un mois: et voilà la presse clandestine destinée à bouleverser le monde!
Ces niaises persécutions ne servaient qu'à irriter monsieur le duc d'Orléans. Louis XVIII l'a constamment abreuvé de dégoûts, en France et à l'étranger. La rencontre à Lille, où le dissentiment sur la conduite à tenir fut si public, avait achevé de fomenter leur mutuelle intimité.
À la première nouvelle du débarquement de l'Empereur à Cannes, monsieur le duc d'Orléans avait accompagné Monsieur à Lyon. Revenu à Paris avec ce prince, il était reparti seul pour Lille où il avait préparé, avec le maréchal Mortier, la défense de la place. Quand le Roi y fut arrivé, il l'engagea à y établir le siège de son gouvernement. Le Roi, après quelque hésitation, le promit; il donna parole tout au moins de ne point abandonner le sol français. Ce furent ses derniers mots à monsieur le duc d'Orléans lorsque celui-ci se retira dans l'appartement qu'il occupait. Trois heures après, on vint le réveiller pour lui apprendre que le Roi était parti et prenait la route de Belgique; les ordres étaient déjà donnés lorsqu'il assurait vouloir rester en France. (p. 166) Monsieur le duc d'Orléans, courroucé de ce secret gardé envers lui, écrivit au Roi pour se plaindre amèrement, au maréchal Mortier pour le dégager de toutes ses promesses et, renonçant à suivre le Roi, s'embarqua pour rejoindre sa famille en Angleterre. Il loua une maison à Twickenham, village qu'il avait déjà habité lors de la première émigration.
Aussitôt que la famille d'Orléans se fut bien persuadée que le successeur de monsieur de La Châtre ne suivrait pas ses errements et qu'elle n'avait aucune tracasserie à craindre de mon père, la confiance la plus loyale s'établit et monsieur le duc d'Orléans ne fit aucune démarche que d'accord avec lui. Il poussa la déférence envers le gouvernement du Roi jusqu'à ne recevoir personne à Twickenham sans en donner avis à l'ambassadeur et toutes ses démarches en France furent combinées avec lui.
L'espionnage tomba de lui-même. Monsieur Decazes rappela les agents que monsieur de La Châtre lui avait représentés comme nécessaires; et, puisque je dis tout, peut-être la crainte de voir retirer les fonds secrets qu'il recevait pour ce service rendait-elle l'ambassadeur plus méticuleux.
Mademoiselle fut la dernière ramenée à la confiance, mais aussi elle le fut complètement et à jamais. C'est pendant ces longues journées de campagne que j'ai eu occasion d'apprécier la distinction de son esprit et la franchise de son caractère. Mon tendre dévouement pour son auguste belle-sœur se développait chaque jour de plus en plus.
La conversation de monsieur le duc d'Orléans n'a peut-être jamais été plus brillante qu'à cette époque. Il avait passé l'âge où une érudition aussi profonde et aussi variée paraissait un peu entachée de pédantisme. (p. 167) L'impartialité de son esprit lui faisait comprendre toutes les situations et en parler avec la plus noble modération. Son bonheur intérieur calmait ce que sa position politique pouvait avoir d'irritant, et, au fond, je ne l'ai jamais vu autant à son avantage, ni peut-être aussi content, que dans le petit salon de Twickenham, après d'assez mauvais dîners que nous partagions souvent.
De leur côté, les princes habitants de Twickenham n'avaient point d'autre pied-à-terre à Londres que l'ambassade dans les courses assez rares qu'ils y faisaient.
Monsieur le duc de Chartres, quoique bien jeune, était déjà un bon écolier, mais n'annonçait ni l'esprit, ni la charmante figure que nous lui avons vus. Il était délicat et un peu étiolé comme un enfant né dans le Midi. Ses sœurs avaient échappé à cette influence du soleil de Palerme.
L'aînée, distinguée dès le berceau par l'épithète de la bonne Louise, a constamment justifié ce titre en marchant sur les traces de son admirable mère: elle était fraîche, couleur de rose et blanc, avec une profusion de cheveux blonds. La seconde, très brune et plus mutine, était le plus délicieux enfant que j'aie jamais rencontré: Marie n'était pas si parfaite que Louise, mais ses sottises étaient si intelligentes et ses reparties si spirituelles qu'on avait presque l'injustice de leur accorder la préférence.
Ma mère en raffolait. Un jour où elle avait été bien mauvaise, madame la duchesse d'Orléans la fit gronder par elle. La petite princesse fut désolée. À notre prochaine visite madame de Vérac, dame d'honneur de madame la duchesse d'Orléans, dit à ma mère:
«Vous n'avez que des compliments à faire aujourd'hui, madame d'Osmond; la princesse Marie a été sage toute la semaine. Elle a appris à faire la révérence, (p. 168) voyez comme elle la fait bien; elle a été polie; elle a bien pris ses leçons, enfin madame la duchesse d'Orléans va vous dire qu'elle en est très contente.»
Ma mère caressa le joyeux enfant; ses parents étaient à la promenade; un instant après nous vîmes la petite princesse à genoux à côté de madame de Vérac:
«Que faites-vous là, princesse Marie?
—Je vous fais de la reconnaissance, et puis au bon Dieu.»
Qu'on me passe encore deux histoires de la princesse Marie. L'année suivante, on donnait sur le théâtre de Drury Lane une de ces arlequinades où les anglais excellent; tous les enfants de la famille d'Orléans devaient y assister après avoir passé la journée à l'ambassade. On arriva un peu trop tôt; le dernier acte d'une tragédie où jouait mademoiselle O'Neil n'était pas achevé. Au bout de quelques minutes, la princesse Marie se retourna à sa gouvernante:
«Donnez-moi mon mouchoir, madame Mallet. Je ne suis pas méchante je vous assure, mais mes yeux pleurent malgré moi; cette dame a la voix si malheureuse!»
Plus tard, lorsqu'elle avait près de six ans, je me trouvai un soir au Palais-Royal; la princesse Marie s'amusait à élever des fortifications avec des petits morceaux de bois taillés à cet effet, et recevait les critiques d'un général dont elle avait sollicité le suffrage. Elle releva son joli visage et avec sa petite mine si piquante, lui dit:
«Ah! sans doute, général, ce n'est pas du Vauban.»
Monsieur le duc de Nemours, ou plutôt Moumours, comme il commençait à s'appeler lui-même, était beau comme le jour.
Madame la duchesse d'Orléans était accouchée à (p. 169) Twickenham d'une petite princesse qu'elle nommait la fille de monsieur d'Osmond, parce que mon père avait été appelé à constater son état civil. Ce maillot complétait la famille.
Tout le monde dans l'intérieur s'entendait pour que ces enfants reçussent dès le berceau la meilleure éducation qu'il fût possible d'imaginer; je n'en ai jamais connu de plus soignés et de moins gâtés.
Le reste des habitants se composait ainsi: La comtesse de Vérac, née Vintimille, dame d'honneur de madame la duchesse d'Orléans dès Palerme, excellente personne, dévouée à sa princesse et dont la mort a été une perte réelle pour le Palais-Royal; madame de Montjoie, aussi distinguée par les qualités du cœur que par celles de l'esprit, était attachée à Mademoiselle depuis leur première jeunesse à toutes deux et identifiée de telle façon qu'elle n'a ni autre famille ni autres intérêts. Raoul de Montmorency et Camille de Sainte-Aldegonde, aides de camp de monsieur le duc d'Orléans, se partageant entre la France et Twickenham.
Monsieur Athalin y résidait à poste fixe. Avant 1814, il était officier d'ordonnance de l'Empereur. Monsieur le duc d'Orléans, suivant son système d'amalgame, l'avait pris pour aide camp avec l'agrément du Roi; mais, en 1815, il était retourné près de son ancien chef en écrivant au prince une lettre fort convenable. Les Cent-Jours terminés, monsieur le duc d'Orléans répondit à cette lettre en l'engageant à venir le rejoindre. Monsieur Athalin profita de cette indulgence. Elle fut très mal vue à la Cour des Tuileries, mais elle a fondé le dévouement sans bornes qu'il porte à ses nobles protecteurs.
La gouvernante des princesses et l'instituteur de monsieur le duc de Chartres, monsieur du Parc, homme de mérite, complétaient les commensaux de cet heureux intérieur. (p. 170) On y menait la vie la plus calme et la plus rationnelle. Si on y conspirait, c'était assurément à bien petit bruit et d'une façon qui échappait même à l'activité de la malveillance.
Je voudrais pouvoir parler en termes également honorables du pauvre duc de Bourbon; mais, si toutes les vertus familiales semblaient avoir élu domicile à Twickenham, toutes les inconvenances habitaient avec lui dans une mauvaise ruelle de Londres où il avait pris un appartement misérable. Un seul domestique l'y servait; il n'avait pas de voiture.
Mon père était chargé de le faire renoncer à cette manière de vivre, mais il ne put y réussir. Après sa triste apparition dans la Vendée, il s'était embarqué et était arrivé à Londres pendant les Cent-Jours. Monsieur le prince de Condé le rappelait auprès de lui et mettait à sa disposition toutes les sommes dont il pouvait avoir besoin; mais lui persistait à continuer la même existence. Il dînait dans une boutique de côtelettes, Chop house, car cela ne mérite pas le nom de restaurateur, se rendait alternativement à un des théâtres, attendait en se promenant sous les portiques que l'heure du demi-prix fût arrivée, entrait dans la salle et en ressortait à la fin du spectacle avec une ou deux mauvaises filles qui variaient tous les jours et qu'il menait souper dans quelque tabagie, alliant ainsi les désordres grossiers avec ses goûts parcimonieux. Quelquefois, lord William Gordon était de ces parties, mais plus souvent il allait seul: C'était pour jouir de cette honorable vie qu'il s'obstinait à rester en Angleterre, et toutes les supplications ne purent le décider à partir à temps pour recevoir le dernier soupir de son père.
Par d'autres motifs, la princesse sa sœur refusait aussi de rentrer en France; c'était à cause de sa haine pour (p. 171) le Concordat. J'avais une grande vénération spéculative pour cette jeune Louise de Condé, pleurant au pied des autels les crimes de son pays et offrant en sacrifice un si pur holocauste pour les expier.
Je m'en étais fait un roman; mais il fallait éviter d'en apercevoir l'héroïne, commune, vulgaire, ignorante, banale dans ses pensées, dans ses sentiments, dans ses actions, dans ses paroles, dans sa personne. On était tenté de plaindre le bon Dieu d'être si constamment importuné par elle; elle l'appelait en aide dans toutes les circonstances les plus futiles de sa puérile existence. Je lui ai vu dire oraison pour retrouver un peloton de laine tombé sous sa chaise: c'était la caricature d'une religieuse de comédie. Mon père fut obligé de lui faire presque violence pour la décider à partir.
Lord Castlereagh. — Lady Castlereagh. — Cray Farm. — Dévouement de lady Castlereagh pour son mari. — Accident et prudence. — Soupers de lady Castlereagh. — Partie de campagne chez lady Liverpool. — Ma toilette à la Cour de la Reine. — Beauté de cette assemblée. — Baptême de la petite princesse d'Orléans. — La princesse de Talleyrand. — Elle consent à se séparer du prince de Talleyrand. — La comtesse de Périgord. — La duchesse de Courlande. — La princesse Tyszkiewicz. — Mariage de Jules de Polignac.
J'ai déjà dit que je n'avais eu aucune connaissance détaillée des affaires par mon père. Je n'en ai su que ce qui est assez public pour qu'il n'y ait point d'intérêt à le raconter. Chaque semaine, il recevait deux courriers de Paris toujours chargés d'une longue lettre particulière du duc de Richelieu. Il lui répondait aussi directement, de sorte que les bureaux et la légation n'étaient pas initiés au fond de ces négociations dont le but, pourtant, était patent pour tout le monde. Il s'agissait d'obtenir quelque soulagement à l'oppression de notre pauvre patrie. Le cœur du ministre et de l'ambassadeur battaient à l'unisson; leur vie entière y était consacrée.
Lord Castlereagh était un homme d'affaires avec de l'esprit, de la capacité, du talent même, mais sans haute distinction. Il connaissait parfaitement les hommes et les choses de son pays; il s'en occupait depuis l'âge de vingt ans; mais il était parfaitement ignorant des intérêts et des rapports des puissances continentales.
(p. 173) Lorsqu'à la fin de 1813 une mission, confiée à Pozzo, l'attira au quartier général des souverains alliés, il savait seulement que le blocus minait l'Angleterre, qu'il fallait abattre la puissance en position de concevoir une pareille idée, ou du moins la mettre hors d'état de la réaliser, et que l'Autriche devait être l'alliée naturelle de l'Angleterre. Il n'en fallait pas davantage pour le livrer à l'habileté du prince de Metternich. Lord Castlereagh est une des premières médiocrités puissantes sur laquelle il ait exercé sa complète domination.
Toujours et en tout temps les affaires anglaises se font exclusivement par les anglais et à Londres; mais, pour tout ce qui tenait à la politique extérieure, Downing Street se trouvait sous la surveillance de la chancellerie de Vienne; et je crois que cette situation s'est prolongée autant que la vie de lord Castlereagh.
Lorsque je l'ai connu, il ne donnait aucun signe de la fatale maladie héréditaire qui l'a porté au suicide. Il était, au contraire, uniformément calme et doux, discutant très bien les intérêts anglais, mais sans passion et toujours parfaitement gentlemanlike. Il parlait assez mal français; une de ses phrases habituelles dans les conférences était: «Mon cher ambassadeur, il faut terminer cela à l'aimable»; mais, si le mot était peu exact, le sentiment qui l'inspirait se montrait sincère.
Lord Castlereagh avait une grande considération pour le caractère loyal du duc de Richelieu, et la confiance qu'il inspirait a, partout, facilité les négociations dans ces temps de néfaste mémoire.
J'avais connu lady Castlereagh assez belle: devenue très forte et très grasse, elle avait perdu toute distinction en conservant de beaux traits. Elle avait peu d'esprit mais beaucoup de bienveillance, et une politesse un peu banale sans aucun usage du monde.
(p. 174) Au congrès de Vienne, elle avait inventé de se coiffer avec les ordres en diamants de son mari et avait placé la jarretière en bandeau sur son front. Le ridicule de cette exhibition l'avait empêchée de la renouveler, et les boîtes, que les traités faisaient abonder de toutes parts, fournissaient suffisamment à son goût très vif pour la parure et les bijoux. Toutefois, il était dominé par celui de la campagne, des fleurs, des oiseaux, des chiens et des animaux de toute espèce.
Elle n'était jamais si heureuse qu'à Cray où lord Castlereagh avait une véritable maison de curé. On descendait de voiture à une petite barrière qui, à travers deux plates-bandes de fleurs communes, donnait accès à une maison composée de trois pièces. L'une servait de salon et de cabinet de travail au ministre, l'autre de salle à manger, la plus petite de cabinet de toilette. Au premier, il y avait trois chambres à coucher: l'une appartenait au ménage Castlereagh, les deux autres se donnaient aux amis parmi lesquels on comptait quelques ambassadeurs. Mon père a été plusieurs fois à demeure, pendant quelques jours, à Cray farm; il m'a dit que l'établissement n'était guère plus magnifique que le local.
Lady Castlereagh avait le bon goût d'y renoncer à ses atours. On l'y trouvait en robe de mousseline, un grand chapeau de paille sur la tête, un tablier devant elle et des ciseaux à la main émondant ses fleurs. Derrière cette maison, dont l'entrée était si prodigieusement mesquine mais qui était située dans un charmant pays et jouissait d'une vue magnifique, il y avait un assez grand enclos, des plantes rares, une ménagerie et un chenil qui partageaient, avec les serres, les sollicitudes de lady Castlereagh.
Jamais elle ne s'éloignait de son mari. Elle était près de son bureau pendant qu'il travaillait. Elle le suivait à (p. 175) la ville, à la campagne; elle l'accompagnait dans tous ses voyages; mais aussi jamais elle ne paraissait dérangée ni contrariée de quoi que ce fût. Elle passait les nuits, supportait le froid, la faim, la fatigue, les mauvais gîtes sans se plaindre et sans même avoir l'air d'en souffrir. Enfin elle s'arrangeait pour être le moins incommode possible dans la présence réelle qu'elle semblait lui imposer. Je dis semblait, parce que les plus intimes croyaient qu'en cela elle suivait sa propre volonté plus que celle de lord Castlereagh. Jamais, pourtant, il ne faisait la moindre objection.
Avait-elle découvert quelque signe de cette maladie, qu'une si affreuse catastrophe a révélée au monde, et voulait-elle être présente pour en surveiller les occasions et en atténuer les effets? Je l'ai quelquefois pensé depuis. Ce serait une explication bien honorable de cette présence persévérante qui paraissait quelquefois un peu ridicule et dont nous nous moquions dans le temps. Quoi qu'il en soit, jamais lady Castlereagh ne permettait à son mari une séparation d'une heure, et cependant on ne l'a point accusée de chercher à exercer une influence politique. J'ai été témoin d'une occasion où elle montra beaucoup de caractère.
Parmi tous ses chiens, elle possédait un bull-dog. Il se jeta un jour sur un petit épagneul qu'il s'apprêtait à étrangler lorsque lord Castlereagh interposa sa médiation. Il fut cruellement mordu à la jambe et surtout à la main. Il fallut du secours pour faire lâcher prise au bull-dog qui écumait de colère. Lady Castlereagh survint; son premier soin fut de caresser le chien, de le calmer. Les bruits de rage ne tardèrent pas à circuler; elle n'eut jamais l'air de les avoir entendus. Le bull-dog ne quittait pas la chambre où lord Castlereagh était horriblement souffrant de douleurs qui attaquèrent ses nerfs. (p. 176) Les indifférents s'indignaient des caresses que lady Castlereagh prodiguait à une si méchante bête. Elle ne s'en inquiétait nullement et faisait vivre son mari familièrement avec cet ennemi domestique, évitant ainsi toutes les inquiétudes que l'imagination aurait pu lui causer. Ce n'est qu'au bout de quatre mois, quand lord Castlereagh fut complètement guéri, que, d'elle-même, elle se débarrassa du chien que jusque-là elle avait comblé de soins et de caresses.
Lady Castlereagh n'était pas une personne brillante, mais elle avait un bon sens éminent. À Londres, elle donnait à souper le samedi après l'opéra. Elle avait préféré ce jour-là parce qu'elle n'aimait pas à veiller et que, le rideau tombant à minuit précis, pour que la représentation n'entamât pas sur la journée du dimanche, on arrivait plus tôt chez elle qu'on n'aurait fait tout autre jour de la semaine; ce qui, pour le dire en passant, donne l'idée des heures tardives que la mode imposait aux fashionables de Londres quoique tout le monde s'en plaignît.
Ces soupers de lady Castlereagh, moins cohue que ses raouts, étaient assez agréables. Le corps diplomatique y était admis de droit, ainsi que les personnes du gouvernement; les autres étaient invitées de vive voix et pour chaque fois.
Au nombre des choses changées, ou que j'avais oubliées, pendant mon absence, se trouvait le costume que les femmes portaient à la campagne. Je l'appris à mes dépens. J'avais été assez liée avec lady Liverpool dans notre mutuelle jeunesse. Elle m'engagea à venir dîner à quelques milles de Londres où lord Liverpool avait une maison fort médiocre, quoique très supérieure au Cray de son collègue Castlereagh.
Elle me recommanda d'arriver de bonne heure pour (p. 177) me montrer son jardin et faire une bonne journée de campagne. J'y allai avec mon père. Des affaires le retinrent et nous n'arrivâmes qu'à cinq heures et demie. Lady Liverpool nous gronda de notre retard puis nous promena dans son jardin, ses serres, son potager, sa basse-cour, son poulailler, son toit à porcs, tout cela médiocrement soigné.
Lord Liverpool arriva de Londres; nous le laissâmes avec mon père et prîmes le chemin de la maison. J'étais vêtue, il m'en souvient d'une redingote de gros de Tours blanc garnie de ruches tout autour; j'avais un chapeau de paille de riz avec des fleurs, je me croyais très belle. En entrant dans la maison, lady Liverpool me dit:
«Voulez-vous venir dans ma chambre pour ôter votre pelisse et votre chapeau. Avez-vous amené votre femme de chambre ou voulez-vous vous servir de la mienne?»
Je lui répondis un peu embarrassée, que je n'avais pris aucune précaution pour changer de toilette:
«Ah! cela ne fait rien du tout, reprit-elle, voilà un livre pendant que je vais faire la mienne.»
À peine j'étais seule que j'entendis arriver une voiture et bientôt je vis entrer lady Mulgrave, en robe de satin, coiffée en cheveux avec des bijoux et des plumes, puis parut miss Jenkinson, la nièce de la maison, avec une robe de crêpe, des souliers blancs et une guirlande de fleurs, puis enfin lady Liverpool elle-même, vêtue je ne sais comment, mais portant sur sa tête un voile à l'Iphigénie retenu avec un diadème d'or incrusté de pierreries. Je ne savais où me fourrer. Je crus qu'il s'agissait d'un grand dîner diplomatique et que nous allions voir arriver successivement toutes les élégantes de Londres.
Nous nous mîmes à table huit personnes dont cinq étaient de la maison. On n'attendait pas d'autres convives; mais c'est l'usage de s'habiller, pour dîner seul à (p. 178) la campagne, comme on le serait pour aller dans le grand monde. Je me le tins pour dit, et, depuis, je n'ai plus commencé les bonnes journées de campagne avant sept heures et demie, et vêtue en costume de ville.
Pendant que je suis sur l'article toilette, il me faut raconter celle avec laquelle j'allai à la Cour. Peut-être, dans vingt ans, sera-t-elle aussi commune qu'elle me parut étrange lorsque je la portai. Commençons par la tête.
Ma coiffure était surmontée du panache de rigueur. J'avais obtenu à grand'peine du plumassier à la mode, Carberry, qu'il ne fut composé que de sept énormes plumes, c'était le moins possible. Les panaches modérés en avaient de douze à quinze et quelques-uns jusqu'à vingt-cinq. Au-dessous du panache (c'est le nom technique), je portais une guirlande de roses blanches qui surmontait un bandeau de perles. Des agrafes et un peigne de diamants, des barbes de blonde achevaient la coiffure.
Ce mélange de bijoux, de fleurs, de plumes, de blondes choquait fort à cette époque notre goût resté classique depuis les costumes grecs. Mais ce n'est encore rien.
Le buste était à peu près arrangé comme à l'ordinaire. Lorsque le corsage fut ajusté, on me passa un énorme panier de trois aunes de tour qui s'attachait à la taille avec des aiguillettes. Ce panier était de toile gommée, soutenue par des baleines, qui lui donnaient une forme très large devant et derrière et très étroite des côtés. Le mien avait, sur une jupe de satin, une seconde jupe de tulle garnie d'un grand falbala de dentelle d'argent. Une troisième un peu moins longue en tulle lamé d'argent, garnie d'une guirlande de fleurs, était relevée en draperie, de sorte que la guirlande traversait en biais tout le (p. 179) panier. Les ouvertures des poches étaient garnies de dentelles d'argent et surmontées d'un gros bouquet. J'en portais un devant moi de façon que j'avais l'air de sortir d'une corbeille de fleurs. Du reste, tous les bijoux possibles à accumuler. Le bas de robe de satin blanc bordé en argent était retroussé en festons et n'atteignait pas au bas de la jupe, c'était l'étiquette. La Reine seule le portait traînant, les princesses détaché mais à peine touchant terre.
Lorsque j'avais vu les immenses apprêts de cette toilette, j'étais restée partagée entre l'envie de rire de leur énormité, qui me paraissait bouffonne, et le chagrin de m'affubler si ridiculement. Je dois avouer que, lorsqu'elle fut achevée, je me trouvai assez à mon gré et que ce costume me sembla seyant.
Comme je suivais ma mère, je profitai des privilèges diplomatiques; il nous amenèrent par des routes réservées au pied du grand escalier. On y avait établi tout du long une espèce de palissade qui le séparait en deux. D'un côté de cette balustrade, nous montions très à l'aise; de l'autre, nous voyions les lords et les ladys s'écraser et s'étouffer avec une violence dont les foules anglaises donnent seules l'exemple. Je pensais, à part moi, que cette distinction, en pleine vue, déplairait bien chez nous. Au haut de l'escalier, la séparation se refit plus discrète; les personnes ayant les entrées passèrent dans une salle à part. Elles furent admises les premières dans le salon de la Reine.
On lui avait fabriqué une espèce de fauteuil où, montée sur un marchepied et appuyée sur des coussins, elle paraissait être debout. Avec son étrange figure, elle avait tout l'air d'une petite pagode de Chine. Toutefois, elle tenait très bien sa Cour. Les princesses, suivant l'ordre de l'étiquette, étaient placées de chaque côté. En (p. 180) l'absence de la princesse Charlotte qui aurait eu le premier rang, il était occupé par la duchesse d'York.
Le prince régent se tenait debout vis-à-vis de la Reine, entouré de ses frères et de sa maison. Il s'avançait pour parler aux femmes, après qu'elles avaient passé devant la Reine.
Les ambassadrices avaient ou prenaient (car on accusait la comtesse de Lieven d'une usurpation) le droit de se mettre à la suite des princesses, après avoir fait leur cour et d'assister au reste de la réception. Je fus charmée de profiter de cet usage pour voir bien à mon aise défiler toute cette riche et brillante procession. Comme à cette époque de la vie de la Reine la Cour n'avait lieu qu'une ou deux fois par an, la foule était considérable et les présentations très nombreuses.
Nulle part la beauté des anglaises n'était plus à son avantage. Le plein jour de deux immenses fenêtres, devant lesquelles elles stationnaient, faisait valoir leur teint animé par la chaleur et un peu d'émotion. Les jeunes filles de dix-huit ans joignaient à l'éclat de leur âge la timidité d'un premier début qui n'est pas encore de la gaucherie, et les mères, en grand nombre, conservaient une fraîcheur que le climat d'Angleterre entretient plus longuement qu'aucun autre.
À la vérité, quand elles s'avisent d'être laides, elles s'en acquittent dans une perfection inimitable. Il y avait des caricatures étranges; mais, en masse, je n'ai jamais vu une plus belle assemblée.
Ce costume insolite, en laissant aux femmes tous leurs avantages, les dispensait de la grâce dont, pour la plupart, elles sont dépourvues, de sorte que, loin d'y perdre, elles y gagnaient de tout point. L'usage des paniers a cessé depuis la mort de la vieille reine Charlotte. On a adopté le costume de la Cour de France pendant la Restauration.
(p. 181) J'avais été présentée lors de mon mariage, mais c'était dans un autre local et avec des formes différentes. D'ailleurs, j'étais dans ce temps-là plus occupée de moi-même que de remarquer les autres et j'en conserve un très faible souvenir. Au lieu que la matinée que je passai, en 1816, à Buckingham House m'amusa extrêmement.
Le baptême de la petite princesse d'Orléans donna lieu à Twickenham à une fête telle que le permettait un pareil local. L'empereur d'Autriche, représenté par son ambassadeur, le prince Paul Esterhazy, était parrain. Il y eut un grand déjeuner où assistèrent le prince régent, le duc et la duchesse d'York, les ducs de Kent et de Glocester. La vieille Reine et les princesses y vinrent, de Frogmore, faire une visite.
Je m'étais flattée d'y voir la princesse Charlotte, mais le prince Léopold arriva seul, chargé de ses excuses; un gros rhume servit de prétexte. Le véritable motif était sa répugnance à se trouver avec sa grand'mère et ses tantes. Elle l'avoua plus tard à madame la duchesse d'Orléans. Elle l'aimait beaucoup et venait souvent faire des courses à Twickenham, mais je ne l'y ai jamais rencontrée.
On comprend que la journée du baptême fut lourde et fatigante. Ce diable chargé de princes, dans une modeste maison bourgeoise, se portait sur les épaules de tout le monde. On fit un grand soupir de soulagement quand la dernière voiture emporta la dernière Altesse Royale et la dernière Excellence et que, selon l'expression obligeante de madame la duchesse d'Orléans, nous nous retrouvâmes en famille.
En outre des affaires de l'État, mon père était encore chargé d'une autre négociation. Le prince de Talleyrand l'avait prié de faire ce qu'il appelait entendre raison à sa femme. Elle s'était réfugiée en Angleterre pendant les Cent-Jours et, depuis, il l'y retenait sous divers prétextes. (p. 182) Le fait était que monsieur de Talleyrand, amoureux comme un homme de dix-huit ans de sa nièce, la comtesse Edmond de Périgord, se serait trouvé gêné par la présence de la princesse. On comprend, du reste, qu'il ne fit pas cette confidence à mon père et qu'il chercha d'autres raisons. Cependant cette commission lui était fort désagréable; il la trouva beaucoup plus facile qu'il ne s'y attendait.
Madame de Talleyrand, malgré sa bêtise, avait un bon sens et une connaissance du monde qui lui firent comprendre que ce qu'il y aurait de plus fâcheux pour le prince et pour elle, serait d'amuser le public de leurs dissensions intérieures. Madame Edmond étant logée dans sa maison, elle ne serait plus tenable pour elle à moins de parvenir à la chasser, ce qui ne pourrait s'accomplir sans scènes violentes. Elle prit donc son parti de bonne grâce et consentit à s'établir pour les étés dans une terre en Belgique, que monsieur de Talleyrand lui abandonna, et à passer ses hivers à Bruxelles.
Elle n'est revenue à Paris que plusieurs années après, lorsque la séparation était trop bien constatée pour que cela fût remarqué. Elle fut très douce, très raisonnable, et pas trop avide dans toute cette transaction où elle joua entièrement le beau rôle. Elle dit à ma mère ces paroles remarquables:
«Je porte la peine d'avoir cédé à un faux mouvement d'amour-propre. Je savais l'attitude de madame Edmond chez monsieur de Talleyrand à Vienne; je n'ai pas voulu en être témoin. Cette susceptibilité m'a empêchée d'aller le rejoindre, comme je l'aurais dû, lorsque le retour de l'île d'Elbe m'a forcée de quitter Paris. Si j'avais été à Vienne, au lieu de venir à Londres, monsieur de Talleyrand aurait été forcé de me recevoir; et je le connais bien, il m'aurait parfaitement accueillie. Plus cela l'aurait contrarié, (p. 183) moins il y aurait paru.... Au contraire, il aurait été charmant pour moi.... Je le savais bien, mais j'ai cette femme en horreur.... J'ai cédé à cette répugnance, j'ai eu tort.... Où je me suis trompée, c'est que je le croyais trop faible pour jamais oser me chasser. Je n'ai pas assez calculé le courage des poltrons dans l'absence! J'ai fait une faute; il faut en subir la conséquence et ne point aggraver la position en se raidissant contre.... Je me soumets, et monsieur de Talleyrand me trouvera très disposée à éviter tout ce qui pourrait augmenter le scandale.»
Sous ce rapport elle a complètement tenu parole.
La douceur inespérée de madame de Talleyrand était compensée pour monsieur de Talleyrand par les tourments que lui causait madame Edmond. Elle s'était passionnée pour un autrichien, le comte de Clam, et, pendant que la femme légitime lui abandonnait la résidence de la rue Saint-Florentin, elle la fuyait sous l'escorte du comte. Monsieur de Talleyrand en perdait la tête.
Il était, d'un autre côté, persécuté par les désespoirs de la duchesse de Courlande, mère de madame Edmond, qui mourait de jalousie des succès de sa fille auprès de lui. En revanche, la princesse Tyszkiewicz, également passionnée pour monsieur de Talleyrand, n'était occupée qu'à lui adoucir la vie et à faire la cour la plus assidue à l'heureuse rivale à laquelle elle transférait ses hommages aussi souvent que monsieur de Talleyrand transférait son cœur, et, jusqu'à ce que madame Edmond, et peut-être les années, l'eussent fixé définitivement, cela était fréquent.
Jules de Polignac passa une grande partie de cet été en Angleterre. Il y était retenu pour accomplir son mariage avec une écossaise qu'il avait rencontrée à Paris.
Quoiqu'elle portât le beau nom de Campbell, il fallait peu s'arrêter sur la naissance qui n'était pas légitime, mais elle était belle et fort riche. Sa sœur était mariée à (p. 184) monsieur Macdonald. Mademoiselle Campbell avait été fiancée à un jeune officier tué à la bataille de Waterloo. L'hiver suivant, elle était venue chercher à Paris des distractions à son chagrin. Elle y trouva monsieur de Polignac; il réussit à lui plaire, et obtint la promesse de sa main. Mais cela ne suffisait pas; miss Campbell était protestante. Une pareille union aurait dérangé l'avenir de Jules; il fallait donc obtenir d'elle de se faire catholique. C'était pour travailler à cette abjuration, et l'instruire dans les dogmes qu'elle consentait à adopter qu'il avait transporté son séjour à Londres. Pendant ce temps, il vivait à l'ambassade dans la même commensalité qu'à Turin, y déjeunant et y dînant tous les jours. Les événements n'avaient guère modifié ses opinions, mais son langage était plus mesuré que l'année précédente.
Le mariage civil se fit dans le salon de mon père. Nous nous rendîmes ensuite à la chapelle catholique, puis à l'église protestante. Cela est nécessaire en Angleterre où il n'y a pas d'autres registres de l'état civil que ceux tenus dans les paroisses. Je crois d'ailleurs que miss Campbell n'avait pas encore déclaré son abjuration.
Elle a fait payer chèrement au pauvre Jules les sacrifices qu'il lui imposait de son pays et de sa religion. Il est impossible d'être plus maussade, plus bizarre et plus désobligeante. Elle est morte de la poitrine, trois ans après son mariage, laissant deux enfants qui paraissent avoir hérité de la santé de leur mère aussi bien que de sa fortune. Jules s'était conduit très libéralement au moment de son mariage au sujet des biens de sa femme. Les Macdonald s'en louaient extrêmement. Il a été le meilleur et le plus soigneux des maris pour sa quinteuse épouse. L'homme privé, en lui, est toujours facile, obligeant et honorable.
Ordonnance qui casse la Chambre. — Réflexion de la vicomtesse de Vaudreuil à ce sujet. — Négociation avec les ministres anglais. — Opposition du duc de Wellington. — Embarras pour fonder le crédit. — Mon retour à Paris. — Exaltation des partis. — Brochure de monsieur Guizot. — Regrets d'une femme du parti ultra-royaliste. — Monsieur Lainé qualifié de bonnet rouge. — Griefs des royalistes. — Licenciement des corps de la maison du Roi. — Le colonel Pothier et monsieur de Girardin. — Les quasi-royalistes. — Soirée chez madame de Duras. — La coterie dite «le château». — Monsieur de Chateaubriand veut quitter la France. — Il vend le Val du Loup au vicomte de Montmorency. — Propos tenu par le prince de Poix à monsieur Decazes.
L'ordonnance du 5 septembre qui cassait la Chambre introuvable de 1815 nous causa plus de joie que de surprise. Ses exagérations furibondes étaient incompatibles avec le gouvernement sage de Louis XVIII. Le parti émigré, qui avait conservé quelques représentants en Angleterre, en eut des accès de rage.
Je ne puis m'empêcher de raconter un colloque qui eut lieu entre mon père et la vicomtesse de Vaudreuil (sœur du duc de Caraman), dame de madame la duchesse d'Angoulême. Elle se trouvait alors comme voyageuse à Londres. Elle arriva toute tremblante d'agitation à l'ambassade. Après avoir reçu la confirmation de cette incroyable nouvelle, elle s'adressa à mon père:
«Je vous plains bien, monsieur d'Osmond, vous allez vous trouver dans une situation terrible.
(p. 186) —Pourquoi donc, madame?
—Comment pouvez-vous annoncer ici un pareil événement? Casser une Chambre! Les anglais ne voudront jamais croire que ce soit possible?»
Mon père lui affirma que rien n'était plus commun dans les usages britanniques et qu'il n'en résulterait pas même de surprise.
«Vous m'accorderez bien au moins que, si on cassait le Parlement, on n'oserait pas avoir assez peu de pudeur pour annoncer en même temps des élections et en convoquer un autre?»
Voilà où en était l'éducation de nos dames du palais sur les gouvernements représentatifs. Madame de Vaudreuil passait pour avoir de l'esprit et exercer quelque influence sur madame la duchesse d'Angoulême. Elle était une des ouailles favorites de l'abbé Latil. Je pense que toute sa société n'était guère plus habile qu'elle sur la pondération des pouvoirs constitutionnels.
Je ne me rappelle pas, si je l'ai su, comment les négociations s'entamèrent avec les cabinets de la Sainte-Alliance. Elles étaient arrivées au point qu'on était à peu près d'accord que l'occupation de notre territoire pouvait être abrégée en avançant le terme des payements imposés; mais atteindre ce but était fort difficile.
Le duc de Wellington s'opposait à voir diminuer l'armée d'occupation, en reconnaissant pourtant que la dépense qu'elle occasionnait écrasait le pays et rendait plus difficile le remboursement des contributions, réclamées par les puissances, avant de consentir à l'évacuation complète de la France.
L'armée d'occupation était à peine suffisante, selon le duc, pour se faire respecter. Vainement on lui représentait qu'elle était surtout imposante par sa force morale et qu'une diminution numérique, en calmant les esprits, en (p. 187) témoignant de l'intention de libérer le sol, assurerait mieux la sécurité de l'armée contre le mauvais vouloir du pays que ne pourrait faire l'entrée de nouveaux bataillons.
Le duc ne voulait pas admettre ces arguments auxquels le ministre anglais se montrait moins récalcitrant. Il vint exprès à Londres pour s'en expliquer. Il établit surtout qu'en diminuant le contingent anglais on laisserait trop d'importance relative aux troupes des autres nations, qu'il lui serait difficile alors de conserver sa suprématie et d'empêcher les abus qui, en exaspérant les habitants, rendraient le danger plus imminent.
Le cabinet russe était disposé à se prêter à toutes les facilités qu'on voudrait nous accorder, mais ceux de Vienne et surtout de Berlin se montraient très récalcitrants. Il fallait d'ailleurs s'entendre entre soi et, lorsqu'on fait la conversation à six cents lieues de distance, les conclusions sont longues à arriver. On en vint cependant à peu près à ce résultat que la libération du territoire s'effectuerait en proportion de l'argent préalablement payé.
Maintenant où trouver l'argent? C'était un second point également difficile à résoudre. Il était impossible de l'enlever directement aux contribuables sans ruiner le pays, et, depuis cinquante ans, la France n'avait pas de crédit. Comment le créer, et l'exploiter tout à la fois, dans un moment de crise et de détresse? Cette position occupait les veilles du cabinet Richelieu; mon père s'associait à ses inquiétudes et à ses agitations avec un entier dévouement.
Tel était l'état politique de la situation lorsque je me décidai à venir passer quelques semaines à Paris. Mon frère y était retenu par son service auprès de monsieur le duc d'Angoulême. Il logeait chez moi, de façon qu'en (p. 188) arrivant à l'a fin de décembre 1816, je me trouvai en ménage avec lui. Il me prévint que les opinions ultras avaient redoublé de violence, depuis l'ordonnance du 5 septembre. J'en eus la preuve quelques instants après. La vicomtesse d'Osmond, ma tante, arriva chez moi; je la savais le type du parti émigré de Paris, comme son mari l'était du parti émigré des gentilshommes de province.
J'évitai soigneusement tout ce qui pouvait engager une discussion; mais, croyant rester sur un terrain neutre, je m'avisai de vanter un écrit de monsieur Guizot que j'avais lu en route et qui se trouvait sur ma table. Il était dans les termes de la plus grande modération et sur des questions de pure théorie. La vicomtesse s'enflamma sur-le-champ.
«Quoi! le pamphlet de cet affreux monsieur Guizot? Il n'est pas possible, chère petite, que vous approuviez une pareille horreur!»
Mon frère témoigna son étonnement de la manière dont elle en parlait. Il n'avait pas lu la brochure, mais il avait entendu monsieur le duc d'Angoulême en faire grand éloge.
«Monsieur le duc d'Angoulême! Ah! je le crois bien! peut-être même ne l'a-t-il pas trouvée assez jacobine, assez insultante pour les royalistes...»
Et, s'échauffant dans son harnois, elle finit par déclarer le livre atroce et son auteur pendable. Quant aux lecteurs bénévoles, ils lui paraissaient également odieux.
Je vis que Rainulphe m'avait bien renseignée. Les folies étaient encore grandies pendant mon absence.
Je me tins pour avertie; mais mes soins pour éviter des discussions, dont je reconnaissais la complète inutilité, avec un parti où les personnalités insultantes arrivent (p. 189) toujours au troisième argument, furent insuffisants. Une prompte retraite était le seul moyen à employer contre les querelles. J'y avais recours toutes les fois que cela était possible, mais je ne pouvais pas toujours éviter les attaques; alors il fallait bien répondre, car, si je consentis à fuir avant l'action, mes concessions n'allaient pas au delà. Je ne prétends pas n'avoir point modifié fréquemment mes opinions, mais j'ai toujours eu le courage de celles du moment.
Ce fut bien peu de jours après mon arrivée que, causant sérieusement avec une femme d'esprit, très bonne au fond, qui voulait m'effrayer sur la tendance modérée et conciliante du ministère Richelieu, elle me dit:
«Enfin, voyez, chère amie, les sacrifices qu'on nous impose et combien cela doit exaspérer! Les Cent-Jours coûtent plus de dix-huit cents millions. Eh bien, que nous a-t-on donné pour tout cela, et encore avec quelle peine? la tête de deux hommes.»
Je fis un mouvement en arrière.
«Ma chère, réfléchissez à ce que vous venez de dire; vous en aurez horreur vous-même, j'en suis sûre.»
Elle fut un peu embarrassée et voulut expliquer qu'assurément ce n'était pas dans des idées sanguinaires ni même de vengeance, mais qu'il fallait inspirer un salutaire effroi aux factieux et rassurer les honnêtes gens (car ce sont toujours les honnêtes gens au nom desquels on réclame des réactions) en leur montrant qu'on les protégeait efficacement.
Au fond, le véritable crime du ministère Richelieu était de laisser en repos les fonctionnaires de l'Empire qui remplissaient bien leurs places. Le parti émigré voulait tout accaparer. La Chambre introuvable et son ministre, Vaublanc, avaient travaillé à cette épuration (cela s'appelait ainsi) avec un zèle que la sagesse du cabinet avait (p. 190) arrêté. Aussi monsieur Lainé, le successeur de monsieur de Vaublanc, était-il en butte à une animadversion forcenée. On avait établi qu'il était enfant naturel, de sang de couleur, et qu'il avait dressé la guillotine à Bordeaux. De sorte que, dans les salons, on l'appelait indifféremment le Bâtard, le Mulâtre, ou le Bonnet rouge. Il est devenu plus tard l'idole du parti qui l'avait décoré de ces titres, tous également inventés et sans aucun fondement.
Il faut reconnaître, toutefois, que les royalistes n'étaient pas sans quelques griefs à faire valoir; mais ils tenaient, en grande partie, à la maladresse de leurs propres chefs. Ainsi, par exemple, en 1814, on avait formé les compagnies rouges de la maison du Roi.
Je conviens, tout d'abord, combien il était absurde d'ajouter aux armées, les plus actives et les plus militaires du monde connu, un corps d'élite, composé de jeunes gens qui n'avaient jamais rien fait que des vœux contre l'Empire du fond de leur castel. Mais il n'en est pas moins vrai que la gentilhommerie française avait achevé de s'épuiser, dans un moment de détresse générale, pour parvenir à équiper ses fils, les armer, les monter à ses frais et les envoyer garder le monarque de ses affections.
La plupart de ces jeunes gens avaient trouvé le moyen de se rendre à Gand pendant les Cent-Jours. Ils furent licenciés sans recevoir même des remerciements. Les chefs tirèrent bon et utile parti de leur situation, mais les simples gardes en furent pour leurs frais. Je ne prétends pas qu'on dût conserver les compagnies rouges, mais il ne fallait pas les renvoyer avec cette désinvolture.
Autre exemple: messieurs les capitaines des gardes du corps décidèrent, tout à coup, que leurs compagnies (p. 191) n'étaient pas assez belles et n'avaient pas l'air suffisamment militaire. Un beau matin ils les assemblèrent, firent sortir des rangs ceux d'entre eux qui n'atteignaient pas une taille fixée et les avertirent qu'ils ne faisaient plus partie du corps. Le hasard fit que cette réforme tomba principalement sur des gardes ayant fait le service à Gand. On leur donna, à la vérité, un brevet à la suite d'une armée encombrée d'officiers. Ils devaient aller en solliciter l'exécution dans des bureaux qui ne leur étaient nullement favorables, et les commis leur tenaient peu compte de la campagne à Gand qu'ils appelaient le voyage sentimental.
Une circonstance particulière donna lieu à beaucoup de clabauderie. Le colonel Pothier, voulant se marier, demanda, suivant l'usage, l'agrément du ministre de la guerre. Au bout de quelques jours, on lui répondit qu'il ne pouvait pas se marier, attendu qu'il était mort. Fort étonné de cette révélation, il sortait pour aller aux informations lorsqu'il vit entrer chez lui le comte Alexandre de Girardin qui lui présenta, de la façon la plus obligeante, des lettres de grâce. Le colonel fut indigné et s'emporta vivement.
Pendant les Cent-Jours, il avait été retrouver le Roi à Gand. Monsieur de Girardin, qui commandait dans le département du Nord pour l'Empereur, avait présidé un conseil de guerre qui condamnait le colonel Pothier et une douzaine d'autres officiers à mort, pour désertion à l'étranger. Il avait oublié cet incident que, dans la rapidité des événements, les parties les plus intéressées avaient elles-mêmes ignoré.
Monsieur de Girardin devait à son talent incontestable pour organiser les équipages de chasse une existence toute de faveur, et inébranlable par aucune circonstance politique, auprès des princes de la Restauration.
(p. 192) Il eut vent le premier de la révélation faite au colonel Pothier et se hâta d'avoir recours au Roi, espérant que la grâce, portée tout de suite, assoupirait cette affaire. Mais Pothier n'était pas homme à prendre la chose si doucement: il déclara qu'il ne voulait pas être gracié; il ne reconnaissait pas avoir déserté à l'étranger. C'était un acte infamant dont il ne voulait pas laisser la tache à ses enfants.
Monsieur de Girardin eut beau faire; il ne put empêcher les criailleries et les haines du parti royaliste de se déchaîner contre lui; mais son talent pour placer les guerrards et faire braconner les œufs de perdrix au profit des chasses royales l'a toujours soutenu en dépit des passions auxquelles, du reste, il a amplement sacrifié par la suite. Il se vantait, dès lors, de n'avoir repris de service auprès de l'Empereur, pendant les Cent-Jours, que pour le trahir et d'avoir conservé une correspondance active avec monsieur le duc de Berry, espèce d'excuse qui m'a toujours paru beaucoup plus odieuse que la faute dont on l'accusait.
Le parti royaliste avait donc bien quelques plaintes rationnelles à faire valoir et il les exploitait avec l'aigreur qui lui est propre. Il acceptait assez volontiers le nom d'ultra-royaliste; mais, comme monsieur Decazes était devenu sa bête noire, et qu'il avait peine à tolérer les personnes qui conservaient des rapports avec lui, il nous donnait en revanche celui de quasi-royalistes. Les quolibets ne lui ont guère manqué; celui-ci était assez drôle; mais souvent il en adopta de grossiers qui semblaient devoir être repoussés par des gens se proclamant les organes exclusifs du bon goût.
J'eus bientôt occasion de voir jusqu'où l'animadversion était portée contre le favori du Roi. Je fis ma rentrée dans le monde parisien à une grande soirée chez madame (p. 193) de Duras. Je circulais dans le salon, donnant le bras à la vicomtesse de Noailles, lorsque j'aperçus madame Princeteau. Je l'abordai, lui pris la main, et causai avec elle.
Pendant ce temps, madame de Noailles lâchait mon bras et s'éloignait. Elle s'arrêta à quelques pas, auprès de la duchesse de Maillé. Je rejoignis ces dames avec lesquelles j'étais extrêmement liée.
«Nous vous admirons de parler ainsi à madame Princeteau à la face d'Israël.
—Ah! c'est un courage de débutante; si elle était ici depuis huit jours, elle n'oserait pas.
—Comment voulez-vous que j'aie l'impertinence de passer à côté d'elle sans lui faire politesse? je dîne chez son frère demain.
—Cela ne fait rien, on va chez le ministre et on ne parle ni à madame Princeteau, ni même à monsieur Decazes quand on les rencontre ailleurs.
—Jamais je n'aurai cette grossièreté.
—Nous verrons.
—Je vous jure que vous ne verrez pas.
—Hé bien, vous aurez un courage de lion.»
Ces dames avaient raison, car, pour ne point faire une absurde lâcheté, il fallait affronter tout, jusqu'à la mode! Je me dois la justice de lui avoir résisté. J'ai toujours eu un grain d'indépendance dans ma nature qui s'opposait à ces exigences de coteries.
À propos de coterie, il s'en était formé pendant mon absence une des plus compactes. Elle n'avait rien de politique ni de sérieux, on l'avait appelée, ou elle s'était appelée, le château. Quelques femmes, retenues à Paris pendant l'été, avaient pris l'habitude de passer toutes leurs soirées ensemble, comme elles l'auraient fait dans un château de campagne, et y avaient attiré les hommes (p. 194) de leur société. Rien n'était plus naturel. Mais, lorsque l'hiver avait ramené le monde et les assemblées nombreuses, elles avaient eu la prétention d'y transporter leurs nouvelles habitudes. Elles arrivaient ensemble, s'établissaient en rond dans un salon, entourées de quelques hommes admis à leur familiarité, et ne communiquaient plus avec les vulgaires mortels.
On me fit de grandes avances pour entrer dans ce sanhédrin, composé de mes relations les plus habituelles. Non seulement je m'y refusai, mais je m'y déclarai hostile ouvertement et en face. Mon argument principal pour le combattre (et je pouvais le soutenir sans offenser) était que cette coalition enlevait à la société les personnes les plus faites pour la parer et la rendre aimable.
Petit à petit les hommes de quelque distinction se retirèrent du château qui fut pris en haine par tout ce qui n'en faisait pas partie. Quelques dames s'obstinèrent encore un peu de temps à le soutenir, mais il se démolit graduellement. Toutes en étaient déjà bien ennuyées lorsqu'elles y renoncèrent.
L'exclusif a quelque chose d'insociable qui ne réussira jamais en France, pas plus pour les jeunes femmes que pour les savants ou les gens de lettres, encore moins pour les hommes politiques.
Madame de Duras s'était placée vis-à-vis du château dans la même position que moi. Elle s'en tenait en dehors, quoique personnellement liée avec tout ce qui le composait. Le duc de Duras n'étant plus de service, elle avait quitté les Tuileries.
J'allais toujours beaucoup chez elle, mais moins journellement. Elle logeait dans la rue de Varenne et la distance m'arrêtait quelquefois. J'y trouvais aussi une opposition assez vive au ministère pour me gêner.
Les mécomptes de monsieur de Chateaubriand s'étaient (p. 195) prolongés et aggravés au point de le rendre très hostile. Ses embarras pécuniaires s'accroissaient chaque jour et sa méchante humeur suivait la même progression. Il conçut l'idée d'aller en Angleterre établir un journal d'opposition, la presse ne lui paraissant pas suffisamment libre à Paris pour attaquer le gouvernement du Roi.
Mon père redoutait fort cet incommode visiteur. Heureusement, les répugnances de madame de Chateaubriand, d'une part, et les sollicitations des Madames, de l'autre, le firent renoncer à ce projet.
Le désir de faire effet, autant que le besoin d'argent, l'engagèrent à vendre son habitation du Val-du-Loup. Son mécontentement fut porté à l'excès lorsqu'il reconnut que personne ne s'occupait d'un si grand événement; il avait pourtant cherché à lui donner le plus de publicité possible. La maison avait été mise en loterie à mille francs le billet. Madame de Duras, aussi bien que lui, se persuadait que les souscripteurs arriveraient de toutes les parties du monde connu et que l'ingratitude de la maison de Bourbon pour son protecteur serait tellement établie devant le public que les indemnités en argent, en places et en honneurs, allaient pleuvoir sur la tête de monsieur de Chateaubriand.
Au lieu de cela, la loterie annoncée, prônée, colportée, ne procura pas de souscripteurs, personne ne voulut de billet; je crois qu'il n'y en eut que trois de placés. Mathieu de Montmorency acheta le Val-du-Loup en remboursement d'un prêt fait précédemment à monsieur de Chateaubriand. La Cour, le gouvernement, le public, l'étranger, personne ne s'en émut, et monsieur de Chateaubriand se trouva dépouillé de sa petite maison sans avoir produit l'effet qu'il en espérait.
L'irritation était restée fort grande dans son cœur. Il (p. 196) la fallait bien vive pour le décider, plus tard, à s'associer aux autres fondateurs du Conservateur. Il n'avait rien de commun avec eux, ni leurs préjugés, ni leurs sentiments, ni leurs regrets, ni leurs espérances, ni leur sottise, ni même leur honnêteté. Il n'y a aucun moment de sa vie où ses convenances de position l'aient plus écarté de ses opinions, de ses goûts et de ses tendances personnelles. La plupart des thèmes qu'ils soutenaient répugnaient à son jugement; il les aurait bien mieux et plus volontiers réfutés s'il s'était trouvé au pouvoir et appelé à les combattre. Au demeurant, il était bien maussade à cette époque et il m'en voulait terriblement d'être ministérielle.
Au reste, ce n'était pas la mode parmi ceux qui se prétendaient les royalistes par excellence. Je me souviens qu'à un grand bal chez le duc de Castries, le prince de Poix, qui pourtant honorait monsieur Decazes de sa bienveillance, lui frappa sur l'épaule en lui disant tout haut:
«Bonsoir, cher traître.»
Monsieur Decazes parut assez surpris de l'interpellation pour embarrasser le prince de Poix qui, pour raccommoder cette première gaucherie, ajouta, avec son intelligence accoutumée:
«Mais, que voulez-vous, ils vous appellent tous comme cela.»
Au fond, le prince de Poix disait la vérité, mais la naïveté était un peu forte. Monsieur Decazes fut très déconcerté et probablement fort irrité.
S'il est vrai, comme je le crois, qu'il se soit un peu trop jeté dans une réaction vers la gauche dans les années 1817 et 1818, certes le parti royaliste peut bien se reprocher de l'y avoir poussé. Il est impossible que des insultes aussi réitérées ne finissent pas par exaspérer; (p. 197) et, sans en avoir la conscience, l'homme d'État ne résiste pas constamment au besoin de défendre, peut-être même de venger, l'homme privé.
Monsieur Decazes aurait trouvé de grandes facilités à exercer des représailles s'il avait voulu, car, à cette époque, le Roi ne lui aurait rien refusé; mais sa nature est bienveillante.
Négociations pour un emprunt. — Ouvrard va en Angleterre. — Il amène monsieur Baring chez mon père. — Conférence avec lord Castlereagh. — Arrivée de messieurs Baring et Labouchère à Paris. — Espérances trompées. — Dîner chez la maréchale Moreau. — Brochure de Salvandy. — Influence du général Pozzo sur le duc de Wellington. — Soirée chez la duchesse d'Escars. — Monsieur Rubichon. — L'emprunt étant conclu, l'opposition s'en plaint.
J'ai déjà dit que toutes les sollicitudes du gouvernement portaient sur la libération du territoire et que cette négociation se trouvait ramenée à une question d'argent. Ouvrard, le plus intelligent s'il n'est le plus honnête des hommes de finance, s'offrit à la traiter. Il proposa plusieurs plans.
Les capitalistes français, consultés, déclarèrent unanimement qu'il n'y avait aucun fond à faire sur le crédit. Monsieur Laffite, entre autres, se moqua hautement de la pensée d'un emprunt et dit textuellement à Pozzo, dont il était le banquier et qui s'était chargé de le sonder, que la France ne trouverait pas un petit écu à emprunter sur aucune place de l'Europe.
Cet esprit de la Bourse de Paris désolait notre cabinet plus encore comme symptôme que comme résultat. Car les puissances, et surtout la Prusse, n'acceptaient pas la garantie de capitalistes français et voulaient que l'emprunt fût consenti par des étrangers. Si donc les banquiers français s'étaient présentés, il y aurait eu une difficulté d'un autre genre à les éconduire.
(p. 199) Ouvrard seul persistait à soutenir la possibilité de rétablir le crédit. On lui donna mission pour s'en occuper et il partit pour Londres. Il se mit en rapport avec mon père qu'il séduisit par des aperçus les plus spécieux et, en apparence, les plus clairs. Il ne doutait jamais de rien. Au bout de peu de semaines, Ouvrard l'avertit que l'emprunt était fait à des conditions fort avantageuses dont il envoyait le détail à monsieur Corvetto. Les maisons Baring et Labouchère s'en chargeaient; il ne restait plus qu'une difficulté; elle n'était pas de sa compétence.
Messieurs Baring et Labouchère ne demandaient en aucune façon la garantie de l'Échiquier, mais seulement l'assurance qu'en se chargeant de l'opération ils ne feraient rien de contraire aux intentions du gouvernement et qui pût nuire aux intérêts anglais. Ils désiraient s'en expliquer avec mon père.
La conférence eut lieu. Monsieur Baring y fut conduit par Ouvrard. Il se déclara prêt à traiter dès que lord Castlereagh l'y aurait autorisé. Mon père se rendit chez le ministre; ils tombèrent d'accord de ce qu'il convenait de faire pour ménager les autres puissances, et principalement les susceptibilités du duc de Wellington. Le lendemain, mon père conduisit messieurs Baring et Labouchère chez lord Castlereagh; il les y laissa.
Peu de temps après, ces messieurs revinrent lui demander leurs passeports. Non seulement le ministre avait autorisé mais il avait approuvé et avait été jusqu'à dire que «ces messieurs feraient un acte de bon citoyen anglais en se chargeant de cette transaction, qu'ils rendraient un service éminent à l'Europe entière.» Ils étaient enchantés.
Monsieur Baring ajouta que lord Castlereagh lui avait recommandé, en souriant, de débarquer chez le duc de Wellington et de prendre ses conseils, attendu que Sa (p. 200) Grâce avait des prétentions toutes particulières à l'habileté en matière de finances et y attachait infiniment plus de prix qu'à ses talents militaires. Ils partirent le soir même en compagnie d'Ouvrard qui les devança et arriva en courrier.
Quoique le secret fût essentiel, j'étais au courant de ce qui se passait et bien heureuse comme on peut croire, d'autant que Pozzo m'annonçait les dispositions du duc excellentes et qu'on ne semblait avoir aucun autre obstacle à vaincre. Aussi c'était avec une satisfaction que je dissimulais de mon mieux, que j'entendais chaque jour [discuter] sur l'absurde crédulité du cabinet qui avait eu la folle idée de pouvoir faire un emprunt. Chacun avait connaissance d'un banquier, ou d'un agent de change, qui lui avait démontré la vanité d'un tel projet. Il est vrai qu'on en riait à la Bourse.
Deux heures après son arrivée à Paris, Ouvrard était chez moi. Il avait vu nos ministres; il avait vu le duc de Wellington; il avait vu Pozzo: il était radieux. Ce dernier ne tarda pas à nous rejoindre, enchanté de sa propre visite au duc. Je me rappelle que nous dînions en très petit comité chez monsieur Decazes; je laisse à penser si nous étions joyeux.
Le lendemain matin, je reçus un billet de Pozzo qui me disait de l'attendre afin de pouvoir écrire à Londres après l'avoir vu. Le duc l'avait envoyé chercher. Il entra chez moi la figure toute décomposée. Messieurs Baring et Labouchère étaient arrivés; rien n'était conclu; Ouvrard avait pris ses vœux pour des faits accomplis: ou il s'était trompé, ou il avait voulu tromper pour faire un coup de Bourse, ce dont il était bien capable. Mais enfin, loin que ces messieurs eussent consenti les arrangements qu'il avait apportés comme conclus, ils déclaraient n'avoir ni accepté, ni même discuté aucune proposition. Ils ne (p. 201) venaient que pour écouter ce qu'on leur demanderait. Ils avaient au moment même une conférence avec monsieur Corvetto; mais, d'après ce qu'ils avaient laissé entendre au duc des bases sur lesquelles ils consentiraient à traiter, elles étaient toutes différentes des paroles portées par Ouvrard et tellement onéreuses qu'il était presque aussi impossible de les accepter que de se passer d'un emprunt. La chute était profonde de notre joie de la veille. Je la sentis doublement et pour Paris et pour Londres.
C'était un grand déboire pour mon père qui semblait pris pour dupe. Je crois bien qu'Ouvrard avait joué tout le monde en réussissant avec beaucoup d'adresse à éviter des paroles explicites sur l'état de la négociation; mais, lui-même, je pense, s'était trompé dans ses propres finesses et avait espéré que ces messieurs, après leur démarche vis-à-vis du cabinet anglais et leur voyage à Paris, se trouveraient trop engagés pour reculer et accepteraient, ou à peu près, ses plans sur l'emprunt.
Je crois aussi que monsieur Baring, avec lequel il s'était principalement abouché à Londres et qui était bien plus facile en affaires que monsieur Labouchère, s'était montré plus disposé à la transaction telle qu'elle était offerte. Il est assez probable que, pendant le voyage qu'ils firent dans la même voiture, monsieur Labouchère n'avait pas employé inutilement son éloquence à engager son collègue à profiter des nécessités de la France pour lui imposer de plus rudes conditions.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que les trois conférences que mon père avait eues avec ces messieurs, en présence d'Ouvrard à la vérité, lui avaient laissé l'impression que les bases de la transaction étaient arrêtées. Cela était si peu exact que, lorsqu'ils sortirent du cabinet de monsieur Corvetto, le jour de leur arrivée à Paris, tout était rompu.
(p. 202) Je ne suivrai pas le détail de la manière dont la négociation fut renouée. Le duc de Wellington ne s'y épargna pas. Quand une fois on lui avait fait adopter une idée et qu'on parvenait à la lui persuader sienne, il la suivait avec persévérance. Pozzo excellait dans cet art, et c'est un des grands services qu'il a rendus à la France dans ces temps de douloureuse mémoire où notre sort dépendait des caprices d'un vieil enfant gâté.
Je me rappelle une circonstance où ce jeu eut lieu devant nous d'une façon assez plaisante. Monsieur de Barante, parlant à la tribune comme commissaire du Roi dans je ne sais quelle occasion, désigna l'armée d'occupation par l'épithète de cent cinquante mille garnisaires. L'expression était juste, mais le duc de Wellington fut courroucé à l'excès et on eut grand'peine à l'apaiser.
Peu de jours après, je dînai chez la maréchale Moreau avec une partie de nos ministres. Ils arrivèrent désolés. Il avait paru le matin une petite brochure intitulée La France et la Coalition, c'était le premier ouvrage d'un très jeune homme, Salvandy. Il était écrit avec un patriotisme plein de cœur et de talent, et tout franchement il appelait la nation aux armes contre les cent cinquante mille garnisaires.
On était en pleine négociation pour l'emprunt et pour la réduction de l'armée d'occupation. Pour réussir, il fallait maintenir la bonne humeur du duc et on redoutait l'effet que cette brochure allait produire sur lui. Le duc de Richelieu était consterné; monsieur Decazes partageait son inquiétude. Il avait la brochure dans sa poche; il en montra quelques phrases à Pozzo: elles lui parurent bien violentes.
«Cependant, dit-il, si le duc n'en a pas encore entendu parler, nous nous en tirerons.»
Après s'être fait attendre une heure, suivant son (p. 203) usage, le duc arriva avec son sourire impassible sur son ci-devant beau visage, et son: «Ah! oui! Ah! oui!» au service de tout le monde; c'était signe de bonne humeur.
Pozzo me dit: «Le duc ne sait rien.»
Puis, s'adressant au duc de Richelieu qui était à côté de moi:
«Soyez tranquille; je me charge de votre affaire.»
Il s'éloigna des ministres avec une sorte d'affectation, prit l'air très grognon, dit à peine un mot pendant le dîner et eut soin de laisser remarquer sa maussaderie.
À peine le café pris, il entraîna le duc sur un canapé et lui parla avec fureur de cette affreuse brochure et de la nécessité de se réunir pour en porter les plaintes les plus amères. Il n'y avait plus moyen de supporter de pareilles insolences, etc.
Le duc, tout épouffé de cette sortie, lui demanda des détails sur la brochure. Il lui en rapporta des phrases dont il eut soin d'envenimer les expressions. Le duc s'occupa à calmer les violences de l'ambassadeur, le pria de ne faire aucune démarche sans être entendu avec lui, promit de lire la brochure et lui donna rendez-vous pour le lendemain matin.
Pozzo vint reprendre son chapeau qui se trouvait près de moi et me dit:
«Prévenez-les que tout est accommodé», et partit sans avoir échangé une parole avec nos ministres.
Le duc, en revanche, se rapprocha d'eux et fit mille frais pour compenser la mauvaise humeur de son collègue de Russie. Le lendemain matin, Pozzo se rendit chez le duc. Celui-ci avait lu la brochure; sans doute elle était inconvenante, mais moins que le général Pozzo ne l'avait annoncé. Les phrases répétées la veille étaient moins offensantes, l'épithète la plus insultante ne s'y (p. 204) trouvait pas; puis c'était l'œuvre d'un tout jeune homme qui n'avait aucune importance personnelle; enfin la lecture n'avait pas excité la colère du duc autant que celle de Pozzo.
Celle-ci s'était un peu apaisée pendant la nuit. Il se laissa persuader par l'éloquence du duc et consentit à ne point faire d'éclat, d'autant qu'il avait appris que le gouvernement français était indigné et désolé de cette intempestive publication. Il fut donc convenu qu'on la tiendrait pour non avenue; tout au plus en ferait-on mention amiablement pour témoigner en avoir connaissance et n'en tenir aucun compte.
Nous nous amusâmes fort de cette espèce de proverbe. On comprend que Pozzo n'abusait pas de ces formes et qu'il en usait assez sobrement pour que le duc ne pût jamais se douter de l'empire qu'il exerçait sur lui.
Il ne faut pourtant pas croire que le duc de Wellington fût un homme nul. D'abord, il avait l'instinct de la guerre à un haut degré quoiqu'il en sût mal la théorie, et le jugement sain dans les grandes affaires quoique dépourvu de connaissances acquises. Avec peu de moralité dans quelques parties de sa conduite, il était éminemment loyal et franc, c'est-à-dire qu'il ne cherchait jamais à dissimuler sa pensée du jour, ni son engagement de la veille; mais une fantaisie suffisait pour faire changer sa volonté du tout au tout. C'était à combattre ses fréquents caprices, à empêcher qu'ils ne dirigeassent ses actions, que le général Pozzo s'employait habilement, et souvent avec succès. Le duc l'écoutait d'autant plus volontiers qu'il le savait dans sa dépendance par l'événement de 1815 dont j'ai déjà rendu compte.
Les négociations pour l'emprunt avaient été reprises et tout était conclu; on devait signer le lendemain. J'allai passer la soirée chez la duchesse d'Escars, aux Tuileries (p. 205) (son mari était premier maître d'hôtel). Je fus frappée, en arrivant, de voir un groupe nombreux au milieu du salon. Un homme y pérorait.
C'était un certain Rubichon, espèce de mauvais fou, qui avait fait des banqueroutes à peu près frauduleuses dans plusieurs contrées, mais qui n'en était pas moins l'oracle du parti ultra et le financier du pavillon de Marsan. Pour se mieux faire entendre, il était monté sur les barreaux d'une chaise et dominait la foule de la moitié de sa longue et maigre personne. Il prophétisait malheur au gouvernement du Roi, accumulait argument sur argument pour prouver le désordre des finances, l'impossibilité de payer l'impôt et la banqueroute immanquable avant quinze jours. Pour compléter le scandale de cette parade, dans le palais même du Roi et à la clarté des bougies qu'il payait, monsieur Rubichon avait pour auditeurs monsieur Baring et monsieur Labouchère.
Je remarquai en cette occasion l'attitude différente de ces deux hommes. Baring haussait les épaules et, au bout de peu d'instants, s'éloigna. Monsieur Labouchère écoutait avec une grande attention, hochait la tête, sa physionomie se rembrunissait et il éprouvait ou feignait de l'anxiété. Je sus que le lendemain, lorsqu'il s'agit de signer, il voulut faire valoir les inquiétudes de Rubichon pour aggraver les conditions; mais la franche loyauté de Baring s'y opposa, et il combattit lui-même les arguments de son associé.
Il n'en restait pas moins vrai que les plus intimes serviteurs du Roi avaient fait tout ce qui dépendait d'eux pour augmenter les embarras de la position. Ils continuèrent leurs manœuvres. Ils avaient, la veille, déclaré l'emprunt impossible à aucun taux; le lendemain, ils le trouvèrent trop onéreux; et, après avoir proclamé l'augmentation imminente de l'armée d'occupation qui devait, (p. 206) selon eux, s'emparer de nos places fortes, ils se plaignirent amèrement que la conclusion de l'emprunt n'amenât qu'une réduction de trente mille hommes. Voilà le langage des soi-disant amis.
L'opposition, de son côté, faisait des phrases sur ce qu'on ne devait pas expulser les étrangers avec de l'or mais avec du fer. C'étaient autant de nouveaux Camilles. Cela était assurément d'un fort beau patriotisme; mais, hélas! il y avait autour de nos frontières un million de Brennus tout prêts à leur répondre: Malheur aux vaincus!
À la Bourse, les mêmes gens, qui se riaient de pitié quand monsieur Corvetto avait annoncé le désir de faire un emprunt et le déclaraient impossible à aucun prix, se plaignaient de n'en être pas chargés et protestaient qu'ils l'auraient pris à des termes moins onéreux, de manière que ce succès inespéré fut tellement atténué par les haines de parti qu'il n'en resta presque rien au gouvernement du Roi.
J'en fus aussi surprise que désappointée. Depuis plusieurs mois, je voyais négocier cette affaire; je l'avais sue faite et manquée plusieurs fois. J'avais suivi les craintes et les espérances de tous ces bons esprits, de tous ces cœurs patriotiques. Je savais les insomnies qu'ils avaient éprouvées, les anxiétés avec lesquelles on avait attendu un courrier de Berlin..., un assentiment de Vienne.... Je voyais l'emprunt fait à un taux supportable par des capitalistes étrangers inspirant assez de confiance aux puissances pour qu'elles consentissent à des termes de payements qui le rendaient possible. Elles nous donnaient un témoignage immédiat de leur bonne foi en retirant trente mille hommes de l'armée d'occupation. Il était présumable, dès lors, que l'évacuation complète du territoire suivrait prochainement, et la suite l'a prouvé.
(p. 207) C'était assurément le plus beau succès qu'une administration, placée dans une position aussi difficile, pût obtenir; mais il lui fallait interroger sa propre conscience pour en jouir, car, amis et ennemis, tout le monde l'avait si bien escompté par avance que l'effet en fut fort atténué.
Le duc de Richelieu était un des hommes qui pouvait le mieux se replier sur son noble cœur et se trouver suffisamment payé par les services qu'il rendait. Je dis lui, particulièrement, parce que la confiance inspirée par sa loyauté avait contribué plus qu'aucune autre chose au succès de la négociation; mais ses collègues avaient partagé ses veilles et ses travaux; ils méritaient une part de reconnaissance si les nations savaient en avoir quand elles souffrent.
Pour moi, qui ne me piquais pas d'autant de philosophie, je fus indignée de cette ingratitude; Pozzo en rugissait.
Madame la duchesse de Berry. — La duchesse de Reggio. — Le mariage de mon frère avec mademoiselle Destillières est convenu. — Scène aux Tuileries. — Le Roi est malade. — Le Manuscrit de Sainte-Hélène. — Lectures chez mesdames de Duras et d'Escars. — Succès de cette publication apocryphe.
J'avais fait ma cour en arrivant, mais je n'avais pas vu madame la duchesse de Berry qu'un commencement de grossesse retenait chez elle. Je l'aperçus pour la première fois au bal chez le duc de Wellington; elle me parut infiniment mieux que je ne m'y attendais.
Sa taille, quoique petite, était agréable; ses bras, ses mains, son col, ses épaules d'une blancheur éclatante et d'une forme gracieuse; son teint beau et sa tête ornée d'une forêt de cheveux blond cendré admirables. Tout cela était porté par les deux plus petits pieds qu'on pût voir. Lorsqu'elle s'amusait ou qu'elle parlait et que sa physionomie s'animait, le défaut de ses yeux était peu sensible; je l'aurais à peine remarqué si je n'en avais pas été prévenue.
Son état l'empêchait de danser; mais elle se promena plusieurs fois dans le bal donnant le bras à son mari. Elle n'avait ni grâce, ni dignité.
Elle marchait mal et les pieds en dedans; mais ils étaient si jolis qu'on leur pardonnait, et son air d'excessive jeunesse dissimulait sa gaucherie. À tout prendre, je la trouvai bien. Son mari en paraissait fort occupé (p. 209) ainsi que Monsieur (le comte d'Artois) et madame la duchesse d'Angoulême. Quant à monsieur le duc d'Angoulême, il s'y trouvait si mal à son aise que, dès qu'il entrait dans un salon, sa seule pensée était le désir d'en sortir et qu'il n'y restait jamais plus d'un quart d'heure, se contentant de faire acte de présence quand cela était indispensable.
Madame la duchesse de Berry était arrivée en France complètement ignorante sur tout point. Elle savait à peine lire. On lui donna des maîtres. Elle aurait pu en profiter, car elle avait de l'esprit naturel et le sentiment des beaux-arts; mais personne ne lui parla raison, et, si on chercha à lui faire apprendre à écorcher un clavier ou à barbouiller une feuille de papier, on ne pensa guère, en revanche, à lui enseigner son métier de princesse.
Son mari s'amusait d'elle comme d'un enfant et se plaisait à la gâter. Le Roi ne s'en occupait pas sérieusement. Monsieur y portait sa facilité accoutumée. Madame la duchesse d'Angoulême, seule, aurait voulu la diriger, mais elle y mettait des formes acerbes et dominatrices.
Madame la duchesse de Berry commença par la craindre, et bientôt la détesta. Madame la duchesse d'Angoulême ne fut pas longtemps en reste sur ce sentiment que monsieur le duc de Berry combattit faiblement; car, tout en rendant justice aux vertus de sa belle-sœur, il n'avait aucun goût pour elle. Menant, d'ailleurs, une vie plus que légère, il ne se souciait pas de contrarier sa femme et lui soldait en complaisances les torts qu'il avait d'un autre côté.
C'était un bien mauvais calcul pour tous deux, car la petite princesse avait fini par devenir aussi exigeante que maussade. Son mari lui répétait sans cesse qu'elle ne (p. 210) devait faire que ce qui l'amusait et lui plaisait, ne se gêner pour personne et se moquer de ce qu'on en dirait. De toutes les leçons qu'on lui prodiguait, c'était celle dont elle profitait le plus volontiers et dont elle ne s'est guère écartée.
Il était curieux de lui voir tenir sa Cour, ricanant avec ses dames et n'adressant la parole à personne. Il n'y a pas de pensionnaire qui ne s'en fût mieux tirée, et pourtant, je le répète, il y avait de l'étoffe dans madame la duchesse de Berry. Une main habile en aurait pu tirer parti. Rien de ce qui l'entourait n'y était propre, excepté peut-être la duchesse de Reggio, sa dame d'honneur; mais elle n'avait aucun crédit. Cette nomination avait fait honneur au bon jugement de monsieur le duc de Berry et à la sagesse du Roi.
Madame la maréchale Oudinot, duchesse de Reggio, représentait le régime impérial à la nouvelle Cour d'une façon si convenable et si digne que personne n'osait se plaindre de la situation où on l'avait placée, quoique les charges de Cour excitassent particulièrement l'envie du parti royaliste qui les regardait comme sa propriété exclusive.
Il avait fallu à la duchesse beaucoup de tact et d'esprit pour fonder sa position dans un monde tout nouveau et tout hostile. Elle y avait réussi sans aucune assistance, car le maréchal Oudinot, brave soldat s'il en fut, ne savait que jouer, fumer, courir les petites filles et faire des dettes. Il fallait donc que sa femme eût de la considération pour deux et elle y réussissait. Ajoutons que le maréchal avait de grands enfants d'une première femme dont elle avait su se faire adorer.
Il aurait été bien heureux qu'elle prit de l'ascendant sur madame la duchesse de Berry; cela n'arriva pas. La duchesse de Reggio lui inspirait du respect; elle avait (p. 211) recours à elle pour réparer ses gaucheries, mais elle la gênait: elle n'avait pas de confiance en elle et, à proportion que sa conduite est devenue plus légère, elle s'en est éloignée davantage.
Je ne comptais rester que peu de semaines à Paris; un événement de famille m'y retint plus longtemps que je n'avais présumé. J'avais trouvé mon frère en grande coquetterie avec mademoiselle Destillières. Nous l'avions connue dans sa très petite enfance. Elle était ravissante et ma mère en raffolait. Il paraît que, dès lors, elle disait ne vouloir épouser que monsieur d'Osmond.
La mort de ses parents l'avait laissée héritière d'une immense fortune et maîtresse de son sort. Sa main était demandée par les premiers partis de France, et mon frère ne songeait point à se mettre sur les rangs; mais elle lui fit de telles avances qu'il en devint sincèrement épris et s'engagea, quoique avec réticence, dans le bataillon des prétendants. Elle ne l'y laissa pas longuement dans la foule. Au bout de peu de temps, elle l'autorisa à charger mon père de la demander en mariage, pour la forme, à son oncle qui était son tuteur mais dont elle ne dépendait en aucune façon.
Cet oncle s'était accoutumé à l'idée qu'elle resterait fille et qu'il continuerait à disposer de sa fortune. Ce sort lui paraissait assez doux pour en souhaiter la prolongation indéfinie. Ainsi, loin de combattre les répugnances de mademoiselle Destillières à accepter les partis qu'on lui avait jusqu'alors proposés, il cherchait à les accroître en lui faisant insinuer, par des personnes à sa dévotion, que sa santé, très délicate, lui rendait le célibat nécessaire.
Lors donc que la lettre officielle de mon père lui fut remise, par un ami commun, monsieur de Bongard articula très poliment un refus absolu et alla rendre compte (p. 212) à sa nièce de la demande et de la réponse, fondée, comme à l'ordinaire, sur ce qu'elle ne voulait pas se marier.
«Vous vous êtes trompé, mon oncle, je ne voulais pas épouser les autres; mais je veux épouser monsieur d'Osmond.»
Monsieur de Bongard pensa tomber à la renverse. Il fallut bien reprendre ses paroles, mais tous ses soins furent employés à retarder le mariage. Soit qu'il se flattât de quelque circonstance qui pût le faire rompre, soit qu'il eût besoin d'un long intervalle pour régulariser l'illégalité de la gestion de sa tutelle, portée à un point fabuleux autant, je crois, par incurie que par malversation, il épuisait tous les prétextes pour gagner du temps.
Les jeunes gens, en revanche, étaient très pressés et me demandaient de rester de jour en jour, prétendant que mon départ fournirait un argument de plus à monsieur de Bongard pour éloigner la noce. Il en vint pourtant à ses fins, car le mariage, arrangé au mois de février et qui devait, s'accomplir le premier, le dix, le vingt de chaque mois, n'eut lieu qu'en décembre.
Quoique le mariage de mademoiselle Destillières fût de toutes les nouvelles du jour celle qui m'intéressait le plus, je m'occupais encore cependant des événements publics; et je fus très consternée, un matin, en apprenant que le roi Louis XVIII était très mal. Il donna de vives inquiétudes pendant un moment.
La loi d'élection se discutait à la Chambre des députés. Les princes étaient en opposition directe au gouvernement, car alors le cabinet était composé de gens raisonnables. Monsieur le duc de Berry ameutait contre la loi et, dans une soirée chez lui, cabala tout ouvertement pour grossir l'opposition. Le Roi en fut informé, le fit appeler, et le tança vertement.
(p. 213) Monsieur le duc de Berry se plaignit à son père et à sa belle-sœur. Ils mirent en commun leurs griefs, s'échauffèrent les uns les autres, et enfin, le soir après le dîner, Monsieur, portant la parole, les exposa durement au Roi. Le Roi répondit vivement. Madame et le duc de Berry s'en mêlèrent; la querelle s'exalta à tel point que Monsieur dit qu'il quitterait la Cour avec ses enfants.
Le Roi répondit qu'il y avait des forteresses pour les princes rebelles. Monsieur répliqua que la charte n'admettait pas de prison d'État (car cette pauvre charte est invoquée par ceux qui l'aiment le moins) et on se quitta sur ces termes amicaux. Monsieur le duc d'Angoulême avait seul gardé un complet silence. Le respect dû au père rachetait en lui le respect dû au Roi, de façon qu'il se serait fait scrupule de donner tort ou raison à aucun des deux.
La colère une fois passée, tous furent fâchés de la violence des paroles. Le pauvre Roi pleurait le soir en en parlant à ses ministres; mais cette scène l'avait tellement éprouvé qu'elle avait arrêté la digestion de son dîner. La goutte dans l'estomac s'y ajouta; il pensa étouffer dans la nuit et, pendant plusieurs jours consécutifs, il fut assez mal.
Ce fut une occasion pour sa famille de lui témoigner une affection à laquelle il feignait de croire pour acquérir un peu de repos, mais dont il faisait peu d'état. Le public savait aussi bien que le Roi l'opposition des princes; et la plaisanterie du moment était d'appeler les boules noires mises au scrutin les prunes de Monsieur.
Je m'applique à ne point parler des événements connus sur lesquels je ne sais aucun détail particulier. Ainsi je ne dirai rien de la représentation de Germanicus, tragédie de monsieur Arnault, alors proscrit de France, (p. 214) qui exalta au dernier degré les passions des partis impérialiste et royaliste.
Les sages précautions prises par l'autorité pour empêcher une collision entre les jeunes gens de l'ancienne armée et les gardes du corps leur parurent à tous entachées de partialité, et les deux partis se proclamèrent lésés et persécutés par l'autorité. On pourrait peut-être en conclure qu'elle avait été seulement sage et paternelle; mais les hommes, quand ils sont animés par la passion, ne jugent pas si froidement et la fermentation était restée grande.
C'est dans ce moment que je reçus de Londres le premier exemplaire du Manuscrit de Sainte-Hélène. Je le lus avec un extrême intérêt; mais je me rappelle avoir mandé à ma mère qu'il arrivait trop à propos et répondait trop bien aux passions du moment pour me permettre de croire à son authenticité. C'était le manifeste du parti bonapartiste tel qu'il existait en ce moment à Paris, et il était presque impossible de penser que, tracé au delà de l'Atlantique, il pût arriver précisément à l'instant opportun. Au reste, il me parut tellement propre à servir de mèche que je ne voulus prendre aucune part à faciliter l'explosion. Ce livre, renfermé sous clef, ne sortit pas de chez moi et je n'en soufflai mot.
Le surlendemain, madame de Duras me demanda si mes lettres de Londres parlaient d'un écrit de l'Empereur. Je répondis hardiment que non. Au bout d'une dizaine de jours, je reçus un petit billet d'elle pour me recommander de ne pas manquer à venir passer la soirée chez elle. J'y trouvai une cinquantaine de personnes réunies, la table, les bougies, le verre d'eau sucrée de rigueur pour le lecteur; on allait commencer. Quoi? le Manuscrit de Sainte-Hélène! La même représentation se renouvela le lendemain chez la duchesse d'Escars.
(p. 215) Pendant ces soirées, j'étais poursuivie d'une idée que je ne pouvais chasser. Je voyais Bonaparte apprenant que, chez le maréchal Duroc, une troupe de chambellans et de dames du palais étaient réunis pour entendre et se passionner du récit bien pathétique de l'expulsion de Louis XVIII de Mitau, des gardes du corps pleurant sur ses mains, de Madame leur distribuant ses diamants pour les empêcher de mourir de faim, de leur vieux Roi les bénissant, de l'abbé Marie quittant volontairement un monde où l'injustice seule triomphait, etc., et toute la société impérialiste, émue jusqu'aux larmes, surprise par l'entrée de l'Empereur au milieu d'elle!
Quelles auraient été ses frayeurs! Comme Vincennes aurait été peuplé le lendemain! Au reste, personne ne s'y serait risqué. Grâce au ciel, et honneur en soit rendu à la Restauration, la lecture, chez les dames que je viens de citer, pouvait être déplacée, inconvenante, dangereuse même pour le pays; mais elle ne pouvait troubler la sécurité de ceux qui y assistaient.
Jamais aucune publication, de mon temps, n'a fait autant d'effet. Il n'était plus permis d'élever un doute sur son authenticité, et, plus on avait approché l'Empereur, plus on soutenait l'ouvrage de lui.
Monsieur de Fontanes reconnaissait chaque phrase. Monsieur Molé entendait le son de sa voix disant ces mêmes paroles. Monsieur de Talleyrand le voyait les écrire. Le maréchal Marmont retrouvait des expressions de leur mutuelle jeunesse dont lui seul avait pu se servir, etc. Et tous et chacun étaient électrisés par cette émanation directe du grand homme.
Je finis par me laisser persuader, tout en conservant mon étonnement de l'à-propos de la publication: tant de gens plus compétents affirmaient reconnaître l'auteur qu'il y aurait eu de l'obstination à en douter.
(p. 216) Je restais persuadée de l'inopportunité de ces lectures. Toutefois, les gens qui s'y prêtaient étaient de nature à lever tous les scrupules que j'avais conçus.
Je possédais deux exemplaires de la brochure, et je trouvai qu'il n'y avait plus que de la désobligeance à les tenir enfermés. Je les prêtai donc et ne tardai pas à m'en repentir, car chaque matin je recevais vingt billets qui me les demandaient. On se faisait inscrire à tour de rôle pour les obtenir.
Aucune mystification n'a eu un succès plus complet ni plus utile à un parti. La semi-publicité ajoutait tout le prix de la mode et du fruit défendu à un ouvrage devenu une sorte de manifeste; et les lectures faites en commun, appelant cette espèce d'électricité que les hommes réunis exercent les uns sur les autres, le rendaient d'autant plus propre à exciter toutes les passions. Je n'ai jamais assisté à une de ces représentations dans une société impérialiste; mais, à en juger par l'effet qu'elles faisaient dans nos salons bourbonniens, on peut supposer qu'elles remuaient profondément les âmes, exaltaient toutes les haines et tous les regrets.
Le manuscrit de Sainte-Hélène restera au moins fameux dans les cabinets des bibliophiles comme contrefaçon. Il est de monsieur Bertrand de Novion qui n'a aucune autre réputation littéraire, n'a jamais vu l'Empereur de près et n'a eu de rapports avec lui que pendant les Cent-Jours.
Je sais bien que, depuis que l'auteur est connu, on a beaucoup dit qu'il était impossible de s'y méprendre; mais, au moment où cette brochure parut, il était encore plus impossible d'élever un doute sans se faire lapider.
(Note de 1841).—Après avoir profité vingt-cinq ans du succès de cette publication et en avoir même reçu le (p. 217) salaire, monsieur Bertrand de Novion vient d'en restituer l'honneur à son véritable auteur, monsieur de Châteauvieux. J'avais eu révélation de son nom dans le temps; mais les habitudes, les relations, les opinions de monsieur de Châteauvieux, toutes hostiles à l'Empire, m'avaient éloignée d'y attacher aucune importance. Il faut son assertion, la reproduction du manuscrit écrit de sa main et l'aveu de monsieur Bertrand de Novion pour y croire à l'heure qu'il est.
Monsieur de Villèle. — Intrigue de Cour pour ramener monsieur de Blacas. — La duchesse de Narbonne. — Martin et la sœur Récolette. — Arrivée de monsieur de Blacas. — Déjeuner aux Tuileries. — La petite chienne de Madame. — Sagesse de monsieur le duc d'Angoulême. — Agitation des courtisans. — Trouble de monsieur Molé. — Bonne contenance de monsieur Decazes. — Délais multipliés de monsieur de Blacas. — Il est congédié par le Roi.
L'exaltation des bonapartistes, loin de calmer, servait même de stimulant à celle des ultras. Ils accusaient la longanimité du Roi et la modération du ministère. Selon eux, de sévères répressions, des procès, des condamnations, des échafauds, mais surtout des destitutions auraient assis la Restauration sur des bases bien autrement solides.
Monsieur de Chateaubriand avait, depuis longtemps, fait paraître sa Monarchie selon la charte ou il ne demandait que sept hommes dévoués par département, au nombre desquels il plaçait le grand prévôt, et la liberté de la presse avec la peine de mort largement affectée à ses délits. Ces concessions paraissaient encore trop libérales aux ultras, et il était obligé de modifier ses doctrines pour rester un de leurs chefs. À plus petit bruit, il s'en élevait un autre bien moins brillant mais plus habile, monsieur de Villèle.
Son humble origine, ses formes vulgaires, sa tournure hétéroclite, sa voix nasillarde le tenaient encore éloigné (p. 219) des salons; mais il commençait à avoir une grande influence à la Chambre des députés et à grouper autour de lui le bataillon de l'opposition ultra. Toutefois, la Cour n'était pas d'humeur à attendre les résultats des manœuvres constitutionnelles et elle en prépara une pour son compte.
Depuis le mariage de madame la duchesse d'Angoulême, madame de Sérent et ses deux filles, les duchesses de Damas et de Narbonne, étaient restées constamment auprès d'elle. Madame de Narbonne avait tout l'esprit que sa sœur croyait posséder. Le roi Louis XVIII n'avait pas manqué de saisir la différence qui existait entre le prétentieux bel esprit de madame de Damas et la distinction de bon aloi de madame de Narbonne. Il avait pris à Hartwell l'habitude de causer assez confidentiellement avec cette dernière. Il aimait la société des femmes spirituelles; madame de Balbi lui en avait donné le goût.
Les deux sœurs étaient, quoique à des degrés différents, liées avec monsieur de Blacas. Son absence affligeait l'une et déplaisait à l'autre qui se voyait privée du crédit qu'elle exerçait pendant son ministère. Tant que monsieur de Blacas avait été tout-puissant près du Roi, Monsieur et Madame l'avaient en horreur. Son expulsion les avait charmés. Mais mal passé n'est que songe; on détestait encore plus les ministres présents.
Le favoritisme du bourgeois et impérialiste Decazes fit regretter le noble et émigré Blacas. Avec celui-là du moins, on s'entendait sur bien des points et la langue était commune. Madame de Narbonne n'eut donc pas grand'peine à faire reconnaître aux princes qu'ils avaient beaucoup perdu au change. Restait à ramener le Roi à ses anciennes préférences; elle entreprit de l'accomplir.
Louis XVIII, homme du temps de sa jeunesse, était, en (p. 220) matière de religion, philosophe du dix-huitième siècle. Les pratiques auxquelles il s'astreignait très exactement n'étaient pour lui que de pure étiquette. Toutefois, malgré son scepticisme établi, il ne manquait pas d'une sorte de superstition. Il croyait, assez volontiers, que, si le bon Dieu existait et qu'il s'occupât de quelque chose, ce devait être sans aucun doute du chef de la maison de Bourbon.
Madame de Narbonne profita de l'accès qu'elle avait auprès de lui pour lui parler d'une certaine sœur Marthe, religieuse, et d'un cultivateur des environs de Paris, nommé Martin, qui, tous deux, avaient des visions tellement étranges par leur importance et leur similitude qu'elle se faisait un devoir d'en avertir le Roi.
Déjà, selon elle, toutes les consciences timorées étaient bouleversées par ces dénonciations de l'abîme vers lequel on s'avançait. Elle revint plusieurs fois à la charge; le Roi consentit à voir la sœur Marthe. Bien stylée, probablement par les entours immédiats du Roi, elle lui fit des révélations intimes sur son passé, et parla comme il le fallait, pour le présent et l'avenir. Le Roi fut ébranlé.
Madame de Narbonne manda à monsieur de Blacas, alors ambassadeur à Rome, de venir sur-le-champ n'importe sous quel prétexte; elle était autorisée à lui promettre l'appui des princes et elle ne doutait pas de son succès auprès du Roi.
En conséquence, un beau matin un valet de chambre du Roi, très dévoué à monsieur de Blacas, remit à Sa Majesté, en entrant dans sa chambre, un billet de monsieur de Blacas. Ne pouvant plus résister au besoin de son cœur, il était arrivé à Paris uniquement pour voir le Roi, le regarder, entendre sa voix, se prosterner à ses pieds et repartir, ayant fait provision de bonheur pour quelques mois.
(p. 221) Monsieur de Blacas avait trop spéculé sur la faiblesse qu'il connaissait à Louis XVIII du besoin d'être aimé pour lui-même. Le Roi répondit sèchement et verbalement:
«Je ne reçois les ambassadeurs que conduits par le ministre des affaires étrangères.»
Monsieur de Blacas se trouva donc forcé d'aller d'abord chez le duc de Richelieu. Fort étonné de voir entrer un ambassadeur qu'il croyait à Rome, il ne douta pas que Louis XVIII ne l'eût mandé. Il lui demanda s'il avait vu le Roi.
«Mais non, reprit monsieur de Blacas, vous pensez bien que je ne m'y serais pas présenté sans vous.»
Cette déférence inattendue parut singulière au duc qui, malgré toute sa loyauté, démêlait bien une intrigue au fond de ce retour inopiné. Il fut confirmé dans cette opinion lorsqu'en arrivant le Roi ne témoigna aucune surprise de voir monsieur de Blacas, et la froideur qu'il lui montra ne lui parut qu'un jeu concerté entre eux. Monsieur de Blacas, en jugea autrement, et comprit, dès lors, qu'il avait été mal conseillé.
Le Roi dînait toujours exclusivement avec la famille royale; mais les déjeuners se passaient plus sociablement aux Tuileries, hormis pour Monsieur qui prenait seul, chez lui, sa tasse de chocolat. Monsieur le duc d'Angoulême déjeunait avec son service du jour, le duc de Damas et le duc de Guiche. Monsieur le duc de Berry ajoutait aux personnes de sa maison celles de sa familiarité et souvent même faisait des invitations de politesse.
Le Roi avait tous les matins une table de vingt couverts. En outre du service du jour, les grandes charges de la maison y assistaient quand elles voulaient, toujours sans invitation. Madame la duchesse d'Angoulême, accompagnée de la dame de service, déjeunait chez son oncle. (p. 222) Messieurs de Richelieu et de Blacas avaient le droit de s'asseoir à cette table, en leur qualité, de premier gentilhomme de la chambre et de premier maître de la garde-robe; car, comme ministre et ambassadeur, ils n'y auraient pas été admis, et le Roi aurait passé dans la salle à manger sans leur dire de le suivre.
Leur audience avait eu lieu peu avant l'heure du déjeuner; ils accompagnaient le Roi lorsqu'il entra dans le salon où les convives se trouvaient assemblés. La surprise égala le malaise en voyant monsieur de Blacas qu'on croyait à Rome. On cherchait à lire sur la figure du Roi l'accueil qu'il lui fallait faire, mais sa physionomie était impassible. La présence de monsieur de Richelieu gênait aussi ceux qui auraient voulu montrer les espérances que peut-être ils ressentaient.
Tout le monde, selon l'usage, était réuni lorsque Madame arriva précédée d'une petite chienne que monsieur de Blacas lui avait autrefois donnée; celle-ci sauta autour de son ancien protecteur et le combla de caresses.
«Cette pauvre Thisbé, dit le Roi, je lui sais gré de si bien vous reconnaître.»
Le duc d'Havré se pencha à l'oreille de son voisin et lui dit:
«Il faut faire comme Thisbé, il n'y a pas à hésiter.»
Et monsieur de Blacas fut entouré des plus affectueuses démonstrations. Madame ne montra pas plus de surprise que le Roi, mais accueillit monsieur de Blacas avec grande bienveillance. Il y a à parier qu'elle n'ignorait pas l'intrigue qui se manœuvrait.
Monsieur le duc d'Angoulême déjeunait plus tard que le Roi, et la princesse en sortant de chez son oncle venait toujours assister à la fin de son repas où elle mangeait, toute l'année, une ou deux grappes de raisin.
(p. 223) Ce jour-là elle raconta l'arrivée de monsieur de Blacas. «Tant pis», répondit sèchement monsieur le duc d'Angoulême. Elle ne répliqua pas. Mon frère, qui, en sa qualité d'aide de camp, déjeunait chez son prince, fut frappé de l'idée qu'il y avait dissidence dans le royal ménage sur cet événement.
Au reste, cela arrivait très habituellement. Monsieur le duc d'Angoulême rendait une espèce de culte à sa femme qui avait pour lui la plus tendre affection, mais ils ne s'entendaient pas en politique. Sous ce rapport, Madame était bien plus en sympathie avec Monsieur, et ni l'un ni l'autre n'exerçaient d'influence sur monsieur le duc d'Angoulême.
Lorsque Madame commençait une de ses diatribes d'ultra-royalisme, il l'arrêtait tout court:
«Ma chère princesse (c'est ainsi qu'il l'appelait) ne parlons pas de cela; nous ne pouvons nous entendre ni nous persuader réciproquement.»
Aussi toutes les intrigues du parti s'arrêtaient-elles devant la sagesse de monsieur le duc d'Angoulême qui refusait constamment de témoigner aucune opposition au gouvernement du Roi. Elles trouvaient, en revanche, des auxiliaires bien actifs dans les autres princes et leurs entours, y compris ceux du Roi.
La nouvelle de l'arrivée de monsieur de Blacas fit grand bruit, comme on peut penser. Je sus promptement le peu d'étonnement témoigné par le Roi, l'histoire de Thisbé et le tant pis de monsieur le duc d'Angoulême. Selon le parti auquel on appartenait, on brodait le fond de diverses couleurs.
Les courtisans avaient remarqué qu'après le déjeuner monsieur de Blacas ayant parlé bas au Roi, il avait répondu tout haut de sa voix sévère:
«C'est de droit, vous n'avez pas besoin de permission.»
(p. 224) On sut qu'il s'agissait de s'installer dans l'appartement du premier maître de la garde-robe aux Tuileries. Cet appartement, arrangé pour monsieur de Blacas dans le plus fort de sa faveur, communiquait avec celui du Roi par l'intérieur.
On se rappela que le major général de la garde y avait été logé provisoirement pendant qu'on travaillait à son appartement, mais que les réparations avaient été poussées avec un redoublement d'activité depuis quelque temps; et que, deux jours avant, il avait pu s'installer [chez lui] et laisser libre l'appartement de monsieur de Blacas. J'avoue que cette circonstance, de la facilité des communications, me parut grave. La franchise du monarque n'était pas assez bien établie pour que la froideur de la réception semblât tout à fait rassurante.
Monsieur de Blacas affecta de passer la matinée tout entière au Salon du Louvre où il y avait alors exposition de tableaux; il ne parla pas d'autre chose pendant le dîner chez le duc d'Escars. Il jeta en avant quelques phrases qui indiquaient le projet d'un prompt départ pour Rome.
Très anxieuse de savoir ce qui se passait, j'allai le soir chez monsieur Decazes. Le même sentiment y avait amené quelques personnes, la malice quelques autres, la curiosité encore davantage, si bien qu'il y avait foule. Tous les esprits y paraissaient fort agités, hormis celui du maître de la maison. Lui semblait dans son assiette naturelle.
Je n'en pourrais dire autant de monsieur Molé, alors ministre de la marine; il était dans un trouble impossible à dissimuler. Je le vois encore assis sur un petit sopha, dans le recoin d'une cheminée, et avançant un écran sous prétexte de se défendre de la lumière, mais évidemment pour éviter les regards à sa figure renversée.
Ordinairement monsieur Decazes n'allait pas faire sa (p. 225) visite quotidienne au Roi les jours de ses réceptions; cette fois il s'échappa de son salon. Peu après, quelqu'un (monsieur de Boisgelin, je crois), arrivant de l'ordre, me raconta que monsieur de Blacas, reprenant ses anciennes habitudes, avait suivi le Roi dans son intérieur lorsqu'il y était rentré.
L'absence du ministre de la police ne fut pas longue; son attitude était parfaitement calme au retour; et je fis la remarque qu'avec moins d'esprit de conversation et bien moins d'élégance de formes que monsieur Molé il avait, dans cette occasion, beaucoup plus le maintien d'un homme d'État. Le monde s'étant écoulé, je m'approchai de lui et je lui dis:
«Que dois-je mander demain à mon père? le courrier part.
—Que je suis son plus dévoué serviteur, aussi bien que le vôtre.
—Vous savez bien que ce n'est pas vaine curiosité qui me fait faire cette demande. Les gazettes ultras vont entonner la trompette; répondez-moi sérieusement ce qu'il convient de dire à l'ambassadeur.
—Hé bien, sérieusement, mandez-lui que monsieur de Blacas est arrivé aujourd'hui vendredi de Rome à Paris et qu'il repartira jeudi de Paris pour Rome.
—Jeudi! et pourquoi pas demain?
—Parce que ce serait faire un événement de ce voyage et qu'il vaut infiniment mieux qu'il reste un ridicule.
—Je comprends la force de cet argument, mais ne craignez-vous pas de voir prolonger la facilité de ces communications entre les deux appartements?
—Je ne crains rien; faites comme moi.»
Et il accompagna ces derniers mots d'un sourire pas mal arrogant. J'avoue que j'étais loin de partager sa (p. 226) sécurité, connaissant la faiblesse du Roi et la cabale qui l'entourait. Toutefois, monsieur Decazes avait raison. Le Roi était capable d'intriguer contre ses ministres, mais il se serait fait scrupule de faire infidélité à ses favoris. Toutes les fois qu'ils lui ont été enlevés, c'est par force majeure et jamais il n'en avait été complice.
Au déjeuner du lendemain, le Roi affecta de parler du désir qu'il avait que le temps s'adoucît pour rendre le retour de monsieur de Blacas [plus agréable]. Au moment où on allait se séparer, il lui dit tout haut:
«Comte de Blacas, si vous avez à me parler ce soir, venez avant l'ordre; après, c'est l'heure du ministre de la police.»
Or, la famille royale quittait le Roi à huit heures; l'ordre était à huit heures un quart, ainsi le tête-à-tête ne pouvait se prolonger d'une façon bien intime.
Monsieur de Blacas s'inclina profondément, mais on sentit le coup et, dans ce moment, Thisbé l'aurait caressé sans trouver d'imitateurs. Néanmoins le parti dit du pavillon de Marsan, toujours prompt à se flatter, affirmait et croyait peut-être qu'il y avait un dessous de carte, que les froideurs n'étaient qu'apparentes, qu'une faveur intime en dédommageait et ferait prochainement explosion.
Je le croyais un peu, et surtout lorsque, la veille du jour fixé pour son départ, monsieur de Blacas se déclara malade. Il garda sa chambre quarante-huit heures, puis reparut avec une extinction de voix qui ne permettait pas d'entreprendre un grand voyage. Il gagna une dizaine de jours par divers prétextes. Le dernier qu'il employa fut le désir d'accompagner le Roi dans la promenade du 3 mai, anniversaire de son entrée à Paris. Il parcourait les rues en calèche, sous la seule escorte de la garde nationale; cela plaisait à la population.
(p. 227) Monsieur de Blacas espérait que le droit de sa charge le placerait dans la voiture du Roi; mais celui-ci fit un grand travail d'étiquette pour lui enlever cette satisfaction. Je ne me rappelle plus quelle en fut la manœuvre, mais monsieur de Blacas ne figura que dans une voiture de suite. En rentrant, le Roi s'arrêta à la porte de son appartement, et, la tenant lui-même ouverte, ce qui était sans exemple, il dit bien haut:
«Adieu, mon cher Blacas, bon voyage, ne vous fatiguez pas en allant trop vite; je recevrai avec plaisir de vos nouvelles de Rome.»
Et pan, il frappa la porte à la figure du comte qui s'apprêtait à le suivre. Monsieur de Blacas, très déconcerté de la brièveté de ce congé amical, partit le soir.
Le résultat de ce voyage fut de faire nommer un ministre de la maison du Roi. Sans en être précisément titulaire, monsieur de Blacas en touchait les appointements, en conservait le patronage; et la charge était faite par un homme à sa dévotion, monsieur de Pradel. En revanche, quelque temps après, il fut fait duc et premier gentilhomme de la chambre.
L'intrigue ayant manqué, on ne s'occupa plus alors de Martin, d'autant que le Roi l'avait fait remettre entre les mains de monsieur Decazes. Il passa quelques semaines à Charenton sans que les médecins osassent affirmer dans son exaltation un état de folie constatée.
On le renvoya dans son village d'où la Congrégation l'a évoqué plusieurs fois depuis. Une de ses principales visions portait sur l'existence de Louis XVII dont, de temps en temps, on voulait effrayer la famille royale. Il à été question de lui pour la dernière fois pendant le séjour de Charles X à Rambouillet, en 1830.
(p. 228) Je ne sais si ce fut tout à fait volontairement que la duchesse de Narbonne alla rejoindre son mari qu'elle avait fait nommer ambassadeur à Naples. Le rôle actif qu'elle venait de jouer dans cette intrigue Blacas avait déplu au Roi, plus encore à monsieur Decazes; et, quoiqu'il n'y eût plus d'exil sous le régime de la Charte, on sut généralement qu'elle avait reçu l'ordre de ne point paraître à la Cour et le conseil de s'éloigner.
Faveur de monsieur Decazes. — Son genre de flatterie. — Affaires de Lyon. — Le duc de Raguse apaise les esprits. — Discours de monsieur Laffitte. — Monsieur le duc d'Orléans revient à Paris. — Histoire inventée sur ma mère. — Ma colère. — Arrivée de toute la famille d'Orléans. — Déjeuner au Palais-Royal. — Calomnies absurdes.
Le favoritisme de monsieur Decazes se trouva mieux établi que jamais. Le Roi ne voyait que par ses yeux, n'entendait que par ses oreilles, n'agissait que par sa volonté.
Les souverains ne se gouvernent guère que par la flatterie. Louis XVIII était trop accoutumé à celles des courtisans d'origine pour y prendre grand goût; il en avait besoin pour lui servir d'atmosphère et y respirer à l'aise, mais elles ne suffisaient pas à son imagination.
Sa fantaisie était d'être aimé pour lui-même; c'était le moyen employé par tous les favoris précédents, excepté par madame de Balbi, je crois, qui se contentait de se laisser adorer et ne se piquait que d'être aimable et d'amuser, sans feindre un grand sentiment.
Monsieur Decazes inventa un nouveau moyen de soutenir sa faveur; il se représenta comme l'ouvrage du Roi, non seulement socialement mais politiquement. Il feignit d'être son élève bien plus que son ministre. Il passait des heures à se faire endoctriner par lui. Il apprenait, sous son royal professeur, les langues anciennes aussi (p. 230) bien que les modernes, le droit, la diplomatie, l'histoire et surtout la littérature.
L'élève était d'autant plus perspicace qu'il savait mieux que le maître ce qu'on lui enseignait; mais son étonnement de tout ce qu'on lui découvrait dans les sciences et les lettres ne tarissait jamais et ne cédait qu'à la reconnaissance qu'il éprouvait. De son côté, le Roi s'attachait chaque jour davantage à ce brillant écolier qui, à la fin de la classe, lui faisait signer et approuver tout le contenu de son portefeuille ministériel; après avoir bien persuadé à S. M. T. C. que d'elle seule en émanaient toutes les volontés.
L'espèce de sentiment que le Roi portait à monsieur Decazes s'exprimait par les appellations qu'il lui donnait. Il le nommait habituellement mon enfant, et les dernières années de sa faveur mon fils. Monsieur Decazes aurait peut-être supporté cette élévation, sans en avoir la tête trop tournée, s'il n'avait été excité par les impertinences des courtisans. Le besoin de rendre insolence pour insolence lui avait fait prendre des formes hautaines et désobligeantes qui, jointes à sa légèreté et à sa distraction, lui ont fait plus d'ennemis qu'il n'en méritait.
On signala vers ce temps une conspiration à Lyon qui donna de vives inquiétudes. L'agitation était notoire dans la ville et les environs, et les désordres imminents. On y envoya le maréchal Marmont muni de grands pouvoirs. Les royalistes l'ont accusé d'avoir montré trop de condescendance pour les bonapartistes. Je n'en sais pas les détails. En tout cas, il souffla sur ce fantôme de conspiration; car, trois jours après son arrivée, tout était rentré dans la tranquillité et il n'en fut plus question.
Les troubles mieux constatés de Grenoble avaient rapporté l'année précédente de si grands avantages au général Donnadieu que les autorités de Lyon furent soupçonnées (p. 231) d'avoir fomenté les désordres pour obtenir de semblables récompenses. La réputation du généra Canuel rendait cette grave accusation possible à croire; il pouvait aspirer à se montrer digne émule du général Donnadieu. Le préfet de police, homme peu estimé, s'était réuni à lui pour entourer et épouvanter monsieur de Chabrol, préfet du département, qui n'agissait plus que sous leur bon plaisir.
La vérité sur la conspiration de Lyon est restée un problème historique. Les uns l'ont complètement niée; les autres l'ont montrée tout à fait flagrante. Probablement ni les uns ni les autres n'ont complètement raison. Les opinions toujours vives dans cette ville, et encore exaltées depuis les Cent-Jours, étaient disposées à faire explosion. Quelques excitations des chefs de parti, ou quelques gaucheries de l'administration, pouvaient également amener des catastrophes. Dans cette occasion, elles furent conjurées par la présence du maréchal.
Il recueillit pour salaire l'animadversion des deux partis et même le mécontentement du gouvernement. Il le mérita un peu par la publicité intempestive qu'il laissa donner aux événements dont il avait été témoin, en rejetant tout le blâme sur l'administration. Il crut même devoir personnellement certifier de leur exactitude. Au reste, j'étais absente lorsque cela eut lieu; je ne sais qu'en gros les circonstances de cet événement.
Les généraux Donnadieu, Canuel et surtout Dupont, qui ont été triés sur le volet par la Restauration comme gens de haute confiance, étaient sous l'Empire très peu considérés. Leur faveur a toujours fait un fort mauvais effet dans l'armée.
Les négociations pour le retour de monsieur le duc d'Orléans avaient réussi; le prince était venu seul tâter le terrain. Cette course avait été assez mal préparée par un (p. 232) discours d'un député de l'opposition, monsieur Laffitte, où il avait fait entrer très inconvenablement le nom de Guillaume III d'Orange, de manière à soulever les clameurs de tout le parti royaliste.
Malheureusement, monsieur le duc d'Orléans s'était déjà annoncé et il y aurait eu encore plus d'inconvénient à reculer devant ces cris qu'à les braver. Il arriva donc. Le Roi le reçut avec sa maussaderie accoutumée, madame la dauphine poliment, Monsieur et ses deux fils amicalement et madame la duchesse de Berry, qui se souvenait de Palerme et ne l'avait pas vu depuis son mariage, avec une joie et une affection (l'appelant mon cher oncle à chaque instant) qui la firent gronder dans son intérieur.
Elle pleura beaucoup à la suite de cette visite et, depuis, ses façons ont tout à fait changé avec le prince qu'elle n'a plus appelé que: Monseigneur. Elle avait toujours conservé le ma tante pour madame la duchesse d'Orléans.
La conduite toute simple du prince fit tomber les mauvais bruits qui ne trouvaient nulle part plus d'écho que chez la duchesse sa mère. Son entourage était bruyamment hostile et elle était trop faible pour s'y opposer, ou trop sotte pour s'en apercevoir.
À mon retour d'Angleterre, j'avais été lui faire ma cour, et, parce que j'avais cherché à la distraire des inquiétudes que lui causait la maladie de l'épagneul de monsieur de Follemont en lui parlant de ses petits-enfants que je venais de quitter à Twickenham, le noyau d'ultras qui formaient sa commensalité m'avait déclarée orléaniste et avait répandu ce bruit qui m'impatientait fort, non pour moi, j'étais de trop peu de conséquence, mais pour mon père.
Il importait aussi, dans l'intérêt de monsieur le duc (p. 233) d'Orléans, que l'impartialité de l'ambassadeur fût reconnue. Cette accusation tomba comme tant d'autres. Il n'y en avait pas de moins fondée, car, si monsieur le duc d'Orléans avait voulu lier quelque intrigue à cette époque en Angleterre, il aurait trouvé mon père très peu disposé à lui montrer la moindre indulgence.
Pendant le peu de jours que monsieur le duc d'Orléans passa à Paris, il vint deux fois chez moi. Quelque honorée que je fusse de ces visites, je craignais qu'elles ne fissent renouveler les propos de l'hiver, mais cela était usé.
La malveillance excitée au plus haut point par le succès obtenu par mon frère auprès de la jeune héritière, courtisée par beaucoup et enviée par tous, avait trouvé un autre texte.
Pensant probablement que la situation de mon père avait influé sur ce mariage, on raconta qu'à la suite d'une espèce d'orgie où ma mère s'était grisée avec le prince régent, il avait voulu prendre des libertés auxquelles elle avait répondu par un soufflet, que les autres femmes s'étaient levées de table; que le prince s'était plaint à notre Cour, que depuis ce temps mon père et ma mère n'étaient point sortis de chez eux et qu'ils allaient être remplacés à Londres.
Cette charmante anecdote, inventée et colportée à Paris, fut renvoyée à Londres. Quelques gazettes anglaises y firent allusion et il y eut recrudescence de cabale à Paris. Tous mes excellents amis venaient à tour de rôle me demander ce qui en était au juste ... sur quoi l'histoire était fondée ... quel était le canevas sur lequel on avait brodé, etc.; et, lorsque je répondais, conformément à la plus exacte vérité, qu'il n'y avait jamais eu que des politesses, des obligeances et des respects échangés entre le prince et ma mère et que rien n'avait pu donner lieu (p. 234) à cette étrange histoire, on faisait un petit sourire d'incrédulité qui me transportait de fureur. J'ai peu éprouvé d'indignation plus vive que dans cette occasion.
Ma mère était le modèle non seulement des vertus, mais des convenances et des bonnes manières. Inventer une pareille absurdité sur une femme de soixante ans, pour se venger d'un succès de son fils, m'a toujours paru une lâcheté dont, encore aujourd'hui, je ne parle pas de sang-froid.
Le prince régent fut d'une extrême bonté. Il rencontra mon père au Parc, le retint près de lui pendant toute sa promenade, s'arrêta longuement dans un groupe nombreux de seigneurs anglais à cheval et ne s'éloigna qu'après avoir donné un amical shake-hand à l'ambassadeur. Mon père s'expliqua ces faveurs inusitées en apprenant plus tard les sots bruits répandus à Paris et répétés obscurément à Londres.
Le dégoût que j'en éprouvais me donna un vif désir de m'éloigner. Le mariage de mon frère étant décidément reculé jusqu'à l'automne, je me décidai à retourner à Londres pour en attendre l'époque.
Pendant que cette odieuse histoire s'inventait et se propageait, toute la famille d'Orléans vint s'établir au Palais-Royal. Elle arriva tard le soir; j'y allai le lendemain matin. Le déjeuner attendait les princes; ils avaient été faire leur cour à la famille royale. Je les vis revenir, et il ne me fut pas difficile de voir que cette visite avait été pénible.
Madame la duchesse d'Orléans avait l'air triste, son mari sérieux; mademoiselle se trouva mal en entrant dans la salle à manger. Elle venait d'être extrêmement malade et à peine remise.
Nous nous empressâmes autour d'elle; elle revint à elle et me dit en me serrant la main:
(p. 235) «Merci, ma chère, ce n'est rien, je vais mieux; mais je suis encore faible et cela m'éprouve toujours.»
Le nuage répandu sur les visages se dissipa à l'entrée d'un grand plat d'échaudés tout fumants: «Ah! des échaudés du Palais-Royal!» s'écria-t-on; et l'amour du sol natal, la joie de la patrie, effaça l'impression qu'avait laissée la réception des Tuileries.
Je passai une grande partie du peu de journées que je restai encore à Paris auprès de ces aimables princesses qui m'accueillaient avec une extrême bonté et partageaient mon indignation des fables débitées sur ma mère. Au reste, elles connaissaient par expérience toute la fécondité des inventions calomnieuses.
On répandait alors le bruit du mariage secret de Mademoiselle avec Raoul de Montmorency dont elle aurait facilement pu être mère, tant la disproportion d'âge était grande. Lorsqu'il épousa madame Thibaut de Montmorency, il fallut bien renoncer à ce conte.
Je ne sais pas si on remplaça immédiatement Raoul par monsieur Athalin; ce n'est que longtemps après que j'en ai entendu parler. La seconde version n'a pas plus de vérité que la première; elles sont également absurdes et calomnieuses.
Tom Pelham. — Inauguration du pont de Waterloo. — Dîner à Claremont. — Maussaderie de la princesse Charlotte. — Son obligeance. — Un nouveau caprice. — Conversation avec elle. — Mort de cette princesse. — Affliction générale. — Caractère de la princesse Charlotte. — Ses goûts, ses habitudes. — Suicide de l'accoucheur. — Singulier conseil de lord Liverpool. — Maxime de lord Sidmouth.
Quelque horreur que j'aie pour la mer, je fus amplement payée des fatigues du voyage par le bonheur que mon retour à Londres causa à mes parents. Je trouvai grande joie à me reposer près d'eux des petites tracasseries d'un monde toujours disposé à faire payer, argent comptant, le genre de succès qu'il apprécie le plus, parce qu'il est à la portée de toutes les intelligences.
Il n'y a personne qui ne comprenne vite combien il eût été agréable pour son fils, son frère, ou son ami d'épouser une riche héritière, et qui ne trouve la préférence accordée à un autre une espèce de passe-droit. J'ai remarqué depuis, lorsque cela me touchait de moins près, qu'aucune circonstance ne développe davantage l'envie et l'animadversion de la société. Ce que tout le monde veut, c'est de la fortune. Il n'y a guère de façon moins pénible et plus prompte d'en acquérir; chacun regrette de voir un autre l'élu du sort.
Je me rappelle, à ce propos, les projets d'un de mes camarades d'enfance, le jeune Pelham. Il était cadet, avait atteint sa seizième année et rentrait à la maison paternelle (p. 237) pour la dernière fois avant de quitter le collège. Le lendemain de son arrivée, son père, lord Yarborough, petit homme sec, le plus froid, le plus sérieux, le plus empesé que j'aie connu, le fit entrer dans son cabinet et lui dit:
«Tom, le moment est arrivé où vous devez choisir une profession; quelle qu'elle soit, je vous y soutiendrai de mon mieux. Je ne cherche pas à vous influencer; mais, si vous préfériez l'Église, je dois vous avertir que j'ai à ma disposition des bénéfices qui vous mettront tout de suite dans une grande aisance. Je le répète, je vous laisse une entière liberté; seulement je vous préviens que, lorsque vous aurez décidé, je n'admettrai pas de fantasque changement. Songez-y donc bien. Ne me répondez pas à présent; je vous questionnerai la veille de votre retour au collège. Soyez prêt alors à m'apprendre votre choix.
—Oui, monsieur.»
À la fin des vacances où Tom s'était très bien diverti et où son père ne lui avait peut-être pas adressé une seule fois la parole, il l'appela derechef à cette conférence de cabinet, effroi de toute la famille, et, de la même façon solennelle, il l'interrogea de nouveau:
«Hé bien, Tom, avez-vous mûrement réfléchi à votre sort futur?
—Oui, monsieur.
—Êtes-vous décidé?
—Oui, monsieur.
—Songez que je n'admettrai pas de caprice et qu'il vous faudra suivre rigoureusement la profession que vous adopterez.
—Je le sais, monsieur.
—Hé bien, donc parlez.
—S'il vous plaît, monsieur, j'épouserai une héritière.»
Tout le flegme de lord Yarborough ne put résister à (p. 238) cette réponse, faite avec un sérieux imperturbable. Il éclata de rire. Au reste, mon ami Tom n'épousa pas une héritière; il entra dans la marine et mourut bien jeune de la fièvre jaune dans les Antilles. C'était un fort beau, bon et aimable garçon. Mais je raconte là une aventure de l'autre siècle; je reviens au dix-neuvième.
Le 18 juin 1817, deuxième anniversaire de la bataille de Waterloo, on fit avec grande pompe l'inauguration du pont, dit de Waterloo. Le prince régent, ayant le duc de Wellington près de lui, suivi de tous les officiers ayant pris part à la bataille et des régiments des gardes, y passa le premier. On avait fait élever des tribunes pour les principaux personnages du pays.
Sachant qu'on préparait une tribune diplomatique, mon père avait fait prévenir qu'il désirait n'être pas invité à cette cérémonie à laquelle il avait décidé de ne point assister. Ses collègues du corps diplomatique déclarèrent qu'ils ne voulaient pas se séparer de lui dans cette circonstance et que cette cérémonie, étant purement nationale, ne devait point entraîner d'invitation aux étrangers. Le cabinet anglais se prêta de bonne grâce à cette interprétation. Mon père fut très sensible à cette déférence de ses collègues, d'autant qu'il n'aurait pas manqué de gens aux Tuileries même pour lui faire un tort de la manifestation de ses sentiments français. Il était pourtant bien décidé à ne point sacrifier ses répugnances patriotiques à leur malignes interprétations.
Ce fut le prince Paul Esterhazy qui, spontanément, ouvrit l'avis de refuser la tribune préparée. Il ne rencontra aucune difficulté et vint annoncer à mon père la décision du corps diplomatique et le consentement du cabinet anglais.
C'est en 1817 que je dois placer mes rapports avec la princesse Charlotte de Galles. Sous prétexte que sa (p. 239) maison n'était pas arrangée, elle s'était dispensée de venir à Londres, et, quoique ce fût le moment de la réunion du grand monde, elle restait sous les frais ombrages de Claremont qu'elle disait plus salutaires à un état de grossesse assez avancé.
Je fus comprise dans une invitation adressée à mes parents pour aller dîner chez elle. La curiosité que m'inspirait cette jeune souveraine d'un grand pays était encore excitée par de fréquents désappointements. J'avais toujours manqué l'occasion de la voir.
Nous fûmes reçus à Claremont par lady Glenlyon, dame de la princesse, et par un baron allemand, aide de camp du prince, qui, seul, était commensal du château. Une partie des convives nous avaient précédés, d'autres nous suivirent. Le prince Léopold fit une apparition au milieu de nous et se retira.
Après avoir attendu fort longtemps, nous entendîmes dans les pièces adjacentes un pas lourd et retentissant que je ne puis comparer qu'à celui d'un tambour-major. On dit autour de moi: «Voilà la princesse».
En effet, je la vis entrer donnant le bras à son mari. Elle était très parée, avait bon air; mais évidemment il y avait de la prétention à la grande Élisabeth dans cette marche si bruyamment délibérée et ce port de tête hautain. Comme elle entrait dans le salon d'un côté, un maître d'hôtel se présentait d'un autre pour annoncer le dîner.
Elle ne fit que traverser sans dire un mot à personne. Arrivée dans la salle à manger, elle appela à ses côtés deux ambassadeurs; le prince se plaça vis-à-vis, entre deux ambassadrices. Après avoir vainement cherché à le voir en se penchant de droite et de gauche du plateau, la princesse prit bravement son parti et fit enlever l'ornement du milieu. Les nuages qui s'étaient amoncelés sur (p. 240) son front s'éclaircirent un peu. Elle sourit gracieusement à son mari, mais elle n'en fut guère plus accorte pour les autres. Ses voisins n'en tirèrent que difficilement de rares paroles. J'eus tout le loisir de l'examiner pendant que dura un assez mauvais dîner.
Je ne puis parler de sa taille, sa grossesse ne permettait pas d'en juger. On voyait seulement qu'elle était grande et fortement construite. Ses cheveux étaient d'un blond presque filasse, ses yeux bleu porcelaine, point de sourcils, point de cils, un teint d'une blancheur égale sans aucune couleur. On doit s'écrier: «Quelle fadeur! elle était donc d'une figure bien insipide?» Pas du tout. J'ai rarement rencontré une physionomie plus vive et plus mobile; son regard était plein d'expression. Sa bouche vermeille, et ornée de dents comme des perles, avait les mouvements les plus agréables et les plus variés que j'aie jamais vus, et l'extrême jeunesse des formes compensant de manque de coloris de la peau lui donnait un air de fraîcheur remarquable.
Le dîner achevé, elle fit un léger signal de départ aux femmes et passa dans le salon; nous l'y suivîmes. Elle se mit dans un coin avec une de ses amies d'enfance, nouvellement mariée et grosse comme elle, dont j'oublie le nom. Leur chuchotage dura jusqu'à l'arrivée du prince, resté à table avec les hommes.
Il trouva toutes les autres femmes à une extrémité du salon et la princesse établie dans son tête-à-tête de pensionnaire. Il chercha vainement à la remettre en rapport avec ses convives. Il rapprocha des fauteuils pour les ambassadrices et voulut établir une conversation qu'il tâcha de rendre générale; mais cela fut impossible. Enfin la comtesse de Lieven, fatiguée de cette exclusion, alla s'asseoir, sans y être appelée, sur le même sopha que la princesse et commença à voix basse une conversation (p. 241) qui, apparemment, lui inspira quelque intérêt car elle en parut entièrement absorbée.
Les efforts du prince pour lui faire distribuer ses politesses un peu plus également restèrent complètement infructueux. Chacun attendait avec impatience l'heure du départ. Enfin on annonça les voitures et nous partîmes, aussi légèrement congédiés que nous avions été accueillis. Quant à moi, je n'avais pas même reçu un signe de tête lorsque ma mère m'avait présentée à la princesse.
En montant en voiture, je dis: «J'ai voulu voir, j'ai vu. Mais j'en ai plus qu'assez.» Ma mère m'assura que la princesse était ordinairement plus polie; je dus convenir que l'agitation du prince en faisait foi.
Probablement il lui reprocha sa maussaderie; car, peu de jours après, lorsque nous méditions, à regret, notre visite de remerciements de l'obligeant accueil qu'elle nous avait fait, nous reçûmes une nouvelle invitation.
Cette fois, la princesse fit mille frais; elle distribua ses grâces plus également entre les convives; cependant les préférences furent pour nous. Elle nous retint jusqu'à minuit, causant familièrement de tout et de tout le monde, de la France et de l'Angleterre, de la réception des Orléans à Paris, de leurs rapports avec les Tuileries, des siens avec Windsor, des façons de la vieille Reine, de cette étiquette qui lui était insupportable, de l'ennui qui l'attendait lorsqu'il faudrait enfin avouer sa maison de Londres prête et aller y passer quelques mois.
Ma mère lui fit remarquer qu'elle serait bien mieux logée que dans l'hôtel où elle avait été au moment de son mariage:
«C'est vrai, dit-elle; mais, quand on est aussi parfaitement heureuse que moi, on craint tous les changements, même pour être mieux.»
La pauvre princesse comptait pourtant bien sur ce (p. 242) bonheur! Elle disait, ce même soir, qu'elle était bien sûre d'avoir un garçon, car rien de ce qu'elle désirait ne lui avait jamais manqué.
On vint à parler de Claremont et de ses jardins. Je les connaissais d'ancienne date; monsieur de Boigne avait été sur le point d'acheter cette habitation. La princesse Charlotte assura qu'elle était bien changée depuis une douzaine d'années, et nous engagea fort à venir un matin pour nous la montrer en détail. Le jour fut pris s'il faisait beau, sinon pour la première fois que le temps et les affaires de mon père le permettraient. Elle ne sortait plus que pour se promener à pied dans le parc et, de deux à quatre heures, nous la trouverions toujours enchantée de nous voir.
Nous nous séparâmes après des shake-hand réitérés et d'une violence à démettre le bras, accompagnés de protestations d'affection exprimés d'une voix qui aurait été naturellement douce si les mémoires du seizième siècle ne nous avaient appris que la reine Élisabeth avait le verbe haut et bref.
Je ne nie pas que la princesse Charlotte ne me parut infiniment plus aimable et même plus belle qu'au dîner précédent. Le prince Léopold respirait plus à l'aise et semblait jouir du succès de ses sermons.
Le matin fixé pour la visite du parc de Claremont, il plut à torrent. Il fallut la retarder de quelques jours; aussi, lorsque nous arrivâmes, la fantaisie de la princesse Charlotte était changée. Elle nous reçut plus que froidement, s'excusa sur ce que son état lui permettait à peine de faire quelques pas, fit appeler l'aide de camp allemand pour nous accompagner dans ces jardins qu'elle devait prendre tant de plaisir à nous montrer, et eut évidemment grande presse à se débarrasser de notre visite.
(p. 243) Lorsque nous fûmes tout à l'extrémité du parc, nous la vîmes de loin donnant le bras au prince Léopold et détalant comme un lévrier. Elle fit une grande pointe, puis arriva vers nous. Cette recherche d'impolitesse, presque grossière nous avait assez choqués pour être disposés à lui rendre froideur pour froideur. Mais le vent avait tourné. Léopold, nous dit-elle, l'avait forcée à sortir, l'exercice lui avait fait du bien et mise plus en état de jouir de la présence de ses amis. Elle fut la plus gracieuse et la plus obligeante du monde. Elle s'attacha plus particulièrement à moi qui marchais plus facilement que ma mère, me prit par le bras et m'entraînant à la suite de ses grands pas, se mit à me faire des confidences sur le bonheur de son ménage et sur la profonde reconnaissance qu'elle devait au prince Léopold d'avoir consenti à épouser l'héritière d'un royaume.
Elle fit avec beaucoup de gaieté, de piquant et d'esprit, la peinture de la situation du mari de la reine; mais, ajouta-t-elle en s'animant:
«Mon Léopold ne sera pas exposé à cette humiliation, ou mon nom n'est pas Charlotte», et elle frappa violemment la terre de son pied (assez gros par parenthèse) «si on voulait m'y contraindre, je renoncerais plutôt au trône et j'irais chercher une chaumière où je puisse vivre, selon les lois naturelles, sous la domination de mon mari. Je ne veux, je ne puis régner sur l'Angleterre qu'à condition qu'il régnera sur nous deux. Il sera roi, roi reconnu, roi indépendant de mes caprices; car, voyez-vous, madame de Boigne, je sais que j'en ai, vous m'en avez vu, et c'était bien pire autrefois.... Vous souriez.... Cela vous paraît impossible....; mais, sur mon honneur, c'était encore pire avant que mon Léopold eût entrepris la tâche assez difficile, de me rendre une bonne fille (a good girl), bien sage et bien raisonnable, dit-elle avec un sourire enchanteur. (p. 244) Ah! oui, il sera roi où je ne serai jamais reine, souvenez-vous de ce que je vous dis en ce moment et vous verrez si Charlotte est fidèle à sa parole.»
Elle s'appelait volontiers Charlotte en parlant d'elle-même, et prononçait ce nom avec une espèce d'emphase, comme s'il avait déjà acquis la célébrité qu'elle lui destinait.
Hélas! la pauvre princesse! ses rêves d'amour et de gloire ont été de bien courte durée! C'est dans cette conversation, dont la fin se tenait sous la colonnade du château où nous étions arrivées avant le reste de la société, qu'elle me dit cette phrase que j'ai déjà citée sur le bonheur parfait dont Claremont était l'asile et qu'elle m'engageait à venir souvent visiter.
Je ne l'ai jamais revue. Là se sont terminées mes relations avec la brillante et spirituelle héritière des trois royaumes.
J'avais déjà quitté l'Angleterre lorsque, peu de semaines après, la mort vint enlever en une seule heure deux générations de souverains: la jeune mère et le fils qu'elle venait de mettre au monde. Ils périrent victimes des caprices de la princesse.
Le prince Léopold avait réussi à la raccommoder avec son père le prince régent, mais toute son influence avait échoué devant l'animosité qu'elle éprouvait contre sa grand'mère et ses tantes. Dans la crainte qu'elles ne vinssent assister à ses couches, elle voulut tenir ses douleurs cachées le plus longtemps possible.
Cependant, le travail fut si pénible qu'il fallut bien qu'on en fût informé. La vieille Reine, trompée volontairement par les calculs de la princesse, était à Bath, le Régent chez la marquise d'Hertford à cent milles de Londres. La princesse n'avait auprès d'elle que son mari auquel l'accoucheur Crofft persuada qu'il n'y avait rien (p. 245) à craindre d'un travail qui durait depuis soixante heures.
La faculté, réunie dans les pièces voisines, demandait à entrer chez la princesse. Elle s'y refusait péremptoirement, et l'inexpérience du prince, trompé par Crofft, l'empêcha de l'exiger. Enfin, elle mit au monde un enfant très bien constitué et mort uniquement de fatigue; l'épuisement de la mère était extrême. On la remit au lit. Crofft assura qu'elle n'avait besoin que de repos; il ordonna que tout le monde quittât sa chambre. Une heure après, sa garde l'entendit faiblement appeler:
«Faites venir mon mari,» dit-elle, et elle expira.
Le prince, couché sur un sopha dans la pièce voisine, put douter s'il avait reçu son dernier soupir. Sa désolation fut telle qu'on peut le supposer; il perdait tout.
Je ne sais si, par la suite, le caractère de la princesse Charlotte lui préparait un avenir bien doux; mais elle était encore sous l'influence d'une passion aussi violente qu'exclusive pour lui, et lui en prodiguait toutes les douceurs avec un charme que ses habitudes un peu farouches rendaient encore plus grand.
Il l'apprivoisait, s'il est permis de se servir de cette expression; et les soins qu'il lui fallait prendre pour adoucir cette nature sauvage, vaincue par l'amour, devaient, tant qu'ils étaient accompagnés de succès, paraître très piquants. On voyait cependant qu'il lui fallait prendre des précautions pour ne pas l'effaroucher et qu'il craignait que le jeune tigre ne se souvînt qu'il avait des griffes.
La princesse aurait-elle toujours invoqué cette loi de droit naturel, qui soumet la femme à la domination de son mari? Je me suis permis d'en douter; mais, au moment où elle me l'assurait, elle le croyait tout à fait, et peut-être le prince le croyait aussi. Probablement, après (p. 246) l'avoir perdue, il n'a retrouvé dans sa mémoire que les belles qualités de sa noble épouse.
Il est sûr que, lorsqu'elle voulait plaire, elle était parfaitement séduisante. Avec tout ses travers, rien ne peut donner l'idée de la popularité dont elle jouissait en Angleterre: c'était la fille du pays. Depuis sa plus petite enfance, on l'avait vue élever comme l'héritière de la couronne; et elle avait tellement l'instinct de ce qui peut plaire aux peuples que les préjugés nationaux étaient comme incarnés en elle.
Dans son application à faire de l'opposition à son père, elle avait pris l'habitude d'une grande régularité dans ses dépenses et une extrême exactitude dans ses payements. Lorsqu'elle allait dans une boutique à Londres et que les marchands cherchaient à la tenter par quelque nouveauté bien dispendieuse, elle répondait:
«Ne me montrez pas cela, c'est trop cher pour moi.»
Cent gazettes répétaient ces paroles, et les louaient d'autant plus que c'était la critique du désordre du Régent.
Claremont faisait foi de la simplicité dont la princesse affectait de donner l'exemple. Rien n'était moins recherché que son mobilier. Il n'y avait d'autre glace dans tout l'appartement que son miroir de toilette et une petite glace ovale, de deux pieds sur trois, suspendue en biais dans le grand salon. Les meubles étaient à l'avenant du décor.
Je vois d'ici le grand lit, à quatre colonnes, de la princesse. Les rideaux pendaient tout droit sans draperies, sans franges, sans ornements; ils étaient de toile à ramages doublés de percale rose. Nul dégagement à cette chambre où des meubles, plus utiles qu'élégants, deux fois répétés, prouvaient les habitudes les plus conjugales, selon l'usage du pays.
(p. 247) Cette extrême simplicité, dans l'habitation d'une jeune et charmante femme, contrastait trop avec les magnificences, les recherches, le luxe presque exagéré dont le Régent était entouré à Carlton House et à Brighton pour ne pas lui déplaire, d'autant qu'on savait, d'autre part, la princesse généreuse et donnant au mérite malheureux ce qu'elle refusait à ses fantaisies.
Elle avait assurément de très belles qualités et un amour de la gloire bien rare à son âge et dans sa position. Sa mort jeta l'Angleterre dans la consternation, et, lorsque j'y revins au mois de décembre, la population entière, jusqu'aux postillons de poste, jusqu'aux balayeurs des rues, portait un deuil qui dura six mois. L'accoucheur Crofft était devenu l'objet de l'exécration publique, au point qu'il finit par en perdre la raison et se brûler la cervelle.
Je me rappelle deux propos de genre divers qui me furent tenus par des ministres anglais.
Cette année, ma mère était souffrante le jour de la Saint-Louis; je fis les honneurs du dîner donné à l'ambassade pour la fête du Roi. Milord Liverpool était à côté de moi. Un petit chien que j'aimais beaucoup, ayant échappé à sa consigne, vint se jeter tout à travers du dîner officiel à ma grande contrariété. Les gens voulaient l'emporter mais il se réfugiait sous la table. Afin de faciliter sa capture, je l'attirai en lui offrant à manger. Lord Liverpool arrêta mon bras et me dit:
«Ne le trahissez pas, vous pervertiriez ses principes (You will spoil its morals).»
Je levai la tête en riant, mais je trouvai une expression si solennelle sur la physionomie du noble lord que j'en fus déconcertée. Le chien trahi fut emporté, et je ne sais encore à l'heure actuelle quel degré de sérieux il y avait (p. 248) dans la remarque du ministre, car il était méthodiste jusqu'au puritanisme.
On ne saurait imaginer, lorsqu'on n'a pas été a même de l'apprécier, à quel point, dans l'esprit d'un anglais, l'homme privé sait se séparer de l'homme d'État. Tandis que l'un se refuse avec indignation à la moindre démarche qui blesse la délicatesse la plus susceptible, l'autre se jette sans hésiter dans l'acte le plus machiavélique et propre à troubler le sort des nations, s'il peut en résulter la chance d'un profit quelconque pour la vieille Angleterre.
De la même main dont lord Liverpool arrêtait la mienne dans ma trahison du petit chien, il aurait signé hardiment la reddition de Parga, au risque de la tragédie qui s'en est suivie.
L'autre propos me fut tenu par lord Sidmouth, assis à ma gauche le même jour; il m'est souvent revenu à la mémoire et même m'a fait règle de conduite. Nous parlions de je ne sais quel jeune ménage auquel un petit accroissement de revenu serait nécessaire pour être à son aise.
«Cela se peut dire, répondit lord Sidmouth, cependant je leur conseillerais volontiers de se contenter de ce qu'ils ont; car ils n'y gagneraient rien s'ils obtenaient davantage. Je n'ai jamais connu personne, dans aucune circonstance ni dans aucune position, qui n'eût besoin d'un peu plus pour en avoir assez (A little more to make enough).»
Cette morale pratique m'a paru très éminemment sage et bonne à se rappeler pour son compte. Toutes les fois que je me suis surprise à regretter la privation de quelque fantaisie, je me suis répété que tout le monde réclamait «a little more to make enough» et me suis tenue pour satisfaite.
Le roi de Prusse veut épouser Georgine Dillon. — Rupture de ce mariage. — Désobligeance du roi Louis XVIII pour les Orléans. — Il la témoigne en diverses occasions. — Irritation qui en résulte. — Le comte de La Ferronnays. — Son attachement pour monsieur le duc de Berry. — Madame de Montsoreau et la layette. — Scène entre monsieur le duc de Berry et monsieur de La Ferronnays. — Irritation de la famille royale. — Madame de Gontaut nommée gouvernante. — Conseils du prince de Castelcicala. — Madame de Noailles.
Mon frère sollicitait vivement mon retour qu'il croyait devoir hâter l'époque de son mariage. J'en jugeais autrement, mais je cédai à ses vœux et ne tardai guère à m'en repentir.
J'arrivai à Paris vers le milieu de septembre. C'est le moment où la ville est la plus déserte, car c'est l'époque de l'année où les personnes qui ne la quittent jamais en sortent en foule et où ceux qui habitent longuement la campagne se gardent bien d'y revenir. Mon séjour en était d'autant plus remarquable; et je m'aperçus bientôt que ma présence ne servirait qu'à faire mieux apprécier des longueurs qui devenaient un ridicule lorsqu'il s'agissait d'épouser une riche héritière ne dépendant en apparence que d'elle seule.
Quelque déserte que fût la ville, je trouvais encore de bons amis pour me répéter:
«Prenez-y garde, la petite est capricieuse. Déjà plusieurs mariages ont été arrangés par elle, elle les a fait (p. 250) traîner et les a rompus à la veille de se faire. Pour celui de monsieur de Montesquiou, la corbeille était achetée, etc.»
J'avais au service de tout le monde la réponse banale que, si elle devait se repentir d'épouser mon frère, il valait mieux que ce fût la veille que le lendemain. Mais ces propos, auxquels des retards qu'il était impossible d'expliquer et qui se renouvelaient de quinze jours en quinze jours, donnaient une apparence de fondement quoiqu'ils n'en eussent aucun et que la jeune personne fût aussi contrariée que nous, me firent prendre la résolution de vivre en ermite. Même lorsque la société commença à se reformer pour l'hiver, ma porte était habituellement fermée et je n'allai nulle part.
Ma famille occupait aussi le public par un autre bruit de mariage qui ne m'était guère plus agréable. Le roi de Prusse était devenu très amoureux de ma cousine Georgine Dillon fille d'Édouard Dillon, jeune personne charmante de figure et de caractère. Il voulait à toute force l'épouser.
Madame Dillon avait la tête tournée de cette fortune; mon oncle en était assez flatté. Georgine seule, qui, avec peu de brillant dans l'esprit, avait un grand bon sens et tout le tact qui peut venir du cœur le plus simple, le plus naïf, le plus honnête, le plus élevé, le plus généreux que j'aie jamais rencontré, sentait à quel point la position qu'on lui offrait était fausse et repoussait l'honneur que le prince Radziwill était chargé de lui faire accepter.
Elle devait être duchesse de Brandebourg et avoir un brillant établissement pour elle et ses enfants. Mais enfin cette main royale qu'on lui présentait ne pouvait être que la gauche; ses enfants du Roi marié ne seraient pas des enfants légitimes. Sa position personnelle, au milieu de la famille royale, ne serait jamais simple, et (p. 251) elle avait trop de candeur pour être propre à la soutenir.
Le Roi obtint cependant qu'elle vînt passer huit jours à Berlin avec ses parents. Ils furent admis deux fois au souper de famille et les princes les comblèrent de caresses. Le mariage paraissait imminent; ils retournèrent à Dresde où mon oncle était ministre de France.
Tout était réglé. Le Roi demanda que la duchesse de Brandebourg se fit luthérienne; Georgine refusa péremptoirement. Il se rabattit à ce qu'elle suivit les cérémonies extérieures du culte réformé; elle s'y refusa encore. Du moins, elle ne serait catholique qu'en secret et ne pratiquerait pas ostensiblement, nouveau refus de la sage Georgine, malgré les vœux secrets de sa mère, trop pieuse pour oser insister formellement. Son père la laissait libre.
Les négociations traînèrent en longueur; la fantaisie que le Roi avait eue pour elle se calma. On lui démontra l'inconvénient d'épouser une étrangère, une française, une catholique; et, après avoir fait jaser toute l'Europe avec assez de justice comme on voit, ce projet de mariage tomba sans querelle et sans rupture. La petite ne donna pas un soupir à ces fausses grandeurs; sa mère qui l'adorait se consola en la voyant contente. Mon oncle demanda à quitter Dresde pour ne pas se trouver exposé à des relations directes avec le roi de Prusse. Cela aurait été gauche pour tout le monde après ce qui s'était passé.
Sa Majesté Prussienne avait l'habitude de venir tous les ans à Carlsbad, et une nouvelle rencontre aurait pu amener une reprise de passion dont personne ne se souciait. Mon oncle sollicita et obtint de passer de Dresde à Florence. Cette résidence lui plaisait; elle convenait à son âge, à ses goûts et elle était favorable pour achever l'éducation de sa fille; car cette Reine élue n'avait pas encore dix-sept années accomplies.
(p. 252) Je trouvais les Orléans très irrités de leur situation à la Cour. Le Roi ne perdait pas une occasion d'être désobligeant pour eux. Il cherchait à établir une différence de traitement entre madame la duchesse d'Orléans, son mari et sa belle-sœur, fondée en apparence sur le titre d'Altesse Royale qu'elle portait, mais destinée au fond à choquer les deux derniers qu'il n'aimait pas.
Tant qu'avait duré l'émigration, il avait protégé monsieur le duc d'Orléans contre les haines du parti royaliste, mais, depuis sa rentrée en France, lui-même en avait adopté toutes les exagérations, et, surtout depuis ce qui s'était passé à Lille en 1815, il poursuivait le prince avec une animosité persévérante.
La famille d'Orléans avait été successivement exclue de la tribune royale à la messe du château, de la loge au spectacle dans les jours de représentation, enfin de toute distinction princière, à ce point qu'à une cérémonie publique à Notre-Dame, Louis XVIII fit enlever les carreaux sur lesquels monsieur le duc d'Orléans et Mademoiselle étaient agenouillés pour les faire mettre en dehors du tapis sur lequel ils n'avaient pas droit de se placer.
Il faut être prince pour apprécier à quel point ces petites avanies blessent. Monsieur le duc d'Orléans me raconta lui-même ce qui lui était arrivé à l'occasion de la naissance d'un premier enfant de monsieur le duc de Berry qui ne vécut que quelques heures.
On dressa l'acte de naissance. Il fut apporté par le chancelier dans le cabinet du Roi où toute la famille et une partie de la Cour se trouvaient réunies. Le chancelier donna la plume au Roi pour signer, puis à Monsieur, à Madame, à messieurs les ducs d'Angoulême et de Berry. Le tour de monsieur le duc d'Orléans arrivé, le Roi cria du plus haut de cette voix de tête qu'il prenait quand il voulait être désobligeant:
(p. 253) «Pas le chancelier, pas le chancelier, les cérémonies.»
Monsieur de Brézé, grand maître des cérémonies, qui était présent s'avança:
«Pas monsieur de Brézé, les cérémonies.»
Un maître des cérémonies se présenta.
«Non, non, s'écria le Roi de plus en plus aigrement, un aide des cérémonies, un aide des cérémonies!»
Monsieur le duc d'Orléans restait devant la table, la plume devant lui, n'osant pas la prendre, ce qui aurait été une incongruité, et attendant la fin de ce maussade épisode. Il n'y avait pas d'aide des cérémonies présent; il fallut aller en chercher un dans les salons adjacents. Cela dura un temps qui parut long à tout le monde. Les autres princes en étaient eux-mêmes très embarrassés. Enfin l'aide des cérémonies arriva et la signature, qui avait été si gauchement interrompue, s'acheva, mais non sans laisser monsieur le duc d'Orléans très ulcéré.
En sortant, il dit à monsieur le duc de Berry:
«Monseigneur, j'espère que vous trouverez bon que je ne m'expose pas une seconde fois à un pareil désagrément.
—Ma fois, mon cousin, je vous comprends si bien que j'en ferais autant à votre place.»
Et ils échangèrent une cordiale poignée de main.
Monsieur le duc d'Orléans disait à juste titre que, si telle était l'étiquette et que le Roi tînt autant à la faire exécuter dans toute sa rigueur, il fallait avoir la précaution de la faire régler d'avance. Il lui importait peu que ses carreaux fussent sur le tapis, ou que la plume lui fût donnée par l'un ou par l'autre, mais cela avait l'air de lui préparer volontairement des humiliations publiques. C'est par ces petites tracasseries, sans cesse renouvelées, qu'en aliénant les Orléans on se les rendait hostiles.
(p. 254) Je suis très persuadée que jamais ils n'ont sérieusement conspiré; mais, lorsqu'ils rentraient chez eux, blessés de ces procédés qui, je le répète, sont doublement sensibles à des princes et qu'ils se voyaient entourés des hommages et des vœux de tous les mécontents, certainement ils ne les repoussaient pas avec la même vivacité qu'ils l'eussent fait si le Roi et la famille royale les avaient accueillis comme des parents et des amis.
D'un autre côté, les gens de l'opposition affectaient d'entourer monsieur le duc d'Orléans et de le proclamer comme leur chef, et, à mon sens, il ne refusait pas assez hautement ce dangereux honneur. Évidemment ce rôle lui plaisait. Y voyait-il le chemin de la couronne? Peut-être en perspective, mais de bien loin, pour ses enfants, et seulement dans la pensée d'accommoder la légitimité avec les besoins du siècle.
L'existence éphémère de la petite princesse de Berry donna lieu à une autre aventure très fâcheuse. Je ne me souviens plus si, dans ces pages décousues, le nom de monsieur de La Ferronnays s'est déjà trouvé sous ma plume, cela est assez probable, car j'étais liée avec lui depuis de longues années.
Il avait toujours accompagné monsieur le duc de Berry, lui était tendrement et sincèrement dévoué, savait lui dire la vérité, quelquefois avec trop d'emportement, mais toujours avec une franchise d'amitié que le prince était capable d'apprécier. Les relations entre eux étaient sur le pied de la plus parfaite intimité.
Monsieur de La Ferronnays, après avoir reproché ses sottises à monsieur le duc de Berry, après lui en avoir évité le plus qu'il pouvait, employait sa vie entière à pallier les autres et à chercher à en dérober la connaissance au public. Il avait vainement espéré qu'après son mariage le prince adopterait un genre de vie plus régulier; (p. 255) loin de là, il semblait redoubler le scandale de ses liaisons subalternes.
Jamais monsieur de La Ferronnays n'avait prêté la moindre assistance aux goûts passagers de monsieur le duc de Berry; mais, à présent, il en témoignait hautement son mécontentement, tout en veillant jour et nuit à sa sûreté, et les relations étaient devenues hargneuses entre eux.
Monsieur de La Ferronnays était premier gentilhomme de la chambre ostensiblement et de fait maître absolu de la maison où il commandait plus que le prince. Sa femme était dame d'atour de madame la duchesse de Berry; ils habitaient un magnifique appartement à l'Élysée et y semblaient établis à tout jamais.
Lors de la grossesse de madame la duchesse de Berry, on s'occupa du choix d'une gouvernante. Monsieur le duc de Berry demanda et obtint que ce fût madame de Montsoreau, la mère de madame de La Ferronnays.
L'usage était que le Roi donnait la layette des enfants des Fils de France; elle fut envoyée et d'une grande magnificence. La petite princesse n'ayant vécu que peu d'heures, la liste civile réclama la layette. Madame de Montsoreau fit valoir les droits de sa place qui lui assuraient les profits de la layette. On répliqua qu'elle n'appartenait à la gouvernante que si elle avait servi. Il y eut quelques lettres échangées.
Enfin on en écrivit directement à monsieur le duc de Berry (je crois même que le Roi lui en parla). Il fut transporté de fureur, envoya chercher madame de Montsoreau et la traita si durement qu'elle remonta chez elle en larmes. Elle y trouva son gendre et eut l'imprudence de se plaindre de façon à exciter sa colère. Il descendit chez le prince. Monsieur le duc de Berry vint à lui en s'écriant:
«Je ne veux pas que cette femme couche chez moi.
(p. 256) —Vous oubliez que cette femme est ma belle-mère.»
On n'en entendit pas davantage; la porte se referma sur eux. Trois minutes après, monsieur de La Ferronnays sortit de l'appartement, alla dans le sien, ordonna à sa femme de faire ses paquets et quitta immédiatement l'Élysée où il n'est plus rentré.
Je n'ai jamais su précisément ce qui s'était passé dans ce court tête à tête; mais la rupture a été complète et il en est resté dans tous les membres de la famille royale une animadversion contre monsieur de La Ferronnays qui a survécu à monsieur le duc de Berry, et même au bouleversement des trônes. Je n'ai jamais pu tirer de monsieur de La Ferronnays ni de monsieur le duc de Berry d'autre réponse, si ce n'est qu'il ne fallait pas leur en parler. Si monsieur de La Ferronnays perdait une belle existence, monsieur le duc de Berry perdait un ami véritable, et cela était bien irréparable.
Monsieur de La Ferronnays tint une conduite parfaite, modeste et digne tout à la fois. Il était sans aucune fortune et chargé d'une nombreuse famille. Monsieur de Richelieu, toujours accessible à ce qui lui paraissait honorable, s'occupa de son sort et le nomma ministre en Suède.
Lorsqu'il en prévint monsieur le duc de Berry, il se borna à répondre: «Je ne m'y oppose pas.» Les autres princes en furent très mécontents et cette nomination accrut encore le peu de goût qu'ils avaient pour monsieur de Richelieu, d'autant que bientôt après monsieur de La Ferronnays fut nommé ambassadeur à Pétersbourg. La joie de son éloignement compensait un peu le chagrin de sa fortune. Nous le retrouverons ministre des affaires étrangères et toujours dans la disgrâce des Tuileries.
Une nouvelle grossesse de madame la duchesse de (p. 257) Berry ayant forcé à remplacer madame de Montsoreau, monsieur le duc de Berry demanda madame de Gontaut pour gouvernante de ses enfants. Ce choix ne laissa pas de surprendre tout le monde et de scandaliser les personnes qui avaient été témoins des jeunes années de madame de Gontaut, mais il faut se presser d'ajouter qu'elle l'a pleinement justifié.
L'éducation de Mademoiselle a été aussi parfaite qu'il a dépendu d'elle, et il aurait été bien heureux pour monsieur le duc de Bordeaux qu'elle eût été son unique instituteur.
Madame de Gontaut était depuis bien longtemps dans l'intimité de Monsieur et de son fils, cependant elle n'a jamais été ni exaltée ni intolérante en opinion politique. L'habitude de vivre presque exclusivement dans la société anglaise, un esprit sage et éclairé, l'avaient tenue à l'écart des préjugés de l'émigration. Sa grande faveur du moment auprès de monsieur le duc de Berry venait de ce qu'elle éloignait de sa jeune épouse les rapports indiscrets qui troublaient leur ménage.
Madame la duchesse de Berry était fort jalouse et, quoique le prince ne voulût rien céder de ses habitudes, il était trop bon homme dans le fond pour ne pas attacher un grand prix à rendre sa femme heureuse et à avoir la paix à la maison. Il savait un gré infini à madame de Gontaut, qui pendant un moment remplaça madame de La Ferronnays comme dame d'atour, de chercher à y maintenir le calme.
Le prince de Castelcicala avait amorti les premières colères de madame la duchesse de Berry. Il racontait, avec ses gestes italiens et à faire mourir de rire, la conversation où, en réponse à ses plaintes et à ses fureurs, il lui avaient assuré d'une façon si péremptoire que tous les hommes avaient des maîtresses, que leurs femmes le (p. 258) savaient et en étaient parfaitement satisfaites, qu'elle n'avait plus osé se révolter contre une situation qu'il affirmait si générale et à laquelle il ne faisait exception absolument que pour monsieur le duc d'Angoulême.
Or, la princesse napolitaine aurait eu peu de goût pour un pareil époux. Elle s'était particulièrement enquise de monsieur le duc d'Orléans, et le prince Castelcicala n'avait pas manqué de répondre de lui:
«Indubitablement, madame, pour qui le prenez-vous?
—Et ma tante le sait?
—Assurément, madame; madame la duchesse d'Orléans est trop sage pour s'en formaliser.»
Malgré ces bonnes instructions de son ambassadeur, la petite princesse reprenait souvent des accès de jalousie, et madame de Gontaut était également utile pour les apaiser et pour écarter d'elle les révélations que l'indiscrétion ou la malignité, pouvait faire pénétrer. Elle continua à jouer ce rôle tant que dura la vie de monsieur le duc de Berry.
Madame la comtesse Juste de Noailles fut nommée dame d'atour; monsieur le duc de Berry vint lui-même la prier d'accepter. Ce choix réunit tous les suffrages; personne n'était plus propre à remplir une pareille place avec convenance et dignité.
L'éminent savoir-vivre de madame de Noailles lui tient lieu d'esprit et sa politesse l'a toujours rendue très populaire, quoiqu'elle ait été successivement dame des impératrices Joséphine et Marie-Louise et dame d'atour de madame la duchesse de Berry dont elle n'a jamais été favorite mais qui l'a toujours traitée avec beaucoup d'égards.
Je refuse d'aller chez une devineresse. — Aventure du chevalier de Mastyns. — Élections de 1817. — Le parti royaliste sous l'influence de monsieur de Villèle. — Le duc de Broglie et Benjamin Constant. — Monsieur de Chateaubriand appelle l'opposition de gauche les libéraux. — Mariage de mon frère. — Visite à Brighton. — Soigneuse hospitalité du prince régent. — Usages du pavillon royal. — Récit d'une visite du Régent au roi George III. — Déjeuner sur l'escalier. — Le grand-duc Nicolas à Brighton.
Le mariage de mon frère se remettait de jour en jour. J'étais au plus fort de l'impatience de ces retards incompréhensibles, lorsqu'un soir une comtesse de Schwitzinoff, dame russe avec laquelle madame de Duras s'était assez liée, nous parla d'une visite qu'elle avait faite à mademoiselle Lenormand, la devineresse, et de toutes les choses extraordinaires qu'elle lui avait annoncées.
J'avais bien quelque curiosité d'apprendre si le mariage de mon frère se ferait enfin cette année; mais la duchesse en avait encore beaucoup davantage de se faire dire si elle réussirait à empêcher le mariage de sa fille, la princesse de Talmont, avec le comte de La Rochejacquelein, car la seule pensée de cette union faisait le tourment de sa vie.
Elle me pressa fort de l'accompagner chez l'habile sibylle, en nous donnant parole de ne lui adresser qu'une seule question. J'aurais peut-être cédé sans la promesse que j'avais faite à mon père de n'avoir jamais recours à (p. 260) la nécromancie, sous quelque forme qu'elle se présentât. Le motif qui lui avait fait exiger cet engagement est assez curieux pour que je le rapporte ici.
Lorsque mon père entra au service, il eut pour mentor le lieutenant-colonel de son régiment, le chevalier de Mastyns, ami de sa famille, qui le traitait paternellement. C'était un homme d'une superbe figure; il avait fait la guerre avec distinction et son caractère bon et indulgent sans faiblesse le rendait cher à tout le régiment.
Dans un cantonnement d'une petite ville en Allemagne, pendant une des campagnes de la guerre de Sept Ans, une bohémienne s'introduisit dans la salle où se tenait le repas militaire. Sa présence offrit quelques distractions à l'oisiveté du corps d'officiers dont le chevalier de Mastyns, fort jeune alors, faisait partie. Il éprouva d'abord de la répugnance contre elle et fit quelques remontrances à ses camarades, puis il céda et finit par livrer sa main à l'inspection de la bohémienne.
Elle l'examina attentivement et lui dit:
«Vous avancerez rapidement dans la carrière militaire; vous ferez un mariage au-dessus de vos espérances; vous aurez un fils que vous ne verrez pas, et vous mourrez d'un coup de feu avant d'avoir atteint quarante ans.»
Le chevalier de Mastyns n'attacha aucune importance à ces pronostics. Cependant, lorsqu'en peu de mois il obtint deux grades consécutifs, dus à sa brillante conduite à la guerre, il rappela les paroles de la diseuse de bonne aventure à ses camarades. Elles lui revinrent aussi à la mémoire quand il épousa, quelques années plus tard, une jeune fille riche et de bonne maison. Sa femme était au moment d'accoucher; il avait obtenu un congé pour aller la rejoindre. La veille du jour où il devait partir, il dit:
(p. 261) «Ma foi, la sorcière n'a pas dit toute la vérité, car j'aurai quarante ans dans cinq jours, je pars demain et il n'y a guère d'apparence d'un coup de feu en pleine paix.»
La chaise de poste dans laquelle il devait partir était arrêtée devant son logis, une charrette l'accrocha, brisa l'essieu; il fallait plusieurs heures pour le raccommoder. Le chevalier de Mastyns se désolait devant sa porte; quelques officiers de la garnison passèrent en ce moment; ils allaient à la chasse à l'affût. Le chevalier l'aimait beaucoup; il se décida à les suivre pour employer le temps qu'il lui fallait attendre.
On se plaça; la chasse commença, le chevalier était seul en habit brun. Un des chasseurs l'oubliant, ou l'ignorant, et se fiant sur le vêtement blanc de ses camarades, tira sur quelque chose de foncé qu'il vit remuer dans un buisson. Le chevalier de Mastyns reçut plusieurs chevrotines dans les reins; on le transporta à la ville.
La blessure quoique très grave n'était pas mortelle; on le saigna plusieurs fois; il se rétablit assez pour que le chirurgien répondît de sa guérison et fixât même le jour où il pourrait partir, à une époque assez rapprochée. On lui apporta les lettres arrivées pour lui pendant son état de souffrance. Il en ouvrit une de sa mère; elle lui annonçait que sa femme était accouchée, plutôt qu'on ne comptait, d'un fils bien portant:
«Ah! s'écria-t-il, la maudite sorcière aura eu raison! Je ne verrai pas mon fils!»
Soudain les convulsions le prirent; le tétanos suivit, et, douze heures après, il expira dans les bras de mon père.
Les médecins déclarèrent que l'impression morale avait seule causé une mort que l'état de sa blessure ne (p. 262) donnait aucun lieu d'appréhender. Cette aventure, dont mon père avait été presque acteur dans sa première jeunesse, lui avait laissé une impression très vive du danger de fournir à l'imagination une aussi fâcheuse pâture.
Le chevalier de Mastyns était homme de cœur et d'esprit, plein de raison dans l'habitude de la vie. En bonne santé, il se riait des décrets de la bohémienne; mais, affaibli par les souffrances, il succomba devant cette prévention fatale. Mon père avait donc exigé de nous de ne jamais nous exposer à courir le risque de cette dangereuse faiblesse.
Mon séjour forcé à Paris me rendit spectatrice des élections de 1817. C'étaient les premières depuis la nouvelle loi; elles ne furent pas de nature à rassurer. Les mécontents, qu'à cette époque nous qualifiions de jacobins, se montrèrent très actifs et eurent assez de succès pour donner de vives inquiétudes au gouvernement. Il appela à son secours les royalistes de toutes les observances afin de combattre les difficultés que leurs propres extravagances avaient amenées. Comme ils avaient peur, ils écoutèrent un moment la voix de la sagesse et se conduisirent suffisamment bien à ces élections pour conjurer le plus fort du danger.
J'avais quelquefois occasion de rencontrer monsieur de Villèle: il s'exprimait avec une modération qui lui faisait grand honneur dans mon esprit. On l'a depuis accusé de souffler en dessous les feux qu'il semblait vouloir apaiser. Je n'ai là-dessus que des notions vagues, venant de ses ennemis. Ce qu'il y a de sûr c'est qu'il commençait à prendre l'attitude de chef. Il tenait un langage aussi et peut-être plus modéré qu'on ne pouvait l'attendre d'un homme qui aspirait à diriger un parti soumis à des intérêts passionnés. Il influa beaucoup sur (p. 263) la bonne conduite des royalistes aux élections. L'opposition n'eut pas tous les succès dont elle s'était flattée; mais elle était redevenue fort menaçante.
Monsieur Benjamin Constant répondait au duc de Broglie qui, avec sa candeur accoutumée, quoique très avant dans l'opposition, faisait l'éloge du Roi et disait que, tout considéré, peut-être serait-il difficile d'en trouver un d'un caractère plus approprié aux besoins du pays:
«Je vous accorderai là-dessus tout ce que vous voudrez; oui, Louis XVIII est un monarque qui peut convenir à la France telle qu'elle est, mais ce n'est pas celui qu'il nous faut. Voyez-vous, messieurs, nous devons vouloir un roi qui règne par nous, un roi de notre façon qui tombe nécessairement si nous l'abandonnons et qui en ait la conscience.»
Le duc de Broglie lui tourna le dos, car lui ne voulait pas de révolution; mais il était bien jeune. Il était et sera toujours trop honnête, pour être chef de parti. Malheureusement, il y avait plus de gens dans sa société pour propager les doctrines de monsieur Constant que celles toutes spéculatives et d'améliorations progressives de monsieur de Broglie.
Ce fut vers cette époque que monsieur de Chateaubriand, dans je ne sais quelle brochure, honora les hommes de la gauche du beau nom de libéraux. Ce parti réunissait trop de gens d'esprit pour qu'il n'appréciât pas immédiatement toute la valeur du présent; il l'accepta avec empressement, et il a fort contribué à son succès.
Bien des personnes honorables, qui auraient répugné à se ranger d'un parti désigné sous le nom de jacobin, se jetèrent tête baissée, en sûreté de conscience, parmi les libéraux et y conspirèrent sans le moindre scrupule. (p. 264) C'est surtout en France, où la puissance des mots est si grande, que les qualifications exercent de l'influence.
Ma présence n'ayant pas suffi pour amener la célébration du mariage décidé depuis huit mois, les jeunes gens réclamèrent celle de mon père. Il obtint un congé de quinze jours. Après des tracasseries et des ennuis qui durèrent encore cinq semaines, tous les prétextes de retard étant enfin épuisés, il assista le 2 décembre 1817 au mariage de son fils avec mademoiselle Destillières.
Huit jours après, il conduisit le nouveau ménage à Londres où ma mère était restée et nous attendait avec impatience.
Le deuil de la princesse Charlotte était porté par toutes les classes et ajoutait encore à la tristesse de Londres à cette époque de l'année où la société y est toujours fort peu animée. Ma jeune belle-sœur n'y prit pas grand goût et fût charmée, je pense, de revenir au bout d'un mois retrouver sa patrie et ses habitudes avec un mari qu'elle aimait et qui la chérissait.
Je prolongeai quelque peu mon séjour en Angleterre, promettant d'aller la rejoindre pour lui faire faire ses visites de noces et la présenter à la Cour et dans le monde.
Mes parents avaient déjà été deux fois à Brighton pendant mes fréquentes absences. Me trouvant à Londres cette année, je fus comprise dans l'invitation. À la première visite qu'ils y avaient faite, un maître d'hôtel du prince était venu à l'ambassade s'informer des habitudes et des goûts de ses habitants, pour que rien ne leur manquât au pavillon.
Il est impossible d'être un maître de maison plus soigneux que le Régent et de prodiguer plus de coquetteries quand il voulait plaire. Lui-même s'occupait des plus petits détails. À peine avait-on dîné trois fois à sa table (p. 265) qu'il connaissait les goûts de chacun et se mettait en peine de les satisfaire. On est toujours sensible aux attentions des gens de ce parage, surtout les personnes qui font grand bruit de leur indépendante indifférence. Je n'en ai jamais rencontré aucune qui n'en fût très promptement séduite.
Le deuil encore récent pour la princesse Charlotte ne permettait pas les plaisirs bruyants à Brighton, mais les regrets, si toutefois le Régent en avait eu de bien vifs, étaient passés, et le pavillon royal se montrait plus noir que triste.
Ce pavillon était un chef-d'œuvre de mauvais goût. On avait, à frais immenses, fait venir des quatre parties du monde toutes les magnificences les plus hétéroclites pour les entasser sous les huit ou dix coupoles de ce bizarre et laid palais, composé de pièces de rapports ne présentant ni ensemble ni architecture. L'intérieur n'était pas mieux distribué que l'extérieur et assurément l'art avait tout à y reprendre; mais là s'arrêtait la critique. Le confortable y était aussi bien entendu que l'agrément de la vie, et, après avoir, pour la conscience de son goût, blâmé l'amalgame de toutes ces étranges curiosités, il y avait fort à s'amuser dans l'examen de leur recherche et de leur dispendieuse élégance.
Les personnes logées au pavillon étaient invitées pour un certain nombre de jours qui, rarement, excédaient une semaine. On arrivait de manière à faire sa toilette avant dîner. On trouvait ses appartements arrangés avec un soin qui allait jusqu'à la minutie des habitudes personnelles de chaque convive. Presque toujours l'hôte royal se trouvait le premier dans le salon. S'il était retardé par quelque hasard et que les femmes l'y eussent précédé, il leur en faisait une espèce d'excuse.
La société du dîner était nombreuse. Elle se composait (p. 266) des habitants du palais et de personnes invitées dans la ville de Brighton, très brillamment habitée pendant les mois d'hiver. Le deuil n'admettait ni bals, ni concerts. Cependant le prince avait une troupe de musiciens, sonnant du cor et jouant d'autres instruments bruyants, qui faisaient une musique enragée dans le vestibule pendant le dîner et toute la soirée. L'éloignement la rendait supportable mais très peu agréable selon moi. Le prince y prenait grand plaisir et s'associait souvent au gong pour battre la mesure.
Après le dîner, il venait des visites. Vers onze heures, le prince passait dans un salon où il y avait une espèce de petit souper froid préparé. Il n'y était suivi que par les personnes qu'il y engageait, les dames à demeure dans la maison et deux ou trois hommes de l'intimité. C'était là que le prince se mettait à son aise.
Il se plaçait sur un sopha, entre la marquise de Hertford et une autre femme à qui il voulait faire politesse, prenait et conservait le dé dans la conversation. Il savait merveilleusement toutes les aventures galantes de la Cour de Louis XVI, aussi bien que celles d'Angleterre qu'il racontait longuement. Ses récits étaient semés parfois de petits madrigaux, plus souvent de gravelures. La marquise prenait l'air digne, le prince s'en tirait par une plaisanterie qui n'était pas toujours de bien bon goût.
Somme toute, ces soirées, qui se prolongeaient jusqu'à deux ou trois heures du matin, auraient paru assommantes si un particulier en avait fait les frais; mais le parfum de la couronne tenait toute la société éveillée et la renvoyait enchantée des grâces du prince.
Je me rappelle pourtant avoir été très intéressée un soir par une de ces causeries. Le Régent nous raconta sa dernière visite au Roi son père; il ne l'avait pas vu depuis plusieurs années. La Reine et le duc d'York, (p. 267) chargés du soin de sa personne, étaient seuls admis à le voir. Je me sers du mot propre en disant le voir, car on ne lui parlait jamais. Le son d'une voix, connue ou étrangère, le mettait dans une agitation qu'il fallait des jours et quelquefois des semaines pour calmer.
Le vieux Roi avait eu des accès tellement violents que, par précaution, tous ses appartements étaient matelassés. Il était servi avec un extrême soin, mais dans un silence profond; on était ainsi parvenu à lui procurer assez de tranquillité. Il était complètement aveugle.
Une maladie de la Reine l'ayant empêchée d'accomplir son pieux devoir, le Régent la suppléa. Il nous dit qu'on l'avait fait entrer dans un grand salon où, séparé par une rangée de fauteuils, il avait aperçu son vénérable père très proprement vêtu, la tête entièrement chauve et portant une longue barbe blanche qui lui tombait sur la poitrine. Il tenait conseil en ce moment et s'adressait à monsieur Pitt en termes fort raisonnables. On lui fit apparemment des objections, car il eut l'air d'écouter et, après quelques instants de silence, reprit son discours en insistant sur son opinion. Il donna ensuite la parole à un autre qu'il écouta de même, puis à un troisième conseiller, le désignant par son nom que j'ai oublié. Enfin il avertit dans les termes officiels que le conseil était levé, appela son page et alla faire des visites à ses enfants, causant avec eux longuement, surtout avec la princesse Amélie, sa favorite (dont la mort inopinée avait contribué à cette dernière crise de sa maladie). En la quittant, il lui dit:
«Je m'en vais parce que la Reine, vous savez, n'aime pas que je m'absente trop longtemps.»
En effet, il suivit cette idée et revint chez la Reine. Toutes ces promenades se faisaient appuyé sur le bras d'un page et sans sortir du même salon. Après un bout (p. 268) de conversation avec la Reine, il se leva et alla tout seul, bien que suivi de près, au piano où il se mit à improviser et à jouer de souvenir de la musique de Hændel en la chantant d'une voix aussi touchante que sonore. Ce talent de musique (il l'avait toujours passionnément aimée) était singulièrement augmenté depuis sa cruelle maladie.
On prévint le prince que la séance au piano se prolongeait ordinairement au delà de trois heures, et, en effet, après l'avoir longuement écouté, il l'y laissa. Ce qu'il y avait de remarquable c'est que ce respectable vieillard, que rien n'avertissait de l'heure, pas même la lumière du jour, avait un instinct d'ordre qui le poussait à faire chaque jour les mêmes choses aux mêmes heures, et les devoirs de la royauté passaient toujours avant ceux de famille. Sa complète cécité rendait possible le silence dont on l'environnait et que les médecins, après avoir essayé de tous les traitements, jugeaient indispensable.
Je dois au Régent la justice de dire qu'il avait les larmes aux yeux en nous faisant ce récit, un soir bien tard où nous n'étions plus que quatre ou cinq, et qu'elles coulaient le long de ses joues en nous parlant de cette voix, chantant ces beaux motets de Hændel, et de la violence qu'il avait dû se faire pour ne pas serrer dans ses bras le vénérable musicien.
Le roi George III était aussi aimé que respecté en Angleterre. Son cruel état pesait sur le pays comme une calamité publique. Il est à remarquer que, dans un pays où la presse se permet toutes les licences et ne se fait pas faute d'appeler un chat un chat, jamais aucune allusion désobligeante n'a été faite à la position du Roi, et, jusqu'à Cobbet, tout le monde en a parlé avec convenance et respect. Les vertus privées servent à cela, même sur le trône, lorsqu'on n'est pas en temps de (p. 269) révolution. Toutefois ce respect n'a pas empêché sept tentatives d'assassinat sur George III.
Les invités du pavillon avaient l'option de déjeuner dans leur intérieur ou de prendre part à un repas en commun dont sir Benjamin et lady Bloomfield faisaient les honneurs.
À moins d'indisposition, on préférait ce dernier parti, excepté, toutefois, quelques-unes des anciennes amies du prince qui, cherchant encore à cacher du temps l'irréparable outrage, ne paraissaient jamais qu'à la lumière, soin fort superflu et sacrifice très mal récompensé. La marquise d'Hertford en donnait l'exemple.
Je fus très étonnée en sortant de mon appartement de trouver le couvert mis sur le palier de l'escalier. Mais quel palier et quel couvert! tous les tapis, tous les fauteuils, toutes les tables, toutes les porcelaines, toutes les vaisselles, toutes les recherches de tout genre que le luxe et le bon goût peuvent offrir à la magnificence y étaient déployés. Le prince mettait d'autant plus d'importance à ce que ce repas fût extrêmement soigné qu'il n'y assistait jamais, et qu'aucune délicatesse de bon goût pour ses hôtes ne lui échappait.
Il menait à Brighton à peu près la même vie qu'à Londres, restait dans sa chambre jusqu'à trois heures et montait à cheval ordinairement seul. Si, avant de commencer sa promenade, il rencontrait quelques nouveaux débutants au pavillon, il se plaisait à le leur montrer lui-même et surtout ses cuisines entièrement chauffées à la vapeur sur un plan, tout nouveau à cette époque, dont il était enchanté.
En rentrant, le prince descendait de cheval à la porte de lady Hertford qui habitait une maison séparée mais communiquant à couvert avec le pavillon royal. Il y restait jusqu'au moment où commençait la toilette du dîner.
(p. 270) Pendant la semaine que nous passâmes à Brighton, la même vie se renouvela chaque jour. C'était l'habitude.
Je m'y retrouvai l'année suivante avec le grand-duc, devenu depuis empereur Nicolas. Il était trop jeune pour que le Régent se gênât beaucoup pour lui. La seule différence que je remarquai, c'est qu'au lieu de laisser chacun libre de sa matinée en mettant chevaux et voitures à sa disposition, le Régent faisait arranger une partie tous les jours pour le jeune prince, à laquelle, hormis lui, tous les habitants du pavillon se réunissaient.
On visitait ainsi les lieux un peu remarquables à quinze milles à la ronde. Je me rappelle que, dans une de ces promenades, le grand-duc adressa une question à l'amiral sir Edmund Nagle que le régent avait spécialement attaché à sa personne. Celui-ci ôta son chapeau pour répondre:
«Mettez donc votre chapeau.»
Et, en disant ces mots, le grand-duc donna un petit coup de cravache au chapeau. L'amiral le tenait mal apparemment; il lui échappa et le vent bien carabiné sur la falaise élevée de Brighton l'emporta en tourbillonnant dans un champ voisin, séparé de nous par une haie et une haute barrière devant laquelle nous étions arrêtés pour examiner un point de vue.
Avant que l'amiral, gros, court et assez âgé, eût pu descendre de cheval, l'Altesse Impériale était sautée à terre, avait deux fois franchi lestement et gracieusement la barrière et rapportait le chapeau à sir Edmund en lui adressant ses excuses. Cette prouesse de bonne grâce et de bonne compagnie donna beaucoup de popularité au grand-duc dans notre coterie de Brighton qui réunissait à cette époque le corps diplomatique presque en entier.
(p. 271) L'étiquette plaça ma mère constamment auprès du grand-duc Nicolas pendant tout son voyage. Avec ses habitudes de Cour et sa vocation pour les princes, elle ne tarda pas à lui plaire. Ils étaient très joliment ensemble; il l'appelait sa gouvernante et la consultait plus volontiers que la comtesse de Lieven dont il avait peur. Ma mère en était, de son côté, toute affolée et nous le vantait beaucoup. Pour moi, qui ne partage pas son goût pour les princes en général, il me faut plus de temps pour m'apprivoiser aux personnes de cette espèce que ne dura le séjour du grand-duc.
Je le trouvai très beau; mais sa physionomie me semblait dure, et surtout il me déplut par la façon dont il parlait de son frère, l'empereur Alexandre. Son enthousiasme, porté jusqu'à la dévotion, s'exprimait en véritables tirades de mélodrame et d'un ton si exagéré que la fausseté en sautait aux yeux.
Je n'ai guère vu de jeune homme plus complètement privé de naturel que le grand-duc Nicolas; mais aurait-il été raisonnable d'en exiger d'un prince et du frère d'un souverain absolu? Je ne le crois pas. Aussi ne prétends-je pas lui en faire reproche, seulement je m'explique pourquoi, malgré sa belle figure, ses belles façons, sa politesse et les éloges de ma mère, il n'est pas resté gravé d'un burin fort admirateur dans mon souvenir.
Je fais naufrage sur la côte entre Boulogne et Calais. — Effet de cet accident. — Excellent propos de Monsieur. — Singulière conversation de Monsieur avec Édouard Dillon. — Les pairs ayant des charges chez le Roi votent contre le ministère. — Réponse de monsieur Canning à ce sujet. — Le Pape et monsieur de Marcellus.
Si j'avais l'intention de faire le récit des petits événements de ma vie privée, ou plutôt si j'avais le talent nécessaire pour les rendre intéressants, j'aurais dû placer en 1800 un combat naval que le bâtiment sur lequel je revenais d'Hambourg soutint à la hauteur du Texel et, en 1804, la description d'un orage qui m'assaillit à l'entrée de la Meuse. On me fit grand honneur, dans ces deux occasions, de mon courage. Je suis forcée de l'expliquer d'une façon excessivement peu poétique; j'avais abominablement le mal de mer.
Peut-être pourrais-je réclamer à plus juste titre quelque éloge pour avoir montré du sang-froid dans une position très périlleuse qu'amena la courte traversée de Douvres à Calais, au mois de février 1818.
Par la coupable incurie du capitaine, nous échouâmes sur une petite langue de sable placée entre deux rochers à un quart de lieue de la côte. Chaque lame nous soulevait un peu, mais nous retombions plus engravés que jamais. C'était encore heureux, car, si nous avions heurté de cette façon sur les rochers dont nous étions bien rapprochés, peu de secondes auraient suffi à nous démolir.
(p. 273) Le bâtiment était encombré de passagers. La seule petite chaloupe qu'il pût mettre à la mer ne contenant que sept personnes, dont deux matelots pour la conduire, je compris tout de suite que le plus grand danger de notre situation périlleuse était l'effroi qui pouvait se mettre parmi nous et l'empressement à se jeter dans cette embarcation.
Ma qualité de fille d'ambassadeur me donnait d'autant plus d'importance à bord que j'étais accompagnée d'un courrier de cabinet pour lesquels les capitaines des paquebots ont des égards tout particuliers.
J'en profitai pour venir au secours du commandant. Il voulait me faire passer la première; je l'engageai à placer dans le bateau une mère accompagnée de cinq petits enfants qui jetaient les hauts cris. Un monsieur (je suis fâchée de dire que c'était un français) s'y précipita sous prétexte de porter les enfants, et le bateau s'éloigna.
Je ne nierai pas que les quarante minutes qui s'écoulèrent jusqu'à son retour ne me parussent fort longues. Toutefois le parti que j'avais pris m'avait donné quelque autorité sur mes compagnons de malheur, et j'obtins qu'il n'y aurait ni cris, ni mouvement impétueux. Tout le monde se conduisit très bien. Les femmes qui restaient, nous étions cinq et deux enfants, devaient s'embarquer au second voyage. Les hommes tirèrent au sort pour les suivants. Tout s'exécuta comme il avait été convenu.
Le capitaine m'avait expliqué que le moment du plus grand danger serait celui où la marée tournerait. Si alors le vent poussait à terre, avant que son bâtiment fût gouvernable, il y avait fort à craindre qu'il ne se brisât sur les rochers, si, d'un autre côté, il était assez engravé pour ne pouvoir se relever, il serait rempli par la marée montante. Les deux chances étaient également admissibles, mais nous avions encore un peu de temps devant (p. 274) nous. Au reste, la nuit s'approchait et il neigeait à gros flocons.
Lorsque je quittai le bâtiment, il était tellement penché que les matelots eux-mêmes ne pouvaient traverser le pont qu'à l'aide d'une échelle qu'on avait couchée dessus. Notre départ se conduisit avec un grand ordre et un entier silence. Une jeune femme refusa péremptoirement de se séparer de son mari. Il avait tiré un des derniers numéros, mais un officier qui devait partir par le prochain bateau fut tellement touché de ce dévouement, fait au plus petit bruit possible, qu'il exigea du mari de prendre sa place.
Je pourrais faire un volume de toutes les circonstances touchantes et ridicules qui accompagnèrent cet épisode de mes voyages, depuis le moment où le bâtiment toucha jusqu'à celui où, après une route de sept heures au milieu de la nuit, de la neige, et par des chemins impraticables, la charrette qui nous portait pêle-mêle sur la paille nous fit faire notre entrée dans Calais.
Le capitaine, débarrassé de ses passagers, manœuvra fort judicieusement. Il lui arriva enfin quelques secours de la côte et il parvint à relever son bâtiment et à l'amener à Calais, quoique très avarié. Le lendemain, il me fit faire des excuses et de grands remerciements sur l'exemple que j'avais donné et qui, assurait-il, avait tout sauvé. J'ai remarqué que les grands dangers trouvent toujours du sang froid, et les grandes affaires du secret. Les cris et les caquets sont pour les petites circonstances.
J'étais partie de Londres malade; j'arrivai à Paris très bien portante. Je payai cher ce faux bien-être; la réaction ne tarda pas à se faire sentir. J'eus d'abord un anthrax qui fut précurseur d'une fièvre maligne; les médecins l'attribuèrent à avoir eu ce qui s'appelle vulgairement le sang tourné. Plus on prend sur soi dans un danger évident (p. 275) et apprécié, plus ce résultat peut arriver. Toutefois j'étais souffrante depuis fort longtemps et aurais peut-être été malade sans mon naufrage.
Je présentai ma belle-sœur le lendemain de mon arrivée. Je me rappelle particulièrement ce jour-là parce que c'est le seul mouvement patriotique que j'aie vu à Monsieur et que j'aime à lui en faire honneur. On conçoit qu'un naufrage est un argument trop commode pour que les princes ne l'exploitent pas à fond. J'avais fait ma cour à ses dépens chez le Roi, chez Madame, et même chez monsieur le duc d'Angoulême.
Arrivée chez Monsieur, après quelques questions préliminaires, il me dit d'un ton assez triste:
«C'était un paquebot français.
—Non, monseigneur, c'était un anglais.
—Oh! que j'en suis aise!»
Il se retourna à son service qui le suivait, et répéta aux dames qui m'environnaient: «Ce n'était pas un capitaine français» avec un air de satisfaction dont je lui sus un gré infini. S'il avait souvent exprimé de pareils sentiments, il aurait été bien autrement populaire.
Je précédai de peu de jours à Paris mon oncle, Édouard Dillon, qui y passait en se rendant de Dresde à sa nouvelle résidence de Florence. Il était de la maison de Monsieur, et, je crois l'avoir déjà dit, dans des habitudes de familiarité qui dataient de leur jeunesse à tous deux. Un matin, où il quittait Monsieur, il me raconta une conversation qui venait d'avoir lieu. Elle avait roulé sur l'inconvenance des propos tenus par l'opposition et plus encore par le parti ministériel sur le prince.
On cherchait, selon lui, à le déjouer parce qu'il était royaliste et avertissait le Roi des précipices où on entraînait la monarchie, etc. Édouard, qui se trouvait une des personnes les plus raisonnables pouvant l'approcher, (p. 276) combattit ces impressions de Monsieur. Il lui assura qu'il lui serait bien facile de se faire adorer, s'il voulait se montrer moins exclusivement chef d'un parti.
«Mais je ne suis pas chef d'un parti.
—Monseigneur, on vous en donne les apparences.
—C'est à tort, mais comment l'éviter?
—En étant moins exclusif.
—Jamais je n'accueillerai les jacobins, c'est pour cela qu'on me déteste.
—Mais les gens qui vous servent bien ne sont pas des jacobins.
—C'est selon. Vois-tu, Ned, le vieux levain révolutionnaire, cela reparaît toujours, fût-ce au bout de vingt ans. Quand on a servi les autres, on ne vaut rien pour nous.
—Je suis fâché d'entendre tenir ce langage à Monseigneur; cela confirme ce que l'on dit.
—Ah! ah! et que dit-on? conte-moi cela, toi.
—Hé bien, Monseigneur, on dit que vous avez envie de faire Mathieu ou Jules ministre.»
Monsieur qui se promenait dans son cabinet, s'arrêta tout court, partit d'un grand éclat de rire.
«Ah! parbleu, celui-là est trop amusant, ce n'est pas sérieusement que tu me dis cela?
—Sérieusement, Monseigneur.
—Mais tu connais trop Jules pour que j'aie besoin de te dire ce que c'est; hé bien, Mathieu c'est la même espèce tout juste, un peu moins hâbleur peut-être, mais pas plus de fond ni de valeur. Puisqu'on veut bien me prêter des intentions, il faudrait au moins qu'elles fussent de nature à ce que quelqu'un pût y ajouter foi. Allons, allons, mon vieil ami, tranquillise-toi; si on ne fait jamais d'autre fable sur mon compte, cela n'est pas bien alarmant. Mathieu! Jules! Ah! bon Dieu, quels ministres? (p. 277) on me croit donc extravagant! mais il faudrait être fou à lier! Il n'est pas possible que qui que ce soit y ait cru sérieusement; on s'est moqué de toi.»
Édouard lui témoigna grande satisfaction des dispositions où il se trouvait. Il vint en toute hâte me conter la sagesse de son prince. J'ai souvent repensé à cette conversation, sur laquelle je ne puis avoir aucun doute, lorsque plus tard Mathieu de Montmorency d'abord et Jules de Polignac ensuite ont été successivement ministres des affaires étrangères.
Monsieur avait-il changé d'opinion sur leur compte, ou bien trompait-il Édouard en 1818? Il peut y avoir de l'un et de l'autre.
Il est indubitable que, dès lors, Jules était dans sa plus intime confiance et jouait le rôle de ministre de la police du gouvernement occulte.
L'opposition au Roi avait gagné toute la Cour, et pour conserver un peu de tranquillité dans l'intérieur de sa famille, il n'osait pas en témoigner de ressentiment. La loi de recrutement déplaisait particulièrement à la noblesse. De tout temps, elle regardait l'armée comme son patrimoine. C'était bien à titre onéreux, il faut l'accorder, car elle l'avait exploitée, plus honorablement que lucrativement, pendant bien des siècles, mais elle tenait à en jouir exclusivement et ne voulait pas comprendre combien les temps étaient changés. Elle s'opposa donc au système d'avancement par l'ancienneté avec une extrême passion.
La loi fut emportée à la Chambre des députés; on savait qu'elle ne parviendrait à passer à celle des pairs qu'à une faible majorité. Le Roi, n'osant pas se prononcer hautement, emmena à sa promenade accoutumée les pairs de service auprès de lui qui, tous, devaient voter contre son gouvernement.
(p. 278) Le Roi ne sortait pas le dimanche ni le mercredi où il tenait conseil. Pour les cinq autres jours de la semaine, il avait cinq promenades, toujours les mêmes, qui revenaient à jour fixe chaque semaine. Celle de la matinée où l'on devait voter était une des plus courtes et les pairs y avaient compté; mais le Roi, ce qui était sans exemple, avait changé les ordres pour les relais et, de plus, commandé d'aller doucement.
En général, il voulait aller excessivement vite et toujours sur le pavé. Quelque poussière, quelque verglas qu'il pût y avoir, il ne ralentissait jamais son allure. Il en résultait des accidents graves pour les escortes, mais cela le laissait complètement impassible. Quand un homme était tombé on le ramassait; cela ne faisait aucun émoi. Si c'était un officier, on envoyait savoir de ses nouvelles, et, si son cheval était estropié, on lui en donnait un. Il n'en n'était pas davantage.
Il fallait un motif politique pour influer sur les usages établis; mais la niche du Roi n'eut pas de succès. Ses zélés serviteurs avaient eu la précaution de demander leur voiture dans la cour des Tuileries. Ils s'y jetèrent, en descendant du carrosse royal, et arrivèrent encore au Luxembourg à temps pour donner leur non aux demandes des ministres. Ils n'en furent pas plus mal traités dans les grands appartements, et beaucoup mieux au pavillon de Marsan.
Nous autres, constitutionnels ministériels, étions indignés; mais les ultras, et même les courtisans plus raisonnables, étaient enchantés de cet acte d'indépendance.
Monsieur Canning se trouvait alors pour quelques jours à Paris. Je me souviens que, le soir même où la discussion sur ce procédé était assez animée, il entra chez madame de Duras. Elle l'interpella:
(p. 279) «N'est-ce pas qu'en Angleterre les personnes attachées au Roi votent selon leur conscience et ne sont nullement forcées de soutenir le ministère?
—Je ne comprends pas bien.
—Mais, par exemple, si le grand chambellan trouve une loi mauvaise, il est libre de voter contre?
—Assurément, très libre, chacun est complètement indépendant dans son vote.»
Madame de Duras triomphait.
«Mais, ajouta monsieur Canning, il enverrait sa démission avant de prendre ce parti; sans cela on la lui demanderait tout de suite.»
Le triomphe fut un peu moins agréable. Toutefois, comme elle avait de l'esprit, elle se rabattit sur ce que notre éducation constitutionnelle n'était pas assez faite pour appeler cela de l'indépendance, et, ramenant la discussion à une thèse générale, tourna le terrain où elle s'était engagée si malencontreusement.
Le parti soi-disant royaliste était tombé dans une telle aberration d'idées que, lorsque monsieur de Marcellus, alors député, fut nommé de la commission pour examiner la loi qui devait accompagner le concordat et garantir les libertés de l'Église gallicane, il n'imagina rien de mieux que d'en référer au Pape en lui envoyant la copie du projet de loi et de tous les documents confiés à la commission.
Le Pape lui répondit qu'il fallait s'opposer à la promulgation de cette loi par tous les moyens possibles, l'autorisant même textuellement à employer en sûreté de conscience la ruse et l'astuce.
Monsieur de Marcellus, plus bon que méchant dans le fond, profita mal du conseil car il alla porter ce singulier bref au duc de Richelieu qui entra dans une fureur extrême. Il le menaça de le traduire devant les tribunaux (p. 280) pour avoir révélé le secret d'État à une Cour étrangère, lui dit que, si cet ancien régime, qu'il affectait de regretter, subsistait encore, on le ferait pourrir dans une prison d'État et, par grâce encore, pour éviter que le Parlement ne le décrétât de prise de corps et ne lui fît un plus mauvais parti, etc.
Monsieur de Marcellus fut tout ébahi d'une scène si bien carabinée; il comprit même son tort; mais le parti jésuite, très puissant et tout ultramontain, lui donna de grands éloges. Monsieur le prit sous sa protection spéciale et le bruit s'apaisa.
Seulement, il me semble que les négociations à Rome furent retirées à monsieur de Blacas, soupçonné d'avoir eu connaissance de cette intrigue, et qu'on y envoya monsieur Portalis. Celui-ci parvint à faire signer un concordat où les libertés gallicanes étaient aussi bien ménagées que les circonstances le permettaient. Le roi Louis XVIII n'y tenait pas assez pour les défendre vivement contre son frère.
Coup de pistolet tiré au duc de Wellington. — On trouve l'assassin. — Inquiétude de Monsieur sur la retraite des étrangers. — Agitation dans les esprits. — Ténèbres à la chapelle des Tuileries. — Le duc de Rohan à Saint-Sulpice. — Ses ridicules. — Le duc de Rohan se fait prêtre. — Une aventure à Naples. — Faveur du prince de Talleyrand. — Bal chez le duc de Wellington. — Testament de la reine Marie-Antoinette. — Mort de la petite princesse d'Orléans, née à Twickenham. — Mort de monsieur le prince de Condé. — Son oraison funèbre.
Peu de jours après mon arrivée à Paris, nous fûmes tous mis en grand émoi par une tentative d'assassinat commise sur la personne du duc de Wellington. Un coup de pistolet avait été tiré sur sa voiture au milieu de la nuit, comme il rentrait dans son hôtel de la rue des Champs-Élysées.
Cet événement pouvait avoir les plus fâcheuses conséquences. Le duc de Wellington était le personnage le plus important de l'époque; tout le monde en était persuadé, mais personne autant que lui. Son mécontentement aurait été une calamité. Tout ce qui tenait au gouvernement fit donc une très grosse affaire de cet attentat et le lendemain le duc était d'assez bonne humeur.
Mais on ne découvrait rien. Personne n'avait été blessé; on ne retrouvait point de balle; le coup avait été tiré en pleine obscurité contre une voiture allant grand train. Tout cela paraissait suspect. L'opposition répandit le bruit que le duc, d'accord avec le parti ultra, s'était fait (p. 282) tirer un coup de pistolet à poudre pour saisir ce prétexte de prolonger l'occupation.
Il faut rendre justice au duc de Wellington; il était incapable d'entrer dans une pareille machination; mais il conçut beaucoup d'humeur de ces propos, et, il le faut répéter, notre sort dépendait en grande partie de ses bonnes dispositions, car, lui seul pouvait prendre l'initiative et affirmer aux souverains que la présence en France de l'armée d'occupation, dont il était généralissime, avait cessé d'être nécessaire au repos de l'Europe.
Toute la police était en mouvement sans rien découvrir. Les ultras se frottaient les mains et assuraient que les étrangers séjourneraient cinq années de plus. Enfin on eut des révélations de Bruxelles. Milord Kinnaird, fort avant dans le parti révolutionnaire mais en deçà pourtant de l'assassinat, dénonça l'envoi d'un nommé Castagnon par le comité révolutionnaire séant à Bruxelles où tous les anciens jacobins, présidés par les régicides expulsés du royaume, s'étaient réfugiés. On acquit la preuve que ce Castagnon avait tiré contre le duc. Il fut déféré aux tribunaux et sévèrement puni et le duc se tint pour satisfait. Il entrait consciencieusement dans le projet de libérer la France des troupes sous ses ordres, mais on pouvait toujours redouter ses caprices.
La diminution de l'armée obtenue l'année précédente donnait droit à de grandes espérances. Toutefois, les traités portaient cinq ans de cette occupation, si onéreuse et si humiliante, et la troisième était à peine commencée. Tous les soins du gouvernement étaient employés à obtenir notre délivrance. Il était contrecarré par le parti ultra qui éprouvait, ou feignait, une grande alarme de voir l'armée étrangère quitter la France.
Monsieur avait dit au duc de Wellington, et malheureusement (p. 283) assez haut pour que cela fût entendu et répété:
«Si vous vous en allez, je veux m'en aller aussi.
—Oh! que non, Monseigneur, avait répondu le duc; vous y penserez mieux.»
Quelques semaines plus tard, un petit écrit professant la convenance de prolonger l'occupation, loin de chercher à l'abréger, fut distribué à profusion; il était anonyme, mais l'enveloppe portait pour timbre: Chambre de Monsieur.
On l'attribua à monsieur de Bruges. C'était le précurseur de la fameuse Note secrète. Toutes ces petites circonstances fondaient l'immense impopularité sous laquelle Charles X a succombé en trois jours, quelques années après.
Ces intrigues agissaient même sur les personnes qui n'y prenaient aucune part. Il régnait une inquiétude générale qui ne paraissait pas justifiée par la situation où nous nous trouvions. Dès en arrivant, j'avais eu les oreilles rabattues par l'annonce de la grande conspiration. Je demandais qui en faisait partie, on me répondait:
«Je n'en sais rien», mais on ajoutait avec un air capable: «Tenez pour sûr que nous marchons sur un volcan, et certes ce n'est pas monsieur Decazes qui nous sauvera!»
Il était, de plus en plus, en butte à la haine du parti de la Cour.
À force d'entendre répéter ces paroles, je finissais par être ébranlée à mon tour, lorsqu'une circonstance puérile me rétablit dans mon assiette en me montrant sur quels fondements fragiles on échafaudait les nouvelles. J'assistais à ténèbres à la chapelle des Tuileries; on frappe un coup léger à la porte de la tribune royale. Une fois; pas de réponse; Madame jette un coup d'œil irrité (p. 284) derrière elle. Une seconde; pas encore de réponse. Une troisième; le Roi ordonne d'ouvrir. On lui remet un billet, il le lit, fait signe au major général de la garde royale, lui dit quelques mots tout bas. Celui-ci sort et ténèbres s'achèvent au milieu de l'agitation de la Congrégation.
Plus de doute, la grande conspiration a éclaté. Des courtisans trouvent moyen de sortir de la chapelle pour aller en répandre la nouvelle, même à la Bourse, assure-t-on. Rendu dans ses appartements, le Roi annonce que la salle de l'Odéon a pris feu et que le ministre de la police demande des troupes pour maintenir l'ordre. Aussitôt les dévots de se récrier sur le scandale de troubler le service divin pour un théâtre qui brûle et les courtisans de s'indigner qu'on vienne déranger le Roi pour si mince affaire.
«Comment trouvez-vous monsieur Decazes? Il fait passer ses ordres par le Roi à présent! C'est une nouvelle méthode assurément!»
Le soir, il était répandu dans la ville que l'incendie de l'Odéon était le commencement d'exécution d'une grande conspiration; et, à la Cour, où on était un peu mieux informé quoique beaucoup plus bête, il n'était question que de l'insolence de ces coups répétés frappés à la porte de la tribune royale. Il semblait qu'on l'eût abattue à coups de hache. C'était aux Tuileries un bien plus grand événement que la destruction d'un des beaux monuments de la capitale.
Cette scène de la chapelle me rafraîchit la mémoire d'un incident dont je fus témoin à Saint-Sulpice, ce même carême, un jour où l'abbé Frayssinous y prêchait. Les sermons étaient fort courus et, le ministre de la police ayant annoncé le projet d'y assister, le banc de l'œuvre lui fut réservé.
(p. 285) Un équipage avec plusieurs valets en grande livrée s'arrêta au portail. Un homme en uniforme en sortit, c'était évidemment le ministre. Le suisse arriva en toute hâte, hallebarde en main, ouvrant la route à Monseigneur. Le bedeau suivait; il s'adressa à Alexandre de Boisgelin (passablement gobeur de son métier) pour lui demander s'il était de la suite de Son Excellence.
«De quelle Excellence?
—Du ministre de la police.
—Où est-il?
—Là, le suisse précède.
—Mais ce n'est pas le comte Decazes, c'est le duc de Rohan.»
Aussitôt voilà le bedeau au petit galop courant après le suisse pour le ramener à son poste du portail, et le duc de Rohan, dépouillé de ses honneurs usurpés, laissé tout seul au milieu de l'église, obligé d'établir son habit de pair sur une simple chaise de paille, à nos côtés, comme le plus humble d'entre nous. Les rieurs furent contre monsieur de Rohan, en dépit des préjugés aristocratiques qui lui auraient volontiers donné précédence sur monsieur Decazes. Ses ridicules étaient trop flagrants.
Auguste de Chabot, jeune homme qui ne manquait ni d'esprit, ni d'instruction, avait été presque forcé d'être chambellan de l'Empereur. Il se conduisit avec dignité, convenance et simplicité à la Cour impériale. À la Restauration, il prit le titre de prince de Léon et les fumées de la vanité lui montèrent à la tête.
Il perdit sa femme, mademoiselle de Sérent, riche héritière, par un horrible accident, et peu de mois avant [l'époque à] laquelle je suis arrivée, la mort de son père l'avait mis en possession du titre de duc de Rohan et de la pairie. Ces honneurs, bien prévus pourtant, achevèrent (p. 286) de l'enivrer d'orgueil. Il devint le véritable émule du marquis de Tuffières.
Il portait ses prétentions aristocratiques jusqu'à l'extravagance. Son château de la Roche-Guyon fut décoré de tous les emblèmes de la féodalité. Ses gens l'appelaient monseigneur. Il était toujours en habit de pair, et en avait fait adopter le collet et les parements brodés à une robe de chambre dans laquelle il donnait ses audiences le matin, rappelant ainsi feu le maréchal de Mouchy qui s'était fait faire un cordon bleu en tôle pour le porter dans son bain.
Aussi madame de Puisieux disait-elle, en voyant un portrait fort ressemblant du duc de Rohan:
«Oh! c'est bien Auguste; et puis voyez, ajoutait-elle en indiquant un écusson de ses armes peint dans le coin du tableau, voyez, voilà l'expression de sa physionomie.»
Le duc de Rohan vint étaler son importance en Angleterre dans l'espoir que son titre lui procurerait la main d'une riche héritière. Celle de ma belle-sœur avait été demandée par lui l'année précédente et, pour ennoblir cette alliance qui lui paraissait bien un peu indigne de lui, il s'était servi de l'intermédiaire du Roi. Cet auguste négociateur ayant échoué auprès de mademoiselle Destillières, le duc n'avait plus vu en France de parti assez riche pour aspirer à l'honneur de partager son nom et son rang.
Le voyage de spéculation matrimoniale en Angleterre étant resté également sans succès, il se décida à embrasser l'état ecclésiastique. Il s'entoura de jeunes prêtres et fit son séminaire dans les salons de la Roche-Guyon. Je ne sais comment cela put s'arranger, mais il est avec le ciel des accommodements.
Les mauvaises langues prétendaient que le célibat n'imposait pas trop de gêne à monsieur de Rohan. J'ai su (p. 287) très positivement un fait dont chacun tirera les conséquences qu'il lui plaira.
En 1813, Auguste de Chabot, alors chambellan de l'Empereur, d'une jolie figure, plein de talent, dessinant très bien, chantant à ravir, assez spirituel et surtout français arrivant de Paris, obtint à Naples de doux regards de la Reine, femme de Murat et régente en l'absence de son mari.
Une vive coquetterie s'établit entre eux. Des apartés, des promenades solitaires, des lettres, des portraits s'ensuivirent. La Reine avait la tête tournée et ne s'en cachait pas. Les choses allèrent si loin, quoique monsieur de Chabot professât dès lors les principes d'une certaine dévotion ostensible, qu'il reçut la clef d'une porte dérobée conduisant à l'appartement de la Reine. Le moment de l'entrevue fut fixé à la nuit suivante. Auguste s'y rendit.
Le lendemain matin, il reçut un passeport pour quitter Naples dans la journée. Un messager plus intime vint en même temps lui redemander l'élégante petite boîte qui contenait la clef.
Depuis ce jour, la Reine, qui en paraissait sans cesse occupée jusque-là, n'a plus prononcé son nom. Monsieur de Chabot n'a jamais pu comprendre le motif de cette disgrâce, car il se rendait la justice d'avoir été parfaitement respectueux.
Le portrait lui resta, et je l'ai vu entre les mains de la personne confidente de cette intrigue à laquelle il en fit don au moment où il entra dans les ordres.
Quoi qu'il en soit, son choix de l'état ecclésiastique ne l'empêcha pas de conserver toutes les habitudes du dandysme le plus outré; ses recherches de toilette étaient sans nombre. Il entama avec la Cour de Rome une longue et vive négociation pour faire donner à la chasuble une (p. 288) coupe nouvelle qui lui paraissait élégante. Au reste, il faut reconnaître qu'il disait la messe plus gracieusement qu'aucune autre personne et pourtant très convenablement.
Ces ambitions futiles n'arrêtaient pas les autres. Il devint promptement archevêque et cardinal; je crois qu'au fond c'était là le secret véritable de sa vocation. Les carrières civiles et militaires se trouvaient encombrées; il se croyait de la capacité, avec raison jusqu'à un certain point, et s'était jeté dans celle de l'Église. Mais j'anticipe; revenons au printemps de 1818.
J'avais laissé monsieur de Talleyrand honni au pavillon de Marsan; je le retrouvai dans la plus haute faveur de Monsieur et de son monde. Elle éclata surtout aux yeux du public à un bal donné par le duc de Wellington où les princes assistèrent.
Je me le rappelais l'année précédente dans cette même salle, se traînant derrière les banquettes pour arriver jusqu'à la duchesse de Courlande; elle lui avait réservé une place à ses côtés où personne ne vint le troubler. Monsieur le duc d'Angoulême, seul de tous les princes, lui adressa quelques mots en passant; mais, cette fois, l'attitude était bien changée. Il traversait la foule qui s'écartait devant lui; les poignées de main l'accueillaient et le conduisaient droit sur Monsieur; monsieur le duc de Berry s'emparait de cette main si courtisée pour ne la céder qu'à Monsieur. Les entours étaient également empressés.
Je n'ai pas suivi le fil de cette intrigue dont le résultat se déployait avec tant d'affectation sous nos yeux. J'ai peine à croire que monsieur de Talleyrand eût flatté les vœux de Monsieur qui, à cette époque, désirait par-dessus tout le maintien de l'occupation.
Monsieur de Talleyrand était trop habile à tâter le (p. 289) pouls du pays pour ne pas reconnaître que la fièvre d'indépendance s'accroissait chaque jour et ferait explosion si on ne la prévenait; mais certainement il s'unissait à toutes les intrigues pour chasser le duc de Richelieu, et c'était là un suffisant motif d'alliance.
J'eus encore, à ce bal, occasion de remarquer le peu d'obligeance de nos princes. Le duc de Wellington vint proposer à Madame, vers le milieu de la soirée, de faire le tour des salles. Il était indiqué de prendre son bras, et tout grand personnage qu'il était il en aurait été flatté. Mais Madame donna le bras à monsieur le duc de Berry, madame la duchesse de Berry à Monsieur (monsieur le duc d'Angoulême, selon son usage, était déjà parti) et le duc de Wellington fut réduit à marcher devant la troupe royale en éclaireur.
Elle arriva ainsi jusqu'à un dernier salon où Comte (le physicien) faisait des tours. Il lui fallait en ce moment un compère souffre-douleur. Il jeta son dévolu sur monsieur de Ruffo, fils du prince Castelcicala, ambassadeur de Naples, dont la figure niaise prêtait au rôle qu'il devait jouer. Il fit trouver des cartes dans ses poches, dans sa poitrine, dans ses chausses, dans ses souliers, dans sa cravate; c'était un déluge.
Les princes riaient aux éclats, répétant de la voix qu'on leur connaît: c'est monsieur de Ruffo, c'est monsieur de Ruffo. Or, ce monsieur de Ruffo était presque de leur intimité, et pourtant, lorsque le tour fut achevé, ils quittèrent l'appartement sans lui adresser un mot de bonté, sans faire un petit compliment à Comte dont la révérence le sollicitait, enfin avec une maussaderie qui me crucifiait car j'y prenais encore un bien vif intérêt.
Peu de semaines avant, j'avais vu chez mon père, à Londres, le prince régent, qui pourtant aussi était assez grand seigneur, assister à une représentation de ce même (p. 290) monsieur Comte, et y porter des façons bien différentes.
Je me suis laissé raconter que rien n'était plus obligeant que la reine Marie-Antoinette. Madame avait repoussé cet héritage, peut-être avec intention, car la mémoire de sa mère lui était peu chère. Toutes ses adorations étaient pour son père, et, avec ses vertus, elle avait pris ses formes peu gracieuses.
Il y eut vers ce temps une révolution bien frappante des sentiments de Madame. Monsieur Decazes retrouva dans les papiers de je ne sais quel terroriste de 1793 le testament autographe de la reine Marie-Antoinette qui, assurément, fait le plus grand honneur à sa mémoire. Il le porta au Roi qui lui dit de l'offrir à Madame. Elle le lui remit quelques heures après, avec la phrase la plus froide possible, sur ce qu'en effet elle reconnaissait l'écriture et l'authenticité de la pièce.
Monsieur Decazes en fit faire des fac-similés et en envoya un paquet à Madame; elle n'en distribua pas un seul, et témoigna plutôt de l'humeur dans toute cette occurrence. Toutefois ce testament a été gravé dans la chapelle expiatoire de la rue d'Anjou qui se construisait sous son patronage.
Si Madame était sévère à la mémoire de sa mère, elle était passionnément dévouée à celle de son père et cette corde de son âme vibrait toujours jusqu'à l'exaltation.
Comme je sortais du bal du duc de Wellington, je me trouvai auprès du duc et de la duchesse de Damas-Crux, ultras forcenés, qui, comme moi, attendaient leur voiture. Édouard de Fitz-James passa; je lui donnai une poignée de main, puis monsieur Decazes, encore une poignée de main, puis Jules de Polignac, nouvelle poignée de main, puis Pozzo, encore plus amicale poignée de main.
(p. 291) «Vous en connaissez de toutes les couleurs», me dit le duc de Damas.
—Oui, répondis-je, ceux qui se proclament les serviteurs du Roi; et ceux qui le servent en effet.»
Il était si bête qu'il me fit une mine de reconnaissance; mais la duchesse me lança un regard furieux et ne me l'a jamais pardonné.
La famille d'Orléans, dont les formes affables et obligeantes faisaient un contraste si marqué à celles de la branche aînée, n'assistait pas à ce bal, autant qu'il m'en souvient. Elle était dans la douleur. La petite princesse, née en Angleterre, était à toute extrémité et mourut, en effet, peu de jours après.
La mort frappait à la fois à deux extrémités de la maison de Bourbon. Le vieux prince de Condé achevait en même temps sa longue carrière en invoquant vainement la présence de ses enfants pour lui fermer les yeux. J'ai déjà dit la vie qui retenait monsieur le duc de Bourbon sur les trottoirs de Londres.
Madame la princesse Louise se refusa également à adoucir les derniers moments de son père, prétendant ne pouvoir quitter sa maison du Temple où elle s'était cloîtrée, quoique toutes les autorités ecclésiastiques l'y autorisassent et que le cardinal de Talleyrand, archevêque de Paris, allât lui-même la chercher. Ce sont de ces vertus que je n'ai jamais pu ni comprendre, ni admirer.
Monsieur le prince de Condé mourut dans les bras de madame de Rouilly, fille naturelle de monsieur le duc de Bourbon; elle lui prodigua les soins les plus filiaux et les plus tendres.
Monsieur le duc de Bourbon arriva quelques heures après la mort de son père: il parut fort malheureux de n'avoir pu le revoir, et d'autant plus que le vieux prince (p. 292) semblait, dans ses derniers jours, avoir repris la mémoire qu'il avait perdue depuis quelques années et regretter amèrement l'absence de son fils. Monsieur le duc de Bourbon conserva son nom, disant que celui de Condé était trop lourd à porter. Il s'établit au Palais-Bourbon et à Chantilly où il ne tarda pas à donner de nouveaux scandales.
Le service pour monsieur le prince de Condé à Saint-Denis fut très magnifique; je ne me rappelle plus en quoi on dérogea aux usages, mais il y eut quelque chose de très marqué, en ce genre, pour honorer plus royalement sa mémoire. Le roi Louis XVIII affectait de lui rendre plus qu'il n'était dû à son rang, selon l'étiquette de la Cour de France, peut-être pour marquer encore plus la sévère désobligeance avec laquelle il l'imposait à monsieur le duc d'Orléans.
Je me souviens que cet enterrement fut une grande affaire à la Cour. Pendant ce temps, le public et le ministère se préoccupaient du discours. Le pas était glissant; il s'agissait du général des émigrés. Il était difficile d'aborder ce sujet de manière à satisfaire les uns et les autres; car, si les uns étaient au pouvoir, les autres c'était le pays.
L'abbé Frayssinous, chargé de l'oraison funèbre, s'en tira habilement. Je me rappelle entre autres une phrase qui eut grand succès. En parlant des deux camps français opposés l'un à l'autre, il dit: «La gloire était partout, le bonheur nulle part». En résultat, le discours ne déplut absolument à aucun parti; c'était le mieux qu'on en pût espérer.
Mort de madame de Staël. — Effet de son ouvrage sur la Révolution. — Je retourne à Londres. — Agents du parti ultra. — Présentation de la note secrète. — Le Roi ôte le commandement des gardes nationales à Monsieur. — Fureur de Jules de Polignac. — Conspiration du bord de l'eau. — Congrès d'Aix-la-Chapelle. — Le duc de Richelieu obtient la libération du territoire.
J'ai négligé de parler dans le temps de la mort de madame de Staël. Elle avait eu lieu, pendant un de mes séjours en Angleterre, à la suite d'une longue maladie qu'elle avait traînée le plus tard possible dans ce monde de Paris qu'elle appréciait si vivement. Elle y faisait peine à voir au commencement des soirées. Elle arrivait épuisée par la souffrance mais, au bout de quelque temps, l'esprit prenait complètement le dessus de l'instinct, et elle était aussi brillante que jamais, comme si elle voulait témoigner jusqu'au bout de cette inimitable supériorité qui l'a laissée sans pareille.
La dernière fois que je la vis, c'était le matin; je partais le lendemain. Depuis quelques jours, elle ne quittait plus son sopha; les taches livides dont son visage, ses bras, ses mains étaient couverts n'annonçaient que trop la décomposition du sang. Je sentais la pénible impression d'un adieu éternel et sa conversation ne roulait que sur des projets d'avenir. Elle était occupée de chercher une maison où sa fille, la duchesse de Broglie, grosse et prête d'accoucher, serait mieux logée.
(p. 294) Elle faisait des plans de vie pour l'hiver suivant. Elle voulait rester plus souvent chez elle, donner des dîners fréquents. Elle désignait par avance des habitués. Cherchait-elle à s'étourdir elle-même? Je ne sais; mais le contraste de cet aspect si plein de mort et de ces paroles si pleines de vie était déchirant; j'en sortis navrée.
Il y avait une trop grande différence d'âge et assurément de mérite entre nous pour que je puisse me vanter d'une liaison proprement dite avec madame de Staël, mais elle était extrêmement bonne pour moi et j'en étais très flattée. Le mouvement qu'elle mettait dans la société était précisément du genre qui me plaisait le plus, parce qu'il s'accordait parfaitement avec mes goûts de paresse.
C'était sans se lever de dessus son sopha que madame de Staël animait tout un cercle; et cette activité de l'esprit m'est aussi agréable que celle du corps me paraît assommante. Quand il me faut aller chercher mon plaisir à grands frais, je cours toujours risque de le perdre en chemin.
Sans être pour moi une peine de cœur, la mort de madame de Staël me fut donc un chagrin. Le désespoir de ses enfants fut extrême. Ils l'aimaient passionnément et la révélation faite sur son lit de douleur et dont j'ai déjà parlé n'affaiblit ni leur sentiment ni leurs regrets.
Auguste de Staël se rendit l'éditeur d'un ouvrage auquel elle travaillait et qui parut au printemps de 1818. Il produisit un effet dont les résultats n'ont pas été sans importance. Pendant l'Empire, la Révolution de 1793 et ceux qui y avaient pris part étaient honnis. La Restauration ne les avait pas réhabilités et personne ne réclamait le dangereux honneur d'avoir travaillé à renverser le trône de Louis XVI. On aurait vainement cherché en (p. 295) France un homme qui voulût se reconnaître ouvrier en cette œuvre. Les régicides mêmes s'en défendaient; une circonstance fortuite les avait poussés dans ce précipice, et, somme toute, le petit chat (peut-être encore parce qu'il ne savait pas s'en expliquer) se trouvait le seul coupable.
Le livre de madame de Staël changea tout à coup cette disposition, en osant parler honorablement de la Révolution et des révolutionnaires. La première, elle distingua les principes des actes, les espérances trompées des honnêtes gens des crimes atroces qui souillèrent ces jours néfastes et ensevelirent sous le sang toutes les améliorations dont ils avaient cru doter la patrie. Enfin elle releva tellement le nom de révolutionnaire que, d'une cruelle injure qu'il avait été jusque-là, il devint presque un titre de gloire. L'opposition ne le repoussa plus. Les libéraux se reconnurent successeurs des révolutionnaires et firent remonter leur filiation jusqu'à 1789.
Messieurs de Lafayette, d'Argenson, de Thiard, de Chauvelin, de Girardin, etc., formèrent les anneaux de cette chaîne. Les Lameth, quoique réclamant le nom de patriotes de 89, et repoussés par les émigrés et la Restauration, ne s'étaient pas ralliés à l'opposition antiroyaliste. Ils demeuraient libéraux assez modérés, après avoir servi à l'Empereur avec bien moins de zèle que ceux dont je viens de citer les noms.
Je crois que cet ouvrage posthume de madame de Staël a été un funeste présent fait au pays et n'a pas laissé de contribuer à réhabiliter cet esprit révolutionnaire dans lequel la jeunesse s'est retrempée depuis et dont nous voyons les funestes effets. Dès que le livre de madame de Staël en eut donné l'exemple, les hymnes à la gloire de 1789 ne tarirent plus. Il y a bien peu d'esprits assez justes pour savoir n'extraire que le bon grain au (p. 296) milieu de cette sanglante ivraie. Aussi avons-nous vu depuis encenser jusqu'au nom de Robespierre.
Le troisième volume est presque entièrement écrit par Benjamin Constant; la différence de style et surtout de pensée s'y fait remarquer. Il est plus amèrement républicain; les goûts aristocratiques qui percent toujours à travers le plébéisme de madame de Staël ne s'y retrouvent pas.
Une fièvre maligne, dont je pensai mourir, me retint plusieurs semaines dans ma chambre. Je n'en sortis que pour soigner ma belle-sœur qui fit une fausse couche de quatre mois et demi et ne laissa pas de nous donner de l'inquiétude pour elle et beaucoup de regrets pour le petit garçon que nous perdîmes. Aussitôt qu'elle fut rétablie, je retournai à Londres.
L'affaire des liquidations, fixée enfin à seize millions pour les réclamations particulières, avait fort occupé mon père. Il avait sans cesse vu renaître les difficultés, qu'il croyait vaincues, sans pouvoir comprendre ce qui y donnait lieu. Une triste découverte expliqua ces retards.
La loyauté de monsieur de Richelieu avait dû se résigner aux roueries inhérentes aux nécessités gouvernementales. Il s'était apprivoisé depuis mon aventure au sujet du docteur Marshall. Le cabinet noir lui apporta les preuves les plus flagrantes de la façon dont monsieur Dudon, commissaire de la liquidation, vendait les intérêts de la France aux étrangers, à beaux deniers comptants.
Des lettres interceptées, écrites à Berlin, et lues à la poste de Paris, en faisaient foi. Le duc de Richelieu chassa monsieur Dudon honteusement; mais, ne pouvant publier la nature des révélations qui justifiaient sa démarche, il se fit de monsieur Dudon un ennemi insolent. (p. 297) Devenu, immédiatement, royaliste de la plus étroite observance, monsieur Dudon se donna pour victime de la pureté de ses opinions et n'a pas laissé d'être incommode par la suite.
Dès qu'il eut été remplacé par monsieur Mounier, les affaires marchèrent. L'intégrité de celui-ci débrouilla ce que l'autre avait volontairement embrouillé. Les liquidations furent promptement réglées et la conclusion fut un succès pour le gouvernement. C'est à cette occasion que s'est formée la liaison intime du duc de Richelieu avec monsieur Mounier.
À mesure que les affaires d'argent s'aplanissaient, l'espoir de notre émancipation se rapprochait et les fureurs du parti ultra s'exaspéraient dans la même proportion. Sa niaiserie était égale à son intolérance.
Je me souviens qu'avant de quitter Paris j'entendais déblatérer contre le gouvernement qui exigeait des capitalistes français 66 d'un emprunt nouveau, tandis qu'il n'avait pu obtenir que 54 l'année précédente de messieurs Baring et Cie; faisant crime au ministère que le crédit public se fût, en quelques mois, élevé de 12 pour 100 sous son administration! Il faut avoir vécu dans les temps de passion pour croire à de pareilles sottises.
Nous vîmes arriver successivement à Londres plusieurs envoyés de Monsieur, les Crussol, les Fitz-James, les La Ferronnays, les de Bruges, etc. Mon père était très bien instruit de leur mission; les ministres anglais en étaient indignés. Le duc de Wellington signalait d'avance la fausseté de leurs rapports. Tous venaient représenter la France sous l'aspect le plus sinistre et le plus dangereux pour le monde et réclamaient la prolongation de l'occupation étrangère.
Le duc de Fitz-James força tellement la mesure que lord Castlereagh lui dit:
(p. 298) «Si ce tableau était exact, il faudrait sur-le-champ rappeler nos troupes, former un cordon autour de la France et la laisser se dévorer intérieurement. Heureusement, monsieur le duc, nous avons des renseignements moins effrayants à opposer aux vôtres.»
L'expression de ces messieurs, en parlant de mon père, était que c'était dommage mais qu'il avait passé à l'ennemi. Quel bonheur pour la monarchie, si elle avait été exclusivement entourée de pareils ennemis! Monsieur de Richelieu, selon eux, avait eu de bonnes intentions mais il était perverti.
Quant aux autres ministres, c'étaient des gueux et des scélérats: messieurs Decazes, Lainé, Pasquier, Molé, Corvetto; il n'y avait rémission pour personne. À mesure que la libération de la patrie approchait, l'anxiété du parti redoublait. Je crois que c'est à cette époque que parut le Conservateur. Cette publication hebdomadaire avait pour rédacteur principal monsieur de Chateaubriand, mais tous les coryphées parmi les ultras y déposaient leur bilieuse éloquence. Cet organe a fait bien du mal au trône.
Jules de Polignac arriva le dernier en Angleterre; il était porteur de la fameuse note secrète, œuvre avouée et reconnue de Monsieur, quoique monsieur de Vitrolles l'eût rédigée.
Jamais action plus antipatriotique n'a été conseillée à un prince; jamais prince héritier d'une couronne n'en a fait une plus coupable. Les cabinets étrangers l'accueillirent avec mépris, et le roi Louis XVIII en conçut une telle fureur contre son frère que cela lui donna du courage pour lui ôter le commandement des gardes nationales du royaume.
Depuis longtemps les ministres sollicitaient du Roi de rendre au ministère de l'intérieur l'organisation des (p. 299) gardes nationales et de les remettre sous ses ordres; le Roi en reconnaissait la nécessité mais reculait effrayé des cris qu'allait pousser Monsieur.
Il avait été, dès 1814, nommé commandant général des gardes nationaux de France. Il avait formé un état-major à son image. Des inspecteurs généraux allaient chaque trimestre faire des tournées et s'occupaient des dispositions des officiers qui tous étaient nommés par Monsieur et à sa dévotion. La plupart étaient membres de la Congrégation. Leur correspondance avec Jules de Polignac, premier inspecteur général, était journalière et sa police s'exerçait avec activité et passion.
C'était un État dans l'État, un gouvernement dans le gouvernement, une armée dans l'armée. Ce qu'à juste titre on a nommé le gouvernement occulte était alors à son apogée. L'ordonnance qui ôtait le commandement à Monsieur enlevait au parti une grande portion de son pouvoir en le privant d'une force armée aussi énorme dont il pouvait disposer et qui ne recevait d'ordres que de lui.
Jules de Polignac en apprit la nouvelle (car cela avait été tenu fort secret) par ma mère qui lui donna le Moniteur à lire. Malgré sa retenue habituelle, il fut assez peu maître de lui pour prononcer quelques mots, trouvés si coupables par ma mère qu'elle lui dit vouloir aller aussitôt les rapporter à mon père pour qu'il en donnât avis au Roi. Averti de son imprudence, il chercha à les tourner en plaisanterie; mais ne pouvant réussir à faire prendre le change à ma mère, il eut recours à des supplications, qui allèrent jusqu'aux larmes et aux génuflexions, et obtint enfin la parole qu'elle ne répéterait pas un propos qu'il assurait n'avoir pas l'importance qu'elle voulait y donner.
Je n'ai jamais su précisément les mots. Seulement le (p. 300) nom de monsieur de Villèle y était mêlé et j'ai eu lieu de croire que la conspiration, dite du bord de l'eau, dont la réalité n'est révoquée en doute par aucune des personnes instruites des affaires à cette époque, cette conspiration, qui avait pour but de faire régner Charles X avant que le Ciel eût disposé de Louis XVIII, n'était que le commentaire des paroles échappées à la colère de Jules.
Je n'entre pas dans plus de détails sur cet événement, quoique la plupart des acteurs parmi les conspirateurs, aussi bien que parmi ceux qu'ils devaient attaquer, fussent des personnes avec lesquelles nos relations étaient intimes; mais j'étais absente lors de la découverte, et le projet remontait si haut que le ministère et le Roi ne voulurent pas aller jusqu'à la source. On se borna à l'éventer sans donner aucune suite aux recherches.
Le Roi en conçut un mortel chagrin et ne laissa pas ignorer à son frère qu'il en était instruit. Je ne sais pas si monsieur le duc de Berry était dans le secret; j'espère que non. Quant à monsieur le duc d'Angoulême, le parti s'en cachait avec plus de soin que d'aucune autre personne.
Quoique la sagesse du gouvernement eût assoupi le bruit de cette affaire, le parti ultra se trouva un peu gêné par cette découverte. Il était en position de garder des mesures avec le pouvoir; il devint, ou du moins chercha à paraître, plus modéré pendant quelque temps.
Cela ne l'empêcha pas d'avoir au Congrès d'Aix-la-Chapelle des agents occupés à déjouer auprès des étrangers les négociations du duc de Richelieu. Elles réussirent cependant et il eut la gloire et le bonheur de signer le traité qui délivrait son pays d'une garnison étrangère. Sans doute c'était encore à titre onéreux, (p. 301) mais la France pouvait payer les charges qu'elle acceptait; ce qu'elle ne pouvait plus supporter, c'était l'humiliation de n'être pas maîtresse chez elle.
Le respect et la confiance qu'inspirait le caractère loyal de monsieur de Richelieu entrèrent pour beaucoup dans le succès de cette négociation qui nous combla de joie.
Je me rappelle que, le jour où la signature du traité fut apprise à Londres, tout le corps diplomatique et les ministres anglais accoururent chez mon père lui faire compliment et partager notre satisfaction. Les hommages pour le duc de Richelieu étaient dans toutes les bouches; chacun avait un trait particulier à citer de son honorable habileté.
Le comte Decazes veut changer de ministère. — Intrigues contre le duc de Richelieu. — Il donne sa démission. — Le général Dessolle lui succède. — Mariage de monsieur Decazes. — Le comte de Sainte-Aulaire. — Mon père demande à se retirer. — Il est remplacé par le marquis de La Tour-Maubourg. — Le Roi est mécontent de mon père. — Mes idées sur la carrière diplomatique. — Une fournée de pairs. — Monsieur de Barthélemy.
On devait croire qu'après ses succès d'Aix-la-Chapelle le président du conseil reviendrait à Paris tout-puissant. Il en fut autrement. Les deux oppositions de droite et de gauche se coalisèrent pour amoindrir le résultat obtenu, et le parti ministériel, sous l'influence de monsieur Decazes, ne se donna que peu de soins pour le montrer dans toute son importance.
Monsieur de Richelieu était personnellement l'homme le moins propre à exploiter un succès, mais monsieur Decazes s'y entendait fort bien. Dans cette circonstance, il négligea de le vouloir. Des intrigues intérieures dans le sein du ministère en furent cause. Monsieur Decazes s'était uni à un parti semi-libéral qui, depuis, a produit ce qu'on a appelé les doctrinaires. Ce parti avait longtemps crié contre le ministère de la police et il persuada à monsieur Decazes qu'en faisant réformer ce ministère au départ des étrangers il semblerait n'avoir été créé que pour un moment de crise et que le Roi ferait un acte habile dont la popularité rejaillirait sur lui.
(p. 303) Monsieur Decazes goûtait cette pensée mais à condition, bien entendu, qu'il resterait ministre et ministre influent. Il en parla à monsieur de Richelieu qui adopta l'idée. Monsieur Lainé, ministre de l'intérieur, professait sans cesse de son désintéressement, de son abnégation de toute ambition et de son ennui des affaires.
Monsieur de Richelieu, qui avait, à cette époque, parfaite confiance en lui et en ses paroles, alla avec la candeur de son caractère lui demander de céder son portefeuille à Decazes qui en avait envie. Monsieur Lainé se mit en fureur contre une telle proposition, et le duc de Richelieu, avec la gaucherie habituelle de sa loyale franchise, s'en alla rapporter à monsieur Decazes qu'il ne fallait plus penser à son projet parce que monsieur Lainé ne voulait pas y consentir. Il reconnaissait bien du reste la convenance de renoncer à avoir un ministère spécial de la police; il avouait tous les inconvénients que monsieur Decazes signalait à le maintenir, mais il faudrait aviser à un autre moyen de le supprimer.
Après avoir donné ces étranges satisfactions à messieurs Decazes et Lainé, il partit pour Aix-la-Chapelle en complète sécurité des bonnes dispositions de ses collègues envers lui. Il put en voir la vanité au retour.
Je ne sais pas au juste les intrigues qu'on fit jouer ni les dégoûts dont on l'entoura, mais, à la fin de l'année, il dut donner sa démission ainsi que messieurs Pasquier, Molé, Lainé et Corvetto. Le général Dessolle devint le chef ostensible du nouveau cabinet dont monsieur Decazes était le directeur véritable.
Je n'ai jamais pu comprendre que monsieur Decazes n'ait pas senti que le beau manteau de cristal pur, dont la présidence de monsieur de Richelieu couvrait son favoritisme, était nécessaire à la durée de son crédit. Il (p. 304) ne pouvait soutenir le poids des haines dirigées contre lui que sous cette noble et transparente égide.
Monsieur de Richelieu ne lui enviait en aucune façon sa faveur et lui en laissait toute la puissance, toute l'importance, tous les profits et aussi tous les ennuis; car ce n'était pas tout à fait un bénéfice sans charge de devoir amuser un vieux monarque valétudinaire tourmenté dans son intérieur.
Monsieur Decazes avait épousé depuis quelques mois mademoiselle de Sainte-Aulaire, fille de qualité riche et ayant par sa mère, mademoiselle de Soyecourt, des alliances presque royales. Ces relations flattaient monsieur Decazes et plaisaient au Roi. Aussi ce mariage lui avait été assez agréable pour qu'il s'en mêlât personnellement, et cette circonstance avait été une occasion de rapprochement avec une nuance d'opposition hostile à laquelle appartenait monsieur de Sainte-Aulaire. Je professe pour celui-ci une amitié qui dure tantôt depuis trente ans. Toutefois je dois avouer que, dans les premiers moments de la Restauration, il s'était conduit, au moins, avec maladresse.
Il avait successivement renié Napoléon dont il était chambellan en 1814, et Louis XVIII en 1815, dans les deux villes de Bar-le-Duc et de Toulouse dont il se trouvait préfet à ces deux époques, d'une manière ostensible et injurieuse qui ne convenait pas mieux à sa position qu'à son caractère et à son esprit, un des plus doux et des plus agréables que je connaisse. Mais il y a des circonstances si écrasantes qu'elles trouvent bien peu d'hommes à leur niveau, surtout parmi les gens d'esprit. Les bêtes s'en tirent mieux parce qu'elles ne les comprennent pas.
Sa conduite pendant les Cent-Jours avait jeté monsieur de Sainte-Aulaire dans les rangs de la gauche. Le mariage de monsieur Decazes avec mademoiselle de (p. 305) Sainte-Aulaire, au lieu de rapprocher le ministre du parti aristocratique auquel elle appartenait par sa naissance, l'avait mis dans la société de l'opposition et lui donnait, fort à tort, une nuance de couleur révolutionnaire que les ultras enluminaient de leur palette la mieux chargée.
Je n'oserais pas assurer que leurs cris, sans cesse répétés, n'eussent exercé, à notre insu, quelque influence même sur nous à Londres.
La nouvelle de la retraite de monsieur de Richelieu, à laquelle il ne s'attendait nullement, fut un coup très sensible à mon père. J'ai déjà dit que les affaires importantes de l'ambassade se traitaient entre eux, sans passer par les bureaux, dans des lettres confidentielles et autographes. Mon père n'avait aucun rapport personnel avec monsieur Dessolle et ne pouvait continuer avec lui une pareille correspondance.
Il reçut du nouveau ministre une espèce de circulaire fort polie dans laquelle, après force compliments, on l'avertissait que la politique du cabinet était changée.
Mon père avait déjà bien bonne envie de suivre son chef; cette lettre le décida. Il répondit que sa tâche était accomplie. Ainsi que le duc de Richelieu, il avait cru devoir rester à son poste jusqu'à la retraite complète des étrangers, les négociations entamées devant, autant que possible, être conduites par les mêmes mains, mais qu'une nouvelle ère semblant commencer dans un autre esprit, il profitait de l'occasion pour demander un repos que son âge réclamait.
Nous fûmes charmées, ma mère et moi, de cette décision. La vie diplomatique m'était odieuse, et ma mère ne pouvait supporter la séparation de mon frère. D'ailleurs, nous nous apercevions que le travail auquel il s'était consciencieusement astreint fatiguait trop mon (p. 306) père. Sa bonne judiciaire conservait toute sa force primitive, mais déjà nous remarquions que sa mémoire faiblissait.
Lorsqu'un homme a été depuis l'âge de trente ans jusqu'à soixante hors des affaires et qu'il y rentre, ou il les fait très mal, ou bien elles l'écrasent. C'est ce qui arrivait à mon père.
Monsieur Dessolle lui répondit en l'engageant à revenir sur sa décision, mais il y persista. Ce n'était pas, disait-il, avec l'intention de refuser son assentiment au gouvernement du Roi, mais dans la pensée qu'un ambassadeur nouvellement nommé serait mieux placé vis-à-vis du cabinet anglais qu'un homme qui semblerait appelé à se contredire lui-même.
Une négociation, par exemple, était ouverte pour obtenir du roi des Pays-Bas d'expulser de Belgique le nid de conspirateurs d'où émanaient les brochures et les agitateurs qui troublaient le royaume. Monsieur Decazes mettait la plus grande importance à son succès et en parlait quotidiennement au duc de Richelieu qui, pressé par lui, réclamait les bons offices du cabinet anglais. Un des premiers soins du ministère Dessolle fut d'adresser des remerciements au roi de Hollande pour la noble hospitalité qu'il exerçait envers des réfugiés qu'on espérait voir bientôt rapporter leurs lumières et leurs talents dans la patrie. La copie de cette pièce fut produite à mon père par lord Castlereagh, en réponse à une note qu'il avait passée d'après les anciens documents. Cela était peut-être sage, mais il fallait un nouveau négociateur pour une nouvelle politique.
Il y eut encore une réponse de monsieur Dessolle qui semblait disposé, plus qu'il ne se l'était d'abord proposé, à suivre les traces de son prédécesseur; mais mon père avait annoncé ses projets de retraite à Londres, et, (p. 307) malgré toutes les obligeantes sollicitations du Régent et de ses ministres, il resta inflexible.
Le marquis de La Tour-Maubourg fut nommé pour le remplacer. Avec la franchise de son caractère, mon père s'occupa tout de suite activement de lui préparer les voies, de façon à rendre la position du nouvel ambassadeur la meilleure possible, dans les affaires et dans la société.
Monsieur de La Tour-Maubourg, qui est aussi éminemment loyal, ressentit vivement ces procédés et en a toujours conservé une sincère reconnaissance. Mon père y ajouta un autre service, car, de retour à Paris et n'y ayant plus d'intérêt personnel, il démontra clairement que l'ambassade de Londres n'était pas suffisamment payée et fit augmenter de soixante mille francs le traitement de son successeur.
Si monsieur de La Tour-Maubourg était touché des procédés de mon père, monsieur Dessolle, en revanche, était piqué de son retour, et monsieur Decazes en était assez blessé pour avoir irrité le roi Louis XVIII contre lui.
Le favori n'avait pas tout à fait tort. La retraite d'un homme aussi considéré que mon père et qui avait jusque-là marché dans les mêmes voies pouvait s'interpréter comme une rupture, et, malgré l'extrême modération des paroles de mon père et de sa famille, les ennemis de monsieur Decazes ne manquèrent pas de s'emparer de ce prétexte pour en profiter contre lui.
Quelques semaines s'étaient écoulées dans les pourparlers entre mon père et le ministre. Quoique sa démission eût suivi immédiatement celle de monsieur de Richelieu, elle ne fut acceptée qu'à la fin de janvier 1819. Je partis aussitôt pour Paris afin d'y préparer les logements.
(p. 308) Je trouvai le Roi fort exaspéré et disant que, jusqu'à cette heure, il avait cru que les ambassadeurs accrédités par lui le représentaient, mais que le marquis d'Osmond aimait mieux ne représenter que monsieur de Richelieu. On voit que le père de la Charte n'avait pas encore tout à fait dépouillé le petit-fils de Louis XIV et tenait le langage de Versailles. Il aurait probablement mieux apprécié la conduite de mon père si elle avait été agréable au favori.
Celui-ci, au reste, m'accueillit avec une bienveillance que j'ai eu lieu de croire peu sincère. Non seulement mon père, qu'on avait comblé d'éloges pendant tout le cours de son ambassade, ne reçut aucune marque de satisfaction, mais il eut même beaucoup de peine à obtenir la pension de retraite à laquelle il avait un droit acquis et indisputable, sous prétexte que les fonds étaient absorbés. Au reste, il ne fut pas seul à souffrir le ben servire e non gradire: les ministres sortants, et surtout monsieur de Richelieu, firent une riche moisson d'ingratitude, à la Cour, aux Chambres et jusque dans le public.
Monsieur et Madame me traitèrent avec plus de bonté que de coutume lorsque j'allai faire ma cour à mon arrivée de Londres. Monsieur le duc de Berry voulut me faire convenir que mon père quittait la partie parce qu'enfin il la voyait entre les mains des Jacobins. Je m'y refusai absolument, me retranchant sur son âge qui réclamait le repos, sur la convenance de quitter les affaires lorsque l'œuvre de la libération du territoire était accomplie, et sur la santé de ma mère. Le prince insista vainement et m'en témoigna un peu d'humeur, mais pourtant avec son amitié accoutumée.
Quant aux autres, lorsqu'ils virent qu'aucune de nos allures n'était celles de l'opposition et que, dans la Chambre des pairs, mon père votait avec le ministère, (p. 309) ils renoncèrent à leurs gracieusetés et rentrèrent dans leur froideur habituelle.
Ma mère était tombée dangereusement malade à Douvres et nous donna de vives inquiétudes. Elle put enfin passer la mer et nous nous trouvâmes réunis à Paris à notre très grande joie.
Mon père ne tarda pas à éprouver un peu de l'ennui qui atteint toujours les hommes à leur sortie de l'activité des affaires. Son bon esprit et son admirable caractère en triomphèrent promptement. Il n'y a pas de situation plus propre à faire naître ce genre de regret que celle d'un ambassadeur rentrant dans la vie privée. Toutes ses relations sont rompues; il est étranger aux personnes influentes de son pays; il n'est plus au courant de ces petits détails qui occupent les hommes au pouvoir, car, après tout, le commérage règne parmi eux comme parmi nous; il s'est accoutumé à attacher du prix aux distinctions de société, et elles lui manquent toutes à la fois.
Il n'y a pas de métier plus maussade à mon sens, où l'on joue plus complètement le rôle de l'âne chargé de reliques et où les honneurs qu'on reçoit soient plus indépendants de toute estime, de toute valeur, de toute considération personnelle.
Je sais qu'il est convenu de regarder cette carrière comme la plus agréable, surtout lorsqu'on arrive au rang d'ambassadeur. Je ne l'ai connue que dans cette phase et je la proclame détestable. Lorsqu'on a veillé la nuit pour rendre compte des travaux du jour et qu'on a réussi dans une négociation difficile, épineuse, souvent entravée par des instructions maladroites tout l'honneur en revient au ministre qui, dans la phrase entortillée de quelque dépêche, vous a laissé deviner ses intentions, précisément assez pour pouvoir vous désavouer si vous échouez. En revanche, si l'affaire manque et s'ébruite, (p. 310) on hausse les épaules et vous êtes proclamé maladroit d'autant plus facilement que, le secret étant la première loi du métier, vous ne pouvez rien apporter pour votre justification.
J'ai vu la carrière diplomatique sous son plus bel aspect, puisque mon père, occupant la première ambassade, y a joui de la confiance entière de son cabinet et d'une grande faveur près de celui de Londres, et pourtant je la proclame, je le répète, une des moins agréables à suivre.
Je comprends qu'un homme politique, dans les convenances duquel une absence peut se trouver entrer momentanément, aille passer quelques mois avec un caractère diplomatique dans une Cour étrangère.
Rien n'est plus mauvais pour les affaires du pays que de pareils ambassadeurs qui s'occupent de toute autre chose; mais j'admets l'agrément de cette espèce d'exil. Il ne faut pas toutefois s'y résigner trop longtemps, car aucun genre d'absence n'enlève plus promptement et plus complètement la clientèle.
Nous avons vu monsieur de Serre, le premier orateur de la Chambre, ne pouvoir être renommé député après avoir été deux ans ambassadeur à Naples et en mourir de chagrin. Certainement, s'il avait passé ces deux années à la campagne chez lui, dans une retraite absolue, son élection n'aurait pas été contestée et sa carrière d'homme politique serait restée bien plus entière.
Je parle ici pour les hommes à ambition politique, car ceux qui ne veulent que des places et des appointements ont évidemment avantage à préférer l'ambassade à la retraite; mais aussi, s'ils prolongent leur absence, ils reviennent, au bout de leur carrière, achever dans leur patrie une vie dépourvue de tout intérêt, étrangers à leur famille, isolés de tout intimité et ne s'étant formé (p. 311) aucune des habitudes qui, dans l'âge mûr, suppléent aux goûts de la jeunesse.
Plus le pays auquel on appartient présente de sociabilité, plus ces inconvénients sont réels. Cela est surtout sensible pour les français qui vivent en coteries formées par les sympathies encore plus que par les rapports de rang ou les alliances de famille. Rien n'est plus solide que ces liens et rien n'est plus fragile. Ils sont de verre. Ils peuvent durer éternellement, un rien peut les briser. Ils ne résistent guère à une absence prolongée. On s'aime toujours beaucoup, mais on ne s'entend plus. On croit qu'on aura grande joie à se revoir, et la réunion amène le refroidissement, car on ne parle plus la même langue, on ne s'intéresse plus aux mêmes choses. En un mot, on ne se devine plus. Le lien est brisé. Les français ont si bien l'instinct de ce mouvement de la société que nous voyons nos diplomates empressés de venir fréquemment s'y retremper; et, de tous les européens, ce sont ceux qui résident le moins constamment dans les Cours où ils sont accrédités.
Ces réflexions, je les faisais alors aussi bien qu'à présent, et j'eus pleine satisfaction à me retrouver Gros-Jean comme devant.
Notre parti pris de n'être point hostiles au nouveau ministère reçut un échec par la décision de monsieur Decazes de nommer une fournée de soixante pairs (6 mars 1819). Ce n'est pas après avoir retrempé mon éducation britannique, pendant trois années, dans les brouillards de Londres que je pouvais envisager de sang-froid une pareille mesure.
Mon père exigeait mon silence, mais il partageait la pensée que c'était un coup mortel à la pairie. Il a porté ses fruits, car il ne serait pas bien difficile de rattacher la destruction de l'hérédité à la création de ces énormes (p. 312) fournées dont Decazes a donné le premier exemple. La liste de 1815, quoique très nombreuse, porte un caractère tout à fait différent. Il s'agissait de fonder l'institution et non pas de forcer une majorité.
Les nominations de 1819 eurent lieu à l'occasion d'une proposition faite par monsieur de Barthélemy pour la révision de la loi d'élection, loi dont M. Decazes lui-même demanda le rappel peu de mois après. Je ne me suis jamais expliqué comment on était parvenu à obtenir de monsieur de Barthélemy d'attacher le grelot.
Lorsqu'il s'aperçut, à la fin, de tout le bruit qu'il faisait, il pensa en tomber à la renverse. La même chose lui était arrivée lorsque, presque à son insu, il s'était trouvé directeur de la République. La chute avait été plus rude à cette occasion puisqu'elle l'avait envoyé sur les plages insalubres de la Guyane.
Je l'ai beaucoup connu et je n'ai jamais compris ces deux circonstances de sa vie. C'était le plus honnête homme du monde, le plus probe. Il avait de l'esprit et des connaissances, une conversation facile et quelquefois piquante; mais il était timide, méticuleux, circonspect. Il avait toujours l'inquiétude de déplaire et surtout le besoin de se mettre à la remorque et de se cacher derrière les autres. Jamais homme n'a été moins propre à jouer un rôle ostensible et n'a eu moins d'ambition. Loin de tirer importance d'avoir été un cinquième de roi, il était importuné qu'on s'en souvînt.
Lorsque ce qu'on appela la proposition Barthélemy fit une si terrible explosion dans la Chambre et dans le public, il en fut consterné. Je l'ai vu épouvanté de faire tout ce vacarme au point d'en tomber sérieusement malade. Au reste, ce sont de ces événements dont on s'occupe fort pour un moment et qui laissent moins de trace dans le souvenir qu'ils n'en méritent peut-être, car souvent (p. 313) ils ont porté le germe d'une catastrophe que d'autres événements, également oubliés, ont mûrie jusqu'à ce qu'une dernière circonstance la fasse éclore tout à coup.
Nous eûmes un remaniement du ministère avant la fin de l'année. Monsieur Pasquier devint ministre des affaires étrangères. C'était rentrer dans les errements du cabinet Richelieu, et mon père en fut d'autant moins disposé à s'enrôler sous les drapeaux ultras. Monsieur Roy arriva aux finances et monsieur de La Tour-Maubourg eut le portefeuille de la guerre. Il déploya dans cette nouvelle position la même honnêteté, la même probité, la même incapacité qu'il avait portées à Londres.
Mes fréquents voyages en Angleterre m'avaient empêchée d'aller en Savoie. Je profitai de l'été de 1819 pour faire une visite à monsieur de Boigne et prendre les eaux d'Aix.
Au commencement de l'hiver, je vins m'établir avec mes parents dans une maison que j'avais louée dans la rue de Bourbon. C'est là où j'ai passé les dix années qui ont préparé et amené la chute de cette Restauration que j'avais appelée de vœux si ardents et vu commencer avec des espérances si riantes.
CINQUIÈME PARTIE
1815
CHAPITRE I
Séjour en Piémont. — Restauration de 1815. — Passage à Lyon. — Marion. — Arrivée à Turin. — Dispositions du Roi. — Son gouvernement. — Le cabinet d'ornithologie. — Le comte de Roburent. — Les Biglietto regio. — La société. — Le lustre. — Les loges. — Le théâtre. — L'Opéra. — Détail de mœurs. — Le marquis del Borgo. 1
CHAPITRE II
Les visites à Turin. — Le comte et la comtesse de Balbe. — Monsieur Dauzère. — Le prince de Carignan. — Le corps diplomatique. — Le général Bubna. — Ennui de Turin. — Aspect de la ville. — Appartements qu'on y trouve. — Réunion de Gênes au Piémont. — Dîner donné par le comte de Valese. — Jules de Polignac. 17
CHAPITRE III
Révélation des projets bonapartistes. — Voyage à Gênes. — Expérience des fusées à la congrève. — La princesse Grassalcowics. — L'empereur Napoléon quitte l'île d'Elbe. — Il débarque en France. — Officier envoyé par le général Marchand. — Déclaration du 13 mars. — Mon frère la porte à monsieur le duc d'Angoulême. — La duchesse de Lucques. 30
CHAPITRE IV
La princesse de Galles. — Fête donnée au roi Murat. — Audience de la princesse. — Notre situation est pénible. — Message de monsieur le duc d'Angoulême. — Inquiétudes pour mon frère. — Marche de Murat. — Il est battu à Occhiobello. — L'abbé de Janson. — Henri de Chastellux. 42
CHAPITRE V
Retour à Turin. — Monsieur de La Bédoyère. — Marche de Cannes. — L'empereur Napoléon. — Exposition du Saint-Suaire. — Retour de Jules de Polignac. — Il est fait prisonnier à Montmélian. — Prise d'un régiment à Aiguebelle. — Conduite du général Bubna. — Haine des piémontais contre les autrichiens. — Espérances du roi de Sardaigne. 52
CHAPITRE VI
Réponse de mon père au premier chambellan du duc de Modène. — Conduite du maréchal Suchet à Lyon. — Conduite du maréchal Brune à Toulon. — Catastrophe d'Avignon. — Expulsion des français résidant en Piémont. — Je quitte Turin. — État de la Savoie. — Passage de Monsieur à Chambéry. — Fête de la Saint-Louis à Lyon. — Pénible aveu. — Gendarmes récompensés par l'Empereur. — Les soldats de l'armée de la Loire. — Leur belle attitude. 64
CHAPITRE VII
Madame de La Bédoyère. — Son courage. — Son désespoir. — Sa résignation. — La comtesse de Krüdener. — Elle me fait une singulière réception. — Récit de son arrivée à Heidelberg. — Son influence sur l'empereur Alexandre. — Elle l'exerce en faveur de monsieur de La Bédoyère. — Saillie de monsieur de Sabran. — Pacte de la Sainte-Alliance. — Soumission de Benjamin Constant à madame de Krüdener. — Son amour pour madame Récamier. — Sa conduite au 20 mars. — Sa lettre au roi Louis XVIII. 76
CHAPITRE VIII
Exigences des étrangers en 1815. — Dispositions de l'empereur Alexandre au commencement de la campagne. — Jolie réponse du général Pozzo à Bernadotte. — Conduite du duc de Wellington et du général Pozzo. — Étonnement de l'empereur Alexandre. — Séjour du Roi et des princes en Belgique. — Énergie d'un soldat. — Obligeance du prince de Talleyrand. — Le duc de Wellington dépouille le musée. — Le salon de la duchesse de Duras. — Mort d'Hombert de La Tour du Pin. — Chambre dite introuvable. — Démission de monsieur de Talleyrand. — Mon père est nommé ambassadeur à Londres. — Le duc de Richelieu. — Révélation du docteur Marshall. — Visite au duc de Richelieu. — Désobligeante réception. — Son excuse. 89
CHAPITRE IX
Nobles adieux de l'empereur Alexandre au duc de Richelieu. — Sentiments patriotiques du duc. — Ridicules de monsieur de Vaublanc. — Arrivée de mon père à Paris. — Procès du maréchal Ney. — Son exécution. — Exaltation du parti royaliste. — Procès de monsieur de La Valette. — Madame la duchesse d'Angoulême s'engage à demander sa grâce. — On l'en détourne. — Démarches faites par le duc de Raguse. — Il fait entrer madame de La Valette dans le palais. — Sa disgrâce. — Fureur du parti royaliste à l'évasion de monsieur de La Valette. 108
CHAPITRE X
Fêtes données par le duc de Wellington. — Monsieur le duc d'Angoulême. — Refus d'une grande-duchesse pour monsieur le duc de Berry. — On se décide pour une princesse de Naples. — Traitement d'une ambassadrice d'Angleterre. — Faveur de monsieur Decazes. — Monsieur de Polignac refuse de prêter serment comme pair. — Mot de monsieur de Fontanes. — Séjour de la famille d'Orléans en Angleterre. — Demande de madame la duchesse d'Orléans douairière au marquis de Rivière. 119
SIXIÈME PARTIE
L'ANGLETERRE ET LA FRANCE (1816 à 1820)
CHAPITRE I
Retour en Angleterre. — Aspect de la campagne. — Londres. — Concert à la Cour. — Ma présentation. — La reine Charlotte. — Égards du prince régent pour elle. — La duchesse d'York. — La princesse Charlotte de Galles. — Miss Mercer. — Intrigue déjouée par le prince Léopold de Saxe-Cobourg. — La marquise d'Hertford. — Habitudes du prince régent. — Dîners à Carlton House. 133
CHAPITRE II
Le corps diplomatique. — La comtesse de Lieven. — La princesse Paul Esterhazy. — Vie des femmes anglaises. — Leur enfance. — Leur jeunesse. — Leur âge mûr. — Leur vieillesse. — Leur mort. — Sort des veuves. 146
CHAPITRE III
Indépendance du caractère des anglais. — Dîner chez la comtesse Dunmore. — Jugement porté sur lady George Beresford. — Salon des grandes dames. — Comment on comprend la société en Angleterre et en France. — Bal donné chez le marquis d'Anglesey. — Lady Caroline Lamb. — Mariage de monsieur le duc de Berry. — Réponse du prince de Poix. 155
CHAPITRE IV
La famille d'Orléans à Twickenham. — Espionnage exercé contre elle. — Division entre le roi Louis XVIII et monsieur le duc d'Orléans à Lille en 1815. — Intérieur de Twickenham. — Mots de la princesse Marie. — La comtesse de Vérac. — Naissance d'une princesse d'Orléans. — La comtesse Mélanie de Montjoie. — Le baron de Montmorency. — Le comte Camille de Sainte-Aldegonde. — Le baron Athalin. — Monsieur le duc de Bourbon. — La princesse Louise de Condé. 164
CHAPITRE V
Lord Castlereagh. — Lady Castlereagh. — Cray Farm. — Dévouement de lady Castlereagh pour son mari. — Accident et prudence. — Soupers de lady Castlereagh. — Partie de campagne chez lady Liverpool. — Ma toilette à la Cour de la Reine. — Beauté de cette assemblée. — Baptême de la petite princesse d'Orléans. — La princesse de Talleyrand. — Elle consent à se séparer du prince de Talleyrand. — La comtesse de Périgord. — La duchesse de Courlande. — La princesse Tyszkiewicz. — Mariage de Jules de Polignac. 172
CHAPITRE VI
Ordonnance qui casse la Chambre. — Réflexion de la vicomtesse de Vaudreuil à ce sujet. — Négociation avec les ministres anglais. — Opposition du duc de Wellington. — Embarras pour fonder le crédit. — Mon retour à Paris. — Exaltation des partis. — Brochure de monsieur Guizot. — Regrets d'une femme du parti ultra-royaliste. — Monsieur Lainé qualifié de bonnet rouge. — Griefs des royalistes. — Licenciement des corps de la maison du Roi. — Le colonel Pothier et monsieur de Girardin. — Les quasi-royalistes. — Soirée chez madame de Duras. — La coterie dite le château. — Monsieur de Chateaubriand veut quitter la France. — Il vend le Val du Loup au vicomte de Montmorency. — Propos tenu par le prince de Poix à monsieur Decazes. 185
CHAPITRE VII
Négociations pour un emprunt. — Ouvrard va en Angleterre. — Il amène monsieur Baring chez mon père. — Conférence avec lord Castlereagh. — Arrivée de messieurs Baring et Labouchère à Paris. — Espérances trompées. — Dîner chez la maréchale Moreau. — Brochure de Salvandy. — Influence du général Pozzo sur le duc de Wellington. — Soirée chez la duchesse d'Escars. — Monsieur Rubichon. — L'emprunt étant conclu, l'opposition s'en plaint. 198
CHAPITRE VIII
Madame la duchesse de Berry. — La duchesse de Reggio. — Le mariage de mon frère avec mademoiselle Destillières est convenu. — Scène aux Tuileries. — Le Roi en est malade. — Le Manuscrit de Sainte-Hélène. — Lectures chez mesdames de Duras et d'Escars. — Succès de cette publication apocryphe. 208
CHAPITRE IX
Monsieur de Villèle. — Intrigue de Cour pour ramener monsieur de Blacas. — La duchesse de Narbonne. — Martin et la sœur Récolette. — Arrivée de monsieur de Blacas. — Déjeuner aux Tuileries. — La petite chienne de Madame. — Sagesse de monsieur le duc d'Angoulême. — Agitation des courtisans. — Trouble de monsieur Molé. — Bonne contenance de monsieur Decazes. — Délais multipliés de monsieur de Blacas. — Il est congédié par le Roi. 218
CHAPITRE X
Faveur de monsieur Decazes. — Son genre de flatterie. — Affaires de Lyon. — Le duc de Raguse apaise les esprits. — Discours de monsieur Laffitte. — Monsieur le duc d'Orléans revient à Paris. — Histoire inventée sur ma mère. — Ma colère. — Arrivée de toute la famille d'Orléans. — Déjeuner au Palais-Royal. — Calomnies absurdes. 229
CHAPITRE XI
Tom Pelham. — Inauguration du pont de Waterloo. — Dîner à Claremont. — Maussaderie de la princesse Charlotte. — Son obligeance. — Un nouveau caprice. — Conversation avec elle. — Mort de cette princesse. — Affliction générale. — Caractère de la princesse Charlotte. — Ses goûts, ses habitudes. — Suicide de l'accoucheur. — Singulier conseil de lord Liverpool. — Maxime de lord Sidmouth. 236
CHAPITRE XII
Le roi de Prusse veut épouser Georgine Dillon. — Rupture de ce mariage. — Désobligeance du roi Louis XVIII pour les Orléans. — Il la témoigne en diverses occasions. — Irritation qui en résulte. — Le comte de La Ferronays. — Son attachement pour monsieur le duc de Berry. — Madame de Montsoreau et la layette. — Scène entre monsieur le duc de Berry et monsieur de La Ferronnays. — Irritation de la famille royale. — Madame de Gontaut nommée gouvernante. — Conseils du prince Castelcicala. — Madame de Noailles. 249
CHAPITRE XIII
Je refuse d'aller chez une devineresse. — Aventure du chevalier de Mastyns. — Élections de 1817. — Le parti royaliste sous l'influence de monsieur de Villèle. — Le duc de Broglie et Benjamin Constant. — Monsieur de Chateaubriand appelle l'opposition de gauche les libéraux. — Mariage de mon frère. — Visite à Brighton. — Soigneuse hospitalité du prince régent. — Usages du pavillon royal. — Récit d'une visite du Régent au roi George III. — Déjeuner sur l'escalier. — Le grand-duc Nicolas à Brighton. 259
CHAPITRE XIV
Je fais naufrage sur la côte entre Boulogne et Calais. — Effet de cet accident. — Excellent propos de Monsieur. — Singulière conversation de Monsieur avec Édouard Dillon. — La loi de recrutement. — Les pairs ayant des charges chez le Roi votent contre le ministère. — Réponse de monsieur Canning à ce sujet. — Le Pape et monsieur de Marcellus. 272
CHAPITRE XV
Coup de pistolet tiré au duc de Wellington. — On trouve l'assassin. — Inquiétude de Monsieur sur la retraite des étrangers. — Agitation dans les esprits. — Ténèbres à la chapelle des Tuileries. — Le duc de Rohan à Saint-Sulpice. — Ses ridicules. — Le duc de Rohan se fait prêtre. — Une aventure à Naples. — Faveur du prince de Talleyrand. — Bal chez le duc de Wellington. — Testament de la reine Marie-Antoinette. — Mort de la petite princesse d'Orléans, née à Twickenham. — Mort de monsieur le prince de Condé. — Son oraison funèbre. 281
CHAPITRE XVI
Mort de madame de Staël. — Effet de son ouvrage sur la Révolution. — Je retourne à Londres. — Agents du parti ultra. — Présentation de la note secrète. — Le Roi ôte le commandement des gardes nationales à Monsieur. — Fureur de Jules de Polignac. — Conspiration du bord de l'eau. — Congrès d'Aix-la-Chapelle. — Le duc de Richelieu obtient la libération du territoire. 293
CHAPITRE XVII
Le comte Decazes veut changer de ministère. — Intrigues contre le duc de Richelieu. — Il donne sa démission. — Le général Dessolle lui succède. — Mariage de monsieur Decazes. — Le comte de Sainte-Aulaire. — Mon père demande à se retirer. — Il est remplacé par le marquis de La Tour-Maubourg. — Le Roi est mécontent de mon père. — Mes idées sur la carrière diplomatique. — Une fournée de pairs. — Monsieur de Barthélemy. 302
CHARTRES.—IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.