Title: Cours de philosophie positive. (1/6)
Author: Auguste Comte
Release date: April 4, 2010 [eBook #31881]
Most recently updated: August 11, 2013
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
ÉVERAT, IMPRIMEUR, RUE DU CADRAN, Nº 16.
PARIS.
ROUEN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
RUE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE, Nº 13.
BRUXELLES,
AU DÉPÔT DE LA LIBRAIRIE MÉDICALE FRANÇAISE.
En témoignage de ma respectueuse affection,
Ce cours, résultat général de tous mes travaux depuis ma sortie de l'École Polytechnique en 1816, fut ouvert pour la première fois en avril 1826. Après un petit nombre de séances, une maladie grave m'empêcha, à cette époque, de poursuivre une entreprise encouragée, dès sa naissance, par les suffrages de plusieurs savans du premier ordre, parmi lesquels je pouvais citer dès-lors MM. Alexandre de Humboldt, de Blainville et Poinsot, membres de l'Académie des Sciences, qui voulurent bien suivre avec un intérêt soutenu l'exposition de mes idées. J'ai refait ce cours en entier l'hiver dernier, à partir du 4 janvier 1829, devant un auditoire dont avaient bien voulu faire partie M. Fourier, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, MM. de Blainville, Poinsot, Navier, membres de la même académie, MM. les professeurs Broussais, Esquirol, Binet, etc., auxquels je dois ici témoigner publiquement ma reconnaissance pour la manière dont ils ont accueilli cette nouvelle tentative philosophique.
Après m'être assuré par de tels suffrages que ce cours pouvait utilement recevoir une plus grande publicité, j'ai cru devoir, à cette intention, l'exposer cet hiver à l'Athénée Royal de Paris, où il vient d'être ouvert le 9 décembre. Le plan est demeuré complétement le même. Seulement les convenances de cet établissement m'obligent à restreindre un peu les développemens de mon cours. Ils se retrouvent tout entiers dans la publication que je fais aujourd'hui de mes leçons, telles qu'elles ont eu lieu l'année dernière.
Pour compléter cette notice historique, il est convenable de faire observer, relativement à quelques-unes des idées fondamentales exposées dans ce cours, que je les avais présentées antérieurement dans la première partie d'un ouvrage intitulé Système de politique positive, imprimée à cent exemplaires en mai 1822, et réimprimée ensuite en avril 1824, à un nombre d'exemplaires plus considérable. Cette première partie n'a point encore été formellement publiée, mais seulement communiquée, par la voie de l'impression, à un grand nombre de savans et de philosophes européens. Elle ne sera mise définitivement en circulation qu'avec la seconde partie que j'espère pouvoir faire paraître à la fin de l'année 1830.
J'ai cru nécessaire de constater ici la publicité effective de ce premier travail, parce que quelques idées offrant une certaine analogie avec une partie des miennes, se trouvent exposées, sans aucune mention de mes recherches, dans divers ouvrages publiés postérieurement, surtout en ce qui concerne la rénovation des théories sociales. Quoique des esprits différens aient pu, sans aucune communication, comme le montre souvent l'histoire de l'esprit humain, arriver séparément à des conceptions analogues en s'occupant d'une même classe de travaux, je devais néanmoins insister sur l'antériorité réelle d'un ouvrage peu connu du public, afin qu'on ne suppose pas que j'ai puisé le germe de certaines idées dans des écrits qui sont, au contraire, plus récens.
Plusieurs personnes m'ayant déjà demandé quelques éclaircissemens relativement au titre de ce cours, je crois utile d'indiquer ici, à ce sujet, une explication sommaire.
L'expression philosophie positive étant constamment employée, dans toute l'étendue de ce cours, suivant une acception rigoureusement invariable, il m'a paru superflu de la définir autrement que par l'usage uniforme que j'en ai toujours fait. La première leçon, en particulier, peut être regardée tout entière comme le développement de la définition exacte de ce que j'appelle la philosophie positive. Je regrette néanmoins d'avoir été obligé d'adopter, à défaut de tout autre, un terme comme celui de philosophie, qui a été si abusivement employé dans une multitude d'acceptions diverses. Mais l'adjectif positive par lequel j'en modifie le sens me paraît suffire pour faire disparaître, même au premier abord, toute équivoque essentielle, chez ceux, du moins, qui en connaissent bien la valeur. Je me bornerai donc, dans cet avertissement, à déclarer que j'emploie le mot philosophie dans l'acception que lui donnaient les anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le système général des conceptions humaines; et, en ajoutant le mot positive, j'annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre d'idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits observés, ce qui constitue le troisième et dernier état de la philosophie générale, primitivement théologique et ensuite métaphysique, ainsi que je l'explique dès la première leçon.
Il y a, sans doute, beaucoup d'analogie entre ma philosophie positive
et ce que les savans anglais entendent, depuis Newton surtout, par
philosophie naturelle. Mais je n'ai pas dû choisir cette dernière
dénomination, non plus que celle de philosophie des sciences qui
serait peut-être encore plus précise, parce que l'une et l'autre ne
s'entendent pas encore de tous les ordres de phénomènes, tandis que la
philosophie positive, dans laquelle je comprends l'étude des
phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres, désigne une
manière uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels
l'esprit humain peut s'exercer. En outre, l'expression philosophie
naturelle est usitée, en Angleterre, pour désigner l'ensemble des
diverses sciences d'observation, considérées jusque dans leurs
spécialités les plus détaillées; au lieu que par philosophie positive,
comparé à sciences positives, j'entends seulement l'étude propre des
généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une
méthode unique, et comme formant les différentes parties d'un plan
général de recherches. Le terme que j'ai été conduit à construire est
donc, à la fois, plus étendu et plus restreint que les dénominations,
d'ailleurs analogues, quant au caractère fondamental des idées, qu'on
pourrait, de prime-abord, regarder comme équivalentes.
Paris, le 18 décembre 1829.
Sommaire. Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur la nature et l'importance de la philosophie positive.
L'objet de cette première leçon est d'exposer nettement le but du cours, c'est-à-dire de déterminer exactement l'esprit dans lequel seront considérées les diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle, indiquées par le programme sommaire que je vous ai présenté.
Sans doute, la nature de ce cours ne saurait être complétement appréciée, de manière à pouvoir s'en former une opinion définitive, que lorsque les diverses parties en auront été successivement développées. Tel est l'inconvénient ordinaire des définitions relatives à des systèmes d'idées très-étendus, quand elles en précèdent l'exposition. Mais les généralités peuvent être conçues sous deux aspects, ou comme aperçu d'une doctrine à établir, ou comme résumé d'une doctrine établie. Si c'est seulement sous ce dernier point de vue qu'elles acquièrent toute leur valeur, elles n'en ont pas moins déjà, sous le premier, une extrême importance, en caractérisant dès l'origine le sujet à considérer. La circonscription générale du champ de nos recherches, tracée avec toute la sévérité possible, est, pour notre esprit, un préliminaire particulièrement indispensable dans une étude aussi vaste et jusqu'ici aussi peu déterminée que celle dont nous allons nous occuper. C'est afin d'obéir à cette nécessité logique que je crois devoir vous indiquer, dès ce moment, la série des considérations fondamentales qui ont donné naissance à ce nouveau cours, et qui seront d'ailleurs spécialement développées, dans la suite, avec toute l'extension que réclame la haute importance de chacune d'elles.
Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un coup-d'oeil général sur la marche progressive de l'esprit humain, envisagée dans son ensemble: car une conception quelconque ne peut être bien connue que par son histoire.
En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujéti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différens: l'état théologique, ou fictif; l'état métaphysique, ou abstrait; l'état scientifique, ou positif. En d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé: d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui s'excluent mutuellement: la première est le point de départ nécessaire de l'intelligence humaine; la troisième, son état fixe et définitif: la seconde est uniquement destinée à servir de transition.
Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agens surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l'univers.
Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du premier, les agens surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.
Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre.
Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il soit susceptible, quand il a substitué l'action providentielle d'un être unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système métaphysique consiste à concevoir, au lieu des différentes entités particulières, une seule grande entité générale, la nature, envisagée comme la source unique de tous les phénomènes. Pareillement, la perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse, quoiqu'il soit très-probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la gravitation, par exemple.
Ce n'est pas ici le lieu de démontrer spécialement cette loi fondamentale du développement de l'esprit humain, et d'en déduire les conséquences les plus importantes. Nous en traiterons directement, avec toute l'extension convenable, dans la partie de ce cours relative à l'étude des phénomènes sociaux 1. Je ne la considère maintenant que pour déterminer avec précision le véritable caractère de la philosophie positive, par opposition aux deux autres philosophies qui ont successivement dominé, jusqu'à ces derniers siècles, tout notre système intellectuel. Quant à présent, afin de ne pas laisser entièrement sans démonstration une loi de cette importance, dont les applications se présenteront fréquemment dans toute l'étendue de ce cours, je dois me borner à une indication rapide des motifs généraux les plus sensibles qui peuvent en constater l'exactitude.
Note 1: (retour) Les personnes qui désireraient immédiatement à ce sujet des éclaircissemens plus étendus, pourront consulter utilement trois articles de Considérations philosophiques sur les sciences et les savans que j'ai publiés, en novembre 1825, dans un recueil intitulé le Producteur (nos 7, 8 et 10), et surtout la première partie de mon Système de politique positive, adressée, en avril 1824, à l'Académie des Sciences, et où j'ai consigné, pour la première fois, la découverte de cette loi.
En premier lieu, il suffit, ce me semble, d'énoncer une telle loi, pour que la justesse en soit immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont quelque connaissance approfondie de l'histoire générale des sciences. Il n'en est pas une seule, en effet, parvenue aujourd'hui à l'état positif, que chacun ne puisse aisément se représenter, dans le passé, essentiellement composée d'abstractions métaphysiques, et, en remontant encore davantage, tout-à-fait dominée par les conceptions théologiques. Nous aurons même malheureusement plus d'une occasion formelle de reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les plus perfectionnées conservent encore aujourd'hui quelques traces très-sensibles de ces deux états primitifs.
Cette révolution générale de l'esprit humain peut d'ailleurs être aisément constatée aujourd'hui, d'une manière très-sensible, quoique indirecte, en considérant le développement de l'intelligence individuelle. Le point de départ étant nécessairement le même dans l'éducation de l'individu que dans celle de l'espèce, les diverses phases principales de la première doivent représenter les époques fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous, en contemplant sa propre histoire, ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant à ses notions les plus importantes, théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse, et physicien dans sa virilité? Cette vérification est facile aujourd'hui pour tous les hommes au niveau de leur siècle.
Mais, outre l'observation directe, générale ou individuelle, qui prouve l'exactitude de cette loi, je dois surtout, dans cette indication sommaire, mentionner les considérations théoriques qui en font sentir la nécessité.
La plus importante de ces considérations, puisée dans la nature même du sujet, consiste dans le besoin, à toute époque, d'une théorie quelconque pour lier les faits, combiné avec l'impossibilité évidente, pour l'esprit humain à son origine, de se former des théories d'après les observations.
Tous les bons esprits répètent, depuis Bacon, qu'il n'y a de connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés. Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable, si on l'applique, comme il convient, à l'état viril de notre intelligence. Mais en se reportant à la formation de nos connaissances, il n'en est pas moins certain que l'esprit humain, dans son état primitif, ne pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d'un côté, toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à l'observation, notre esprit a besoin d'une théorie quelconque. Si en contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non-seulement il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et par conséquent, d'en tirer aucun fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux.
Ainsi, pressé entre la nécessité d'observer pour se former des théories réelles, et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories quelconques pour se livrer à des observations suivies, l'esprit humain, à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il n'aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s'il ne se fût heureusement ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions théologiques, qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et fourni un aliment à son activité. Tel est, indépendamment des hautes considérations sociales qui s'y rattachent et que je ne dois pas même indiquer en ce moment, le motif fondamental qui démontre la nécessité logique du caractère purement théologique de la philosophie primitive.
Cette nécessité devient encore plus sensible en ayant égard à la parfaite convenance de la philosophie théologique avec la nature propre des recherches sur lesquelles l'esprit humain dans son enfance concentre si éminemment toute son activité. Il est bien remarquable, en effet, que les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la nature intime des êtres, l'origine et la fin de tous les phénomènes, soient précisément celles que notre intelligence se propose par-dessus tout dans cet état primitif, tous les problèmes vraiment solubles étant presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses. On en conçoit aisément la raison; car c'est l'expérience seule qui a pu nous fournir la mesure de nos forces; et, si l'homme n'avait d'abord commencé par en avoir une opinion exagérée, elles n'eussent jamais pu acquérir tout le développement dont elles sont susceptibles. Ainsi l'exige notre organisation. Mais, quoi qu'il en soit, représentons-nous, autant que possible, cette disposition si universelle et si prononcée, et demandons-nous quel accueil aurait reçu à une telle époque, en la supposant formée, la philosophie positive, dont la plus haute ambition est de découvrir les lois des phénomènes, et dont le premier caractère propre est précisément de regarder comme nécessairement interdits à la raison humaine tous ces sublimes mystères, que la philosophie théologique explique, au contraire, avec une si admirable facilité jusque dans leurs moindres détails.
Il en est de même en considérant sous le point de vue pratique la nature des recherches qui occupent primitivement l'esprit humain. Sous ce rapport, elles offrent à l'homme l'attrait si énergique d'un empire illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des relations intimes et continues avec notre existence. Or, ces espérances chimériques, ces idées exagérées de l'importance de l'homme dans l'univers, que fait naître la philosophie théologique, et que détruit sans retour la première influence de la philosophie positive, sont, à l'origine, un stimulant indispensable, sans lequel on ne pourrait certainement concevoir que l'esprit humain se fût déterminé primitivement à de pénibles travaux.
Nous sommes aujourd'hui tellement éloignés de ces dispositions premières, du moins quant à la plupart des phénomènes, que nous avons peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de considérations semblables. La raison humaine est maintenant assez mûre pour que nous entreprenions de laborieuses recherches scientifiques, sans avoir en vue aucun but étranger capable d'agir fortement sur l'imagination, comme celui que se proposaient les astrologues ou les alchimistes. Notre activité intellectuelle est suffisamment excitée par le pur espoir de découvrir les lois des phénomènes, par le simple désir de confirmer ou d'infirmer une théorie. Mais il ne pouvait en être ainsi dans l'enfance de l'esprit humain. Sans les attrayantes chimères de l'astrologie, sans les énergiques déceptions de l'alchimie, par exemple, où aurions-nous puisé la constance et l'ardeur nécessaires pour recueillir les longues suites d'observations et d'expériences qui ont, plus tard, servi de fondement aux premières théories positives de l'une et l'autre classe de phénomènes?
Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement sentie depuis long-temps par Képler, pour l'astronomie, et justement appréciée de nos jours par Berthollet, pour la chimie.
On voit donc, par cet ensemble de considérations, que, si la philosophie positive est le véritable état définitif de l'intelligence humaine, celui vers lequel elle a toujours tendu de plus en plus, elle n'en a pas moins dû nécessairement employer d'abord, et pendant une longue suite de siècles, soit comme méthode, soit comme doctrine provisoires, la philosophie théologique; philosophie dont le caractère est d'être spontanée, et, par cela même, la seule possible à l'origine, la seule aussi qui pût offrir à notre esprit naissant un intérêt suffisant. Il est maintenant très-facile de sentir que, pour passer de cette philosophie provisoire à la philosophie définitive, l'esprit humain a dû naturellement adopter, comme philosophie transitoire, les méthodes et les doctrines métaphysiques. Cette dernière considération est indispensable pour compléter l'aperçu général de la grande loi que j'ai indiquée.
On conçoit sans peine, en effet, que notre entendement, contraint à ne marcher que par degrés presque insensibles, ne pouvait passer brusquement, et sans intermédiaires, de la philosophie théologique à la philosophie positive. La théologie et la physique sont si profondément incompatibles, leurs conceptions ont un caractère si radicalement opposé, qu'avant de renoncer aux unes pour employer exclusivement les autres, l'intelligence humaine a dû se servir de conceptions intermédiaires, d'un caractère bâtard, propres, par cela même, à opérer graduellement la transition. Telle est la destination naturelle des conceptions métaphysiques: elles n'ont pas d'autre utilité réelle. En substituant, dans l'étude des phénomènes, à l'action surnaturelle directrice une entité correspondante et inséparable, quoique celle-ci ne fût d'abord conçue que comme une émanation de la première, l'homme s'est habitué peu à peu à ne considérer que les faits eux-mêmes, les notions de ces agens métaphysiques ayant été graduellement subtilisées au point de n'être plus, aux yeux de tout esprit droit, que les noms abstraits des phénomènes. Il est impossible d'imaginer par quel autre procédé notre entendement aurait pu passer des considérations franchement surnaturelles aux considérations purement naturelles, du régime théologique au régime positif.
Après avoir ainsi établi, autant que je puis le faire sans entrer dans une discussion spéciale qui serait déplacée en ce moment, la loi générale du développement de l'esprit humain, tel que je le conçois, il nous sera maintenant aisé de déterminer avec précision la nature propre de la philosophie positive; ce qui est l'objet essentiel de ce discours.
Nous voyons, par ce qui précède, que le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujétis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la recherche de ce qu'on appelle les causes, soit premières, soit finales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un principe devenu maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que, dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n'avons nullement la prétention d'exposer les causes génératrices des phénomènes, puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude.
Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les phénomènes généraux de l'univers sont expliqués, autant qu'ils puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous divers points de vue; la tendance constante de toutes les molécules les unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison inverse des carrés de leurs distances; tandis que, d'un autre côté, ce fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à l'imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La preuve manifeste de l'impossibilité d'obtenir de telles solutions, c'est que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet quelque chose de vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces deux principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle n'est autre chose qu'une pesanteur universelle, et ensuite, pour la pesanteur, qu'elle consiste simplement dans l'attraction terrestre. De telles explications, qui font sourire quand on prétend à connaître la nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont cependant tout ce que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous montrant comme identiques deux ordres de phénomènes, qui ont été si long-temps regardés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Aucun esprit juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin.
Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule dans toute la durée de ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui dirige exclusivement les grandes combinaisons intellectuelles. Pour en citer en ce moment un seul parmi les travaux contemporains, je choisirai la belle série de recherches de M. Fourier sur la théorie de la chaleur. Elle nous offre la vérification très-sensible des remarques générales précédentes. En effet, dans ce travail, dont le caractère philosophique est si éminemment positif, les lois les plus importantes et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature intime de la chaleur, sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en indiquer le vide, la controverse si agitée entre les partisans de la matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions, dont plusieurs n'avaient même jamais été posées, sont traitées dans cet ouvrage, preuve palpable que l'esprit humain, sans se jeter dans des problèmes inabordables, et en se restreignant dans les recherches d'un ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son activité la plus profonde.
Après avoir caractérisé, aussi exactement qu'il m'est permis de le faire dans cet aperçu général, l'esprit de la philosophie positive, que ce cours tout entier est destiné à développer, je dois maintenant examiner à quelle époque de sa formation elle est parvenue aujourd'hui, et ce qui reste à faire pour achever de la constituer.
À cet effet, il faut d'abord considérer que les différentes branches de nos connaissances n'ont pas dû parcourir d'une vitesse égale les trois grandes phases de leur développement indiquées ci-dessus, ni, par conséquent, arriver simultanément à l'état positif. Il existe, sous ce rapport, un ordre invariable et nécessaire, que nos divers genres de conceptions ont suivi et dû suivre dans leur progression, et dont la considération exacte est le complément indispensable de la loi fondamentale énoncée précédemment. Cet ordre sera le sujet spécial de la prochaine leçon. Qu'il nous suffise, quant à présent, de savoir qu'il est conforme à la nature diverse des phénomènes, et qu'il est déterminé par leur degré de généralité, de simplicité et d'indépendance réciproque, trois considérations qui, bien que distinctes, concourent au même but. Ainsi, les phénomènes astronomiques d'abord, comme étant les plus généraux, les plus simples, et les plus indépendans de tous les autres, et successivement, par les mêmes raisons, les phénomènes de la physique terrestre proprement dite, ceux de la chimie, et enfin les phénomènes physiologiques, ont été ramenés à des théories positives.
Il est impossible d'assigner l'origine précise de cette révolution; car on en peut dire avec exactitude, comme de tous les autres grands événemens humains, qu'elle s'est accomplie constamment et de plus en plus, particulièrement depuis les travaux d'Aristote et de l'école d'Alexandrie, et ensuite depuis l'introduction des sciences naturelles dans l'Europe occidentale par les Arabes. Cependant, vu qu'il convient de fixer une époque pour empêcher la divagation des idées, j'indiquerai celle du grand mouvement imprimé à l'esprit humain, il y a deux siècles, par l'action combinée des préceptes de Bacon, des conceptions de Descartes, et des découvertes de Galilée, comme le moment où l'esprit de la philosophie positive a commencé à se prononcer dans le monde, en opposition évidente avec l'esprit théologique et métaphysique. C'est alors, en effet, que les conceptions positives se sont dégagées nettement de l'alliage superstitieux et scolastique qui déguisait plus ou moins le véritable caractère de tous les travaux antérieurs.
Depuis cette mémorable époque, le mouvement d'ascension de la philosophie positive, et le mouvement de décadence de la philosophie théologique et métaphysique, ont été extrêmement marqués. Ils se sont enfin tellement prononcés, qu'il est devenu impossible aujourd'hui, à tous les observateurs ayant conscience de leur siècle, de méconnaître la destination finale de l'intelligence humaine pour les études positives, ainsi que son éloignement désormais irrévocable pour ces vaines doctrines et pour ces méthodes provisoires qui ne pouvaient convenir qu'à son premier essor. Ainsi, cette révolution fondamentale s'accomplira nécessairement dans toute son étendue. Si donc il lui reste encore quelque grande conquête à faire, quelque branche principale du domaine intellectuel à envahir, on peut être certain que la transformation s'y opérera, comme elle s'est effectuée dans toutes les autres. Car, il serait évidemment contradictoire de supposer que l'esprit humain, si disposé à l'unité de méthode, conservât indéfiniment, pour une seule classe de phénomènes, sa manière primitive de philosopher, lorsqu'une fois il est arrivé à adopter pour tout le reste une nouvelle marche philosophique, d'un caractère absolument opposé.
Tout se réduit donc à une simple question de fait: la philosophie positive, qui, dans les deux derniers siècles, a pris graduellement une si grande extension, embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de phénomènes? Il est évident que cela n'est point, et que, par conséquent, il reste encore une grande opération scientifique à exécuter pour donner à la philosophie positive ce caractère d'universalité, indispensable à sa constitution définitive.
En effet, dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels énumérées tout à l'heure, les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative aux phénomènes sociaux, qui, bien que compris implicitement parmi les phénomènes physiologiques, méritent, soit par leur importance, soit par les difficultés propres à leur étude, de former une catégorie distincte. Ce dernier ordre de conceptions, qui se rapporte aux phénomènes les plus particuliers, les plus compliqués, et les plus dépendans de tous les autres, a dû nécessairement, par cela seul, se perfectionner plus lentement que tous les précédens, même sans avoir égard aux obstacles plus spéciaux que nous considérerons plus tard. Quoi qu'il en soit, il est évident qu'il n'est point encore entré dans le domaine de la philosophie positive. Les méthodes théologiques et métaphysiques qui, relativement à tous les autres genres de phénomènes, ne sont plus maintenant employées par personne, soit comme moyen d'investigation, soit même seulement comme moyen d'argumentation, sont encore, au contraire, exclusivement usitées, sous l'un et l'autre rapport, pour tout ce qui concerne les phénomènes sociaux, quoique leur insuffisance à cet égard soit déjà pleinement sentie par tous les bons esprits, lassés de ces vaines contestations interminables entre le droit divin et la souveraineté du peuple.
Voilà donc la grande, mais évidemment la seule lacune qu'il s'agit de combler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant que l'esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre, soit mécanique, soit chimique; la physique organique, soit végétale, soit animale, il lui reste à terminer le système des sciences d'observation en fondant la physique sociale. Tel est aujourd'hui, sous plusieurs rapports capitaux, le plus grand et le plus pressant besoin de notre intelligence: tel est, j'ose le dire, le premier but de ce cours, son but spécial.
Les conceptions que je tenterai de présenter relativement à l'étude des phénomènes sociaux, et dont j'espère que ce discours laisse déjà entrevoir le germe, ne sauraient avoir pour objet de donner immédiatement à la physique sociale le même degré de perfection qu'aux branches antérieures de la philosophie naturelle, ce qui serait évidemment chimérique, puisque celles-ci offrent déjà entre elles à cet égard une extrême inégalité, d'ailleurs inévitable. Mais elles seront destinées à imprimer à cette dernière classe de nos connaissances, ce caractère positif déjà pris par toutes les autres. Si cette condition est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes sera enfin fondé dans son ensemble; car aucun phénomène observable ne saurait évidemment manquer de rentrer dans quelqu'une des cinq grandes catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, physiologiques et sociaux. Toutes nos conceptions fondamentales étant devenues homogènes, la philosophie sera définitivement constituée à l'état positif; sans jamais pouvoir changer de caractère, il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment par les acquisitions toujours croissantes qui résulteront inévitablement de nouvelles observations ou de méditations plus profondes. Ayant acquis par là le caractère d'universalité qui lui manque encore, la philosophie positive deviendra capable de se substituer entièrement, avec toute sa supériorité naturelle, à la philosophie théologique et à la philosophie métaphysique, dont cette universalité est aujourd'hui la seule propriété réelle, et qui, privées d'un tel motif de préférence, n'auront plus pour nos successeurs qu'une existence historique.
Le but spécial de ce cours étant ainsi exposé, il est aisé de comprendre son second but, son but général, ce qui en fait un cours de philosophie positive, et non pas seulement un cours de physique sociale.
En effet, la fondation de la physique sociale complétant enfin le système des sciences naturelles, il devient possible et même nécessaire de résumer les diverses connaissances acquises, parvenues alors à un état fixe et homogène, pour les coordonner en les présentant comme autant de branches d'un tronc unique, au lieu de continuer à les concevoir seulement comme autant de corps isolés. C'est à cette fin qu'avant de procéder à l'étude des phénomènes sociaux je considérerai successivement, dans l'ordre encyclopédique annoncé plus haut, les différentes sciences positives déjà formées.
Il est superflu, je pense, d'avertir qu'il ne saurait être question ici d'une suite de cours spéciaux sur chacune des branches principales de la philosophie naturelle. Sans parler de la durée matérielle d'une entreprise semblable, il est clair qu'une pareille prétention serait insoutenable de ma part, et je crois pouvoir ajouter de la part de qui que ce soit, dans l'état actuel de l'éducation humaine. Bien au contraire, un cours de la nature de celui-ci exige, pour être convenablement entendu, une série préalable d'études spéciales sur les diverses sciences qui y seront envisagées. Sans cette condition, il est bien difficile de sentir et impossible de juger les réflexions philosophiques dont ces sciences seront les sujets. En un mot, c'est un Cours de philosophie positive, et non de sciences positives, que je me propose de faire. Il s'agit uniquement ici de considérer chaque science fondamentale dans ses relations avec le système positif tout entier, et quant à l'esprit qui la caractérise, c'est-à-dire, sous le double rapport de ses méthodes essentielles et de ses résultats principaux. Le plus souvent même je devrai me borner à mentionner ces derniers d'après les connaissances spéciales pour tâcher d'apprécier leur importance.
Afin de résumer les idées relativement au double but de ce cours, je dois faire observer que les deux objets, l'un spécial, l'autre général, que je me propose, quoique distincts en eux-mêmes, sont nécessairement inséparables. Car, d'un côté, il serait impossible de concevoir un cours de philosophie positive sans la fondation de la physique sociale, puisqu'il manquerait alors d'un élément essentiel, et que, par cela seul, les conceptions ne sauraient avoir ce caractère de généralité qui doit en être le principal attribut, et qui distingue notre étude actuelle de la série des études spéciales. D'un autre côté, comment procéder avec sûreté à l'étude positive des phénomènes sociaux, si l'esprit n'est d'abord préparé par la considération approfondie des méthodes positives déjà jugées pour les phénomènes moins compliqués, et muni, en outre, de la connaissance des lois principales des phénomènes antérieurs, qui toutes influent, d'une manière plus ou moins directe, sur les faits sociaux?
Bien que toutes les sciences fondamentales n'inspirent pas aux esprits vulgaires un égal intérêt, il n'en est aucune qui doive être négligée dans une étude comme celle que nous entreprenons. Quant à leur importance pour le bonheur de l'espèce humaine, toutes sont certainement équivalentes, lorsqu'on les envisage d'une manière approfondie. Celles, d'ailleurs, dont les résultats présentent, au premier abord, un moindre intérêt pratique, se recommandent éminemment, soit par la plus grande perfection de leurs méthodes, soit comme étant le fondement indispensable de toutes les autres. C'est une considération sur laquelle j'aurai spécialement occasion de revenir dans la prochaine leçon.
Pour prévenir, autant que possible, toutes les fausses interprétations qu'il est légitime de craindre sur la nature d'un cours aussi nouveau que celui-ci, je dois ajouter sommairement aux explications précédentes quelques considérations directement relatives à cette universalité de connaissances spéciales, que des juges irréfléchis pourraient regarder comme la tendance de ce cours, et qui est envisagée à si juste raison comme tout-à-fait contraire au véritable esprit de la philosophie positive. Ces considérations auront, d'ailleurs, l'avantage plus important de présenter cet esprit sous un nouveau point de vue, propre à achever d'en éclaircir la notion générale.
Dans l'état primitif de nos connaissances il n'existe aucune division régulière parmi nos travaux intellectuels; toutes les sciences sont cultivées simultanément par les mêmes esprits. Ce mode d'organisation des études humaines, d'abord inévitable et même indispensable, comme nous aurons lieu de le constater plus tard, change peu à peu, à mesure que les divers ordres de conceptions se développent. Par une loi dont la nécessité est évidente, chaque branche du système scientifique se sépare insensiblement du tronc, lorsqu'elle a pris assez d'accroissement pour comporter une culture isolée, c'est-à-dire quand elle est parvenue à ce point de pouvoir occuper à elle seule l'activité permanente de quelques intelligences. C'est à cette répartition des diverses sortes de recherches entre différens ordres de savans, que nous devons évidemment le développement si remarquable qu'a pris enfin de nos jours chaque classe distincte des connaissances humaines, et qui rend manifeste l'impossibilité, chez les modernes, de cette universalité de recherches spéciales, si facile et si commune dans les temps antiques. En un mot, la division du travail intellectuel, perfectionnée de plus en plus, est un des attributs caractéristiques les plus importans de la philosophie positive.
Mais, tout en reconnaissant les prodigieux résultats de cette division, tout en voyant désormais en elle la véritable base fondamentale de l'organisation générale du monde savant, il est impossible, d'un autre côté, de n'être pas frappé des inconvéniens capitaux qu'elle engendre, dans son état actuel, par l'excessive particularité des idées qui occupent exclusivement chaque intelligence individuelle. Ce fâcheux effet est sans doute inévitable jusqu'à un certain point, comme inhérent au principe même de la division; c'est-à-dire que, par aucune mesure quelconque, nous ne parviendrons jamais à égaler sous ce rapport les anciens, chez lesquels une telle supériorité ne tenait surtout qu'au peu de développement de leurs connaissances. Nous pouvons néanmoins, ce me semble, par des moyens convenables, éviter les plus pernicieux effets de la spécialité exagérée, sans nuire à l'influence vivifiante de la séparation des recherches. Il est urgent de s'en occuper sérieusement; car ces inconvéniens, qui, par leur nature, tendent à s'accroître sans cesse, commencent à devenir très-sensibles. De l'aveu de tous, les divisions, établies pour la plus grande perfection de nos travaux, entre les diverses branches de la philosophie naturelle, sont finalement artificielles. N'oublions pas que, nonobstant cet aveu, il est déjà bien petit dans le monde savant le nombre des intelligences embrassant dans leurs conceptions l'ensemble même d'une science unique, qui n'est cependant à son tour qu'une partie d'un grand tout. La plupart se bornent déjà entièrement à la considération isolée d'une section plus ou moins étendue d'une science déterminée, sans s'occuper beaucoup de la relation de ces travaux particuliers avec le système général des connaissances positives. Hâtons-nous de remédier au mal, avant qu'il soit devenu plus grave. Craignons que l'esprit humain ne finisse par se perdre dans les travaux de détail. Ne nous dissimulons pas que c'est là essentiellement le côté faible par lequel les partisans de la philosophie théologique et de la philosophie métaphysique peuvent encore attaquer avec quelque espoir de succès la philosophie positive.
Le véritable moyen d'arrêter l'influence délétère dont l'avenir intellectuel semble menacé, par suite d'une trop grande spécialisation des recherches individuelles, ne saurait être, évidemment, de revenir à cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder l'esprit humain, et qui est, d'ailleurs, aujourd'hui heureusement devenue impossible. Il consiste, au contraire, dans le perfectionnement de la division du travail elle-même. Il suffit, en effet, de faire de l'étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus. Qu'une classe nouvelle de savans, préparés par une éducation convenable, sans se livrer à la culture spéciale d'aucune branche particulière de la philosophie naturelle, s'occupe uniquement, en considérant les diverses sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement l'esprit de chacune d'elles, à découvrir leurs relations et leur enchaînement, à résumer, s'il est possible, tous leurs principes propres en un moindre nombre de principes communs, en se conformant sans cesse aux maximes fondamentales de la méthode positive. Qu'en même temps, les autres savans, avant de se livrer à leurs spécialités respectives, soient rendus aptes désormais, par une éducation portant sur l'ensemble des connaissances positives, à profiter immédiatement des lumières répandues par ces savans voués à l'étude des généralités, et réciproquement à rectifier leurs résultats, état de choses dont les savans actuels se rapprochent visiblement de jour en jour. Ces deux grandes conditions une fois remplies, et il est évident qu'elles peuvent l'être, la division du travail dans les sciences sera poussée, sans aucun danger, aussi loin que le développement des divers ordres de connaissances l'exigera. Une classe distincte, incessamment contrôlée par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n'aura plus à craindre qu'une trop grande attention donnée aux détails empêche jamais d'apercevoir l'ensemble. En un mot, l'organisation moderne du monde savant sera dès lors complétement fondée, et n'aura qu'à se développer indéfiniment, en conservant toujours le même caractère.
Former ainsi de l'étude des généralités scientifiques une section distincte du grand travail intellectuel, c'est simplement étendre l'application du même principe de division qui a successivement séparé les diverses spécialités; car, tant que les différentes sciences positives ont été peu développées, leurs relations mutuelles ne pouvaient avoir assez d'importance pour donner lieu, au moins d'une manière permanente, à une classe particulière de travaux, et en même temps la nécessité de cette nouvelle étude était bien moins urgente. Mais aujourd'hui chacune des sciences a pris séparément assez d'extension pour que l'examen de leurs rapports mutuels puisse donner lieu à des travaux suivis, en même temps que ce nouvel ordre d'études devient indispensable pour prévenir la dispersion des conceptions humaines.
Telle est la manière dont je conçois la destination de la philosophie positive dans le système général des sciences positives proprement dites. Tel est, du moins, le but de ce cours.
Maintenant que j'ai essayé de déterminer, aussi exactement qu'il m'a été possible de le faire, dans ce premier aperçu, l'esprit général d'un cours de philosophie positive, je crois devoir, pour imprimer à ce tableau tout son caractère, signaler rapidement les principaux avantages généraux que peut avoir un tel travail, si les conditions essentielles en sont convenablement remplies, relativement aux progrès de l'esprit humain. Je réduirai ce dernier ordre de considérations à l'indication de quatre propriétés fondamentales.
Premièrement l'étude de la philosophie positive, en considérant les résultats de l'activité de nos facultés intellectuelles, nous fournit le seul vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de l'esprit humain, qui ont été recherchées jusqu'ici par des voies si peu propres à les dévoiler.
Pour expliquer convenablement ma pensée à cet égard, je dois d'abord rappeler une conception philosophique de la plus haute importance, exposée par M. de Blainville dans la belle introduction de ses Principes généraux d'anatomie comparée. Elle consiste en ce que tout être actif, et spécialement tout être vivant, peut être étudié, dans tous ses phénomènes sous deux rapports fondamentaux, sous le rapport statique et sous le rapport dynamique, c'est-à-dire comme apte à agir et comme agissant effectivement. Il est clair, en effet, que toutes les considérations qu'on pourra présenter rentreront nécessairement dans l'un ou l'autre mode. Appliquons cette lumineuse maxime fondamentale à l'étude des fonctions intellectuelles.
Si l'on envisage ces fonctions sous le point de vue statique, leur étude ne peut consister que dans la détermination des conditions organiques dont elles dépendent; elle forme ainsi une partie essentielle de l'anatomie et de la physiologie. En les considérant sous le point de vue dynamique, tout se réduit à étudier la marche effective de l'esprit humain en exercice, par l'examen des procédés réellement employés pour obtenir les diverses connaissances exactes qu'il a déjà acquises, ce qui constitue essentiellement l'objet général de la philosophie positive, ainsi que je l'ai définie dans ce discours. En un mot, regardant toutes les théories scientifiques comme autant de grands faits logiques, c'est uniquement par l'observation approfondie de ces faits qu'on peut s'élever à la connaissance des lois logiques.
Telles sont évidemment les deux seules voies générales, complémentaires l'une de l'autre, par lesquelles on puisse arriver à quelques notions rationnelles véritables sur les phénomènes intellectuels. On voit que, sous aucun rapport, il n'y a place pour cette psychologie illusoire, dernière transformation de la théologie, qu'on tente si vainement de ranimer aujourd'hui, et qui, sans s'inquiéter ni de l'étude physiologique de nos organes intellectuels, ni de l'observation des procédés rationnels qui dirigent effectivement nos diverses recherches scientifiques, prétend arriver à la découverte des lois fondamentales de l'esprit humain, en le contemplant en lui-même, c'est-à-dire en faisant complétement abstraction et des causes et des effets.
La prépondérance de la philosophie positive est successivement devenue telle depuis Bacon; elle a pris aujourd'hui, indirectement, un si grand ascendant sur les esprits même qui sont demeurés les plus étrangers à son immense développement, que les métaphysiciens livrés à l'étude de notre intelligence n'ont pu espérer de ralentir la décadence de leur prétendue science qu'en se ravisant pour présenter leurs doctrines comme étant aussi fondées sur l'observation des faits. À cette fin, ils ont imaginé, dans ces derniers temps, de distinguer, par une subtilité fort singulière, deux sortes d'observations d'égale importance, l'une extérieure, l'autre intérieure, et dont la dernière est uniquement destinée à l'étude des phénomènes intellectuels. Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans la discussion spéciale de ce sophisme fondamental. Je dois me borner à indiquer la considération principale qui prouve clairement que cette prétendue contemplation directe de l'esprit par lui-même est une pure illusion.
On croyait, il y a encore peu de temps, avoir expliqué la vision, en disant que l'action lumineuse des corps détermine sur la rétine des tableaux représentatifs des formes et des couleurs extérieures. À cela les physiologistes ont objecté avec raison que, si c'était comme images qu'agissaient les impressions lumineuses, il faudrait un autre oeil pour les regarder. N'en est-il pas encore plus fortement de même dans le cas présent?
Il est sensible, en effet, que, par une nécessité invincible, l'esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens propres. Car, par qui serait faite l'observation? On conçoit, relativement aux phénomènes moraux, que l'homme puisse s'observer lui-même sous le rapport des passions qui l'animent, par cette raison anatomique, que les organes qui en sont le siége sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les observer en dehors; car tout état de passion très-prononcé, c'est-à-dire précisément celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu'ils s'exécutent, il y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu?
Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément contradictoires elle conduit immédiatement! D'un côté, on vous recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel; car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple, que deviendrait l'observation intérieure? D'un autre côté, après avoir, enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper à contempler les opérations qui s'exécuteront dans votre esprit, lorsqu'il ne s'y passera plus rien! Nos descendans verront sans doute de telles prétentions transportées un jour sur la scène.
Les résultats d'une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement conformes au principe. Depuis deux mille ans que les métaphysiciens cultivent ainsi la psychologie, ils n'ont pu encore convenir d'une seule proposition intelligible et solidement arrêtée. Ils sont, même aujourd'hui, partagés en une multitude d'écoles qui disputent sans cesse sur les premiers élémens de leurs doctrines. L'observation intérieure engendre presque autant d'opinions divergentes qu'il y a d'individus croyant s'y livrer.
Les véritables savans, les hommes voués aux études positives, en sont encore à demander vainement à ces psychologues de citer une seule découverte réelle, grande ou petite, qui soit due à cette méthode si vantée. Ce n'est pas à dire pour cela que tous leurs travaux aient été absolument sans aucun résultat relativement aux progrès généraux de nos connaissances, indépendamment du service éminent qu'ils ont rendu en soutenant l'activité de notre intelligence, à l'époque où elle ne pouvait pas avoir d'aliment plus substantiel. Mais on peut affirmer que tout ce qui, dans leurs écrits, ne consiste pas, suivant la judicieuse expression d'un illustre philosophe positif (M. Cuvier), en métaphores prises pour des raisonnemens, et présente quelque notion véritable, au lieu de provenir de leur prétendue méthode, a été obtenu par des observations effectives sur la marche de l'esprit humain, auxquelles a dû donner naissance, de temps à autre, le développement des sciences. Encore même, ces notions si clair-semées, proclamées avec tant d'emphase, et qui ne sont dues qu'à l'infidélité des psychologues à leur prétendue méthode, se trouvent-elles le plus souvent ou fort exagérées, ou très-incomplètes, et bien inférieures aux remarques déjà faites sans ostentation par les savans sur les procédés qu'ils emploient. Il serait aisé d'en citer des exemples frappans, si je ne craignais d'accorder ici trop d'extension à une telle discussion: voyez, entre autres, ce qui est arrivé pour la théorie des signes.
Les considérations que je viens d'indiquer, relativement à la science logique, sont encore plus manifestes, quand on les transporte à l'art logique.
En effet, lorsqu'il s'agit, non-seulement de savoir ce que c'est que la méthode positive, mais d'en avoir une connaissance assez nette et assez profonde pour en pouvoir faire un usage effectif, c'est en action qu'il faut la considérer; ce sont les diverses grandes applications déjà vérifiées que l'esprit humain en a faites qu'il convient d'étudier. En un mot, ce n'est évidemment que par l'examen philosophique des sciences qu'il est possible d'y parvenir. La méthode n'est pas susceptible d'être étudiée séparément des recherches où elle est employée; ou, du moins, ce n'est là qu'une étude morte, incapable de féconder l'esprit qui s'y livre. Tout ce qu'on en peut dire de réel, quand on l'envisage abstraitement, se réduit à des généralités tellement vagues, qu'elles ne sauraient avoir aucune influence sur le régime intellectuel. Lorsqu'on a bien établi, en thèse logique, que toutes nos connaissances doivent être fondées sur l'observation, que nous devons procéder tantôt des faits aux principes, et tantôt des principes aux faits, et quelques autres aphorismes semblables, on connaît beaucoup moins nettement la méthode que celui qui a étudié, d'une manière un peu approfondie, une seule science positive, même sans intention philosophique. C'est pour avoir méconnu ce fait essentiel, que nos psychologues sont conduits à prendre leurs rêveries pour de la science, croyant comprendre la méthode positive pour avoir lu les préceptes de Bacon ou le discours de Descartes.
J'ignore si, plus tard, il deviendra possible de faire à priori un véritable cours de méthode tout-à-fait indépendant de l'étude philosophique des sciences; mais je suis bien convaincu que cela est inexécutable aujourd'hui, les grands procédés logiques ne pouvant encore être expliqués avec la précision suffisante séparément de leurs applications. J'ose ajouter, en outre, que lors même qu'une telle entreprise pourrait être réalisée dans la suite, ce qui, en effet, se laisse concevoir, ce ne serait jamais néanmoins que par l'étude des applications régulières des procédés scientifiques qu'on pourrait parvenir à se former un bon système d'habitudes intellectuelles; ce qui est pourtant le but essentiel de l'étude de la méthode. Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur un sujet qui reviendra fréquemment dans toute la durée de ce cours, et à l'égard duquel je présenterai spécialement de nouvelles considérations dans la prochaine leçon.
Tel doit être le premier grand résultat direct de la philosophie positive, la manifestation par expérience des lois que suivent dans leur accomplissement nos fonctions intellectuelles, et, par suite, la connaissance précise des règles générales convenables pour procéder sûrement à la recherche de la vérité.
Une seconde conséquence, non moins importante, et d'un intérêt bien plus pressant, qu'est nécessairement destiné à produire aujourd'hui l'établissement de la philosophie positive définie dans ce discours, c'est de présider à la refonte générale de notre système d'éducation.
En effet, déjà les bons esprits reconnaissent unanimement la nécessité de remplacer notre éducation européenne, encore essentiellement théologique, métaphysique et littéraire, par une éducation positive, conforme à l'esprit de notre époque, et adaptée aux besoins de la civilisation moderne. Les tentatives variées qui se sont multipliées de plus en plus depuis un siècle, particulièrement dans ces derniers temps, pour répandre et pour augmenter sans cesse l'instruction positive, et auxquelles les divers gouvernemens européens se sont toujours associés avec empressement quand ils n'en ont pas pris l'initiative, témoignent assez que, de toutes parts, se développe le sentiment spontané de cette nécessité. Mais, tout en secondant autant que possible ces utiles entreprises, on ne doit pas se dissimuler que, dans l'état présent de nos idées, elles ne sont nullement susceptibles d'atteindre leur but principal, la régénération fondamentale de l'éducation générale. Car, la spécialité exclusive, l'isolement trop prononcé qui caractérisent encore notre manière de concevoir et de cultiver les sciences, influent nécessairement à un haut degré sur la manière de les exposer dans l'enseignement. Qu'un bon esprit veuille aujourd'hui étudier les principales branches de la philosophie naturelle, afin de se former un système général d'idées positives, il sera obligé d'étudier séparément chacune d'elles d'après le même mode et dans le même détail que s'il voulait devenir spécialement ou astronome, ou chimiste, etc.; ce qui rend une telle éducation presque impossible et nécessairement fort imparfaite, même pour les plus hautes intelligences placées dans les circonstances les plus favorables. Une telle manière de procéder serait donc tout-à-fait chimérique, relativement à l'éducation générale. Et néanmoins celle-ci exige absolument un ensemble de conceptions positives sur toutes les grandes classes de phénomènes naturels. C'est un tel ensemble qui doit devenir désormais, sur une échelle plus ou moins étendue, même dans les masses populaires, la base permanente de toutes les combinaisons humaines; qui doit, en un mot, constituer l'esprit général de nos descendans. Pour que la philosophie naturelle puisse achever la régénération, déjà si préparée, de notre système intellectuel, il est donc indispensable que les différentes sciences dont elle se compose, présentées à toutes les intelligences comme les diverses branches d'un tronc unique, soient réduites d'abord à ce qui constitue leur esprit, c'est-à-dire, à leurs méthodes principales et à leurs résultats les plus importans. Ce n'est qu'ainsi que l'enseignement des sciences peut devenir parmi nous la base d'une nouvelle éducation générale vraiment rationnelle. Qu'ensuite à cette instruction fondamentale s'ajoutent les diverses études scientifiques spéciales, correspondantes aux diverses éducations spéciales qui doivent succéder à l'éducation générale, cela ne peut évidemment être mis en doute. Mais la considération essentielle que j'ai voulu indiquer ici consiste en ce que toutes ces spécialités, même péniblement accumulées, seraient nécessairement insuffisantes pour renouveler réellement le système de notre éducation, si elles ne reposaient sur la base préalable de cet enseignement général, résultat direct de la philosophie positive définie dans ce discours.
Non-seulement l'étude spéciale des généralités scientifiques est destinée à réorganiser l'éducation, mais elle doit aussi contribuer aux progrès particuliers des diverses sciences positives; ce qui constitue la troisième propriété fondamentale que je me suis proposé de signaler.
En effet, les divisions que nous établissons entre nos sciences, sans être arbitraires, comme quelques-uns le croient, sont essentiellement artificielles. En réalité, le sujet de toutes nos recherches est un; nous ne le partageons que dans la vue de séparer les difficultés pour les mieux résoudre. Il en résulte plus d'une fois que, contrairement à nos répartitions classiques, des questions importantes exigeraient une certaine combinaison de plusieurs points de vue spéciaux, qui ne peut guère avoir lieu dans la constitution actuelle du monde savant; ce qui expose à laisser ces problèmes sans solution beaucoup plus long-temps qu'il ne serait nécessaire. Un tel inconvénient doit se présenter surtout pour les doctrines les plus essentielles de chaque science positive en particulier. On en peut citer aisément des exemples très-marquans, que je signalerai soigneusement, à mesure que le développement naturel de ce cours nous les présentera.
J'en pourrais citer, dans le passé, un exemple éminemment mémorable, en considérant l'admirable conception de Descartes relative à la géométrie analytique. Cette découverte fondamentale, qui a changé la face de la science mathématique, et dans laquelle on doit voir le véritable germe de tous les grands progrès ultérieurs, qu'est-elle autre chose que le résultat d'un rapprochement établi entre deux sciences, conçues jusqu'alors d'une manière isolée? Mais l'observation sera plus décisive en la faisant porter sur des questions encore pendantes.
Je me bornerai ici à choisir dans la chimie, la doctrine si importante des proportions définies. Certainement, la mémorable discussion élevée de nos jours, relativement au principe fondamental de cette théorie, ne saurait encore, quelles que soient les apparences, être regardée comme irrévocablement terminée. Car, ce n'est pas là, ce me semble, une simple question de chimie. Je crois pouvoir avancer que, pour obtenir à cet égard une décision vraiment définitive, c'est-à-dire, pour déterminer si nous devons regarder comme une loi de la nature que les molécules se combinent nécessairement en nombres fixes, il sera indispensable de réunir le point de vue chimique avec le point de vue physiologique. Ce qui l'indique, c'est que, de l'aveu même des illustres chimistes qui ont le plus puissamment contribué à la formation de cette doctrine, on peut dire tout au plus qu'elle se vérifie constamment dans la composition des corps inorganiques; mais elle se trouve au moins aussi constamment en défaut dans les composés organiques, auxquels il semble jusqu'à présent tout-à-fait impossible de l'étendre. Or, avant d'ériger cette théorie en un principe réellement fondamental, ne faudra-t-il pas d'abord s'être rendu compte de cette immense exception? Ne tiendrait-elle pas à ce même caractère général, propre à tous les corps organisés, qui fait que, dans aucun de leurs phénomènes, il n'y a lieu à concevoir des nombres invariables? Quoi qu'il en soit, un ordre tout nouveau de considérations, appartenant également à la chimie et à la physiologie, est évidemment nécessaire pour décider finalement, d'une manière quelconque, cette grande question de philosophie naturelle.
Je crois convenable d'indiquer encore ici un second exemple de même nature, mais qui, se rapportant à un sujet de recherches bien plus particulier, est encore plus concluant pour montrer l'importance spéciale de la philosophie positive dans la solution des questions qui exigent la combinaison de plusieurs sciences. Je le prends aussi dans la chimie. Il s'agit de la question encore indécise, qui consiste à déterminer si l'azote doit être regardé, dans l'état présent de nos connaissances, comme un corps simple ou comme un corps composé. Vous savez par quelles considérations purement chimiques l'illustre Berzélius est parvenu à balancer l'opinion de presque tous les chimistes actuels, relativement à la simplicité de ce gaz. Mais ce que je ne dois pas négliger de faire particulièrement remarquer, c'est l'influence exercée à ce sujet sur l'esprit de M. Berzélius, comme il en fait lui-même le précieux aveu, par cette observation physiologique, que les animaux qui se nourrissent de matières non azotées renferment dans la composition de leurs tissus tout autant d'azote que les animaux carnivores. Il est clair, en effet, d'après cela, que pour décider réellement si l'azote est ou non un corps simple, il faudra nécessairement faire intervenir la physiologie, et combiner avec les considérations chimiques proprement dites, une série de recherches neuves sur la relation entre la composition des corps vivans et leur mode d'alimentation.
Il serait maintenant superflu de multiplier davantage les exemples de ces problèmes de nature multiple, qui ne sauraient être résolus que par l'intime combinaison de plusieurs sciences cultivées aujourd'hui d'une manière tout-à-fait indépendantes. Ceux que je viens de citer suffisent pour faire sentir, en général, l'importance de la fonction que doit remplir dans le perfectionnement de chaque science naturelle en particulier la philosophie positive, immédiatement destinée à organiser d'une manière permanente de telles combinaisons, qui ne pourraient se former convenablement sans elle.
Enfin, une quatrième et dernière propriété fondamentale que je dois faire remarquer dès ce moment dans ce que j'ai appelé la philosophie positive, et qui doit sans doute lui mériter plus que toute autre l'attention générale, puisqu'elle est aujourd'hui la plus importante pour la pratique, c'est qu'elle peut être considérée comme la seule base solide de la réorganisation sociale qui doit terminer l'état de crise dans lequel se trouvent depuis si long-temps les nations les plus civilisées. La dernière partie de ce cours sera spécialement consacrée à établir cette proposition, en la développant dans toute son étendue. Mais l'esquisse générale du grand tableau que j'ai entrepris d'indiquer dans ce discours manquerait d'un de ses élémens les plus caractéristiques, si je négligeais de signaler ici une considération aussi essentielle.
Quelques réflexions bien simples suffiront pour justifier ce qu'une telle qualification paraît d'abord présenter de trop ambitieux.
Ce n'est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d'autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions. Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l'anarchie intellectuelle. Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la première condition d'un véritable ordre social. Tant que les intelligences individuelles n'auront pas adhéré par un assentiment unanime à un certain nombre d'idées générales capables de former une doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l'état des nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire, malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne comportera réellement que des institutions provisoires. Il est également certain que si cette réunion des esprits dans une même communion de principes peut une fois être obtenue, les institutions convenables en découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C'est donc là que doit se porter principalement l'attention de tous ceux qui sentent l'importance d'un état de choses vraiment normal.
Maintenant, du point de vue élevé où nous ont placés graduellement les diverses considérations indiquées dans ce discours, il est aisé à la fois et de caractériser nettement dans son intime profondeur l'état présent des sociétés, et d'en déduire par quelle voie on peut le changer essentiellement. En me rattachant à la loi fondamentale énoncée au commencement de ce discours, je crois pouvoir résumer exactement toutes les observations relatives à la situation actuelle de la société, en disant simplement que le désordre actuel des intelligences tient, en dernière analyse, à l'emploi simultané des trois philosophies radicalement incompatibles: la philosophie théologique, la philosophie métaphysique et la philosophie positive. Il est clair, en effet, que si l'une quelconque de ces trois philosophies obtenait en réalité une prépondérance universelle et complète, il y aurait un ordre social déterminé, tandis que le mal consiste surtout dans l'absence de toute véritable organisation. C'est la coexistence de ces trois philosophies opposées qui empêche absolument de s'entendre sur aucun point essentiel. Or, si cette manière de voir est exacte, il ne s'agit plus que de savoir laquelle des trois philosophies peut et doit prévaloir par la nature des choses; tout homme sensé devra ensuite, quelles qu'aient pu être, avant l'analyse de la question, ses opinions particulières, s'efforcer de concourir à son triomphe. La recherche étant une fois réduite à ces termes simples, elle ne paraît pas devoir rester long-temps incertaine; car il est évident, par toutes sortes de raisons dont j'ai indiqué dans ce discours quelques-unes des principales, que la philosophie positive est seule destinée à prévaloir selon le cours ordinaire des choses. Seule elle a été, depuis une longue suite de siècles, constamment en progrès, tandis que ses antagonistes ont été constamment en décadence. Que ce soit à tort ou à raison, peu importe; le fait général est incontestable, et il suffit. On peut le déplorer, mais non le détruire, ni par conséquent le négliger, sous peine de ne se livrer qu'à des spéculations illusoires. Cette révolution générale de l'esprit humain est aujourd'hui presque entièrement accomplie: il ne reste plus, comme je l'ai expliqué, qu'à compléter la philosophie positive en y comprenant l'étude des phénomènes sociaux, et ensuite à la résumer en un seul corps de doctrine homogène. Quand ce double travail sera suffisamment avancé, le triomphe définitif de la philosophie positive aura lieu spontanément, et rétablira l'ordre dans la société. La préférence si prononcée que presque tous les esprits, depuis les plus élevés jusqu'aux plus vulgaires, accordent aujourd'hui aux connaissances positives sur les conceptions vagues et mystiques, présage assez l'accueil que recevra cette philosophie, lorsqu'elle aura acquis la seule qualité qui lui manque encore, un caractère de généralité convenable.
En résumé, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique se disputent aujourd'hui la tâche, trop supérieure aux forces de l'une et de l'autre, de réorganiser la société: c'est entre elles seules que subsiste encore la lutte, sous ce rapport. La philosophie positive n'est intervenue jusqu'ici dans la contestation que pour les critiquer toutes deux, et elle s'en est assez bien acquittée pour les discréditer entièrement. Mettons-la enfin en état de prendre un rôle actif, sans nous inquiéter plus long-temps de débats devenus inutiles. Complétant la vaste opération intellectuelle commencée par Bacon, par Descartes et par Galilée, construisons directement le système d'idées générales que cette philosophie est désormais destinée à faire indéfiniment prévaloir dans l'espèce humaine, et la crise révolutionnaire qui tourmente les peuples civilisés sera essentiellement terminée.
Tels sont les quatre points de vue principaux sous lesquels j'ai cru devoir indiquer dès ce moment l'influence salutaire de la philosophie positive, pour servir de complément essentiel à la définition générale que j'ai essayé d'en exposer.
Avant de terminer, je désire appeler un instant l'attention sur une dernière réflexion qui me semble convenable pour éviter, autant que possible, qu'on se forme d'avance une opinion erronée de la nature de ce cours.
En assignant pour but à la philosophie positive de résumer en un seul corps de doctrine homogène l'ensemble des connaissances acquises, relativement aux différens ordres de phénomènes naturels, il était loin de ma pensée de vouloir procéder à l'étude générale de ces phénomènes en les considérant tous comme des effets divers d'un principe unique, comme assujétis à une seule et même loi. Quoique je doive traiter spécialement cette question dans la prochaine leçon, je crois devoir, dès à présent, en faire la déclaration, afin de prévenir les reproches très-mal fondés que pourraient m'adresser ceux qui, sur un faux aperçu, classeraient ce cours parmi ces tentatives d'explication universelle qu'on voit éclore journellement de la part d'esprits entièrement étrangers aux méthodes et aux connaissances scientifiques. Il ne s'agit ici de rien de semblable; et le développement de ce cours en fournira la preuve manifeste à tous ceux chez lesquels les éclaircissemens contenus dans ce discours auraient pu laisser quelques doutes à cet égard.
Dans ma profonde conviction personnelle, je considère ces entreprises d'explication universelle de tous les phénomènes par une loi unique comme éminemment chimériques, même quand elles sont tentées par les intelligences les plus compétentes. Je crois que les moyens de l'esprit humain sont trop faibles, et l'univers trop compliqué pour qu'une telle perfection scientifique soit jamais à notre portée, et je pense, d'ailleurs, qu'on se forme généralement une idée très-exagérée des avantages qui en résulteraient nécessairement, si elle était possible. Dans tous les cas, il me semble évident que, vu l'état présent de nos connaissances, nous en sommes encore beaucoup trop loin pour que de telles tentatives puissent être raisonnables avant un laps de temps considérable. Car, si on pouvait espérer d'y parvenir, ce ne pourrait être, suivant moi, qu'en rattachant tous les phénomènes naturels à la loi positive la plus générale que nous connaissions, la loi de la gravitation, qui lie déjà tous les phénomènes astronomiques à une partie de ceux de la physique terrestre. Laplace a exposé effectivement une conception par laquelle on pourrait ne voir dans les phénomènes chimiques que de simples effets moléculaires de l'attraction newtonienne, modifiée par la figure et la position mutuelle des atomes. Mais, outre l'indétermination dans laquelle resterait probablement toujours cette conception, par l'absence des données essentielles relatives à la constitution intime des corps, il est presque certain que la difficulté de l'appliquer serait telle, qu'on serait obligé de maintenir, comme artificielle, la division aujourd'hui établie comme naturelle entre l'astronomie et la chimie. Aussi Laplace n'a-t-il présenté cette idée que comme un simple jeu philosophique, incapable d'exercer réellement aucune influence utile sur les progrès de la science chimique. Il y a plus, d'ailleurs; car, même en supposant vaincue cette insurmontable difficulté, on n'aurait pas encore atteint à l'unité scientifique, puisqu'il faudrait ensuite tenter de rattacher à la même loi l'ensemble des phénomènes physiologiques; ce qui, certes, ne serait pas la partie la moins difficile de l'entreprise. Et, néanmoins, l'hypothèse que nous venons de parcourir serait, tout bien considéré, la plus favorable à cette unité si désirée.
Je n'ai pas besoin de plus grands détails pour achever de convaincre que le but de ce cours n'est nullement de présenter tous les phénomènes naturels comme étant au fond identiques, sauf la variété des circonstances. La philosophie positive serait sans doute plus parfaite s'il pouvait en être ainsi. Mais cette condition n'est nullement nécessaire à sa formation systématique, non plus qu'à la réalisation des grandes et heureuses conséquences que nous l'avons vue destinée à produire. Il n'y a d'unité indispensable pour cela que l'unité de méthode, laquelle peut et doit évidemment exister, et se trouve déjà établie en majeure partie. Quant à la doctrine, il n'est pas nécessaire qu'elle soit une; il suffit qu'elle soit homogène. C'est donc sous le double point de vue de l'unité des méthodes et de l'homogénéité des doctrines que nous considérerons, dans ce cours, les différentes classes de théories positives. Tout en tendant à diminuer, le plus possible, le nombre des lois générales nécessaires à l'explication positive des phénomènes naturels, ce qui est, en effet, le but philosophique de la science, nous regarderons comme téméraire d'aspirer jamais, même pour l'avenir le plus éloigné, à les réduire rigoureusement à une seule.
J'ai tenté, dans ce discours, de déterminer, aussi exactement qu'il a été en mon pouvoir, le but, l'esprit et l'influence de la philosophie positive. J'ai donc marqué le terme vers lequel ont toujours tendu et tendront sans cesse tous mes travaux, soit dans ce cours, soit de toute autre manière. Personne n'est plus profondément convaincu que moi de l'insuffisance de mes forces intellectuelles, fussent-elles même très-supérieures à leur valeur réelle, pour répondre à une tâche aussi vaste et aussi élevée. Mais ce qui ne peut être fait ni par un seul esprit, ni en une seule vie, un seul peut le proposer nettement. Telle est toute mon ambition.
Ayant exposé le véritable but de ce cours, c'est-à-dire fixé le point de vue sous lequel je considérerai les diverses branches principales de la philosophie naturelle, je compléterai, dans la leçon prochaine, ces prolégomènes généraux, en passant à l'exposition du plan, c'est-à-dire à la détermination de l'ordre encyclopédique qu'il convient d'établir entre les diverses classes des phénomènes naturels, et par conséquent entre les sciences positives correspondantes.
Sommaire. Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales sur la hiérarchie des sciences positives.
Après avoir caractérisé aussi exactement que possible, dans la leçon précédente, les considérations à présenter dans ce cours sur toutes les branches principales de la philosophie naturelle, il faut déterminer maintenant le plan que nous devons suivre, c'est-à-dire, la classification rationnelle la plus convenable à établir entre les différentes sciences positives fondamentales, pour les étudier successivement sous le point de vue que nous avons fixé. Cette seconde discussion générale est indispensable pour achever de faire connaître dès l'origine le véritable esprit de ce cours.
On conçoit aisément d'abord qu'il ne s'agit pas ici de faire la critique, malheureusement trop facile, des nombreuses classifications qui ont été proposées successivement depuis deux siècles, pour le système général des connaissances humaines, envisagé dans toute son étendue. On est aujourd'hui bien convaincu que toutes les échelles encyclopédiques construites, comme celles de Bacon et de d'Alembert, d'après une distinction quelconque des diverses facultés de l'esprit humain, sont par cela seul radicalement vicieuses, même quand cette distinction n'est pas, comme il arrive souvent, plus subtile que réelle; car, dans chacune de ses sphères d'activité, notre entendement emploie simultanément toutes ses facultés principales. Quant à toutes les autres classifications proposées, il suffira d'observer que les différentes discussions élevées à ce sujet ont eu pour résultat définitif de montrer dans chacune des vices fondamentaux, tellement qu'aucune n'a pu obtenir un assentiment unanime, et qu'il existe à cet égard presqu'autant d'opinions que d'individus. Ces diverses tentatives ont même été, en général, si mal conçues, qu'il en est résulté involontairement dans la plupart des bons esprits une prévention défavorable contre toute entreprise de ce genre.
Sans nous arrêter davantage sur un fait si bien constaté, il est plus essentiel d'en rechercher la cause. Or, on peut aisément s'expliquer la profonde imperfection de ces tentatives encyclopédiques, si souvent renouvelées jusqu'ici. Je n'ai pas besoin de faire observer que, depuis le discrédit général dans lequel sont tombés les travaux de cette nature par suite du peu de solidité des premiers projets, ces classifications ne sont conçues le plus souvent que par des esprits presque entièrement étrangers à la connaissance des objets à classer. Sans avoir égard à cette considération personnelle, il en est une beaucoup plus importante, puisée dans la nature même du sujet, et qui montre clairement pourquoi il n'a pas été possible jusqu'ici de s'élever à une conception encyclopédique véritablement satisfaisante. Elle consiste dans le défaut d'homogénéité qui a toujours existé jusqu'à ces derniers temps entre les différentes parties du système intellectuel, les unes étant successivement devenues positives, tandis que les autres restaient théologiques ou métaphysiques. Dans un état de choses aussi incohérent, il était évidemment impossible d'établir aucune classification rationnelle. Comment parvenir à disposer, dans un système unique, des conceptions aussi profondément contradictoires? c'est une difficulté contre laquelle sont venus échouer nécessairement tous les classificateurs, sans qu'aucun l'ait aperçue distinctement. Il était bien sensible néanmoins, pour quiconque eût bien connu la véritable situation de l'esprit humain, qu'une telle entreprise était prématurée, et qu'elle ne pourrait être tentée avec succès que lorsque toutes nos conceptions principales seraient devenues positives.
Cette condition fondamentale pouvant maintenant être regardée comme remplie, d'après les explications données dans la leçon précédente, il est dès lors possible de procéder à une disposition vraiment rationnelle et durable d'un système dont toutes les parties sont enfin devenues homogènes.
D'un autre côté, la théorie générale des classifications, établie dans ces derniers temps par les travaux philosophiques des botanistes et des zoologistes, permet d'espérer un succès réel dans un semblable travail, en nous offrant un guide certain par le véritable principe fondamental de l'art de classer, qui n'avait jamais été conçu distinctement jusqu'alors. Ce principe est une conséquence nécessaire de la seule application directe de la méthode positive à la question même des classifications, qui, comme toute autre, doit être traitée par observation, au lieu d'être résolue par des considérations à priori. Il consiste en ce que la classification doit ressortir de l'étude même des objets à classer, et être déterminée par les affinités réelles et l'enchaînement naturel qu'ils présentent, de telle sorte que cette classification soit elle-même l'expression du fait le plus général, manifesté par la comparaison approfondie des objets qu'elle embrasse.
Appliquant cette règle fondamentale au cas actuel, c'est donc d'après la dépendance mutuelle qui a lieu effectivement entre les diverses sciences positives, que nous devons procéder à leur classification; et cette dépendance, pour être réelle, ne peut résulter que de celle des phénomènes correspondans.
Mais avant d'exécuter, dans un tel esprit d'observation, cette importante opération encyclopédique, il est indispensable, pour ne pas nous égarer dans un travail trop étendu, de circonscrire avec plus de précision que nous ne l'avons fait jusqu'ici, le sujet propre de la classification proposée.
Tous les travaux humains sont, ou de spéculation, ou d'action. Ainsi, la division la plus générale de nos connaissances réelles consiste à les distinguer en théoriques et pratiques. Si nous considérons d'abord cette première division, il est évident que c'est seulement des connaissances théoriques qu'il doit être question dans un cours de la nature de celui-ci; car, il ne s'agit point d'observer le système entier des notions humaines, mais uniquement celui des conceptions fondamentales sur les divers ordres de phénomènes, qui fournissent une base solide à toutes nos autres combinaisons quelconques, et qui ne sont, à leur tour, fondées sur aucun système intellectuel antécédent. Or, dans un tel travail, c'est la spéculation qu'il faut considérer, et non l'application, si ce n'est en tant que celle-ci peut éclaircir la première. C'est là probablement ce qu'entendait Bacon, quoique fort imparfaitement, par cette philosophie première qu'il indique comme devant être extraite de l'ensemble des sciences, et qui a été si diversement et toujours si étrangement conçue par les métaphysiciens qui ont entrepris de commenter sa pensée.
Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout-à-fait disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à exercer une grande action, c'est seulement parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d'introduire parmi les circonstances déterminées sous l'influence desquelles s'accomplissent les divers phénomènes, quelques élémens modificateurs, qui, quelque faibles qu'ils soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à notre satisfaction les résultats définitifs de l'ensemble des causes extérieures. En résumé, science, d'où prévoyance; prévoyance, d'où action: telle est la formule très-simple qui exprime, d'une manière exacte, la relation générale de la science et de l'art, en prenant ces deux expressions dans leur acception totale.
Mais, malgré l'importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c'est à quoi malheureusement on n'est que trop enclin de nos jours. Quels que soient les immenses services rendus à l'industrie par les théories scientifiques, quoique, suivant l'énergique expression de Bacon, la puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser un instant aux effets physiologiques de l'étonnement, et de considérer que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle qui se produit toutes les fois qu'un phénomène nous semble s'accomplir contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir avec facilité (ce qui est l'objet propre de toutes les théories scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation, que, si nous ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous retournerions inévitablement aux explications théologiques et métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je l'ai exposé dans la dernière leçon.
J'ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin d'indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence des habitudes actuelles qui tendent à empêcher qu'on se forme des idées justes et nobles de l'importance et de la destination des sciences. Si la puissance prépondérante de notre organisation ne corrigeait, même involontairement, dans l'esprit des savans, ce qu'il y a sous ce rapport d'incomplet et d'étroit dans la tendance générale de notre époque, l'intelligence humaine, réduite à ne s'occuper que de recherches susceptibles d'une utilité pratique immédiate, se trouverait par cela seul, comme l'a très-justement remarqué Condorcet, tout-à-fait arrêtée dans ses progrès, même à l'égard de ces applications auxquelles on aurait imprudemment sacrifié les travaux purement spéculatifs; car, les applications les plus importantes dérivent constamment de théories formées dans une simple intention scientifique, et qui souvent ont été cultivées pendant plusieurs siècles sans produire aucun résultat pratique. On en peut citer un exemple bien remarquable dans les belles spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation de l'astronomie, à conduire finalement l'art de la navigation au degré de perfectionnement qu'il a atteint dans ces derniers temps, et auquel il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques d'Archimède et d'Apollonius; tellement que Condorcet a pu dire avec raison à cet égard: le matelot, qu'une exacte observation de la longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de simples spéculations géométriques.
Il est donc évident qu'après avoir conçu, d'une manière générale, l'étude de la nature comme servant de base rationnelle à l'action sur la nature, l'esprit humain doit procéder aux recherches théoriques, en faisant complétement abstraction de toute considération pratique; car, nos moyens pour découvrir la vérité sont tellement faibles, que si nous ne les concentrions pas exclusivement vers ce but, et si, en cherchant la vérité, nous nous imposions en même temps la condition étrangère d'y trouver une utilité pratique immédiate, il nous serait presque toujours impossible d'y parvenir.
Quoi qu'il en soit, il est certain que l'ensemble de nos connaissances sur la nature, et celui des procédés que nous en déduisons pour la modifier à notre avantage, forment deux systèmes essentiellement distincts par eux-mêmes, qu'il est convenable de concevoir et de cultiver séparément. En outre, le premier système étant la base du second, c'est évidemment celui qu'il convient de considérer d'abord dans une étude méthodique, même quand on se proposerait d'embrasser la totalité des connaissances humaines, tant d'application que de spéculation. Ce système théorique me paraît devoir constituer exclusivement aujourd'hui le sujet d'un cours vraiment rationnel de philosophie positive: c'est ainsi du moins que je le conçois. Sans doute, il serait possible d'imaginer un cours plus étendu, portant à la fois sur les généralités théoriques et sur les généralités pratiques. Mais je ne pense pas qu'une telle entreprise, même indépendamment de son étendue, puisse être convenablement tentée dans l'état présent de l'esprit humain. Elle me semble, en effet, exiger préalablement un travail très-important et d'une nature toute particulière, qui n'a pas encore été fait, celui de former, d'après les théories scientifiques proprement dites, les conceptions spéciales destinées à servir de bases directes aux procédés généraux de la pratique.
Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n'est pas immédiatement que les sciences s'appliquent aux arts, du moins dans les cas les plus parfaits; il existe entre ces deux ordres d'idées un ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique, est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s'en occupe spécialement. Entre les savans proprement dits et les directeurs effectifs des travaux productifs il commence à se former de nos jours une classe intermédiaire, celle des ingénieurs, dont la destination spéciale est d'organiser les relations de la théorie et de la pratique. Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques, elle les considère dans leur état présent pour en déduire les applications industrielles dont elles sont susceptibles. Telle est, du moins, la tendance naturelle des choses, quoiqu'il y ait encore à cet égard beaucoup de confusion. Le corps de doctrine propre à cette classe nouvelle, et qui doit constituer les véritables théories directes des différens arts, pourrait, sans doute, donner lieu à des considérations philosophiques d'un grand intérêt et d'une importance réelle. Mais, un travail qui les embrasserait conjointement avec celles fondées sur les sciences proprement dites, serait aujourd'hui tout-à-fait prématuré; car, ces doctrines intermédiaires entre la théorie pure et la pratique directe ne sont point encore formées: il n'en existe jusqu'ici que quelques élémens imparfaits relatifs aux sciences et aux arts les plus avancés, et qui permettent seulement de concevoir la nature et la possibilité de semblables travaux pour l'ensemble des opérations humaines. C'est ainsi, pour en citer ici l'exemple le plus important, qu'on doit envisager la belle conception de Monge, relativement à la géométrie descriptive, qui n'est réellement autre chose qu'une théorie générale des arts de construction. J'aurai soin d'indiquer successivement le petit nombre d'idées analogues déjà formées et de faire apprécier leur importance, à mesure que le développement naturel de ce cours nous les présentera. Mais il est clair que des conceptions jusqu'à présent aussi incomplètes ne doivent point entrer, comme partie essentielle, dans un cours de philosophie positive qui ne doit comprendre, autant que possible, que des doctrines ayant un caractère fixe et nettement déterminé.
On concevra d'autant mieux la difficulté de construire ces doctrines intermédiaires que je viens d'indiquer, si l'on considère que chaque art dépend non-seulement d'une certaine science correspondante, mais à la fois de plusieurs, tellement que les arts les plus importans empruntent des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales. C'est ainsi que la véritable théorie de l'agriculture, pour me borner au cas le plus essentiel, exige une intime combinaison de connaissances physiologiques, chimiques, physiques et même astronomiques et mathématiques: il en est de même des beaux-arts. On aperçoit aisément, d'après cette considération, pourquoi ces théories n'ont pu encore être formées, puisqu'elles supposent le développement préalable de toutes les différentes sciences fondamentales. Il en résulte également un nouveau motif de ne pas comprendre un tel ordre d'idées dans un cours de philosophie positive, puisque, loin de pouvoir contribuer à la formation systématique de cette philosophie, les théories générales propres aux différens arts principaux doivent, au contraire, comme nous le voyons, être vraisemblablement plus tard une des conséquences les plus utiles de sa construction.
En résumé, nous ne devons donc considérer dans ce cours que les théories scientifiques et nullement leurs applications. Mais avant de procéder à la classification méthodique de ses différentes parties, il me reste à exposer, relativement aux sciences proprement dites, une distinction importante, qui achèvera de circonscrire nettement le sujet propre de l'étude que nous entreprenons.
Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux genres de sciences naturelles: les unes abstraites, générales, ont pour objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de phénomènes, en considérant tous les cas qu'on peut concevoir; les autres concrètes, particulières, descriptives, et qu'on désigne quelquefois sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans l'application de ces lois à l'histoire effective des différens êtres existans. Les premières sont donc fondamentales, c'est sur elles seulement que porteront nos études dans ce cours; les autres, quelle que soit leur importance propre, ne sont réellement que secondaires, et ne doivent point, par conséquent, faire partie d'un travail que son extrême étendue naturelle nous oblige à réduire au moindre développement possible.
La distinction précédente ne peut présenter aucune obscurité aux esprits qui ont quelque connaissance spéciale des différentes sciences positives, puisqu'elle est à peu près l'équivalent de celle qu'on énonce ordinairement dans presque tous les traités scientifiques en comparant la physique dogmatique à l'histoire naturelle proprement dite. Quelques exemples suffiront d'ailleurs pour rendre sensible cette division, dont l'importance n'est pas encore convenablement appréciée.
On pourra d'abord l'apercevoir très-nettement en comparant, d'une part, la physiologie générale, et, d'une autre part, la zoologie et la botanique proprement dites. Ce sont évidemment, en effet, deux travaux d'un caractère fort distinct, que d'étudier, en général, les lois de la vie, ou de déterminer le mode d'existence de chaque corps vivant, en particulier. Cette seconde étude, en outre, est nécessairement fondée sur la première.
Il en est de même de la chimie, par rapport à la minéralogie; la première est évidemment la base rationnelle de la seconde. Dans la chimie, on considère toutes les combinaisons possibles des molécules, et dans toutes les circonstances imaginables; dans la minéralogie, on considère seulement celles de ces combinaisons qui se trouvent réalisées dans la constitution effective du globe terrestre, et sous l'influence des seules circonstances qui lui sont propres. Ce qui montre clairement la différence du point de vue chimique et du point de vue minéralogique, quoique les deux sciences portent sur les mêmes objets, c'est que la plupart des faits envisagés dans la première n'ont qu'une existence artificielle, de telle manière qu'un corps, comme le chlore ou le potassium, pourra avoir une extrême importance en chimie par l'étendue et l'énergie de ses affinités, tandis qu'il n'en aura presque aucune en minéralogie; et réciproquement, un composé, tel que le granit ou le quartz, sur lequel porte la majeure partie des considérations minéralogiques, n'offrira, sous le rapport chimique, qu'un intérêt très-médiocre.
Ce qui rend, en général, plus sensible encore la nécessité logique de cette distinction fondamentale entre les deux grandes sections de la philosophie naturelle, c'est que non-seulement chaque section de la physique concrète suppose la culture préalable de la section correspondante de la physique abstraite, mais qu'elle exige même la connaissance des lois générales relatives à tous les ordres de phénomènes. Ainsi, par exemple, non seulement l'étude spéciale de la terre, considérée sous tous les points de vue qu'elle peut présenter effectivement, exige la connaissance préalable de la physique et de la chimie, mais elle ne peut être faite convenablement, sans y introduire, d'une part, les connaissances astronomiques, et même, d'une autre part, les connaissances physiologiques; en sorte qu'elle tient au système entier des sciences fondamentales. Il en est de même de chacune des sciences naturelles proprement dites. C'est précisément pour ce motif que la physique concrète a fait jusqu'à présent si peu de progrès réels, car elle n'a pu commencer à être étudiée d'une manière vraiment rationnelle qu'après la physique abstraite, et lorsque toutes les diverses branches principales de celle-ci ont pris leur caractère définitif, ce qui n'a eu lieu que de nos jours. Jusqu'alors on n'a pu recueillir à ce sujet que des matériaux plus ou moins incohérens, qui sont même encore fort incomplets. Les faits connus ne pourront être coordonnés de manière à former de véritables théories spéciales des différens êtres de l'univers, que lorsque la distinction fondamentale rappelée ci-dessus, sera plus profondément sentie et plus régulièrement organisée, et que, par suite, les savans particulièrement livrés à l'étude des sciences naturelles proprement dites, auront reconnu la nécessité de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de toutes les sciences fondamentales, condition qui est encore aujourd'hui fort loin d'être convenablement remplie.
L'examen de cette condition confirme nettement pourquoi nous devons, dans ce cours de philosophie positive, réduire nos considérations à l'étude des sciences générales, sans embrasser en même temps les sciences descriptives ou particulières. On voit naître ici, en effet, une nouvelle propriété essentielle de cette étude propre des généralités de la physique abstraite; c'est de fournir la base rationnelle d'une physique concrète vraiment systématique. Ainsi, dans l'état présent de l'esprit humain, il y aurait une sorte de contradiction à vouloir réunir, dans un seul et même cours, les deux ordres de sciences. On peut dire, de plus, que quand même la physique concrète aurait déjà atteint le degré de perfectionnement de la physique abstraite, et que, par suite, il serait possible, dans un cours de philosophie positive, d'embrasser à la fois l'une et l'autre, il n'en faudrait pas moins évidemment commencer par la section abstraite, qui restera la base invariable de l'autre. Il est clair, d'ailleurs, que la seule étude des généralités des sciences fondamentales, est assez vaste par elle-même, pour qu'il importe d'en écarter, autant que possible, toutes les considérations qui ne sont pas indispensables; or, celles relatives aux sciences secondaires seront toujours, quoi qu'il arrive, d'un genre distinct. La philosophie des sciences fondamentales, présentant un système de conceptions positives sur tous nos ordres de connaissances réelles, suffit, par cela même, pour constituer cette philosophie première que cherchait Bacon, et qui étant destinée à servir désormais de base permanente à toutes les spéculations humaines, doit être soigneusement réduite à la plus simple expression possible.
Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur une telle discussion, que j'aurai naturellement plusieurs occasions de reproduire dans les diverses parties de ce cours. L'explication précédente est assez développée pour motiver la manière dont j'ai circonscrit le sujet général de nos considérations.
Ainsi, en résultat de tout ce qui vient d'être exposé dans cette leçon, nous voyons: 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble, de connaissances spéculatives et de connaissances d'application, c'est seulement des premières que nous devons nous occuper ici; 2° que les connaissances théoriques ou les sciences proprement dites, se divisant en sciences générales et sciences particulières, nous devons ne considérer ici que le premier ordre, et nous borner à la physique abstraite, quelque intérêt que puisse nous présenter la physique concrète.
Le sujet propre de ce cours étant par là exactement circonscrit, il est facile maintenant de procéder à une classification rationnelle vraiment satisfaisante des sciences fondamentales, ce qui constitue la question encyclopédique, objet spécial de cette leçon.
Il faut, avant tout, commencer par reconnaître que, quelque naturelle que puisse être une telle classification, elle renfermera toujours nécessairement quelque chose, sinon d'arbitraire, du moins d'artificiel, de manière à présenter une imperfection véritable.
En effet, le but principal que l'on doit avoir en vue dans tout travail encyclopédique, c'est de disposer les sciences dans l'ordre de leur enchaînement naturel, en suivant leur dépendance mutuelle; de telle sorte qu'on puisse les exposer successivement, sans jamais être entraîné dans le moindre cercle vicieux. Or, c'est une condition qu'il me paraît impossible d'accomplir d'une manière tout-à-fait rigoureuse. Qu'il me soit permis de donner ici quelque développement à cette réflexion, que je crois importante pour caractériser la véritable difficulté de la recherche qui nous occupe actuellement. Cette considération, d'ailleurs, me donnera lieu d'établir, relativement à l'exposition de nos connaissances, un principe général dont j'aurai plus tard à présenter de fréquentes applications.
Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être qu'une combinaison, la marche historique, et la marche dogmatique.
Par le premier procédé, on expose successivement les connaissances dans le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a réellement obtenus, et en adoptant, autant que possible, les mêmes voies.
Par le second, on présente le système des idées tel qu'il pourrait être conçu aujourd'hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue convenable, et pourvu des connaissances suffisantes, s'occuperait à refaire la science dans son ensemble.
Le premier mode est évidemment celui par lequel commence, de toute nécessité, l'étude de chaque science naissante; car, il présente cette propriété, de n'exiger, pour l'exposition des connaissances, aucun nouveau travail distinct de celui de leur formation, toute la didactique se réduisant alors à étudier successivement, dans l'ordre chronologique, les divers ouvrages originaux qui ont contribué aux progrès de la science.
Le mode dogmatique, supposant au contraire, que tous ces travaux particuliers ont été refondus en un système général, pour être présentés suivant un ordre logique plus naturel, n'est applicable qu'à une science déjà parvenue à un assez haut degré de développement. Mais, à mesure que la science fait des progrès, l'ordre historique d'exposition devient de plus en plus impraticable, par la trop longue suite d'intermédiaires qu'il obligerait l'esprit à parcourir; tandis que l'ordre dogmatique devient de plus en plus possible, en même temps que nécessaire, parce que de nouvelles conceptions permettent de présenter les découvertes antérieures sous un point de vue plus direct.
C'est ainsi, par exemple, que l'éducation d'un géomètre de l'antiquité consistait simplement dans l'étude successive du très-petit nombre de traités originaux produits jusqu'alors sur les diverses parties de la géométrie, ce qui se réduisait essentiellement aux écrits d'Archimède et d'Apollonius; tandis que, au contraire, un géomètre moderne a communément terminé son éducation, sans avoir lu un seul ouvrage original, excepté relativement aux découvertes les plus récentes, qu'on ne peut connaître que par ce moyen.
La tendance constante de l'esprit humain, quant à l'exposition des connaissances, est donc de substituer de plus en plus à l'ordre historique l'ordre dogmatique, qui peut seul convenir à l'état perfectionné de notre intelligence.
Le problème général de l'éducation intellectuelle consiste à faire parvenir, en peu d'années, un seul entendement, le plus souvent médiocre, au même point de développement qui a été atteint, dans une longue suite de siècles, par un grand nombre de génies supérieurs appliquant successivement, pendant leur vie entière, toutes leurs forces à l'étude d'un même sujet. Il est clair, d'après cela, que, quoiqu'il soit infiniment plus facile et plus court d'apprendre que d'inventer, il serait certainement impossible d'atteindre le but proposé, si l'on voulait assujétir chaque esprit individuel à passer successivement par les mêmes intermédiaires qu'a dû suivre nécessairement le génie collectif de l'espèce humaine. De là, l'indispensable besoin de l'ordre dogmatique, qui est surtout si sensible aujourd'hui pour les sciences les plus avancées, dont le mode ordinaire d'exposition ne présente plus presqu'aucune trace de la filiation effective de leurs détails.
Il faut, néanmoins, ajouter, pour prévenir toute exagération, que tout mode réel d'exposition est, inévitablement, une certaine combinaison de l'ordre dogmatique avec l'ordre historique, dans laquelle seulement le premier doit dominer constamment et de plus en plus. L'ordre dogmatique ne peut, en effet, être suivi d'une manière tout-à-fait rigoureuse; car, par cela même qu'il exige une nouvelle élaboration des connaissances acquises, il n'est point applicable, à chaque époque de la science, aux parties récemment formées, dont l'étude ne comporte qu'un ordre essentiellement historique, lequel ne présente pas, d'ailleurs, dans ce cas, les inconvéniens principaux qui le font rejeter en général.
La seule imperfection fondamentale qu'on pourrait reprocher au mode dogmatique, c'est de laisser ignorer la manière dont se sont formées les diverses connaissances humaines, ce qui, quoique distinct de l'acquisition même de ces connaissances, est, en soi, du plus haut intérêt pour tout esprit philosophique. Cette considération aurait, à mes yeux, beaucoup de poids, si elle était réellement un motif en faveur de l'ordre historique. Mais il est aisé de voir qu'il n'y a qu'une relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit historique, et connaître véritablement l'histoire effective de cette science.
En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu'on est conduit à séparer dans l'ordre dogmatique, se sont, en réalité, développées simultanément et sous l'influence les unes des autres, ce qui tendrait à faire préférer l'ordre historique: mais en considérant, dans son ensemble, le développement effectif de l'esprit humain, on voit de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait, perfectionnées en même temps et mutuellement; on voit même que les progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres, par d'innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce vaste enchaînement est tellement réel que souvent, pour concevoir la génération effective d'une théorie scientifique, l'esprit est conduit à considérer le perfectionnement de quelque art qui n'a avec elle aucune liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans l'organisation sociale, sans lequel cette découverte n'eût pu avoir lieu. Nous en verrons dans la suite de nombreux exemples. Il résulte donc de là que l'on ne peut connaître la véritable histoire de chaque science, c'est-à-dire, la formation réelle des découvertes dont elle se compose, qu'en étudiant, d'une manière générale et directe, l'histoire de l'humanité. C'est pourquoi tous les documens recueillis jusqu'ici sur l'histoire des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, etc., quelque précieux qu'ils soient, ne peuvent être regardés que comme des matériaux.
Le prétendu ordre historique d'exposition, même quand il pourrait être suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier, serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus important, en ce qu'il considérerait le développement de cette science comme isolé. Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très-fausse.
Ainsi, nous sommes certainement convaincus que la connaissance de l'histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même qu'on ne connaît pas complétement une science tant qu'on n'en sait pas l'histoire. Mais cette étude doit être conçue comme entièrement séparée de l'étude propre et dogmatique de la science, sans laquelle même cette histoire ne serait pas intelligible. Nous considérerons donc avec beaucoup de soin l'histoire réelle des sciences fondamentales qui vont être le sujet de nos méditations; mais ce sera seulement dans la dernière partie de ce cours, celle relative à l'étude des phénomènes sociaux, en traitant du développement général de l'humanité, dont l'histoire des sciences constitue la partie la plus importante, quoique jusqu'ici la plus négligée. Dans l'étude de chaque science, les considérations historiques incidentes qui pourront se présenter, auront un caractère nettement distinct, de manière à ne pas altérer la nature propre de notre travail principal.
La discussion précédente, qui doit d'ailleurs, comme on le voit, être spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce cours. Mais, surtout, il en résulte, relativement à la question actuelle, la détermination exacte des conditions qu'on doit s'imposer et qu'on peut justement espérer de remplir dans la construction d'une échelle encyclopédique des diverses sciences fondamentales.
On voit, en effet, que, quelque parfaite qu'on pût la supposer, cette classification ne saurait jamais être rigoureusement conforme à l'enchaînement historique des sciences. Quoi qu'on fasse, on ne peut éviter entièrement de présenter comme antérieure telle science qui aura cependant besoin, sous quelques rapports particuliers plus ou moins importans, d'emprunter des notions à une autre science classée dans un rang postérieur. Il faut tâcher seulement qu'un tel inconvénient n'ait lieu relativement aux conceptions caractéristiques de chaque science, car alors la classification serait tout-à-fait vicieuse.
Ainsi, par exemple, il me semble incontestable que, dans le système général des sciences, l'astronomie doit être placée avant la physique proprement dite, et néanmoins plusieurs branches de celle-ci, surtout l'optique, sont indispensables à l'exposition complète de la première.
De tels défauts secondaires, qui sont strictement inévitables, ne sauraient prévaloir contre une classification, qui remplirait d'ailleurs convenablement les conditions principales. Ils tiennent à ce qu'il y a nécessairement d'artificiel dans notre division du travail intellectuel.
Néanmoins, quoique, d'après les explications précédentes, nous ne devions pas prendre l'ordre historique pour base de notre classification, je ne dois pas négliger d'indiquer d'avance, comme une propriété essentielle de l'échelle encyclopédique que je vais proposer, sa conformité générale avec l'ensemble de l'histoire scientifique; en ce sens, que, malgré la simultanéité réelle et continue du développement des différentes sciences, celles qui seront classées comme antérieures seront, en effet, plus anciennes et constamment plus avancées que celles présentées comme postérieures. C'est ce qui doit avoir lieu inévitablement si, en réalité, nous prenons, comme cela doit être, pour principe de classification, l'enchaînement logique naturel des diverses sciences, le point de départ de l'espèce ayant dû nécessairement être le même que celui de l'individu.
Pour achever de déterminer avec toute la précision possible la difficulté exacte de la question encyclopédique que nous avons à résoudre, je crois utile d'introduire une considération mathématique fort simple qui résumera rigoureusement l'ensemble des raisonnemens exposés jusqu'ici dans cette leçon. Voici en quoi elle consiste.
Nous nous proposons de classer les sciences fondamentales. Or, nous verrons bientôt que, tout bien considéré, il n'est pas possible d'en distinguer moins de six; la plupart des savans en admettraient même vraisemblablement un plus grand nombre. Cela posé, on sait que six objets comportent 720 dispositions différentes. Les sciences fondamentales pourraient donc donner lieu à 720 classifications distinctes, parmi lesquelles il s'agit de choisir la classification nécessairement unique, qui satisfait le mieux aux principales conditions du problème. On voit que, malgré le grand nombre d'échelles encyclopédiques successivement proposées jusqu'à présent, la discussion n'a porté encore que sur une bien faible partie des dispositions possibles; et néanmoins, je crois pouvoir dire sans exagération qu'en examinant chacune de ces 720 classifications, il n'en serait peut-être pas une seule en faveur de laquelle on ne pût faire valoir quelques motifs plausibles; car, en observant les diverses dispositions qui ont été effectivement proposées, on remarque entre elles les plus extrêmes différences; les sciences qui sont placées par les uns à la tête du système encyclopédique, étant renvoyées par d'autres à l'extrémité opposée, et réciproquement. C'est donc dans ce choix d'un seul ordre vraiment rationnel, parmi le nombre très-considérable des systèmes possibles, que consiste la difficulté précise de la question que nous avons posée.
Abordant maintenant d'une manière directe cette grande question, rappelons-nous d'abord, que pour obtenir une classification naturelle et positive des sciences fondamentales, c'est dans la comparaison des divers ordres de phénomènes dont elles ont pour objet de découvrir les lois que nous devons en chercher le principe. Ce que nous voulons déterminer, c'est la dépendance réelle des diverses études scientifiques. Or, cette dépendance ne peut résulter que de celle des phénomènes correspondans.
En considérant sous ce point de vue tous les phénomènes observables, nous allons voir qu'il est possible de les classer en un petit nombre de catégories naturelles, disposées d'une telle manière, que l'étude rationnelle de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de l'étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des phénomènes, d'où résulte leur dépendance successive, et, en conséquence, la facilité plus ou moins grande de leur étude.
Il est clair, en effet, à priori, que les phénomènes les plus simples, ceux qui se compliquent le moins des autres, sont nécessairement aussi les plus généraux; car, ce qui s'observe dans le plus grand nombre de cas est, par cela même, dégagé le plus possible des circonstances propres à chaque cas séparé. C'est donc par l'étude des phénomènes les plus généraux ou les plus simples qu'il faut commencer, en procédant ensuite successivement jusqu'aux phénomènes les plus particuliers ou les plus compliqués, si l'on veut concevoir la philosophie naturelle d'une manière vraiment méthodique; car, cet ordre de généralité ou de simplicité déterminant nécessairement l'enchaînement rationnel des diverses sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs phénomènes, fixe ainsi leur degré de facilité.
En même temps, par une considération auxiliaire que je crois important de noter ici, et qui converge exactement avec toutes les précédentes, les phénomènes les plus généraux ou les plus simples se trouvant nécessairement les plus étrangers à l'homme, doivent, par cela même, être étudiés dans une disposition d'esprit plus calme, plus rationnelle, ce qui constitue un nouveau motif pour que les sciences correspondantes se développent plus rapidement.
Ayant ainsi indiqué la règle fondamentale qui doit présider à la classification des sciences, je puis passer immédiatement à la construction de l'échelle encyclopédique d'après laquelle le plan de ce cours doit être déterminé, et que chacun pourra aisément apprécier à l'aide des considérations précédentes.
Une première contemplation de l'ensemble des phénomènes naturels nous porte à les diviser d'abord, conformément au principe que nous venons d'établir, en deux grandes classes principales, la première comprenant tous les phénomènes des corps bruts, la seconde tous ceux des corps organisés.
Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus particuliers que les autres; ils dépendent des précédens, qui, au contraire, n'en dépendent nullement. De là la nécessité de n'étudier les phénomènes physiologiques qu'après ceux des corps inorganiques. De quelque manière qu'on explique les différences de ces deux sortes d'êtres, il est certain qu'on observe dans les corps vivans tous les phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu dans les corps bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phénomènes vitaux proprement dits, ceux qui tiennent à l'organisation. Il ne s'agit pas ici d'examiner si les deux classes de corps sont ou ne sont pas de la même nature, question insoluble qu'on agite encore beaucoup trop de nos jours, par un reste d'influence des habitudes théologiques et métaphysiques; une telle question n'est pas du domaine de la philosophie positive, qui fait formellement profession d'ignorer absolument la nature intime d'un corps quelconque. Mais il n'est nullement indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivans comme étant d'une nature essentiellement différente pour reconnaître la nécessité de la séparation de leurs études.
Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la manière générale de concevoir les phénomènes des corps vivans. Mais, quelque parti qu'on puisse prendre à cet égard par suite des progrès ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous établissons n'en saurait être aucunement affectée. En effet, regardât-on comme démontré, ce que permet à peine d'entrevoir l'état présent de la physiologie, que les phénomènes physiologiques sont toujours de simples phénomènes mécaniques, électriques et chimiques, modifiés par la structure et la composition propres aux corps organisés, notre division fondamentale n'en subsisterait pas moins. Car il reste toujours vrai, même dans cette hypothèse, que les phénomènes généraux doivent être étudiés avant de procéder à l'examen des modifications spéciales qu'ils éprouvent dans certains êtres de l'univers, par suite d'une disposition particulière des molécules. Ainsi, la division, qui est aujourd'hui fondée dans la plupart des esprits éclairés sur la diversité des lois, est de nature à se maintenir indéfiniment à cause de la subordination des phénomènes et par suite des études, quelque rapprochement qu'on puisse jamais établir solidement entre les deux classes de corps.
Ce n'est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps vivans, qui sera le sujet spécial d'un examen approfondi dans la section physiologique de ce cours. Il suffit, quant à présent, d'avoir reconnu, en principe, la nécessité logique de séparer la science relative aux premiers de celle relative aux seconds, et de ne procéder à l'étude de la physique organique qu'après avoir établi les lois générales de la physique inorganique.
Passons maintenant à la détermination de la sous-division principale dont est susceptible, d'après la même règle, chacune de ces deux grandes moitiés de la philosophie naturelle.
Pour la physique inorganique, nous voyons d'abord, en nous conformant toujours à l'ordre de généralité et de dépendance des phénomènes, qu'elle doit être partagée en deux sections distinctes, suivant qu'elle considère les phénomènes généraux de l'univers, ou, en particulier, ceux que présentent les corps terrestres. D'où la physique céleste, ou l'astronomie, soit géométrique, soit mécanique; et la physique terrestre. La nécessité de cette division est exactement semblable à celle de la précédente.
Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits de tous, c'est évidemment par leur étude que doit commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont assujétis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. Dans tous les phénomènes de la physique terrestre, on observe d'abord les effets généraux de la gravitation universelle, plus quelques autres effets qui leur sont propres, et qui modifient les premiers. Il s'ensuit que, lorsqu'on analyse le phénomène terrestre le plus simple, non-seulement en prenant un phénomène chimique, mais en choisissant même un phénomène purement mécanique, on le trouve constamment plus composé que le phénomène céleste le plus compliqué. C'est ainsi, par exemple, que le simple mouvement d'un corps pesant, même quand il ne s'agit que d'un solide, présente réellement, lorsqu'on veut tenir compte de toutes les circonstances déterminantes, un sujet de recherches plus compliqué que la question astronomique la plus difficile. Une telle considération montre clairement combien il est indispensable de séparer nettement la physique céleste et la physique terrestre, et de ne procéder à l'étude de la seconde qu'après celle de la première, qui en est la base rationnelle.
La physique terrestre, à son tour, se sous-divise, d'après le même principe, en deux portions très-distinctes, selon qu'elle envisage les corps sous le point de vue mécanique, ou sous le point de vue chimique. D'où la physique proprement dite, et la chimie. Celle-ci, pour être conçue d'une manière vraiment méthodique, suppose évidemment la connaissance préalable de l'autre. Car, tous les phénomènes chimiques sont nécessairement plus compliqués que les phénomènes physiques; ils en dépendent sans influer sur eux. Chacun sait, en effet, que toute action chimique est soumise d'abord à l'influence de la pesanteur, de la chaleur, de l'électricité, etc., et présente, en outre, quelque chose de propre qui modifie l'action des agens précédens. Cette considération, qui montre évidemment la chimie comme ne pouvant marcher qu'après la physique, la présente en même temps comme une science distincte. Car, quelque opinion qu'on adopte relativement aux affinités chimiques, et quand même on ne verrait en elles, ainsi qu'on peut le concevoir, que des modifications de la gravitation générale produites par la figure et par la disposition mutuelle des atômes, il demeurerait incontestable que la nécessité d'avoir continuellement égard à ces conditions spéciales ne permettrait point de traiter la chimie comme un simple appendice de la physique. On serait donc obligé, dans tous les cas, ne fût-ce que pour la facilité de l'étude, de maintenir la division et l'enchaînement que l'on regarde aujourd'hui comme tenant à l'hétérogénéité des phénomènes.
Telle est donc la distribution rationnelle des principales branches de la science générale des corps bruts. Une division analogue s'établit, de la même manière, dans la science générale des corps organisés.
Tous les êtres vivans présentent deux ordres de phénomènes essentiellement distincts, ceux relatifs à l'individu, et ceux qui concernent l'espèce, surtout quand elle est sociable. C'est principalement par rapport à l'homme, que cette distinction est fondamentale. Le dernier ordre de phénomènes est évidemment plus compliqué et plus particulier que le premier; il en dépend sans influer sur lui. De là, deux grandes sections dans la physique organique, la physiologie proprement dite, et la physique sociale, qui est fondée sur la première.
Dans tous les phénomènes sociaux, on observe d'abord l'influence des lois physiologiques de l'individu, et, en outre, quelque chose de particulier qui en modifie les effets, et qui tient à l'action des individus les uns sur les autres, singulièrement compliquée, dans l'espèce humaine, par l'action de chaque génération sur celle qui la suit. Il est donc évident que, pour étudier convenablement les phénomènes sociaux, il faut d'abord partir d'une connaissance approfondie des lois relatives à la vie individuelle. D'un autre côté, cette subordination nécessaire entre les deux études ne prescrit nullement, comme quelques physiologistes du premier ordre ont été portés à le croire, de voir dans la physique sociale un simple appendice de la physiologie. Quoique les phénomènes soient certainement homogènes, ils ne sont point identiques, et la séparation des deux sciences est d'une importance vraiment fondamentale. Car, il serait impossible de traiter l'étude collective de l'espèce comme une pure déduction de l'étude de l'individu, puisque les conditions sociales, qui modifient l'action des lois physiologiques, sont précisément alors la considération la plus essentielle. Ainsi, la physique sociale doit être fondée sur un corps d'observations directes qui lui soit propre, tout en ayant égard, comme il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie proprement dite.
On pourrait aisément établir une symétrie parfaite entre la division de la physique organique et celle ci-dessus exposée pour la physique inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie proprement dite en végétale et animale. Il serait facile, en effet, de rattacher cette sous-division au principe de classification que nous avons constamment suivi, puisque les phénomènes de la vie animale se présentent, en général du moins, comme plus compliqués et plus spéciaux que ceux de la vie végétale. Mais la recherche de cette symétrie précise aurait quelque chose de puéril, si elle entraînait à méconnaître ou à exagérer les analogies réelles ou les différences effectives des phénomènes. Or, il est certain que la distinction entre la physiologie végétale et la physiologie animale, qui a une grande importance dans ce que j'ai appelé la physique concrète, n'en a presque aucune dans la physique abstraite, la seule dont il s'agisse ici. La connaissance des lois générales de la vie, qui doit être, à nos yeux, le véritable objet de la physiologie, exige la considération simultanée de toute la série organique sans distinction de végétaux et d'animaux, distinction qui, d'ailleurs, s'efface de jour en jour, à mesure que les phénomènes sont étudiés d'une manière plus approfondie.
Nous persisterons donc à ne considérer qu'une seule division dans la physique organique, quoique nous ayons cru devoir en établir deux successives dans la physique inorganique.
En résultat de cette discussion, la philosophie positive se trouve donc naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la succession est déterminée par une subordination nécessaire et invariable, fondée, indépendamment de toute opinion hypothétique, sur la simple comparaison approfondie des phénomènes correspondans: ce sont l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, et enfin la physique sociale. La première considère les phénomènes les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits et les plus éloignés de l'humanité; ils influent sur tous les autres, sans être influencés par eux. Les phénomènes considérés par la dernière sont, au contraire, les plus particuliers, les plus compliqués, les plus concrets et les plus directement intéressans pour l'homme; ils dépendent, plus ou moins, de tous les précédens, sans exercer sur eux aucune influence. Entre ces deux extrêmes, les degrés de spécialité, de complication et de personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant, ainsi que leur dépendance successive. Telle est l'intime relation générale que la véritable observation philosophique, convenablement employée, et non de vaines distinctions arbitraires, nous conduit à établir entre les diverses sciences fondamentales. Tel doit donc être le plan de ce cours.
Je n'ai pu ici qu'esquisser l'exposition des considérations principales sur lesquelles repose cette classification. Pour la concevoir complétement, il faudrait maintenant, après l'avoir envisagée d'un point de vue général, l'examiner relativement à chaque science fondamentale en particulier. C'est ce que nous ferons soigneusement en commençant l'étude spéciale de chaque partie de ce cours. La construction de cette échelle encyclopédique, reprise ainsi successivement en partant de chacune des cinq grandes sciences, lui fera acquérir plus d'exactitude, et surtout mettra pleinement en évidence sa solidité. Ces avantages seront d'autant plus sensibles que nous verrons alors la distribution intérieure de chaque science s'établir naturellement d'après le même principe, ce qui présentera tout le système des connaissances humaines décomposé, jusque dans ses détails secondaires, d'après une considération unique constamment suivie, celle du degré d'abstraction plus ou moins grand des conceptions correspondantes. Mais des travaux de ce genre, outre qu'ils nous entraîneraient maintenant beaucoup trop loin, seraient certainement déplacés dans cette leçon, où notre esprit doit se maintenir au point de vue le plus général de la philosophie positive.
Néanmoins, pour faire apprécier aussi complétement que possible, dès ce moment, l'importance de cette hiérarchie fondamentale, dont je ferai, dans toute la suite de ce cours, des applications continuelles, je dois signaler rapidement ici ses propriétés générales les plus essentielles.
Il faut d'abord remarquer, comme une vérification très-décisive de l'exactitude de cette classification, sa conformité essentielle avec la coordination, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet implicitement admise par les savans livrés à l'étude des diverses branches de la philosophie naturelle.
C'est une condition ordinairement fort négligée par les constructeurs d'échelles encyclopédiques, que de présenter comme distinctes les sciences que la marche effective de l'esprit humain a conduit, sans dessein prémédité, à cultiver séparément, et d'établir entr'elles une subordination conforme aux relations positives que manifeste leur développement journalier. Un tel accord est néanmoins évidemment le plus sûr indice d'une bonne classification; car, les divisions qui se sont introduites spontanément dans le système scientifique n'ont pu être déterminées que par le sentiment long-temps éprouvé des véritables besoins de l'esprit humain, sans qu'on ait pu être égaré par des généralités vicieuses.
Mais, quoique la classification ci-dessus proposée remplisse entièrement cette condition, ce qu'il serait superflu de prouver, il n'en faudrait pas conclure que les habitudes généralement établies aujourd'hui par expérience chez les savans, rendraient inutile le travail encyclopédique que nous venons d'exécuter. Elles ont seulement rendu possible une telle opération, qui présente la différence fondamentale d'une conception rationnelle à une classification purement empirique. Il s'en faut d'ailleurs que cette classification soit ordinairement conçue et surtout suivie avec toute la précision nécessaire, et que son importance soit convenablement appréciée; il suffirait, pour s'en convaincre, de considérer les graves infractions qui sont commises tous les jours contre cette loi encyclopédique, au grand préjudice de l'esprit humain.
Un second caractère très-essentiel de notre classification, c'est d'être nécessairement conforme à l'ordre effectif du développement de la philosophie naturelle. C'est ce que vérifie tout ce qu'on sait de l'histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d'exactitude.
On conçoit, en effet, que l'étude rationnelle de chaque science fondamentale exigeant la culture préalable de toutes celles qui la précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique, n'a pu faire de progrès réels et prendre son véritable caractère, qu'après un grand développement des sciences antérieures relatives à des phénomènes plus généraux, plus abstraits, moins compliqués, et indépendans des autres. C'est donc dans cet ordre que la progression, quoique simultanée, a dû avoir lieu.
Cette considération me semble d'une telle importance, que je ne crois pas possible de comprendre réellement, sans y avoir égard, l'histoire de l'esprit humain. La loi générale qui domine toute cette histoire, et que j'ai exposée dans la leçon précédente, ne peut être convenablement entendue, si on ne la combine point dans l'application avec la formule encyclopédique que nous venons d'établir. Car, c'est suivant l'ordre énoncé par cette formule que les différentes théories humaines ont atteint successivement, d'abord l'état théologique, ensuite l'état métaphysique, et enfin l'état positif. Si l'on ne tient pas compte dans l'usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair que l'état théologique ou métaphysique de certaines théories fondamentales a dû temporairement coïncider et a quelquefois coïncidé en effet avec l'état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la loi générale une obscurité qu'on ne peut dissiper que par la classification précédente.
En troisième lieu, cette classification présente la propriété très-remarquable de marquer exactement la perfection relative des différentes sciences, laquelle consiste essentiellement dans le degré de précision des connaissances, et dans leur coordination plus ou moins intime.
Il est aisé de sentir en effet que plus des phénomènes sont généraux, simples et abstraits, moins ils dépendent des autres, et plus les connaissances qui s'y rapportent peuvent être précises, en même temps que leur coordination peut être plus complète. Ainsi, les phénomènes organiques ne comportent qu'une étude à la fois moins exacte et moins systématique que les phénomènes des corps bruts. De même, dans la physique inorganique, les phénomènes célestes, vu leur plus grande généralité et leur indépendance de tous les autres, ont donné lieu à une science bien plus précise et beaucoup plus liée que celle des phénomènes terrestres.
Cette observation, qui est si frappante dans l'étude effective des sciences, et qui a souvent donné lieu à des espérances chimériques ou à d'injustes comparaisons, se trouve donc complétement expliquée par l'ordre encyclopédique que j'ai établi. J'aurai naturellement occasion de lui donner toute son extension dans la leçon prochaine, en montrant que la possibilité d'appliquer à l'étude des divers phénomènes l'analyse mathématique, ce qui est le moyen de procurer à cette étude le plus haut degré possible de précision et de coordination, se trouve exactement déterminée par le rang qu'occupent ces phénomènes dans mon échelle encyclopédique.
Je ne dois point passer à une autre considération, sans mettre le lecteur en garde à ce sujet contre une erreur fort grave, et qui, bien que très-grossière, est encore extrêmement commune. Elle consiste à confondre le degré de précision que comportent nos différentes connaissances avec leur degré de certitude, d'où est résulté le préjugé très-dangereux que, le premier étant évidemment fort inégal, il en doit être ainsi du second. Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que jadis, de l'inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles. Il est clair, néanmoins, que la précision et la certitude sont deux qualités en elles-mêmes fort différentes. Une proposition tout-à-fait absurde peut être extrêmement précise, comme si l'on disait, par exemple, que la somme des angles d'un triangle est égale à trois angles droits; et une proposition très-certaine peut ne comporter qu'une précision fort médiocre, comme lorsqu'on affirme, par exemple, que tout homme mourra. Si, d'après l'explication précédente, les diverses sciences doivent nécessairement présenter une précision très-inégale, il n'en est nullement ainsi de leur certitude. Chacune peut offrir des résultats aussi certains que ceux de toute autre, pourvu qu'elle sache renfermer ses conclusions dans le degré de précision que comportent les phénomènes correspondans, condition qui peut n'être pas toujours très-facile à remplir. Dans une science quelconque, tout ce qui est simplement conjectural n'est que plus ou moins probable, et ce n'est pas là ce qui compose son domaine essentiel; tout ce qui est positif, c'est-à-dire, fondé sur des faits bien constatés, est certain: il n'y a pas de distinction à cet égard.
Enfin, la propriété la plus intéressante de notre formule encyclopédique, à cause de l'importance et de la multiplicité des applications immédiates qu'on en peut faire, c'est de déterminer directement le véritable plan général d'une éducation scientifique entièrement rationnelle. C'est ce qui résulte sur le champ de la seule composition de la formule.
Il est sensible, en effet, qu'avant d'entreprendre l'étude méthodique de quelqu'une des sciences fondamentales, il faut nécessairement s'être préparé par l'examen de celles relatives aux phénomènes antérieurs dans notre échelle encyclopédique, puisque ceux-ci influent toujours d'une manière prépondérante sur ceux dont on se propose de connaître les lois. Cette considération est tellement frappante, que, malgré son extrême importance pratique, je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur un principe qui, plus tard, se reproduira d'ailleurs inévitablement, par rapport à chaque science fondamentale. Je me bornerai seulement à faire observer que, s'il est éminemment applicable à l'éducation générale, il l'est aussi particulièrement à l'éducation spéciale des savans.
Ainsi, les physiciens qui n'ont pas d'abord étudié l'astronomie, au moins sous un point de vue général; les chimistes qui, avant de s'occuper de leur science propre, n'ont pas étudié préalablement l'astronomie et ensuite la physique; les physiologistes qui ne se sont pas préparés à leurs travaux spéciaux par une étude préliminaire de l'astronomie, de la physique et de la chimie, ont manqué à l'une des conditions fondamentales de leur développement intellectuel. Il en est encore plus évidemment de même pour les esprits qui veulent se livrer à l'étude positive des phénomènes sociaux, sans avoir d'abord acquis une connaissance générale de l'astronomie, de la physique, de la chimie et de la physiologie.
Comme de telles conditions sont bien rarement remplies de nos jours, et qu'aucune institution régulière n'est organisée pour les accomplir, nous pouvons dire qu'il n'existe pas encore pour les savans, d'éducation vraiment rationnelle. Cette considération est, à mes yeux, d'une si grande importance, que je ne crains pas d'attribuer en partie à ce vice de nos éducations actuelles, l'état d'imperfection extrême où nous voyons encore les sciences les plus difficiles, état véritablement inférieur à ce que prescrit en effet la nature plus compliquée des phénomènes correspondans.
Relativement à l'éducation générale, cette condition est encore bien plus nécessaire. Je la crois tellement indispensable, que je regarde l'enseignement scientifique comme incapable de réaliser les résultats généraux les plus essentiels qu'il est destiné à produire dans la société pour la rénovation du système intellectuel, si les diverses branches principales de la philosophie naturelle ne sont pas étudiées dans l'ordre convenable. N'oublions pas que, dans presque toutes les intelligences, même les plus élevées, les idées restent ordinairement enchaînées suivant l'ordre de leur acquisition première; et que, par conséquent, c'est un mal le plus souvent irrémédiable que de n'avoir pas commencé par le commencement. Chaque siècle ne compte qu'un bien petit nombre de penseurs capables, à l'époque de leur virilité, comme Bacon, Descartes et Leïbnitz, de faire véritablement table rase, pour reconstruire de fond en comble le système entier de leurs idées acquises.
L'importance de notre loi encyclopédique pour servir de base à l'éducation scientifique, ne peut être convenablement appréciée qu'en la considérant aussi par rapport à la méthode, au lieu de l'envisager seulement, comme nous venons de le faire, relativement à la doctrine.
Sous ce nouveau point de vue, une exécution convenable du plan général d'études que nous avons déterminé doit avoir pour résultat nécessaire de nous procurer une connaissance parfaite de la méthode positive, qui ne pourrait être obtenue d'aucune autre manière.
En effet, les phénomènes naturels ayant été classés de telle sorte, que ceux qui sont réellement homogènes restent toujours compris dans une même étude, tandis que ceux qui ont été affectés à des études différentes sont effectivement hétérogènes, il doit nécessairement en résulter que la méthode positive générale sera constamment modifiée d'une manière uniforme dans l'étendue d'une même science fondamentale, et qu'elle éprouvera sans cesse des modifications différentes et de plus en plus composées, en passant d'une science à une autre. Nous aurons donc ainsi la certitude de la considérer dans toutes les variétés réelles dont elle est susceptible, ce qui n'aurait pu avoir lieu, si nous avions adopté une formule encyclopédique qui ne remplît pas les conditions essentielles posées ci-dessus.
Cette nouvelle considération est d'une importance vraiment fondamentale; car, si nous avons vu en général, dans la dernière leçon, qu'il est impossible de connaître la méthode positive, quand on veut l'étudier séparément de son emploi, nous devons ajouter aujourd'hui qu'on ne peut s'en former une idée nette et exacte qu'en étudiant successivement, et dans l'ordre convenable, son application à toutes les diverses classes principales des phénomènes naturels. Une seule science ne suffirait point pour atteindre ce but, même en la choisissant le plus judicieusement possible. Car, quoique la méthode soit essentiellement identique dans toutes, chaque science développe spécialement tel ou tel de ses procédés caractéristiques, dont l'influence, trop peu prononcée dans les autres sciences, demeurerait inaperçue. Ainsi, par exemple, dans certaines branches de la philosophie, c'est l'observation proprement dite; dans d'autres c'est l'expérience, et telle ou telle nature d'expériences, qui constitue le principal moyen d'exploration. De même, tel précepte général, qui fait partie intégrante de la méthode, a été fourni primitivement par une certaine science; et, bien qu'il ait pu être ensuite transporté dans d'autres, c'est à sa source qu'il faut l'étudier pour le bien connaître; comme, par exemple, la théorie des classifications.
En se bornant à l'étude d'une science unique, il faudrait sans doute choisir la plus parfaite, pour avoir un sentiment plus profond de la méthode positive. Or, la plus parfaite étant en même temps la plus simple, on n'aurait ainsi qu'une connaissance bien incomplète de la méthode, puisque on n'apprendrait pas quelles modifications essentielles elle doit subir pour s'adapter à des phénomènes plus compliqués. Chaque science fondamentale a donc, sous ce rapport, des avantages qui lui sont propres; ce qui prouve clairement la nécessité de les considérer toutes, sous peine de ne se former que des conceptions trop étroites et des habitudes insuffisantes. Cette considération devant se reproduire fréquemment dans la suite, il est inutile de la développer davantage en ce moment.
Je dois néanmoins ici, toujours sous le rapport de la méthode, insister spécialement sur le besoin, pour la bien connaître, non-seulement d'étudier philosophiquement toutes les diverses sciences fondamentales, mais de les étudier suivant l'ordre encyclopédique établi dans cette leçon. Que peut produire de rationnel, à moins d'une extrême supériorité naturelle, un esprit qui s'occupe de prime abord de l'étude des phénomènes les plus compliqués, sans avoir préalablement appris à connaître, par l'examen des phénomènes les plus simples, ce que c'est qu'une loi, ce que c'est qu'observer, ce que c'est qu'une conception positive, ce que c'est même qu'un raisonnement suivi? Telle est pourtant encore aujourd'hui la marche ordinaire de nos jeunes physiologistes, qui abordent immédiatement l'étude des corps vivans, sans avoir le plus souvent été préparés autrement que par une éducation préliminaire réduite à l'étude d'une ou deux langues mortes, et n'ayant, tout au plus, qu'une connaissance très-superficielle de la physique et de la chimie, connaissance presque nulle sous le rapport de la méthode, puisqu'elle n'a pas été obtenue communément d'une manière rationnelle, et en partant du véritable point de départ de la philosophie naturelle. On conçoit combien il importe de réformer un plan d'études aussi vicieux. De même, relativement aux phénomènes sociaux, qui sont encore plus compliqués, ne serait-ce point avoir fait un grand pas vers le retour des sociétés modernes à un état vraiment normal, que d'avoir reconnu la nécessité logique de ne procéder à l'étude de ces phénomènes, qu'après avoir dressé successivement l'organe intellectuel par l'examen philosophique approfondi de tous les phénomènes antérieurs? On peut même dire avec précision que c'est là toute la difficulté principale. Car, il est peu de bons esprits qui ne soient convaincus aujourd'hui qu'il faut étudier les phénomènes sociaux d'après la méthode positive. Seulement, ceux qui s'occupent de cette étude, ne sachant pas et ne pouvant pas savoir exactement en quoi consiste cette méthode, faute de l'avoir examinée dans ses applications antérieures, cette maxime est jusqu'à présent demeurée stérile pour la rénovation des théories sociales, qui ne sont pas encore sorties de l'état théologique ou de l'état métaphysique, malgré les efforts des prétendus réformateurs positifs. Cette considération sera, plus tard, spécialement développée; je dois ici me borner à l'indiquer, uniquement pour faire apercevoir toute la portée de la conception encyclopédique que j'ai proposée dans cette leçon.
Tels sont donc les quatre points de vue principaux, sous lesquels j'ai dû m'attacher à faire ressortir l'importance générale de la classification rationnelle et positive, établie ci-dessus pour les sciences fondamentales.
Afin de compléter l'exposition générale du plan de ce cours, il me reste maintenant à considérer une lacune immense et capitale, que j'ai laissée à dessein dans ma formule encyclopédique, et que le lecteur a sans doute déjà remarquée. En effet, nous n'avons point marqué dans notre système scientifique le rang de la science mathématique.
Le motif de cette omission volontaire est dans l'importance même de cette science, si vaste et si fondamentale. Car, la leçon prochaine sera entièrement consacrée à la détermination exacte de son véritable caractère général, et par suite à la fixation précise de son rang encyclopédique. Mais pour ne pas laisser incomplet, sous un rapport aussi capital, le grand tableau que j'ai tâché d'esquisser dans cette leçon, je dois indiquer ici sommairement, par anticipation, les résultats généraux de l'examen que nous entreprendrons dans la leçon suivante.
Dans l'état actuel du développement de nos connaissances positives, il convient, je crois, de regarder la science mathématique, moins comme une partie constituante de la philosophie naturelle proprement dite, que comme étant, depuis Descartes et Newton, la vraie base fondamentale de toute cette philosophie, quoique, à parler exactement, elle soit à la fois l'une et l'autre. Aujourd'hui, en effet, la science mathématique est bien moins importante par les connaissances, très-réelles et très-précieuses néanmoins, qui la composent directement, que comme constituant l'instrument le plus puissant que l'esprit humain puisse employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels.
Pour présenter à cet égard une conception parfaitement nette et rigoureusement exacte, nous verrons qu'il faut diviser la science mathématique en deux grandes sciences, dont le caractère est essentiellement distinct: la mathématique abstraite, ou le calcul, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, et la mathématique concrète, qui se compose, d'une part de la géométrie générale, d'une autre part de la mécanique rationnelle. La partie concrète est nécessairement fondée sur la partie abstraite, et devient à son tour la base directe de toute la philosophie naturelle, en considérant, autant que possible, tous les phénomènes de l'univers comme géométriques ou comme mécaniques.
La partie abstraite est la seule qui soit purement instrumentale, n'étant autre chose qu'une immense extension admirable de la logique naturelle à un certain ordre de déductions. La géométrie et la mécanique doivent, au contraire, être envisagées comme de véritables sciences naturelles, fondées ainsi que toutes les autres, sur l'observation, quoique, par l'extrême simplicité de leurs phénomènes, elles comportent un degré infiniment plus parfait de systématisation, qui a pu quelquefois faire méconnaître le caractère expérimental de leurs premiers principes. Mais ces deux sciences physiques ont cela de particulier, que, dans l'état présent de l'esprit humain, elles sont déjà et seront toujours davantage employées comme méthode, beaucoup plus que comme doctrine directe.
Il est, du reste, évident qu'en plaçant ainsi la science mathématique à la tête de la philosophie positive, nous ne faisons qu'étendre davantage l'application de ce même principe de classification, fondé sur la dépendance successive des sciences en résultat du degré d'abstraction de leurs phénomènes respectifs, qui nous a fourni la série encyclopédique, établie dans cette leçon. Nous ne faisons maintenant que restituer à cette série son véritable premier terme, dont l'importance propre exigeait un examen spécial plus développé. On voit, en effet, que les phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits, les plus irréductibles, et les plus indépendans de tous les autres, dont ils sont, au contraire, la base. On conçoit pareillement que leur étude est un préliminaire indispensable à celle de tous les autres ordres de phénomènes. C'est donc la science mathématique qui doit constituer le véritable point de départ de toute éducation scientifique rationnelle, soit générale, soit spéciale, ce qui explique l'usage universel qui s'est établi depuis long-temps à ce sujet, d'une manière empirique, quoiqu'il n'ait eu primitivement d'autre cause que la plus grande ancienneté relative de la science mathématique. Je dois me borner en ce moment à une indication très-rapide de ces diverses considérations, qui vont être l'objet spécial de la leçon suivante.
Nous avons donc exactement déterminé dans cette leçon, non d'après de vaines spéculations arbitraires, mais en le regardant comme le sujet d'un véritable problème philosophique, le plan rationnel qui doit nous guider constamment dans l'étude de la philosophie positive. En résultat définitif, la mathématique, l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, et la physique sociale; telle est la formule encyclopédique qui, parmi le très-grand nombre de classifications que comportent les six sciences fondamentales, est seule logiquement conforme à la hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes. Je n'ai pas besoin de rappeler l'importance de ce résultat, que le lecteur doit se rendre éminemment familier, pour en faire dans toute l'étendue de ce cours une application continuelle.
La conséquence finale de cette leçon, exprimée sous la forme la plus simple, consiste donc dans l'explication et la justification du grand tableau synoptique placé au commencement de cet ouvrage, et dans la construction duquel je me suis efforcé de suivre, aussi rigoureusement que possible, pour la distribution intérieure de chaque science fondamentale, le même principe de classification qui vient de nous fournir la série générale des sciences.
Sommaire. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science mathématique.
En commençant à entrer directement en matière par l'étude philosophique de la première des six sciences fondamentales établies dans la leçon précédente, nous avons lieu de constater immédiatement l'importance de la philosophie positive pour perfectionner le caractère général de chaque science en particulier.
Quoique la science mathématique soit la plus ancienne et la plus parfaite de toutes, l'idée générale qu'on doit s'en former n'est point encore nettement déterminée. La définition de la science, ses principales divisions, sont demeurées jusqu'ici vagues et incertaines. Le nom multiple par lequel on la désigne habituellement suffirait même seul pour indiquer le défaut d'unité de son caractère philosophique, tel qu'il est conçu communément.
À la vérité, c'est seulement au commencement du siècle dernier que les diverses conceptions fondamentales qui constituent cette grande science ont pris chacune assez de développement pour que le véritable esprit de l'ensemble pût se manifester clairement. Depuis cette époque, l'attention des géomètres à été trop justement et trop exclusivement absorbée par le perfectionnement spécial des différentes branches, et par l'application capitale qu'ils en ont faite aux lois les plus importantes de l'univers, pour pouvoir se diriger convenablement sur le système général de la science.
Mais aujourd'hui le progrès des spécialités n'est plus tellement rapide, qu'il interdise la contemplation de l'ensemble. La mathématique 2 est maintenant assez développée, soit en elle-même, soit quant à ses applications les plus essentielles, pour être parvenue à cet état de consistance, dans lequel on doit s'efforcer de coordonner en un système unique les diverses parties de la science, afin de préparer de nouveaux progrès. On peut même observer que les derniers perfectionnemens capitaux éprouvés par la science mathématique ont directement préparé cette importante opération philosophique, en imprimant à ses principales parties un caractère d'unité qui n'existait pas auparavant; tel est éminemment et hors de toute comparaison l'esprit des travaux de l'immortel auteur de la Théorie des Fonctions et de la Mécanique analytique.
Pour se former une juste idée de l'objet de la science mathématique considérée dans son ensemble, on peut d'abord partir de la définition vague et insignifiante qu'on en donne ordinairement, à défaut de toute autre, en disant qu'elle est la science des grandeurs, ou, ce qui est plus positif, la science qui a pour but la mesure des grandeurs. Cet aperçu scolastique a, sans doute, singulièrement besoin d'acquérir plus de précision et plus de profondeur. Mais l'idée est juste au fond; elle est même suffisamment étendue, lorsqu'on la conçoit convenablement. Il importe d'ailleurs, en pareille matière, quand on le peut sans inconvénient, de s'appuyer sur des notions généralement admises. Voyons donc comment, en partant de cette grossière ébauche, on peut s'élever à une véritable définition de la mathématique, à une définition qui soit digne de correspondre à l'importance, à l'étendue et à la difficulté de la science.
La question de mesurer une grandeur ne présente par elle-même à l'esprit d'autre idée que celle de la simple comparaison immédiate de cette grandeur avec une autre grandeur semblable supposée connue, qu'on prend pour unité entre toutes celles de la même espèce. Ainsi, quand on se borne à définir les mathématiques comme ayant pour objet la mesure des grandeurs, on en donne une idée fort imparfaite, car il est même impossible de voir par là comment il y a lieu, sous ce rapport, à une science quelconque, et surtout à une science aussi vaste et aussi profonde qu'est réputée l'être avec raison la science mathématique. Au lieu d'un immense enchaînement de travaux rationnels très-prolongés, qui offrent à notre activité intellectuelle un aliment inépuisable, la science paraîtrait seulement consister, d'après un tel énoncé, dans une simple suite de procédés mécaniques, pour obtenir directement, à l'aide d'opérations analogues à la superposition des lignes, les rapports des quantités à mesurer à celles par lesquelles on veut les mesurer. Néanmoins, cette définition n'a point réellement d'autre défaut que de n'être pas suffisamment approfondie. Elle n'induit point en erreur sur le véritable but final des mathématiques; seulement elle présente comme direct un objet qui, presque toujours, est, au contraire, fort indirect, et par là, elle ne fait nullement concevoir la nature de la science.
Pour y parvenir, il faut d'abord considérer un fait général, très-facile à constater. C'est que la mesure directe d'une grandeur, par la superposition ou par quelque procédé semblable, est le plus souvent pour nous une opération tout-à-fait impossible: en sorte que si nous n'avions pas d'autre moyen pour déterminer les grandeurs que les comparaisons immédiates, nous serions obligés de renoncer à la connaissance de la plupart de celles qui nous intéressent.
On comprendra toute l'exactitude de cette observation générale, en se bornant à considérer spécialement le cas particulier qui présente évidemment le plus de facilité, celui de la mesure d'une ligne droite par une autre ligne droite. Cette comparaison, qui, de toutes celles que nous pouvons imaginer, est sans contredit la plus simple, ne peut néanmoins presque jamais être effectuée immédiatement. En réfléchissant à l'ensemble des conditions nécessaires pour qu'une ligne droite soit susceptible d'une mesure directe, on voit que le plus souvent elles ne peuvent point être remplies à la fois, relativement aux lignes que nous désirons connaître. La première et la plus grossière de ces conditions, celle de pouvoir parcourir la ligne d'un bout à l'autre, pour porter successivement l'unité dans toute son étendue, exclut évidemment déjà la très-majeure partie des distances qui nous intéressent le plus; d'abord toutes les distances entre les différens corps célestes, ou de la terre à quelqu'autre corps céleste, et ensuite même la plupart des distances terrestres, qui sont si fréquemment inaccessibles. Quand cette première condition se trouve accomplie, il faut encore que la longueur ne soit ni trop grande ni trop petite, ce qui rendrait la mesure directe également impossible; il faut qu'elle soit convenablement située, etc. La plus légère circonstance, qui abstraitement ne paraîtrait devoir introduire aucune nouvelle difficulté, suffira souvent, dans la réalité, pour nous interdire toute mesure directe. Ainsi, par exemple, telle ligne que nous pourrions mesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était horizontale, il suffira de la concevoir redressée verticalement, pour que la mesure en devienne impossible. En un mot, la mesure immédiate d'une ligne droite, présente une telle complication de difficultés, surtout quand on veut y apporter quelque exactitude, que presque jamais nous ne rencontrons d'autres lignes susceptibles d'être mesurées directement avec précision, du moins parmi celles d'une certaine grandeur, que des lignes purement artificielles, créées expressément par nous pour comporter une détermination directe, et auxquelles nous parvenons à rattacher toutes les autres.
Ce que je viens d'établir relativement aux lignes se conçoit, à bien plus forte raison, des surfaces, des volumes, des vitesses, des temps, des forces, etc., et, en général, de toutes les autres grandeurs susceptibles d'appréciation exacte, et qui, par leur nature, présentent nécessairement beaucoup plus d'obstacles encore à une mesure immédiate. Il est donc inutile de s'y arrêter, et nous devons regarder comme suffisamment constatée l'impossibilité de déterminer, en les mesurant directement, la plupart des grandeurs que nous désirons connaître. C'est ce fait général qui nécessite la formation de la science mathématique, comme nous allons le voir. Car, renonçant, dans presque tous les cas, à la mesure immédiate des grandeurs, l'esprit humain a dû chercher à les déterminer indirectement, et c'est ainsi qu'il a été conduit à la création des mathématiques.
La méthode générale qu'on emploie constamment, la seule évidemment qu'on puisse concevoir, pour connaître des grandeurs qui ne comportent point une mesure directe, consiste à les rattacher à d'autres qui soient susceptibles d'être déterminées immédiatement, et d'après lesquelles on parvient à découvrir les premières, au moyen des relations qui existent entre les unes et les autres. Tel est l'objet précis de la science mathématique envisagée dans son ensemble. Pour s'en faire une idée suffisamment étendue, il faut considérer que cette détermination indirecte des grandeurs peut-être indirecte à des degrés fort différens. Dans un grand nombre de cas, qui souvent sont les plus importans, les grandeurs, à la détermination desquelles on ramène la recherche des grandeurs principales qu'on veut connaître, ne peuvent point elles-mêmes être mesurées immédiatement, et doivent par conséquent, à leur tour, devenir le sujet d'une question semblable, et ainsi de suite; en sorte que, dans beaucoup d'occasions, l'esprit humain est obligé d'établir une longue suite d'intermédiaires entre le système des grandeurs inconnues qui sont l'objet définitif de ses recherches, et le système des grandeurs susceptibles de mesure directe, d'après lesquelles on détermine finalement les premières, et qui ne paraissent d'abord avoir avec celles-ci aucune liaison.
Quelques exemples vont suffire pour éclaircir ce que les généralités précédentes pourraient présenter de trop abstrait.
Considérons, en premier lieu, un phénomène naturel très-simple qui puisse néanmoins donner lieu à une question mathématique réelle et susceptible d'applications effectives, le phénomène de la chute verticale des corps pesans.
En observant ce phénomène, l'esprit le plus étranger aux conceptions mathématiques reconnaît sur-le-champ que les deux quantités qu'il présente, savoir: la hauteur d'où un corps est tombé, et le temps de sa chute, sont nécessairement liées l'une à l'autre, puisqu'elles varient ensemble, et restent fixes simultanément; ou, suivant le langage des géomètres, qu'elles sont fonction l'une de l'autre. Le phénomène, considéré sous ce point de vue, donne donc lieu à une question mathématique, qui consiste à suppléer à la mesure directe de l'une de ces deux grandeurs lorsqu'elle sera impossible, par la mesure de l'autre. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourra déterminer indirectement la profondeur d'un précipice, en se bornant à mesurer le temps qu'un corps emploierait à tomber jusqu'au fond; et, en procédant convenablement, cette profondeur inaccessible sera connue avec tout autant de précision que si c'était une ligne horizontale placée dans les circonstances les plus favorables à une mesure facile et exacte. Dans d'autres occasions, c'est la hauteur d'où le corps est tombé qui sera facile à connaître, tandis que le temps de la chute ne pourrait point être observé directement; alors le même phénomène donnera lieu à la question inverse, déterminer le temps d'après la hauteur; comme, par exemple, si l'on voulait connaître quelle serait la durée de la chute verticale d'un corps tombant de la lune sur la terre.
Dans l'exemple précédent, la question mathématique est fort simple, du moins quand on n'a pas égard à la variation d'intensité de la pesanteur, ni à la résistance du fluide que le corps traverse dans sa chute. Mais, pour agrandir la question, il suffira de considérer le même phénomène dans sa plus grande généralité, en supposant la chute oblique, et tenant compte de toutes les circonstances principales. Alors, au lieu d'offrir simplement deux quantités variables liées entr'elles par une relation facile à suivre, le phénomène en présentera un plus grand nombre, l'espace parcouru, soit dans le sens vertical, soit dans le sens horizontal, le temps employé à le parcourir, la vitesse du corps à chaque point de sa course, et même l'intensité et la direction de son impulsion primitive, qui pourront aussi être envisagées comme variables, et enfin, dans certains cas, pour tenir compte de tout, la résistance du milieu et l'énergie de la gravité. Toutes ces diverses quantités seront liées entr'elles, de telle sorte que chacune à son tour pourra être déterminée indirectement d'après les autres, ce qui présentera autant de recherches mathématiques distinctes qu'il y aura de grandeurs coexistantes dans le phénomène considéré. Ce changement très-simple dans les conditions physiques d'un problème pourra faire, comme il arrive en effet pour l'exemple cité, qu'une recherche mathématique, primitivement fort élémentaire, se place tout-à-coup au rang des questions les plus difficiles, dont la solution complète et rigoureuse surpasse jusqu'à présent toutes les plus grandes forces de l'esprit humain.
Prenons un second exemple dans les phénomènes géométriques. Qu'il s'agisse de déterminer une distance qui n'est pas susceptible de mesure directe; on la concevra généralement comme faisant partie d'une figure, ou d'un système quelconque de lignes, choisi de telle manière que tous ses autres élémens puissent être observés immédiatement; par exemple, dans le cas le plus simple et auquel tous les autres peuvent se réduire finalement, on considérera la distance proposée comme appartenant à un triangle, dans lequel on pourrait déterminer directement, soit un autre côté et deux angles, soit deux côtés et un seul angle. Dès-lors, la connaissance de la distance cherchée, au lieu d'être obtenue immédiatement, sera le résultat d'un travail mathématique qui consistera à la déduire des élémens observés, d'après la relation qui la lie avec eux. Ce travail pourra devenir successivement de plus en plus compliqué, si les élémens supposés connus ne pouvaient, à leur tour, comme il arrive le plus souvent, être déterminés que d'une manière indirecte, à l'aide de nouveaux systèmes auxiliaires, dont le nombre, dans les grandes opérations de ce genre, finit par devenir quelquefois très-considérable. La distance une fois déterminée, cette seule connaissance suffira fréquemment pour faire obtenir de nouvelles quantités, qui offriront le sujet de nouvelles questions mathématiques. Ainsi, quand on sait à quelle distance est situé un objet, la simple observation, toujours possible, de son diamètre apparent, doit évidemment permettre de déterminer indirectement, quelqu'inaccessible qu'il puisse être, ses dimensions réelles, et, par une suite de recherches analogues, sa surface, son volume, son poids même, et une foule d'autres propriétés, dont la connaissance semblait devoir nous être nécessairement interdite.
C'est par de tels travaux, que l'homme a pu parvenir à connaître, non-seulement les distances des astres à la terre, et par suite, entr'eux, mais leur grandeur effective, leur véritable figure, jusqu'aux inégalités de leur surface, et, ce qui semble se dérober bien plus encore à nos moyens d'investigation, leurs masses respectives, leurs densités moyennes, les circonstances principales de la chute des corps pesans à la surface de chacun d'eux, etc. Par la puissance des théories mathématiques, tous ces divers résultats, et bien d'autres encore relatifs aux différentes classes de phénomènes naturels, n'ont exigé définitivement d'autres mesures immédiates que celles d'un très-petit nombre de lignes droites, convenablement choisies, et d'un plus grand nombre d'angles. On peut même dire, en toute rigueur, pour indiquer d'un seul trait la portée générale de la science, que si l'on ne craignait pas avec raison de multiplier sans nécessité les opérations mathématiques, et si, par conséquent, on ne devait pas les réserver seulement pour la détermination des quantités qui ne pourraient nullement être mesurées directement, ou d'une manière assez exacte, la connaissance de toutes les grandeurs susceptibles d'estimation précise que les divers ordres de phénomènes peuvent nous offrir, serait finalement réductible à la mesure immédiate d'une ligne droite unique et d'un nombre d'angles convenable.
Nous sommes donc parvenu maintenant à définir avec exactitude la science mathématique, en lui assignant pour but, la mesure indirecte des grandeurs, et disant qu'on s'y propose constamment de déterminer les grandeurs les unes par les autres, d'après les relations précises qui existent entre elles. Cet énoncé, au lieu de donner seulement l'idée d'un art, comme le font jusqu'ici toutes les définitions ordinaires, caractérise immédiatement une véritable science, et la montre sur-le-champ composée d'un immense enchaînement d'opérations intellectuelles, qui pourront évidemment devenir très compliquées, à raison de la suite d'intermédiaires qu'il faudra établir entre les quantités inconnues et celles qui comportent une mesure directe, du nombre des variables co-existantes dans la question proposée, et de la nature des relations que fourniront entre toutes ces diverses grandeurs les phénomènes considérés. D'après une telle définition, l'esprit mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles toutes les quantités que peut présenter un phénomène quelconque, dans la vue de les déduire les unes des autres. Or, il n'y a pas évidemment de phénomène qui ne puisse donner lieu à des considérations de ce genre; d'où résulte l'étendue naturellement indéfinie et même la rigoureuse universalité logique de la science mathématique: nous chercherons plus loin à circonscrire aussi exactement que possible son extension effective.
Les explications précédentes établissent clairement la justification du nom employé pour désigner la science que nous considérons. Cette dénomination, qui a pris aujourd'hui une acception si déterminée, signifie simplement par elle-même la science en général. Une telle désignation, rigoureusement exacte pour les Grecs, qui n'avaient pas d'autre science réelle, n'a pu être conservée par les modernes que pour indiquer les mathématiques comme la science par excellence. Et, en effet, la définition à laquelle nous venons d'être conduits, si on en écarte la circonstance de la précision des déterminations, n'est autre chose que la définition de toute véritable science quelconque, car chacune n'a-t-elle pas nécessairement pour but de déterminer des phénomènes les uns par les autres, d'après les relations qui existent entre eux? Toute science consiste dans la coordination des faits ; si les diverses observations étaient entièrement isolées, il n'y aurait pas de science. On peut même dire généralement que la science est essentiellement destinée à dispenser, autant que le comportent les divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de déduire du plus petit nombre possible de données immédiates, le plus grand nombre possible de résultats. N'est-ce point là, en effet, l'usage réel, soit dans la spéculation, soit dans l'action, des lois que nous parvenons à découvrir entre les phénomènes naturels? La science mathématique ne fait, d'après cela, que pousser au plus haut degré possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la qualité, sur les sujets véritablement de son ressort, le même genre de recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs, chaque science réelle, dans sa sphère respective.
C'est donc par l'étude des mathématiques, et seulement par elle, que l'on peut se faire une idée juste et approfondie de ce que c'est qu'une science. C'est là uniquement qu'on doit chercher à connaître avec précision la méthode générale que l'esprit humain emploie constamment dans toutes ses recherches positives, parce que nulle part ailleurs les questions ne sont résolues d'une manière aussi complète, et les déductions prolongées aussi loin avec une sévérité rigoureuse. C'est là également que notre entendement a donné les plus grandes preuves de sa force, parce que les idées qu'il y considère sont du plus haut degré d'abstraction possible dans l'ordre positif. Toute éducation scientifique qui ne commence point par une telle étude, pèche donc nécessairement par sa base.
Nous avons jusqu'ici envisagé la science mathématique seulement dans son ensemble total, sans avoir aucun égard à ses divisions. Nous devons maintenant, pour compléter cette vue générale et nous former une juste idée du caractère philosophique de la science, considérer sa division fondamentale. Les divisions secondaires seront examinées dans les leçons suivantes.
Cette division principale ne saurait être vraiment rationnelle, et dériver de la nature même du sujet, qu'autant qu'elle se présentera spontanément, en faisant l'analyse exacte d'une question mathématique complète. Ainsi, après avoir déterminé ci-dessus quel est l'objet général des travaux mathématiques, caractérisons maintenant avec précision les divers ordres principaux de recherches dont ils se composent constamment.
La solution complète de toute question mathématique se décompose nécessairement en deux parties, d'une nature essentiellement distincte, et dont la relation est invariablement déterminée. En effet, nous avons vu que toute recherche mathématique a pour objet de déterminer des grandeurs inconnues, d'après les relations qui existent entre elles et des grandeurs connues. Or, il faut évidemment d'abord, à cette fin, parvenir à connaître avec précision les relations existantes entre les quantités que l'on considère. Ce premier ordre de recherches constitue ce que j'appelle la partie concrète de la solution. Quand elle est terminée, la question change de nature; elle se réduit à une pure question de nombres, consistant simplement désormais à déterminer des nombres inconnus, lorsqu'on sait quelles relations précises les lient à des nombres connus. C'est dans ce second ordre de recherches que consiste ce que je nomme la partie abstraite de la solution. De là résulte la division fondamentale de la science mathématique générale en deux grandes sciences, la mathématique abstraite et la mathématique concrète.
Cette analyse peut être observée dans toute question mathématique complète, quelque simple ou quelque compliquée qu'elle soit. Il suffira, pour la faire bien comprendre, d'en indiquer un seul exemple.
Reprenant le phénomène déjà cité de la chute verticale d'un corps pesant, et considérant le cas le plus simple, on voit que pour parvenir à déterminer l'une par l'autre la hauteur d'où le corps est tombé et la durée de sa chute, il faut commencer par découvrir la relation exacte de ces deux quantités, ou, suivant le langage des géomètres, l'équation qui existe entre elles. Avant que cette première recherche soit terminée, toute tentative pour déterminer numériquement la valeur de l'une de ces deux grandeurs par celle de l'autre serait évidemment prématurée, car elle n'aurait aucune base. Il ne suffit pas de savoir vaguement qu'elles dépendent l'une de l'autre, ce que tout le monde aperçoit sur-le-champ, mais il faut déterminer en quoi consiste cette dépendance; ce qui peut être fort difficile, et constitue en effet, dans le cas actuel, la partie incomparablement supérieure du problème. Le véritable esprit scientifique est si moderne et encore tellement rare, que personne peut-être avant Galilée n'avait seulement remarqué l'accroissement de vitesse qu'éprouve un corps dans sa chute, ce qui exclut l'hypothèse, vers laquelle notre intelligence, toujours portée involontairement à supposer dans chaque phénomène les fonctions les plus simples, sans aucun autre motif que sa plus grande facilité à les concevoir, serait naturellement entraînée, la hauteur proportionnelle au temps. En un mot, ce premier travail aboutit à la découverte de la loi de Galilée. Quand cette partie concrète est terminée, la recherche devient d'une tout autre nature. Sachant que les espaces parcourus par le corps dans chaque seconde successive de sa chute croissent comme la suite des nombres impairs, c'est alors une question purement numérique et abstraite que d'en déduire ou la hauteur d'après le temps, ou le temps par la hauteur, ce qui consistera à trouver que, d'après la loi établie, la première de ces deux quantités est un multiple connu de la seconde puissance de l'autre, d'où l'on devra finalement conclure la valeur de l'une quand celle de l'autre sera donnée.
Dans cet exemple, la question concrète est plus difficile que la question abstraite. Ce serait l'inverse, si l'on considérait le même phénomène dans sa plus grande généralité, tel que je l'ai envisagé plus haut pour un autre motif. Suivant les cas, ce sera tantôt la première, tantôt la seconde de ces deux parties qui constituera la principale difficulté de la question totale; la loi mathématique du phénomène pouvant être très-simple, mais difficile à obtenir, et, dans d'autres occasions, facile à découvrir, mais fort compliquée: en sorte que les deux grandes sections de la science mathématique, quand on les compare en masse, doivent être regardées comme exactement équivalentes en étendue et en difficulté, aussi bien qu'en importance, ainsi que nous le constaterons plus tard en considérant chacune d'elles séparément.
Ces deux parties, essentiellement distinctes, d'après l'explication précédente, par l'objet que l'esprit s'y propose, ne le sont pas moins par la nature des recherches dont elles se composent.
La première doit porter le nom de concrète, car elle dépend évidemment du genre des phénomènes considérés, et doit varier nécessairement lorsqu'on envisagera de nouveaux phénomènes; tandis que la seconde est complétement indépendante de la nature des objets examinés, et porte seulement sur les relations numériques qu'ils présentent, ce qui doit la faire appeler abstraite. Les mêmes relations peuvent exister dans un grand nombre de phénomènes différens, qui, malgré leur extrême diversité, seront envisagés par le géomètre comme offrant une question analytique, susceptible, en l'étudiant isolément, d'être résolue une fois pour toutes. Ainsi, par exemple, la même loi qui règne entre l'espace et le temps, quand on examine la chute verticale d'un corps dans le vide, se retrouve pour d'autres phénomènes qui n'offrent aucune analogie avec le premier ni entre eux: car elle exprime aussi la relation entre l'aire d'un corps sphérique et la longueur de son diamètre; elle détermine également le décroissement de l'intensité de la lumière ou de la chaleur à raison de la distance des objets éclairés ou échauffés, etc. La partie abstraite, commune à ces diverses questions mathématiques, ayant été traitée à l'occasion d'une seule d'entre elles, se trouvera l'être, par cela même, pour toutes les autres; tandis que la partie concrète devra nécessairement être reprise pour chacune séparément, sans que la solution de quelques-unes puisse fournir, sous ce rapport, aucun secours direct pour celle des suivantes. Il est impossible d'établir de véritables méthodes générales qui, par une marche déterminée et invariable, assurent, dans tous les cas, la découverte des relations existantes entre les quantités, relativement à des phénomènes quelconques: ce sujet ne comporte nécessairement que des méthodes spéciales pour telle ou telle classe de phénomènes géométriques, ou mécaniques, ou thermologiques, etc. On peut, au contraire, de quelque source que proviennent les quantités considérées, établir des méthodes uniformes pour les déduire les unes des autres, en supposant connues leurs relations exactes. La partie abstraite des mathématiques est donc, de sa nature, générale; la partie concrète, spéciale.
En présentant cette comparaison sous un nouveau point de vue, on peut dire que la mathématique concrète a un caractère philosophique essentiellement expérimental, physique, phénoménal; tandis que celui de la mathématique abstraite est purement logique, rationnel. Ce n'est pas ici le lieu de discuter exactement les procédés qu'emploie l'esprit humain pour découvrir les lois mathématiques des phénomènes. Mais, soit que l'observation précise suggère elle-même la loi, soit, comme il arrive plus souvent, qu'elle ne fasse que confirmer la loi construite par le raisonnement d'après les faits les plus communs; toujours est-il certain que cette loi n'est envisagée comme réelle qu'autant qu'elle se montre d'accord avec les résultats de l'expérience directe. Ainsi, la partie concrète de toute question mathématique est nécessairement fondée sur la considération du monde extérieur, et ne saurait jamais, quelle qu'y puisse être la part du raisonnement, se résoudre par une simple suite de combinaisons intellectuelles. La partie abstraite, au contraire, quand elle a été d'abord bien exactement séparée, ne peut consister que dans une série de déductions rationnelles plus ou moins prolongée. Car, si l'on a une fois trouvé les équations d'un phénomène, la détermination des unes par les autres des quantités qu'on y considère, quelques difficultés d'ailleurs qu'elle puisse souvent offrir, est uniquement du ressort du raisonnement. C'est à l'intelligence qu'il appartient de déduire, de ces équations, des résultats qui y sont évidemment compris, quoique d'une manière peut-être fort implicite, sans qu'il y ait lieu à consulter de nouveau le monde extérieur, dont la considération, devenue dès lors étrangère, doit même être soigneusement écartée pour réduire le travail à sa véritable difficulté propre.
On voit, par cette comparaison générale, dont je dois me borner ici à indiquer les traits principaux, combien est naturelle et profonde la division fondamentale établie ci-dessus dans la science mathématique.
Pour terminer l'exposition générale de cette division, il ne nous reste plus qu'à circonscrire, aussi exactement que nous puissions le faire dans ce premier aperçu, chacune des deux grandes sections de la science mathématique.
La mathématique concrète ayant pour objet de découvrir les équations des phénomènes, semblerait, à priori, devoir se composer d'autant de sciences distinctes qu'il y a de catégories réellement différentes pour nous parmi les phénomènes naturels. Mais il s'en faut de beaucoup qu'on soit encore parvenu à découvrir des lois mathématiques dans tous les ordres de phénomènes; nous verrons même tout-à-l'heure que, sous ce rapport, la majeure partie se dérobera très-vraisemblablement toujours à nos efforts. En réalité, dans l'état présent de l'esprit humain, il n'y a directement que deux grandes catégories générales de phénomènes dont on connaisse constamment les équations; ce sont d'abord les phénomènes géométriques, et ensuite les phénomènes mécaniques. Ainsi, la partie concrète des mathématiques se compose donc de la géométrie et de la mécanique rationnelle.
Cela suffit, il est vrai, pour lui donner un caractère complet d'universalité logique, quand on considère l'ensemble des phénomènes du point de vue le plus élevé de la philosophie naturelle. En effet, si toutes les parties de l'univers étaient conçues comme immobiles, il n'y aurait évidemment à observer que des phénomènes géométriques, puisque tout se réduirait à des relations de forme, de grandeur, et de situation; ayant ensuite égard aux mouvemens qui s'y exécutent, il y a lieu à considérer de plus des phénomènes mécaniques. En appliquant ici, après l'avoir suffisamment généralisée, une conception philosophique, due à M. de Blainville, et déjà citée pour un autre usage dans la 1re leçon (page 32), on peut donc établir que, vu sous le rapport statique, l'univers ne présente que des phénomènes géométriques; et, sous le rapport dynamique, que des phénomènes mécaniques. Ainsi la géométrie et la mécanique constituent, par elles-mêmes, les deux sciences naturelles fondamentales, en ce sens, que tous les effets naturels peuvent être conçus comme de simples résultats nécessaires, ou des lois de l'étendue, ou des lois du mouvement.
Mais, quoique cette conception soit toujours logiquement possible, la difficulté est de la spécialiser avec la précision nécessaire, et de la suivre exactement dans chacun des cas généraux que nous offre l'étude de la nature, c'est-à-dire, de réduire effectivement chaque question principale de philosophie naturelle, pour tel ordre de phénomènes déterminé, à la question de géométrie ou de mécanique, à laquelle on pourrait rationnellement la supposer ramenée. Cette transformation, qui exige préalablement de grands progrès dans l'étude de chaque classe de phénomènes, n'a été réellement exécutée jusqu'ici que pour les phénomènes astronomiques, et pour une partie de ceux que considère la physique terrestre proprement dite. C'est ainsi que l'astronomie, l'acoustique, l'optique, etc., sont devenues finalement des applications de la science mathématique à de certains ordres d'observations 3. Mais, ces applications n'étant point, par leur nature, rigoureusement circonscrites, ce serait assigner à la science un domaine indéfini et entièrement vague, que de les confondre avec elle, comme on le fait dans la division ordinaire, si vicieuse à tant d'autres égards, des mathématiques en pures et appliquées. Nous persisterons donc à regarder la mathématique concrète comme uniquement composée de la géométrie et de la mécanique.
Note 3: (retour) Je dois faire ici, par anticipation, une mention sommaire de la thermologie, à laquelle je consacrerai plus tard une leçon spéciale. La théorie mathématique des phénomènes de la chaleur a pris, par les mémorables travaux de son illustre fondateur, un tel caractère, qu'on peut aujourd'hui la concevoir, après la géométrie et la mécanique, comme une véritable troisième section distincte de la mathématique concrète, puisque M. Fourier a établi, d'une manière entièrement directe, les équations thermologiques, au lieu de se représenter hypothétiquement les questions comme des applications de la mécanique, ainsi qu'on a tenté de le faire pour les phénomènes électriques, par exemple. Cette grande découverte, qui, comme toutes celles qui se rapportent à la méthode, n'est pas encore convenablement appréciée, mérite singulièrement notre attention; car, outre son importance immédiate pour l'étude vraiment rationnelle et positive d'un ordre de phénomènes aussi universel et aussi fondamental, elle tend a relever nos espérances philosophiques, quant à l'extension future des applications légitimes de l'analyse mathématique, ainsi que je l'expliquerai dans le second volume de ce cours, en examinant le caractère général de cette nouvelle série de travaux. Je n'aurais pas hésité dès à présent à traiter la thermologie, ainsi conçue, comme une troisième branche principale de la mathématique concrète, si je n'avais craint de diminuer l'utilité de cet ouvrage en m'écartant trop des habitudes ordinaires.
Quant à la mathématique abstraite, dont j'examinerai la division générale dans la leçon suivante, sa nature est nettement et exactement déterminée. Elle se compose de ce qu'on appelle le calcul, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, qui embrasse depuis les opérations numériques les plus simples jusqu'aux plus sublimes combinaisons de l'analyse transcendante. Le calcul a pour objet propre de résoudre toutes les questions de nombres. Son point de départ est, constamment et nécessairement, la connaissance de relations précises, c'est-à-dire d'équations, entre les diverses grandeurs que l'on considère simultanément, ce qui est, au contraire, le terme de la mathématique concrète. Quelque compliquées ou quelque indirectes que puissent être d'ailleurs ces relations, le but final de la science du calcul est d'en déduire toujours les valeurs des quantités inconnues par celles des quantités connues. Cette science, bien que plus perfectionnée qu'aucune autre, est, sans doute, réellement peu avancée encore, en sorte que ce but est rarement atteint d'une manière complétement satisfaisante. Mais tel n'en est pas moins son vrai caractère. Pour concevoir nettement la véritable nature d'une science, il faut toujours la supposer parfaite.
Afin de résumer le plus philosophiquement possible les considérations ci-dessus exposées sur la division fondamentale des mathématiques, il importe de remarquer qu'elle n'est qu'une application du principe général de classification qui nous a permis d'établir, dans la leçon précédente, la hiérarchie rationnelle des différentes sciences positives.
Si l'on compare, en effet, d'une part le calcul, et d'une autre part la géométrie et la mécanique, on vérifie, relativement aux idées considérées dans chacune de ces deux sections principales de la mathématique, tous les caractères essentiels de notre méthode encyclopédique. Les idées analytiques sont évidemment à la fois plus abstraites, plus générales et plus simples que les idées géométriques ou mécaniques. Bien que les conceptions principales de l'analyse mathématique, envisagées historiquement, se soient formées sous l'influence des considérations de géométrie ou de mécanique, au perfectionnement desquelles les progrès du calcul sont étroitement liés, l'analyse n'en est pas moins, sous le point de vue logique, essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique, tandis que celles-ci sont, au contraire, nécessairement fondées sur la première.
L'analyse mathématique est donc, d'après les principes que nous avons constamment suivis jusqu'ici, la véritable base rationnelle du système entier de nos connaissances positives. Elle constitue la première et la plus parfaite de toutes les sciences fondamentales. Les idées dont elle s'occupe, sont les plus universelles, les plus abstraites et les plus simples que nous puissions réellement concevoir. On ne saurait tenter d'aller plus loin, sous ces trois rapports équivalens, sans tomber inévitablement dans les rêveries métaphysiques. Car, quel substractum effectif pourrait-il rester dans l'esprit pour servir de sujet positif au raisonnement, si on voulait supprimer encore quelque circonstance dans les notions des quantités indéterminées, constantes ou variables, telles que les géomètres les emploient aujourd'hui, afin de s'élever à un prétendu degré supérieur d'abstraction, comme le croient les ontologistes?
Cette nature propre de l'analyse mathématique permet de s'expliquer aisément pourquoi, lorsqu'elle est convenablement employée, elle nous offre un si puissant moyen, non-seulement pour donner plus de précision à nos connaissances réelles, ce qui est évident de soi-même, mais surtout pour établir une coordination infiniment plus parfaite dans l'étude des phénomènes qui comportent cette application. Car, les conceptions ayant été généralisées et simplifiées le plus possible, à tel point qu'une seule question analytique, résolue abstraitement, renferme la solution implicite d'une foule de questions physiques diverses, il doit nécessairement en résulter pour l'esprit humain une plus grande facilité à apercevoir des relations entre des phénomènes qui semblaient d'abord entièrement isolés les uns des autres, et desquels on est ainsi parvenu à tirer, pour le considérer à part, tout ce qu'ils ont de commun. C'est ainsi qu'en examinant la marche de notre intelligence dans la solution des questions importantes de géométrie et de mécanique, nous voyons surgir naturellement, par l'intermédiaire de l'analyse, les rapprochemens les plus fréquens et les plus inattendus entre des problèmes qui n'offraient primitivement aucune liaison apparente, et que nous finissons souvent par envisager comme identiques. Pourrions-nous, par exemple, sans le secours de l'analyse, apercevoir la moindre analogie entre la détermination de la direction d'une courbe à chacun de ses points, et celle de la vitesse acquise par un corps à chaque instant de son mouvement varié, questions qui, quelque diverses qu'elles soient, n'en font qu'une, aux yeux du géomètre?
La haute perfection relative de l'analyse mathématique, comparée à toutes les autres branches de nos connaissances positives, se conçoit avec la même facilité, quand on a bien saisi son vrai caractère général. Cette perfection ne tient pas, comme l'ont cru les métaphysiciens, et surtout Condillac, d'après un examen superficiel, à la nature des signes éminemment concis et généraux qu'on emploie comme instrumens de raisonnement. Dans cette importante occasion spéciale, comme dans toutes les autres, l'influence des signes a été considérablement exagérée, bien qu'elle soit sans doute, très réelle, ainsi que l'avaient reconnu, avant Condillac, et d'une manière bien plus exacte, la plupart des géomètres. En réalité, toutes les grandes conceptions analytiques ont été formées sans que les signes algébriques fussent d'aucun secours essentiel, autrement que pour les exploiter après que l'esprit les avait obtenues. La perfection supérieure de la science du calcul tient principalement à l'extrême simplicité des idées qu'elle considère, par quelques signes qu'elles soient exprimées: en sorte qu'il n'y a pas le moindre espoir, à l'aide d'aucun artifice quelconque du langage scientifique, même en le supposant possible, de perfectionner, au même degré, des théories qui, portant sur des notions plus complexes, sont nécessairement condamnées, par leur nature, à une infériorité logique plus ou moins grande suivant la classe correspondante de phénomènes.
L'examen que nous avons tenté de faire, dans cette leçon, du caractère philosophique de la science mathématique, resterait incomplet, si, après l'avoir envisagée dans son objet et dans sa composition, nous n'indiquions pas quelques considérations générales directement relatives à l'étendue réelle de son domaine.
À cet effet, il est indispensable de reconnaître avant tout, pour se faire une juste idée de la véritable nature des mathématiques, que, sous le point de vue purement logique, cette science est, par elle-même, nécessairement et rigoureusement universelle. Car il n'y a pas de question quelconque qui ne puisse finalement être conçue comme consistant à déterminer des quantités les unes par les autres d'après certaines relations, et, par conséquent, comme réductible, en dernière analyse, à une simple question de nombres. On le comprendra si l'on remarque effectivement que, dans toutes nos recherches, à quelque ordre de phénomènes qu'elles se rapportent, nous avons définitivement en vue d'arriver à des nombres, à des doses. Quoique nous n'y parvenions le plus souvent que d'une manière fort grossière et d'après des méthodes très incertaines, il n'en est pas moins évident que tel est le terme réel de tous nos problèmes quelconques. Ainsi, pour prendre un exemple dans la classe de phénomène la moins accessible à l'esprit mathématique, les phénomènes des corps vivans, considérés même, pour plus de complication, dans le cas pathologique, n'est-il pas manifeste que toutes les questions de thérapeutique peuvent être envisagées comme consistant à déterminer les quantités de tous les divers modificateurs de l'organisme qui doivent agir sur lui pour le ramener à l'état normal, en admettant, suivant l'usage des géomètres, les valeurs nulles, négatives, ou même contradictoires, pour quelques-unes de ces quantités dans certains cas? Sans doute, une telle manière de se représenter la question ne peut être en effet réellement suivie, comme nous allons le voir, pour les phénomènes les plus complexes, parce qu'elle nous présente dans l'application des difficultés insurmontables; mais quand il s'agit de concevoir abstraitement toute la portée intellectuelle d'une science, il importe de lui supposer l'extension totale dont elle est logiquement susceptible.
On objecterait vainement contre une telle conception la division générale des idées humaines selon les deux catégories de Kant, de la quantité, et de la qualité, dont la première seule constituerait le domaine exclusif de la science mathématique. Le développement même de cette science a montré positivement depuis long-temps le peu de réalité de cette superficielle distinction métaphysique. Car la conception fondamentale de Descartes sur la relation du concret à l'abstrait en mathématiques, a prouvé que toutes les idées de qualité étaient réductibles à des idées de quantité. Cette conception, établie d'abord, par son immortel auteur, pour les phénomènes géométriques seulement, a été ensuite effectivement étendue par ses successeurs aux phénomènes mécaniques; et elle vient de l'être de nos jours aux phénomènes thermologiques. En résultat de cette généralisation graduelle, il n'y a pas maintenant de géomètres qui ne la considèrent, dans un sens purement théorique, comme pouvant s'appliquer à toutes nos idées réelles quelconques, en sorte que tout phénomène soit logiquement susceptible d'être représenté par une équation, aussi bien qu'une courbe ou un mouvement, sauf la difficulté de la trouver, et celle de la résoudre, qui peuvent être et sont souvent supérieures aux plus grandes forces de l'esprit humain.
Mais si, pour se former une idée convenable de la science mathématique, il importe de la concevoir comme étant nécessairement douée par sa nature d'une rigoureuse universalité logique, il n'est pas moins indispensable de considérer maintenant les grandes limitations réelles qui, vu la faiblesse de notre intelligence, rétrécissent singulièrement son domaine effectif, à mesure que les phénomènes se compliquent en se spécialisant.
Toute question peut sans doute, ainsi que nous venons de le voir, être conçue comme réductible à une pure question de nombres. Mais la difficulté de la traiter réellement sous ce point de vue, c'est-à-dire d'effectuer une telle transformation, est d'autant plus grande, dans les diverses parties essentielles de la philosophie naturelle, que l'on considère des phénomènes plus compliqués, en sorte que sauf pour les phénomènes les plus simples et les plus généraux, elle devient bientôt insurmontable.
On le sentira aisément, si l'on considère que, pour faire rentrer une question dans le domaine de l'analyse mathématique, il faut d'abord être parvenu à découvrir des relations précises entre les quantités coexistantes dans le phénomène étudié, l'établissement de ces équations des phénomènes étant le point de départ nécessaire de tous les travaux analytiques. Or, cela doit être évidemment d'autant plus difficile, qu'il s'agit de phénomènes plus particuliers, et par suite plus compliqués. En examinant sous ce point de vue les diverses catégories fondamentales des phénomènes naturels établis dans la leçon précédente, on trouvera que, tout bien considéré, c'est seulement au plus pour les trois premières, comprenant toute la physique inorganique, qu'on peut légitimement espérer d'atteindre un jour ce haut degré de perfection scientifique, autant du moins qu'une telle limite peut être posée avec précision. Comme je dois plus tard traiter spécialement cette discussion par rapport à chaque science fondamentale, il suffira de l'indiquer ici de la manière la plus générale.
La première condition pour que des phénomènes comportent des lois mathématiques susceptibles d'être découvertes, c'est évidemment que les diverses quantités qu'ils présentent puissent donner lieu à des nombres fixes. Or, en comparant, à cet égard, les deux grandes sections principales de la philosophie naturelle, on voit que la physique organique tout entière, et probablement aussi les parties les plus compliquées de la physique inorganique, sont nécessairement inaccessibles, par leur nature, à notre analyse mathématique, en vertu de l'extrême variabilité numérique des phénomènes correspondans. Toute idée précise de nombres fixes est véritablement déplacée dans les phénomènes des corps vivans, quand on veut l'employer autrement que comme moyen de soulager l'attention, et qu'on attache quelque importance aux relations exactes des valeurs assignées. Sous ce rapport, les réflexions de Bichat, sur l'abus de l'esprit mathématique en physiologie, sont parfaitement justes; on sait à quelles aberrations a conduit cette manière vicieuse de considérer les corps vivans.
Les différentes propriétés des corps bruts, surtout les plus générales, se présentent dans chacun d'eux avec des degrés presque invariables, ou du moins elles n'éprouvent que des variations simples, séparées par de longs intervalles d'uniformité, et qu'il est possible, en conséquence, d'assujétir à des lois précises et régulières. Ainsi, les qualités physiques d'un corps inorganique, principalement quand il est solide, sa forme, sa consistance, sa pesanteur spécifique, son élasticité, etc., présentent, pour un temps considérable, une fixité numérique remarquable, qui permet de les considérer réellement et utilement sous un point de vue mathématique. On sait qu'il n'en est déjà plus ainsi à beaucoup près pour les phénomènes chimiques que présentent les mêmes corps, et qui, plus compliqués, dépendant d'un bien plus grand nombre de circonstances, présentent des variations plus étendues, plus fréquentes, et par suite plus irrégulières. Aussi, d'après quelques considérations déjà indiquées dans la première leçon (page 45) et qui seront spécialement développées dans le troisième volume de ce cours, on ne peut pas seulement assurer aujourd'hui, d'une manière générale, qu'il y ait lieu à concevoir des nombres fixes en chimie, même sous le rapport le plus simple, quant aux proportions relatives des corps dans leurs combinaisons, ce qui montre clairement combien un tel ordre de phénomènes est encore loin de comporter de véritables lois mathématiques. Admettons-en néanmoins, pour ce cas, la possibilité et même la probabilité futures, afin de ne pas rendre trop minutieuse la discussion de la limite générale qu'il s'agit d'établir ici par rapport à l'extension, effectivement possible, du domaine réel de l'analyse mathématique. Il n'y aura plus le moindre doute aussitôt que nous passerons aux phénomènes que présentent les corps, considérés dans cet état d'agitation intestine continuelle de leurs molécules, qui constitue essentiellement ce que nous nommons la vie, envisagée de la manière la plus générale, dans l'ensemble des êtres qui nous la manifestent. En effet, un caractère éminemment propre aux phénomènes physiologiques, et que leur étude plus exacte rend maintenant plus sensible de jour en jour, c'est l'extrême instabilité numérique qu'ils présentent, sous quelque aspect qu'on les examine, et que nous verrons plus tard, quand l'ordre naturel des matières nous y conduira, être une conséquence nécessaire de la définition même des corps vivans. Quant à présent, il suffit de noter cette observation incontestable, vérifiée par tous les faits, que chaque propriété quelconque d'un corps organisé, soit géométrique, soit mécanique, soit chimique, soit vitale, est assujétie, dans sa quantité, à d'immenses variations numériques tout-à-fait irrégulières, qui se succèdent aux intervalles les plus rapprochés sous l'influence d'une foule de circonstances, tant extérieures qu'intérieures, variables elles-mêmes; en sorte que toute idée de nombres fixes, et, par suite, de lois mathématiques que nous puissions espérer d'obtenir, implique réellement contradiction avec la nature spéciale de cette classe de phénomènes. Ainsi, quand on veut évaluer avec précision, même uniquement les qualités les plus simples d'un être vivant, par exemple sa densité moyenne, ou celle de l'une de ses principales parties constituantes, sa température, la vitesse de sa circulation intérieure, la proportion des élémens immédiats qui composent ses solides ou ses fluides, la quantité d'oxigène qu'il consomme en un temps donné, la masse de ses absorptions ou de ses exhalations continuelles, etc., et, à plus forte raison, l'énergie de ses forces musculaires, l'intensité de ses impressions, etc., il ne faut pas seulement, ce qui est évident, faire, pour chacun de ces résultats, autant d'observations qu'il y a d'espèces ou de races et de variétés dans chaque espèce; on doit encore mesurer le changement très-considérable qu'éprouve cette quantité en passant d'un individu à un autre, et, quant au même individu, suivant son âge, son état de santé ou de maladie, sa disposition intérieure, les circonstances de tout genre incessamment mobiles sous l'influence desquelles il se trouve placé, telles que la constitution atmosphérique, etc. Que peuvent donc signifier ces prétendues évaluations numériques si soigneusement enregistrées pour les divers phénomènes physiologiques ou même pathologiques, et déduites, dans le cas le plus favorable, d'une seule mesure réelle, lorsqu'il en faudrait une multitude? Elles ne peuvent qu'induire en erreur sur la vraie marche des phénomènes, et ne doivent être appliquées rationnellement que comme un moyen, pour ainsi dire mnémonique, de fixer les idées. Dans tous les cas, il y a évidemment impossibilité totale d'obtenir jamais de véritables lois mathématiques. Il en est encore plus fortement de même pour les phénomènes sociaux, qui offrent une complication encore supérieure, et, par suite, une variabilité plus grande, comme nous l'établirons spécialement dans le quatrième volume de ce cours.
Ce n'est pas néanmoins qu'on doive cesser, d'après cela, de concevoir, en thèse philosophique générale, les phénomènes de tous les ordres comme nécessairement soumis par eux-mêmes à des lois mathématiques, que nous sommes seulement condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas, à cause de la trop grande complication des phénomènes. Il n'y a en effet aucune raison de penser que, sous ce rapport, les phénomènes les plus complexes des corps vivans soient essentiellement d'une autre nature spéciale que les phénomènes les plus simples des corps bruts. Car, s'il était possible d'isoler rigoureusement chacune des causes simples qui concourent à produire un même phénomène physiologique, tout porte à croire qu'elle se montrerait douée, dans des circonstances déterminées, d'un genre d'influence et d'une quantité d'action aussi exactement fixes que nous le voyons dans la gravitation universelle, véritable type des lois fondamentales de la nature. Ce qui engendre la variabilité irrégulière des effets, c'est le grand nombre d'agens divers déterminant à la fois un même phénomène, et d'où il résulte que, dans les phénomènes très-compliqués, il n'y a peut-être pas deux cas rigoureusement semblables. Nous n'avons pas besoin, pour trouver une telle difficulté, d'aller jusqu'aux phénomènes des corps vivans. Elle se présente déjà dans ceux des corps bruts, quand nous considérons les cas les plus complexes; par exemple, en étudiant les phénomènes météorologiques. On ne peut douter que chacun des nombreux agens qui concourent à la production de ces phénomènes ne soit soumis séparément à des lois mathématiques, quoique nous ignorions encore la plupart d'entr'elles; mais leur multiplicité rend les effets observés aussi irrégulièrement variables que si chaque cause n'était assujétie à aucune condition précise.
La considération précédente conduit à apercevoir un second motif distinct en vertu duquel il nous est nécessairement interdit, vu la faiblesse de notre intelligence, de faire rentrer l'étude des phénomènes les plus compliqués dans le domaine des applications de l'analyse mathématique. En effet, indépendamment de ce que, dans les phénomènes les plus spéciaux, les résultats effectifs sont tellement variables que nous ne pouvons pas même y saisir des valeurs fixes, il suit de la complication des cas, que, quand même nous pourrions connaître un jour la loi mathématique à laquelle est soumis chaque agent pris à part, la combinaison d'un aussi grand nombre de conditions rendrait le problème mathématique correspondant tellement supérieur à nos faibles moyens, que la question resterait le plus souvent insoluble. Ce n'est donc pas ainsi qu'on peut faire une étude réelle et féconde de la majeure partie des phénomènes naturels.
Pour apprécier aussi exactement que possible cette difficulté, considérons à quel point se compliquent les questions mathématiques, même relativement aux phénomènes les plus simples des corps bruts, quand on veut rapprocher suffisamment l'état abstrait de l'état concret, en ayant égard à toutes les conditions principales qui peuvent exercer sur l'effet produit, une influence véritable. On sait, par exemple, que le phénomène très-simple de l'écoulement d'un fluide, en vertu de sa seule pesanteur, par un orifice donné, n'a pas jusqu'à présent de solution mathématique complète, quand on veut tenir compte de toutes les circonstances essentielles. Il en est encore ainsi, même pour le mouvement encore plus simple d'un projectile solide dans un milieu résistant.
Pourquoi l'analyse mathématique a-t-elle pu s'adapter, avec un succès si admirable, à l'étude approfondie des phénomènes célestes? Parce qu'ils sont, malgré les apparences vulgaires, beaucoup plus simples que tous les autres. Le problème le plus compliqué qu'ils présentent, celui de la modification que produit, dans le mouvement de deux corps tendant l'un vers l'autre en vertu de leur gravitation, l'influence d'un troisième corps agissant sur tous deux de la même manière, est bien moins composé que le problème terrestre le plus simple. Et, néanmoins, il offre déjà une telle difficulté, que nous n'en possédons encore que des solutions approximatives. Il est même aisé de voir, en examinant ce sujet plus profondément, que la haute perfection à laquelle a pu s'élever l'astronomie solaire par l'emploi de la science mathématique est encore essentiellement due à ce que nous avons profité avec adresse de toutes les facilités particulières, et, pour ainsi dire, accidentelles, qu'offrait pour la solution des problèmes la constitution spéciale, très-favorable sous ce rapport, de notre système planétaire. En effet, les planètes dont il se compose sont assez peu nombreuses, mais surtout elles sont, en général, de masses fort inégales et bien moindres que celle du soleil, et de plus fort éloignées les unes des autres; elles ont des formes presque sphériques; leurs orbites sont presque circulaires, et présentent de faibles inclinaisons mutuelles, etc. Il résulte de cet ensemble de circonstances que les perturbations sont le plus souvent peu considérables, et que pour les calculer il suffit ordinairement de tenir compte, concurremment avec l'action du soleil sur chaque planète en particulier, de l'influence d'une seule autre planète, susceptible, par sa grosseur et sa proximité, de déterminer des dérangemens sensibles. Mais si, au lieu d'un tel état de choses, notre système solaire eût été composé d'un plus grand nombre de planètes concentrées dans un moindre espace, et à peu près égales en masse; si leurs orbites avaient offert des inclinaisons fort différentes, et des excentricités considérables; si ces corps eussent été d'une forme plus compliquée, par exemple, des ellipsoïdes très-excentriques, etc.; il est certain qu'en supposant la même loi réelle de gravitation, nous ne serions pas encore parvenus à soumettre l'étude des phénomènes célestes à notre analyse mathématique, et probablement nous n'eussions pas même pu démêler jusqu'à présent la loi principale.
Ces conditions hypothétiques se trouveraient précisément réalisées au plus haut degré dans les phénomènes chimiques, si on voulait les calculer d'après la théorie de la gravitation générale.
En pesant convenablement les diverses considérations qui précèdent, on sera convaincu, je crois, qu'en réduisant aux diverses parties de la physique inorganique l'extension future des grandes applications réellement possibles de l'analyse mathématique, j'ai bien plutôt exagéré que rétréci l'étendue de son domaine effectif. Autant il importait de rendre sensible la rigoureuse universalité logique de la science mathématique, autant je devais signaler les conditions qui limitent pour nous son extension réelle, afin de ne pas contribuer à écarter l'esprit humain de la véritable direction scientifique dans l'étude des phénomènes les plus compliqués, par la recherche chimérique d'une perfection impossible.
Ainsi, tout en s'efforçant d'agrandir autant qu'on le pourra le domaine réel des mathématiques, on doit reconnaître que les sciences les plus difficiles sont destinées, par leur nature, à rester indéfiniment dans cet état préliminaire qui prépare pour les autres l'époque où elles deviennent accessibles aux théories mathématiques. Nous devons, pour les phénomènes les plus compliqués, nous contenter d'analyser avec exactitude les circonstances de leur production, de les rattacher les uns aux autres d'une manière générale, de connaître le genre d'influence qu'exerce chaque agent principal, etc.; mais sans les étudier sous le point de vue de la quantité, et par conséquent sans espoir d'introduire, dans les sciences correspondantes, ce haut degré de perfection que procure, quant aux phénomènes les plus simples, un usage convenable de la mathématique, soit sous le rapport de la précision de nos connaissances, soit, ce qui est peut-être encore plus remarquable, sous le rapport de leur coordination.
C'est par les mathématiques que la philosophie positive a commencé à se former: c'est d'elles que nous vient la méthode. Il était donc naturellement inévitable que, lorsque la même manière de procéder a dû s'étendre à chacune des autres sciences fondamentales, on s'efforçât d'y introduire l'esprit mathématique à un plus haut degré que ne le comportaient les phénomènes correspondans; ce qui a donné lieu ensuite à des travaux d'épuration plus ou moins étendus, comme ceux de Berthollet sur la chimie, pour se dégager de cette influence exagérée. Mais chaque science, en se développant, a fait subir à la méthode positive générale des modifications déterminées par les phénomènes qui lui sont propres, d'où résulte son génie spécial; c'est seulement alors qu'elle a pris son véritable caractère définitif, qui ne doit jamais être confondu avec celui d'aucune autre science fondamentale.
Ayant exposé, dans cette leçon, le but essentiel et la composition principale de la science mathématique, ainsi que ses relations générales avec l'ensemble de la philosophie naturelle, son caractère philosophique se trouve déterminé, autant qu'il puisse l'être par un tel aperçu. Nous devons passer maintenant à l'examen spécial de chacune des trois grandes sciences dont elle est composée, le calcul, la géométrie et la mécanique.
Sommaire. Vue générale de l'Analyse mathématique.
Dans le développement historique de la science mathématique depuis Descartes, les progrès de la partie abstraite ont presque toujours été déterminés par ceux de la partie concrète. Mais il n'en est pas moins nécessaire, pour concevoir la science d'une manière vraiment rationnelle, de considérer le calcul dans toutes ses branches principales avant de procéder à l'étude philosophique de la géométrie et de la mécanique. Les théories analytiques, plus simples et plus générales que celles de la mathématique concrète, en sont, par elles-mêmes, essentiellement indépendantes; tandis que celles-ci ont, au contraire, de leur nature, un besoin continuel des premières, sans le secours desquelles elles ne pourraient faire presque aucun progrès. Quoique les principales conceptions de l'analyse conservent encore aujourd'hui quelques traces très-sensibles de leur origine géométrique ou mécanique, elles sont maintenant néanmoins essentiellement dégagées de ce caractère primitif, qui ne se manifeste plus guère que pour quelques points secondaires; en sorte que, depuis les travaux de Lagrange surtout, il est possible, dans une exposition dogmatique, de les présenter d'une manière purement abstraite, en un système unique et continu. C'est ce que je vais entreprendre dans cette leçon et dans les cinq suivantes, en me bornant, comme il convient à la nature de ce cours, aux considérations les plus générales sur chaque branche principale de la science du calcul.
Le but définitif de nos recherches dans la mathématique concrète étant la découverte des équations, qui expriment les lois mathématiques des phénomènes considérés, et ces équations constituant le véritable point de départ du calcul, dont l'objet est d'en déduire la détermination des quantités les unes par les autres, je crois indispensable, avant d'aller plus loin, d'approfondir, plus qu'on n'a coutume de le faire, cette idée fondamentale d'équation, sujet continuel, soit comme terme, soit comme origine, de tous les travaux mathématiques. Outre l'avantage de mieux circonscrire le véritable champ de l'analyse, il en résultera nécessairement cette importante conséquence, de tracer d'une manière plus exacte la ligne réelle de démarcation entre la partie concrète et la partie abstraite des mathématiques, ce qui complétera l'exposition générale de la division fondamentale établie dans la leçon précédente.
On se forme ordinairement une idée beaucoup trop vague de ce que c'est qu'une équation, lorsqu'on donne ce nom à toute espèce de relation d'égalité entre deux fonctions quelconques des grandeurs que l'on considère. Car, si toute équation est évidemment une relation d'égalité, il s'en faut de beaucoup que, réciproquement, toute relation d'égalité soit une véritable équation, du genre de celles auxquelles, par leur nature, les méthodes analytiques sont applicables.
Ce défaut de précision dans la considération logique d'une notion aussi fondamentale en mathématiques, entraîne le grave inconvénient de rendre à peu près inexplicable, en thèse générale, la difficulté immense et capitale que nous éprouvons à établir la relation du concret à l'abstrait, et qu'on fait communément ressortir avec tant de raison pour chaque grande question mathématique prise à part. Si le sens du mot équation était vraiment aussi étendu qu'on le suppose habituellement en le définissant, on ne voit point, en effet, de quelle grande difficulté pourrait être réellement, en général, l'établissement des équations d'un problème quelconque. Car tout paraîtrait consister ainsi en une simple question de forme, qui ne devrait pas même exiger jamais de grands efforts intellectuels, attendu que nous ne pouvons guère concevoir de relation précise qui ne soit pas immédiatement une certaine relation d'égalité, ou qui n'y puisse être promptement ramenée par quelques transformations très-faciles.
Ainsi, en admettant, en général, dans la définition des équations, toute espèce de fonctions, on ne rend nullement raison de l'extrême difficulté qu'on éprouve le plus souvent à mettre un problème en équation, et qui est si fréquemment comparable aux efforts qu'exige l'élaboration analytique de l'équation une fois obtenue. En un mot, l'idée abstraite et générale qu'on donne de l'équation ne correspond aucunement au sens réel que les géomètres attachent à cette expression dans le développement effectif de la science. Il y a là un vice logique, un défaut de corélation, qu'il importe beaucoup de rectifier.
Pour y parvenir, je distingue d'abord deux sortes de fonctions: les fonctions abstraites, analytiques, et les fonctions concrètes. Les premières peuvent seules entrer dans les véritables équations, en sorte qu'on pourra désormais définir, d'une manière exacte et suffisamment approfondie, toute équation: une relation d'égalité entre deux fonctions abstraites des grandeurs considérées. Afin de n'avoir plus à revenir sur cette définition fondamentale, je dois ajouter ici, comme un complément indispensable sans lequel l'idée ne serait point assez générale, que ces fonctions abstraites peuvent se rapporter non-seulement aux grandeurs que le problème présente en effet de lui-même, mais aussi à toutes les autres grandeurs auxiliaires qui s'y rattachent, et qu'on pourra souvent introduire, simplement par artifice mathématique, dans la seule vue de faciliter la découverte des équations des phénomènes. Je ne fais ici, dans cette explication, qu'emprunter sommairement, par anticipation, le résultat d'une discussion générale de la plus haute importance, qui se trouvera à la fin de cette leçon. Revenons maintenant à la distinction essentielle des fonctions en abstraites et concrètes.
Cette distinction peut être établie par deux voies essentiellement différentes, complémentaires l'une de l'autre; à priori, et à posteriori: c'est-à-dire, en caractérisant d'une manière générale la nature propre de chaque espèce de fonctions, et ensuite en faisant, ce qui est possible, l'énumération effective de toutes les fonctions abstraites aujourd'hui connues, du moins quant aux élémens dont elles se composent.
A priori, les fonctions que j'appelle abstraites sont celles qui expriment entre des grandeurs un mode de dépendance qu'on peut concevoir uniquement entre nombres, sans qu'il soit besoin d'indiquer aucun phénomène quelconque où il se trouve réalisé. Je nomme, au contraire, fonctions concrètes celles pour lesquelles le mode de dépendance exprimé ne peut être défini ni conçu qu'en assignant un cas physique déterminé, géométrique, mécanique, ou de tout autre nature, dans lequel il ait effectivement lieu.
La plupart des fonctions, à leur origine, celles mêmes qui sont aujourd'hui le plus purement abstraites, ont commencé par être concrètes; en sorte qu'il est aisé de faire comprendre la distinction précédente, en se bornant à citer les divers points de vue successifs sous lesquels, à mesure que la science s'est formée, les géomètres ont considéré les fonctions analytiques les plus simples. J'indiquerai pour exemple les puissances, devenues en général fonctions abstraites, depuis seulement les travaux de Viète et de Descartes. Ces fonctions x2, x3, qui, dans notre analyse actuelle, sont si bien conçues comme simplement abstraites, n'étaient, pour les géomètres de l'antiquité, que des fonctions entièrement concrètes, exprimant la relation de la superficie d'un carré ou du volume d'un cube à la longueur de leur côté. Elles avaient si exclusivement à leurs yeux un tel caractère, que c'est seulement d'après leur définition géométrique qu'ils avaient découvert les propriétés algébriques élémentaires de ces fonctions, relativement à la décomposition de la variable en deux parties, propriétés qui n'étaient, à cette époque, que de vrais théorèmes de géométrie, auxquels on n'a attaché que beaucoup plus tard un sens numérique.
J'aurai encore occasion de citer tout à l'heure, pour un autre motif, un nouvel exemple très-propre à faire bien sentir la distinction fondamentale que je viens d'exposer; c'est celui des fonctions circulaires, soit directes, soit inverses, qui sont encore aujourd'hui tantôt concrètes, tantôt abstraites, selon le point de vue sous lequel on les envisage.
Considérant maintenant, à posteriori, cette division des fonctions, après avoir établi le caractère général qui rend une fonction abstraite ou concrète, la question de savoir si telle fonction déterminée est véritablement abstraite, et par-là susceptible d'entrer dans de vraies équations analytiques, va devenir une simple question de fait, puisque nous allons énumérer toutes les fonctions de cette espèce.
Au premier abord, cette énumération semble impossible, les fonctions analytiques distinctes étant évidemment en nombre infini. Mais, en les partageant en simples et composées, la difficulté disparaît. Car, si le nombre des diverses fonctions considérées dans l'analyse mathématique est réellement infini, elles sont, au contraire, même aujourd'hui, composées d'un fort petit nombre de fonctions élémentaires, qu'on peut aisément assigner, et qui suffisent évidemment pour décider du caractère abstrait ou concret de telle fonction déterminée, qui sera de l'une ou de l'autre nature, selon qu'elle se composera exclusivement de ces fonctions abstraites simples, ou qu'elle en comprendra d'autres. Voici le tableau de ces élémens fondamentaux de toutes nos combinaisons analytiques, dans l'état présent de la science. On ne doit, évidemment, considérer, à cet effet, que les fonctions d'une seule variable; celles relatives à plusieurs variables indépendantes étant constamment, par leur nature, plus ou moins composées.
Soit x la variable indépendante, y la variable corelative qui en dépend. Les différens modes simples de dépendance abstraite que nous pouvons maintenant concevoir entre y et x, sont exprimés par les dix formules élémentaires suivantes, dans lesquelles chaque fonction est accouplée avec son inverse, c'est-à-dire, avec celle qui aurait lieu, d'après la fonction directe, si on y rapportait x à y, au lieu de rapporter y à x:
Note 4: Dans la vue d'augmenter autant que possible les ressources et l'étendue si insuffisantes de l'analyse mathématique, les géomètres comptent ce dernier couple de fonctions parmi les élémens analytiques. Quoique cette inscription soit strictement légitime, il importe de remarquer que les fonctions circulaires ne sont pas exactement dans le même cas que les autres fonctions abstraites élémentaires. Il y a entr'elles cette différence fort essentielle, que les fonctions des quatre premiers couples sont vraiment à la fois simples et abstraites, tandis que les fonctions circulaires, qui peuvent manifester successivement l'un et l'autre caractère suivant le point de vue sous lequel on les envisage et la manière dont elles sont employées, ne présentent jamais simultanément ces deux propriétés.La fonction sin x est introduite dans l'analyse comme une nouvelle fonction simple, quand on la conçoit seulement comme indiquant la relation géométrique dont elle dérive; mais alors elle n'est évidemment qu'une fonction concrète. Dans d'autres circonstances, elle remplit analytiquement les conditions d'une véritable fonction abstraite, lorsqu'on ne considère sin x que comme l'expression abrégée de la formule
ou de la série équivalente; mais sous ce dernier point de vue, ce n'est plus réellement une nouvelle fonction analytique, puisqu'elle ne se présente que comme un composé des précédentes.
Néanmoins, les fonctions circulaires ont quelques qualités spéciales qui permettent de les maintenir au tableau des élémens rationnels de l'analyse mathématique.
1º Elles sont susceptibles d'évaluation, quoique conservant leur caractère concret; ce qui autorise à les introduire dans les équations, tant qu'elles ne portent que sur des données, sans qu'il soit nécessaire d'avoir égard à leur expression algébrique.
2º On sait effectuer sur les différentes fonctions circulaires, comparées entr'elles seulement, une certaine suite de transformations, qui n'exigent pas davantage la connaissance de leur définition analytique. Il en résulte évidemment la faculté d'introduire ces fonctions dans les équations, même par rapport aux inconnues, pourvu qu'il n'y entre pas concurremment des fonctions non-trigonométriques des mêmes variables.
C'est donc uniquement dans les cas où les fonctions circulaires, relativement aux inconnues, sont combinées dans les équations avec des fonctions abstraites d'une autre espèce, qu'il est indispensable d'avoir égard à leur interprétation algébrique pour pouvoir résoudre les équations, et dès lors elles cessent, en effet, d'être traitées comme de nouvelles fonctions simples. Mais alors même, pourvu qu'on tienne compte de cette interprétation, leur admission n'empêche point les relations d'avoir le caractère de véritables équations analytiques, ce qui est ici le but essentiel de notre énumération des fonctions abstraites élémentaires.
Il est à remarquer, d'après les considérations indiquées dans cette note, que plusieurs autres fonctions concrètes peuvent être utilement introduites au nombre des élémens analytiques, si les conditions principales posées ci-dessus pour les fonctions circulaires ont été préalablement bien remplies. C'est ainsi, par exemple, que les travaux de M. Legendre, et récemment ceux de M. Jacobi, sur les fonctions elliptiques, ont vraiment agrandi le champ de l'analyse; il en est de même pour quelques intégrales définies obtenues par M. Fourier, dans la théorie de la chaleur..
Tels sont les élémens très-peu nombreux qui composent directement toutes les fonctions abstraites aujourd'hui connues. Quelque peu multipliés qu'ils soient, ils suffisent évidemment pour donner lieu à un nombre tout-à-fait infini de combinaisons analytiques.
Aucune considération rationnelle ne circonscrit rigoureusement à priori le tableau précédent, qui n'est que l'expression effective de l'état actuel de la science. Nos élémens analytiques sont aujourd'hui plus nombreux qu'ils ne l'étaient pour Descartes, et même pour Newton et Leïbnitz; il y a tout au plus un siècle que les deux derniers couples ont été introduits dans l'analyse par les travaux de Jean Bernouilli et d'Euler. Sans doute on en admettra de nouveaux dans la suite; mais, comme je l'indiquerai à la fin de cette leçon, nous ne pouvons pas espérer qu'ils soient jamais fort multipliés, leur augmentation réelle donnant lieu à de très-grandes difficultés.
Nous pouvons donc maintenant nous former une idée positive, et néanmoins suffisamment étendue, de ce que les géomètres entendent par une véritable équation. Cette explication est éminemment propre à nous faire comprendre combien il doit être difficile d'établir réellement les équations des phénomènes, puisqu'on n'y est effectivement parvenu que lorsqu'on a pu concevoir les lois mathématiques de ces phénomènes à l'aide de fonctions entièrement composées des seuls élémens analytiques que je viens d'énumérer. Il est clair, en effet, que c'est uniquement alors que le problème devient vraiment abstrait, et se réduit à une pure question de nombres, ces fonctions étant les seules relations simples que nous sachions concevoir entre les nombres, considérés en eux-mêmes. Jusqu'à cette époque de la solution, quelles que soient les apparences, la question est encore essentiellement concrète, et ne rentre pas dans le domaine du calcul. Or, la difficulté fondamentale de ce passage du concret à l'abstrait consiste surtout, en général, dans l'insuffisance de ce très-petit nombre d'élémens analytiques que nous possédons, et d'après lesquels néanmoins, malgré le peu de variété réelle qu'ils nous offrent, il faut parvenir à se représenter toutes les relations précises que peuvent nous manifester tous les différens phénomènes naturels. Vu l'infinie diversité qui doit nécessairement exister à cet égard dans le monde extérieur, on comprend sans peine combien nos conceptions doivent se trouver fréquemment au-dessous de la véritable difficulté; surtout si l'on ajoute que, ces élémens de notre analyse nous ayant été fournis primitivement par la considération mathématique des phénomènes les plus simples, puisqu'ils ont tous, directement ou indirectement, une origine géométrique, nous n'avons à priori aucune garantie rationnelle de leur aptitude nécessaire à représenter les lois mathématiques de toute autre classe de phénomènes. J'exposerai tout à l'heure l'artifice général, si profondément ingénieux, par lequel l'esprit humain est parvenu à diminuer singulièrement cette difficulté fondamentale que présente la relation du concret à l'abstrait en mathématiques, sans cependant qu'il ait été nécessaire de multiplier le nombre de ces élémens analytiques.
Les explications précédentes déterminent avec précision le véritable objet et le champ réel de la mathématique abstraite; je dois passer maintenant à l'examen de ses divisions principales, car nous avons toujours jusqu'ici considéré le calcul dans son ensemble total.
La première considération directe à présenter sur la composition de la science du calcul, consiste à la diviser d'abord en deux branches principales, auxquelles, faute de dénominations plus convenables, je donnerai les noms de calcul algébrique ou algèbre, et de calcul arithmétique ou arithmétique, mais en avertissant de prendre ces deux expressions dans leur acception logique la plus étendue, au lieu du sens beaucoup trop restreint qu'on leur attache ordinairement.
La solution complète de toute question de calcul, depuis la plus élémentaire jusqu'à la plus transcendante, se compose nécessairement de deux parties successives dont la nature est essentiellement distincte. Dans la première, on a pour objet de transformer les équations proposées, de façon à mettre en évidence le mode de formation des quantités inconnues par les quantités connues; c'est ce qui constitue la question algébrique. Dans la seconde, on a en vue d'évaluer les formules ainsi obtenues, c'est-à-dire, de déterminer immédiatement la valeur des nombres cherchés, représentés déjà par certaines fonctions explicites des nombres donnés; telle est la question arithmétique 5. On voit que, dans toute solution vraiment rationnelle, elle suit nécessairement la question algébrique, dont elle forme le complément indispensable, puisqu'il faut évidemment connaître la génération des nombres cherchés avant de déterminer leurs valeurs effectives pour chaque cas particulier. Ainsi, le terme de la partie algébrique devient le point de départ de la partie arithmétique.
Note 5: (retour) Supposons, par exemple, qu'une question fournisse entre une grandeur inconnue x et deux grandeurs connues a et b l'équation:x3 + 3ax = 2b
comme il arriverait pour la trisection d'un angle. On voit, de suite, que la dépendance entre x d'une part, et a, b de l'autre, est complétement déterminée; mais, tant que l'équation conserve sa forme primitive, on n'aperçoit nullement de quelle manière l'inconnue dérive des données. C'est cependant ce qu'il faut découvrir avant de penser à l'évaluer. Tel est l'objet de la partie algébrique de la solution. Lorsque, par une suite de transformations qui ont successivement rendu cette dérivation de plus en plus sensible, on est arrivé à présenter l'équation proposée sous la forme
le rôle de l'algèbre est terminé; et, quand même on ne saurait point effectuer les opérations arithmétiques indiquées par cette formule, on en n'aurait pas moins obtenu une connaissance très-réelle et souvent fort importante. Le rôle de l'arithmétique consistera maintenant, en partant de cette formule, à faire trouver le nombre x quand les valeurs des nombres a et b auront été fixées.
Le calcul algébrique et le calcul arithmétique diffèrent donc essentiellement par le but qu'on s'y propose. Ils ne diffèrent pas moins par le point de vue sous lequel on y considère les quantités, envisagées, dans le premier, quant à leurs relations, et, dans le second, quant à leurs valeurs. Le véritable esprit du calcul, en général, exige que cette distinction soit maintenue avec la plus sévère exactitude, et que la ligne de démarcation entre les deux époques de la solution soit rendue aussi nettement tranchée que le permet la question proposée. L'observation attentive de ce précepte, trop méconnu, peut être d'un utile secours dans chaque question particulière, en dirigeant les efforts de notre esprit, à un instant quelconque de la solution, vers la véritable difficulté correspondante. À la vérité, l'imperfection de la science du calcul oblige souvent, comme je l'expliquerai dans la leçon suivante, à mêler très-fréquemment les considérations algébriques et les considérations arithmétiques pour la solution d'une même question. Mais, quoiqu'il soit impossible alors de partager l'ensemble du travail en deux parties nettement tranchées, l'une purement algébrique, et l'autre purement arithmétique, on pourra toujours éviter, à l'aide des indications précédentes, de confondre les deux ordres de considérations, quelque intime que puisse être jamais leur mélange.
En cherchant à résumer le plus succinctement possible la distinction que je viens d'établir, on voit que l'algèbre peut se définir, en général, comme ayant pour objet la résolution des équations, ce qui, quoique paraissant d'abord trop restreint, est néanmoins suffisamment étendu, pourvu qu'on prenne ces expressions dans toute leur acception logique, qui signifie transformer des fonctions implicites en fonctions explicites équivalentes: de même, l'arithmétique peut être définie comme destinée à l'évaluation des fonctions. Ainsi, en contractant les expressions au plus haut degré, je crois pouvoir donner nettement une juste idée de cette division, en disant, comme je le ferai désormais pour éviter les périphrases explicatives, que l'algèbre est le calcul des fonctions, et l'arithmétique le calcul des valeurs.
Il est aisé de comprendre par-là combien les définitions ordinaires sont insuffisantes et même vicieuses. Le plus souvent, l'importance exagérée accordée aux signes a conduit à distinguer ces deux branches fondamentales de la science du calcul par la manière de désigner dans chacune les sujets du raisonnement, ce qui est évidemment absurde en principe et faux en fait. Même la célèbre définition donnée par Newton, lorsqu'il a caractérisé l'algèbre comme l'arithmétique universelle, donne certainement une très-fausse idée de la nature de l'algèbre et de celle de l'arithmétique 6.
Note 6: (retour) J'ai cru devoir signaler spécialement cette définition; parce qu'elle sert de base à l'opinion que beaucoup de bons esprits, étrangers à la science mathématique, se forment de la partie abstraite de cette science, sans considérer qu'à l'époque où cet aperçu a été formé, l'analyse mathématique n'était point assez développée pour que le caractère général propre à chacune de ses parties principales pût être convenablement saisi, ce qui explique pourquoi Newton a pu proposer alors une définition qu'il rejetterait certainement aujourd'hui.
Après avoir établi la division fondamentale du calcul en deux branches principales, je dois comparer, en général, l'étendue, l'importance et la difficulté de ces deux sortes de calcul, afin de n'avoir plus à considérer que le calcul des fonctions, qui doit être le sujet essentiel de notre étude.
Le calcul des valeurs, ou l'arithmétique, paraît, au premier abord, devoir présenter un champ aussi vaste que celui de l'algèbre, puisqu'il semble devoir donner lieu à autant de questions distinctes qu'on peut concevoir de formules algébriques différentes à évaluer. Mais une réflexion fort simple suffit pour montrer que le domaine du calcul des valeurs est, par sa nature, infiniment moins étendu que celui du calcul des fonctions. Car, en distinguant les fonctions en simples et composées, il est évident que lorsqu'on sait évaluer les fonctions simples, la considération des fonctions composées ne présente plus, sous ce rapport, aucune difficulté. Sous le point de vue algébrique, une fonction composée joue un rôle très-différent de celui des fonctions élémentaires qui la constituent, et c'est de là précisément que naissent toutes les principales difficultés analytiques. Mais il en est tout autrement pour le calcul arithmétique. Ainsi, le nombre des opérations arithmétiques, vraiment distinctes, est seulement marqué par celui des fonctions abstraites élémentaires, dont j'ai présenté ci-dessus le tableau très-peu étendu. L'évaluation de ces dix fonctions donne nécessairement celle de toutes les fonctions, en nombre infini, que l'on considère dans l'ensemble de l'analyse mathématique, telle, du moins, qu'elle existe aujourd'hui. À quelques formules que puisse conduire l'élaboration des équations, il n'y aurait lieu à de nouvelles opérations arithmétiques que si l'on en venait à créer de véritables nouveaux élémens analytiques, dont le nombre sera toujours, quoi qu'il arrive, extrêmement petit. Le champ de l'arithmétique est donc, par sa nature, infiniment restreint, tandis que celui de l'algèbre est rigoureusement indéfini.
Il importe cependant de remarquer que le domaine du calcul des valeurs est, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne se le représente communément. Car plusieurs questions, véritablement arithmétiques, puisqu'elles consistent dans des évaluations, ne sont point ordinairement classées comme telles, parce qu'on a l'habitude de ne les traiter que comme incidentes, au milieu d'un ensemble de recherches analytiques plus ou moins élevées: la trop haute opinion qu'on se forme communément de l'influence des signes est encore la cause principale de cette confusion d'idées. Ainsi, non-seulement la construction d'une table de logarithmes, mais aussi le calcul des tables trigonométriques, sont de véritables opérations arithmétiques d'un genre supérieur. On peut citer encore comme étant dans le même cas, quoique dans un ordre très-distinct et plus élevé, tous les procédés par lesquels on détermine directement la valeur d'une fonction quelconque pour chaque système particulier de valeurs attribuées aux quantités dont elle dépend, lorsqu'on ne peut point parvenir à connaître généralement la forme explicite de cette fonction. Sous ce point de vue, la résolution numérique des équations qu'on ne sait pas résoudre algébriquement, et de même le calcul des intégrales définies dont on ignore les intégrales générales, font réellement partie, malgré les apparences, du domaine de l'arithmétique, dans lequel il faut nécessairement comprendre tout ce qui a pour objet l'évaluation des fonctions. Les considérations relatives à ce but, sont en effet, constamment homogènes, de quelques évaluations qu'il s'agisse, et toujours bien distinctes des considérations vraiment algébriques.
Pour achever de se former une juste idée de l'étendue réelle du calcul des valeurs, on doit y comprendre aussi cette partie de la science générale du calcul qui porte aujourd'hui spécialement le nom de théorie des nombres, et qui est encore si peu avancée. Cette branche, fort étendue par sa nature, mais dont l'importance dans le système général de la science n'est pas très-grande, a pour objet de découvrir les propriétés inhérentes aux différens nombres en vertu de leurs valeurs et indépendamment de toute numération particulière. Elle constitue donc une sorte d'arithmétique transcendante; c'est à elle que conviendrait effectivement la définition proposée par Newton pour l'algèbre.
Le domaine total de l'arithmétique est donc, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne le conçoit ordinairement. Mais, néanmoins, quelque développement légitime qu'on puisse lui accorder, il demeure certain que, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, le calcul des valeurs ne sera jamais qu'un point, pour ainsi dire, en comparaison du calcul des fonctions, dans lequel la science consiste essentiellement. Cette appréciation va devenir encore plus sensible par quelques considérations qui me restent à indiquer sur la véritable nature des questions arithmétiques en général, quand on les examine d'une manière approfondie.
En cherchant à déterminer avec exactitude en quoi consistent proprement les évaluations, on reconnaît aisément qu'elles ne sont pas autre chose que de véritables transformations des fonctions à évaluer, transformations qui, malgré leur but spécial, n'en sont pas moins essentiellement de la même nature que toutes celles enseignées par l'analyse. Sous ce point de vue, le calcul des valeurs pourrait être conçu simplement comme un appendice et une application particulière du calcul des fonctions, de telle sorte que l'arithmétique disparaîtrait, pour ainsi dire, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, comme section distincte.
Pour bien comprendre cette considération, il faut observer que, lorsque l'on propose d'évaluer un nombre inconnu dont le mode de formation est donné, il est, par le seul énoncé même de la question arithmétique, déjà défini et exprimé sous une certaine forme; et qu'en l'évaluant, on ne fait que mettre son expression sous une autre forme déterminée, à laquelle on est habitué à rapporter la notion exacte de chaque nombre particulier, en le faisant rentrer dans le système régulier de la numération. L'évaluation consiste si bien dans une simple transformation, que lorsque l'expression primitive du nombre se trouve elle-même conforme à la numération régulière, il n'y a plus, à proprement parler, d'évaluation, ou plutôt on répond à la question par la question même. Qu'on demande, par exemple, d'ajouter les deux nombres trente et sept, on répondra en se bornant à répéter l'énoncé même de la question, et on croira néanmoins avoir évalué la somme, ce qui signifie que, dans ce cas, la première expression de la fonction n'a pas besoin d'être transformée; tandis qu'il n'en serait point ainsi pour ajouter vingt-trois et quatorze, car alors la somme ne serait pas immédiatement exprimée d'une manière conforme au rang qu'elle occupe dans l'échelle fixe et générale de la numération.
En précisant, autant que possible, la considération précédente, on peut dire qu'évaluer un nombre n'est autre chose que mettre son expression primitive sous la forme
a+b β+c β2+d β3+e β4.........+p βm
étant ordinairement égal à 10; et les coefficiens a, b, c, d, etc. étant assujétis à ces conditions d'être nombres entiers moindres que β, pouvant devenir nuls, mais jamais négatifs. Ainsi, toute question arithmétique est susceptible d'être posée comme consistant à mettre sous une telle forme une fonction abstraite quelconque de diverses quantités que l'on suppose avoir déjà elles-mêmes une forme semblable. On pourrait donc ne voir dans les différentes opérations de l'arithmétique que de simples cas particuliers de certaines transformations algébriques, sauf les difficultés spéciales tenant aux conditions relatives à l'état des coefficiens.
Il résulte clairement, de ce qui précède, que la mathématique abstraite se compose essentiellement du calcul des fonctions, qui en était évidemment déjà la partie la plus importante, la plus étendue, et la plus difficile. Tel sera donc désormais le sujet exclusif de nos considérations analytiques. Ainsi, sans m'arrêter davantage au calcul des valeurs, je vais passer immédiatement à l'examen de la division fondamentale du calcul des fonctions.
Nous avons déterminé, au commencement de cette leçon, en quoi consiste proprement la véritable difficulté qu'on éprouve à mettre en équation les questions mathématiques. C'est essentiellement à cause de l'insuffisance du très-petit nombre d'élémens analytiques que nous possédons, que la relation du concret à l'abstrait est ordinairement si difficile à établir. Essayons maintenant d'apprécier philosophiquement le procédé général par lequel l'esprit humain est parvenu, dans un si grand nombre de cas importans, à surmonter cet obstacle fondamental.
En considérant directement l'ensemble de cette question capitale, on est naturellement conduit à concevoir d'abord un premier moyen pour faciliter l'établissement des équations des phénomènes. Puisque le principal obstacle à ce sujet vient du trop petit nombre de nos élémens analytiques, tout semblerait se réduire à en créer de nouveaux. Mais ce parti, quelque naturel qu'il paraisse, est véritablement illusoire, quand on l'examine d'une manière approfondie. Quoiqu'il puisse certainement être utile, il est aisé de se convaincre de son insuffisance nécessaire.
En effet, la création d'une véritable nouvelle fonction abstraite élémentaire présente, par elle-même, les plus grandes difficultés. Il y a même, dans une telle idée, quelque chose qui semble contradictoire. Car un nouvel élément analytique ne remplirait pas évidemment les conditions essentielles qui lui sont propres, si on ne pouvait immédiatement l'évaluer: or, d'un autre côté, comment évaluer une nouvelle fonction qui serait vraiment simple, c'est-à-dire, qui ne rentrerait pas dans une combinaison de celles déjà connues? Cela paraît presque impossible. L'introduction, dans l'analyse, d'une autre fonction abstraite élémentaire, ou plutôt d'un autre couple de fonctions (car chacune serait toujours accompagnée de son inverse), suppose donc nécessairement la création simultanée d'une nouvelle opération arithmétique, ce qui est certainement fort difficile.
Si nous cherchons à nous faire une idée des moyens que l'esprit humain pourrait employer pour inventer de nouveaux élémens analytiques, par l'examen des procédés à l'aide desquels il a effectivement conçu ceux que nous possédons, l'observation nous laisse à cet égard dans une entière incertitude, car les artifices dont il s'est déjà servi pour cela sont évidemment épuisés. Afin de nous en convaincre, considérons le dernier couple de fonctions simples qui ait été introduit dans l'analyse, et à la formation duquel nous avons pour ainsi dire assisté, savoir le quatrième couple, car, comme je l'ai expliqué, le cinquième couple ne constitue pas, à proprement parler, de véritables nouveaux élémens analytiques. La fonction ax, et, par suite, son inverse, ont été formées en concevant sous un nouveau point de vue une fonction déjà connue depuis long-temps, les puissances, lorsque la notion en a été suffisamment généralisée. Il a suffi de considérer une puissance relativement à la variation de l'exposant, au lieu de penser à la variation de la base, pour qu'il en résultât une fonction simple vraiment nouvelle, la variation suivant alors une marche toute différente. Mais cet artifice, aussi simple qu'ingénieux, ne peut plus rien fournir. Car, en retournant, de la même manière, tous nos élémens analytiques actuels, on n'aboutit qu'à les faire rentrer les uns dans les autres.
Nous ne concevons donc nullement de quelle manière on pourrait procéder à la création de nouvelles fonctions abstraites élémentaires, remplissant convenablement toutes les conditions nécessaires. Ce n'est pas à dire, néanmoins, que nous ayons atteint aujourd'hui la limite effective posée à cet égard par les bornes de notre intelligence. Il est même certain que les derniers perfectionnemens spéciaux de l'analyse mathématique ont contribué à étendre nos ressources sous ce rapport, en introduisant dans le domaine du calcul certaines intégrales définies, qui, à quelques égards, tiennent lieu de nouvelles fonctions simples, quoiqu'elles soient loin de remplir toutes les conditions convenables, ce qui m'a empêché de les inscrire au tableau des vrais élémens analytiques. Mais, tout bien considéré, je crois qu'il demeure incontestable que le nombre de ces élémens ne peut s'accroître qu'avec une extrême lenteur. Ainsi, ce ne peut être dans un tel procédé que l'esprit humain ait puisé ses ressources les plus puissantes pour faciliter autant que possible l'établissement des équations.
Ce premier moyen étant écarté, il n'en reste évidemment qu'un seul; c'est, vu l'impossibilité de trouver directement les équations entre les quantités que l'on considère, d'en chercher de correspondantes entre d'autres quantités auxiliaires, liées aux premières suivant une certaine loi déterminée, et de la relation desquelles on remonte ensuite à celle des grandeurs primitives. Telle est, en effet, la conception, éminemment féconde, que l'esprit humain est parvenu à fonder, et qui constitue son plus admirable instrument pour l'exploration mathématique des phénomènes naturels, l'analyse dite transcendante.
En thèse philosophique générale, les quantités auxiliaires que l'on introduit, au lieu des grandeurs primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement des équations, pourraient dériver suivant une loi quelconque des élémens immédiats de la question. Ainsi, cette conception a beaucoup plus de portée que ne lui en ont supposé communément, même les plus profonds géomètres. Il importe extrêmement de se la représenter dans toute son étendue logique; car c'est peut-être en établissant un mode général de dérivation autre que celui auquel on s'est constamment borné jusqu'ici, bien qu'il ne soit pas, évidemment, le seul possible, qu'on parviendra un jour à perfectionner essentiellement l'ensemble de l'analyse mathématique, et par suite à fonder, pour l'investigation des lois de la nature, des moyens encore plus puissans que nos procédés actuels, susceptibles, sans doute, d'épuisement.
Mais, pour n'avoir égard qu'à la constitution présente de la science, les seules quantités auxiliaires introduites habituellement à la place des quantités primitives dans l'analyse transcendante, sont ce qu'on appelle les élémens infiniment petits, les différentielles de divers ordres de ces quantités, si l'on conçoit cette analyse à la manière de Leïbnitz; ou les fluxions, les limites des rapports des accroissemens simultanés des quantités primitives comparées les unes aux autres, ou, plus brièvement, les premières et dernières raisons de ces accroissemens, en adoptant la conception de Newton; ou bien, enfin, les dérivées proprement dites de ces quantités, c'est-à-dire, les coefficiens des différens termes de leurs accroissemens respectifs, d'après la conception de Lagrange. Ces trois manières principales d'envisager notre analyse transcendante actuelle, et toutes les autres moins distinctement tranchées que l'on a proposées successivement, sont, par leur nature, nécessairement identiques, soit dans le calcul, soit dans l'application, ainsi que je l'expliquerai d'une manière générale dans la sixième leçon. Quant à leur valeur relative, nous verrons alors que la conception de Leïbnitz a jusqu'ici, dans l'usage, une supériorité incontestable, mais que son caractère logique est éminemment vicieux; tandis que la conception de Lagrange, admirable par sa simplicité, par sa perfection logique, par l'unité philosophique qu'elle a établie dans l'ensemble de l'analyse mathématique, jusqu'alors partagée en deux mondes presque indépendans, présente encore, dans les applications, de graves inconvéniens, en ralentissant la marche de l'intelligence: la conception de Newton tient à peu près le milieu sous ces divers rapports, étant moins rapide, mais plus rationnelle que celle de Leïbnitz, moins philosophique, mais plus applicable que celle de Lagrange.
Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer avec exactitude comment la considération de ce genre de quantités auxiliaires introduites dans les équations à la place des grandeurs primitives facilite réellement l'expression analytique des lois des phénomènes. La sixième leçon sera spécialement consacrée à cet important sujet, envisagé sous les différens points de vue généraux auxquels a donné lieu l'analyse transcendante. Je me borne en ce moment à considérer cette conception de la manière la plus générale, afin d'en déduire la division fondamentale du calcul des fonctions en deux calculs essentiellement distincts, dont l'enchaînement, pour la solution complète d'une même question mathématique, est invariablement déterminé.
Sous ce rapport, et dans l'ordre rationnel des idées, l'analyse transcendante se présente comme étant nécessairement la première, puisqu'elle a pour but général de faciliter l'établissement des équations, ce qui doit évidemment précéder la résolution proprement dite de ces équations, qui est l'objet de l'analyse ordinaire. Mais, quoiqu'il importe éminemment de concevoir ainsi le véritable enchaînement de ces deux analyses, il n'en est pas moins convenable, conformément à l'usage constant, de n'étudier l'analyse transcendante qu'après l'analyse ordinaire; car, si, au fond, elle en est par elle-même logiquement indépendante, ou que, du moins, il soit possible aujourd'hui de l'en dégager essentiellement, il est clair que son emploi dans la solution des questions ayant toujours plus ou moins besoin d'être complété par celui de l'analyse ordinaire, on serait contraint de laisser les questions en suspens, si celle-ci n'avait été étudiée préalablement.
En résultat de ce qui précède, le calcul des fonctions, ou l'algèbre, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, se compose de deux branches fondamentales distinctes, dont l'une a pour objet immédiat la résolution des équations, lorsque celles-ci sont immédiatement établies entre les grandeurs mêmes que l'on considère; et dont l'autre, partant d'équations, beaucoup plus aisées à former en général, entre des quantités indirectement liées à celles du problème, a pour destination propre et constante d'en déduire, par des procédés analytiques invariables, les équations correspondantes entre les grandeurs directes que l'on considère, ce qui fait rentrer la question dans le domaine du calcul précédent. Le premier calcul porte, le plus souvent, le nom d'analyse ordinaire, ou d'algèbre proprement dite; le second constitue ce qu'on appelle l'analyse transcendante, qui a été désignée par les diverses dénominations de calcul infinitésimal, calcul des fluxions et des fluentes, calcul des évanouissans, etc., selon le point de vue sous lequel on l'a conçue. Pour écarter toute considération étrangère, je proposerai de la nommer calcul des fonctions indirectes, en donnant à l'analyse ordinaire le titre de calcul des fonctions directes. Ces expressions, que je forme essentiellement en généralisant et en précisant les idées de Lagrange, sont destinées à indiquer simplement avec exactitude le véritable caractère général propre à chacune des deux analyses.
Ayant établi la division fondamentale de l'analyse mathématique, je dois maintenant considérer séparément l'ensemble de chacune de ses deux parties, en commençant par le calcul des fonctions directes, et réservant ensuite des développemens plus étendus aux diverses branches du calcul des fonctions indirectes.
Sommaire. Considérations générales sur le calcul des fonctions directes.
D'après l'explication générale qui termine la leçon précédente, le calcul des fonctions directes, ou l'algèbre proprement dite, suffit entièrement à la solution des questions mathématiques, quand elles sont assez simples pour qu'on puisse former immédiatement les équations entre les grandeurs mêmes que l'on considère, sans qu'il soit nécessaire d'introduire à leur place ou conjointement avec elles aucun système de quantités auxiliaires dérivées des premières. À la vérité, dans le plus grand nombre des cas importans, son emploi a besoin d'être précédé et préparé par celui du calcul des fonctions indirectes, destiné à faciliter l'établissement des équations. Mais quoique le rôle de l'algèbre ne soit alors que secondaire, elle n'en a pas moins toujours une part nécessaire dans la solution complète de la question, en sorte que le calcul des fonctions directes doit continuer à être, par sa nature, la base fondamentale de toute l'analyse mathématique. Nous devons donc, avant d'aller plus loin, considérer, d'une manière générale, la composition rationnelle de ce calcul, et le degré de développement auquel il est parvenu aujourd'hui.
L'objet définitif de ce calcul étant la résolution proprement dite des équations, c'est-à-dire, la découverte du mode de formation des quantités inconnues par les quantités connues d'après les équations qui existent entre elles; il présente naturellement autant de parties différentes que l'on peut concevoir de classes d'équations vraiment distinctes; et par conséquent, son étendue propre est rigoureusement indéfinie, le nombre des fonctions analytiques susceptibles d'entrer dans les équations, étant par lui-même tout-à-fait illimité, bien qu'elles ne soient composées que d'un très-petit nombre d'élémens primitifs.
La classification rationnelle des équations, doit être évidemment déterminée par la nature des élémens analytiques dont se composent leurs membres; toute autre classification serait essentiellement arbitraire. Sous ce rapport, les analystes divisent d'abord les équations à une ou à plusieurs variables en deux classes principales, selon qu'elles ne contiennent que des fonctions des trois premiers couples (voy. le tableau, 4e. leçon, page 173), ou qu'elles renferment aussi des fonctions, soit exponentielles, soit circulaires. Les dénominations de fonctions algébriques et fonctions transcendantes, données communément à ces deux groupes principaux d'élémens analytiques, sont, sans doute, fort peu convenables. Mais la division universellement établie entre les équations correspondantes, n'en est pas moins très-réelle, en ce sens que la résolution des équations contenant les fonctions dites transcendantes, présente nécessairement plus de difficultés que celles des équations dites algébriques. Aussi l'étude des premières est-elle jusqu'ici excessivement imparfaite, à tel point que souvent la résolution des plus simples d'entre elles, nous est encore inconnue 7; c'est sur l'élaboration des secondes que portent presqu'exclusivement nos méthodes analytiques.
Ne considérant maintenant que ces équations algébriques, il faut observer d'abord que, quoiqu'elles puissent souvent contenir des fonctions irrationnelles des inconnues aussi bien que des fonctions rationnelles; on peut toujours, par des transformations plus ou moins faciles, faire rentrer le premier cas dans le second; en sorte que c'est de ce dernier que les analystes ont dû s'occuper uniquement, pour résoudre toutes les équations algébriques.
Dans l'enfance de l'algèbre, ces équations avaient été classées d'après le nombre de leurs termes. Mais cette classification était évidemment vicieuse; comme séparant des cas réellement semblables, et en réunissant d'autres qui n'avaient rien de commun qu'un caractère sans aucune importance véritable 8. Elle n'a été maintenue que pour les équations à deux termes, susceptibles, en effet, d'une résolution commune qui leur est propre.
La classification des équations, d'après ce qu'on appelle leurs degrés, universellement admise depuis long-temps par les analystes, est, au contraire, éminemment naturelle, et mérite d'être signalée ici. Car, en ne comparant, dans chaque degré, que les équations qui se correspondent, quant à leur complication relative, on peut dire que cette distinction détermine rigoureusement la difficulté plus ou moins grande de leur résolution. Cette gradation est sensible effectivement, pour toutes les équations que l'on sait résoudre. Mais on peut s'en rendre compte d'une manière générale, indépendamment du fait de la résolution. Il suffit, pour cela, de considérer que l'équation la plus générale de chaque degré comprend nécessairement toutes celles des divers degrés inférieurs, en sorte qu'il en doit être ainsi de la formule qui détermine l'inconnue. En conséquence, quelque faible qu'on pût supposer à priori la difficulté propre au degré que l'on considère, comme elle se complique inévitablement, dans l'exécution, de celles que présentent tous les degrés précédens, la résolution offre donc réellement plus d'obstacles à mesure que le degré de l'équation s'élève.
Cet accroissement de difficulté est tel, que jusqu'ici la résolution des équations algébriques ne nous est connue que dans les quatre premiers degrés seulement. À cet égard, l'algèbre n'a pas fait de progrès considérables depuis les travaux de Descartes, et des analystes italiens du seizième siècle, quoique, dans les deux derniers siècles, il n'ait peut-être pas existé un seul géomètre qui ne se soit occupé de pousser plus avant la résolution des équations. L'équation générale du cinquième degré elle-même, a jusqu'ici résisté à toutes les tentatives.
La complication toujours croissante que doivent nécessairement présenter les formules pour résoudre les équations à mesure que le degré augmente, l'extrême embarras qu'occasione déjà l'usage de la formule du quatrième degré, et qui le rend presqu'inapplicable, ont déterminé les analystes à renoncer, par un accord tacite, à poursuivre de semblables recherches, quoiqu'ils soient loin de regarder comme impossible d'obtenir jamais la résolution des équations du cinquième degré, et de plusieurs autres degrés supérieurs. La seule question de ce genre, qui offrirait vraiment une grande importance, du moins sous le rapport logique, ce serait la résolution générale des équations algébriques d'un degré quelconque. Or, plus on médite sur ce sujet, plus on est conduit à penser, avec Lagrange, qu'il surpasse réellement la portée effective de notre intelligence. Il faut d'ailleurs observer que la formule qui exprimerait la racine d'une équation du degré m devrait nécessairement renfermer des radicaux de l'ordre m (ou des fonctions d'une multiplicité équivalente), à cause des m déterminations quelle doit comporter. Puisque nous avons vu, de plus, qu'elle doit aussi embrasser, comme cas particulier, celle qui correspond à tout autre degré inférieur, il s'ensuit qu'elle contiendrait, en outre, inévitablement, des radicaux de l'ordre m-1, d'autres de l'ordre m-2, etc., de telle manière que, s'il était possible de la découvrir, elle offrirait presque toujours une trop grande complication pour pouvoir être utilement employée, à moins qu'on ne parvînt à la simplifier, en lui conservant cependant toute la généralité convenable, par l'introduction d'un nouveau genre d'élémens analytiques, dont nous n'avons encore aucune idée. Il y a donc lieu de croire que, sans avoir déjà atteint sous ce rapport les bornes imposées par la faible portée de notre intelligence, nous ne tarderions pas à les rencontrer en prolongeant avec une activité forte et soutenue cette série de recherches.
Il importe d'ailleurs d'observer que, même en supposant obtenue la résolution des équations algébriques d'un degré quelconque, on n'aurait encore traité qu'une très-petite partie de l'algèbre proprement dite, c'est-à-dire, du calcul des fonctions directes, embrassant la résolution de toutes les équations que peuvent former les fonctions analytiques aujourd'hui connues. Enfin, pour achever d'éclaircir la considération philosophique de ce sujet, il faut reconnaître que, par une loi irrécusable de la nature humaine, nos moyens pour concevoir de nouvelles questions étant beaucoup plus puissans que nos ressources pour les résoudre, ou, en d'autres termes, l'esprit humain étant bien plus apte à imaginer qu'à raisonner, nous resterons nécessairement toujours au-dessous de la difficulté, à quelque degré de développement que parviennent jamais nos travaux intellectuels. Ainsi, quand même on découvrirait un jour la résolution complète de toutes les équations analytiques actuellement connues, ce qui, à l'examen, doit être jugé tout-à-fait chimérique, il n'est pas douteux qu'avant d'atteindre à ce but, et probablement même comme moyen subsidiaire, on aurait déjà surmonté la difficulté bien moindre, quoique très-grande cependant, de concevoir de nouveaux élémens analytiques, dont l'introduction donnerait lieu à des classes d'équations que nous ignorons complétement aujourd'hui; en sorte qu'une pareille imperfection relative de la science algébrique se reproduirait encore, malgré l'accroissement réel, très-important d'ailleurs, de la masse absolue de nos connaissances.
Dans l'état présent de l'algèbre, la résolution complète des équations des quatre premiers degrés, des équations binomes quelconques, de certaines équations spéciales des degrés supérieurs, et d'un très-petit nombre d'équations exponentielles, logarithmiques, ou circulaires, constituent donc les méthodes fondamentales que présente le calcul des fonctions directes pour la solution des problèmes mathématiques. Mais, avec des élémens aussi bornés, les géomètres n'en sont pas moins parvenus à traiter, d'une manière vraiment admirable, un très-grand nombre de questions importantes, comme nous le reconnaîtrons successivement dans la suite de ce volume. Les perfectionnemens généraux introduits depuis un siècle dans le système total de l'analyse mathématique ont eu pour caractère principal d'utiliser à un degré immense ce peu de connaissances acquises sur le calcul des fonctions directes, au lieu de tendre à les augmenter. Ce résultat a été obtenu à un tel point, que le plus souvent ce calcul n'a de rôle effectif dans la solution complète des diverses questions que par ses parties les plus simples, celles qui se rapportent aux équations des deux premiers degrés, à une seule ou à plusieurs variables.
L'extrême imperfection de l'algèbre, relativement à la résolution des équations, a déterminé les analystes à s'occuper d'une nouvelle classe de questions, dont il importe de marquer ici le véritable caractère. Quand ils ont cru devoir renoncer à poursuivre plus long-temps la résolution des équations algébriques des degrés supérieurs au quatrième, ils se sont occupés de suppléer, autant que possible, à cette immense lacune, par ce qu'ils ont nommé la résolution numérique des équations. Ne pouvant obtenir, dans la plupart des cas, la formule qui exprime quelle fonction explicite l'inconnue est des données, on a cherché, à défaut de cette résolution, la seule réellement algébrique, à déterminer, du moins, indépendamment de cette formule, la valeur de chaque inconnue pour tel ou tel système désigné de valeurs particulières attribuées aux données. Par les travaux successifs des analystes, cette opération incomplète et bâtarde, qui présente un mélange intime des questions vraiment algébriques avec des questions purement arithmétiques, a pu, du moins, être entièrement effectuée dans tous les cas, pour des équations d'un degré et même d'une forme quelconques. Sous ce rapport, les méthodes qu'on possède aujourd'hui sont suffisamment générales, quoique les calculs auxquels elles conduisent soient souvent presque inexécutables, à cause de leur complication. Il ne reste donc plus, à cet égard, qu'à simplifier assez les procédés pour qu'ils deviennent régulièrement applicables, ce qu'on peut espérer d'obtenir dans la suite. D'après cet état du calcul des fonctions directes, on s'efforce ensuite, dans l'application de ce calcul, de disposer, autant que possible, les questions proposées de façon à n'exiger finalement que cette résolution numérique des équations.
Quelque précieuse que soit évidemment une telle ressource, à défaut de la véritable solution, il est essentiel de ne pas méconnaître le vrai caractère de ces procédés, que les analystes regardent avec raison comme une algèbre fort imparfaite. En effet, il s'en faut de beaucoup que nous puissions toujours réduire nos questions mathématiques à ne dépendre, en dernière analyse, que de la résolution numérique des équations. Cela ne se peut que pour les questions tout-à-fait isolées, ou vraiment finales, c'est-à-dire, pour le plus petit nombre. La plupart des questions ne sont, en effet, que préparatoires, et destinées à servir de préliminaire indispensable à la solution d'autres questions. Or, pour un tel but, il est évident que ce n'est pas la valeur effective de l'inconnue qu'il importe de découvrir, mais la formule qui montre comment elle dérive des autres quantités considérées. C'est ce qui arrive, par exemple, dans un cas très-étendu, toutes les fois qu'une question déterminée renferme simultanément plusieurs inconnues. Il s'agit alors, comme on sait, d'en faire, avant tout, la séparation. En employant convenablement, à cet effet, le procédé simple et général heureusement imaginé par les analystes, et qui consiste à rapporter l'une des inconnues à toutes les autres, la difficulté disparaîtrait constamment, si l'on savait toujours résoudre algébriquement les équations considérées, sans que la résolution numérique puisse être alors d'aucune utilité. C'est uniquement faute de connaître la résolution algébrique des équations à une seule inconnue, qu'on est obligé de traiter l'élimination comme une question distincte, qui forme une des plus grandes difficultés spéciales de l'algèbre ordinaire. Quelque pénibles que soient les méthodes à l'aide desquelles on surmonte cette difficulté, elles ne sont pas même applicables d'une manière entièrement générale, à l'élimination d'une inconnue entre deux équations de forme quelconque.
Dans les questions les plus simples, et lorsqu'on n'a véritablement à résoudre qu'une seule équation à une seule inconnue, cette résolution numérique n'en est pas moins un procédé très-imparfait, même quand elle est strictement suffisante. Elle présente, en effet, ce grave inconvénient d'obliger à refaire toute la suite des opérations pour le plus léger changement qui peut survenir dans une seule des quantités considérées, quoique leur relation reste toujours la même, sans que les calculs faits pour un cas puissent dispenser en aucune manière de ceux qui concernent un autre cas très-peu différent, faute d'avoir pu abstraire et traiter distinctement cette partie purement algébrique de la question qui est commune à tous les cas résultant de la simple variation des nombres donnés.
D'après les considérations précédentes, le calcul des fonctions directes, envisagé dans son état actuel, se divise donc naturellement en deux parties fort distinctes, suivant qu'on traite de la résolution algébrique des équations ou de leur résolution numérique. La première partie, la seule vraiment satisfaisante, est malheureusement fort peu étendue, et restera vraisemblablement toujours très-bornée; la seconde, le plus souvent insuffisante, a du moins l'avantage d'une généralité beaucoup plus grande. La nécessité de distinguer nettement ces deux parties est évidente, à cause du but essentiellement différent qu'on se propose dans chacune, et par suite, du point de vue propre sous lequel on y considère les quantités. De plus, si on les envisage relativement aux diverses méthodes dont chacune est composée, on trouve dans leur distribution rationnelle une marche toute différente. En effet, la première partie doit se diviser d'après la nature des équations que l'on sait résoudre, et indépendamment de toute considération relative aux valeurs des inconnues. Dans la seconde partie, au contraire, ce n'est pas suivant les degrés des équations que les procédés se distinguent naturellement, puisqu'ils sont applicables à des équations d'un degré quelconque; c'est selon l'espèce numérique des valeurs des inconnues. Car, pour calculer directement ces nombre sans les déduire des formules qui en feraient connaître les expressions, le moyen ne saurait évidemment être le même, quand les nombres ne sont susceptibles d'être évalués que par une suite d'approximations toujours incomplète, que lorsqu'on peut les obtenir exactement. Cette distinction si importante, dans la résolution numérique des équations, des racines incommensurables, et des racines commensurables, qui exigent des principes tout-à-fait différens pour leur détermination, est entièrement insignifiante dans là résolution algébrique, où la nature rationnelle ou irrationnelle des nombres obtenus est un simple accident du calcul, qui ne peut exercer aucune influence sur les procédés employés. C'est, en un mot, une simple considération arithmétique. On en peut dire autant, quoique à un moindre degré, de la distinction des racines commensurables elles-mêmes en entières et fractionnaires. Enfin, il en est aussi de même, à plus forte raison, pour la classification la plus générale des racines, en réelles et imaginaires. Toutes ces diverses considérations, qui sont prépondérantes quant à la résolution numérique des équations, et qui n'ont aucune importance dans la résolution algébrique, rendent de plus en plus sensible la nature essentiellement distincte de ces deux parties principales de l'algèbre proprement dite.
Ces deux parties, qui constituent l'objet immédiat du calcul des fonctions directes, sont dominées par une troisième purement spéculative, à laquelle l'une et l'autre empruntent leurs ressources les plus puissantes, et qui a été très-exactement désignée par le nom général de théorie des équations, quoique cependant elle ne porte encore que sur les équations dites algébriques. La résolution numérique des équations, à cause de sa généralité, exige spécialement cette base rationnelle.
Cette dernière branche si importante de l'algèbre se divise naturellement en deux ordres de questions, d'abord celles qui se rapportent à la composition des équations, et ensuite celles qui concernent leur transformation; ces dernières ayant pour objet de modifier les racines d'une équation sans les connaître, suivant une loi quelconque donnée, pourvu que cette loi soit uniforme relativement à toutes ces racines 9.
Note 9: (retour) Je crois devoir, au sujet de la théorie des équations, signaler ici une lacune de quelque importance. Le principe fondamental sur lequel elle repose, et qui est si fréquemment appliqué dans toute l'analyse mathématique, la décomposition des fonctions algébriques, rationnelles, et entières, d'un degré quelconque, en facteurs du premier degré, n'est jamais employé que pour les fonctions d'une seule variable, sans que personne ait examiné si on doit l'étendre aux fonctions de plusieurs variables, ce que néanmoins on ne devrait pas laisser incertain. Quant aux fonctions de deux ou de trois variables, les considérations géométriques décident clairement, quoique d'une manière indirecte, que leur décomposition en facteurs est ordinairement impossible; car il en résulterait que chaque classe correspondante d'équations ne pourrait représenter une ligne ou une surface sui generis, et que son lieu géométrique rentrerait toujours dans le système de ceux appartenant à des équations de degré inférieur, de telle sorte que, de proche en proche, toute équation ne produirait jamais que des lignes droites ou des plans. Mais, précisément à cause de cette interprétation concrète, ce théorème, quoique purement négatif, me semble avoir une si grande importance pour la géométrie analytique, que je m'étonne qu'on n'ait pas cherché à établir directement une différence aussi caractéristique entre les fonctions à une seule variable et celles à plusieurs variables. Je vais rapporter ici sommairement la démonstration abstraite et générale que j'en ai trouvée, quoiqu'elle fût plus convenablement placée dans un traité spécial.1º Si ∫(x,y) pouvait se décomposer en facteurs du premier degré, on les obtiendrait en résolvant l'équation ∫(x,y)=0. Or, d'après les considérations indiquées dans le texte, cette équation, résolue par rapport à x, fournirait des formules qui contiendraient nécessairement divers radicaux, dans lesquels entrerait y. Les fonctions de y, renfermées sous chaque radical, ne sauraient évidemment être en général des puissances parfaites. Or, il faudrait qu'elles le devinssent pour que les facteurs élémentaires correspondans de ∫(x,y), et qui sont déjà du premier degré en x, fussent aussi du premier degré, ou même simplement rationnels, relativement à y. Cela ne pourra donc avoir lieu que dans certains cas particuliers, lorsque les coefficiens rempliront les conditions plus ou moins nombreuses, mais constamment déterminées, qu'exige la disparition des radicaux. Le même raisonnement s'appliquerait évidemment, à bien plus forte raison, aux fonctions de trois, quatre, etc. variables.
2º Une autre démonstration, de nature très-différente, se tire de la mesure du degré de généralité des fonctions à plusieurs variables, lequel s'estime par le nombre de constantes arbitraires entrant dans leur expression la plus complète et la plus simple. Je me bornerai à l'indiquer pour les fonctions de deux variables; il serait aisé de l'étendre à celles qui en contiennent davantage.
On sait que le nombre de constantes arbitraires contenues dans la formule générale d'une fonction du degré m à deux variables, est
m(m+3)
2.Or, si une telle fonction pouvait seulement se décomposer en deux facteurs, l'un du degré n, et l'autre du degré m-n, le produit renfermerait un nombre de constantes arbitraires égal à
n(n+3) + (m-n) (m-n+3)
2 2Ce nombre étant, comme il est aisé de le voir, inférieur au précédent de n(m-n), il en résulte qu'un tel produit, ayant moins de généralité que la fonction primitive, ne peut la représenter constamment. On voit même qu'une telle comparaison exigerait n(m-n) relations spéciales entre les coefficiens de cette fonction, qu'on trouverait aisément en développant l'identité.
Ce nouveau genre de démonstration, fondé sur une considération ordinairement négligée, pourrait probablement être employé avec avantage dans plusieurs autres circonstances..
Pour compléter cette rapide énumération générale des diverses parties essentielles du calcul des fonctions directes, je dois enfin mentionner expressément une des théories les plus fécondes et les plus importantes de l'algèbre proprement dite, celle relative à la transformation des fonctions en séries à l'aide de ce qu'on appelle la méthode des coefficiens indéterminés. Cette méthode, si éminemment analytique, et qui doit être regardée comme une des découvertes les plus remarquables de Descartes, a sans doute perdu de son importance depuis l'invention et le développement du calcul infinitésimal, dont elle pouvait tenir lieu si heureusement sous quelques rapports particuliers. Mais l'extension croissante de l'analyse transcendante, quoique ayant rendu cette méthode bien moins nécessaire, en a, d'un autre côté, multiplié les applications et agrandi les ressources; en sorte que par l'utile combinaison qui s'est finalement opérée entre les deux théories, l'usage de la méthode des coefficiens indéterminés est devenu aujourd'hui beaucoup plus étendu qu'il ne l'était même avant la formation du calcul des fonctions indirectes.
Après avoir esquissé le tableau général de l'algèbre proprement dite, il me reste maintenant à présenter quelques considérations sur divers points principaux du calcul des fonctions directes, dont les notions peuvent être utilement éclaircies par un examen philosophique.
Les difficultés relatives à plusieurs symboles singuliers auxquels conduisent les calculs algébriques et notamment aux expressions dites imaginaires, ont été, ce me semble, beaucoup exagérées par suite des considérations purement méthaphysiques qu'on s'est efforcé d'y introduire, au lieu d'envisager ces résultats anormaux sous leur vrai point de vue, comme de simples faits analytiques. En les concevant ainsi, il est aisé de reconnaître, en thèse générale, que l'esprit de l'analyse mathématique consistant à considérer les grandeurs sous le seul point de vue de leurs relations, et indépendamment de toute idée de valeur déterminée, il en résulte nécessairement pour les analystes l'obligation constante d'admettre indifféremment toutes les sortes d'expressions quelconques que pourront engendrer les combinaisons algébriques. S'ils voulaient s'en interdire une seule, à raison de sa singularité apparente, comme elle est toujours susceptible de se présenter d'après certaines suppositions particulières sur les valeurs des quantités considérées, ils seraient contraints d'altérer la généralité de leurs conceptions, et en introduisant ainsi, dans chaque raisonnement, une suite de distinctions vraiment étrangères, ils feraient perdre à l'analyse mathématique, son principal avantage caractéristique, la simplicité et l'uniformité des idées qu'elle combine. L'embarras que l'intelligence éprouve ordinairement au sujet de ces expressions singulières, me paraît provenir essentiellement de la confusion vicieuse qu'elle fait à son insçu entre l'idée de fonction et l'idée de valeur, ou, ce qui revient au même, entre le point de vue algébrique, et le point de vue arithmétique. Si la nature de cet ouvrage me permettait de présenter à cet égard les développemens suffisans, il me serait, je crois, facile, par un usage convenable des considérations indiquées dans cette leçon et dans les deux précédentes, de dissiper les nuages dont une fausse manière de voir entoure habituellement ces diverses notions. Le résultat de cet examen démontrerait expressément que l'analyse mathématique est, par sa nature, beaucoup plus claire, sous les différens rapports dont je viens de parler, que ne le croient communément les géomètres eux-mêmes, égarés par les objections vicieuses des métaphysiciens.
Relativement aux quantités négatives, qui, par suite du même esprit métaphysique, ont donné lieu à tant de discussions déplacées, aussi dépourvues de tout fondement rationnel que dénuées de toute véritable utilité scientifique, il faut distinguer, en considérant toujours le simple fait analytique, entre leur signification abstraite et leur interprétation concrète, qu'on a presque toujours confondues jusqu'à présent. Sous le premier rapport, la théorie des quantités négatives peut être établie d'une manière complète par une seule vue algébrique. Quant à la nécessité d'admettre ce genre de résultats concurremment avec tout autre, elle dérive de la considération générale que je viens de présenter: et quant à leur emploi comme artifice analytique pour rendre les formules plus étendues, ce mécanisme de calcul ne peut réellement donner lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi, on peut envisager la théorie abstraite des quantités négatives comme ne laissant rien d'essentiel à désirer: elle ne présente vraiment d'obstacles que ceux qu'on y introduit mal à propos par des considérations sophistiques. Mais, il n'en est nullement de même pour leur théorie concrète.
Sous ce point de vue, elle consiste essentiellement dans cette admirable propriété des signes + et - de représenter analytiquement les oppositions de sens dont sont susceptibles certaines grandeurs. Ce théorème général sur les relations du concret à l'abstrait en mathématique, est une des plus belles découvertes que nous devions au génie de Descartes, qui l'a obtenue comme un simple résultat de l'observation philosophique convenablement dirigée. Un grand nombre de géomètres ont tenté depuis d'en établir directement la démonstration générale. Mais jusqu'ici leurs efforts ont été illusoires, soit qu'ils aient essayé de trancher la difficulté par de vaines considérations métaphysiques, ou par des comparaisons très-hasardées, soit qu'ils aient pris de simples vérifications dans quelque cas particulier plus ou moins borné pour de véritables démonstrations. Ces diverses tentatives vicieuses, et le mélange hétérogène du point de vue abstrait avec le point de vue concret, ont même introduit communément à cet égard une telle confusion, qu'il devient nécessaire d'énoncer ici distinctement le fait général, soit qu'on veuille se contenter d'en faire usage, soit qu'on se propose de l'expliquer. Il consiste, indépendamment de toute explication, en ce que: si dans une équation quelconque exprimant la relation de certaines quantités susceptibles d'opposition de sens, une ou plusieurs de ces quantités viennent à être comptées dans un sens contraire à celui qu'elles affectaient quand l'équation a été primitivement établie; il ne sera pas nécessaire de former directement une nouvelle équation pour ce second état du phénomène; il suffira de changer, dans la première équation, le signe de chacune des quantités qui auront changé de sens, et l'équation ainsi modifiée coïncidera toujours rigoureusement avec celle qu'on aurait trouvée en recommençant à chercher pour ce nouveau cas la loi analytique du phénomène. C'est dans cette coïncidence constante et nécessaire que consiste le théorême général. Or, jusqu'ici on n'est point parvenu réellement à s'en rendre compte directement; on ne s'en est assuré que par un grand nombre de vérifications géométriques et mécaniques, qui sont, il est vrai, assez multipliées et surtout assez variées pour qu'il ne puisse rester dans aucun esprit juste le moindre doute sur l'exactitude et la généralité de cette propriété essentielle, mais qui, sous le rapport philosophique, ne dispensent nullement de chercher une explication aussi importante. L'extrême étendue du théorême doit faire comprendre à la fois et la difficulté capitale de cette recherche si souvent reprise infructueusement, et la haute utilité dont serait sans doute, pour le perfectionnement de la science mathématique, la conception générale de cette grande vérité, l'esprit ne pouvant évidemment s'y élever qu'en se plaçant à un point de vue d'où il découvrirait inévitablement de nouvelles idées, par la considération directe et approfondie de la relation du concret à l'abstrait. Quoi qu'il en soit, l'imperfection que présente encore la science sous ce rapport, n'a point empêché les géomêtres de faire l'usage le plus étendu et le plus important de cette propriété dans toutes les parties de la mathématique concrète, où l'on en éprouve un besoin presque continuel. On peut même retirer une certaine utilité logique de la simple considération nette de ce fait général, tel que je l'ai décrit ci-dessus; il en résulte, par exemple, indépendamment de toute démonstration, que la propriété dont nous parlons ne doit jamais être appliquée aux grandeurs qui affectent des directions continuellement variables, sans donner lieu à une simple opposition de sens: dans ce cas, le signe dont se trouve nécessairement affecté tout résultat de calcul n'est susceptible d'aucune interprétation concrète, et c'est à tort qu'on s'efforce quelquefois d'en établir; cette circonstance a lieu, entre autres occasions, pour les rayons vecteurs en géométrie, et pour les forces divergentes en mécanique.
Un second théorême général sur la relation du concret à l'abstrait en mathématique, que je crois devoir considérer expressément ici, est celui qu'on désigne ordinairement sous le nom de principe de l'homogénéité. Il est sans doute bien moins important dans ses applications que le précédent. Mais il mérite particulièrement notre attention, comme ayant, par sa nature, une étendue encore plus grande, puisqu'il s'applique indistinctement à tous les phénomènes, et à cause de l'utilité réelle qu'on en retire souvent pour la vérification de leurs lois analytiques. Je puis d'ailleurs en exposer une démonstration directe et générale, qui me semble fort simple. Elle est fondée sur cette seule observation, évidente par elle-même: l'exactitude de toute relation entre des grandeurs concrètes quelconques est indépendante de la valeur des unités auxquelles on les rapporte pour les exprimer en nombres. Par exemple, la relation qui existe entre les trois côtés d'un triangle rectangle, a lieu soit qu'on les évalue en mètres, ou en lieues, ou en pouces, etc.
Il suit de cette considération générale, que toute équation qui exprime la loi analytique d'un phénomène quelconque, doit jouir de cette propriété de n'être nullement altérée, quand on fait subir simultanément à toutes les quantités qui s'y trouvent, le changement correspondant à celui qu'éprouveraient leurs unités respectives. Or, ce changement consiste évidemment en ce que toutes les quantités de chaque espèce deviendraient à la fois m fois plus petites, si l'unité qui leur correspond devient m fois plus grande, ou réciproquement. Ainsi, toute équation qui représente une relation concrète quelconque, doit offrir ce caractère de demeurer la même, quand on y rend m fois plus grandes toutes les quantités qu'elle contient, et qui expriment les grandeurs entre lesquelles existe la relation, en exceptant toutefois les nombres qui désignent simplement les rapports mutuels de ces diverses grandeurs, lesquels restent invariables dans le changement des unités. C'est dans cette propriété que consiste la loi de l'homogénéité, suivant son acception la plus étendue, c'est-à-dire, de quelques fonctions analytiques que les équations soient composées.
Mais, le plus souvent, on ne considère que les cas où ces fonctions sont de celles qu'on appelle particulièrement algébriques, et auxquelles la notion de degré est applicable. Dans ce cas, on peut préciser davantage la proposition générale, en déterminant le caractère analytique que doit présenter nécessairement l'équation pour que cette propriété soit vérifiée. Il est aisé de voir alors, en effet, que, par la modification ci-dessus exposée, tous les termes du premier degré, quelle que soit leur forme, rationnelle ou irrationnelle, entière ou fractionnaire, deviendront m fois plus grands; tous ceux du second degré, m2 fois; ceux du troisième, m3 fois, etc. Ainsi, les termes du même degré, quelque diverse que puisse être leur composition, variant de la même manière, et les termes de degrés différens variant dans une proportion inégale, quelque similitude que puisse offrir leur composition, il faudra nécessairement, pour que l'équation ne soit pas troublée, que tous les termes qu'elle contient soient d'un même degré. C'est en cela que consiste proprement le théorême ordinaire de l'homogénéité; et c'est de cette circonstance que la loi générale à tiré son nom, qui cependant cesse d'être exactement convenable pour toute autre espèce de fonctions.
Afin de traiter ce sujet dans toute son étendue, il importe d'observer une condition essentielle, à laquelle on devra avoir égard en appliquant cette propriété, lorsque le phénomène exprimé par l'équation présentera des grandeurs de natures diverses. En effet, il pourra arriver que les unités respectives soient complétement indépendantes les unes des autres, et alors le théorême de l'homogénéité aura lieu, soit par rapport à toutes les classes correspondantes de quantités, soit qu'on ne veuille considérer qu'une seule ou plusieurs d'entre elles. Mais, il arrivera, dans d'autres occasions, que les diverses unités auront entre elles des relations obligées, déterminées par la nature de la question. Alors, il faudra avoir égard à cette subordination des unités dans la vérification de l'homogénéité, qui n'existera plus en un sens purement algébrique, et dont le mode précis variera suivant le genre des phénomènes. Ainsi, par exemple, pour fixer les idées, quand on considérera dans l'expression analytique des phénomènes géométriques, à la fois des lignes, des aires, et des volumes, il faudra observer que les trois unités correspondantes, sont nécessairement liées entre elles, de telle sorte que, suivant la subordination généralement établie à cet égard, lorsque la première devient m fois plus grande, la seconde le devient m2 fois, et la troisième m3 fois. C'est avec une telle modification que l'homogénéité existera dans les équations, où l'on devra alors, si elles sont algébriques, estimer le degré de chaque terme, en doublant les exposans des facteurs qui correspondent à des aires, et triplant ceux des facteurs relatifs à des volumes 10.
Telles sont les principales considérations générales, très-insuffisantes sans doute, mais auxquelles je suis contraint de me réduire par les limites naturelles de ce cours, relativement au calcul des fonctions directes. Nous devons passer maintenant à l'examen philosophique du calcul des fonctions indirectes, dont l'importance et l'étendue bien supérieures réclament un plus grand développement.
Note 10: (retour) J'ai été conduit, il y a douze ans, par mon enseignement journalier de la science mathématique, à construire cette théorie générale de l'homogénéité. J'ai trouvé depuis que M. Fourier, dans son grand ouvrage sur la chaleur, publié en 1822, avait suivi, de son côté, une marche essentiellement semblable. Malgré cette heureuse coïncidence, qu'a dû naturellement déterminer la considération directe d'un sujet aussi simple, je n'ai pas cru devoir ici renvoyer à sa démonstration; celle que je viens d'exposer ayant pour principal objet d'embrasser l'ensemble de la question, sans égard à aucune application spéciale.
Sommaire. Exposition comparative des divers points de vue généraux sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.
Nous avons déterminé, dans la quatrième leçon, le caractère philosophique propre à l'analyse transcendante, de quelque manière qu'on puisse la concevoir, en considérant seulement la nature générale de sa destination effective dans l'ensemble de la science mathématique. Cette analyse a été, comme on sait, présentée par les géomètres sous plusieurs points de vue réellement distincts, quoique nécessairement équivalens, et conduisant toujours à des résultats identiques. On peut les réduire à trois principaux, ceux de Leïbnitz, de Newton et de Lagrange, dont tous les autres ne sont que des modifications secondaires. Dans l'état présent de la science, chacune de ces trois conceptions générales offre des avantages essentiels qui lui appartiennent exclusivement, sans qu'on soit encore parvenu à construire une méthode unique réunissant toutes ces diverses qualités caractéristiques. En méditant sur l'ensemble de cette grande question, on est convaincu, je crois, que c'est dans la conception de Lagrange, que s'opérera un jour cette combinaison. Quand cet important travail philosophique, qui exige une profonde élaboration de toutes les idées mathématiques fondamentales, sera convenablement exécuté; on pourra se borner alors, pour connaître l'analyse transcendante, à la seule étude de cette conception définitive; les autres ne présentant plus essentiellement qu'un intérêt historique. Mais jusqu'à cette époque, la science devra être considérée, sous ce rapport, comme étant dans un véritable état provisoire, qui exige absolument, même pour l'exposition dogmatique de cette analyse, la considération simultanée des divers modes généraux propres au calcul des fonctions indirectes. Quelque peu satisfaisante que puisse paraître, sous le rapport logique, cette multiplicité de conceptions d'un sujet toujours identique, il est certain que, sans cette indispensable condition, on ne pourrait se former aujourd'hui qu'une notion très-insuffisante de cette analyse, soit en elle-même, soit surtout relativement à ses applications, quelque fût le mode unique que l'on aurait cru devoir choisir. Ce défaut de systématisation dans la partie la plus importante de l'analyse mathématique, ne paraîtra nullement étrange, si l'on considère, d'une part, son extrême étendue, sa difficulté supérieure, et d'une autre part, sa formation presque récente. La génération des géomètres est à peine renouvelée depuis la production primitive de la conception destinée sans doute à coordonner la science, de manière à lui imprimer un caractère fixe et uniforme; ainsi, les habitudes intellectuelles n'ont pu encore, sous ce rapport, être suffisamment formées.
S'il s'agissait ici de tracer l'histoire raisonnée de la formation successive de l'analyse transcendante, il faudrait préalablement distinguer avec soin du calcul des fonctions indirectes proprement dit, l'idée mère de la méthode infinitésimale, laquelle peut être conçue par elle-même, indépendamment de tout calcul. Nous verrions, dès-lors, que le premier germe de cette idée, se trouve déjà dans le procédé constant, employé par les géomètres grecs, sous le nom de méthode d'exhaustion, pour passer de ce qui est relatif aux lignes droites à ce qui concerne les lignes courbes, et qui consistait essentiellement à substituer à la courbe la considération auxiliaire d'un polygone inscrit ou circonscrit, d'après lequel on s'élevait à la courbe elle-même, en prenant convenablement les limites des relations primitives. Quelqu'incontestable que soit cette filiation des idées, on lui donnerait une importance fort exagérée, en voyant dans cette méthode d'exhaustion, l'équivalent réel de nos méthodes modernes, comme l'ont fait plusieurs géomètres. Car, les anciens n'avaient aucun moyen rationnel et général pour la détermination de ces limites, qui constituait ordinairement la plus grande difficulté de la question; en sorte que leurs solutions n'étaient point soumises à des règles abstraites et invariables, dont l'application uniforme dût conduire avec certitude à la connaissance cherchée, ce qui est le principal caractère de notre analyse transcendante. En un mot, il restait à généraliser la conception employée par les anciens, et surtout, en la considérant d'une manière purement abstraite, à la réduire en calcul, ce qui leur était impossible. La première idée qui ait été produite dans cette nouvelle direction, remonte véritablement à notre grand géomètre Fermat, que Lagrange a justement présenté comme ayant ébauché la formation directe de l'analyse transcendante, par sa méthode pour la détermination des maxima et minima, et pour la recherche des tangentes, qui consistait essentiellement, en effet, à introduire la considération auxiliaire des accroissemens corélatifs des variables proposées, accroissemens supprimés ensuite comme nuls, après que les équations avaient subi certaines transformations convenables. Mais, quoique Fermat eût le premier conçu cette analyse d'une manière vraiment abstraite, elle était encore loin d'être régulièrement formée en un calcul général et distinct, ayant sa notation propre, et surtout dégagé de la considération superflue des termes, qui finissaient par n'être plus comptés dans l'analyse de Fermat, après avoir néanmoins singulièrement compliqué par leur présence toutes les opérations. C'est ce qu'a si heureusement exécuté Leïbnitz un demi-siècle plus tard, après quelques modifications intermédiaires apportées par Wallis, et surtout par Barrow, aux idées de Fermat; et par là il a été le véritable créateur de l'analyse transcendante, telle que nous l'employons aujourd'hui. Cette découverte capitale était tellement mûre, comme toutes les grandes conceptions de l'esprit humain au moment de leur manifestation, que Newton, de son côté, était parvenu en même temps, ou un peu auparavant, à une méthode exactement équivalente, en considérant cette analyse sous un point de vue très-différent, et qui, bien que plus rationnel en lui-même, est réellement moins convenable pour donner à la méthode fondamentale commune toute l'étendue et la facilité que lui ont imprimées les idées de Leïbnitz. Enfin, Lagrange, écartant les considérations hétérogènes qui avaient guidé Leïbnitz et Newton, est parvenu plus tard à réduire l'analyse transcendante, dans sa plus grande perfection, à un système purement algébrique, auquel il ne manque encore que plus d'aptitude aux applications.
Après ce coup-d'oeil sommaire sur l'histoire générale de l'analyse transcendante, procédons à l'exposition dogmatique des trois conceptions principales, afin d'apprécier exactement leurs propriétés caractéristiques, et de constater l'identité nécessaire des méthodes qui en dérivent. Commençons par celle de Leïbnitz.
Elle consiste, comme on sait, à introduire dans le calcul, pour faciliter l'établissement des équations, les élémens infiniment petits dont on considère comme composées les quantités entre lesquelles on cherche des relations. Ces élémens ou différentielles auront entre eux des relations constamment et nécessairement plus simples et plus faciles à découvrir que celles des quantités primitives, et d'après lesquelles on pourrait ensuite, par un calcul spécial ayant pour destination propre l'élimination de ces infinitésimales auxiliaires, remonter aux équations cherchées, qu'il eût été le plus souvent impossible d'obtenir directement. Cette analyse indirecte pourra l'être à des degrés divers; car, si on trouve quelquefois trop de difficulté à former immédiatement l'équation entre les différentielles mêmes des grandeurs que l'on considère, il faudra, par un emploi redoublé du même artifice général, traiter, à leur tour, ces différentielles comme de nouvelles quantités primitives, et chercher la relation entre leurs élémens infiniment petits, qui, par rapport aux objets définitifs de la question, seront les différentielles secondes; et ainsi de suite, la même transformation pouvant être répétée un nombre quelconque de fois, à la condition toujours d'éliminer finalement le nombre de plus en plus grand des quantités infinitésimales introduites comme auxiliaires.
Un esprit encore étranger à ces considérations n'aperçoit pas sur-le-champ comment l'emploi de ces quantités auxiliaires peut faciliter la découverte des lois analytiques des phénomènes; car les accroissemens infiniment petits des grandeurs proposées étant de même espèce qu'elles, leurs relations ne paraissent pas devoir s'obtenir plus aisément, la valeur plus ou moins petite d'une quantité ne pouvant, en effet, exercer aucune influence sur une recherche nécessairement indépendante, par sa nature, de toute idée de valeur. Mais il est aisé, néanmoins, de s'expliquer très-nettement, et d'une manière tout-à-fait générale, à quel point, par un tel artifice, la question doit se trouver simplifiée. Il faut, pour cela, commencer par distinguer les différens ordres d'infiniment petits, dont on peut se faire une idée fort précise, en considérant que ce sont ou les puissances successives d'un même infiniment petit primitif, ou des quantités qu'on peut présenter comme ayant avec ces puissances des rapports finis, en sorte que, par exemple, les différentielles seconde, troisième, etc., d'une même variable, sont classées comme infiniment petits du second ordre, du troisième, etc., parce qu'il est aisé de montrer en elles des multiples finis des puissances seconde, troisième, etc., d'une certaine différentielle première. Ces notions préliminaires étant posées, l'esprit de l'analyse infinitésimale consiste à négliger constamment les quantités infiniment petites à l'égard des quantités finies, et, généralement, les infiniment petits d'un ordre quelconque vis-à-vis tous ceux d'un ordre inférieur. On conçoit immédiatement combien une telle faculté doit faciliter la formation des équations entre les différentielles des quantités, puisque, au lieu de ces différentielles, on pourra substituer tels autres élémens qu'on voudra, et qui seraient plus simples à considérer, en se conformant à cette seule condition, que les nouveaux élémens ne diffèrent des précédens que de quantités infiniment petites par rapport à eux. C'est ainsi qu'il sera possible, en géométrie, de traiter les lignes courbes comme composées d'une infinité d'élémens rectilignes, les surfaces courbes comme formées d'élémens plans; et, en mécanique, les mouvemens variés comme une suite infinie de mouvemens uniformes, se succédant à des intervalles de temps infiniment petits. Vu l'importance de cette conception admirable, je crois devoir ici, par l'indication sommaire de quelques exemples principaux, achever d'éclaircir son caractère fondamental.
Qu'il s'agisse de déterminer, en chaque point d'une courbe plane dont l'équation est donnée, la direction de sa tangente, question dont la solution générale a été l'objet primitif qu'avaient en vue les inventeurs de l'analyse transcendante. On considérera la tangente comme une sécante qui joindrait deux points infiniment voisins; et alors, en nommant dy et dx les différences infiniment petites des coordonnées de ces deux points, les premiers élémens de la géométrie fourniront immédiatement l'équation t={dy}/{dx}, pour la tangente trigonométrique de l'angle que fait avec l'axe des x la tangente cherchée, ce qui, dans un système de coordonnées rectilignes, est la manière la plus simple d'en fixer la position. Cette équation, commune à toutes les courbes, étant posée, la question est réduite à un simple problème analytique, qui consistera à éliminer les infinitésimales dx et dy, introduites comme auxiliaires, en déterminant, dans chaque cas particulier, d'après l'équation de la courbe proposée, le rapport de dy à dx, ce qui se fera constamment par des procédés uniformes et très-simples.
En second lieu, qu'on veuille connaître la longueur de l'arc d'une courbe quelconque, considéré comme une fonction des coordonnées de ses extrémités. Il serait impossible d'établir immédiatement l'équation entre cet arc s et ces coordonnées, tandis qu'il est aisé de trouver la relation correspondante entre les différentielles de ces diverses grandeurs. Les plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire donneront, en effet, sur-le-champ, en considérant l'arc infiniment petit ds comme une ligne droite, les équations
suivant que la courbe sera plane ou à double courbure. Dans l'un et l'autre cas, la question est maintenant tout entière du domaine de l'analyse, qui fera remonter, d'après cette relation, à celle qui existe entre les quantités finies elles-mêmes que l'on considère, par l'élimination des différentielles, qui est l'objet propre du calcul des fonctions indirectes.
Il en serait de même pour la quadrature des aires curvilignes. Si la courbe est plane et rapportée à des coordonnées rectilignes, on concevra l'aire A comprise entre elle, l'axe des x, et deux coordonnées extrêmes, comme augmentant d'une quantité infiniment petite dA, en résultat d'un accroissement analogue de l'abcisse. Alors la relation entre ces deux différentielles pourra s'obtenir immédiatement avec la plus grande facilité, en substituant à l'élément curviligne de l'aire proposée le rectangle formé par l'ordonnée extrême et l'élément de l'abcisse, dont il ne diffère évidemment que d'une quantité infiniment petite du second ordre, ce qui fournira aussitôt, quelle que soit la courbe, l'équation différentielle très-simple
dA = ydx,
d'où le calcul des fonctions indirectes, quand la courbe sera définie, apprendra à déduire l'équation finie, objet immédiat du problème.
Pareillement, en dynamique, quand on voudra connaître l'expression de la vitesse acquise à chaque instant par un corps animé d'un mouvement varié suivant une loi quelconque, on considérera le mouvement comme uniforme pendant la durée d'un élément infiniment petit du temps t, et on formera ainsi immédiatement l'équation différentielle de=vdt, v désignant la vitesse acquise quand le corps a parcouru l'espace e, et de là il sera facile de conclure, par de simples procédés analytiques invariables, la formule qui donnerait la vitesse dans chaque mouvement particulier, d'après la relation correspondante entre le temps et l'espace; ou, réciproquement, quelle serait cette relation si le mode de variation de la vitesse était supposé connu, soit par rapport à l'espace, soit par rapport au temps.
Enfin, pour indiquer une autre nature de questions, c'est par une marche semblable que, dans l'étude des phénomènes thermologiques, comme l'a si heureusement conçue M. Fourier, on peut former très-simplement, ainsi que nous le verrons plus tard, l'équation différentielle générale qui exprime la répartition variable de la chaleur dans un corps quelconque à quelques influences qu'on le suppose soumis, d'après la seule relation, fort aisée à obtenir, qui représente la distribution uniforme de la chaleur dans un parallélipipède rectangle, en considérant géométriquement tout autre corps comme décomposé en élémens infiniment petits d'une telle forme, et thermologiquement le flux de chaleur comme constant pendant un temps infiniment petit. Dès-lors, toutes les questions que peut présenter la thermologie abstraite se trouveront réduites, comme pour la géométrie et la mécanique, à de pures difficultés d'analyse, qui consisteront toujours dans l'élimination des différentielles introduites comme auxiliaires pour faciliter l'établissement des équations.
Des exemples de nature aussi diverse sont plus que suffisans pour faire nettement comprendre en général l'immense portée de la conception fondamentale de l'analyse transcendante, telle que Leïbnitz l'a formée, et qui constitue sans aucun doute la plus haute pensée à laquelle l'esprit humain se soit jamais élevé jusqu'à présent.
On voit que cette conception était indispensable pour achever de fonder la science mathématique, en permettant d'établir d'une manière large et féconde, la relation du concret à l'abstrait. Sous ce rapport, elle doit être envisagée comme le complément nécessaire de la grande idée-mère de Descartes, sur la représentation analytique générale des phénomènes naturels, idée qui n'a commencé à être dignement appréciée et convenablement exploitée que depuis la formation de l'analyse infinitésimale, sans laquelle elle ne pouvait encore produire, même en géométrie, de résultats très-importans 11.
Note 11: (retour) Il est bien remarquable, en effet, que des hommes tels que Pascal, aient fait aussi peu d'attention à la conception fondamentale de Descartes, sans pressentir nullement la révolution générale qu'elle était nécessairement destinée à produire dans le système entier de la science mathématique. Cela est venu de ce que, sans le secours de l'analyse transcendante, cette admirable méthode ne pouvait réellement encore conduire à des résultats essentiels, qui ne pussent être obtenus presqu'aussi bien par la méthode géométrique des anciens. Les esprits mêmes les plus éminens ont toujours bien moins apprécié jusqu'ici les méthodes générales par leur simple caractère philosophique, que par les connaissances effectives qu'elles pouvaient procurer immédiatement.
Quoique j'aie cru devoir, dans les considérations précédentes, insister particulièrement sur l'admirable facilité que présente par sa nature l'analyse transcendante pour la recherche des lois mathématiques de tous les phénomènes, je ne dois pas négliger de faire ressortir une seconde propriété fondamentale, peut-être aussi importante que la première, et qui ne lui est pas moins inhérente: je veux parler de l'extrême généralité des formules différentielles, qui expriment en une seule équation chaque phénomène déterminé, quelque variés que puissent être les sujets dans lesquels on le considère. Ainsi, sous le point de vue de l'analyse infinitésimale, on voit, dans les exemples qui précèdent, une seule équation différentielle donner les tangentes à toutes les courbes, une autre leurs rectifications, une troisième leurs quadratures; et de même, une formule invariable exprimer la loi mathématique de tout mouvement varié; enfin une équation unique représenter constamment la répartition de la chaleur dans un corps et pour un cas quelconques. Cette généralité si éminemment remarquable, et qui est pour les géomètres la base des considérations les plus élevées, est une heureuse conséquence nécessaire et presqu'immédiate de l'esprit même de l'analyse transcendante, surtout dans la conception de Leïbnitz. Elle résulte de ce que, en substituant aux élémens infiniment petits des grandeurs considérées, d'autres infinitésimales plus simples, qui seules entrent dans les équations différentielles, ces infinitésimales se trouvent, par leur nature, être constamment les mêmes pour chaque classe totale de questions, quels que soient les objets divers du phénomène étudié. Ainsi, par exemple, toute courbe, quelle qu'elle soit, étant toujours décomposée en élémens rectilignes, on conçoit à priori que la relation entre ces élémens uniformes doit nécessairement être la même pour un même phénomène géométrique quelconque, quoique l'équation finie correspondante à cette loi différentielle doive varier d'une courbe à une autre. Il en est évidemment de même dans tout autre cas quelconque. L'analyse infinitésimale n'a donc pas seulement fourni un procédé général pour former indirectement des équations qu'il eût été impossible de découvrir d'une manière directe; elle a permis en outre de considérer, pour l'étude mathématique des phénomènes naturels, un ordre nouveau de lois plus générales et néanmoins offrant une signification claire et précise à tout esprit habitué à leur interprétation. Ces lois sont constamment les mêmes pour chaque phénomène, dans quelques objets qu'on l'étudie, et ne changent qu'en passant d'un phénomène à un autre; d'où l'on a pu d'ailleurs, en comparant ces variations, s'élever quelquefois, par une vue encore plus générale, à des rapprochemens positifs entre diverses classes de phénomènes tout-à-fait divers, d'après les analogies présentées par les expressions différentielles de leurs lois mathématiques. Dans l'étude philosophique de la mathématique concrète, je m'attacherai à faire exactement apprécier cette seconde propriété caractéristique de l'analyse transcendante, non moins admirable que la première, et en vertu de laquelle le système entier d'une science immense, comme la géométrie ou la mécanique, a pu se trouver condensé en un petit nombre de formules analytiques, d'où l'esprit humain peut déduire, par des règles certaines et invariables, la solution de tous les problèmes particuliers.
Pour terminer l'exposition générale de la conception de Leïbnitz, il me reste maintenant à considérer en elle-même la démonstration du procédé logique auquel elle conduit, ce qui constitue malheureusement la partie la plus imparfaite de cette belle méthode.
Dans les premiers temps de l'analyse infinitésimale, les géomètres les plus célèbres, tels que les deux illustres frères Jean et Jacques Bernouilli attachèrent, avec raison, bien plus d'importance à étendre, en la développant, l'immortelle découverte de Leïbnitz, et à en multiplier les applications, qu'à établir rigoureusement les bases logiques sur lesquelles reposaient les procédés de ce nouveau calcul 12. Ils se contentèrent pendant long-temps de répondre par la solution inespérée des problèmes les plus difficiles à l'opposition prononcée de la plupart des géomètres du second ordre contre les principes de la nouvelle analyse, persuadés sans doute, contrairement aux habitudes ordinaires, que, dans la science mathématique bien plus que dans aucune autre, on peut accueillir avec hardiesse les nouveaux moyens, même quand leur rationnalité est imparfaite, pourvu qu'ils soient féconds, puisque, les vérifications étant bien plus faciles et plus multipliées, l'erreur ne saurait demeurer long-temps inaperçue. Néanmoins, après le premier élan, il était impossible d'en rester là; et il fallait revenir nécessairement sur les fondemens mêmes de l'analyse leïbnitzienne pour constater généralement l'exactitude rigoureuse des procédés employés, malgré les infractions apparentes qu'on s'y permettait aux règles ordinaires du raisonnement. Leïbnitz, pressé de répondre, avait lui-même présenté une explication tout-à-fait erronée, en disant qu'il traitait les infiniment petits comme des incomparables, et qu'il les négligeait vis-à-vis des quantités finies comme des grains de sable par rapport à la mer, considération qui eût complétement dénaturé son analyse, en la réduisant à n'être plus qu'un simple calcul d'approximation, qui, sous ce rapport, serait radicalement vicieux, puisqu'il serait impossible de prévoir, en thèse générale, à quel point les opérations successives peuvent grossir ces erreurs premières, dont l'accroissement pourrait même évidemment devenir ainsi quelconque. Leïbnitz n'avait donc entrevu que d'une manière extrêmement confuse les véritables fondemens rationnels de l'analyse qu'il avait créée. Ses premiers successeurs se bornèrent d'abord à en vérifier l'exactitude par la conformité de ses résultats, dans certains usages particuliers, avec ceux que fournissait l'algèbre ordinaire ou la géométrie des anciens, en reproduisant, autant qu'ils le pouvaient, d'après les anciennes méthodes, les solutions de quelques problèmes, une fois qu'elles avaient été obtenues par la méthode nouvelle, seule capable primitivement de les faire découvrir. Quand cette grande question a été considérée d'une manière plus générale, les géomètres, au lieu d'aborder directement la difficulté, ont préféré l'éluder en quelque sorte, comme l'ont fait Euler et d'Alembert, par exemple, en démontrant abstraitement la conformité nécessaire et constante de la conception de Leïbnitz, envisagée dans tous ses usages quelconques, avec d'autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, celle de Newton surtout, dont l'exactitude était à l'abri de toute objection. Une telle vérification générale est sans doute strictement suffisante pour dissiper toute incertitude sur l'emploi légitime de l'analyse leïbnitzienne. Mais la méthode infinitésimale est tellement importante, elle présente encore, dans presque toutes les applications, une telle supériorité effective sur les autres conceptions générales successivement proposées, qu'il y aurait véritablement imperfection dans le caractère philosophique de la science à ne pouvoir la justifier en elle-même, et à la fonder logiquement sur des considérations d'un autre ordre, qu'on cesserait ensuite d'employer efficacement. Il était donc d'une importance réelle d'établir directement et d'une manière générale la rationnalité nécessaire de la méthode infinitésimale. Après diverses tentatives plus ou moins imparfaites pour y parvenir, les travaux philosophiques de Lagrange ayant fortement reporté, vers la fin du siècle dernier, l'attention des géomètres sur la théorie générale de l'analyse infinitésimale, un géomètre très-recommandable, Carnot, présenta enfin la véritable explication logique directe de la méthode de Leïbnitz, en la montrant comme fondée sur le principe de la compensation nécessaire des erreurs, ce qui est vraisemblablement, en effet, la manifestation précise et lumineuse de ce que Leïbnitz avait vaguement et confusément aperçu, en concevant les bases rationnelles de son analyse. Carnot a rendu ainsi à la science un service essentiel 13, et dont l'importance me semble n'être pas encore suffisamment appréciée, quoique, comme nous le verrons à la fin de cette leçon, tout cet échafaudage logique de la méthode infinitésimale proprement dite ne soit susceptible très-vraisemblablement que d'une existence provisoire, en tant que radicalement vicieux par sa nature. Je n'en crois pas moins, cependant, devoir considérer ici, afin de compléter cette importante exposition, le raisonnement général proposé par Carnot, pour légitimer directement l'analyse de Leïbnitz. Voici en quoi il consiste essentiellement.
Note 12: (retour) On ne peut contempler, sans un profond intérêt, le naïf enthousiasme de l'illustre Huyghens, au sujet de cette admirable création, quoique son âge avancé ne lui permît point d'en faire lui-même aucun usage important, et qu'il se fût déjà élevé sans ce puissant secours à des découvertes capitales. Je vois avec surprise et avec admiration, écrivait-il, en 1692, au marquis de L'Hôpital, l'étendue et la fécondité de cet art; de quelque côté que je tourne la vue, j'en aperçois de nouveaux usages; enfin, j'y conçois un progrès et une spéculation infinis.
Note 13: (retour) Voyez l'ouvrage remarquable qu'il a publié sous le titre de Réflexions sur la Métaphysique du calcul infinitésimal, et dans lequel on trouve d'ailleurs une exposition claire et utile, quoique trop peu approfondie, de tous les divers points de vue sous lesquels a été conçu le système général du calcul des fonctions indirectes.
Lorsqu'on établit l'équation différentielle d'un phénomène, on substitue aux élémens immédiats des diverses quantités considérées, d'autres infinitésimales plus simples qui en diffèrent infiniment peu par rapport à eux, et cette substitution constitue le principal artifice de la méthode de Leïbnitz, qui, sans cela, n'offrirait aucune facilité réelle pour la formation des équations. Carnot regarde une telle hypothèse comme produisant véritablement une erreur dans l'équation ainsi obtenue, et que, pour cette raison, il appelle imparfaite; seulement, il est clair que cette erreur ne peut être qu'infiniment petite. Or, d'un autre côté, tous les procédés analytiques, soit de différentiation, soit d'intégration, qu'on applique à ces équations différentielles pour s'élever aux équations finies en éliminant toutes les infinitésimales introduites comme auxiliaires, produisent aussi constamment, par leur nature, ainsi qu'il est aisé de le voir, d'autres erreurs analogues, en sorte qu'il a pu s'opérer une exacte compensation, et que les équations définitives peuvent, suivant l'expression de Carnot, être devenues parfaites. Carnot considère comme un symptôme certain et invariable de l'établissement effectif de cette compensation nécessaire, l'élimination complète des diverses quantités infiniment petites, qui est constamment, en effet, le but définitif de toutes les opérations de l'analyse transcendante. Car, si on n'a jamais commis d'autres infractions aux règles générales du raisonnement que celles ainsi exigées par la nature même de la méthode infinitésimale, les erreurs infiniment petites produites de cette manière n'ayant jamais pu engendrer que des erreurs infiniment petites dans toutes les équations, les relations sont nécessairement d'une exactitude rigoureuse aussitôt qu'elles n'ont plus lieu qu'entre des quantités finies, puisqu'il ne saurait évidemment exister alors que des erreurs finies, tandis qu'il n'a pu en survenir aucune de ce genre. Tout ce raisonnement général est fondé sur la notion des quantités infinitésimales, conçues comme indéfiniment décroissantes, lorsque celles dont elles dérivent sont envisagées comme fixes.
Ainsi, pour éclaircir cette exposition abstraite par un seul exemple, reprenons la question des tangentes, qui est la plus facile à analyser complétement. On regardera l'équation t={dy}/{dx} obtenue ci-dessus comme affectée d'une erreur infiniment petite, puisqu'elle ne serait tout-à-fait rigoureuse que pour la sécante. Maintenant, on achèvera la solution en cherchant, d'après l'équation de chaque courbe, le rapport entre les différentielles des coordonnées. Si cette équation est, je suppose, y=ax2, on aura évidemment
dy = 2axdx + dx2.
Dans cette formule, on devra négliger le terme dx2 comme infiniment petit du second ordre. Dès lors la combinaison des deux équations imparfaites
t={dy}/{dx}, dy = 2axdx,
suffisant pour éliminer entièrement les infinitésimales, le résultat fini t = 2ax sera nécessairement rigoureux par l'effet de la compensation exacte des deux erreurs commises puisqu'il ne pourrait, par sa nature, être affecté d'une erreur infiniment petite, la seule néanmoins qu'il pût y avoir, d'après l'esprit des procédés qui ont été suivis.
Il serait aisé de reproduire uniformément le même raisonnement par rapport à toutes les autres applications générales de l'analyse de Leïbnitz.
Cette ingénieuse théorie est sans doute plus subtile que solide, quand on cherche à l'approfondir. Mais elle n'a cependant en réalité d'autre vice logique radical que celui de la méthode infinitésimale elle-même, dont elle est, ce me semble, le développement naturel et l'explication générale, en sorte qu'elle doit être adoptée aussi long-temps qu'on jugera convenable d'employer directement cette méthode.
Je passe maintenant à l'exposition générale des deux autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, en me bornant pour chacune à l'idée principale, le caractère philosophique de cette analyse ayant été, du reste, suffisamment déterminé ci-dessus, d'après la conception de Leïbnitz, à laquelle j'ai dû spécialement m'attacher, parce qu'elle permet de le saisir plus aisément dans son ensemble, et de le décrire avec plus de rapidité.
Newton a présenté successivement, sous plusieurs formes différentes, sa manière propre de concevoir l'analyse transcendante. Celle qui est aujourd'hui le plus communément adoptée, du moins parmi les géomètres du continent, a été désignée par Newton, tantôt sous le nom de méthode des premières et dernières raisons, tantôt sous celui de méthode des limites, qu'on emploie plus fréquemment.
Sous ce point de vue, l'esprit général de l'analyse transcendante consiste à introduire comme auxiliaires, à la place des quantités primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement des équations, les limites des rapports des accroissemens simultanés de ces quantités, ou, en d'autres termes, les dernières raisons de ces accroissemens, limites ou dernières raisons qu'on peut aisément montrer comme ayant une valeur déterminée et finie. Un calcul spécial, qui est l'équivalent du calcul infinitésimal, est ensuite destiné à s'élever de ces équations entre ces limites aux équations correspondantes entre les quantités primitives elles-mêmes.
La faculté que présente une telle analyse pour exprimer plus aisément les lois mathématiques des phénomènes tient, en général, à ce que le calcul portant, non sur les accroissemens mêmes des quantités proposées, mais sur les limites des rapports de ces accroissemens, on pourra toujours substituer à chaque accroissement toute autre grandeur plus simple à considérer, pourvu que leur dernière raison soit la raison d'égalité, ou, en d'autres termes, que la limite de leur rapport soit l'unité. Il est clair, en effet, que le calcul des limites ne saurait être nullement affecté de cette substitution. En partant de ce principe, on retrouve à peu près l'équivalent des facilités offertes par l'analyse de Leïbnitz, qui sont seulement conçues alors sous un autre point de vue. Ainsi, les courbes seront envisagées comme les limites d'une suite de polygones rectilignes, les mouvemens variés comme les limites d'un ensemble de mouvemens uniformes de plus en plus rapprochés, etc.
Qu'on veuille, par exemple, déterminer la direction de la tangente à une courbe; on la regardera comme la limite vers laquelle tendrait une sécante, qui tournerait autour du point donné, de manière que son second point d'intersection se rapprochât indéfiniment du premier. En nommant Δy et Δx les différences des coordonnées des deux points, on aurait, à chaque instant, pour la tangente trigonométrique de l'angle que fait la sécante avec l'axe des abcisses, t={Δy}/{Δx}; d'où, en prenant les limites, on déduira, relativement à la tangente elle-même, cette formule générale d'analyse transcendante
t = L {Δy/Δx}; 14
d'après laquelle le calcul des fonctions indirectes enseignera, dans chaque cas particulier, quand l'équation de la courbe sera donnée, à déduire la relation entre t et x, en éliminant les quantités auxiliaires introduites. Si, pour achever la solution, on suppose que y = ax2 soit l'équation de la courbe proposée, on aura évidemment,
Δy = 2ax Δx + (Δx)2;
d'où l'on conclura
Δy/Δx = 2ax + Δx.
Or, il est clair que la limite vers laquelle tend le second membre, à mesure que Δx diminue, est 2ax. On trouvera donc par cette méthode, t=2ax, comme nous l'avions obtenu ci-dessus pour le même cas, d'après l'analyse de Leïbnitz.
Pareillement, quand on cherche la rectification d'une courbe, il faut substituer à l'accroissement de l'arc s, la corde de cet accroissement, qui est évidemment avec lui dans une relation telle, que la limite de leur rapport est l'unité, et alors on trouve, en suivant d'ailleurs la même marche qu'avec la méthode de Leïbnitz, cette équation générale des rectifications
(L Δs/Δx)2 = 1 + L Δy/Δx2
ou
(L Δs/Δx)2 = 1 + (L Δy/Δx)2 + (L Δz/Δx)2,
selon que la courbe est plane ou à double courbure. Il faudra maintenant, pour chaque courbe particulière, passer de cette équation à celle entre l'arc et l'abcisse, ce qui dépend du calcul transcendant proprement dit.
On reprendrait avec la même facilité, d'après la méthode des limites, toutes les autres questions générales, dont la solution a été indiquée ci-dessus, suivant la méthode infinitésimale.
Telle est, essentiellement, la conception que Newton s'était formée, pour l'analyse transcendante, ou, plus exactement, celle que Maclaurin et d'Alembert ont présentée comme la base la plus rationnelle de cette analyse, en cherchant à fixer et à coordonner les idées de Newton à ce sujet.
Je dois, néanmoins, avant de procéder à l'exposition de la conception de Lagrange, signaler ici une autre forme distincte sous laquelle Newton a présenté cette même méthode, et qui mérite de fixer particulièrement notre attention, tant par son ingénieuse clarté dans quelques cas, que comme ayant fourni la notation la mieux appropriée à cette manière d'envisager l'analyse transcendante, et enfin, comme étant encore aujourd'hui la forme spéciale du calcul des fonctions indirectes communément adoptée par les géomètres anglais. Je veux parler du calcul des fluxions et des fluentes, fondé sur la notion générale des vitesses.
Pour en faire concevoir l'idée-mère avec plus de facilité, considérons toute courbe comme engendrée par un point animé d'un mouvement varié suivant une loi quelconque. Les diverses quantités que la courbe peut offrir, l'abcisse, l'ordonnée, l'arc, l'aire, etc., seront envisagées comme simultanément produites par degrés successifs pendant ce mouvement. La vitesse avec laquelle chacune aura été décrite sera dite la fluxion de cette quantité, qui, en sens inverse, en serait nommée la fluente. Dès lors, l'analyse transcendante consistera, dans cette conception, à former immédiatement les équations entre les fluxions des quantités proposées pour en déduire ensuite, par un calcul spécial, les équations entre les fluentes elles-mêmes. Ce que je viens d'énoncer relativement aux courbes peut d'ailleurs évidemment se transporter à des grandeurs quelconques, envisagées, à l'aide d'une image convenable, comme produites par le mouvement les unes des autres.
Il est aisé de comprendre l'identité générale et nécessaire de cette méthode avec celle des limites, compliquée de l'idée étrangère du mouvement. En effet, reprenant le cas de la courbe, si l'on suppose, comme on peut évidemment toujours le faire, que le mouvement du point décrivant est uniforme suivant une certaine direction, par exemple, dans le sens de l'abcisse, alors la fluxion de l'abcisse sera constante, comme l'élément du temps. Pour toutes les autres quantités engendrées, le mouvement ne pourrait être conçu comme uniforme que pendant un temps infiniment petit. Cela posé, la vitesse étant généralement, d'après sa notion mécanique, le rapport de chaque espace au temps employé à le parcourir, et ce temps étant ici proportionnel à l'accroissement de l'abcisse, il s'ensuit que la fluxion de l'ordonnée, de l'arc, de l'aire, etc., ne sont véritablement autre chose, en faisant disparaître la considération intermédiaire du temps, que les dernières raisons des accroissemens de ces diverses quantités comparés à celui de l'abcisse. Cette méthode des fluxions et des fluentes n'est donc en réalité qu'une manière de se représenter, d'après une comparaison mécanique, la méthode des premières et dernières raisons, qui seule est réductible en calcul. Elle comporte donc nécessairement les mêmes avantages généraux dans les diverses applications principales de l'analyse transcendante, sans que nous ayons besoin de le constater spécialement.
Je considère enfin la conception de Lagrange.
Elle consiste, dans son admirable simplicité, à se représenter l'analyse transcendante comme un grand artifice algébrique, d'après lequel, pour faciliter l'établissement des équations, on introduit, au lieu de fonctions primitives ou avec elles, leurs fonctions dérivées, c'est-à-dire, suivant la définition de Lagrange, le coëfficient du premier terme de l'accroissement de chaque fonction, ordonné selon les puissances ascendantes de l'accroissement de sa variable. Le calcul des fonctions indirectes proprement dit, est toujours destiné, ainsi que dans les conceptions de Leïbnitz et de Newton, à éliminer ces dérivées employées comme auxiliaires, pour déduire de leurs relations les équations correspondantes entre les grandeurs primitives.
L'analyse transcendante n'est alors autre chose qu'une simple extension très-considérable de l'analyse ordinaire. C'était déjà depuis long-temps un procédé familier aux géomètres, que d'introduire, dans les considérations analytiques, au lieu des grandeurs mêmes qu'ils avaient à étudier, leurs diverses puissances, ou leurs logarithmes, ou leurs sinus, etc., afin de simplifier les équations, et même de les obtenir plus aisément. La dérivation successive est un artifice général de la même nature, qui présente seulement beaucoup plus d'étendue, et procure, en conséquence, pour ce but commun, des ressources bien plus importantes.
Mais, quoiqu'on conçoive sans doute à priori que la considération auxiliaire de ces dérivées, peut faciliter l'établissement des équations, il n'est pas aisé d'expliquer pourquoi cela doit être nécessairement d'après le mode de dérivation adopté plutôt que suivant toute autre transformation. Tel est le côté faible de la grande pensée de Lagrange. On n'est point, en effet, réellement parvenu jusqu'ici à saisir en général d'une manière abstraite, et sans rentrer dans les autres conceptions de l'analyse transcendante, les avantages précis que doit constamment présenter, par sa nature, cette analyse ainsi conçue, pour la recherche des lois mathématiques des phénomènes. Il est seulement possible de les constater, en considérant séparément chaque question principale, et cette vérification devient même pénible, quand on choisit une question compliquée.
Pour indiquer sommairement comment cette manière de concevoir l'analyse transcendante peut s'adapter effectivement à la solution des problèmes mathématiques, je me bornerai à reprendre sous ce point de vue le problème le plus simple de tous ceux ci-dessus examinés, celui des tangentes.
Au lieu de concevoir la tangente comme le prolongement de l'élément infiniment petit de la courbe, suivant la notion de Leïbnitz; ou comme la limite des sécantes, suivant les idées de Newton; Lagrange la considère d'après ce simple caractère géométrique, analogue aux définitions des anciens, d'être une droite telle qu'entre elle et la courbe il ne peut passer, par le point de contact, aucune autre droite. Dès lors, pour en déterminer la direction, il faut chercher l'expression générale de sa distance à la courbe, dans un sens quelconque, dans celui de l'ordonnée, par exemple, en un second point distinct du premier, et disposer de la constante arbitraire relative à l'inclinaison de la droite, qui entrera nécessairement dans cette expression, de manière à diminuer cet écartement le plus possible. Or, cette distance étant évidemment égale à la différence des deux ordonnées de la courbe et de la droite qui correspondent à une même nouvelle abcisse x+h, sera représentée par la formule
( ∫'(x)-t ) h + qh2 + rh3 + etc.,
où t désigne, comme ci-dessus, la tangente trigonométrique inconnue de l'angle que fait avec l'axe des (x), la droite cherchée, et ∫'(x), la fonction dérivée de l'ordonnée ∫(x). Cela posé, il est aisé de voir qu'en disposant de t de façon à annuler le premier terme de la formule précédente, on aura rendu l'intervalle des deux lignes le plus petit possible, tellement que toute autre droite pour laquelle t n'aurait point la valeur ainsi déterminée, s'écarterait nécessairement davantage de la courbe proposée. On a donc, pour la direction de la tangente cherchée, l'expression générale t=∫'(x); résultat exactement équivalent à ceux que fournissent la méthode infinitésimale, et la méthode des limites. Il restera maintenant, dans chaque courbe particulière, à trouver ∫'(x), ce qui est une pure question d'analyse, tout-à-fait identique avec celles que prescrivent alors les autres méthodes.
Après avoir suffisamment considéré dans leur ensemble les principales conceptions générales successivement produites jusqu'ici pour l'analyse transcendante, je ne dois pas m'arrêter à l'examen de quelques autres théories proposées, telles que le calcul des évanouissans d'Euler, qui ne sont réellement que des modifications plus ou moins importantes, et d'ailleurs inusitées, des méthodes précédentes. Il me reste maintenant, afin de compléter cet ensemble de considérations, à établir la comparaison et l'appréciation de ces trois méthodes fondamentales. Je dois préalablement constater d'une manière générale, leur conformité parfaite et nécessaire.
Il est d'abord évident, par ce qui précède, qu'à considérer ces trois méthodes quant à leur destination effective, indépendamment des idées préliminaires, elles consistent toutes en un même artifice logique général, que j'ai caractérisé dans la quatrième leçon, savoir: l'introduction d'un certain système des grandeurs auxiliaires, uniformément corrélatives à celles qui sont l'objet propre de la question, et qu'on leur substitue expressément pour faciliter l'expression analytique des lois mathématiques des phénomènes, quoiqu'elles doivent finalement être éliminées, à l'aide d'un calcul spécial. C'est ce qui m'a déterminé à définir régulièrement l'analyse transcendante le calcul des fonctions indirectes, afin de marquer son vrai caractère philosophique, en écartant toute discussion sur la manière la plus convenable de la concevoir et de l'appliquer. L'effet général de cette analyse, quelle que soit la méthode employée, est donc de faire rentrer beaucoup plus promptement chaque question mathématique dans le domaine du calcul, et de diminuer ainsi considérablement la difficulté capitale que présente ordinairement le passage du concret à l'abstrait. Quoiqu'on fasse, on ne peut espérer que le calcul s'empare jamais de chaque question de philosophie naturelle, géométrique, ou mécanique, ou thermologique, etc., immédiatement à sa naissance, ce qui serait évidemment contradictoire. Il y aura constamment dans tout problème, un certain travail préliminaire à effectuer sans que le calcul puisse être d'aucun secours, et qui ne saurait être, par sa nature, assujéti à des règles abstraites et invariables; c'est celui qui a pour objet propre l'établissement des équations, qui sont le point de départ indispensable de toutes les recherches analytiques. Mais cette élaboration préalable a été singulièrement simplifiée par la création de l'analyse transcendante, qui a ainsi hâté l'époque où la solution comporte l'application uniforme et précise de procédés généraux et abstraits; en réduisant, dans chaque cas, ce travail spécial à la recherche des équations entre les grandeurs auxiliaires, d'où le calcul conduit ensuite aux équations directement relatives aux grandeurs proposées, qu'il fallait, avant cette admirable conception, établir immédiatement. Que ces équations indirectes soient des équations différentielles, suivant la pensée de Leïbnitz; ou des équations aux limites, conformément aux idées de Newton; ou enfin des équations dérivées, d'après la théorie de Lagrange; le procédé général est évidemment toujours le même.
Mais la coïncidence de ces trois méthodes principales ne se borne pas à l'effet commun qu'elles produisent; elle existe, en outre, dans la manière même de l'obtenir. En effet, non-seulement toutes trois considèrent, à la place des grandeurs primitives, certaines grandeurs auxiliaires; de plus, les quantités ainsi introduites subsidiairement, sont exactement identiques dans les trois méthodes, qui ne diffèrent, par conséquent, que par la manière de les envisager. C'est ce qu'on peut aisément constater, en prenant pour terme général de comparaison une quelconque des trois conceptions, celle de Lagrange surtout, la plus propre à servir de type, comme étant la plus dégagée de considérations étrangères. N'est-il pas évident, par la seule définition des fonctions dérivées, qu'elles ne sont autre chose que ce que Leïbnitz appelle les coëfficiens différentiels, ou les rapports de la différentielle de chaque fonction à celle de la variable correspondante, puisque, en déterminant la première différentielle, on devra, par la nature même de la méthode infinitésimale, se borner à prendre le seul terme de l'accroissement de la fonction qui contient la première puissance de l'accroissement infiniment petit de la variable? De même, la fonction dérivée n'est elle pas aussi par sa nature, la limite nécessaire vers laquelle tend le rapport entre l'accroissement de la fonction primitive et celui de sa variable, à mesure que ce dernier diminue indéfiniment, puisqu'elle exprime évidemment ce que devient ce rapport, en supposant nul l'accroissement de la variable. Ce qu'on désigne par dy/dx dans la méthode de Leïbnitz, ce qu'on devrait noter L Δy/Δx dans celle de Newton, et ce que Lagrange a indiqué par ∫'(x), est toujours une même fonction, envisagée sous trois points de vue différens; les considérations de Leïbnitz et de Newton, consistant proprement à faire connaître deux propriétés générales nécessaires de la fonction dérivée. L'analyse transcendante, examinée abstraitement, et dans son principe, est donc toujours la même, quelle que soit la conception qu'on adopte: les procédés du calcul des fonctions indirectes sont nécessairement identiques dans ces diverses méthodes, qui, pareillement, doivent, pour une application quelconque, conduire constamment à des résultats rigoureusement conformes.
Si maintenant nous cherchons à apprécier la valeur relative de ces trois conceptions équivalentes, nous trouverons dans chacune des avantages et des inconvéniens qui lui sont propres, et qui empêchent encore les géomètres de s'en tenir strictement à une seule d'entr'elles, considérée comme définitive.
La conception de Leïbnitz présente, incontestablement, dans l'ensemble des applications, une supériorité très-prononcée, en conduisant d'une manière beaucoup plus rapide, et avec bien moins d'efforts intellectuels, à la formation des équations entre les grandeurs auxiliaires. C'est à son usage que nous devons la haute perfection qu'ont enfin acquise toutes les théories générales de la géométrie et de la mécanique. Quelles que soient les diverses opinions spéculatives des géomètres sur la méthode infinitésimale, envisagée abstraitement, tous s'accordent tacitement à l'employer de préférence, aussitôt qu'ils ont à traiter une question nouvelle, afin de ne point compliquer la difficulté nécessaire par cet obstacle purement artificiel, provenant d'une obstination déplacée à vouloir suivre une marche moins expéditive. Lagrange lui-même, après avoir reconstruit sur de nouvelles bases l'analyse transcendante, a rendu, avec cette haute franchise qui convenait si bien à son génie, un hommage éclatant et décisif aux propriétés caractéristiques de la conception de Leïbnitz, en la suivant exclusivement dans le système entier de la mécanique analytique. Un tel fait nous dispense, à ce sujet, de toute autre réflexion.
Mais quand on considère en elle-même, et sous le rapport logique, la conception de Leïbnitz, on ne peut s'empêcher de reconnaître avec Lagrange qu'elle est radicalement vicieuse, en ce que, suivant ses propres expressions, la notion des infiniment petits, est une idée fausse, qu'il est impossible, en effet, de se représenter nettement, quoiqu'on se fasse quelquefois illusion à cet égard. L'analyse transcendante, ainsi conçue, présente, à mes yeux, cette grande imperfection philosophique, de se trouver encore essentiellement fondée sur ces principes métaphysiques, dont l'esprit humain a eu tant de peine à dégager toutes ses théories positives. Sous ce rapport, on peut dire que la méthode infinitésimale porte vraiment l'empreinte caractéristique de l'époque de sa fondation, et du génie propre de son fondateur. On peut bien, il est vrai, par l'ingénieuse idée de la compensation des erreurs, s'expliquer d'une manière générale, comme nous l'avons fait ci-dessus, l'exactitude nécessaire des procédés généraux qui composent la méthode infinitésimale. Mais cela seul n'est-il pas un inconvénient radical, que d'être obligé de distinguer, en mathématique, deux classes de raisonnemens, ceux qui sont parfaitement rigoureux, et ceux dans lesquels on commet à dessein des erreurs qui devront se compenser plus tard? Une conception qui conduit à des conséquences aussi étranges, est, sans doute, rationnellement, bien peu satisfaisante.
Ce serait évidemment éluder la difficulté sans la résoudre, que de dire, comme on l'a fait quelquefois, qu'il est possible, par rapport à chaque question, de faire rentrer la méthode infinitésimale proprement dite dans celle des limites, dont le caractère logique est irréprochable. D'ailleurs, une telle transformation enlève presqu'entièrement à la conception de Leïbnitz les avantages essentiels qui la recommandent si éminemment, quant à la facilité et à la rapidité des opérations intellectuelles.
Enfin n'eût-on même aucun égard aux importantes considérations qui précèdent, la méthode infinitésimale n'en présenterait pas moins évidemment, par sa nature, ce défaut capital de rompre l'unité de la mathématique abstraite, en créant un calcul transcendant fondé sur des principes si différens de ceux qui servent de base à l'analyse ordinaire. Ce partage de l'analyse en deux mondes presque indépendans, tend à empêcher la formation de conceptions analytiques véritablement générales. Pour en bien apprécier les conséquences, il faudrait se reporter, par la pensée, à l'état dans lequel se trouvait la science, avant que Lagrange eût établi entre ces deux grandes sections une harmonie générale et définitive.
Passant à la conception de Newton, il est évident que, par sa nature, elle se trouve à l'abri des objections logiques fondamentales que provoque la méthode de Leïbnitz. La notion des limites est, en effet, remarquable par sa netteté et par sa justesse. Dans l'analyse transcendante présentée de cette manière, les équations sont envisagées comme exactes dès l'origine, et les règles générales du raisonnement sont aussi constamment observées que dans l'analyse ordinaire. Mais, d'un autre côté, elle est bien loin d'offrir, pour la solution des problèmes, d'aussi puissantes ressources que la méthode infinitésimale. Cette obligation qu'elle impose de ne considérer jamais les accroissemens des grandeurs séparément et en eux-mêmes, ni seulement dans leurs rapports, mais uniquement dans les limites de ces rapports ralentit considérablement la marche de l'intelligence pour la formation des équations auxiliaires. On peut même dire qu'elle gêne beaucoup les transformations purement analytiques. Aussi le calcul transcendant, considéré séparément de ses applications, est-il loin d'offrir dans cette méthode l'étendue et la généralité que lui a imprimées la conception de Leïbnitz. C'est très-péniblement, par exemple, qu'on parvient à étendre la théorie de Newton aux fonctions de plusieurs variables indépendantes. Quoi qu'il en soit, c'est surtout par rapport aux applications, que l'infériorité relative de cette théorie se trouve marquée.
Je ne dois pas négliger à ce sujet de faire observer que plusieurs géomètres du continent, en adoptant, comme plus rationnelle, la méthode de Newton, pour servir de base à l'analyse transcendante, ont déguisé en partie cette infériorité, par une grave inconséquence, qui consiste à appliquer à cette méthode la notation imaginée par Leïbnitz pour la méthode infinitésimale, et qui n'est réellement propre qu'à elle. En désignant par dy/dx ce que, rationnellement, il faudrait, dans la théorie des limites, noter L Δy/Δx, et en étendant à toutes les autres notions analytiques ce déplacement de signes, on se propose sans doute de combiner les avantages spéciaux des deux méthodes; mais on ne parvient, en réalité, qu'à établir entr'elles une confusion vicieuse, dont l'habitude tend à empêcher de se former des idées nettes et exactes de l'une ou de l'autre. Il serait sans doute étrange, à considérer cet usage en lui-même, que, par le seul moyen des signes, on pût effectuer une véritable combinaison entre deux théories générales aussi distinctes.
Enfin la méthode des limites, présente aussi, quoiqu'à un moindre degré, l'inconvénient majeur que j'ai signalé ci-dessus, dans la méthode infinitésimale, d'établir une séparation totale entre l'analyse ordinaire et l'analyse transcendante. Car l'idée des limites, quoique nette et rigoureuse, n'en est pas moins, par elle-même, comme Lagrange l'a remarqué, une idée étrangère, dont les théories analytiques ne devraient pas se trouver dépendantes.
Cette unité parfaite de l'analyse, ce caractère purement abstrait de ses notions fondamentales, se trouvent au plus haut degré dans la conception de Lagrange, et ne se trouvent que là. Elle est, pour cette raison, la plus rationnelle et la plus philosophique de toutes. Écartant avec soin toute considération hétérogène, Lagrange a réduit l'analyse transcendante à son véritable caractère propre, celui d'offrir une classe très-étendue de transformations analytiques, à l'aide desquelles on facilite singulièrement l'expression des conditions des divers problèmes. En même temps, cette analyse s'est nécessairement présentée par là comme une simple extension de l'analyse ordinaire; elle n'a plus été qu'une algèbre supérieure. Toutes les diverses parties, jusqu'alors si incohérentes, de la mathématique abstraite, ont pu être conçues, dès ce moment, comme formant un système unique.
Malheureusement, une conception douée, indépendamment de la notation si simple et si lucide qui lui correspond, de propriétés aussi fondamentales, et qui est, sans doute, destinée à devenir la théorie définitive de l'analyse transcendante, à cause de sa haute supériorité philosophique sur toutes les autres méthodes proposées, présente dans son état actuel, trop de difficultés, quant aux applications, lorsqu'on la compare à la conception de Newton, et surtout à celle de Leïbnitz, pour pouvoir être encore exclusivement adoptée. Lagrange lui-même, n'est parvenu que très-péniblement à retrouver, d'après sa méthode, les résultats principaux déjà obtenus par la méthode infinitésimale pour la solution des questions générales de géométrie et de mécanique; on peut juger par là combien on trouverait d'obstacles à traiter, de la même manière, des questions vraiment nouvelles et de quelque importance. Il est vrai que Lagrange, en plusieurs occasions, a montré que les difficultés, même artificielles, déterminent, dans les hommes de génie, des efforts supérieurs, susceptibles de conduire à des résultats plus étendus. C'est ainsi qu'en tentant d'adapter sa méthode à l'étude de la courbure des lignes, qui paraissait si peu pouvoir en comporter l'application, il s'est élevé à cette belle théorie des contacts, qui a tant perfectionné cette partie importante de la géométrie. Mais, malgré ces heureuses exceptions, la conception de Lagrange n'en est pas moins jusqu'ici demeurée, dans son ensemble, essentiellement impropre aux applications.
Le résultat final de la comparaison générale que je viens d'esquisser, et qui exigerait de plus amples développemens, est donc, comme je l'avais avancé en commençant cette leçon, que, pour connaître réellement l'analyse transcendante, il faut non-seulement la considérer, dans son principe, d'après les trois conceptions fondamentales distinctes, produites par Leïbnitz, par Newton, et par Lagrange, mais, en outre, s'habituer à suivre presqu'indifféremment d'après ces trois méthodes principales, et surtout d'après les deux extrêmes, la solution de toutes les questions importantes, soit du calcul des fonctions indirectes en lui-même, soit de ses applications. C'est une marche que je ne saurais trop fortement recommander à tous ceux qui désirent juger philosophiquement cette admirable création de l'esprit humain, comme à ceux qui veulent essentiellement apprendre à se servir avec succès et avec facilité de ce puissant instrument. Dans toutes les autres parties de la science mathématique, la considération de diverses méthodes pour une seule classe de questions peut être utile, même indépendamment de l'intérêt historique qu'elle présente; mais elle n'est point indispensable: ici, au contraire, elle est strictement nécessaire.
Ayant déterminé avec précision, dans cette leçon, le caractère philosophique du calcul des fonctions indirectes, d'après les principales conceptions fondamentales dont il est susceptible, il me reste maintenant à considérer, dans la leçon suivante, la division rationnelle et la composition générale de ce calcul.
Sommaire. Tableau général du calcul des fonctions indirectes.
Par suite des considérations exposées dans la leçon précédente, on conçoit que le calcul des fonctions indirectes se divise nécessairement en deux parties, ou, pour mieux dire, se décompose en deux calculs tout-à-fait distincts, quoique, par leur nature, intimement liés; suivant qu'on se propose de trouver les relations entre les grandeurs auxiliaires, dont l'introduction constitue l'esprit général de ce calcul, d'après les relations entre les grandeurs primitives correspondantes; ou qu'on cherche, en sens inverse, à découvrir ces équations directes d'après les équations indirectes établies immédiatement. Tel est, en effet, le double objet qu'on a continuellement en vue dans l'analyse transcendante.
Ces deux calculs ont reçu différens noms, selon le point de vue sous lequel a été envisagé l'ensemble de cette analyse. La méthode infinitésimale proprement dite étant jusqu'ici la plus usitée, par les raisons que j'ai discutées, presque tous les géomètres du continent emploient habituellement, pour désigner ces deux calculs, les dénominations de calcul différentiel et de calcul intégral, établies par Leïbnitz, et qui sont, en effet, des conséquences très-rationnelles de sa conception. Newton, d'après sa méthode, a nommé le premier, le calcul des fluxions, et le second le calcul des fluentes, expressions communément adoptées en Angleterre. Enfin, en suivant la théorie éminemment philosophique fondée par Lagrange, on appellerait l'un, le calcul des fonctions dérivées et l'autre le calcul des fonctions primitives. Je continuerai à me servir des termes de Leïbnitz, comme plus propres, dans notre langue, à la formation des expressions secondaires, quoique je doive, d'après les explications contenues dans la leçon précédente, employer concurremment toutes les diverses conceptions, en me rapprochant, autant que possible, de celle de Lagrange.
Le calcul différentiel est évidemment la base rationnelle du calcul intégral. Car nous ne savons et ne pouvons savoir intégrer immédiatement que les expressions différentielles produites par la différentiation des diverses fonctions simples qui constituent les élémens généraux de notre analyse. L'art de l'intégration consiste ensuite essentiellement à ramener, autant que possible, tous les autres cas à ne dépendre finalement que de ce petit nombre d'intégrations fondamentales.
En considérant l'ensemble de l'analyse transcendante, tel que je l'ai caractérisé dans la leçon précédente, on ne voit pas d'abord quelle peut être l'utilité propre du calcul différentiel, indépendamment de cette relation nécessaire avec le calcul intégral, qui semble devoir être, par lui-même, le seul directement indispensable. En effet, l'élimination des infinitésimales ou des dérivées, introduites comme auxiliaires pour faciliter l'établissement des équations, constituant, d'après ce que nous avons vu, l'objet définitif et invariable du calcul des fonctions indirectes; il est naturel de penser que le calcul qui enseigne à déduire des équations entre ces grandeurs auxiliaires, celles qui ont lieu entre les grandeurs primitives elles-mêmes, doit strictement suffire aux besoins généraux de l'analyse transcendante, sans qu'on aperçoive, au premier coup-d'oeil, quelle part spéciale et constante peut avoir, dans une telle analyse, la solution de la question inverse. Ce serait abusivement que, suivant l'usage ordinaire, pour expliquer l'influence directe et nécessaire propre au calcul différentiel, on lui assignerait la destination de former les équations différentielles, d'où le calcul intégral fait parvenir ensuite aux équations finies. Car la formation primitive des équations différentielles n'est, et ne peut être, à proprement parler, l'objet d'aucun calcul, puisqu'elle constitue, au contraire, par sa nature, le point de départ indispensable de tout calcul quelconque. Comment, en particulier, le calcul différentiel qui, par lui-même, se réduit à enseigner les moyens de différentier les diverses équations, pourrait-il être un procédé général pour en établir? Ce qui, dans toute application de l'analyse transcendante, facilite en effet la formation des équations, c'est la méthode infinitésimale, et non le calcul infinitésimal, qui en est parfaitement distinct, quoiqu'en étant le complément indispensable. Une telle considération donnerait donc une fausse idée de la destination spéciale qui caractérise le calcul différentiel dans le système général de l'analyse transcendante.
Mais ce serait, néanmoins, concevoir bien imparfaitement la véritable importance propre de cette première branche du calcul des fonctions indirectes, que d'y voir seulement un simple travail préliminaire, n'ayant d'autre objet général et essentiel que de préparer au calcul intégral des fondemens indispensables. Comme les idées sont ordinairement confuses à cet égard, je crois devoir expliquer sommairement ici cette importante relation, telle que je la conçois, et montrer que, dans chaque application quelconque de l'analyse transcendante, une première part directe et nécessaire est constamment assignée au calcul différentiel.
En formant les équations différentielles d'un phénomène quelconque, il est bien rare qu'on se borne à introduire différentiellement les seules grandeurs dont on cherche les relations. S'imposer cette condition, ce serait diminuer inutilement les ressources que présente l'analyse transcendante pour l'expression des lois mathématiques des phénomènes. Le plus souvent on fait entrer aussi par leurs différentielles, dans ces équations premières, d'autres grandeurs, dont la relation est déjà connue ou supposée l'être, et sans la considération desquelles il serait fréquemment impossible d'établir les équations. C'est ainsi, par exemple, que dans le problème général de la rectification des courbes, l'équation différentielle,
ds2 = dy2 + dx2, ou ds2 = dx2 + dy2 + dz2,
n'est pas seulement établie entre la fonction cherchée s et la variable indépendante x à laquelle on veut la rapporter; mais on a introduit en même temps, comme intermédiaires indispensables, les différentielles d'une ou deux autres fonctions y et z, qui sont au nombre des données du problème; il n'eût pas été possible de former immédiatement l'équation entre ds et dx, qui serait d'ailleurs particulière à chaque courbe considérée. Il en est de même pour la plupart des questions. Or, dans ces cas, il est évident que l'équation différentielle n'est pas immédiatement propre à l'intégration. Il faut, auparavant, que les différentielles des fonctions supposées connues, qui ont été employées comme intermédiaires, soient entièrement éliminées, afin que les équations se trouvent établies entre les différentielles des seules fonctions cherchées et celles des variables réellement indépendantes, après quoi la question ne dépend plus effectivement que du calcul intégral. Or, cette élimination préparatoire de certaines différentielles, afin de réduire les infinitésimales au plus petit nombre possible, est simplement du ressort du calcul différentiel. Car elle doit se faire, évidemment, en déterminant, d'après les équations entre les fonctions supposées connues prises pour intermédiaires, les relations de leurs différentielles, ce qui n'est qu'une question de différentiation. Ainsi, par exemple, dans le cas des rectifications, il faudra d'abord calculer dy ou dy et dz, en différentiant l'équation ou les équations de chaque courbe proposée; et, d'après ces expressions, la formule différentielle générale énoncée ci-dessus ne contiendra plus que ds et dx; parvenue à ce point, l'élimination des infinitésimales ne peut plus être achevée que par le calcul intégral.
Tel est donc l'office général nécessairement propre au calcul différentiel dans la solution totale des questions qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante: préparer, autant que possible, l'élimination des infinitésimales, c'est-à-dire réduire, dans chaque cas, les équations différentielles primitives à ne plus contenir que les différentielles des variables réellement indépendantes et celles des fonctions cherchées, en faisant disparaître, par la différentiation, les différentielles de toutes les autres fonctions connues qui ont pu être prises pour intermédiaires lors de la formation des équations différentielles du problème.
Pour certaines questions, qui, quoiqu'en petit nombre, n'en ont pas moins, ainsi que nous le verrons plus tard, une très-grande importance, les grandeurs cherchées se trouvent même entrer directement, et non par leurs différentielles, dans les équations différentielles primitives, qui ne contiennent alors différentiellement que les diverses fonctions connues, employées comme intermédiaires d'après l'explication précédente. Ces cas sont, de tous, les plus favorables, car, il est évident que le calcul différentiel suffit alors entièrement à l'élimination complète des infinitésimales, sans que la question puisse donner lieu à aucune intégration. C'est ce qui arrive, par exemple, dans le problème des tangentes, en géométrie; dans celui des vitesses, en mécanique, etc.
Enfin, plusieurs autres questions, dont le nombre est aussi fort petit, mais dont l'importance n'est pas moins grande, présentent un second cas d'exception, qui est, par sa nature, exactement l'inverse du précédent. Ce sont celles où les équations différentielles se trouvent être immédiatement propres à l'intégration, parce qu'elles ne contiennent, dès leur première formation, que les infinitésimales relatives aux fonctions cherchées ou aux variables réellement indépendantes, sans qu'on ait été obligé d'introduire différentiellement d'autres fonctions comme intermédiaires. Si, dans ces nouveaux cas, on a effectivement employé ces dernières fonctions, comme, par hypothèse, elles entreront directement et non par leurs différentielles, l'algèbre ordinaire suffira pour les éliminer, et réduire la question à ne plus dépendre que du calcul intégral. Le calcul différentiel n'aura donc alors aucune part spéciale à la solution complète du problème, qui sera tout entière du ressort du calcul intégral. La question générale des quadratures en offre un exemple important, car l'équation différentielle étant alors, dA=ydx, deviendra immédiatement propre à l'intégration aussitôt qu'on aura éliminé, d'après l'équation de la courbe proposée, la fonction intermédiaire y, qui n'y entre point différentiellement: la même circonstance a lieu pour le problème des cubatures, et pour quelques autres aussi essentiels.
En résultat général des considérations précédentes, il faut donc partager en trois classes les questions mathématiques qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante: la première classe comprend les problèmes susceptibles d'être entièrement résolus au moyen du seul calcul différentiel, sans aucun besoin du calcul intégral; la seconde, ceux qui sont, au contraire, entièrement du ressort du calcul intégral, sans que le calcul différentiel ait aucune part à leur solution; enfin, dans la troisième et la plus étendue, qui constitue le cas normal, les deux autres n'étant que d'exception, les deux calculs ont successivement une part distincte et nécessaire à la solution complète du problème, le calcul différentiel faisant subir aux équations différentielles primitives, une préparation indispensable à l'application du calcul intégral. Telles sont exactement les relations générales de ces deux calculs, dont on se forme communément des idées trop peu précises.
Jetons maintenant un coup-d'oeil général sur la composition rationelle de chacun d'eux, en commençant, comme il convient évidemment, par le calcul différentiel.
Dans l'exposition de l'analyse transcendante, on a l'habitude de mêler à la partie purement analytique, qui se réduit au traité abstrait de la différentiation et de l'intégration, l'étude de ses diverses applications principales, surtout de celles qui concernent la géométrie. Cette confusion d'idées, qui est une suite du mode effectif suivant lequel la science s'est développée, présente, sous le rapport dogmatique, de graves inconvéniens en ce qu'elle empêche de concevoir convenablement, soit l'analyse, soit la géométrie. Devant considérer ici la coordination la plus rationnelle possible, je ne comprendrai, dans le tableau suivant, que le calcul des fonctions indirectes proprement dit, réservant, pour la portion de ce volume relative à l'étude philosophique de la mathématique concrète, l'examen général de ses grandes applications géométriques et mécaniques 15.
Note 15: (retour) J'ai établi depuis long-temps, dans mon enseignement ordinaire de l'analyse transcendante, l'ordre que je vais exposer. Un nouveau professeur d'analyse transcendante à l'École Polytechnique, avec lequel je me félicite de m'être rencontré, M. Mathieu a adopté, dans son cours de cette année, une marche essentiellement semblable.
La division fondamentale du calcul différentiel pur, ou du traité général de la différentiation, consiste à distinguer deux cas, suivant que les fonctions analytiques qu'il s'agit de différentier sont explicites ou implicites; d'où deux parties ordinairement désignées par les noms de différentiation des formules et différentiation des équations. Il est aisé de concevoir à priori l'importance de cette classification. En effet, une telle distinction serait illusoire si l'analyse ordinaire était parfaite, c'est-à-dire, si l'on savait résoudre algébriquement toutes les équations; car alors il serait possible de rendre explicite toute fonction implicite; et, en ne la différentiant que dans cet état, la seconde partie du calcul différentiel rentrerait immédiatement dans la première, sans donner lieu à aucune nouvelle difficulté. Mais la résolution algébrique des équations étant, comme nous l'avons vu, encore presque dans l'enfance, et ignorée jusqu'à présent pour le plus grand nombre des cas, on comprend qu'il en doit être tout autrement; puisqu'il s'agit dès lors, à proprement parler, de différentier une fonction sans la connaître, bien qu'elle soit déterminée. La différentiation des fonctions implicites constitue donc, par sa nature, une question vraiment distincte de celle que présentent les fonctions explicites, et nécessairement plus compliquée. Ainsi c'est évidemment par la différentiation des formules qu'il faut commencer, et on parvient ensuite à ramener généralement à ce premier cas la différentiation des équations, par certaines considérations analytiques invariables, que je ne dois pas mentionner ici.
Ces deux cas généraux de la différentiation sont encore distincts sous un autre rapport également nécessaire, et trop important pour que je néglige de le signaler. La relation obtenue entre les différentielles est constamment plus indirecte, par rapport à celle des quantités finies, dans la différentiation des fonctions implicites que dans celle des fonctions explicites. On sait, en effet, d'après les considérations présentées par Lagrange sur la formation générale des équations différentielles, que, d'une part, la même équation primitive peut donner lieu à un plus ou moins grand nombre d'équations dérivées de formes très-diverses, quoique, au fond, équivalentes, suivant celles des constantes arbitraires que l'on élimine, ce qui n'a pas lieu dans la différentiation des formules explicites; et que, d'une autre part, le système infini d'équations primitives différentes qui correspondent à une même équation dérivée, présente une variété analytique bien plus profonde que celle des diverses fonctions susceptibles d'une même différentielle explicite, et qui ne se distinguent les unes des autres que par un terme constant. Les fonctions implicites doivent donc être envisagées comme étant réellement encore plus modifiées par la différentiation que les fonctions explicites. Nous retrouverons tout à l'heure cette considération relativement au calcul intégral, où elle acquiert une importance prépondérante.
Chacune des deux parties fondamentales du calcul différentiel se subdivise elle-même en deux théories très-distinctes, suivant qu'il s'agit de différentier des fonctions à une seule variable, ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes. Ce second cas est, par sa nature, tout-à-fait distinct du premier, et présente évidemment plus de complication, même en ne considérant que les fonctions explicites, et à plus forte raison pour les fonctions implicites. Du reste, l'un se déduit généralement de l'autre, à l'aide d'un principe invariable fort simple, qui consiste à regarder la différentielle totale d'une fonction en vertu des accroissemens simultanés des diverses variables indépendantes qu'elles contient, comme la somme des différentielles partielles que produirait l'accroissement séparé de chaque variable successivement, si toutes les autres étaient constantes. Il faut, d'ailleurs, soigneusement remarquer à ce sujet une notion nouvelle qu'introduit, dans le système de l'analyse transcendante, la distinction des fonctions à une seule variable et à plusieurs: c'est la considération de ces diverses fonctions dérivées spéciales, relatives à chaque variable isolément, et dont le nombre croît de plus en plus à mesure que l'ordre de la dérivation s'élève, et aussi quand les variables sont plus multipliées. Il en résulte que les relations différentielles propres aux fonctions de plusieurs variables, sont, par leur nature, et bien plus indirectes, et surtout beaucoup plus indéterminées que celles relatives aux fonctions d'une seule variable. Cela est principalement sensible pour les fonctions implicites où, au lieu des simples constantes arbitraires que l'élimination fait disparaître quand on forme les équations différentielles propres aux fonctions d'une seule variable, ce sont des fonctions arbitraires des variables proposées qui se trouvent éliminées, d'où doivent résulter, lors des intégrations, des difficultés spéciales.
Enfin, pour compléter ce tableau sommaire des diverses parties essentielles du calcul différentiel proprement dit, je dois ajouter que, dans la différentiation des fonctions implicites, soit à une seule variable, soit à plusieurs, il faut encore distinguer le cas où il s'agit de différentier à la fois diverses fonctions de ce genre, mêlées dans certaines équations primitives, de celui où toutes ces fonctions sont séparées.
Les fonctions sont évidemment, en effet, encore plus implicites dans le premier cas que dans le second, si l'on considère que la même imperfection de l'analyse ordinaire, qui empêche de convertir toute fonction implicite en une fonction explicite équivalente, ne permet pas davantage de séparer les fonctions qui entrent simultanément dans un système quelconque d'équations. Il s'agit alors de différentier, non-seulement sans savoir résoudre les équations primitives, mais même sans pouvoir effectuer entr'elles les éliminations convenables, ce qui constitue une nouvelle difficulté.
Tels sont donc l'enchaînement naturel et la distribution rationnelle des diverses théories principales dont se compose le traité général de la différentiation. On voit que, la différentiation des fonctions implicites se déduisant de celle des fonctions explicites par un seul principe constant, et la différentiation des fonctions à plusieurs variables se ramenant, par un autre principe fixe, à celle des fonctions à une seule variable, tout le calcul différentiel se trouve reposer, en dernière analyse, sur la différentiation des fonctions explicites à une seule variable, la seule qui s'exécute jamais directement. Or, il est aisé de concevoir que cette première théorie, base nécessaire du système entier, consiste simplement dans la différentiation des dix fonctions simples, qui sont les élémens uniformes de toutes nos combinaisons analytiques, et dont j'ai présenté le tableau (4e leçon, page 173). Car la différentiation des fonctions composées se déduit évidemment, d'une manière immédiate et nécessaire, de celle des fonctions simples qui les constituent. C'est donc à la connaissance de ces dix différentielles fondamentales, et à celle des deux principes généraux, ci-dessus mentionnés, qui y ramènent tous les autres cas possibles, que se réduit, à proprement parler, tout le traité de la différentiation. On voit, par la combinaison de ces diverses considérations, combien est à la fois simple et parfait le système entier du calcul différentiel proprement dit. Il constitue certainement, sous le rapport logique, le spectacle le plus intéressant que l'analyse mathématique puisse présenter à notre intelligence.
Le tableau général que je viens d'esquisser sommairement offrirait, néanmoins, une lacune essentielle, si je n'indiquais ici distinctement une dernière théorie, qui forme, par sa nature, le complément indispensable du traité de la différentiation. C'est celle qui a pour objet la transformation constante des fonctions dérivées, en résultat des changemens déterminés de variables indépendantes, d'où résulte la possibilité de rapporter à de nouvelles variables toutes les formules différentielles générales établies primitivement pour d'autres. Cette question est maintenant résolue de la manière la plus complète et la plus simple, comme toutes celles dont se compose le calcul différentiel. On conçoit aisément l'importance générale qu'elle doit avoir dans les applications quelconques de l'analyse transcendante, dont elle peut être considérée comme augmentant les ressources fondamentales, en permettant de choisir, pour former d'abord plus aisément les équations différentielles, le système de variables indépendantes qui paraîtra le plus avantageux, bien qu'il ne doive pas être maintenu plus tard. C'est ainsi, par exemple, que la plupart des questions principales de la géométrie se résolvent beaucoup plus aisément en rapportant les lignes et les surfaces à des coordonnées rectilignes, et qu'on peut néanmoins être conduit à les appliquer à des formes exprimées analytiquement, à l'aide de coordonnées polaires, ou de toute autre manière. On pourra commencer alors la solution différentielle du problème en employant toujours le système rectiligne, mais seulement comme un intermédiaire, d'après lequel, par la théorie générale que nous avons en vue ici, on passera au système définitif, qu'il eût été quelquefois impossible de considérer directement.
Dans la classification rationnelle que je viens d'exposer pour l'ensemble du calcul différentiel, on serait naturellement tenté de signaler une omission grave, puisque je n'ai pas sous-divisé chacune des quatre parties essentielles d'après une autre considération générale, qui semble d'abord fort importante en elle-même, celle de l'ordre plus ou moins élevé de la différentiation. Mais il est aisé de comprendre que cette distinction n'a aucune influence réelle dans le calcul différentiel, en ce qu'elle n'y donne lieu à aucune difficulté nouvelle. En effet, si le calcul différentiel n'était pas rigoureusement complet, c'est-à-dire, si on ne savait point différentier indistinctement toute fonction quelconque, la différentiation au second ordre, ou à un ordre supérieur, de chaque fonction déterminée, pourrait engendrer des difficultés spéciales. Mais la parfaite universalité du calcul différentiel donne évidemment l'assurance de pouvoir différentier à un ordre quelconque toutes les fonctions analytiques connues, la question se réduisant sans cesse à une différentiation au premier ordre, successivement redoublée. Ainsi, la considération des divers ordres de différentielles peut bien donner naissance à de nouvelles remarques plus ou moins importantes, surtout en ce qui concerne la formation des équations différentielles, et les dérivées partielles successives des fonctions à plusieurs variables. Mais elle ne saurait, évidemment, constituer aucun nouveau problème général dans le traité de la différentiation. Nous verrons tout à l'heure que cette distinction, qui n'a, pour ainsi dire, aucune importance dans le calcul différentiel, en acquiert, au contraire, une très-grande dans le calcul intégral, en vertu de l'extrême imperfection de ce dernier calcul.
Enfin, quoique j'aie cru, en thèse générale, ne devoir nullement envisager en ce moment les diverses applications principales du calcul différentiel, il convient néanmoins de faire une exception pour celles qui consistent dans la solution de questions purement analytiques, qui doivent, en effet, être rationnellement placées à la suite du traité de la différentiation proprement dite, à cause de l'homogénéité évidente des considérations. Ces questions peuvent se réduire à trois essentielles: 1º le développement en séries des fonctions à une seule ou à plusieurs variables, ou, plus généralement, la transformation des fonctions, qui constitue la plus belle et la plus importante application du calcul différentiel à l'analyse générale, et qui comprend, outre la série fondamentale découverte par Taylor, les séries si remarquables trouvées par Maclaurin, par Jean Bernouilli, par Lagrange, etc.; 2º la théorie générale des valeurs maxima et minima pour les fonctions quelconques à une seule ou à plusieurs variables, un des plus intéressans problèmes que puisse présenter l'analyse, quelque élémentaire qu'il soit devenu aujourd'hui, et à la solution complète duquel le calcul différentiel s'applique très-naturellement; 3º enfin, la détermination générale de la vraie valeur des fonctions qui se présentent sous une apparence indéterminée pour certaines hypothèses faites sur les valeurs des variables correspondantes, ce qui est le problème le moins étendu et le moins important des trois, quoiqu'il mérite d'être noté ici. La première question est, sans contredit, la principale sous tous les rapports: elle est aussi la plus susceptible d'acquérir dans la suite une extension nouvelle, surtout en concevant, d'une manière plus large qu'on ne l'a fait jusqu'ici, l'emploi du calcul différentiel pour la transformation des fonctions, au sujet de laquelle Lagrange a laissé quelques indications précieuses, qui n'ont encore été ni généralisées ni suivies.
Je regrette beaucoup d'être obligé, par les limites nécessaires de cet ouvrage, de me borner à des considérations sommaires aussi insuffisantes sur tous les divers sujets que je viens de passer en revue, et qui comporteraient, par leur nature, des développemens beaucoup plus étendus, en continuant toujours néanmoins à rester dans les généralités qui sont le sujet propre de ce cours. Je passe maintenant à l'exposition également rapide du tableau systématique du calcul intégral proprement dit, c'est-à-dire du traité abstrait de l'intégration.
La division fondamentale du calcul intégral est fondée sur le même principe que celle ci-dessus exposée pour le calcul différentiel, en distinguant l'intégration des formules différentielles explicites, et l'intégration des différentielles implicites, ou des équations différentielles. La séparation de ces deux cas est même bien plus profonde relativement à l'intégration, que sous le simple rapport de la différentiation. Dans le calcul différentiel, en effet, cette distinction ne repose, comme nous l'avons vu, que sur l'extrême imperfection de l'analyse ordinaire. Mais, au contraire, il est aisé de voir que, quand même toutes les équations seraient résolues algébriquement, les équations différentielles n'en constitueraient pas moins un cas d'intégration tout-à-fait distinct de celui que présentent les formules différentielles explicites. Car, en se bornant, par exemple, au premier ordre et à une fonction unique y d'une seule variable x, pour plus de simplicité, si l'on suppose résolue, par rapport à dy/dx, une équation différentielle quelconque entre x, y, et dy/dx, l'expression de la fonction dérivée se trouvant alors contenir généralement la fonction primitive elle-même qui est l'objet de la recherche, la question d'intégration n'aurait nullement changé de nature, et la solution n'aurait fait réellement d'autre progrès que d'avoir amené l'équation différentielle, proposée à ne plus être que du premier degré relativement à la fonction dérivée, ce qui est, en soi, de peu d'importance. La différentielle n'en serait donc pas moins déterminée d'une manière à peu près aussi implicite qu'auparavant, sous le rapport de l'intégration, qui continuerait à présenter essentiellement la même difficulté caractéristique. La résolution algébrique des équations ne pourrait faire rentrer le cas que nous considérons dans la simple intégration des différentielles explicites, que dans les occasions très-particulières où l'équation différentielle proposée ne contiendrait point la fonction primitive elle-même, ce qui permettrait, par conséquent, en la résolvant, de trouver dy/dx en fonction de x seulement, et de réduire ainsi la question aux quadratures.
La considération que je viens d'indiquer pour les équations différentielles les plus simples aurait évidemment encore plus d'importance pour celles des ordres supérieurs ou qui contiendraient simultanément diverses fonctions de plusieurs variables indépendantes. Ainsi, l'intégration des différentielles qui ne sont déterminées qu'implicitement constitue par sa nature, et, sans aucun égard à l'état de l'algèbre, un cas entièrement distinct de celui relatif aux différentielles explicitement exprimées en fonction des variables indépendantes. L'intégration des équations différentielles est donc nécessairement plus compliquée que celle des différentielles explicites, par l'élaboration desquelles le calcul intégral a pris naissance, et dont ensuite on s'est efforcé de faire, autant que possible, dépendre les autres. Tous les divers procédés analytiques proposés jusqu'ici pour intégrer les équations différentielles, soit la séparation des variables, soit la méthode des multiplicateurs, etc, ont en effet pour but de ramener ces intégrations à celles des formules différentielles, la seule qui, par sa nature, puisse être entreprise directement. Malheureusement, quelqu'imparfaite que soit jusqu'ici cette base nécessaire de tout le calcul intégral, l'art d'y réduire l'intégration des équations différentielles est encore bien moins avancé.
Chacune de ces deux branches fondamentales du calcul intégral se sous-divise ensuite en deux autres, comme dans le calcul différentiel, et par des motifs exactement analogues (que je me dispenserai, par conséquent, de reproduire), suivant que l'on considère des fonctions à une seule variable ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes. Je ferai seulement observer que cette distinction est, comme la précédente, encore plus importante pour l'intégration que pour la différentiation. Cela est surtout remarquable, relativement aux équations différentielles. En effet, celles qui se rapportent à plusieurs variables indépendantes peuvent évidemment présenter cette difficulté caractéristique, et d'un ordre bien plus élevé, que la fonction cherchée soit définie différentiellement par une simple relation entre ses diverses dérivées spéciales relatives aux différentes variables prises séparément. De là résulte la branche la plus difficile, et aussi la plus étendue du calcul intégral, ce qu'on nomme ordinairement le calcul intégral aux différences partielles, créé par d'Alembert, et dans lequel, suivant la juste appréciation de Lagrange, les géomètres auraient dû voir réellement un calcul nouveau, dont le caractère philosophique n'est pas assez exactement jugé. Une différence très-saillante entre ce cas et celui des équations à une seule variable indépendante consiste, comme je l'ai observé ci-dessus, dans les fonctions arbitraires qui remplacent les simples constantes arbitraires pour donner aux intégrales correspondantes toute la généralité convenable.
À peine ai-je besoin de dire que cette branche supérieure de l'analyse transcendante est encore entièrement dans l'enfance, puisque, seulement dans le cas le plus simple, celui d'une équation du premier ordre entre les dérivées partielles d'une seule fonction à deux variables indépendantes, on ne sait point même jusqu'ici complétement ramener l'intégration à celle des équations différentielles ordinaires. L'intégration relative aux fonctions de plusieurs variables est beaucoup plus avancée, dans le cas, infiniment plus simple, à la vérité, où il ne s'agit que des formules différentielles explicites. On sait alors en effet, quand ces formules remplissent les conditions convenables d'intégrabilité, réduire constamment leur intégration aux quadratures.
Une nouvelle distinction générale, applicable, comme sous-division, à l'intégration des différentielles explicites ou implicites, à une seule variable ou à plusieurs, se tire de l'ordre plus ou moins élevé des différentiations, qui ne donne lieu à aucune question spéciale dans le calcul différentiel, ainsi que nous l'avons remarqué.
Relativement aux différentielles explicites, soit à une variable, soit à plusieurs, la nécessité de distinguer leurs divers ordres ne tient qu'à l'extrême imperfection du calcul intégral. En effet, si l'on savait constamment intégrer toute formule différentielle du premier ordre, l'intégration d'une formule du second ordre ou de tout autre ne constituerait point, évidemment, une question nouvelle, puisqu'en l'intégrant d'abord au premier ordre, on parviendrait à l'expression différentielle de l'ordre immédiatement précédent, d'où, par une suite convenable d'intégrations analogues, on serait certain de remonter finalement à la fonction primitive, objet propre d'un tel travail. Mais le peu de connaissances que nous possédons sur les intégrations premières fait qu'il n'en est point ainsi, et que l'ordre plus ou moins élevé des différentielles engendre des difficultés nouvelles. Car, ayant des formules différentielles d'un ordre quelconque supérieur au premier, il peut arriver qu'on sache les intégrer une première fois ou plusieurs fois de suite, et que, néanmoins, on ne puisse remonter ainsi aux fonctions primitives, si ces travaux préliminaires ont produit, pour les différentielles d'un ordre inférieur, des expressions dont les intégrales ne sont pas connues. Cette circonstance doit se présenter d'autant plus fréquemment, le nombre des intégrales connues étant encore fort petit, que ces intégrales successives sont généralement, comme on sait, des fonctions très-différentes des dérivées qui les ont engendrées.
Par rapport aux différentielles implicites, la distinction des ordres est encore plus importante; car, outre le motif précédent, dont l'influence est évidemment ici analogue, et même à un plus haut degré, il est aisé de sentir que l'ordre supérieur des équations différentielles donne lieu nécessairement à des questions d'une nature nouvelle. En effet, sût-on même intégrer indistinctement toute équation du premier ordre relative à une fonction unique, cela ne suffirait point pour faire obtenir l'intégrale définitive d'une équation d'un ordre quelconque, toute équation différentielle n'étant pas réductible à celle d'un ordre immédiatement inférieur. Si l'on a par exemple, pour déterminer une fonction y de la variable x, une relation quelconque entre x, y, dy/dx, et d2y/dx2, on n'en pourra point déduire immédiatement, en effectuant une première intégration, la relation différentielle correspondante entre x, y, et dy/dx, d'où, par une seconde intégration on remonterait à l'équation primitive. Cela n'aurait lieu nécessairement, du moins sans introduire de nouvelles fonctions auxiliaires, que si l'équation du second ordre proposée ne contenait point la fonction cherchée y, concourremment avec ses dérivées. En thèse générale, les équations différentielles devront donc réellement être envisagées comme présentant des cas d'autant plus implicites que leur ordre est plus élevé, et qui ne pourront rentrer les uns dans les autres que par des méthodes spéciales, dont la recherche constitue, par conséquent, une nouvelle classe de questions, à l'égard desquelles on ne sait jusqu'ici presque rien, même pour les fonctions d'une seule variable 16.
Note 16: (retour) Le seul cas important de ce genre qui ait été complétement traité jusqu'ici, est l'intégration générale des équations linéaires d'un ordre quelconque, à coefficiens constans. Encore se trouve-t-elle dépendre finalement de la résolution algébrique des équations d'un degré égal à l'ordre de la différentiation.
Au reste, quand ou examine, d'une manière très-approfondie, cette distinction des divers ordres d'équations différentielles, on trouve qu'elle pourrait rentrer constamment dans une dernière distinction générale, relative aux équations différentielles, que j'ai encore à signaler. En effet, les équations différentielles à une seule ou à plusieurs variables indépendantes peuvent ne contenir simplement qu'une seule fonction, ou bien, dans un cas évidemment plus compliqué et plus implicite, qui correspond à la différentiation des fonctions implicites simultanées, on peut avoir à déterminer en même temps plusieurs fonctions d'après des équations différentielles où elles se trouvent mêlées, concurremment avec leurs diverses dérivées. Il est clair qu'un tel état de la question présente nécessairement une nouvelle difficulté spéciale, celle d'établir la séparation des différentes fonctions cherchées, en formant pour chacune, d'après les équations différentielles proposées, une équation différentielle isolée, qui ne contienne plus les autres fonctions ni leurs dérivées. Ce travail préliminaire, qui est l'analogue de l'élimination en algèbre, est évidemment indispensable avant de tenter aucune intégration directe, puisqu'on ne peut entreprendre généralement, à moins d'artifices spéciaux très-rarement applicables, de déterminer immédiatement à la fois plusieurs fonctions distinctes. Or, il est aisé d'établir la coïncidence exacte et nécessaire de cette nouvelle distinction avec la précédente, relative à l'ordre des équations différentielles. On sait, en effet, que la méthode générale pour isoler les fonctions dans les équations différentielles simultanées, consiste essentiellement à former des équations différentielles, séparément relatives à chaque fonction, et dont l'ordre est égal à la somme de tous ceux des diverses équations proposées. Cette transformation peut s'effectuer constamment. D'un autre côté, toute équation différentielle d'un ordre quelconque relative à une seule fonction pourrait évidemment se ramener toujours au premier ordre, en introduisant un nombre convenable d'équations différentielles auxiliaires, contenant simultanément les diverses dérivées antérieures considérées comme nouvelles fonctions à déterminer. Ce procédé a même été quelquefois employé avec succès, quoique, en général, il ne soit pas normal. Ce sont donc deux genres de conditions nécessairement équivalens, dans la théorie générale des équations différentielles, que la simultanéité d'un plus ou moins grand nombre de fonctions, et l'ordre de différentiation plus ou moins élevé d'une fonction unique. En augmentant l'ordre des équations différentielles, on peut isoler toutes les fonctions; et, en multipliant artificiellement le nombre des fonctions, on peut ramener toutes les équations au premier ordre. Il n'y a, par conséquent, dans l'un et l'autre cas, qu'une même difficulté, envisagée sous deux points de vue différens. Mais, de quelque manière qu'on la conçoive, cette nouvelle difficulté commune n'en est pas moins réelle, et n'en constitue pas moins, par sa nature, une séparation tranchée entre l'intégration des équations du premier ordre et celle des équations d'un ordre supérieur. Je préfère indiquer la distinction sous cette dernière forme, comme plus simple, plus générale et plus rationnelle.
D'après les diverses considérations indiquées ci-dessus sur l'enchaînement rationnel des différentes parties principales du calcul intégral, on voit que l'intégration des formules différentielles explicites du premier ordre à une seule variable est la base nécessaire de toutes les autres intégrations, qu'on ne parvient jamais à effectuer qu'autant qu'on peut les faire rentrer dans ce cas élémentaire, le seul évidemment qui, par sa nature, soit susceptible d'être traité directement. Cette intégration simple et fondamentale est souvent désignée par l'expression commode de quadratures, attendu que toute intégrale de ce genre Sf(x)dx, peut, en effet, être envisagée comme représentant l'aire d'une courbe dont l'équation en coordonnées rectilignes serait y=f(x). Une telle classe de questions correspond, dans le calcul différentiel, au cas élémentaire de la différentiation des fonctions explicites à une seule variable. Mais la question intégrale est, par sa nature, bien autrement compliquée, et surtout beaucoup plus étendue que la question différentielle. Celle-ci se réduit nécessairement, en effet, comme nous l'avons vu, à la différentiation des dix fonctions simples, élémens de toutes celles que l'analyse considère. Au contraire, l'intégration des fonctions composées ne se déduit point nécessairement de celle des fonctions simples, dont chaque nouvelle combinaison doit présenter, sous le rapport du calcul intégral, des difficultés spéciales. De là, l'étendue naturellement indéfinie, et la complication si variée de la question des quadratures, sur laquelle, malgré tous les efforts des analystes, on possède encore si peu de connaissances complètes.
En décomposant cette question, comme il est naturel de le faire, suivant les diverses formes que peut affecter la fonction dérivée, on distingue d'abord le cas des fonctions algébriques, et ensuite celui des fonctions transcendantes. L'intégration vraiment analytique de ce dernier ordre d'expressions est jusqu'ici fort peu avancée, soit pour les fonctions exponentielles, soit pour les fonctions logarithmiques, soit pour les fonctions circulaires. On n'a traité encore qu'un très-petit nombre de cas de ces trois divers genres, en les choisissant parmi les plus simples, qui conduisent même ordinairement à des calculs extrêmement pénibles. Ce que nous devons surtout remarquer à ce sujet sous le rapport philosophique, c'est que les divers procédés de quadrature ne tiennent à aucune vue générale sur l'intégration, et consistent en de simples artifices de calcul fort incohérens entre eux, et dont le nombre est très-multiplié, à cause de l'étendue très-bornée de chacun d'eux. Je dois cependant signaler ici un de ces artifices qui, sans être réellement une méthode d'intégration, est néanmoins remarquable par sa généralité: c'est le procédé inventé par Jean Bernouilli, et connu sous le nom de l'intégration par parties, d'après lequel toute intégrale peut être ramenée à une autre, qui se trouve quelquefois être plus facile à obtenir. Cette ingénieuse relation mérite d'être notée sous un autre rapport, comme ayant offert la première idée de cette transformation les unes dans les autres des intégrales encore inconnues, qui a reçu dans ces derniers temps une plus grande extension, et dont M. Fourier surtout a fait un usage si nouveau et si important pour les questions analytiques engendrées par la théorie de la chaleur.
Quant à l'intégration des fonctions algébriques, elle est plus avancée. Cependant, on ne sait encore presque rien relativement aux fonctions irrationnelles, dont les intégrales n'ont été obtenues que dans des cas extrêmement bornés, et surtout en les rendant rationnelles. L'intégration des fonctions rationnelles est jusqu'ici la seule théorie de calcul intégral qui ait pu être traitée d'une manière vraiment complète: sous le rapport logique, elle en constitue donc la partie la plus satisfaisante, mais peut-être aussi la moins importante. Il est même essentiel de remarquer, pour avoir une juste idée de l'extrême imperfection du calcul intégral, que ce cas si peu étendu n'est entièrement résolu que pour ce qui concerne proprement l'intégration, envisagée d'une manière abstraite; car, dans l'exécution, la théorie se trouve le plus souvent, indépendamment de la complication des calculs, tout-à-fait arrêtée par l'imperfection de l'analyse ordinaire, attendu qu'elle fait dépendre finalement l'intégration de la résolution algébrique des équations, ce qui en limite singulièrement l'usage.
Pour saisir, d'une manière générale, l'esprit des divers procédés d'après lesquels on procède aux quadratures, nous devons reconnaître d'ailleurs que, par leur nature, ils ne peuvent être fondés primitivement que sur la différentiation des dix fonctions simples, dont les résultats, considérés sous le point de vue inverse, établissent autant de théorèmes immédiats de calcul intégral, les seuls qui puissent être connus directement, tout l'art de l'intégration consistant ensuite, comme je l'ai exprimé en commençant cette leçon, à faire rentrer, autant que possible, toutes les autres quadratures dans ce petit nombre de quadratures élémentaires, ce qui malheureusement nous est encore le plus souvent inconnu.
Dans cette énumération raisonnée des diverses parties essentielles de calcul intégral suivant leurs relations logiques, j'ai négligé à dessein, pour ne pas interrompre l'enchaînement, de considérer distinctement une théorie fort importante, qui forme implicitement une portion de la théorie générale de l'intégration des équations différentielles, mais que je dois ici signaler séparément, comme étant, pour ainsi dire, en dehors du calcul intégral, et offrant néanmoins le plus grand intérêt, soit par sa perfection rationnelle, soit par l'étendue de ses applications. Je veux parler de ce qu'on appelle les solutions singulières des équations différentielles, dites quelquefois, mais à tort, solutions particulières, qui ont été le sujet de travaux très-remarquables de la part d'Euler et de Laplace, et dont Lagrange surtout a présenté une si belle et si simple théorie générale. On sait que Clairaut, qui le premier, eut occasion d'en remarquer l'existence, y vit un paradoxe de calcul intégral, puisque ces solutions ont pour caractère propre de satisfaire aux équations différentielles sans être néanmoins comprises dans les intégrales générales correspondantes. Lagrange a, depuis, expliqué ce paradoxe de la manière la plus ingénieuse et la plus satisfaisante, en montrant comment de telles solutions dérivent toujours de l'intégrale générale par la variation des constantes arbitraires. Il a aussi, le premier, convenablement apprécié l'importance de cette théorie, et c'est avec raison qu'il lui a consacré, dans ses leçons sur le calcul des fonctions, un si grand développement. Sous le point de vue rationnel, cette théorie mérite en effet toute notre attention, par le caractère de parfaite généralité qu'elle comporte, puisque Lagrange a exposé des procédés invariables et fort simples pour trouver la solution singulière de toute équation différentielle quelconque qui en est susceptible; et, ce qui n'est pas moins remarquable, ces procédés n'exigent aucune intégration, consistant seulement dans des différentiations, et par là même toujours applicables. La différentiation est ainsi devenue, par un heureux artifice, un moyen de suppléer dans certaines circonstances à l'imperfection du calcul intégral. En effet, certains problèmes exigent surtout, par leur nature, la connaissance de ces solutions singulières. Telles sont, par exemple, en géométrie, toutes les questions où il s'agit de déterminer une courbe d'après une propriété quelconque de sa tangente ou de son cercle osculateur. Dans tous les cas de ce genre, après avoir exprimé cette propriété par une équation différentielle, ce sera, sous le rapport analytique, l'équation singulière qui constituera l'objet le plus important de la recherche, puisqu'elle seule représentera la courbe demandée, l'intégrale générale, qui devient dès lors inutile à connaître, ne devant désigner autre chose que le système des tangentes ou des cercles osculateurs de cette courbe. On conçoit aisément, d'après cela, toute l'importance de cette théorie, qui me semble n'être pas encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres.
Enfin, pour achever de signaler le vaste ensemble de recherches analytiques dont se compose le calcul intégral proprement dit, il me reste à mentionner une théorie fort importante dans toutes les applications de l'analyse transcendante, que j'ai dû laisser en dehors du système comme n'étant pas réellement destinée à une véritable intégration, et se proposant au contraire de remplacer la connaissance des intégrales vraiment analytiques, qui sont le plus souvent ignorées. On voit qu'il s'agit de la détermination des intégrales définies.
L'expression, toujours possible, des intégrales en séries indéfinies, peut d'abord être envisagée comme un heureux moyen général de compenser souvent l'extrême imperfection du calcul intégral. Mais l'emploi de telles séries, à cause de leur complication et de la difficulté de découvrir la loi de leurs termes, est ordinairement d'une médiocre utilité sous le rapport algébrique, bien qu'on en ait déduit quelquefois des relations fort essentielles. C'est surtout sous le rapport arithmétique que ce procédé acquiert une grande importance, comme moyen de calculer ce qu'on appelle les intégrales définies, c'est-à-dire, les valeurs des fonctions cherchées pour certaines valeurs déterminées des variables correspondantes.
Une recherche de cette nature correspond exactement, dans l'analyse transcendante, à la résolution numérique des équations dans l'analyse ordinaire. Ne pouvant obtenir le plus souvent la véritable intégrale, celle qu'on nomme par opposition, l'intégrale générale ou indéfinie, c'est-à-dire, la fonction qui, différentiée, a produit la formule différentielle proposée, les analystes ont dû s'attacher à déterminer, du moins, sans connaître une telle fonction, les valeur numériques particulières qu'elle prendrait en assignant aux variables des valeurs désignées. C'est évidemment résoudre la question arithmétique, sans avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante, qui, le plus souvent, est précisément la plus importante. Une telle analyse est donc par sa nature, aussi imparfaite que nous avons vu l'être la résolution numérique des équations. Elle présente, comme celle-ci, une confusion vicieuse du point de vue arithmétique avec le point de vue algébrique; d'où résultent, soit sous le rapport purement logique, soit relativement aux applications, des inconvéniens analogues. Je puis donc me dispenser de reproduire ici les considérations indiquées dans la cinquième leçon au sujet de l'algèbre. On conçoit néanmoins que, dans l'impossibilité où nous sommes presque toujours de connaître les véritables intégrales, il est de la plus haute importance d'avoir pu obtenir au moins cette solution incomplète et nécessairement insuffisante. Or, c'est à quoi on est heureusement parvenu aujourd'hui pour tous les cas, l'évaluation des intégrales définies ayant été ramenée à des méthodes entièrement générales, qui ne laissent à désirer, dans un grand nombre d'occasions, qu'une moindre complication des calculs, but vers lequel se dirigent aujourd'hui toutes les transformations spéciales des analystes. Regardant maintenant comme parfaite cette sorte d'arithmétique transcendante, la difficulté, dans les applications, se réduit essentiellement à ne faire dépendre finalement la recherche proposée que d'une simple détermination d'intégrales définies, ce qui, évidemment, ne saurait être toujours possible, quelque habileté analytique qu'on puisse employer à effectuer une transformation aussi forcée.
Par l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon, on voit que, si le calcul différentiel constitue, de sa nature, un système limité et parfait auquel il ne reste plus à ajouter rien d'essentiel, le calcul intégral proprement dit, ou le simple traité de l'intégration, présente nécessairement un champ inépuisable à l'activité de l'esprit humain, indépendamment des applications indéfinies dont l'analyse transcendante est évidemment susceptible. Les motifs généraux par lesquels j'ai tâché de faire sentir, dans la cinquième leçon, l'impossibilité de découvrir jamais la résolution algébrique des équations d'un degré et d'une forme quelconques, ont sans aucun doute, infiniment plus de force encore relativement à la recherche d'un procédé unique d'intégration, invariablement applicable à tous les cas. C'est, dit Lagrange, un de ces problèmes dont on ne saurait espérer de solution générale. Plus on méditera sur ce sujet, plus on sera convaincu, je ne crains pas de l'affirmer, qu'une telle recherche est totalement chimérique, comme étant beaucoup trop supérieure à la faible portée de notre intelligence, bien que les travaux des géomètres doivent certainement augmenter dans la suite l'ensemble de nos connaissances acquises sur l'intégration, et créer aussi des procédés d'une plus grande généralité. L'analyse transcendante est encore trop près de sa naissance, il y a surtout trop peu de temps qu'elle est conçue d'une manière vraiment rationelle, pour que nous puissions nous faire une juste idée de ce qu'elle pourra devenir un jour. Mais, quelles que doivent être nos légitimes espérances, n'oublions pas de considérer avant tout les limites imposées par notre constitution intellectuelle, et qui, pour n'être pas susceptibles d'une détermination précise, n'en ont pas moins une réalité incontestable.
Au lieu de tendre à imprimer au calcul des fonctions indirectes, tel que nous le concevons aujourd'hui, une perfection chimérique, je suis porté à penser que lorsque les géomètres auront épuisé les applications les plus importantes de notre analyse transcendante actuelle, ils se créeront plutôt de nouvelles ressources, en changeant le mode de dérivation des quantités auxiliaires introduites pour faciliter l'établissement des équations, et dont la formation pourrait suivre une infinité d'autres lois que la relation très-simple qui a été choisie, d'après une conception que j'ai déjà indiquée dans la quatrième leçon. Les moyens de cette nature me paraissent susceptibles, en eux-mêmes, d'une plus grande fécondité que ceux qui consisteraient seulement à pousser plus loin notre calcul actuel des fonctions indirectes. C'est une pensée que je soumets aux géomètres dont les méditations se sont tournées vers la philosophie générale de l'analyse.
Du reste, quoique j'aie dû, dans l'exposition sommaire qui était l'objet propre de cette leçon, rendre sensible l'état d'extrême imperfection où se trouve encore le calcul intégral, on aurait une fausse idée des ressources générales de l'analyse transcendante, si on accordait à cette considération une trop grande importance. Il en est ici, en effet, comme dans l'analyse ordinaire, où l'on est parvenu à utiliser, à un degré immense, un très-petit nombre de connaissances fondamentales sur la résolution des équations. Quelque peu avancés qu'ils soient réellement jusqu'ici dans la science des intégrations, les géomètres n'en ont pas moins tiré, de notions abstraites aussi peu multipliées, la solution d'une multitude de questions de première importance en géométrie, en mécanique, en thermologie, etc. L'explication philosophique de ce double fait général résulte de l'importance et de la portée nécessairement prépondérantes des connaissances abstraites, dont la moindre se trouve naturellement correspondre à une foule de recherches concrètes, l'homme n'ayant d'autre ressource pour l'extension successive de ses moyens intellectuels, que dans la considération d'idées de plus en plus abstraites et néanmoins positives.
Pour achever de faire connaître, dans toute son étendue, le caractère philosophique de l'analyse transcendante, il me reste à considérer une dernière conception par laquelle l'immortel Lagrange, que nous retrouvons sur toutes les grandes voies de la science mathématique, a rendu cette analyse encore plus propre à faciliter l'établissement des équations dans les problèmes les plus difficiles, en considérant une classe d'équations encore plus indirectes que les équations différentielles proprement dites. C'est le calcul ou plutôt la méthode des variations, dont l'appréciation générale sera l'objet de la leçon suivante.
Sommaire. Considérations générales sur le calcul des variations.
Afin de saisir avec plus de facilité le caractère philosophique de la méthode des variations, il convient d'abord de considérer sommairement la nature spéciale des problèmes dont la résolution générale a nécessité la formation de cette analyse hyper-transcendante. Ce calcul est encore trop près de son origine, les applications en ont été jusqu'ici trop peu variées, pour qu'on pût en concevoir une idée générale suffisamment claire, si je me bornais à une exposition purement abstraite de sa théorie fondamentale, bien qu'une telle exposition doive être ensuite, sans aucun doute, l'objet principal et définitif de cette leçon.
Les questions mathématiques qui ont donné naissance au calcul des variations consistent, en général, dans la recherche des maxima et des minima de certaines formules intégrales indéterminées, qui expriment la loi analytique de tel ou tel phénomène géométrique ou mécanique, considéré indépendamment d'aucun sujet particulier. Les géomètres ont désigné pendant long-temps toutes les questions de ce genre par le nom commun de problèmes des isopérimètres, qui ne convient cependant qu'au plus petit nombre d'entre elles.
Dans la théorie ordinaire des maxima et minima, on se propose de découvrir, relativement à une fonction donnée d'une seule ou de plusieurs variables, quelles valeurs particulières il faut assigner à ces variables pour que la valeur correspondante de la fonction proposée soit un maximum ou un minimum, par rapport à celles qui précèdent et qui suivent immédiatement, c'est-à-dire qu'on cherche, à proprement parler, à quel instant la fonction cesse de croître pour commencer à décroître, ou réciproquement. Le calcul différentiel suffit pleinement, comme on sait, à la résolution générale de cette classe de questions, en montrant que les valeurs des diverses variables qui conviennent, soit au maximum, soit au minimum, doivent toujours rendre nulles les différentes dérivées du premier ordre de la fonction donnée, prises séparément par rapport à chaque variable indépendante; et en indiquant de plus un caractère propre à distinguer le maximum du minimum, qui consiste, dans le cas d'une fonction d'une seule variable, par exemple, en ce que la fonction dérivée du second ordre doit prendre une valeur négative pour le maximum, et positive pour le minimum. Telles sont, du moins, les conditions fondamentales qui se rapportent au plus grand nombre des cas; les modifications qu'elles doivent subir pour que la théorie soit complétement applicable à certaines questions, sont d'ailleurs également assujetties à des règles abstraites aussi invariables, quoique plus compliquées.
La construction de cette théorie générale ayant fait disparaître nécessairement le principal intérêt que les questions de ce genre pouvaient inspirer aux géomètres, ils se sont élevés presque aussitôt à la considération d'un nouvel ordre de problèmes, à la fois beaucoup plus importans et d'une difficulté bien supérieure, ceux des isopérimètres. Ce ne sont plus alors les valeurs des variables propres au maximum ou au minimum d'une fonction donnée, qu'il s'agit de déterminer. C'est la forme de la fonction elle-même qu'on se propose de découvrir, d'après la condition du maximum ou du minimum d'une certaine intégrale définie, seulement indiquée, qui dépend de cette fonction.
La plus ancienne question de cette nature est celle du solide de moindre résistance, traitée par Newton, dans le second livre des Principes, où il détermine quelle doit être la courbe méridienne d'un solide de révolution, pour que la résistance éprouvée par ce corps dans le sens de son axe, en traversant avec une vitesse quelconque un fluide immobile, soit la plus petite possible. Mais la marche suivie par Newton n'avait point un caractère assez simple, assez général et surtout assez analytique, par la nature de sa méthode spéciale d'analyse transcendante, pour qu'une telle solution pût suffire à entraîner les géomètres vers ce nouvel ordre de problèmes. L'impulsion vraiment décisive à cet égard ne pouvait guère partir que de l'un des géomètres occupés sur le continent à élaborer et à appliquer la méthode infinitésimale proprement dite. C'est ce que fit, en 1695, Jean Bernouilli, en proposant le problème célèbre de la brachystochrone, qui suggéra depuis une si longue suite de questions analogues. Il consiste à déterminer la courbe qu'un corps pesant doit suivre pour descendre d'un point à un autre dans le temps le plus court. En se bornant à la simple chute dans le vide, seul cas qu'on ait d'abord considéré, on trouve assez facilement que la courbe cherchée doit être une cycloïde renversée, à base horizontale, ayant son origine au point le plus élevé. Mais la question peut être singulièrement compliquée, soit en ayant égard à la résistance du milieu, soit en tenant compte du changement d'intensité de la pesanteur.
Quoique cette nouvelle classe de problèmes ait été primitivement fournie par la mécanique, c'est néanmoins dans la géométrie qu'on a puisé plus tard les sujets des principales recherches. Ainsi, on s'est proposé de découvrir, parmi toutes les courbes de même contour tracées entre deux points donnés, quelle est celle dont l'aire est un maximum ou un minimum, d'où est venu proprement le nom de problème des ipérimètres; ou bien on a demandé que le maximum et le minimum eussent lieu pour la surface engendrée par la révolution de la courbe cherchée autour d'un axe, ou pour le volume correspondant; dans d'autres cas, c'était la hauteur verticale du centre de gravité de la courbe inconnue, ou de la surface et du volume qu'elle pouvait engendrer, qui devait devenir un maximum ou un minimum, etc. Enfin, ces problèmes ont été successivement variés et compliqués, pour ainsi dire à l'infini, par les Bernouilli, par Taylor, et surtout par Euler, avant que Lagrange en eût assujetti la solution à une méthode abstraite et entièrement générale, dont la découverte a fait cesser l'empressement des géomètres pour un tel ordre de recherches. Il ne s'agit point ici de tracer, même sommairement, l'histoire de cette partie supérieure des mathématiques, quelque intéressante qu'elle fût. Je n'ai fait l'énumération de certaines questions principales choisies parmi les plus simples, qu'afin de rendre sensible la destination générale qu'avait essentiellement, à son origine, la méthode des variations.
On voit que, considérés sous le point de vue analytique, tous ces problèmes consistent, par leur nature, à déterminer quelle forme doit avoir une certaine fonction inconnue d'une ou de plusieurs variables, pour que telle ou telle intégrale dépendante de cette fonction se trouve avoir, entre des limites assignées, une valeur qui soit un maximum ou un minimum, relativement à toutes celles qu'elle prendrait si la fonction cherchée avait une autre forme quelconque. Ainsi, par exemple, dans le problème de la brachystochrone, on sait que si y=∫(z), x=φ(z) sont les équations rectilignes de la courbe cherchée, en supposant les axes des x et des y horizontaux, et l'axe z des vertical, le temps de la chute d'un corps pesant le long de cette courbe, depuis le point dont l'ordonnée est z1 jusqu'à celui dont l'ordonnée est z2 est généralement exprimé par l'intégrale définie 17.
Il faut donc trouver quelles doivent être les deux fonctions inconnues ∫ et φ pour que cette intégrale soit un minimum. De même, demander quelle est, parmi toutes les courbes planes isopérimètres, celle qui renferme la plus grande aire, c'est proposer de trouver, parmi toutes les fonctions ∫(x) qui peuvent donner à l'intégrale
une certaine valeur constante, celle qui rend un maximum l'intégrale ∫ ∫(x) dx, prise entre les mêmes limites. Il en est évidemment toujours ainsi dans toutes les autres questions de ce genre.
Dans les solutions que les géomètres donnaient de ces problèmes avant Lagrange, on se proposait essentiellement de les ramener à la théorie ordinaire des maxima et minima. Mais les moyens employés pour effectuer cette transformation consistaient en de simples artifices particuliers, propres à chaque cas, et dont la découverte ne comportait point de régles invariables et certaines, en sorte que toute question vraiment nouvelle reproduisait constamment des difficultés analogues, sans que les solutions déjà obtenues pussent être réellement d'aucun secours essentiel, autrement que par les habitudes qu'elles avaient fait contracter à l'intelligence. En un mot, cette branche des mathématiques présentait alors l'imperfection nécessaire qui existe constamment tant qu'on n'est point parvenu à saisir distinctement, pour la traiter d'une manière abstraite et dès-lors générale, la partie commune à toutes les questions d'une même classe.
En cherchant à réduire tous les divers problèmes des isopérimètres à dépendre d'une analyse commune, organisée abstraitement en un calcul distinct, Lagrange a été conduit à concevoir une nouvelle nature de différentiations, auxquelles il a appliqué la caractéristique δ, en réservant la caractéristique d pour les simples différentielles ordinaires. Ces différentielles d'une espèce nouvelle, qu'il a désignées sous le nom de variations, consistent dans les accroissemens infiniment petits que reçoivent les intégrales, non en vertu d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes, comme pour l'analyse transcendante ordinaire, mais en supposant que la forme de la fonction placée sous le signe d'intégration vienne à changer infiniment peu. Cette distinction se conçoit, par exemple, avec facilité, relativement aux courbes, où l'on voit l'ordonnée ou toute autre variable de la courbe, comporter deux sortes de différentielles évidemment très-différentes, suivant que l'on passe d'un point à un autre infiniment voisin sur la même courbe, ou bien au point correspondant de la courbe infiniment voisine produite par une certaine modification déterminée de la première 18. Il est clair, du reste, que, par leur nature, les variations relatives de diverses grandeurs liées entre elles par des lois quelconques, se calculent, à la caractéristique près, exactement de la même manière que les différentielles. Enfin, on déduit également de la notion générale des variations les principes fondamentaux de l'algorithme propre à cette méthode et qui consistent simplement dans la faculté évidente de pouvoir transposer à volonté les caractéristiques spécialement affectées aux variations avant ou après celles qui correspondent aux différentielles ordinaires.
Note 18: (retour) Leïbnitz avait déjà considéré la comparaison d'une courbe à une autre infiniment voisine; c'est ce qu'il appelait différentiatio de curvâ in curvam. Mais cette comparaison n'avait aucune analogie avec la conception de Lagrange, les courbes de Leïbnitz étant renfermées dans une même équation générale, d'où elles se déduisent par le simple changement d'une constante arbitraire.
Cette conception abstraite une fois formée, Lagrange a pu réduire aisément, de la manière la plus générale, tous les problèmes des isopérimètres à la simple théorie ordinaire des maxima et des minima. Pour se faire une idée nette de cette grande et heureuse transformation, il faut préalablement considérer une distinction essentielle à laquelle donnent lieu les diverses questions des isopérimètres.
On doit, en effet, partager ces recherches en deux classes générales, selon que les maxima et minima demandés sont absolus ou relatifs, pour employer les expressions abrégées des géomètres. Le premier cas est celui où les intégrales définies indéterminées dont on cherche le maximum ou le minimum, ne sont assujetties, par la nature du problème, à aucune condition; comme il arrive, par exemple, dans le problème de la brachystochrone, où il s'agit de choisir entre toutes les courbes imaginables. Le second cas a lieu, quand, au contraire, les intégrales variables ne peuvent changer que suivant certaines conditions, consistant ordinairement en ce que d'autres intégrales définies, dépendant également des fonctions cherchées, conservent constamment une même valeur donnée; comme, par exemple, dans toutes les questions géométriques concernant les figures isopérimètres proprement dites, et où, par la nature du problème, l'intégrale relative à la longueur de la courbe ou à l'aire de la surface, doit rester constante pendant le changement de celle qui est l'objet de la recherche proposée.
Le calcul des variations donne immédiatement la solution générale des questions de la première espèce. Car, il suit évidemment de la théorie ordinaire des maxima et minima, que la relation cherchée doit rendre nulle la variation de l'intégrale proposée par rapport à chaque variable indépendante, ce qui donne la condition commune au maximum et au minimum; et, comme caractère propre à distinguer l'un de l'autre, que la variation du second ordre de la même intégrale doit être négative pour le maximum et positive pour le minimum. Ainsi, par exemple, dans le problème de la brachystochrone, on aura, pour déterminer la nature de la courbe cherchée, l'équation de condition,
qui, se décomposant en deux, par rapport aux deux fonctions inconnues ∫ et φ qui sont indépendantes l'une de l'autre, exprimera complètement la définition analytique de la courbe demandée. La seule difficulté propre à cette nouvelle analyse consiste dans l'élimination de la caractéristique δ, pour laquelle le calcul des variations fournit des règles invariables et complètes, fondées, en général, sur le procédé de l'intégration par parties, dont Lagrange a su tirer ainsi un parti immense. Le but constant de cette première élaboration analytique, dans l'exposition de laquelle je ne dois nullement entrer ici, est de faire parvenir aux équations différentielles proprement dites, ce qui se peut toujours, et par-là la question rentre dans le domaine de l'analyse transcendante ordinaire, qui achève la solution, du moins en la ramenant à l'algèbre pure, si on sait effectuer l'intégration. La destination générale, propre à la méthode des variations, est d'opérer cette transformation, pour laquelle Lagrange a établi des règles simples, invariables, et d'un succès toujours assuré.
Je ne dois pas négliger, dans cette rapide indication générale, de faire remarquer, comme un des plus grands avantages spéciaux de la méthode des variations comparée aux solutions isolées qu'on avait auparavant des problèmes des isopérimètres, l'importante considération de ce que Lagrange appelle les équations aux limites, entièrement négligées avant lui, et sans lesquelles néanmoins la plupart des solutions particulières restaient nécessairement incomplètes. Quand les limites des intégrales proposées doivent être fixes, leurs variations étant nulles, il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Mais il n'en est plus ainsi quand ces limites, au lieu d'être rigoureusement invariables, sont assujetties seulement à certaines conditions; comme, par exemple, si les deux points entre lesquels doit être tracée la courbe cherchée ne sont pas fixes, et doivent seulement rester sur des lignes ou des surfaces données. Alors, il faut avoir égard aux variations de leurs coordonnées, et établir entr'elles les relations correspondantes aux équations de ces lignes ou de ces surfaces.
Cette considération essentielle n'est que le dernier complément d'une considération plus générale et plus importante relative aux variations des diverses variables indépendantes. Si ces variables sont réellement indépendantes les unes des autres, comme lorsqu'on compare toutes les courbes imaginables susceptibles d'être tracées entre deux points, il en sera de même de leurs variations, et par suite les termes relatifs à chacune de ces variations devront être séparément nuls dans l'équation générale qui exprime le maximum ou le minimum. Mais si, au contraire, on suppose les variables assujetties à de certaines conditions quelconques, il faudra tenir compte de la relation qui en résulte entre leurs variations, de telle sorte que le nombre des équations dans lesquelles se décompose alors cette équation générale soit toujours égal à celui seulement des variables qui restent vraiment indépendantes. C'est ainsi, par exemple, qu'au lieu de chercher le plus court chemin pour aller d'un point à un autre, en choisissant parmi tous les chemins possibles, on peut se proposer de trouver seulement quel est le plus court entre tous ceux qu'on peut suivre sur une surface quelconque donnée, question dont la solution générale constitue certainement une des plus belles applications de la méthode des variations.
Les problèmes où l'on considère de telles conditions modificatrices se rapprochent beaucoup, par leur nature, de la seconde classe générale d'applications de la méthode des variations, caractérisée ci-dessus comme consistant dans la recherche des maxima et minima relatifs. Il y a néanmoins, entre les deux cas, cette différence essentielle, que, dans ce dernier, la modification est exprimée par une intégrale qui dépend de la fonction cherchée, tandis que, dans l'autre, elle se trouve désignée par une équation finie qui est immédiatement donnée. On conçoit par là, que la recherche des maxima et minima relatifs est toujours et nécessairement plus compliquée que celle des maxima et minima absolus. Heureusement, un théorème général fort important, trouvé avant l'invention du calcul des variations, et qui est une des plus belles découvertes dues au génie du grand Euler, donne un moyen uniforme et très-simple de faire rentrer ces deux classes de questions l'une dans l'autre. Il consiste, en ce que si l'on ajoute à l'intégrale qui doit être un maximum ou un minimum un multiple constant et indéterminé de celle qui doit rester constante par la nature du problème, il suffira de chercher, suivant le procédé général de Lagrange, ci-dessus indiqué, le maximum ou le minimum absolu de cette expression totale. On peut aisément concevoir, en effet, que la partie de la variation complète qui proviendrait de la dernière intégrale doit aussi bien être nulle, à cause de la constance de celle-ci, que la portion due à la première intégrale, qui s'anéantit en vertu de l'état maximum ou minimum. Ces deux conditions distinctes, s'accordent évidemment pour produire, sous ce rapport, des effets exactement semblables.
Telle est, par aperçu, la manière générale dont la méthode des variations s'applique à toutes les diverses questions qui composent ce qu'on appelait la théorie des isopérimètres. On aura sans doute remarqué dans cette exposition sommaire, à quel degré s'est trouvée utilisée par cette nouvelle analyse la seconde propriété fondamentale de l'analyse transcendante, appréciée dans la sixième leçon, savoir: la généralité des expressions infinitésimales pour représenter un même phénomène géométrique ou mécanique, en quelque corps qu'il soit considéré. C'est, en effet, sur cette généralité que sont fondées, par leur nature, toutes les solutions dues à la méthode des variations. Si une formule unique ne pouvait point exprimer la longueur ou l'aire de toute courbe quelconque, si on n'avait point une autre formule fixe pour désigner le temps de la chute d'un corps pesant, suivant quelque ligne qu'il descende, etc., comment eût-il été possible de résoudre des questions qui exigent inévitablement, par leur nature, la considération simultanée de tous les cas que peuvent déterminer dans chaque phénomène les divers sujets qui le manifestent?
Quelle que soit l'extrême importance de la théorie des isopérimètres, et quoique la méthode des variations n'ait eu primitivement d'autre objet que la résolution rationnelle et générale de cet ordre de problèmes, on n'aurait cependant qu'une idée incomplète de cette belle analyse, si on bornait là sa destination. En effet, la conception abstraite de deux natures distinctes de différentiations, est évidemment applicable non-seulement aux cas pour lesquels elle a été créée, mais aussi à tous ceux qui présentent, par quelque cause que ce soit, deux manières différentes de faire varier les mêmes grandeurs. C'est ainsi que Lagrange lui-même a fait, dans sa mécanique analytique, une immense application capitale de son calcul des variations, en l'employant à distinguer les deux sortes de changemens que présentent si naturellement les questions de mécanique rationnelle pour les divers points que l'on considère, suivant que l'on compare les positions successives qu'occupe, en vertu du mouvement, un même point de chaque corps dans deux instans consécutifs, ou que l'on passe d'un point du corps à un autre dans le même instant. L'une de ces comparaisons produit les différentielles ordinaires; l'autre donne lieu aux variations, qui ne sont, là comme partout, que des différentielles prises sous un nouveau point de vue. C'est dans une telle acception générale qu'il faut concevoir le calcul des variations, pour apprécier convenablement l'importance de cet admirable instrument logique, le plus puissant que l'esprit humain ait construit jusqu'ici.
La méthode des variations n'étant qu'une immense extension de l'analyse transcendante générale, je n'ai pas besoin de constater spécialement qu'elle est susceptible d'être envisagée sous les divers points de vue fondamentaux que comporte le calcul des fonctions indirectes, considéré dans son ensemble. Lagrange a inventé le calcul des variations d'après la conception infinitésimale proprement dite, et même bien avant d'avoir entrepris la reconstruction générale de l'analyse transcendante. Quand il eut exécuté cette importante réformation, il montra aisément comment elle pouvait aussi s'appliquer au calcul des variations, qu'il exposa avec tout le développement convenable, suivant sa théorie des fonctions dérivées. Mais, plus l'emploi de la méthode des variations est difficile pour l'intelligence à cause du degré d'abstraction supérieur des idées considérées, plus il importe de ménager dans son application les forces de notre esprit, en adoptant la conception analytique la plus directe et la plus rapide, c'est-à-dire, celle de Leïbnitz. Aussi Lagrange lui-même l'a-t-il constamment préférée dans l'important usage qu'il a fait du calcul des variations pour la mécanique analytique. Il n'existe pas, en effet, la moindre hésitation à cet égard parmi les géomètres.
Afin d'éclaircir aussi complétement que possible le caractère philosophique du calcul des variations, je crois devoir terminer en indiquant sommairement ici une considération qui me semble importante, et par laquelle je puis le rapprocher de l'analyse transcendante ordinaire à un plus haut degré que Lagrange ne me paraît l'avoir fait 19.
Note 19: (retour) Je me propose de développer plus tard cette considération nouvelle, dans un travail spécial sur le calcul des variations, qui a pour objet de présenter l'ensemble de cette analyse hyper-transcendante sous un nouveau point de vue, que je crois propre à en étendre la portée générale.
Nous avons remarqué, d'après Lagrange, dans la leçon précédente, la formation du calcul aux différences partielles, créé par d'Alembert, comme ayant introduit, dans l'analyse transcendante, une nouvelle idée élémentaire, la notion de deux sortes d'accroissemens distincts et indépendans les uns des autres que peut recevoir une fonction de deux variables, en vertu du changement de chaque variable séparément. C'est ainsi que l'ordonnée verticale d'une surface, ou toute autre grandeur qui s'y rapporte, varie de deux manières tout-à-fait distinctes et qui peuvent suivre les lois les plus diverses, en faisant croître tantôt l'une tantôt l'autre des deux coordonnées horizontales. Or, une telle considération me semble très-rapprochée, par sa nature, de celle qui sert de base générale à la méthode des variations. Celle-ci, en effet, n'a réellement fait autre chose que transporter aux variables indépendantes elles-mêmes la manière de voir déjà adoptée pour les fonctions de ces variables, ce qui en a singulièrement agrandi l'usage. Je crois, d'après cela, que, sous le seul rapport des conceptions fondamentales, on peut envisager le calcul créé par d'Alembert, comme ayant établi une transition naturelle et nécessaire entre le calcul infinitésimal ordinaire et le calcul des variations, dont une telle filiation me paraît devoir éclaircir et simplifier la notion générale.
D'après les diverses considérations indiquées dans cette leçon, la méthode des variations se présente comme le plus haut degré de perfection connu jusqu'ici de l'analyse des fonctions indirectes. Dans son état primitif, cette dernière analyse s'est présentée comme un puissant moyen général de faciliter l'étude mathématique des phénomènes naturels, en introduisant, pour l'expression de leurs lois, la considération de grandeurs auxiliaires choisies de telle manière, que leurs relations soient nécessairement plus simples et plus aisées à obtenir que celles des grandeurs directes. Mais la formation de ces équations différentielles n'était point conçue comme pouvant comporter aucunes règles générales et abstraites. Or, l'analyse des variations, considérée sous le point de vue le plus philosophique, peut être envisagée comme essentiellement destinée, par sa nature, à faire rentrer, autant que possible, dans le domaine du calcul, l'établissement même des équations différentielles, car tel est, pour un grand nombre de questions importantes et difficiles, l'effet général des équations variées qui, encore plus indirectes que les simples équations différentielles par rapport aux objets propres de la recherche, sont aussi bien plus aisées à former, et desquelles on peut ensuite, par des procédés analytiques invariables et complets, destinés à éliminer le nouvel ordre d'infinitésimales auxiliaires introduit, déduire ces équations différentielles ordinaires, qu'il eût été souvent impossible d'établir immédiatement. La méthode des variations constitue donc la partie la plus sublime de ce vaste système de l'analyse mathématique qui, partant des plus simples élémens de l'algèbre, organise, par une succession d'idées non-interrompue, des moyens généraux de plus en plus puissans pour l'étude approfondie de la philosophie naturelle, et qui, dans son ensemble, présente, sans aucune comparaison, le monument le plus imposant et le moins équivoque de la portée de l'esprit humain. Mais, il faut reconnaître aussi que les conceptions habituellement considérées dans la méthode des variations étant, par leur nature, plus indirectes, plus générales, et surtout beaucoup plus abstraites que toutes les autres, l'emploi d'une telle méthode exige nécessairement, et d'une manière soutenue, le plus haut degré connu de contention intellectuelle, pour ne jamais perdre de vue l'objet précis de la recherche en suivant des raisonnemens qui offrent à l'esprit des points d'appui aussi peu déterminés, et dans lesquels les signes ne sont presque jamais d'aucun secours. On doit, sans doute, attribuer en grande partie à cette difficulté nécessaire le peu d'usage réel que les géomètres, excepté Lagrange, ont fait jusqu'ici d'une conception aussi admirable.
Sommaire. Considérations générales sur le calcul aux différences finies.
Les diverses considérations fondamentales indiquées dans les cinq leçons précédentes constituent réellement toutes les bases essentielles d'une exposition complète de l'analyse mathématique, envisagée sous le point de vue philosophique. Néanmoins, pour ne négliger aucune conception générale vraiment importante relative à cette analyse, je crois devoir, avant de passer à l'étude philosophique de la mathématique concrète, expliquer très-sommairement le véritable caractère propre à un genre de calcul fort étendu, et qui, bien que rentrant au fond dans l'analyse ordinaire, est cependant encore regardé comme étant d'une nature essentiellement distincte. Il s'agit de ce qu'on appelle le calcul aux différences finies, qui sera le sujet spécial de cette leçon.
Ce calcul, créé par Taylor, dans son célèbre ouvrage intitulé méthodes incrumentorum, consiste essentiellement, comme on sait, dans la considération des accroissemens finis que reçoivent les fonctions par suite d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes. Ces accroissemens ou différences, auxquels on applique la caractéristique δ, pour les distinguer des differentielles ou accroissemens infiniment petits, peuvent être, à leur tour, envisagés comme de nouvelles fonctions, et devenir le sujet d'une seconde considération semblable, et ainsi de suite, d'où résulte la notion des différences des divers ordres successifs, analogues, au moins en apparence, aux ordres consécutifs des différentielles. Un tel calcul présente, évidemment, comme le calcul des fonctions indirectes, deux classes générales de questions: 1º déterminer les différences successives de toutes les diverses fonctions analytiques à une ou à plusieurs variables, en résultat d'un mode d'accroissement défini des variables indépendantes, que l'on suppose, en général, augmenter en progression arithmétique; 2º réciproquement, en partant de ces différences, ou, plus généralement, d'équations quelconques établies entre elles, remonter aux fonctions primitives elles-mêmes, ou à leurs relations correspondantes. D'où la décomposition de ce calcul total en deux calculs distincts, auxquels on donne ordinairement les noms de calcul direct aux différences finies, et de calcul inverse aux différences finies, ce dernier étant aussi appelé quelquefois calcul intégral aux différences finies. Chacun de ces deux calculs serait d'ailleurs évidemment susceptible d'une distribution rationnelle semblable à celle exposée dans la septième leçon pour le calcul différentiel et le calcul intégral, ce qui me dispense d'en faire une mention distincte.
Il n'est pas douteux que, par une telle conception, Taylor a cru fonder un calcul d'une nature entièrement nouvelle, absolument distinct de l'analyse ordinaire, et plus général que le calcul de Leïbnitz, quoique consistant dans une considération analogue. C'est aussi de cette manière que presque tous les géomètres ont jugé l'analyse de Taylor. Mais Lagrange, avec sa profondeur habituelle, a clairement aperçu que ces propriétés appartenaient bien plus aux formes et aux notations employées par Taylor qu'au fond même de sa théorie. En effet, ce qui fait le caractère propre de l'analyse de Leïbnitz, et la constitue en un calcul vraiment distinct et supérieur, c'est que les fonctions dérivées sont, en général, d'une toute autre nature que les fonctions primitives, en sorte qu'elles peuvent donner lieu à des relations plus simples et d'une formation plus facile, d'où résultent les admirables propriétés fondamentales de l'analyse transcendante, expliquées dans les leçons précédentes. Mais il n'en est nullement ainsi pour les différences considérées par Taylor. Car ces différences sont, par leur nature, des fonctions essentiellement semblables à celles qui les ont engendrées, ce qui les rend impropres à faciliter l'établissement des équations, et ne leur permet pas davantage de conduire à des relations plus générales. Toute équation aux différences finies est vraiment, au fond, une équation directement relative aux grandeurs mêmes dont on compare les états successifs. L'échafaudage de nouveaux signes, qui fait illusion sur le véritable caractère de ces équations, ne le déguise cependant que d'une manière fort imparfaite, puisqu'on pourrait toujours le mettre aisément en évidence en remplaçant constamment les différences par les combinaisons équivalentes des grandeurs primitives, dont elles ne sont réellement autre chose que les désignations abrégées. Aussi, le calcul de Taylor n'a-t-il jamais offert et ne peut-il offrir, dans aucune question de géométrie ou de mécanique, ce puissant secours général que nous avons vu résulter nécessairement de l'analyse de Leïbnitz. Lagrange a, d'ailleurs, très-nettement établi que la prétendue analogie observée entre le calcul aux différences et le calcul infinitésimal était radicalement vicieuse, en ce sens que les formules propres au premier calcul ne peuvent nullement fournir, comme cas particuliers, celles qui conviennent au second, dont la nature est essentiellement distincte.
D'après l'ensemble de considérations que je viens d'indiquer, je crois que le calcul aux différences finies est ordinairement classé à tort dans l'analyse transcendante proprement dite, c'est-à-dire dans le calcul des fonctions indirectes. Je le conçois, au contraire, en adoptant pleinement les importantes réflexions de Lagrange, qui ne sont pas encore suffisamment appréciées, comme étant seulement une branche très-étendue et fort importante de l'analyse ordinaire, c'est-à-dire, de ce que j'ai nommé le calcul des fonctions directes. Tel est, en effet, ce me semble, son vrai caractère philosophique, que les équations qu'il considère sont toujours, malgré la notation, de simples équations directes.
En précisant, autant que possible, l'explication précédente, on doit envisager le calcul de Taylor comme ayant constamment pour véritable objet la théorie générale des suites, dont, avant cet illustre géomètre, on n'avait encore considéré que les cas les plus simples. J'aurais dû, rigoureusement, mentionner cette importante théorie en traitant, dans la cinquième leçon, de l'algèbre proprement dite, dont elle est une branche si étendue. Mais, afin d'éviter tout double emploi, j'ai préféré ne la signaler qu'en considérant le calcul aux différences finies, qui, réduit à sa plus simple expression générale, n'est autre chose, dans toute son étendue, qu'une étude rationnelle complète des questions relatives aux suites.
Toute suite, ou succession de nombres déduits les uns des autres d'après une loi constante quelconque, donne lieu nécessairement à ces deux questions fondamentales: 1º la loi de la suite étant supposée connue, trouver l'expression de son terme général, de manière à pouvoir calculer immédiatement un terme d'un rang quelconque, sans être obligé de former successivement tous les précédens; 2º dans les mêmes circonstances, déterminer la somme d'un nombre quelconque de termes de la suite en fonction de leurs rangs, en sorte qu'on puisse la connaître sans être forcé d'ajouter continuellement ces termes les uns aux autres. Ces deux questions fondamentales étant supposées résolues, on peut en outre se proposer réciproquement de trouver la loi d'une série d'après la forme de son terme général, ou l'expression de la somme. Chacun de ses divers problèmes comporte d'autant plus d'étendue et de difficulté, que l'on peut concevoir un plus grand nombre de lois différentes pour les séries, suivant le nombre de termes précédens dont chaque terme dépend immédiatement, et suivant la fonction qui exprime cette dépendance. On peut même considérer des séries à plusieurs indices variables, comme l'a fait Laplace dans la théorie analytique des probabilités, par l'analyse à laquelle il a donné le nom de théorie des fonctions génératrices, bien qu'elle ne soit réellement qu'une branche nouvelle et supérieure du calcul aux différences finies, ou de la théorie générale des suites.
Les divers aperçus généraux que je viens d'indiquer ne donnent même qu'une idée imparfaite de l'étendue et de la variété vraiment infinie des questions auxquelles les géomètres se sont élevés d'après cette seule considération des séries, si simple en apparence, et si bornée à son origine. Elle présente nécessairement autant de cas divers que la résolution algébrique des équations envisagée dans toute son étendue; et elle est, par sa nature, beaucoup plus compliquée, tellement même qu'elle en dépend toujours, pour conduire à une solution complète. C'est assez faire pressentir quelle doit être encore son extrême imperfection, malgré les travaux successifs de plusieurs géomètres du premier ordre. Nous ne possédons, en effet, jusqu'ici que la solution totale et rationnelle des plus simples questions de cette nature.
Il est maintenant aisé de concevoir l'identité nécessaire et parfaite que j'ai annoncée ci-dessus, d'après les indications de Lagrange, entre le calcul aux différences finies, et la théorie des suites prise dans son ensemble. En effet, toute différentiation à la manière de Taylor revient évidemment à trouver la loi de formation d'une suite à un ou à plusieurs indices variables, d'après l'expression de son terme général; de même, toute intégration analogue peut être regardée comme ayant pour objet la sommation d'une suite, dont le terme général serait exprimé par la différence proposée. Sous ce rapport, les divers problèmes de calcul aux différences, direct ou inverse, résolus par Taylor et par ses successeurs, ont réellement une très-grande valeur, comme traitant des questions importantes relativement aux suites. Mais il est fort douteux que la forme et la notation introduites par Taylor apportent réellement aucune facilité essentielle dans la solution des questions de ce genre. Il serait peut-être plus avantageux pour la plupart des cas, et certainement plus rationnel, de remplacer les différences par les termes mêmes dont elles désignent certaines combinaisons. Le calcul de Taylor ne reposant pas sur une pensée fondamentale vraiment distincte, et n'ayant de propre que son système de signes, il ne saurait y avoir réellement, dans la supposition même la plus favorable, aucun avantage important à le concevoir comme détaché de l'analyse ordinaire, dont il n'est, à vrai dire, qu'une branche immense. Cette considération des différences, le plus souvent inutile quand elle ne complique pas, me semble conserver encore le caractère d'une époque où les idées analytiques n'étant pas assez familières aux géomètres, ils devaient naturellement préférer les formes spéciales propres aux simples comparaisons numériques.
Quoi qu'il en soit, je ne dois pas terminer cette appréciation générale du calcul aux différences finies, sans signaler une nouvelle notion à laquelle il a donné naissance, et qui a pris ensuite une grande importance. C'est la considération de ces fonctions périodiques ou discontinues, conservant toujours la même valeur pour une suite infinie de valeurs assujéties à une certaine loi dans les variables correspondantes, et qui doivent être nécessairement ajoutées aux intégrales des équations aux différences finies pour les rendre suffisamment générales, comme on ajoute de simples constantes arbitraires à toutes les quadratures afin d'en compléter la généralité. Cette idée, primitivement introduite par Euler, est devenue, dans ces derniers temps, le sujet de travaux fort étendus de la part de M. Fourier, qui l'a transportée dans le système général de l'analyse, et qui en a fait un usage tellement neuf et si essentiel pour la théorie mathématique de la chaleur que cette conception, dans son état actuel, lui appartient vraiment d'une manière exclusive.
Afin de signaler complétement le caractère philosophique du calcul aux différences finies, je ne dois pas négliger de mentionner ici rapidement les principales applications générales qu'on en a faites jusqu'à présent.
Il faudrait placer au premier rang, comme la plus étendue et la plus importante, la solution des questions relatives aux suites, si, d'après les explications données ci-dessus, la théorie générale des suites ne devait pas être considérée comme constituant, par sa nature, le fond même du calcul de Taylor. Cette grande classe de problèmes étant donc écartée, la plus essentielle des véritables applications de l'analyse de Taylor, est sans doute, jusqu'ici, la méthode générale des interpolations, si fréquemment et si utilement employée dans la recherche des lois empiriques des phénomènes naturels. La question consiste, comme on sait, à intercaler, entre certains nombres donnés, d'autres nombres intermédiaires assujétis à la même loi que l'on suppose exister entre les premiers. On peut pleinement vérifier, dans cette application principale du calcul de Taylor, combien, ainsi que je l'ai expliqué plus haut, la considération des différences est vraiment étrangère et souvent gênante, relativement aux questions qui dépendent de cette analyse. En effet, Lagrange a remplacé les formules d'interpolation déduites de l'algorithme ordinaire du calcul aux différences finies par des formules générales beaucoup plus simples, qui sont aujourd'hui presque toujours préférées, et qui ont été trouvées directement, sans faire jouer aucun rôle à la notion superflue des différences, qui ne faisaient que compliquer la question.
Une dernière classe importante d'applications du calcul aux différences finies, qui mérite d'être distinguée de la précédente, consiste dans l'usage éminemment utile qu'on en fait, en géométrie, pour déterminer par approximation la longueur et l'aire de quelque courbe que ce soit, et, de même, la quadrature et la cubature d'un corps ayant une forme quelconque. Ce procédé, qui peut d'ailleurs être conçu abstraitement comme dépendant de la même recherche analytique que la question des interpolations, présente souvent un supplément précieux aux méthodes géométriques entièrement rationnelles, qui conduisent fréquemment à des intégrations qu'on ne sait point encore effectuer, ou à des calculs d'une exécution très-compliquée.
Telles sont les diverses considérations principales que j'ai cru devoir indiquer relativement au calcul des différences finies. Cet examen complète l'étude philosophique que je m'étais proposé d'esquisser pour la mathématique abstraite. Nous devons maintenant procéder à un travail semblable sur la mathématique concrète, où nous nous attacherons surtout à concevoir comment, en supposant parfaite la science générale du calcul, on a pu, par des procédés invariables, réduire à de pures questions d'analyse tous les problèmes que peuvent présenter la géométrie et la mécanique, et imprimer ainsi à ces deux bases fondamentales de la philosophie naturelle, un degré de précision et surtout d'unité, en un mot, un caractère de haute perfection, qu'une telle marche pouvait seule leur communiquer.
Sommaire. Vue générale de la géométrie.
D'après l'explication générale présentée dans la troisième leçon relativement au caractère philosophique de la mathématique concrète, comparé à celui de la mathématique abstraite, je n'ai pas besoin d'établir ici, d'une manière spéciale, que la géométrie doit être considérée comme une véritable science naturelle, seulement bien plus simple et par suite beaucoup plus parfaite qu'aucune autre. Cette perfection nécessaire de la géométrie, obtenue essentiellement par l'application, qu'elle comporte si éminemment, de l'analyse mathématique, fait ordinairement illusion sur la nature réelle de cette science fondamentale, que la plupart des esprits conçoivent aujourd'hui comme une science purement rationnelle, tout-à-fait indépendante de l'observation. Il est néanmoins évident, pour quiconque examine avec attention le caractère des raisonnemens géométriques, même dans l'état actuel de la géométrie abstraite, que, si les faits qu'on y considère sont beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre science, il existe toujours cependant, par rapport à chaque corps étudié par les géomètres, un certain nombre de phénomènes primitifs, qui, n'étant établis par aucun raisonnement, ne peuvent être fondés que sur l'observation, et constituent la base nécessaire de toutes les déductions. L'erreur commune à cet égard doit être regardée comme un reste d'influence de l'esprit métaphysique, qui a si long-temps dominé, même dans les études géométriques. Indépendamment de sa gravité logique, cette fausse manière de voir présente continuellement, dans les applications de la géométrie rationnelle, les plus grands inconvéniens, en ce qu'elle empêche de concevoir nettement le passage du concret à l'abstrait.
La supériorité scientifique de la géométrie tient, en général, à ce que les phénomènes qu'elle considère sont, nécessairement, les plus universels et les plus simples de tous. Non-seulement tous les corps de la nature peuvent évidemment donner lieu à des recherches géométriques, aussi bien qu'à des recherches mécaniques, mais, de plus, les phénomènes géométriques subsisteraient encore, quand même toutes les parties de l'univers seraient supposées immobiles. La géométrie est donc, par sa nature, plus générale que la mécanique. En même temps, ses phénomènes sont plus simples; car ils sont évidemment indépendans des phénomènes mécaniques, tandis que ceux-ci se compliquent toujours nécessairement des premiers. Il en est de même, en comparant la géométrie à la thermologie abstraite, qu'on peut concevoir aujourd'hui, depuis les travaux de M. Fourier, ainsi que je l'ai indiqué dans la troisième leçon, comme une nouvelle branche générale de la mathématique concrète. En effet, les phénomènes thermologiques, considérés même indépendamment des effets dynamiques qui les accompagnent presque constamment, surtout dans les corps fluides, dépendent nécessairement des phénomènes géométriques, puisque la forme des corps influe singulièrement sur la répartition de la chaleur.
C'est pour ces diverses raisons que nous avons dû classer précédemment la géométrie comme la première partie de la mathématique concrète, celle dont l'étude, outre son importance propre, sert de base indispensable à toutes les autres.
Avant de considérer directement l'étude philosophique des divers ordres de recherches qui constituent la géométrie actuelle, il faut se faire une idée nette et exacte de la destination générale de cette science, envisagée dans son ensemble. Tel est l'objet de cette leçon.
On définit communément la géométrie d'une manière très-vague et tout-à-fait vicieuse, en se bornant à la présenter comme la science de l'étendue. Il conviendrait d'abord d'améliorer cette définition, en disant, avec plus de précision, que la géométrie a pour objet la mesure de l'étendue. Mais une telle explication serait, par elle-même, fort insuffisante, bien que, au fond, elle soit exacte. Un aperçu aussi imparfait ne peut nullement faire connaître le véritable caractère général de la science géométrique.
Pour y parvenir, je crois devoir éclaircir préalablement deux notions fondamentales, qui, très-simples en elles-mêmes, ont été singulièrement obscurcies par l'emploi des considérations métaphysiques.
La première est celle de l'espace, qui a donné lieu à tant de raisonnemens sophistiques, à des discussions si creuses et si puériles de la part des métaphysiciens. Réduite à son acception positive, cette conception consiste simplement en ce que, au lieu de considérer l'étendue dans les corps eux-mêmes, nous l'envisageons dans un milieu indéfini, que nous regardons comme contenant tous les corps de l'univers. Cette notion nous est naturellement suggérée par l'observation, quand nous pensons à l'empreinte que laisserait un corps dans un fluide où il aurait été placé. Il est clair, en effet, que, sous le rapport géométrique, une telle empreinte peut être substituée au corps lui-même, sans que les raisonnemens en soient altérés. Quant à la nature physique de cet espace indéfini, nous devons spontanément nous le représenter, pour plus de facilité, comme analogue au milieu effectif dans lequel nous vivons, tellement que si ce milieu était liquide, au lieu d'être gazeux, notre espace géométrique serait sans doute conçu aussi comme liquide. Cette circonstance n'est d'ailleurs évidemment que très-secondaire, l'objet essentiel d'une telle conception étant seulement de nous faire envisager l'étendue séparément des corps qui nous la manifestent. On comprend aisément à priori l'importance de cette image fondamentale, puisqu'elle nous permet d'étudier les phénomènes géométriques en eux-mêmes, abstraction faite de tous les autres phénomènes qui les accompagnent constamment dans les corps réels, sans cependant exercer sur eux aucune influence. L'établissement régulier de cette abstraction générale doit être regardé comme le premier pas qui ait été fait dans l'étude rationnelle de la géométrie, qui eût été impossible s'il avait fallu continuer à considérer avec la forme et la grandeur des corps l'ensemble de toutes leurs autres propriétés physiques. L'usage d'une semblable hypothèse, qui est peut-être la plus ancienne conception philosophique créée par l'esprit humain, nous est maintenant devenu si familier, que nous avons peine à mesurer exactement son importance, en appréciant les conséquences qui résulteraient de sa suppression.
Les spéculations géométriques ayant pu ainsi devenir abstraites, elles ont acquis non-seulement plus de simplicité, mais encore plus de généralité. Tant que l'étendue est considérée dans les corps eux-mêmes, on ne peut prendre pour sujet des recherches que les formes effectivement réalisées dans la nature, ce qui restreindrait singulièrement le champ de la géométrie. Au contraire, en concevant l'étendue dans l'espace, l'esprit humain peut envisager toutes les formes quelconques imaginables, ce qui est indispensable pour donner à la géométrie un caractère entièrement rationnel.
La seconde conception géométrique préliminaire que nous devons examiner est celle des différentes sortes d'étendue, désignées par les mots de volume 20, surface, ligne, et même point, et dont l'explication ordinaire est si peu satisfaisante.
Note 20: (retour) M. Lacroix a critiqué avec raison l'expression de solide, communément employée par les géomètres pour désigner un volume. Il est certain, en effet, que lorsque nous voulons considérer séparément une certaine portion de l'espace indéfini, conçu comme gazeux, nous en solidifions par la pensée l'enceinte extérieure, en sorte qu'une ligne et une surface sont habituellement, pour notre esprit, tout aussi solides qu'un volume. On peut même remarquer que, le plus souvent, afin que les corps se pénètrent mutuellement avec plus de facilité, nous sommes obligés de nous représenter comme creux l'intérieur des volumes, ce qui rend encore plus sensible l'impropriété du mot solide.
Quoiqu'il soit évidemment impossible de concevoir aucune étendue absolument privée de l'une quelconque des trois dimensions fondamentales, il n'est pas moins incontestable que, dans une foule d'occasions, même d'une utilité immédiate, les questions géométriques ne dépendent que de deux dimensions, considérées séparément de la troisième, ou d'une seule dimension, considérée séparément des deux autres. D'un autre côté, indépendamment de ce motif direct, l'étude de l'étendue à une seule dimension et ensuite à deux se présente clairement comme un préliminaire indispensable pour faciliter l'étude des corps complets ou à trois dimensions, dont la théorie immédiate serait trop compliquée. Tels sont les deux motifs généraux qui obligent les géomètres à considérer isolément l'étendue sous le rapport d'une ou de deux dimensions, aussi bien que relativement à toutes les trois ensemble.
C'est afin de pouvoir penser, d'une manière permanente, à l'étendue dans deux sens ou dans un seul, que l'esprit humain se forme les notions générales de surface, et de ligne. Les expressions hyperboliques habituellement employées par les géomètres pour les définir, tendent à en faire concevoir une fausse idée. Mais, examinées en elles-mêmes, elles n'ont d'autre destination que de nous permettre de raisonner avec facilité sur ces deux genres d'étendue, en faisant complétement abstraction de ce qui ne doit pas être pris en considération. Or, il suffit, pour cela, de concevoir la dimension que l'on veut éliminer comme devenue graduellement de plus en plus petite, les deux autres restant les mêmes, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à un tel degré de ténuité qu'elle ne puisse plus fixer l'attention. C'est ainsi qu'on acquiert naturellement l'idée réelle d'une surface, et, par une seconde opération analogue, l'idée d'une ligne, en renouvelant pour la largeur ce qu'on a d'abord fait pour l'épaisseur. Enfin, si l'on répète encore le même travail, on parvient à l'idée d'un point, ou d'une étendue considérée uniquement par rapport à son lieu, abstraction faite de toute grandeur, et destinée, par conséquent, à préciser les positions. Les surfaces ont d'ailleurs évidemment la propriété générale de circonscrire exactement les volumes; et, de même les lignes, à leur tour, circonscrivent les surfaces, et sont limitées par les points. Mais cette considération, à laquelle on a donné souvent trop d'importance, n'est que secondaire.
Les surfaces et les lignes sont donc réellement toujours conçues avec trois dimensions; il serait, en effet, impossible de se représenter une surface autrement que comme une plaque extrêmement mince, et une ligne autrement que comme un fil infiniment délié. Il est même évident que le degré de ténuité attribué par chaque individu aux dimensions dont il veut faire abstraction, n'est pas constamment identique, car il doit dépendre du degré de finesse de ses observations géométriques habituelles. Ce défaut d'uniformité n'a d'ailleurs aucun inconvénient réel, puisqu'il suffit, pour que les idées de surface et de ligne remplissent la condition essentielle de leur destination, que chacun se représente les dimensions à négliger comme plus petites que toutes celles dont ses expériences journalières lui donnent occasion d'apprécier la grandeur.
On doit sans doute regretter qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui d'indiquer expressément une explication aussi simple que la précédente, dans un ouvrage tel que celui-ci. Mais j'ai cru devoir signaler rapidement ces considérations à cause du nuage ontologique dont une fausse manière de voir enveloppe ordinairement ces notions premières. On voit par là combien sont dépourvues de toute espèce de sens les discussions fantastiques des métaphysiciens sur les fondemens de la géométrie. On doit aussi remarquer que ces idées primordiales sont habituellement présentées par les géomètres d'une manière peu philosophique, puisqu'ils exposent, par exemple, les notions des différentes sortes d'étendue dans un ordre absolument inverse de leur enchaînement naturel, ce qui engendre souvent, pour l'enseignement élémentaire, les plus graves inconvéniens.
Ces préliminaires étant posés, nous pouvons procéder directement à la définition générale de la géométrie, en concevant toujours cette science comme ayant pour but final la mesure de l'étendue.
Il est tellement nécessaire d'entrer à cet égard dans une explication approfondie, fondée sur la distinction des trois espèces d'étendue, que la notion de mesure n'est pas exactement la même par rapport aux surfaces et aux volumes que relativement aux lignes, en sorte que, sans cet examen, on se formerait une fausse idée de la nature des questions géométriques.
Si l'on prend le mot mesure dans son acception mathématique directe et générale, qui signifie simplement l'évaluation des rapports qu'ont entr'elles des grandeurs homogènes quelconques, on doit considérer, en géométrie, que la mesure des surfaces et des volumes, par opposition à celle des lignes, n'est jamais conçue, même dans les cas les plus simples et les plus favorables, comme s'effectuant immédiatement. On regarde comme directe la comparaison de deux lignes; celle de deux surfaces ou de deux volumes est, au contraire, constamment indirecte. En effet, on conçoit que deux lignes puissent être superposées; mais la superposition de deux surfaces, ou, à plus forte raison, celle de deux volumes, est évidemment impossible à établir dans le plus grand nombre des cas; et, lors même qu'elle devient rigoureusement praticable, une telle comparaison n'est jamais ni commode, ni susceptible d'exactitude. Il est donc bien nécessaire d'expliquer en quoi consiste proprement la mesure vraiment géométrique d'une surface ou d'un volume.
Il faut considérer, pour cela, que, quelle que puisse être la forme d'un corps, il existe toujours un certain nombre de lignes, plus ou moins faciles à assigner, dont la longueur suffit pour définir exactement la grandeur de sa surface ou de son volume. La géométrie, regardant ces lignes comme seules susceptibles d'être mesurées immédiatement, se propose de déduire, de leur simple détermination, le rapport de la surface ou du volume cherchés, à l'unité de surface ou à l'unité de volume. Ainsi l'objet général de la géométrie, relativement aux surfaces et aux volumes, est proprement de ramener toutes les comparaisons de surfaces ou de volumes, à de simples comparaisons de lignes.
Outre la facilité immense que présente évidemment une telle transformation pour la mesure des volumes et des surfaces, il en résulte, en la considérant d'une manière plus étendue et plus scientifique, la possibilité générale de réduire à des questions de lignes, toutes les questions relatives aux volumes et aux surfaces, envisagés quant à leur grandeur. Tel est souvent l'usage le plus important des expressions géométriques qui déterminent les surfaces et les volumes en fonction des lignes correspondantes.
Ce n'est pas que les comparaisons immédiates entre surfaces ou entre volumes ne soient jamais employées. Mais de telles mesures ne sont pas regardées comme géométriques, et on n'y voit qu'un supplément quelquefois nécessaire, quoique trop rarement applicable, à l'insuffisance ou à la difficulté des procédés vraiment rationnels. C'est ainsi que souvent on détermine le volume d'un corps, et, dans certains cas, sa surface, d'après son poids. De même, en d'autres occasions, quand on peut substituer au volume proposé un volume liquide équivalent, on établit immédiatement la comparaison de deux volumes, en profitant de la propriété que présentent les masses liquides, de pouvoir prendre aisément toutes les formes qu'on veut leur donner. Mais tous les moyens de cette nature sont purement mécaniques, et la géométrie rationnelle les rejette nécessairement.
Pour rendre plus sensible la différence de ces déterminations avec les véritables mesures géométriques, je citerai un seul exemple très-remarquable, la manière dont Galilée évalua le rapport de l'aire de la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur. La géométrie de son temps étant encore trop inférieure à la solution rationnelle d'un tel problème, Galilée imagina de chercher ce rapport par une expérience directe. Ayant pesé le plus exactement possible deux lames de même matière et d'égale épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle et l'autre celle de la cycloïde engendrée, il trouva le poids de celle-ci constamment triple de celui de la première, d'où il conclut que l'aire de la cyloïde est triple de celle du cercle générateur, résultat conforme à la véritable solution obtenue plus tard par Pascal et Wallis. Un tel succès, sur lequel d'ailleurs Galilée n'avait pas pris le change, tient évidemment à l'extrême simplicité réelle du rapport cherché; et on conçoit l'insuffisance nécessaire de semblables expédiens, même lorsqu'ils seraient effectivement praticables.
On voit clairement, d'après ce qui précède, en quoi consistent proprement la partie de la géométrie relative aux volumes et celle relative aux surfaces. Mais on ne conçoit pas aussi nettement le caractère de la géométrie des lignes, puisque nous avons semblé, pour simplifier l'exposition, considérer la mesure des lignes comme se fesant immédiatement. Il faut donc, par rapport à elles, un complément d'explication.
À cet effet, il suffit de distinguer, entre la ligne droite et les lignes courbes; la mesure de la première étant seule regardée comme directe, et celle des autres comme constamment indirecte. Bien que la superposition soit quelquefois rigoureusement praticable pour les lignes courbes, il est évident néanmoins que la géométrie vraiment rationnelle doit la rejeter nécessairement, comme ne comportant, lors même qu'elle est possible, aucune exactitude. La géométrie des lignes a donc pour objet général de ramener constamment la mesure des lignes courbes à celle des lignes droites; et par suite, sous un point de vue plus étendu, de réduire à de simples questions de lignes droites toutes les questions relatives à la grandeur des courbes quelconques. Pour comprendre la possibilité d'une telle transformation, il faut remarquer que, dans toute courbe quelconque, il existe constamment certaines droites dont la longueur doit suffire pour déterminer celle de la courbe. Ainsi, dans un cercle, il est évident que de la longueur du rayon on doit pouvoir conclure celle de la circonférence; de même, la longueur d'une ellipse dépend de celle de ses deux axes; la longueur d'une cycloïde, du diamètre du cercle générateur, etc.; et si, au lieu de considérer la totalité de chaque courbe, on demande plus généralement la longueur d'un arc quelconque, il suffira d'ajouter, aux divers paramètres rectilignes qui déterminent l'ensemble de la courbe, la corde de l'arc proposé, ou les coordonnées de ses extrémités. Découvrir la relation qui existe entre la longueur d'une ligne courbe et celle de semblables lignes droites, tel est le problème général qu'on a essentiellement en vue dans la partie de la géométrie relative à l'étude des lignes.
En combinant cette considération avec celles précédemment exposées sur les volumes et sur les surfaces, on peut se former une idée très-nette de la science géométrique, conçue dans son ensemble, en lui assignant pour destination générale de réduire finalement les comparaisons de toutes les espèces d'étendue, volumes, surfaces, ou lignes, à de simples comparaisons de lignes droites, les seules regardées comme pouvant être effectuées immédiatement, et qui, en effet, ne sauraient évidemment être ramenées à d'autres plus faciles. En même temps qu'une telle conception manifeste clairement le véritable caractère de la géométrie, elle me semble propre à faire apercevoir, d'un coup-d'oeil unique, son utilité et sa perfection.
Afin de compléter rigoureusement cette explication fondamentale, il me reste à indiquer comment il peut y avoir, en géométrie, une section spéciale relative à la ligne droite, ce qui paraît d'abord incompatible avec le principe que la mesure de cette classe de lignes doit être toujours regardée comme immédiate.
Elle l'est, en effet, par rapport à celle des lignes courbes, et de tous les autres objets que la géométrie considère. Mais il est évident que l'estimation d'une ligne droite ne peut être envisagée comme directe qu'autant qu'on peut immédiatement porter sur elle l'unité linéaire. Or, c'est ce qui présente le plus souvent des difficultés insurmontables, comme j'ai eu occasion de l'exposer spécialement pour un autre motif dans la troisième leçon. On doit alors faire dépendre la mesure de la droite proposée d'autres mesures analogues, susceptibles d'être immédiatement effectuées. Il y a donc nécessairement une première étude géométrique distincte, exclusivement consacrée à la ligne droite; elle a pour objet de déterminer les lignes droites, les unes par les autres, d'après les relations propres aux figures quelconques résultant de leur assemblage. Cette partie préliminaire de la géométrie, qui semble pour ainsi dire imperceptible quand on envisage l'ensemble de la science, est néanmoins susceptible d'un très-grand développement, lorsqu'on veut la traiter dans toute son étendue. Elle est évidemment d'autant plus importante, que, toutes les mesures géométriques devant se ramener, autant que possible, à celle des lignes droites, l'impossibilité de déterminer ces dernières suffirait pour rendre incomplète la solution de chaque question quelconque.
Telles sont donc, suivant leur enchaînement naturel, les diverses parties fondamentales de la géométrie rationnelle. On voit que, pour suivre dans son étude générale un ordre vraiment dogmatique, il faut considérer d'abord la géométrie des lignes, en commençant par la ligne droite, et passer ensuite à la géométrie des surfaces, pour traiter enfin celle des volumes. Il y a lieu de s'étonner, sans doute, qu'une classification méthodique qui dérive aussi simplement de la nature même de la science n'ait pas été constamment suivie.
Après avoir déterminé avec précision l'objet général et définitif des recherches géométriques, il faut maintenant considérer la science sous le rapport du champ embrassé par chacune de ses trois sections fondamentales.
Ainsi envisagée, la géométrie est évidemment susceptible, par sa nature, d'une extension rigoureusement indéfinie; car la mesure des lignes, des surfaces ou des volumes, présente nécessairement autant de questions distinctes que l'on peut concevoir de formes différentes, assujetties à des définitions exactes, et le nombre en est évidemment infini.
Les géomètres se sont bornés d'abord à considérer les formes les plus simples que la nature leur fournissait immédiatement, ou qui se déduisaient de ces élémens primitifs par les combinaisons les moins compliquées. Mais ils ont senti, depuis Descartes, que, pour constituer la science de la manière la plus philosophique, il fallait nécessairement la faire porter, en général, sur toutes les formes imaginables. Ils ont ainsi acquis la certitude raisonnée que cette géométrie abstraite comprendrait inévitablement, comme cas particuliers, toutes les diverses formes réelles que le monde extérieur pourrait présenter, de façon à n'être jamais pris au dépourvu. Si, au contraire, on s'était toujours réduit à la seule considération de ces formes naturelles, sans s'y être préparé par une étude générale et par l'examen spécial de certaines formes hypothétiques plus simples, il est clair que les difficultés auraient été le plus souvent insurmontables au moment de l'application effective. C'est donc un principe fondamental, dans la géométrie vraiment rationnelle, que la nécessité de considérer, autant que possible, toutes les formes qu'on peut concevoir rigoureusement.
L'examen le moins approfondi suffit pour faire comprendre que ces formes présentent une variété tout-à-fait infinie. Relativement aux lignes courbes, en les regardant comme engendrées par le mouvement d'un point assujetti à une certaine loi, il est clair qu'on aura, en général, autant de courbes différentes que l'on supposera de lois différentes pour ce mouvement, qui peut évidemment s'opérer suivant une infinité de conditions distinctes, quoiqu'il puisse arriver accidentellement quelquefois que de nouvelles générations produisent des courbes déjà obtenues. Ainsi, pour me borner aux seules courbes planes, si un point se meut de manière à rester constamment à la même distance d'un point fixe, il engendrera un cercle; si c'est la somme ou la différence de ses distances à deux points fixes qui demeure constante, la courbe décrite sera une ellipse ou une hyperbole; si c'est leur produit, on aura une courbe toute différente; si le point s'écarte toujours également d'un point fixe et d'une droite fixe, il décrira une parabole; s'il tourne sur un cercle en même temps que ce cercle roule sur une ligne droite, on aura une cycloïde; s'il s'avance le long d'une droite, tandis que cette droite, fixée par une de ses extrémités, tourne d'une manière quelconque, il en résultera ce qu'on appelle, en général, des spirales qui, à elles seules, présentent évidemment autant de courbes parfaitement distinctes, qu'on peut supposer de relations différentes entre ces deux mouvemens de translation et de rotation, etc., etc. Chacune de ces diverses courbes peut ensuite en fournir de nouvelles, par les différentes constructions générales que les géomètres ont imaginées, et qui donnent naissance aux développées, aux épicycloïdes, aux caustiques, etc., etc. Enfin il existe évidemment une variété encore plus grande parmi les courbes à double courbure.
Relativement aux surfaces, les formes en sont nécessairement bien plus diverses encore, en les regardant comme engendrées par le mouvement des lignes. En effet, la forme peut alors varier, non seulement en considérant, comme dans les courbes, les différentes lois en nombre infini auxquelles peut être assujetti le mouvement de la ligne génératrice, mais aussi en supposant que cette ligne elle-même vienne à changer de nature, ce qui n'a pas d'analogue dans les courbes, les points qui les décrivent ne pouvant avoir aucune figure distincte. Deux classes de conditions très-diverses peuvent donc faire varier les formes des surfaces, tandis qu'il n'en existe qu'une seule pour les lignes. Il est inutile de citer spécialement une série d'exemples propres à vérifier cette multiplicité doublement infinie qu'on remarque parmi les surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une idée, de considérer l'extrême variété que présente le seul groupe des surfaces dites réglées, c'est-à-dire engendrées par une ligne droite, et qui comprend toute la famille des surfaces cylindriques, celle des surfaces coniques, la classe plus générale des surfaces développantes quelconques, etc. Par rapport aux volumes, il n'y a lieu à aucune considération spéciale, puisqu'ils ne se distinguent entr'eux que par les surfaces qui les terminent.
Afin de compléter cet aperçu géométrique, il faut ajouter que les surfaces elles-mêmes fournissent un nouveau moyen général de concevoir des courbes nouvelles, puisque toute courbe peut être envisagée comme produite par l'intersection de deux surfaces. C'est ainsi, en effet, qu'ont été obtenues les premières lignes qu'on puisse regarder comme vraiment inventées par les géomètres, puisque la nature donnait immédiatement la ligne droite et le cercle. On sait que l'ellipse, la parabole et l'hyperbole, les seules courbes complétement étudiées par les anciens, avaient été seulement conçues, dans l'origine, comme résultant de l'intersection d'un cône à base circulaire par un plan diversement situé. Il est évident que par l'emploi combiné de ces différens moyens généraux pour la formation des lignes et des surfaces, on pourrait produire une suite rigoureusement infinie de formes distinctes, en partant seulement d'un très-petit nombre de figures directement fournies par l'observation.
Du reste, tous les divers moyens immédiats pour l'invention des formes, n'ont presque plus aucune importance, depuis que la géométrie rationnelle a pris, entre les mains de Descartes, son caractère définitif. En effet, comme nous le verrons spécialement dans la douzième leçon, l'invention des formes se réduit aujourd'hui à l'invention des équations, en sorte que rien n'est plus aisé que de concevoir de nouvelles lignes et de nouvelles surfaces, en changeant à volonté les fonctions introduites dans les équations. Ce simple procédé abstrait est, sous ce rapport, infiniment plus fécond que les ressources géométriques directes, développées par l'imagination la plus puissante, qui s'appliquerait uniquement à cet ordre de conceptions. Il explique d'ailleurs, de la manière la plus générale et la plus sensible, la variété nécessairement infinie des formes géométriques, qui correspond ainsi à la diversité des fonctions analytiques. Enfin, il montre non moins clairement que les différentes formes de surfaces doivent être encore plus multipliées que celles des lignes, puisque les lignes sont représentées analytiquement par des équations à deux variables, tandis que les surfaces donnent lieu à des équations à trois variables, qui présentent nécessairement une plus grande diversité.
Les considérations précédemment indiquées suffisent pour montrer nettement l'extension rigoureusement infinie que comporte, par sa nature, chacune des trois sections générales de la géométrie, relativement aux lignes, aux surfaces et aux volumes, en résultat de la variété infinie des corps à mesurer.
Pour achever de nous faire une idée exacte et suffisamment étendue de la nature des recherches géométriques, il est maintenant indispensable de revenir sur la définition générale donnée ci-dessus, afin de la présenter sous un nouveau point de vue, sans lequel l'ensemble de la science ne serait que fort imparfaitement conçu.
En assignant pour but à la géométrie la mesure de toutes les sortes de lignes, de surfaces et de volumes, c'est-à-dire, comme je l'ai expliqué, la réduction de toutes les comparaisons géométriques à de simples comparaisons de lignes droites, nous avons évidemment l'avantage d'indiquer une destination générale très-précise et très-facile à saisir. Mais, si écartant toute définition, on examine la composition effective de la science géométrique, on sera d'abord porté à regarder la définition précédente comme beaucoup trop étroite, car il n'est pas douteux que la majeure partie des recherches qui constituent notre géométrie actuelle ne paraissent nullement avoir pour objet la mesure de l'étendue. C'est probablement une telle considération qui maintient encore, pour la géométrie, l'usage de ces définitions vagues, qui ne comprennent tout que parce qu'elles ne caractérisent rien. Je crois néanmoins, malgré cette objection fondamentale, pouvoir persister à indiquer la mesure de l'étendue comme le but général et uniforme de la science géométrique, et en y comprenant cependant tout ce qui entre dans sa composition réelle. En effet, si, au lieu de se borner à considérer isolément les diverses recherches géométriques, on s'attache à saisir les questions principales, par rapport auxquelles toutes les autres, quelque importantes qu'elles soient, ne doivent être regardées que comme secondaires, on finira par reconnaître que la mesure des lignes, des surfaces et des volumes, est le but invariable, quelquefois direct, et le plus souvent indirect, de tous les travaux géométriques. Cette proposition générale étant fondamentale, puisqu'elle peut seule donner à notre définition toute sa valeur, il est indispensable d'entrer à ce sujet dans quelques développemens.
En examinant avec attention les recherches géométriques qui ne paraissent point se rapporter à la mesure de l'étendue, on trouve qu'elles consistent essentiellement dans l'étude des diverses propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, c'est-à-dire, en termes précis, dans la connaissance des différens modes de génération, ou du moins de définition, propres à chaque forme que l'on considère. Or, on peut aisément établir, de la manière la plus générale, la relation nécessaire d'une telle étude avec la question de mesure, pour laquelle la connaissance la plus complète possible des propriétés de chaque forme est un préliminaire indispensable. C'est ce que concourent à prouver deux considérations également fondamentales, quoique de nature tout-à-fait distincte.
La première, purement scientifique, consiste à remarquer que si l'on ne connaissait, pour chaque ligne ou pour chaque surface, d'autre propriété caractéristique que celle d'après laquelle les géomètres l'ont primitivement conçue, il serait le plus souvent impossible de parvenir à la solution des questions relatives à sa mesure. En effet, il est facile de sentir que les différentes définitions dont chaque forme est susceptible ne sont pas toutes également propres à une telle destination, et qu'elles présentent même, sous ce rapport, les oppositions les plus complètes. Or, d'un autre côté, la définition primitive de chaque forme n'ayant pu évidemment être choisie d'après cette condition, il est clair qu'on ne doit pas s'attendre, en général, à la trouver la plus convenable; d'où résulte la nécessité d'en découvrir d'autres, c'est à dire d'étudier, autant que possible, les propriétés de la forme proposée. Qu'on suppose, par exemple, que le cercle soit défini, la courbe qui, sous le même contour, renferme la plus grande aire, ce qui est certainement une propriété tout-à-fait caractéristique, on éprouverait évidemment des difficultés insurmontables pour déduire d'un tel point de départ la solution des questions fondamentales relatives à la rectification ou à la quadrature de cette courbe. Il est clair, à priori, que la propriété d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, doit nécessairement s'adapter bien mieux à des recherches de cette nature, sans qu'elle soit précisément la plus convenable. De même, Archimède eût-il jamais pu découvrir la quadrature de la parabole, s'il n'avait connu de cette courbe d'autre propriété que d'être la section d'un cône à base circulaire, par un plan parallèle à sa génératrice? Les travaux purement spéculatifs des géomètres précédens, pour transformer cette première définition, ont évidemment été des préliminaires indispensables à la solution directe d'une telle question. Il en est de même, à plus forte raison, relativement aux surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une juste idée, de comparer, par exemple, quant à la question de la cubature ou de la quadrature, la définition ordinaire de la sphère avec celle, non moins caractéristique sans doute, qui consisterait à regarder un corps sphérique comme celui qui, sous la même aire, contient le plus grand volume.
Je n'ai pas besoin d'indiquer un plus grand nombre d'exemples pour faire comprendre, en général, la nécessité de connaître, autant que possible, toutes les propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, afin de faciliter la recherche des rectifications, des quadratures, et des cubatures, qui constitue l'objet final de la géométrie. On peut même dire que la principale difficulté des questions de ce genre consiste à employer, dans chaque cas, la propriété qui s'adapte le mieux à la nature du problème proposé. Ainsi en continuant à indiquer, pour plus de précision, la mesure de l'étendue, comme la destination générale de la géométrie, cette première considération, qui touche directement au fond du sujet, démontre clairement la nécessité d'y comprendre l'étude, aussi approfondie que possible, des diverses générations ou définitions propres à une même forme.
Un second motif, d'une importance au moins égale, consiste en ce qu'une telle étude est indispensable pour organiser, d'une manière rationnelle, la relation de l'abstrait au concret en géométrie.
La science géométrique devant considérer, ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus, toutes les formes imaginables qui comportent une définition exacte, il en résulte nécessairement, comme nous l'avons remarqué, que les questions relatives aux formes quelconques présentées par la nature, sont toujours implicitement comprises dans cette géométrie abstraite, supposée parvenue à sa perfection. Mais quand il faut passer effectivement à la géométrie concrète, on rencontre constamment une difficulté fondamentale, celle de savoir auxquels des différens types abstraits on doit rapporter, avec une approximation suffisante, les lignes ou les surfaces réelles qu'il s'agit d'étudier. Or, c'est pour établir une telle relation qu'il est particulièrement indispensable de connaître le plus grand nombre possible de propriétés de chaque forme considérée en géométrie.
En effet, si l'on se bornait toujours à la seule définition primitive d'une ligne ou d'une surface, en supposant même qu'on pût alors la mesurer (ce qui, d'après le premier genre de considérations, serait le plus souvent impossible), ces connaissances resteraient presque nécessairement stériles dans l'application, puisqu'on ne saurait point ordinairement reconnaître cette forme dans la nature, quand elle s'y présenterait. Il faudrait pour cela que le caractère unique, d'après lequel les géomètres l'auraient conçue, fût précisément celui dont les circonstances extérieures comporteraient la vérification, coïncidence purement fortuite, sur laquelle évidemment on ne doit pas compter, bien qu'elle puisse avoir lieu quelquefois. Ce n'est donc qu'en multipliant autant que possible les propriétés caractéristiques de chaque forme abstraites, que nous pouvons être assurés d'avance de la reconnaître à l'état concret, et d'utiliser ainsi tous nos travaux rationnels, en vérifiant, dans chaque cas, la définition qui est susceptible d'être constatée directement. Cette définition est presque toujours unique dans des circonstances données, et varie, au contraire, pour une même forme, avec des circonstances différentes: double motif de détermination.
La géométrie céleste nous fournit, à cet égard, l'exemple le plus mémorable, bien propre à mettre en évidence la nécessité générale d'une telle étude. On sait, en effet, que l'ellipse a été reconnue par Képler comme étant la courbe que décrivent les planètes autour du soleil et les satellites autour de leurs planètes. Or, cette découverte fondamentale, qui a renouvelé l'astronomie, eût-elle jamais été possible, si l'on s'était toujours borné à concevoir l'ellipse comme la section oblique d'un cône circulaire par un plan? Aucune telle définition ne pouvait évidemment comporter une semblable vérification. La propriété la plus usuelle de l'ellipse, que la somme des distances de tous ses points à deux points fixes soit constante, est bien plus susceptible sans doute, par sa nature, de faire reconnaître la courbe dans ce cas; mais elle n'est point encore directement convenable. Le seul caractère qui puisse être alors vérifié immédiatement, est celui qu'on tire de la relation qui existe dans l'ellipse entre la longueur des distances focales et leur direction, l'unique relation qui admette une interprétation astronomique, comme exprimant la loi qui lie la distance de la planète au soleil au temps écoulé depuis l'origine de sa révolution. Il a donc fallu que les travaux purement spéculatifs des géomètres grecs sur les propriétés des sections coniques eussent préalablement présenté leur génération sous une multitude de points de vue différens, pour que Képler ait pu passer ainsi de l'abstrait au concret, en choisissant parmi tous ces divers caractères celui qui pouvait le plus facilement être constaté pour les orbites planétaires.
Je puis citer encore un exemple du même ordre, relativement aux surfaces, en considérant l'importante question de la figure de la terre. Si on n'avait jamais connu d'autre propriété de la sphère que son caractère primitif d'avoir tous ses points également distans d'un point intérieur, comment aurait-on pu jamais découvrir que la surface de la terre était sphérique? Il a été nécessaire pour cela de déduire préalablement de cette définition de la sphère quelques propriétés susceptibles d'être vérifiées par des observations effectuées uniquement à la surface, comme, par exemple, le rapport constant qui existe pour la sphère entre la longueur du chemin parcouru le long d'un méridien quelconque en s'avançant vers un pôle, et la hauteur angulaire de ce pôle sur l'horizon en chaque point. Il en a été évidemment de même, et avec une bien plus longue suite de spéculations préliminaires, pour constater plus tard que la terre n'était point rigoureusement sphérique, mais que sa forme est celle d'un ellipsoïde de révolution.
Après de tels exemples, il serait sans doute inutile d'en rapporter d'autres, que chacun peut d'ailleurs aisément multiplier. On y vérifiera toujours que, sans une connaissance très-étendue des diverses propriétés de chaque forme, la relation de l'abstrait au concret en géométrie serait purement accidentelle, et que, par conséquent, la science manquerait de l'un de ses fondemens les plus essentiels.
Tels sont donc les deux motifs généraux qui démontrent pleinement la nécessité d'introduire en géométrie une foule de recherches qui n'ont pas pour objet direct la mesure de l'étendue, en continuant cependant à concevoir une telle mesure comme la destination finale de toute la science géométrique. Ainsi, nous pouvons conserver les avantages philosophiques que présentent la netteté et la précision de cette définition, et y comprendre néanmoins, d'une manière très-rationnelle, quoiqu'indirecte, toutes les recherches géométriques connues, en considérant celles qui ne paraissent point se rapporter à la mesure de l'étendue, comme destinées soit à préparer la solution des questions finales, soit à permettre l'application des solutions obtenues.
Après avoir reconnu, en thèse générale, les relations intimes et nécessaires de l'étude des propriétés des lignes et des surfaces avec les recherches qui constituent l'objet définitif de la géométrie, il est d'ailleurs évident que, dans la suite de leurs travaux, les géomètres ne doivent nullement s'astreindre à ne jamais perdre de vue un tel enchaînement. Sachant, une fois pour toutes, combien il importe de varier le plus possible les manières de concevoir chaque forme, ils doivent poursuivre cette étude sans considérer immédiatement de quelle utilité peut être telle ou telle propriété spéciale pour les rectifications, les quadratures ou les cubatures. Ils entraveraient inutilement leurs recherches, en attachant une importance puérile à l'établissement continu de cette coordination. L'esprit humain doit procéder, à cet égard, comme il le fait en toute occasion semblable, quand, après avoir conçu, en général, la destination d'une certaine étude, il s'attache exclusivement à la pousser le plus loin possible, en faisant complétement abstraction de cette relation, dont la considération perpétuelle compliquerait tous ses travaux.
L'explication générale que je viens d'exposer est d'autant plus indispensable, que, par la nature même du sujet, cette étude des diverses propriétés de chaque ligne et de chaque surface compose nécessairement la très-majeure partie de l'ensemble des recherches géométriques. En effet, les questions immédiatement relatives aux rectifications, aux quadratures et aux cubatures, sont évidemment, par elles-mêmes, en nombre fort limité pour chaque forme considérée. Au contraire, l'étude des propriétés d'une même forme présente à l'activité de l'esprit humain un champ naturellement indéfini, où l'on peut toujours espérer de faire de nouvelles découvertes. Ainsi, par exemple, quoique les géomètres se soient occupés depuis vingt siècles, avec plus ou moins d'activité sans doute, mais sans aucune interruption réelle, de l'étude des sections coniques, ils sont loin de regarder ce sujet si simple comme épuisé; et il est certain en effet qu'en continuant à s'y livrer, on ne manquerait pas de trouver encore des propriétés inconnues de ces diverses courbes. Si les travaux de ce genre se sont considérablement ralentis depuis environ un siècle, ce n'est pas qu'ils soient terminés; cela tient seulement, comme je l'expliquerai tout-à-l'heure, à ce que la révolution philosophique opérée en géométrie par Descartes a dû singulièrement diminuer l'importance de semblables recherches.
Il résulte des considérations précédentes que non-seulement le champ de la géométrie est nécessairement infini à cause de la variété des formes à considérer, mais aussi en vertu de la diversité des points de vue sous lesquels une même forme peut être envisagée. Cette dernière conception est même celle qui donne l'idée la plus large et la plus complète de l'ensemble des recherches géométriques. On voit que les études de ce genre consistent essentiellement, pour chaque ligne ou pour chaque surface, à rattacher tous les phénomènes géométriques qu'elle peut présenter à un seul phénomène fondamental, regardé comme définition primitive.
Après avoir exposé, d'une manière générale et pourtant précise, l'objet final de la géométrie, et montré comment la science, ainsi définie, comprend une classe de recherches très-étendue qui ne paraissaient point d'abord s'y rapporter nécessairement, il me reste à considérer, dans son ensemble, la méthode à suivre pour la formation de cette science. Cette dernière explication est indispensable pour compléter ce premier aperçu du caractère philosophique de la géométrie. Je me bornerai en ce moment à indiquer à cet égard la considération la plus générale, cette importante notion fondamentale devant être développée et précisée dans les leçons suivantes.
L'ensemble des questions géométriques peut être traité suivant deux méthodes tellement différentes, qu'il en résulte, pour ainsi dire, deux sortes de géométries, dont le caractère philosophique ne me semble pas avoir été encore convenablement saisi. Les expressions de géométrie synthétique et géométrie analytique, habituellement employées pour les désigner, en donnent une très-fausse idée. Je préférerais de beaucoup les dénominations purement historiques de géométrie des anciens et géométrie des modernes, qui ont, du moins, l'avantage de ne pas faire méconnaître leur vrai caractère. Mais je propose d'employer désormais les expressions régulières de géométrie spéciale et géométrie générale, qui me paraissent propres à caractériser avec précision la véritable nature des deux méthodes.
Ce n'est point, en effet, dans l'emploi du calcul, comme on le pense communément, que consiste précisément la différence fondamentale entre la manière dont nous concevons la géométrie depuis Descartes, et la manière dont les géomètres de l'antiquité traitaient les questions géométriques. Il est certain, d'une part, que l'usage du calcul ne leur était point entièrement inconnu, puisqu'ils faisaient, dans leur géométrie, des applications continuelles et fort étendues de la théorie des proportions, qui était pour eux, comme moyen de déduction, une sorte d'équivalent réel, quoique très-imparfait et surtout extrêmement borné, de notre algèbre actuelle. On peut même employer le calcul d'une manière beaucoup plus complète qu'ils ne l'ont fait pour obtenir certaines solutions géométriques, qui n'en auront pas moins le caractère essentiel de la géométrie ancienne; c'est ce qui arrive très-fréquemment, par rapport à ces problèmes de géométrie à deux ou à trois dimensions, qu'on désigne vulgairement sous le nom de déterminés. D'un autre côté, quelque capitale que soit l'influence du calcul dans notre géométrie moderne, plusieurs solutions, obtenues sans algèbre, peuvent manifester quelquefois le caractère propre qui la distingue de la géométrie ancienne, quoique, en thèse générale, l'analyse soit indispensable; j'en citerai, comme exemple, la méthode de Roberval pour les tangentes, dont la nature est essentiellement moderne, et qui cependant conduit, en certains cas, à des solutions complètes, sans aucun secours du calcul. Ce n'est donc point par l'instrument de déduction employé qu'on doit principalement distinguer les deux marches que l'esprit humain peut suivre en géométrie.
La différence fondamentale, jusqu'ici imparfaitement saisie, me paraît consister réellement dans la nature même des questions considérées. En effet, la géométrie, envisagée dans son ensemble, et supposée parvenue à son entière perfection, doit, comme nous l'avons vu, d'une part, embrasser toutes les formes imaginables, et d'une autre part, découvrir toutes les propriétés de chaque forme. Elle est susceptible, d'après cette double considération, d'être traitée suivant deux plans essentiellement distinctifs: soit en groupant ensemble toutes les questions, quelque diverses qu'elles soient, qui concernent une même forme, et isolant celles relatives à des corps différens, quelque analogie qui puisse exister entre elles; soit, au contraire, en réunissant sous un même point de vue toutes les recherches semblables, à quelques formes diverses qu'elles se rapportent d'ailleurs, et séparant les questions relatives aux propriétés réellement différentes d'un même corps. En un mot, l'ensemble de la géométrie peut être essentiellement ordonné ou par rapport aux corps étudiés, ou par rapport aux phénomènes à considérer. Le premier plan, qui est le plus naturel, a été celui des anciens; le second, infiniment plus rationnel, est celui des modernes depuis Descartes.
Tel est, en effet, le caractère principal de la géométrie ancienne, qu'on étudiait, une à une, les diverses lignes et les diverses surfaces, ne passant à l'examen d'une nouvelle forme que lorsqu'on croyait avoir épuisé tout ce que pouvaient offrir d'intéressant les formes connues jusqu'alors. Dans cette manière de procéder, quand on entreprenait l'étude d'une courbe nouvelle, l'ensemble des travaux exécutés sur les précédentes ne pouvait présenter directement aucune ressource essentielle, autrement que par l'exercice géométrique auquel il avait dressé l'intelligence. Quelle que pût être la similitude réelle des questions proposées sur deux formes différentes, les connaissances complètes acquises pour l'une ne pouvaient nullement dispenser de reprendre pour l'autre l'ensemble de la recherche. Aussi la marche de l'esprit n'était-elle jamais assurée; en sorte qu'on ne pouvait être certain d'avance d'obtenir une solution quelconque, quelqu'analogue que fût le problème proposé à des questions déjà résolues. Ainsi, par exemple, la détermination des tangentes aux trois sections coniques ne fournissait aucun secours rationnel pour mener la tangente à quelqu'autre courbe nouvelle, comme le conchoïde, la cissoïde, etc. En un mot, la géométrie des anciens était, suivant l'expression proposée ci-dessus, essentiellement spéciale.
Dans le système des modernes, la géométrie est, au contraire, éminemment générale, c'est-à-dire, relative à des formes quelconques. Il est aisé de comprendre d'abord que toutes les questions géométriques de quelqu'intérêt peuvent être proposées par rapport à toutes les formes imaginables. C'est ce qu'on voit directement pour les problèmes fondamentaux, qui constituent, d'après les explications données dans cette leçon, l'objet définitif de la géométrie, c'est-à-dire, les rectifications, les quadratures, et les cubatures. Mais cette remarque n'est pas moins incontestable, même pour les recherches relatives aux diverses propriétés des lignes et des surfaces, et dont les plus essentielles, telles que la question des tangentes ou des plans tangens, la théorie des courbures, etc., sont évidemment communes à toutes les formes quelconques. Les recherches très-peu nombreuses qui sont vraiment particulières à telle ou telle forme n'ont qu'une importance extrêmement secondaire. Cela posé, la géométrie moderne consiste essentiellement à abstraire, pour la traiter à part, d'une manière entièrement générale, toute question relative à un même phénomène géométrique, dans quelques corps qu'il puisse être considéré. L'application des théories universelles ainsi construites à la détermination spéciale du phénomène dont il s'agit dans chaque corps particulier, n'est plus regardée que comme un travail subalterne, à exécuter suivant des règles invariables et dont le succès est certain d'avance. Ce travail est, en un mot, du même ordre que l'évaluation numérique d'une formule analytique déterminée. Il ne peut y avoir sous ce rapport d'autre mérite que celui de présenter, dans chaque cas, la solution nécessairement fournie par la méthode générale, avec toute la simplicité et l'élégance que peut comporter la ligne ou la surface considérée. Mais on n'attache d'importance réelle qu'à la conception et à la solution complète d'une nouvelle question propre à une forme quelconque. Les travaux de ce genre sont seuls regardés comme faisant faire à la science de véritables pas. L'attention des géomètres, ainsi dispensée de l'examen des particularités des diverses formes, et dirigée tout entière vers les questions générales, a pu s'élever par là à la considération de nouvelles notions géométriques, qui, appliquées aux courbes étudiées par les anciens, en ont fait découvrir des propriétés importantes qu'ils n'avaient pas même soupçonnées. Telle est la géométrie depuis la révolution radicale opérée par Descartes dans le système général de la science.
La simple indication du caractère fondamental propre à chacune des deux géométries, suffit sans doute pour mettre en évidence l'immense supériorité nécessaire de la géométrie moderne. On peut même dire qu'avant la grande conception de Descartes, la géométrie rationnelle n'était pas vraiment constituée sur des bases définitives, soit sous le rapport abstrait, soit sous le rapport concret. En effet, pour la science considérée spéculativement, il est clair qu'en continuant indéfiniment, comme l'ont fait les modernes avant Descartes et même un peu après, à suivre la marche des anciens, en ajoutant quelques nouvelles courbes au petit nombre de celles qu'ils avaient étudiées, les progrès, quelque rapides qu'ils eussent pû être, n'auraient été, après une longue suite de siècles, que fort peu considérables par rapport au système général de la géométrie, vu l'infinie variété des formes qui seraient toujours restées à étudier. Au contraire, à chaque question résolue suivant la marche des modernes, le nombre des problèmes géométriques à résoudre se trouve, une fois pour toutes, diminué d'autant, par rapport à tous les corps possibles. Sous un second point de vue, du défaut complet de méthodes générales il résultait que les géomètres anciens, dans toutes leurs recherches, étaient entièrement abandonnés à leurs propres forces, sans avoir jamais la certitude d'obtenir tôt ou tard une solution quelconque. Si cette imperfection de la science était éminemment propre à mettre dans tout son jour leur admirable sagacité, elle devait rendre leurs progrès extrêmement lents: on peut s'en faire une idée par le temps considérable qu'ils ont employé à l'étude des sections coniques. La géométrie moderne, assurant d'une manière invariable la marche de notre esprit, permet, au contraire, d'utiliser au plus haut degré possible les forces de l'intelligence, que les anciens devaient consumer fréquemment sur des questions bien peu importantes.
Une différence non moins capitale se manifeste entre les deux systèmes, quand on vient à considérer la géométrie sous le rapport concret. En effet, nous avons remarqué plus haut que la relation de l'abstrait au concret en géométrie ne peut être solidement fondée sur des bases rationnelles qu'autant qu'on fait directement porter les recherches sur toutes les formes imaginables. En n'étudiant les lignes et les surfaces qu'une à une, quel que soit le nombre, toujours nécessairement fort petit, de celles qu'on aura considérées, l'application de théories semblables aux formes réellement existantes dans la nature n'aura jamais qu'un caractère essentiellement accidentel, puisque rien n'assure que ces formes pourront effectivement rentrer dans les types abstraits envisagés par les géomètres.
Il y a certainement, par exemple, quelque chose de fortuit dans l'heureuse relation qui s'est établie entre les spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques et la détermination des véritables orbites planétaires. En continuant sur le même plan les travaux géométriques, on n'avait point, en général, le droit d'espérer de semblables coïncidences; et il eût été possible, dans ces études spéciales, que les recherches des géomètres se fussent dirigées sur des formes abstraites indéfiniment inapplicables, tandis qu'ils en auraient négligé d'autres, susceptibles peut-être d'une application importante et prochaine. Il est clair, du moins, que rien ne garantissait positivement l'applicabilité nécessaire des spéculations géométriques. Il en est tout autrement dans la géométrie moderne. Par cela seul qu'on y procède par questions générales, relatives à des formes quelconques, on a d'avance la certitude évidente que les formes réalisées dans le monde extérieur se sauraient jamais échapper à chaque théorie, si le phénomène géométrique qu'elle envisage vient à s'y présenter.
Par ces diverses considérations, on voit que le système de géométrie des anciens porte essentiellement le caractère de l'enfance de la science, qui n'a commencé à devenir complétement rationnelle que par suite de la révolution philosophique opérée par Descartes. Mais il est évident, d'un autre côté, que la géométrie n'a pu être conçue d'abord que de cette manière spéciale. La géométrie générale n'eût point été possible, et la nécessité n'eût pu même en être sentie, si une longue suite de travaux spéciaux sur les formes les plus simples n'avait point préalablement fourni des bases à la conception de Descartes, et rendu sensible l'impossibilité de persister indéfiniment dans la philosophie géométrique primitive.
En précisant autant que possible cette dernière considération, il faut même en conclure que, quoique la géométrie que j'ai appelé générale doive être aujourd'hui regardée comme la seule véritable géométrie dogmatique, celle à laquelle nous nous bornerons essentiellement, l'autre n'ayant plus, principalement, qu'un intérêt historique, néanmoins il n'est pas possible de faire disparaître entièrement la géométrie spéciale dans une exposition rationnelle de la science. On peut sans doute se dispenser, comme on l'a fait depuis environ un siècle, d'emprunter directement à la géométrie ancienne tous les résultats qu'elle a fournis. Les recherches les plus étendues et les plus difficiles dont elle était composée, ne sont plus même habituellement présentées aujourd'hui que d'après la méthode moderne. Mais, par la nature même du sujet, il est nécessairement impossible de se passer absolument de la méthode ancienne, qui, quoi qu'on fasse, servira toujours dogmatiquement de base préliminaire à la science, comme elle l'a fait historiquement. Le motif en est facile à comprendre. En effet, la géométrie générale étant essentiellement fondée, comme nous l'établirons bientôt, sur l'emploi du calcul, sur la transformation des considérations géométriques en considérations analytiques, une telle manière de procéder ne saurait s'emparer du sujet immédiatement à son origine. Nous savons que l'application de l'analyse mathématique, par sa nature, ne peut jamais commencer aucune science quelconque, puisqu'elle ne saurait avoir lieu que lorsque la science a déjà été assez cultivée pour établir, relativement aux phénomènes considérés, quelques équations qui puissent servir de point de départ aux travaux analytiques. Ces équations fondamentales une fois découvertes, l'analyse permettra d'en déduire une multitude de conséquences, qu'il eût été même impossible de soupçonner d'abord; elle perfectionnera la science à un degré immense, soit sous le rapport de la généralité des conceptions, soit quant à la coordination complète établie entre elles. Mais, pour constituer les bases mêmes d'une science naturelle quelconque, jamais, évidemment, la simple analyse mathématique ne saurait y suffire, pas même pour les démontrer de nouveau lorsqu'elles ont été déjà fondées. Rien ne peut dispenser, à cet égard, de l'étude directe du sujet, poussée jusqu'au point de la découverte de relations précises. Tenter de faire rentrer la science, dès son origine, dans le domaine du calcul, ce serait vouloir imposer à des théories portant sur des phénomènes effectifs, le caractère de simples procédés logiques, et les priver ainsi de tout ce qui constitue leur corrélation nécessaire avec le monde réel. En un mot, une telle opération philosophique, si par elle-même elle n'était pas nécessairement contradictoire, ne saurait aboutir évidemment qu'à replonger la science dans le domaine de la métaphysique, dont l'esprit humain a eu tant de peine à se dégager complétement.
Ainsi, la géométrie des anciens aura toujours, par sa nature, une première part nécessaire et plus ou moins étendue dans le système total des connaissances géométriques. Elle constitue une introduction rigoureusement indispensable à la géométrie générale. Mais c'est à cela que nous devons la réduire dans une exposition complétement dogmatique. Je considérerai donc directement, dans la leçon suivante, cette géométrie spéciale ou préliminaire, restreinte exactement à ses limites nécessaires, pour ne plus m'occuper ensuite que de l'examen philosophique de la géométrie générale ou définitive, la seule vraiment rationnelle, et qui aujourd'hui compose essentiellement la science.
Sommaire. Considérations générales sur la géométrie spéciale ou préliminaire.
La méthode géométrique des anciens devant avoir nécessairement, d'après les motifs indiqués à la fin de la leçon précédente, une part préliminaire dans le système dogmatique de la géométrie, pour fournir à la géométrie générale des fondemens indispensables, il convient maintenant de fixer d'abord en quoi consiste strictement cette fonction préalable de la géométrie spéciale, ainsi réduite au moindre développement possible.
En la considérant sous ce point de vue, il est aisé de reconnaître qu'on pourrait la restreindre à la seule étude de la ligne droite pour ce qui concerne la géométrie des lignes, à la quadrature des aires planes rectilignes, et enfin à la cubature des corps terminés par des faces planes. Les propositions élémentaires relatives à ces trois questions fondamentales constituent, en effet, le point de départ nécessaire de toutes les recherches géométriques; elles seules ne peuvent être obtenues que par une étude directe du sujet; tandis qu'au contraire la théorie complète de toutes les autres formes quelconques, même celle du cercle et des surfaces et volumes qui s'y rapportent, peut aujourd'hui rentrer entièrement dans le domaine de la géométrie générale ou analytique, ces élémens primitifs fournissant déjà des équations, qui suffisent pour permettre l'application du calcul aux questions géométriques, qui n'eût pas été possible sans cette condition préalable.
Il résulte de cette considération que, dans l'usage ordinaire, on donne à la géométrie élémentaire plus d'étendue qu'il ne serait rigoureusement nécessaire, puisque, outre la ligne droite, les polygones et les polyèdres, on y comprend aussi le cercle et les corps ronds, dont l'étude pourrait cependant être aussi purement analytique que celle, par exemple, des sections coniques. Une vénération irréfléchie pour l'antiquité contribue, sans doute, à maintenir ce défaut de méthode. Mais comme ce respect n'a point empêché de faire rentrer dans le domaine de la géométrie moderne la théorie des sections coniques, il faut bien que, relativement aux formes circulaires, l'habitude contraire, encore universelle, soit fondée sur d'autres motifs. La raison la plus sensible qu'on en puisse donner, c'est le grave inconvénient qu'il y aurait, pour l'enseignement ordinaire, à ajourner à une époque assez éloignée de l'éducation mathématique la solution de plusieurs questions essentielles, susceptibles d'une application immédiate et continuelle à une foule d'usages importans. Pour procéder, en effet, de la manière la plus rationnelle, ce ne serait qu'à l'aide du calcul intégral qu'on pourrait obtenir les intéressans résultats, relatifs à la mesure de la longueur ou de l'aire du cercle, ou à la quadrature de la sphère, etc., établis par les anciens d'après des considérations extrêmement simples. Cet inconvénient serait peu important, à l'égard des esprits destinés à étudier l'ensemble de la science mathématique, et l'avantage de procéder avec une rationnalité parfaite aurait, comparativement, une bien plus grande valeur. Mais, le cas contraire étant encore le plus fréquent, on a dû s'attacher à conserver dans la géométrie élémentaire proprement dite des théories aussi essentielles. En admettant l'influence d'une telle considération, et ne restreignant plus cette géométrie préliminaire à ce qui est strictement indispensable, on peut même concevoir l'utilité, pour certains cas particuliers, d'y introduire plusieurs études importantes qui en ont été généralement exclues, comme celles des sections coniques, de la cycloïde, etc., afin de renfermer, dans un enseignement borné, le plus grand nombre possible de connaissances usuelles, quoique, même sous le simple rapport du temps, il fût préférable de suivre la marche la plus rationnelle.
Je ne dois point, à ce sujet, tenir compte ici des avantages que peut présenter cette extension habituelle de la méthode géométrique des anciens au-delà de la destination nécessaire qui lui est propre, par la connaissance plus profonde qu'on acquiert ainsi de cette méthode, et par la comparaison instructive qui en résulte avec la méthode moderne. Ce sont là des qualités qui, dans l'étude d'une science quelconque, appartiennent à la marche que nous avons nommée historique, et auxquelles il faut savoir renoncer franchement, quand on a bien reconnu la nécessité de suivre la marche vraiment dogmatique. Après avoir conçu toutes les parties d'une science de la manière la plus rationnelle, nous savons combien il importe, pour compléter cette éducation, d'étudier l'histoire de la science, et par conséquent, de comparer exactement les diverses méthodes que l'esprit humain a successivement employées; mais ces deux séries d'études doivent être, en général, comme nous l'avons vu, soigneusement séparées. Cependant, dans le cas dont il s'agit ici, la méthode géométrique des modernes est peut-être encore trop récente pour qu'il ne convienne pas, afin de la mieux caractériser par la comparaison, de traiter d'abord, suivant la méthode des anciens, certaines questions qui, par leur nature, doivent rentrer rationnellement dans la géométrie moderne.
Quoi qu'il en soit, écartant maintenant ces diverses considérations accessoires, nous voyons que cette introduction à la géométrie, qui ne peut être traitée que suivant la méthode des anciens, est strictement réductible à l'étude de la ligne droite, des aires polygonales et des polyèdres. Il est même vraisemblable qu'on finira par la restreindre habituellement à ces limites nécessaires, quand les grandes notions analytiques seront devenues plus familières, et qu'une étude de l'ensemble des mathématiques sera universellement regardée comme la base philosophique de l'éducation générale.
Si cette portion préliminaire de la géométrie, qui ne saurait être fondée sur l'application du calcul, se réduit, par sa nature, à une suite de recherches fondamentales très-peu étendues, il est certain, d'un autre côté, qu'on ne peut la restreindre davantage, quoique, par un véritable abus de l'esprit analytique, on ait quelquefois essayé, dans ces derniers temps, de présenter sous un point de vue purement algébrique l'établissement des théorèmes principaux de la géométrie élémentaire. C'est ainsi qu'on a prétendu démontrer par de simples considérations abstraites d'analyse mathématique la relation constante qui existe entre les trois angles d'un triangle rectiligne, la proposition fondamentale de la théorie des triangles semblables, la mesure des rectangles, celle des parallélipipèdes, etc., en un mot, précisément les seules propositions géométriques qui ne puissent être obtenues que par une étude directe du sujet, sans que le calcul soit susceptible d'y avoir aucune part. Je ne signalerais point ici de telles aberrations, si elles n'avaient pas été déterminées par l'intention évidente de perfectionner, au plus haut degré possible, le caractère philosophique de la science géométrique, en la faisant rentrer immédiatement, dès sa naissance, dans le domaine des applications de l'analyse mathématique. Mais l'erreur capitale commise à cet égard par quelques géomètres doit être soigneusement remarquée, parce qu'elle résulte de l'exagération irréfléchie de cette tendance aujourd'hui très-naturelle et éminemment philosophique, qui porte à étendre de plus en plus l'influence de l'analyse dans les études mathématiques. La contemplation des résultats prodigieux auxquels l'esprit humain est parvenu en suivant une telle direction, a dû involontairement entraîner à croire que même les fondemens de la mathématique concrète pourraient être établis sur de simples considérations analytiques. Ce n'est point, en effet, pour la géométrie seulement que nous devons noter de semblables aberrations; nous aurons bientôt à en constater de parfaitement analogues relativement à la mécanique, à l'occasion des prétendues démonstrations analytiques du parallélogramme des forces. Cette confusion logique a même aujourd'hui bien plus de gravité en mécanique, où elle contribue effectivement à répandre encore un nuage métaphysique sur le caractère général de la science; tandis que, du moins en géométrie, ces considérations abstraites ont été jusqu'ici laissées en dehors, sans s'incorporer à l'exposition normale de la science.
D'après les principes présentés dans cet ouvrage, sur la philosophie mathématique, il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup pour faire sentir le vice d'une telle manière de procéder. Nous avons déjà reconnu, en effet, que le calcul n'étant et ne pouvant être qu'un moyen de déduction, c'est s'en former une idée radicalement fausse que de vouloir l'employer à établir les fondemens élémentaires d'une science quelconque; car, sur quoi reposeraient, dans une telle opération, les argumentations analytiques? Un travail de cette nature, bien loin de perfectionner véritablement le caractère philosophique d'une science, constituerait un retour vers l'état métaphysique, en présentant des connaissances réelles comme de simples abstractions logiques.
Quand on examine en elles-mêmes ces prétendues démonstrations analytiques des propositions fondamentales de la géométrie élémentaire, on vérifie aisément leur insignifiance nécessaire. Elles sont toutes fondées sur une manière vicieuse de concevoir le principe de l'homogénéité, dont j'ai exposé, dans la cinquième leçon, la véritable notion générale. Ces démonstrations supposent que ce principe ne permet point d'admettre la coexistence dans une même équation de nombres obtenus par des comparaisons concrètes différentes, ce qui est évidemment faux et visiblement contraire à la marche constante des géomètres. Aussi, il est facile de reconnaître qu'en employant la loi de l'homogénéité dans cette acception arbitraire et illégitime, on pourrait parvenir à démontrer avec tout autant de rigueur apparente des propositions dont l'absurdité est manifeste au premier coup-d'oeil. En examinant avec attention, par exemple, le procédé à l'aide duquel on a tenté de prouver analytiquement que la somme des trois angles d'un triangle rectiligne quelconque est constamment égale à deux angles droits, on voit qu'il est fondé sur cette notion préliminaire, que si deux triangles ont deux de leurs angles respectivement égaux, le troisième angle sera aussi, de part et d'autre, nécessairement égal. Ce premier point étant accordé, la relation proposée s'en déduit immédiatement, d'une manière très-exacte et fort simple. Or, la considération analytique, d'après laquelle on a voulu établir cette proposition préalable, est d'une telle nature que, si elle pouvait être juste, on en déduirait rigoureusement, en la reproduisant en sens inverse, cette absurdité palpable, que deux cotés d'un triangle suffisent, sans aucun angle, à l'entière détermination du troisième côté. On peut faire des remarques analogues sur toutes les démonstrations de ce genre, dont le sophisme sera ainsi vérifié d'une manière parfaitement sensible.
Plus nous devons ici considérer la géométrie comme étant aujourd'hui essentiellement analytique, plus il était nécessaire de prémunir les esprits contre cette exagération abusive de l'analyse mathématique, suivant laquelle on prétendrait se dispenser de toute observation géométrique proprement dite, en établissant sur de pures abstractions algébriques les fondemens mêmes de cette science naturelle. J'ai dû attacher d'autant plus d'importance à caractériser des aberrations ainsi liées au développement normal de l'esprit humain, qu'elles ont été pour ainsi dire consacrées dans ces derniers temps par l'assentiment formel d'un géomètre fort distingué, dont l'autorité exerce sur l'enseignement élémentaire de la géométrie une très-grande influence.
Je crois devoir remarquer à cette occasion que, sous plus d'un autre rapport, on a, ce me semble, trop perdu de vue le caractère de science naturelle nécessairement inhérent à la géométrie. Il est aisé de le reconnaître, en considérant les vains efforts tentés si long-temps par les géomètres pour démontrer rigoureusement, non à l'aide du calcul, mais d'après certaines constructions, plusieurs propositions fondamentales de la géométrie élémentaire. Quoi qu'on puisse faire, on ne saurait évidemment éviter de recourir quelquefois en géométrie à la simple observation immédiate, comme moyen d'établir divers résultats. Si, dans cette science, les phénomènes que l'on considère sont, en vertu de leur extrême simplicité, beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre science physique, il doit néanmoins s'en trouver nécessairement quelques-uns qui ne peuvent être déduits, et qui servent au contraire de point de départ. Qu'il convienne, en thèse générale, pour la plus grande perfection rationnelle de la science, de les réduire au plus petit nombre possible, cela est sans doute incontestable; mais il serait absurde de prétendre les faire disparaître complétement. J'avoue d'ailleurs que je trouve moins d'inconvéniens réels à étendre un peu au delà de ce qui serait strictement nécessaire le nombre de ces notions géométriques ainsi établies par l'observation immédiate, pourvu qu'elles soient d'une simplicité suffisante, qu'à en faire le sujet de démonstrations compliquées et indirectes, même quand ces démonstrations peuvent être logiquement irréprochables.
Après avoir caractérisé aussi exactement que possible la véritable destination dogmatique de la géométrie des anciens réduite à son moindre développement indispensable, il convient de considérer sommairement dans son ensemble chacune des parties principales dont elle doit se composer. Je crois pouvoir me borner ici à envisager la première et la plus étendue de ces parties, celle qui a pour objet l'étude de la ligne droite; les deux autres sections, savoir: la quadrature des polygones et la cubature des polyèdres, ne pouvant donner lieu, vu leur nature trop restreinte, à aucune considération philosophique de quelque importance, distincte de celles indiquées dans la leçon précédente relativement à la mesure des aires et des volumes en général.
La question définitive que l'on a constamment en vue dans l'étude de la ligne droite, consiste proprement à déterminer les uns par les autres les divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, ce qui permet de connaître toujours indirectement une ligne droite dans quelques circonstances qu'elle puisse être placée. Ce problème fondamental est susceptible de deux solutions générales, dont la nature est tout-à-fait distincte, l'une graphique, l'autre algébrique. La première, quoique fort imparfaite, est celle qu'on doit considérer d'abord, parce qu'elle dérive spontanément de l'étude directe du sujet; la seconde, bien plus parfaite sous les rapports les plus importans, ne peut être étudiée qu'en dernier lieu, parce qu'elle est fondée sur la connaissance préalable de l'autre.
La solution graphique consiste à rapporter à volonté la figure proposée, soit avec les mêmes dimensions, soit surtout avec des dimensions variées dans une proportion quelconque. Le premier mode ne peut guère être mentionné que pour mémoire, comme étant le plus simple, et celui que l'esprit doit envisager d'abord, car il est, évidemment, d'ailleurs presque entièrement inapplicable par sa nature. Le second est, au contraire, susceptible de l'application la plus étendue et la plus utile. Nous en faisons encore aujourd'hui un usage important et continuel, non-seulement pour représenter exactement les formes des corps et leurs positions mutuelles, mais même pour la détermination effective des grandeurs géométriques, quand nous n'avons pas besoin d'une grande précision. Les anciens, vu l'imperfection de leurs connaissances géométriques, employaient ce procédé d'une manière beaucoup plus étendue, puisqu'il a été long-temps le seul qu'ils pussent appliquer, même dans les déterminations précises les plus importantes. C'est ainsi, par exemple, qu'Aristarque de Samos estimait la distance relative du soleil et de la lune à la terre, en prenant des mesures sur un triangle construit le plus exactement possible de façon à être semblable au triangle rectangle formé par les trois astres, à l'instant où la lune se trouve en quadrature, et où, en conséquence, il suffirait, pour définir le triangle, d'observer l'angle à la terre. Archimède lui-même, quoiqu'ayant, le premier, introduit en géométrie les déterminations calculées, a plusieurs fois employé de semblables moyens. La formation de la trigonométrie n'y a pas fait même renoncer entièrement, quoiqu'elle en ait beaucoup diminué l'usage; les Grecs et les Arabes ont continué à s'en servir pour une foule de recherches, où nous regardons aujourd'hui l'emploi du calcul comme indispensable.
Cette exacte reproduction d'une figure quelconque suivant une échelle différente, ne peut présenter aucune grande difficulté théorique lorsque toutes les parties de la figure proposée sont comprises dans un même plan. Mais, si l'on suppose, comme il arrive le plus souvent, qu'elles soient situées dans des plans différens, on voit naître alors un nouvel ordre de considérations géométriques. La figure artificielle, qui est constamment plane, ne pouvant plus, en ce cas, être une image parfaitement fidèle de la figure réelle, il faut d'abord fixer avec précision le mode de représentation, ce qui donne lieu aux divers systèmes de projection. Cela posé, il reste à déterminer suivant quelles lois les phénomènes géométriques se correspondent dans les deux figures. Cette considération engendre une nouvelle série de recherches géométriques, dont l'objet définitif est proprement de découvrir comment on pourra remplacer les constructions en relief par des constructions planes. Les anciens ont eu à résoudre plusieurs questions élémentaires de ce genre, pour les divers cas où nous employons aujourd'hui la trigonométrie sphérique; et principalement pour les différens problèmes relatifs à la sphère céleste. Telle était la destination de leurs analemnes, et des autres figures planes qui ont suppléé pendant si long-temps à l'usage du calcul. On voit par là que les anciens connaissaient réellement les élémens de ce que nous nommons maintenant la géométrie descriptive, quoiqu'ils ne les eussent point conçus d'une manière distincte et générale.
Je crois convenable de signaler ici rapidement, à cette occasion, le véritable caractère philosophique de cette géométrie descriptive, bien que, comme étant une science essentiellement d'application, elle ne doive pas être comprise dans le domaine propre de cet ouvrage, tel que je l'ai circonscrit en commençant.
Toutes les questions quelconques de géométrie à trois dimensions, donnent lieu nécessairement, quand on considère leur solution graphique, à une difficulté générale qui leur est propre, celle de substituer aux diverses constructions en relief nécessaires pour les résoudre, et qui sont presque toujours d'une exécution impossible, de simples constructions planes équivalentes, susceptibles de déterminer finalement les mêmes résultats. Sans cette indispensable conversion, chaque solution de ce genre serait évidemment incomplète et réellement inapplicable dans la pratique, quoique, pour la théorie, les constructions dans l'espace soient ordinairement préférables comme plus directes. C'est afin de fournir les moyens généraux d'effectuer constamment une telle transformation que la géométrie descriptive a été créée, et constituée en un corps de doctrine distinct et homogène par une vue de génie de notre illustre Monge. Il a préalablement conçu un mode uniforme de représenter les corps par des figures tracées sur un seul plan, à l'aide des projections sur deux plans différens, ordinairement perpendiculaires entre eux, et dont l'un est supposé tourner autour de leur intersection commune pour venir se confondre avec le prolongement de l'autre; il a suffi, dans ce système, ou dans tout autre équivalent, de regarder les points et les lignes, comme déterminés par leurs projections, et les surfaces par les projections de leurs génératrices. Cela posé, Monge, analysant avec une profonde sagacité les divers travaux partiels de ce genre exécutés avant lui d'après une foule de procédés incohérens, et considérant même, d'une manière générale et directe, en quoi devaient consister constamment les questions quelconques de cette nature, a reconnu qu'elles étaient toujours réductibles à un très-petit nombre de problèmes abstraits invariables, susceptibles d'être résolus séparément une fois pour toutes par des opérations uniformes, et qui se rapportent essentiellement les uns aux contacts et les autres aux intersections des surfaces. Ayant formé des méthodes simples et entièrement générales pour la solution graphique de ces deux ordres de problèmes, toutes les questions géométriques auxquelles peuvent donner lieu les divers arts quelconques de construction, la coupe des pierres, la charpente, la perspective, la gnonomonique, la fortification, etc., ont pu être traitées désormais comme de simples cas particuliers d'une théorie unique, dont l'application invariable conduira toujours nécessairement à une solution exacte, susceptible d'être facilitée dans la pratique en profitant des circonstances propres à chaque cas.
Cette importante création mérite singulièrement de fixer l'attention de tous les philosophes qui considèrent l'ensemble des opérations de l'espèce humaine, comme étant un premier pas, et jusqu'ici le seul réellement complet, vers cette rénovation générale des travaux humains, qui doit imprimer à tous nos arts un caractère de précision et de rationnalité, si nécessaire à leurs progrès futurs. Une telle révolution devait, en effet, commencer inévitablement par cette classe de travaux industriels qui se rapporte essentiellement à la science la plus simple, la plus parfaite, et la plus ancienne. Elle ne peut manquer de s'étendre successivement dans la suite, quoique avec moins de facilité, à toutes les autres opérations pratiques. Nous aurons même bientôt occasion de remarquer que Monge, qui a conçu plus profondément que personne la véritable philosophie des arts, avait essayé d'ébaucher pour l'industrie mécanique une doctrine correspondante à celle qu'il avait si heureusement formée pour l'industrie géométrique, mais sans obtenir pour ce cas, dont la difficulté est bien supérieure, aucun autre succès que celui d'indiquer assez nettement la direction que doivent prendre les recherches de cette nature.
Quelqu'essentielle que soit réellement la conception de la géométrie descriptive, il importe beaucoup de ne pas se méprendre sur la véritable destination qui lui est si expressément propre, comme l'ont fait, surtout dans les premiers temps de cette découverte, ceux qui y ont vu un moyen d'agrandir le domaine général et abstrait de la géométrie rationnelle. L'événement n'a nullement répondu depuis à ces espérances mal conçues. Et, en effet, n'est-il pas évident que la géométrie descriptive n'a de valeur spéciale que comme science d'application, comme constituant la véritable théorie propre des arts géométriques? Considérée sous le rapport abstrait, elle ne saurait introduire aucun ordre vraiment distinct de spéculations géométriques. Il ne faut point perdre de vue que, pour qu'une question géométrique tombe dans le domaine propre de la géométrie descriptive, elle doit nécessairement avoir toujours été résolue préalablement par la géométrie spéculative, dont ensuite, comme nous l'avons vu, les solutions ont constamment besoin d'être préparées pour la pratique de manière à suppléer aux constructions en relief par des constructions planes, substitution qui constitue réellement la seule fonction caractéristique de la géométrie descriptive.
Il convient néanmoins de remarquer ici que, sous le rapport de l'éducation intellectuelle, l'étude de la géométrie descriptive présente une importante propriété philosophique, tout-à-fait indépendante de sa haute utilité industrielle. C'est l'avantage qu'elle offre si éminemment, en habituant à considérer dans l'espace des systèmes géométriques quelquefois très-composés, et à suivre exactement leur correspondance continuelle avec les figures effectivement tracées, d'exercer ainsi au plus haut degré de la manière la plus sûre et la plus précise, cette importante faculté de l'esprit humain qu'on appelle l'imagination proprement dite, et qui consiste, dans son acception élémentaire et positive, à se représenter nettement, avec facilité, un vaste ensemble variable d'objets fictifs, comme s'ils étaient sous nos yeux.
Enfin, pour achever d'indiquer la nature générale de la géométrie descriptive en déterminant son caractère logique, nous devons observer que si, par le genre de ses solutions, elle appartient à la géométrie des anciens, d'un autre côté elle se rapproche de la géométrie des modernes par l'espèce des questions qui la composent. Ces questions sont, en effet, éminemment remarquables par cette généralité que nous avons vue, dans la dernière leçon, constituer le vrai caractère fondamental de la géométrie moderne; les méthodes y sont toujours conçues comme applicables à des formes quelconques, les particularités propres à chaque forme n'y pouvant avoir qu'une influence purement secondaire. Les solutions y sont donc graphiques comme la plupart de celles des anciens, et générales comme celles des modernes.
Après cette importante digression, dont le lecteur aura sans doute reconnu la nécessité, poursuivons l'examen philosophique de la géométrie spéciale, considérée toujours comme réduite à son moindre développement possible, pour servir d'introduction indispensable à la géométrie générale. Ayant suffisamment envisagé la solution graphique du problème fondamental relatif à la ligne droite, c'est-à-dire, de la détermination les uns par les autres des divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, nous devons maintenant en examiner d'une manière générale la solution algébrique.
Cette seconde solution, dont il est inutile ici d'apprécier expressément la supériorité évidente, appartient nécessairement, par la nature même de la question, au système de la géométrie ancienne, quoique le procédé logique employé l'en fasse ordinairement séparer mal à propos. Nous avons lieu de vérifier ainsi, sous un rapport très-important, ce qui a été établi en général dans la leçon précédente, que ce n'est point par l'emploi du calcul qu'on doit distinguer essentiellement la géométrie moderne de celle des anciens. Les anciens sont, en effet, les vrais inventeurs de la trigonométrie actuelle, tant sphérique que rectiligne, qui seulement était beaucoup moins parfaite entre leurs mains, vu l'extrême infériorité de leurs connaissances algébriques. C'est donc réellement dans cette leçon, et non, comme on pourrait le croire d'abord, dans celles que nous consacrerons ensuite à l'examen philosophique de la géométrie générale, qu'il convient d'apprécier le caractère de cette importante théorie préliminaire, habituellement comprise à tort dans ce qu'on appelle la géométrie analytique, et qui n'est effectivement qu'un complément de la géométrie élémentaire proprement dite.
Toutes les figures rectilignes pouvant être décomposées en triangles, il suffit évidemment de savoir déterminer les uns par les autres les divers élémens d'un triangle, ce qui réduit la polygonométrie à la simple trigonométrie.
Pour qu'une telle question puisse être résolue algébriquement, la difficulté consiste essentiellement à former entre les angles et les côtés d'un triangle trois équations distinctes, qui, une fois obtenues, réduiront évidemment tous les problèmes trigonométriques à de pures recherches de calcul. En considérant de la manière la plus générale l'établissement de ces équations, on voit naître immédiatement une distinction fondamentale relativement au mode d'introduction des angles dans le calcul, suivant qu'on les y fera entrer directement par eux-mêmes ou par les arcs circulaires qui leur sont proportionnels, ou que, au contraire, on leur substituera certaines droites, comme, par exemple, les cordes de ces arcs qui leur sont inhérentes, et que, par cette raison, on appelle ordinairement leurs lignes trigonométriques. De ces deux systèmes de trigonométrie, le second a dû être, à l'origine, le seul adopté, comme étant le seul praticable, puisque l'état de la géométrie permettait alors de trouver assez aisément des relations exactes entre les côtés des triangles et les lignes trigonométriques des angles, tandis qu'il eût été absolument impossible, à cette époque, d'établir des équations entre les côtés et les angles eux-mêmes. La solution pouvant aujourd'hui être obtenue indifféremment dans l'un et dans l'autre système, ce motif de préférence ne subsiste plus. Mais les géomètres n'en ont pas moins dû persister à suivre par choix le système primitivement admis par nécessité; car, la même raison qui a permis ainsi d'obtenir les équations trigonométriques avec beaucoup plus de facilité, doit également, comme il est encore plus aisé de le concevoir à priori, rendre ces équations bien plus simples, puisqu'elles existent alors seulement entre des lignes droites, au lieu d'être établies entre des lignes droites et des arcs de cercle. Une telle considération a d'autant plus d'importance qu'il s'agit là de formules éminemment élémentaires, destinées à être continuellement employées dans toutes les parties de la science mathématique aussi bien que dans toutes ses diverses applications.
On peut objecter, il est vrai, que, lorsqu'un angle est donné, c'est toujours en effet par lui-même et non par sa ligne trigonométrique; et que, lorsqu'il est inconnu, c'est sa valeur angulaire qu'il s'agit proprement de déterminer, et non celle d'aucune de ses lignes trigonométriques. Il semble, d'après cela, que de telles lignes ne sont entre les côtés et les angles qu'un intermédiaire inutile, qui doit être finalement éliminé, et dont l'introduction ne paraît point susceptible de simplifier la recherche qu'on se propose. Il importe, en effet, d'expliquer avec plus de généralité et de précision qu'on ne le fait d'ordinaire l'immense utilité réelle de cette manière de procéder. Elle consiste en ce que l'introduction de ces grandeurs auxiliaires partage la question totale de la trigonométrie en deux autres essentiellement distinctes, dont l'une a pour objet de passer des angles à leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, et dont l'autre se propose de déterminer les côtés des triangles par les lignes trigonométriques de leurs angles ou réciproquement. Or, la première de ces deux questions fondamentales est évidemment susceptible, par sa nature, d'être entièrement traitée et réduite en tables numériques une fois pour toutes, en considérant tous les angles possibles, puisqu'elle ne dépend que de ces angles, et nullement des triangles particuliers où ils peuvent entrer dans chaque cas; tandis que la solution de la seconde question doit nécessairement être renouvelée, du moins sous le rapport arithmétique, à chaque nouveau triangle qu'il faut résoudre. C'est pourquoi la première portion du travail total, qui serait précisément la plus pénible, n'est plus comptée ordinairement, étant toujours faite d'avance; tandis que si une telle décomposition n'avait point été instituée, on se serait trouvé évidemment dans l'obligation de recommencer dans chaque cas particulier le calcul tout entier. Telle est la propriété essentielle du système trigonométrique adopté, qui, en effet, ne présenterait réellement aucun avantage effectif si, pour chaque angle à considérer, il fallait calculer continuellement sa ligne trigonométrique ou réciproquement: l'intermédiaire serait alors plus gênant que commode.
Afin de comprendre nettement la vraie nature de cette conception, il sera utile de la comparer à une conception encore plus importante, destinée à produire un effet analogue, soit sous le rapport algébrique, soit surtout sous le rapport arithmétique, l'admirable théorie des logarithmes. En examinant d'une manière philosophique l'influence de cette théorie, on voit, en effet, que son résultat général est d'avoir décomposé toutes les opérations arithmétiques imaginables en deux parties distinctes, dont la première, qui est la plus compliquée, est susceptible d'être exécutée à l'avance une fois pour toutes, comme ne dépendant que des nombres à considérer et nullement des diverses combinaisons quelconques dans lesquelles ils peuvent entrer, et qui consiste à se représenter tous les nombres comme des puissances assignables d'un nombre constant; la seconde partie du calcul, qui doit nécessairement être recommencée pour chaque formule nouvelle à évaluer, étant dès lors réduite à exécuter sur ces exposans des opérations corrélatives infiniment plus simples. Je me borne à indiquer ce rapprochement, que chacun peut aisément développer.
Nous devons de plus observer comme une propriété, secondaire aujourd'hui, mais capitale à l'origine, du système trigonométrique adopté, la circonstance très-remarquable que la détermination des angles par leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, est susceptible d'une solution arithmétique, la seule qui soit directement indispensable pour la destination propre de la trigonométrie, sans avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante. C'est sans doute à une telle particularité que les anciens ont dû de pouvoir connaître la trigonométrie. La recherche ainsi conçue a été d'autant plus facile que, les anciens ayant pris naturellement la corde pour ligne trigonométrique, les tables se trouvaient avoir été d'avance construites en partie pour un tout autre motif, en vertu du travail d'Archimède sur la rectification du cercle, d'où résultait la détermination effective d'une certaine suite de cordes, en sorte que, lorsque plus tard Hipparque eut inventé la trigonométrie, il put se borner à compléter cette opération par des intercalations convenables, ce qui marque nettement la filiation des idées à cet égard.
Afin d'esquisser entièrement cet aperçu philosophique de la trigonométrie, il convient d'observer maintenant que l'extension du même motif qui conduit à remplacer les angles ou les arcs de cercle par des ligues droites dans la vue de simplifier les équations, doit aussi porter à employer concurremment plusieurs lignes trigonométriques, au lieu de se borner à une seule, comme le faisaient les anciens, pour perfectionner ce système en choisissant celle qui sera algébriquement la plus convenable en telle ou telle occasion. Sous ce rapport, il est clair que le nombre de ces lignes n'est par lui-même nullement limité; pourvu qu'elles soient déterminées d'après l'arc, et que réciproquement elles le déterminent, suivant quelque loi qu'elles en dérivent d'ailleurs, elles sont aptes à lui être substituées dans les équations. En se bornant aux constructions les plus simples, les Arabes et les modernes ensuite ont successivement porté à quatre ou à cinq le nombre des lignes trigonométriques directes, qui pourrait être étendu bien davantage. Mais, au lieu de recourir à des formations géométriques qui finiraient par devenir très-compliquées, on conçoit avec une extrême facilité autant de nouvelles lignes trigonométriques que peuvent l'exiger les transformations analytiques, au moyen d'un artifice remarquable, qui n'est pas ordinairement saisi d'une manière assez générale. Il consiste, sans multiplier immédiatement les lignes trigonométriques propres à chaque arc considéré, à en introduire de nouvelles en regardant cet arc comme déterminé indirectement par toutes les lignes relatives à un arc qui soit une fonction très-simple du premier. C'est ainsi, par exemple, que souvent, pour calculer un angle avec plus de facilité, on déterminera, au lieu de son sinus, le sinus de sa moitié ou de son double, etc. Une telle création de lignes trigonométriques indirectes est évidemment bien plus féconde que tous les procédés géométriques immédiats pour en obtenir de nouvelles. On peut dire, d'après cela, que le nombre des lignes trigonométriques effectivement employées aujourd'hui par les géomètres est réellement indéfini, puisque, à chaque instant pour ainsi dire, les transformations analytiques peuvent conduire à l'augmenter par le procédé que je viens d'indiquer. Seulement, on n'a donné jusqu'ici de noms spéciaux qu'à celles de ces lignes indirectes qui se rapportent au complément de l'arc primitif, les autres ne revenant pas assez fréquemment pour nécessiter de semblables dénominations, ce qui a fait communément méconnaître la véritable étendue du système trigonométrique.
Cette multiplicité des lignes trigonométriques fait naître évidemment, dans la trigonométrie, une troisième question fondamentale, l'étude des relations qui existent entre ces diverses lignes; puisque, sans une telle connaissance, on ne pourrait point utiliser, pour les besoins analytiques, cette variété de grandeurs auxiliaires, qui n'a pourtant pas d'autre destination. Il est clair, en outre, d'après la considération indiquée tout à l'heure, que cette partie essentielle de la trigonométrie, quoique simplement préparatoire, est, par sa nature, susceptible d'une extension indéfinie quand on l'envisage dans son entière généralité, tandis que les deux autres sont nécessairement circonscrites dans un cadre rigoureusement défini.
Je n'ai pas besoin d'ajouter expressément que ces trois parties principales de la trigonométrie doivent être étudiées dans un ordre précisément inverse de celui suivant lequel nous les avons vues dériver nécessairement de la nature générale du sujet; car la troisième est visiblement indépendante des deux autres, et la seconde de celle qui s'est présentée la première, la résolution des triangles proprement dite, qui doit, pour cette raison, être traitée en dernier lieu, ce qui rendait d'autant plus importante la considération de la filiation naturelle.
Il était inutile d'envisager ici distinctement la trigonométrie sphérique, qui ne peut donner lieu à aucune considération philosophique spéciale, puisque, quelque essentielle qu'elle soit par l'importance et la multiplicité de ses usages, on ne peut plus la traiter aujourd'hui, dans son ensemble, que comme une simple application de la trigonométrie rectiligne, qui fournit immédiatement ses équations fondamentales, en substituant au triangle sphérique l'angle trièdre correspondant.
J'ai cru devoir indiquer cette exposition sommaire de la philosophie trigonométrique, qui pourrait d'ailleurs donner lieu à beaucoup d'autres considérations intéressantes, afin de rendre sensibles, par un exemple important, cet enchaînement rigoureux et cette ramification successive que présentent les questions les plus simples en apparence de la géométrie élémentaire.
Avant ainsi suffisamment considéré pour le but de cet ouvrage le caractère propre de la géométrie spéciale, réduite à sa seule destination dogmatique, de fournir à la géométrie générale une base préliminaire indispensable, nous devons désormais porter toute notre attention sur la véritable science géométrique, envisagée dans son ensemble de la manière la plus rationnelle. Il faut d'abord, à cet effet, soigneusement examiner la grande idée-mère de Descartes, sur laquelle elle est entièrement fondée, ce qui fera l'objet de la leçon suivante.
Sommaire. Conception fondamentale de la géométrie générale ou analytique.
La géométrie générale étant entièrement fondée sur la transformation des considérations géométriques en considérations analytiques équivalentes, nous devons d'abord examiner directement et d'une manière approfondie la belle conception d'après laquelle Descartes a établi uniformément la possibilité constante d'une telle corélation. Outre son extrême importance propre, comme moyen de perfectionner éminemment la science géométrique, ou plutôt de la constituer dans son ensemble sur des bases rationnelles, l'étude philosophique de cette admirable conception doit avoir à nos yeux un intérêt d'autant plus élevé, qu'elle caractérise avec une parfaite évidence la méthode générale à employer pour organiser les relations de l'abstrait au concret en mathématique, par la représentation analytique des phénomènes naturels. Il n'y a point, dans la philosophie mathématique, de pensée qui mérite davantage de fixer toute notre attention.
Afin de parvenir à exprimer par de simples relations analytiques tous les divers phénomènes géométriques que l'on peut imaginer, il faut évidemment établir d'abord un mode général pour représenter analytiquement les sujets mêmes dans lesquels ces phénomènes résident, c'est-à-dire les lignes ou les surfaces à considérer. Le sujet étant ainsi habituellement envisagé sous un point de vue purement analytique, on comprend que dès-lors il a été possible de concevoir de la même manière les accidens quelconques dont il est susceptible.
Pour organiser la représentation des formes géométriques par des équations analytiques, on doit surmonter préalablement une difficulté fondamentale, celle de réduire à des idées simplement numériques les élémens généraux des diverses notions géométriques; en un mot, de substituer, en géométrie, de pures considérations de quantité à toutes les considérations de qualité.
À cet effet, observons d'abord que toutes les idées géométriques se rapportent nécessairement à ces trois catégories universelles: la grandeur, la forme et la position des étendues à considérer. Quant à la première, il n'y a évidemment aucune difficulté; elle rentre immédiatement dans les idées de nombres. Pour la seconde, il faut remarquer qu'elle est toujours réductible par sa nature à la troisième. Car la forme d'un corps résulte évidemment de la position mutuelle des différens points dont il est composé, en sorte que l'idée de position comprend nécessairement celle de forme, et que toute circonstance de forme peut être traduite par une circonstance de position. C'est ainsi, en effet, que l'esprit humain a procédé pour parvenir à la représentation analytique des formes géométriques, la conception n'étant directement relative qu'aux positions. Toute la difficulté élémentaire se réduit donc proprement à ramener les idées quelconques de situation à des idées de grandeur. Telle est la destination immédiate de la conception préliminaire sur laquelle Descartes a établi le système général de la géométrie analytique.
Son travail philosophique a simplement consisté, sous ce rapport, dans l'entière généralisation d'un procédé élémentaire qu'on peut regarder comme naturel à l'esprit humain, puisqu'il se forme pour ainsi dire spontanément chez toutes les intelligences, même les plus vulgaires. En effet, quand il s'agit d'indiquer la situation d'un objet sans le montrer immédiatement, le moyen que nous adoptons toujours, et le seul évidemment qui puisse être employé, consiste à rapporter cet objet à d'autres qui soient connus, en assignant la grandeur des élémens géométriques quelconques, par lesquels on le conçoit lié à ceux-ci 21. Ces élémens constituent ce que Descartes, et d'après lui tous les géomètres, ont appelé les coordonnées de chaque point considéré, qui sont nécessairement au nombre de deux si l'on sait d'avance dans quel plan le point est situé, et au nombre de trois, s'il peut se trouver indifféremment dans une région quelconque de l'espace. Autant de constructions différentes on peut imaginer pour déterminer la position d'un point, soit sur un plan, soit dans l'espace, autant on conçoit de systèmes de coordonnées distincts, qui sont susceptibles, par conséquent, d'être multipliés à l'infini. Mais quelque soit le système adopté, on aura toujours ramené les idées de situation à de simples idées de grandeur, en sorte que l'on se représentera le déplacement d'un point comme produit par de pures variations numériques dans les valeurs de ses coordonnées. Pour ne considérer d'abord que le cas le moins compliqué, celui de la géométrie plane, c'est ainsi qu'on détermine le plus souvent la position d'un point sur un plan, par ses distances plus ou moins grandes à deux droites fixes supposées connues, qu'on nomme axes, et qu'on suppose ordinairement perpendiculaires entre elles. Ce système est le plus adopté, à cause de sa simplicité; mais les géomètres en emploient quelquefois encore une infinité d'autres. Ainsi, la position d'un point sur un plan peut être déterminée par ses distances à deux points fixes; ou par sa distance à un seul point fixe, et la direction de cette distance, estimée par l'angle plus ou moins grand qu'elle fait avec une droite fixe, ce qui constitue le système des coordonnées dites polaires, le plus usité après celui dont nous avons parlé d'abord; ou par les angles que forment les droites allant du point variable à deux points fixes avec la droite qui joint ces derniers; ou par les distances de ce point à une droite fixe et à un point fixe, etc. En un mot, il n'y a pas de figure géométrique quelconque d'où l'on ne puisse déduire un certain système de coordonnées, plus ou moins susceptible d'être employé.
Une observation générale qu'il importe de faire à cet égard, c'est que tout système de coordonnées revient à déterminer un point, dans la géométrie plane, par l'intersection de deux lignes, dont chacune est assujétie à certaines conditions fixes de détermination; une seule de ces conditions restant variable, et tantôt l'une, tantôt une autre, selon le système considéré. On ne saurait, en effet, concevoir d'autre moyen de construire un point que de le marquer par la rencontre de deux lignes quelconques. Ainsi, dans le système le plus fréquent, celui des coordonnées rectilignes proprement dites, le point est déterminé par l'intersection de deux droites, dont chacune reste constamment parallèle à un axe fixe, en s'en éloignant plus ou moins; dans le système polaire, c'est la rencontre d'un cercle de rayon variable et dont le centre est fixe, avec une droite mobile assujétie à tourner autour de ce centre, qui marque la position du point; en choisissant d'autres systèmes, le point pourrait être désigné par l'intersection de deux cercles, ou de deux autres lignes quelconques, etc. En un mot, assigner la valeur d'une des coordonnées d'un point dans quelque système que ce puisse être, c'est toujours nécessairement déterminer une certaine ligne sur laquelle ce point doit être situé. Les géomètres de l'antiquité avaient déjà fait cette remarque essentielle, qui servait de base à leur méthode des lieux géométriques, dont ils faisaient un si heureux usage pour diriger leurs recherches dans la résolution des problèmes de géométrie déterminés, en appréciant isolément l'influence de chacune des deux conditions par lesquelles était défini chaque point constituant l'objet, direct ou indirect, de la question proposée: c'est précisément cette méthode dont la systématisation générale a été pour Descartes le motif immédiat des travaux qui l'ont conduit à fonder la géométrie analytique.
Après avoir nettement établi cette conception préliminaire, en vertu de laquelle les idées de position, et, par suite implicitement, toutes les notions géométriques élémentaires, sont réductibles à de simples considérations numériques, il est aisé de concevoir directement, dans son entière généralité, la grande idée-mère de Descartes, relative à la représentation analytique des formes géométriques, ce qui constitue l'objet propre de cette leçon. Je continuerai à ne considérer d'abord, pour plus de facilité, que la géométrie à deux dimensions, la seule que Descartes ait traitée, devant ensuite examiner séparément sous le même point de vue ce qui est propre à la théorie des surfaces ou des courbes à double courbure.
D'après la manière d'exprimer analytiquement la position d'un point sur un plan, on peut aisément établir que, par quelque propriété qu'une ligne quelconque puisse être définie, cette définition est toujours susceptible d'être remplacée par une équation correspondante entre les deux coordonnées variables du point qui décrit cette ligne, équation qui sera dès lors la représentation analytique de la ligne proposée, dont tout phénomène devra se traduire par une certaine modification algébrique de son équation. Si l'on suppose, en effet, qu'un point se meuve sur un plan sans que son cours soit déterminé en aucune manière, on devra évidemment regarder ses deux coordonnées, dans quelque système que ce soit, comme deux variables entièrement indépendantes l'une de l'autre. Mais, si au contraire ce point est assujéti à décrire une certaine ligne quelconque, il faudra nécessairement concevoir que ses coordonnées conservent entre elles, dans toutes les positions qu'il peut prendre, une certaine relation permanente et précise, susceptible, par conséquent, d'être exprimée par une équation convenable, qui deviendra la définition analytique très-nette et très-rigoureuse de la ligne considérée, puisqu'elle exprimera une propriété algébrique exclusivement relative aux coordonnées de tous les points de cette ligne. Il est clair, en effet, que lorsqu'un point n'est soumis à aucune condition, sa situation n'est déterminée qu'autant qu'on donne à la fois ses deux coordonnées, distinctement l'une de l'autre; tandis que quand le point doit se trouver sur une ligne définie, une seule coordonnée suffit pour fixer entièrement sa position. La seconde coordonnée est donc alors une fonction déterminée de la première, ou, en d'autres termes, il doit exister entre elles une certaine équation, d'une nature correspondante à celle de la ligne sur laquelle le point est assujéti à rester. En un mot, chacune des coordonnées d'un point l'obligeant à être situé sur une certaine ligne, on conçoit réciproquement que la condition, de la part d'un point, de devoir appartenir à une ligne définie d'une manière quelconque, équivaut à assigner la valeur de l'une des deux coordonnées, qui se trouve, dans ce cas, être entièrement dépendante de l'autre. La relation analytique qui exprime cette dépendance peut être plus ou moins difficile à découvrir; mais on doit évidemment en concevoir toujours l'existence, même dans les cas où nos moyens actuels seraient insuffisans pour la faire connaître. C'est par cette simple considération que, indépendamment des vérifications particulières sur lesquelles est ordinairement établie cette conception fondamentale à l'occasion de telle ou telle définition de ligne, on peut démontrer, d'une manière entièrement générale, la nécessité de la représentation analytique des lignes par les équations.
En reprenant en sens inverse les mêmes réflexions, on mettrait aussi facilement en évidence la nécessité géométrique de la représentation de toute équation à deux variables, dans un système déterminé de coordonnées, par une certaine ligne, dont une telle relation serait, à défaut d'aucune autre propriété connue, une définition très-caractéristique, et qui aura pour destination scientifique de fixer immédiatement l'attention sur la marche générale des solutions de l'équation, qui se trouvera ainsi notée de la manière la plus sensible et la plus simple. Cette peinture des équations est un des avantages fondamentaux les plus importans de la géométrie analytique, qui a par là réagi au plus haut degré sur le perfectionnement général de l'analyse elle-même, non seulement en assignant aux recherches purement abstraites un but nettement déterminé et une carrière inépuisable, mais, sous un rapport encore plus direct, en fournissant un nouveau moyen philosophique de méditation analytique, qui ne pourrait être remplacé par aucun autre. En effet, la discussion purement algébrique d'une équation en fait sans doute connaître les solutions de la manière la plus précise, mais en les considérant seulement une à une, de telle sorte que, par cette voie, leur marche générale ne saurait être conçue qu'en résultat définitif d'une longue et pénible suite de comparaisons numériques, après laquelle l'activité intellectuelle doit ordinairement se trouver émoussée. Au contraire, le lieu géométrique de l'équation étant uniquement destiné à représenter distinctement et avec une netteté parfaite le résumé de cet ensemble de comparaisons, permet de le considérer directement en fesant complètement abstraction des détails qui l'ont fourni, et par là peut indiquer à notre esprit des vues analytiques générales, auxquelles nous serions difficilement parvenus de toute autre manière, faute d'un moyen de caractériser clairement leur objet. Il est évident, par exemple, que la simple inspection de la courbe logarithmique ou de la courbe y = sin x fait connaître d'une manière bien plus distincte le mode général de variations des logarithmes par rapport aux nombres ou des sinus par rapport aux arcs, que ne pourrait le permettre l'étude la plus attentive d'une table de logarithmes ou d'une table trigonométrique. On sait que ce procédé est devenu aujourd'hui entièrement élémentaire, et qu'on l'emploie toutes les fois qu'il s'agit de saisir nettement le caractère général de la loi qui règne dans une suite d'observations précises d'un genre quelconque.
Revenant à la représentation des lignes par les équations, qui est notre objet principal, nous voyons que cette représentation est, par sa nature, tellement fidèle, que la ligne ne saurait éprouver aucune modification, quelque légère qu'elle soit, sans déterminer dans l'équation un changement correspondant. Cette complète exactitude donne même lieu souvent à des difficultés spéciales, en ce que, dans notre système de géométrie analytique, les simples déplacemens des lignes se fesant aussi bien ressentir dans les équations que les variations réelles de grandeur ou de forme, on pourrait être exposé à confondre analytiquement les uns avec les autres, si les géomètres n'avaient pas découvert une méthode ingénieuse expressément destinée à les distinguer constamment. Cette méthode est fondée sur ce que, bien qu'il soit impossible de changer analytiquement à volonté la position d'une ligne par rapport aux axes des coordonnées, on peut changer d'une manière quelconque la situation des axes eux-mêmes, ce qui est évidemment équivalent; dès lors, à l'aide des formules générales très-simples par lesquelles on opère cette transformation d'axes, il devient aisé de reconnaître si deux équations différentes ne sont que l'expression analytique d'une même ligne diversement située, ou se rapportent à des lieux géométriques vraiment distincts, puisque, dans le premier cas, l'une d'elles doit rentrer dans l'autre en changeant convenablement les axes ou les autres constantes du système de coordonnées considéré. Du reste, il faut remarquer à ce sujet que les inconvéniens généraux de cette nature paraissent, en géométrie analytique, devoir être strictement inévitables; puisque les idées de position étant, comme nous l'avons vu, les seules idées géométriques immédiatement réductibles à des considérations numériques, et les notions de forme ne pouvant y être ramenées qu'en voyant en elles des rapports de situation, il est impossible que l'analyse ne confonde point d'abord les phénomènes de forme avec de simples phénomènes de position, les seuls que les équations expriment directement.
Pour compléter l'explication philosophique de la conception fondamentale qui sert de base à la géométrie analytique, je crois devoir indiquer ici une nouvelle considération générale, qui me semble particulièrement propre à mettre dans tout son jour cette représentation nécessaire des lignes par des équations à deux variables. Elle consiste en ce que non-seulement, ainsi que nous l'avons établi, toute ligne définie doit nécessairement donner lieu à une certaine équation entre les deux coordonnées de l'un quelconque de ses points; mais, de plus, toute définition de ligne peut être envisagée comme étant déjà elle-même une équation de cette ligne dans un système de coordonnées convenable.
Il est aisé d'établir ce principe, en faisant d'abord une distinction logique préliminaire relativement aux diverses sortes de définition. La condition rigoureusement indispensable de toute définition, c'est de distinguer l'objet défini d'avec tout autre, en assignant une propriété qui lui appartienne exclusivement. Mais ce but peut être atteint, en général, de deux manières très-différentes: ou par une définition simplement caractéristique, c'est-à-dire, indiquant une propriété qui, quoique vraiment exclusive, ne fait pas connaître la génération de l'objet; ou par une définition réellement explicative, c'est-à-dire, caractérisant l'objet par une propriété qui exprime un de ses modes de génération. Par exemple, en considérant le cercle comme la ligne qui, sous le même contour, renferme la plus grande aire, on a évidemment une définition du premier genre; tandis qu'en choisissant la propriété d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, ou toute autre semblable, on a une définition du second genre. Il est, du reste, évident, en thèse générale, que quand même un objet quelconque ne serait d'abord connu que par une définition caractéristique, on ne devrait pas moins l'envisager comme susceptible de définitions explicatives, que ferait nécessairement découvrir l'étude ultérieure de cet objet.
Cela posé, il est clair que ce n'est point aux définitions simplement caractéristiques que peut s'appliquer l'observation générale annoncée ci-dessus, qui représente toute définition de ligne comme étant nécessairement une équation de cette ligne dans un certain système de coordonnées. On ne peut l'entendre que des définitions vraiment explicatives. Mais, en ne considérant que celle-ci, le principe est aisé à constater. En effet, il est évidemment impossible de définir la génération d'une ligne, sans spécifier une certaine relation entre les deux mouvemens simples, de translation ou de rotation, dans lesquels se décomposera à chaque instant le mouvement du point qui la décrit. Or, en se formant la notion la plus générale de ce que c'est qu'un système de coordonnées, et admettant tous les systèmes possibles, il est clair qu'une telle relation ne sera autre chose que l'équation de la ligne proposée, dans un système de coordonnées d'une nature correspondante à celle du mode de génération considéré. Ainsi, par exemple, la définition vulgaire du cercle peut évidemment être envisagée comme étant immédiatement l'équation polaire de cette courbe, en prenant pour pôle le centre du cercle; de même, la définition élémentaire de l'ellipse ou de l'hyperbole, comme étant la courbe engendrée par un point qui se meut de telle manière que la somme ou la différence de ses distances à deux points fixes demeure constante, donne sur-le-champ, pour l'une ou l'autre courbe, l'équation y+x=c, en prenant pour système de coordonnées celui dans lequel on déterminerait la position d'un point par ses distances à deux points fixes, et choisissant pour ces pôles les deux foyers donnés; pareillement encore, la définition ordinaire de la cycloïde quelconque fournirait directement, pour cette courbe, l'équation y=mx, en adoptant comme coordonnées de chaque point l'arc plus ou moins grand qu'il marque sur un cercle de rayon invariable à partir du point de contact de ce cercle avec une droite fixe, et la distance rectiligne de ce point de contact à une certaine origine prise sur cette droite. On peut faire des vérifications analogues et aussi faciles relativement aux définitions habituelles des spirales, des épicycloïdes, etc. On trouvera constamment qu'il existe un certain système de coordonnées, dans lequel on obtient immédiatement une équation très-simple de la ligne proposée, en se bornant à écrire algébriquement la condition imposée par le mode de génération que l'on considère.
Outre son importance directe, comme moyen de rendre parfaitement sensible la représentation nécessaire de toute ligne par une équation, la considération précédente me paraît pouvoir offrir une véritable utilité scientifique, en caractérisant avec exactitude la principale difficulté générale qu'on rencontre dans l'établissement effectif de ces équations, et, par conséquent, en fournissant une indication intéressante relativement à la marche à suivre dans les recherches de ce genre, qui, par leur nature, ne sauraient comporter des règles complètes et invariables. En effet, si une définition quelconque de ligne, du moins parmi celles qui indiquent un mode de génération, fournit directement l'équation de cette ligne dans un certain système de coordonnées, ou pour mieux dire constitue par elle-même cette équation, il s'ensuit que la difficulté qu'on éprouve souvent à découvrir l'équation d'une courbe, d'après telle ou telle de ses propriétés caractéristiques, difficulté qui quelquefois est très-grande, ne doit provenir essentiellement que de la condition qu'on s'impose ordinairement d'exprimer analytiquement cette courbe à l'aide d'un système de coordonnées désigné, au lieu d'admettre indifféremment tous les systèmes possibles. Ces divers systèmes ne peuvent pas être regardés, en géométrie analytique, comme étant tous également convenables; pour différens motifs, dont les plus importans vont être discutés ci-dessous, les géomètres croient devoir presque toujours rapporter, autant que possible, les courbes à des coordonnées rectilignes proprement dites. Or, on conçoit, d'après ce qui précède, que souvent ces coordonnées uniques ne seront pas celles relativement auxquelles l'équation de la courbe se trouverait immédiatement établie par la définition proposée. La principale difficulté que présente la formation de l'équation d'une ligne consiste donc réellement, en général, dans une certaine transformation de coordonnées. Sans doute, cette considération n'assujétit point l'établissement de ces équations à une véritable méthode générale complète, dont le succès soit toujours assuré nécessairement, ce qui, par la nature même du sujet, est évidemment chimérique; mais une telle vue peut nous éclairer utilement à cet égard sur la marche qu'il convient d'adopter pour parvenir au but proposé. Ainsi, après avoir d'abord formé l'équation préparatoire qui dérive spontanément de la définition que l'on considère, il faudra, pour obtenir l'équation relative au système de coordonnées qui doit être admis définitivement, chercher à exprimer en fonction de ces dernières coordonnées celles qui correspondent naturellement au mode de génération dont il s'agit. C'est sur ce dernier travail qu'il est évidemment impossible de donner des préceptes invariables et précis. On peut dire seulement qu'on aura d'autant plus de ressources à cet égard, qu'on saura davantage de véritable géométrie analytique, c'est-à-dire, qu'on connaîtra l'expression algébrique d'un plus grand nombre de phénomènes géométriques différens.
Pour compléter l'exposition philosophique de la conception qui sert de base à la géométrie analytique, il me reste à indiquer les considérations relatives au choix du système de coordonnées qui est, en général, le plus convenable, ce qui fournira l'explication rationnelle de la préférence unanimement accordée au système rectiligne ordinaire, préférence qui a été plutôt jusqu'ici l'effet d'un sentiment empirique de la supériorité de ce système, que le résultat exact d'une analyse directe et approfondie.
Afin de décider nettement entre tous les divers systèmes de coordonnées, il est indispensable de distinguer avec soin les deux points de vue généraux, inverses l'un de l'autre, propres à la géométrie analytique, savoir: la relation de l'algèbre à la géométrie, fondée sur la représentation des lignes par les équations; et réciproquement la relation de la géométrie à l'algèbre fondée sur la peinture des équations par les lignes.
Il est évident que, dans toute recherche quelconque de géométrie générale, ces deux points de vue fondamentaux se trouvent nécessairement combinés sans cesse, puisqu'il s'agit toujours de passer alternativement, et à des intervalles pour ainsi dire insensible, des considérations géométriques aux considérations analytiques, et des considérations analytiques aux considérations géométriques. Mais la nécessité de les séparer ici momentanément n'en est pas moins réelle; car la réponse à la question de méthode que nous examinons est, en effet, comme nous allons le voir, fort loin de pouvoir être la même sous l'un et sous l'autre de ces deux rapports, en sorte que sans cette distinction on ne saurait s'en former aucune idée nette.
Sous le premier point de vue, rigoureusement isolé, le seul motif qui puisse faire préférer un système de coordonnées à un autre, ne peut être que la plus grande simplicité de l'équation de chaque ligne, et la facilité plus grande d'y parvenir. Or, il est aisé de voir qu'il n'existe et ne doit exister aucun système de coordonnées méritant à cet égard une préférence constante sur tous les autres. En effet, nous avons remarqué ci-dessus que, pour chaque définition géométrique proposée, on peut concevoir un système de coordonnées dans lequel l'équation de la ligne s'obtient immédiatement et se trouve nécessairement être en même temps fort simple: de plus, ce système varie inévitablement avec la nature de la propriété caractéristique que l'on considère. Ainsi, le système rectiligne ne saurait être, en ce sens, constamment le plus avantageux, quoiqu'il soit souvent très-favorable; il n'en est probablement pas un seul qui, dans certains cas particuliers, ne doive à cet égard lui être préféré, aussi bien qu'à tout autre système.
Il n'en est, au contraire, nullement de même sous le second point de vue. On peut, en effet, facilement établir, en thèse générale, que le système rectiligne ordinaire doit s'adapter nécessairement mieux que tout autre à la peinture des équations par les lieux géométriques correspondans, c'est-à-dire que cette peinture y est constamment plus simple et plus fidèle.
Considérons, pour cela, que, tout système de coordonnées consistant à déterminer un point par l'intersection de deux lignes, le système propre à fournir les lieux géométriques les plus convenables doit être celui dans lequel ces deux lignes sont les plus simples possibles, ce qui restreint d'abord le choix à ne pouvoir porter que sur des systèmes rectilignes. À la vérité, il y a évidemment une infinité de systèmes qui méritent ce nom, c'est-à-dire qui n'emploient que des lignes droites pour déterminer les points, outre le système ordinaire qui assigne pour coordonnées les distances à deux droites fixes; tel serait, par exemple, celui dans lequel les coordonnées de chaque point se trouveraient être les deux angles que font les droites qui aboutissent de ce point à deux points fixes avec la droite de jonction de ces derniers; en sorte que cette première considération n'est pas rigoureusement suffisante pour expliquer la préférence accordée unanimement au système ordinaire. Mais, en examinant d'une manière plus approfondie la nature de tout système de coordonnées, nous avons reconnu, en outre, que chacune des deux lignes dont la rencontre détermine le point considéré, doit nécessairement offrir à chaque instant, parmi ses diverses conditions quelconques de détermination, une seule condition variable, qui donne lieu à l'ordonnée correspondante, et toutes les autres fixes, qui constituent les axes du système, en prenant ce terme dans son acception mathématique la plus étendue: la variation est indispensable pour que toutes les positions puissent être considérées, et la fixité ne l'est pas moins pour qu'il existe des moyens de comparaison. Ainsi, dans tous les systèmes rectilignes, chacune des deux droites sera assujétie à une condition fixe, et l'ordonnée résultera de la condition variable. Sous ce rapport, il est évident, en thèse générale, que le système le plus favorable à la construction des lieux géométriques, sera nécessairement celui d'après lequel la condition variable de chaque droite sera la plus simple possible, sauf à compliquer pour cela, s'il le faut, la condition fixe. Or, de toutes les manières possibles de déterminer deux droites mobiles, la plus aisée à suivre géométriquement est certainement celle dans laquelle, la direction de chaque droite restant invariable, elle ne fait que se rapprocher ou s'éloigner plus ou moins d'un axe constant. Il serait, par exemple, évidemment plus difficile de se figurer nettement le déplacement d'un point produit par l'intersection de deux droites, qui tourneraient chacune autour d'un point fixe en fesant avec un certain axe un angle plus ou moins grand, comme dans le système de coordonnées précédemment indiqué. Telle est la véritable explication générale de la propriété fondamentale que présente, par sa nature, le système rectiligne ordinaire, d'être plus apte qu'aucun autre à la représentation géométrique des équations, comme étant celui dans lequel il est le plus aisé de concevoir le déplacement d'un point en résultat du changement de valeur de ses coordonnées. Pour sentir nettement toute la force de cette considération, il suffirait, par exemple, de comparer soigneusement ce système avec le système polaire, dans lequel cette image géométrique si simple et si aisée à suivre, de deux droites se mouvant chacune parallèlement à l'axe correspondant, se trouve remplacée par le tableau compliqué d'une série infinie de cercles concentriques coupés par une droite assujétie à tourner autour d'un point fixe. Il est d'ailleurs facile de concevoir à priori quelle doit être, pour la géométrie analytique, l'extrême importance d'une propriété aussi profondément élémentaire, qui, par cette raison, doit se reproduire à chaque instant et prendre une valeur progressivement croissante dans tous les travaux quelconques de cette nature 22.
Note 22: (retour) Devant me borner ici à la comparaison la plus générale, je n'ai point considéré plusieurs autres inconvéniens élémentaires de moindre importance, mais cependant fort graves, que présente le système des coordonnées polaires, comme de ne point admettre d'interprétation géométrique pour le signe du rayon recteur, et même d'assigner quelquefois un point unique pour diverses solutions distinctes, d'où il résulte que la peinture des équations y est nécessairement imparfaite. Quels que soient ces inconvéniens, comme plusieurs systèmes autres que le système rectiligne ordinaire pourraient aussi en être exempts, il ne fallait point en tenir compte pour établir la supériorité générale de ce dernier.
En précisant davantage la considération qui démontre la supériorité du système de coordonnées ordinaire sur tout autre quant à la peinture des équations, on peut même se rendre compte de l'utilité que présente sous ce rapport l'usage habituel de prendre autant que possible les deux axes perpendiculaires entre eux plutôt qu'avec aucune autre inclinaison. Sous le rapport de la représentation des lignes par les équations, cette circonstance secondaire n'est pas plus universellement convenable que nous n'avons vu l'être la nature même du système; puisque, suivant les occasions, toute autre inclinaison des axes peut mériter à cet égard la préférence. Mais, sous le point de vue inverse, il est aisé de voir que des axes rectangulaires permettent constamment de peindre les équations d'une manière plus simple et même plus fidèle. Car, avec des axes obliques, l'espace se trouvant partagé par eux en régions dont l'identité n'est plus parfaite, il en résulte que, si le lieu géométrique de l'équation s'étend à la fois dans toutes ces régions, il y présentera, à raison de la seule inégalité des angles, des différences de figure qui, ne correspondant à aucune diversité analytique, altéreront nécessairement l'exactitude rigoureuse du tableau, en se mêlant aux résultats propres des comparaisons algébriques. Par exemple, une équation comme xm + ym = c, qui, par sa symétrie parfaite, devrait donner évidemment une courbe composée de quatre quarts identiques, sera représentée, au contraire, en prenant des axes non-rectangulaires, par un lieu géométrique dont les quatre parties seront inégales. On voit que le seul moyen d'éviter toute disconvenance de ce genre est de supposer droit l'angle des deux axes.
La discussion précédente établit clairement que, si, sous l'un des deux points de vue fondamentaux continuellement combinés en géométrie analytique, le système des coordonnées rectilignes proprement dit n'a aucune supériorité constante sur tout autre; comme il n'est pas non plus à cet égard constamment inférieur, sa plus grande aptitude nécessaire et absolue à la peinture des équations doit lui faire généralement accorder la préférence, quoiqu'il puisse évidemment arriver, dans quelques cas particuliers, que le besoin de simplifier les équations et de les obtenir plus aisément détermine les géomètres à adopter un système moins parfait. C'est, en effet, d'après le système rectiligne, que sont ordinairement construites les théories les plus essentielles de géométrie générale, destinées à exprimer analytiquement les phénomènes géométriques les plus importans. Quand on juge nécessaire d'en choisir un autre, c'est presque toujours le système polaire auquel on s'arrête, ce système étant d'une nature assez opposée à celle du système rectiligne pour que les équations trop compliquées relativement à celui-ci deviennent, en général, suffisamment simples par rapport à l'autre. Les coordonnées polaires ont d'ailleurs souvent l'avantage de comporter une signification concrète plus directe et plus naturelle, comme il arrive en mécanique pour les questions géométriques auxquelles donne lieu la théorie des mouvemens de rotation, et dans presque tous les cas de géométrie céleste.
Afin de simplifier l'exposition, nous n'avons jusqu'ici considéré la conception fondamentale de la géométrie analytique que relativement aux seules courbes planes, dont l'étude générale avait été l'objet unique de la grande rénovation philosophique opérée par Descartes. Il s'agit maintenant, pour compléter cette importante explication, de montrer sommairement de quelle manière cette pensée élémentaire a été étendue, environ un siècle après, par notre illustre Clairaut, à l'étude générale des surfaces et des courbes à double courbure. Les considérations indiquées ci-dessus me permettront de me borner à ce sujet à l'examen rapide de ce qui est strictement propre à ce nouveau cas.
L'entière détermination analytique d'un point dans l'espace exige évidemment qu'on assigne les valeurs de trois coordonnées; par exemple, d'après le système le plus fréquemment adopté et qui correspond au système rectiligne de la géométrie plane, des distances de ce point à trois plans fixes, ordinairement perpendiculaires entre eux, ce qui présente le point comme l'intersection de trois plans dont la direction est invariable. On pourrait également employer les distances du point mobile à trois points fixes, ce qui le déterminerait par la rencontre de trois sphères à centre constant. De même, la position d'un point serait définie en donnant sa distance plus ou moins grande à un point fixe, et la direction de cette distance, au moyen des deux angles que fait cette droite avec deux axes invariables; c'est le système polaire propre à la géométrie à trois dimensions; le point est alors construit par l'intersection d'une sphère à centre constant avec deux cônes droits à base circulaire dont les axes et le sommet commun ne changent pas. En un mot, il y a évidemment, dans ce cas, au moins la même variété infinie entre les divers systèmes possibles de coordonnées que nous avons déjà observée pour la géométrie à deux dimensions. En général, il faut concevoir un point comme toujours déterminé par l'intersection de trois surfaces quelconques, ainsi qu'il l'était auparavant par celle de deux lignes; chacune de ces trois surfaces a pareillement toutes ses conditions de détermination constantes, excepté une, qui donne lieu à la coordonnée correspondante, dont l'influence géométrique propre est ainsi d'astreindre le point à être situé sur cette surface.
Cela posé, il est clair que si les trois coordonnées d'un point sont entièrement indépendantes entre elles, ce point pourra prendre successivement dans l'espace toutes les positions possibles. Mais, si le point est assujéti à rester sur une certaine surface, définie d'une manière quelconque, alors deux coordonnées suffisent évidemment pour déterminer à chaque instant sa situation, puisque la surface proposée tiendra lieu de la condition imposée par la troisième coordonnée. On doit donc concevoir nécessairement dans ce cas, sous le point de vue analytique, cette dernière coordonnée comme une fonction déterminée des deux autres, celles-ci demeurant entre elles complétement indépendantes. Ainsi, il y aura entre les trois coordonnées variables une certaine équation permanente, et qui sera unique afin de correspondre au degré précis d'indétermination de la position du point. Cette équation, plus ou moins facile à découvrir, mais toujours possible, sera la définition analytique de la surface proposée, puisqu'elle devra se vérifier pour tous les points de cette surface, et seulement pour eux. Si la surface vient à éprouver un changement quelconque, même un simple déplacement, l'équation devra subir une modification correspondante plus ou moins profonde. En un mot, tous les phénomènes géométriques quelconques relatifs aux surfaces seront susceptibles d'être traduits par certaines conditions analytiques équivalentes propres aux équations à trois variables, et c'est dans l'établissement et l'interprétation de cette harmonie générale et nécessaire que consistera essentiellement la science de la géométrie analytique à trois dimensions.
Considérant ensuite cette conception fondamentale sous le point de vue inverse, on voit de la même manière que toute équation à trois variables peut être, en général, représentée géométriquement par une surface déterminée, primitivement définie d'après la propriété très-caractéristique, que les coordonnées de tous ses points conservent toujours entre elles la relation énoncée dans cette équation. Ce lieu géométrique changera évidemment, pour la même équation, suivant le système de coordonnées qui servira à la construction de ce tableau. En adoptant, par exemple, le système rectiligne, il est clair que dans l'équation entre les trois variables x, y, z, chaque valeur particulière attribuée à z, donnera une équation entre x et y, dont le lieu géométrique sera une certaine ligne située dans un plan parallèle au plan des x, y, et à une distance de ce dernier égale à la valeur de z, de telle sorte que le lieu géométrique total se présentera comme composé d'une suite infinie de lignes superposées dans une série de plans parallèles, sauf les interruptions qui pourront exister, et formera, par conséquent, une véritable surface. Il en serait de même en considérant tout autre système de coordonnées, quoique la construction géométrique de l'équation devînt plus difficile à suivre.
Telle est la conception élémentaire, complément de l'idée-mère de Descartes, sur laquelle est fondée la géométrie générale relativement aux surfaces. Il serait inutile de reprendre directement ici les autres considérations indiquées ci-dessus par rapport aux lignes, et que chacun peut aisément étendre aux surfaces, soit pour montrer que toute définition d'une surface par un mode quelconque de génération est réellement une équation directe de cette surface dans un certain système de coordonnées, soit pour déterminer entre tous les divers systèmes de coordonnées possibles quel est généralement le plus convenable. J'ajouterai seulement, sous ce dernier rapport, que la supériorité nécessaire du système rectiligne ordinaire, quant à la peinture des équations, est évidemment encore plus prononcée dans la géométrie analytique à trois dimensions que dans celle à deux, à cause de la complication géométrique incomparablement plus grande qui résulterait alors du choix de tout autre système, ainsi qu'on peut le vérifier de la manière la plus sensible en considérant, par opposition, le système polaire en particulier, qui est, pour les surfaces comme pour les courbes, et en vertu des mêmes motifs, le plus usité après le système rectiligne proprement dit.
Afin de compléter l'exposition générale de la conception fondamentale relative à l'étude analytique des surfaces, nous aurons encore à examiner philosophiquement, dans la quatorzième leçon, un dernier perfectionnement de la plus haute importance, que Monge a récemment introduit dans les élémens mêmes de cette théorie, pour la classification des surfaces en familles naturelles, établies d'après le mode de génération, et exprimées algébriquement par des équations différentielles communes, ou par des équations finies contenant des fonctions arbitraires.
Considérons maintenant le dernier point de vue élémentaire de la géométrie analytique à trois dimensions, celui qui se rapporte à la représentation algébrique des courbes, envisagées dans l'espace de la manière la plus générale. En continuant à suivre le principe constamment employé ci-dessus, celui du degré d'indétermination du lieu géométrique, correspondant au degré d'indépendance des variables, il est évident, en thèse générale, que, lorsque un point doit être situé sur une certaine courbe quelconque, une seule coordonnée suffit pour achever de déterminer entièrement sa position, par l'intersection de cette courbe avec la surface qui résulte de cette coordonnée. Ainsi, dans ce cas, les deux autres coordonnées du point doivent être conçues comme des fonctions nécessairement déterminées et distinctes de la première. Par conséquent, toute ligne, considérée dans l'espace, est donc représentée analytiquement, non plus par une seule équation, mais par le système de deux équations entre les trois coordonnées de l'un quelconque de ses points. Il est clair, en effet, d'un autre côté, que chacune de ces équations, envisagée séparément, exprimant une certaine surface, leur ensemble présente la ligne proposée comme l'intersection de deux surfaces déterminées. Telle est la manière la plus générale de concevoir la représentation algébrique d'une ligne dans la géométrie analytique à trois dimensions. Cette conception est ordinairement envisagée d'une manière trop étroite, lorsqu'on se borne à considérer une ligne comme déterminée par le système de ses deux projections sur deux des plans coordonnés, système caractérisé analytiquement par cette particularité que chacune des deux équations de la ligne ne contient alors que deux des trois coordonnées, au lieu de renfermer simultanément les trois variables. Cette considération, qui consiste à regarder la ligne comme l'intersection de deux surfaces cylindriques parallèles à deux des trois axes des coordonnées, outre l'inconvénient d'être bornée au système rectiligne ordinaire, a le défaut, lorsqu'on croit devoir s'y réduire strictement, d'introduire des difficultés inutiles dans la représentation analytique des lignes, puisque la combinaison de ces deux cylindres ne saurait être évidemment toujours la plus convenable pour former les équations d'une ligne. Ainsi, envisageant cette notion fondamentale dans son entière généralité, il faudra, dans chaque cas, parmi l'infinité de couples de surfaces dont l'intersection pourrait produire la courbe proposée, choisir celui qui se prêtera le mieux à l'établissement des équations, comme se composant des surfaces les plus connues. Par exemple, s'agit-il d'exprimer analytiquement un cercle dans l'espace, il sera évidemment préférable de le considérer comme l'intersection d'une sphère et d'un plan, plutôt que suivant toute autre combinaison de surfaces qui pourrait également le produire.
À la vérité, cette manière de concevoir la représentation des lignes par des équations dans la géométrie analytique à trois dimensions, engendre, par sa nature, un inconvénient nécessaire, celui d'une certaine confusion analytique, consistant en ce que la même ligne peut se trouver ainsi exprimée, avec un même système de coordonnées, par une infinité de couples d'équations différens, vu l'infinité de couples de surfaces qui peuvent la former, ce qui peut présenter quelques difficultés pour reconnaître cette ligne à travers tous les déguisemens algébriques dont elle est susceptible. Mais il existe un procédé général fort simple pour faire disparaître cet inconvénient, se priver des facilités qui résultent de cette variété de constructions géométriques. Il suffit, en effet, quel que soit le système analytique établi primitivement pour une certaine ligne, de pouvoir en déduire le système correspondant à un couple unique de surfaces uniformément engendrées, par exemple, à celui des deux surfaces cylindriques qui projettent la ligne proposée sur deux des plans coordonnés, surfaces qui évidemment seront toujours identiques de quelque manière que la ligne ait été obtenue, et ne varieront que lorsque cette ligne elle-même changera. Or, en choisissant ce système fixe, qui est effectivement le plus simple, on pourra généralement déduire des équations primitives celles qui leur correspondent dans cette construction spéciale, en les transformant, par deux éliminations successives, en deux équations ne contenant chacune que deux des coordonnées variables, et qui conviendront par cela seul aux deux surfaces de projection. Telle est réellement la principale destination de cette sorte de combinaison géométrique, qui nous offre ainsi un moyen invariable et certain de reconnaître l'identité des lignes malgré la diversité quelquefois très-grande de leurs équations.
Après avoir considéré dans son ensemble la conception fondamentale de la géométrie analytique sous les principaux aspects élémentaires qu'elle peut présenter, il convient, pour compléter, sous le rapport philosophique, une telle esquisse, de signaler ici les imperfections générales que présente encore cette conception, soit relativement à la géométrie, soit relativement à l'analyse.
Relativement à la géométrie, il faut remarquer que les équations ne sont propres jusqu'ici qu'à représenter des lieux géométriques entiers, et nullement des portions déterminées de ces lieux géométriques. Il serait cependant nécessaire, dans plusieurs circonstances, de pouvoir exprimer analytiquement une partie de ligne ou de surface, et même une ligne ou surface discontinue composée d'une suite de sections appartenant à des figures géométriques distinctes, par exemple le contour d'un polygone ou la surface d'un polyèdre. La thermologie surtout donne lieu fréquemment à de semblables considérations, auxquelles notre géométrie analytique actuelle se trouve nécessairement inapplicable. Néanmoins il importe d'observer que, dans ces derniers temps, les travaux de M. Fourier sur les fonctions discontinues ont commencé à remplir cette grande lacune, et ont par là directement introduit un nouveau perfectionnement essentiel dans la conception fondamentale de Descartes. Mais cette manière de représenter des formes hétérogènes ou partielles, étant fondée sur l'emploi de séries trigonométriques procédant selon les sinus d'une suite infinie d'arcs multiples, ou sur l'usage de certaines intégrales définies équivalentes à ces séries et dont l'intégrale générale est ignorée, présente encore trop de complication pour pouvoir être immédiatement introduite dans le système propre de la géométrie analytique.
Relativement à l'analyse, il faut commencer par reconnaître que l'impossibilité où nous sommes de concevoir géométriquement pour des équations contenant quatre, cinq variables ou un plus grand nombre, une représentation analogue à celles que comportent toutes les équations à deux ou à trois variables, ne doit pas être envisagée comme une imperfection de notre système de géométrie analytique, car elle tient évidemment à la nature même du sujet. L'analyse étant nécessairement plus générale que la géométrie, puisqu'elle est relative à tous les phénomènes possibles, il serait peu philosophique de vouloir constamment trouver parmi les seuls phénomènes géométriques une représentation concrète de toutes les lois que l'analyse peut exprimer. Mais il existe une autre imperfection de moindre importance qu'on doit réellement envisager comme provenant de la manière même dont nous concevons la géométrie analytique. Elle consiste en ce que notre représentation actuelle des équations à deux ou à trois variables par des lignes ou des surfaces est évidemment toujours plus ou moins incomplète, puisque, dans la construction du lieu géométrique, nous n'avons égard qu'aux solutions réelles des équations, sans tenir aucun compte des solutions imaginaires. La marche générale de ces dernières serait cependant, par sa nature, tout aussi susceptible que celle des autres d'une peinture géométrique. Il résulte de cette omission que le tableau graphique de l'équation est constamment imparfait, et quelquefois même au point qu'il n'y a plus de représentation géométrique, lorsque l'équation n'admet que des solutions imaginaires. Cependant, même dans ce dernier cas, il y aurait évidemment lieu de distinguer sous le rapport géométrique des équations aussi différentes en elles-mêmes que celles-ci, par exemple,
x2+y2+1=0, x6+y4+1=0, y2+ex=0.
On sait de plus que cette imperfection principale entraîne souvent, dans la géométrie analytique à deux ou à trois dimensions, une foule d'inconvéniens secondaires, tenant à ce que plusieurs modifications analytiques se trouvent ne correspondre à aucun phénomène géométrique.
Un de nos plus grands géomètres actuels, M. Poinsot, a présenté une considération très-ingénieuse et fort simple, à laquelle on n'a pas fait communément assez d'attention, et qui permet, lorsque les équations sont peu compliquées, de concevoir la représentation graphique des solutions imaginaires, en se bornant à peindre leurs rapports quand ils sont réels 23. Mais cette considération, qu'il serait aisé de généraliser abstraitement, est jusqu'ici trop peu susceptible d'être effectivement employée, à cause de l'état extrême d'imperfection où se trouve encore la résolution algébrique des équations, et d'où il résulte ou que la forme des racines imaginaires est le plus souvent ignorée, ou qu'elle présente une trop grande complication; en sorte que de nouveaux travaux sont indispensables à cet égard, avant qu'on puisse regarder comme comblée cette lacune essentielle de notre géométrie analytique.
Note 23: (retour) M. Poinsot a montré, par exemple, dans son excellent mémoire sur l'analyse des sections angulaires, que l'équation x2+y2+a2=0, ordinairement écartée comme n'ayant pas de lieu géométrique, peut être représentée, de la manière la plus simple et la plus nette, par une hyperbole équilatère, qui remplit à son égard le même office que le cercle pour l'équation x2+y2-a2=0.
L'exposition philosophique essayée dans cette leçon de la conception fondamentale de la géométrie analytique, nous montre clairement que cette science consiste essentiellement à déterminer quelle est, en général, l'expression analytique de tel ou tel phénomène géométrique propre aux lignes ou aux surfaces, et réciproquement à découvrir l'interprétation géométrique de telle ou telle considération analytique. Nous avons maintenant à examiner, en nous bornant aux questions générales les plus importantes, comment les géomètres sont parvenus à établir effectivement cette belle harmonie, et à imprimer ainsi à la science géométrique, envisagée dans son ensemble total, le caractère parfait de rationalité et de simplicité qu'elle présente aujourd'hui si éminemment. Tel sera l'objet essentiel des deux leçons suivantes, l'une, consacrée à l'étude générale des lignes, et l'autre, à l'étude générale des surfaces.
Sommaire. De la géométrie générale à deux dimensions.
D'après la marche habituellement adoptée jusqu'à ce jour pour l'exposition de la science géométrique, la destination vraiment essentielle de la géométrie analytique n'est encore sentie que d'une manière fort imparfaite, qui ne correspond nullement à l'opinion que s'en forment les véritables géomètres, depuis que l'extension des conceptions analytiques à la mécanique rationnelle a permis de s'élever à quelques idées générales sur la philosophie mathématique. La révolution fondamentale opérée par la grande pensée de Descartes n'est point encore dignement appréciée dans notre éducation mathématique, même la plus haute. À la manière dont elle est ordinairement présentée et surtout employée, cette admirable méthode ne semblerait d'abord avoir d'autre but réel que de simplifier l'étude des sections coniques, ou de quelques autres courbes, considérées toujours une à une suivant l'esprit de la géométrie ancienne, ce qui serait sans doute de fort peu d'importance. On n'a point encore convenablement senti que le véritable caractère distinctif de notre géométrie moderne, ce qui constitue son incontestable supériorité, consiste à étudier, d'une manière entièrement générale, les diverses questions relatives à des lignes ou à des surfaces quelconques, en transformant les considérations et les recherches géométriques en considérations et en recherches analytiques. Il est remarquable que dans les établissemens, même les plus justement célèbres, consacrés à la haute instruction mathématique, on n'ait point institué de cours vraiment dogmatique de géométrie générale, conçu d'une manière à la fois distincte et complète 24. Cependant une telle étude est la plus propre à manifester clairement le vrai caractère philosophique de la science mathématique, en démontrant avec une netteté parfaite l'organisation générale de la relation de l'abstrait au concret dans la théorie mathématique d'un ordre quelconque de phénomènes naturels.
Note 24: (retour) La profonde médiocrité qu'on observe généralement à cet égard, surtout dans l'enseignement de la partie élémentaire des mathématiques, quoique deux siècles se soient écoulés déjà depuis la publication de la géométrie de Descartes, montre combien notre éducation mathématique ordinaire est encore loin de correspondre au véritable état de la science; ce qui tient sans doute, en grande partie, on ne doit pas se le dissimuler, à l'extrême infériorité de la plupart des personnes auxquelles on confie un enseignement aussi important, sur la haute direction duquel les véritables chefs de la science ne sont d'ailleurs admis à exercer aucune influence régulière et permanente.
Ces considérations indiquent assez quelle peut être, outre son extrême importance philosophique, l'utilité spéciale et directe de l'exposition à laquelle nous conduit maintenant le plan de cet ouvrage. Il s'agit donc, en partant de la conception fondamentale expliquée dans la leçon précédente, relativement à la représentation analytique des formes géométriques, d'examiner comment les géomètres sont parvenus à réduire toutes les questions de géométrie générale à de pures questions d'analyse, en déterminant les lois analytiques de tous les phénomènes géométriques, c'est-à-dire les modifications algébriques qui leur correspondent dans les équations des lignes et des surfaces. Je ne m'occuperai d'abord que des courbes, et même des courbes planes, réservant pour la leçon suivante l'étude générale des surfaces et des courbes à double courbure. L'esprit de cet ouvrage prescrit d'ailleurs de se borner à l'examen philosophique des questions générales les plus importantes, et surtout d'écarter toute application à des formes particulières. Le but essentiel que nous devons avoir en vue ici, est seulement de constater avec précision comment la conception fondamentale de Descartes a établi le système général de la science géométrique sur des bases rationnelles et définitives. Toute autre étude rentrerait dans un traité spécial de géométrie; mais, quant à celle-ci, elle est indispensable pour l'objet que nous nous proposons. On peut sans doute concevoir à priori, comme je l'ai indiqué dans la leçon précédente, que, une fois le sujet des recherches géométriques représenté analytiquement, tous les accidens ou phénomènes quelconques dont il est susceptible doivent comporter nécessairement une interprétation semblable. Mais il est clair qu'une telle considération ne dispense nullement, même sous le simple rapport philosophique, d'étudier l'organisation effective de cette harmonie générale entre la géométrie et l'analyse, dont on ne se formerait sans cela qu'une idée vague et confuse, entièrement insuffisante.
La première et la plus simple question qu'on puisse se proposer relativement à une courbe quelconque, c'est de connaître, d'après son équation 25, le nombre de points nécessaire à sa détermination. Outre l'importance propre d'une telle notion, qui n'est pas établie jusqu'ici d'une manière assez rationnelle, je crois devoir exposer avec quelque développement la solution générale de ce problème élémentaire, parce qu'elle me semble éminemment apte, sous le rapport de la méthode, vu l'extrême simplicité des considérations analytiques correspondantes, à faire saisir le véritable esprit de la géométrie analytique, c'est-à-dire la corrélation nécessaire et continue entre le point de vue concret et le point de vue abstrait.
Pour résoudre complétement cette question, il faut distinguer deux cas, suivant que la courbe proposée est définie analytiquement par son équation la plus générale, c'est-à-dire convenant à toutes les positions de la courbe relativement aux axes, ou par une équation particulière et plus simple, qui n'a lieu que dans une certaine situation de la courbe à l'égard des axes.
Dans le premier cas, il est évident que la condition, de la part de la courbe, de devoir passer par un point donné, équivaut analytiquement à ce que les constantes arbitraires que renferme son équation générale conservent entre elles la relation marquée par la substitution des coordonnées particulières de ce point dans cette équation. Chaque point donné imposant ainsi à ces constantes une certaine condition algébrique, pour que la courbe soit entièrement déterminée il faudra donc assigner un nombre de points égal au nombre des constantes arbitraires contenues dans son équation. Telle est la règle générale. Il convient cependant d'observer qu'elle pourrait induire en erreur, et indiquer un nombre de points trop considérable, si, dans l'équation proposée, le nombre des termes distincts renfermant les constantes arbitraires était moindre que celui de ces constantes, auquel cas il faudrait évidemment juger du nombre de points nécessaire à l'entière détermination de la courbe, seulement par celui de ces termes, ce qui signifierait géométriquement que les constantes considérées pourraient alors éprouver certains changemens sans qu'il en résultât aucun pour la courbe. Tel serait, par exemple, le cas du cercle, si on le définissait comme la courbe décrite par le sommet d'un angle de grandeur invariable qui se meut de manière à ce que chacun de ses côtés passe toujours par un certain point fixe. Il faut donc, pour plus de généralité, compter séparément le nombre des constantes entrant dans l'équation de la courbe proposée et le nombre des termes qui les contiennent, et déterminer combien de points exige l'entière spécification de la courbe par le plus petit de ces deux nombres, à moins qu'ils ne soient égaux.
Quand une courbe n'est primitivement définie que par une équation du genre de celles que nous avons nommées plus haut particulières, on peut, à l'aide d'une transformation invariable et fort simple, faire rentrer ce cas dans le précédent, en généralisant convenablement l'équation proposée. Il suffit, pour cela, de rapporter la courbe, d'après les formules connues, à un nouveau système d'axes, dont la situation par rapport aux premiers soit regardée comme indéterminée. Si cette transformation ne change pas essentiellement la composition analytique de l'équation primitive, ce sera la preuve que celle-ci était déjà suffisamment générale; dans le cas contraire, elle le sera devenue, et dès lors la question se résoudra facilement par l'application de la règle précédemment établie. On peut même observer, pour simplifier encore davantage cette solution, que cette généralisation de l'équation introduira toujours, quelle que soit l'équation primitive, trois nouvelles constantes arbitraires, savoir les deux coordonnées de la nouvelle origine et l'inclinaison des nouveaux axes sur les anciens; en sorte que, sans effectuer le calcul, on pourra connaître le nombre des constantes arbitraires qui entreraient dans l'équation la plus générale, et par suite en déduire directement le nombre de points nécessaire à la détermination de la courbe proposée, toutes les fois du moins qu'on pourra être certain d'avance, ce qui a lieu très-fréquemment, que le nombre des termes qui contiendraient ces constantes ne serait pas moindre que celui des constantes elles-mêmes.
Afin de montrer à quel degré de facilité peut parvenir la solution générale de cette question, il importe de remarquer que, l'opération analytique prescrite pour la résoudre se réduisant à une simple énumération, cette énumération peut être faite avant même que l'équation de la courbe soit obtenue, et d'après sa seule définition géométrique. Il suffit, en effet, d'analyser cette définition sous ce point de vue, en estimant combien de points donnés, ou de droites données soit en longueur, soit en direction, ou de cercles donnés, etc., elle exige pour l'entière détermination de la courbe proposée. Cela posé, on saura aussi d'avance combien il devra entrer de constantes arbitraires dans l'équation la plus générale de cette courbe, en considérant que chaque point fixe donné par la définition en introduira deux, chaque droite donnée également deux, chaque longueur donnée une, chaque cercle entièrement donné trois, etc. On pourra donc juger immédiatement par là du nombre de points qu'exige la détermination de la courbe, avec autant d'exactitude que si l'on avait sous les yeux son équation générale; à cela près néanmoins de la restriction indiquée ci-dessus pour le cas où le nombre des termes renfermant les constantes arbitraires serait inférieur à celui des constantes; restriction qu'on pourra souvent reconnaître comme inapplicable, si l'analyse de la définition proposée a montré clairement que les données qu'elle prescrit ne pourraient nullement varier, soit isolément, soit ensemble, sans qu'il en résultât pour la courbe un changement quelconque. Mais, lorsque cette restriction devra être réellement appliquée, cette considération ne fournira d'abord qu'une limite supérieure du nombre cherché, qui ne pourra être alors entièrement connu qu'en consultant effectivement l'équation générale.
J'ai supposé jusqu'ici que les points par lesquels on veut déterminer le cours d'une ligne fussent absolument quelconques; mais, pour compléter la méthode, il faut examiner le cas où l'on introduirait parmi eux des points singuliers, c'est-à-dire distincts de tous les autres par une propriété caractéristique quelconque, comme ce que l'on nomme les foyers dans les sections coniques, les sommets, les centres, les points d'inflexion ou de rebroussement, etc. Ces points ayant tous pour caractère d'être uniques, ou du moins déterminés, dans une même courbe, leurs deux coordonnées sont donc chacune une fonction déterminée, connue ou inconnue, des constantes qui spécifient exactement la courbe proposée. Ainsi, donner un seul de ces points, c'est imposer à ces constantes arbitraires deux conditions algébriques, ce qui, par conséquent, équivaut analytiquement à donner deux points ordinaires. La règle générale et fort simple se réduit donc, à cet égard, à compter toujours pour deux chaque point singulier, par quelque propriété qu'il puisse être défini: à cela près, on rentrera dans la loi établie ci-dessus.
Toute application spéciale de la théorie générale que je viens d'indiquer serait ici déplacée. Je crois cependant utile de remarquer, au sujet de cette application, que le nombre de points nécessaires à l'entière détermination de chaque courbe, quoique constituant une circonstance fort importante, n'est point aussi intimement lié qu'on le croirait d'abord, soit à la nature analytique de l'équation, soit à la forme géométrique de la ligne. Ainsi, par exemple, on trouve, d'après la méthode précédente, que la parabole ordinaire, et même les paraboles de tous les degrés, la logarithmique, la cycloïde, la spirale d'Archimède, etc., exigent également quatre points pour leur détermination, quoiqu'on n'ait pu découvrir jusqu'ici aucune autre propriété commune entre des courbes aussi différentes sous le rapport analytique que sous le rapport géométrique. Il est néanmoins vraisemblable que cette analogie ne doit pas être entièrement isolée.
Je choisirai, comme second exemple intéressant, parmi les questions élémentaires relatives à l'étude générale des lignes, la détermination des centres dans une courbe plane quelconque. Le caractère géométrique du centre d'une figure étant, en général, d'être le milieu de toutes les cordes qui y passent, il en résulte évidemment que, si l'on y place l'origine du système des coordonnées rectilignes, les points de la figure auront, deux à deux, par rapport à une telle origine, des coordonnées égales et de signe contraire. On peut donc reconnaître immédiatement, d'après l'équation d'une courbe quelconque, si elle a pour centre l'origine actuelle des coordonnées, puisqu'il suffit d'examiner si cette équation n'est point altérée, en y changeant à la fois les signes des deux coordonnées variables, ce qui exige, dans le cas où il n'y entre que des fonctions algébriques, rationnelles et entières, que les termes soient tous de degré pair ou tous de degré impair, suivant le degré de l'équation. Cela posé, quand un tel changement trouble l'équation, il faut déplacer l'origine d'une manière indéterminée, et chercher à disposer des deux constantes arbitraires que cette transformation introduit dans l'équation pour les coordonnées de la nouvelle origine, de façon à ce que l'équation puisse jouir, relativement aux nouveaux axes, de la propriété précédente. Si, par des valeurs réelles convenables des coordonnées de la nouvelle origine, on peut faire disparaître tous les termes qui empêchaient l'équation de présenter ce caractère analytique, la courbe aura un centre dont ces valeurs feront connaître la position: dans le cas contraire, il sera constaté que la courbe n'a point de centre.
Parmi les questions de géométrie générale à deux dimensions dont la solution complète ne dépend que de l'analyse ordinaire, je crois devoir encore indiquer ici celle qui se rapporte à la détermination des conditions de la similitude entre des courbes quelconques d'un même genre, c'est-à-dire susceptibles d'une même définition ou équation, qui ne les distingue les unes des autres que par les diverses valeurs de certaines constantes arbitraires relatives à la grandeur de chacune d'elles. Cette question, importante en elle-même, a d'autant plus d'intérêt sous le rapport de la méthode, que le phénomène géométrique qu'il s'agit alors de caractériser analytiquement, est évidemment purement relatif à la forme, et nullement un phénomène de situation, ce qui, comme nous l'avons remarqué dans la leçon précédente, donne toujours lieu à des difficultés spéciales par rapport à notre système de géométrie analytique, où les idées de position sont seules directement considérées.
L'emploi de l'analyse différentielle fournirait immédiatement la solution de ce problème général, en étendant aux courbes, comme il convient, la définition élémentaire de la similitude pour les figures rectilignes. Il suffirait, en effet, 1º de calculer, d'après l'équation de chacune des deux courbes, l'angle de contingence en un point quelconque, et d'exprimer que cet angle a la même valeur dans les deux courbes pour des points correspondans; 2º d'après l'expression différentielle générale de la longueur d'un élément infiniment petit de chaque courbe, d'exprimer que les élémens homologues des deux courbes sont entre eux dans un rapport constant. Les conditions analytiques de la similitude se trouveraient ainsi dépendre des deux premières fonctions dérivées de l'ordonnée rapportée à l'abcisse. Mais le problème peut être résolu d'une manière beaucoup plus simple, et néanmoins tout aussi générale, quoique moins directe, par le simple usage de l'analyse ordinaire.
Pour cela, il faut d'abord remarquer une propriété élémentaire que peuvent toujours présenter deux figures semblables de forme quelconque, quand elles sont placées dans une situation parallèle, c'est-à-dire, de telle façon que tous les élémens de chacune soient respectivement parallèles aux élémens homologues de l'autre, ce que la similitude permet évidemment de faire constamment. Dans cette situation, il est aisé de voir que, si on joint deux à deux par des droites les points homologues des deux figures, toutes ces lignes de jonction concourront nécessairement en un point unique, à partir duquel leurs longueurs, comptées jusqu'à l'une et à l'autre des deux figures semblables, auront entre elles un rapport constant, égal à celui des deux figures. Il résulte immédiatement de cette propriété, considérée sous le point de vue analytique, que, si l'origine des coordonnées rectilignes est supposée placée au point particulier dont nous venons de parler, les points homologues des deux courbes semblables auront des coordonnées constamment proportionnelles, en sorte que l'équation de la première courbe devra rentrer dans celle de la seconde, en y changeant x en mx, et y en my, m étant une constante arbitraire égale au rapport linéaire des deux figures. Avec des coordonnées polaires z et φ, dont le pôle serait placé au même point, les deux équations deviendraient identiques en changeant seulement z en mz dans l'une d'elles, sans changer φ. La vérification d'un tel caractère algébrique suffira donc évidemment pour constater la similitude. Mais, de sa non-vérification, il est clair qu'on ne devra point conclure immédiatement la dissimilitude des deux courbes comparées, puisque l'origine ou le pôle pourraient n'être pas placés au point unique pour lequel cette relation a lieu, ou même que les deux courbes pourraient n'être pas posées actuellement dans la situation parallèle. Il est néanmoins facile de généraliser et de compléter la méthode sous l'un et l'autre de ces deux rapports, quoiqu'il semble d'abord impossible analytiquement de modifier la situation relative de deux courbes. Il suffira pour cela de changer, à l'aide des formules connues, à la fois l'origine et la direction des axes si les coordonnées sont rectilignes, ou le pôle et la direction de l'axe si elles sont polaires, mais en effectuant cette transformation seulement dans l'une des deux équations. On cherchera alors à disposer des trois constantes arbitraires introduites par là, pour que cette équation ainsi modifiée présente, relativement à l'autre, la propriété analytique indiquée. Si cette relation peut avoir lieu d'après certaines valeurs réelles des constantes arbitraires, les deux courbes seront semblables; sinon, leur dissimilitude sera constatée.
Quoiqu'il ne convienne point de considérer ici aucune application spéciale de la théorie précédente, je crois cependant utile d'indiquer à ce sujet une remarque générale. Elle consiste en ce que, toutes les fois que l'équation d'une courbe, simplifiée le plus possible par la disposition des axes, ne renfermera qu'une seule constante arbitraire, toutes les courbes de ce genre seront nécessairement semblables entre elles. On peut augmenter l'utilité de cette observation, en ce que, sans considérer même l'équation de la courbe, il suffira d'examiner, dans ce cas, si sa définition géométrique primitive ne fait dépendre que d'une seule donnée l'entière détermination de sa grandeur 26. Quand, au contraire, l'équation la plus simple de la courbe proposée contiendra deux constantes arbitraires ou davantage, ou, ce qui est exactement équivalent, lorsque la définition fera dépendre sa grandeur de plusieurs données distinctes, les courbes de ce genre ne pourront être semblables qu'à l'aide de certaines relations entre ces constantes ou ces données, qui consisteront ordinairement dans leur proportionnalité. C'est ainsi que toutes les paraboles d'un même degré, d'ailleurs quelconque, sont semblables entre elles, aussi bien que toutes les logarithmiques, toutes les cycloïdes ordinaires, tous les cercles, etc.; tandis que deux ellipses ou deux hyperboles, par exemple, ne sont semblables qu'autant que leurs axes sont proportionnels.
Note 26: (retour) Cette propriété, qui est une conséquence évidente de la théorie indiquée ci-dessus, pourrait d'ailleurs être établie directement par une considération fort simple. Il suffirait de remarquer que, dans ce cas, les diverses courbes de ce genre pourraient coïncider en les construisant sur une échelle différente, d'où résulte clairement leur similitude nécessaire.
Je me borne à ce petit nombre de questions générales relatives aux lignes, parmi celles dont la solution complète dépend seulement de l'analyse ordinaire. On n'y doit pas comprendre la détermination de ce qu'on appelle les foyers, la recherche des diamètres, etc., et plusieurs autres problèmes de ce genre, qui, bien que susceptibles d'être proposés et résolus pour des courbes quelconques, n'ont de véritable intérêt qu'à l'égard des sections coniques. Relativement aux diamètres, par exemple, c'est-à-dire aux lieux géométriques des milieux d'un système quelconque de cordes parallèles, il est aisé de former une méthode générale pour déduire de l'équation d'une courbe l'équation commune de tous ses diamètres. Mais une telle considération ne peut faciliter l'étude d'une courbe qu'autant que les diamètres se trouvent être des lignes plus simples et plus connues que la courbe primitive; et même cette recherche n'a vraiment une grande utilité que lorsque tous les diamètres sont des lignes droites. Or, c'est ce qui n'a lieu que dans les courbes du second degré. Pour toutes les autres, les diamètres sont, en général, des courbes aussi peu connues et souvent même d'une étude plus difficile que la courbe proposée. C'est pourquoi je ne dois point ici considérer une telle question, ni aucune autre semblable, quoique, dans les traités spéciaux de géométrie analytique, il convînt d'ailleurs de les présenter d'abord, autant que possible, sous un point de vue entièrement général.
Je passe donc immédiatement à l'examen des théories de géométrie générale à deux dimensions qui ne peuvent être complétement établies qu'à l'aide de l'analyse transcendante.
La première et la plus simple d'entre elles consiste dans la détermination des tangentes aux courbes planes. Ayant eu occasion, dans la sixième leçon, d'indiquer la solution générale de cet important problème, d'après chacun des divers points de vue fondamentaux propres à l'analyse transcendante, il est inutile d'y revenir ici. Je ferai seulement observer à ce sujet que la question fondamentale ainsi considérée suppose connu le point de contact de la droite avec la courbe, tandis que la tangente peut être déterminée par plusieurs autres conditions, qu'il faut alors faire rentrer dans la précédente, en déterminant préalablement les coordonnées du point de contact, ce qui est ordinairement très-facile. Ainsi, par exemple, si la tangente est assujétie à passer par un point donné extérieur à la courbe, les coordonnées de ce point devant satisfaire à la formule générale de l'équation de la tangente à cette courbe, formule qui contient les coordonnées inconnues du point de contact, ce dernier point sera déterminé par une telle relation combinée avec l'équation de la courbe proposée. De même, si la tangente cherchée doit être parallèle à une droite donnée, il faudra égaler le coéfficient général qui marque sa direction en fonction des coordonnées du point de contact à celui qui détermine celle de la droite donnée, et la combinaison de cette condition avec l'équation de la courbe fera encore connaître ces coordonnées.
Afin de considérer sous un point de vue plus étendu les problèmes relatifs aux tangentes, il peut être utile d'exprimer distinctement la relation qui doit exister entre les deux constantes arbitraires contenues dans l'équation générale d'une ligne droite et les diverses constantes propres à une courbe quelconque donnée, pour que la droite soit tangente à la courbe. À cet effet, il suffit d'observer que les deux constantes par lesquelles se trouve fixée à chaque instant la position de la tangente étant des fonctions connues des coordonnées du point de contact, l'élimination de ces deux coordonnées entre ces deux formules et l'équation de la courbe proposée fournira une relation indépendante du point de contact et contenant seulement les constantes des deux lignes, qui sera le caractère analytique cherché du phénomène d'un contact indéterminé. On se servirait, par exemple, de telles expressions pour déterminer une tangente commune à deux courbes données, en calculant les deux constantes propres à cette droite d'après les deux relations qu'entraînerait ainsi son contact avec l'une et l'autre courbe.
La question fondamentale des tangentes est le point de départ de plusieurs autres recherches générales plus ou moins importantes relativement aux courbes, qu'il est aisé d'en faire dépendre. La plus directe et la plus simple de ces questions secondaires consiste dans la détermination des asymptotes, ou du moins des asymptotes rectilignes, les seules, en général, qu'il soit intéressant de connaître, parce qu'elles seules contribuent réellement à faciliter l'étude d'une courbe. On sait que l'asymptote est une droite qui s'approche indéfiniment et d'aussi près qu'on veut d'une courbe, sans cependant pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement. Elle peut donc être envisagée comme une tangente dont le point de contact s'éloigne à l'infini. Ainsi, pour la déterminer, il suffit de supposer infinies les coordonnées du point de contact dans les deux formules générales qui expriment, d'après l'équation de la courbe, en fonction de ces coordonnées, les deux constantes par lesquelles est fixée la position de la tangente. Si ces deux constantes prennent alors des valeurs réelles et compatibles entre elles, la courbe donnée aura des asymptotes dont un tel calcul fera connaître le nombre et la situation; si ces valeurs sont imaginaires ou incompatibles, ce sera la preuve que la courbe proposée n'a point d'asymptotes, du moins rectilignes. On voit que cette détermination est exactement analogue à celle d'une tangente menée par un point de la courbe dont les coordonnées seraient finies. Il arrivera seulement, dans un assez grand nombre de cas, que les deux valeurs cherchées se présenteront sous une forme indéterminée, ce qui est un inconvénient général des formules algébriques, quoiqu'il doive sans doute avoir lieu plus fréquemment en attribuant aux variables des valeurs infinies. Mais on sait qu'il existe une méthode analytique générale pour estimer la vraie valeur de toute expression semblable; il suffira donc alors d'y recourir.
On peut rattacher aussi, quoique d'une manière beaucoup moins directe, à la théorie des tangentes, la théorie tout entière des divers points singuliers, dont la détermination contribue éminemment à la connaissance de toute courbe qui en présente, comme les points d'inflexion, les points multiples, les points de rebroussement, etc. Relativement aux points d'inflexion, par exemple, c'est-à-dire à ceux où une courbe de concave devient convexe, ou de convexe concave, il faut d'abord examiner le caractère analytique immédiatement propre à la concavité ou à la convexité, ce qui dépend de la manière dont varie la direction de la tangente. Quand la courbe est concave vers l'axe des abcisses, elle fait avec lui un angle de plus en plus petit à mesure qu'elle s'en éloigne; au contraire, lorsqu'elle est convexe, l'angle qu'elle fait avec l'axe devient de plus en plus grand en s'en écartant davantage. On peut donc directement reconnaître, d'après l'équation d'une courbe, le sens de sa courbure à chaque instant: il suffit d'examiner si le coéfficient qui marque l'inclinaison de la tangente, c'est-à-dire la fonction dérivée de l'ordonnée, prend des valeurs croissantes ou des valeurs décroissantes à mesure que l'ordonnée augmente; dans le premier cas, la courbe tourne sa convexité vers l'axe des abcisses; dans le second, sa concavité. Cela posé, s'il y a inflexion en quelque point, c'est-à-dire si la courbure change de sens, il est clair qu'en ce point l'inclinaison de la tangente sera devenue un maximum ou un minimum, suivant qu'il s'agira du passage de la convexité à la concavité, ou du passage inverse. On trouvera donc en quels points ce phénomène peut avoir lieu, à l'aide de la théorie ordinaire des maxima et minima, dont l'application à cette recherche apprendra évidemment que, pour l'abcisse du point d'inflexion, la seconde fonction dérivée de l'ordonnée proposée doit être nulle, ce qui suffira pour déterminer l'existence et la position de ce point. Cette recherche peut ainsi être rattachée à la théorie des tangentes, quoiqu'elle soit ordinairement présentée d'après la théorie du cercle osculateur. Il en serait de même, avec plus ou moins de difficulté, relativement à tous les autres points singuliers.
Un second problème fondamental que présente l'étude générale des courbes, et dont la solution complète exige un emploi plus étendu de l'analyse transcendante, est l'importante question de la mesure de la courbure des courbes au moyen du cercle osculateur en chaque point, dont la découverte suffirait seule pour immortaliser le nom du grand Huyghens.
Le cercle étant la seule courbe qui présente en tous ses points une courbure uniforme, d'autant plus grande d'ailleurs que le rayon est plus petit, quand les géomètres se sont proposé de soumettre à une estimation précise la courbure de toute autre courbe quelconque, ils ont dû naturellement la comparer en chaque point au cercle qui pouvait avoir avec elle le plus intime contact possible, et qu'ils ont nommé, pour cette raison, cercle osculateur, afin de le distinguer des cercles simplement tangens, qui sont en nombre infini au même point de courbe, tandis que le cercle osculateur est évidemment unique. En considérant cette question sous un autre aspect, on conçoit que la courbure d'une courbe en chaque point pourrait aussi être estimée par l'angle plus ou moins grand de deux élémens consécutifs, qu'on appelle angle de contingence. Mais, il est aisé de reconnaître que ces deux mesures sont nécessairement équivalentes, puisque le centre du cercle osculateur sera d'autant plus éloigné que cet angle de contingence sera plus obtus: on voit même, sous le point de vue analytique, que l'expression du rayon de ce cercle fournit immédiatement la valeur de cet angle. D'après cette conformité évidente des deux points de vue, les géomètres ont dû préférer habituellement la considération du cercle osculateur, comme plus étendue et se prêtant mieux à la déduction des autres théories géométriques qui se rattachent à cette conception fondamentale.
Cela posé, la manière la plus simple et la plus directe de déterminer le cercle osculateur consiste à l'envisager, d'après la méthode infinitésimale proprement dite, comme passant par trois points infiniment voisins de la courbe proposée, ou, en d'autres termes, comme ayant avec elle deux élémens consécutifs communs, ce qui le distingue nettement de tous les cercles simplement tangens, avec lesquels la courbe n'a qu'un seul élément commun. Il résulte de cette notion, en ayant égard à la construction nécessaire pour décrire un cercle passant par trois points donnés, que le centre du cercle osculateur, ou ce qu'on appelle le centre de courbure de la courbe en chaque point, peut être regardé comme le point d'intersection de deux normales infiniment voisines, en sorte que la question se réduit à trouver ce dernier point. Or, cette recherche est facile, en formant, d'après l'équation générale de la tangente à une courbe quelconque, celle de la normale qui lui est perpendiculaire, et faisant ensuite varier d'une quantité infiniment petite, dans cette dernière équation, les coordonnées du point de contact, afin de passer à la normale infiniment voisine: la détermination de la solution commune à ces deux équations, qui sont du premier degré par rapport aux deux coordonnées du point d'intersection, suffit pour faire trouver les deux formules générales qui expriment les coordonnées du centre de courbure d'une courbe en un point quelconque. Ces formules une fois obtenues, la recherche du rayon de courbure n'offre plus aucune difficulté, puisqu'elle se réduit à calculer la distance de ce centre de courbure au point correspondant de la courbe. En appelant α, β, les coordonnées rectilignes du centre de courbure d'une courbe quelconque en un point dont les coordonnées sont x, y, et nommant r le rayon de courbe, on trouve par cette méthode les formules connues.
On conçoit de quelle importance est la détermination du rayon de courbure, et combien la discussion de la manière générale dont il varie aux différens points d'une courbe, doit contribuer à la connaissance approfondie de cette courbe. Cet élément a surtout ceci de très-remarquable, entre tous les autres sujets ordinaires de recherches dans la géométrie analytique, qu'il se rapporte directement, par sa nature, à la forme même de la courbe, sans dépendre aucunement de sa position. On voit que, sous le rapport analytique, il exige la considération simultanée des deux premières fonctions dérivées de l'ordonnée.
La théorie des centres de courbure conduit naturellement à l'importante notion des développées, qui sont maintenant définies comme étant les lieux géométriques de tous les centres de courbure de chaque courbe en ses différens points, quoique, au contraire, dans la conception primitive de cette branche de la géométrie, Huyghens eût déduit l'idée du cercle osculateur de celle de la développée, directement envisagée comme engendrant par son développement la courbe primitive, ou la développante. Il est aisé de reconnaître que ces deux manières de voir rentrent l'une dans l'autre. Cette développée présente évidemment, par quelque mode qu'on l'obtienne, deux propriétés générales et nécessaires relativement à la courbe quelconque, dont elle dérive: la première, d'avoir pour tangentes les normales à celle-ci; et la seconde, que la longueur de ses arcs soit égale à celle des rayons de courbure correspondans de la développante. Quant au moyen d'obtenir l'équation de la développée d'une courbe donnée, il est clair qu'entre les deux formules citées ci-dessus pour exprimer les coordonnées du centre de courbure, il suffit d'éliminer, dans chaque cas, les coordonnées x, y, du point correspondant de la courbe proposée, à l'aide de l'équation de cette courbe: l'équation en α, β qui résultera de l'élimination, sera celle de la développée demandée. On pourrait également entreprendre de résoudre la question inverse, c'est-à-dire de trouver la développante d'après la développée. Mais il faut remarquer qu'une élimination analogue à la précédente ne fournirait alors, pour la courbe cherchée, qu'une équation contenant, outre x et y, les deux fonctions dérivées dy/dx, d2y/dx2; en sorte qu'après cette analyse préparatoire, la solution complète du problème exigerait encore l'intégration de cette équation différentielle du second ordre ce qui, vu l'extrême imperfection du calcul intégral, serait le plus souvent impossible, si, par la nature propre d'une telle recherche, la courbe demandée ne devait point, comme j'ai eu occasion de l'indiquer dans la septième leçon, être représentée par la solution singulière, que la simple différentiation peut toujours faire obtenir, l'intégrale générale ne désignant ici que le système des cercles osculateurs, dont la connaissance n'est point l'objet de la question proposée. Il en serait de même toutes les fois qu'on aurait à déterminer une courbe d'après une propriété quelconque de son rayon de courbure. Cet ordre de questions est exactement analogue aux problèmes plus simples qui constituent ce que, dans l'origine de l'analyse transcendante, on appelait la Méthode inverse des tangentes, où l'on se proposait de déterminer une courbe par une propriété donnée de sa tangente en un point quelconque.
Par des considérations géométriques plus ou moins compliquées, analogues à celle qui fournit les développées, les géomètres ont déduit d'une même courbe primitive quelconque diverses autres courbes secondaires, dont les équations peuvent être obtenues d'après des procédés semblables. Les plus remarquables d'entre elles sont les caustiques par réflexion ou par réfraction, dont la première idée est due à Tschirnaüs, quoique Jacques Bernouilli en ait seul établi la véritable théorie générale. Ce sont, comme on sait, des courbes formées par l'intersection continuelle des rayons de lumière infiniment voisins qu'on supposerait réfléchis ou réfractés par la courbe primitive. En partant de la loi géométrique de la réflexion ou de la réfraction de la lumière, consistant en ce que l'angle de réflexion est égal à l'angle d'incidence, ou en ce que le sinus de l'angle de réfraction est un multiple constant et connu du sinus de l'angle d'incidence, il est évident que la recherche de ces caustiques se réduit à une pure question de géométrie, parfaitement semblable à celle des développées, conçues comme formées par l'intersection continuelle des normales infiniment voisines. Le problème se résoudra donc analytiquement en suivant une marche analogue, au sujet de laquelle toute autre indication serait ici superflue. Le calcul sera seulement plus laborieux, surtout si les rayons incidens ne sont pas supposés parallèles entre eux ou émanés d'un même point.
Les développées, les caustiques, et toutes les autres lignes déduites d'une même courbe principale à l'aide de constructions analogues, sont formées par les intersections continuelles de droites infiniment voisines soumises à une certaine loi. Mais on peut aussi, en généralisant le plus possible cette considération géométrique, concevoir des courbes produites par l'intersection continuelle de certaines courbes infiniment voisines, assujéties à une même loi quelconque. Cette loi consiste ordinairement en ce que toutes ces courbes sont représentées par une équation commune, d'ailleurs quelconque, d'où elles dérivent successivement en donnant diverses valeurs à une certaine constante arbitraire. On peut alors se proposer de trouver le lieu géométrique des points d'intersection de ces courbes consécutives, qui correspondent à des valeurs infiniment rapprochées de cette constante arbitraire conçue comme variant d'une manière continue. Leïbnitz a imaginé le premier les recherches de cette nature, qui ont ensuite été fort étendues par Clairaut et surtout par Lagrange. Pour traiter le cas le plus simple, celui que je viens de caractériser exactement, il suffit évidemment de différentier l'équation générale proposée par rapport à la constante arbitraire que l'on considère, et d'éliminer ensuite cette constante entre cette équation différentielle et l'équation primitive; on obtiendra ainsi, entre les deux coordonnées variables, une équation indépendante de cette constante, qui sera celle de la courbe cherchée, dont la forme différera souvent beaucoup de celle des courbes génératrices. Lagrange a établi, au sujet de cette relation géométrique, un important théorème général, en montrant que, sous le point de vue analytique, la courbe ainsi obtenue et les courbes génératrices ont nécessairement une même équation différentielle, dont l'intégrale complète représente le système des courbes génératrices, tandis que sa solution singulière correspond à la courbe des intersections.
J'ai considéré jusqu'ici la théorie de la courbure des courbes suivant l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, qui s'adapte en effet bien plus simplement qu'aucune autre à toute recherche de ce genre. La conception de Lagrange, relativement à l'analyse transcendante, présentait surtout, par sa nature, de grandes difficultés spéciales pour la solution directe d'une telle question, comme je l'ai déjà remarqué dans la sixième leçon. Mais ces difficultés ont si heureusement excité le génie de Lagrange, qu'elles l'ont conduit à la formation de la théorie générale des contacts, dont l'ancienne théorie du cercle osculateur se trouve n'être plus qu'un cas particulier fort simple. Il importe au but de cet ouvrage de considérer maintenant cette belle conception, qui est peut-être, sous le rapport philosophique, l'objet le plus profondément intéressant que puisse offrir jusqu'ici la géométrie analytique.
Comparons une courbe quelconque donnée y=∫(x) à une autre courbe variable z=φ(x), et cherchons à nous former une idée précise des divers degrés d'intimité qui pourront exister entre ces deux courbes, en un point commun, suivant les relations qu'on supposera entre la fonction φ et la fonction f. Il suffira pour cela de considérer la distance verticale des deux courbes en un autre point de plus en plus rapproché du premier, afin de la rendre successivement la moindre possible, eu égard à la corrélation des deux fonctions. Si h désigne l'accroissement qu'éprouve l'abcisse en passant à ce nouveau point, cette distance, qui est égale à la différence des deux ordonnées correspondantes, pourra être développée, d'après la formule de Taylor, suivant les puissances ascendantes de h, et aura pour expression la série,
En concevant, ce qui est évidemment toujours possible, h tellement petit, que le premier terme de cette série soit supérieur à la somme de tous les autres, il est clair que la courbe z aura avec la courbe y un rapprochement d'autant plus intime, que la nature de la fonction variable φ permettra de supprimer un plus grand nombre de termes dans ce développement, à partir du premier. Le degré d'intimité des deux courbes sera donc exactement apprécié, sous le point de vue analytique, par le nombre plus ou moins grand de fonctions dérivées successives de leurs ordonnées qui auront la même valeur au point que l'on considère. De là, l'importante conception générale des divers ordres de contacts plus ou moins parfaits, dont la notion du cercle osculateur comparé aux cercles simplement tangens n'avait présenté jusqu'alors qu'un seul exemple particulier. Ainsi, après la simple intersection, le premier degré de rapprochement entre deux courbes a lieu quand les premières dérivées de leurs ordonnées sont égales; c'est le contact du premier ordre, ou ce qu'on appelle ordinairement le simple contact, parce qu'il a été long-temps le seul connu. Le contact du second ordre exige de plus que les secondes dérivées des fonctions ∫ et φ soient égales: en y joignant encore l'égalité de leurs troisièmes dérivées, on constitue un contact du troisième ordre, et ainsi de suite à l'infini. Au delà du premier ordre, les contacts portent souvent le nom d'osculations du premier ordre, du second ordre, etc.
Les contacts du premier et du second ordre peuvent être caractérisés géométriquement par une observation fort simple, en ce qu'il en résulte évidemment que les deux courbes comparées ont au point commun, dans un cas, la même tangente, et, dans l'autre, le même cercle de courbure, puisque la tangente à chaque courbe dépend de la première dérivée de son ordonnée, et le cercle de courbure, des deux premières dérivées successives. Mais cette considération ne conviendrait plus au-delà du second ordre pour déterminer l'idée géométrique du contact. Lagrange s'est borné, sous ce rapport, à assigner le caractère général qui résulte immédiatement de l'analyse ci-dessus indiquée, et qui consiste en ce que lorsque la courbe z est déterminée de manière à avoir avec la courbe y un contact de l'ordre n, produit analytiquement par l'égalité de toutes les fonctions dérivées jusqu'à celle de l'ordre n, aucune autre courbe z, de même nature que la précédente, mais qui ne satisferait qu'à un moindre nombre de conditions analytiques, et qui, par conséquent, n'aurait avec la courbe y qu'un contact moins intime, ne pourrait passer entre les deux courbes, puisque l'intervalle de celles-ci a reçu la plus petite valeur dont il était susceptible d'après une telle relation des deux équations.
Lorsqu'on a particularisé la nature de la courbe z ainsi comparée à une courbe quelconque donnée y, l'ordre du contact le plus intime qu'elle peut avoir avec celle-ci dépend évidemment du nombre plus ou moins grand de constantes arbitraires que renferme son équation la plus générale, un contact de l'ordre n exigeant n+1 conditions analytiques, qui ne sauraient être remplies qu'avec un pareil nombre de constantes disponibles. Par conséquent, une ligne droite, dont l'équation la plus générale contient seulement deux constantes arbitraires, ne peut avoir avec une courbe quelconque qu'un contact du premier ordre: d'où découle la théorie ordinaire des tangentes. L'équation du cercle renfermant, en général, trois constantes arbitraires, le cercle peut avoir avec une courbe quelconque un contact du second ordre, et de là résulte, comme cas particulier, l'ancienne théorie du cercle osculateur. En considérant une parabole, comme il y a quatre constantes arbitraires dans son équation la plus complète et la plus simple, elle est susceptible, comparée à toute autre courbe, d'une intimité plus profonde, qui peut aller jusqu'au contact du troisième ordre: de même, une ellipse comporterait un contact du quatrième ordre, etc.
La considération précédente est propre à suggérer une interprétation géométrique de cette théorie générale des contacts, qui me semble destinée à compléter le travail de Lagrange, en assignant, pour définir directement les divers ordres de contacts, un caractère concret plus simple et plus clair que celui indiqué par Lagrange. En effet, ce nombre plus ou moins grand de constantes arbitraires contenues dans une équation a pour signification géométrique, comme nous l'avons établi en commençant cette leçon, le nombre des points nécessaires à l'entière détermination de la courbe correspondante, lequel se trouve ainsi marquer le degré d'intimité dont cette courbe est susceptible relativement à toute autre. Or, d'un autre côté, la loi analytique qui exprime ce contact par l'égalité d'un pareil nombre de dérivées successives des deux ordonnées, indique évidemment que les deux courbes ont alors autant de points infiniment voisins communs; puisque, d'après la nature des différentielles, il est clair que la différentielle de l'ordre n dépend de la comparaison de n+1 ordonnées consécutives. On peut donc se faire directement une idée nette des divers ordres de contacts, en disant qu'ils consistent dans la communauté d'un nombre plus ou moins grand de points infiniment voisins entre les deux courbes. En termes plus rigoureux, on définirait, par exemple, l'ellipse osculatrice au troisième ordre, en la regardant comme la limite vers laquelle tendraient les ellipses passant par cinq points de la courbe proposée, à mesure que quatre de ces points supposés mobiles se rapprocheraient indéfiniment du cinquième supposé fixe.
Cette théorie générale des contacts est évidemment propre, par sa nature, à fournir une connaissance de plus en plus profonde de la courbure d'une courbe quelconque, en lui comparant successivement diverses courbes connues, susceptibles d'un contact de plus en plus intime; ce qui permettrait de rendre aussi exacte qu'on voudrait la mesure de la courbure, en changeant convenablement le terme de comparaison. Ainsi, il est clair, d'après les considérations précédentes, que l'assimilation de tout arc de courbe infiniment petit à un arc de parabole, en ferait connaître la courbure avec plus de précision que par l'emploi du cercle osculateur; et la comparaison avec l'ellipse procurerait encore plus d'exactitude, etc.; en sorte qu'en destinant chaque type primitif à approfondir l'étude du type suivant, on pourrait perfectionner à l'infini la théorie des courbes. Mais la nécessité d'avoir une connaissance nette et familière de la courbe ainsi adoptée comme unité de courbure, détermine les géomètres à renoncer à cette haute perfection spéculative, pour se contenter, en réalité, de comparer toutes les courbes au cercle seulement, en vertu de l'uniformité de courbure, propriété caractéristique du cercle. Aucune autre courbe, en effet, ne peut être regardée, sous ce rapport, comme assez simple et assez connue pour pouvoir être utilement employée, quoique l'on n'ignore plus que le cercle n'est pas l'unité de courbure la plus convenable abstraitement. Lagrange s'est donc borné définitivement à déduire de sa conception générale la théorie du cercle osculateur, ainsi présentée sous un point de vue purement analytique. Il est même remarquable que de cette seule considération il ait pu conclure avec facilité les deux propriétés fondamentales ci-dessus indiquées pour les développées, que la simple analyse paraissait d'abord si peu propre à établir.
J'ai cru devoir considérer la théorie des contacts des courbes dans sa plus grande extension spéculative, afin d'en faire saisir convenablement le véritable caractère. Quoiqu'on doive la réduire finalement à la seule détermination effective du cercle osculateur, il y a sans doute, sous le rapport philosophique, une profonde différence entre concevoir cette dernière considération, pour ainsi dire, comme le dernier terme des efforts de l'esprit humain dans l'étude des courbes, ainsi qu'on le faisait avant Lagrange, et n'y voir, au contraire, qu'un simple cas particulier d'une théorie générale très-étendue, à l'examen duquel on doit habituellement se borner, en sachant néanmoins que d'autres comparaisons pourraient perfectionner davantage la doctrine géométrique.
Après avoir envisagé les principales questions de géométrie générale relatives aux propriétés des courbes, il me reste à signaler celles qui se rapportent aux rectifications et aux quadratures, dans lesquelles consiste proprement, suivant l'explication donnée dans la dixième leçon, le but définitif de la science géométrique. Mais ayant eu occasion précédemment (voyez la 6me leçon) d'établir les formules générales qui expriment, à l'aide de certaines intégrales, la longueur et l'aire d'une courbe plane quelconque dont l'équation rectiligne est donnée, et devant d'ailleurs m'interdire ici toute application à aucune courbe particulière, cette partie importante du sujet se trouve suffisamment traitée. Je me bornerai seulement à indiquer les formules propres à déterminer l'aire et le volume des corps produits par la révolution des courbes planes autour de leurs axes.
Supposons, comme on peut évidemment toujours le faire, que l'axe de rotation soit pris pour axe des abcisses; et, suivant l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, la seule bien convenable jusqu'ici aux recherches de cette nature, concevons que l'abcisse augmente d'une quantité infiniment petite: cet accroissement déterminera dans l'arc et dans l'aire de la courbe des augmentations différentielles analogues qui, par la révolution autour de l'axe, engendreront les élémens de la surface et du volume cherchés. Il est aisé de voir que, en négligeant seulement un infiniment petit du second ordre tout au plus, on pourra regarder ces élémens comme égaux à la surface et au volume du tronc de cône ou du cylindre correspondant, ayant pour hauteur la différentielle de l'abcisse, et pour rayon de sa base l'ordonnée du point considéré. D'après cela, en appelant S et V la surface et le volume demandés, les plus simples propositions de la géométrie élémentaire fourniront immédiatement les équations différentielles générales
dS=2п ydx, dV=п y2dx.
Ainsi, lorsque la relation entre y et x sera donnée dans chaque cas particulier, les valeurs de S et de V seront exprimées par les deux intégrales
S=2п ∫ yds, V=п ∫ y2dx;
prises entre les limites convenables. Telles sont les formules invariables d'après lesquelles, depuis Leïbnitz, les géomètres ont résolu un grand nombre de questions de ce genre, quand les progrès du calcul intégral l'ont permis.
On pourrait aussi comprendre au nombre des recherches de géométrie générale à deux dimensions, l'importante détermination des centres de gravité des arcs ou des aires appartenant à des courbes quelconques, quoique cette considération ait son origine dans la mécanique rationnelle. Car, en définissant le centre de gravité comme étant le centre des moyennes distances, c'est-à-dire un point dont la distance à un plan ou à un axe quelconque est la moyenne arithmétique entre les distances de tous les points du corps à ce plan ou à cet axe, il est clair que cette question devient purement géométrique, et peut être traitée sans aucun recours à la mécanique. Mais, malgré une telle considération, dont nous reconnaîtrons plus tard l'importance pour généraliser suffisamment et avec facilité la notion du centre de gravité, il est certain, d'un autre côté, que la destination essentielle de cette recherche doit continuer à la faire classer plus convenablement parmi les questions de mécanique; quoique, par sa nature propre, et aussi par le caractère analytique de la méthode correspondante, elle appartienne réellement à la géométrie, ce qui m'a engagé à l'indiquer ici par anticipation.
Telles sont les principales questions fondamentales dont se compose le système actuel de notre géométrie générale à deux dimensions. On voit que, sous le rapport analytique, elles peuvent être nettement distinguées en trois classes: la première, comprenant les recherches géométriques qui dépendent seulement de l'analyse ordinaire; la seconde, celles dont la solution exige l'emploi du calcul différentiel; la troisième, enfin, celles qui ne peuvent être résolues qu'à l'aide du calcul intégral.
Il nous reste maintenant à considérer sous le même aspect, dans la leçon suivante, l'ensemble de la géométrie générale à trois dimensions.
Sommaire. De la géométrie générale à trois dimensions.
L'étude des surfaces se compose d'une suite de questions générales exactement analogues à celles indiquées dans la leçon précédente par rapport aux lignes. Il est inutile de considérer ici distinctement celles qui ne dépendent que de l'analyse ordinaire, car elles se résolvent par des méthodes essentiellement semblables; soit qu'il s'agisse de connaître le nombre des points nécessaires à l'entière détermination d'une surface, soit qu'on s'occupe de la recherche des centres, soit qu'on demande les conditions précises de la similitude entre deux surfaces du même genre, etc. Il n'y a d'autre différence analytique que d'envisager des équations à trois variables au lieu d'équations à deux variables. Je passe donc immédiatement aux questions qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante, en insistant seulement sur les considérations nouvelles qu'elles présentent relativement aux surfaces.
La première théorie générale est celle des plans tangens. En se servant de la méthode infinitésimale proprement dite, on peut aisément trouver l'équation du plan qui touche une surface quelconque en un point donné, et qui est alors défini comme coïncidant avec la surface dans une étendue infiniment petite tout autour du point de contact. Il suffit, en effet, de considérer que, afin de remplir une telle condition, l'accroissement infiniment petit reçu par l'ordonnée verticale en résultat des accroissemens infiniment petits des deux coordonnées horizontales, doit être le même pour le plan que pour la surface, et cela indépendamment d'aucune relation déterminée entre ces deux derniers accroissemens, sans quoi la coïncidence n'aurait pas lieu en tout sens. D'après cette idée, l'analyse donne immédiatement l'équation générale:
z-z' = dz'/dx'(x-x') + dz'/dy'(y-y')
pour celle du plan tangent, x', y', z', désignant les coordonnées du point de contact. La détermination de ce plan, dans chaque cas particulier, se trouve ainsi réduite à une simple différentiation de l'équation de la surface proposée.
On peut aussi obtenir cette équation générale du plan tangent, en faisant dépendre sa recherche de la seule théorie des tangentes aux courbes planes. Il faut, pour cela, considérer ce plan, ainsi qu'on le fait habituellement en géométrie descriptive, comme déterminé par les tangentes à deux sections planes quelconques de la surface passant au point donné. En choisissant les plans de ces sections parallèles à deux des plans coordonnés, on parvient sur-le-champ à l'équation précédente. Cette manière de concevoir le plan tangent donne lieu d'établir facilement un important théorème de géométrie générale, que Monge a démontré le premier, et qui consiste en ce que les tangentes à toutes les courbes qu'on peut tracer en un même point sur une surface quelconque sont toujours comprises dans un même plan.
Enfin, il est encore possible de parvenir à l'équation générale du plan tangent en le considérant comme perpendiculaire à la normale correspondante, et définissant celle-ci par sa propriété géométrique directe d'être le chemin maximum ou minimum pour aller d'un point extérieur à la surface. La méthode ordinaire des maxima et minima suffit pour former, d'après cette notion, les deux équations de la normale, en appliquant cette méthode à l'expression de la distance entre deux points, l'un situé sur la surface, l'autre extérieur, dont le premier conçu comme variable, est ensuite supposé fixe quand les conditions analytiques ont été exprimées, tandis que le second, primitivement constant, est alors envisagé comme mobile, et décrit la droite cherchée. Les équations de la normale une fois obtenues, on en déduit aisément celle du plan tangent. Cette ingénieuse manière de l'établir est également due à Monge.
La question fondamentale que nous venons d'examiner devient, comme dans le cas des courbes, la base d'un grand nombre de recherches relatives à la détermination du plan tangent, lorsqu'on remplace le point de contact donné par d'autres conditions équivalentes. Le plan tangent ne peut point évidemment être déterminé par un seul point donné extérieur, comme l'est la tangente: il faut l'assujétir à contenir une droite donnée; à cela près, l'analogie est parfaite, et les deux questions se résolvent de la même manière. Il en est de même si le plan tangent doit être parallèle à un plan donné, ce qui fixe la valeur des deux constantes qui assignent sa direction, et par suite détermine les coordonnées du point de contact, dont ces constantes sont, pour chaque surface désignée, des fonctions connues. Enfin on peut aussi trouver comme dans les courbes, la relation analytique qui exprime généralement le simple phénomène du contact entre un plan et une surface, sans spécifier le lieu de ce contact; d'où résulte pareillement la solution de plusieurs questions relatives aux plans tangens, entr'autres celle qui consiste à déterminer un plan qui touche à la fois trois surfaces quelconques données, recherche analogue à celle de la tangente commune à deux courbes.
La théorie générale des contacts plus ou moins intimes qui peuvent exister entre deux surfaces quelconques par suite des relations plus ou moins nombreuses de leurs équations, se forme d'après une méthode exactement semblable à celle indiquée dans la leçon précédente relativement aux courbes, en exprimant, à l'aide de la série de Taylor pour les fonctions de deux variables, la distance verticale des deux surfaces en un second point voisin de leur point d'intersection, et dont les coordonnées horizontales auraient reçu deux accroissemens h et k entièrement indépendans l'un de l'autre. La considération de cette distance, développée selon les puissances croissantes de h et k, et dans l'expression de laquelle on suprimera successivement les termes du premier degré en h et k, ensuite ceux du second, etc., déterminera les conditions analytiques des contacts de différens ordres que peuvent avoir les deux surfaces suivant le plus ou moins grand nombre de constantes arbitraires contenues dans l'équation générale de celle qu'on regarde comme variable. Mais, malgré la conformité de méthode, cette théorie présentera avec celle des courbes une différence fondamentale relativement au nombre de ces conditions, par suite de la nécessité où l'on se trouve dans ce cas de considérer deux accroissemens indépendant au lieu d'un seul. Il en résulte, en effet, que, afin que chaque contact ait lieu dans tous les sens possibles autour du point commun, on doit annuler séparément tous les différens termes du même degré correspondant, et, dont le nombre augmentera d'autant plus que ce degré ou l'ordre du contact sera plus élevé. Ainsi, après la condition de l'égalité des deux ordonnées verticales z nécessaire pour la simple intersection, on trouvera que le contact du premier ordre exige, en outre, deux relations distinctes, consistant dans l'égalité respective des deux fonctions dérivées partielles du premier ordre propres à chaque ordonnée verticale. En passant au contact du second ordre, il faudra ajouter encore trois nouvelles conditions, à cause des trois termes distincts du second degré en h et k dans l'expression de la distance, et dont la suppression complète exigera l'égalité respective des trois fonctions dérivées partielles du second ordre relatives au z de chaque surface. On trouvera de la même manière que le contact du troisième ordre donne lieu en outre à quatre autres relations, et ainsi de suite, le nombre des dérivées partielles de chaque ordre restant constamment égal au nombre de termes en h et k du degré correspondant. Il est aisé d'en conclure, en général, que le nombre total des conditions distinctes nécessaires au contact de l'ordre n, a pour valeur ((n+1)(n+2))/2, tandis que dans les courbes, il était simplement égal à n+1.
Par suite de cette seule différence essentielle, la théorie des surfaces est loin d'offrir à cet égard la même facilité et de comporter la même perfection que celle des courbes. Quand on se borne au contact du premier ordre, il y a parité complète, puisque ce contact n'exige que trois conditions, auxquelles on peut toujours satisfaire à l'aide des trois constantes arbitraires que renferme l'équation générale d'un plan; de là résulte, comme cas particulier, la théorie des plans tangens, exactement analogue à celle des tangentes aux courbes, et présentant la même utilité pour étudier la forme d'une surface quelconque. Mais il n'en est plus ainsi lorsqu'on considère le contact du second ordre, afin de mesurer la courbure des surfaces. Il serait naturel alors de comparer toutes les surfaces à la sphère, la seule qui présente une courbure uniforme, comme on compare toutes les courbes au cercle. Or, le contact du second ordre entre deux surfaces exigeant six conditions, tandis que l'équation la plus générale d'une sphère contient seulement quatre constantes arbitraires, il n'est pas possible de trouver, en chaque point d'une surface quelconque, une sphère qui soit complétement osculatrice en tous sens, au lieu que nous avons vu un arc de courbe infiniment petit pouvoir toujours être assimilé à un certain arc de cercle. D'après cette impossibilité de mesurer la courbure d'une surface en chaque point à l'aide d'une seule sphère, les géomètres ont déterminé les coordonnées du centre et le rayon d'une sphère qui, au lieu d'être osculatrice en tout sens indistinctement, le serait seulement dans une certaine direction particulière, correspondante à un rapport donné entre les deux accroissemens h et k. Il suffit alors, en effet, pour établir ce contact du second ordre relatif, d'ajouter, aux trois conditions ordinaires du contact du premier ordre, la condition unique qui résulte de la suppression totale des termes du second degré en h et k envisagés collectivement, sans qu'il soit nécessaire de les annuler chacun séparément; le nombre des relations se trouve par là seulement égal à celui des constantes disponibles renfermées dans l'équation générale de la sphère, qui est ainsi déterminée. Ce procédé se réduit proprement à étudier la courbure d'une surface en chaque point par celle des différentes courbes que tracerait sur cette surface une suite de plans menés par la normale correspondante.
D'après la formule générale qui exprime le rayon de courbure de chacune de ces sections normales en fonction de sa direction, Euler, auquel est essentiellement due toute cette théorie, a découvert plusieurs théorèmes importans relatifs à une surface quelconque. Il a d'abord aisément établi que, parmi toutes les sections normales d'une surface en un même point, on en pouvait distinguer deux principales, dont la courbure, comparée à celle de toutes les autres, était un minimum pour la première, et un maximum pour la seconde, et dont les plans présentent cette circonstance remarquable d'être constamment perpendiculaires entre eux. Il a fait voir ensuite que, quelle que pût être la surface proposée, et sans qu'il fût même nécessaire de la définir, la courbure de ces deux sections principales suffisait seule pour déterminer complétement celle d'une autre section normale quelconque, à l'aide d'une formule invariable et très-simple, d'après l'inclinaison du plan de cette section sur celui de la section de plus grande ou de plus petite courbure. En considérant cette formule comme l'équation polaire d'une certaine courbe plane, il en a déduit une ingénieuse construction, éminemment remarquable par sa généralité et par sa simplicité. Elle consiste en ce que, si l'on construit une ellipse telle que les distances d'un de ses foyers aux deux extrémités du grand axe soient égales aux deux rayons de courbure maximum et minimum, le rayon de courbure de toute autre section normale sera égal à celui des rayons vecteurs de l'ellipse qui fera avec l'axe un angle double de l'inclinaison du plan de cette section sur celui d'une des sections principales. Cette ellipse se change en une hyperbole construite de la même manière, quand les deux sections principales ne tournent pas leur concavité dans le même sens: enfin elle devient une parabole, lorsque la surface est du genre de celles qui peuvent être engendrées par une ligne droite, ou qu'elle présente une inflexion au point que l'on considère. De cette belle propriété fondamentale, on a conclu plus tard un grand nombre de théorèmes secondaires plus ou moins intéressans, que ce n'est pas ici le lieu d'indiquer. Je dois seulement signaler le théorème essentiel par lequel Meunier a complété le travail d'Euler, en rattachant la courbure de toutes les courbes quelconques qui peuvent être tracées sur une surface en un même point, à celle des sections normales, les seules qu'Euler eût considérées. Ce théorème consiste en ce que le centre de courbure de toute section oblique peut être envisagé comme la projection sur le plan de cette section, du centre de courbure correspondant à la section normale qui passerait par la même tangente: d'où Meunier a déduit une construction fort simple, d'après laquelle, par l'emploi d'un cercle analogue à l'ellipse d'Euler, on détermine la courbure des sections obliques, connaissant celle des sections normales; en sorte que, par la combinaison des deux théorèmes, la seule courbure des deux sections normales principales suffit pour obtenir celle de toutes les autres courbes qu'on peut tracer sur une surface d'une manière quelconque en chaque point considéré.
La théorie précédente permet d'étudier complétement, point par point, la courbure d'une surface quelconque. Afin de lier plus aisément entre elles les considérations relatives aux divers points d'une même surface, les géomètres ont cherché à déterminer ce qu'ils appellent les lignes de courbure d'une surface, c'est-à-dire, celles qui jouissent de la propriété que les normales consécutives à la surface peuvent y être regardées comme comprises dans un même plan. En chaque point d'une surface quelconque, il existe deux de ces lignes, qui se trouvent être constamment perpendiculaires entre elles, et dont les directions coïncident à leur origine avec celles des deux sections normales principales considérées ci-dessus, ce qui peut dispenser d'envisager distinctement ces dernières. La détermination de ces lignes de courbure s'effectue très-simplement sur les surfaces les plus usuelles, telles que les surfaces cylindriques, coniques, et de révolution. Cette nouvelle considération fondamentale est d'ailleurs devenue le point de départ de plusieurs autres recherches générales moins importantes, comme celle des surfaces de courbure, qui sont les lieux géométriques des centres de courbure des diverses sections principales; celle des surfaces développables formées par les normales à la surface menées aux différens points de chaque ligne de courbure, etc.
Pour terminer l'examen de la théorie de la courbure, il me reste à indiquer sommairement ce qui se rapporte aux courbes à double courbure, c'est-à-dire, à celles qui ne peuvent être contenues dans un plan.
Quant à la détermination de leurs tangentes, elle n'offre évidemment aucune difficulté. Si la courbe est donnée analytiquement par les équations de ses projections sur deux des plans coordonnées, les équations de sa tangente seront simplement celles des tangentes à ces deux projections, ce qui fait rentrer la question dans le cas des courbes planes. Si, sous un point de vue plus général, la définition analytique de la courbe consiste, ainsi que l'indique la douzième leçon, dans le système des équations des deux surfaces quelconques dont elle serait l'intersection, on regardera la tangente comme étant l'intersection des plans tangens à ces deux surfaces, et le problème sera ramené à celui du plan tangent, résolu ci-dessus.
La courbure des courbes de cette nature donne lieu à l'établissement d'une notion nouvelle fort importante. En effet, dans une courbe plane, la courbure se trouve être suffisamment appréciée en mesurant l'inflexion plus ou moins grande des élémens consécutifs les uns sur les autres, qui est estimée indirectement par le rayon du cercle osculateur. Mais il n'en est nullement ainsi dans une courbe qui n'est point plane. Les élémens consécutifs n'étant plus alors contenus dans un même plan, on ne peut avoir une idée exacte de la courbure qu'en considérant distinctement les angles qu'ils forment entre eux et aussi les inclinaisons mutuelles des plans qui les comprennent. Il faut donc, avant tout, commencer par fixer ce qu'on doit entendre à chaque instant par le plan de la courbe, c'est-à-dire, celui que déterminent trois points infiniment voisins, et qu'on appelle, pour cette raison, le plan osculateur, qui change continuellement d'un point à un autre. La position de ce plan une fois obtenue, la mesure de la courbure ordinaire, à l'aide du cercle osculateur, ne présente plus évidemment aucune difficulté nouvelle. Quant à la seconde courbure, elle est estimée par l'angle plus ou moins grand que forment entre eux deux plans osculateurs consécutifs, et dont il est aisé de trouver généralement l'expression analytique. Pour établir plus d'analogie entre la théorie de cette courbure et celle de la première, on pourrait également la regarder comme mesurée indirectement d'après le rayon de la sphère osculatrice qui passerait par quatre points infiniment voisins de la courbe proposée, et dont l'équation se formerait de la même manière que celle du plan osculateur. On l'apprécie ordinairement par la courbure maximum que présente, au point considéré, la surface développable qui est le lieu géométrique de toutes les tangentes à la courbe proposée.
Nous devons passer maintenant à l'indication des questions de géométrie générale à trois dimensions qui dépendent du calcul intégral; elles comprennent la quadrature des surfaces courbes, et la cubature des volumes correspondans.
Relativement à la quadrature des surfaces courbes, il faut, pour établir l'équation différentielle générale, concevoir la surface partagée en élémens plans infinimens petits dans tous les sens, par quatre plans perpendiculaires deux à deux aux axes des coordonnées x et y. Chacun de ces élémens, situé dans le plan tangent correspondant, aurait évidemment pour projection horizontale, le rectangle formé par les différentielles des deux coordonnées horizontales, et dont l'aire serait dxdy. Cette aire donnera celle de l'élément lui-même, d'après un théorème élémentaire fort simple, en la divisant par le cosinus de l'angle que fait le plan tangent avec le plan des x, y. On trouvera ainsi que l'expression de cet élément est généralement:
C'est donc par la double intégration de cette formule différentielle à deux variables qu'on connaîtra, dans chaque cas particulier, l'aire de la surface proposée, autant que pourra le permettre l'imperfection actuelle du calcul intégral. Les limites de chaque intégrale successive seront déterminées par la nature des surfaces dont l'intersection avec celle que l'on considère devra circonscrire l'étendue à mesurer, en sorte que, dans l'application de cette méthode générale, il faudra apporter un soin particulier à la manière de fixer les constantes arbitraires ou les fonctions arbitraires introduites par l'intégration.
Relativement à la cubature des volumes terminés par les surfaces courbes, le système de plans à l'aide duquel nous venons de différentier l'aire, peut aussi servir immédiatement à décomposer le volume en élémens polyèdres. Il est clair, en effet, que l'espace infiniment petit du second ordre compris entre ces quatre plans, doit être envisagé, suivant l'esprit de la méthode infinitésimale, comme égal au parallélipipède rectangle ayant pour hauteur l'ordonnée verticale z du point que l'on considère et pour base le rectangle dxdy, puisque leur différence est évidemment un infiniment petit du troisième ordre, moindre que dzdydz. D'après cela, un des plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire fournira directement, pour l'expression différentielle du volume cherché, l'équation générale
d2V = z dx dy;
d'où l'on déduira, par une double intégration, dans chaque cas particulier, la valeur effective de ce volume, en ayant le même égard que précédemment à la détermination des limites de chaque intégrale, conformément à la nature des surfaces qui devront circonscrire latéralement le volume proposé.
Sans entrer ici dans aucun détail relatif à la solution définitive de l'une ou de l'autre de ces deux questions fondamentales, il peut être utile de remarquer, d'après les équations différentielles précédentes, une analogie générale et singulière qui existe nécessairement entre elles, et qui permettrait de transformer toute recherche relative à la quadrature en une recherche correspondante relative à la cubature. On voit, en effet, que les deux équations différentielles ne diffèrent que par le changement de z en
en passant de la seconde à la première. Ainsi l'aire d'une surface courbe quelconque peut être regardée comme numériquement égale au volume d'un corps terminé par une surface dont l'ordonnée verticale aurait à chaque instant pour valeur la sécante de l'angle que fait avec le plan horizontal le plan tangent correspondant à la surface primitive, les limites étant d'ailleurs supposées respectivement les mêmes.
Pour terminer l'examen philosophique de la géométrie générale à trois dimensions, il me reste à considérer sommairement la belle conception fondamentale établie par Monge relativement à la classification analytique des surfaces en familles naturelles, qui doit être regardée comme le perfectionnement le plus important qu'ait reçu la science géométrique depuis Descartes et Leïbnitz.
Quand on se propose d'étudier, sous un point de vue général, les propriétés spéciales des diverses surfaces, la première difficulté qui se présente consiste dans l'absence d'une bonne classification, déterminée par les caractères géométriques les plus essentiels, et d'ailleurs suffisamment simple. Dès la fondation de la géométrie analytique, les géomètres ont été involontairement conduits à classer les surfaces, comme les courbes, par la forme et le degré de leurs équations, seule considération qui s'offrît d'elle-même à l'esprit pour servir de base à une distinction dont l'importance n'avait d'abord été nullement sentie. Mais il est aisé de voir que ce principe de classification, convenablement applicable aux équations du premier et du second degré, ne remplit aucune des conditions principales auxquels doit satisfaire un tel travail. En effet, on sait que Newton, en discutant l'équation générale du troisième degré à deux variables, pour se borner à la simple énumération des diverses courbes planes qu'elle peut représenter, a reconnu que, bien qu'elles fussent toutes nécessairement indéfinies en tout sens, on devait en distinguer 74 espèces particulières, aussi différentes les unes des autres que le sont entre elles les trois courbes du second degré. Quoique personne n'ait analysé sous le même point de vue l'équation générale du quatrième degré à deux variables, il n'est pas douteux qu'elle ne dût faire naître un nombre beaucoup plus considérable encore de courbes distinctes; et ce nombre devrait évidemment augmenter avec une prodigieuse rapidité d'après le degré de l'équation. Si maintenant l'on passe aux équations à trois variables, qui, vu leur plus grande complication, présentent nécessairement bien plus de variété, il est incontestable que le nombre des surfaces vraiment distinctes qu'elles peuvent exprimer doit être encore plus multiplié, et croître beaucoup plus rapidement d'après le degré. Cette multiplicité devient telle, qu'on s'est toujours borné à analyser ainsi les équations des deux premiers degrés, aucun géomètre n'ayant tenté pour les surfaces du troisième degré ce qu'a exécuté Newton pour les courbes correspondantes. Il suit donc de cette considération évidente que, quand même l'imperfection de l'algèbre ne s'opposerait pas à l'emploi indéfini d'un procédé semblable, la classification générale des surfaces par le degré et la forme de leurs équations serait entièrement impraticable. Mais ce motif n'est pas le seul qui doive faire rejeter une telle classification; il n'est point même le plus important. En effet, cette manière de disposer les surfaces, outre l'impossibilité de la suivre, se trouve directement contraire à la principale destination de toute bonne classification quelconque, consistant à rapprocher le plus les uns des autres les objets qui offrent les relations les plus importantes, et à éloigner ceux dont les analogies ont peu de valeur. L'identité du degré de leurs équations est, pour les surfaces, un caractère d'une valeur géométrique très-médiocre, qui n'indique pas même exactement le nombre des points nécessaires à l'entière détermination de chacune. La propriété commune la plus importante à considérer entre des surfaces consiste évidemment dans leur mode de génération; toutes celles qui sont engendrées de la même manière devant offrir nécessairement une grande analogie géométrique, tandis qu'elles ne sauraient avoir que de très-faibles ressemblances si elles sont engendrées d'après des modes essentiellement différens. Ainsi, par exemple, toutes les surfaces cylindriques, quelle que soit la forme de leur base, constituent une même famille naturelle, dont les diverses espèces présentent un grand nombre de propriétés communes de première importance: il en est de même pour toutes les surfaces coniques, et aussi pour toutes les surfaces de révolution, etc. Or, cet ordre naturel se trouve complétement détruit par la classification fondée sur le degré des équations. Car des surfaces assujéties à un même mode de génération, les surfaces cylindriques, par exemple, peuvent fournir des équations de tous les degrés imaginables, à raison de la seule différence secondaire de leurs bases; tandis, que d'un autre côté, des équations d'un même degré quelconque expriment souvent des surfaces de nature géométrique opposée, les unes cylindriques, les autres coniques, ou de révolution, etc. Une telle classification analytique est donc radicalement vicieuse, comme séparant ce qui doit être réuni, et rapprochant ce qui doit être distingué. Cependant, la géométrie générale étant entièrement fondée sur l'emploi des considérations et des méthodes analytiques, il est indispensable que la classification puisse prendre aussi un caractère analytique.
Tel était donc l'état précis de la difficulté fondamentale, si heureusement vaincue par Monge: les familles naturelles entre les surfaces étant clairement établies sous le point de vue géométrique d'après le mode de génération, il fallait découvrir un genre de relations analytiques destiné à présenter constamment une interprétation abstraite de ce caractère concret. Cette découverte capitale était rigoureusement indispensable pour achever de constituer la théorie générale des surfaces.
La considération, que Monge a employée pour y parvenir, consiste dans cette observation générale, aussi simple que directe: les surfaces assujéties à un même mode de génération sont nécessairement caractérisées par une certaine propriété commune de leur plan tangent en un point quelconque; en sorte qu'en exprimant analytiquement cette propriété d'après l'équation générale du plan tangent à une surface quelconque, on formera une équation différentielle représentant à la fois toutes les surfaces de cette famille.
Ainsi, par exemple, toute surface cylindrique présente ce caractère exclusif: que le plan tangent en un point quelconque de la surface est constamment parallèle à la droite fixe qui indique la direction des génératrices. D'après cela, il est aisé de voir que les équations de cette droite étant supposées être
x=az, y=bz,
l'équation générale du plan tangent établie ci-dessus donnera, pour l'équation différentielle commune à toutes les surfaces cylindriques,
a dz/dx + b dz/dy =1.
De même, relativement aux surfaces coniques, elles sont toutes caractérisées sous ce point de vue par la propriété nécessaire que leur plan tangent en un point quelconque passe constamment par le sommet du cône. Si donc α, β, γ, désignent les coordonnées de ce sommet, on trouvera immédiatement
(x-α) dz/dx + (y-β) dz/dy = z-γ,
pour l'équation différentielle représentant la famille entière des surfaces coniques.
Dans les surfaces de révolution, le plan tangent en un point quelconque est toujours perpendiculaire au plan méridien, c'est-à-dire à celui qui passe par ce point et par l'axe de la surface. Afin d'exprimer analytiquement cette propriété d'une manière plus simple, supposons que l'axe de révolution soit pris pour celui des z: l'équation différentielle commune à toute cette famille de surfaces, sera
y dz/dx - x dz/dy = 0.
Il serait superflu de citer ici un plus grand nombre d'exemples pour établir clairement, en général, que, quel que soit le mode de génération, toutes les surfaces d'une même famille naturelle sont susceptibles d'être représentées analytiquement par une même équation aux différences partielles contenant des constantes arbitraires, d'après une propriété commune de leur plan tangent.
Afin de compléter cette correspondance fondamentale et nécessaire entre le point de vue géométrique et le point de vue analytique, Monge a considéré en outre les équations finies qui sont les intégrales de ces équations différentielles, et qu'on peut d'ailleurs presque toujours facilement obtenir aussi par des recherches directes. Chacune de ces équations finies doit, comme on le sait par la théorie générale de l'intégration, contenir une fonction arbitraire, si l'équation différentielle est seulement du premier ordre; ce qui n'empêche pas que de telles équations, quoique beaucoup plus générales que celles dont on s'occupe ordinairement, ne présentent un sens nettement déterminé, soit sous le rapport géométrique, soit sous le simple rapport analytique. Cette fonction arbitraire correspond à ce qu'il y a d'indéterminé dans la génération des surfaces proposées, à la base, par exemple, si les surfaces sont cylindriques ou coniques, à la courbe méridienne, si elles sont de révolution, etc. 27. Dans certains cas même, l'équation finie d'une famille de surfaces contient à la fois deux fonctions arbitraires, affectées à des combinaisons distinctes des coordonnées variables; c'est ce qui a lieu lorsque l'équation différentielle correspondante doit être du second ordre; sous le point de vue géométrique, cette indétermination plus grande indique une famille plus générale, et néanmoins caractérisée. Telle est, par exemple, la famille des surfaces développables, qui comprend, comme subdivisions, toutes les surfaces cylindriques, toutes les surfaces coniques, et une infinité d'autres familles analogues, et qui peut cependant être nettement définie, dans sa plus grande généralité, comme étant l'enveloppe de l'espace parcouru par un plan qui se meut en restant toujours tangent à deux surfaces fixes quelconques, ou comme le lieu géométrique de toutes les tangentes à une même courbe quelconque à double courbure. Ce groupe naturel de surfaces a, pour équation différentielle invariable, cette équation très-simple, découverte par Euler, entre les trois dérivées partielles du second ordre,
L'équation finie contient donc nécessairement deux fonctions arbitraires distinctes, qui correspondent géométriquement aux deux surfaces indéterminées sur lesquelles doit glisser le plan générateur, ou aux deux équations quelconques de la courbe directrice.
Quoiqu'il soit utile de considérer les équations finies des familles naturelles de surfaces, on conçoit néanmoins que l'indétermination des fonctions arbitraires qu'elles renferment inévitablement, doit les rendre peu propres à des travaux analytiques soutenus, pour lesquels il est bien préférable d'employer les équations différentielles, où il n'entre que de simples constantes arbitraires, malgré leur nature indirecte. C'est par là que l'étude générale et régulière des propriétés des diverses surfaces est réellement devenue possible, le point de vue commun ayant pu ainsi être saisi et séparé par l'analyse. On conçoit qu'une telle conception ait permis de découvrir des résultats d'un degré de généralité et d'intérêt infiniment supérieurs à ceux qu'on pouvait obtenir auparavant. Pour ne citer qu'un seul exemple très-simple, qui est fort loin d'être le plus remarquable, c'est par une semblable méthode de géométrie analytique qu'on a pu reconnaître cette singulière propriété de toute équation homogène à trois variables, de représenter nécessairement une surface conique dont le sommet est situé à l'origine des coordonnées; de même, parmi les recherches plus difficiles, il a été possible de déterminer, à l'aide du calcul des variations, le plus court chemin d'un point à un autre sur une surface développable quelconque, sans qu'il fût nécessaire de la particulariser, etc.
J'ai cru devoir ici accorder quelque développement à l'exposition philosophique de cette belle conception de Monge, qui constitue, sans contredit, son premier titre à la gloire, et dont la haute importance ne me semble point avoir encore été dignement sentie, excepté par Lagrange, si juste appréciateur de tous ses émules. Je regrette même d'être réduit, par les limites naturelles de cet ouvrage, à une indication aussi imparfaite, où je n'ai pu seulement signaler l'heureuse réaction nécessaire de cette nouvelle géométrie sur le perfectionnement de l'analyse, quant à la théorie générale des équations différentielles à plusieurs variables.
En méditant sur cette classification philosophique des surfaces, essentiellement analogue aux méthodes naturelles que les physiologistes ont tenté d'établir en zoologie et en botanique, on est conduit à se demander si les courbes elles-mêmes ne comportent pas une opération semblable. Vu la variété infiniment moindre qui existe entre elles, un tel travail est à la fois moins important et plus difficile, les caractères qui pourraient servir de base n'étant point alors à beaucoup près aussi tranchés. Il a donc été naturel que l'esprit humain s'occupât d'abord de classer les surfaces. Mais on doit sans doute espérer que cet ordre de considérations s'étendra plus tard jusqu'aux courbes. On peut même apercevoir déjà entre elles quelques familles vraiment naturelles, comme celle des paraboles quelconques, et celle des hyperboles quelconques, etc. Néanmoins, il n'a été encore produit aucune conception générale directement propre à déterminer une telle classification.
Ayant ainsi exposé aussi nettement qu'il m'a été possible, dans cette leçon et dans l'ensemble des quatre précédentes, le véritable caractère philosophique de la section la plus générale et la plus simple de la mathématique concrète, je dois maintenant entreprendre le même travail relativement à la science immense et plus compliquée de la mécanique rationnelle. Ce sera l'objet des quatre leçons suivantes.
Sommaire. Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux de la mécanique rationnelle.
Les phénomènes mécaniques sont, par leur nature, comme nous l'avons déjà remarqué, à la fois plus particuliers, plus compliqués et plus concrets que les phénomènes géométriques. Aussi, conformément à l'ordre encyclopédique établi dans cet ouvrage, plaçons-nous la mécanique rationnelle après la géométrie dans cette exposition philosophique de la mathématique concrète, comme étant nécessairement d'une étude plus difficile, et par suite moins perfectionnée. Les questions géométriques sont toujours complétement indépendantes de toute considération mécanique, tandis que les questions mécaniques se compliquent constamment des considérations géométriques, la forme des corps devant influer inévitablement sur les phénomènes du mouvement ou de l'équilibre. Cette complication est souvent telle, que le plus simple changement dans la forme d'un corps suffit seul pour augmenter extrêmement les difficultés du problème de mécanique dont il est le sujet, comme on peut s'en faire une idée en considérant, par exemple, l'importante détermination de la gravitation mutuelle de deux corps en résultat de celle de toutes leurs molécules, question qui n'est encore complétement résolue qu'en supposant à ces corps une forme sphérique, et où, par conséquent, le principal obstacle vient évidemment des circonstances géométriques.
Puisque nous avons reconnu dans les leçons précédentes que le caractère philosophique de la science géométrique était encore altéré à un certain degré par un reste d'influence très-sensible de l'esprit métaphysique, on doit s'attendre naturellement, vu cette plus grande complication nécessaire de la mécanique rationnelle, à l'en trouver bien plus profondément affectée. C'est ce qui n'est, en effet, que trop facile à constater. Le caractère de science naturelle, encore plus évidemment inhérent à la mécanique qu'à la géométrie, est aujourd'hui complétement déguisé dans presque tous les esprits, par l'emploi des considérations ontologiques. On remarque, dans toutes les notions fondamentales de cette science, une confusion profonde et continuelle entre le point de vue abstrait et le point de vue concret, qui empêche de distinguer nettement ce qui est réellement physique de ce qui est purement logique, et de séparer avec exactitude les conceptions artificielles uniquement destinées à faciliter l'établissement des lois générales de l'équilibre ou du mouvement, des faits naturels fournis par l'observation effective du monde extérieur, qui constituent les bases réelles de la science. On peut même reconnaître que l'immense perfectionnement de la mécanique rationnelle depuis un siècle, soit sous le rapport de l'extension de ses théories, soit quant à leur coordination, a fait en quelque sorte rétrograder sous ce rapport la conception philosophique de la science, qui est communément exposée aujourd'hui d'une manière beaucoup moins nette que Newton ne l'avait présentée. Ce développement ayant été, en effet, essentiellement obtenu par l'usage de plus en plus exclusif de l'analyse mathématique, l'importance prépondérante de cet admirable instrument a fait graduellement contracter l'habitude de ne voir dans la mécanique rationnelle que de simples questions d'analyse; et, par une extension abusive, quoique très-naturelle, d'une telle manière de procéder, on a tenté d'établir, a priori, d'après des considérations purement analytiques, jusqu'aux principes fondamentaux de la science, que Newton s'était sagement borné à présenter comme des résultats de la seule observation. C'est ainsi, par exemple, que Daniel Bernouilli, d'Alembert, et, de nos jours, Laplace, ont essayé de prouver la règle élémentaire de la composition des forces par des démonstrations uniquement analytiques, dont Lagrange seul a bien aperçu l'insuffisance radicale et nécessaire. Tel est, maintenant encore, l'esprit qui domine plus ou moins chez tous les géomètres. Il est néanmoins évident en thèse générale, comme nous l'avons plusieurs fois remarqué, que l'analyse mathématique, quelle que soit son extrême importance, dont j'ai tâché de donner une juste idée, ne saurait être, par sa nature, qu'un puissant moyen de déduction, qui, lorsqu'il est applicable, permet de perfectionner une science au degré le plus éminent, après que les fondemens en ont été posés, mais qui ne peut jamais suffire à établir ces bases elles-mêmes. S'il était possible de constituer entièrement la science de la mécanique d'après de simples conceptions analytiques, on ne pourrait se représenter comment une telle science deviendrait jamais vraiment applicable à l'étude effective de la nature. Ce qui établit la réalité de la mécanique rationnelle, c'est précisément, au contraire, d'être fondée sur quelques faits généraux, immédiatement fournis par l'observation, et que tout philosophe vraiment positif doit envisager, ce me semble, comme n'étant susceptibles d'aucune explication quelconque. Il est donc certain qu'on a abusé en mécanique de l'esprit analytique, beaucoup plus encore qu'en géométrie. L'objet spécial de cette leçon est d'indiquer comment, dans l'état actuel de la science, on peut établir nettement son véritable caractère philosophique, et la dégager définitivement de toute influence métaphysique, en distinguant constamment le point de vue abstrait du point de vue concret, et en effectuant une séparation exacte entre la partie simplement expérimentale de la science, et la partie purement rationnelle. D'après le but de cet ouvrage, un tel travail doit nécessairement précéder les considérations générales sur la composition effective de cette science, qui seront successivement exposées dans les trois leçons suivantes.
Commençons par indiquer avec précision l'objet général de la science.
On a l'habitude de remarquer d'abord, et avec beaucoup de raison, que la mécanique ne considère point, non-seulement les causes premières des mouvemens, qui sont en dehors de toute philosophie positive, mais même les circonstances de leur production, lesquelles, quoique constituant réellement un sujet intéressant de recherches positives dans les diverses parties de la physique, ne sont nullement du ressort de la mécanique, qui se borne à envisager le mouvement en lui-même, sans s'enquérir de quelle manière il a été déterminé. Ainsi les forces ne sont autre chose, en mécanique, que les mouvemens produits ou tendant à se produire; et deux forces qui impriment à un même corps la même vitesse dans la même direction sont regardées comme identiques, quelque diverse que puisse être leur origine, soit que le mouvement provienne des contractions musculaires d'un animal, ou de la pesanteur vers un centre attractif, ou du choc d'un corps quelconque, ou de la dilatation d'un fluide élastique, etc. Mais, quoique cette manière de voir soit heureusement devenue aujourd'hui tout-à-fait familière, il reste encore aux géomètres à opérer, sinon dans la conception même, du moins dans le langage habituel, une réforme essentielle pour écarter entièrement l'ancienne notion métaphysique des forces, et indiquer plus nettement qu'on ne le fait encore le véritable point de vue de la mécanique 28.
Note 28: (retour) Il importe de remarquer aussi que le nom même de la science est extrêmement vicieux, en ce qu'il rappelle seulement une de ses applications les plus secondaires, ce qui devient habituellement une source de confusion, qui oblige à ajouter fréquemment l'adjectif rationnelle, dont la répétition, quoiqu'indispensable, est fastidieuse. Les philosophes allemands, pour éviter cet inconvénient, ont créé la dénomination beaucoup plus philosophique de phoronomie, employée dans le traité d'Hermann, et dont l'adoption générale serait très-désirable.
Cela posé, on peut caractériser d'une manière très-précise le problème général de la mécanique rationnelle. Il consiste à déterminer l'effet que produiront sur un corps donné différentes forces quelconques agissant simultanément, lorsqu'on connaît le mouvement simple qui résulterait de l'action isolée de chacune d'elles; ou, en prenant la question en sens inverse, à déterminer les mouvemens simples dont la combinaison donnerait lieu à un mouvement composé connu. Cet énoncé montre exactement quelles sont nécessairement les données et les inconnues de toute question mécanique. On voit que l'étude de l'action d'une force unique n'est jamais, à proprement parler, du domaine de la mécanique rationnelle, où elle est toujours supposée connue, car le second problème général n'est susceptible d'être résolu que comme étant l'inverse du premier. Toute la mécanique porte donc essentiellement sur la combinaison des forces, soit que de leur concours il résulte un mouvement dont il faut étudier les diverses circonstances, soit que par leur neutralisation mutuelle le corps se trouve dans un état d'équilibre dont il s'agit de fixer les conditions caractéristiques.
Les deux problèmes généraux, l'un direct, l'autre inverse, dans la solution desquels consiste la science de la mécanique, ont, sous le rapport des applications, une importance égale; car, tantôt les mouvemens simples peuvent être immédiatement étudiés par l'observation, tandis que la connaissance du mouvement qui résultera de leur combinaison ne saurait être obtenue que par la théorie; et tantôt, au contraire, le mouvement composé peut seul être effectivement observé, tandis que les mouvemens simples, dont on le regardera comme le produit, ne sont susceptibles d'être déterminés que rationnellement. Ainsi, par exemple, dans le cas de la chute oblique des corps pesans à la surface de la terre, on connaît les deux mouvemens simples que prendrait le corps par l'action isolée de chacune des forces dont il est animé, savoir, la direction et la vitesse du mouvement uniforme que produirait la seule impulsion, et la loi d'accélération du mouvement vertical varié, qui résulterait de la seule pesanteur; dès-lors, on se propose de découvrir les diverses circonstances du mouvement composé produit par l'action combinée de ces deux forces, c'est-à-dire de déterminer la trajectoire que décrira le mobile, sa direction et sa vitesse acquise à chaque instant, le temps qu'il emploiera à parvenir à une certaine position, etc.; on pourra, pour plus de généralité, joindre aux deux forces données la résistance du milieu ambiant, pourvu que la loi en soit également connue. La mécanique céleste présente un exemple capital de la question inverse, dans la détermination des forces qui produisent le mouvement des planètes autour du soleil, ou des satellites autour des planètes. On ne peut alors connaître immédiatement que le mouvement composé, et c'est d'après les circonstances caractéristiques de ce mouvement, telles que les lois de Képler les ont résumées, qu'il faut remonter aux forces élémentaires dont les astres doivent être conçus animés pour correspondre aux mouvemens effectifs; ces forces une fois connues, les géomètres peuvent utilement reprendre la question sous le point de vue opposé, qu'il eût été impossible de suivre primitivement.
La véritable destination générale de la mécanique rationnelle étant ainsi nettement conçue, considérons maintenant les principes fondamentaux sur lesquels elle repose, et d'abord examinons un artifice philosophique de la plus haute importance relativement à la manière dont les corps doivent être envisagés en mécanique. Cette conception mérite d'autant plus notre attention qu'elle est encore habituellement entourée d'un épais nuage métaphysique, qui en fait méconnaître la vraie nature.
Il serait entièrement impossible d'établir aucune proposition générale sur les lois abstraites de l'équilibre ou du mouvement, si on ne commençait par regarder les corps comme absolument inertes, c'est-à-dire comme tout-à-fait incapables de modifier spontanément l'action des forces qui leur sont appliquées. Mais la manière dont cette conception fondamentale est ordinairement présentée me semble radicalement vicieuse. D'abord cette notion abstraite, qui n'est qu'un simple artifice logique imaginé par l'esprit humain pour faciliter la formation de la mécanique rationnelle, ou plutôt pour la rendre possible, est souvent confondue avec ce qu'on appelle fort improprement la loi d'inertie, qui doit être regardée, ainsi que nous le verrons plus bas, comme un résultat général de l'observation. En second lieu, le caractère de cette idée est d'ordinaire tellement indécis, qu'on ne sait point exactement si cet état passif des corps est purement hypothétique, ou s'il représente la réalité des phénomènes naturels. Enfin, il résulte fréquemment de cette indétermination, que l'esprit est involontairement porté à regarder les lois générales de la mécanique rationnelle comme étant par elles-mêmes exclusivement applicables à ce que nous appelons les corps bruts, tandis qu'elles se vérifient nécessairement, au contraire, tout aussi bien dans les corps organisés, quoique leur application précise y rencontre de bien plus grandes difficultés. Il importe beaucoup de rectifier sous ces divers rapports les notions habituelles.
Nous devons nettement reconnaître avant tout que cet état passif des corps est une pure abstraction, directement contraire à leur véritable constitution.
Dans la manière de philosopher primitivement employée par l'esprit humain, on concevait, en effet, la matière comme étant réellement par sa nature essentiellement inerte ou passive, toute activité lui venant nécessairement du dehors, sous l'influence de certains êtres surnaturels ou de certaines entités métaphysiques. Mais depuis que la philosophie positive a commencé à prévaloir, et que l'esprit humain s'est borné à étudier le véritable état des choses, sans s'enquérir des causes premières et génératrices, il est devenu évident pour tout observateur que les divers corps naturels nous manifestent tous une activité spontanée plus ou moins étendue. Il n'y a sous ce rapport, entre les corps bruts et ceux que nous nommons par excellence animés, que de simples différences de degrés. D'abord, les progrès de la philosophie naturelle ont pleinement démontré, comme nous le constaterons spécialement plus tard, qu'il n'existe point de matière vivante proprement dite sui generis, puisqu'on retrouve dans les corps animés des élémens exactement identiques à ceux que présentent les corps inanimés. De plus, il est aisé de reconnaître dans ces derniers une activité spontanée exactement analogue à celle des corps vivans, mais seulement moins variée. N'y eût-il dans toutes les molécules matérielles d'autre propriété que la pesanteur, cela suffirait pour interdire à tout physicien de les regarder comme essentiellement passives. Ce serait vainement qu'on voudrait présenter les corps sous un point de vue entièrement inerte dans l'acte de la pesanteur, en disant qu'ils ne font alors qu'obéir à l'attraction du globe terrestre. Cette considération fût-elle exacte, on n'aurait fait évidemment que déplacer la difficulté, en transportant à la masse totale de la terre l'activité refusée aux molécules isolées. Mais, de plus, on voit clairement que, dans sa chute vers le centre de notre globe, un corps pesant est tout aussi actif que la terre elle-même, puisqu'il est prouvé que chaque molécule de ce corps attire une partie équivalente de la terre tout autant qu'elle en est attirée, quoique cette dernière attraction produise seule un effet sensible, à raison de l'immense inégalité des deux masses. Enfin, dans une foule d'autres phénomènes également universels, thermologiques, électriques, ou chimiques, la matière nous présente évidemment une activité spontanée très-variée, dont nous ne saurions plus la concevoir entièrement privée. Les corps vivans ne nous offrent réellement à cet égard d'autre caractère particulier que de manifester, outre tous ces divers genres d'activité, quelques-uns qui leur sont propres, et que les physiologistes tendent d'ailleurs de plus en plus à envisager comme une simple modification des précédens. Quoi qu'il en soit, il est incontestable que l'état purement passif, dans lequel les corps sont considérés en mécanique rationnelle, présente, sous le point de vue physique, une véritable absurdité.
Examinons maintenant comment il est possible qu'une telle supposition soit employée sans aucun inconvénient dans l'établissement des lois abstraites de l'équilibre et du mouvement, qui n'en seront pas moins susceptibles ensuite d'être convenablement appliquées aux corps réels. Il suffit, pour cela, d'avoir égard à l'importante remarque préliminaire rappelée ci-dessus, que les mouvemens sont simplement considérés en eux-mêmes dans la mécanique rationnelle, sans aucun égard au mode quelconque de leur production. De là résulte évidemment, pour me conformer au langage adopté, la faculté de remplacer à volonté toute force par une autre d'une nature quelconque, pourvu qu'elle soit capable d'imprimer au corps exactement le même mouvement. D'après cette considération évidente, on conçoit qu'il est possible de faire abstraction des diverses forces qui sont réellement inhérentes aux corps, et de regarder ceux-ci comme seulement sollicités par des forces extérieures, puisqu'on pourra substituer à ces forces intérieures des forces extérieures mécaniquement équivalentes. Ainsi, par exemple, quoique tout corps soit nécessairement pesant, et que nous ne puissions même concevoir réellement un corps qui ne le serait pas, les géomètres considèrent, dans la mécanique abstraite, les corps comme étant d'abord entièrement dépouillés de cette propriété, qui est implicitement comprise au nombre des forces extérieures, si l'on a envisagé, comme il convient, un système de forces tout-à-fait quelconque. Que le corps, dans sa chute, soit mû par une attraction interne, ou qu'il obéisse à une simple impulsion extérieure, cela est indifférent pour la mécanique rationnelle, si le mouvement effectif se trouve être exactement identique, et l'on pourra par conséquent adopter de préférence la dernière conception. Il en est nécessairement ainsi relativement à toute autre propriété naturelle, qu'il sera toujours possible de remplacer par la supposition d'une action externe, construite de manière à produire le même mouvement, ce qui permettra de se représenter le corps comme purement passif; seulement, à mesure que l'observation ou l'expérience feront connaître avec plus de précision les lois de ces forces intérieures, il faudra toujours modifier en conséquence le système des forces extérieures qu'on leur substitue hypothétiquement, ce qui conduira souvent à une très-grande complication. Ainsi, par exemple, l'observation ayant appris que le mouvement vertical d'un corps en vertu de sa pesanteur n'est point uniforme, mais continuellement accéléré, on ne pourra point l'assimiler à celui qu'imprimerait au corps une impulsion unique dont l'action ne se renouvellerait plus, puisqu'il en résulterait évidemment une vitesse constante: on sera donc obligé de concevoir le corps comme ayant reçu successivement, à des intervalles de temps infiniment petits, une série infinie de chocs infiniment petits, tels que, la vitesse produite par chacun s'ajoutant d'une manière continue à celle qui résulte de l'ensemble des précédens, le mouvement effectif soit indéfiniment varié; et si l'expérience prouve que l'accélération du mouvement est uniforme, on supposera tous ces chocs successifs constamment égaux entre eux: dans tout autre cas, il faudra leur supposer, soit pour la direction, soit pour l'intensité, une relation exactement conforme à la loi réelle de la variation du mouvement; mais, à ces conditions, il est clair que la substitution sera toujours possible.
Il serait inutile d'insister beaucoup pour faire sentir l'indispensable nécessité de supposer les corps dans cet état complétement passif, où l'on n'a plus à considérer que les forces extérieures qui leur sont appliquées, afin d'établir les lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. On conçoit que s'il fallait d'abord tenir compte de la modification quelconque que le corps peut imprimer, en vertu de ses forces naturelles, à l'action de chacune de ces puissances extérieures, on ne pourrait établir, en mécanique rationnelle, la moindre proposition générale, d'autant plus que cette modification est loin, dans la plupart des cas, d'être exactement connue. Ce n'est donc qu'en commençant par en faire totalement abstraction, pour ne penser qu'à la réaction des forces les unes sur les autres, qu'il devient possible de fonder une mécanique abstraite, de laquelle on passera ensuite à la mécanique concrète, en restituant aux corps leurs propriétés actives naturelles, primitivement écartées. Cette restitution constitue, en effet, la principale difficulté qu'on éprouve pour opérer la transition de l'abstrait au concret en mécanique, difficulté qui limite singulièrement dans la réalité les applications importantes de cette science, dont le domaine théorique est, en lui-même, nécessairement indéfini. Afin de donner une idée de la portée de cet obstacle fondamental, on peut dire que, dans l'état actuel de la science mathématique, il n'y a vraiment qu'une seule propriété naturelle et générale des corps dont nous sachions tenir compte d'une manière convenable, c'est la pesanteur, soit terrestre, soit universelle; et encore faut-il supposer, dans ce dernier cas, que la forme des corps est suffisamment simple. Mais si cette propriété se complique de quelques autres circonstances physiques, comme la résistance des milieux, les frottemens, etc., si même les corps sont seulement supposés à l'état fluide, ce n'est encore que fort imparfaitement qu'on est parvenu jusqu'ici à en apprécier l'influence dans les phénomènes mécaniques. A plus forte raison nous est-il impossible de prendre en considération les propriétés électriques ou chimiques, et, bien moins encore, les propriétés physiologiques. Aussi les grandes applications de la mécanique rationnelle sont-elles réellement bornées jusqu'ici aux seuls phénomènes célestes, et même à ceux de notre système solaire, où il suffit d'avoir uniquement égard à une gravitation générale, dont la loi est simple et bien déterminée, et qui présente néanmoins des difficultés qu'on ne sait point encore surmonter complétement, lorsqu'on veut tenir un compte exact de toutes les actions secondaires susceptibles d'effets appréciables. On conçoit par là à quel degré les questions doivent se compliquer quand on passe à la mécanique terrestre, dont la plupart des phénomènes, même les plus simples, ne comporteront probablement jamais, vu la faiblesse de nos moyens réels, une étude purement rationnelle et pourtant exacte d'après les lois générales de la mécanique abstraite, quoique la connaissance de ces lois, d'ailleurs évidemment indispensable, puisse souvent conduire à des indications importantes.
Après avoir expliqué la véritable nature de la conception fondamentale relative à l'état dans lequel les corps doivent être supposés en mécanique rationnelle, il nous reste à considérer les faits généraux ou les lois physiques du mouvement qui peuvent fournir une base réelle aux théories dont la science se compose. Cette importante exposition est d'autant plus indispensable, que, comme je l'ai indiqué ci-dessus, depuis qu'on s'est écarté de la route suivie par Newton, on a complétement méconnu le vrai caractère de ces lois, dont la notion ordinaire est encore essentiellement métaphysique.
Les lois fondamentales du mouvement me semblent pouvoir être réduites à trois, qui doivent être envisagées comme de simples résultats de l'observation, dont il est absurde de vouloir établir à priori la réalité, bien qu'on l'ait tenté fréquemment.
La première loi est celle qu'on désigne fort mal à propos sous le nom de loi d'inertie. Elle a été découverte par Képler. Elle consiste proprement en ce que tout mouvement est naturellement rectiligne et uniforme, c'est-à-dire que tout corps soumis à l'action d'une force unique quelconque, qui agit sur lui instantanément, se meut constamment en ligne droite et avec une vitesse invariable. L'influence de l'esprit métaphysique se manifeste particulièrement dans la manière dont cette loi est communément présentée. Au lieu de se borner à la regarder comme un fait observé, on a prétendu la démontrer abstraitement, par une application du principe de la raison suffisante, qui n'a pas la moindre solidité. En effet, pour expliquer, par exemple, la nécessité du mouvement rectiligne, on dit que le corps devait suivre la ligne droite, parce qu'il n'y a pas de raison pour qu'il s'écarte d'un côté plutôt que d'un autre de sa direction primitive. Il est aisé de constater l'invalidité radicale et même l'insignifiance complète d'une telle argumentation. D'abord, comment pourrions-nous être assurés qu'il n'y a pas de raison pour que le corps se dévie? que pouvons-nous savoir à cet égard, autrement que par l'expérience? Les considérations à priori fondées sur la nature des choses ne nous sont-elles pas complétement et nécessairement interdites en philosophie positive? D'ailleurs un tel principe, même quand on l'admettrait, ne comporte par lui-même qu'une application vague et arbitraire. Car, à l'origine du mouvement, c'est-à-dire à l'instant même où l'argument devrait être employé, il est clair que la trajectoire du corps n'a point encore de caractère géométrique déterminé, et que c'est seulement après que le corps a parcouru un certain espace qu'on peut constater quelle ligne il décrit. Il est évident, par la géométrie, que le mouvement initial, au lieu d'être regardé comme rectiligne, pourrait être indifféremment supposé circulaire, parabolique, ou suivant toute autre ligne tangente à la trajectoire effective, en sorte que la même argumentation répétée pour chacune de ces lignes, ce qui serait tout aussi légitime, conduirait à une conclusion absolument indéterminée. Pour peu qu'on réfléchisse sur un tel raisonnement, on ne tardera pas à reconnaître que, comme toutes les prétendues explications métaphysiques, il se réduit réellement à répéter en termes abstraits le fait lui-même, et à dire que les corps ont une tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite, ce qui était précisément la proposition à établir. L'insignifiance de ces considérations vagues et arbitraires finira par devenir palpable si l'on remarque que, par suite de semblables argumens, les philosophes de l'antiquité, et particulièrement Aristote, avaient, au contraire, regardé le mouvement circulaire comme naturel aux astres, en ce qu'il est le plus parfait de tous, conception qui n'est également que l'énonciation abstraite d'un phénomène mal analysé.
Je me suis borné à indiquer la critique des raisonnemens ordinaires relativement à la première partie de la loi d'inertie. On peut faire des remarques parfaitement analogues au sujet de la seconde partie, qui concerne l'invariabilité de la vitesse, et qu'on prétend aussi pouvoir démontrer abstraitement, en se bornant à dire qu'il n'y a pas de raison pour que le corps se meuve jamais plus lentement ou plus rapidement qu'à l'origine du mouvement.
Ce n'est donc point sur de telles considérations qu'on peut solidement établir une loi aussi importante, qui est un des fondemens nécessaires de toute la mécanique rationnelle. Elle ne saurait avoir de réalité qu'autant qu'on la conçoit comme basée sur l'observation. Mais, sous ce point de vue, l'exactitude en est évidente d'après les faits les plus communs. Nous avons continuellement occasion de reconnaître qu'un corps animé d'une force unique se meut constamment en ligne droite; et, s'il se dévie, nous pouvons aisément constater que cette modification tient à l'action simultanée de quelque autre force, active ou passive: enfin les mouvemens curvilignes eux-mêmes nous montrent clairement, par les phénomènes variés dus à ce qu'on appelle la force centrifuge, que les corps conservent constamment leur tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite. Il n'y a pour ainsi dire aucun phénomène dans la nature qui ne puisse nous fournir une vérification sensible de cette loi, sur laquelle est en partie fondée toute l'économie de l'univers. Il en est de même relativement à l'uniformité du mouvement. Tous les faits nous prouvent que, si le mouvement primitivement imprimé se ralentit toujours graduellement et finit par s'éteindre entièrement, cela provient des résistances que les corps rencontrent sans cesse, et sans lesquelles l'expérience nous porte à penser que la vitesse demeurerait indéfiniment constante, puisque nous voyons augmenter sensiblement la durée de ce mouvement à mesure que nous diminuons l'intensité de ces obstacles. On sait que le simple mouvement d'un pendule écarté de la verticale, qui, dans les circonstances ordinaires, se maintient à peine pendant quelques minutes, a pu se prolonger jusqu'à plus de trente heures, en diminuant autant que possible le frottement au point de la suspension, et faisant osciller le corps dans un vide très-approché, lors des expériences de Borda à l'Observatoire de Paris pour déterminer la longueur du pendule à secondes par rapport au mètre. Les géomètres citent aussi avec beaucoup de raison, comme une preuve manifeste de la tendance naturelle des corps à conserver indéfiniment leur vitesse acquise, l'invariabilité rigoureuse qu'on remarque si clairement dans les mouvemens célestes, qui, s'exécutant dans un milieu d'une rareté extrême, se trouvent dans les circonstances les plus favorables à une parfaite observation de la loi d'inertie, et qui, en effet, depuis vingt siècles qu'on les étudie avec quelque exactitude, ne nous présentent point encore la moindre altération certaine, quant à la durée des rotations, ou à celle des révolutions, quoique la suite des temps et le perfectionnement de nos moyens d'appréciation doivent probablement nous dévoiler un jour quelques variations encore inconnues.
Nous devons donc regarder comme une grande loi de la nature cette tendance spontanée de tous les corps à se mouvoir en ligne droite et avec une vitesse constante. Vu la confusion extrême des idées communes relativement à ce premier principe fondamental, il peut être utile de remarquer expressément ici que cette loi naturelle est tout aussi applicable aux corps vivans qu'aux corps inertes pour lesquels on la croit souvent exclusivement établie. Quelle que soit l'origine de l'impulsion qu'il a reçue, un corps vivant tend à persister, comme un corps inerte, dans la direction de son mouvement, et à conserver sa vitesse acquise: seulement il peut se développer en lui des forces susceptibles de modifier ou de supprimer ce mouvement, tandis que, pour les autres corps, ces modifications sont exclusivement dues à des agens extérieurs. Mais, dans ce cas même, nous pouvons acquérir une preuve directe et personnelle de l'universalité de la loi d'inertie, en considérant l'effort très-sensible que nous sommes obligés de faire pour changer la direction ou la vitesse de notre mouvement effectif, à tel point, que lorsque ce mouvement est très-rapide, il nous est impossible de le modifier ou de le suspendre à l'instant précis où nous le désirerions.
La seconde loi fondamentale du mouvement est due à Newton. Elle consiste dans le principe de l'égalité constante et nécessaire entre l'action et la réaction; c'est-à-dire, que toutes les fois qu'un corps est mû par un autre d'une manière quelconque, il exerce sur lui, en sens inverse, une réaction telle, que le second perd, en raison des masses, une quantité de mouvement exactement égale à celle que le premier a reçue. On a essayé quelquefois d'établir aussi à priori, ce théorème général de philosophie naturelle, qui n'en est pas plus susceptible que le précédent. Mais il a été beaucoup moins le sujet de considérations sophistiques, et presque tous les géomètres s'accordent maintenant à le regarder d'après Newton comme un simple résultat de l'observation, ce qui me dispense ici de toute discussion analogue à celle de la loi d'inertie. Cette égalité dans l'action réciproque des corps se manifeste dans tous les phénomènes naturels, soit que les corps agissent les uns sur les autres par impulsion, soit qu'ils agissent par attraction; il serait superflu d'en citer ici des exemples. Nous avons même tellement occasion de constater cette mutualité dans nos observations les plus communes, que nous ne saurions plus concevoir un corps agissant sur un autre, sans que celui-ci réagisse sur lui.
Je crois devoir seulement indiquer, dès ce moment, au sujet de cette seconde loi du mouvement, une remarque qui me semble importante, et qui d'ailleurs sera convenablement développée dans la dix-septième leçon. Elle consiste en ce que le célèbre principe de d'Alembert, d'après lequel on parvient à transformer si heureusement toutes les questions de dynamique en simples questions de statique, n'est vraiment autre chose que la généralisation complète de la loi de Newton, étendue à un système quelconque de forces. Ce principe en effet coïncide évidemment avec celui de l'égalité entre l'action et la réaction, lorsqu'on ne considère que deux forces. Une telle corrélation permet de concevoir désormais la proposition générale de d'Alembert comme ayant une base expérimentale, tandis qu'elle n'est communément établie jusqu'ici que sur des considérations abstraites peu satisfaisantes.
La troisième loi fondamentale du mouvement me paraît consister dans ce que je propose d'appeler le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens, qui conduit immédiatement à ce qu'on appelle vulgairement la composition des forces. Galilée est, à proprement parler, le véritable inventeur de cette loi, quoiqu'il ne l'ait point conçue précisément sous la forme que je crois devoir préférer ici. Considérée sous le point de vue le plus simple, elle se réduit à ce fait général, que tout mouvement exactement commun à tous les corps d'un système quelconque n'altère point les mouvemens particuliers de ces différens corps les uns à l'égard des autres, mouvemens qui continuent à s'exécuter comme si l'ensemble du système était immobile. Pour énoncer cet important principe avec une précision rigoureuse, qui n'exige plus aucune restriction, il faut concevoir que tous les points du système décrivent à la fois des droites parallèles et égales, et considérer que ce mouvement général, avec quelque vitesse et dans quelque direction qu'il puisse avoir lieu, n'affectera nullement les mouvemens relatifs.
Ce serait vainement qu'on tenterait d'établir par aucune idée à priori cette grande loi fondamentale, qui n'en est pas plus susceptible que les deux précédentes. On pourrait, tout au plus, concevoir que si les corps du système sont entre eux à l'état de repos, ce déplacement commun, qui ne change évidemment ni leurs distances ni leurs situations respectives, ne saurait altérer cette immobilité relative: encore même, l'ignorance absolue où nous sommes nécessairement de la nature intime des corps et des phénomènes, ne nous permet point d'affirmer rationnellement, avec une sécurité parfaite, que l'introduction de cette circonstance nouvelle ne modifiera pas d'une manière inconnue les conditions primitives du système. Mais l'insuffisance d'une telle argumentation devient surtout sensible quand on essaie de l'appliquer au cas le plus étendu et le plus important, à celui où les différens corps du système sont en mouvement les uns à l'égard des autres. En s'attachant à faire abstraction, aussi complétement que possible, des observations si connues et si variées qui nous font reconnaître alors l'exactitude physique de ce principe, il sera facile de constater qu'aucune considération rationnelle ne nous donne le droit de conclure a priori que le mouvement général ne fera naître aucun changement dans les mouvemens particuliers. Cela est tellement vrai, que lorsque Galilée a exposé pour la première fois cette grande loi de la nature, il s'est élevé de toutes parts une foule d'objections a priori tendant à prouver l'impossibilité rationnelle d'une telle proposition, qui n'a été unanimement admise, que lorsqu'on a abandonné le point de vue logique pour se placer au point de vue physique.
C'est donc seulement comme un simple résultat général de l'observation et de l'expérience que cette loi peut être en effet solidement établie. Mais, ainsi considérée, il est évident qu'aucune proposition de philosophie naturelle n'est fondée sur des observations aussi simples, aussi diverses, aussi multipliées, aussi faciles à vérifier. Il ne s'opère point dans le monde réel un seul phénomène dynamique qui n'en puisse offrir une preuve sensible; et toute l'économie de l'univers serait évidemment bouleversée de fond en comble, si on supposait que cette loi n'existât plus. C'est ainsi, par exemple, que dans le mouvement général d'un vaisseau, quelque rapide qu'il puisse être et suivant quelque direction qu'il ait lieu, les mouvemens relatifs continuent à s'exécuter, sauf les altérations provenant du roulis et du tangage, exactement comme si le vaisseau était immobile, en se composant avec le mouvement total pour un observateur qui n'y participerait pas. De même, nous voyons continuellement le déplacement général d'un foyer chimique, ou d'un corps vivant, n'affecter en aucune manière les mouvemens internes qui s'y exécutent. C'est ainsi surtout, pour citer l'exemple le plus important, que le mouvement du globe terrestre ne trouble nullement les phénomènes mécaniques qui s'opèrent à sa surface ou dans son intérieur. On sait que l'ignorance de cette troisième loi du mouvement a été précisément le principal obstacle scientifique qui s'est opposé pendant si long-temps à l'établissement de la théorie de Copernic, contre laquelle une telle considération présentait alors, en effet, des objections insurmontables, dont les coperniciens n'avaient essayé de se dégager que par de vaines subtilités métaphysiques avant la découverte de Galilée. Mais, depuis que le mouvement de la terre a été universellement reconnu, les géomètres l'ont présenté, avec raison, comme offrant lui-même une confirmation essentielle de la réalité de cette loi. Laplace a proposé à ce sujet une considération indirecte fort ingénieuse, que je crois utile d'indiquer ici, parce qu'elle nous montre le principe de l'indépendance des mouvemens sous la vérification d'une expérience continuelle et très-sensible. Elle consiste à remarquer que, si le mouvement général de la terre pouvait altérer en aucune manière les mouvemens particuliers qui s'exécutent à sa surface, cette altération ne saurait évidemment être la même pour tous ces mouvemens quelle que fût leur direction, et qu'ils en seraient nécessairement diversement affectés suivant l'angle plus ou moins grand que ferait cette direction avec celle du mouvement du globe. Ainsi, par exemple, le mouvement oscillatoire d'un pendule devrait alors nous présenter des différences très-considérables selon l'azimuth du plan vertical dans lequel il s'exécute, et qui lui donne une direction tantôt conforme, tantôt contraire, et fort inégalement contraire, à celle du mouvement de la terre; tandis que l'expérience ne nous manifeste jamais, à cet égard, la moindre variation, même en mesurant le phénomène avec l'extrême précision que comporte, sous ce rapport, l'état actuel de nos moyens d'observation.
Afin de prévenir toute interprétation inexacte et toute application vicieuse de la troisième loi du mouvement, il importe de remarquer que, par sa nature, elle n'est relative qu'aux mouvemens de translation, et qu'on ne doit jamais l'étendre à aucun mouvement de rotation. Les mouvemens de translation sont évidemment, en effet, les seuls qui puissent être rigoureusement communs, pour le degré aussi bien que pour la direction, à toutes les diverses parties d'un système quelconque. Cette exacte parité ne saurait jamais avoir lieu quand il s'agit d'un mouvement de rotation, qui présente toujours nécessairement des inégalités entre les diverses parties du système, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du centre de la rotation. C'est pourquoi tout mouvement de ce genre tend constamment à altérer l'état du système, et l'altère en effet si les conditions de liaison entre les diverses parties ne constituent pas une résistance suffisante. Ainsi, par exemple, dans le cas d'un vaisseau, ce n'est pas le mouvement général de progression qui peut troubler les mouvemens particuliers; le dérangement n'est dû qu'aux effets secondaires du roulis et du tangage, qui sont des mouvemens de rotation. Qu'une montre soit simplement transportée dans une direction quelconque avec autant de rapidité qu'on voudra, mais sans tourner nullement, elle n'en sera jamais affectée; tandis qu'un médiocre mouvement de rotation suffira seul pour déranger promptement sa marche. La différence entre ces deux effets deviendrait surtout sensible, en répétant l'expérience sur un corps vivant. Enfin, c'est par suite d'une telle distinction, que nous ne saurions avoir aucun moyen de constater, par des phénomènes purement terrestres, la réalité du mouvement de translation de la terre, qui n'a pu être découvert que par des observations célestes; tandis que, relativement à son mouvement de rotation, il détermine nécessairement à la surface de la terre, vu l'inégalité de force centrifuge entre les différens points du globe, des phénomènes très-sensibles, quoique peu considérables, dont l'analyse pourrait suffire pour démontrer, indépendamment de toute considération astronomique, l'existence de cette rotation.
Le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens étant une fois établi, il est facile de concevoir qu'il conduit immédiatement à la règle élémentaire ordinairement usitée pour ce qu'on appelle la composition des forces, qui n'est vraiment autre chose qu'une nouvelle manière de considérer et d'énoncer la troisième loi du mouvement. En effet, la proposition du parallélogramme des forces, envisagée sous le point de vue le plus positif, consiste proprement en ce que, lorsqu'un corps est animé à la fois de deux mouvemens uniformes dans des directions quelconques, il décrit, en vertu de leur combinaison, la diagonale du parallélogramme dont il eût dans le même temps décrit séparément les côtés en vertu de chaque mouvement isolé. Or n'est-ce pas là évidemment une simple application directe du principe de l'indépendance des mouvemens, d'après lequel le mouvement particulier du corps le long d'une certaine droite n'est nullement troublé par le mouvement général qui entraîne parallèlement à elle-même la totalité de cette droite le long d'une autre droite quelconque? Cette considération conduit sur-le-champ à la construction géométrique énoncée par la règle du parallélogramme des forces. C'est ainsi que ce théorème fondamental de la mécanique rationnelle me paraît être présenté directement comme une loi naturelle, ou du moins comme une application immédiate d'une des plus grandes lois de la nature. Telle est, à mon gré, la seule manière vraiment philosophique d'établir solidement cette importante proposition, pour écarter définitivement tous les nuages métaphysiques dont elle est encore environnée et la mettre complétement à l'abri de toute objection réelle. Toutes les prétendues démonstrations analytiques qu'on a successivement essayé d'en donner d'après des considérations purement abstraites, outre qu'elles reposent ordinairement sur une interprétation vicieuse et sur une fausse application du principe analytique de l'homogénéité, supposent d'ailleurs que la proposition est évidente par elle-même dans certains cas particuliers, quand les deux forces, par exemple, agissent suivant une même droite, évidence qui ne peut résulter alors que de l'observation effective de la loi naturelle de l'indépendance des mouvemens, dont l'indispensabilité se trouve ainsi irrécusablement manifestée. Il serait étrange, en effet, pour quiconque envisage directement la question sous un point de vue philosophique, que, par de simples combinaisons logiques, l'esprit humain pût ainsi découvrir une loi réelle de la nature, sans consulter aucunement le monde extérieur.
Cette notion étant de la plus haute importance quant à la manière de concevoir la mécanique rationnelle, et s'écartant beaucoup de la marche habituellement adoptée aujourd'hui, je crois devoir la présenter encore sous un dernier point de vue qui achèvera de l'éclaircir, en montrant que, malgré tous les efforts des géomètres pour éluder à cet égard l'emploi des considérations expérimentales, la loi physique de l'indépendance des mouvemens reste implicitement, même de leur aveu unanime, une des bases essentielles de la mécanique, quoique présentée sous une forme différente et à une autre époque de l'exposition.
Il suffit, pour cela, de reconnaître que cette loi, au lieu d'être exposée directement dans l'étude des prolégomènes de la science, se retrouve plus tard admise par tous les géomètres, comme établissant le principe de la proportionnalité des vitesses aux forces, base nécessaire de la dynamique ordinaire.
Afin de saisir convenablement le vrai caractère de cette question, il faut remarquer que les rapports des forces peuvent être déterminés de deux manières différentes, soit par le procédé statique, soit par le procédé dynamique. En effet, nous ne jugeons pas toujours du rapport de deux forces d'après l'intensité plus ou moins grande des mouvemens qu'elles peuvent imprimer à un même corps. Nous l'apprécions fréquemment aussi d'après de simples considérations d'équilibre mutuel, en regardant comme égales les forces qui, appliquées en sens contraire, suivant une même droite, se détruisent réciproquement, et ensuite comme double, triple, etc. d'une autre, la force qui ferait équilibre à deux, trois, etc., forces égales à celle-ci, et toutes directement opposées à la seconde. Ce nouveau moyen de mesure est, en réalité, tout aussi usité que le précédent. Cela posé, la question consiste essentiellement à savoir si les deux moyens sont toujours et nécessairement équivalens, c'est-à-dire si, les rapports des forces étant d'abord seulement définis par la considération statique, il s'ensuivra, sous le point de vue dynamique, qu'elles imprimeront à une même masse des vitesses qui leur soient exactement proportionnelles. Cette corrélation n'est nullement évidente par elle-même; tout au plus peut-on concevoir à priori que les plus grandes forces doivent nécessairement donner les plus grandes vitesses. Mais l'observation seule peut décider si c'est à la première puissance de la force ou à toute autre fonction croissante que la vitesse est proportionnelle.
C'est pour déterminer quelle est, à cet égard, la véritable loi de la nature, que, de l'aveu de tous les géomètres et particulièrement de Laplace, il faut considérer le fait général de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens. Il est facile de voir, d'après le raisonnement de Laplace, que la théorie de la proportionnalité des vitesses aux forces est une conséquence nécessaire et immédiate de ce fait général, appliqué à deux forces qui agissent dans la même direction. Car, si un corps, en vertu d'une certaine force, a parcouru un espace déterminé suivant une certaine droite, et qu'on vienne à ajouter, selon la même direction, une seconde force égale à la première; d'après la loi de l'indépendance des mouvemens, cette nouvelle force ne fera que déplacer la totalité de la droite d'application d'une égale quantité dans le même temps, sans altérer le mouvement du corps le long de cette droite, en sorte que par la composition des deux mouvemens, ce corps aura effectivement parcouru un espace double de celui qui correspondait à la force primitive. Telle est la seule manière dont on puisse réellement constater la proportionnalité générale des vitesses aux forces, que je dois ainsi me dispenser de regarder comme une quatrième loi fondamentale du mouvement, puisqu'elle rentre dans la troisième.
Il est donc évident que, quand on a cru pouvoir se dispenser en mécanique du fait général de l'indépendance des mouvemens pour établir la loi fondamentale de la composition des forces, la nécessité de regarder cette proposition de philosophie naturelle comme une des bases indispensables de la science s'est reproduite inévitablement pour démontrer la loi non moins importante des forces proportionnelles aux vitesses, ce qui met cette nécessité hors de toute contestation. Ainsi quel a été le résultat réel de tous les efforts intellectuels qui ont été tentés pour éviter d'introduire directement, dans les prolégomènes de la mécanique, cette observation fondamentale? seulement de paraître s'en dispenser en statique, et de ne la prendre évidemment en considération qu'aussitôt qu'on passe à la dynamique. Tout se réduit donc effectivement à une simple transposition. Il est clair qu'un résultat aussi peu important n'est nullement proportionné à la complication des procédés indirects qui ont été employés pour y parvenir, quand même ces procédés seraient logiquement irréprochables, et nous avons expressément reconnu le contraire. Il est donc, sous tous les rapports, beaucoup plus satisfaisant de se conformer franchement et directement à la nécessité philosophique de la science, et, puisqu'elle ne saurait se passer d'une base expérimentale, de reconnaître nettement cette base dès l'origine. Aucune autre marche ne peut rendre complétement positive une science qui, sans de tels fondemens, conserverait encore un certain caractère métaphysique.
Telles sont donc les trois lois physiques du mouvement qui fournissent à la mécanique rationnelle une base expérimentale suffisante, sur laquelle l'esprit humain, par de simples opérations logiques, et sans consulter davantage le monde extérieur, peut solidement établir l'édifice systématique de la science. Quoique ces trois lois me semblent pouvoir suffire, je ne vois à priori aucune raison de n'en point augmenter le nombre, si on parvenait effectivement à constater qu'elles ne sont pas strictement complètes. Cette augmentation me paraîtrait un fort léger inconvénient pour la perfection rationnelle de la science, puisque ces lois ne sauraient jamais évidemment être très-multipliées; je regarderais comme préférable, en thèse générale, d'en établir une ou deux de plus, si, pour l'éviter, il fallait recourir à des considérations trop détournées, qui fussent de nature à altérer le caractère positif de la science. Mais l'ensemble des trois lois ci-dessus exposées remplit convenablement, à mes yeux, toutes les conditions essentielles réellement imposées par la nature des théories de la mécanique rationnelle. En effet, la première, celle de Képler, détermine complétement l'effet produit par une force unique agissant instantanément: la seconde, celle de Newton, établit la règle fondamentale pour la communication du mouvement par l'action des corps les uns sur les autres; enfin la troisième, celle de Galilée, conduit immédiatement au théorème général relatif à la composition des mouvemens. On conçoit, d'après cela, que toute la mécanique des mouvemens uniformes ou des forces instantanées peut être entièrement traitée comme une conséquence directe de la combinaison de ces trois lois, qui, étant de leur nature extrêmement précises, sont évidemment susceptibles d'être aussitôt exprimées par des équations analytiques faciles à obtenir. Quant à la partie la plus étendue et la plus importante de la mécanique, celle qui en constitue essentiellement la difficulté, c'est-à-dire la mécanique des mouvemens variés ou des forces continues, on peut concevoir, d'une manière générale, la possibilité de la ramener à la mécanique élémentaire dont nous venons d'indiquer le caractère, par l'application de la méthode infinitésimale, qui permettra de substituer, pour chaque instant infiniment petit, un mouvement uniforme au mouvement varié, d'où résulteront immédiatement les équations différentielles relatives à cette dernière espèce de mouvemens. Il sera sans doute fort important d'établir directement et avec précision, dans les leçons suivantes, la manière générale d'employer une telle méthode pour résoudre les deux problèmes essentiels de la mécanique rationnelle, et de considérer soigneusement les principaux résultats que les géomètres ont ainsi obtenus relativement aux lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. Mais il est, dès ce moment, évident que la science se trouve réellement fondée par l'ensemble des trois lois physiques établies ci-dessus, et que tout le travail devient désormais purement rationnel, devant consister seulement dans l'usage à faire de ces lois pour la solution des différentes questions générales. En un mot, la séparation entre la partie nécessairement physique et la partie simplement logique de la science me semble pouvoir être ainsi nettement effectuée d'une manière exacte et définitive.
Pour terminer cet aperçu général du caractère philosophique de la mécanique rationnelle, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer sommairement les divisions principales de cette science, les divisions secondaires devant être envisagées dans les leçons suivantes.
La première et la plus importante division naturelle de la mécanique consiste à distinguer deux ordres de questions, suivant qu'on se propose la recherche des conditions de l'équilibre, ou l'étude des lois du mouvement, d'où la statique, et la dynamique. Il suffit d'indiquer une telle division, pour en faire comprendre directement la nécessité générale. Outre la différence effective qui existe évidemment entre ces deux classes fondamentales de problèmes, il est aisé de concevoir à priori que les questions de statique doivent être, en général, par leur nature, bien plus faciles à traiter que les questions de dynamique. Cela résulte essentiellement de ce que, dans les premières, on fait, comme on l'a dit avec raison, abstraction du temps; c'est-à-dire que, le phénomène à étudier étant nécessairement instantané, on n'a pas besoin d'avoir égard aux variations que les forces du système peuvent éprouver dans les divers instans successifs. Cette considération qu'il faut, au contraire, introduire dans toute question de dynamique, y constitue un élément fondamental de plus, qui en fait la principale difficulté. Il suit, en thèse générale, de cette différence radicale, que la statique tout entière, quand on la traite comme un cas particulier de la dynamique, correspond seulement à la partie de beaucoup la plus simple de la dynamique, à celle qui concerne la théorie des mouvemens uniformes, comme nous l'établirons spécialement dans la leçon suivante.
L'importance de cette division est bien clairement vérifiée par l'histoire générale du développement effectif de l'esprit humain. Nous voyons, en effet, que les anciens avaient acquis quelques connaissances fondamentales très-essentielles relativement à l'équilibre, soit des solides, soit des fluides, comme on le voit surtout par les belles recherches d'Archimède, quoiqu'ils fussent encore fort éloignés de posséder une statique rationnelle vraiment complète. Au contraire, ils ignoraient entièrement la dynamique, même la plus élémentaire; la première création de cette science toute moderne est due à Galilée.
Après cette division fondamentale, la distinction la plus importante à établir en mécanique consiste à séparer, soit dans la statique, soit dans la dynamique, l'étude des solides et celle des fluides. Quelque essentielle que soit cette division, je ne la place qu'en seconde ligne, et subordonnée à la précédente, suivant la méthode établie par Lagrange, car c'est, ce me semble, s'exagérer son influence que de la constituer division principale, comme on le fait encore dans les traités ordinaires de mécanique. Les principes essentiels de statique ou de dynamique sont, en effet, nécessairement les mêmes pour les fluides que pour les solides; seulement les fluides exigent d'ajouter aux conditions caractéristiques du système une considération de plus, celle relative à la variabilité de forme, qui définit généralement leur constitution mécanique propre. Mais, tout en plaçant cette distinction au rang convenable, il est facile de concevoir à priori son extrême importance, et de sentir, en général, combien elle doit augmenter la difficulté fondamentale des questions, soit dans la statique, soit surtout dans la dynamique. Car cette parfaite indépendance réciproque des molécules, qui caractérise les fluides, oblige de considérer séparément chaque molécule, et, par conséquent, d'envisager toujours, même dans le cas le plus simple, un système composé d'une infinité de forces distinctes. Il en résulte, pour la statique, l'introduction d'un nouvel ordre de recherches, relativement à la figure du système dans l'état d'équilibre, question très-difficile par sa nature, et dont la solution générale est encore peu avancée, même pour le seul cas de la pesanteur universelle. Mais la difficulté est encore plus sensible dans la dynamique. En effet, l'obligation où l'on se trouve alors strictement de considérer à part le mouvement propre de chaque molécule, pour faire une étude vraiment complète du phénomène, introduit dans la question, envisagée sous le point de vue analytique, une complication jusqu'à présent inextricable en général, et qu'on n'est encore parvenu à surmonter, même dans le cas très-simple d'un fluide uniquement mû par sa pesanteur terrestre, qu'à l'aide d'hypothèses fort précaires, comme celle de Daniel Bernouilli sur le parallélisme des tranches, qui altèrent d'une manière notable la réalité des phénomènes. On conçoit donc, en thèse générale, la plus grande difficulté nécessaire de l'hydrostatique, et surtout de l'hydrodynamique, par rapport à la statique et à la dynamique proprement dites, qui sont en effet bien plus avancées.
Il faut ajouter à ce qui précède, pour se faire une juste idée générale de cette différence fondamentale, que la définition caractéristique par laquelle les géomètres distinguent les solides et les fluides en mécanique rationnelle, n'est véritablement, à l'égard des uns comme à l'égard des autres, qu'une représentation exagérée, et, par conséquent, strictement infidèle de la réalité. En effet, quant aux fluides principalement, il est clair que leurs molécules ne sont point réellement dans cet état rigoureux d'indépendance mutuelle où nous sommes obligés de les supposer en mécanique, en les assujétissant seulement à conserver entre elles un volume constant s'il s'agit d'un liquide, ou, s'il s'agit d'un gaz, un volume variable suivant une fonction donnée de la pression, par exemple, en raison inverse de cette pression, d'après la loi de Mariotte. Un grand nombre de phénomènes naturels sont, au contraire, essentiellement dus à l'adhérence mutuelle des molécules d'un fluide, liaison qui est seulement beaucoup moindre que dans les solides. Cette adhésion, dont on fait abstraction pour les fluides mathématiques, et qu'il semble, en effet, presqu'impossible de prendre convenablement en considération, détermine, comme on sait, des différences très-sensibles entre les phénomènes effectifs et ceux qui résultent de la théorie, soit pour la statique, soit surtout, pour la dynamique, par exemple relativement à l'écoulement d'un liquide pesant par un orifice déterminé, où l'observation s'écarte notablement de la théorie quant à la dépense de liquide en un temps donné.
Quoique la définition mathématique des solides se trouve représenter beaucoup plus exactement leur état réel, on a cependant plusieurs occasions de reconnaître la nécessité de tenir compte en certains cas de la possibilité de séparation mutuelle qui existe toujours entre les molécules d'un solide, si les forces qui leur sont appliquées, acquièrent une intensité suffisante, et dont on fait complétement abstraction en mécanique rationnelle. C'est ce qu'on peut aisément constater surtout dans la théorie de la rupture des solides, qui, à peine ébauchée par Galilée, par Huyghens, et par Leïbnitz, se trouve aujourd'hui dans un état fort imparfait et même très-précaire, malgré les travaux de plusieurs autres géomètres, et qui néanmoins serait importante pour éclairer plusieurs questions de mécanique terrestre, principalement de mécanique industrielle. On doit pourtant remarquer, à ce sujet, que cette imperfection est à la fois beaucoup moins sensible et bien moins importante que celle ci-dessus notée, relativement à la mécanique des fluides. Car elle se trouve ne pouvoir nullement influer sur les questions de mécanique céleste, qui constituent réellement, comme nous avons eu plusieurs occasions de le reconnaître, la principale application, et probablement la seule qui puisse être jamais vraiment complète, de la mécanique rationnelle.
Enfin nous devons encore signaler, en thèse générale, dans la mécanique actuelle, une lacune, secondaire il est vrai, mais qui n'est pas sans importance, relativement à la théorie d'une classe de corps qui sont dans un état intermédiaire entre la solidité et la fluidité rigoureuses, et qu'on pourrait appeler semi-fluides, ou semi-solides: tels sont par exemple, d'une part, les sables, et, d'une autre part, les fluides à l'état gélatineux. Il a été présenté quelques considérations rationnelles au sujet de ces corps, sous le nom fluides imparfaits, surtout relativement à leurs surfaces d'équilibre. Mais leur théorie propre n'a jamais été réellement établie d'une manière générale et directe.
Tels sont les principaux aperçus généraux que j'ai cru devoir indiquer sommairement pour faire apprécier le caractère philosophique qui distingue la mécanique rationnelle, envisagée dans son ensemble. Il s'agit maintenant, en considérant sous le même point de vue philosophique la composition effective de la science, d'apprécier comment, par les importans travaux successifs des plus grands géomètres, cette seconde section générale si étendue, si essentielle, et si difficile de la mathématique concrète, a pu être élevée à cet éminent degré de perfection théorique qu'elle a atteint de nos jours dans l'admirable traité de Lagrange, et qui nous présente toutes les questions abstraites qu'elle est susceptible d'offrir, ramenées, d'après un principe unique, à ne plus dépendre que de recherches purement analytiques, comme nous l'avons déjà reconnu pour les problèmes géométriques. Ce sera l'objet des trois leçons suivantes; la première consacrée à la statique, la seconde à la dynamique, et la troisième, à l'examen des théorèmes généraux de la mécanique rationnelle.
Sommaire. Vue générale de la statique.
L'ensemble de la mécanique rationnelle peut être traité d'après deux méthodes générales essentiellement distinctes et inégalement parfaites, suivant que la statique est conçue d'une manière directe, ou qu'elle est considérée comme un cas particulier de la dynamique. Par la première méthode, on s'occupe immédiatement de découvrir un principe d'équilibre suffisamment général, qu'on applique ensuite à la détermination des conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces possibles. Par la seconde, au contraire, on cherche d'abord quel serait le mouvement résultant de l'action simultanée des diverses forces quelconques proposées, et on en déduit les relations qui doivent exister entre ces forces pour que ce mouvement soit nul.
La statique étant nécessairement d'une nature plus simple que la dynamique, la première méthode a pu seule être employée à l'origine de la mécanique rationnelle. C'est, en effet, la seule qui fût connue des anciens, entièrement étrangers à toute idée de dynamique, même la plus élémentaire. Archimède, vrai fondateur de la statique, et auquel sont dues toutes les notions essentielles que l'antiquité possédait à cet égard, commence à établir la condition d'équilibre de deux poids suspendus aux deux extrémités d'un levier droit, c'est-à-dire la nécessité que ces poids soient en raison inverse de leurs distances au point d'appui du levier; et il s'efforce ensuite de ramener autant que possible à ce principe unique la recherche des relations d'équilibre propres à d'autres systèmes de forces. Pareillement, quant à la statique des fluides, il pose d'abord son célèbre principe, consistant en ce que tout corps plongé dans un fluide perd une partie de son poids égale au poids du fluide déplacé; et ensuite il en déduit, dans un grand nombre de cas, la théorie de la stabilité des corps flottans. Mais le principe du levier n'avait point par lui-même une assez grande généralité pour qu'il fût possible de l'appliquer réellement à la détermination des conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces. Par quelques ingénieux artifices qu'on ait successivement essayé d'en étendre l'usage, on n'a pu effectivement y ramener que les systèmes composés de forces parallèles. Quant aux forces dont les directions concourent, on a d'abord essayé de suivre une marche analogue, en imaginant de nouveaux principes directs d'équilibre spécialement propres à ce cas plus général, et parmi lesquels il faut surtout remarquer l'heureuse idée de Stévin, relative à l'équilibre du système de deux poids posés sur deux plans inclinés adossés. Cette nouvelle idée-mère eût peut-être suffi strictement pour combler la lacune que laissait dans la statique le principe d'Archimède, puisque Stévin était parvenu à en déduire les rapports d'équilibre entre trois forces appliquées en un même point, dans le cas du moins où deux de ces forces sont à angles droits; et il avait même remarqué que les trois forces sont alors entre elles comme les trois côtés d'un triangle dont les angles seraient égaux à ceux formés par ces trois forces. Mais, la dynamique ayant été fondée dans le même temps par Galilée, les géomètres cessèrent de suivre l'ancienne marche statique directe, préférant procéder à la recherche des conditions d'équilibre d'après les lois dès lors connues de la composition des forces. C'est par cette dernière méthode que Varignon découvrit la véritable théorie générale de l'équilibre d'un système de forces appliquées en un même point, et que plus tard d'Alembert établit enfin, pour la première fois, les équations d'équilibre d'un système quelconque de forces appliquées aux différens points d'un corps solide de forme invariable. Cette méthode est encore aujourd'hui la plus universellement employée.
Au premier abord, elle semble peu rationnelle, puisque, la dynamique étant plus compliquée que la statique, il ne paraît nullement convenable de faire dépendre celle-ci de l'autre. Il serait, en effet, plus philosophique de ramener au contraire, s'il est possible, la dynamique à la statique, comme on y est parvenu depuis. Mais on doit néanmoins reconnaître que, pour traiter complétement la statique comme un cas particulier de la dynamique, il suffit d'avoir formé seulement la partie la plus élémentaire de celle-ci, la théorie des mouvemens uniformes, sans avoir aucun besoin de la théorie des mouvemens variés. Il importe d'expliquer avec précision cette distinction fondamentale.
A cet effet, observons d'abord qu'il existe, en général, deux sortes de forces: 1º les forces que j'appelle instantanées, comme les impulsions, qui n'agissent sur un corps qu'à l'origine du mouvement, en l'abandonnant à lui-même aussitôt qu'il est en marche; 2º les forces qu'on appelle assez improprement accélératrices, et que je préfère nommer continues, comme les attractions, qui agissent sans cesse sur le mobile pendant toute la durée du mouvement. Cette distinction équivaut évidemment à celle des mouvemens uniformes et des mouvemens variés; car il est clair, en vertu de la première des trois lois fondamentales du mouvement exposées dans la leçon précédente, que toute force instantanée doit nécessairement produire un mouvement uniforme, tandis que toute force continue doit, au contraire, par sa nature, imprimer au mobile un mouvement indéfiniment varié. Cela posé, on conçoit fort aisément, à priori, comme je l'ai déjà indiqué plusieurs fois, que la partie de la dynamique relative aux forces instantanées ou aux mouvemens uniformes doit être, sans aucune comparaison, infiniment plus simple que celle qui concerne les forces continues ou les mouvemens variés, et dans laquelle consiste essentiellement toute la difficulté de la dynamique. La première partie présente une telle facilité, qu'elle peut être traitée dans son ensemble comme une conséquence immédiate des trois lois fondamentales du mouvement, ainsi que je l'ai expressément remarqué à la fin de la leçon précédente. Or il est maintenant aisé de concevoir, en thèse générale, que c'est seulement de cette première partie de la dynamique qu'on a besoin pour constituer la statique comme un cas particulier de la dynamique.
En effet, le phénomène d'équilibre, dont il s'agit alors de découvrir les lois, est évidemment, par sa nature, un phénomène instantané, qui doit être étudié sans aucun égard au temps. La considération du temps ne s'introduit que dans les recherches relatives à ce qu'on appelle la stabilité de l'équilibre; mais ces recherches ne font plus, à proprement parler, partie de la statique, et rentrent essentiellement dans la dynamique. En un mot, suivant l'aphorisme ordinaire déjà cité, on fait toujours, en statique, abstraction du temps. Il en résulte qu'on y peut regarder comme instantanées toutes les forces que l'on considère, sans que les théories cessent pour cela d'avoir toute la généralité nécessaire. Car, à chaque époque de son action, une force continue peut toujours évidemment être remplacée par une force instantanée mécaniquement équivalente, c'est-à-dire susceptible d'imprimer au mobile une vitesse égale à celle que lui donne effectivement en cet instant la force proposée. A la vérité, il faudra, dans le moment infiniment petit suivant, substituer à cette force instantanée une nouvelle force de même nature, pour représenter le changement effectif de la vitesse, de telle sorte que, en dynamique, où l'on doit considérer l'état du mobile dans les divers instans successifs, on retrouvera nécessairement par la variation de ces forces instantanées la difficulté fondamentale inhérente à la nature des forces continues, et qui n'aura fait que changer de forme. Mais, en statique, où il ne s'agit d'envisager les forces que dans un instant unique, on n'aura point à tenir compte de ces variations, et les lois générales de l'équilibre, ainsi établies en considérant toutes les forces comme instantanées, n'en seront pas moins applicables à des forces continues, pourvu qu'on ait soin, dans cette application, de substituer à chaque force continue la force instantanée qui lui correspond en ce moment.
On conçoit donc nettement par là comment la statique abstraite peut être traitée avec facilité comme une simple application de la partie la plus élémentaire de la dynamique, celle qui se rapporte aux mouvemens uniformes. La manière la plus convenable d'effectuer cette application consiste à remarquer que, lorsque des forces quelconques sont en équilibre, chacune d'entre elles, considérée isolément, peut être regardée comme détruisant l'effet de l'ensemble de toutes les autres. Ainsi la recherche des conditions de l'équilibre se réduit, en général, à exprimer que l'une quelconque des forces du système, est égale et directement opposée à la résultante de toutes les autres. La difficulté ne consiste donc, dans cette méthode, qu'à déterminer cette résultante, c'est-à-dire à composer entre elles les forces proposées. Cette composition s'effectue immédiatement pour le cas de deux forces d'après la troisième loi fondamentale du mouvement, et l'on en déduit ensuite la composition d'un nombre quelconque de forces. La question élémentaire présente, comme on sait, deux cas essentiellement distincts, suivant que les deux forces à composer agissent dans des directions convergentes ou dans des directions parallèles. Chacun de ces deux cas peut être traité comme dérivant de l'autre, d'où résulte parmi les géomètres une certaine divergence dans la manière d'établir les lois élémentaires de la composition des forces, suivant le cas que l'on choisit pour point de départ. Mais, sans contester la possibilité rigoureuse de procéder autrement, il me semble plus rationnel, plus philosophique et plus strictement conforme à l'esprit de cette manière de traiter la statique, de commencer par la composition des forces qui concourent, d'où l'on déduit naturellement celle des forces parallèles comme cas particulier, tandis que la déduction inverse ne peut se faire qu'à l'aide de considérations indirectes, qui, quelque ingénieuses qu'elles puissent être, présentent nécessairement quelque chose de forcé.
Après avoir établi les lois élémentaires de la composition des forces, les géomètres, avant de les appliquer à la recherche des conditions de l'équilibre, leur font éprouver ordinairement une importante transformation, qui, sans être complétement indispensable, présente néanmoins, sous le rapport analytique, la plus haute utilité, par l'extrême simplification qu'elle introduit dans l'expression algébrique des conditions d'équilibre. Cette transformation consiste dans ce qu'on appelle la théorie des momens, dont la propriété essentielle est de réduire analytiquement toutes les lois de la composition des forces à de simples additions et soustractions. La dénomination de momens, entièrement détournée aujourd'hui de sa signification première, ne désigne plus maintenant que la considération abstraite du produit d'une force par une distance. Il faut distinguer, comme on sait, deux sortes de momens, les momens par rapport à un point, qui indiquent le produit d'une force par la perpendiculaire abaissée de ce point sur sa direction, et les momens par rapport à un plan, qui désignent le produit de la force par la distance de son point d'application à ce plan. Les premiers ne dépendent évidemment que de la direction de la force, et nullement de son point d'application; ils sont spécialement appropriés par leur nature à la théorie des forces non parallèles: les seconds au contraire, ne dépendent que du point d'application de la force, et nullement de sa direction; ils sont donc essentiellement destinés à la théorie des forces parallèles. Nous aurons occasion d'indiquer plus bas par quelle heureuse idée fondamentale M. Poinsot est parvenu à attribuer généralement, et de la manière la plus naturelle, une signification concrète directe à l'un et à l'autre genre de momens, qui n'avaient réellement avant lui qu'une valeur abstraite.
La notion des momens une fois établie, leur théorie élémentaire consiste essentiellement dans ces deux propriétés générales très-remarquables, qu'on déduit aisément de la composition des forces: 1º si l'on considère un système de forces toutes situées dans un même plan, et disposées d'ailleurs d'une manière quelconque, le moment de leur résultante, par rapport à un point quelconque de ce plan, est égal à la somme algébrique des momens de toutes les composantes par rapport à ce même point, en attribuant à ces divers momens le signe convenable, d'après le sens suivant lequel chaque force tendrait à faire tourner son bras de levier autour de l'origine des momens supposée fixe; 2º en considérant un système de forces parallèles disposées d'une manière quelconque dans l'espace, le moment de leur résultante par rapport à un plan quelconque est égal à la somme algébrique des momens de toutes les composantes par rapport à ce même plan, le signe de chaque moment étant alors naturellement déterminé, conformément aux règles ordinaires, d'après le signe propre à chacun des facteurs dont il se compose. Le premier de ces deux théorèmes fondamentaux a été découvert par un géomètre auquel la mécanique rationnelle doit beaucoup, et dont la mémoire a été dignement relevée par Lagrange d'un injuste oubli, Varignon. La manière dont Varignon établit ce théorème dans le cas de deux composantes, d'où résulte immédiatement le cas général, est même spécialement remarquable. En effet, regardant le moment de chaque force par rapport à un point comme évidemment proportionnel à l'aire du triangle qui aurait ce point pour sommet et pour base la droite qui représente la force, Varignon, d'après la loi du parallélogramme des forces, présente d'abord le théorème des momens sous une forme géométrique très-simple, en démontrant que si, dans le plan d'un parallélogramme, on prend un point quelconque, et que l'on considère les trois triangles ayant ce point pour sommet commun, et pour bases les deux côtés contigus du parallélogramme et la diagonale correspondante, le triangle construit sur la diagonale sera constamment équivalent à la somme où à la différence des triangles construits sur les deux côtés; ce qui est en soi, comme l'observe avec raison Lagrange, un beau théorème de géométrie, indépendamment de son utilité en mécanique.
A l'aide de cette théorie des momens, on parvient à exprimer aisément les relations analytiques qui doivent exister entre les forces dans l'état d'équilibre, en considérant d'abord, pour plus de facilité, les deux cas particuliers d'un système de forces toutes situées d'une manière quelconque dans un même plan, et d'un système quelconque de forces parallèles. Chacun de ces deux systèmes exige, en général, trois équations d'équilibre, qui consistent: 1º pour le premier, en ce que la somme algébrique des produits de chaque force, soit par le cosinus, soit par le sinus de l'angle qu'elle fait avec une droite fixe prise arbitrairement dans le plan soit séparément nulle, ainsi que la somme algébrique des momens de toutes les forces par rapport à un point quelconque de ce plan; 2º pour le second, en ce que la somme algébrique de toutes les forces proposées soit nulle, ainsi que la somme algébrique de leurs momens pris séparément par rapport à deux plans différens parallèles à la direction commune de ces forces. Après avoir traité ces deux cas préliminaires, il est facile d'en déduire celui d'un système de forces tout-à-fait quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir chaque force du système décomposée en deux, l'une située dans un plan fixe quelconque, l'autre perpendiculaire à ce plan. Le système proposé se trouvera dès lors remplacé par l'ensemble de deux systèmes secondaires plus simples, l'un composé de forces dirigées toutes dans un même plan, l'autre de forces toutes perpendiculaires à ce plan et conséquemment parallèles entre elles. Comme ces deux systèmes partiels ne sauraient évidemment se faire équilibre l'un à l'autre, il faudra donc, pour que l'équilibre puisse avoir lieu dans le système général primitif, qu'il existe dans chacun d'eux en particulier, ce qui ramène la question aux deux questions préliminaires déjà traitées. Telle est du moins la manière la plus simple de concevoir, en traitant la statique par la méthode dynamique, la recherche générale des conditions analytiques de l'équilibre pour un système quelconque de forces; quoiqu'il fût d'ailleurs possible évidemment, en compliquant la solution, de résoudre directement le problème dans son entière généralité, de façon à y faire rentrer au contraire, comme une simple application, les deux cas préliminaires. Quelque marche qu'on juge à propos d'adopter, on trouve pour l'équilibre d'un système quelconque de forces, les six équations suivantes:
S P cos α = 0, S P cos β = 0, S P cos γ = 0,
S P(y cos α - x cos β) = 0, S P(z cos α - xcos γ) = 0,
S P(y cos γ - z cos β) = 0;
en désignant par P l'intensité de l'une quelconque des forces du système, par α, β, γ, les angles que forme sa direction avec trois axes fixes rectangulaires choisis arbitrairement, et par x, y, z, les coordonnées de son point d'application relativement à ces trois axes. J'emploie ici la caractéristique S pour désigner la somme des produits semblables, propres à toutes les forces du système P, P', P'', etc.
Telle est, en substance, la manière de procéder à la détermination des conditions générales de l'équilibre, en concevant la statique comme un cas particulier de la dynamique élémentaire. Mais, quelque simple que soit en effet cette méthode, il serait évidemment plus rationnel et plus satisfaisant de revenir, s'il est possible, à la méthode des anciens, en dégageant la statique de toute considération dynamique, pour procéder directement à la recherche des lois de l'équilibre envisagé en lui-même, à l'aide d'un principe d'équilibre suffisamment général, établi immédiatement. C'est effectivement ce que les géomètres ont tenté, quand une fois les équations générales de l'équilibre ont été découvertes par la méthode dynamique. Mais ils ont surtout été déterminés à établir une méthode statique directe, par un motif philosophique d'un ordre plus élevé et en même temps plus pressant que le besoin de présenter la statique sous un point de vue logique plus parfait. C'est maintenant ce qu'il nous importe éminemment d'expliquer, puisque telle est la marche qui a conduit Lagrange à imprimer à l'ensemble de la mécanique rationnelle cette haute perfection philosophique qui la caractérise désormais.
Ce motif fondamental résulte de la nécessité où l'ont se trouve pour traiter, en général, les questions les plus difficiles et les plus importantes de la dynamique, de les faire rentrer dans de simples questions de statique. Nous examinerons spécialement, dans la leçon suivante, le célèbre principe général de dynamique découvert par d'Alembert, et à l'aide duquel toute recherche relative au mouvement d'un corps ou d'un système quelconque, peut être convertie immédiatement en un problème d'équilibre. Ce principe, qui, sous le point de vue philosophique, n'est vraiment, comme je l'ai déjà indiqué dans la leçon précédente, que la plus grande généralisation possible de la seconde loi fondamentale du mouvement, sont depuis près d'un siècle de base permanente à la solution de tous les grands problèmes de dynamique, et doit évidemment désormais recevoir de plus en plus une telle destination, vu l'admirable simplification qu'il apporte dans les recherches les plus difficiles. Or il est clair qu'une semblable manière de procéder oblige nécessairement à traiter à son tour la statique par une méthode directe, sans la déduire de la dynamique, qui ainsi est, au contraire, entièrement fondée sur elle. Ce n'est pas qu'il y ait, à proprement parler, aucun véritable cercle vicieux à persister encore dans la marche ordinaire exposée ci-dessus, puisque la partie élémentaire de la dynamique, sur laquelle seule on a fait reposer la statique, se trouve, en réalité, être complétement distincte de celle qu'on ne peut traiter qu'en la réduisant à la statique. Mais il n'en est pas moins évident que l'ensemble de la mécanique rationnelle ne présente alors, en procédant ainsi, qu'un caractère philosophique peu satisfaisant, à cause de l'alternative fréquente entre le point de vue statique et le point de vue dynamique. En un mot, la science, mal coordonnée, se trouve, par là, manquer essentiellement d'unité.
L'adoption définitive et l'usage universel du principe de d'Alembert rendaient donc indispensable aux progrès futurs de l'esprit humain une refonte radicale du système entier de la mécanique rationnelle, où, la statique étant traitée directement d'après une loi primitive d'équilibre suffisamment générale, et la dynamique rappelée à la statique, l'ensemble de la science pût acquérir un caractère d'unité désormais irrévocable. Telle est la révolution éminemment philosophique exécutée par Lagrange dans son admirable traité de mécanique analytique, dont la conception fondamentale servira toujours de base à tous les travaux ultérieurs des géomètres sur les lois de l'équilibre et du mouvement, comme nous avons vu la grande idée mère de Descartes devoir diriger indéfiniment toutes les spéculations géométriques.
En examinant les recherches des géomètres antérieurs sur les propriétés de l'équilibre, pour y puiser un principe direct de statique qui pût offrir toute la généralité nécessaire, Lagrange s'est arrêté à choisir le principe des vitesses virtuelles, devenu désormais si célèbre par l'usage immense et capital qu'il en a fait. Ce principe, découvert primitivement par Galilée dans le cas de deux forces, comme une propriété générale que manifestait l'équilibre de toutes les machines, avait été, plus tard, étendu par Jean Bernouilli à un nombre quelconque de forces, constituant un système quelconque; et Varignon avait ensuite remarqué expressément l'emploi universel qu'il était possible d'en faire en statique. La combinaison de ce principe avec celui de d'Alembert a conduit Lagrange à concevoir et à traiter la mécanique rationnelle tout entière comme déduite d'un seul théorème fondamental, et à lui donner ainsi le plus haut degré du perfection qu'une science puisse acquérir sous le rapport philosophique, une rigoureuse unité.
Pour concevoir nettement avec plus de facilité le principe général des vitesses virtuelles, il est encore utile de le considérer d'abord dans le simple cas de deux forces, comme l'avait fait Galilée. Il consiste alors en ce que, deux forces se faisant équilibre à l'aide d'une machine quelconque, elles sont entre elles en raison inverse des espaces que parcouraient dans le sens de leurs directions leurs points d'application, si on supposait que le système vînt à prendre un mouvement infiniment petit: ces espaces portent le nom de vitesses virtuelles, afin de les distinguer des vitesses réelles qui auraient effectivement lieu si l'équilibre n'existait pas. Dans cet état primitif, ce principe, qu'on peut très-aisément vérifier relativement à toutes les machines connues, présente déjà une grande utilité pratique, vu l'extrême facilité avec laquelle il permet d'obtenir effectivement la condition mathématique d'équilibre d'une machine quelconque, dont la constitution serait même entièrement inconnue. En appelant moment virtuel ou simplement moment, suivant l'acception primitive de ce terme parmi les géomètres, le produit de chaque force par sa vitesse virtuelle, produit qui, en effet, mesure alors l'effort de la force pour mouvoir la machine, on peut simplifier beaucoup l'énonce du principe en se bornant à dire que, dans ce cas, les momens des deux forces doivent être égaux et de signe contraire pour qu'il y ait équilibre; le signe positif ou négatif de chaque moment est déterminé d'après celui de la vitesse virtuelle, qu'on estimera, conformément à l'esprit ordinaire de la théorie mathématique des signes, positive ou négative selon que, par le mouvement fictif que l'on imagine, la projection du point d'application se trouverait tomber sur la direction même de la force ou sur son prolongement. Cette expression abrégée du principe des vitesses virtuelles est surtout utile pour énoncer ce principe d'une manière générale, relativement à un système de forces tout-à-fait quelconque. Il consiste alors en ce que la somme algébrique des momens virtuels de toutes les forces, estimés suivant la règle précédente, doit être nulle pour qu'il y ait équilibre; et cette condition doit avoir lieu distinctement par rapport à tous les mouvemens élémentaires que le système pourrait prendre en vertu des forces dont il est animé. En appelant P, P', P'', etc., les forces proposées, et, suivant la notation ordinaire de Lagrange, δρ, δρ', δρ'', etc., les vitesses virtuelles correspondantes, ce principe se trouve immédiatement exprimé par l'équation
P δρ + P' δρ' + P'' δρ'' + etc. = 0,
ou, plus brièvement,
∫ P δρ = 0,
dans laquelle, par les travaux de Lagrange, la mécanique rationnelle tout entière peut être regardée comme implicitement renfermée. Quant à la statique, la difficulté fondamentale de développer convenablement cette équation générale se réduira essentiellement, lorsque toutes les forces dont il faut tenir compte seront bien connues, à une difficulté purement analytique, qui consistera à rapporter, dans chaque cas, d'après les conditions de liaison caractéristiques du système considéré, toutes les variations infiniment petites δρ, δρ', etc., au plus petit nombre possible de variations réellement indépendantes, afin d'annuler séparément les divers groupes de termes relatifs à chacune de ces dernières variations, ce qui fournit, pour l'équilibre, autant d'équations distinctes qu'il pourrait exister de mouvemens élémentaires vraiment différens par la nature du système proposé. En supposant que les forces soient entièrement quelconques, et qu'elles soient appliquées aux divers points d'un corps solide, qui ne soit d'ailleurs assujetti à aucune condition particulière, on parvient aussi immédiatement et de la manière la plus simple aux six équations générales de l'équilibre rapportées ci-dessus d'après la méthode dynamique. Si le solide, au lieu d'être complétement libre, doit être plus ou moins gêné, il suffit d'introduire au nombre des forces du système les résistances qui en résultent après les avoir convenablement définies, ce qui ne fera qu'ajouter quelques nouveaux termes à l'équation fondamentale. Il en est de même quand la forme du solide n'est point supposée rigoureusement invariable, et qu'on vient, par exemple, à considérer son élasticité. De semblables modifications n'ont d'autre effet, sous le point de vue logique, que de compliquer plus ou moins l'équation des vitesses virtuelles, qui ne cesse point pour cela de conserver nécessairement son entière généralité, quoique ces conditions secondaires puissent quelquefois rendre presqu'inextricables les difficultés purement analytiques que présente la solution effective de la question proposée.
Tant que le théorème des vitesses virtuelles n'avait été conçu que comme une propriété générale de l'équilibre, on avait pu se borner à le vérifier par sa conformité constante avec les lois ordinaires de l'équilibre déjà obtenues autrement, et dont il présentait ainsi un résumé très-utile par sa simplicité et son uniformité. Mais, pour faire de ce théorème fondamental la base effective de toute la mécanique rationnelle, en un mot, pour la convertir en un véritable principe, il était indispensable de l'établir directement sans le déduire d'aucun autre, ou du moins en ne supposant que des propositions préliminaires susceptibles par leur extrême simplicité d'être présentées comme immédiates. C'est ce qu'a si heureusement exécuté Lagrange par son ingénieuse démonstration fondée sur le principe des mouffles et dans laquelle il parvient à prouver généralement le théorème des vitesses virtuelles avec une extrême facilité, en imaginant un poids unique, qui, à l'aide de mouffles convenablement construites, se trouve remplacer simultanément toutes les forces du système. On a successivement proposé depuis quelques autres démonstrations directes et générales du principe des vitesses virtuelles, mais qui, beaucoup plus compliquées que celle de Lagrange, ne lui sont, en réalité, nullement supérieures quant à la rigueur logique. Pour nous, sous le point de vue philosophique, nous devons regarder ce théorème général comme une conséquence nécessaire des lois fondamentales du mouvement, d'où elle peut être déduite de diverses manières, et qui devient ensuite le point de départ effectif de la mécanique rationnelle tout entière.
L'emploi d'un tel principe ramenant l'ensemble de la science à une parfaite unité, il devient évidemment fort peu intéressant désormais de connaître d'autres principes plus généraux encore, en supposant qu'on puisse en obtenir. On peut donc regarder comme essentiellement oiseuses par leur nature les tentatives qui pourraient être projetées pour substituer quelque nouveau principe à celui des vitesses virtuelles. Un tel travail ne saurait plus perfectionner nullement le caractère philosophique fondamental de la mécanique rationnelle, qui, dans le traité de Lagrange, est aussi fortement coordonnée qu'elle puisse jamais l'être. On n'y pourrait réellement avoir en vue d'autre utilité effective que de simplifier considérablement les recherches analytiques auxquelles la science est maintenant réduite, ce qui doit paraître presque impossible quand on envisage avec quelle admirable facilité le principe des vitesses virtuelles a été adapté par Lagrange à l'application uniforme de l'analyse mathématique.
Telle est donc la manière incomparablement la plus parfaite de concevoir et de traiter la statique, et par suite l'ensemble de la mécanique rationnelle. Dans un ouvrage tel que celui-ci surtout, nous ne pouvions hésiter un seul moment à accorder à cette méthode une préférence éclatante sur tout autre, puisque son principal avantage caractéristique est de perfectionner au plus haut degré la philosophie de cette science. Cette considération doit avoir à nos yeux bien plus d'importance que nous ne pouvons en attribuer en sens inverse aux difficultés propres qu'elle présente encore fréquemment dans les applications, et qui consistent essentiellement dans l'extrême contention intellectuelle qu'elle exige souvent, ce qui peut être regardé comme étant jusqu'à un certain point inhérent à toute méthode très-générale où les questions quelconques sont constamment ramenées à un principe unique. Néanmoins ces difficultés sont assez grandes jusqu'ici pour qu'on ne puisse point encore regarder la méthode de Lagrange comme vraiment élémentaire, de manière à pouvoir dispenser entièrement d'en considérer aucune autre dans un enseignement dogmatique. C'est ce qui m'a déterminé à caractériser d'abord avec quelques développemens la méthode dynamique proprement dite, la seule encore généralement usitée. Mais ces considérations ne peuvent être évidemment que provisoires; les principaux embarras qu'occasione l'emploi de la conception de Lagrange n'ayant réellement d'autre cause essentielle que sa nouveauté. Une telle méthode n'est point indéfiniment destinée sans doute à l'usage exclusif d'un très-petit nombre de géomètres, qui en ont seuls encore une connaissance assez familière pour utiliser convenablement les admirables propriétés qui la caractérisent: elle doit certainement devenir plus tard aussi populaire dans le monde mathématique que la grande conception géométrique de Descartes, et ce progrès général serait vraisemblablement déjà presqu'effectué si les notions fondamentales de l'analyse transcendante étaient plus universellement répandues.
Je ne croirais pas avoir convenablement caractérisé toutes les notions philosophiques essentielles relatives à la statique rationnelle, si je ne faisais maintenant une mention distincte d'une nouvelle conception fort importante, introduite dans la science par M. Poinsot, et que je regarde comme le plus grand perfectionnement qu'ait éprouvé, sous le point de vue philosophique, le système général de la mécanique, depuis la régénération opérée par Lagrange, quoiqu'elle ne soit pas exactement dans la même direction. Il s'agit, comme on voit, de l'ingénieuse et lumineuse théorie des couples, que M. Poinsot a si heureusement créée pour perfectionner directement dans ses conceptions fondamentales la mécanique rationnelle, et dont la portée ne me paraît point avoir été encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres. On sait que ces couples, ou systèmes de forces parallèles égales et contraires, avaient à peine été remarqués avant M. Poinsot comme une sorte de paradoxe en statique, et qu'il s'est emparé de cette notion isolée pour en faire immédiatement le sujet d'une théorie fort étendue et entièrement originale relative à la transformation, à la composition et à l'usage de ces groupes singuliers, qu'il a montrés doués de propriétés si remarquables par leur généralité et leur simplicité. Ces propriétés fondamentales consistent essentiellement: 1º sous le rapport de la direction, en ce que l'effet d'un couple dépend seulement de la direction de son plan ou de son axe, et nullement de la position de ce plan, ni de celle du couple dans le plan; 2º quant à l'intensité, en ce que l'effet d'un couple ne dépend proprement ni de la valeur de chacune des forces égales qui le composent, ni du bras de levier sur lequel elles agissent, mais uniquement du produit de cette force par cette distance, auquel M. Poinsot a donné avec raison le nom de moment du couple.
En adoptant la méthode dynamique proprement dite pour procéder à la recherche des conditions générales de l'équilibre, M. Poinsot l'a présentée sous un point de vue complétement neuf à l'aide de sa conception des couples, qui l'a considérablement simplifiée et éclaircie. Pour caractériser ici sommairement cette variété de la méthode dynamique, il suffira de concevoir que, en ajoutant en un point quelconque du système deux forces égales à chacune de celles que l'on considère et qui agissent, en sens contraire l'une de l'autre, suivant une droite parallèle à sa direction, on pourra ainsi, sans jamais altérer évidemment l'état du système proposé, le regarder comme remplacé: 1º par un système de forces égales aux forces primitives transportées toutes parallèlement à leurs directions au point unique que l'on aura choisi, et qui, en conséquence, seront généralement réductibles en une seule; 2º par un système de couples ayant pour mesure de leur intensité les momens des forces proposées relativement à ce même point, et dont les plans, passant tous en ce même point, les rendront aussi réductibles généralement à un couple unique. On voit, d'après cela, avec quelle facilité on pourra procéder ainsi à la détermination des relations d'équilibre, puisqu'il suffira de trouver, par les lois connues de la composition des forces convergentes, cette résultante unique, afin d'exprimer qu'elle est nulle; et ensuite, par les lois que M. Poinsot a établies pour la composition des couples, obtenir également ce couple résultant, et l'annuler aussi séparément; car il est clair que, la force et le couple ne pouvant se détruire mutuellement, l'équilibre ne saurait exister qu'en les supposant individuellement nuls.
Il faut, sans doute, reconnaître que cette nouvelle manière de procéder n'est point indispensable pour appliquer la méthode dynamique à la détermination des conditions générales de l'équilibre. Mais, outre l'extrême simplification qu'elle introduit dans une telle recherche, nous devons surtout apprécier, quant aux progrès généraux de la science, la clarté inattendue qu'elle y apporte, c'est-à-dire l'aspect éminemment lucide sous lequel elle présente une partie essentielle de ces conditions d'équilibre, toutes celles qui sont relatives aux momens des forces proposées, et qui constituent la plus importante moitié des équations statiques. Ces momens, qui n'indiquaient jusqu'alors qu'une considération purement abstraite, artificiellement introduite dans la statique pour faciliter l'expression algébrique des lois de l'équilibre, ont pris désormais une signification concrète parfaitement distincte, et sont entrés aussi naturellement que les forces elles-mêmes dans les spéculations statiques, comme étant la mesure directe des couples auxquels ces forces donnent immédiatement naissance. On conçoit aisément à priori quelle facilité cette interprétation générale et élémentaire doit nécessairement procurer pour la combinaison de toutes les idées relatives à la théorie des momens, comme on en voit déjà d'ailleurs la preuve effective dans l'extension et le perfectionnement de cette importante théorie, par les travaux de M. Poinsot lui-même.
Quelles que soient, en réalité, les qualités fondamentales de la conception de M. Poinsot par rapport à la statique, on doit néanmoins reconnaître, ce me semble, que c'est surtout au perfectionnement de la dynamique qu'elle se trouve, par sa nature, essentiellement destinée; et je crois pouvoir assurer, à cet égard, que cette conception n'a point encore exercé jusqu'ici son influence la plus capitale. Il faut la regarder, en effet, comme directement propre à perfectionner sous un rapport très-important les élémens mêmes de la dynamique générale, en rendant la notion des mouvemens de rotation aussi naturelle, aussi familière, et presqu'aussi simple que celle des mouvemens de translation. Car le couple peut être envisagé comme l'élément naturel du mouvement de rotation, aussi bien que la force l'est du mouvement de translation. Ce n'est pas ici le lieu d'indiquer plus distinctement cette considération, qui sera convenablement reproduite dans les leçons suivantes. Nous devons seulement concevoir, en thèse générale, qu'un usage bien entendu de la théorie des couples établit la possibilité de rendre l'étude des mouvemens de rotation, qui constitue jusqu'ici la partie la plus compliquée et la plus obscure de la dynamique, aussi élémentaire et aussi nette que l'étude des mouvemens de translation. Nous aurons occasion de constater effectivement plus tard à quel degré de simplicité et de clarté M. Poinsot est parvenu à réduire ainsi diverses propositions essentielles, relatives aux mouvemens de rotation, et qui n'étaient établies avant lui que de la manière la plus pénible et la plus indirecte, principalement en ce qui concerne les propriétés des aires, dont il a même sensiblement augmenté l'étendue et régularisé l'application sous divers rapports importans, surtout, en dernier lieu, quant à la détermination de ce qu'on appelle le plan invariable.
Pour compléter ces considérations philosophiques sur l'ensemble de la statique, je crois devoir ajouter ici l'indication sommaire d'une dernière notion générale, qu'il me paraît utile d'introduire dans la théorie de l'équilibre, de quelque manière qu'on ait d'ailleurs jugé convenable de l'établir.
Quand on veut se faire une juste idée de la nature des diverses équations qui expriment les conditions de l'équilibre d'un système quelconque de forces, il est, ce me semble, insuffisant de se borner à constater que l'ensemble de ces équations est indispensable pour l'équilibre, et l'établit inévitablement. Il faut, de plus, pouvoir assigner nettement la signification statique distinctement propre à chacune de ces équations envisagée isolément, c'est-à-dire déterminer avec précision en quoi chacune contribue séparément à la production de l'équilibre, analyse à laquelle on ne s'attache point ordinairement, quoiqu'elle soit, sans doute, importante. Par quelque méthode qu'on procède à l'établissement des équations statiques, il est clair à priori que l'équilibre ne peut résulter que de la destruction de tous les mouvemens élémentaires que le corps pourrait prendre en vertu des forces dont il est animé, si ces forces n'avaient point entr'elles les relations nécessaires pour se contrebalancer exactement. Ainsi chaque équation prise à part doit nécessairement anéantir un de ces mouvemens, en sorte que l'ensemble de ces équations produise l'équilibre, par l'impossibilité où se trouve dès-lors, le corps de se mouvoir d'aucune manière. Examinons maintenant sommairement le principe général d'après lequel une telle analyse me semble pouvoir s'opérer dans un cas quelconque.
En considérant le mouvement sous le point de vue le plus positif, comme le simple transport d'un corps d'un lieu dans un autre, indépendamment du mode quelconque suivant lequel il peut être produit, il est évident que tout mouvement doit être envisagé, dans le cas le plus général, comme nécessairement composé à la fois de translation et de rotation. Ce n'est pas, sans doute, qu'il ne puisse réellement exister de translation sans rotation, ou de rotation sans translation; mais on doit regarder l'un et l'autre cas comme étant d'exception, le cas normal consistant en effet dans la coexistence de ces deux sortes de mouvemens, qui s'accompagnent constamment à moins de conditions particulières très-précises, et par suite fort rares, relativement aux circonstances du phénomène. Cela est tellement vrai, que la seule vérification de l'un de ces mouvemens est habituellement regardée avec raison par les géomètres, qui connaissent toute la portée de cette observation élémentaire, comme un puissant motif, non d'affirmer, mais de présumer très-vraisemblablement l'existence de l'autre. Ainsi, par exemple, la seule connaissance du mouvement de rotation du soleil sur son axe, parfaitement constaté depuis Galilée, serait à priori pour un géomètre une preuve presque certaine d'un mouvement de translation de cet astre accompagné de toutes ses planètes, quand même les astronomes n'auraient point commencé déjà à reconnaître effectivement, par des observations directes, la réalité de ce transport, dans un sens encore peu déterminé. Pareillement, c'est d'après une semblable considération qu'on admet communément, avec raison, outre le motif d'analogie, l'existence d'un mouvement de rotation dans les planètes même à l'égard desquelles on n'a point encore pu le constater directement, par cela seul qu'elles ont un mouvement de translation bien connu autour du soleil.
Il résulte de cette première analyse que les équations qui expriment les conditions d'équilibre d'un corps, sollicité par des forces quelconques, doivent avoir pour objet, les unes de détruire tout mouvement de translation, les autres d'anéantir tout mouvement de rotation. Voyons maintenant, d'après le même point de vue, afin de compléter cet aperçu général, quel doit être a priori le nombre des équations de chaque espèce.
Quant à la translation, il suffit de considérer que, pour empêcher un corps de marcher dans un sens quelconque, il faut évidemment l'en empêcher selon trois axes principaux situés dans des plans différens, et qu'on suppose d'ordinaire perpendiculaires entr'eux. En effet, quelle progression serait possible, par exemple, dans un corps qui ne pourrait avancer ni de l'est à l'ouest ou de l'ouest à l'est, ni du nord au sud ou du sud au nord, ni enfin du haut en bas ou du bas en haut? Toute progression dans un autre sens quelconque, pouvant évidemment se concevoir comme composée de progressions partielles correspondantes dans ces trois sens principaux, serait dès lors devenue nécessairement impossible. D'un autre côté, il est clair qu'on ne doit pas considérer moins de trois mouvemens élémentaires indépendans, car le corps pourrait se mouvoir dans le sens d'un des axes, sans avoir aucune translation dans le sens d'aucun des deux autres. On conçoit ainsi que, en général, trois équations de condition seront nécessaires et suffisantes pour établir, dans un système quelconque, l'équilibre de translation; et chacune d'elles sera spécialement destinée à détruire un des trois mouvemens de translation élémentaires que le corps pourrait prendre.
On peut présenter une considération exactement analogue relativement à la rotation: il n'y a de nouvelle difficulté que celle d'apercevoir distinctement une image mécanique plus compliquée. La rotation d'un corps dans un plan ou autour d'un axe quelconque, pouvant toujours se concevoir décomposée en trois rotations élémentaires dans les trois plans coordonnés ou autour des trois axes, il est clair que, pour empêcher toute rotation dans un corps, il faut aussi l'empêcher de tourner séparément par rapport à chacun de ces trois plans ou de ces trois axes. Trois équations sont donc, pareillement, nécessaires et suffisantes pour établir l'équilibre de rotation; et l'on aperçoit, avec la même facilité que dans le cas précédent, la destination mécanique propre à chacune d'elles.
En appliquant l'analyse précédente à l'ensemble des six équations générales rapportées au commencement de cette leçon, pour l'équilibre d'un corps solide animé de forces quelconques, il est aisé de reconnaître que les trois premières sont relatives à l'équilibre de translation, et les trois autres à l'équilibre de rotation. Dans le premier groupe, la première équation empêche la translation suivant l'axe des x, la seconde suivant l'axe des y, et la troisième suivant l'axe des z. Dans le second groupe, la première équation empêche le corps de tourner suivant le plan des x, y, la seconde suivant le plan des x, z, et la troisième suivant le plan des y, z. On conçoit nettement par là comment la coexistence de toutes ces équations établit nécessairement l'équilibre.
Cette décomposition serait encore utile pour réduire, dans chaque cas, les équations d'équilibre au nombre strictement nécessaire, quand on vient à particulariser plus ou moins le système de forces considéré, au lieu de le supposer entièrement quelconque. Sans entrer ici dans aucun détail spécial à ce sujet, il suffira de dire, conformément au point de vue précédent, que, la particularisation du système proposé restreignant plus ou moins les mouvemens possibles, soit quant à la translation, soit quant à la rotation, après avoir d'abord exactement déterminé dans chaque cas, ce qui sera toujours facile, en quoi consiste cette restriction, il faudra supprimer, comme superflues, les équations d'équilibre relatives aux translations ou aux rotations qui ne peuvent avoir lieu, et conserver seulement celles qui se rapportent aux mouvemens restés possibles. C'est ainsi que, suivant la limitation plus ou moins grande du système de forces particulier que l'on considère, il peut, au lieu de six équations nécessaires en général pour l'équilibre, n'en plus subsister que trois, ou deux, ou même une seule, qu'il sera par là facile d'obtenir dans chaque cas.
On doit faire des remarques parfaitement analogues quant aux restrictions de mouvemens qui résulteraient, non de la constitution spéciale du système des forces, mais des gênes plus ou moins étroites auxquelles le corps pourrait être assujetti dans certains cas, et qui produiraient des effets semblables. Il suffirait également alors de voir nettement quels mouvemens sont rendus impossibles par la nature des conditions imposées, et de supprimer les équations d'équilibre qui s'y rapportent, en conservant celles relatives aux mouvemens restés libres. C'est ainsi, par exemple, que, dans le cas d'un système quelconque de forces, on trouverait que les trois dernières équations suffisent pour l'équilibre, si le corps est retenu par un point fixe autour duquel il peut tourner librement en tout sens, tout mouvement de translation étant alors devenu impossible; de même on verrait les équations d'équilibre être au nombre de deux, ou même se réduire à une seule, s'il y avait à la fois deux points fixes, suivant que le corps pourrait ou non glisser le long de l'axe qui les joint; et enfin on arriverait à reconnaître que l'équilibre existe nécessairement sans aucune condition, quelles que soient les forces du système, si le corps solide présente trois points fixes non en ligne droite. Enfin on pourrait encore employer le même ordre de considérations lorsque les points, au lieu d'être rigoureusement fixes, seraient seulement astreints à demeurer sur des courbes ou des surfaces données.
L'esprit de l'analyse que je viens d'esquisser est, comme on le voit, entièrement indépendant de la méthode quelconque d'après laquelle auront été obtenues les équations de l'équilibre. Mais les diverses méthodes générales sont loin cependant de se prêter avec la même facilité à l'application de cette règle. Celle qui s'y adapte le mieux, c'est incontestablement la méthode statique proprement dite, fondée, comme nous l'avons vu, sur le principe des vitesses virtuelles. On doit mettre, en effet, au nombre des propriétés caractéristiques de ce principe, la netteté parfaite avec laquelle il analyse naturellement le phénomène de l'équilibre, en considérant distinctement chacun des mouvemens élémentaires que permettent les forces du système, et fournissant aussitôt une équation d'équilibre spécialement relative à ce mouvement. La méthode dynamique ne présente point cet avantage important. Il faut reconnaître toutefois que, dans la manière dont M. Poinsot l'a conçue, elle se trouve à cet égard considérablement améliorée, puisque la seule distinction des conditions d'équilibre relatives aux forces et de celles qui concernent les couples, distinction qui s'établit alors nécessairement, réalise par elle-même la détermination séparée entre l'équilibre de translation et l'équilibre de rotation. Mais la méthode dynamique ordinaire, exclusivement usitée en statique avant la réforme de M. Poinsot, et que j'ai caractérisée dans son ensemble au commencement de cette leçon, ne remplit nullement cette condition essentielle, sans laquelle néanmoins il me paraît impossible de concevoir nettement l'expression analytique des lois générales de l'équilibre.
Après avoir considéré les diverses manières principales de parvenir aux lois exactes de l'équilibre abstrait pour un système quelconque des forces, en supposant les corps dans cet état complétement passif que nous avions d'abord reconnu, quoique purement hypothétique, être strictement indispensable à l'établissement des principes fondamentaux de la mécanique rationnelle; nous devons maintenant examiner comment les géomètres ont pu tenir compte des propriétés générales naturelles aux corps réels, et auxquelles il faut nécessairement avoir égard dans toute application effective de la mécanique abstraite. La seule que l'on sache jusqu'ici prendre en considération d'une manière vraiment complète, c'est la pesanteur terrestre. Voyons comment on a pu l'introduire, en effet, dans les équations statiques. Cet important examen constitue, sans doute, dans l'ordre strictement logique de nos études philosophiques, une anticipation vicieuse sur la partie de ce cours relative à la physique proprement dite, où nous envisagerons spécialement la science de la pesanteur. Mais la théorie des centres de gravité, à laquelle se réduit essentiellement cette étude statique de la pesanteur terrestre, joue un rôle trop étendu et trop important dans toutes les parties de la mécanique rationnelle, pour que nous puissions nous dispenser de l'indiquer ici, à l'exemple de tous les géomètres, quoique ce ne soit pas strictement régulier. Du reste, je dois faire observer à ce sujet qu'on éviterait presqu'entièrement tout ce qu'il y a vraiment d'irrationnel dans cette disposition scientifique, sans se priver néanmoins des avantages capitaux que présente la résolution préalable d'une telle question, si on contractait l'habitude de classer la théorie des centres de gravité parmi les recherches de pure géométrie, comme je l'ai proposé à la fin de la treizième leçon.
Pour tenir compte de la pesanteur terrestre, dans les questions statiques, il suffit, comme on sait, de se représenter, sous ce rapport, chaque corps homogène comme un système de forces parallèles et égales, appliquées à toutes les molécules du corps, et dont il faut déterminer complétement la résultante, qu'on introduira dès lors sans aucune difficulté parmi les forces extérieures primitives. En réalité, ce parallélisme et cette égalité des pesanteurs moléculaires ne sont effectivement que des approximations, puisque, de fait, toutes ces forces concourraient au centre de la terre si cette planète était rigoureusement sphérique, et que leur intensité absolue, indépendamment des inégalités qui tiennent à la force centrifuge produite par le mouvement de rotation de la terre, varie en raison inverse des carrés des distances des molécules correspondantes au centre de notre globe. Mais, quand il ne s'agit que des masses terrestres à notre disposition, auxquelles sont ordinairement destinées ces applications de la statique, les dimensions n'en sont jamais assez grandes pour que le défaut de parallélisme et d'égalité entre les pesanteurs des diverses molécules de chaque masse, doive être réellement pris en considération. On suppose donc alors, avec raison, toutes ces forces rigoureusement parallèles et égales, ce qui simplifie extrêmement la question de leur composition. En effet, leur résultante est, dès ce moment, égale à leur somme, et agit suivant une droite parallèle à leur direction commune, en sorte que son intensité et sa direction sont immédiatement connues. Toute la difficulté se réduit donc à trouver son point d'application, c'est-à-dire ce qu'on appelle le centre de gravité du corps. D'après les propriétés générales du point d'application de la résultante dans un système quelconque de forces parallèles, la distance de ce point à un plan quelconque est égale à la somme des momens de toutes les forces du système par rapport à ce même plan, divisée par la somme de ces forces elles-mêmes. En appliquant cette formule au centre de gravité, et ayant égard à la simplification que produit alors l'égalité de toutes les forces proposées, on trouve que la distance du centre de gravité à un plan quelconque est égale à la somme des distances de tous les points du corps considéré, divisée par le nombre de ces points; c'est-à-dire, que cette distance est, ce qu'on appelle proprement la moyenne arithmétique entre les distances de tous les points proposés. Cette considération fondamentale réduit évidemment la notion du centre de gravité à être purement géométrique, puisqu'en le cherchant ainsi comme centre des moyennes distances, suivant la dénomination très-rationnelle des anciens géomètres, la question ne conserve plus aucune trace de son origine mécanique, et consiste seulement dans ce problème de géométrie générale: Étant donné un système quelconque de points disposés entr'eux d'une manière déterminée, trouver un point dont la distance à un plan quelconque soit moyenne entre les distances de tous les points donnés à ce même plan. Il y aurait, comme je l'ai déjà indiqué, des avantages importans à concevoir habituellement ainsi la notion générale du centre de gravité, en faisant complétement abstraction de toute considération de pesanteur, car cette idée simple et purement géométrique est précisément celle qu'on doit s'en former dans la plupart des théories principales de la mécanique rationnelle, surtout quand on envisage les grandes propriétés dynamiques du centre des moyennes distances, où l'idée hétérogène et surabondante de la gravité introduit ordinairement une complication et une obscurité vicieuses. Cette manière de concevoir la question conduit naturellement, il est vrai, à l'exclure de la mécanique pour la faire rentrer dans la géométrie, comme je l'ai proposé. Si je ne l'ai pas ainsi classée effectivement, c'est uniquement afin de ne m'écarter que le moins possible des habitudes universellement reçues, quoique je fusse très-convaincu qu'une telle transposition serait la seule disposition vraiment rationnelle. Quoi qu'il en soit de cette discussion d'ordre, ce qui importe essentiellement c'est de ne point se méprendre sur la véritable nature de la question, à quelqu'époque et sous quelque dénomination qu'on juge convenable de la traiter.
La seule définition géométrique du centre de gravité donnerait immédiatement le moyen de le déterminer, si le système des points que l'on considère n'était composé que d'un nombre fini de points isolés, car il en résulterait directement alors des formules très-simples et qui n'auraient nullement besoin d'être transformées pour exprimer les coordonnées du point cherché, relativement à trois axes rectangulaires fixes arbitrairement. Mais ces formules fondamentales ne peuvent plus être employées sans transformation, aussitôt qu'il s'agit d'un système composé d'une infinité de points formant un véritable corps continu, ce qui est le cas ordinaire. Car le numérateur et le dénominateur de chaque formule devenant dès lors simultanément infinis, ces formules n'offrent plus aucune signification distincte, et ne sauraient être appliquées qu'après avoir été convenablement transformées. C'est dans cette transformation générale que consiste, sous le rapport analytique, toute la difficulté fondamentale de la question du centre de gravité envisagée sous le point de vue le plus étendu. Or il est clair que le calcul intégral donne immédiatement les moyens de la surmonter, puisque ces deux sommes infinies qui constituent les deux termes de chaque formule, sont évidemment par elles-mêmes de véritables intégrales, dont celle qui exprime le dénominateur commun des trois formules se rapporte aux élémens géométriques infiniment petits de la masse considérée, et celle qui représente le numérateur propre à chaque formule se rapporte aux produits de ces élémens par leurs coordonnées correspondantes. Il suit de là, pour ne considérer ici que le cas le plus général, qu'en décomposant le corps seulement en élémens infiniment petits dans deux sens par deux séries de plans infiniment rapprochés parallèles les uns au plan des x, z, les autres au plan des y, z, on trouvera aussitôt les formules fondamentales,
qui feront connaître les trois coordonnées du centre de gravité du volume d'un corps homogène de forme quelconque, limité par une surface dont l'équation en x, y, et z, est supposée donnée. On obtiendra de la même manière, pour le centre de gravité de la surface seule de ce corps, les formules
La détermination des centres de gravité sera donc réduite ainsi, dans chaque cas particulier, à des recherches purement analytiques, tout-à-fait analogues à celles qu'exigent, comme nous l'avons vu, les quadratures et les cubatures. Seulement, ces intégrations étant, en général, plus compliquées, l'état d'extrême imperfection dans lequel se trouve jusqu'ici le calcul intégral permettra bien plus rarement encore de parvenir à une solution définitive. Mais ces formules générales n'en ont pas moins, par elles-mêmes, une importance capitale, pour introduire la considération du centre de gravité dans les théories générales de la mécanique analytique, ainsi que nous aurons spécialement occasion de le reconnaître bientôt. Il faut d'ailleurs considérer, quant à la question même, que ces formules éprouvent de très-grandes simplifications, quand on vient à supposer que la surface qui termine le corps proposé est une surface de révolution, ce qui heureusement a lieu dans la plupart des applications vraiment importantes.
Telle est donc essentiellement la manière de tenir compte de la pesanteur terrestre dans les applications de la statique abstraite. Quant à la pesanteur universelle, on peut dire que jusqu'ici elle n'a été prise en considération d'une manière vraiment complète, que relativement aux corps sphériques. Ce n'est pas que, lorsque la loi de la gravitation est supposée connue, et surtout en la concevant inversement proportionnelle au carré de la distance, comme dans la véritable pesanteur universelle, on ne puisse aisément construire, à l'aide d'intégrales convenables, des formules qui expriment l'attraction d'un corps de figure et de constitution quelconques sur un point donné, et même sur un autre corps. Mais ces expressions symboliques générales sont demeurées jusqu'ici le plus souvent inapplicables, faute de pouvoir effectuer les intégrations qu'elles indiquent, même quand on suppose, pour simplifier la question, que chaque corps est homogène. Ce n'est encore que par une approximation fort imparfaite qu'on a pu parvenir à la détermination définitive dans le cas très-simple de l'attraction de deux ellipsoïdes, et les approximations n'ont pu être conduites jusqu'au degré de précision convenable, qu'en supposant ces elipsoïdes très-peu différens de la sphère, ce qui a lieu heureusement pour toutes nos planètes. Il faut d'ailleurs considérer que, dans la réalité, ces formules supposent la connaissance préalable de la loi de la densité à l'intérieur de chaque corps proposé, ce que nous ignorons jusqu'ici complétement.
Dans l'état présent de cette importante et difficile théorie, on peut dire que les théorèmes primitifs de Newton sur l'attraction des corps sphériques constituent effectivement encore la partie la plus utile de cet ordre de notions. Ces propriétés si remarquables, et que Newton a si simplement établies, consistent, comme on sait, en ce que 1º l'attraction d'une sphère dont toutes les molécules attirent en raison inverse du carré de la distance, est la même, sur un point extérieur quelconque, que si la masse entière de cette sphère était toute condensée à son centre; 2º quand un point est placé dans l'intérieur d'une sphère dont les molécules agissent sur lui suivant cette même loi, il n'éprouve absolument aucune attraction de la part de toute la portion du globe qui se trouve à une plus grande distance que lui du centre, du moins, en supposant, si le globe n'est pas homogène, que chacune de ses couches sphériques concentriques présente en tous ses points la même densité.
La pesanteur est la seule force naturelle dont nous sachions réellement tenir compte en statique rationnelle: encore voit-on combien cette étude est encore peu avancée par rapport à la gravité universelle. Quant aux circonstances extérieures générales, dont on a dû également faire d'abord complétement abstraction pour établir les lois rationnelles de la mécanique, comme le frottement, la résistance des milieux, etc., on peut dire que nous ne connaissons encore nullement la manière de les introduire dans les relations fondamentales données par la mécanique analytique, car on n'y est parvenu jusqu'ici qu'à l'aide d'hypothèses fort précaires, et même évidemment inexactes, qui ne peuvent être réellement considérées, dans le plus grand nombre des cas, que comme propres à fournir des exercices de calcul. Du reste, nous devrons naturellement revenir sur ce sujet dans la partie de ce cours relative à la physique proprement dite.
Pour compléter l'examen philosophique de l'ensemble de la statique, il nous reste enfin à considérer sommairement la manière générale d'établir la théorie de l'équilibre, lorsque le corps auquel les forces sont appliquées est supposé se trouver à l'état fluide, soit liquide, soit gazeux.
L'hydrostatique peut être complétement traitée d'après deux méthodes générales parfaitement distinctes, suivant qu'on cherche directement les lois de l'équilibre des fluides d'après des considérations statiques exclusivement propres à cette classe de corps, ou qu'on se borne à les déduire simplement des principes fondamentaux qui ont déjà fourni les équations statiques des corps solides, en ayant seulement égard, comme il convient, aux nouvelles conditions caractéristiques qui résultent de la fluidité.
La première méthode a dû naturellement commencer par être la seule employée, comme étant primitivement la plus facile, sinon la plus rationnelle. Tel a été effectivement le caractère des travaux des géomètres du dix-septième et du dix-huitième siècle sur cette importante section de la mécanique générale. Divers principes statiques particuliers aux fluides, et plus ou moins satisfaisans, ont été successivement proposés, principalement à l'occasion de la célèbre question dans laquelle les géomètres se proposaient de déterminer à priori la véritable figure de la terre, supposée originairement toute fluide, question capitale qui, envisagée dans son ensemble, se rattache en effet, directement ou indirectement, à toutes les théories essentielles de l'hydrostatique. On sait que Huyghens avait d'abord essayé de la résoudre, en prenant pour principe d'équilibre la perpendicularité évidemment nécessaire de la pesanteur à la surface libre du fluide. Newton de son côté avait, à la même époque, choisi pour considération fondamentale la nécessité non moins évidente de l'égalité de poids entre les deux colonnes fluides allant du centre, l'une au pôle, l'autre à un point quelconque de l'équateur. Bouguer, en discutant plus tard cette importante question, montra clairement que ces deux manières de procéder étaient également vicieuses, en ce que le principe d'Huyghens et celui de Newton, bien que tous deux incontestables, ne s'accordaient point, dans un grand nombre de cas, à donner la même forme à la masse fluide en équilibre, ce qui mettait pleinement en évidence leur insuffisance commune. Mais Bouguer se trompa gravement à son tour, en croyant que la réunion de ces deux principes, lorsqu'ils s'accordaient à indiquer une même figure, était entièrement suffisante pour l'équilibre. Clairaut, dans son immortel traité de la figure de la terre, découvrit, le premier, les véritables lois générales de l'équilibre d'une masse fluide, en parlant de la considération évidente de l'équilibre isolé d'un canal quelconque infiniment petit; et, d'après ce criterium infaillible, il montra qu'il pouvait exister une infinité de cas dans lesquels la combinaison exigée par Bouguer se trouvait observée sans que cependant l'équilibre eût lieu. Depuis que l'ouvrage de Clairaut eut fondé dans son ensemble l'hydrostatique rationnelle, plusieurs grands géomètres, continuant à adopter la même manière générale de procéder, s'occupèrent d'établir la théorie mathématique de l'équilibre des fluides sur des considérations plus naturelles et plus distinctes que celle employée par son illustre inventeur. On doit principalement distinguer, à cet égard, les travaux de Maclaurin et surtout ceux d'Euler, qui ont donné à cette théorie fondamentale la forme simple et régulière qu'elle a maintenant dans tous les traités ordinaires, en la fondant sur le principe de l'égalité de pression en tout sens, qu'on peut regarder comme une loi générale indiquée par l'observation relativement à la constitution statique des fluides. Ce principe est incontestablement, en effet, le plus convenable qu'on puisse employer dans une telle recherche, lorsqu'on veut traiter directement par quelque considération propre aux fluides la théorie de leur équilibre, dont il fournit immédiatement les équations générales avec une extrême facilité. Il suffit alors, pour les obtenir le plus simplement possible, après avoir conçu la masse fluide partagée en molécules cubiques par trois séries de plans infiniment rapprochés, parallèles aux trois plans coordonnés, d'exprimer que chaque molécule est également pressée suivant les trois axes perpendiculaires à ses faces par l'ensemble des forces du système, la pression de la molécule en chaque sens étant égale à la différence des pressions exercées sur les deux faces opposées correspondantes. On trouve ainsi que la loi mathématique de l'équilibre d'un fluide quelconque, par quelques forces qu'il soit sollicité, est exprimée par les trois équations:
dP/dx = pX, dP/dy = pY, dP/dz = pZ,
où P exprime la pression supportée par la molécule dont les coordonnées sont x, y, z, et la densité ou pesanteur spécifique p, et X, Y, Z, désignent les composantes totales des forces dont le fluide est animé suivant les trois axes coordonnés. Comme on peut évidemment déduire, de l'ensemble de ces trois équations, la formule
P = ∫ p(Xdx + Ydy + Zdz)
pour la détermination de la pression en chaque point, quand les forces seront connues ainsi que la loi de la densité, il est possible de donner une autre forme analytique à la loi générale de l'équilibre des fluides, en se bornant à dire que la fonction différentielle, placée ici sous le signe S, doit satisfaire aux conditions connues d'intégrabilité relativement aux trois variables indépendantes x, y, z, ce qui est précisément l'expression très-simple trouvée primitivement par Clairaut quant à la théorie mathématique de l'hydrostatique.
L'étude de l'équilibre des fluides donne constamment lieu à une nouvelle question générale fort importante qui leur est propre, celle qui consiste à déterminer, dans le cas d'équilibre, la figure de la surface qui limite la masse fluide. La solution abstraite de cette question est implicitement comprise dans la formule fondamentale précédente, puisqu'il suffit évidemment de supposer que la pression est nulle ou du moins constante, pour caractériser les points de la surface, ce qui donne indistinctement
Xdx + Ydy + Zdz = 0
quant à l'équation différentielle générale de cette surface. Toute la difficulté concrète se réduit donc essentiellement, en chaque cas, à connaître la loi réelle relative à la variation de la densité dans l'intérieur de la masse fluide proposée, à moins qu'elle ne soit homogène, détermination qui présente des obstacles tout-à-fait insurmontables dans les applications les plus importantes. Si l'on en fait abstraction, la question ne présente dès lors qu'une recherche analytique plus ou moins compliquée, consistant dans l'intégration, le plus souvent encore inconnue, de l'équation précédente. On doit remarquer d'ailleurs que cette équation est, par sa nature, assez générale pour qu'on puisse l'appliquer même à l'équilibre d'une masse fluide qui serait animée d'un mouvement de rotation déterminé, comme l'exige surtout la grande question de la figure des planètes. Il suffit alors en effet de comprendre, parmi les forces du système proposé, les forces centrifuges qui résultent de ce mouvement de rotation.
Telle est, par aperçu, la manière générale d'établir la théorie mathématique de l'équilibre des fluides, en la fondant directement sur des principes statiques particuliers à ce genre de corps. On conçoit, comme je l'ai déjà indiqué, que cette méthode ait dû d'abord être seule employée; car, à l'époque des premières recherches, les différences caractéristiques entre les solides et les fluides devaient nécessairement paraître trop considérables pour qu'aucun géomètre pût alors se proposer d'appliquer à ceux-ci les principes généraux uniquement destinés aux autres, en ayant seulement égard, dans cette déduction, à quelques nouvelles conditions spéciales. Mais, quand les lois fondamentales de l'hydrostatique ont enfin été obtenues, et que l'esprit humain, cessant d'être préoccupé de la difficulté de leur établissement, a pu mesurer avec justesse la diversité réelle qui existe entre la théorie des fluides et celle des solides, il était impossible qu'il ne cherchât point à les ramener toutes deux aux mêmes principes essentiels, et qu'il ne reconnût pas, en thèse générale, l'applicabilité nécessaire des règles fondamentales de la statique à l'équilibre des fluides, pourvu qu'on tînt compte convenablement de la variabilité de forme qui les caractérise. En un mot, la science ne pouvait rester sous ce rapport dans son état primitif, où l'on accordait une importance évidemment exagérée aux conditions propres aux fluides. Mais, pour subordonner l'hydrostatique à la statique proprement dite, et augmenter ainsi par une plus grande unité la perfection rationnelle de la science, il était indispensable que la théorie abstraite de l'équilibre fût préalablement traitée d'après un principe statique suffisamment général, qui seul pouvait être directement appliqué aux fluides aussi bien qu'aux solides, car on ne pouvait point recourir, à cet effet, aux équations d'équilibre proprement dites, dans la formation desquelles on avait toujours eu, nécessairement, plus ou moins égard à l'invariabilité du système. Cette condition inévitable a été remplie, lorsque Lagrange a conçu la manière de fonder la statique, et par suite toute la mécanique rationnelle, sur le seul principe des vitesses virtuelles. Ce principe est évidemment, en effet, par sa nature, tout aussi directement applicable aux fluides qu'aux solides, et c'est là une de ses propriétés les plus précieuses. Dès lors l'hydrostatique, philosophiquement classée à son rang naturel, n'a plus été, dans le traité de Lagrange, qu'une division secondaire de la statique. Quoique cette manière de la concevoir n'ait pas encore pu devenir suffisamment familière, et que la méthode hydrostatique directe soit restée jusqu'ici la seule usuelle, il n'est pas douteux que la méthode de Lagrange finira par être habituellement et exclusivement adoptée, comme étant celle qui imprime à la science son véritable caractère définitif, en la faisant dériver tout entière d'un principe unique.
Pour se représenter nettement, en général, comment le principe des vitesses virtuelles peut conduire aux équations fondamentales de l'équilibre des fluides, il suffit de considérer que tout ce qu'une telle application exige de particulier consiste seulement à comprendre parmi les forces quelconques du système une force nouvelle, la pression exercée sur chaque molécule, qui introduira un terme de plus dans l'équation générale, ou, plus exactement, qui donnera lieu à trois nouveaux momens virtuels, si l'on distingue, comme il convient, les variations séparément relatives à chacun des trois axes coordonnés. En procédant ainsi, on parviendra immédiatement aux trois équations générales de l'équilibre des fluides, qui ont été rapportées ci-dessus d'après la méthode hydrostatique proprement dite. Si le fluide considéré est liquide, il faudra concevoir le système assujéti à cette condition caractéristique de pouvoir changer de forme, sans cependant jamais changer de volume. Cette condition d'incompressibilité s'introduira d'autant plus naturellement dans l'équation générale des vitesses virtuelles, qu'elle peut s'exprimer immédiatement, comme l'a fait Lagrange, par une formule analytique analogue à celle des termes de cette équation, en exprimant que la variation du volume est nulle, ce qui même a permis à Lagrange de se représenter abstraitement cette incompressibilité comme l'effet d'une certaine force nouvelle, dont il suffit d'ajouter le moment virtuel à ceux des forces du système. Si l'on veut établir, au contraire, la théorie de l'équilibre pour les fluides gazeux, il faudra remplacer la condition de l'incompressibilité par celle qui assujétit le volume du fluide à varier suivant une fonction déterminée de la pression, par exemple en raison inverse de cette pression, conformément à la loi physique sur laquelle Mariotte a fondé toute la mécanique des gaz. Cette nouvelle circonstance donnera lieu à une équation analogue à celle des liquides, quoique plus compliquée. Seulement cette dernière section de la théorie générale de l'équilibre, outre les grandes difficultés analytiques qui lui sont propres, se ressentira nécessairement, dans les applications, de l'incertitude où l'on est encore sur la véritable loi des gaz relativement à la fonction de la pression qui exprime réellement la densité, car la loi de Mariotte, si précieuse par son extrême simplicité, ne peut malheureusement être regardée que comme une approximation, qui, suffisamment exacte pour des circonstances moyennes, ne saurait être étendue rigoureusement à un cas quelconque.
Tel est le caractère fondamental de la méthode incontestablement la plus rationnelle qu'on puisse employer pour former la théorie abstraite de l'équilibre des fluides, et que nous devons regarder, surtout dans cet ouvrage, comme constituant désormais la conception définitive de l'hydrostatique. Cette conception paraîtra d'autant plus philosophique que, dans la statique ainsi traitée, on trouve une suite de cas en quelque sorte intermédiaires entre les solides et les fluides, lorsqu'on considère les questions relatives aux corps solides susceptibles de changer de forme jusqu'à un certain degré d'après des lois déterminées, c'est-à-dire quand on tient compte de la flexibilité et de l'élasticité, ce qui établit, sous le rapport analytique, une filiation naturelle qui fait passer, par une succession de recherches presqu'insensible, des systèmes dont la forme est rigoureusement invariable à ceux où elle est au contraire éminemment variable.
Après avoir examiné sommairement comment la statique rationnelle, envisagée dans son ensemble, a pu être élevée enfin à ce haut degré de perfection spéculative où toutes les questions qu'elle est susceptible de présenter, constamment traitées d'après un principe unique directement établi, sont uniformément réduites à de simples problèmes d'analyse mathématique, nous devons maintenant entreprendre la même étude relativement à la dernière branche de la mécanique générale, nécessairement plus étendue, plus compliquée, et par suite plus difficile, celle qui a pour objet la théorie du mouvement. Ce sera le sujet de la leçon suivante.
Sommaire. Vue générale de la dynamique.
L'objet essentiel de la dynamique consiste, comme nous l'avons vu, dans l'étude des mouvemens variés produits par les forces continues, la théorie des mouvemens uniformes dus aux forces instantanées n'étant entièrement qu'une simple conséquence immédiate des trois lois fondamentales du mouvement. Dans cette dynamique des mouvemens variés ou des forces continues on distingue ordinairement et avec raison deux cas généraux, suivant qu'on considère le mouvement d'un point ou celui d'un corps. Sous le point de vue le plus positif, cette distinction revient à concevoir que, dans certains cas, toutes les parties du corps prennent exactement le même mouvement, en sorte qu'il suffit alors en effet de déterminer le mouvement d'une seule molécule, chacune se mouvant comme si elle était isolée, sans aucun égard aux conditions de liaison du système; tandis que, dans le cas le plus général, chaque portion du corps ou chaque corps du système prenant un mouvement distinct, il faut examiner ces divers effets et connaître l'influence qu'exercent sur eux les relations qui caractérisent le système considéré. La seconde théorie étant évidemment plus compliquée que la première, c'est par celle-ci qu'il convient nécessairement de commencer l'étude spéciale de la dynamique, même quand on les déduit toutes deux de principes uniformes. Tel est aussi l'ordre que nous adopterons ici dans l'indication de nos considérations philosophiques.
Relativement au mouvement d'un point, nous savons déjà que la question générale consiste à déterminer exactement toutes les circonstances du mouvement curviligne composé, résultant de l'action simultanée de diverses forces continues quelconques, en supposant entièrement connu le mouvement rectiligne que prendrait le mobile sous l'influence exclusive de chaque force envisagée isolément. Nous avons également constaté que ce problème était susceptible, comme tout autre, d'être considéré en sens inverse, lorsqu'on se proposait, au contraire, de découvrir par quelles forces le corps est sollicité, d'après les circonstances caractéristiques directement connues du mouvement composé.
Mais, avant d'entrer dans l'examen philosophique de ces deux questions générales, nous devons d'abord arrêter notre attention sur une théorie préliminaire fort importante, celle du mouvement varié envisagé en lui-même, c'est-à-dire conformément à l'expression ordinaire, la théorie du mouvement rectiligne produit par une seule force continue, agissant indéfiniment selon la même direction. Cette théorie élémentaire est indispensable pour établir les notions fondamentales qui se reproduisent sans cesse dans toutes les parties de la dynamique. Voici en quoi elle consiste essentiellement, d'après notre manière de concevoir la mécanique rationnelle.
Nous avons précédemment remarqué que, dans la question dynamique directe, il fallait nécessairement supposer connu l'effet de chaque force unique, la véritable inconnue du problème général étant l'effet déterminé par le concours de toutes les forces. Cette observation est incontestable. Mais, d'après cela, quel peut être l'objet de cette partie préliminaire de la dynamique qu'on destine à l'étude du mouvement résultant de l'action d'une seule force continue? La contradiction apparente ne tient qu'aux expressions peu exactes qu'on emploie ordinairement, et d'après lesquelles une telle question semblerait aussi distincte et aussi directe que les véritables questions dynamiques, tandis qu'elle n'est réellement qu'un préliminaire. Pour en concevoir nettement le vrai caractère, il faut observer que le mouvement varié produit par une seule force continue peut être défini de plusieurs manières, qui dépendent les unes des autres, et qui, par conséquent, ne sauraient jamais être données simultanément, quoique chacune puisse être séparément la plus convenable, d'où résulte la nécessité de savoir passer, en général, de l'une quelconque d'entre elles à toutes les autres: c'est dans ces transformations que consiste proprement la théorie générale préliminaire du mouvement varié, désignée fort inexactement sous le nom d'étude de l'action d'une force unique. Ces diverses définitions équivalentes d'un même mouvement varié résultent de la considération simultanée des trois fonctions fondamentales distinctes, quoique co-relatives, qu'on y peut envisager, l'espace, la vitesse et la force, conçus comme dépendant du temps écoulé. La loi du mouvement peut être immédiatement donnée par la relation entre l'espace parcouru et le temps écoulé, et alors il importe d'en déduire la vitesse acquise par le mobile à chaque instant, c'est-à-dire celle du mouvement uniforme qui aurait lieu si, la force continue cessant tout à coup d'agir, le corps ne se mouvait plus qu'en vertu de l'impulsion naturelle résultant, d'après la loi d'inertie, du mouvement déjà effectué: il est également intéressant de déterminer aussi quelle est, à chaque instant, l'intensité de la force continue, comparée à celle d'une force accélératrice constante bien connue, telle, par exemple, que la gravité terrestre, la seule force de ce genre qui nous soit assez familière pour servir habituellement de type convenable. Dans d'autres occasions, au contraire, le mouvement pourra être naturellement défini par la loi qui règle la variation de la vitesse en raison du temps, et d'où il faudra conclure celle relative à l'espace, ainsi que celle qui concerne la force. Il en serait de même si la définition primitive du mouvement consistait dans la loi de la force continue, qui pourrait n'être pas toujours immédiatement donnée en fonction du temps, mais quelquefois par rapport à l'espace, comme par exemple lorsqu'il s'agit de la gravitation universelle, ou d'autres fois relativement à la vitesse, ainsi qu'on le voit pour la résistance des milieux. Enfin, si l'on considère cet ordre de questions sous le point de vue le plus étendu, il faut concevoir, en général, que la définition d'un mouvement varié peut être donnée par une équation quelconque, pouvant contenir à la fois ces quatre variables dont une seule est indépendante, le temps, l'espace, la vitesse, et la force; le problème consistera à déduire de cette équation la détermination distincte des trois lois caractéristiques relatives à l'espace, à la vitesse et à la force, en fonction du temps, et, par suite, en corélation mutuelle. Ce problème général se réduit constamment à une recherche purement analytique, à l'aide des deux formules dynamiques fondamentales qui expriment, en fonction du temps, la vitesse et la force, quand on suppose connue la loi relative à l'espace.
La méthode infinitésimale conduit à ces deux formules avec la plus grande facilité. Il suffit en effet, pour les obtenir, de considérer, suivant l'esprit de cette méthode, le mouvement comme uniforme pendant la durée d'un même intervalle de temps infiniment petit, et comme uniformément accéléré pendant deux intervalles consécutifs. Dès lors, la vitesse, supposée momentanément constante, d'après la première considération, sera naturellement exprimée par la différentielle de l'espace divisée par celle du temps; et, de même, la force continue, d'après la seconde considération, sera évidemment mesurée par le rapport entre l'accroissement infiniment petit de la vitesse, et le temps employé à produire cet accroissement. Ainsi, en appelant t le temps écoulé, e l'espace parcouru, v la vitesse acquise et φ l'intensité de la force continue à chaque instant, la corrélation générale et nécessaire de ces quatre variables simultanées sera exprimée analytiquement par les deux formules fondamentales,
v = de/dt φ = dv/dt = d2e/dt2
D'après ces formules, toutes les questions relatives à cette théorie préliminaire du mouvement varié se réduiront immédiatement à de simples recherches analytiques, qui consisteront ou dans des différentiations, ou, le plus souvent, dans des intégrations. En considérant le cas le plus général, où la définition primitive du mouvement proposé serait donnée seulement par une équation entre les quatre variables, le problème analytique consistera dans l'intégration d'une équation différentielle du second ordre, relative à la fonction e, et qui pourra être fréquemment inexécutable, vu l'extrême imperfection actuelle du calcul intégral.
La conception fondamentale de Lagrange, relativement à l'analyse transcendante, l'ayant nécessairement obligé à se priver des facilités qu'offre l'emploi de la méthode infinitésimale pour l'établissement des deux formules dynamiques précédentes, il a été conduit à présenter cette théorie sous un nouveau point de vue, dont on n'a pas communément, ce me semble, assez apprécié l'importance, et qui me paraît singulièrement propre à éclaircir la véritable nature de ces notions élémentaires. Lagrange a montré dans sa théorie des fonctions analytiques que cette considération dynamique consistait réellement à concevoir un mouvement varié quelconque comme composé à chaque instant d'un certain mouvement uniforme et d'un autre mouvement uniformément varié, en l'assimilant au mouvement vertical d'un corps pesant lancé avec une impulsion initiale. Mais, pour donner à cette lumineuse conception toute sa valeur philosophique, je crois devoir la présenter sous un point de vue plus étendu que ne l'a fait Lagrange, comme donnant lieu à une théorie complète de l'assimilation des mouvemens, exactement semblable à la théorie générale des contacts des courbes et des surfaces, exposée dans les treizième et quatorzième leçons.
À cet effet, supposons deux mouvemens rectilignes quelconques, définis par les équations e=f(t), E=F(t); que les deux mobiles soient parvenus au bout du temps t à une même situation; et considérons leur distance mutuelle après un certain temps t+h. Cette distance, qui sera égale à la différence des valeurs correspondantes des deux fonctions f et F aura évidemment pour expression, d'après la formule de Taylor, la série
À l'aide de cette série, on pourra, par des considérations entièrement analogues à celles employées dans la théorie des courbes, se faire une idée nette de l'assimilation plus ou moins parfaite des deux mouvemens, suivant les relations analytiques plus ou moins étendues des deux fonctions primitives f et F. Si leurs dérivées du premier ordre ont une même valeur, il existera entre les deux mouvemens ce qu'on pourrait appeler une assimilation du premier ordre, semblable au contact du premier ordre dans les courbes, et qu'on pourra caractériser, sous le rapport concret, en disant alors que le mouvement des deux corps sera le même pendant un instant infiniment petit. Si, en outre, les deux dérivées du second ordre prennent encore la même valeur, l'assimilation des mouvemens deviendra plus intime, et s'élèvera au second ordre; elle consistera physiquement alors en ce que les deux mobiles auront le même mouvement pendant deux instans infiniment petits consécutifs. Pareillement, en ajoutant à ces deux premières relations l'égalité des troisièmes dérivées, on établira, entre les mouvemens considérés, une assimilation du troisième ordre, qui les fera coïncider pendant trois instans consécutifs, et ainsi de suite indéfiniment. Le degré de similitude des deux mouvemens, déterminé analytiquement par le nombre de fonctions dérivées successives qui auront respectivement la même valeur, aura toujours pour interprétation concrète la coïncidence des deux mobiles pendant un nombre égal d'instans consécutifs; comme nous avons vu l'ordre du contact des courbes mesuré géométriquement par la communauté d'un nombre correspondant d'élémens successifs. Si la loi caractéristique de l'un des mouvemens proposés contient, dans son expression analytique, quelques constantes arbitraires, on pourra l'assimiler à un autre mouvement quelconque jusqu'à un ordre marqué par le nombre de ces constantes, qui seront alors déterminées d'après les équations destinées à établir, suivant la théorie précédente, ce degré d'intimité entre les deux mouvemens.
Cette conception fondamentale conduit à apercevoir la possibilité, du moins sous le point de vue abstrait, d'acquérir une connaissance de plus en plus approfondie d'un mouvement varié quelconque, en le comparant successivement à une suite de mouvemens connus, dont la loi analytique dépende d'un nombre de plus en plus grand de constantes arbitraires, et qui pourront, par conséquent, avoir avec lui une coïncidence de plus en plus prolongée. Mais, de même que nous avons vu la théorie générale des contacts des lignes, appliquée à la mesure de la courbure les unes par les autres, devoir se réduire effectivement à la comparaison d'une courbe quelconque d'abord avec une ligne droite et ensuite avec un cercle, ces deux lignes étant les seules qu'on puisse regarder comme assez connues pour servir utilement de type à l'égard des autres, pareillement la théorie dynamique relative à la mesure des mouvemens les uns par les autres doit être réellement limitée à la comparaison effective de tout mouvement varié, d'abord avec un mouvement uniforme où l'espace est proportionnel au temps, et ensuite avec un mouvement uniformément varié où l'espace croît en raison du carré du temps; ou bien, afin de tout embrasser en une seule considération, avec un mouvement composé d'un mouvement uniforme, et d'un autre uniformément varié, tel que celui d'un corps pesant animé d'une impulsion initiale. Ces deux mouvemens élémentaires sont, en effet, comme le remarque Lagrange, les seuls dont nous ayons réellement une notion assez familière pour que nous puissions les appliquer avec succès à la mesure de tous les autres. En établissant cette assimilation, on trouve, d'après la théorie précédente, que tout mouvement varié peut être à chaque instant comparé à celui d'un corps pesant qui aurait reçu une vitesse initiale égale à la première dérivée de l'espace parcouru envisagé comme une fonction du temps écoulé, et qui serait animé d'une gravité mesurée par la seconde dérivée de cette même fonction, ce qui nous fait rentrer dans les deux formules fondamentales obtenues ci-dessus par la méthode infinitésimale. Le mouvement proposé coïncidera pendant un instant infiniment petit avec le mouvement uniforme exprimé dans la première partie de cette comparaison, et pendant deux instans consécutifs avec le mouvement uniformément accéléré qui correspond à la seconde partie. On se formera donc ainsi une idée nette du mouvement du mobile à chaque moment, et de la manière dont il varie d'un moment à l'autre, ce qui est strictement suffisant.
Quoique la conception de Lagrange, telle que je l'ai généralisée, conduise finalement aux mêmes résultats que la théorie ordinaire, il est aisé de sentir cependant sa supériorité rationnelle, puisque ces deux théorèmes fondamentaux, dans lesquels on avait vu jusqu'alors le terme absolu des efforts de l'esprit humain, relativement à l'étude des mouvemens variés, peuvent être envisagés maintenant comme une simple application particulière d'une méthode très-générale, qui nous permet abstraitement d'entrevoir une mesure beaucoup plus parfaite de tout mouvement varié, quoique de puissans motifs de convenance nous obligent à considérer seulement la mesure primitivement adoptée. On conçoit, d'après ce qui précède, que si la nature nous offrait un exemple simple et familier d'un mouvement rectiligne dans lequel l'espace croîtrait proportionnellement au cube du temps, en ajoutant à nos notions dynamiques ordinaires la considération habituelle de ce mouvement, nous obtiendrions une connaissance plus approfondie de la nature d'un mouvement varié quelconque, qui pourrait alors avoir avec le triple mouvement ainsi composé une assimilation du troisième ordre, ce qui nous permettrait d'envisager directement, par une seule vue de l'esprit, l'état du mobile pendant trois instans consécutifs, tandis que nous sommes maintenant forcés de nous arrêter à deux instans. Sous le rapport analytique, au lieu de nous borner aux deux premières fonctions dérivées de l'espace relativement au temps, cette méthode reviendrait à considérer simultanément la troisième dérivée, qui aurait dès lors aussi une signification dynamique, dont elle est actuellement dépourvue. Dans cette supposition, de même que nous concevons habituellement la force accélératrice pour nous représenter les changemens de la vitesse, nous aurions pareillement une considération dynamique propre à nous figurer les variations de la force continue. Notre étude générale des mouvemens variés deviendrait encore plus parfaite si, étendant cette hypothèse, il existait en outre un mouvement connu dans lequel l'espace fût proportionnel à la quatrième puissance du temps, et ainsi de suite. Mais en réalité, parmi les mouvemens simples où l'espace parcouru se trouve croître proportionnellement à une puissance entière et positive du temps écoulé, l'observation ne nous faisant connaître que le mouvement uniforme produit par une impulsion unique et le mouvement uniformément accéléré qui résulte de la pesanteur terrestre suivant la découverte de Galilée, nous sommes contraints de nous arrêter aux deux premiers degrés de la théorie précédente pour la mesure générale des mouvemens variés quelconques. Telle est la véritable explication philosophique de la méthode universellement adoptée, estimée à sa valeur réelle.
J'ai cru devoir insister sur cette explication, parce que cette conception fondamentale me semble n'être pas encore appréciée d'une manière convenable, quoiqu'elle soit la base de la dynamique tout entière.
Après l'examen général de cette importante théorie préliminaire, je passe maintenant à considérer sommairement le caractère philosophique de la véritable dynamique rationnelle directe, c'est-à-dire de l'étude du mouvement curviligne produit par l'action simultanée de diverses forces continues quelconques, en continuant à supposer d'abord que le mobile soit regardé comme un point, ou, ce qui revient au même, que toutes les molécules du corps prenant exactement le même mouvement, chacune se meuve isolément sans être affectée par sa liaison avec les autres.
On doit distinguer, en général, dans le mouvement curviligne d'une molécule soumise à l'action de forces quelconques, deux cas très-différens, suivant qu'elle est d'ailleurs entièrement libre, de manière à devoir décrire la trajectoire qui résultera naturellement de la combinaison des forces proposées, ou que, au contraire, elle est astreinte à se mouvoir sur une seule courbe ou sur une surface donnée. La théorie fondamentale du mouvement curviligne peut être établie dans son ensemble suivant deux modes fort distincts, en prenant pour base l'un ou l'autre de ces deux cas, car chacun d'eux peut être traité directement et se trouve en même temps susceptible de se rattacher à l'autre, les deux considérations étant presqu'également naturelles selon le point de vue où l'esprit se place. En parlant du premier cas, il suffira, pour en déduire le second, de regarder la résistance, tant active que passive, de la courbe ou de la surface sur laquelle le corps est assujetti à rester, comme une nouvelle force à joindre à celles du système proposé, ainsi que nous avons vu qu'on a coutume de le faire en statique. Si, au contraire, on préfère d'établir d'abord la théorie du second cas, on y ramènera ensuite le premier, en considérant le mobile comme forcé à décrire la courbe qu'il doit effectivement parcourir, ce qui suffira entièrement pour former les équations fondamentales, malgré que cette courbe soit alors primitivement inconnue. Quoique cette dernière méthode ne soit point ordinairement employée, il convient, je crois, de les caractériser ici toutes deux, pour donner le plus complétement possible une juste idée de la théorie générale du mouvement curviligne, car chacune d'elles a, ce me semble, des avantages importans qui lui sont propres. Considérons d'abord la première.
Examinant, en premier lieu, le mouvement curviligne d'une molécule entièrement libre soumise à l'action de forces continues quelconques, on peut former de deux manières distinctes les équations fondamentales de ce mouvement, en les déduisant par deux modes différens de la théorie du mouvement rectiligne. Le premier mode, qui a d'abord été le plus employé par les géomètres, quoique, sous le rapport analytique, il ne soit pas le plus simple, consiste à décomposer à chaque instant la résultante totale des forces continues qui agissent sur le mobile en deux forces, l'une dirigée selon la tangente à la trajectoire qu'il décrit, l'autre suivant la normale. Considérons alors pendant un instant infiniment petit, le mouvement comme rectiligne et ayant lieu dans la direction de la tangente, d'après la première loi fondamentale du mouvement. La progression du corps en ce sens ne sera évidemment due qu'à la première de ces deux composantes, à laquelle, par conséquent, on pourra appliquer la formule élémentaire rapportée ci-dessus par le mouvement rectiligne. Cette composante, qui est d'ailleurs égale à la force accélératrice totale multipliée par le cosinus de son inclinaison sur la tangente, sera donc exprimée par la seconde fonction dérivée de l'arc de la courbe relativement au temps. En développant cette équation par les formules géométriques connues, et introduisant dans le calcul les composantes de la force accélératrice totale parallèlement aux trois axes coordonnés rectangulaires, on parvient finalement aux trois équations fondamentales ordinaires du mouvement curviligne Le second mode, plus simple et plus régulier, dû à Euler, et depuis généralement adopté, consiste à obtenir immédiatement ces équations en décomposant directement le mouvement du corps à chaque instant, ainsi que la force continue totale dont il est animé, en trois autres dans le sens des trois axes coordonnés. D'après la troisième loi fondamentale du mouvement, le mouvement selon chaque axe étant indépendant des mouvemens suivant les deux autres n'est dû qu'à la composante totale des forces accélératrices parallèlement à cet axe, en sorte que le mouvement curviligne se trouve ainsi continuellement remplacé par le système de trois mouvemens rectilignes, à chacun desquels on peut aussitôt appliquer la théorie dynamique préliminaire indiquée ci-dessus. En nommant X, Y, Z, les composantes totales, parallèlement aux trois axes des x, des y, et des z, des forces continues qui agissent à chaque instant dt sur la molécule dont les coordonnées sont x, y, z, on obtient ainsi immédiatement les équations
d2x/dt2 = X, d2y/dt2 = Y, d2z/dt2 = Z,
auxquelles on ne parvient que par un assez long calcul en suivant le premier mode.
Telles sont les équations différentielles fondamentales du mouvement curviligne, d'après lesquelles les questions quelconques de dynamique relatives à un corps dont toutes les molécules prennent exactement le même mouvement se réduisent immédiatement à des problèmes purement analytiques, lorsque les données ont été convenablement exprimées. En considérant d'abord la question générale directe, qui est la plus importante, on se propose, connaissant la loi des forces continues dont le corps est animé, de déterminer toutes les circonstances de son mouvement effectif. Pour cela, de quelque manière que cette loi soit donnée, ou en fonction du temps, ou en fonction des coordonnées, ou en fonction de la vitesse, il suffira en général d'intégrer ces trois équations du second ordre, ce qui donnera lieu à des difficultés analytiques plus ou moins élevées, que l'imperfection du calcul intégral pourra rendre fréquemment insurmontables. Les six constantes arbitraires successivement introduites par cette intégration se détermineront d'ailleurs en ayant égard aux circonstances de l'état initial du mobile, dont les équations différentielles n'ont pu conserver aucune trace. On obtiendra ainsi les trois coordonnées du corps en fonction du temps, de manière à pouvoir assigner exactement sa position à chaque instant; et on trouvera ensuite les deux équations caractéristiques de la courbe qu'il décrit, en éliminant le temps entre ces trois expressions. Quant à la vitesse acquise par le mobile à une époque quelconque, on pourra dès lors la déterminer aussi d'après les valeurs de ses trois composantes, dans le sens des axes, dx/dt, dy/dt, dz/dt. Il est d'ailleurs utile de remarquer, à cet égard, que cette vitesse v sera souvent susceptible d'être immédiatement calculée par une combinaison fort simple des trois équations différentielles fondamentales, qui donne évidemment la formule générale
v2 = 2∫ (Xdx + Ydy + Zdz),
à l'aide de laquelle une seule intégration suffira pour la détermination directe de la vitesse, lorsque l'expression placée sous le signe ∫ satisfera aux conditions connues d'intégrabilité relativement aux trois variables x, y, z, envisagées comme indépendantes. Cette propriété n'a pas lieu, sans doute, relativement à toutes les forces continues possibles, ni même par rapport à toutes celles que nous présentent en effet les phénomènes naturels, puisque, par exemple, elle ne saurait se vérifier pour les forces qui représentent la résistance des milieux, ou les frottemens, ou, en général, quant à toutes celles dont la loi primitive dépend du temps ou de la vitesse elle-même. La remarque précédente n'en est pas moins regardée avec raison par les géomètres comme ayant une extrême importance pour simplifier les recherches analytiques auxquelles se réduisent les problèmes de dynamique, car la condition énoncée se vérifie constamment, ainsi qu'il est aisé de le prouver, dans un cas particulier fort étendu, qui comprend toutes les grandes applications de la dynamique rationnelle à la mécanique céleste, c'est-à-dire celui où toutes les forces continues dont le corps est animé sont des tendances vers des centres fixes, agissant suivant une fonction quelconque de la distance du corps à chaque centre, mais indépendamment de la direction.
Si, prenant maintenant en sens inverse la théorie générale du mouvement curviligne d'une molécule libre, on se propose de déterminer, au contraire, d'après les circonstances caractéristiques du mouvement effectif, la loi des forces accélératrices qui ont pu le produire, la question sera nécessairement beaucoup plus simple sous le rapport analytique, puisqu'elle ne consistera essentiellement qu'en des différentiations. Car il sera toujours possible alors, par des recherches préliminaires plus ou moins compliquées, qui ne pourront porter que sur des considérations purement géométriques, de déduire, de la définition primitive du mouvement proposé, les valeurs des trois coordonnées du mobile à chaque instant en fonction du temps écoulé; et dès lors, en différentiant deux fois ces trois expressions, on obtiendra les composantes des forces continues suivant les trois axes, d'où l'on pourra conclure immédiatement la loi de la force accélératrice totale, de quelque nature qu'elle soit. C'est ainsi que nous verrons, dans la seconde section de ce cours, les trois lois géométriques fondamentales trouvées par Képler pour les mouvemens des corps célestes qui composent notre système solaire, nous conduire nécessairement à la loi de gravitation universelle, qui devient ensuite la base de toute la mécanique générale de l'univers.
Après avoir établi la théorie du mouvement curviligne d'une molécule libre, il est aisé d'y faire rentrer le cas où cette molécule est assujétie, au contraire, à rester sur une courbe donnée. Il suffit, comme je l'ai indiqué, de comprendre alors, parmi les forces continues auxquelles la molécule est primitivement soumise, la résistance totale exercée par la courbe proposée, ce qui permettra évidemment de considérer le mobile comme entièrement libre. Toute la difficulté propre à ce second cas se réduit donc essentiellement à analyser avec exactitude cette résistance. Or il faut, à cet effet, distinguer d'abord, dans la résistance de la courbe, deux parties très-différentes qu'on pourrait appeler, pour les caractériser nettement, l'une statique, l'autre dynamique. La résistance statique est celle qui aurait lieu lors même que le corps serait immobile; elle provient de la pression exercée sur la courbe proposée par les forces accélératrices dont il est animé; ainsi on l'obtiendra en déterminant la composante de la force continue totale suivant la normale à la courbe donnée au point que l'on considère. La résistance dynamique a une origine toute différente; elle n'est engendrée que par le mouvement, et résulte de la tendance perpétuelle du corps à abandonner la courbe qu'il est forcé de décrire, pour continuer à suivre, en vertu de la première loi fondamentale du mouvement, la direction de la tangente. Cette seconde résistance, qui se manifeste dans le passage du corps d'un élément de la courbe à l'élément suivant, est évidemment dirigée à chaque instant selon la normale à la courbe située dans le plan osculateur, et pourra, par conséquent, n'avoir pas la même direction que la résistance statique, si le plan osculateur ne contient pas la droite suivant laquelle agit la force accélératrice totale. C'est à cette résistance dynamique qu'on donne, en général, le nom de force centrifuge, tenant à ce que les seules forces accélératrices considérées d'abord par les géomètres étaient des forces centripètes, ou des tendances vers des centres fixes. Quant à son intensité, en concevant cette force centrifuge comme une nouvelle force accélératrice, elle sera mesurée par la composante normale que produit, dans chaque instant infiniment petit, la vitesse du mobile, lorsqu'il passe d'un élément de la courbe à un autre. On trouve aisément ainsi, après avoir éliminé les infinitésimales auxiliaires introduites d'abord naturellement par cette considération, que la force centrifuge est continuellement égale au carré de la vitesse effective du mobile divisé par le rayon de courbure correspondant de la courbe proposée. Du reste, cette expression fondamentale, aussi bien que la direction même de la force centrifuge, pourraient être entièrement obtenues par le calcul, en introduisant préalablement cette force, d'une manière complétement indéterminée, dans les trois équations différentielles générales du mouvement curviligne rapportées ci-dessus. Quoi qu'il en soit, après avoir déterminé la résistance dynamique, on la composera convenablement avec la résistance statique, et, en faisant entrer la résistance totale parmi les forces proposées, le problème sera immédiatement ramené au cas précédent. La question la plus remarquable de ce genre consiste dans l'étude du mouvement oscillatoire d'un corps pesant sur une courbe quelconque (et particulièrement sur un cercle ou sur une cycloïde), dont l'examen philosophique doit naturellement être renvoyé à la partie de ce cours qui concerne la physique proprement dite.
Il serait superflu de considérer distinctement ici le cas où le mobile, au lieu de devoir décrire une courbe donnée, serait seulement assujéti à rester sur une certaine surface. C'est essentiellement par les mêmes considérations qu'on ramène ce nouveau cas, d'ailleurs peu important dans les applications, à celui d'un corps libre. Il n'y a d'autre différence réelle qu'en ce qu'alors la trajectoire du mobile n'est pas d'abord entièrement déterminée, et qu'on est obligé, pour la connaître, de joindre à l'équation de la surface proposée une autre équation fournie par l'étude dynamique du problème.
Considérons maintenant, par aperçu, le second mode général distingué précédemment pour construire la théorie fondamentale du mouvement curviligne d'une molécule isolée, en partant, au contraire, du cas où la molécule est préalablement assujétie à décrire une courbe donnée.
Toute la difficulté réelle consiste alors à établir directement le théorème fondamental relatif à la mesure de la forme centrifuge. Or c'est ce qu'on peut faire aisément, en considérant d'abord le mouvement uniforme du corps dans un cercle, en vertu d'une impulsion initiale, et sans aucune force accélératrice, ainsi que l'a supposé Huyghens, auquel est due la base de cette théorie. La force centrifuge est dès lors évidemment proportionnelle au sinus-verse de l'arc de cercle décrit dans un instant infiniment petit, convenablement comparé au temps correspondant, d'où il est facile de conclure, comme l'a fait Huyghens, qu'elle a pour expression le carré de la vitesse constante avec laquelle le mobile décrit le cercle divisé par le rayon de ce cercle. Ce résultat une fois obtenu, en le combinant avec une autre notion fondamentale due à Huyghens, on en déduit immédiatement la valeur de la force centrifuge dans une courbe quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir que la détermination de cette force exigeant seulement la considération simultanée de deux élémens consécutifs de la courbe proposée, le mouvement peut être continuellement envisagé comme ayant lieu dans le cercle osculateur correspondant, puisque ce cercle présente relativement à la courbe deux élémens successifs communs. On peut donc directement transporter à une courbe quelconque l'expression de la force centrifuge trouvée primitivement pour le cas du cercle, et établir, comme dans la première méthode, mais bien plus simplement, qu'elle est généralement égale au carré de la vitesse divisé par le rayon du cercle osculateur. Cette manière de procéder présente l'avantage de donner une idée plus nette de la force centrifuge.
Le cas du mouvement dans une courbe déterminée étant ainsi traité préalablement avec toute la généralité convenable, il est aisé d'y ramener celui d'un corps entièrement libre, décrivant la trajectoire qui doit naturellement résulter de l'action simultanée de certaines forces accélératrices quelconques. Il suffit, en effet, suivant l'indication précédemment exprimée, de concevoir le corps comme assujéti à rester sur la courbe qu'il décrira réellement, ce qui revient évidemment au même, puisqu'il importe peu, en dynamique, le corps ne pouvant point véritablement parcourir toute autre courbe, qu'il y soit contraint par la nature des forces dont il est animé, ou par des conditions de liaison spéciales. Dès lors ce mouvement donnera naissance à une véritable force centrifuge, exprimée par la formule générale trouvée ci-dessus. Maintenant il est clair que, si la force continue totale dont le mobile est animé a été d'abord conçue comme décomposée à chaque instant en deux autres, l'une dirigée suivant la tangente à la trajectoire, et l'autre selon la normale située dans le plan osculateur, cette dernière doit nécessairement être égale et directement opposée à la force centrifuge. Or, cette composante normale ayant pour expression la force continue totale multipliée par le cosinus de l'angle que sa direction forme avec la normale, en égalant cette valeur à celle de la force centrifuge, on formera une équation fondamentale d'où l'on pourra déduire les équations générales du mouvement curviligne précédemment obtenues par une autre méthode. On n'aura, pour cela, d'autre transformation à faire que d'introduire dans cette équation, au lieu de la force continue totale et de sa direction, ses composantes selon les trois axes coordonnés, et de remplacer, dans la formule qui exprime la force centrifuge, la vitesse et le rayon de courbure par leurs valeurs générales en fonction des coordonnées. L'équation ainsi obtenue se décomposera naturellement en trois, si l'on considère que, devant avoir lieu pour quelque système que ce soit de forces accélératrices et pour une trajectoire quelconque, elle doit se vérifier séparément par rapport à chacune des trois coordonnées, envisagées momentanément comme trois variables entièrement indépendantes. Ces trois équations se trouveront être exactement identiques à celles rapportées ci-dessus. Quoique cette manière de les obtenir soit bien moins directe, et qu'elle exige un plus grand appareil analytique, j'ai cependant cru nécessaire de l'indiquer distinctement, parce qu'elle me semble propre à éclairer, sous un rapport fort important, la théorie ordinaire du mouvement curviligne, en rendant sensible l'existence de la force centrifuge, même dans le cas d'un corps libre, notion sur laquelle la méthode habituellement adoptée aujourd'hui laisse communément beaucoup d'incertitude et d'obscurité.
Ayant suffisamment étudié, dans ce qui précède, le caractère général de la partie de la dynamique relative au mouvement d'un point, ou, ce qui revient au même, d'un corps dont toutes les molécules se meuvent identiquement, nous devons maintenant examiner, sous un semblable point de vue, la partie de la dynamique la plus difficile et la plus étendue, celle qui se rapporte au cas plus réel du mouvement d'un système de corps liés entre eux d'une manière quelconque, et dont les mouvemens propres sont altérés par les conditions dépendantes de leur liaison. Je considérerai soigneusement, dans la leçon suivante, les résultats généraux obtenus jusqu'ici par les géomètres, relativement à cet ordre de recherches. Je dois donc me borner strictement ici à caractériser la méthode générale d'après laquelle on est parvenu à convertir tous les problèmes de cette nature en de pures questions d'analyse.
Dans cette dernière partie de la dynamique, il faut préalablement établir une nouvelle notion élémentaire, relativement à la mesure des forces. En effet, les forces considérées jusqu'ici étant toujours appliquées à une molécule unique, ou du moins agissant toutes sur un même corps, leur intensité se trouvait être suffisamment mesurée, en ayant seulement égard à la vitesse plus ou moins grande qu'elles pouvaient imprimer au mobile à chaque instant. Mais, quand on vient à envisager simultanément les mouvemens de plusieurs corps différens, cette manière de mesurer les forces devient évidemment insuffisante, puisqu'on ne saurait se dispenser de tenir compte de la masse de chaque mobile, aussi bien que de sa vitesse. Pour la prendre convenablement en considération, les géomètres ont établi cette notion fondamentale, que les forces susceptibles d'imprimer à diverses masses une même vitesse sont exactement entre elles comme ces masses; ou, en d'autres termes, que les forces sont proportionnelles aux masses, aussi bien que nous les avons reconnues, dans la quinzième leçon, d'après la troisième loi physique du mouvement, être proportionnelles aux vitesses. Tous les phénomènes relatifs à la communication du mouvement par le choc, ou de toute autre manière, ont constamment confirmé la supposition de cette nouvelle proportionnalité. Il en résulte évidemment que lorsqu'il faut comparer, dans le cas le plus général, des forces qui impriment à des masses inégales des vitesses différentes, chacune d'elles doit être mesurée d'après le produit de la masse sur laquelle elle agit par la vitesse correspondante. Ce produit, auquel les géomètres ont donné communément le nom de quantité de mouvement, détermine exactement, en effet, la force d'impulsion d'un corps dans le choc, la percussion proprement dite, ainsi que la pression qu'un corps peut exercer contre tout obstacle fixe à son mouvement. Telle est la nouvelle notion élémentaire relative à la mesure générale des forces, dont il serait peut-être convenable de faire une quatrième et dernière loi fondamentale du mouvement, en tant du moins que cette notion n'est point réellement susceptible, comme quelques géomètres l'ont pensé, d'être logiquement déduite des notions précédentes, et ne saurait être solidement établie que sur des considérations physiques qui lui soient propres.
Cette notion préliminaire étant établie, examinons maintenant la conception générale d'après laquelle peut être traitée la dynamique d'un système quelconque de corps soumis à l'action de forces quelconques. La difficulté caractéristique de cet ordre de questions consiste essentiellement dans la manière de tenir compte de la liaison des différens corps du système, en vertu de laquelle leurs réactions mutuelles altéreront nécessairement les mouvemens propres que chaque corps prendrait, s'il était seul, par l'influence des forces qui le sollicitent, sans qu'on sache nullement à priori en quoi peut consister cette altération. Ainsi, pour choisir un exemple très-simple, et néanmoins important, dans le célèbre problème du mouvement d'un pendule composé, qui a été primitivement le principal sujet des recherches des géomètres sur cette partie supérieure de la dynamique, il est évident que, par suite de la liaison établie entre les corps ou les molécules les plus rapprochés du point de suspension, et les corps ou les molécules qui en sont les plus éloignés, il s'exercera une réaction telle que ni les uns ni les autres n'oscilleront comme s'ils étaient libres, le mouvement des premiers étant retardé, et celui des derniers étant accéléré en vertu de la nécessité où ils se trouvent d'osciller simultanément, sans qu'aucun principe dynamique déjà établi puisse faire connaître la loi qui détermine ces réactions. Il en est de même dans tous les autres cas relatifs au mouvement d'un système de corps. On éprouve donc évidemment ici le besoin de nouvelles conceptions dynamiques. Les géomètres, obéissant à ce sujet, à l'habitude imposée presque constamment par la faiblesse de l'esprit humain, ont d'abord traité cette nouvelle série de recherches, en créant pour ainsi dire un nouveau principe particulier relativement à chaque question essentielle. Telles ont été l'origine et la destination des diverses propriétés générales du mouvement que nous examinerons dans la leçon suivante, et qui, primitivement envisagées comme autant de principes indépendans les uns des autres, ne sont plus aujourd'hui, aux yeux des géomètres, que des théorèmes remarquables fournis simultanément par les équations dynamiques fondamentales. On peut suivre, dans la Mécanique analytique, l'histoire générale de cette série de travaux, que Lagrange a présentée d'une manière si profondément intéressante pour l'étude de la marche progressive de l'esprit humain. Cette manière de procéder a été continuellement adoptée jusqu'à d'Alembert, qui a mis fin à toutes ces recherches isolées, en s'élevant à une conception générale sur la manière de tenir compte de la réaction dynamique des corps d'un système en vertu de leurs liaisons, et en établissant par suite les équations fondamentales du mouvement d'un système quelconque. Cette conception, qui a toujours servi depuis, et qui servira indéfiniment de base à toutes les recherches relatives à la dynamique des corps, consiste essentiellement à faire rentrer les questions de mouvement dans de simples questions d'équilibre, à l'aide de ce célèbre principe général auquel l'accord unanime des géomètres a donné, avec tant de raison, le nom de principe de d'Alembert. Considérons donc maintenant ce principe d'une manière directe.
Lorsque, par les réactions que divers corps exercent les uns sur les autres en vertu de leur liaison, chacun d'eux prend un mouvement différent de celui que les forces dont il est animé lui eussent imprimé s'il eût été libre, on peut évidemment regarder le mouvement naturel comme décomposé en deux, dont l'un est celui qui aura effectivement lieu, et dont l'autre, par conséquent, a été détruit. Le principe de d'Alembert consiste proprement en ce que tous les mouvemens de ce dernier genre, ou, en d'autres termes, les quantités de mouvemens perdues ou gagnées par les différens corps du système dans leur réaction, se font nécessairement équilibre, en ayant égard aux conditions de liaison qui caractérisent le système proposé. Cette lumineuse conception générale a été d'abord entrevue par Jacques Bernouilli dans un cas particulier; car telle est évidemment la considération qu'il emploie pour résoudre le problème du pendule composé, lorsqu'il regarde la quantité de mouvement perdue par le corps le plus rapproché du point de suspension, et la quantité de mouvement gagnée par celui qui en est le plus éloigné, comme devant nécessairement satisfaire à la loi d'équilibre du levier, relativement au point de suspension, ce qui le conduit à former immédiatement une équation susceptible de déterminer le centre d'oscillation du système de poids le plus simple. Mais cette idée n'était, pour Jacques Bernouilli, qu'un artifice isolé qui n'ôte rien au mérite de la grande conception de d'Alembert, dont la propriété essentielle consiste dans son entière généralité nécessaire.
En considérant le principe de d'Alembert sous le point de vue le plus philosophique, on peut, ce me semble, en reconnaître le véritable germe primitif dans la seconde loi fondamentale du mouvement (voyez la quinzième leçon), établie par Newton sous le nom d'égalité de la réaction à l'action. Le principe de d'Alembert coïncide exactement, en effet, avec cette loi de Newton, quand on envisage seulement un système de deux corps, agissant l'un sur l'autre suivant la ligne qui les joint. Ce principe peut donc être envisagé comme la plus grande généralisation possible de la loi de la réaction égale et contraire à l'action; et cette manière nouvelle de le concevoir me paraît propre à faire ressortir sa véritable nature, en lui donnant ainsi un caractère physique, au lieu du caractère purement logique qui lui avait été imprimé par d'Alembert. En conséquence nous ne verrons désormais dans ce grand principe que notre seconde loi du mouvement étendue à un nombre quelconque de corps, disposés entr'eux d'une manière quelconque.
D'après ce principe général, on conçoit que toute question de dynamique pourra être immédiatement convertie en une simple question de statique, puisqu'il suffira de former, dans chaque cas, les équations d'équilibre entre les mouvemens détruits; ce qui donne la certitude nécessaire de pouvoir mettre en équation un problème quelconque de dynamique, et de le faire ainsi dépendre uniquement de recherches analytiques. Mais la forme sous laquelle le principe de d'Alembert a été primitivement conçu n'est point la plus convenable pour effectuer avec facilité cette transformation fondamentale, vu la grande difficulté qu'on éprouve souvent à discerner quels doivent être les mouvemens détruits, comme on peut pleinement s'en convaincre par l'examen attentif du Traité de dynamique de d'Alembert, dont les solutions sont ordinairement si compliquées. Hermann, et surtout Euler ont cherché à faire disparaître la considération embarrassante des quantités de mouvement perdues ou gagnées, en remplaçant les mouvemens détruits par les mouvemens primitifs composés avec les mouvemens effectifs pris en sens contraire, ce qui revient évidemment au même, puisque, quand une force a été décomposée en deux, on peut réciproquement substituer à l'une des composantes la combinaison de la résultante avec l'autre composante prise en sens contraire. Dès lors le principe de d'Alembert, envisagé sous ce nouveau point de vue, consiste simplement, en ce que les mouvemens effectifs conformes à la liaison des corps du système devront nécessairement, étant pris en sens inverse, faire toujours équilibre aux mouvemens primitifs qui résulteraient de la seule action des forces proposées sur chaque corps supposé libre; ce qui peut d'ailleurs être établi directement, car il est évident que le système serait en équilibre si on imprimait à chaque corps une quantité de mouvement égale et contraire à celle qu'il prendra effectivement. Cette nouvelle forme donnée par Euler au principe de d'Alembert est la plus convenable pour en faire usage, comme ne prenant en considération que les mouvemens primitifs et les mouvemens effectifs, qui sont les véritables élémens du problème dynamique, dont les uns constituent les données et les autres les inconnues. Tel est, en effet, le point de vue définitif sous lequel le principe de d'Alembert a été habituellement conçu depuis.
Les questions relatives au mouvement étant ainsi généralement réduites, de la manière la plus simple possible, à de pures questions d'équilibre, la méthode la plus philosophique pour traiter la dynamique rationnelle consiste à combiner le principe de d'Alembert avec le principe des vitesses virtuelles, qui fournit directement, comme nous l'avons vu dans la leçon précédente, toutes les équations nécessaires à l'équilibre d'un système quelconque. Telle est la combinaison conçue par Lagrange, et si admirablement développée dans sa Mécanique analytique, qui a élevé la science générale de la mécanique abstraite au plus haut degré de perfection que l'esprit humain puisse ambitionner sous le rapport logique, c'est-à-dire à une rigoureuse unité, toutes les questions qui peuvent s'y rapporter étant désormais uniformément rattachées à un principe unique, d'après lequel la solution définitive d'un problème quelconque ne présente plus nécessairement que des difficultés analytiques. Pour établir le plus simplement possible la formule générale de la dynamique, concevons que toutes les forces accélératrices du système quelconque proposé aient été décomposées parallèlement aux trois axes des coordonnées, et soient X, Y, Z, les groupes de forces correspondant aux axes des x, y, z; en désignant par m la masse du système, il devra y avoir équilibre, d'après le principe de d'Alembert, entre les quantités primitives de mouvement mX, mY, mZ, et les quantités de mouvement effectives prises en sens contraire, qui seront évidemment exprimées par
-m(d2x/dt2), -m(d2y/dt2), -m(d2z/dt2),
suivant les trois axes. Ainsi, appliquant à cet ensemble de forces le principe général des vitesses virtuelles, en ayant soin de distinguer les variations relatives aux différens axes, on obtiendra l'équation
qui peut être regardée comme comprenant implicitement toutes les équations nécessaires pour l'entière détermination des diverses circonstances relatives au mouvement d'un système quelconque de corps sollicités par des forces quelconques. Les équations explicites se déduiront convenablement, dans chaque cas, de celle formule générale, en réduisant toutes les variations au plus petit nombre possible, d'après les conditions de liaison qui caractériseront le système proposé, ce qui fournira autant d'équations distinctes qu'il restera de variations réellement indépendantes.
Afin de faire ressortir, sous le point de vue philosophique, toute la fécondité de cette formule, et de montrer qu'elle comprend rigoureusement l'ensemble total de la dynamique, il convient de remarquer qu'on en pourrait même tirer, comme un simple cas particulier, la théorie du mouvement curviligne d'une molécule unique; que nous avons spécialement considérée dans la première partie de cette leçon. En effet il est évident que, si toutes les forces continues proposées agissent sur une seule molécule, la masse m disparaît de l'équation générale précédente, qui, en distinguant séparément le mouvement virtuel relatif à chaque axe, fournit immédiatement les trois équations fondamentales établies ci-dessus pour le mouvement d'un point. Mais, bien qu'on doive considérer cette filiation, sans laquelle on ne concevrait pas toute l'étendue réelle de la formule générale de la dynamique, la théorie du mouvement d'une seule molécule n'exige point véritablement l'emploi du principe de d'Alembert, qui est essentiellement destiné à l'étude dynamique des systèmes de corps. Cette première théorie est trop simple par elle-même, et résulte trop immédiatement des lois fondamentales du mouvement, pour que je n'aie pas cru devoir, conformément à l'usage ordinaire, la présenter d'abord isolément, afin de rendre plus nettes les importantes notions générales auxquelles elle donne naissance, quoique nous devions finir par la faire rentrer, en vue d'une coordination plus parfaite, dans la formule invariable qui renferme nécessairement toutes les théories dynamiques possibles.
Ce serait sortir des limites naturelles de ce cours que d'indiquer ici aucune application spéciale de cette formule générale à la solution effective d'un problème dynamique quelconque, la méthode devant être le seul objet essentiel de nos considérations philosophiques, sauf l'indication des résultats principaux qu'elle a produits, et dont nous nous occuperons dans la leçon suivante. Je crois cependant devoir rappeler à ce sujet, comme une conception vraiment relative à la méthode bien plus qu'à la science, la distinction nécessaire, signalée dans la leçon précédente, entre les mouvemens de translation et les mouvemens de rotation. Pour étudier convenablement le mouvement d'un système quelconque, il faut, en effet, l'envisager comme composé d'une translation commune à toutes ses parties, et d'une rotation propre à chacun de ses points autour d'un certain axe constant ou variable. Par des motifs de simplification analytique dont nous aurons occasion, dans la leçon suivante, d'indiquer l'origine, les géomètres considèrent toujours de préférence le mouvement de rotation d'un système quelconque relativement à son centre de gravité, ou, pour mieux dire, à son centre des moyennes distances, qui présente, sous ce rapport, des propriétés générales très-remarquables, dont la découverte est due à Euler. Dès lors l'analyse complète du mouvement d'un système animé de forces quelconques consiste essentiellement: 1º à déterminer à chaque instant la vitesse du centre de gravité et la direction dans laquelle il se meut, ce qui suffit pour faire connaître, comme nous le constaterons, tout ce qui concerne la translation du système; 2º à déterminer également à chaque instant la direction de l'axe instantané de rotation passant par le centre de gravité, et la vitesse de rotation de chaque partie du système autour de cet axe. Il est clair, en effet, que toutes les circonstances secondaires du mouvement pourront nécessairement être déduites, dans chaque cas, de ces deux déterminations principales.
La formule générale de la dynamique, établie ci-dessus, est évidemment, par sa nature, tout aussi directement applicable au mouvement des fluides qu'à celui des solides, pourvu qu'on prenne convenablement en considération les conditions qui caractérisent l'état fluide, soit liquide, soit gazeux, ce que nous avons eu occasion d'indiquer dans la leçon précédente au sujet de l'équilibre. Aussi d'Alembert, après avoir découvert le principe fondamental qui lui a permis, vu les progrès de la statique, de traiter dans son ensemble la dynamique d'un système quelconque, en a-t-il fait immédiatement application à l'établissement des équations générales du mouvement des fluides, entièrement inconnues jusqu'alors. Ces équations s'obtiennent surtout avec une grande facilité d'après le principe des vitesses virtuelles, tel qu'il est exprimé par la formule générale précédente. Cette partie de la dynamique ne laisse donc réellement rien à désirer sous le rapport concret, et ne présente plus que des difficultés purement analytiques, relatives à l'intégration des équations aux différences partielles auxquelles on parvient. Mais il faut reconnaître que cette intégration générale offrant jusqu'ici des obstacles insurmontables, les connaissances effectives qu'on peut déduire de cette théorie sont encore extrêmement imparfaites, même dans les cas les plus simples; ce qui nous semblera sans doute inévitable, en considérant la grande complication que nous avons déjà reconnue à cet égard dans les questions de pure statique, dont la nature est cependant bien moins complexe. Le seul problème de l'écoulement d'un liquide pesant par un orifice donné, quelque facile qu'il doive paraître, n'a pu encore être résolu d'une manière vraiment satisfaisante. Afin de simplifier suffisamment les recherches analytiques dont il dépend, les géomètres ont été obligés d'adopter la célèbre hypothèse proposée par Daniel Bernouilli sous le nom de parallélisme des tranches, qui permet de ne considérer le mouvement que par tranches, au lieu de devoir l'envisager molécule à molécule. Mais cette hypothèse, qui consiste à regarder chaque section horizontale du liquide comme se mouvant en totalité et prenant la place de la suivante, est évidemment en contradiction formelle avec la réalité dans presque tous les cas, excepté dans un petit nombre de circonstances choisies pour ainsi dire expressément, à cause des mouvemens latéraux dont une telle hypothèse fait complétement abstraction, et dont l'existence sensible impose nécessairement la loi d'étudier isolément le mouvement de chaque molécule. La science générale de l'hydrodynamique ne peut donc réellement être encore envisagée que comme étant à sa naissance, même relativement aux liquides, et à plus forte raison à l'égard des gaz. Mais il importe éminemment de reconnaître, d'un autre côté, que tous les grands travaux qui restent à faire sous ce rapport consistent essentiellement dans les progrès de la seule analyse mathématique, les équations fondamentales du mouvement des fluides étant irrévocablement établies.
Après avoir considéré sous ses divers aspects principaux le caractère général de la méthode en mécanique rationnelle, et indiqué comment toutes les questions qu'elle petit offrir se réduisent à des recherches purement analytiques, il nous reste maintenant, pour compléter l'examen philosophique de cette science fondamentale, à envisager, dans la leçon suivante, les résultats principaux obtenus par l'esprit humain en procédant ainsi, c'est-à-dire les propriétés générales les plus remarquables de l'équilibre et du mouvement.
Sommaire. Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique rationnelle.
Le but et l'esprit de cet ouvrage, aussi bien que son étendue naturelle, nous interdisent nécessairement ici tout développement spécial relatif à l'application des équations fondamentales de l'équilibre et du mouvement, à la solution effective d'aucun problème mécanique particulier. Néanmoins, on ne se formerait qu'une idée incomplète du caractère philosophique de la mécanique rationnelle envisagée dans son ensemble, si, après avoir convenablement étudié la méthode, on ne considérait enfin les grands résultats théoriques de la science, c'est-à-dire les principales propriétés générales de l'équilibre et du mouvement découvertes jusqu'ici par les géomètres, et qui nous restent maintenant à examiner. Ces diverses propriétés ont été conçues dans l'origine comme autant de véritables principes, dont chacun était destiné primitivement à procurer la solution d'un certain ordre de nouveaux problèmes mécaniques, supérieurs aux méthodes connues jusqu'alors. Mais, depuis que l'ensemble de la mécanique rationnelle a pris son caractère systématique définitif, chacun de ces anciens principes a été ramené à n'être plus qu'un simple théorème plus ou moins général, résultat nécessaire des théories fondamentales de la statique et de la dynamique abstraites: c'est seulement sous ce point de vue philosophique que nous devons les envisager ici. Commençons par ceux qui se rapportent à la statique.
Le théorème le plus remarquable qui ait été déduit jusqu'à présent des équations générales de l'équilibre est la célèbre propriété, primitivement découverte par Torricelli, relativement à l'équilibre des corps pesans. Elle consiste proprement en ce que, quand un système quelconque de corps pesans est dans sa situation d'équilibre, son centre de gravité est nécessairement placé au point le plus bas ou le plus haut possible, comparativement à toutes les positions qu'il pourrait prendre d'après toute autre situation du système. Torricelli à d'abord présenté cette propriété comme immédiatement vérifiée par les conditions d'équilibre connues de tous les systèmes de poids considérés jusqu'alors. Mais les considérations générales d'après lesquelles il a tenté ensuite de la démontrer directement sont réellement peu satisfaisantes, et offrent un exemple sensible de la nécessité de se défier, dans les sciences mathématiques, de toute idée dont le caractère n'est point parfaitement précis, quelque plausible qu'elle puisse d'ailleurs paraître. En effet le raisonnement de Torricelli consiste essentiellement à remarquer que la tendance naturelle du poids étant de descendre, il y aura nécessairement équilibre si le centre de gravité se trouve placé le plus bas possible. L'insuffisance de cette considération est évidente, puisqu'elle n'explique point pourquoi il y a également équilibre quand le centre de gravité est placé le plus haut possible, et qu'elle tendrait même à démontrer que ce second cas d'équilibre ne peut exister, tandis que, sous le point de vue théorique, il est aussi réel que le premier, quoique, par le défaut de stabilité, on ait rarement occasion de l'observer dans la pratique. Ainsi, pour choisir un exemple très-simple, la loi d'équilibre d'un pendule exige que le centre de gravité du poids soit placé sur la verticale menée par le point de suspension, ce qui offre une vérification palpable du théorème de Torricelli; mais, quand on fait abstraction de la stabilité, il est évident que ce centre de gravité peut d'ailleurs être indifféremment au-dessus ou au-dessous du point de suspension, l'équilibre ayant également lieu dans les deux cas.
La véritable démonstration générale du théorème de Torricelli consiste à le déduire du principe fondamental des vitesses virtuelles, qui le fournit immédiatement avec la plus grande facilité. Il suffit, en effet, pour cela, d'appliquer directement ce principe à l'équilibre d'un système quelconque de corps pesans, à l'égard duquel il donne aussitôt l'équation
∫ Pdz = 0,
où P désigne un quelconque des poids, et z la hauteur verticale de son centre de gravité. Or, d'après la définition générale du centre de gravité de tout système de poids, on a évidemment en nommant P. le poids total du système, et z, l'ordonnée verticale de son centre de gravité, la relation
∫ Pdz = P1dz1.
Ainsi l'équation des vitesses virtuelles devient, dans ce cas, dz1 = 0; ce qui, conformément à la théorie analytique générale des maxima et minima, démontre immédiatement que la hauteur verticale du centre de gravité du système est alors un maximum ou un minimum, comme l'indique le théorème de Torricelli.
Cette importante propriété, indépendamment du grand intérêt qu'elle présente sous le point de vue physique, peut même être avantageusement employée pour faciliter la solution générale de plusieurs problèmes essentiels de statique rationnelle, relativement aux corps pesans. Ainsi, par exemple, elle suffit à l'entière résolution de la célèbre question de la chaînette, c'est-à-dire de la figure que prend une chaîne pesante suspendue à deux points fixes, et ensuite librement abandonnée à la seule influence de la gravité, en la supposant parfaitement flexible, et de plus inextensible. En effet, le théorème de Torricelli indiquant alors que le centre de gravité doit être placé le plus bas possible, le problème appartient immédiatement à la théorie générale des isopérimètres, indiquée dans la huitième leçon, puisqu'il se réduit à déterminer, parmi toutes les courbes de même contour tracées entre les deux points fixes donnés, quelle est celle qui jouit de cette propriété caractéristique, que la hauteur verticale de son centre de gravité totale soit un minimum, condition qui suffit pour déterminer complétement, à l'aide du calcul des variations, l'équation différentielle, et ensuite l'équation finie de la courbe cherchée. Il en est de même dans quelques autres questions intéressantes relatives à l'équilibre des poids.
Le théorème de Torricelli a éprouvé plus tard une importante généralisation par les travaux de Maupertuis, qui, sous le nom de loi du repos, a découvert une propriété très-étendue de l'équilibre, dont celle ci-dessus considérée n'est plus qu'un simple cas particulier. C'est seulement à la pesanteur terrestre, ou à la gravité proprement dite, que s'applique la loi trouvée par Torricelli. Celle de Maupertuis s'étend, au contraire, à toutes les forces attractives qui peuvent faire tendre les corps d'un système quelconque vers des centres fixes, ou les uns vers les autres, suivant une fonction quelconque de la distance, indépendante de la direction, ce qui comprend toutes les grandes forces naturelles. On sait que, dans ce cas, l'expression P δ p + P' δ p'+ etc., qui forme le premier membre de l'équation générale des vitesses virtuelles, se trouve nécessairement être toujours une différentielle exacte. Par conséquent, le principe des vitesses virtuelles consiste alors proprement en ce que la variation de son intégrale est nulle, ce qui indique évidemment, d'après la théorie fondamentale des maxima et minima, que cette intégrale ∫ P δ p est constamment, dans le cas d'équilibre, un maximum ou un minimum. C'est en cela que consiste la loi de Maupertuis, considérée sous le point de vue le plus général, et déduite ainsi directement avec une extrême simplicité du principe fondamental des vitesses virtuelles, qui doit nécessairement renfermer implicitement toutes les propriétés auxquelles peut donner lieu la théorie de l'équilibre. Le théorème de Maupertuis a été présenté par Lagrange sous un aspect plus concret et plus remarquable, en le rattachant à la notion des forces vives, dont nous nous occuperons plus bas. Lagrange, considérant que l'intégrale ∫ P δ p envisagée par Maupertuis est nécessairement toujours, d'après la théorie analytique générale du mouvement, le complément de la somme des forces vives du système à une certaine constante, en a conclu que cette somme de forces vives est un minimum lorsque l'intégrale précédente est un maximum, et réciproquement. D'après cela, le théorème de Maupertuis peut être envisagé plus simplement comme consistant en ce que la situation d'équilibre d'un système quelconque est constamment celle dans laquelle la somme des forces vives se trouve être un maximum ou un minimum. Il est évident que, dans le cas particulier de la pesanteur terrestre, cette loi coïncide exactement avec celle de Torricelli, la force vive étant alors égale, comme on sait, au produit du poids par la hauteur verticale du centre de gravité, laquelle doit donc devenir nécessairement un maximum ou un minimum, s'il y a équilibre.
Une autre propriété générale très-remarquable de l'équilibre, qui peut être regardée comme le complément indispensable du théorème de Torricelli et de Maupertuis, consiste dans la distinction fondamentale des cas de stabilité ou d'instabilité de l'équilibre. On sait que l'équilibre peut être stable ou instable, c'est-à-dire que le corps, infiniment peu écarté de sa situation d'équilibre, peut tendre à y revenir, et y retourne en effet après un certain nombre d'oscillations bientôt anéanties par la résistance du milieu, les frottemens, etc., ou bien qu'il tend, au contraire, à s'en éloigner de plus en plus, pour ne s'arrêter que dans une nouvelle position d'équilibre stable. Ce que nous appelons physiquement l'état de repos d'un corps n'est réellement autre chose que l'équilibre stable, car le repos abstrait, tel que les géomètres le conçoivent, lorsqu'ils supposent un corps qui ne serait sollicité par aucune force, ne saurait évidemment exister dans la nature, où il ne peut y avoir que des équilibres plus ou moins durables. L'équilibre instable, au contraire, constitue effectivement ce que le vulgaire appelle proprement équilibre, qui désigne toujours un état plus ou moins passager et artificiel. La propriété générale que nous considérons maintenant, et dont la démonstration complète est due à Lagrange, consiste en ce que, dans un système quelconque, l'équilibre est stable ou instable, suivant que l'intégrale envisagée par Maupertuis, et qui a été indiquée, ci-dessus, se trouve être un minimum ou un maximum; ou, ce qui revient au même, comme nous l'avons dit, suivant que la somme des forces vives est un maximum ou un minimum. Ce beau théorème de mécanique, appliqué au cas le plus simple et le plus remarquable, à celui de l'équilibre des corps pesans considéré par Torricelli, apprend alors que le système est dans un état d'équilibre stable, quand le centre de gravité est placé le plus bas possible, et dans un état d'équilibre instable quand, au contraire, le centre de gravité est placé le plus haut possible, ce qu'il est aisé de vérifier directement pour les systèmes les moins compliqués. Ainsi, par exemple, l'équilibre d'un pendule est évidemment stable, quand le centre de gravité du poids se trouve être situé au dessus du point de suspension, et instable quand il est au dessous. De même, un ellipsoïde de révolution, posé sur un plan horizontal, est en équilibre stable quand il repose sur le sommet de son petit axe, et en équilibre instable quand c'est sur le sommet de son grand axe. La seule observation aurait suffi sans doute pour distinguer les deux états dans des cas aussi simples. Mais la théorie la plus profonde a été nécessaire pour dévoiler aux géomètres que cette distinction fondamentale était également applicable aux systèmes les plus composés, en montrant que lorsque l'intégrale relative à la somme des momens virtuels est un minimum, le système ne peut faire autour de sa situation d'équilibre que des oscillations très-petites et dont l'étendue est déterminée, tandis que, si cette intégrale est, au contraire, un maximum, ces oscillations peuvent acquérir et acquièrent en effet une étendue finie et quelconque. Il est d'ailleurs inutile d'avertir que, par leur nature, ces propriétés, ainsi que les précédentes, ont lieu dans les fluides tout aussi bien que dans les solides, ce qui est également le caractère de toutes les propriétés mécaniques générales à l'examen desquelles nous avons destiné cette leçon.
Considérons maintenant les théorèmes généraux de mécanique relatifs au mouvement.
Depuis que ces propriétés ont cessé d'être envisagées comme autant de principes, et qu'on n'y a vu que des simples résultats nécessaires des théories dynamiques fondamentales, la manière la plus directe et la plus convenable de les établir consiste à les présenter, ainsi que l'a fait Lagrange, comme des conséquences immédiates de l'équation générale de la dynamique, déduite de la combinaison du principe d'Alembert avec le principe des vitesses virtuelles, telle que nous l'avons exposée dans la leçon précédente. On doit mettre au nombre des avantages les plus sensibles de cette méthode, comme Lagrange l'a justement remarqué, cette facilité qu'elle offre pour la démonstration de ces grands théorèmes de dynamique dans leur plus grande généralité, démonstration à laquelle on ne pouvait autrement parvenir que par des considérations indirectes et fort compliquées. Néanmoins la nature de ce cours nous interdit d'indiquer spécialement ici chacune de ces démonstrations, et nous devons nous borner à considérer seulement les divers résultats.
Le premier théorème général de dynamique est celui que Newton a découvert relativement au mouvement du centre de gravité d'un système quelconque, et qui est habituellement connu sous le nom de principe de la conservation du mouvement du centre de gravité. Newton a reconnu le premier et démontré par des considérations extrêmement simples, au commencement de son grand traité des principes mathématiques de la philosophie naturelle, que l'action mutuelle des corps d'un système les uns sur les autres, soit par attraction, soit par impulsion, en un mot d'une manière quelconque, en ayant convenablement égard à l'égalité constante et nécessaire entre la réaction et l'action, ne peut nullement altérer l'état du centre de gravité, en sorte que, s'il n'y a pas d'autres forces accélératrices que ces actions réciproques, et si les forces extérieures du système se réduisent seulement à des forces instantanées, le centre de gravité restera toujours immobile ou se mouvera uniformément en ligne droite. D'Alembert a, depuis, généralisé cette propriété, et prouvé que, quelqu'altération que puisse introduire l'action mutuelle des corps du système dans le mouvement de chacun d'eux, le centre de gravité n'en est jamais affecté, et que son mouvement a constamment lieu comme si toutes les forces du système y étaient directement appliquées parallèlement à leur direction, quelles que soient les forces extérieures de ce système, et en supposant seulement qu'il ne présente aucun point fixe. C'est ce qu'il est aisé de démontrer, en développant, dans la formule générale de la dynamique, les équations relatives au mouvement de translation, qui, par la propriété analytique fondamentale du centre de gravité, se trouvent coïncider avec celles qu'aurait fourni le mouvement isolé de ce centre si la masse totale du système y eût été supposée condensée, et qu'on l'eût conçue animée de toutes les forces extérieures du système. Le principal avantage de ce beau théorème est de pouvoir ainsi, en ce qui concerne le mouvement du centre de gravité, faire rentrer le cas d'un corps ou d'un système quelconque dans celui d'une molécule unique. Comme le mouvement de translation d'un système doit être estimé par le mouvement de son centre de gravité, on parvient donc de cette manière à réduire la seconde partie de la dynamique à la première pour tout ce qui se rapporte aux mouvemens de translation, d'où résulte, ainsi qu'il est aisé de le sentir, une importante simplification dans la solution de tout problème dynamique particulier, puisqu'on peut alors négliger, dans cette partie de la recherche, les effets de l'action mutuelle de tous les corps proposés, dont la détermination constitue ordinairement la principale difficulté de chaque question.
On ne se fait pas communément une assez juste idée de l'entière généralité théorique des grands résultats de la mécanique rationnelle, qui sont nécessairement applicables, par eux-mêmes, à tous les ordres de phénomènes naturels, puisque nous avons reconnu que les lois fondamentales sur lesquelles repose tout l'édifice systématique de la science ne souffrent d'exception dans aucune classe quelconque de phénomènes, et constituent les faits les plus généraux de l'univers réel, quoiqu'on paraisse ordinairement, dans ce genre de conceptions, avoir seulement en vue le monde inorganique. Aussi est-il à propos, ce me semble, de faire remarquer formellement ici, au sujet de cette première propriété générale du mouvement, que le théorème a également lieu dans les corps vivans comme dans les corps inanimés. Quelle que puisse être, en effet, la nature des phénomènes qui caractérisent les corps vivans, ils ne sauraient consister tout au plus qu'en certaines actions particulières des molécules les unes sur les autres, qui ne s'observeraient point dans les corps bruts, sans qu'on doive douter d'ailleurs que la réaction y soit toujours, aussi bien qu'en tout autre cas, égale au contraire à l'action. Ainsi, par la nature même du théorème que nous venons de considérer, il doit nécessairement se vérifier aussi bien pour les corps vivans que pour les corps bruts, puisque le mouvement du centre de gravité est indépendant de ces actions intérieures mutuelles. Il en résulte, par exemple, qu'un corps vivant, quel que soit le jeu interne de ses organes, ne saurait de lui-même déplacer son centre de gravité, quoiqu'il puisse faire exécuter à quelques-uns de ses points certains mouvemens partiels autour de ce centre. Ne vérifie-t-on pas clairement, en effet, que la locomotion totale d'un corps vivant serait entièrement impossible sans le secours extérieur que lui fournit la résistance et le frottement du sol sur lequel il se meut, ou du fluide qui le contient? On peut faire des remarques exactement analogues, relativement à toutes les autres propriétés dynamiques générales qui nous restent à considérer, et pour chacune desquelles je me dispenserai, par conséquent, d'indiquer spécialement son applicabilité nécessaire aux corps vivans aussi bien qu'aux corps inertes.
Le second théorème général de dynamique consiste dans le célèbre et important principe des aires, dont la première idée est due à Képler, qui découvrit et démontra fort simplement cette propriété pour le cas du mouvement d'une molécule unique, ou en d'autres termes, d'un corps dont tous les points se meuvent identiquement. Képler établit, par les considérations les plus élémentaires, que si la force accélératrice totale dont une molécule est animée tend constamment vers un point fixe, le rayon vecteur du mobile décrit autour de ce point des aires égales en temps égaux, de telle sorte que l'aire décrite au bout d'un temps quelconque croît proportionnellement à ce temps. Il fit voir en outre que, réciproquement, si une semblable relation a été vérifiée dans le mouvement d'un corps par rapport à un certain point, c'est une preuve suffisante de l'action sur ce corps d'une force dirigée sans cesse vers ce point. Cette belle propriété se déduit d'ailleurs très-aisément des équations générales du mouvement curviligne d'une molécule, exposées dans la leçon précédente, en plaçant l'origine des coordonnées au centre des forces, et considérant l'expression de l'aire décrite sur l'un quelconque des plans coordonnés par la projection correspondante du rayon vecteur du mobile. Cette découverte de Képler est d'autant plus remarquable qu'elle a eu lieu avant que la dynamique eût été réellement créée par Galilée. Nous aurons occasion de remarquer, dans la partie astronomique de ce cours, que Képler ayant reconnu que les rayons vecteurs des planètes décrivent autour du soleil des aires proportionnelles aux temps, ce qui constitue la première de ses trois grandes lois astronomiques, en conclut ainsi que les planètes sont continuellement animées d'une tendance vers le soleil, dont il était réservé à Newton de découvrir la loi.
Mais, quelle que soit l'importance de ce premier théorème des aires, qui est ainsi une des bases essentielles de la mécanique céleste, on ne doit plus y voir aujourd'hui que le cas particulier le plus simple du grand théorème général des aires, découvert presque simultanément et sous des formes différentes par d'Arcy, par Daniel Bernouilli et par Euler, vers le milieu du siècle dernier. La découverte de Képler n'était relative qu'au mouvement d'un point: celle de d'Arcy se rapporte au mouvement de tout système quelconque de corps agissant les uns sur les autres d'une manière quelconque, ce qui constitue un cas, non-seulement plus compliqué, mais même essentiellement différent, à cause de ces actions mutuelles. Le théorème consiste alors en ce que, par suite de ces influences réciproques, l'aire que décrira séparément le rayon vecteur de chaque molécule du système à chaque instant autour d'un point quelconque pourra bien être altérée, mais que la somme algébrique des aires ainsi décrites par les projections sur un plan quelconque des rayons vecteurs de toutes les molécules, en donnant à chacune de ces aires le signe convenable d'après la règle ordinaire, ne souffrira aucun changement, en sorte que, s'il n'y à pas d'autres forces accélératrices dans le système que ces actions mutuelles, cette somme des aires décrites demeurera invariable en un temps donné, et croîtra par conséquent proportionnellement au temps. Quand le système ne présente aucun point fixe, cette propriété remarquable a lieu relativement à un point quelconque de l'espace; tandis qu'elle se vérifie seulement en prenant le point fixe pour centre des aires, si le système en offre un. Enfin, lorsque les corps du système sont animés de forces accélératrices extérieures, si ces forces tendent constamment vers un même point, le théorème des aires subsiste encore, mais uniquement à l'égard de ce point. Cette dernière partie de la proposition générale fournit évidemment comme cas particulier, le théorème de Képler, en supposant que le système se réduise à une seule molécule.
Dans l'application de ce théorème, on remplace ordinairement la somme des aires correspondantes à toutes les molécules du système par la somme équivalente des produits de la masse de chaque corps par l'aire qui s'y rapporte, ce qui dispense de partager le système en molécules de même masse.
Telle est la forme sous laquelle le théorème général des aires a été découvert par d'Arcy; c'est celle qu'on emploie habituellement. Comme l'aire décrite par le rayon vecteur de chaque corps dans un instant infiniment petit, est évidemment proportionnelle au produit de la vitesse de ce corps par sa distance au point fixe que l'on considère, on peut substituer à la somme des aires la somme des momens par rapport à ce point de toutes les forces du système projetées sur un même plan quelconque. Sous ce point de vue, le théorème des aires présente, suivant la remarque de Laplace, une propriété générale du mouvement analogue à une de celles de l'équilibre, puisqu'il consiste alors en ce que cette somme des momens, nulle dans le cas de l'équilibre, est constante dans le cas du mouvement. C'est ainsi que ce théorème a été trouvé par Euler et par Daniel Bernouilli.
Quelle que soit l'interprétation concrète qu'on juge convenable de lui donner, il est une simple conséquence analytique directe de la formule générale de la dynamique. Il suffit, pour l'en déduire, de développer cette formule en formant les équations qui se rapportent au mouvement de rotation, et dans lesquelles on apercevra immédiatement l'expression analytique du théorème des aires ou des momens, en ayant égard aux conditions ci-dessus indiquées. Sous le rapport analytique, on peut dire que l'utilité de ce théorème consiste essentiellement à fournir dans tous les cas trois intégrales premières des équations générales du mouvement qui sont par elles-mêmes du second ordre, ce qui tend à faciliter singulièrement la solution définitive de chaque problème dynamique particulier.
Le théorème des aires suffit pour déterminer, dans le mouvement général d'un système quelconque, tout ce qui se rapporte aux mouvemens de rotation, comme le théorème du centre de gravité détermine tout ce qui est relatif aux mouvemens de translation. Ainsi, par la seule combinaison de ces deux propriétés générales, on pourrait procéder à l'étude complète du mouvement d'un système quelconque de corps, soit quant à la translation, soit quant à la rotation.
Je ne dois pas négliger de signaler sommairement ici, au sujet du théorème des aires, la clarté inespérée et la simplicité admirable que M. Poinsot y a introduites en y appliquant sa conception fondamentale relative aux mouvemens de rotation, que nous avons considérée sous le point de vue statique dans la seizième leçon. En substituant aux aires, ou aux momens considérés jusqu'alors par les géomètres, les couples qu'engendrent les forces proposées, M. Poinsot a fait éprouver à cette théorie un perfectionnement philosophique très-important, qui ne me paraît pas encore avoir été suffisamment senti. Il a donné ainsi une valeur concrète, un sens dynamique propre et direct, à ce qui n'était auparavant qu'un simple énoncé géométrique d'une partie des équations fondamentales du mouvement. Une aussi heureuse transformation générale est destinée, sans doute, à accroître nécessairement les ressources de l'esprit humain pour l'élaboration des idées dynamiques, en tout ce qui concerne la théorie des mouvemens de rotation. On peut voir dans le beau mémoire de M. Poinsot sur les propriétés des momens et des aires, qui se trouve annexé à sa Statique, avec quelle facilité il est parvenu, d'après cette lumineuse conception, non-seulement à rendre élémentaire une théorie jusqu'alors fondée sur la plus haute analyse, mais à découvrir à cet égard de nouvelles propriétés générales très-remarquables, que nous ne devons point considérer ici, et qu'il eût été difficile d'obtenir par les méthodes antérieures.
Le théorème des aires a été, pour l'illustre Laplace, l'origine de la découverte d'une autre propriété dynamique très-remarquable, celle de ce qu'il a nommé le plan invariable, dont la considération est surtout si importante dans la mécanique céleste. La somme des aires projetées par tous les corps du système sur un plan quelconque étant constante en un temps donné, Laplace a cherché la direction du plan à l'égard duquel cette somme se trouvait être la plus grande possible. Or, d'après la manière dont ce plan de la plus grande aire ou du plus grand moment est déterminé, Laplace a démontré que sa direction est nécessairement indépendante de la réaction mutuelle des différentes parties du système, en sorte que, par sa nature, ce plan doit rester continuellement invariable, quelles que puissent jamais être les altérations introduites dans la situation de ces corps par leurs influences réciproques, pourvu qu'il ne survienne aucune nouvelle force extérieure. On conçoit aisément de quelle importance doit être, comme nous l'expliquerons spécialement dans la seconde partie de ce cours, la détermination d'un tel plan relativement à notre système solaire, puisque, en y rapportant tous nos mouvemens célestes, il nous procure l'inappréciable avantage d'avoir un terme de comparaison nécessairement fixe, à travers tous les dérangemens que l'action mutuelle de nos planètes pourra faire subir dans la suite des temps à leurs distances, à leurs révolutions et même aux plans de leurs orbites, ce qui est une première condition évidemment indispensable pour que nous puissions exactement connaître en quoi consistent ces altérations. Malheureusement nous aurons occasion de remarquer que l'incertitude où nous sommes jusqu'ici relativement à la valeur exacte de plusieurs données essentielles, ne nous permet pas encore de déterminer avec toute la précision suffisante la situation de ce plan. Mais cette difficulté d'application n'affecte en aucune manière le caractère de ce beau théorème, considéré sous le point de vue de la mécanique rationnelle, le seul que nous devions adopter ici.
La théorie du plan invariable a été notablement perfectionnée dans ces derniers temps par M. Poinsot, qui a dû naturellement y transporter sa conception propre relativement à la théorie générale des aires ou des momens. Il a d'abord considérablement simplifié la notion fondamentale de ce plan, de façon à la rendre aussi élémentaire qu'il est possible, en montrant qu'un tel plan n'est réellement autre chose que le plan du couple général résultant de tous les couples engendrés par les différentes forces du système, ce qui le définit immédiatement par une propriété dynamique très-sensible, au lieu de la seule propriété géométrique du maximum des aires. Quand une conception quelconque a été vraiment simplifiée dans sa nature, l'élaboration en étant par cela même facilitée, elle ne saurait manquer de prendre plus d'extension et de conduire à des résultats nouveaux: telle est, en effet, la marche ordinaire de l'esprit humain dans les sciences, que les théories les plus fécondes en découvertes n'ont été le plus souvent, à leur origine, qu'un moyen de rendre plus simple la solution de questions déjà traitées. Le travail que nous considérons ici en a offert une nouvelle preuve. Car la théorie de M. Poinsot a permis d'introduire un plus haut degré de précision dans la détermination du plan invariable propre à notre système solaire, en signalant et rectifiant une importante lacune que Laplace y avait laissée. Ce grand géomètre, en calculant la situation du plan du maximum des aires, avait cru ne devoir prendre en considération que les aires principales, produites par la circulation des planètes autour du soleil, sans tenir aucun compte de celles dues aux mouvemens des satellites autour des planètes, ou à la rotation de tous ces astres et du soleil lui-même. M. Poinsot vient de prouver la nécessité d'avoir égard à ces divers élémens, sans quoi le plan ainsi déterminé ne pourrait point être regardé comme rigoureusement invariable; et en cherchant la direction du véritable plan invariable aussi exactement que le comporte l'imperfection actuelle de la plupart des données, il a fait voir que ce plan diffère sensiblement de celui trouvé par Laplace; ce qu'il est facile de concevoir par la seule considération de l'aire immense que doit introduire dans le calcul la masse énorme du soleil, quoique sa rotation soit très-lente.
Pour compléter l'indication des propriétés dynamiques les plus importantes relatives au mouvement de rotation, il convient maintenant de signaler ici les beaux théorèmes découverts par Euler sur ce qu'il a nommé les momens d'inertie et les axes principaux, qu'on doit mettre au nombre des résultats généraux les plus importans de la mécanique rationnelle. Euler a donné le nom de moment d'inertie d'un corps à l'intégrale qui exprime la somme des produits de la masse de chaque molécule par le carré de sa distance à l'axe autour duquel le corps tourne, intégrale dont la considération doit évidemment être très-essentielle, puisqu'elle peut être naturellement regardée comme la mesure exacte de l'énergie de rotation du corps. Quand la masse proposée est homogène, ce moment d'inertie se détermine comme les autres intégrales analogues relatives à la forme d'un corps; lorsque, au contraire, cette masse est hétérogène, il faut de plus connaître la loi de la densité dans les diverses couches qui la composent, et, à cela près, l'intégration n'est alors seulement que plus compliquée. Cette notion étant établie, Euler, comparant, en général, les momens d'inertie d'un même corps quelconque par rapport à tous les axes de rotation imaginables passant en un point donné, détermina les axes relativement auxquels le moment d'inertie doit être un maximum ou un minimum, en considérant surtout ceux qui se coupent au centre de gravité, et qui se distinguent en ce qu'ils produisent nécessairement des momens moindres que si, avec la même direction, ils étaient placés partout ailleurs. Il découvrit ainsi qu'il existe constamment, en un point quelconque d'un corps, et particulièrement au centre de gravité, trois axes rectangulaires, tels que le moment d'inertie du corps est un maximum à l'égard de l'un d'entre eux, et un minimum à l'égard d'un autre. Ces axes sont d'ailleurs caractérisés par une autre propriété commune qui leur sert habituellement aujourd'hui de définition analytique, et qui constitue, en effet, pour l'analyse, le principal avantage que l'on trouve à rapporter le mouvement du corps à ces trois axes. Cette propriété consiste en ce que, lorsque ces trois axes sont pris pour ceux des coordonnées x, y, z, les intégrales ∫ xzdm, ∫ xydm, ∫ yzdm (m exprimant la masse du corps), sont nulles relativement au corps tout entier, ce qui simplifie notablement les équations générales du mouvement de rotation. Mais le principal théorème dynamique découvert par Euler à l'égard de ces axes, et d'après lequel il les a justement appelés axes principaux de rotation, consiste dans la stabilité des rotations qui leur correspondent; c'est-à-dire, que si le corps a commencé à tourner autour d'un de ces axes, cette rotation persistera indéfiniment de la même manière, ce qui n'aurait pas lieu pour tout autre axe quelconque, la rotation instantanée s'exécutant en général autour d'un axe continuellement variable. Ce système des axes principaux est généralement unique dans chaque corps: cependant, si tous les momens d'inertie étaient constamment égaux entre eux, la direction de ces axes deviendrait totalement indéterminée, pourvu qu'on les choisît toujours perpendiculaires entre eux, ce qui a lieu, par exemple, dans une sphère homogène, où l'on peut regarder comme des axes permanens de rotation tous les systèmes d'axes rectangulaires passant par le centre. Il y aurait encore un certain degré d'indétermination si le corps était un solide de révolution, l'axe géométrique étant alors un des axes dynamiques principaux; mais les deux autres pouvant évidemment être pris à volonté dans un plan perpendiculaire au premier. La détermination des axes principaux présente souvent de grandes difficultés en considérant des corps de figure et de constitution quelconques; mais elle s'effectue avec une extrême facilité dans les cas peu compliqués, que la mécanique céleste nous présente heureusement comme les plus communs. Par exemple dans un ellipsoïde homogène, ou même seulement composé de couches semblables et concentriques d'inégale densité, mais dont chacune est homogène, les trois diamètres conjugués rectangulaires sont eux-mêmes les axes dynamiques principaux: le moment d'inertie du corps est un maximum relativement du plus petit de ces diamètres, et un minimum à l'égard du plus grand. Quand les axes principaux d'un corps ou d'un système sont déterminés ainsi que les momens d'inertie correspondans, si le système ne tourne pas autour de l'un de ces axes, Euler a établi des formules générales très-simples, qui font connaître constamment les angles que doit faire avec eux la droite autour de laquelle s'exécute spontanément la rotation instantanée, et la valeur du moment d'inertie qui s'y rapporte, ce qui suffit pour l'analyse complète du mouvement de rotation.
Tels sont les théorèmes généraux de dynamique qui se rapportent directement à l'entière détermination du mouvement d'un corps ou d'un système quelconque, soit quant à la translation, soit quant à la rotation. Mais outre ces propriétés fondamentales, les géomètres en ont encore découvert plusieurs autres très-générales, qui, sans être aussi strictement indispensables, méritent singulièrement d'être signalés dans un examen philosophique de la mécanique rationnelle, à cause de leur extrême importance pour la simplification des recherches spéciales.
La première et la plus remarquable d'entre elles, celle qui présente les plus précieux avantages pour les applications, consiste dans le célèbre théorème de la conservation des forces vives. La découverte primitive en est due à Huyghens, qui fonda sur cette considération sa solution du problème du centre d'oscillation. La notion en fut ensuite généralisée par Jean Bernouilli, car Huyghens ne l'avait établi que relativement au mouvement des corps pesans. Mais Jean Bernouilli, accordant une importance exagérée et vicieuse à la fameuse distinction introduite par Leïbnitz, entre les forces mortes et les forces vives, tenta vainement d'ériger ce théorème en une loi primitive de la nature, tandis qu'il ne saurait être qu'une conséquence plus ou moins générale des théories dynamiques fondamentales. Les travaux les plus importans dont cette propriété du mouvement ait été le sujet sont certainement ceux de l'illustre Daniel Bernouilli, qui donna au théorème des forces vives sa plus grande extension, ainsi que la forme systématique sous laquelle nous le concevons aujourd'hui, et qui en fit surtout un si heureux usage pour l'étude du mouvement des fluides.
On sait que, depuis Leïbnitz, les géomètres appellent force vive d'un corps le produit de sa masse par le carré de sa vitesse, en faisant d'ailleurs complétement abstraction des considérations trop vagues qui avaient conduit Leïbnitz à former une telle expression. Le théorème général que nous envisageons ici consiste en ce que quelques altérations qui puissent survenir dans le mouvement de chacun des corps d'un système quelconque en vertu de leur action réciproque, la somme des forces vives de tous ces corps reste constamment la même en un temps donné. C'est ce qu'on démontre aujourd'hui avec la plus grande facilité d'après les équations fondamentales du mouvement d'un système quelconque, et surtout, comme l'a fait Lagrange, en partant de la formule générale de la dynamique exposée dans la leçon précédente. Sous le point de vue analytique, l'extrême utilité de ce beau théorème consiste essentiellement en ce qu'il fournit toujours d'avance une première équation finie entre les masses et les vitesses des différens corps du système. Cette relation, qui peut être envisagée comme une des intégrales définitives des équations différentielles du mouvement, suffit à l'entière solution du problème, toutes les fois qu'il est réductible à la détermination du mouvement d'un seul des corps que l'on considère, détermination qui s'effectue alors avec une grande facilité.
Mais pour se faire une juste idée de cette importante propriété, il est indispensable de remarquer qu'elle est assujétie à une limitation considérable, qui ne permet point, sous le rapport de la généralité, de la placer sur la même ligne que les théorèmes précédemment examinés. Cette limitation, découverte à la fin du dernier siècle par Carnot, consiste en ce que la somme des forces vives subit constamment une diminution dans le choc des corps qui ne sont pas parfaitement élastiques, et généralement toutes les fois que le système éprouve un changement brusque quelconque. Carnot a démontré qu'alors il y a une perte de forces vives égale à la somme des forces vives dues aux vitesses perdues par ce changement. Ainsi le théorème de la conservation des forces vives n'a lieu qu'autant que le mouvement du système varie seulement par degrés insensibles, ou qu'il ne survient de choc qu'entre des corps doués d'une élasticité parfaite. Cette importante considération complète la notion générale qu'on doit se former d'une propriété aussi remarquable.
De tous les grands théorèmes de mécanique rationnelle, celui que nous venons d'envisager est sans contredit le plus important pour les applications à la mécanique industrielle; c'est-à-dire en ce qui concerne la théorie du mouvement des machines, en tant qu'elle est susceptible d'être établie d'une manière exacte et précise. Le théorème des forces vives a commencé à fournir jusqu'ici, sous ce point de vue, des indications générales très-précieuses, qui ont été surtout présentées avec une netteté et une concision parfaites dans le travail de Carnot, auquel on n'a ajouté depuis rien de vraiment essentiel. Ce théorème présente directement, en effet, la considération dynamique d'une machine quelconque sous son véritable aspect, en montrant que, dans toute transmission et modification du mouvement effectuée par une machine, il y a simplement échange de force vive entre la masse du moteur et celle du corps à mouvoir. Cet échange serait complet, c'est-à-dire toute la force vive du moteur serait utilisée en évitant les changemens brusques, si les frottemens, la résistance des milieux, etc., n'en absorbaient nécessairement une portion plus ou moins considérable suivant que la machine est plus ou moins compliquée. Cette notion met dans tout son jour l'absurdité de ce qu'on a appelé le mouvement perpétuel, en indiquant même d'une manière générale à quel instant la machine abandonnée à sa seule impulsion primitive doit s'arrêter spontanément; mais cette absurdité est d'ailleurs de sa nature tellement sensible, qu'Huyghens avait, au contraire, fondé en partie sa démonstration du théorème des forces vives sur l'évidence manifeste d'une telle impossibilité. Quoi qu'il en soit, ce théorème donne une idée nette de la véritable perfection dynamique d'une machine, en la réduisant à utiliser la plus grande fraction possible de la force vive du moteur, ce qui ne peut avoir lieu généralement qu'en s'efforçant de simplifier le mécanisme autant que le comporte la nature du moteur. On conçoit en effet que si l'on mesure, comme il semble naturel de le faire, l'effet dynamique utile d'un moteur en un temps donné par le produit du poids qu'il peut élever et de la hauteur à laquelle il le transporte, cet effet équivaut immédiatement, d'après les lois du mouvement vertical des corps pesans, à une force vive, et non à une quantité de mouvement. Sous ce point de vue, la fameuse discussion soulevée par Leïbnitz au sujet des forces vives, et à laquelle prirent part tous les grands géomètres de cette époque, ne doit point être regardée comme aussi dépourvue de réalité que d'Alembert a paru le croire. On s'était sans doute mépris en pensant que la mécanique rationnelle était intéressée dans cette contestation, qui ne saurait en effet, selon la remarque de d'Alembert, exercer sur elle la moindre influence réelle. Le point de vue théorique et le point de vue pratique n'avaient pas été assez soigneusement séparés par les géomètres qui suivirent cette discussion. Mais, sous le seul point de vue de la mécanique industrielle, elle n'en avait pas moins une véritable importance. Elle pourrait même être utilement reprise aujourd'hui, car les objections qui ont été faites contre la mesure vulgaire de la valeur dynamique des moteurs méritent d'être prises en sérieuse considération, vu qu'il semble en effet peu rationnel de prendre pour unité un mouvement qui n'est point uniforme.
Mais, quelque décision qu'on finisse par adopter sur cette contestation non-terminée, l'application du théorème des forces vives n'en conservera pas moins toute son importance pour montrer sous son vrai jour la destination réelle des machines, en prouvant que nécessairement elles font perdre en vitesse ou en temps ce qu'elles font gagner en force ou réciproquement, de telle sorte que leur utilité consiste essentiellement à échanger les uns dans les autres les divers facteurs de l'effet à produire, sans pouvoir jamais l'augmenter par elles-mêmes dans sa totalité, et en lui faisant constamment subir au contraire une inévitable diminution, ordinairement très-notable. Il est douteux, du reste, que l'application de ce théorème puisse à aucune époque être poussée beaucoup plus loin que les indications générales de ce genre, car le véritable calcul à priori de l'effet précis d'une machine quelconque donnée présente, comme problème de dynamique, une trop grande complication, et exige la connaissance exacte d'un trop grand nombre de relations encore complétement inconnues, pour pouvoir être efficacement tenté dans la plupart des cas 29.
Note 29: (retour) La véritable théorie propre de la mécanique industrielle, qui n'est nullement, ainsi qu'on le croit souvent, une simple dérivation de la phoronomie ou mécanique rationnelle, et qui se rapporte à un ordre d'idées complétement distinct, n'a point encore été conçue. Il en est, à cet égard, comme de toute autre science d'application dont l'esprit humain ne possède jusqu'ici que quelques élémens insuffisans, selon la remarque indiquée dans notre seconde leçon. La mécanique industrielle, abstraction faite de la formation des moteurs, qui dépend de l'ensemble de nos connaissances sur la nature, se compose de deux classes de recherches très-différentes, les unes dynamiques, les autres géométriques. Les premières ont pour objet la détermination des appareils les plus convenables, afin d'utiliser autant que possible les forces motrices données; c'est-à-dire d'obtenir entre la force vive du corps à mouvoir et celle du moteur le rapport le plus rapproché de l'unité, en ayant égard aux modifications exigées dans la vitesse par la destination connue de la machine. Quant aux autres, on s'y propose de changer à volonté, à l'aide d'un mécanisme convenable, les lignes décrites par les points d'application des forces. En un mot, le mouvement est modifié, dans les unes, quant à son intensité; dans les autres, quant à sa direction. Les premières se rapportent à une doctrine entièrement neuve, au sujet de laquelle il n'a encore été produit aucune conception directe et vraiment rationnelle. Il en est à peu près de même pour les autres, qui dépendent de cette géométrie de situation entrevue par Leïbnitz, mais qui n'a fait jusqu'ici presqu'aucun progrès. Je ne connais, à cet égard, d'autre travail réel qu'une ingénieuse considération élémentaire présentée par Monge, et qui, quoique simplement empirique, mérite d'être notée ici, ne fut-ce que pour indiquer la véritable nature de cet ordre d'idées.Monge est parti de cette observation, très-plausible en effet, que, dans la réalité, les mouvemens exécutés par les machines sont ou rectilignes ou circulaires, chacun pouvant être d'ailleurs ou continu ou alternatif. Il a, dès lors, envisagé toute machine comme destinée, sous le rapport géométrique, à transformer ces divers mouvemens élémentaires les uns dans les autres. Cela posé, en épuisant toutes les combinaisons diverses qu'une telle transformation peut offrir, il en a vu résulter nécessairement dix séries d'appareils dans lesquelles peuvent être rangées toutes les machines connues, ainsi que celles qu'on imaginera plus tard. Les tableaux résultant de cette classification peuvent donc être envisagés comme présentant au mécanicien les moyens empiriques de résoudre, dans chaque cas, le problème de la transformation du mouvement, en choisissant, parmi tous les appareils propres à remplir la condition proposée, celui qui présente d'ailleurs le plus d'avantages.
Le mouvement d'un système quelconque présente une autre propriété générale très-remarquable, quoique moins importante, soit sous le rapport analytique, soit surtout sous le rapport physique, que celle qui vient d'être examinée: c'est la propriété exprimée par le célèbre théorème général de dynamique auquel Maupertuis a donné la dénomination si vicieuse de principe de la moindre action.
La filiation des idées au sujet de cette découverte remonte à une époque très éloignée, car les géomètres de l'antiquité avaient déjà fait quelques remarques qu'on peut concevoir aujourd'hui comme équivalentes à la vérification de ce théorème dans le cas particulier le plus simple. Ptolémée, en effet, observe expressément, quant à la loi de la réflexion de la lumière, que par la nature de cette loi, la lumière en se réfléchissant se trouve suivre le plus court chemin possible pour parvenir d'un point à un autre. Lorsque Descartes et Snellius eurent découvert la loi réelle de la réfraction, Fermat rechercha si on ne pourrait point y arriver à priori d'après quelque considération analogue à la remarque de Ptolémée. Le minimum ne pouvant alors avoir lieu relativement à la longueur du chemin parcouru, puisque la route rectiligne eût été possible dans ce cas, Fermat présuma qu'il existerait à l'égard du temps. Il se proposa donc, en regardant la route de la lumière comme composée de deux droites différentes, séparées, sous un angle inconnu, à la surface du corps réfringent, quelle devait être cette direction relative pour que le temps employé par la lumière dans son trajet fût le moindre possible, et il eut le bonheur de trouver d'après cette seule considération une loi de la réfraction exactement conforme à celle directement déduite des observations par Snellius et par Descartes. Cette belle solution est d'ailleurs éminemment remarquable dans l'histoire générale des progrès de l'analyse mathématique, comme ayant offert à Fermat la première application importante de sa célèbre méthode de maximis et minimis, qui contient le véritable germe primitif du calcul différentiel.
La comparaison de la remarque de Ptolémée avec le travail de Fermat envisagé sous le point de vue dynamique, devint pour Maupertuis la base de la découverte du théorème que nous considérons. Quoiqu'égaré, bien plus que conduit, par de vagues considérations métaphysiques sur la prétendue économie des forces dans la nature, il finit par arriver à ce résultat important, que la trajectoire d'un corps soumis à l'action de forces quelconques devait nécessairement être telle, que l'intégrale du produit de la vitesse du mobile par l'élément de la courbe décrite fût toujours un minimum, relativement à sa valeur dans toute autre courbe. Mais Lagrange est avec justice généralement regardé par les géomètres actuels comme le véritable fondateur de ce théorème, non-seulement pour l'avoir généralisé autant que possible, mais surtout pour en avoir découvert la véritable démonstration en le rattachant aux théories dynamiques fondamentales, et en le dégageant des notions confuses et arbitraires que Maupertuis avait employées. Il ne subsiste maintenant d'autre trace du travail de Maupertuis que le nom qu'il a imposé à ce théorème, et dont l'impropriété est universellement reconnue, quoique, pour plus de brièveté, on ait continué à s'en servir. Le théorème, tel qu'il a été établi par Lagrange relativement à un système quelconque de corps, consiste en ce que, quelles que soient leurs attractions réciproques, ou leurs tendances vers des centres fixes, les trajectoires décrites par ces corps sont toujours telles que la somme des produits de la masse de chacun d'eux, et de l'intégrale relative à sa vitesse multipliée par l'élément de la courbe correspondante, est nécessairement un maximum ou un minimum, cette somme étant étendue à la totalité du système. Il importe d'ailleurs de remarquer que la démonstration de ce théorème général étant fondée sur le théorème des forces vives, il est inévitablement assujéti aux mêmes limitations que celui-ci.
Outre la belle propriété du mouvement contenue dans cette proposition remarquable, on conçoit que, sous le rapport analytique, elle peut être envisagée comme un nouveau moyen de former les équations différentielles qui doivent conduire à la détermination de chaque mouvement spécial. Il suffit, en effet, conformément à la méthode générale des maxima et minima fournie par le calcul des variations, d'exprimer que la somme précédemment indiquée est un maximum ou un minimum (soit absolu, soit relatif suivant les cas), en rendant sa variation nulle. Lagrange a expressément montré comment, d'après cette seule considération, on peut, en général, retrouver la formule fondamentale de la dynamique. Mais, quelqu'utile que puisse être en certains cas une telle manière de procéder, il ne faut point s'exagérer son importance; car on ne doit pas perdre de vue qu'elle ne fournit par elle-même aucune intégrale finie des équations du mouvement; elle se borne seulement à établir ces équations d'une autre manière, qui peut quelquefois être plus convenable. Sous ce rapport, le théorème de la moindre action est certainement moins précieux que celui des forces vives. Quoi qu'il en soit, il convient de remarquer ici avec Lagrange que l'ensemble de ces deux théorèmes peut être regardé, en thèse générale, comme suffisant pour l'entière détermination du mouvement d'un corps.
Le théorème de la moindre action a aussi été présenté par Lagrange sous une autre forme générale, spécialement destinée à rendre plus sensible son interprétation concrète. En effet, l'élément de la trajectoire pouvant évidemment être remplacé dans l'énoncé de ce théorème par le produit équivalent de la vitesse et de l'élément du temps, le théorème consiste alors en ce que chaque corps du système décrit constamment une courbe telle que la somme des forces vives consommées en un temps donné pour parvenir d'une position à une autre est nécessairement un maximum ou un minimum.
L'histoire philosophique des travaux relatifs au théorème de la moindre action est particulièrement propre à mettre dans tout son jour l'insuffisance complète et le vice radical des considérations métaphysiques employées comme moyens de découvertes scientifiques. On ne peut nier sans doute que le principe théologique et métaphysique des causes finales n'ait eu ici quelque utilité, en contribuant dans l'origine à éveiller l'attention des géomètres sur cette importante propriété dynamique, et même en leur fournissant à cet égard quelques indications vagues. L'esprit de ce cours, tel que nous l'avons déjà expressément signalé, et tel qu'il se développera de plus en plus par la suite, nous prescrit, en effet, de regarder, en thèse générale, les hypothèses théologiques et métaphysiques comme ayant été utiles et même nécessaires aux progrès réels de l'intelligence humaine, en soutenant son activité aussi long-temps qu'a duré l'absence de conceptions positives d'une généralité suffisante. Mais, alors même, les nombreux inconvéniens fondamentaux inhérens à une telle manière de procéder vérifient clairement qu'elle ne peut être envisagée que comme provisoire. L'exemple actuel en offre une preuve sensible. Car, sans l'introduction des considérations exactes et réelles fondées sur les lois générales de la mécanique, on disputerait encore, ainsi que le remarque Lagrange avec tant de raison, sur ce qu'il faut entendre par la moindre action de la nature, la prétendue économie des forces consistant tantôt dans l'espace, tantôt dans le temps, et le plus souvent n'étant en effet ni l'une ni l'autre. Il est d'ailleurs évident que cette propriété n'a point ce caractère absolu qu'on avait d'abord voulu lui imposer, puisqu'elle éprouve dans un grand nombre de cas des restrictions déterminées. Mais ce qui rend surtout manifeste le vice radical des considérations primitives, c'est que, d'après l'analyse exacte de la question traitée par Lagrange, on voit que l'intégrale ci-dessus définie n'est nullement assujettie à être nécessairement un minimum, et qu'elle peut, au contraire, être tout aussi bien un maximum, comme il arrive effectivement en certains cas, le véritable théorème général consistant seulement en ce que la variation de cette intégrale est nulle: que devient alors l'économie des forces, de quelque manière qu'on prétende caractériser l'action? L'insuffisance et même l'erreur de l'argumentation de Maupertuis sont dès lors pleinement évidentes. Dans cette occasion, comme dans toutes celles où il a pu jusqu'ici y avoir concours, la comparaison a expressément constaté la supériorité immense et nécessaire de la philosophie positive sur la philosophie théologique et métaphysique, non-seulement quant à la justesse et à la précision des résultats effectifs, mais même quant à l'étendue des conceptions et à l'élévation réelle du point de vue intellectuel.
Pour compléter cette énumération raisonnée des propriétés générales du mouvement, je crois devoir enfin signaler ici une dernière proposition fort remarquable, qu'on ne place point ordinairement dans la même catégorie que les précédentes, et qui mérite cependant, à un aussi haut degré, de fixer notre attention, soit par sa beauté intrinsèque, soit surtout par l'importance et l'étendue de ses applications aux problèmes dynamiques les plus difficiles. Il s'agit du célèbre théorème général découvert par Daniel Bernouilli, sur la coexistence des petites oscillations. Voici en quoi il consiste.
Nous avons vu, en commençant cette leçon, qu'il existe, pour tout système de forces, une situation d'équilibre stable, celle dans laquelle la somme des forces vives est un des maximum, suivant la loi de Maupertuis généralisée par Lagrange. Quand le système est infiniment peu écarté de cette situation par une cause quelconque, il tend à y revenir, en faisant autour d'elle une suite d'oscillations infiniment petites, graduellement diminuées et bientôt détruites par la résistance du milieu et les frottemens, et qu'on peut assimiler à celles d'un pendule d'une longueur convenable soumis à l'influence d'une gravité déterminée. Mais plusieurs causes différentes peuvent faire simultanément osciller le système de diverses manières autour de la position de stabilité. Cela posé, le théorème de Daniel Bernouilli consiste en ce que toutes les espèces d'oscillations infiniment petites produites par ces divers dérangemens simultanés, quelle que soit leur nature, ne font simplement que se superposer, en coexistant sans se nuire, chacune d'elles ayant lieu comme si elle était seule. On conçoit aisément l'extrême importance de cette belle proposition pour faciliter l'étude d'un tel genre de mouvemens, puisqu'il suffit d'après cela d'analyser isolément chaque sorte d'oscillations produite par chaque perturbation séparée. Cette décomposition est surtout de la plus grande utilité dans les recherches relatives au mouvement des fluides, où un tel ordre de considérations se présente presque constamment. Mais la propriété découverte par Daniel Bernouilli n'est pas moins intéressante sous le rapport physique que sous le point de vue logique. En effet, envisagée comme une loi de la nature, elle explique directement, de la manière la plus satisfaisante, une foule de faits divers, que l'observation avait depuis long-temps constatés, et qu'on cherchait vainement à concevoir jusqu'alors. Telle est, par exemple, la coexistence des ondes produites à la surface d'un liquide, lorsqu'elle se trouve agitée à la fois en plusieurs points différens par diverses causes quelconques. Telle est, surtout, dans l'acoustique, la simultanéité des sons distincts produits par divers ébranlemens de l'air. Cette coexistence qui a lieu sans confusion entre les différentes ondes sonores, avait évidemment été souvent observée, puisqu'elle est une des bases essentielles du mécanisme de notre audition; mais elle paraissait inexplicable; on n'y voit plus maintenant qu'une conséquence immédiate du beau théorème de Daniel Bernouilli.
En considérant ce théorème sous le point de vue le plus philosophique, on ne le trouve peut-être pas moins remarquable par la manière dont il résulte des équations générales du mouvement, que par son importance analytique ou physique. En effet cette coexistence des divers ordres d'oscillations infiniment petites d'un système quelconque, autour de sa situation de stabilité, a lieu parce que l'équation différentielle qui exprime la loi de l'un quelconque de ces mouvemens se trouve être linéaire, et conséquemment de la classe de celles dont l'intégrale générale est nécessairement la simple somme d'un certain nombre d'intégrales particulières. Ainsi, sous le rapport analytique, la superposition des divers mouvemens oscillatoires a pour cause l'espèce de superposition qui s'établit alors entre les différentes intégrales correspondantes. Cette importante corrélation est certainement, comme l'observe avec raison Laplace, un des plus beaux exemples de cette harmonie nécessaire entre l'abstrait et le concret, dont la philosophie mathématique nous a offert tant de vérifications admirables.
Telles sont les principales considérations philosophiques relatives aux différens théorèmes généraux découverts jusqu'ici dans la mécanique rationnelle, et qui tous dérivent, comme de simples déductions analytiques plus ou moins éloignées, des lois fondamentales du mouvement sur lesquelles repose le système entier de la science phoronomique. L'examen sommaire de ces théorèmes, dont l'ensemble constitue un des monumens les plus imposans de l'activité de l'intelligence humaine convenablement dirigée, était indispensable pour achever de déterminer le caractère philosophique de la science de l'équilibre et du mouvement, déjà suffisamment tracé dans les leçons précédentes, à l'égard de la méthode. Nous pouvons donc maintenant nous former nettement une idée générale de la nature propre de cette seconde branche de la mathématique concrète, ce qui devait être le seul objet essentiel de notre travail à ce sujet.
Je me suis efforcé, dans ce volume, de faire sentir, autant qu'il a été en mon pouvoir, en quoi consiste réellement la philosophie mathématique, soit quant à ses conceptions abstraites, soit quant à ses divers ordres de considérations concrètes, soit enfin quant à la corrélation intime et permanente qui existe nécessairement entre les unes et les autres. Je regrette vivement que les limites dans lesquelles j'ai dû me renfermer, vu la destination de cet ouvrage, ne m'aient point permis de faire passer, autant que je l'aurais désiré, dans l'esprit du lecteur mon sentiment profond de la nature de cette immense et admirable science, qui, base nécessaire de la philosophie positive tout entière, constitue d'ailleurs évidemment, en elle-même, le témoignage le plus irrécusable de la portée du génie humain. Mais j'espère que les penseurs qui n'ont pas le malheur d'être entièrement étrangers à cette science fondamentale pourront, d'après les réflexions que j'ai indiquées, parvenir à en concevoir nettement le véritable caractère philosophique.
Pour présenter un aperçu vraiment complet de la philosophie mathématique dans son état actuel, j'ai indiqué d'avance (voyez la 3e Leçon) qu'il me reste encore à considérer une troisième branche de la mathématique concrète, celle qui consiste dans l'application de l'analyse à l'étude des phénomènes thermologiques, dernière grande conquête de l'esprit humain, due à l'illustre ami dont je déplore la perte récente, l'immortel Fourier, qui vient de laisser dans le monde savant une si profonde lacune, long-temps destinée à être de jour en jour plus fortement sentie. Mais, afin de ne m'écarter que le moins possible des habitudes encore universellement adoptées, j'ai annoncé que je croyais devoir ajourner cet important examen jusqu'à ce que l'ordre naturel des considérations exposées dans cet ouvrage nous ait conduits à la partie de la physique qui traite de la thermologie. Quoiqu'une telle transposition ne soit point véritablement rationnelle, il n'en saurait résulter cependant qu'un inconvénient secondaire, l'appréciation philosophique que je présenterai ayant d'ailleurs exactement le même caractère que si elle eût été placée à son véritable rang logique.
Considérant donc maintenant la philosophie mathématique comme complétement caractérisée, nous devons procéder à l'examen de son application plus ou moins parfaite à l'étude des divers ordres de phénomènes naturels suivant leur degré de simplicité, application qui, par elle-même, est d'ailleurs évidemment propre à jeter un nouveau jour sur les vrais principes de cette philosophie, et sans laquelle, en effet, ils ne sauraient être convenablement appréciés. Tel sera l'objet du volume suivant, en nous conformant à l'ordre encyclopédique rigoureusement déterminé dans la seconde leçon, d'après la nature spéciale de chacune des classes principales de phénomènes que nous avons établies, et, par conséquent, en commençant par les phénomènes astronomiques à l'étude approfondie desquels la science mathématique est éminemment destinée.
FIN DU TOME PREMIER.
1re Leçon.--Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur la nature et l'importance de la philosophie positive.
2e Leçon.--Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales sur la hiérarchie des sciences positives.
3e Leçon.--Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science mathématique.
4e Leçon.--Vue générale de l'analyse mathématique.
5e Leçon.--Considérations générales sur le calcul des fonctions directes.
6e Leçon.--Exposition comparative des divers points de vue généraux sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.
7e Leçon.--Tableau général du calcul des fonctions indirectes.
8e Leçon.--Considérations générales sur le calcul des variations.
9e Leçon.--Considérations générales sur le calcul aux différences finies.
10e Leçon.--Vue générale de la géométrie.
11e Leçon.--Considérations générales sur la géométrie spéciale ou préliminaire.
12e Leçon.--Conception fondamentale de la géométrie générale ou analytique.
13e Leçon.--De la géométrie générale à deux dimensions.
14e Leçon.--De la géométrie générale à trois dimensions.
15e Leçon.--Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux de la mécanique rationnelle.
16e Leçon.--Vue générale de la statique.
17e Leçon.--Vue générale de la dynamique.
18e Leçon.--Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique rationnelle.
NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Ces erreurs ont été corrigées dans le présent document. La liste en est reproduite ici seulement pour fin de référence.
Page 147, ligne 25, au lieu de idées, lisez conceptions.
201 1 fait, lisez sait.
236 12 M. Fournier, lisez M. Fourier.
248 26 supprimez ou moins.
351 17 après influe, ajoutez singulièrement.
420 11 au lieu de signes, lisez lignes.
469 1 jusqu'ici, lisez jusqu'à ce jour.
504 20 intensité, lisez intimité.
508 18, après volume du, ajoutez tronc de cône ou du.
509 3, au lieu de S=2π ∫ydx, lisez S=2π ∫yds.
530 20 divers individus, lisez diverses espèces.
534 dernière ligne de la note, avant désignant, ajoutez.
556 6 au lieu de relations, lisez actions.
624 4 opérations, lisez équations.