Title: Histoire littéraire d'Italie (2/9)
Author: Pierre Louis Ginguené
Editor: P. C. F. Daunou
Release date: March 14, 2010 [eBook #31636]
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
A PARIS,
CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR,
PLACE DES VICTOIRES, N°. 3.
M. DCCC. XXIV.
Analyse de la Divina Commedia.
Plan général du poëme; Invention; Sources
où le Dante a pu puiser.
L'invention est la première des qualités poétiques: le premier rang parmi les poëtes est unanimement accordé aux inventeurs. Mais en convenant de cette vérité, est-on toujours bien sûr de s'entendre? La poésie a été cultivée dans toutes les langues. Toutes ont eu de grands poëtes; quels sont parmi eux les véritables inventeurs? Quels sont ceux qui ont créé de nouvelles machines poétiques, fait mouvoir de nouveaux ressorts, ouvert à l'imagination un nouveau champ, et frayé des routes nouvelles? A la tête des anciens, Homère se présente le premier, et si loin devant tous les autres, qu'on peut dire même qu'il se présente seul. Dans l'antiquité grecque, il eut des imitateurs, et n'eut point de rivaux. Il n'en eut point dans l'antiquité latine, si l'on excepte un seul poëte, qui encore emprunta de lui les agents supérieurs de sa fable et les ressorts de son merveilleux. La poésie, jusqu'à l'extinction totale des lettres, vécut des inventions mythologiques d'Homère, et n'y ajouta presque rien. A la renaissance des études, elle balbutia quelque temps, n'osant en quelque sorte rien inventer, parce qu'elle n'avait pas une langue pour exprimer ses inventions. Dante parut enfin; il parut vingt-deux siècles après Homère 1; et le premier depuis ce créateur de la poésie antique, il créa une nouvelle machine poétique, une poésie nouvelle. Il n'y a sans doute aucune comparaison à faire entre l'Iliade et la Divina Commedia; mais c'est précisément parce qu'il n'y a aucun rapport entre les deux poëmes qu'il y en a un grand entre les deux poëtes, celui de l'invention poétique et du génie créateur. Un parallèle entre eux serait le sujet d'un ouvrage; et ce n'est point cet ouvrage que je veux faire. Je me bornerai à les observer comme inventeurs, ou plutôt à considérer de quels éléments se composèrent leurs inventions.
Long-temps avant Homère, des figures et des symboles imaginés pour exprimer les phénomènes du ciel et de la nature, avaient été personnifiés et déifiés. Désormais inintelligibles dans leur sens primitif, ils avaient cessé d'être l'objet d'une étude, pour devenir l'objet d'un culte. Ils remplissaient l'Olympe, couvraient la terre, présidaient aux éléments et aux saisons, aux fleuves et aux forêts, aux moissons, aux fleurs et aux fruits. Des hommes, d'un génie supérieur à ces temps grossiers et barbares, s'étaient emparés de ces croyances populaires, pour frapper l'imagination des autres hommes et les porter à la vertu. Orphée, Linus, Musée chantèrent ces Dieux, et furent presque divinisés eux-mêmes pour la beauté de leurs chants. D'autres avaient raconté dans leurs vers les exploits des premiers héros. La matière poétique existait; il ne manquait plus qu'un grand poëte qui en rassemblât les éléments épars, et dont la tête puissante, combinant les faits des héros avec ceux des êtres surnaturels, embrassant à la fois l'Olympe et la terre, sût diriger vers un but unique tant d'agents divers, et les faire concourir tous à une action, intéressante pour un seul pays, par son objet particulier, et pour tous, par la peinture des sentiments et des passions: ce poëte fut Homère. Je ne sais s'il faut croire, avec des critiques philosophes 2, qu'il voulut représenter dans ses deux fables la vie humaine toute entière; dans l'Iliade, les affaires publiques et la vie politique; dans l'Odyssée, les affaires domestiques et la vie privée; dans le premier poëme, la vie active, et la contemplative dans le second; dans l'un, l'art de la guerre et celui du gouvernement; dans l'autre, les caractères de père, de mère, de fils, de serviteur, et tous les soins de la famille; en un mot, si l'on doit admettre que dans ces deux actions générales, et dans chacune des actions particulières qui y concourent, Homère se proposa de donner aux hommes des leçons de morale, et de leur présenter des exemples à suivre et à fuir; mais ce qui est certain, c'est que l'Iliade entière a ce caractère politique et guerrier; l'Odyssée, cet intérêt tiré des affections domestiques; c'est que les enseignements de la philosophie découlent en quelque sorte de toutes les parties de ces deux grands ouvrages. Enfin, il est évident qu'Homère, soit de dessein formé, soit par l'instinct seul de son génie, réunit dans ses poëmes les croyances adoptées de son temps, les faits célèbres qui intéressaient sa nation et qui avaient fixé l'attention des hommes, et les opinions philosophiques, fruits des méditations des anciens sages.
C'est aussi ce que fit Dante; mais avec quelle différence dans les temps, dans les événements publics, dans les croyances, dans les maximes de la morale! Une barbarie plus féroce que celle des premiers siècles de la Grèce, avait couvert l'Europe; on en sortait à peine, ou plutôt elle régnait encore. Il n'y avait point eu, entre elle et le poëte, des siècles héroïques qui laissassent de grands souvenirs, qui pussent fournir à la poésie des peintures de mœurs touchantes, des récits d'exploits et de travaux entrepris pour le bonheur des hommes, ou de grands actes de dévouement et de vertu. Ceux de ces événements qui pouvaient, à certains égards, avoir ce caractère n'avaient point encore acquis par l'éloignement l'espèce d'optique qui efface les petits détails et ne fait briller que les grands objets. Les querelles entre le Sacerdoce et l'Empire, les Gibelins et les Guelfes, les Blancs et les Noirs, c'était là tout ce qui, en Italie, occupait les esprits, parce que c'était ce qui touchait à tous les intérêts, disposait des fortunes et presque de l'existence de tous. Dante, plus qu'aucun autre, personnellement compromis dans ces troubles, devenu Gibelin passionné, en devenant victime d'une faction formée dans le parti des Guelfes, ne pouvait, lorsqu'il conçut et surtout lorsqu'il exécuta le plan de son poëme, voir d'autres faits publics à y placer que ceux de ces querelles et de ces guerres.
Des croyances abstraites, et peu faites pour frapper l'imagination et les sens; tristes, et qui, selon l'expression très-juste de Boileau,
terribles, comme il le dit encore, et qui tenaient les esprits fixés presque toujours sur des images de supplices, d'épouvante et de désespoir, avaient pris la place des ingénieuses et poétiques fictions de la Mythologie. Ces croyances étaient devenues l'objet d'une science subtile et compliquée, où notre poëte avait le malheur d'être si habile, qu'il y avait obtenu la palme dans l'université même qui l'emportait sur toutes les autres. La morale des premiers siècles de la philosophie, ni celle des premiers siècles du christianisme, la morale d'Homère, ni celle de l'Evangile n'existaient plus; des pratiques superstitieuses, de vétilleuses momeries, qui ne pouvaient être ni la source ni l'expression d'aucune vertu grande et utile, et qui par l'abus des pardons et des indulgences s'accordaient avec tous les vices, tenaient lieu de toutes les vertus.
C'est dans de telles circonstances, c'est avec ces matériaux si différents de ceux qu'avait employés le prince des poëtes, que Dante conçut le dessein d'élever un monument qui frappe l'imagination par sa hardiesse, et l'étonne par sa grandeur. Des terreurs qui redoublaient surtout à la fin de chaque siècle, comme s'il pouvait y avoir des siècles et des divisions de temps dans la pensée de l'Éternel, présageaient au monde une fin prochaine et un dernier jugement. Les missionnaires intéressés qui prêchaient cette catastrophe la représentaient comme imminente, pour accélérer et pour grossir les dons qui pouvaient la rendre moins redoutable aux donataires. Au milieu des révolutions et des agitations de la vie présente, les esprits se portaient avec frayeur vers cette vie future dont on ne cessait de les entretenir. C'est cette vie future que le poëte entreprit de peindre: sûr de remuer toutes les âmes par des tableaux dont l'original était empreint dans toutes les imaginations, il voulut les frapper par des formes variées et terribles de supplices sans fin et sans espérance, par des peines non moins douloureuses, mais que l'espoir pouvait adoucir; enfin par les jouissances d'un bonheur au-dessus de toute expression, comme à l'abri de tout revers. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis s'offrirent à lui comme trois grands théâtres où il pouvait exposer et en quelque sorte personnifier tous les dogmes, faire agir tous les vices et toutes les vertus, punir les uns, récompenser les autres, placer au gré de ses passions ses amis et ses ennemis, et distribuer au gré de son génie tous les êtres surnaturels et tous les objets de la nature.
Mais comment se transportera-t-il sur ces trois théâtres pour y voir lui-même ce qu'il veut représenter? Les visions étaient à la mode; son maître, Brunetto Latini, avait employé ce moyen avec succès, et c'est ici le moment de faire connaître l'usage qu'il en avait fait. Son Tesoretto est cité dans tous les livres qui traitent de la littérature et de la poésie italienne; mais aucun n'a donné la moindre idée de ce qu'il contient 3. Nous avons vu précédemment que Tiraboschi lui-même s'est trompé en ne l'annonçant que comme un Traité des vertus et des vices et comme un abrégé du grand Trésor. Un coup-d'œil rapide nous apprendra que c'était autre chose, et qu'il est au moins possible que le Dante en ait profité.
Note 3: (retour) J'ai observé dans le chapitre précédent qu'il fallait en excepter M. Corniani, le dernier qui ait écrit sur l'Histoire littéraire d'Italie; mais l'idée qu'il donne du Tesoretto est très-succinte; et ce n'est que par une seule phrase qu'il reconnaît la possibilité du parti que Dante en avait pu tirer. Voyez que j'ai dit à ce sujet, t. I, p. 490, note (2).
Brunetto Latini, qui était Guelfe, raconte qu'après la défaite et l'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoyé en ambassade auprès du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par la Navarre, lorsqu'il apprend qu'après de nouveaux troubles les Guelfes ont été bannis à leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est si forte qu'il perd son chemin et s'égare dans une forêt 4. Il revient à lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrable d'animaux de toute espèce, hommes, femmes, bêtes, serpents, oiseaux, poissons, et une grande quantité de fleurs, d'herbes, de fruits, de pierres précieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tous obéir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ils reçoivent d'une femme qui paraît tantôt toucher le ciel, et s'en servir comme d'un voile; tantôt s'étendre en surface, au point qu'elle semble tenir le monde entier dans ses bras. Il ose se présenter à elle, et lui demander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande à tous les êtres; mais qu'elle obéit elle-même à Dieu qui l'a créée, et qu'elle ne fait que transmettre et faire exécuter ses ordres. Elle lui explique les mystères de la création et de la reproduction; elle passe à la chute des anges et à celle de l'homme, source de tous les maux de la race humaine; elle tire de là des considérations morales et des règles de conduite: elle quitte enfin le voyageur après lui avoir indiqué le chemin qu'il doit suivre, la forêt dans laquelle il faut qu'il s'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera la Philosophie et les vertus ses sœurs; dans l'autre, les vices qui lui sont contraires; dans une troisième, le dieu d'amour avec sa cour, ses attributs et ses armes. La Nature disparaît; Brunetto suit son chemin 5, et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annoncé. Dans le séjour changeant et mobile qu'habite l'amour, il rencontre Ovide, qui rassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers 6. Il s'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu; mais il s'y sent comme attaché malgré lui, et ne serait pas venu à bout d'en sortir, si Ovide ne lui eût fait trouver son chemin 7. Plus loin et dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussi Ptolomée, l'ancien astronome 8, qui commence à l'instruire.
Note 8: (retour)Or mi volsi di canto
E vidi un bianco manto:
Et io guardai più fiso
E vidi un bianco viso
Con una barba grande
Che su 'l petto si spande.
Li domandai del nome,
E chi egli era, e come
Si stava si soletto
Senza niun ricetto.
Cola dove fue nato
Fu Tolomeo chiamato
Mastro di strolomia A
E di filosofia, etc.
Voilà donc une vision du poëte, une description de lieux et d'objets fantastiques, un égarement dans une forêt, une peinture idéale de vertus et de vices; la rencontre d'un ancien poëte latin qui sert de guide au poëte moderne, et celle d'un ancien astronome qui lui explique les phénomènes du ciel; et voilà peut-être aussi le premier germe de la conception du poëme du Dante, ou du moins de l'idée générale dans laquelle il jeta et fondit en quelque sorte ses trois idées particulières du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer 9. Il aura une vision comme son maître; il s'égarera dans une forêt, dans des lieux déserts et sauvages, d'où il se trouvera transporté en idée partout où l'exigera son plan, et où le voudra son génie. Il lui faut un guide: Ovide en avait servi à Brunetto; dans un sujet plus grand, il choisira un plus grand poëte, celui qui était l'objet continuel de ses études, et dont il ne se séparait jamais. Il choisira Virgile, à qui la descente d'Enée aux enfers donne d'ailleurs pour l'y conduire une convenance de plus. Mais s'il est permis de feindre que Virgile peut pénétrer dans les lieux de peines et de supplices, son titre de Païen l'exclut du lieu des récompenses. Une autre guide y conduira le voyageur. Lorsque dans un de ses premiers écrits 10 il avait consacré le souvenir de Béatrix, objet de son premier amour; il avait promis, il s'était promis à lui-même de dire d'elle des choses qui n'avaient jamais été dites d'une femme. Le temps est venu d'acquitter sa promesse. Ce sera Béatrix qui le conduira dans le séjour de gloire, et qui lui en expliquera les phénomènes mystérieux.
Note 9: (retour) On nous a donné dans le Publiciste, 30 juillet 1809, des renseignements sur l'origine du poëme du Dante, tirés d'un journal allemand intitulé Morgenblatt, d'après lesquels ce serait dans une source très-différente que le Dante aurait puisé. On y annonce qu'un abbé du Mont-Cassin, nommé Joseph Costanzo, a récemment découvert qu'un certain Albéric, moine du même monastère, eut une vision qu'il eut soin d'écrire, et pendant laquelle il se crut conduit par saint Pierre, assisté de deux anges et d'une colombe, en Enfer et en Purgatoire, d'où il fut transporté dans les sept cieux et dans le Paradis. D'autres documents, dit-on, prouvent que cet Albéric fut reçu moine au Mont-Cassin en 1123, par l'abbé Gerardo, et que, par ordre d'un autre abbé, un diacre alors célèbre sous le nom de Paolo rédigea de nouveau la vision d'Albéric. On ajoute que le manuscrit du diacre Paolo existe, et que sa date ne peut tomber qu'entre les années 1159 et 1181. Albéric, qu'il ne faut pas confondre avec un autre Albéric, son contemporain, aussi moine du Mont-Cassin, et de plus cardinal, a comme lui un article dans les Scrittori Italiani du comte Mazzuchelli. On y trouve tous ces faits, si ce n'est qu'au lieu d'un nommé Paul, c'est un nommé Pierre diacre, qui retoucha la vision d'Albéric. C'est de celui-ci que la chronique d'Ostie dit positivement: Visionem Alberici monaci Cassinensis corruptam emendavit. Pierre diacre n'est pas tout-à-fait inconnu dans l'histoire littéraire de ce temps: il est auteur du livre De Viris illustribus Cassinensibus, cité dans le même article du Publiciste, et qui a été publié, avec de savantes notes, par l'abbé Mari. Enfin, selon Mazzuchelli, il existe un exemplaire du livre d'Albéric, De visione sua, dans la Bibliothèque de la Sapience à Rome. Le père Joseph Costanzo n'a donc pas eu beaucoup de peine à faire sa découverte: il faudrait avoir sous les yeux l'ouvrage dans lequel il l'annonce, et qui paraît avoir été publié à Rome au commencement de ce siècle; ne l'ayant pas, ne connaissant tous ces faits que par un journal français qui les a tirés d'un journal allemand, qui les tirait lui-même d'une lettre écrite par un professeur italien, on doit s'abstenir de juger. Le journaliste français, le seul que je puisse citer, allègue plusieurs ressemblances entre la vision d'Albéric et le poëme du Dante: il y en a de frappantes; je ne sais seulement où il a pu voir que l'aigle qui transporte le poëte aux portes du Purgatoire est une colombe chez le moine. Il n'est pas du tout question d'aigle dans le passage que fait le Dante de l'Enfer au Purgatoire, et il arrive à cette seconde partie de son voyage par de tout autres moyens. Je n'ai jamais vu non plus de forêt dans le vingt-troisième chant de l'Enfer. Mais, demandera-t-on, comment le Dante eut-il connaissance de cette vision pour l'imiter? La notice répond que l'on conserve à Florence, dans la Bibliothèque Laurentienne, un manuscrit du Dante enrichi de notes par le savant Bandini; que d'après ces notes, le Dante avait fait deux fois le voyage de Naples avant son exil, et que dans ces voyages il dut entendre parler de la vision d'Albéric, qui était sans doute connue dans le pays, puisque des artistes en empruntaient des sujets de tableaux, comme le prouve un vieux tableau situé, dit-on, dans l'église de Frossa. Il est même vraisemblable que cette vision lui fut communiquée à l'abbaye même du Mont-Cassin, car on trouve dans le vingt-deuxième chant de son poëme un passage qui prouve qu'il la visita. J'ignore si cette conjecture est due au chanoine Bandini, ou à l'auteur italien de la lettre, ou à celui du journal allemand ou enfin au journaliste français; mais ce qu'il y a de certain, c'est que, dans le vingt-deuxième chant de l'Enfer, il n'y a rien et ne peut rien y avoir qui ait rapport à une visite au Mont-Cassin. Quant au double voyage à Naples, ce serait un fait d'autant plus intéressant à éclaircir, qu'il n'en est rien dit dans aucune des Vies du Dante publiées jusqu'à présent, depuis celle qu'écrivit Boccace qui avait séjourné lui-même assez long-temps à Naples et qui n'aurait pu ignorer ce voyage, jusqu'aux excellents Mémoires de Pelli, qui a mis tant de soin et une critique si éclairée dans ses recherches. L'autorité de Bandini est très-respectable, mais il faudrait voir soi-même les notes de lui que l'on cite, ou en avoir une copie authentique. Ce fait vaut la peine d'être vérifié, et j'espère qu'il le sera.
A mesure que dans cette tête forte un si vaste plan se développe, les richesses de la poésie viennent s'y placer comme d'elles-mêmes; les beautés qui naissent du sujet l'enflamment, et les difficultés l'irritent sans l'arrêter; il s'en offre cependant une qui dut sembler d'abord invincible. Comment ces trois parties si différentes formeront-elles un seul tout! Comment dans un seul édifice les ordonner toutes trois ensemble? Comment passer de l'une à l'autre? Aura-t-il trois visions? Et s'il n'en a qu'une, comme la raison et cet instinct naturel du goût qui en précède les règles paraissent l'exiger, comment, dans un seul voyage, parcourra-t-il l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis? Comment d'ailleurs, dans ces trois enceintes de douleurs et de félicités, pourra-t-il graduer sans confusion, selon les mérites, et l'infortune et le bonheur? Ces obstacles étaient grands, et tels peut-être qu'il les faut au génie pour qu'il exerce toute sa force. Celui du Dante y trouva l'idée de la machine poétique la plus extraordinaire et de l'ordonnance la plus neuve et la plus hardie.
Après des fictions, des allégories et des descriptions préparatoires, il arrive avec son guide à l'entrée d'un cercle immense, où déjà commencent les supplices; de ce cercle ils descendent dans un second plus petit, de celui-ci dans un troisième, et ainsi jusqu'à neuf cercles, dont le dernier est le plus étroit. Chaque cercle est partagé en plusieurs divisions, que le poëte appelle bolge, cavités, ou fosses, où les tourments varient comme les crimes, et augmentent d'intensité à proportion que le diamètre du cercle se rétrécit. Parvenus au dernier cercle, et comme au fond de cet immense et terrible entonnoir, ils rencontrent Lucifer, qui est enchaîné là, au centre de la terre et comme à la base de l'Enfer. Ils se servent de lui pour en sortir. A l'instant où ils arrivent au point central de la terre, ils tournent sur eux-mêmes; leur tête s'élève vers un autre hémisphère, et ils continuent de monter jusqu'à ce qu'ils voient paraître d'autres cieux.
Ils arrivent au pied d'une montagne qu'ils commencent à gravir; ils montent jusqu'à une certaine hauteur, où se trouve l'entrée du Purgatoire, divisé en degrés ascendants comme l'Enfer en degrés contraires. Dans chacun, ils voient des pécheurs qui expient leurs fautes et qui attendent leur délivrance. Chaque cercle ou degré est le lieu d'expiation d'un pêché mortel; et comme on compte sept de ces péchés, il y a sept cercles qui leur correspondent. Au-delà du septième, la montagne s'élève encore jusqu'à ce que, sur son sommet, on trouve le Paradis terrestre. C'est là que Virgile est obligé de quitter son élève et de le livrer à lui-même. Dante n'y reste pas long-temps. Béatrix descend du ciel, vient au-devant de lui, et lui ayant fait subir quelques épreuves expiatoires, l'introduit dans le séjour céleste. Elle parcourt avec lui les cieux des sept planètes, s'élève jusqu'à l'empirée, et le conduit au pied du trône de l'Éternel, après avoir, dans chaque degré, répondu à ses questions, éclairci ses doutes, et lui avoir expliqué les difficultés les plus embarassantes de la théologie et ses plus secrets mystères, avec toute la clarté que ces matières peuvent permettre, avec une poésie de style qui se soutient toujours, et une orthodoxie à laquelle les docteurs les plus difficiles n'ont jamais rien pu reprocher.
Telle est cette immense machine dans laquelle on ne sait ce qu'on doit admirer le plus, ou l'audace du premier dessin, ou la fermeté du pinceau qui, dans un tableau si vaste, ne paraît pas s'être reposé un seul instant. Étrange et admirable entreprise, s'écrie un homme d'esprit 11 qui n'avait pas celui qu'il fallait pour traduire le Dante, mais qui avait une tête assez forte pour comprendre et pour admirer un pareil plan! Entreprise étrange sans doute, et admirable dans l'ensemble de ses trois grandes divisions! Il reste à voir si elle l'est autant dans l'exécution particulière de chaque partie, et à considérer ce qu'au travers des vices du temps, de ceux du sujet et de ceux de son propre génie, un grand poëte a pu y répandre de peintures variées, de richesses et de beautés.
L'idée mélancolique d'une seconde vie où sont punis les crimes de la première, se trouve dans toutes les religions, d'où elle a passé dans toutes les poésies. Une cérémonie funèbre de l'antique Égypte donna en quelque sorte un corps à cette idée, et fournit aux représentations qui se pratiquaient dans les Mystères, le lac, le fleuve, la barque, le nocher, les juges et le jugement des morts. Homère s'empara de cette croyance comme de toutes les autres. Il plaça dans l'Odyssée 12 la première descente aux Enfers, qui ait pu donner au Dante l'idée de la sienne. Ulysse, instruit par Circé, va chez les Cimmériens, où était l'entrée de ces lieux de ténèbres, pour consulter l'ombre de Tirésias sur ce qui lui reste à faire avant de rentrer dans sa patrie. Dès qu'il a fait les sacrifices et pratiqué les cérémonies de l'évocation, une foule d'ombres accourt du fond de l'Érèbe. On y voit confondus les épouses, les jeunes gens, les vieillards, les jeunes filles, les guerriers. Cette foule écartée, Tirésias paraît, et donne à Ulysse les conseils qu'il lui demandait. Il indique aussi au roi d'Ithaque les moyens d'appeler à lui d'autres ombres, et de recevoir d'elles des instructions sur le passé qu'il ignore et des directions pour l'avenir. C'est alors qu'il voit apparaître sa vénérable mère Anticlée, et qu'il s'entretient avec elle. Après cette ombre, viennent celles des plus célèbres héroïnes. Les héros paraissent ensuite, les ombres d'Agamemnon et d'Achille répondent aux questions d'Ulysse, et l'interrogent à leur tour. Le seul Ajax garde un silence obstiné devant celui qui avait été cause de sa mort; et tous les siècles ont admiré cet éloquent silence. Ulysse en poursuivant Ajax pour tâcher de le fléchir, aperçoit dans les Enfers Minos jugeant les ombres sur son trône, et les supplices de quelques fameux coupables, Titye, Tantale et Sysiphe.
Virgile, en empruntant à Homère, cet épisode, y ajouta ce que la fable avait acquis depuis ces anciens temps, ce que la philosophie platonicienne y pouvait mêler de séduisant pour l'imagination, et ce qui pouvait intéresser les Romains et flatter Auguste. Énée conduit par la Sybille pénètre avec elle dans les Enfers. Des monstres, des fantômes horribles semblent en défendre l'entrée; le deuil, les soucis vengeurs, les pâles maladies, la triste vieillesse, la crainte, la faim qui conseille le crime, la pauvreté honteuse, la mort, le travail, le sommeil, frère de la mort, les joies criminelles, la guerre meurtrière, les Euménides sur leurs lits de fer, la Discorde aux crins de couleuvres, et d'autres monstres encore, forment cette garde terrible; mais ce ne sont que des fantômes. Énée, sans en être effrayé, parvint aux bords du Styx. Les ombres des morts qui n'ont point reçu la sépulture y errent en foule et ne peuvent le passer. Le vieux nocher Caron prend dans sa barque Énée et la Sybille, et les conduit à l'autre bord.
Les âmes des enfants, morts à l'entrée même de la vie, et celles des hommes injustement condamnés au supplice, se présentent à eux les premières. Minos juge les morts cités devant son tribunal. Ceux qui se sont tués eux-mêmes voudraient remonter à la vie; ceux dont un amour malheureux a causé la mort errent tristement dans une forêt de myrtes. Énée y aperçoit Didon; il voit sa blessure récente; il lui parle en versant des larmes; mais elle garde devant lui le même silence qu'Ajax devant Ulysse. C'est ainsi que le génie imite, et qu'il sait s'approprier les inventions du génie. Les héros viennent après les héroïnes. L'ombre sanglante et horriblement mutilée de Déiphobus, fils de Priam, arrête Énée quelques instants; mais la Sybille le presse de marcher vers l'Elysée. En passant devant l'entrée du Tartare elle lui en dévoile les affreux secrets, et lui explique les supplices des grands coupables, de l'impie Salmonée, de Titye, dont un vautour déchire le cœur, des Lapithes, d'Ixion, de Pirithoüs, qui voient un énorme rocher toujours suspendu sur leur tête; les mauvais frères, les parricides, les patrons qui ont trompé leurs clients, les avares, les adultères, ceux qui ont porté les armes contre leur patrie, ceux qui l'ont vendue, ou qui ont porté et rapporté des lois à prix d'argent, les pères qui ont souillé le lit de leur fille, subissent différentes peines, roulent des rochers, ou sont attachés à des roues. Thésée, ravisseur de Proserpine, sera éternellement assis; Phlégyas, qui brûla le temple de Delphes, instruit les hommes par son supplice à ne pas mépriser les dieux.
Faut-il encore aller chercher bien loin où Dante a pris l'idée de son Enfer? Avait-il besoin, comme l'ont cru des auteurs même italiens, d'un Fabliau français de Raoul de Houdan, ou du Jongleur qui va en Enfer, ou de tout autre conte moderne pour s'y transporter par la pensée, quand il pouvait y descendre sur les pas d'Homère et de Virgile? Le premier de ces fabliaux est misérable, et mérite peu qu'on s'y arrête 13. L'auteur songe qu'il fait un pélerinage en Enfer. Il entre, et trouve les tables servies. Le roi d'Enfer invite le voyageur à la sienne, dîne gaîment, et vers la fin du repas fait apporter son grand livre noir, où sont écrits tous les péchés faits ou à faire, et les noms de tous les pécheurs. Le pélerin ne manque pas d'y trouver ceux des ménétriers ses confrères. Ce que cette satire prouve le mieux, c'est que dans ces bons siècles où l'on ne parlait que de l'Enfer et du Diable, où c'étaient en quelque sorte la loi et les prophètes, c'était aussi un sujet de contes plaisants, dont on riait comme des autres, et que ce frein si vanté des passions devait les retenir faiblement, puisqu'on s'en faisait un jeu.
Note 13: (retour) V. Fabliaux ou Contes du XII et du XIIIe siècle, traduits par le Grand d'Aussy, t. II, p. 17, éd. de 1779, in 8°. Ce Fabliau y est intitulé le Songe d'Enfer alias le Chemin d'Enfer. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N° 7615, in-4°. Ce manuscrit a appartenu au président Fauchet qui le cite; il est chargé d'observations de sa main.
Le Jongleur qui va en Enfer le prouve mieux encore 14. Ce jongleur y est emporté après sa mort par un petit diable encore novice. Lucifer, assis sur son trône passe en revue ceux que chacun des diables lui apporte, prêtres, évêques, abbés, et moines, et les fait jeter dans sa chaudière. Il charge le jongleur d'entretenir le feu qui la fait bouillir. Un jour qu'avec tous ses suppôts il va faire une battue générale sur la terre, saint Pierre, qui guettait ce moment, se déguise, prend une longue barbe noire et des moustaches, descend en enfer, et propose au jongleur une partie de dez. Il lui montre une bourse remplie d'or. Le jongleur voudrait jouer; mais il n'a pas le sou. Pierre l'engage à jouer des âmes contre son or. Après quelque résistance, la passion du jeu l'emporte; il joue quelques damnés, les perd, double, triple son jeu, perd toujours, se fâche contre Pierre, qui continue de jouer avec le même bonheur; car, dit l'auteur, heureusement pour les damnés, leur sort était entre les mains d'un homme à miracles. Enfin, dans un grand va-tout, le jongleur perd toute sa chaudière, larrons, moines, catins, chevaliers, prêtres et vilains, chanoines et chanoinesses; Pierre s'en empare lestement, et part avec eux pour le Paradis 15. Voilà sans doute un beau miracle, et pour des malheureux damnés un joli moyen de salut! C'est se moquer que de croire qu'un esprit aussi grave que celui de Dante ait pu s'arrêter un instant à de pareilles balivernes; les auteurs italiens qui l'ont pensé ne connaissaient vraisemblablement de ces Fabliaux que les titres.
Note 14: (retour) Le Grand d'Aussy a traduit ce Fabliau sous ce titre, dans son tome II, in-8°. p. 36. Il est intitulé dans les manuscrits, et dans l'édition donnée par Barbazan, de St. Pierre et du Jougleor. On le trouve dans celle de M. Méon, Paris, 1808, 4-vol. in-8°., vol III, p. 282. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, Nos. 7218 et 1836, in-f°., de l'abbaye de St.-Germain.
Il n'en est peut-être pas de même du Puits et du Purgatoire de saint Patrice, épisode d'un vieux roman, d'où Fontanini et d'autres critiques 16 pensent que notre poëte a pu tirer l'idée de la forme de son Enfer. Ce roman est intitulé Guerino il Meschino, Guérin le malheureux ou le misérable; la fable du puits de saint Patrice, tirée des légendes du temps, y forme un long épisode 17. Ce Puits était situé dans une petite île au milieu d'un lac, à deux lieues de Dungal en Irlande. Guérin y descend, et voit toutes les merveilles que la superstition y supposait; les épreuves des âmes dans le Purgatoire, leurs supplices dans l'Enfer, leurs joies dans le Paradis. Dans le Purgatoire ce sont différents lacs remplis de flammes, ou de serpents, ou de matières infectes qui servent à purger les âmes des différents péchés; dans l'Enfer, ce sont des cercles disposés concentriquement l'un au-dessous de l'autre. Il y en a sept, et dans chacun de ces cercles, les damnés sont punis par des supplices divers pour chacun des sept péchés capitaux. Satan est placé au fond dans un lac de glace, et ce lac est au centre de la terre. Guérin passe dans tous ces cercles l'un après l'autre; il y retrouve plusieurs personnes qu'il avait connues sur la terre; les lieux qu'il parcourt et les peines qu'il voit souffrir à l'effroyable aspect du chef des anges rebelles, sont décrits avec assez de force. Au-delà des cercles infernaux, il est introduit dans le Paradis par Énoch et Élie, qui lui en font connaître les beautés, et résolvent tous les doutes qu'il leur expose.
Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports; mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, au temps de notre poëte. Fontanini 18 et d'autres auteurs 19 sont de cette opinion, et attribuent ce très-ancien roman à un certain André de Florence. Le savant Bottarie pense 20, au contraire, que le roman de Guérin est d'origine française, qu'il fut ensuite traduit par cet André en italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperçu de son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouvent furent transportés de son poëme dans la traduction du roman. Un fait vient à l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice, fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dans notre ancienne littérature. Marie de France, qui vivait au commencement du treizième siècle, la première qui ait écrit des fables dans notre langue, écrivit aussi le conte dévot de ce Purgatoire 21; elle dit l'avoir tiré d'un livre plus ancien qu'elle 22, et ce livre était vraisemblablement le roman français de Guérin. Or, dans ce conte de Marie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saint Patrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dans la description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dans le reste il n'y a aucune des particularités qui semblent rapprocher l'un de l'autre le poëme du Dante et cet épisode du roman de Guérin. Il est donc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant sa traduction dans le moment où la Divina Commedia occupait le plus l'attention publique, en emprunta les détails qu'il crut propres à enrichir cette partie des aventures du héros 23.
Note 23: (retour) Ce roman est connu en italien sous le nom de Guerino il Meschina, mais le titre entier de la première édition, qui est de 1473, in-fol. (Padoue. Bartholomeo Valdezochio), et celui de la seconde, faite à Venise en 1477, aussi in-fol., sont beaucoup plus étendus. Debure les rapporte dans leur entier. Bibl. instr. Belles-lettres, t. II, no. 3823 et 24. Ces deux belles éditions sont à la Bibliothèque Impériale. Le roman de Guerino, quoique d'origine française, a été traduit de l'italien en français, par Jean de Cachermois, et imprimé à Lyon en 1530, in-fol. got., sous le titre de Guérin-Mesquin, traduction fausse et ridicule de Meschino, qui en italien ne désigne que les malheurs qu'éprouve le héros, l'un des descendants de Charlemagne. Guérin-Mesquin, abrégé et réimprimé plusieurs fois, fait partie de ce que nous appelons la Bibliothèque bleue: et habent sua fata libelli.
Le résultat de ces recherches, où je ne veux pas m'enfoncer davantage, où peut-être même je dois craindre de m'être trop arrêté, intéresse au fond beaucoup plus notre curiosité, que la gloire du Dante. S'il connut la fable de saint Patrice, il en fit le même usage qu'Homère avait fait des fables égyptiennes et grecques; il l'agrandit et la revêtit des couleurs de la poésie: il en revêtit de même les idées de son maître Brunetto Latini, si en effet il les emprunta de lui, et si la nature même de son sujet ne lui en dicta pas de semblables. Ce sont ces couleurs créatrices qui font vivre les fictions, et qui les gravent dans la mémoire des hommes. C'est la nature qui les donne; elles n'appartiennent qu'au génie; et si, pour apprendre à les employer, il a besoin de leçons et d'exemples, c'est d'Homère, et surtout de Virgile, et non d'aucun de ces obscurs romanciers, que Dante en apprit l'emploi. Les poëmes d'Homère n'étaient point encore traduits en latin; mais, quoi qu'en ait pu dire Mafféi 24, il paraît certain que notre poëte savait assez le grec pour pouvoir lire ces poëmes dans la langue originale. Les mots grecs dont il se sert souvent 25, et l'éloge même qu'il fait d'Homère dans son quatrième chant, le prouvent assez. Quant à Virgile, c'était, comme je l'ai déjà dit, son maître et l'objet continuel de son étude. Nous l'allons voir évidemment dès le commencement de son ouvrage, et nous verrons dans l'ouvrage entier comment il profita de ses leçons.
L'Enfer.
Les commentateurs ont prodigieusement raffiné sur le génie allégorique du Dante; ils ont voulu voir partout des allégories, et le plus souvent il les ont moins vues que rêvées; mais il y a pourtant beaucoup d'endroits de son poëme qui ne peuvent s'entendre autrement. Le commencement est de ce nombre 26. Au milieu du chemin de cette vie humaine, le poëte se trouve égaré dans une forêt obscure et sauvage. Il ne peut dire comment il y était entré, tant il était alors accablé de sommeil. Il arrive au pied d'une colline, lève les yeux, et voit poindre sur son sommet les premiers rayons du soleil. Ce spectacle calme un peu sa frayeur; il se retourne pour voir l'espace horrible qu'il avait franchi, comme un voyageur hors d'haleine, descendu sur le rivage, tourne ses regards vers la mer où il a couru tant de dangers 27.
Après quelques moments de repos, il commence à gravir la colline: une panthère à peau tigrée vient lui barrer le chemin. Un lion paraît ensuite, et accourt vers lui la tête haute, comme prêt à le dévorer. Une louve maigre et affamée se joint à eux, et lui cause tant d'effroi qu'il perd l'espérance d'arriver au haut de la montagne. Il reculait vers le soleil couchant, et redescendait malgré lui, lorsqu'une figure d'homme se présente, d'abord muette, et la voix affaiblie par un long silence. Dante l'interroge; c'est Virgile. Dès qu'il s'est fait connaître: «Es-tu donc, s'écrie le poëte, en rougissant devant lui, es-tu ce Virgile, cette source qui répand un si vaste fleuve d'éloquence? Ô toi! l'honneur et le flambeau des autres poëtes, puisse la longue étude et l'ardent amour qui m'ont fait rechercher ton livre, me servir auprès de toi! Tu es mon maître et mon modèle, c'est à toi seul que je dois ce beau style qui m'a fait tant d'honneur». Je ne puis me résoudre à altérer, par des périphrases, cette simplicité naïve. C'est ce que nos traducteurs n'ont pas vu; ils se sont cru obligés de donner de l'esprit à de si beaux vers:
Oui certes, voilà un beau style, et le plus beau qu'ait employé aucun poëte, depuis que Virgile lui-même avait cessé de se faire entendre.
Le maître avertit son disciple qu'il a pris une fausse route; qu'il est impossible de parvenir au haut de la colline malgré le monstre qui lui a causé tant de frayeur, monstre si dévorant et si terrible, que rien ne le peut assouvir; il va le conduire par une voie plus sûre, quoique dangereuse et pénible. Il lui fera voir le séjour des supplices éternels, et celui des tourments qui sont adoucis par l'espérance. S'il veut s'élever ensuite jusqu'à la demeure des bienheureux, c'est un autre que lui qui sera son guide. Dante consent à se laisser conduire, et Virgile marche devant lui. De quelque manière qu'on entende cette allégorie, c'en est une incontestablement, et ce n'est pas chercher des explications trop raffinées, que d'y voir que le poëte, parvenu au milieu de sa carrière, après s'être égaré dans les sentiers de l'ambition et des passions humaines, veut enfin s'élever jusqu'aux hauteurs qu'habite la vertu. L'amour des plaisirs s'oppose d'abord à son dessein; l'orgueil, ou l'amour des distinctions vient ensuite; l'avarice, ou l'amour des richesses est l'ennemi le plus redoutable. Le sage, qui vient à son secours, lui apprend qu'on ne peut vaincre de front tous ces obstacles; que ce n'est pas en quittant le chemin du vice, qu'on peut arriver immédiatement à la vertu; que pour y parvenir, il faut s'en rendre digne par la méditation des leçons de la sagesse. Or, en ce temps-là, ces leçons consistaient dans la contemplation des destinées de l'homme après sa mort, et dans la connaissance qu'on croyait pouvoir acquérir de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis. C'est là sans doute le sens et le but de cette vision; elle n'a rien d'étrange, d'après l'esprit qui régnait dans ce siècle; mais ce qui surprend toujours davantage, c'est que l'auteur ait pu tirer d'un pareil fonds un si grand nombre de beautés.
Le jour déclinait, continue-t-il dans des vers dignes de Virgile 28, et l'air sombre délivrait de leurs travaux les animaux qui sont sur la terre; lui seul se préparait à soutenir la fatigue du chemin et les assauts de la pitié. Il invoque le secours des Muses et celui de sa mémoire qui doit lui retracer ces grands spectacles. Il soumet ensuite à Virgile quelques doutes et quelques craintes. Le poëte romain, pour réponse, lui apprend quelle est la cause qui l'a fait venir à sa rencontre. Il reposait dans une espèce de limbe, où Dante place ceux qui n'avaient pu connaître la vraie religion, lorsqu'une belle femme est descendue du ciel, et lui a dit avec une voix angélique: «Mon ami, et non celui de la Fortune 29, est arrêté dans une plaine déserte et dans un chemin pénible. Je crains qu'il ne s'égare: va le trouver et lui servir de guide. C'est Béatrix qui t'envoie, et qui retourne au séjour céleste.» Dans cette apparition de Béatrix, et dans cette mission dont elle charge Virgile, on entend généralement la Théologie, ou la connaissance des choses divines; et il est certain que la suite de ce dialogue le fait assez voir; mais c'est sous la figure de cette Béatrix qui lui avait été, qui lui était toujours si chère, qu'il représente la science alors regardée comme la première, et presque comme une science surnaturelle. Quelle femme a jamais reçu après sa mort un plus noble hommage? et quelle preuve plus forte pourrait-on avoir de l'élévation et de la pureté des sentiments qui avaient uni l'une à l'autre, pendant quinze années, deux âmes si dignes de s'aimer? C'est un exemple, peut-être unique, du parti qu'on pourrait tirer en poésie de la combinaison d'un personnage allégorique avec un être réel. L'effet mélancolique et attachant qu'il produit ici aurait dû engager à l'imiter, s'il n'y avait pas quelque chose d'inimitable dans ce qu'une sensibilité profonde peut seule dicter au génie.
Les explications qu'il reçoit de Virgile rendent au poëte tout son courage; ce qu'il exprime par cette comparaison charmante: «Tel 30 que de tendres fleurs courbées et fermées par le froid de la nuit, quand le soleil revient les éclairer, se rouvrent et se relèvent sur leur tige, je sentis renaître en moi ma force abattue». Il ne craint plus ni les dangers ni la fatigue; son guide marche, il le suit. Tout à coup et sans préparation, ces mots célèbres et terribles frappent le lecteur 31:
Il est à peine besoin de les traduire, tant l'harmonie même des vers est expressive, tant leur beauté mille fois citée les a rendus en quelque sorte communs à toutes les langues. On n'y peut regretter qu'une chose, c'est que Dante, trop souvent théologien, lors même qu'il est grand poëte, ait cru devoir exprimer en détail l'opération des trois personnes de la Trinité dans la création des portes de l'Enfer. Cela peut s'allier avec l'idée de la divine Puissance et de la suprême Sagesse, telles du moins que l'homme aussi présomptueux que borné ose les figurer dans sa pensée; mais on ne peut sans répugnance, y voir coopérer explicitement le premier Amour. Si l'on en excepte ce seul trait, quelle sublime inscription! quelle éloquente prosopopée que celle de cette porte qui se présente d'elle-même, et qui prononce, pour ainsi dire, ces sombres et menaçantes paroles:
«C'est par moi que l'on va dans la cité des pleurs; c'est par moi que l'on va aux douleurs éternelles; c'est par moi que l'on va parmi la race proscrite. La Justice inspira le Très-Haut dont je suis l'ouvrage..... Rien avant moi ne fut créé, sinon les choses éternelles; et moi, je dure éternellement. Laissez toute espérance, ô vous qui entrez ici»! L'intérieur répond à cette redoutable annonce: «Là, des soupirs, des pleurs, de hauts gémissements, retentissent sous un ciel qu'aucun astre n'éclaire. Des idiomes divers 32, d'horribles langages, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix aiguës et des voix rauques, et le choc des mains qui les accompagne, font un bruit qui retentit sans cesse dans cet air éternellement sombre, comme le sable, quand un noir tourbillon l'agite».
Ce séjour affreux n'est pourtant encore que celui de ces hommes indifférents qui ont vécu sans honte et sans gloire. Dante les place avec les anges qui ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu; qui furent chassés du ciel, mais que les profondeurs de l'Enfer ne voulurent pas recevoir. On a beaucoup disserté sur cette troisième espèce d'anges qu'il semble créer ici de sa propre autorité. Mais ne peut-on pas dire qu'habitué aux agitations d'une république où les partis se heurtaient et se combattaient sans cesse, il a voulu désigner et couvrir du mépris qu'ils méritent, ces hommes qui, lorsqu'il s'agit des intérêts de la patrie, gardent une neutralité coupable, exempts des sacrifices qu'elle impose, des services qu'elle réclame, des périls auxquels elle a le droit de vouloir qu'on s'expose pour elle, et toujours prêts, quoi qu'il arrive, à se ranger du parti du vainqueur? Si ce n'a pas été l'intention du poëte, du moins semble-t-il aller au-devant des applications, surtout quand il se fait dire par Virgile: «Le monde ne conserve d'eux aucun souvenir; la miséricorde et la justice les dédaignent également: cessons de parler d'eux; regarde, et suis ton chemin 33». Ces misérables, qui ne vécurent jamais 34, sont forcés de se précipiter en foule après une enseigne qui court rapidement devant eux: ils sont nus et piqués sans cesse par des guêpes et par des taons. Le sang coule sur leur visage, se confond avec leurs larmes, et tombe jusqu'à leurs pieds, où des vers dégoûtants s'en nourrissent.
Les deux voyageurs s'avancent jusqu'au fleuve de l'Achéron, car Dante ne fait nulle difficulté de mêler ainsi l'ancien Enfer et le nouveau. Caron, pour plus de ressemblance, y passe les âmes dans sa barque. C'est un démon sous la figure d'un vieillard à barbe grise, mais qui a les yeux entourés d'un cercle de flammes, et ardents comme la braise. «Malheur à vous, âmes coupables, s'écrie-t-il en approchant du bord; n'espérez jamais voir le ciel: je viens pour vous mener à l'autre rive, dans les ténèbres éternelles, dans l'ardeur des feux et dans la glace 35». Il s'indigne de voir se présenter à lui une âme vivante, et veut la repousser. «Caron, lui dit Virgile avec un ton d'autorité, ne te mets pas en courroux; on le veut ainsi la ou l'on peut tout ce qu'on veut; ne demande rien de plus 36». Caron se tait; mais les âmes qui bordent le fleuve, nues et accablées de fatigue, changent de couleur à ses menaces, grincent des dents, blasphèment Dieu, leurs parents, l'espèce humaine, le lieu, le temps de leur génération et de leur naissance. Caron les prend chacune à leur tour, et frappe de sa rame celles qui sont trop lentes. «Comme on voit en automne les feuilles se détacher l'une après l'autre, jusqu'à ce que les branches aient rendu à la terre toutes leurs dépouilles, ainsi la malheureuse race d'Adam se jette du rivage dans la barque, aux ordres du nocher, comme un oiseau au signal de l'oiseleur 37». On reconnaît encore dans cette belle comparaison l'élève et l'imitateur de Virgile.
Tandis que Dante interroge son maître et qu'il écoute ses réponses, la sombre campagne s'ébranle: cette terre baignée de larmes exhale un vent impétueux qui lance des éclairs d'une lumière sanglante 38. Le poëte perd tout sentiment; il tombe comme un homme accablé de sommeil. Un tonnerre éclatant le réveille 39; il se trouve de l'autre côté du fleuve, et sur le bord de l'abîme de douleurs, où retentit le bruit d'un nombre infini de supplices. Dans cette cavité obscure et profonde, l'œil a beau se fixer vers le fond, il n'y distingue rien; c'est le gouffre immense des Enfers où les deux poëtes vont descendre de cercle en cercle. Dans le premier qui fait le tour entier de l'abîme, il n'y a point de cris ni de larmes, mais seulement des soupirs dont l'air éternel retentit. Ce sont les limbes, où une foule innombrable d'enfants, d'hommes et de femmes, souffre une douleur sans martyre 40. Leur seul crime est d'avoir ignoré une religion qu'ils ne pouvaient connaître. Virgile, qui explique au Dante leur destinée, ajoute qu'il est lui-même de ce nombre; que, pour cette seule faute, ils sont perdus à jamais; mais que leur seul supplice est un désir sans espérance 41.
Cependant un feu brillant vient éclairer ce ténébreux hémisphère. Quatre ombres s'avancent, et tout ce qui les entoure paraît leur rendre hommage. Une voix fait entendre ces mots: «Honorez ce poëte sublime; son ombre qui nous avait quittés revient à nous 42». Dante voit marcher vers lui ces quatre grandes ombres, dont l'aspect n'annonce ni la tristesse ni la joie. «Regarde, lui dit Virgile, celui qui tient en main une épée, et qui devance les trois autres, comme leur maître: c'est Homère, poëte souverain; les autres sont Horace, Ovide, et Lucain. J'ai de commun avec eux ce nom que la voix a fait entendre; et ils me rendent les honneurs qui me sont dus. Ainsi, continue Dante, je vis se réunir la noble école de ce maître des chants sublimes, qui vole, tel qu'un aigle, au-dessus de tous les autres 43». Quand ils se furent entretenus quelque temps, ils se tournèrent vers moi et me saluèrent: mon maître sourit; alors ils me traitèrent plus honorablement encore; ils m'admirent enfin dans leur troupe, et je me trouvai le sixième, parmi de si grands génies 44.
Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignité simple, qui frappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui ne pardonnent pas au génie de se sentir lui-même et de se mettre à sa place, comme l'ont fait presque tous les grands poëtes, y trouveront peut-être trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilége, et qui savent qu'en ne le donnant qu'au génie, on ne risque jamais de le voir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonnée d'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moins à l'égard de l'un de ces anciens poëtes, est peut-être ici plus sévère que la justice.
Les six poëtes, en poursuivant leurs entretiens, arrivent au pied d'un château environné de sept murailles et défendu tout alentour par un fleuve; ils le passent à pied sec, et pénètrent par sept portes dans une vaste prairie. Quel que soit le sens allégorique de ces sept murs et de ce fleuve, car les commentateurs sont partagés à cet égard, les uns y voyant les sept arts, les autres, quatre vertus morales et trois spéculatives, et d'autres encore autre chose; c'est dans cette enceinte que Dante place une espèce d'Elysée. Les âmes dont il le remplît ont le regard lent et grave, leur maintien est imposant, et, selon l'expression du poëte, plein d'une grande autorité: elles parlent rarement et avec de douces voix 45. On ne peut mieux peindre le calme inaltérable et la dignité de la sagesse.
Des héroïnes et d'antiques héros sont mêlés avec les sages. On y voit Électre, non la sœur d'Oreste, mais la mère de Dardanus; Hector, Énée, Camille, Pentésilée, le roi Latinus et Lavinie sa fille, Brutus qui chassa les Tarquins, et César, à qui le poëte donne les yeux d'un oiseau de proie, Con gli occhi grifagni; Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie, et le grand Saladin, seul à part; trait d'indépendance remarquable, d'avoir osé placer dans l'Élysée ce terrible ennemi des Chrétiens! Dante lève un peu plus les yeux, et il voit le maître de toute science, Aristote, il maestro di color che sanno, assis au milieu de sa famille philosophique; tous l'admirent et l'honorent. Socrate et Platon sont placés le plus près de lui; ensuite Démocrite, Diogène, Anaxagore, Thalès, Empédocle, Héraclite, Zénon et plusieurs autres, tant grecs que latins, jusqu'à l'arabe Averroès. Virgile et Dante se séparent ensuite des quatre autres poëtes; ils passent de ce séjour paisible dans un lieu bruyant, plein de trouble, et privé de la clarté du jour.
C'est là, c'est au second cercle de l'abîme 46, que commence proprement l'Enfer. Minos est assis à l'entrée, avec un aspect horrible et des grincements de dents. C'est un juge de l'ancien Enfer, mais c'est un démon de l'Enfer moderne. Sa longue queue lui sert pour marquer les degrés de sévérité de ses sentences. Selon les crimes commis par les âmes qui paraissent devant lui, il fait autour de son corps plus ou moins de tours avec sa queue, et l'âme descend dans le cercle indiqué par le nombre des tours 47. Au-delà de son tribunal, on entend des voix plaintives, des gémissements et des pleurs. L'air, privé de toute lumière, mugit comme une mer orageuse, battue par des vents contraires 48. L'ouragan infernal qui ne s'apaise jamais, emporte avec lui les âmes, les tourmente, et les fait tourner sans cesse dans ses tourbillons. Quand elles arrivent au bord du précipice, alors se font entendre les cris, les lamentations et les blasphèmes. Ce sont les âmes des voluptueux qui ont soumis la raison à leurs désirs. Le poëte compare leurs essaims nombreux aux troupes d'étourneaux qui s'envolent à l'arrivée de la froide saison, et à celles des grues, qui tracent dans l'air de longues files, en jetant des cris plaintifs 49.
Note 49: (retour)E come gli stornei ne portan l'ali,
Nel freddo tempo, a schiera larga e piena;
Così quel fiato gli spiriti mali
Di quà, di là, di giù, di sù li mena.
E come i gru van contando lor lai,
Facendo in aer di se lunga riga,
Cosi vid' io venir, traendo guai,
Ombre portate dalla detta briga.
Les premières qui se présentent sont celles de Sémiramis, de Didon, de Cléopâtre, d'Hélène; puis les ombres d'Achille, de Pâris, et de Tristan. D'autres suivent par milliers, et Virgile les nomme à mesure que le vent les fait passer sous leurs yeux; mais il en est deux qui attirent plus particulièrement les regards de notre poëte, et qui lui inspirent plus de pitié. Nous voici arrivés à ce touchant épisode de Francesca da Rimini, l'un des deux que l'on cite toujours quand on parle de l'Enfer du Dante, qui est en effet au-dessus de tout le reste, et que les Italiens comparent avec raison aux beautés les plus exquises de tous les poëmes anciens et modernes. Malgré sa grande réputation, il est assez mal connu en France. Ceux qui ont essayé de le traduire dans notre langue, ont fait disparaître son plus grand charme, qui est celui d'une tendresse et d'une simplicité naïves; peut-être ne serai-je pas plus heureux; mais je ne puis résister au désir de le tenter.
L'histoire amoureuse et tragique qui en est le sujet avait dû faire beaucoup de bruit; elle touchait de près la famille dans laquelle Dante avait trouvé son dernier asyle. Guido da Polento avait une fille charmante nommée Françoise. Elle était tendrement aimée de Paul, son jeune cousin; mais des arrangements de fortune engagèrent Guido à la marier avec Lanciotto, fils de Malatesta, seigneur de Rimini. Ce Lanciotto était contrefait et peu aimable. Paul continua de voir sa cousine. L'amour reprit tous les droits que lui avait enlevés ce mariage; mais le mari jaloux surprit les deux jeunes amants, et les sacrifia tous deux à sa vengeance. Ce sont leurs ombres qui passent en ce moment devant le poëte, et qu'il regarde avec autant de curiosité que de tristesse. Il poursuit en ces mots son récit:
«Je dis à mon guide: ô Poëte 50, je voudrais parler à ces deux ombres qui vont ensemble et paraissent voler si légèrement au gré du vent. Tu verras, me répondit-il, quand elles seront plus près de nous. Prie-les alors au nom de cet amour qui les conduit; elles viendront à toi. Aussitôt que le vent les amena vers nous, j'élevai la voix: Ames infortunées, venez nous parler, si rien ne vous arrête.--Telles que deux colombes, excitées par le désir, les ailes étendues et immobiles, viennent en traversant les airs au doux nid où la même volonté les appelle, telles ces deux ombres sortirent de la troupe où est Didon, et vinrent à nous à travers cet air malfaisant; tant le son de ma voix avait eu d'expression et de force!--O mortel bienfaisant et sensible, qui viens nous visiter dans ces épaisses ténèbres, nous qui avons teint la terre de notre sang, si le roi de l'univers pouvait nous être favorable, nous le prierions pour toi, puisque tu as pitié de nos maux. Ce que tu désires d'entendre et de nous dire, nous le dirons et nous l'entendrons volontiers, tandis que le vent se tait, comme il le fait en ce moment. Le pays où je suis née 51 est situé près de la mer, à l'endroit où le Pô descend pour s'y reposer avec les fleuves qui le suivent. L'amour, qui dans un cœur bien né s'allume si rapidement, enflamma celui-ci pour la beauté qui me fut bientôt ravie par un coup que je ressens encore. L'amour, qui ne dispense jamais d'aimer qui nous aime, m'inspira un désir si fort de ce qui pouvait lui plaire, qu'ici même, comme tu vois, ce désir ne me quitte pas. L'amour nous conduisit ensemble à la mort: le fond des enfers attend celui qui nous ôta la vie.--C'est ainsi que nous parla cette ombre malheureuse. En l'écoutant, je courbai la tête, et je la tins si long-temps baissée, que le Poëte me dit enfin: Que penses tu? Je lui répondis: Hélas! combien de douces pensées, combien de désirs ont conduit ces infortunés à leur fin douloureuse! Puis, je me retournai vers eux, et leur dis: Françoise, tes souffrances m'arrachent des larmes de tristesse et de pitié. Mais dis-moi: dans le temps de vos doux soupirs, à quoi et comment l'amour vous permit-il de connaître des désirs qui ne se déclaraient point encore?--Elle me répondit: Il n'est point de plus grande douleur que de se rappeler des temps heureux quand on est dans l'infortune; et ton maître ne l'ignore pas; mais si tu as si grand désir de connaître la première origine de notre amour, je ferai comme les malheureux qui parlent en versant des pleurs. Un jour nous prenions plaisir à lire, dans l'histoire de Lancelot, comment il fut enchaîné par l'amour. Nous étions seuls et sans défiance. Plus d'une fois cette lecture fit que nos yeux se cherchèrent, et que nous changeâmes de couleur; mais il vint un moment qui acheva notre défaite. Quand nous lûmes qu'un tel amant avait cueilli sur un doux sourire le baiser long-temps désiré; celui-ci, que rien ne séparera plus de moi, colla sur mes lèvres sa bouche tremblante: le livre et son auteur furent nos messagers d'amour, et ce jour-là nous n'en lûmes pas davantage.--Tandis que l'une de ces ombres parlait ainsi, l'autre soupirait si amèrement que la pitié me saisit, je défaillis, comme si j'eusse été près de mourir, et je tombai comme tombe un corps sans vie 52».
Note 50: (retour)I' cominciai: Poeta volentieri
Parlerei a que' duo che'nsieme vanno,
E pajon sì al vento esser leggieri.
Ed egli a me: vedrai quando saranno
Più presso a noi: e tu allor gli prega
Per quell'amor ch'ei mena; e quei verranno.
Si tosto come'l vento a noi gli piega,
Mossi la voce: O anime affanate,
Venite a noi parlar, s'altri nol niega.
Quali colombe dal disio chiamate
Con l'ali aperte e ferme al dolce nido
Volan per l'aer dal voler portate:
Cotale uscir della schiera ov'è Dido,
A noi venendo per l'aer maligno;
Si forte fu l'affetuoso grido, etc.
Note 51: (retour) Je ne sais si les Français, qui n'entendent pas l'Italien, pourront entrevoir dans ma traduction les beautés simples, touchantes, et le caractère vraiment antique de ce morceau; quand à ceux à qui la langue italienne est familière, et surtout aux Italiens mêmes, je sens autant qu'eux tout ce qu'un original si parfait perd dans une si faible copie, et c'est pour eux que, sacrifiant tout amour-propre, je vais mettre ici le texte même, depuis l'endroit où Francesca commence le récit de ses malheurs.Siede la terra dove nata fui
Su la marina, dove'l Po discende
Per aver pace co' seguaci sui.
Amor, ch'a cor gentil ratto s'apprende,
Prese cosuti della bella persona
Che mi fu tolta, e'l modo ancor m'offende.
Amor, ch'a nullo amato amar perdona,
Mi prese del costui piacer sì forte
Che, come vedi, ancor non m'abbandona.
Amor condusse noi ad una morte:
Caina attende chi vita ci spense.
Queste parole da lor ci fur porte.
Da ch'io intesi quell' anime offense,
Chinai'l viso, e tanto'l tenni basso,
Fin che'l Poeta mi disse: che pense?
Quando risposi, cominciai: o lasso,
Quanti dolci pensier, quanto disio,
Menà costoro al doloroso passo!
Poi mi rivolsi a loro, e parlai io,
E cominciai: Francesca, i tuoi martiri
A lagrimar mi fanno tristo e pio.
Ma dimmi: al tempo de' dolci sospiri,
A che, e come concedette amore
Che conosceste i dubbiosi desiri?
Ed ella a me: nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria; e ciò sa'l tuo dottore.
Ma se a conoscer la prima radice
Del nostro amor tu hai cotanto affetto,
Dirò, come colui che piange e dice.
Noi leggevamo un giorno per diletto
Di Lancilotto, come amor lo strinse;
Soli eravamo, e senza alcun sospetto.
Per più fiate gli occhi ci sospinse
Quella lettura, e scolorocci'l viso.
Ma solo un punto fu quel che ci vinse.
Quando leggemmo il disiato riso
Esser baciato da cotanto amante;
Questi, che mai da me non fia diviso,
La bocca mi bacciò tutto tremanie:
Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse:
Quel giorno più non vi leggemmo avante.
Mentre che l'uno spirto questo disse,
L'altro piangeva si che di pietade
Io venni meno come s'io morisse;
E caddi, come corpo morto cade.
Note 52: (retour) J'ai voulu, dans ces derniers mots, rendre par une mesure à peu près semblable l'harmonie tombante des derniers mots italiens.Co¯me˘ co¯rpo˘ mo¯rto˘ ca¯de˘.
Comme tombe un corps sans vie.Mais je n'ai pu trouver pour la dernière syllabe longue qu'une voyelle moins grave et moins sonore. Cette version offrait mille difficultés; il fallait conserver la répétition élégante et imitative du mot tomber au dernier vers:
E caddi, come corpo morto cade;Corpo morto n'a rien que de noble en italien: un corps mort serait ridicule en français; enfin l'harmonie de la phrase était en quelque sorte sacrée, et c'était un devoir de la conserver. C'est à quoi n'ont songé ni Moutonnet, ni Rivarol, dans leurs traductions, qu'il est inutile de citer. Ce soin de l'harmonie imitative qui manque dans presque toutes les traductions de vers en prose, donnerait beaucoup de peine au traducteur, et il faut l'avouer, ne serait apprécié que par un petit nombre de lecteurs; mais c'est ce petit nombre qu'il faut toujours s'efforcer de satisfaire.
C'est peut-être la millième fois que j'ai relu dans l'original cet épisode justement célèbre, et l'impression qu'il me fait est toujours la même, et je comprends moins que jamais comment dans ce siècle, dans cette disposition d'esprit, dans un pareil sujet, au milieu de tous ces tableaux sombres et terribles, Dante put trouver pour celui-ci des couleurs si harmonieuses et si douces, comment il les créa, puisqu'elles n'existaient pas avant lui, et comment il sut les approprier à une langue rude encore et presque naissante. Ce ne fut ni dans la force ni dans l'élévation de son génie, ni dans l'étendue de son savoir qu'il trouva le secret de ces couleurs si neuves et si vraies, c'est dans son âme sensible et passionnée, c'est dans le souvenir de ses tendres émotions, de ses innocentes amours. Ce n'était point le philosophe profond, l'imperturbable théologien, ni même le poëte sublime qui pouvait peindre et inventer ainsi: c'était l'amant de Béatrix.
Si l'on a d'abord peine à comprendre comment il a pu placer dans l'Enfer ce couple aimable, pour une si passagère et si pardonnable erreur, on voit ensuite qu'il a été comme au-devant de ce reproche, en mettant Paul et Françoise dans le cercle où les peines sont le moins cruelles, en ne les condamnant qu'a être agités par un vent impétueux, image allégorique du tumulte des passions, et surtout en ne les séparant pas l'un de l'autre. Ce sont des infortunés sans doute, mais ce ne sont pas des damnés, puisqu'ils sont et puisqu'ils seront toujours ensemble.
Quand le poëte revient à lui 53, il se trouve entouré de nouveaux tourments, de quelque côté qu'il aille, qu'il se tourne ou qu'il regarde. Il est descendu au troisième cercle, où tombe une pluie éternelle, froide, accablante. Une forte grêle, une eau sale, mêlée de neige, est versée par torrents dans cet air ténébreux; la terre qui la reçoit exhale une vapeur infecte. Cerbère à la triple gueule aboie après les malheureux qui y sont plongés. Ce démon Cerbère 54, qu'il nomme aussi le grand Serpent, il gran Vermo, a les yeux ardents 55, la barbe immonde et noire, le ventre large et des griffes aiguës, dont il gratte, écorche et déchire les damnés. C'est ainsi que Dante habille à la moderne les monstres de l'ancien Enfer. La pluie fait jeter à ces malheureux des hurlements. Ils se retournent sans cesse d'un côté sur l'autre pour s'en garantir. Toutes ces ombres sont couchées dans la fange; ce sont celles des gourmands. Une seule se lève en voyant passer le poëte, et se fait connaître à lui. C'était un parasite, à qui les Florentins avaient donné le nom de Ciacco, qui dans leur dialecte signifie un porc, un pourceau, et c'est par lui que Dante se fait prédire ce qui doit arriver des partis qui agitaient la république, la ruine de celui des Guelfes, l'arrivée de Charles de Valois et ses suites. Ce chant est très-inférieur aux précédents. On est surpris que Dante voulant parler des événements de sa patrie ait choisi pour interlocuteur un homme sans nom, connu seulement par le sobriquet honteux qu'il devait à sa gourmandise, et qu'après un épisode enchanteur, il en ait imaginé un si dégoûtant et si commun. Enfin l'on n'aime pas à le voir donner des larmes au sort de ce vil Ciacco 56, lorsqu'il vient d'en donner de si touchantes aux souffrances de deux amants. On a souvent à lui pardonner ces inégalités choquantes, dont il faut moins accuser son génie que son siècle.
Nous avons vu Minos à l'entrée du second cercle, et le troisième gardé par Cerbère; Pluton en personne préside au quatrième 57. Pluton, le grand ennemi, hurle d'une voix enrouée, et prononce des paroles étranges, où l'on ne distingue que le nom de Satan 58. Dans ce cercle, les âmes lancées les unes contre les autres se poussent et se heurtent sans cesse comme, dans le gouffre de Caribde, une onde se brise contre une autre onde qu'elle rencontre. Elles jettent de grands cris; et quand leurs poitrines se sont choquées, elles se retournent en criant plus horriblement encore, et reviennent jusqu'à la moitié du cercle, où elles trouvent de nouveau des poitrines ennemies qui les repoussent. Ce sont les prodigues et les avares qui se tourmentent mutuellement ainsi. Ceux qui ont la tête tonsurée attirent l'attention du poëte; il demande à son guide si ce sont tous des gens d'église. Ce sont, répond Virgile, des prêtres, des cardinaux et des papes, qui ont poussé l'avarice au dernier excès. Dante voudrait en reconnaître quelques uns; mais, lui dit son maître, le vice honteux dont ils se sont souillés les rend méconnaissables et inaccessibles à toute recherche. Il prend de-là occasion de couvrir d'un juste mépris les biens et les faveurs de la fortune, dont le commun des hommes tire tant d'orgueil. Tout l'or, dit-il, qui est sous le globe de la lune, ou qui appartint jadis à ces âmes fatiguées, ne pourrait procurer à l'une d'entre elles un seul instant de repos 59. Dante demande ce que c'est donc que cette fortune qui dispose de tous les biens, et Virgile lui fait cette belle réponse; «Ô créatures insensées! dans quelle ignorance vous croupissez 60! Celui dont la science est au-dessus de tout, créa les cieux; il leur donna des guides qui les conduisent, qui en font briller chaque partie vers la partie qu'elle doit éclairer, et distribuent également la lumière; de même il donna aux splendeurs mondaines une conductrice générale qui y préside, qui change quand le temps en est venu ces biens fragiles, et les fait passer de peuple en peuple et d'une race à une autre race, sans que la sagesse humaine y puisse mettre obstacle. Les uns commandent, les autres languissent au gré de ses jugements, qui sont cachés comme le serpent sous l'herbe. Tout votre savoir lui résiste en vain; elle pourvoit, juge, conserve son empire comme les autres intelligences. Ses permutations n'ont point de trêve; la nécessité la force à un mouvement rapide; tant arrivent souvent des vicissitudes nouvelles. C'est elle que blâment et que maudissent ceux mêmes qui lui devraient des remercîments et des éloges; mais elle a su se rendre heureuse, et ne les entend pas. Avec une joie égale à celle des autres créatures supérieures, elle fait comme elles tourner sa sphère, et jouit de sa félicité».
Note 58: (retour)Pape Satan, pape Satan aleppe,
Comincià Pluto, con la voce chioccia.Les commentateurs sont curieux à voir s'évertuer sur ce début de chant. Boccace y a vu le premier la surprise et la douleur. Selon lui, Pape vient du latin papœ, et c'est de ce mot que s'est formé le nom de Pape donné au souverain Pontife, dont l'autorité, dit-il, est si grande, qu'elle fait naître la surprise et l'admiration dans tous les esprits. Pape Satan est répété deux fois pour marquer mieux cette surprise. Aleppe vient d'aleph, première lettre de l'alphabet des Hébreux. Chez eux aleppe, comme ah chez les Latins, est un adverbe qui exprime la douleur. Pluton, qui est le démon de l'avarice, s'écrie donc en voyant des hommes vivants; il invoque Satan, chef de tous les démons, et par cette interjection douloureuse, il l'appelle à son secours. Landino l'explique de même, sans oublier l'étymologie du nom du Pape, ainsi appelé, dit-il, comme chose très-admirable parmi les Chrétiens. A cela près, Velutello, Daniello, et dans un temps plus rapproché Venturi, donnent la même explication. Le P. Lombardi est de leur avis sur l'interjection pape, mais non pas sur le sens qu'ils donnent au mot aleppe, ni sur l'appel qu'ils supposent que Pluton fait à Satan. Aleppe est en effet, selon lui, l'aleph des Hébreux ajusté à l'italienne, comme on dît Giuseppe pour Joseph; mais il ne connaît aucun maître de langue hébraïque qui attribue à l'aleph cette signification plaintive. Aleph signifie, entr'autres choses, chef, prince, etc., et c'est dans ce sens qu'il doit être pris ici. Satan, qui en hébreu veut dire adversaire, ennemi, et Pluton, démon des richesses, le plus dangereux ennemi de l'homme, et qui préside au cercle où sont punis les prodigues et les avares, ne sont qu'un seul et même personnage. Pluton s'apostrophe lui-même: ô Satan, dit-il, ô Satan, chef des Enfers! comme s'il voulait continuer: a-t-on pour toi si peu de respect que de pénétrer vivant dans ton empire? Du reste, Lombardi pense que le poëte a employé ce mélange d'idiomes divers, afin de rendre plus horrible le langage de Pluton. Malheureusement, il ajoute à cette conjecture sage celle-ci, qui le paraît un peu moins: «Ou peut-être est-ce pour nous montrer Pluton savant dans toutes les langues». Benvenuto Cellini, artiste célèbre et esprit bizarre du seizième siècle, donne, dans les mémoires de sa vie, une explication plus plaisante. Il prétend que le Dante avait pris au châtelet de Paris, ce qu'il met ici dans la bouche de Pluton. L'huissier, pour faire faire silence; criait: Paix! paix! Satan, allez! paix. Benvenuto étant à Paris, s'était attiré un procès par l'extravagance de ses manières, et ayant été obligé de comparaître au Châtelet, il y entendit l'huissier crier plusieurs fois: Paix! paix! Satan, allez! paix. Il est vrai que c'était au temps de François Ier., mais cet original de Cellini assure que cela était ainsi dès le siècle du Dante, et donne très-sérieusement cette origine aux paroles énigmatiques de Pluton.
Note 60: (retour)O creature sciocche
Quanta ignoranza è quella che v'offende!
Colui lo cui saver tutto trascende
Fece li cieli; e diè lor chi conduce,
Si ch'ogni parte ad ogni parte splende,
Distribuendo ugualmente la luce:
Similemente agli splendor mondani
Ordinò general ministra e duce,
Che permutasse a tempo li ben vani
Di gente in gente e d'uno in altro sangue,
Oltre la difension de'senni umani;
Perch'una gente impera, e l'altra langue,
Seguendo lo giudicio di costei
Ched'è occulto, com' in erba l'angue.
Vostvo saver non ha contrasto a lei:
Ella provvede, giudica e persegue
Suo regno, come il loro gli altri dei.
Le sue permutazion non hanno triegue;
Necessità la fa esser velore,
Si spesso vien chi vicenda consegue.
Quest'è colei ch'è tanto posta in croce
Pur da color che le dovrian dar lode,
Dandole biasmo a torto e mala voce.
Ma ella s'è beata e ciò non ode:
Con l'altre prime creature lieta
Volve sua spera, e beata si gode.
On ne trouve dans aucun poëte un plus beau portrait de la fortune, peut-être pas même dans cette belle ode d'Horace (ô Diva gratum quœ regis Antium), au-dessus de laquelle il n'y a rien, sur le même sujet, dans la poésie antique. Dante a profité d'une idée de l'ancienne philosophie, adoptée par le christianisme, de cette idée d'une intelligence secondaire chargée de présider à chacune des sphères célestes; et il a en quelque sorte ressuscité et rajeuni la déesse de la Fortune, en plaçant une de ces intelligences à la direction de la sphère des biens de ce monde. C'est un de ces morceaux du Dante qui sont rarement cités, mais que relisent souvent ceux qui ont une fois vaincu les difficultés et goûté les beautés sévères de ce poëte inégal et sublime.
Les deux voyageurs traversent dans sa largeur ce quatrième cercle. Ils trouvent sur l'autre bord une source bouillonnante, dont l'eau trouble et noirâtre descend dans le cercle inférieur, et y forme le marais du Styx. Des ombres nues et furieuses sont plongées dans la fange de ce marais; elles se frappent non seulement des mains, mais de la tête, de la poitrine, des pieds, et se déchirent par morceaux avec les dents 61. Ce sont les ombres des hommes qui ont été sujets à la colère. Il y en a qui sont plus enfoncées encore, et qui font bouillonner la fange en voulant exhaler, du fond où elles sont plongées, des plaintes qu'on ne peut entendre. Dante et Virgile descendent au cinquième cercle, en suivant le cours du ruisseau. A l'entrée de ce cercle, et sur le bord du Styx, ils trouvent une tour, au haut de laquelle brillent deux flammes 62. Une troisième répond à ce signal. Aussitôt ils voient à travers la fumée qui couvre le marais, venir à eux une barque conduite par Phlégias, chargé de faire passer le Styx aux âmes qui se présentent. Ils entrent dans la barque. Quand ils sont au milieu du marais, couvert de ces âmes qui se frappent et se déchirent, une d'elles se lève, saisit le bord de la barque, et veut y entrer. Dante et Virgile la repoussent. Virgile félicite son élève de la colère qu'il vient de montrer; il l'embrasse, et bénit celle qui l'a porté dans ses flancs. Cet homme, lui dit-il, fut rempli d'orgueil, et n'a laissé la mémoire d'aucun acte de bonté; aussi son ombre est-elle toujours en fureur. Combien n'y a-t-il pas là haut de grands rois qui seront ici plongés comme des porcs dans la fange 63! Dante voudrait voir cette ombre replongée dans le limon bourbeux; ce désir est satisfait. Tous les autres damnés se réunissent contre ce misérable; tous crient à Philippe Argenti; et cet esprit bizarre se mord de ses propres dents.
Argenti avait été un Florentin riche, puissant, d'une force extraordinaire, et qui était d'une violence égale à sa force. On ne sait pour quel motif particulier, parmi tant de Florentins qui, dans ce temps de factions, devaient s'être livrés à des fureurs et à des emportements coupables, Dante a choisi celui-ci, qui figura peu dans les affaires; ni pourquoi de l'incendiaire Phlégias qui, dans l'enfer de Virgile, apprend aux hommes à ne pas mépriser les Dieux, il a fait dans le sien un conducteur de barque et un second Caron. Cependant, c'est à la cité même du prince des Enfers que Phlégias passe les âmes; il les passe de la partie des supplices les plus doux à celle des plus terribles: en un mot, il les dépose à l'entrée de cette horrible cité, qui s'étend depuis le sixième cercle jusqu'au fond, où est enchaîné Lucifer. C'est là que sont punis les incrédules, les hérésiarques, et tous ceux dont les crimes attaquent plus directement la Divinité. Phlégias semble donc dans cet Enfer, comme dans l'autre, apprendre aux âmes, non plus par son propre supplice, mais par ceux auxquels il les conduit, à respecter les dieux.
La cité se présente avec ses tours enflammées et ses murs de fer. Phlégias dépose les deux poëtes à l'une des portes. Elle est gardée par des milliers de démons, qui s'irritent en voyant un homme vivant, et s'opposent à son passage. Virgile entre en pour-parler avec eux, et Dante attend avec crainte le résultat de la conférence: elle est rompue. Les démons rentrent dans la ville, et ferment la porte devant Virgile, qui veut y pénétrer avec eux. Il est sensible à cette offense; mais il annonce à son disciple qu'elle sera punie, et que quelqu'un va bientôt leur ouvrir l'entrée de ce séjour. Cependant, au haut de l'une des tours 64, ils voient paraître trois furies teintes de sang, ceintes de serpents verts, et portant aussi des serpents pour chevelures. Virgile reconnaît les suivantes de la reine des pleurs éternels; il reconnaît Mégère, Alecton, Tisiphone. Elles se déchirent le sein avec leurs ongles, ou le frappent avec leurs mains, en jetant des cris si terribles que Dante effrayé se serre auprès de son maître 65. Tout ce tableau est peint avec les plus fortes couleurs et la touche la plus fière.
Note 65: (retour)Vidi dritte ratto
Tre furie infernal di sangutte tinte,
Che membra femminili avean ed atto
E con idre verdissime eran cinte:
Serpentelli e ceraste avean per crine
Onde le fiere tempie eran avvinte.
E quei che ben conobbe le meschine
Della regina dell'eterno pianto,
Guarda, mi disse, le feroci Erine.
Con l'unghie si fendea ciascuna il petto;
Battean si a palme e gridavan sì alto
Che mi strinsi al poeta per sospetto.
Les furies veulent lui montrer la tête de Méduse, la terrible Gorgone. Virgile lui crie de fermer les yeux, et les lui couvre de ses deux mains. Le poëte s'interrompt ici; il avertit les hommes qui ont un entendement sain d'admirer la doctrine secrète cachée sous le voile étrange de ses vers. Cet avis ne convient peut-être pas plus à cet endroit de son poëme qu'à beaucoup d'autres, où il voulait en effet que l'on cherchât toujours quelque sens caché, intention que les commentateurs ont plus que remplie; mais ces trois vers sont très-beaux; tous les Italiens les savent et les citent souvent:
«Déjà s'avançait sur les noires eaux du Styx un bruit qui répandait l'épouvante et faisait trembler les deux rivages 66. Tel qu'un vent impétueux, né du choc des vapeurs contraires, frappe la forêt, rompt les branches, les abat, les emporte, s'avance avec orgueil parmi des tourbillons de poussière, et met en fuite les animaux et les bergers». Un ange, annoncé par ce bruit terrible, traverse le Styx à pied sec. Tout exprime en lui la colère. Arrivé à la porte, il la touche d'une baguette; elle s'ouvre sans résistance. Il fait aux démons les reproches les plus durs et les plus sanglants; il leur ordonne de laisser entrer Dante et son guide, mais sans parler aux deux poëtes, et de l'air d'un homme occupé d'objets plus graves et plus importants que ceux qui sont devant lui 67. Ils entrent, et voient s'étendre de toutes parts une vaste campagne pleine de douleurs et d'affreux tourments 68.
Note 66: (retour)E già venia su per le torbid onde
Un fracasso d'un suon pien di spavento,
Per cui tremavan amendue le sponde;
Non altrimenti fatto che d'un vento
Impetuoso per gli avversi ardorì,
Che fier la selva e senza alcun rattento
Li rami schianta, abbatte e porta i fiori:
Dinanzi polveroso va superbo,
E fa fuggir le fiere e gli pastorì.
L'imagination du poëte lui rappelle les plaines d'Arles, ou était un grand nombre de tombeaux célèbres par des traditions fabuleuses, et les environs de Pola, ville d'Istrie, qu'entouraient aussi de nombreuses sépultures; c'est ainsi que se présente à ses yeux cette triste campagne, mais avec un aspect plus terrible. Elle est toute remplie de tombeaux séparés par des flammes qui les brûlent et les rougissent, comme la fournaise rougit le fer. Leurs couvercles étaient levés, et il en sortait des gémissements qui paraissaient arrachés par les plus horribles souffrances. Virgile passe par un sentier étroit entre les tombes enflammées et le mur de la cité 69. Dante le suit; il apprend que les malheureux enfermés dans ces tombeaux sont les hérésiarques; il serait plus juste de dire les incrédules, car une partie de ce vaste cimetière renferme Épicure et tous ses sectateurs, qui font mourir l'âme avec le corps 70. Dante témoignait à Virgile le désir de voir quelques uns de ces infortunés, lorsque la voix de l'un d'eux se fait entendre. «O Toscan, dit cette voix, toi qui parcours vivant la cité du feu, en parlant avec tant de sagesse, reste dans ce lieu, je te prie; ton langage atteste que tu es né dans cette noble patrie, qui n'eut peut-être que trop à se plaindre de moi». C'était Farinata degli Uberti qui s'était levé dans son tombeau, où on le voyait jusqu'à la ceinture. La poitrine et la tête élevées, il semblait témoigner pour l'Enfer un grand mépris. Farinata avait été Gibelin dans le temps que Dante et sa famille étaient Guelfes; il passait de son vivant pour un esprit fort, ne croyait point à une autre vie, et en concluait que pendant celle-ci il fallait ne songer qu'à jouir.
Tandis que Dante et lui, après s'être reconnus, se parlent avec quelque aigreur, une autre ombre se lève d'un tombeau voisin, regarde alentour du poëte, comme pour voir si quelqu'un est avec lui, et voyant qu'il n'y a personne, elle lui dit en pleurant: «Si c'est l'élévation de ton génie qui t'a fait pénétrer dans cette sombre prison, où est mon fils, et pourquoi n'est-il pas avec toi»? Dante le reconnaît à ces paroles et au genre de son supplice pour Cavalcante Cavalcanti, père de son ami Guido, et qui avait eu la réputation d'un épicurien et d'un athée. Dante parle, dans sa réponse, de Guido Cavalcanti comme de quelqu'un qui n'est plus. Comment, reprend son père, est-ce qu'il a perdu la vie? est-ce que ses yeux ne jouissent plus de la douce lumière? Il s'aperçoit que Dante hésite à répondre; il retombe dans son sépulcre, et ne reparaît plus 71. Voilà encore une de ces beautés fortes et neuves qui n'avaient point de modèle avant notre poëte, et qui sont à jamais dignes d'en servir.
Avant de sortir de cette enceinte, Dante apprend de Farinata que l'empereur Frédéric II et le cardinal Ubaldini sont dans deux tombeaux voisins. Frédéric ne fut cependant point hérésiarque, mais en querelle ouverte avec les papes, et excommunié par eux; ce qui n'est pas tout-à-fait la même chose. Quant au cardinal, c'était, dit Landino dans son commentaire sur ce vers, un homme d'un grand mérite et d'un grand courage, mais qui avait les mœurs d'un tyran plutôt que d'un prêtre; il était Gibelin, et ne se faisait point scrupule d'aider ce parti aux dépens de l'autorité pontificale. Les Gibelins l'ayant payé d'ingratitude, il dit naïvement que cependant s'il avait une âme, il l'avait perdue pour eux. Ce propos marquait sur la nature de l'âme une opinion peu canonique, et qu'il n'est pas séant d'avouer en habit de cardinal.
Au centre de tous ces tombeaux 72, dont le dernier est celui d'un pape, Anastase II, des pierres brisées forment l'ouverture d'un profond abîme, d'où sort une vapeur empestée. Les deux poëtes arrivent au bord, et Virgile explique au Dante ce que contient cet abîme. Il est divisé dans sa profondeur en trois cercles, tels que ceux qu'ils ont déjà parcourus, mais où les crimes sont plus grands et les peines plus cruelles. Tout mal se fait ou par violence ou par fraude. La fraude étant le vice propre à la nature de l'homme 73, déplaît le plus à Dieu; les traîtres sont donc jetés dans le cercle inférieur pour y éprouver plus de tourments. Dans le premier des trois cercles c'est la violence qui est punie, et dans trois divisions différentes de ce cercle, selon les trois sortes de violence, selon que par ce vice on a offensé Dieu, soi-même ou le prochain. On offense le prochain par la ruine, l'incendie ou l'homicide; on s'offense soi-même en portant sur soi une main violente, en dissipant et perdant au jeu tout son bien; on offense Dieu en le blasphémant, en outrageant la nature, en méconnaissant sa bonté. Les homicides, les incendiaires et les brigands sont tourmentés dans la première des trois divisions; les suicides et les prodigues de leur propre bien, dans la seconde; les blasphémateurs, les hommes coupables du vice contre nature et les usuriers 74, dans la troisième.
Note 74: (retour) Le texte dit:On n'entend que trop bien ce que signifie le nom de cette ville de Palestine: quant à celui de Cahors, on l'explique en disant que cette ville de Guienne était alors un repaire d'usuriers, et que le poëte la nomme ici pour signifier l'usure. Du Cange, dans son glossaire de la basse latinité, lui donne en effet cette signification au mot Caorcini. Boccace dit, dans son commentaire sur ce vers, en parlant du penchant général des habitants de Cahors pour l'usure, et de l'ardeur avec laquelle ils l'exerçaient: Per ta qual cosa è tanto questo lor miserabile esercizio divulgato, e massimamente appo noi, che come l'huom dice d'alcuno, egli è Caorsino, così s'intende che egli sia usurajo.E però la minor giron suggella
Del segno suo e Sodomma e Caorsa.
La fraude s'exerce ou contre l'homme qui se fie à nous, ou contre celui qui n'a pas cette confiance. Les hypocrites, les faussaires, les simoniaques, etc. sont tous dans cette dernière classe de criminels, et sont punis dans différentes divisions du second cercle. Les traîtres ou ceux qui ont trahi la confiance et l'amitié occupent seuls le troisième cercle, qui est le neuvième et dernier de tout l'enfer. Tel est le formidable espace qui leur reste à franchir.
Dante, avant de s'y engager, fait quelques questions à son guide. Pourquoi, lui demande-t-il, les criminels qu'ils ont vus jusqu'à présent, les paresseux, les voluptueux et les autres, sont-ils moins cruellement punis que ces derniers coupables? Virgile répond en lui rappelant la distinction que la morale établit entre l'incontinence, la méchanceté et la férocité brutale, trois vices que le ciel réprouve, mais dont le premier l'offense moins que les deux autres. Cette distinction est dans la morale d'Aristote 75, ce qui prouve que l'étude de ce philosophe était familière à notre poëte 76. Pourquoi, demande-t-il encore, l'usure est-elle mise au rang des actes de violence qui outragent Dieu et la nature? Virgile prend sa réponse dans la philosophie générale, dans la physique d'Aristote et dans la Genèse. Mettant à part la singularité de cette dernière citation, dans la bouche de celui qui la fait, son explication, un peu obscure, est, dans sa première partie surtout, pleine de force et de dignité. «La philosophie, dit-il, apprend en plus d'un endroit à ceux qui s'y appliquent que la Nature tire sa source de la divine intelligence et de son art 77. Rappelle-toi bien ta physique 78; tu y trouveras que votre art, à vous autres mortels, suit autant qu'il le peut la Nature, comme le disciple suit son maître: votre art est donc, pour ainsi dire, le petit-fils de Dieu. Souviens-toi encore que, selon la Genèse, c'est de la Nature et de l'Art que l'homme, dès le commencement, dut tirer sa vie, et ensuite ses progrès 79.
Note 76: (retour) L'expression dont se sert Virgile fait voir combien le Dante avait particulièrement étudié ce traité de morale. Il ne nomme point, il ne désigne même pas Aristote; il dit simplement: Ne te rappelles-tu pas la manière dont ta morale traite des trois dispositions que le ciel réprouve?Non ti rimembra di quelle parole
Con le quai la tua etica pertratta
Le tre disposizion che'l ciel non vuole, etc.
Note 77: (retour)Filosofia, mi disse, a chi l'attende,
Nota, non pure in una sola parte,
Come natura lo suo corso prende
Dal divino intelletto, e da sua arte.Il distingue ici, à la manière de Platon et des théologiens, les idées divines qui sont éternelles, et l'opération ou la volonté qu'il nomme art, et dont il fait le prototype de l'art humain.
Note 78: (retour) Virgile dit encore ici la tua fisica, pour la physique d'Aristote, dans laquelle on trouve en effet au second livre, et par conséquent, comme dit le texte, non dopo molte carte, cette comparaison de l'art humain, qui suit la nature, avec le disciple qui suit son maître. Dante ne pouvait pas faire une profession plus ouverte d'aristotélisme, et il était en même temps Platonicien.
Note 79: (retour) Ce n'est qu'implicitement que la Genèse dit cela. Le Paradis terrestre fut donné à l'homme ut operaretur et custodiret illum. Gen. II. 15. Après l'en avoir chassé, Dieu lui dit: In sudore vultûs tui vesceris. Gen. III. 19. Cela suffit au poëte pour y voir que Dieu destina la nature et ses productions aux besoins de l'homme; mais que l'homme dut employer l'art ou le travail, pour en tirer sa subsistance, et les progrès de la société.Da queste (la nature et l'art), se tu ti rechi a mente
Lo Genesi, dal principio convene
Prender sua vita ed avanzar la gente.Cela eût été très bon dans la bouche de Dante lui-même: il ne s'est pas aperçu de l'inconvenance que cette citation de la Genèse avait dans celle de Virgile.
Or, l'usurier tient une route contraire; il méprise et la Nature et l'Art, puisqu'il met ailleurs toute son espérance.
Ces explications finies, les deux voyageurs s'avancent vers le premier de ces trois cercles redoutables. Le monstre qui garde l'entrée du premier cercle est le Minotaure 80, et une foule de Centaures armés de flèches errent au bas des rochers, dans l'intérieur du cercle, sur les bords d'un fleuve de sang. Les commentateurs disent, avec assez d'apparence, que Dante a voulu désigner par ces monstres moitié bêtes et moitié hommes, la férocité brutale des hommes livrés à la violence qui sont punis dans ce cercle de l'Enfer. Il descend, avec son guide, de pointe en pointe de rochers, et arrive enfin au bord de ce fleuve de sang bouillant, où des damnés plongés jusqu'aux yeux jettent des cris horribles. Ici, leur dit un des Centaures, sont punis les tyrans qui ont versé le sang et envahi la fortune des hommes 81, et il leur en nomme plusieurs, tant anciens que modernes, Alexandre, le cruel Denys de Sicile, Azzolino, Obizzo d'Est 82 et d'autres encore, parmi lesquels Dante se garde bien d'oublier Attila.
Note 80: (retour) C. XII. Le poëte appelle énergiquement ce monstre l'Infamia di Creti. On s'apercevra que dans ce chant, comme dans quelques autres, je passe sous silence beaucoup de détails, dont plusieurs cependant ont dans l'original un grand mérite poétique; mais j'ai dû me borner à ce qui est nécessaire pour saisir le fil de l'action et indiquer les principales beautés du poëme. En me prescrivant de faire une analyse très-rapide, j'ai encore à craindre de l'avoir faite beaucoup trop longue.
Note 82: (retour) Denys de Syracuse, Azzolino, nommé plus communément Eccelino, tyran de Padoue, Obizzo d'Est, marquis de Ferrare et de la Marche d'Ancône, tyran cruel et rapace, ne font ici aucune difficulté: il n'y en a que sur Alexandre. Vellutello le premier, ensuite Daniello, et plus récemment Venturi, ont prétendu dans leurs commentaires que ce tyran était Alexandre de Phère; Landino et les autres premiers commentateurs avaient établi que c'était Alexandre surnommé le Grand, et le père Lombardi a embrassé leur opinion. D'après Justin, qui raconte des traits nombreux de cruauté exercés par ce conquérant, sur ses parents et ses plus intimes amis, et d'après l'énergique expression de Lucain, qui l'appelle felix prœdo, Pharsale, X. 21, on peut, dit-il, le placer avec justice parmi les tyrans che dier nel sangue e nell' aver di piglio. Le nom d'Alexandre seul, et sans autre désignation, dit assez l'intention du poëte; et l'omission qu'il a faite de lui parmi les grandes âmes, Spiriti magni, qu'il place dans les Limbes, prouve qu'il le réservait pour ce lieu de supplices.
Le centaure transporte ensuite les deux poëtes sur sa croupe de l'autre côté du fleuve, où ils trouvent un bois épais qui n'est percé d'aucune route, planté d'arbres à feuilles noires, dont les branches tortueuses portent au lieu de fruits, des épines et des poisons 83. Les harpies, dont notre poëte trace le hideux portrait d'après celui qu'en a fait Virgile, habitent ce bois affreux; il entend de toutes parts des gémissements, et ne voit point ceux qui les poussent. Son maître lui dit d'arracher une branche de quelqu'un de ces arbres; au moment où il lui obéit, une voix sort du tronc de l'arbre, et s'écrie: Pourquoi m'arraches-tu? Un sang noir coule de la branche, et la voix continue: Pourquoi me déchires-tu? n'as-tu donc aucun sentiment de pitié? Nous fûmes autrefois des hommes, et nous sommes devenus des arbres; ta main devrait être moins cruelle, quand nos âmes eussent animé des serpents 84». Cette fiction est, comme on voit, imitée de Virgile, et le fut ensuite par le Tasse. Le poëte continue: «Comme un tison de bois vert brûlé par un de ses bouts gémit par l'autre, lorsque l'air s'en échappe avec bruit, ainsi des paroles et du sang sortaient à la fois de ce tronc d'arbre. Dante laisse tomber sa branche, et reste comme un homme frappé de crainte. «Je suis, reprend l'arbre, celui qui possédait le cœur et toute la confiance de Frédéric. La vile courtisane qui ne détourna jamais ses yeux lascifs de la cour de César, la peste commune et le vice de toutes les cours 85, enflamma contre moi des âmes envieuses qui enflammèrent celle de l'empereur. Mes honneurs furent changés en deuil. Je voulus échapper par la mort à l'infortune; ami de la justice, je fus injuste envers moi. Je le jure par les racines de ce tronc que j'habite; je ne manquai jamais à la foi que je devais à mon maître. Si quelqu'un de vous retourne sur la terre, je le conjure de prendre soin de ma mémoire encore abattue sous les coups que lui porta l'envie». On reconnaît ici Pierre des Vignes, chancelier de Frédéric II 86. Ce bois est donc le lieu où sont punies les âmes des suicides ou de ceux qui ont été violents envers eux-mêmes. Celle du malheureux chancelier explique aux deux poëtes d'une manière curieuse, mais qu'il serait trop long de rapporter, comment elles y sont précipités, et ce qu'elles feront de leurs corps après le dernier jugement. D'autres suicides moins célèbres, mais qui l'étaient peut-être alors, occupent avec moins d'intérêt le reste de cette scène.
Note 85: (retour) Pour caractériser plus fortement l'envie, poison des cours, Le Dante n'a pas craint d'employer les termes de meretrice et d'occhi putti dont aucun poëte n'oserait peut-être se servir aujourd'hui dans le style noble. Mais que gagne-t-on avec cette délicatesse? ces quatre vers en sont-ils moins beaux?Tout ce morceau, où le pathétique est joint à la force, est d'une grande beauté.La meretrice che mai dall' ospizio
Di Cesare non torse gli occhi putti,
Morte commune e delle corti vizio
Infiammò contra me gli animi tutti, etc.
Celle qui la suit est toute différente. En avançant vers le centre du cercle, on passe de ce bois dans une plaine déserte qui en forme la troisième division 87; elle est remplie d'un sable sec, épais et brûlant, et couverte d'ombres nues qui pleurent misérablement, et qui souffrent dans diverses postures. Les unes gisent à la renverse sur le sable, d'autres sont assises, et d'autres marchent sans repos. De larges flocons de feu pleuvent lentement sur toute cette plaine, comme la neige tombe sur les Alpes quand elle n'est pas poussée par le vent. «Telle que dans les plaines brûlantes de l'Inde Alexandre vit tomber sur ses troupes des flammes qui, même à terre, ne perdirent point leur solidité 88, telle descendait cette pluie d'un feu éternel. Le sable en la recevant s'enflammait, comme l'amorce sous les coups de la pierre, pour redoubler la rigueur des supplices».
Là sont tourmentés ceux qui ont été violents contre Dieu. Au milieu d'eux est Capanée, qui dans son attitude et dans ses discours conserve son caractère indomptable, et ne paraît s'apercevoir ni du sable brûlant ni de la pluie enflammée. Un ruisseau de sang sort de la forêt, et se perd dans la plaine de sable; les flammes qui y tombent s'amortissent. Virgile interrogé par le Dante donne à ce ruisseau une explication mystérieuse. Au milieu de l'île de Crète, dans les flancs du mont Ida, est l'immense statue d'un vieillard. Sa tête est d'or pur, sa poitrine et ses bras d'argent; le reste du tronc est d'airain, et les extrémités sont de fer, à l'exception du pied sur lequel il s'appuie, et qui est d'argile. Ce vieillard est le Temps. Toutes les parties de son corps, excepté la tête, ont des ouvertures, d'où coulent des larmes qui filtrent jusqu'au centre de la terre, forment les fleuves des Enfers, l'Achéron, le Styx, le Phlégéton et, jusqu'au plus profond du gouffre, se réunissent dans le Cocyte, le plus terrible de tous. Cette grande image, poétiquement rendue, couvre des allégories que tous les commentateurs depuis Boccace ont très-amplement expliquées, mais où il vaut peut-être mieux ne voir que ce qui y est, c'est-à-dire, une idée un peu gigantesque, mais poétique du Temps, des quatre âges du monde et des maux qui ont fait pleurer la race humaine dans chacun de ces âges, excepté dans le premier, à qui la poésie de tous les autres siècles et les regrets de tous les hommes ont donné le nom d'âge d'or. Cette idée des fleuves de l'Enfer nés des larmes de tous les hommes porte à l'âme une émotion mélancolique où se combinent les deux grands ressorts de la tragédie, la terreur et la pitié.
Ce ruisseau 89 coule entre deux bords élevés comme les digues qui mettent la Flandre à l'abri de la mer, ou comme celles qui garantissent Padoue des inondations de la Brenta. Dante marchait sur l'un de ces bords; il voit sur le sable enflammé un grand nombre d'âmes qui le regardent d'en bas avec des yeux faibles et tremblants. L'une d'elles l'arrête par sa robe, et s'écrie en le reconnaissant. Il la reconnaît aussi malgré sa face noire et brûlée. Il se baisse, et mettant la main sur son visage: Est-ce vous, lui dit-il, Brunetto Latini? C'était lui en effet que, malgré tout son savoir, un vice honteux et qui outrage la Nature avait précipité dans ce lieu de douleurs.
Dante, qui ne peut ni s'arrêter ni descendre auprès de Brunetto, marche courbé vers lui pour l'entendre, dans l'attitude du respect. «Si tu suis ta destinée, lui dit son ancien maître 90, tu ne peux qu'arriver glorieusement au port. Je m'en suis convaincu quand je jouissais de la vie; et si je n'étais mort avant le temps, voyant que le ciel t'avait si heureusement doué, je t'aurais encouragé à suivre ta carrière. Un peuple ingrat et méchant paiera tes bienfaits de sa haine, et cela est juste, car des fruits doux ne peuvent prospérer parmi des arbustes sauvages. Peuple avare, envieux et superbe! Ô mon fils, ne te laisse jamais souiller par ses mœurs. La Fortune te réserve l'honneur d'être appelé par les deux partis; mais tu t'éloigneras de tous deux». Dante lui répond toujours avec la même tendresse. «Si mes vœux étaient accomplis, vous ne seriez point encore banni du sein de la Nature humaine; je conserve empreinte dans mon cœur, et je contemple en ce moment avec tristesse votre bonne et chère image, et cet air paternel que vous aviez dans le monde quand vous m'enseigniez chaque jour comment l'homme peut se rendre immortel. Tandis que je vivrai, je veux que ma langue exprime la reconnaissance que je vous dois». Il n'y a rien dans aucun poëme de plus profondément senti, ni de mieux exprimé. Si l'on reconnaît, dans ce qui précède cette belle réponse, le ressentiment que le Dante conservait contre son ingrate patrie, on reconnaît aussi dans cette réponse même que son âme s'ouvrait facilement aux affections douces, et que son style se pliait naturellement à les rendre. Ce poëte terrible est, toutes les fois que son sujet le comporte ou l'exige, le poëte le plus sensible et le plus touchant 91.
Reprenant ensuite son caractère ferme et élevé, il ajoute qu'il est préparé à tous les coups du sort; que ces prédictions ne sont point nouvelles pour lui, et que pourvu que sa conscience ne lui fasse aucun reproche, la Fortune peut faire, comme elle voudra, tourner sa roue. Puis il demande à Brunetto les principaux noms de ceux qui, pour le même péché, souffrent avec lui les mêmes peines. Ils sont trop nombreux, lui répond son maître, et il faudrait pour cela trop de temps. Apprends, en peu de mots, que ce sont tous des gens d'église, de grands littérateurs, des hommes célèbres. Il nomme Priscien, François Accurce, et indique un certain évêque de Florence 92 qui s'était souillé de ce crime, et que le serviteur des serviteurs de Dieu, c'est l'expression dont se sert ici le poëte, se borna à le transférer au siége épiscopal de Vicence où il mourut 93. Enfin, après lui avoir recommandé son Trésor, ouvrage qu'il regardait comme son plus beau titre de gloire, il le quitte et s'éloigne rapidement.
Dante est encore arrêté par les ombres de trois guerriers florentins 94 punis pour le même vice, sans doute très-connus alors, mais qui ne sont aujourd'hui d'aucun intérêt, et avec lesquels il s'entretient quelque temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout-à-fait sorties, comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui répondre, lève la tête, et s'adressant à sa patrie elle-même, il lui crie: «Ô Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont produit en toi tant d'orgueil et des passions si démesurées que tu commences à t'en plaindre». On voit qu'il ne perd aucune occasion d'exhaler ses ressentiments, ou plutôt qu'il en fait naître à chaque instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il eût existé pour lui un art et des règles, on pourrait l'accuser d'y avoir manqué en plaçant ainsi à la fin la plus faible partie d'un de ses tableaux; mais il marchait sans guide et sans théorie dans un monde inconnu et dans un art nouveau. Son plan général est tout ce qui l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la règle des convenances et des proportions. Il songe enfin à sortir de ce septième cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire.
Note 94: (retour) C. XVI. L'un des trois est Guidoguerra, l'autre Tegghiajo Aldobrandi, et le troisième, qui est celui qui parle dans cet épisode, Jacopo Rusticucci, trois braves guerriers, connus dans ce temps-là de tout Florence, dont on retrouve même les noms dans l'histoire; mais dont le vice honteux suffirait pour obscurcir leur gloire, s'ils en avaient acquis une durable. Dante dit du premier queIn sua vita
Fece col senno assai e con la spada;vers dont le Tasse s'est souvenu quand il a dit de Godefroy, au commencement de son poëme:
Molto egli oprò col senno e con la mano.
Le ruisseau, ou plutôt le fleuve du Phlégéton; qu'il côtoie toujours, tombe dans le huitième cercle par une cascade si bruyante que l'oreille en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la suivre 95. Le poëte était ceint d'une corde, soit que ce fût la mode de son temps, où l'on était vêtu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici quelque sens allégorique sur lequel les interprètes ne sont pas d'accord. Virgile la lui demande; il la détache, et la lui donne roulée en peloton. Virgile la jette par un bout dans le précipice, et ils attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin paraître quelque chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les destinées de son poëme 96 qu'il a réellement vu cette figure sortir du noir abîme. Elle nageait dans les ténèbres, et montait à l'aide de la corde, comme un marin qui a plongé dans la mer pour dégager une ancre embarrassée dans les rochers, et qui remonte en étendant les bras et s'accrochant avec les pieds. «Voici, s'écrie Virgile 97, voici le monstre à la queue acérée qui passe les monts, brise les murs et les armes; voici celle qui empoisonne tout l'Univers». C'est la Fraude personnifiée qui est annoncée ainsi, et qui sort du huitième cercle, où tous les genres de fraude sont punis. Le monstre lève hors du précipice sa tête et son buste, mais il y laisse pendre sa queue. Sa figure est celle d'un homme juste et bon; son corps est celui d'un serpent; ses deux bras, terminés en griffes, sont velus jusqu'aux aisselles. Son dos, sa poitrine et ses flancs sont couverts de nœuds et de taches rondes, d'autant de diverses couleurs que les tapis des Turcs et des Tartares, et tissus avec tout l'art d'Arachné. «Comme les barques sont quelquefois tirées en partie sur le rivage et encore en partie dans l'eau, ou comme sur les bords du Danube, les castors se tiennent prêts à faire la guerre aux poissons, ainsi cette bête exécrable se tenait sur les rochers qui terminent la plaine de sable; sa queue entière s'agitait dans le vide, et recourbait en haut la fourche venimeuse qui en arme la pointe comme celle du scorpion».
Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour descendre, Dante visite les dernières extrémités du cercle. Les avares y sont tourmentés, ils s'agitent sur le sable brûlant comme s'ils étaient mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue au cou. Dante ne reconnaît la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait de satyre ingénieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs, lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de dénonciateur à l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux vices à la fois. Cependant Virgile était déjà monté sur la croupe du monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se place devant son maître, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence par reculer lentement comme une barque qui se détache du rivage, puis se sentant comme à flot dans l'air épais, il se retourne et descend dans le vide en nageant au milieu des ténèbres. Le poëte compare la crainte dont il est saisi en se sentant descendre environné d'air de toutes parts, et ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, à celle qu'éprouva Phaëton quand il abandonna les rênes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et descend. Dante ne s'aperçoit d'abord de l'espace qu'il traverse que par le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est frappé du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre; bientôt il entend des plaintes et il aperçoit des feux qui lui annoncent qu'il approche d'un nouveau séjour de tourments. Enfin Geryon arrive au bas des rochers, les y dépose, et disparaît comme un trait. Cette descente extraordinaire est peinte avec une effrayante vérité. On partage les terreurs du poëte ainsi suspendu sur l'abîme, et l'on se sent, pour ainsi dire, la tête tourner en le regardant descendre.
Le huitième cercle où il arrive 98 est d'une construction particulière. C'est celui où les fourbes sont punis. Dante distingue dix espèces de fraudes, et trouve le moyen de leur attribuer à toutes une nuance différente de peines. Au centre du cercle est un puits large et profond, et entre ce puits et le pied des rochers, le cercle se divise en dix espaces ou fosses concentriques qui sont creusées de manière que, dans chacune de ces fosses, est enfoncée une des dix classes de fourbes. Enfin depuis l'extérieur du grand cercle jusqu'au puits qui est au milieu, des rochers jetés d'une fosse à l'autre, servent de communications et comme de ponts pour y passer. C'est à toute cette enceinte; aussi bizarre que terrible, que le poëte a donné le nom de Malebolge ou de fosses maudites. Dans la première de ces bolges ou fosses, sont plongés les fourbes qui ont trompé les femmes ou pour leur propre compte ou pour celui d'autrui. Partagés en deux files, ils courent en sens contraire. Des démons, armés de grands fouets, les battent cruellement et les forcent de courir sans cesse. Dante reconnaît dans l'une de ces deux files Caccia Nemico, Bolonais, qui avait vendu sa propre sœur au marquis de Ferrare 99; il apprend de lui qu'il n'est pas à beaucoup près le seul de son pays qui soit là pour le même crime. Un diable interrompt Caccia Nemico, et le fait courir à grands coups de fouet. Le poëte va chercher plus loin un exemple de ceux qui ont trompé des femmes pour eux-mêmes. C'est Jason, que son maître lui fait reconnaître dans la seconde file, et qui, comme on voit, courait et était fouetté depuis long-temps pour avoir trompé Hypsipyle et Médée. La seconde fosse contient les flatteurs, ceux qui se sont rendus coupables de la plus basse peut-être, mais aussi de la plus utile de toutes les fraudes, l'adulation. Leur supplice est plus sale et plus dégoûtant qu'il n'est permis de le dire; ils sont plongés tout entiers dans ce qu'il y a de plus infect et de plus immonde; et si l'on ne peut en vouloir au poëte pour les avoir placés dans un élément si digne d'eux, on peut au moins lui reprocher une franchise d'expression que ne peut accuser le manque de goût ni la grossièreté d'aucun siècle.
Les simoniaques remplissent la troisième fosse 100. Le poëte, avant de la décrire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint Pierre le pouvoir de conférer la grâce divine, et qui donna son nom à un vice que l'on peut nommer ecclésiastique 101; il s'adresse en même temps à ses misérables sectateurs, dont la rapacité prostitue à prix d'or les choses de Dieu qui ne devraient être données qu'aux plus dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la trompette 102. Cela ressemble à une déclaration de guerre; et nous l'allons voir joindre en effet corps à corps ceux qu'il regardait sans doute comme les généraux ennemis, puisque, Gibelin déclaré, il était exilé, ruiné, persécuté par le parti des Guelfes, dont les papes étaient les chefs. Il marche à eux avec tant de fracas; il est si ingénieux et si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'idée de ce chant est une des premières qui s'était présentée à lui dans la conception de son poëme, qui l'avait le plus engagé à l'entreprendre, et qui était entrée le plus nécessairement dans son plan.
Le fond de cette fosse est divisé en trous enflammés, où les Simoniaques sont plongés la tête la première; leurs jambes et leurs pieds tout en feu paraissent seul au dehors, et font des mouvements qui leur sont arrachés par la souffrance. Dante en remarque un dont les pieds s'agitent avec plus de rapidité, il désire l'interroger. Virgile le fait descendre presque au fond de la fosse en le soutenant le long du bord. Là, il parle au malheureux damné en se courbant vers lui, comme le confesseur se courbe vers le perfide assassin lorsqu'il subit son supplice. Le damné, au lieu de répondre, lui dit: Est-ce toi Boniface? es-tu déjà las de t'enrichir, de tromper et d'avilir l'église? Le poëte surpris n'entend rien à ce langage. Quand le malheureux voit qu'il s'est trompé, ses pieds s'agitent avec plus de force; il soupire et d'une voix plaintive, il avoue qu'il est le pape Nicolas III, de la maison des Ursins, qui ne songea qu'a amasser des trésors pour lui et pour son avide famille. Au-dessous de sa tête sont enfoncés ceux de ses prédécesseurs qui ont été coupables du même crime. Il y tombera lui-même quand ce Boniface VIII qu'il attend sera venu; mais Boniface n'agitera pas long-temps ses pieds hors de ce trou brûlant; après lui viendra de l'occident un pasteur sans foi et sans loi, qui les enfoncera et les couvrira tous deux, Boniface et lui. Il désigne ainsi Clément V, que fit nommer le roi de France Philippe-le-Bel 103. Ce trait satirique est aussi piquant et aussi nouveau que hardi. On doit se rappeler que Dante en commençant son poëme feint que c'est l'année même de la révolution du siècle, ou en 1300, qu'il eut la vision qui en est le sujet. Nicolas III était mort vingt ans auparavant 104, et Boniface VIII, mort en 1303, n'attendit en effet que onze ans, dans ce trou brûlant, Clément V. Pouvait-on représenter plus vivement la simonie successive de ces trois papes? Mais furent-ils en effet tous trois simoniaques? Voyez l'histoire.
Le poëte une fois en verve sur ce sujet fécond, n'en reste pas là. Il interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. «Certes, il ne lui demanda rien; il ne lui dit que ces mots: Suis-moi. Ni Pierre, ni les autres, ne demandèrent à Mathias de l'or ou de l'argent, quand il fut élu à la place du traître Judas. Tu es donc justement puni. Garde bien maintenant ces trésors qui te rendaient si fier. Et si je n'étais retenu par un vieux respect pour la thiare 105, je vous ferais encore des reproches plus graves. Votre avarice corrompt le monde entier, foule les bons, élève les méchants. C'est vous, pasteurs iniques, que l'évangéliste avait en vue, quand il voyait celle qui était assise sur les eaux se prostituer aux rois. Vous vous êtes fait des dieux d'or et d'argent; et quelle différence y a-t-il entre vous et l'idolâtre, si non qu'il en adore un, et vous cent 106?
Note 106: (retour) Le père Lombardi me paraît expliquer cela mieux que les autres interprètes. Selon lui, un et cent sont ici des nombres déterminés pour des nombres indéterminés, et marquant seulement la proportion qu'il y a entre cent et un. C'est comme si le Dante disait: quelque nombre d'idoles ou de dieux qu'adorassent les idolâtres, vous en adorez cent fois plus. Il est difficile autrement d'entendre comment les idolâtres, c'est-à-dire, les polythéistes n'adoraient qu'un seul dieu.
Ah! Constantin! que de maux a produits, non ta conversion, mais la dot dont tu fus le premier à enrichir le chef de l'Église 107». A ce discours, Nicolas III, soit colère, soit remords, agitait ses pieds avec plus de violence. Dante le quitte enfin; Virgile le prend dans ses bras et le fait remonter sur le bord d'où ils étaient descendus.
Si cette virulente sortie scandalise des âmes timorées, dont tout le monde connaît le zèle aussi désintéressé et surtout aussi charitable que sincère, il faut leur rappeler qu'il y a eu des papes plus traitables à cet égard, et de meilleure composition que les papistes, puisqu'ils ont accepté la dédicace de plusieurs éditions de la Divine Comédie, sans exiger qu'on en retranchât un seul vers.
La quatrième fosse 108, ou vallée à laquelle passent les deux poëtes, renferme les prétendus devins. Leur supplice est assorti à leur crime. Ils ont voulu, par des moyens coupables, pénétrer dans l'avenir: ils ont maintenant la tête et le cou renversés, et leur visage tourné à contre-sens, ne voit que derrière leurs épaules, qui sont inondées de leurs larmes 109. Ce sont d'abord les devins de l'antiquité, Amphiaraüs, Tiresias, Arons 110, et enfin la devineresse Manto. Dante s'arrête à parler d'elle, ou plutôt à écouter ce que lui en dit Virgile, qui ne paraissant que raconter son histoire, et les voyages qu'elle avait faits avant de se fixer, pour exercer son art, aux lieux où fut ensuite bâtie Mantoue, fait en effet l'histoire de la fondation de cette ville, qu'il reconnaît pour sa patrie 111. Parmi les autres devins antiques, Virgile lui montre encore Eurypyle qui partageait avec Calchas les fonctions d'augure, dans le camp des Grecs, au siége de Troie 112. Quelques devins modernes viennent ensuite, tels que Michel Scot, l'un des astrologues de Frédéric II, Guido Bonatti de Forli, Asdent de Parme, charlatans obscurs qui avaient sans doute alors de la réputation, et quelques vieilles sorcières qu'heureusement le poëte ne nomme pas.
Note 112: (retour) Cet Eurypile est cité dans le discours du traître Simon, quelques vers après qu'il a parlé de Calchas, Énéide, l. II, v. 114. Le texte italien donne ici lieu à une observation. Dante fait dire à Virgile:E così'l canta.
L'alta mia tragedia in alcun loco.Par cette haute tragédie, il entend son Énéide, conformément à l'idée que Dante s'était faite des trois styles, tragique, comique et élégiaque. C'est cette idée qui l'avait déterminé à donner à son poëme le titre de Comédie. Cela confirme ce que j'en ai dit, t. I, p. 484.
Un autre pont le conduit à la cinquième vallée 113, où sont jetés dans de la poix brûlante ceux qui ont fait un mauvais trafic et prévariqué dans leurs emplois. Ici se trouve cette comparaison justement vantée où il emploie poétiquement et en très-beaux vers, dans la description de l'arsenal de Venise, un grand nombre d'expressions techniques. «Telle que dans l'arsenal des Vénitiens, on voit pendant l'hiver bouillir la poix tenace destinée à radouber leurs vaisseaux endommagés 114, et hors d'état de tenir la mer; l'un remet à neuf son navire, l'autre calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages: l'un retravaille la proue, l'autre la poupe: celui-ci fait des rames, celui-là tourne des cordages, un autre raccommode ou la misaine ou l'artimon; telle bouillait dans ces profondeurs, non par l'ardeur du feu, mais par un effet du pouvoir divin, une poix épaisse et gluante, qui de toutes parts en enduisait les bords». Un diable noir, accourt les ailes ouvertes, saute légèrement de rochers en rochers, et vient jeter dans cette fosse un des Anciens de la république de Lucques, ville où, s'il faut en croire le Dante, il était si commun de trafiquer des emplois publics, que personne n'y était exempt de ce vice 115. Le damné va au fond, et revient à la surface; mais tous les diables se moquent de lui; il n'y a point là, lui disent-ils, de sainte Face 116, comme à Lucques, pour le défendre; et quand il veut s'élever au-dessus de la poix bouillante, ils l'y replongent avec de longs crocs dont ils sont armés. Lorsque les voyageurs vont pour passer dans la vallée suivante, une foule de ces diables armés de crocs se poste au bas du pont pour les arrêter. Ici commence un long épisode où les diables trompent d'abord les deux poëtes, leur font prendre un détour, sous prétexte que le pont est rompu, et s'offrent à les conduire vers une autre arcade. Le chef de cette troupe leur donne pour escorte dix des diables qui la composent, et les désigne tous par leurs noms. Ces noms sont de la façon du poëte. Ce sont Alichino, Calcabrina, Cagnazzo, Barbariccia, Libicocco, ainsi des autres. Beau sujet à commentaires que de chercher à savoir où il les avait pris, et le sens qu'il y attachait. Les interprètes n'y ont pas manqué, et le résultat est qu'aucun d'eux n'a pu y rien entendre 117.
Note 115: (retour) Il dit cela dans un vers satyrique d'excellent goût.Ogni uom v'è baratlier, fuor che Bonturo.Ce Bonturo Bonturi, de la famille des Dati, était, selon tous les commentateurs, le plus effronté de tous les barattieri, ou trafiquants d'emplois, de la ville de Lucques. Cette ironie spirituelle et piquante ne serait pas déplacée dans une satyre d'Horace. En italien, la baratteria est pour les emplois publics ce qu'est la simonia pour ceux de l'église.
La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des idées militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa poésie devient pompeuse et bruyante comme elles. «J'ai vu, dit-il 118, des cavaliers marcher en bataille, ou commencer l'attaque, ou passer en revue, et quelquefois battre en retraite; j'ai vu, ô gens d'Arezzo, des troupes légères insulter votre territoire et y faire des expéditions rapides: j'ai vu des tournois et des joutes guerrières, tantôt au son des trompettes, ou au son des cloches portées sur des chars, tantôt au bruit des tambours, ou signal donné par les châteaux avec des instruments, soit de notre pays, soit des nations étrangères; mais je n'ai jamais vu marcher au son d'instruments si bizarres ni cavaliers ni piétons; on n'entendit jamais un pareil bruit sur un vaisseau quand on signale la terre ou les étoiles». C'est dans cet appareil qu'ils côtoyent l'étang de poix bouillante ou les prévaricateurs sont plongés. Il se passe entre les damnés et les diables des scènes horribles et ridicules. Ces diables, quand ils sont en gaîté ne sont pas de trop bons plaisants. C'est, à ce qu'il paraît, quelqu'une de ces farces grossières qu'on représentait alors devant le peuple, et où l'on mettait aux prises de pauvres âmes avec des diables armés de tisons et de fourches (spectacles un peu différents de ceux qui amusaient les loisirs, élevaient et anoblissaient les sentiments et les pensées des anciens peuples), c'est quelqu'une de ces représentations fanatiques et burlesques, qui aura donné au Dante l'idée de cette espèce de comédie dans l'Enfer. L'action en est vive, pétulante, mais elle ne produit rien que de triste et de rebutant pour le goût. Plus on reconnaît le poëte dans quelques comparaisons et dans quelques détails, plus on regrette de voir la poésie employée à un tel usage. Un Navarrois 119, favori du bon roi Thibault, comte de Champagne, et un moine de Gallura en Sardaigne 120, tourmentés pour le trafic honteux qu'ils firent sur la terre, ne sont pas des morts assez connus pour donner le moindre intérêt à ces détails.
Les deux poëtes ont enfin l'adresse d'échapper à ces diables tapageurs, à cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixième vallée 121. Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte et le sauve. Cette action réveille la sensibilité exquise et profonde de notre poëte: quelque naturelle qu'elle fût en lui, on ne comprend pas comment il pouvait la retrouver au fond de ces abîmes, et parmi d'aussi tristes fictions, «Mon guide m'enleva, dit-il, comme une mère réveillée par le bruit et qui voit près d'elle les flammes de l'incendie, prend son fils, fuit sans s'arrêter, plus occupée de lui que d'elle-même, et sans prendre même le temps de se vêtir 122. Il se laisse aller à la renverse en me tenant ainsi sur la pente de ces rochers. L'eau qui se précipite par un canal pour tourner la roue d'un moulin, ne coule pas aussi rapidement que mon maître descendit alors, en me portant sur sa poitrine, plutôt comme son fils que comme un compagnon de voyage 123».
Note 122: (retour)Che prende'l figlio, e fugge, e non s'arresta,
Avendo più di lui che di se cura,
Tanto che solo una camicia vesta.Mot à mot: «Tant qu'elle sort vêtue de sa seule chemise». Mais, encore une fois, il nous est défendu d'être aussi simples que les italiens, à qui nous reprochons tant de ne l'être pas.
Dans cette sixième fosse, où les voilà parvenus, ils trouvent les hypocrites marchant à pas lents, peints de diverses couleurs, vêtus de grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or éblouissant, mais en dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont courbés sous leur poids. Cet emblême est clair et significatif, mais le poëte en tire peu de parti. Entouré pendant sa vie de tant d'hypocrites sur la terre, il n'en reconnaît que deux dans les Enfers, et ce sont deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont liés à aucun souvenir historique 124. Les autres restent enfoncés dans leurs capuces. Chacun peut se figurer qui il lui plaît sous ces pesantes enveloppes. Depuis le siècle du Dante jusqu'au nôtre, on n'a manqué dans aucun temps de gens dont le métier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs.
Note 124: (retour) Il faut cependant être juste: Dante pouvait croire que ces noms, qui avaient brillé un instant à Florence, brilleraient aussi dans l'histoire. Ces deux hypocrites se nommaient, l'un Catalano, et l'autre Loderingo. Il étaient chevaliers de l'ordre religieux et militaire des Frati Godenti, ou Gaudenti, dont nous avons parlé dans le chap. VII, au sujet du poëte Guittone d'Arezzo. Florence crut, en 1266, apaiser les deux partis qui la divisaient, en mettant ces deux chevaliers, l'un Gibelin, l'autre Guelfe, à la tête du gouvernement. Il se trouva que c'étaient deux hypocrites; vendus tous deux aux Guelfes, ils opprimèrent les Gibelins, firent brûler leurs maisons, et les firent chasser de la ville. Indè irœ.
Avant de sortir de cette fosse, une réponse de l'un des deux Bolonais fait éprouver à Virgile un instant de trouble et même de colère; mais ce nuage se dissipe bientôt. L'idée de ce double mouvement suffit pour inspirer au Dante cette belle comparaison tirée des objets les plus simples, mais exprimée avec toutes les richesses de la poésie homérique. «Dans cette partie de la renaissante année 125, où le soleil trempe ses cheveux dorés dans l'onde du verseau, et où déjà les nuits perdent de leur longue durée, quand le givre du matin ressemble sur la terre à la neige, sa blanche sœur, mais qu'il doit se dissiper en peu de temps, le villageois qui manque de provisions pour ses troupeaux, se lève, regarde, et voyant la campagne toute blanchie, se livre au plus profond chagrin. Il retourne à sa maison, et se plaint, errant ça et là, comme un malheureux qui ne sait quel parti prendre. Il revient ensuite, et reprend l'espérance, en voyant la face de la terre changée en peu de moments; il prend sa houlette et conduit ses brebis au pâturage. C'est ainsi que mon maître me fit pâlir de crainte, quand je vis son front se troubler, et c'est ainsi qu'il guérit bientôt lui-même le mal qu'il m'avait fait.»
Du fond de la sixième vallée où marchent les deux poëtes, il leur faut beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit à la septième. Cette marche pénible est décrite avec toutes les couleurs de la poésie; mais il est impossible d'entrer dans tous ces détails; de plus grandes beautés nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce trait que Virgile adresse à son élève, dans un moment où il le voit manquer de force et de courage. «Ce n'est, lui dit-il, ni en s'asseyant sur la plume ni sous des courtines qu'on acquiert de la renommée, et celui qui sans renommée consume sa vie, ne laisse après lui de traces sur la terre que comme la fumée dans l'air ou l'écume sur l'onde 126.»
Les voleurs qui ont joint la fraude au brigandage sont punis dans cette fosse. Le fond en est comblé d'un épais amas de serpents, tels que la sabloneuse Lybie, l'Éthiopie ni l'Égypte n'en produisirent jamais de plus affreux. Parmi ces serpents les ombres coupables courent nues et épouvantées; elles courent les mains liées derrière le dos avec des couleuvres, dont la tête et la queue leur percent les reins, et se renouent ensemble devant eux. Un serpent s'élance sur une de ces ombres, la pique, la fait tomber en cendres; mais cette cendre se rassemble d'elle-même, et l'ombre se relève telle qu'elle était auparavant. «C'est ainsi, dit le poëte, en se servant d'expressions et d'images imitées d'Ovide, et qu'il est bien extraordinaire que ces damnés lui rappellent, c'est ainsi que de l'aveu des anciens sages, le Phénix meurt et renaît quand la fin de son cinquième siècle approche 127. Il ne se nourrit ni d'herbes ni de grains pendant sa vie, mais seulement de parfums, et des larmes de l'encens; et les parfums et la myrrhe sont le dernier lit où il repose». Cela est peut-être beaucoup trop poétique et trop beau pour un Vanni Fucci, voleur de vases sacrés à Pistoie 128, qui n'est là que pour dire quelque mots obscurs, et qui ont besoin de commentaire, sur les Blancs et les Noirs, ces deux factions nées dans sa patrie, et qui avaient fait ensuite tant de mal aux Florentins. Il prend la fuite après avoir maudit Dieu, Pistoie et Florence. Il est poursuivi par un Centaure 129 couvert de serpents depuis la croupe jusqu'à la face. Un dragon enflammé se tient, les ailes étendues, debout sur ses épaules. Ce Centaure est Cacus, ce brigand du mont Aventin, tué par Hercule, quoique Cacus ne fût point un Centaure.
Note 128: (retour) Ce misérable avait volé le trésor de la sacristie du dôme de Pistoie: un de ses amis, nommé Vanni della Nona, aussi honnête homme que lui sans doute, les avait recélés. On soupçonna de ce vol un autre homme que l'on mit en prison. Fucci le tira d'affaire en lui conseillant de faire faire, par le podestat, une recherche dans la maison de Vanni della Nona. Les effets furent trouvés, et le malheureux Vanni pendu. Dante met quelquefois de bien vils coquins dans son Enfer.
Trois ombres s'élèvent à la fois du fond de la fosse. Deux serpents énormes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement à chacune d'elles, se collent tout entiers à leurs corps, enlacent leurs pattes à leurs bras, à leurs flancs, à leurs jambes. Par une métamorphose étrange et par trois procédés différents, décrits tous les trois avec une variété prodigieuse, les membres et le corps des serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie imitative, perdrait trop à être abrégé ou même traduit. Il est plein de verve, d'inspiration, de nouveauté. C'est peut-être un de ceux où l'on peut le plus admirer le talent poétique du Dante, cet art de peindre par les mots, de représenter des objets fantastiques, des êtres ou des faits hors de la nature et de toute possibilité, avec tant de vérité, de naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus.
Dans cette étrange métamorphose, les serpents qui se transforment en hommes et les hommes métamorphosés en serpents sont des damnés les uns comme les autres. Tous ont été des citoyens distingués de Florence, qui sont punis dans cette fosse réservée aux voleurs, non pour des vols particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus éclairés, pour avoir, dans les premiers emplois, détourné à leur profit les impôts, ou fait de toute autre manière leur fortune aux dépens de la république 130. Ayant ainsi consacré et comme immortalisé leur opprobre, le poëte triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur cette odieuse Florence qui l'a proscrit. «Jouis, ô Florence, s'écrie-t-il 131! tu t'es élevée si haut que ta renommée vole sur la terre et sur la mer, et que ton nom se répand dans l'Enfer même. J'ai trouvé parmi les voleurs cinq de tes citoyens d'un tel rang que j'en rougis, et qu'il t'en revient peu de gloire.» Il présage ensuite à son ennemie des malheurs que ses plus proches voisins désirent, et qu'il ne saurait voir arriver trop tôt. Puis reprenant sa route avec son guide, ils entrent dans la huitième vallée.
Note 130: (retour) Les cinq prévaricateurs qu'il nomme avec un art particulier, et à mesure qu'il les peint comme agents ou patients de ce singulier supplice, sont Cianfa Donati, Agnel Brunelleschi, Buoso Donati, Puccio Sciancato et Francesco Guercio Cavalcante. Le quatrième nom seul est obscur; les Donati, les Brunelleschi, et les Cavalcanti étaient des premières familles de Florence.
Elle est remplie de flammes étincelantes, divisées en groupes enflammés et mobiles, dont chacun contient une âme criminelle qu'on ne voit pas. Un spectacle si nouveau que le poëte se crée à lui-même, lui inspire deux comparaisons très-différentes entre elles; l'une tirée des objets champêtres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous les grands poëtes, l'autre des traditions de l'Écriture et de l'Histoire des Prophètes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la vallée, peut-être à l'endroit même où sont ses vignes et ses champs; et les damnés sont enveloppés et cachés dans ces flammes, de même qu'Elysée vit disparaître le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux, il n'aperçut plus que la flamme qui s'élevait contre un léger nuage.
Une de ces flammes est double, et Virgile lui apprend qu'elle renferme Ulysse et Diomède; ils y expient l'invention frauduleuse du cheval de Troie, l'enlèvement du Palladium et la mort de Déidamie. Le premier, interrogé par Virgile, raconte ses voyages et sa mort tout autrement qu'on ne les lit dans l'Odyssée. Il erra long-temps avec ces compagnons dans la Méditerranée. Passant ensuite le détroit de Gibraltar, ils s'avancèrent dans l'Océan; le cinquième mois, ils aperçurent de loin une haute montagne. Ils essayaient d'en approcher lorsqu'un tourbillon s'éleva de cette terre nouvelle, et les enfonça, eux et leur vaisseau, jusqu'au fond des mers. Les commentateurs 132 veulent que Dante, en suivant une tradition différente de celle d'Homère, et dont on trouve quelques traces dans Pline et dans Solin 133, désigne ainsi la montagne du haut de laquelle on feint qu'était le Paradis terrestre, où il doit monter dans la seconde partie de son poëme; mais rien dans le texte n'indique cette intention. Il faut peut-être aller plus loin que les commentateurs. En effet, ne serait-il pas possible que le Dante eût eu quelque connaissance ou quelque idée de la grande catastrophe de l'île Atlantide, qui paraît avoir été placée dans l'Océan qui porte encore son nom; que cette montagne, d'où s'élève un tourbillon destructeur, fût le volcan de Ténériffe, qui, depuis long-temps éteint, domine sur les Canaries, anciens débris de la grande île, et qu'enfin le poëte eût voulu consigner cette tradition dans son ouvrage? Je livre aux studieux amateurs du Dante cette conjecture, que ce n'est pas ici le lieu d'approfondir, mais qui s'accorderait peut-être avec ce que les anciens ont dit des îles Fortunées, où ils plaçaient le séjour des bienheureux, et avec ce qu'en ont écrit quelques modernes. Ne pourrait-on pas croire aussi, et peut-être avec plus de vraisemblance, que, quoique l'Amérique ne fût pas encore découverte, il courait déjà des bruits de l'existence d'un autre monde, au-delà des mers; et que le Dante, attentif à recueillir dans son poëme toutes les connaissances acquises de son temps, ne négligea pas même ce bruit, si important par son objet, tout confus qu'il était encore 134?
Note 134: (retour) Le discours d'Ulysse à ses compagnons paraît plus favorable à cette dernière vue «Ne refusez pas, leur dit-il, à ce peu de vie qui vous reste, la connaissance d'un monde sans habitants, que vous pouvez acquérir en suivant le cours du soleil.A questa tanto picciola vigilia
De' vostri sensi, ch'è del rimanente,
Non vogliate negar l'esperienza,
Diretro al sol, del mondo senza gente.
Une autre flamme s'avance 135; ses pointes recourbées s'agitent en forme de langue, comme celles de la première, et font entendre des gémissements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau brûlant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son inventeur 136.
Note 136: (retour)Come'l bue Civilian che mugghiò prima
Col pianta di colui (e ciò fu dritto)
Che l'avea temperato con sua lima,
Mugghiava con la voce dell' afflitto, etc.littéralement: «Ce taureau d'airain mugissait avec la voix du malheureux qui y était enfermé,» expression neuve et aussi juste que poétique.
C'est l'âme de Gui de Montefeltro qui est renfermée dans cette flamme. Gui reconnaît Dante, et l'interroge le premier sur l'état actuel de la Romagne, qu'il avoue avoir été sa patrie. Dante l'en instruit en peu de mois, et l'interroge à son tour. Gui lui raconte alors son histoire. Il avait été homme de guerre, célèbre par des actions d'éclat, mais où la ruse avait plus de part que le courage. Il s'était fait ensuite Cordelier 137, et ne songeait qu'à son salut, quand le prince des nouveaux Pharisiens, qui était en guerre, non avec les Sarrazins ou les Juifs, mais avec des Chrétiens 138, vint dans son cloître, et lui demanda quelque ruse pour perdre ses ennemis, et pour leur prendre Preneste. Il vit en lui des scrupules; mais il parvint à les lever, et à lui arracher cette espèce d'oracle, qu'au reste celui qui le demandait était fort en état de se prononcer à lui-même: Beaucoup promettre et tenir peu t'assurera la victoire 139. Ce pape, car on reconnaît ici Bonifaoe VIII, à qui notre poëte ne perd aucune occasion de rendre le mal que Boniface lui avait fait; ce pape avait promis à Gui le ciel pour récompense. Je puis, comme tu sais, lui avait-il dit, fermer et ouvrir le ciel, et c'est pour cela que nous avons deux clefs 140; mais à sa mort, lorsque saint François vint pour s'emparer de son âme, un diable plus prompt la saisit et la jeta dans le brasier éternel. Cela est raconté très-sérieusement, et même en très-bons vers. Je l'abrège en prose tout aussi sérieuse, et crois inutile de répéter ici des réflexions que chacun fait assez de soi-même.
Note 139: (retour)Lunga proniessa, con l'attender corto
Ti farà trionfar nell' alto seggio.D'après ce conseil, le vieux pape feignit d'être touché du sort des Colonna qui étaient renfermés dans cette ville; il promit de leur pardonner, et de les rétablir dans leurs biens, s'ils lui remettaient Preneste, et s'ils s'humiliaient devant lui. Ils rendirent la ville, et le pape la fit raser tout entière, et les persécuta plus obstinément que jamais.
Dans la neuvième fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont répandu des hérésies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de sang, et présentent des spectacles hideux. Dante frémit lui-même du sang et des plaies dont il va parler 141. Toute autre langue que la sienne ne pourrait rendre de tels objets, qui sont gravés dans sa pensée, et se sentirait défaillir. Les champs fertiles de la Pouille, baignés autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal, ensanglantés depuis par les combats de Robert Guiscard, et récemment par cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutilés et leurs blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil.
Mahomet paraît le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre, fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres endroits, reprocher au poëte, non, certes, la faiblesse de ses peintures, mais leur hideuse et dégoûtante fidélité. Ali et tous les autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de même, vont en troupe avec le prophète des Musulmans. Des hérétiques, des intrigants et des brouillons plus modernes, mais plus obscurs 142, viennent ensuite. Les uns ont les lèvres, la langue, les oreilles ou le nez coupés, les autres les deux mains. Ils lèvent les bras, et le sang ruisselle sur leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre tête, séparée de son corps, et la porte devant les yeux de ceux à qui il parle. Ce dernier qui n'est ici présenté que comme un artisan de fraude, confident d'un jeune prince à qui il donna de perfides conseils, figure à des titres plus honorables dans l'Histoire littéraire de France: c'est Bertrand de Born 143, l'un de nos plus célèbres Troubadours.
Note 142: (retour) L'un d'eux avait fait récemment beaucoup de bruit. C'est un certain Frà Dolcino, ermite hérétique, qui prêchait, entr'autres erreurs, que la communauté des biens, et même celle des femmes, était permise aux chrétiens. Il ne manqua pas de prosélytes. Suivi de plus de trois mille hommes et femmes, il vivait avec eux, dans cet état de nature et de promiscuité qui était le fond de sa doctrine. Quand les vivres leur manquaient, ils fondaient sur les propriétés et pillaient tout aux environs. Ils commirent pendant deux ans toutes sortes d'excès. Ils furent enfin surpris dans les environs de Novarre. Frà Dolcino fut brûlé comme hérétique, avec Marguerite sa compagne, et plusieurs autres de ses complices des deux sexes. C'est peut-être un des caractères les plus extraordinaires de ce genre qui aient jamais existé. Voyez son histoire (Historia Dulcini), dans le recueil de Muratori, Script. rer. italic. t. IX.
Note 143: (retour) Ou, comme Dante l'appelle, Bertram dal Bornio. Il était sans doute peu connu en Italie, parce qu'il appartient à l'histoire d'Angleterre et de France; et cette ignorance où l'on était à son égard a jeté tous les commentateurs sans exception dans des erreurs qu'ils se sont successivement transmises. Le texte même du Dante, qu'ils ne comprenaient pas, en a été altéré. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans la discussion de ce passage, où j'ai, le premier, soupçonné de l'altération et de l'erreur. C'est le sujet d'une dissertation particulière, et non d'une note, qui excéderait toute proportion.
Les yeux du Dante, fatigués de ces tristes spectacles, sentaient le besoin de pleurer 144. Virgile le presse de hâter le pas. Le temps s'écoule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont à voir encore. Ils ont aperçu de loin une ombre qui montrait le Dante, et semblait le menacer; c'était celle d'un de ses parents, homme de mauvaise vie 145, qui avait été tué dans une rixe, et qui lui en voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas été vengée par sa famille. Après un dialogue peu intéressant sur ce sujet, les deux poëtes arrivent à la dixième et dernière de ces fosses, qui, toutes comprises dans le huitième cercle, vont toujours s'inclinant par degrés vers le centre, sur lequel toutes pèsent à la fois. Des cris plaintifs et divers frappent l'oreille et blessent le cœur des pointes aiguës de la pitié 146. Tous les maux entassés dans les hôpitaux les plus malsains égaleraient à peine ceux qui sont accumulés dans cette fosse. Les damnés s'y traînent, comme des moribonds couverts de lèpre ou comme des pestiférés. Leur peau écailleuse est tourmentée de démangeaisons insupportables; ils la déchirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs espèces de faussaires: l'un avait falsifié les métaux; il était d'Arezzo 147, et avait trompé un certain Albert de Sienne, homme simple, que l'évêque de cette ville avait vengé en faisant brûler vif, comme magicien, le faussaire. Ceci amène contre les Siennois une tirade satirique, où l'on distingue ce trait décoché à la fois contre eux et contre les Français. «Fut-il jamais nation plus vaine que la Siennoise? Certes, la Française elle-même ne l'est pas autant de beaucoup 148». Nation vaine ou frivole si l'on veut; mais quel rapport y a-t-il alors entre nous et ce crédule Albert? Nation sotte et de peu d'esprit, comme quelques commentateurs l'entendent 149; mais quel rapport entre ces défauts et les nôtres?
Note 147: (retour) Son nom était Griffolin. Il avait fait croire à l'imbécille Albert qu'il savait l'art de voler dans l'air, et lui avait promis de le lui apprendre. N'ayant pu remplir sa promesse, Albert se plaignit à l'évêque de Sienne, qui le regardait comme son fils; cet évêque fit un procès à Griffolin, et le condamna au feu comme magicien. Mais ce n'est pas pour cela que celui-ci est damné. Minos, à qui on n'en impose pas, lui a infligé cette peine parce qu'il avait fait dans le monde le métier trompeur d'alchymiste.
C'est par des exemples tirés des fureurs d'Athamas et de celles d'Hécube que Dante essaie de nous faire comprendre 150 la rage que paraissaient éprouver deux ombres qui couraient comme des forcenées: ce sont celles de deux faussaires qui le furent dans deux genres bien différents; mais on doit être maintenant fait à ces disparates. L'une est l'âme antique de la scélérate Myrrha 151, qui se rendit plus amie de son père qu'une fille ne doit l'être, en se cachant sous de fausses apparences; l'autre est un Florentin qui avait escroqué une belle jument, en dictant et signant un testament faux, dans le goût de celui de notre comédie du Légataire. Maître Adam, faux monnoyeur de Brescia, est gonflé par l'hydropisie et brûlé par la soif. «Les clairs ruisseaux qui des vertes collines du Casentin tombent dans l'Arno, et leurs canaux bordés de frais ombrages, lui sont toujours présents, et leur image le dessèche plus encore que la maladie qui le consume 152». Sentiment naturel et profond que le Tasse a très-heureusement imité dans le treizième chant de son poëme, lorsqu'il fait cette admirable description de la sécheresse qui désola l'armée chrétienne, et qu'il peint, comme le Dante, l'effet que produisait sur des malheureux tourmentés par la soif l'image fraîche et humide des torrents des Alpes, des vertes prairies et des fraîches eaux, qui bouillonnait dans leur pensée 153. Dante, qui se plaît toujours à mêler des personnages anciens avec les modernes, place dans cet Enfer des faussaires, non seulement l'incestueuse Myrrha, mais le traître Sinon et la femme de Putiphar, qui accusa faussement Joseph. Toutes ces ombres se querellent et s'injurient. Dante prête involontairement l'oreille et s'arrête. Virgile le rappelle à lui-même, et lui reproche de vouloir entendre ce qu'il y a de la bassesse à écouter. Dante rougit, et continue de suivre son maître.
Ils marchent tous deux en silence 154 vers le puits central qui conduit au neuvième et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'abîme. Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit et moins que le jour 155. Tout à coup le son éclatant d'un cor se fait entendre, tel que Roland ne sonna point d'une manière aussi terrible après la douloureuse défaite de Charlemagne à Roncevaux. Dante tourne la tête de ce côté; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois géants énormes, Nembroth, Éphialte, Antée, qui s'élèvent en effet comme des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le poëte s'arrête à décrire leur stature prodigieuse, et à peindre par des comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui fait connaître l'un après l'autre, avec des circonstances historiques et poétiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter. C'est à Antée qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Antée les soulève tous deux d'une seule main, les dépose légèrement au fond du gouffre, et se redresse comme le mât d'un vaisseau.
Dante, frappé de l'idée des terribles objets qui l'attendent, voudrait pouvoir former des sons plus âpres 156 et plus convenables à cet affreux séjour. Il invoque de nouveau les Muses, et s'enfonce, pour ainsi dire, dans toute l'horreur de son sujet. Dans ce cercle sont punis les traîtres. Il se partage en quatre fosses ou vallées. La première porte le nom de Caïn: c'est celle des assassins qui ont tué en trahison. Un lac glacé la remplit. Les criminels sont plongés jusqu'au cou dans la glace, et leurs têtes hideuses s'agitent, se haussent et se baissent à la surface, versant, à force de douleurs, des larmes qui se gèlent autour de leurs yeux et sur leurs joues. Deux têtes collées front contre front, et dont les cheveux sont entremêlés, sont celles de deux frères qui s'étaient tués l'un l'autre, comme Etéocle et Polinice 157. Dante, en avançant sur la glace, au milieu de toutes ces têtes, en heurte une qu'il croit reconnaître. Il la saisit par les cheveux, et veut, malgré sa résistance, la contraindre de se nommer. C'est une autre tête qui prononce le nom de Bocca, misérable qui, dans la bataille de Montaperti, marchant avec les Guelfes, et gagné par l'or des Gibelins, coupa la main de celui qui portait l'étendard, et causa la déroute et le massacre de l'armée. Ce traître est accompagné de quelques autres, dont le poëte fait justice. Leurs têtes sont à l'entrée de la seconde division de ce cercle, qui porte le nom d'Antenor, et où sont enfoncés tous les traîtres à leur patrie.
Dante détournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aperçut deux ombres plongées dans la même fosse et acharnées l'une sur l'autre.... Oserai-je le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si célèbre, et qui est peut-être encore au-dessus de sa renommée? Trouverai-je dans une langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai du moins. Ce qui fait la difficulté de l'entreprise y donne de l'attrait. D'autres l'ont essayé avant moi; mais ils semblent avoir craint d'être simples, et je tâcherai surtout de conserver à cette peinture son effroyable simplicité.
«Je vis, continue le poëte, deux ombres glacées dans une seule fosse: l'une des têtes couvrait l'autre, et comme un homme affamé mange du pain, de même la tête qui était dessus enfonçait dans l'autre ses dents, à l'endroit où le cerveau se joint à la nuque du cou 158. O toi, lui dis-je, qui montres par une action si féroce ta haine pour celui que tu dévores, dis-m'en la cause, afin que si tu as raison de le haïr, sachant qui vous êtes et quel fut son crime, je puisse, de retour au monde, venger ta mémoire, si ma langue ne se dessèche pas!
Note 158: (retour)E come'l pan per fame si manduca
Cosi'l sovran li denti all' altro pose
La' ve'l cervel s'aggiunge colla nuca, etc.Une fausse délicatesse peut trouver dans ces vers et dans leur traduction une espèce de crudité de style; mais ce n'est ni au Dante, ni à sa langue, qu'il faut la reprocher; c'est à nous et à la nôtre.
«Le coupable détourna sa bouche de cette horrible pâture 159, et l'essuyant avec les cheveux de la tête dont il avait rongé le crâne, il me dit: Tu veux que je renouvelle une douleur aigrie par le désespoir, et dont la seule pensée m'oppresse le cœur, avant que je commence à parler, mais si mes paroles doivent être un germe qui ait pour fruit l'opprobre de celui que je dévore, tu me verras à la fois parler et verser des larmes. Je ne sais qui tu es, ni de quelle manière tu es descendu ici-bas; mais tu me parais Florentin à ton langage. Tu dois savoir que je suis le comte Ugolin, et celui-ci l'archevêque Roger. Je t'apprendrai maintenant pourquoi je le traite ainsi. Je n'ai pas besoin de dire que m'étant fié à lui, je fus pris et mis à mort par l'effet de ses perfides conseils; mais ce que tu ne peux avoir appris, mais combien ma mort fut cruelle, tu vas l'entendre, et tu sauras alors s'il m'a offensé.
«Dans la tour obscure qui a reçu de moi le nom de Tour de la Faim, et où tant d'autres ont dû être enfermés depuis, une ouverture étroite m'avait déjà laissé voir plus de clarté 160, lorsqu'un songe affreux déchira pour moi le voile de l'avenir. Je crus voir celui-ci, devenu maître et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux vers la montagne qui empêche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoyé en avant les Gualandi, les Sismondi et les Lanfranchi, avec des chiennes maigres, avides et dressées à la chasse. Après avoir couru peu de temps, le père et ses petits me parurent fatigués, et je crus voir les dents aiguës de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m'éveillai vers le matin, j'entendis mes enfants, qui étaient auprès de moi, pleurer en dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel, si déjà tu n'es ému en pensant à ce que mon cœur m'annonçait; et si tu ne pleures pas, qu'est-ce donc qui peut t'arracher des larmes?
«Déjà ils étaient éveillés; l'heure approchait où l'on apportait notre nourriture, et chacun de nous, à cause de son rêve, doutait de la recevoir. J'entendis qu'on fermait la porte au bas de l'horrible tour. Alors je regardai mes fils sans dire une parole. Je ne pleurais point; je me sentais en dedans pétrifié. Ils pleuraient, eux; et mon petit Anselme me dit: Comme tu nous regardes, mon père! qu'as-tu? Je ne pleurai point encore; je ne répondis point pendant tout ce jour, ni la nuit suivante, jusqu'au retour du soleil. Lorsque quelques rayons pénétrèrent dans cette prison douloureuse, et que je vis sur quatre visages les propres traits du mien, transporté de douleur, je me mordis les deux mains. Eux, pensant que j'y étais poussé par la faim, se levèrent tout à coup, et me dirent: Mon père 161, nous souffrirons beaucoup moins, si tu veux te nourrir de nous. Tu nous as revêtus de ces chairs misérables; dépouille-nous-en aussi. Alors je me calmai, pour ne pas augmenter leur peine. Ce jour et le suivant nous restâmes tous en silence. O terre impitoyable! pourquoi ne t'ouvris-tu pas? Quand nous fûmes parvenus au quatrième jour, Gaddi se jeta étendu à mes pieds, en me disant: Mon père, que ne viens-tu me secourir? et il mourut; et je vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l'un après l'autre, du cinquième au sixième jour. Je me mis alors à me traîner en aveugle sur chacun d'eux, et je ne cessai de les appeler trois jours entiers après leur mort. La faim acheva ensuite ce que n'avait pu la douleur.--Quand il eût dit ces mots, roulant les yeux, il reprit entre ses dents le malheureux crâne, et comme un chien dévorant, il les y enfonça jusqu'aux os.»
Note 161: (retour)Padre, assai ci fia men doglia
Se tu mangi di noi: tu ne vestisti
Queste misere carni, e tu le spoglia.Ce tercet paraissait au Tasse plein d'une expression si tendre et si noble, il lui plaisait tant, au rapport du père Venturi, qu'il ne se lassait point de le citer et d'en faire l'éloge. Mais ce même tercet est excessivement difficile à traduire. Se tu mangi di noi, est même tout-à-fait intraduisible: il est impossible de dire en français, manger de nous, comme on dit manger du pain, et c'est cependant cette ressemblance d'expression qui, dans l'italien, est en même temps naïve et terrible. Dépouille-nous-en aussi, paraîtra peut-être bien nu; mais comment rendre autrement ces mots si touchants: e tu le spoglia. J'ai du moins sauvé cette figure poétique: Vestire spogliare le carni, qui est du style religieux, ou même biblique si l'on veut, mais qui n'en avait ici qu'une propriété de plus, et à laquelle aucun des traducteurs français du Dante n'a songé. Enfin j'ai respecté, autant que je l'ai pu, cette effrayante, sans doute, mais admirable simplicité.
Loin d'être fatiguée par un récit aussi énergique, la voix du Dante s'élève encore avec une force nouvelle, pour lancer des imprécations contre Pise, qui avait souffert dans ses murs cette action barbare. Si le comte Ugolin passait pour l'avoir trahie, il ne fallait pas du moins envelopper dans son supplice ses fils, dont un âge si tendre attestait l'innocence. Il appelle cette ville nouvelle Thèbes et la honte de l'Italie. Puisque les peuples voisins n'en font pas justice, il désire que les petites îles de Capraia et de la Gorgone, situées près l'embouchure de l'Arno, se détachent, ferment le cours du fleuve, et en fassent remonter les eaux, pour aller dans Pise même submerger tous ses habitants.
Cette effrayante et terrible scène doit rendre languissant et faible tout ce que l'Enfer même peut encore offrir. On se soucie peu d'un Alberic 162 qui avait fait massacrer tous ses parents dans un repas où ils étaient ses convives, et de quelques autres misérables plongés dans la glace, la tête renversée, et les larmes gelées et amoncelées dans les yeux. On regrette que Dante ne l'ait pas senti, et n'ait pas vu que du moment où il avait fait parler Ugolin au fond du gouffre, il n'avait rien de mieux à faire que d'en sortir. Il n'y reste pas long-temps. Entré dans la quatrième et dernière division de ce dernier cercle, où sont punis les traîtres les plus coupables, il voit flotter l'étendard du prince des Enfers 163. Il aperçoit, en traversant cet espace, les damnés qui le remplissent, couverts d'une glace transparente, dans diverses attitudes, et comme des objets conservés dans du verre. Tout se tait. Après l'agitation bruyante des autres cercles, il ne restait peut-être plus, pour frapper l'imagination, et pour lui faire concevoir le dernier excès de la douleur, d'autre moyen que le silence. Au centre, règne Lucifer, enfoncé jusqu'aux reins dans la glace. Sa taille plus que gigantesque, son épouvantable difformité, sont peintes des traits les plus forts qu'ait pu tracer le poëte. Cela dut faire une grande sensation de son temps, où le seul ressort de la morale était la crainte, où celui de la crainte était le diable, et où chacun s'étudiait à donner au diable tout ce qui pouvait inspirer le plus d'effroi. Aujourd'hui cela perd tout son effet, et rien de plus froid qu'une peinture terrible qui n'inspire point de terreur.
Sans nous occuper donc des trois énormes faces du monstre, l'une rouge, l'autre noire et l'autre jaunâtre, de ses trois gueules écumantes qui mâchent éternellement trois damnés 164, de ses six ailes démesurées, et de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler que le centre de l'Enfer, où l'archange rebelle est plongé, est aussi le centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tiré de cette idée. Virgile le prend sur ses épaules, saisit le moment où Lucifer cesse d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les flancs du monstre sont couverts comme d'une épaisse toison, et descend ainsi jusqu'à sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il tourne, avec beaucoup d'efforts, sa tête où il avait les pieds, et monte au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, dépose Dante sur le bord, et y monte après lui. Les jambes renversées de Satan sortent par ce soupirail; il est là toujours debout, à la place où il tomba du ciel. Il s'enfonça jusqu'au centre de la terre, et il y resta fixé. C'est-là que cesse d'agir cette force de gravitation qui entraîne tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu'à travers la mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des effets produits sur la forme de la terre, par la chute même de Satan, le Dante eût déjà cette idée 165. Au-dessus de l'endroit où les deux poëtes se sont assis, un ruisseau tombe à travers les rochers; ils montent l'un après l'autre par la route étroite et difficile que l'eau a creusée; ils voient enfin reparaître la lumière, et se trouvent, après tant de fatigues, rendus à la clarté du jour.
Suite de l'Analyse de la Divina Commedia.
Le Purgatoire.
Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un poëte, c'est certainement dans les premiers vers que Dante laisse échapper avec une sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des régions moins affreuses, où du moins l'espérance accompagne et adoucit les tourments. Son style prend tout à coup un éclat, une sérénité qui annonce son nouveau sujet. Ses métaphores sont toutes empruntées d'objets riants. Il prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne à la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et qu'elle n'a jamais surpassé depuis. «Pour voguer sur une onde plus favorable 166, la nacelle de mon génie dresse ses voiles, et laisse derrière elle cette mer si terrible. Je vais chanter ce second règne, où l'âme humaine se purifie et devient digne de monter au Ciel. Mais ici, muses sacrées, puisque je suis tout à vous, que la poésie morte renaisse, que Calliope relève un peu mes chants, qu'elle les accompagne de ces accords, dont les malheureuses filles de Piérius se sentirent frappées, et qui leur ôtèrent tout espoir de pardon.» Puis, commençant tout de suite son récit par une description presque magique: «La douce couleur du saphir oriental, qui se condensait, dit-il, dans la perspective riante d'un air pur, jusqu'au premier cercle des cieux, rendit à mes yeux tous leurs plaisirs, aussitôt que j'eus quitté l'air infernal qui avait attristé mes yeux et mon cœur 167.» Sa lyre est montée sur ce ton; il continue: «Le bel astre qui invite à l'amour, réjouissait tout l'Orient, lorsque je me tournai vers l'un des pôles, et que j'y vis briller quatre étoiles qui ne furent jamais vues que de la première race des mortels. Le ciel paraissait jouir de leurs rayons. Malheureux Septentrion, tu es veuf et à jamais à plaindre, puisque tu ne peux les voir 168!» Laissant à part le sens allégorique de ces étoiles, et les quatre vertus dont les commentateurs y voient l'emblème, y a-t-il une poésie plus brillante, plus rayonnante, pour ainsi dire, et qui fasse mieux sentir le passage ravissant des ténèbres à la lumière!
Observons que le poëte ne se livre pas à ce transport en entrant dans le Purgatoire; où il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et où l'espérance même est encore attristée par des souffrances: le lieu de la nouvelle scène qu'il va parcourir est divisé en trois parties; le bas de la montagne, jusqu'à la première enceinte du Purgatoire: les sept cercles du Purgatoire qui, s'élevant les uns sur les autres, occupent la plus grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace qui la sépare de la mer, qu'il voit se lever ou se déchirer tout à coup le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les éclatantes beautés de la nature. En se tournant vers le nord, il voit prés de lui un vieillard d'un aspect si vénérable, que celui d'un père ne doit pas l'être davantage pour son fils. Sa longue barbe était mêlée de blanc, comme l'étaient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux côtés sur sa poitrine. Les rayons des quatre étoiles saintes éclairaient si vivement son visage, que Dante le voyait comme à la clarté du soleil. Ce vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de les voir échappés au noir abîme, et parvenus aux lieux qu'il habite. Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa présence, et de baisser les yeux devant lui. Il répond ensuite aux questions du vieillard, et l'instruit du sujet qui a engagé son disciple à ce périlleux voyage. C'est surtout le désir de la liberté, de cette liberté si chère, et dont celui qui a renoncé pour elle à la vie sait si bien le prix 169. Jusque-là, on ignore quelle est cette ombre vénérable. On l'apprend ici de Virgile. «Tu le sais, continue-t-il, toi qui, pour elle, dans Utique, ne craignis point de te donner la mort, et laissas ta dépouille mortelle, qui, au grand jour, sera revêtue de tant d'éclat.»
Des objections théologiques ont été faites à notre poëte, sur la place qu'il assigne à Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'espérance qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier commentateur du Dante, le P. Lombardi, répond à ces objections comme il peut, mais cela n'importe guère à ceux qui, comme nous, ne considèrent ce poëme que du côté poétique.
Caton apprend aux deux poëtes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette montagne d'expiations et d'épreuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer 170, et qu'il se lave le visage, pour en effacer la fumée des brasiers infernaux. Après ces instructions, il disparaît. Dante se lève, et se dispose à suivre de nouveau son maître. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les formalités expiatoires qui leur ont été prescrites. Le soleil paraît 171, et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'âmes qui vont au Purgatoire, et un ange éclatant de blancheur et de lumière qui les y conduit 172. Elles chantent, en approchant, le cantique que les Hébreux chantèrent après la sortie d'Égypte. L'ange, quand il les a déposées sur le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu 173. Ces âmes vont errant comme des étrangères dans un pays inconnu: elles aperçoivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont étrangers comme elles, et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la route qu'ils doivent faire en montant ne leur paraîtra qu'un jeu. Les âmes, en s'approchant du Dante, s'aperçoivent à sa respiration qu'il vit encore. Elles sont frappées d'étonnement, et l'entourent en foule, comme le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager qui porte en signe de paix une branche d'olivier.
Note 171/: (retour) C. II.
L'une des ombres s'avance vers lui pour l'embrasser, avec tant d'affection qu'il fait vers elle un mouvement pareil. Mais il sent alors le vide de ces ombres, qui n'ont de réel que l'apparence. Trois fois il étend ses bras, et trois fois, sans rien saisir, ils reviennent sur sa poitrine. L'ombre sourit, et se montre enfin si bien à lui, qu'il reconnaît en elle Casella, son maître de musique et son ami. Ils s'entretiennent quelque temps avec toute la tendresse de l'amitié; ensuite le poëte, fidèle à son goût pour la musique, prie Casella, s'il n'a point perdu la mémoire ou l'usage de ce bel art, de le consoler dans ses peines, par la douceur de son chant; le musicien ne se fait point prier; il chante une canzone de Dante lui-même 174, avec une voix si douce et si touchante, que Dante et Virgile, et toutes les âmes venues avec Casella, restent enchantées de plaisir. Cette petite scène lyrique, au bord de la mer, a un charme particulier, surtout pour ceux qui ont voué, comme notre poëte, une affection constante à cet art consolateur. Mais le sévère Caton vient troubler leur jouissance; il leur rappelle qu'ils ont autre chose à faire que d'entendre chanter, et qu'ils doivent, avant tout, s'avancer vers la montagne. Ils se dispersent «comme des colombes occupées à becqueter un champ de blé, et qui voient paraître tout à coup un objet qui les effraye 175.»
Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne 176, et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une troupe d'âmes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si lentement, qu'on n'aperçoit point les mouvements de leurs pas. Virgile leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les premières d'abord, les autres à leur suite, comme des brebis qui sortent du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la tête et les yeux baissés vers la terre; simples et paisibles, ce que la première fait, les autres le font de même; si elle s'arrête, elles s'arrêtent comme elle, et ne savent pas pourquoi 177. Cette comparaison naïve, et presque triviale, tirée des objets champêtres, qui paraissent avoir eu pour notre poëte un charme particulier, est exprimée dans le texte avec une vérité, une élégance et une grâce qui la relèvent, sans lui rien faire perdre de sa simplicité. Il y donne le dernier trait, en peignant ce troupeau d'âmes simples et heureuses, s'avançant avec un air pudique et une démarche honnête. L'ombre de son corps, que le soleil projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premières; elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant que celui qu'il avoue être un homme vivant, n'est point venu sans l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin étroit, où ils peuvent pénétrer avec elles. L'une de ces âmes se fait connaître; c'est Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Frédéric II, mort excommunié comme son père. On n'avait pas voulu qu'il fût enterré en terre sainte: il le fut auprès du pont de Bénévent. Mais ce ne fut pas assez, au gré du pape Clément IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le cadavre, et de l'envoyer hors des états de l'Église.
L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit sa peine, que la miséricorde de Dieu est infinie, et que l'excommunication d'un pape n'ôte pas tout moyen de rentrer en grâce auprès de l'Éternel, pourvu que l'on ait une ferme espérance; seulement, si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente fois autant de temps qu'on a persisté dans son obstination, à moins que ce temps ne soit abrégé par de bonnes prières. Je ne sais si les papes admettaient alors cette espèce de tarif: depuis long-temps leur prudence l'a rendu à peu près inutile; ils ont excommunié beaucoup moins, et n'envoient plus de cardinaux déterrer les cendres des rois.
Dante s'aperçoit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est écoulé sans qu'il y ait pris garde, pendant le récit de Mainfroy 178. Cela inspire à un poëte philosophe des vers philosophiques d'un style ferme, exact, et, comme celui de Lucrèce, toujours poétique, sur la puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou par la peine qu'il nous cause, et sur cette faculté auditive qu'exerce alors notre âme, indépendante de la faculté de penser et de sentir. Il reconnaît enfin qu'ils sont arrivés à ce passage étroit et difficile que les âmes leur avaient indiqué. Ils y gravissent avec beaucoup de peine, arrivent sur une première, plate-forme qui fait le tour de la montagne; et de là, sur une seconde, par un chemin non moins pénible. Ils s'asseyent alors, tournés vers le levant, d'où ils étaient partis; le spectacle du ciel et de l'immensité occasionne entr'eux des questions et des réponses astronomiques et géographiques, où Dante s'exprime toujours en poëte, en même temps qu'en géographe et en astronome. Les âmes des négligents sont retenues dans ces enceintes, qui précèdent le Purgatoire. Le poëte en décrit une troupe nonchalamment assise à l'ombre derrière des rochers, et peint avec sa fidélité ordinaire leur contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui était assise, se tenant les genoux embrassés, et courbant entre eux son visage 179. Quelques mots qu'il adresse à son guide attirent l'attention de cette ombre: elle lève un peu les yeux et le regarde, mais seulement jusqu'à la moitié du corps; dernier coup de pinceau qui achève ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins bien son caractère. Dante la reconnaît: il lui parle et la nomme 180; mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir jamais entendu parler.
D'autres ombres un peu moins inactives 181 s'aperçoivent que le corps du Dante n'est pas diaphane, que c'est un corps vivant, un mortel; Virgile le leur confirme: aussitôt elles remontent vers leurs compagnes, aussi rapidement que des vapeurs enflammées fendent l'air pur au commencement de la nuit, ou que le soleil d'été fend un léger nuage; elles reviennent aussi promptement toutes ensemble. Dante en est bientôt entouré. Toutes veulent qu'il fasse mention d'elles quand il retournera sur la terre, et qu'il leur obtienne des prières qui doivent abréger leurs épreuves. Plusieurs lui racontent leurs tristes aventures. Celle de Buonconte de Montefeltro est la seule remarquable.
Buonconte avait été tué à la bataille de Campaldino 182, et l'on n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine cette fable épisodique. Ce guerrier Gibelin, blessé à mort dans la bataille, parvint auprès d'une petite rivière qui descend des Apennins, et se jette dans l'Arno. Là il tomba, en prononçant le nom de Marie. L'ange de Dieu vint aussitôt prendre son âme, et celui de l'Enfer criait: «O toi qui viens du ciel, pourquoi m'ôtes-tu ce qui est à moi? Tu emportes ce que celui-ci avait d'éternel, pour une petite larme qui me l'enlève 183. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui.» Alors il élève des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combine avec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute la campagne est inondée; les ruisseaux se débordent; le corps de Buonconte est entraîné par le torrent et précipité dans l'Arno. Ses bras qu'il avait pris, en expirant, la précaution de mettre en croix sur sa poitrine, sont séparés; il est jeté d'un rivage à l'autre, et enfin plongé au fond du fleuve, où il est recouvert de sable. Cette machine poétique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs, bouleversant les éléments, et mettant partout le désordre dans l'œuvre du grand ordonnateur, se trouvait bien déjà dans quelques légendes et dans quelques contes ou fabliaux; mais elle paraît ici pour la première fois revêtue des couleurs de la poésie, et c'est du poëme de Dante qu'elle a passé dans l'épopée moderne, où elle joue presque toujours un grand rôle.
Environné de ces ombres importunes, le poëte se compare à un homme qui vient de gagner une forte partie de dez 184, et qui, pendant que son adversaire s'éloigne seul et triste, se retire entouré de tous les spectateurs empressés à le suivre, à le précéder, à s'en faire voir, et obstinés à ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme plusieurs de ces ombres d'hommes assassinés de diverses manières, qui le conjurent de prier pour elles. Dégagé de cette foule, il questionne son guide sur l'efficacité que ses prières pourront avoir. Virgile l'engage à ne se point occuper de ces difficultés, qui seront toutes résolues par Béatrix, quand il l'aura trouvée sur le sommet de la montagne. Dante double alors le pas, et se sent animé d'un nouveau courage. Mais à part de toutes ces ombres, dont ils commencent à s'éloigner, ils aperçoivent celle d'un poëte alors célèbre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens qui s'était le plus distingué dans la langue et la poésie des Provençaux. Sordel était assis; son attitude était fière et presque dédaigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de décence. Il ne répond point à une première question que lui fait Virgile, et le laisse approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose 185. Mais dès que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui était aussi de Mantoue, se lève, se nomme, et les deux poëtes s'embrassent.
Cet élan d'un sentiment patriotique en fait naître un dans l'âme du Dante; il s'emporte avec véhémence contre l'esprit de discorde qui perdait alors l'Italie: «Ah! malheureuse esclave, s'écrie-t-il, Italie, séjour de douleur, vaisseau sans pilote au sein de la tempête 186, toi qui n'es plus la maîtresse des peuples, mais un lieu de prostitution: cette âme généreuse n'a eu besoin que du doux nom de sa patrie pour faire à son concitoyen l'accueil le plus tendre et le plus empressé, et maintenant tous ceux qui vivent dans ton sein sont en guerre: ceux qu'une même enceinte et un même fossé renferment se dévorent entre eux. Cherche, malheureuse, cherche le long de tes rivages; regarde ensuite dans ton sein, et vois s'il est en toi quelque partie qui jouisse de la paix. Que te sert le frein des lois que t'imposa Justinien, si tu n'as plus personne qui le gouverne? Sans ce frein, tu aurais moins à rougir.» Ce n'est pas seulement comme Italien, mais comme Gibelin qu'il s'emporte ainsi. Il finit en exhortant les peuples d'Italie à reconnaître l'autorité de César; l'empereur Albert d'Autriche à dompter ces esprits rebelles, et Dieu, qui est mort pour tous les hommes, à se laisser enfin toucher par tant de malheurs.
De l'Italie en général il en vient à Florence sa patrie, et lui adresse une apostrophe assaisonnée de l'ironie la plus amère: «O Florence! tu dois être satisfaite de cette digression 187. Elle ne peut te regarder, grâce à ton peuple, qui s'étudie à te procurer un autre sort. Beaucoup d'autres peuples ont la justice dans le cœur, mais elle y agit avec lenteur pour ne pas agir sans prudence; le tien l'a toujours à la bouche. Beaucoup se refusent aux charges publiques; mais ton peuple répond sans être appelé, et s'écrie: J'en veux supporter le poids. Maintenant réjouis-toi, tu en as bien sujet. Tu es riche; tu es en paix, tu es sage. Si je dis la vérité, ce sont les effets qui le prouvent.
Athène et Lacédémone qui firent des lois si sages et réglèrent si bien la cité, ne firent que peu de progrès dans l'art de bien vivre, auprès de toi qui fais des règlements si subtils, que ce que tu ourdis en octobre ne va pas jusqu'à la moitié de novembre 188. Combien de fois, en peu de temps, as-tu changé de lois, de monnaies, d'offices publics, d'usages, et renouvelé tes citoyens! Si tu as bonne mémoire, et un jugement sain, tu te verras toi-même comme une malade, qui ne trouve sur la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour donner le change à ses douleurs 189». En lisant cette éloquente invective, on est tenté d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-même de Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconnaître en lui
Quella fonte
Che spande di parlar si largo fiume.Cependant le poëte Sordel ne connaît encore que comme Mantouan celui qu'il a si bien accueilli sur ce seul titre; il veut enfin en savoir davantage 190. Virgile se nomme: Sordel, frappé de surprise et de respect, tombe à ses pieds: «O gloire du pays latin, lui dit-il, toi par qui notre ancienne langue montra tout son pouvoir! ô éternel honneur du lieu de ma naissance, quel mérite ou plutôt quelle faveur te montre à mes yeux?» Alors Virgile l'instruit du sujet de son voyage, et lui demande le chemin le plus court et le plus facile pour arriver au Purgatoire. Sordel, avant de leur indiquer une issue pour s'élever plus haut sur la montagne, les conduit vers une espèce de vallon, dont notre poëte fait une description riche et brillante. Les plus vives couleurs et les parfums les plus délicieux y charmaient les yeux et l'odorat 191. Couchées entre des fleurs, des âmes y chantaient avec des voix mélodieuses l'hymne du Salve Regina. C'étaient des âmes d'empereurs et de rois, bons et mauvais, mais qui le furent avec assez d'indolence pour trouver ici place parmi les négligents. L'empereur Rodolphe, son gendre Ottaker ou Ottocar; Philippe-le-Hardi, roi de France, et Henri, roi de Navarre, qu'il peint tous deux affligés des mœurs dépravées de Philippe-le-Bel, fils de l'un et gendre de l'autre, et qu'il nomme, à cause de ce dernier roi, père et beau-père du mal français 192; Pierre III d'Aragon, Charles d'Anjou, roi de Naples, Henri III, roi d'Angleterre, et quelques autres encore qui ne paraissent pas tous également bien placés dans cette catégorie de princes.
Le soir était venu quand ces ombres cessèrent leurs chants et commencèrent un autre hymne. C'est peut-être tout ce qu'eût dit un autre poëte; mais le nôtre le dit avec une richesse de poésie sentimentale et d'idées mélancoliques et touchantes, qui paraît en lui véritablement inépuisable 193. «Il était déjà l'heure qui renouvelle les regrets des navigateurs et leur attendrit le cœur, le jour où ils ont dit adieu à leurs plus chers amis, et qui pénètre d'amour le nouveau pèlerin, s'il entend de loin le son de la cloche qui paraît pleurer le jour, quand il expire: alors je commençai à ne plus rien entendre, etc.»
Note 193: (retour) C. VIII.Era già l'ora che volge'l disio
A' naviganti e'ntenerisce il cuore,
Lo di ch' han detto a' dolci amici a dio;
E che lo nuovo peregrin d'amore
Punge, se ode squilla di lontano,
Che paia'l giorno pianger che si muore,
Quand' io' ncominciai, etc.On reconnaît dans ce dernier vers l'original de celui-ci de la belle élégie de Gray, sur un cimetière de campagne.
The curfew tells the knell of parting day.
Les âmes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants sont interrompus par l'arrivée de deux anges armés d'épées flamboyantes, mais dont la pointe est émoussée 194. Ils sont envoyés par la vierge Marie pour défendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y pénétrer. Ils s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps après, le serpent arrive et commence à se glisser entre les fleurs. Les deux anges s'élèvent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit de leurs ailes, et viennent se remettre à leur poste. Nino, juge, c'est-à-dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille des Malaspina, qui avaient donné au Dante un asyle dans son exil, reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu l'arrivée du serpent.
Ils étaient assis tous cinq sur l'herbe fraîche, au lever de l'aurore 195. Dante se sent accablé de sommeil; il s'endort. «C'était l'heure du matin 196 où l'hirondelle commence ses tristes plaintes, peut-être au souvenir de ses anciens malheurs, et que notre âme plus étrangère aux sens, et moins esclave de nos pensées, a dans ses visions quelque chose de divin.» Le poëte voit en songe un aigle aux ailes d'or qui fond sur lui comme la foudre, et l'enlève jusqu'à la sphère du feu, où ils s'embrasent et sont consumés tous les deux. À son réveil, il ne reconnaît plus autour de lui les mêmes objets; il apprend de Virgile ce qui s'est passé pendant son sommeil. Une femme nommée Lucie, qui est, selon les interprètes, le symbole de la grâce divine, est venue l'enlever et l'a porté au nouveau lieu où il se trouve. Sordel et les autres sont restés où ils étaient auparavant. Virgile a suivi les traces de la belle Lucie, qui lui a indiqué, près de là, l'entrée du Purgatoire, et a disparu en même temps que Dante rouvrait les yeux. Il se lève et marche vers la porte avec son guide. Elle était gardée par un ange, armé d'une épée étincelante. Lorsque cet ange apprend que c'est Lucie qui les a conduits, il leur permet d'approcher des trois degrés de marbres de différentes couleurs, au haut desquels il se tient immobile. Dante, soutenu par Virgile, monte péniblement jusqu'à lui, se prosterne à ses pieds et le conjure, en se frappant la poitrine, de lui permettre l'entrée de ce lieu redoutable. L'ange le lui permet enfin. La porte s'ouvre, et tourne sur ses gonds avec un fracas horrible. A ce bruit succède une harmonie délicieuse. Le poëte, en entrant dans cette enceinte, entend les louanges de l'Éternel chantées par des voix si mélodieuses qu'elles lui rappellent l'impression qu'il a souvent éprouvée quand l'orgue accompagnait le chant des fidèles, et que tantôt on entendait les paroles, tantôt elles cessaient de se faire entendre.
Toute cette première division de la seconde partie du poëme est, comme on voit, fertile en descriptions et en scènes dramatiques. Les descriptions surtout y sont d'une richesse, qu'une sèche analyse peut à peine laisser entrevoir; les cieux, les astres, les mers, les campagnes, les fleurs, tout est peint des couleurs les plus fraîches et les plus vives. Les objets surnaturels ne coûtent pas plus au poëte que ceux dont il prend le modèle dans la nature. Ses anges ont quelque chose de céleste; chaque fois qu'il en introduit de nouveaux, il varie leurs habits, leurs attitudes et leurs formes. Le premier, qui passe les âmes dans une barque 197, a de grandes ailes blanches déployées, et un vêtement qui les égale en blancheur. Il ne se sert ni de rames, ni de voiles, ni d'aucun autre moyen humain; ses ailes suffisent pour le conduire. Il les tient dressées vers le ciel, et frappe l'air de ses plumes éternelles qui ne changent et ne tombent jamais. Plus l'oiseau divin 198 approche, plus son éclat augmente; et l'œil humain ne peut plus enfin le soutenir. Les deux anges qui descendent avec des glaives enflammés pour chasser le serpent 199, sont vêtus d'une robe verte comme la feuille fraîche éclose; le vent de leurs ailes, qui sont de la même couleur, l'agite et la fait voltiger après eux dans les airs: on distingue de loin leur blonde chevelure; mais l'œil se trouble en regardant leur face et ne peut en discerner les traits. Enfin, le dernier que l'on a vu garder l'entrée du Purgatoire, porte une épée qui lance des étincelles que le regard ne peut soutenir; et ses habits sont au contraire d'une couleur obscure, qui ressemble à la cendre ou à la terre desséchée, soit pour faire entendre à ceux qui vont expier leurs fautes que l'homme n'est que poussière; soit pour signifier, comme le veulent d'autres commentateurs 200, que les ministres de la religion doivent se rappeler sans cesse ces mots de l'Ecclésiastique, dont on les soupçonne apparemment de ne se pas souvenir toujours: De quoi s'énorgueillit ce qui n'est que terre et que cendre 201?
On se rappelle que l'enceinte générale du Purgatoire est composée de sept cercles, placés l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et Virgile commencent à gravir. Chacune de ces enceintes particulières décrit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept péchés mortels. Le passage par où l'on monte de l'un à l'autre est presque toujours long, étroit et difficile. Le premier cercle est celui des orgueilleux 202; leur punition est de marcher courbés sous des fardeaux énormes. Avant de les voir paraître, Dante regarde avec admiration sur le flanc de la montagne, qui s'élève jusqu'au second cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief supérieures aux chefs-d'œuvre de Policlète et même à ceux de la Nature. Ce sont des exemples d'humilité qu'elles retracent; l'Annonciation de l'ange à l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre poëte dans son style énigmatique, était plus et moins qu'un roi 203; enfin, un trait d'humanité de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce qu'on prétend que saint Grégoire en fut si touché qu'il demanda et obtint que ce bon empereur fût retiré de l'Enfer; trait, au reste, qui n'est rapporté que par des historiens très-suspects 204, et que Baronius et Bellarmin eux-mêmes traitent de fable. Mais un poëte n'est pas obligé d'être si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition populaire: il a parfaitement représenté dans ses vers, ce qu'il dit avoir vu sculpté sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage.
Note 204: (retour) Le moine Helinant ou Elinant, dans sa Chronique; Jean Diacre, dans la Vie de S. Grégoire, l'Eucologe des Grecs; et même S. Thomas, au rapport du P. Lombardi. Une veuve éplorée se jeta, selon eux, à la bride du cheval de Trajan, au milieu du cortége militaire qui l'accompagnait, et au moment où il partait pour une expédition lointaine. Elle le conjurait de venger la mort de son fils, massacré par des soldats. Trajan promit d'abord de lui rendre justice à son retour; mais, sur les instances de cette malheureuse mère, il s'arrêta, et ne partit qu'après l'avoir satisfaite. Dion Cassius, et son compilateur Xiphilin, rapportent le même trait de l'empereur Adrien.
A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement courbés sous d'énormes fardeaux, qu'ils conservent à peine la forme humaine, il s'élève contre l'orgueil des chrétiens qui contraste avec la misère et les infirmités de l'âme. C'est là que se trouve cette image emblématique de l'âme humaine, dont le texte est souvent cité, mais qui, dans une traduction, ne conserve peut-être pas le même éclat et la même grâce:
C'est-à-dire, ou du moins à peu près, «Ne voyez-vous pas que nous sommes des vermisseaux nés pour former le papillon angélique qui doit voler vers l'inévitable justice?» Ces orgueilleux, pliés et presque écrasés sous les charges qu'ils portent, récitent l'Oraison dominicale toute entière. Ce n'est pas pour eux, disent-ils, qu'ils en adressent à Dieu la dernière prière 205, mais pour ceux qui sont restés au monde après eux; en sorte que ce sont ici, contre la coutume, les âmes du Purgatoire qui prient pour celles des vivants.
Quelques-unes de ces ombres se font connaître, ou sont reconnues par le poëte. Il reconnaît celle d'un peintre en miniature, nommé Oderisi da Gubbio, qui avait eu de son temps une grande célébrité; c'est dans sa bouche que Dante met cette belle tirade, sur l'état où la peinture était déjà parvenue en Italie, sur l'orgueil des artistes et sur la vanité de la gloire. Il se fait donner par lui le titre de frère; est-ce pour rappeler l'amitié qui les avait unis, ou l'étude qu'il avait faite lui-même de l'art du dessin? Cela peut être, mais au reste c'est en général le style dont se servent les ombres dans le Purgatoire. L'égalité y règne, et l'on dirait que ce titre, qui en est le doux symbole, serait un des moyens qu'elles emploient pour calmer leurs peines. «Mon frère, lui dit Oderisi, les tableaux de Franco de Bologne plaisent aujourd'hui plus que les miens; tout l'honneur est maintenant pour lui; je n'en ai plus qu'une partie. Je ne lui aurais pas tant accordé quand je vivais, tant j'avais le désir d'exceller et d'être le premier dans mon art..... O vaine gloire des talens humains; combien l'éclat dont ils brillent dure peu, si des siècles grossiers ne leur succèdent! Cimabué crut remporter la palme dans la peinture, et maintenant Giotto a tant de renommée qu'il obscurcit celle de son maître. Ainsi dans l'art des vers, le second Guido efface la gloire du premier 206; et peut-être est-il né maintenant un poëte qui les surpassera tous deux 207. Tout ce vain bruit du monde ressemble au souffle des vents qui vient tantôt d'un côté de l'horizon, tantôt de l'autre, et qui change de nom parce que sa direction change. Avant que mille années s'écoulent; quelle réputation auras-tu de plus, si tu es parvenu jusqu'à l'extrême vieillesse, que si tu étais mort avant de quitter le balbutiement de l'enfance? Mille ans comparés à l'éternité sont un espace plus court que n'est un mouvement de l'œil comparé à celui du cercle le plus lent et le plus immense des cieux ... Votre renommée est comme la couleur de l'herbe qui vient et s'en va, que flétrit et décolore ce même soleil qui la fait sortir verte du sein de la terre.»
Note 207: (retour) Quelques interprètes ont pensé que Dante se désigne ici lui-même; et si ce mouvement d'orgueil poétique est déplacé dans un moment où il peint la punition de l'orgueil, il n'est pas tout-à-fait étranger à son caractère. Lombardi me paraît cependant observer avec raison, qu'alors le poëte aurait dit: Il en est maintenant né un qui peut-être les surpassera tous deux; mais qu'ayant dit: Il est peut-être né un, etc.:E forse è nato chi l'uno e l'altro
Caccerà del nido,il est probable qu'il n'a parlé qu'en général, et en se fondant uniquement sur le cours habituel des vicissitudes humaines.
Quelle comparaison juste et mélancolique! quel beau langage et quels vers! Homère lui-même, n'est pas au-dessus de notre poëte, lorsqu'il compare les générations des hommes aux générations des feuilles qui jonchent la terre en automne.
Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre 208, aperçoit des figures gravées sur le pavé de marbre; elles retracent aux yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le poëte s'abandonne ici plus que jamais à son goût pour les mélanges de la fable avec l'histoire, et du sacré avec le profane. Ces figures gravées représentent Lucifer et Briarée; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de foudroyer les géants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la confusion des langues; Niobé et les corps inanimés de ses enfants; Saül, qui se tua sur les monts Gelboë, Arachné, à demi-changée en araignée; Roboam, au moment où ses sujets le précipitent de son char; Alcméon qui tue sa mère, et Sennachérib tué par ses enfants; Thomiris plongeant dans le sang la tête de Cyrus; les Assyriens fuyant après la mort d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie.
Un ange apparaît aux deux voyageurs. Sa robe était blanche et sa face brillait comme l'étoile étincelante du matin: il ouvre les bras, ensuite les ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au second cercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume, avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur. «Ah! s'écrie le poëte, que ces routes sont différentes de celles de l'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et là bas au milieu de lamentations horribles.» Ils arrivent cependant au second cercle, où sont purifiés les envieux 209. Là, il n'y a ni statues ni gravures; le mur et le pavé sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sont couvertes de manteaux à peu près de la même couleur, et vêtues en dessous d'un vil silice. Elles sont appuyées la tête de l'une sur l'épaule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intérieur du cercle, comme de malheureux aveugles qui mendient à la porte des églises, et tâchent par une attitude pareille d'exciter la pitié. Une de leurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles que des chants et des paroles de charité, sentiment si discordant avec le péché qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumière, leurs paupières sont fermées et comme cousues par un fil de fer. Le temps a rendu peu intéressantes pour nous les rencontres que les deux poëtes font dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sont pour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'une diatribe contre les Toscans 210, dans laquelle, en suivant le cours de l'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux où il s'élargit, grossi par plusieurs rivières, l'ombre d'un certain Guido del Duca, de la petite ville de Brettinoro dans la Romagne, caractérise, sous l'emblème d'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et de Florence.
Le soleil couchant dardait ses rayons sur le visage du poëte, quand tout à coup une autre lumière frappe ses yeux si vivement qu'il est obligé d'y porter la main 211: il compare l'éclat de ce coup de lumière à celui d'un rayon réfléchi par la surface de l'eau ou d'un miroir. Cet objet, dont il ne peut soutenir la vue, est un ange qui vient leur indiquer le passage par où ils doivent s'élever au troisième cercle. Tandis qu'ils en montent les degrés, Dante expose à Virgile quelques doutes qui lui sont restés sur ce que Guido del Duca vient de leur dire. Virgile lui en explique une partie, et lui promet que Béatrix, qu'il verra bientôt, achèvera de les résoudre. Le véritable but du poëte, dans cet entretien, paraît être de rappeler aux lecteurs qui pourraient l'oublier, ce personnage principal de son poëme, cette Béatrix qu'il n'oublie jamais.
Dans le troisième cercle, destiné à l'expiation de la colère, il a voulu opposer à ce péché des exemples de la vertu contraire; mais, pour varier ses moyens, au lieu de représenter ces exemples sculptés ou gravés, il les encadre dans une vision ou dans une extase qu'il éprouve à la vue de tant de merveilles. Il suit toujours son système de mélanges, et place dans cette vision la Vierge qui reprend son fils avec douceur quand elle l'a retrouvé dans le temple, disputant au milieu des docteurs; Pisistrate, maître d'Athènes, calmant par une réponse indulgente sa femme qui l'exhorte à punir une insolence faite publiquement à leur fille, et saint Étienne demandant à Dieu la grâce de ceux qui le lapident. Le supplice des colériques est d'être enveloppés dans un brouillard aussi épais que la fumée la plus noire 212, mais qui ne leur ôte ni la parole ni la voix; ils chantent un hymne de paix et de miséricorde, l'Agnus Dei; l'un d'eux parle au poëte, et s'entretient avec lui sur le libre arbitre. C'est un certain Marc, de Venise, homme vertueux, qui avait été son ami, et qui n'avait d'autre défaut pendant sa vie que d'être fort sujet à la colère. On remarque dans son discours cette peinture naïve de l'âme, telle qu'elle est dans son innocence primitive. «L'âme sort des mains de celui qui se complaît en elle avant de la créer, simple comme un jeune enfant qui rit et pleure tour à tour, qui ne sait rien, sinon qu'ayant reçu la vie d'un être bienfaisant, elle se tourne volontiers vers tout ce qui la fait jouir. Elle savoure d'abord des biens de peu de valeur; dans son erreur elle les poursuit ardemment, si un guide ou un frein ne l'en détourne et ne lui fait porter ailleurs son amour 213.»
De là il s'élève à des idées politiques, à la nécessité des lois et à celle d'un chef habile qui sache régir la cité. C'est encore le Gibelin qui parle ici autant que le poëte. «Les lois existent, dit-il, mais qui les exécute? personne: parce que le pasteur qui marche à la tête du troupeau peut être sage, mais manque de vigueur; parce que la multitude qui voit son chef poursuivre les biens dont elle est si avide, s'en nourrit elle-même et ne demande rien de plus. C'est parce qu'il est mal gouverné que le monde est devenu si coupable, ce n'est point que de sa nature il soit nécessairement corrompu 214. Rome, qui a régénéré le monde, avait autrefois deux soleils qui éclairaient l'une et l'autre voie, celle du monde et celle de Dieu. L'un des deux a éteint l'autre; l'épée a été jointe au bâton pastoral, et ils vont inévitablement mal ensemble, parce qu'étant réunis, l'un n'a plus rien à craindre de l'autre. Si tu ne me crois pas, vois en les fruits: c'est au grain que l'on connaît l'herbe». On voit que Dante revient toujours à son système de division des deux pouvoirs; que toujours il attribue le pouvoir spirituel aux papes, le temporel aux empereurs, et tous les maux de l'Italie et du monde à la confusion impolitique des deux puissances dans une seule main.
Note 214: (retour)Ben puoi veder che la mata condotta
E la cagion che'l mondo ha fatio reo
E non natura che'n voi sia corrotta.Cette opinion saine et philosophique paraît fortement en contradiction avec certaines doctrines sur la corruption de la nature humaine. Les commentateurs du Dante, Landino, Velutello, Daniello, Venturi, Lombardi, ont tous passé sur cette difficulté sans même l'indiquer dans leurs notes. Il nous conviendrait mal d'être plus difficiles qu'eux.
Marc, à la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui restent encore comme des modèles des mœurs antiques, mais qui ne peuvent arrêter le torrent. Après qu'il s'est retiré, en voyant le crépuscule du soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-même de cette brume épaisse, et revoit le beau spectacle du soleil à son couchant 215. Son imagination en est si fortement émue qu'il tombe dans une rêverie profonde. Il s'étonne lui-même de la force de cette imagination impérieuse qui le poursuit. «O imagination! s'écrie-t-il, toi qui enlèves souvent l'homme à lui-même, au point qu'il n'entend pas mille trompettes qui sonnent autour de lui, qu'est-ce donc qui t'excite? Qui fait naître en toi des objets que les sens ne te présentent pas?» La réponse qu'il fait à cette question n'est pas fort claire. «Ce qui t'excite, dit-il, est une lumière qui se forme dans le ciel, ou d'elle-même, ou par une volonté qui la conduit ici-bas 216.» Alors, on se payait dans l'école de ces mots qu'on croyait entendre, et l'on avait fait de cette sorte de solutions une science où Dante était très-versé. Mais il n'y a lumière céleste qui puisse expliquer l'incohérence des objets que réunit cette espèce de vision. Ce sont purement des rêves, et les rêves d'un esprit malade. Il voit la métamorphose de Philomèle en oiseau. Cet objet disparaît, et il lui tombe dans la pensée 217 un homme crucifié: c'est l'impie Aman qui garde dans son supplice son air fier et dédaigneux, devant le grand Assuérus, Esther et le juste Mardochée. Cette image se dissipe d'elle-même comme une bulle d'eau qui s'évapore, et dans sa vision s'élève alors la jeune Lavinie, qui reproche tendrement à sa mère de s'être tuée pour elle.
Il est enfin rendu à lui-même, et retiré comme d'un songe par l'éclat d'une lumière plus vive que toutes celles dont il avait été frappé. C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par où il doit monter au cercle supérieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des paresseux. Ici Dante se fait donner par son maître une longue explication métaphysique sur l'amour, passion de la nature toujours bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volonté, qui, selon qu'elle est bien ou mal dirigée, fait naître en nous des affections haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont expiées dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la négligence à poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le quatrième, où nous sommes; et ces affections poussées à l'excès deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles supérieurs qui nous restent à parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise une seconde fois 218; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage est celui de l'école; on peut regretter qu'il ne soit pas plutôt celui du cœur. Virgile mêle à ses explications quelques nouvelles solutions sur le libre arbitre; et toujours il renvoie à Béatrix (c'est-à-dire, sous ce nom si cher, à la Théologie personnifiée) les dernières réponses que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient briser ce long entretien. Elles courent, comme les Thébains couraient pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ismène, en cherchant le dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en rappelant à haute voix des exemples tirés de l'Histoire sainte et de l'Histoire profane, où la célérité de l'action en décida le succès 219. Quand cette espèce de tourbillon s'est dissipé 220, le poëte est encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau songe.
Note 219: (retour) C'est Marie qui courut en allant visiter Elisabeth dans les montagnes; et César qui, pour soumettre Herda (aujourd'hui Lérida), partit de Rome, alla faire assiéger Marseille par un de ses lieutenants, et courut de-là en Espagne. Ce mélange que fait le Dante du sacré avec le profane, dans ses citations historiques, est si fréquent, qu'il en faut conclure que ce n'était point en lui un effet des caprices de l'imagination, mais un système.
Note 220: (retour) J'omets ici à dessein ce que Dante fait dire par une de ces ombres, celle d'un abbé de St.-Zenon à Vérone; elle lance en courant un trait contre un homme puissant, et lui prédit qu'il se repentira bientôt d'avoir un pied déjà dans la tombe (l'un piede entro la fossa), donné par force pour abbé à ce couvent son fils naturel, difforme de corps et plus encore d'esprit. Ces traits de satire particulière sont sans intérêt pour nous, si nous n'en connaissons pas l'objet; et si nous apprenons des commentateurs que celui-ci est dirigé contre le vieil Albert de la Scala, l'un de ces seigneurs de Vérone chez qui Dante avait été si bien accueilli dans son infortune, c'est une raison de plus pour ne nous y pas arrêter.
A l'heure de la nuit où ce qui restait de la chaleur du jour ne peut plus résister au froid de la lune, de la terre, et peut-être, ajoute-t-il, de Saturne, une femme bègue, boiteuse et difforme lui apparaît, et devient à ses yeux une sirène qui le charme par sa beauté et par son chant. Mais une autre femme belle et sévère paraît, s'élance sur la sirène, déchire ses vêtemens, et ne fait voir dans ce qu'elle découvre qu'un objet hideux et si infect que le poëte se réveille; emblême énergique, mais peut-être un peu crûment exprimé, des trois vices expiés dans les trois cercles supérieurs.
Une voix bien différente appelle Dante pour le conduire au premier de ces trois cercles, qui est le cinquième du Purgatoire: c'est la voix d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable dans ce séjour mortel. Ses deux ailes étendues ressemblaient à celles du cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement l'air en promettant le bonheur à ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. Cette image douce et d'une suavité céleste contraste admirablement avec la première; et cet ange qui promet des consolations en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition même. Les avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds et les mains liés, forcés de regarder la terre où ils eurent toujours les yeux attachés pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de la maison de Fiesque; il ne régna qu'un mois et quelques jours, mais ce peu de temps lui suffit pour reconnaître que le manteau pontifical est si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau paraît léger comme la plume.
Une autre de ces ombres avares, parmi des plaintes qui ressemblent à celles d'une femme dans les douleurs de l'enfantement 221, tient des discours qui feraient difficilement deviner ce qu'elle fut sur la terre. Elle invoque la vierge Marie; qui fut si pauvre qu'elle ne trouva qu'une étable où déposer son saint fardeau; le bon Fabricius, qui préféra la pauvreté à des richesses mal acquises, et enfin saint Nicolas, dont la libéralité sauva trois jeunes filles du déshonneur où allait les plonger la pauvreté de leur père.... C'est Hugues Capet qui parle ainsi; non pas le premier roi de la race capétienne, mais son père Hugues-le-Grand, duc de France et comte de Paris, qui fut, avant son fils, surnommé Cappatus, Capet, pour des raisons sur lesquelles nos historiens ne s'accordent pas 222: «Je fus, dit-il, la tige de cet arbre maudit, qui étend son ombre malfaisante sur toute la chrétienté.» C'est sur ce ton, dicté par les ressentiments du poëte, que Hugues fait sa propre confession et celle de ses descendants. Le Dante n'a garde d'oublier parmi eux ce Charles de Valois, qui l'avait chassé de sa patrie. «Par ses ruses, fait-il dire à Hugues Capet, par les seules armes dont se servit le traître Judas, il causera la perte de Florence; mais à la fin il n'y gagnera que de la honte, et une honte d'autant plus ineffaçable qu'une telle peine lui paraît plus légère à supporter.» C'est là qu'il en voulait venir; c'est pour arriver à Charles de Valois qu'il a fait se confesser Hugues Capet, qu'il l'a placé parmi les princes avares, et surtout qu'il l'a fait fils d'un boucher de Paris,
On ne sait dans quelles vieilles chroniques il put trouver cette origine, que sans doute il n'inventa pas; mais on peut croire qu'il ne l'eût pas adoptée et consignée dans son poëme, si Charles, descendant de Hugues, n'eût été son persécuteur. Hugues étend ses accusations contre sa race, jusqu'à Philippe-le-Bel, à ses querelles avec Boniface VIII, et à la captivité de ce pape dans Anagni. Il avoue ensuite au poëte que pendant le jour, lui et les autres habitants de ce cercle, invoquent les noms qu'il lui a entendu prononcer; mais que pendant la nuit ils ne citent entre eux que des exemples du vice pour lequel ils sont punis. C'est alors Pygmalion, que l'amour de l'or rendit traître, voleur et parricide; et l'avare Midas, dont la demande avide eut des suites qui font encore rire à ses dépens; et l'insensé Acham qui déroba le butin de Jéricho, et fut lapidé par ordre de Josué; c'est la punition d'Ananias et de sa femme Saphira, et celle que subit Héliodore: tantôt le cercle entier voue à l'infamie Polymnestor, assassin du jeune Polidore; tantôt ils crient tous ensemble: O Crassus, dis-nous, toi qui le sais, quelle est la saveur de l'or 223.
Note 223: (retour) Allusion à la mort de Crassus, que les Parthes, connaissant son avarice, attirèrent dans un piége par l'appât d'un riche butin: son armée y périt tout entière. Il se fit tuer pour ne pas tomber entre les mains des Parthes. Ayant trouvé son corps, ils lui coupèrent la tête et la jetèrent dans un vase rempli d'or fondu, en disant ces mots, qui furent aussi adressés à la tête de Cyrus: C'est d'or que tu as eu soif, bois de l'or: Aurum sitisti, aurum bibe. Au reste, le systême dont j'ai parlé plus haut (page 161, note 1) paraît ici plus évidemment que jamais, dans ce mélange alternatif et symétrique de la fable, de la bible et de l'histoire.
Hugues Capet avait enfin terminé ses aveux; tout à coup la montagne tremble, Délos n'éprouva pas une secousse si forte avant que Latone y descendît pour mettre au monde les deux lumières des cieux. Le chant de gloire et de joie, le Gloria in excelsis Deo se fait entendre. Toute cette haute partie de la montagne, d'ailleurs inacessible aux vents, aux météores et aux orages, s'agite ainsi lorsqu'une âme est purifiée, et qu'elle est prête à s'élever vers le ciel 224. Celle qui en sort en ce moment est l'âme du poëte Stace, que Dante, d'après une fausse tradition 225, fait natif de Toulouse, quoiqu'il fût napolitain 226. Stace aborde les deux poëtes, et, en leur racontant son histoire, il témoigne, sans connaître Virgile, avoir eu toujours pour lui une vénération profonde. Son feu poétique fut excité par cette flamme qui en a tant allumé d'autres: c'est de l'Énéide qu'il veut parler; c'est elle qui fut sa mère, sa nourrice dans l'art des vers 227: sans elle, il n'aurait rien produit qui eût la moindre valeur. Pour avoir été sur la terre contemporain de Virgile, il consentirait à prolonger d'une année son exil. Dante sourit, et, en ayant reçu la permission de Virgile, il nomme au poëte Stace, celui qu'ils reconnaissaient tous deux pour leur maître. Stace se jette à ses pieds; Virgile le relève en lui disant, avec une simplicité qu'on pourrait appeler virgilienne: cessez, mon frère: vous êtes une ombre, et vous voyez une ombre aussi 228.
Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux poëtes latins, après ces premières effusions de cœur, Virgile, qui a rencontré Stace dans le cercle des avares, lui demande 229 comment, avec tant de sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu trouver place dans son cœur. Stace, sourit, et lui répond qu'il ne fut que trop éloigné de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a été puni; qu'il l'eût même été dans le cercle de l'Enfer, où les avares et les prodigues, s'entrechoquent éternellement 230, s'il n'avait été porté au repentir par ces beaux vers où Virgile s'élève contre la coupable soif de l'or 231, car, disent ici les commentateurs, l'avare et le prodigue, sont également altérés d'or, l'un pour l'entasser, l'autre pour le répandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en Enfer, ils sont réunis dans le même cercle. Mais comment, insiste Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas de bien faire, as tu ensuite été assez éclairé pour entrer dans la bonne route et pour la suivre? C'est toi, lui répond Stace, qui m'appris à boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'éclairas le premier, Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus poëte, et par toi que je fus chrétien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derrière lui une lumière: il n'est pour lui-même d'aucun secours, mais il éclaire ceux qui le suivent. Tu avais prédit un grand et nouvel ordre de siècles, le retour du règne d'Astrée et de Saturne, et une nouvelle race d'hommes envoyée du ciel 232. Cette prédiction s'accordait avec ce qu'annonçaient ceux qui prêchaient la foi nouvelle. Je les visitai, je fus frappé de la sainteté de leur vie. Quand Domitien les persécuta, je pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils me firent mépriser toutes les autres sectes: je reçus enfin le baptême; mais la crainte m'empêcha de me déclarer chrétien, et je continuai de professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette tiédeur qu'avant d'arriver au cercle d'où nous sortons, je fus retenu plus de quatre siècles dans celui des paresseux 233.
Note 233: (retour) Depuis l'an 96 de notre ère, époque de la mort de Stace, jusqu'à l'an 1300, où Dante a placé celle de sa vision, il s'était écoulé douze siècles et quatre ans. Stace a dit plus haut, c. xxi, v. 67, qu'il a passé cinq siècles et plus dans le cercle des avares: il en avait passé plus de quatre dans celui des paresseux, ce ne sont en tout qu'à peu près mille ans, passés dans ces deux cercles; les deux autres siècles s'étaient écoulés, selon le P. Lombardi, dans les lieux qui précédent les cercles du Purgatoire.
Stace apprend à son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont devenus Térence, Plaute et tous les autres poëtes latins célèbres. Ils sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-même, et les plus fameux poëtes grecs, dans ces limbes où sont aussi les héros et les héroïnes 234. Cependant les trois poëtes montaient au sixième cercle. Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en écoutant leurs discours, qui lui révélaient, dit-il, les secrets de l'art des vers 235. Un arbre mystérieux se présente au milieu du chemin, interrompt leur conversation, et arrête leurs pas. Il est chargé de fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit notre poëte, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide qui se précipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de l'arbre, après en avoir arrosé les feuilles. De cet arbre sort une voix qui célèbre d'anciens exemples d'abstinence et de sobriété tirés, selon la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du nouveau. Des ombres maigres et livides 236] errent alentour, sans pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fraîcheur du ruisseau, font naître en elles une faim et une soif dévorantes qu'elles ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands expient leur péché.
Dante reconnaît parmi eux Forèse 237, un de ses amis, dont la mort lui avait coûté des larmes. Forèse doit à Nella son épouse d'être admis dans le séjour des expiations, au lieu d'être plongé dans celui des éternels supplices. L'éloge qu'il fait de sa chère Nella amène une sortie peu mesurée de ce Florentin contre les dames de Florence et contre les modes, très-anciennes à ce qu'il paraît, mais qui de temps en temps redeviennent nouvelles. «Ma Nella que j'ai tant aimée, dit-il, est d'autant plus agréable à Dieu qu'elle trouve moins de femmes qui lui ressemblent. Dans les lieux sauvages de la Sardaigne, où les femmes vont sans vêtement, elles ont plus de pudeur que dans ceux où je l'ai laissée. O mon frère! que veux-tu que je te dise? Je vois dans un avenir prochain un temps où l'on défendra en chaire aux dames effrontées de Florence de se montrer le sein tout découvert. Quelles femmes barbares eurent jamais besoin qu'on eût recours à des peines spirituelles ou à d'autres censures pour les contraindre à se couvrir 238?» Peut-être cette réprimande est-elle un peu trop dure; elle ne vient pourtant pas d'un cénobite, ni d'un ennemi du sexe à qui elle peut déplaire. L'âme sensible du Dante est aussi connue que son génie, et les femmes auraient beaucoup à gagner si elles trouvaient souvent parmi les hommes de pareils ennemis; mais plus on est capable de les aimer, plus on les respecte, et plus on aime aussi qu'elles se respectent elles-mêmes.
Forèse fait connaître à son ancien ami plusieurs des ombres maigres qui l'accompagnent 239. On y distingue le pape tourangeau Martin IV, qui expie par le jeûne ses bonnes anguilles du lac de Bolsena 240, cuites dans les vins les plus exquis; un certain Boniface, archevêque de Ravenne, qui dépensait en bons repas les revenus de son église; Buonaggiunta de Lucques et quelques autres. Buonaggiunta, l'un des poëtes italiens du treizième siècle, avait fait, selon l'usage de ce temps, beaucoup de poésies amoureuses où il n'y avait point d'amour. Il n'en était pas ainsi du Dante, à qui l'amour avait dicté ses premiers vers. C'est ce qu'il fait sentir par ce petit dialogue entre Buonaggiunta et lui. «Vois-je en vous, lui dit le Lucquois, celui qui a publié des poésies d'un nouveau style, qui commencent par ce vers:
Je suis, lui répond le Dante, un homme qui, lorsque l'amour l'inspire, écrit, et se contente de publier ce qu'il lui dicte au fond du cœur 242. O mon frère, reprend le vieux poëte, je vois maintenant ce qui nous a retenus, moi et les poëtes de mon temps 243, loin de ce nouveau style, de ce style si doux que j'entends aujourd'hui. Je vois que vos plumes se tiennent strictement attachées aux paroles de celui qui vous dicte; c'est ce que ne firent certainement pas les nôtres; et plus dans le dessein de plaire on veut ajouter d'ornements, moins il peut y avoir de rapports de l'un à l'autre style». Dante donne ici en peu de mots toute la poétique d'un genre aimable, ou pour obtenir de vrais succès il ne faut point écrire d'après son imagination, mais d'après son cœur.
Pendant un entretien du Dante avec Forèse, dans lequel le poëte se fait prédire la chute et la fin tragique du chef de la faction des Noirs, qui l'avait fait bannir de Florence 244, les ombres s'éloignent avec la double légèreté que leur donnent leur maigreur et leur volonté 245. Forèse va les rejoindre, et Dante continue sa route avec les deux autres poëtes. Un second arbre, différent du premier, paraît encore devant eux; ses branches plient sous le fruit. Une foule empressée l'entoure, en tendant les mains vers ses branches, et criant comme des enfants qui demandent un objet qu'on leur refuse. Une voix qui sort de cet arbre, apprend aux trois voyageurs qu'au-dessus se trouve l'arbre dont Ève mangea la pomme, et que celui-ci en est un de ses rejetons. Cette voix leur rappelle aussi deux traits, l'un de la Fable, et l'autre de l'Écriture, où l'on voit des malheurs causés par l'intempérance 246.
Note 244: (retour) Corso Donati se rendit si puissant à Florence après en avoir fait chasser les Blancs, qu'il devint suspect au peuple. Dans un tumulte populaire excité contre lui, il fut cité et condamné. Le peuple se porta à sa maison avec l'étendard ou gonfalon de justice. Corso se défendit courageusement avec quelques amis; mais, vers la fin du jour, il essaya de s'échapper. Poursuivi par des soldats catalans qu'il ne put gagner, il tomba de cheval; son pied s'engagea dans l'étrier; il fut traîné quelque temps sur la terre, et enfin massacré par les soldats. Cet événement arriva en 1308. Il paraît qu'il était alors récent; et l'on voit par-là où en était le Dante de la composition de son poëme l'an 1308 ou au plus tard en 1309. Au reste Forèse, dans cette prédiction du passé, ne nomme point Corso, et parle avec une obscurité mystérieuse, qui non seulement est le style ordinaire des prophéties, mais qui convenait particulièrement à un frère parlant du meurtre de son frère, quoiqu'ils fussent de deux partis opposés.
Note 246: (retour) Les Centaures qui voulurent, dans l'ivresse, enlever à Pirithoüs sa jeune épouse, et furent vaincus par Thésée; et les Hébreux, que Gédéon, marchant contre les Madianites, ne voulut point admettre dans son armée, parce que, brûlés par la soif, ils avaient bu trop abondamment et trop à leur aise, de l'eau d'une fontaine. Où notre poëte allait-il donc chercher à tout moment des contrastes et des disparates aussi bizarres?
Un ange paraît, le plus brillant qui leur ait encore servi de guide. Le verre ou le métal embrasé dans la fournaise, ont moins d'éclat que son visage; mais sa voix n'en est pas moins suave, ni le vent de ses ailes moins rafraîchissant et moins doux. «Tel que Zéphir au mois de mai, lorsqu'il annonce l'aurore, s'agite et répand les parfums qu'il exprime de l'herbe et des fleurs, tel, dit le poëte, je sentis sur mon front un vent léger, telles je sentis s'agiter les ailes d'où s'exhalait un souffle parfumé d'ambroisie 247».
En montant, sous la conduite de cet ange, vers le septième et dernier cercle, Dante occupé de ce qu'il vient de voir, voudrait apprendre comment des âmes, qui n'ont aucun besoin de se nourrir, peuvent éprouver la maigreur et la faim 248; Stace, invité par Virgile, entreprend de le lui expliquer. Sa théorie sur la partie du sang destinée à la reproduction de l'homme; sur cette reproduction, sur la formation de l'âme végétative et de l'âme sensitive dans l'enfant avant sa naissance, sur leur développement lorsqu'il est né, sur ce que devient cette âme après la mort, emportant avec elle dans l'air qui l'environne une empreinte et comme une image du corps qu'elle animait sur la terre; tout cela n'est ni d'une bonne physique, ni d'une métaphysique saine; mais dans ce morceau de plus de soixante vers, on peut, comme dans plusieurs morceaux de Lucrèce, admirer la force de l'expression, la poésie de style, et l'art de rendre avec clarté, en beaux vers, les détails les plus difficiles d'une mauvaise philosophie, et d'une physique pleine d'erreurs.
Dans le dernier cercle où nos poëtes sont parvenus, des flammes ardentes s'élèvent de toutes parts; à peine, entre elles et le bord du précipice, peuvent-ils trouver un passage. Des chants qui partent du sein même de ces flammes, en faisant l'éloge de la chasteté, et en rappelant d'anciens exemples de cette vertu 249, leur apprennent que c'est ici qu'est puni le vice contraire. Parmi ceux qui en furent atteints, et dont le poëte distingue les différentes espèces plus clairement que je ne le puis faire 250, Dante reconnaît Guido Guinizzelli, qui l'avait précédé dans la carrière poétique, et dont il admirait les vers. Il n'ose approcher de lui pour l'embrasser, à cause des flammes qui l'environnent; mais il regarde avec attendrissement celui qu'il nomme son père, et le père d'autres poëtes meilleurs que lui, qui leur apprit à chanter avec douceur et avec grâce des poésies d'amour. Guido, surpris de tant de marques de respect et de tendresse, lui en demande la cause. Ce sont, répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera d'aimer tant que durera le style moderne 251. Guido, sensible à ses éloges, mais peut-être plus modeste en Purgatoire qu'il ne l'était dans ce monde, lui montre un autre poëte qu'il dit les mériter mieux: c'est Arnault Daniel, troubadour provençal, qui surpassa tous les écrits d'amour en vers, et tous les romans en prose 252. Ceci indique clairement l'influence qu'avaient eue les Troubadours sur la poésie italienne, dans ses premiers temps, et l'admiration que Dante conservait pour eux à une époque où c'était bien de lui qu'on pouvait dire qu'il les avait surpassés tous. Il les aurait égalés dans leur propre langue; aussi met-il dans la bouche d'Arnault une réponse en huit vers provençaux, que ce Troubadour finit en le suppliant de se souvenir de sa douleur; c'est-à-dire, de faire pour lui des prières qui la terminent: Arnault rentre ensuite dans les flammes qui le dérobent à la vue, comme Guido y est rentré, après avoir fait la même demande.
Note 249: (retour) Ils font entendre les paroles de Marie à l'ange qui lui annonce qu'elle concevra: Virum non cognosco; et un moment après c'est Diane, qui chassa Calisto parce qu'elle avait cédé au poison de Vénus:Che di Venere avea sentito il tosco.Puis toutes ces voix célèbrent des maris et des femmes qui ont vécu chastement. Toujours le même systême; et jamais un trait de la Bible, qui n'en amène, par opposition, un de la Fable.
Un obstacle reste encore à franchir pour sortir de ce dernier cercle 253; ce sont ces flammes mêmes qui en remplissent l'enceinte. Quoique invité par l'ange, et fortement encouragé par Virgile, Dante craint d'approcher de ce feu qu'il faut traverser; mais son maître emploie enfin un motif tout puissant sur lui. «Vois, mon fils, lui dit-il, entre Béatrix et toi, il n'y a plus que ce seul mur.» Comme au nom de Thisbé, continue le poëte, Pyrame, près de mourir, ouvrit les yeux et la regarda, lorsque le fruit du mûrier prit une couleur vermeille 254, ainsi céda toute ma résistance, et je me tournai vers mon sage guide, quand j'entendis le nom qui renaît sans cesse dans mon cœur.» Virgile entre dans les flammes; Stace et Dante le suivent. Le maître, pour soutenir le courage de son élève, lui parle encore de Béatrix, dont il croit, dit-il, voir déjà briller les yeux. Je ne sais, mais il me semble qu'il y a un grand charme dans ce souvenir puissant d'une passion si ancienne et si pure.
En s'échappant, pour la dernière fois, de ce séjour où le sentiment de l'espérance est toujours flétri par le spectacle des peines, le poëte, désormais tout entier à l'espérance, paraît s'élancer dans un ordre tout nouveau d'idées, de sentiments et d'images. Entouré, par la force de son imagination créatrice, d'objets riants et mystérieux, il donne à son style pour les peindre, la teinte même de ces objets. Sa marche, son repos, ses moindres gestes sont fidèlement retracés; il puise ses comparaisons, comme ses images, dans les tableaux les plus simples et les plus doux de la vie champêtre. Il monte les degrés où le soleil, qui se couche derrière lui, projette au loin l'ombre de son corps. Cette ombre s'accroît, et disparaît bientôt dans l'obscurité générale: la nuit s'étend sur la montagne. Les trois poëtes se couchent, en attendant le jour, chacun sur un des échelons qui y conduisent. «Tels que des chèvres légères et capricieuses sur la cime des monts avant d'avoir pris leur pâture 255, se reposent en silence, et ruminent à l'ombre, pendant la plus grande chaleur du jour, gardées par le berger, qui s'appuie sur sa houlette, et qui veille à leur sûreté; ou tel que le pasteur, loin de sa chaumière, reste éveillé toute la nuit auprès de son troupeau, regardant sans cesse si quelque bête féroce ne vient point le disperser; tels nous étions tous trois, moi comme la chèvre, eux comme les bergers, renfermés dans l'espace étroit qui conduisait sur la montagne.»
Couché sur ces marches pendant une belle nuit, il regarde briller les étoiles qui lui paraissent plus éclatantes et plus grandes qu'à l'ordinaire; il s'endort enfin à l'heure où l'astre de Vénus paraît vers l'orient. Voici encore un songe, une vision, mais qui n'a plus rien d'incohérent et de funeste. Il voit dans une riche campagne la belle et jeune Lia qui va chantant et cueillant des fleurs pour se faire une guirlande. «Ma sœur Rachel, dit-elle dans son chant, ne peut se détacher de son miroir; elle y est assise tout le jour. Elle se plaît à contempler la beauté de ses yeux, comme je me plais à voir l'ouvrage de mes mains; voir est pour elle un plaisir, comme agir en est un pour moi.» Sous l'emblême de ces deux filles de Laban, les interprètes reconnaissent tous ici l'image de la vie active et de la vie contemplative; et cette allégorie du moins est pleine de mouvement et de grâce.
Le sommeil du Dante se dissipe en même temps que les ténèbres de la nuit. Virgile lui annonce qu'il touche au terme de son voyage; que ce jour même le doux fruit que les mortels recherchent avec tant de soins et de peines, apaisera la faim qui le dévore. Ils arrivent ensemble au haut de ces degrés rapides; Virgile lui dit alors: «Mon fils, tu as vu le feu qui doit s'éteindre et le feu éternel; tu es arrivé au point au-delà duquel ma vue ne peut plus s'étendre. J'ai employé à t'y conduire mon génie et mon art. Prends désormais ton plaisir pour guide. Tu es hors des routes difficiles, et des voies étroites. Vois ce soleil qui rayonne sur ton visage, vois l'herbe tendre, les fleurs et les arbrisseaux que cette terre produit sans culture: tu peux t'y asseoir; tu peux y marcher à ton gré, en attendant l'arrivée de celle dont les beaux yeux m'ont engagé par leurs larmes à venir à toi. N'attends plus de moi ni discours ni conseils. En toi le libre arbitre est maintenant droit et sain, et ce serait une erreur que de ne pas agir d'après lui: je te couronne donc roi et souverain de toi même.» En effet, depuis ce moment, ou l'allégorie générale du poëme se fait si clairement sentir, Virgile reste encore auprès du Dante jusqu'à l'arrivée de Béatrix, mais il ne lui parle plus: il n'est plus là que pour remettre en quelque sorte à Béatrix elle-même celui qu'elle lui avait recommandé.
L'allégorie de ce qui suit dans les six derniers chants, n'est pas moins sensible. Le Dante s'est purgé de ses péchés par toutes les épreuves qu'il vient de subir. En sortant de chaque cercle du Purgatoire, il a senti s'effacer de son front l'une des sept lettres P qu'un ange y avait gravées. Il est parvenu au séjour du Paradis terrestre, qui n'est ici que l'emblême de l'innocence primitive. Des savants théologiens avaient dit que ce Paradis était le type, ou le modèle de l'Église: c'est pour cela, sans doute, que Dante y fait paraître l'Église même, avec les symboles de tout ce qu'elle croit et de ce qu'elle enseigne 256. Impatient de visiter la forêt divine, dont l'ombre épaisse et vive tempère l'éclat du nouveau jour, il y tourne ses pas, et traverse lentement la campagne, en foulant ce sol qui exhale de toutes parts les plus suaves odeurs 257. Un air doux et toujours égal, frappe son front comme les coups d'un vent léger. Il agite et fait ployer les feuillages, mais sans courber les branches, et sans empêcher les oiseaux qui célèbrent avec joie, sur leurs cimes, les premières heures du jour, de continuer leurs concerts. Le feuillage les accompagne de son doux murmure, pareil à celui qui parcourt les forêts de pins sur les rivages de l'Adriatique, quand Éole y laisse errer le vent du midi.
Malgré la lenteur de ses pas, le poëte était arrivé dans l'antique forêt: déjà même il ne voyait plus par où il était entré: tout à coup il est arrêté par un ruisseau dont les ondes font plier l'herbe qui croît sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures qui coulent sur la terre sembleraient troubles auprès de cette eau si transparente, qu'elle ne peut rien cacher, quoique tout son cours soit couvert d'une ombre éternelle, qui n'y laisse jamais pénétrer les rayons, ni du soleil, ni de l'astre des nuits. Tandis qu'il admire la fraîcheur et la beauté des arbres qui bordent l'autre rive, il y voit paraître une femme jeune et charmante, qui chante en cueillant des fleurs dont sa route est parsemée. Il la prie d'approcher du bord, pour qu'il puisse mieux entendre ses doux chants. Elle s'approche aussi légèrement qu'une danseuse dont l'œil a peine à suivre les pas; elle s'avance parmi les fleurs, les yeux baissés comme une vierge timide; et lorsqu'elle est au bord du ruisseau elle recommence ses chansons. Elle lève les yeux, et ceux de Vénus avaient moins d'éclat quand elle fut blessée par son fils 258. Elle rit, et se met encore à cueillir des fleurs à pleines mains. Elle s'arrête et parle enfin; elle apprend au Dante ce que c'est que ce beau séjour, qui fut destiné à être l'habitation du premier homme, et ce fleuve limpide, qui se partage en deux ruisseaux, dont l'un fait oublier le mal, et l'autre fixe dans la mémoire le bien qu'on a fait pendant sa vie. «Les anciens poëtes qui ont chanté l'âge d'or et son état heureux, avaient peut-être rêvé ce beau séjour sur le Parnasse. Là vécut dans l'innocence la première race des hommes; là, règne un printemps éternel; là, sont toutes les fleurs et tous les fruits: c'est là ce nectar tant vanté dans leurs vers.» Dante tourne alors les yeux vers les deux poëtes, qui ne l'ont point encore quitté: il voit qu'ils ont ri en entendant ces derniers mots 259; et il se retourne aussitôt vers cette femme charmante.
Elle reprend ses chants remplis d'amour 260, et comme les nymphes solitaires qui, sous l'ombrage des forêts, tantôt y fuyaient les rayons du soleil, tantôt en sortaient pour les revoir, elle suit légèrement le cours du fleuve, tandis que sur l'autre bord le poëte fait les mêmes mouvements, et règle ses pas sur les siens. Elle lui dit enfin: «Mon frère, regarde et écoute.» Alors un éclat extraordinaire traverse de tous côtés la forêt. Une douce mélodie se fait entendre, et parcourt cet air lumineux. Un nouveau spectacle s'annonce. Dante, pour en tracer le tableau, n'a point assez de son inspiration accoutumée; il invoque de nouveau les muses. «Vierges sacrées 261, si jamais je souffris pour vous la faim, le froid et les veilles, je me sens forcé de vous en demander la récompense. Qu'Hélicon verse pour moi toutes les eaux de sa fontaine; qu'Uranie et toutes ses sœurs viennent à mon secours, et donnent de la force à mes pensées et à mes vers.»
Sept candélabres d'or plus resplendissants que des astres, vingt-quatre vieillards couronnés de lys, et tout un peuple vêtu de blanc précédaient un char, qui s'avançait au milieu de quatre animaux ailés; ils avaient chacun six ailes, dont les plumes étaient parsemées d'yeux semblables à ceux d'Argus; le char était traîné par un griffon, dont les ailes déployées s'élevaient si haut, qu'on les perdait de vue. Sept jeunes filles, vêtues de différentes couleurs, dansaient aux côtés du char, trois auprès de la roue droite, et quatre auprès de la gauche. Ce char et tout son cortège sont pris, comme on le voit assez, dans Ezéchiel et dans l'Apocalypse. C'est la figure ou le symbole de l'Église, ou plus particulièrement du Saint-Siège; et toutes ces descriptions, où le poëte a prodigué les richesses de son style, et les autres descriptions qui vont suivre, ne sont que des allégories religieuses, dont il est aisé de pénétrer le sens. Le char est donc l'Église, les quatre animaux sont les évangélistes, les danseuses sont les sept vertus, et le griffon, animal qui rassemblait en lui les deux natures de l'aigle et du lion, est Jésus-Christ lui-même, chef de tout le cortège et conducteur du char. Sept autres vieillards ferment la marche, et les commentateurs reconnaissent en eux S. Luc et S. Paul, l'un auteur des Actes des Apôtres, l'autre des Épîtres; quatre autres apôtres, qui ont écrit les lettres dites canoniques, et S.-Jean, l'auteur de l'Apocalypse. Enfin, ce qu'il serait plus difficile de deviner, et ce qui a partagé les commentateurs, la jeune femme qui chantait en cueillant des fleurs, et qui a préparé Dante au spectacle dont il jouit, est cette affection vive ou cet amour qui doit attacher à l'Église ceux qui veulent avoir part à ses bienfaits. Le poëte ne dit que vers la fin le nom de cette beauté symbolique. Il l'appelle Mathilde, et ne pouvait en effet trouver dans l'histoire aucune femme qui eût montré plus d'affection pour l'Église, que la célèbre Mathilde 262, et dont le nom indiquât mieux ce qu'il a voulu cacher sous cet emblême.
Le char s'arrête 263: tous ceux qui composent l'escorte se tournent vers ce char dans l'attitude du respect: les anges font entendre des cantiques de félicitation et de joie 264, et leurs mains jettent sur le char un nuage de fleurs. Une femme paraît au milieu de ce nuage, la tête couverte d'un voile blanc et couronnée d'olivier, vêtue d'un manteau de couleur verte et d'un habit rouge et brillant comme la flamme. Ici se montre dans tout son éclat ce personnage en partie allégorique et partie réel, annoncé dès le commencement du poëme, cette Béatrix, l'emblême de la science des choses divines, mais qui retrace en même temps, au milieu de ce cortège céleste et de cette pompe triomphale, l'objet d'une passion dont ni la mort, ni le temps, ni l'âge, n'ont pu effacer le souvenir. «Mon esprit, dit le poëte, qui depuis si long-temps n'avait pas éprouvé cette crainte et ce tremblement dont il était toujours saisi en sa présence, mon esprit, sans avoir besoin que mes yeux l'instruisissent davantage, et par la seule vertu secrète qui se répandit autour d'elle, sentit la grande puissance d'un ancien amour 265.»
C'est quand son cœur est ému par ces touchantes images, qu'il s'ouvre au regret que lui inspire l'absence de son maître chéri. Jusque-là Virgile le suivait encore; Dante se détourne vers lui, et ne le voit plus. Ce morceau est empreint de cette sensibilité profonde, l'un des principaux attributs de son génie, et qui même dans le délire de l'imagination la plus exaltée ne l'abandonne jamais. «Aussitôt, dit-il, que je me sentis frappé des mêmes coups qui m'avaient blessé avant que je fusse sorti de l'enfance 266, je me retournai avec respect, comme un enfant court dans le sein de sa mère quand il est saisi de frayeur ou de tristesse.... Je voulais dire à Virgile en son langage:
Mais Virgile nous avait quittés, Virgile, ce tendre père, Virgile à qui elle avait remis le soin de me guider et de me défendre! L'aspect de ce séjour délicieux ne put empêcher que mes joues ne se couvrissent de larmes. «Dante, quoique Virgile t'abandonne, ne pleure pas, ne pleure pas encore; tu en auras bientôt d'autres sujets.» C'est Béatrix qui lui parle ainsi, et bientôt en effet, de ce char où elle est assise, et d'un bord de la rivière à l'autre, elle lui fait entendre des reproches qui lui arrachent des larmes de regret et de repentir. Comment a-t-il enfin daigné approcher de cette montagne? Ne savait-il pas que l'homme y est souverainement heureux? Elle l'accuse enfin devant les anges qui, par leurs chants, semblent demander son pardon. Mais il espère en vain qu'à leur prière elle se laissera fléchir. Elle poursuit du ton le plus solennel l'accusation qu'elle a commencée.
Comblé des plus beaux dons de la nature, il aurait atteint le plus haut degré de vertu, s'il avait suivi ses heureux penchants. Dès son enfance, elle l'avait maintenu dans la bonne voie par l'innocent pouvoir de ses yeux; mais dès qu'il l'eût perdue, il s'égara dans des sentiers trompeurs. Elle eut beau le rappeler par des inspirations et par des songes. Il poussa si loin l'aveuglement, qu'il a fallu pour l'en retirer, qu'elle le fît conduire dans les Enfers, d'où il est monté jusqu'à l'entrée du séjour de gloire. Il ne peut maintenant pénétrer plus loin, ni passer le Léthé, avant d'avoir payé son tribut de repentir et de pleurs. Elle l'interpelle et lui ordonne de répondre si elle a dit la vérité 268. Pénétré de confusion et de regrets, il peut à peine laisser échapper un aveu, presque étouffé par un déluge de larmes. L'interrogatoire continue. Ici le poëte place dans la bouche de Béatrix des éloges pour Béatrix elle-même, et des censures pour lui: il y place des reproches qu'il s'était faits cent fois en secret, et qu'il prend enfin le parti de se faire publiquement. «Ni la nature, ni l'art, lui dit-elle, ne t'offrirent jamais autant de plaisir que ce beau corps 269 où je fus renfermée, et qui, maintenant séparé de moi, n'est plus que terre. Si tu fus privé par ma mort de ce plaisir suprême, quel objet mortel devait ensuite t'attirer à lui, et t'inspirer un désir? Instruit par ce premier trait qui t'avait blessé, tu devais t'élever au-dessus des objets trompeurs et me suivre toujours, moi qui ne leur ressemblais plus. Ce n'était ni de jeunes femmes, ni d'autres vanités aussi périssables, qui devaient rabaisser ton vol, et te faire sentir de nouveaux coups. Le jeune oiseau peut tomber dans un second, dans un troisième piége, mais ceux dont la plume a vieilli ne craignent plus ni les filets ni les flèches.» Enfin, elle lui ordonne de lever la tête qu'il baisse avec confusion: et, en lui donnant cet ordre, l'expression dont elle se sert, lui rappelle encore son âge, qui rendait plus honteuses de pareilles erreurs 270.
Note 270: (retour) Elle ne dit pas: lève la tête, mais: lève la barbe, Alza la barba. On ne peut pas se tromper sur le but de cette expression, qui paraît d'abord singulière; Dante l'indique lui-même dans ces deux vers:E quando per la barba il viso chiese,
Ben connobi'l velen dell' argumento.C'est-à-dire: «Et quand elle désigna mon visage par ma barbe, je compris bien ce que ce mot avait d'amer.»
Malgré la sévérité de ses réprimandes, Béatrix renouvelle par sa beauté, dans le cœur du poëte, toutes les douces impressions que sa présence y faisait naître autrefois. Sous son voile, et au-delà de cette rivière verdoyante, elle lui paraît surpasser l'ancienne Béatrix elle-même, plus encore qu'elle ne surpassait les autres femmes quand elle était ici bas. Le moment des dernières épreuves est arrivé; Mathilde le prend par la main, le dirige vers le fleuve, l'y plonge tout entier, l'en retire et le conduit, plein d'espérance et de joie, sur l'autre bord. L'allégorie devient de plus en plus sensible: quatre nymphes, qui dansaient sur la prairie, et qui sont dans le ciel les quatre étoiles qu'il a vu briller au commencement de sa vision, le conduisent auprès du char. Trois autres nymphes supérieures aux premières, s'avancent, intercèdent pour lui par leurs chants auprès de Béatrix, et la prient de tourner enfin ses regards vers son adorateur fidèle, qui a fait tant de pas pour la voir. Conduit par les quatre vertus cardinales, recommandé par les trois vertus théologales, il ne peut plus manquer de tout obtenir.
Le reste de ces allégories 271, le cortège qui remonte aux cieux, le char qui reprend sa marche, et ce qui arrive au pied de l'arbre de la science où Béatrix est descendue, et l'aigle qui se précipite sur le char, qui le heurte de toute sa force et le laisse couvert d'une partie de ses plumes, et le renard qui s'y glisse, et le dragon qui y enfonce la pointe de sa queue, et les nouveaux ornements dont le char s'embellit, et la prostituée qui s'y vient asseoir, avec un géant qui l'embrasse, qui entraîne dans la forêt cette noble conquête et le char; tous ces détails que de longs commentaires expliquent, mais qu'ils n'éclaircissent pas toujours, n'ajouteraient rien à l'idée que nous avons voulu nous faire de la machine entière et des principales beautés du poème 272: ce serait perdre du temps que de s'y arrêter.
Note 272: (retour) On sait déjà que le char est l'Église ou plutôt le Siège apostolique. L'aigle représente les empereurs, qui d'abord le persécutèrent, et finirent par l'enrichir aux depens de l'empire. Le renard est l'astucieuse hérésie; le dragon est Mahomet, selon quelques interprètes; selon d'autres plus récents (Lombardi) c'est le serpent, tentateur de la première femme, et qui désigne ici l'insatiable cupidité que Dante reproche sans cesse à la cour de Rome. La prostituée, qu'il nomme d'une manière plus franche la p...ana, est le symbole de tous les genres de corruption qui s'étaient introduits dans cette cour; et le géant qui l'embrasse, l'emporte dans la forêt, et y entraîne le char, désigne Philippe-le-Bel, qui fit transporter en France, en 1305, le pape et le trône papal, etc.
Béatrix, qui était restée au pied de l'arbre, affligée de ce spectacle, se lève 273, reprend à pied sa marche, précédée des sept nymphes qui l'accompagnent; elle fait un signe à son ami, à Mathilde, au poëte Stace, qui n'a point quitté le cortège, et leur ordonne de la suivre. Elle fixe enfin avec bonté ses yeux sur les yeux du Dante, l'appelle du doux nom de frère, et l'invite à s'approcher d'elle, pour être mieux entendue de lui. Ses sages entretiens le disposent à la dernière épreuve qui lui reste à subir. Enfin, le moment venu, Mathilde le conduit au second fleuve, qui ranime le souvenir et l'amour de la vertu, comme le premier efface le souvenir du vice. Le poëte sort des ondes, «renouvelé, comme au printemps un arbre paré de nouveaux rameaux et de feuilles nouvelles, l'âme entièrement purifiée, et digne de monter au céleste séjour».
Fin de l'Analyse de la Divina Commedia.
Le Paradis.
Après une course aussi longue et aussi pénible, après avoir descendu tous les degrés de l'Enfer et remonté tous ceux du Purgatoire, Dante arrive enfin au séjour des félicités éternelles et nous y fait arriver avec lui. Mais pourrons-nous le suivre pas à pas dans le bonheur, comme nous l'avons fait au milieu des peines? C'est ce dont, en examinant bien cette dernière partie de son poëme, on reconnaît l'impossibilité.
Dans l'Enfer, le spectacle des supplices frappe de terreur. L'imagination forte, sombre et mélancolique du poëte émeut l'âme la plus froide et fixe l'attention la plus distraite. Dans le Purgatoire, l'espérance est partout. Ses riantes couleurs parent tous les objets, adoucissent le sentiment de toutes les douleurs. Dans l'un et dans l'autre, des aventures touchantes et terribles, de fidèles tableaux des choses humaines, ou des peintures fantastiques, mais que l'on croit réelles et palpables, parce qu'elles donnent aux beautés idéales des traits qui tombent sous les sens; enfin des satyres piquantes et variées, réveillent à chaque instant la sensibilité, l'imagination ou la malignité.
Le Paradis n'offre presque aucune de ces ressources. Tout y est éclat et lumière. Une contemplation intellectuelle y est la seule jouissance. Des solutions de difficultés et des explications de mystères remplissent presque tous les degrés par où l'on arrive à la connaissance intime et à l'intuition éternelle et fixe du souverain bien. Cela peut être admirable sans doute, mais cela est trop disproportionné avec la faiblesse de l'entendement, trop étranger à ces affections humaines qui constituent éminemment la nature de l'homme, peut-être enfin trop purement céleste pour la poésie, qui dans les premiers âges du monde fut, il est vrai, presque uniquement consacrée aux choses du ciel, mais qui, depuis long-temps, ne peut plus les traiter avec succès, si elle ne prend soin d'y mêler des objets, des intérêts et des passions terrestres.
C'est un soin qu'elle prend beaucoup trop peu, dans cette partie de la Divina Commedia qui nous reste à connaître. Dante a voulu s'y montrer philosophe et surtout grand théologien. Il s'y est entouré de tout l'appareil de cette science, et a mis sa gloire à l'embellir des fleurs de la poésie. On peut le louer; l'admirer même d'y avoir réussi; mais sans être théologien soi-même, on ne peut que difficilement se plaire à ce tour de force continuel. On suit encore avec curiosité la marche de son génie; mais on ne s'arrête plus aussi volontiers avec lui; on n'aime plus autant à écouter ses personnages, trop savants pour ne pas fatiguer notre ignorance; et quelque importante que soit l'affaire du salut, on ne peut trouver de plaisir à s'en occuper pendant trente-trois chants entiers, quand on ne cherche qu'un exercice agréable de l'attention et un utile amusement de l'esprit. Suivons donc rapidement le poëte et sa conductrice, et ne choisissons d'autres détails dans leur dernier voyage, que ce qui s'accorde avec l'objet purement littéraire qui nous l'a fait entreprendre avec eux.
Le début en est grave et même sévère. Il n'annonce pas, comme le précédent, une jouissance vive ou un élan de l'âme, mais le recueillement et la contemplation. «La gloire de celui qui meut ce grand tout pénètre l'univers entier et brille dans une partie plus que dans l'autre 274. C'est dans le ciel que se réunit le plus de sa splendeur: j'y montai; je vis des choses que l'on ne saurait plus redire quand on est descendu ici-bas: en approchant de l'objet de son désir, notre intelligence s'enfonce dans de telles profondeurs, que la mémoire ne peut retourner en arrière 275.» Il faut donc qu'il invoque un secours surnaturel; et, comme pour annoncer qu'il se prépare encore à mêler quelquefois le profane avec le sacré, il commence par invoquer Apollon 276: c'est le vainqueur de Marsyas 277, qu'il prie de lui accorder son inspiration divine, pour qu'il puisse révéler aux hommes les beautés du Paradis. «Si tu daignes m'inspirer, dit-il, tu me verras m'approcher de ton arbre chéri et me couronner de ses feuilles, dont mon sujet et toi, vous m'aurez rendu digne. O mon père! par l'effet et à la honte des passions humaines, on en cueille si rarement pour le triomphe ou d'un César, ou d'un poëte, que ce devrait être un grand sujet de joie pour toi de voir quelqu'un désirer ardemment ce feuillage. 278»
Note 278: (retour) Il dit cela plus poétiquement, et, s'il se peut, trop poétiquement peut-être: «Que la feuille du Pénée (c'est-à-dire, de l'arbre dans lequel fut changée Daphné, fille de ce fleuve) devrait apporter beaucoup de joie au dieu de Delphes, quand quelqu'un est passionné pour elle.»Che partorir letizia in su la lieta
Delfica deita dovria la fronda
Peneia, quando alcun di se asseta.
C'est par un moyen extraordinaire, et qui porte bien le caractère de l'inspiration, que Béatrix, avec qui il est encore sur la montagne, l'enlève au haut des cieux. Il la voit regarder le soleil plus fixement que fit jamais un aigle; il puise dans ses regards une force qui lui permet d'arrêter lui-même ses yeux sur cet astre, plus qu'il n'appartient à un mortel. A l'instant, il le voit étinceler de toutes parts, comme le fer qui sort bouillant de la fournaise: il lui semble qu'un nouveau jour se joint au jour, comme si celui qui en a le pouvoir avait orné les cieux d'un second soleil. Béatrix restait l'œil attaché sur les sphères éternelles; et lui, cessant de regarder le soleil, fixait les yeux sur ceux de Béatrix. En les regardant, il se sent élever au-dessus de la nature humaine: il n'existe plus en lui de lui-même, que ce qui vient d'y créer le divin amour, qui l'enlève aux cieux par sa lumière. En approchant des sphères célestes, il entend leur immortelle harmonie, et il croit voir une partie du ciel, plus étendue qu'un lac immense, enflammée par les feux du soleil.
Béatrix, témoin de sa surprise, prévient ses questions. Parmi plusieurs explications où il ne faut pas chercher une exactitude rigoureuse, elle lui apprend que ce qui lui paraît être un grand lac de feu est le globe de la lune; que dans l'ordre établi par le créateur de l'univers, tous les êtres, animés et inanimés, ont un penchant, un instinct qui les entraîne. «C'est pourquoi, dit-elle, ils se dirigent vers différents ports dans l'océan immense de l'être 279. C'est cet instinct qui porte le feu vers la lune; c'est lui qui est la source des mouvements du cœur; c'est lui qui resserre et unit les éléments qui composent la terre. Les créatures douées d'intelligence et d'amour ne sont point étrangères à ce puissant mobile. La lumière céleste est ce qui les attire: c'est là que tendent sans cesse celles qui sont les plus ardentes: c'est là que nous emporte, en ce moment, comme au terme qui nous est prescrit, la force de cet arc qui dirige tout ce qu'il lance vers le but le plus heureux.»
Entraîné par son enthousiasme, le poëte voit alors les hommes comme partagés en deux classes; ceux qui ne peuvent pas le suivre dans son essor, et le petit nombre de ceux qui le peuvent. «O vous, dit-il 280, qui, attirés par le désir de m'entendre, avez, dans une frêle barque, suivi de loin le navire où je vogue en chantant, retournez sur vos pas, allez revoir le rivage: ne vous hasardez pas sur cette mer, où peut-être, si vous me perdiez, vous seriez perdu. Jamais on ne parcourut l'onde où j'ose m'avancer. Minerve m'inspire; Apollon me conduit, et les neuf muses me montrent l'étoile polaire. Vous autres, voyageurs peu nombreux, qui avez de bonne heure élevé vos désirs vers ce pain des anges dont on se nourrit ici, mais dont on ne se rassasie jamais, vous pouvez lancer votre vaisseau sur cette haute mer, en suivant le sillon que je trace, avant que l'onde se referme derrière moi.»
Béatrix regardant toujours le ciel, et lui toujours les yeux de Béatrix, ils arrivent enfin au globe de la lune, qui s'agrandissait à sa vue, à mesure qu'il en approchait. Les cercles que décrivent les planètes forment autant de cieux où il va s'élever successivement jusqu'à l'Empyrée, dont ses yeux auront appris par degrés à soutenir l'éclat. En arrivant dans cette première planète, il se fait expliquer par Béatrix la cause des taches que l'on voit à la surface de la lune; elle entre à ce sujet dans l'explication d'un système astronomique où les influences célestes jouent un grand rôle. C'était l'astronomie de son siècle, un peu différente de celle du siècle des Herschels, des Laplaces et des Delambres.
Toutes les planètes sont habitées par des âmes heureuses: la lune l'est par les âmes des femmes qui avaient fait vœu de virginité et qui l'ont rompu malgré elles, pour contracter des mariages où elles ont constamment suivi le chemin de la vertu 281. Dante interroge une de ces âmes qui se fait connaître à lui: c'est la sœur de ce Forèse, qu'il a rencontré dans l'un des cercles du Purgatoire 282. Elle était religieuse de Ste.-Claire et avait été retirée, par force, du cloître pour un mariage qui convenait à sa famille. Après un entretien où elle satisfait aux questions du poëte, elle lui montre près d'elle l'impératrice Constance, qu'on avait retirée, aussi par force, d'un couvent du même ordre, pour lui faire épouser Henri V, fils de Frédéric Barberouse, et qui fut mère de Frédéric II.
Le séjour de ces âmes dans la dernière des planètes, quoique leurs mérites ne pussent être diminués par la violence qui avait rompu leurs vœux, embarrassait le Dante: il avait encore d'autres doutes qu'il n'osait exposer à Béatrix. Il ne sait s'il doit se blâmer ou se louer de son silence involontaire. Il peint l'incertitude qui l'y avait forcé par trois comparaisons communes 283, mais qu'il exprime, à son ordinaire, avec beaucoup de précision et de grâce. «Entre deux mets placés à égale distance, et également faits pour le tenter, un homme libre mourrait de faim ayant de porter la dent sur l'un des deux: ainsi un agneau serait arrêté par une crainte égale entre deux loups affamés; ainsi un chien de chasse s'arrêterait entre deux daims.» Mais son désir de s'instruire était si vivement exprimé sur son visage, que Béatrix le devine, en pénètre l'objet, et va au-devant de ses demandes par des explications sur les places graduelles que les bienheureux occupent dans le ciel, sans qu'il y ait entre eux différentes mesures de félicité, et ensuite sur la violence qu'on peut faire à la volonté, sur la volonté absolue, et sur la volonté mixte, enfin sur les diverses causes qui peuvent faire que des vœux soient rompus sans crime 284. Elle s'élève ensuite au ciel de Mercure, et y entraîne Dante avec elle. La joie qu'elle témoigne en y arrivant est si vive, que la planète en redouble d'éclat. Si un astre changea ainsi et prit une face riante, que devint donc le poëte, demande-t-il lui-même, lui qui de sa nature est si mobile et si prompt à changer au gré de tous les objets?
Des milliers d'âmes rayonnantes qui habitent cette planète, accourent vers lui et sa compagne avec un empressement qu'il compare à celui des poissons, qui, dans l'eau tranquille et pure d'un vivier, courent vers ce qu'on y jette, et qu'ils regardent comme leur pâture. A mesure qu'elles s'approchent, chacune d'elles leur paraît remplie de joie dans cette vive splendeur qui sort d'elle-même. L'une de ces âmes lumineuses leur offre de les instruire de ce qu'ils désireront savoir. Dante lui demande qui elle est et pourquoi elle habite cet astre? Alors, comme le soleil qui se voile par l'excès même de sa lumière, quand la chaleur a consumé les vapeurs qui en tempéraient l'éclat, l'âme sainte, dans l'excès de sa joie, se cache dans ses rayons et lui répond, ainsi renfermée. C'est l'empereur Justinien, qui fait en peu de mots sa propre histoire 285, et ensuite celle de l'aigle romaine, qu'il prend de trop haut, puisqu'il remonte jusqu'aux combats d'Énée et de Turnus; mais il la conduit par époques distinctes, en citant les principaux faits et les principaux noms de l'histoire romaine, jusqu'aux empereurs, montrant toujours l'aigle victorieuse et triomphante. Enfin, conduite par Titus, elle vengea sur les Juifs le crime qu'ils avaient commis 286; et depuis encore, Charlemagne vainquit à l'abri de ses ailes, et secourut l'Église sainte attaquée par les Lombards 287.
Note 285: (retour) C. VI. Les dix premiers vers de ce récit fournissent un exemple remarquable de l'originalité d'idées et d'expression du Dante, et des tournures savantes et nouvelles qu'il emploie pour exprimer les choses les plus simples. Justinien avait à dire: Depuis que Constantin eût transféré le siége de l'empire, l'aigle régna pendant plusieurs siècles dans la ville qu'il avait fondée; elle passa de main en main jusque dans la mienne, etc. Voici maintenant comme il s'exprime: «Depuis que Constantin tourna le vol de l'aigle contre le cours du ciel, qui la suivait au contraire quand elle obéissait à l'antique héros qui fut époux de Lavinie; pendant cent et cent années, et plus, l'oiseau divin se tint à l'extrémité de l'Europe, voisin des monts dont il était d'abord sorti; de là il gouverna le monde, à l'ombre de ses ailes sacrées, et passant de main en main, il vint enfin jusqu'à la mienne; je fus empereur, et je suis Justinien.» Pour entendre ce début du VIe. chant, il faut se rappeler que Constantin, en passant de Rome à Bysance, allait du couchant au levant; qu'il portait ainsi l'aigle romaine contre le cours du ciel ou des astres, qui est du levant au couchant (ce qui renferme une allusion sensible aux suites, funestes pour la puissance romaine, de la translation de l'empire); qu'au contraire Énée, que le poëte suppose avoir eu déjà des aigles pour enseignes, venant de Troie en Italie, allait d'orient en occident, et qu'ainsi le ciel semblait suivre ses aigles; enfin, l'oiseau de dieu régna pendant plusieurs siècles auprès des monts d'où il était d'abord sorti, parce que la ville de Constantinople, située aux confins de l'Asie, est assez voisine des monts de la Troade, d'où était parti Énée, premier fondateur de l'empire. Ce n'est pas, comme on le croit, au langage du Dante, c'est à ce style rempli d'allusions à des choses peu connues de son temps, et qui ne le sont pas généralement dans le nôtre, qu'il faut le plus souvent attribuer la difficulté de l'entendre.
Note 287: (retour) Il y a encore dans ce dernier trait quelque confusion de temps. L'empire romain ni son enseigne n'existaient plus en Occident depuis près de trois siècles, quand Charlemagne détruisit le règne des Lombards, et ce ne fut que vingt-cinq ou vingt-six ans après qu'il releva le trône et l'aigle impérial; mais dans tout ce morceau historique, qui est de près de cent vers, il y a une précision, une justesse, et en même temps qu'une poésie de style, qu'on ne saurait trop admirer.
Ici le poëte qui fait parler Justinien, se montre à découvert. L'empereur conclut de tout ce qu'il a raconté, que le parti qui obéit à l'aigle de l'Empire et celui qui y résiste, c'est-à-dire les Gibelins et les Guelfes, sont également coupables. Les uns opposent à cette enseigne publique celle des lys 288; les autres se l'approprient et la font servir à leurs desseins. Les Gibelins en doivent choisir une autre: on n'est plus digne de la suivre, quand on veut la séparer de la justice. Elle ne sera point abattue par ce nouveau Charles 289, avec ses Guelfes. Qu'il craigne plutôt les serres de l'aigle; elles ont enlevé la crinière à de plus forts lions que lui.
Justinien répond enfin à la seconde question du Dante. Les âmes qui habitent cette petite planète, ont suivi la vertu, mais pour en retirer de l'honneur et de la renommée. Ce but, en diminuant leur mérite, leur a interdit un plus vaste séjour de gloire; mais elles sont contentes de leur partage. La lumière dont brille Roméo le console de ses disgrâces, et de l'ingratitude qui paya ses grands services. Ce Roméo était un personnage alors célèbre, qui avait été dans sa vie pélerin et ministre: en revenant de St.-Jacques en Galice, il était arrivé a la cour de Raimond Bérenger, comte de Provence, qui lui confia la conduite de ses affaires. Il les conduisit si bien, que Bérenger maria ses quatre filles avec quatre rois. Au lieu de l'en récompenser, il écouta ses flatteurs, ennemis de Roméo, qui fut obligé de s'en aller pauvre et déjà vieux, et de reprendre son bourdon et ses pélerinages.
En terminant ce récit, l'âme de Justinien va rejoindre les autres âmes heureuses 290. Elles reprennent ensemble leur danse qu'elles avaient interrompue, et comme des étincelles rapides elles disparaissent dans l'éloignement. Béatrix, restée seule avec le Dante, s'empresse de résoudre des doutes qu'elle lit dans ses yeux, et dont l'objet est cette vengeance que Titus tira des Juifs. Justinien a dit que ce prince courut venger la vengeance de l'ancien péché 291. Comment une vengeance peut-elle être juste, quand elle punit la vengeance d'un crime? Mais ce crime, ou ce péché était celui du premier homme: la vengeance qui en avait été prise, était la mort à laquelle Jésus-Christ s'était soumis: cette mort était elle-même un crime commis par les Juifs, qui exigeait une vengeance, et c'est cette vengeance qui fut exercée par Titus. Béatrix entre, à ce sujet, dans des explications très-longues et très-théologiques, sur la rédemption, sur le péché originel qui la rendait nécessaire, et sur d'autres questions de cette nature; l'on regrette toujours que Dante s'y soit engagé; mais toujours aussi l'on est surpris de voir avec quelle force, quelle propriété de termes, et, autant que la matière le comporte, avec quelle clarté il les traite.
Il se trouve transporté dans la planète de Vénus 292, sans s'être aperçu du voyage; il n'en est averti qu'en voyant Béatrix devenir plus belle. Les âmes qui y font leur séjour brillent dans la lumière de cet astre, comme des étincelles dans la flamme, comme une voix se distingue d'une autre voix, quand l'une est stable et que l'autre varie ses intonations. Ces lumières si brillantes tournent en rond, avec plus ou moins de vivacité, sans doute, dit le poëte, selon qu'elles participent plus ou moins à la vision éternelle. Le vent le plus impétueux qui s'échappe d'un nuage glacé paraîtrait lent auprès du mouvement de ces âmes, qui le reçoivent de la danse circulaire des séraphins autour du trône de l'Éternel. L'une de ces âmes sort du cercle, s'approche et adresse la parole au Dante. «Nous sommes prêts, lui dit-elle, à faire tout ce qui te fera plaisir. Nous tournons ainsi avec les princes de la cour céleste: mêmes mouvements, même soif d'amour divin que ces princes à qui tu adressas un de tes chants 293. Nous sommes si pleins d'amour que, pour te plaire, nous ne trouverons pas moins doux quelques instants de repos.»
Dante, du consentement de Béatrix, demande à cette âme qui elle était sur la terre. «J'y restai peu de temps, répond-elle; si j'y eusse été davantage, j'aurais prévenu beaucoup de maux. L'éclat qui m'environne et me cache, t'empêche de me reconnaître. Tu m'as beaucoup aimé, et tu en avais bien raison: si j'étais resté au monde, je t'aurais fait goûter les fruits de mon amitié. La Provence et l'extrémité de l'Italie attendaient en moi leur maître; la couronne de Hongrie brillait déjà sur ma tête; la Sicile avait reçu mes fils pour ses rois 294, si les excès d'un mauvais gouvernement n'avaient fait élever, dans Palerme, le cri de mort 295». Celui qui se désigne ainsi sans se nommer, est Charles, qu'on appela Charles Martel, roi de Hongrie et fils aîné de Charles II d'Anjou, roi de Naples. Ce prince vertueux, mort à la fleur de l'âge, avait beaucoup aimé notre poëte, qui a voulu consacrer, dans son poëme, sa reconnaissance et son amitié pour lui. Charles blâme la conduite et surtout l'avarice de son frère Robert. Dante lui demande comment il se peut que d'une semence douce, il naisse une plante amère. Charles traite philosophiquement cette question: il fait voir la nécessité dont est la différence des penchants et des dispositions dans les hommes, pour la conservation de l'ordre social. Le bien et le mal naissent de cette différence; mais le mal vient, presque toujours, par la faute des hommes. Ils ne consultent point le vœu et l'indication de la nature; ils envoient dans le cloître tel qui était né pour ceindre l'épée, et ils font roi celui qui n'était bon que pour être un orateur 296.
Charles s'éloigne après quelques autres discours: une autre âme lui succède 297. Dante l'interroge à son tour: elle lui répond du sein de sa lumière: «C'est l'âme de Cunizza, sœur d'Azzolino ou Eccellino, tyran de Padoue et de la Marche-Trévisane, dont on a parlé plusieurs fois dans cet ouvrage 298. Elle avoue que si elle habite la planète de Vénus, c'est qu'elle fut très-sujette à ses influences. Elle n'en a point de regret, puisque c'est ce qui a lié son sort à celui du fameux troubadour Foulques de Marseille, qui est là près d'elle, tout resplendissant de lumière. Foulques s'entretient aussi avec Dante et lui fait, comme Cunizza, l'aveu de son penchant à l'amour 299. Non loin de lui est Raab, cette bonne fille de Jérico, qui fut sauvée du sac de cette ville pour avoir recueilli quelques soldats de Josué dans sa maison, où elle en recueillait tant d'autres, et avoir ainsi favorisé la conquête de la terre promise. Il y avait donc, dans cette planète, de quoi employer fort bien le temps; mais Foulques, devenu très-grave depuis qu'il est un saint, ne fait que s'emporter, assez hors de propos, contre Florence, Rome, les cardinaux, le pape et les décrétales.
Note 299: (retour) «La fille de Bélus (Didon) ne brûla pas de plus de feux, quand elle offensa et Sichée et Créuse (en manquant à ce qu'elle devait à l'un, et faisant manquer Énée à ce qu'il devait à l'autre), que lui, tandis qu'il fut en âge d'aimer; ni cette souveraine du Rhodope (Phillis), qui fut trompée par Demophoon; ni Alcide, quand Iole se rendit maîtresse de son cœur.» Ce n'est pas cette accumulation d'exemples tirés de la fable, qui est ici le trait le plus singulier, c'est que ce Foulques, qui avait commencé par être troubadour, et livré, comme ils l'étaient tous, au plaisir, finit par être dévot, se faire moine, et devenir évêque de Toulouse, où il se distingua par son fanatisme persécuteur, dans la croisade contre les malheureux Albigeois. Était-ce depuis sa conversion qu'il s'était lié avec la tendre Cunizza? Pourquoi Dante, qui savait sans doute fort bien comment il avait fini, ne parle-t-il point de lui comme évêque, mais seulement comme poëte, et comme excessivement enclin à l'amour? N'est-ce pas le dernier état où l'on vit, le dernier sentiment où l'on meurt, qui décide du sort de l'âme? C'est en cela que consiste ici la plus forte singularité.
Dante le quitte pour monter dans le Soleil 300. A chaque nouvel astre où il s'élève, l'éclat de Béatrix, sa compagne, augmente, et il a bientôt autant de peine à fixer les yeux sur elle que sur les astres mêmes. C'est dans le soleil qu'il place les saints et les docteurs qui ont été comme les lumières centrales de l'Église. Salomon y figure seul pour l'ancien Testament; mais on y voit pour le nouveau, Thomas d'Aquin Gratien le canoniste, le maître des sentences Pierre Lombard, Denis l'aréopagite, Paul Orose, le philosophe Boëce, l'Espagnol Isidore, et le vénérable Bède, et deux théologiens français, Richard et Sigier, qui étaient alors des docteurs très-célèbres 301.
Note 301: (retour) Le premier était un chanoine de St.-Victor, écrivain dit-on très-sublime; l'autre un professeur de philosophie, qui tenait école dans la rue que le Dante appelle il vico degli Strami; c'est la rue du Fouare, que l'on nomme encore ainsi, et qui est près de la place Maubert. Feurre, et ensuite fouare, signifiaient en vieux langage ce que signifie aujourd'hui fourrage, paille, foin, en italien strame. Dante avait peut-être suivi les leçons de ce Sigier ou Séguier, pendant son séjour à Paris. Son vieux traducteur, Grangier, a rendu très-fidèlement cette expression:L'éternelle clarté c'est du docte Sigier,
Qui, lisant en la rue aux Feurres en sa vie,
Syllogisoit discours dont on lui porte envie.
C'est S. Thomas qui les fait tous connaître à notre poëte. Il lui fait ensuite l'histoire et l'éloge, d'abord de S. François d'Assise 302, qui épousa la Pauvreté, veuve depuis plus de onze cents ans 303; ensuite de l'ordre qu'il fonda, et des premiers solitaires qui se déchaussèrent comme lui. Or saint Thomas, qui fait ce panégyrique, était dominicain, pour lui rendre la pareille; S. Bonaventure, qui était franciscain, fait, plus pompeusement encore, celui de S. Dominique et de son ordre 304. Il fait ensuite connaître au Dante plusieurs autres docteurs qui l'accompagnent; Hugues de S. Victor, et Pierre Manducator ou Comestor, que nous appelons Pierre-le-Mangeur, et un autre Pierre, Espagnol, auteur d'une dialectique en douze livres, et quelqu'un que l'on ne s'attend guère à voir au milieu d'eux, le prophète Nathan, et le métropolitain Chrysostôme, et S. Anselme, et Donat le grammairien, et Raban Maur, et un certain abbé calabrois, nommé Giovacchino, doué de l'esprit prophétique. Pendant cette espèce de dénombrement, et pendant les deux éloges de S. Dominique et de S. François, les saints sont rangés en double cercle et forment comme deux guirlandes lumineuses, au centre desquelles Béatrix et Dante sont placés. Après chacun des discours, les saints chantent un hymne et dansent en rond avec une vélocité au-delà de toute expression humaine. Ils s'arrêtent pour un troisième éloge que S. Thomas prononce encore, au milieu d'une explication philosophique sur quelques doutes que Dante ne lui a point exposés, mais qu'il lui a laissé lire dans ses regards 305. C'est l'éloge de Salomon. Le saint orateur démontre comment ce roi, qui n'eut pas, comme on sait, une sagesse trop austère, fut pourtant le plus sage et le plus parfait des hommes. Dante reçoit encore quelques explications sur l'éternité du bonheur des justes 306, sur l'accroissement de ce bonheur après la résurrection des corps, sur quelques autres points de doctrine, et n'ayant plus rien à apprendre dans le Soleil, il monte dans l'étoile de Mars.
La foule innombrable des bienheureux y est rangée en forme de croix à branches égales. Ils y fourmillent en quelque sorte comme les étoiles dans la voie lactée, et jettent un si vif éclat qu'il fait pâlir toute autre lumière. Le nom du Christ rayonne au centre de cette croix; et un concert de voix mélodieuses sort de toutes ses parties. Ce sont les âmes de ceux qui sont morts en portant les armes dans les croisades, pour la défense de la foi. L'un de ces esprits célestes se détache de la croix 307, comme, dans une belle nuit d'été, un feu subit sillonne les airs, et semble une étoile qui change de place; il vient au-devant du Dante avec l'expression de la joie la plus vive. Il commence par lui parler un langage si exalté, qu'un mortel ne peut le comprendre; mais quand l'ardeur de son amour a jeté ce premier feu, son parler redescend au niveau de l'intelligence humaine. Il se fait connaître à lui pour Caccia Guida, le plus illustre de ses ancêtres, père du premier des Alighieri, bisaïeul du poëte, et qui transmit ce nom à sa famille. Il avait suivi l'empereur Conrad III dans une croisade, et y avait été tué. Il fait à son arrière petit-fils un tableau des anciennes mœurs de Florence, qui est une satyre des nouvelles. Ce morceau, dans l'original, est plein de grâce et de naïveté. C'est une de ces beautés primitives qu'on ne trouve, chez toutes les nations qui ont une poésie, que dans leurs poëtes les plus anciens.
«Florence, dit-il, renfermée dans l'antique enceinte d'où elle revoit encore le signal des heures du jour, reposait en paix dans la sobriété et dans la pudeur. Les femmes n'y connaissaient ni chaînes d'or, ni couronnes, ni chaussures travaillées, ni ceintures, plus belles à regarder que leur personne 308. La fille en naissant n'effrayait pas encore son père par l'idée de la richesse de la dot et de la brièveté du temps. Il n'y avait point de maisons vides d'habitants. Sardanapale n'avait point encore enseigné tout ce qu'on peut se permettre dans une chambre 309. Votre ville ne présentait pas, des hauteurs qui la dominent, plus de magnificence que celle même de Rome. Elle ne s'était pas élevée si haut, pour descendre plus rapidement encore. J'ai vu vos plus nobles citoyens vêtus de simples habits de peau, leurs femmes quitter la toilette sans avoir le visage peint, et ne connaître d'amusements que le lin et le fuseau. Femmes heureuses! chacune alors était assurée de sa sépulture, aucune ne voyait sa couche abandonnée pour des voyages en France. L'une veillait auprès du berceau, et pour apaiser son enfant, lui parlait ce petit langage dont les pères et les mères font leur plaisir. L'autre, tirant le fil de sa quenouille, contait à sa famille les vieilles histoires des Troyens, de Fiesole et de Rome. Une femme galante, un libertin 310, auraient paru alors une merveille, comme paraîtraient aujourd'hui un Cincinnatus et une Cornélie. Ce fut pour jouir d'une vie si pénible et si heureuse, des avantages d'une cité si bien ordonnée et d'une si douce patrie, que ma mère me donna le jour.»
Note 310: (retour) Il les nomme: c'est une Cianghella, qui était d'une famille noble de Florence, et qui, étant restée veuve de bonne heure, porta la galanterie jusqu'à la dissolution la plus effrénée; c'est un Lapo Saltarello, jurisconsulte florentin, qui avait eu querelle avec le Dante, et qui sans doute était d'assez mauvaise mœurs, pour que ce trait de satyre personnelle ne parût pas une calomnie.
Au milieu des jouissances du luxe, des arts et d'une société toute à la fois perfectionnée et corrompue, qui ne se sent pas attendri par la peinture de ces antiques mœurs, et qui ne tournerait pas les yeux avec un regret amer vers ces temps de simplicité, s'ils n'avaient été aussi des temps de barbarie; si les douceurs de la vie domestique n'y avaient été sans cesse altérées et troublées par les désordres civils et religieux, par une horrible et presque continuelle effusion de sang humain, par l'oppression des puissants, la souffrance ou la révolte des faibles, et les chocs désordonnés des factions et des partis?
Une histoire abrégée de Florence, depuis son origine, suit le tableau de ces anciennes mœurs 311. Caccia Guida retrace les vicissitudes de la fortune et de la prospérité florentine, et passe en revue les hommes célèbres de cette république et ses familles les plus illustres. Cette partie de son discours, qui occupe un chant tout entier, devait, ainsi que le précédent, intéresser vivement les Florentins. Celle qui suit 312, intéresse particulièrement le Dante, qui se fait prédire par son trisaïeul toutes les circonstances de son exil. «Tu quitteras, dit-il, tout ce que tu as de plus cher au monde; et c'est là le premier trait que lance l'arc de l'exil. Tu éprouveras combien est amer le pain d'autrui, et combien il est dur de descendre et de monter les degrés d'une maison étrangère 313.
Ce qui te pèsera le plus sera la société d'hommes méchants et bornés, avec laquelle tu seras tombé dans l'infortune. Leur ingratitude, leur folie, leur impiété éclateront contre toi; mais bientôt après ce seront eux et non toi, qui auront sujet de rougir....» Il lui prédit que son premier refuge sera chez les deux illustres frères Alboin et Can de la Scala, qui le combleront de bienfaits. Il ajoute à ces prédictions, des conseils que Dante lui promet de suivre. «Je vois, lui dit-il, ô mon père, que je dois m'armer de prévoyance, afin que si j'ai perdu l'asyle qui m'était le plus cher, mes vers ne me fassent pas perdre aussi les autres. J'ai visité le monde où les tourments seront sans fin, et la montagne du sommet de laquelle les yeux de Béatrix m'ont enlevé; transporté ensuite dans les cieux, j'ai appris, en parcourant les flambeaux qui y brillent, des choses qui, si je les redis, doivent paraître désagréables à beaucoup de gens; et cependant si je ne suis qu'un timide ami du vrai, je crains de ne pas vivre dans la mémoire de ceux qui appelleront ancien le temps où nous vivons.»
Il met dans la bouche de son trisaïeul la réponse que lui dictait son courage. «Une conscience troublée, ou par sa propre honte, ou par celle des siens, sera seule sensible à la dureté de tes paroles. Evite donc tout mensonge, révèle ta vision toute entière, et laisse se plaindre ceux qui en seront blessés. Si ce que tu diras paraît amer au premier moment, il deviendra ensuite un aliment sain quand il sera bien digéré. Le cri que tu jetteras, sera comme le vent qui frappe avec plus de force les plus hauts sommets; et ce ne sera pas là ta moindre gloire. C'est pour cela qu'on t'a fait voir dans les cercles célestes, sur la montagne et dans la vallée des pleurs, les âmes de ceux qui ont eu le plus de renommée; l'esprit des hommes se fixe mieux par des exemples que par de simples discours, et s'arrête, par préférence, sur les exemples les plus connus.»
Après s'être recueillie un instant dans sa gloire, et avoir joui de ses pensées 314, l'âme heureuse reprend la parole et fait briller aux yeux du Dante les principales lumières qui composent avec lui cette croix. A mesure qu'elle les nomme, ces âmes font le même effet sur les branches de la croix lumineuse qu'un éclair sur un nuage. C'est Josué, Judas Machabée, Charlemagne, Roland; et ensuite les héros plus modernes qui avaient conquis la Sicile et Naples, Guillaume, Renaud, Robert Guiscard; et ce Godefroy de Bouillon, qui paraît attendre ici, dans la foule, qu'un autre grand poëte vienne l'en tirer pour le couvrir d'un éclat immortel. Enfin cette âme qui lui avait parlé 315, lui montre quel rang elle tient dans les chœurs célestes, en allant se mettre à sa place et se rejoindre aux autres lumières.
Le poëte, arrêté long-temps dans le ciel de Mars, s'aperçoit qu'il est monté dans une planète supérieure par le nouveau degré de feu divin qui brille dans les yeux de Béatrix. Il est arrivé avec elle dans Jupiter. Les âmes des saints y paraissent sous une forme tout-à-fait extraordinaire. Elles y voltigent en chantant chacune dans sa lumière; et de même que des oiseaux qui s'élèvent des bords d'une rivière, comme pour se féliciter de leur pâture, volent tantôt en rond, tantôt rangés en longues files, de même ces âmes célestes s'arrêtent de temps en temps dans leur vol, interrompent leurs chants et forment, en se réunissant dans l'air, différentes figures de lettres. Ici, Dante invoque de nouveau sa muse, pour pouvoir expliquer ces figures, telles qu'elles sont gravées dans son esprit.
Après avoir formé d'abord trois seules lettres, où les interprètes voient les initiales de trois mots latins qui commandent d'aimer la justice des lois 316, ces flammes voltigeantes figurent trente-cinq lettres 317, voyelles et consonnes, et se rangent en deux files, dont la première trace ces mots: Diligite justitiam, et la seconde ceux-ci: Qui judicatis terram. Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre! Le fond de la planète est d'argent, et ces lettres enflammées y brillent comme des caractères d'or. Tout à coup elles se séparent, se combinent de nouveau, et forment, par leur réunion, la figure d'un grand aigle. Les unes en font la tête surmontée d'une couronne, d'autres le cou, d'autres enfin les ailes étendues, le corps et les pieds. Au souvenir de ces merveilles, Dante s'adresse à l'étoile qui les lui a offertes: il reconnaît que s'il est encore de la justice sur la terre, c'est à ses influences qu'elle est due. Il prie le moteur éternel de regarder d'où s'élève l'épaisse fumée qui en ternit les rayons. Qu'il vienne, il en est temps, chasser une seconde fois du temple ceux qui n'y font qu'acheter et vendre. La simonie, l'abus que l'on fait du pouvoir spirituel, pour enlever le pain aux malheureux sans défense, allument l'indignation du poëte, qui finit, comme il le fait peut-être trop souvent, par invectiver, en mots couverts, mais intelligibles, le pape Boniface VIII, son oppresseur.
L'aigle mystérieux, composé de bienheureux, qui paraissent tous enchantés de la place qu'ils occupent dans sa forme immense 318, ouvre son bec, et parle au nom de tous, comme si c'était en son propre nom. Il éclaircit des doutes qui s'étaient élevés dans l'âme du Dante, sur quelques points de foi; puis il bat des ailes, s'élève, vole en rond, et chante au-dessus de sa tête. C'est une satyre qu'il chante, et une satyre très-emportée, d'abord contre les mauvais chrétiens qui seront au jour du jugement moins avancés que tel qui ne connut jamais le Christ, et ensuite contre les mauvais rois qui, dans ce siècle, opprimaient les peuples et surchargeaient la terre.
«Qu'est-ce que les rois perses, dit cet aigle, ne pourront pas reprocher à vos rois, quand ils verront ouvert ce grand livre où sont écrits tous leurs méfaits? Là, on verra, parmi les œuvres d'Albert (d'Autriche) celle qui bientôt y sera inscrite, et qui livrera la Bohême au ravage 319; là, on verra la fourberie qu'emploie, sur les bords de la Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra des coups d'un sanglier 320; on verra l'orgueil qui rend fous les rois d'Écosse et d'Angleterre 321, et qui leur donne une telle soif de pouvoir, qu'aucun d'eux ne veut rester dans ses limites; on verra le luxe et la mollesse de celui d'Espagne et celui de Bohême, qui ne connurent et n'eurent jamais aucune vertu 322; on verra, dans le boiteux de Jérusalem 323, pour une bonne qualité, mille qualités contraires 324; on verra l'avarice et la bassesse de celui qui garde l'île de feu, où Anchise finit sa longue carrière 325, et pour indiquer son peu de valeur, ses hauts faits seront tracés en écriture abrégée, qui en contiendra beaucoup en peu d'espace; et chacun y verra les actions honteuses de son oncle 326 et de son frère 327, qui ont déshonoré une si illustre race et deux couronnes; et l'on y connaîtra celui de Portugal 328, et celui de Norwège 329, et celui de Dalmatie 330, qui a mal imité le coin des ducats de Venise. Heureuse la Hongrie, si elle ne se laissait plus mal gouverner! et heureuse la Navarre, si elle se faisait un rempart des montagnes qui l'environnent 331! Chacun en voit la preuve dans les plaintes et dans les murmures qu'élèvent Nicosie et Famagoste contre le tyran qui les opprime et qui ressemble à tous les autres 332.»
Après cette sortie contre les rois qui vivaient alors, l'aigle fait l'éloge des bons rois des anciens temps; mais on devinerait difficilement la forme de cet éloge 333. On se souvient que ce sont des âmes de saints qui ont formé, dans la planète de Jupiter, les différents membres et le corps entier de cet aigle impérial (car c'est cette enseigne de l'Empire qui a donné au poëte l'idée d'une invention si gigantesque et si bizarre). L'aigle donc, tournant du côté du Dante un de ses yeux, lui fait remarquer un roi qui en forme la prunelle, et cinq autres qui en composent le tour. Dans la prunelle, c'est David. Celui des cinq qui est le plus près du bec est Trajan; Ezéchias vient ensuite, puis Constantin, malgré la faute qu'il fit de céder Rome au Pape pour aller fonder l'empire grec 334; après lui, Guillaume-le-Bon, roi de Sicile; et enfin, par une inversion chronologique un peu forte, ce Riphée, que Virgile appelle le plus juste des Troyens et le plus ami de la justice 335. Trajan et Riphée dans l'œil d'un aigle composé tout entier de saints du christianisme, peuvent causer quelque surprise, et Dante ne peut dissimuler la sienne; mais l'aigle fait à ce sujet une discussion théologique qui ne lui laisse plus aucun doute; les commentateurs les plus versés dans cette matière disent que cela est conforme à la doctrine de S. Augustin. Cela est donc très-orthodoxe, et nous pouvons être tranquilles là-dessus, comme Dante le fut lui-même.
Il monte au septième ciel, qui est celui de Saturne 336; une immense échelle d'or occupait le centre de cette planète, et s'élevait à perte de vue. Tous les échellons en étaient couverts d'étoiles qui descendaient en si grand nombre, qu'il semblait que toutes les lumières du ciel s'écoulassent par cette voie. Dès que ces esprits lumineux sont parvenus au bas de l'échelle, ils se dispersent ça et là. Dante interroge celui qui se trouve le plus à sa portée, et qui se trouve être S. Pierre-Damien. En racontant son histoire, il n'oublie pas qu'il fut cardinal, et cette dignité lui rappelle quel est le train actuel des cardinaux et des papes. Encore une petite satyre, où le poëte n'a pas craint de faire entrer jusqu'à ce mot populaire: «Les chapes qui les couvrent, couvrent aussi leurs montures, et ce sont deux bêtes qui vont sous la même peau 337. Ô patience divine, ajoute-t-il, peux-tu donc en tant souffrir?»--Ô colère, ajouterai-je à mon tour, peux-tu faire descendre si bas un aussi grand génie?
Béatrix dirige sur une autre lumière les regards du poëte 338; c'est S. Benoît, fondateur d'un ordre célèbre. Dante l'aborde et lui parle. Quoique saint Benoît dise que dans cette planète tout n'est qu'amour et charité, il déclame aussi vivement contre les moines, que Pierre Damien l'a fait contre les puissances de l'Église. Il est vrai que la charité des saints ne doit pas se croire obligée de respecter des scandales, qui n'ont d'apologistes que les défenseurs, non de la religion, mais des superstitions les plus dangereuses et les plus grossières.
Quand cette dernière âme a cessé de parler, elle va se réunir à la troupe d'où elle était sortie. La troupe se resserre, et toutes ces âmes remontent l'échelle d'or aussi rapidement qu'elles l'avaient descendue. Dante, sur un seul signe que Béatrix lui fait de les suivre, y monte avec la même rapidité, tant la vertu de celle qui le conduit a vaincu sa propre nature. En un instant, il se trouve transporté dans le signe des Gémeaux: cette constellation avait présidé à sa naissance; il espère que son âme y puisera la force nécessaire pour le passage difficile qui lui reste à franchir. Avant qu'il s'élève plus haut, sa conductrice lui dit de baisser ses regards vers la terre: il obéit, jette les yeux sur les sept planètes qu'il a parcourues, et ne peut s'empêcher de sourire de la chétive figure que fait la terre.
À toutes ces ascensions successives, Béatrix a toujours augmenté de lumière et d'éclat. Mais une lumière plus vive encore que celle dont elle brille vient éclairer ces hautes régions 339. Elle l'attend elle-même, les yeux fixés vers le point où cette lumière doit 340, posé sur le nid de sa douce famille, pendant la nuit qui cache les objets, impatient de jouir de l'aspect désiré de ses petits, et de pouvoir trouver leur nourriture, soin qui lui rend agréables les travaux les plus fatigants, prévient le temps, et, sur la cime d'un buisson, attend le soleil avec le plus ardent désir, regardant fixement, jusqu'à ce qu'il voie naître l'aube du jour. Voici, dit-elle enfin, le cortége qui entoure le triomphe du Christ; voici réunie toute la clarté que ces sphères répandent dans leur cours. Comme au temps le plus serein de la pleine lune, Diane brille entre les nymphes éternelles qui colorent la voûte des cieux, ainsi, au-dessus de plusieurs milliers de lumières, rayonnait un soleil qui leur communiquait sa splendeur. Les yeux du poëte sont trop faibles pour la soutenir. Béatrix lui apprend que dans ce soleil est la sagesse et la puissance même qui rouvrit les communications si long-temps interrompues entre le ciel et la terre. À ce spectacle, Dante tomba dans le ravissement, son âme s'agrandit, sortit d'elle-même, et ne peut plus se rappeler ce qu'elle devint. Il n'osait, depuis quelque temps, regarder sa conductrice, dont l'allégresse divine avait un éclat qu'il ne pouvait soutenir. Ouvre maintenant les yeux, lui dit-elle, tu as vu des choses qui le rendent capable de les fixer sur les miens. À ces mots, il se sentit tel qu'un homme qui revient d'un songe qu'il a oublié, et qui s'efforce en vain de le rappeler dans sa mémoire. Quand toutes les langues que Polymnie et ses sœurs ont nourries de leur lait le plus doux viendraient aider la sienne, il ne pourrait atteindre au millième de la vérité, en chantant la sainte joie qu'il vit alors briller sur le visage de Béatrix.
Mais elle l'avertit de porter ses regards sur un autre objet. Sous les rayons de ce soleil où Jésus-Christ réside, fleurit un jardin émaillé de mille couleurs, et, au milieu, la rose où le verbe divin prit une chair mortelle.... On connaît ce mystérieux emblème. Dante décrit avec l'enthousiasme de la poésie et de la piété, le triomphe de la Vierge Marie, entourée de tous les bienheureux, qui chantent des hymnes à sa gloire, et qui, revêtus de flammes brillantes, en étendent vers elle les cimes, comme l'enfant tend les bras vers sa mère, quand il s'est nourri de son lait.
Béatrix s'approche d'eux et leur présente son ami, en se servant du langage mystique qui est parmi eux la langue commune 341. La prière qu'elle leur adresse est entendue. Toutes ces âmes, flamboyantes comme des comètes, commencent à se mouvoir autour du Dante et de Béatrix, comme les sphères autour du pôle. De même que tournent les cercles d'une horloge, dont l'un paraît tranquille, tandis que le dernier de tous semble voler, de même ces danses célestes tournent d'un mouvement inégal, selon les divers degrés de béatitude. De celle de ces danses que Dante remarquait comme la plus belle, sort la lumière la plus brillante. Elle tourne trois fois autour de Béatrix, en faisant entendre un chant si divin, que l'imagination du poëte ne peut le lui retracer. Béatrix reconnaît dans cette flamme le prince des apôtres. Elle le prie d'interroger Dante sur la foi, l'espérance et la charité. Pierre, toujours enfermé dans sa flamme, l'interroge en effet dans les règles sur la première de ces vertus; et ses questions, et les réponses du Dante, sont en quelque sorte la quintessence la plus substantielle de la doctrine théologique sur cette matière. On voit que le poëte y est à l'aise, qu'il s'y plaît, et que tous les détours de ce labyrinthe d'arguments et de distinctions lui sont connus. L'apôtre en est si satisfait, qu'il le bénit en chantant, et l'environne trois fois de sa lumière.
Dante est lui-même enchanté de ce succès qui lui rappelle sans doute des triomphes semblables, obtenus plus d'une fois dans les écoles. Il ne veut plus être poëte que pour traiter de pareils sujets; et c'est bien poétiquement qu'il en fait le vœu. «S'il arrive jamais, dit-il 342, que le poëme sacré auquel ont contribué le ciel et la terre, et qui pendant plusieurs années m'a fait maigrir, puisse vaincre la cruauté qui me retient hors du bercail où je dormis comme un agneau ennemi des loups qui lui font la guerre, c'est désormais avec une autre voix et sous d'autres formes 343 que je redeviendrai poëte; c'est sur les fonds de mon baptême que j'irai prendre ma couronne de laurier.» Cependant, une seconde lumière se détache de la danse céleste, et s'avance vers Béatrix, le Dante et saint Pierre: c'est l'apôtre S. Jacques: il s'approche d'abord de l'autre apôtre; et comme lorsqu'une colombe s'arrête auprès de sa compagne, toutes deux, en tournant et en murmurant, expriment leur tendre affection 344, de même ces deux princes couverts de gloire s'accueillent mutuellement. Jacques interroge Dante sur l'espérance; et il est aussi content que Pierre l'a été de ses réponses.
Une troisième flamme s'avance; c'est celle de l'apôtre S. Jean. Le poëte peint son maintien, sa démarche et l'accueil qu'il reçoit des deux autres saints, par une comparaison où il y a beaucoup de grâce, mais qu'on est tout étonné, quoiqu'elle présente une image décente et modeste, de trouver appliquée, dans le Paradis, à trois apôtres. «De même, dit-il, qu'une jeune vierge se lève, marche et entre dans la danse, seulement pour faire honneur à la nouvelle épouse, et non par aucun mauvais dessein 345; de même je vis cet astre éblouissant venir se joindre aux deux autres qui tournaient en dansant, comme l'exigeait leur ardent amour.» Après que cette danse et le chant mélodieux, au-dessus de toute expression et de toute idée, dont les trois saints l'accompagnent, ont cessé, Saint-Jean interroge Dante sur la charité 346; et, dans ce troisième interrogatoire, la question n'est pas moins approfondie; l'habileté du répondant et la satisfaction de l'examinateur ne sont pas moindres que dans les deux premiers.
Le père du genre humain, Adam, vient se joindre aux trois apôtres, enveloppé comme eux d'une flamme du plus grand éclat. Dante, quand Béatrix le lui a nommé, s'incline vers lui, comme le feuillage qui courbe sa cime au souffle passager du vent, et se relève ensuite par sa propre force. Il prie le premier homme de lui répondre, et d'éclaircir des doutes qu'il ne lui explique pas, pour ne point retarder le plaisir de l'entendre, mais qu'Adam lit dans son âme plus clairement que Dante ne les y voit lui-même. Ils ont pour objet de savoir combien de temps s'est écoulé depuis que Dieu plaça l'homme dans le Paradis terrestre, combien dura son bonheur; et la véritable cause du courroux céleste; et quelle fut la langue qu'il parla et qu'il se créa lui-même. Adam répond en peu de mots sur les premières questions. Ce ne fut point d'avoir goûté d'un fruit qui fut la cause de son exil, mais d'avoir transgressé l'ordre qu'il avait reçu. Le soleil avait achevé 4302 fois son tour annuel pendant qu'il était resté dans le séjour des limbes; et il avait vu cet astre parcourir 930 fois tous les signes célestes tandis qu'il était resté sur la terre. Il entre dans plus de détails sur la langue primitive qui avait été la sienne, et peut-être il s'arrête trop sur quelques particularités, telles que certains changements opérés dans cette langue, où El d'abord, et ensuite Éli ou Éloï signifièrent le nom de Dieu. Quant au séjour qu'il fit dans le Paradis terrestre, et au temps de son innocence et de sa félicité, il ne dura en tout que six heures, ou, comme il le dit en langage astronomique, depuis la première heure jusqu'à celle qui suit la sixième, quand le soleil passe d'une région du ciel à l'autre 347.
Le Paradis entier retentit alors du chant de gloire 348. Dante en était enivré: il croyait voir et entendre l'expression de la joie de l'univers entier; et il éprouvait lui-même l'extase d'une joie ineffable. Tout à coup une rougeur plus vive et plus ardente se montre sur le visage de S. Pierre. Aux premiers mots qu'il laisse échapper dans sa colère, le ciel entier rougit comme un nuage frappé des rayons du soleil; Béatrix même, change de couleur comme une femme honnête, qui est sûre d'elle-même, mais que la faute d'autrui et les discours qu'elle est forcée d'entendre, rendent timide. Après ces préparations oratoires, S. Pierre commence un discours contre la corruption, le luxe et les abus de la cour de Rome. Son sang et celui des premiers papes n'avaient pas élevé l'Église pour qu'elle devînt un objet de commerce, et qu'elle fût vendue à prix d'or. «Ce ne fut point, continue-t-il, d'une voix formidable, ce ne fut point notre intention qu'une partie du peuple chrétien fût à la droite de nos successeurs, et l'autre partie à la gauche, ni que les clefs qui me furent accordées, devinssent sur des étendards, l'enseigne sous laquelle on combattrait contre des peuples qui ont reçu le baptême; ni que ma figure servît de sceau à des priviléges vendus et menteurs; c'est là ce qui souvent me fait rougir et m'enflamme de colère. On ne voit là-bas dans les pâturages, que loups ravissants en habit de bergers. Ô Vengeance de Dieu! pourquoi restes-tu oisive? Des gens de Cahors et de Gascogne s'apprêtent à boire de notre sang 349: quelle avilissante fin d'un commencement si glorieux! Enfin la Providence viendra bientôt à notre secours. Et toi, mon fils, qui dois retourner encore sur la terre, parles-y avec franchise, et ne cherche point à cacher ce que je ne cache pas.»
Dès que l'apôtre a cessé de parler, toutes ces lumières triomphantes qui s'étaient arrêtées à l'entendre, s'agitent dans l'air enflammé, remontent avec lui vers l'empyrée, et disparaissent aux yeux du poëte qui les regarde avec ravissement. Il s'y trouve bientôt transporté lui-même, comme il l'a été jusqu'alors, par la force surnaturelle des regards de Béatrix. En s'élevant encore avec lui, elle s'enrichit de beautés nouvelles et d'une nouvelle lumière; et l'œil de son ami, devenu plus fort à mesure qu'il pénètre plus avant dans les cieux, ne peut plus se détacher d'elle. Cette idée allégorique qui représente, si l'on veut, la force de l'amour divin, est rendue avec des expressions évidemment dictées par le souvenir d'un autre amour 350. Béatrix lui explique la nature de l'empyrée, de ce neuvième ciel qui renferme tous les autres, et leur imprime le mouvement. Il le reçoit d'un cercle de lumière et d'amour qui l'environne de toutes parts, et qui n'est autre chose que l'âme divine elle-même, dans laquelle et par laquelle tout se meut dans le système général des sphères.
Dante n'a pas voulu que Béatrix finît de parler sans revenir au sujet qui l'occupait et l'intéressait le plus lui-même, aux désordres dont il était victime, et à l'espérance d'un meilleur temps, «Ô cupidité, s'écrie-t-elle tout-à-coup, tu tiens sous ton joug tous les hommes; tu les empêches de lever les yeux sur de si grands objets; tu fais qu'ils s'en tiennent toujours à une volonté stérile et qui ne porte jamais de fruit; la bonne foi et l'innocence ne sont plus le partage que des enfants: à peine cessent-ils de balbutier que ces vertus se changent en vices. Tous ces désordres viennent de ce qu'il n'y a personne qui gouverne sur la terre. Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas que la fortune, changeant le cours des vents, ne fasse voguer heureusement le vaisseau public, et les fruits viendront après les fleurs.»
De retour dans l'empyrée, d'où cette digression l'a écarté, Dante, après avoir donné à ses yeux une nouvelle force, en regardant ceux de Béatrix 351, les porte sur un point de lumière si rayonnant, que l'œil qui s'y fixe est obligé de se fermer. Autour de ce point, et à peu de distance, un cercle de feu tourne avec plus de vitesse que le mouvement le plus rapide des cieux. Ce cercle est environné d'un second, celui-ci d'un troisième, et ainsi jusqu'au neuvième cercle, augmentant toujours d'étendue, et diminuant de rapidité et d'éclat à mesure qu'ils s'éloignent de ce point unique d'où ils reçoivent le mouvement et la lumière. Ce sont les neuf chœurs des Anges, qui brûlent éternellement du feu d'amour, et dont l'ardeur est plus grande selon qu'ils tournent de plus près autour de ce point enflammé. Les Séraphins et les Chérubins sont les premiers, ensuite les Trônes qui complètent le premier ternaire: le second est composé des Dominations, des Vertus et des Puissances; les Principautés et les Archanges forment les deux cercles suivants, et le troisième de ce dernier ternaire est rempli par les Anges.
Ce grand tableau, sur lequel Béatrix fixe long-temps les yeux 352, comme le Dante ne l'avait pu faire, amène des explications sur l'essence divine et sur la nature des Anges. Ces explications qui ne sont pas les mêmes dans toutes les écoles de théologie, amènent à leur tour des réflexions contre la vanité de la science, contre les savants et contre les philosophes; mais Béatrix les maltraite encore moins que les prédicateurs. Elle reproche à ceux-ci de débiter en chaire des fables et des contes absurdes pour tromper le peuple. «Ils ne cherchent, dit-elle, en prêchant, que des bons mots et des bouffonneries; et pourvu qu'ils fassent bien rire, ils se gonflent dans leur froc et n'en demandent pas davantage. Mais ce froc renferme quelquefois un tel oiseau, que si le peuple pouvait le voir, il ne viendrait pas à lui pour recevoir les pardons sur lesquels il se fie 353; on en est devenu si fou sur la terre, que sans témoin et sans preuve, on court à tous ceux qui sont promis. C'est de cela que s'engraisse le porc de S. Antoine, et tant d'autres qui sont pis que des porcs, et qui nous vendent de la fausse monnaie pour de la bonne.» On voit que l'esprit satyrique du Dante ne l'abandonne jamais, et que le bon goût l'abandonne souvent. Ces traits contre les prédicateurs bouffons et contre les moines étaient vrais, surtout contre ceux de son temps; mais lorsqu'on plane dans l'Empyrée, au milieu des neufs chœurs des anges, il est dégoûtant de se sentir rappelé à de si vils objets, et d'être forcé d'abaisser ses regards des Trônes et des Dominations jusque sur le cochon de S. Antoine.
On les relève bientôt: on se trouve au-dessus du neuvième ciel 354, dans ce cercle, dit Béatrix, qui est toute lumière, cette lumière intellectuelle qui est tout amour, cet amour du vrai bien qui est toute joie, cette joie qui est au-dessus de toutes les douceurs 355. Une lumière éblouissante y coule en forme de rivière, entre deux bords émaillés des plus admirables couleurs du printemps. Il en sort de vives étincelles, qui vont s'abattre dans les fleurs et y paraissent enchâssées comme des rubis dans de l'or. Ensuite, comme enivrées de douces odeurs, elles se replongent dans le fleuve miraculeux, et lorsque l'une y rentre, une autre en sort. Béatrix lit dans les regards du Dante le désir qu'il a de savoir ce que sont toutes ces merveilles; mais elle veut qu'auparavant il boive de l'eau de cette rivière. Il se courbe à l'instant vers cette onde, comme un enfant se précipite vers le lait maternel, quand il s'est réveillé beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire. Aussitôt que ses paupières s'y sont désaltérées, ces fleurs et ces étincelles se changent à ses yeux en un plus grand spectacle: il voit les deux cours du ciel, c'est-à-dire, selon les interprètes, les anges au lieu des étincelles, et les âmes humaines à la place des fleurs. Dans un cercle de lumière émanée d'un rayon même de l'Éternel, cercle si vaste que sa circonférence formerait autour du soleil une trop large ceinture, sont disposés concentriquement, comme les feuilles d'une rose, des milliers de siéges glorieux où sont assises ces deux divisions de la cour céleste. La lumière éternelle est au centre, autour duquel les âmes heureuses, qui sont revenues de leur exil sur la terre, occupent le dernier rang. Elles se mirent incessamment dans la divine lumière; ainsi qu'une colline riante se mire dans l'eau qui coule à ses pieds, comme pour se voir parée d'une abondance d'herbes et de fleurs 356. Si le plus bas degré brille d'un si grand éclat, et s'il s'étend dans un si prodigieux espace, quelle doit donc être l'étendue de cette rose, au rang le plus élevé de feuilles? Béatrix fait admirer au poëte le nombre de ces âmes revêtues de gloire, et le prodigieux contour de la cité céleste. Presque tous ces siéges sont tellement remplis, qu'il y reste désormais peu de places. On en voit un, surmonté d'une couronne, destiné à l'empereur Henri VII; le même pour qui Dante écrivit son traité de la Monarchie; l'idée de cet empereur lui rappelle le pape Clément V, son ennemi, et la place qu'il lui a déjà promise en Enfer avec les simoniaques, dans ce trou enflammé où Boniface VIII doit enfoncer Innocent III, et Clément V enfoncer Boniface 357.
Note 355: (retour) Je passe une très-belle et très-savante comparaison par laquelle ce chant commence; je passe encore un nouvel éloge que le poëte fait de Béatrix, en protestant plus que jamais de son impuissance à la louer. Je cours au but, où le lecteur n'est pas plus impatient d'arriver que je ne le suis moi-même.
Note 356: (retour)E, come clivo in acqua di suo imo
Si specchia, quasi per veder si adorno,
Quanto è nell' erbe e ne' fioretti opimo, etc.Il faut que l'on me passe l'expression elles se mirent, un peu commune en français. Il n'y en avait point d'autre ici pour rendre le verbe specchiarsi, qui est très-noble en italien.
Au dessus de cette rose immense voltigeait l'innombrable milice des anges 358, comme un essaim d'abeilles, qui tantôt vont chercher des fleurs, et tantôt retournent au lieu où elles en parfument leurs travaux; ces anges descendaient sans cesse sur la rose, et de-là remontaient au séjour qu'habite éternellement l'objet de leur amour. Leur visage brillait comme la flamme; leurs ailes étaient d'or, et le reste de leur corps d'une blancheur qui effaçait celle de la neige. Quand ils descendaient sur la fleur, ils y portaient de siége en siége cette paix et cette ardeur qu'ils allaient puiser eux-mêmes en agitant leurs ailes. Le poëte, après avoir peint avec complaisance tous les détails de ce ravissant spectacle, exprime l'enchantement qu'il éprouve par ce rapprochement singulier, où il trouve encore à placer un trait contre son ingrate patrie. «Si les barbares venus des régions qui sont sous la constellation de l'Ourse, s'étonnèrent à l'aspect de Rome et de ses monuments, lorsque le Capitole dominait sur le reste du monde, moi qui avais passé de l'humain au divin, du temps à l'éternité, et de Florence chez un peuple juste et sensé 359, quelle fut la stupeur dont je dus être rempli?» Il se compare à un pélerin qui se délasse en regardant le temple où il est venu accomplir son vœu, et dont il espère déjà redire toutes les merveilles. Il promenait ses regards sur tous ces degrés lumineux, en haut, en bas, tout alentour. Il contemplait ces visages qui inspirent la charité, ornés de la lumière qu'ils empruntent et de leur propre joie, et sur lesquels respire tout ce qu'il y a de sentimens honnêtes 360. Dans le ravissement dont il est plein, il éprouve le besoin d'interroger Béatrix; il veut se tourner vers elle, et ne la trouve plus; mais à sa place un vieillard vénérable et tout rayonnant de gloire, qu'elle a chargé de le guider pendant le reste de son voyage. Elle est allée se replacer sur le siége de lumière qui lui était destiné au troisième rang des âmes heureuses. Dante l'y voit de loin, brillante d'un nouvel éclat et couverte des rayons de la divinité, qu'elle réfléchit tout autour d'elle. De la plus haute région où se forme le tonnerre, quand un œil mortel plonge sur les mers, il ne parcourt point une distance égale à celle qui sépare de Béatrix les yeux de celui qui la regarde; mais il ne perd rien de sa beauté, parce qu'aucun milieu n'intercepte ou n'altère son image. Il lui adresse enfin, et les plus vives actions de grâce pour le soin qu'elle a pris de le ramener, par des voies si extraordinaires, de l'esclavage à la liberté, et la prière la plus ardente pour qu'elle conserve en lui, jusqu'à son dernier moment, les magnifiques dons qu'elle lui a faits. Béatrix, dans l'immense éloignement où elle est placée, le regarde, lui sourit, et se retourne vers la source de l'éternelle lumière.
Le nouveau guide qu'elle lui a donné est saint Bernard. C'est avec lui qu'il contemple le triomphe de Marie, assise au sommet du premier cercle de la rose, et qui de-là domine sur toute la cour céleste. C'est de lui qu'il apprend les causes des différents degrés qu'occupent, au-dessous d'elle, les saints de l'ancien Testament et ceux du nouveau; qu'il obtient, en un mot, toutes les explications qu'il avait jusqu'alors reçues de Béatrix 361. C'est lui enfin qui adresse, en faveur du Dante, une longue et fervente prière à Marie 362, et qui obtient d'elle qu'il soit permis à celui que Béatrix protège, de contempler la source de l'éternelle félicité. Dante y fixe en effet les yeux; mais ni sa mémoire ne peut lui rappeler, ni son langage ne peut exprimer tant de merveilles. Il essaie cependant de rendre comment il a vu réuni par l'amour en un seul faisceau, dans les profondeurs de l'essence divine, tout ce qui est dispersé dans l'univers; la substance, l'accident et les propriétés de l'une et de l'autre; et comment il a cru voir trois cercles de trois couleurs différentes et de la même grandeur, dont l'un semblait réfléchi par l'autre, comme l'arc d'Iris par un arc semblable, et le troisième paraissait un feu également allumé par tous les deux. Tandis qu'il regarde attentivement ce prodige, en s'efforçant de le comprendre, il s'aperçoit que le second des trois cercles porte en soi, peinte de sa propre couleur, l'effigie humaine. Ses efforts pour pénétrer ce nouveau mystère, sont aussi vains que ceux du géomètre qui cherche un principe pour expliquer l'exacte mesure du cercle 363. Il y renonçait enfin, lorsqu'un éclair frappe son âme, l'illumine et remplit tout son désir. Mais il manque de pouvoir pour se retracer cette grande image. Il reconnaît enfin son impuissance, et soumet sa volonté à cet amour qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles.»
C'est ainsi que se termine ce grand drame, qui, après avoir, pendant plusieurs actes, mis sous les yeux du spectateur des événements variés et de grands coups de théâtre, paraît manquer un peu par le dénoûment. Mais ce dénoûment, dans sa simplicité, n'est-il pas, quand on l'examine de plus près, le meilleur, et peut-être le seul que comportait le sujet du poëme? C'est sur quoi je me permettrai quelques réflexions rapides.
Dernières Observations.
Le désir de connaître, ou plutôt celui de communiquer ses connaissances à son siècle, d'éclairer les hommes sur le sort qui les attendait dans cette vie future dont tout le monde s'occupait alors, sans que la vie présente en fût meilleure, et de revêtir des couleurs de la poésie, les profondeurs théologiques où il s'était enfoncé toute sa vie; ce désir, joint à celui de satisfaire ses passions politiques et de se venger de ses oppresseurs, fut ce qui inspira au poëte l'idée de cet ouvrage, auquel on donnera maintenant le titre qu'on voudra, mais qu'on ne peut se dispenser, après l'avoir examiné dans toutes ses parties, de ranger parmi les plus étonnantes productions de l'esprit humain. Il s'y représente lui-même, avec toutes les faiblesses de l'humanité, sujet à la crainte, à la pitié; flottant dans le doute, mais toujours avide de savoir, et s'élevant du gouffre des Enfers jusqu'au-dessus de l'Empyrée, avec la soif ardente de s'instruire, et l'espérance d'apprendre enfin par tant de moyens surnaturels, ce qu'il n'est pas donné aux autres hommes de connaître.
L'objet le plus éloigné de la portée de leur faible intelligence, et celui que, dans tous les temps, ils se sont le plus obstinés à définir, est ce régulateur universel, cet auteur de la première impulsion donnée au mouvement général de la nature, cet être, en un mot, par qui on explique ce qui est incompréhensible sans lui, mais plus incompréhensible lui-même que tout ce qui sert à expliquer. Toutes les religions le reconnaissent; chacune le représente à sa manière. Le christianisme a des mystères qui lui sont propres; il en a aussi qui lui sont communs avec des religions plus anciennes: le mystère fondamental qui sert de base à tous les autres, celui qui a pour objet l'essence divine, est de ce nombre. La foi se soumet et s'humilie devant ses obscurités, mais elle ne les dissipe pas. En voyant Dante s'élever toujours de lumière en lumière, escorté de différents guides successivement chargés d'éclaircir ses doutes, et de ne laisser aucun voile impénétrable à ses yeux, on ne doit pas s'attendre que celui qui couvre le premier anneau de la chaîne mystérieuse soit entièrement levé; mais à l'aspect des grandes machines qu'il employe pour expliquer des mystères du second ordre, on sent naître et s'accroître de plus en plus l'espérance de le voir créer, pour le premier de tous, une machine plus grande et plus imposante encore, qui laissera dans l'esprit, au défaut des éclaircissements qu'il n'est pas en son pouvoir de donner, une image au-dessus de toutes les proportions connues, dont l'apparition terrassera pour ainsi dire à la fois, et l'incrédulité rebelle, et l'insatiable curiosité.
Mais quelque grande, quelque prodigieuse qu'eût été cette image, n'eût-elle pas encore été plus démesurément au-dessous de ce qu'elle eût voulu rendre, qu'au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir? Supposons que le poëte eût voulu tirer un autre parti de l'emblême ingénieux des trois cercles, dont l'un est empreint de l'effigie humaine; que doué du talent de faire parler, quand il le veut, tous les objets de la nature et tous ceux que crée son génie, il eût essayé de donner une voix surnaturelle à cet emblême de la Divinité une et triple, l'abîme de lumière où il est placé comme dans un sanctuaire, aurait tremblé: tous les saints et tous les anges dont est peuplé l'Empyrée auraient tressailli de respect et seraient restés en silence; la la triple voix, fondue en une seule harmonie, se serait fait entendre; elle aurait énoncé ce que l'Éternel permet que l'on connaisse de sa nature, et reproché à l'homme, avec la véhémence que l'Écriture donne souvent à Jéhovah, sa curiosité sur ce que cette nature a d'obscurités impénétrables. Voilà sans doute un dénoûment dans le goût moderne, et qui, rendu en vers dignes du Dante, aurait fait beaucoup de fracas; mais tout ce fracas n'eût-il pas été en pure perte? N'eût-il pas été froid et mesquin par cette affectation même de grandeur, par cette ambition déplacée de donner un langage à celui que notre oreille ne peut entendre, et d'oser faire parler l'homme par la voix de Dieu? Dante a donc fait sagement de finir avec cette brièveté religieuse, et de nous donner une dernière leçon en trompant, pour ainsi dire, l'attente où il nous avait mis lui-même d'une chose impossible et hors de la portée du génie humain. Un rayon de la grâce l'illumine et lui montre tout à coup le fond de l'inexplicable mystère. Cette faveur est pour lui seul: il ne peut trouver dans son imagination ni dans sa mémoire aucune image pour la rendre sensible; l'Être éternel ne lui permet pas, et il se soumet à sa volonté. Ce dénoûment est tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait être: le poëte n'a plus rien à nous dire, et l'objet de son poëme, comme celui de son voyage est rempli.
Après l'avoir suivi dans ce voyage, d'aussi près que nous l'avons fait, nous sommes plus en état qu'on ne l'est d'ordinaire d'en apprécier la marche hardie et l'étonnante conception. Le poëme du Dante a cela de particulier, que seul de son espèce, n'ayant point eu de modèle, et ne pouvant en servir, ses beautés sont toutes au profit de l'art, et ses défauts n'y sont d'aucun danger. Quel poëte aujourd'hui, ayant à peindre un Enfer, y mettrait des objets ou dégoûtants, ou ridicules, ou d'une exagération gigantesque, tels que ceux que nous y avons vus, et surtout tels que ceux que je n'ai osé y faire voir? Quel poëte, voulant représenter le séjour céleste, figurerait en croix ou en aigle, sur toute la surface d'une planète, d'innombrables légions d'âmes heureuses, ou les ferait couler en torrent? Quel autre préférerait d'expliquer sans cesse des dogmes, plutôt que de peindre des jouissances et d'inaltérables félicités? Il en est ainsi des autres vices de composition que l'on aperçoit aisément dans la Divina Commedia, et sur lesquels il est par conséquent inutile de s'appesantir.
La distribution faite par le poëte, dans les différentes parties de son ouvrage, des matériaux poétiques qui existaient de son temps, et la manière dont il a su les y employer, peuvent donner lieu à d'autres observations.
Le génie du mal et le génie du bien, personnifiés dans les plus anciennes mythologies de l'orient, et toujours aux prises l'un avec l'autre, devinrent dans le christianisme, les anges de lumière et les anges de ténèbres, ou, populairement parlant, les anges et les diables. On se servit surtout des derniers pour effrayer le peuple: on représenta ces mauvais génies sous les traits les plus hideux; lorsqu'on les fit paraître dans des farces grossières, destinées à exalter l'esprit de la multitude par la peur, on voulut aussi que ces spectacles ne fussent pas assez tristes pour qu'elle ne pût s'y plaire; les diables furent chargés de l'égayer par des bouffonneries; on ajouta des traits ridicules à leurs attributs effrayants; on leur donna des queues et des cornes; on les arma de fourches; on en fit à la fois des monstres horribles et de mauvais plaisants. Il eût été difficile que Dante écartât de son Enfer, ces honteuses caricatures. Il était réservé à un autre grand poëte de concevoir et de peindre le génie du mal sous de plus nobles traits; de le représenter sous ceux d'un ange, dont le front porte encore la cicatrice des foudres de l'Éternel, et qui n'est en quelque sorte dépouillé que de l'excès de sa splendeur. Mais il ne faut pas oublier que Milton, qui a beaucoup profité du Dante, écrivit trois cent cinquante ans après lui.
Le christianisme n'attribue à son Enfer, que deux genres de supplices; le feu et la damnation éternelle, c'est-à-dire l'éternelle privation du souverain bien. Dante emprunta de l'Enfer des anciens, l'idée d'une variété de tourments assortie à la diversité des crimes; et cette idée, qui le sauva d'une uniformité fatigante, lui fournit des tableaux nombreux, des contrastes et des gradations de terreur. Les vents, la pluie, la grêle, des insectes dévorants et rongeurs, des tombeaux embrasés, des sables brûlants, des serpents monstrueux, des flammes, des plaines glacées, et enfin un océan de glace transparente, sous laquelle les damnés souffrent et se taisent éternellement, telles sont les terribles ressources qu'il trouva dans cette idée féconde; nous avons vu le parti qu'il en sut tirer, et les couleurs aussi fidèles qu'énergiques, qu'il répandit sur ces tableaux lugubres et douloureux.
Ce sont encore des tortures que présente le Purgatoire; mais elles ne sont plus aussi tristes, aussi pénibles pour le lecteur. Un mot, ou plutôt le sentiment qu'il exprime, fait seul ce changement; c'est l'espérance. On eut ordre de la laisser aux portes de l'Enfer; aux portes du Purgatoire on la retrouve toute entière. Elle y est; elle en pénètre toutes les parties. Elle anime les sites variés et champêtres que le poëte nous fait parcourir; elle est dans les airs, dans les rayons de la lumière, dans les souffrances mêmes, ou du moins dans les chants de ceux qui souffrent; elle est enfin comme personnifiée dans ces beaux anges, dans ces légers et brillants messagers du ciel, préposés à la garde de chaque cercle, et dont la vue rappelle sans cesse qu'on n'y est que pour en sortir.
Le Paradis ne pouvait offrir qu'un bonheur pur, sans gradation et sans mélange. C'était un écueil dangereux pour le poëte, et il n'a pas su l'éviter. Les saints, placés dans différentes sphères, n'ont à décrire que la même félicité. Le seul moyen de variété, à quelques digressions près, qui ne sont pas toutes également heureuses, est dans l'explication des difficultés que la théologie se charge de résoudre; et ce moyen, très-satisfaisant sans doute pour ceux qui sont par état livrés à ces sortes d'études, l'est très-peu pour les autres lecteurs. Aussi, dans le pays même de l'auteur, où ces études sont toujours, par de bonnes raisons, les premières et les plus importantes de toutes, le Paradis est ce qu'on lit le moins, quoique Dante n'y ait pas répandu moins de poésie de style que dans les deux autres parties, et que peut-être même, parce qu'il avait des choses plus difficiles à exprimer, il ait mis dans son expression poétique une élévation plus continue, plus d'invention et de nouveauté. Que n'a-t-il pris, pour le bonheur des élus, la même licence que pour les tourments des damnés! Que n'a-t-il gradué l'un comme il a fait les autres! Il avait pour modèle les occupations diverses des héros dans l'Élysée antique, comme il avait eu les supplices variés du Tartare; et sans doute on lui aurait aussi volontiers pardonné cette seconde innovation que la première.
Dans les trois parties de son poëme, il eut pour fonds inépuisable son imagination vaste, féconde, élevée, sensible, habituellement portée à la mélancolie, susceptible pourtant des impressions les plus agréables et les plus douces, comme des plus douloureuses et des plus terribles. Mais il donna pour aliment à cette faculté créatrice, dans l'Enfer, les tristes et menaçantes superstitions des légendes; dans le Purgatoire, les visions quelquefois brillantes de l'Apocalypse et des Prophètes; dans le Paradis, les graves autorités des théologiens et des Pères. Il en résulte dans le premier, des impressions lugubres, mais souvent profondes; dans le second, des émotions agréables et consolantes; dans le troisième, de l'admiration pour la science, pour le génie d'expression, pour la difficulté vaincue; mais, ce qui est toujours fâcheux dans un poëme, tout cela mêlé d'un peu d'ennui.
J'ai beaucoup parlé des beautés de ce poëme, et fort peu de ses défauts. Ce n'est pas que je ne reconnaisse ceux que ses plus grands admirateurs en Italie même, ont avoués 364. Le plus grand, dans l'ensemble, est de manquer d'action, et par conséquent d'intérêt. Que Dante achève ou non son voyage, que sa vision aille jusqu'à la fin ou soit interrompue, c'est ce qui nous importe assez peu. Où manque une action principale, il n'y a de point d'appui que les épisodes, et un poëme tout en épisodes ne peut ni soutenir toujours l'attention, ni ne la pas fatiguer quelquefois. Le défaut le plus choquant dans les détails est peut-être ce mélange continuel, cet accozzamento, comme disent les Italiens, de l'antique avec le moderne, et de l'Histoire sainte, avec la Fable. L'obscurité habituelle en est un autre qui n'est pas moins importun. Cette obscurité est aussi souvent dans les choses que dans les mots; elle est dans le tour singulier, quelquefois dur et contraint des phrases, dans la hardiesse des figures, nous dirions en vieux langage, dans leur étrangeté. Un bon commentaire fait disparaître en partie les désagréments de ce défaut; mais lors même qu'avec ce secours et celui d'une longue étude, on est parvenu à se rendre familières la langue de l'auteur, ses illusions, ses hardiesses et la fréquente bizarrerie de ses tours, on l'entend, mais toujours avec quelque peine; et quand on a vaincu les difficultés, on n'est pas encore dispensé de la fatigue.
Note 364: (retour) C'est ce qu'a fait récemment à Naples un critique judicieux, M. Giuseppe di Cesare, membre de l'Académie italienne, de l'Académie florentine et d'autres Académies toscanes, et associé correspondant de la société royale d'encouragement, établie à Naples. Dans un examen de la Divina Commedia, divisé en trois discours, qu'il a publié en 1807, petit in-4°., il apprécie avec goût le mérite du plan, de la conduite et du style de ce poëme; mais il avoue aussi les défauts, et de la conduite et du style. Il convient que le mélange du sacré avec le profane, que certains détails bas et ignobles, que plusieurs imitations serviles et hors de propos de Virgile, que l'affectation de s'enfoncer dans un chaos théologique et symbolique vers la fin du Purgatoire, et d'y rester enveloppé dans presque tout le Paradis, sont des vices de conduite qu'on ne peut excuser. Il en reconnaît de cinq espèces dans le style: pensées fausses, expressions triviales et proverbes vulgaires, froids jeux de mots, images basses et quelquefois indécentes, abus fréquents de la langue latine; il ne dissimule rien, il prouve l'existence de chacun de ces défauts par des exemples. Mais il n'en soutient pas moins, ni avec moins de raison, que malgré les vices du premier genre, il y a dans la conduite et dans le plan de la Divina Commedia, plus de jugement et de régularité qu'on ne le croit communément, et qu'on devra toujours regarder ce poëme comme l'un des plus ingénieux et des plus sublimes qu'ait produit l'esprit humain; que malgré les défauts du second genre, le style du Dante sera toujours un vrai modèle d'élocution poétique, et qu'on doit même le préférer encore à celui de tous les autres grands poëtes qui sont venus après lui.Je saisirai cette occasion de remercier M. di Cesare, au nom de la littérature française et en mon propre nom. Les lettres françaises doivent lui savoir gré de la modération et des égards avec lesquels il relève les jugements inconsidérés que Voltaire a portés sur le Dante. «De tout ce qui précède, dit-il, on peut conclure que Voltaire n'a rien ajouté à sa réputation quand il a parlé de la Divina Commedia comme d'un poëme extravagant et monstrueux, parce qu'il en a parlé peut-être sans l'entendre. Mais je n'oserai accuser ce français illustre (quel sommo francese) d'autre chose que d'un jugement précipité; persuadé comme je le suis, que, sans une très-longue étude, et une patience infinie, on ne peut absolument sentir le prix et goûter les beautés du père de la poésie italienne, et que si cela n'est pas tout-à-fait impossible à un ultramontain, comme l'a montré M. de Mérian, et dernièrement à Paris M. Ginguené, nelle sue belle lezioni su Dante, cela est certainement d'une difficulté incalculable, puisqu'on ne peut pas dire que ce soit chose facile même pour les Italiens.» Esame della Divina Commedia, etc., cap. IV, p. 19 et 20. Ces leçons dont l'auteur parle avec tant d'indulgence sont celles que j'avais faites quelques années auparavant à l'Athénée, que plusieurs Italiens instruits voulaient bien venir entendre, et que je publie aujourd'hui.
Mais il ne faut pas oublier que Dante créait sa langue; il choisissait entre les différents dialectes nés à la fois en Italie, et dont aucun n'était encore décidément la langue italienne; il tirait du latin, du grec, du français, du provençal, des mots nouveaux; il empruntait surtout de la langue de Virgile, ces tours nobles, serrés et poétiques qui manquaient entièrement à un idiome borné jusqu'alors à rendre les choses vulgaires de la vie, ou tout au plus, des pensées et des sentiments de galanterie et d'amour. Il faut se rappeler encore qu'en donnant à son poëme le nom de Commedia par des motifs que j'ai précédemment expliqués, il se réserva la privilége d'écrire dans ce style moyen et même souvent familier qui est en effet celui de la comédie, et que ce fut pour ainsi dire à son insu, ou du moins sans projet comme sans effort, qu'il s'éleva si souvent jusqu'au sublime.
Dans un siècle si reculé, après une si longue barbarie et de si faibles commencements, on est surpris de voir la poésie et la langue prendre une démarche si ferme et un vol si élevé. Dans ses vers on voit agir et se mouvoir chaque personne, chaque objet qu'il a voulu peindre. L'énergie de ses expressions frappe et ravit; leur pathétique touche; quelquefois leur fraîcheur enchante; leur originalité donne à chaque instant le plaisir de la surprise. Ses comparaisons fréquentes et ordinairement très-courtes, quelquefois pourtant de longue haleine et arrondies, comme celles d'Homère, tantôt nobles et relevées, tantôt communes et prises même des objets les plus bas, toujours pittoresques et poétiquement exprimées, présentent un nombre infini d'images vives et naturelles, et les peignent avec tant de vérité qu'on croit les avoir sous les yeux. Enfin si l'on excepte la pureté continue du style, que l'époque et les circonstances où il écrivait ne lui permettait pas d'avoir, il posséda au plus haut degré toutes les qualités du poëte, et partout où il est pur, ce qui est beaucoup plus fréquent qu'on ne pense, il est resté le premier et fort au-dessus de tous les autres.
Cette supériorité qu'il conserve est une sorte de phénomène digne de quelques réflexions 365. Par un effort bien remarquable de la nature, tous les arts renaissaient alors presque à la fois dans la Toscane libre. Giotto, ami du Dante, y faisait fleurir la peinture. Il avait été précédé de Giunta, de Pise; de Guido, de Sienne; de Cimabué, de Florence. Il les effaça tous; et l'on crut que personne ne pourrait l'effacer. Masaccio vint, et fit faire à l'art un pas immense par la perspective des corps solides, et par la perspective aérienne que Giotto avait ignorées; mais bientôt il fut surpassé lui-même dans toutes les parties de la peinture, par André Mantegna, et plus encore par Michel-Ange et par les autres grands peintres qui s'élevèrent presque en même temps dans l'Italie entière. Si l'on regarde auprès des tableaux d'un Raphaël, d'un Léonard de Vinci, d'un Titien, d'un Corrège, d'un Carrache et de tant d'autres, les tableaux de ce Giotto qui eut de son vivant tant de renommée, on n'y trouve plus aucune des qualités qui constituent le grand peintre, et l'on est forcé de reconnaître l'enfance de l'art dans ce qui en parut alors la perfection.
La sculpture faisait ses premiers essais sous le ciseau de Nicolas et de Jean de Pise, et l'on regardait comme des prodiges les chaires et les autres ornements dont ils décoraient les églises de Pise, leur patrie, de Sienne, de Pistoia; ils ne faisaient pourtant qu'ouvrir la route à un Donatello, à un Ghiberti, à un Cellini; et ceux-ci ne parurent plus rien auprès du grand Michel-Ange. Dans l'architecture, Arnolpho di Lapo avait élevé à Florence le grand palais de la république; son style, qu'on appelait sublime, ne fut plus que du vieux style quand on vit l'Orcagna élever, à côté de ce palais, sa loge des Lanzi. L'Orcagna devint petit auprès de Brunelleschi. Et que devint à son tour le style tourmenté de cet architecte célèbre devant le caractère imposant et grandiose de ce Michel-Ange Buonarotti, qu'on retrouve au premier rang dans tous les arts, et devant la pureté exquise des Peruzzi et des Palladio?
Dans la poésie, au contraire, Dante s'élève tout-à-coup comme un géant parmi des pygmées; non seulement il efface tout ce qui l'avait précédé, mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succèdent ne peut lui ôter. Pétrarque lui-même, le tendre, l'élégant, le divin Pétrarque, ne le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche dans le grand ni dans le terrible. Sans doute le caractère principal du Dante n'est pas cette mélodie pure qu'on admire avec tant de raison dans Pétrarque; sans doute la dureté, l'âpreté de son style choque souvent les oreilles sensibles à l'harmonie, et blesse cet organe superbe que Pétrarque flatte toujours; mais, dans ses tableaux énergiques, où il prend son style de maître, il ne conserve de cette âpreté que ce qui est imitatif, et dans les peintures plus douces elle fait place à tout ce que la grâce et la fraîcheur du coloris ont de plus suave et de plus délicieux. Le peintre terrible d'Ugolin est aussi le peintre touchant de Françoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de son poëme n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de représentations naïves des objets les plus familiers, et surtout des objets champêtres, où la douceur, l'harmonie, le charme poétique sont au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne les lit pas dans la langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et précieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment ou un tableau de nature. Il est naïf comme la nature elle-même, et comme les anciens, ses fidèles imitateurs.
Deux siècles entiers après lui, l'Arioste et ensuite le Tasse, dans des sujets moins abstraits et plus attachants, dégagés de cette obscurité qui naît ou des allusions ignorées, ou des mots que Dante créait et que la nation ne conserva point, ou des tours anciens qui n'ont pu rester dans la langue, composèrent deux poëmes très-supérieurs à celui du Dante, par l'intérêt qu'ils inspirent et le plaisir continu qu'ils procurent: mais on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient au-dessus de lui, puisque partout où il est beau, ses beautés sont rivales des leurs, et le plus souvent même les surpassent. On sent moins d'attrait à le relire, mais quand il s'agit de le juger, ou n'ose plus le mettre au-dessous de personne.
Pendant un ou deux siècles, sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie; on cessa de le tant admirer, de l'étudier, même de le lire. Aussi la langue s'affaiblit, la poésie perdit sa force et sa grandeur. On est revenu au gran Padre Alighier, comme l'appelle celui des poëtes modernes qui a le plus profité à son école 366; et la langue italienne a repris sa vigueur, sans rien perdre de sa grâce et de son éclat; et les Alfieri, les Parini, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus, ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes long-temps amollies et détendues de la lyre toscane. Alfieri surtout eut bien raison de l'appeler son père: un seul trait fera connaître jusqu'où allait son admiration pour lui; et je terminerai ce que j'avais à dire sur Dante par ce jugement d'un grand poëte, si digne de l'apprécier.
Alfieri avait entrepris d'extraire de la Divina Commedia tous les vers remarquables par l'harmonie, par l'expression, ou par la pensée. Cet extrait, tout entier de sa main, a 200 pages in-4°. de sa petite écriture, et n'est pas fini. Il en est resté au 19e. chant du Paradis; j'ai lu ce cahier précieux, et j'ai remarqué au haut de la première page ces propres mots, écrits en 1790: Se avessi il coraggio di rifare questa fatica, tutto ricopierei, senza lasciarne un' iota, convinto per esperienza che più s'impara negli errori di questo, che nelle bellezze degli altri. «Si j'avais le courage de recommencer ce travail, je recopierais tout, sans en laisser une syllabe, convaincu par expérience qu'on apprend plus dans les fautes de celui-ci que dans les beautés des autres.»
Mais il est temps de quitter le Dante. Nous nous sommes arrêtés plus long-temps avec lui que nous ne le ferons avec aucun autre poëte italien. On le lit peu; on lira peut-être plus volontiers cette analyse: peut-être fera-t-elle trouver de l'attrait et de la facilité à étudier l'original même; et alors on aura beaucoup gagné. Séparons-nous donc de lui, mais ne l'oublions pas; et avant de nous occuper d'un autre grand poëte qui tient après lui, ou si l'on veut, avec lui le premier rang, revenons sur toute la partie de ce siècle où nous n'avons jusqu'ici vu que le Dante, et où d'autres objets méritent de fixer notre attention.
Coup-d'œil général sur la situation politique et littéraire de l'Italie au commencement du quatorzième siècle. Renaissance des arts, en même temps que des lettres, universités, études théologiques; philosophie, astrologie, médecine, alchimie; droit civil et droit canon; histoire; poésie; poëtes italiens avant Pétrarque.
Cette ardeur pour l'indépendance et pour la liberté, qui avait armé les villes d'Italie, et en avait fait presque autant de républiques, avait eu pour la plupart un effet tout contraire à leurs désirs. Presque toutes rivales entre elles, il avait fallu que chacune remit à l'un de ses citoyens les plus puissants le soin de son gouvernement et de sa défense. Une fois maîtres du pouvoir, ils ne voulaient plus s'en dessaisir; pour les y forcer, il fallait choisir quelqu'autre chef capable de les combattre et de les vaincre; et il en résultait souvent qu'au lieu d'un maître, la même ville en avait deux, ne sachant auquel obéir, et divisée en deux factions contraires. Dans la Lombardie et dans la Romagne, tel était, au quatorzième siècle, l'état de la plupart des villes. Celles de Toscane, et surtout Florence, étaient plus que jamais déchirées par les trop fameuses querelles des Blancs et des Noirs. Il n'y avait, en un mot, presque aucun point dans toute l'Italie qui ne fût bouleversé par les factions et par la guerre.
Et cependant, au milieu de ces chocs violents qui avaient eu presque partout de si tristes résultats politiques, on avait vu naître pour les arts d'imagination et pour d'autres arts plus utiles auxquels il manque un nom, mais qu'on peut appeler les arts d'utilité publique, une époque glorieuse, et qui n'est pas assez remarquée. Pour rehausser dans la suite l'éclat de quelques noms et l'influence de quelques princes sur les arts, on leur en a trop attribué la renaissance. C'est jusqu'au treizième siècle qu'il faut remonter pour les voir renaître en Italie. C'est alors que ces petites républiques 367, rivalisant entre elles de richesses et de dépenses comme de pouvoir, élevèrent à l'envi de vastes et magnifiques édifices publics. Partout l'hôtel ou le palais de la commune, habitation de son premier magistrat, joignit à la solidité tous les embellissemens qu'on pouvait lui donner alors. Les villes s'entourèrent de nouveaux murs, décorèrent leurs portes, en construisirent de marbre, élevèrent des tours et des fortifications redoutables. Milan, Vicence, Padoue, Modène, Reggio, tant de fois détruites par la guerre, renaissaient de leurs décombres. De longs canaux étaient creusés pour les communications du commerce; on y construisait des ponts, on en jetait de plus hardis sur les rivières et sur les fleuves. Gênes semblait créer des prodiges: les parties internes de son port, son môle, ses immenses aqueducs, toutes ces fabriques importantes datent de cette même époque. Le grand recueil de Muratori 368 contient, dans des chroniques obscures, des détails sans nombre de ces travaux somptueux, que l'exact et patient Tiraboschi a réunis comme en un seul faisceau dans son histoire, pour la gloire de ce siècle et pour celle de l'Italie 369.
Consultons les historiens des beaux-arts 370, ils nous diront leurs premiers pas chez ce peuple ingénieux, et leurs rapides progrès. Ils nous feront connaître Nicolas de Pise, Jean, son fils, que nous avons déjà nommés, et d'autres sculpteurs habiles dont plusieurs ouvrages existent encore à Pise, à Florence, à Bologne, à Milan et ailleurs. Dans la peinture, Florence vante encore son Cimabué, son Giotto. Bologne prétend avoir eu des peintres plus anciens qu'eux 371. Venise réclame la priorité sur Florence et sur Bologne 372. Pise eut son Guido, son Diotisalvi, son Giunta; Lucques son Buonagiunta; mais aucun d'eux n'a pu prévaloir sur Cimabué, et sur Giotto son disciple. Ceux-ci sont restés dans la mémoire des hommes, les premiers restaurateurs de la peinture en Italie: leurs prédécesseurs et leurs contemporains sont oubliés, peut-être par la même raison qui priva de l'immortalité tant de héros antérieurs aux Atrides:
Au lieu que Giotto et Cimabué ont été célébrés par le Dante, par Boccace et par d'autres poëtes toscans.
L'architecture prenait à Florence un caractère qu'elle tenait des mœurs du temps, et qui les atteste encore aujourd'hui. La petite ville d'Assise voyait le général 374 d'un ordre mendiant élever un temple magnifique à S. François, son humble et pauvre fondateur. La peinture en mosaïque qui éternise les trop fragiles productions de l'autre peinture, était dérobée aux Grecs, et répandait en Italie des monuments durables dans les palais, dans les temples. On dirait que les papes et les rois de Naples et de Sicile ne voulaient pas être vaincus en magnificence par des républiques: plusieurs des monuments érigés alors dans leurs capitales et dans les autres villes de leurs états, semblent des fruits de cette noble émulation. La poésie et les lettres suivaient, ou même devançaient l'essor des arts: nous avons vu quels avaient été leurs progrès, surtout dans les dernières années de ce siècle, et que lorsqu'il finit, le plus grand poëte du quatorzième et même des siècles suivants, le Dante était déjà parvenu à la moitié de sa carrière. Mais dès le commencement de ce nouveau siècle, l'Italie, après tant de désastres, reçut encore un nouveau coup.
Note 374: (retour) Il se nommait frère Elie. Tiraboschi (ubi suprà) avoue que ce général des capucins oubliait trop tôt l'humilité et la pauvreté du saint fondateur de l'ordre. En effet, S. François était mort il n'y avait qu'un demi-siècle (en 1226.) Mais il y aurait d'autres réflexions à faire sur cet édifice somptueux bâti par des moines à besace, dans le même siècle où on les avait appelés à la pauvreté évangélique.
Philippe-le-Bel, déjà trop vengé de Boniface VIII, poursuivait encore sa vengeance. Il voulait que la mémoire de ce pape fût condamnée; il avait d'autres passions à satisfaire; il voulait surtout abolir l'ordre des Templiers, dont le procès inique et l'horrible supplice souillent ce règne et ce siècle. Il lui fallait, dans un nouveau pape, un instrument qu'il n'avait pas trouvé assez docile dans le sage et prudent Benoît XI. Ce pontife lui donnait même quelques sujets de crainte, lorsqu'il mourut empoisonné, dit Jean Villani, par des cardinaux ses ennemis 375. Soit que ce crime fût l'effet de leur propre haine, ou qu'ils ne fussent que les instruments de celle du roi 376, Philippe eut tout à souhait, lorsqu'après plus de dix mois de conclave, où son parti et le parti contraire luttèrent à force égale, il réussit à faire élire pape Bertrand de Gotte, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V, et qu'on appela le pape gascon. Ce pape, qui avait fait auparavant ses conditions avec Philippe 377, resta en France, et après avoir traîné pendant quelques années l'Église errante à sa suite dans la Gascogne et dans le Poitou, dévorant, dit un ancien historien 378, à tort et à travers tout ce qui se trouva sur sa route, ville, cité, abbaye, prieuré, il alla fixer son séjour à Avignon 379, accompagné de ses cardinaux et, selon de graves auteurs, de la comtesse de Périgord, sa maîtresse 380. L'exemple fatal pour l'Italie, qu'il avait donné de résider hors de son sein, fut suivi par Jean XXII; il le fut encore par cinq autres papes; et cette absence, que tous les auteurs italiens blâment autant qu'ils la déplorent, et qui a conservé long-temps parmi eux le nom de captivité de Babilone, dura près de soixante-six ans.
Note 376: (retour) M. Simonde Sismondi, dans son Hist. des Répub. ital. du moyen âge, t. IV, p. 234, cite un historien contemporain qui accuse positivement Philippe-le-Bel de cet empoisonnement. Cet historien est Ferreto de Vicence, dont l'histoire est insérée dans la grande collection de Muratori, Script. rer. Ital., t. IX. Il raconte que le roi séduisit à force d'or, par le moyen du cardinal Napoléon des Ursins et d'un cardinal français, deux écuyers du pape, qui empoisonnèrent des figues-fleurs, et les lui présentèrent.
Note 377: (retour) Villani, ub. supr. raconte avec le plus grand détail et la plus grande naïveté, l'entrevue de Bertrand de Gotte et du roi, dans une forêt près de Bordeaux, les conditions faites entr'eux, et la manière dont Bertrand fut élu pape. Voyez aussi Mosheim, Hist. Eccles., XIVe siècle, part. 2, ch. 2.; Abrégé de l'Hist. Eccles., seconde partie, p. 97, etc.
Note 380: (retour) Elle se nommait Brunissende de Foix, et était femme d'Archambaud, comte de Périgord: c'était une des plus belles femmes de son siècle. Jean Villani, lib. IX, ch. 58, en parlant de ce pape, dit dans son style simple et naïf: Questi fu huomo molto cupido di moneta e simoniaco.... E fu lussurioso, che palese si dicea che tenea per amica la contessa di Palagorgo, bellissima donna, figliota del conte di Fos. E lasriò i suoi nipoti, e suo lignaggio con grandissimo et innumerabile tesoro, etc.
L'autorité du siége pontifical en souffrit. Les Gibelins, toujours opposés aux papes, profitèrent de leur absence pour les décréditer et pour s'agrandir. Rome respecta moins leurs décrets, les traita même avec mépris; l'Europe entière craignit et révéra moins les papes d'Avignon que les papes de Rome. Que pouvaient-ils dans cet éloignement? traiter d'hérésies les révoltes, faire jouer avec plus d'activité, tendre outre mesure le ressort de l'Inquisition: ils le firent; mais les confiscations et les bûchers ne leur rendirent ni l'autorité ni la vénération des peuples; remplacer par mille inventions fiscales de la chancellerie apostolique les revenus que les factions et les séditions leur enlevaient en Italie? ils le firent encore: ils devinrent plus riches, mais aussi plus odieux.
C'est entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis de Bavière, qu'éclatèrent des différents non moins scandaleux que ceux de Boniface VIII et du roi Philippe-le-Bel. Le pape commença par déposer Louis comme hérétique et contumace; Louis n'en marcha pas moins vers Rome, où il se fit couronner solennellement trois mois après avec plus de solennité, il y fit déposer publiquement le prêtre Jacques de Cahors, évêque de Rome, qui se nommait le pape Jean, le livra au bras séculier pour être brûlé comme hérétique, et lui donna pour successeur un cordelier napolitain: mais il ne put soutenir son anti-pape; et Jean XXII, avant de mourir, eut la consolation de le voir remis entre ses mains, et de lui faire faire une abjuration en bonne forme.
On voudrait en vain dissimuler tous ces scandales. L'histoire les dénonce: elle veut qu'ils soient indiqués, si l'on s'abstient de les décrire. Ceux qui nous en feraient un crime devaient au moins nous apprendre comment on pourrait parler de la littérature italienne sans parler de l'Italie, ou de l'Italie sans parler des papes, ou des papes autrement que l'Histoire.
Parmi les princes qui profitaient de ces divisions pour s'agrandir, on remarque surtout Robert, roi de Naples et comte de Provence. Charles II, fils de Charles d'Anjou, fondateur de cette dynastie 381, n'avait pas eu un règne beaucoup plus paisible que celui de son père: il avait cependant commencé à protéger les sciences et les lettres. Robert, son fils, les protégea bien davantage; mais principalement occupé du soin de s'agrandir, il en saisit avidement l'occasion. Il étendit pendant quelque temps sa domination sur la Romagne d'un côté, de l'autre sur la Toscane, et même sur plusieurs petits états du Piémont et de la Lombardie. Son ambition, s'il l'avait pu, était de devenir maître de l'Italie entière; c'était d'ailleurs un excellent roi, un prince très-éclairé. Boccace et d'autres auteurs le placent, pour la science, à côté de Salomon 382. Quoique fils de roi, et né pour le trône, il avait dès son enfance, aimé passionnément l'étude 383. Dans sa jeunesse, au milieu des agitations politiques, des guerres souvent malheureuses, quelquefois même captif, quelquefois aussi entouré des délices d'une cour et de toutes les séductions de son âge, il ne laissa jamais passer un jour sans étudier. Devenu roi, dans la paix et dans la guerre, au milieu des projets les plus ambitieux et les plus vastes, on le voyait toujours entouré de livres, il lisait même à la promenade, et tirait de ses lectures des sujets instructifs et quelquefois sublimes de conversation. Il était orateur éloquent, philosophe habile, savant médecin, et profondément versé dans les matières théologiques les plus abstraites. Il avait négligé la poésie, et s'en repentit dans sa vieillesse, trop tard pour pouvoir la cultiver lui-même. On lui attribue cependant un Traité des vertus morales en vers italiens; mais le savant Tiraboschi a prouvé que ce roi n'en était pas l'auteur 384.
Note 384: (retour) Tom. V, l. I, c. i. Il avertit que le docte abbé Mehus lui-même s'y est trompé dans la Vie d'Ambr. Camald, p. 273. Robert ne perd rien à ce que ce poëme, ou plutôt ce recueil de sentences morales, ne soit pas de lui. Il est en vers irréguliers, et partagé d'abord en quatre divisions, qui traitent 1°. de l'amour; 2°. des quatre vertus cardinales, la prudence, la justice, la force et la tempérance; 3°. des vices, c'est-à-dire, des sept péchés mortels. Chacune de ces divisions est ensuite partagée en petites subdivisions de trois vers au moins et de dix au plus, ayant toutes un titre particulier, et traitant des différentes espèces ou des diverses nuances de chaque vertu et de chaque vice. Les vers sont communément rimés, tantôt à rimes croisées, tantôt de deux en deux, mais presque tous médiocres et sans couleur.
Robert ne se plaisait que dans la conversation des savants; il aimait à les entendre lire leurs ouvrages, et leur donnait des applaudissements et des récompenses. Il invitait à venir à sa cour tous ceux qui avaient quelque renommée, et ceux même qu'il n'appelait pas s'y rendaient, certains d'y recevoir l'accueil qui leur était dû. Enfin il avait rassemblé à grands frais une riche bibliothèque dont il confia la garde à Paul de Pérouse, l'un des plus savants hommes de son temps.
Les Scaligeri ou seigneurs de la Scala étaient, depuis la fin du siècle précédent, maîtres de Vérone. Deux frères, Alboin et Cane, que les Italiens appellent toujours Can Grande 385, y tenaient une cour brillante. Elle était le refuge de tous les hommes distingués que les guerres civiles et les révolutions chassaient de leur patrie. Nous avons vu qu'elle le fut du Dante. Ils n'y trouvaient pas seulement un asyle, mais toutes les attentions de l'hospitalité, les recherches du goût et les jouissances de la vie. Ils y étaient magnifiquement logés et meublés; ils avaient chacun à leurs ordres des domestiques particuliers, et étaient, à leur choix, ou abondamment servis chez eux, ou admis à la table des princes. La bonne chère y était assaisonnée par les plaisirs de la musique, et, selon l'usage du temps, par des bouffons et des jongleurs. Les chambres étaient décorées de peintures et de devises analogues à la situation, à l'état ou aux différents goûts des hôtes. On y représentait la victoire pour les guerriers, l'espérance pour les exilés, les bosquets des muses pour les poëtes, Mercure pour les artistes, le Paradis pour les prédicateurs, ainsi du reste 386.
Note 385: (retour) Beaucoup de ces guerriers, qui devinrent de très grands seigneurs, prenaient des noms singuliers, et qu'ils tiraient souvent de quelque circonstance de leur vie qui nous est inconnue aujourd'hui. Sans doute le premier de ces seigneurs de la Scala s'était distingué à l'assaut de quelque forteresse, en y montant avec une échelle qu'il avait portée lui-même, d'où il fut appelé en latin Scaliger. Mais on ignore pourquoi l'un des plus grands personnages de cette famille prit le nom de Cane, chien. Cet animal fidèle et quelquefois courageux, plaisait tant aux Scaligeri, que le fils ou le neveu de Can Grande s'appela Mastino, mâtin, comme s'était déjà nommé l'oncle de Cane lui-même, frère de son père Albert; et que les deux fils de ce Mastino se nommèrent, l'un Can Grande second, qui fut loin de valoir le premier, et l'autre Can Signore, qui valut encore moins, puisqu'il tua son frère. Il fit aussi tuer son autre frère, Paul Alboin, dans la prison où il l'avait renfermé. Ce Can Signore ne laissa que deux bâtards, qui lui succédèrent. Le plus jeune tua l'aîné, fut chassé de Vérone, et mourut de misère, en 1388. Ainsi finit dans une espèce de rage, cette race de Mastini et de Cani, parmi lesquels il n'y eut guère que le premier Can Grande qui eut une véritable grandeur.
Les Visconti à Milan, les Carrara à Padoue, les Gonzague à Mantoue, les princes d'Est à Ferrare, n'étaient pas moins favorables aux lettres; l'exemple des chefs étant presque partout imité par les plus simples citoyens, l'enthousiasme devint si général, qu'il n'y a peut-être aucun autre siècle où les savants aient reçu plus d'encouragements et d'honneurs. C'était eux que l'on chargeait des ambassades les plus importantes. Dans toutes les villes où ils passaient, on allait au-devant d'eux; on leur prodiguait tous les témoignages d'admiration et de respect; et, à leur mort, les seigneurs des villes où ils avaient cessé de vivre se faisaient honneur d'assister à leurs funérailles. Les universités et les écoles déjà fondées prenaient plus de consistance et d'activité. Le tumulte des armes, qui ne les empêchait point de fleurir, n'empêchait pas non plus qu'il ne s'en élevât de nouvelles. Ce même esprit de rivalité qui armait l'un contre l'autre les princes et les peuples, les portait à chercher à l'envi tous les moyens de donner chacun à leurs petits états plus de réputation et plus de grandeur. Quelquefois on voyait des professeurs occuper tranquillement leurs chaires, tandis qu'on se battait sous les murs d'une ville, ou même sur les places et dans les rues. Quelquefois aussi les chaires étaient renversées, les professeurs chassés, les écoliers mis en fuite; mais ils revenaient bientôt, soit sous le même gouvernement, soit sous celui qui en avait pris la place; et les études reprenaient leur cours.
L'Université de Bologne éprouvait des vicissitudes continuelles. Tantôt excommuniée par Clément V, elle vit le plus grand nombre de ses élèves émigrer dans celle de Padoue, sa rivale 387; tantôt, par une suite de querelles élevées entre les professeurs et les magistrats, ou entre les écoliers et les citoyens, des classes nombreuses désertèrent et allèrent s'établir dans les villes voisines 388. Mais tous ces torts furent réparés. Jean XXII leva l'interdit de Clément, confirma et augmenta les priviléges de l'Université; les magistrats et les citoyens donnèrent aux professeurs et aux disciples les satisfactions qu'ils désiraient; et cette école, déjà célèbre, n'en eut que plus d'éclat et de célébrité. Bientôt Milan, Pise, Pavie, Plaisance, Sienne, et surtout Florence, rivalisèrent avec Padoue, Bologne, et cette Université de Naples fondée par Frédéric II, qui avait pris sous Robert de nouveaux accroissements. Boniface VIII avait fondé celle de Rome; ses successeurs en confirmèrent et en étendirent même les priviléges; mais leurs bulles ne pouvaient réparer le mal que leur absence faisait à cette université naissante; elle ne put jamais que languir, tandis que leur résidence à Avignon laissait la malheureuse Rome presque déserte, et, pour comble de maux, toujours en proie à des séditions et bouleversée par des troubles.
Il faut toujours se rappeler que, dans ces universités et dans ces écoles, on n'enseignait encore, comme dans le siècle précédent, que ce qu'on appelait les sept arts. La littérature proprement dite y était presque entièrement ignorée. On commençait à peine à retrouver quelques uns des anciens auteurs qui devaient être la base des études littéraires. Les bibliothèques des écoles et des monastères, celles mêmes que plusieurs princes s'empressaient de former, ne contenaient, pour la plupart, que quelques œuvres des Pères 389, quelques livres de théologie, de droit, de médecine, d'astrologie et de philosophie scolastique; encore étaient-ils en petit nombre. C'est dans la suite du siècle qui commençait alors, que l'on vit naître en Italie, et à l'exemple de l'Italie, dans toute l'Europe, une avidité louable pour la découverte des anciens manuscrits. C'est alors qu'on chercha dans les coins les plus abandonnés et les plus poudreux des maisons particulières et des couvents, les ouvrages de ces auteurs, dont il n'était jusqu'alors resté, pour ainsi dire, que le nom, et de ceux qui avaient laissé beaucoup d'ouvrages dont on ne connaissait que la moindre partie. Ce fut principalement à Pétrarque, comme nous le verrons dans sa vie, que l'on dut cette révolution, et c'est un des plus solides fondements de sa gloire.
On peut juger, par un seul exemple, de tout ce qu'il avait à faire et combien les savants eux-mêmes étaient alors peu avancés. Un professeur de l'Université de Bologne, qui lui écrivait au sujet des auteurs anciens, et surtout des poëtes, voulait que l'on comptât parmi ces derniers, Platon et Cicéron, ignorait le nom de Nœvius et même celui de Plaute, et croyait qu'Eunius et Stace étaient contemporains 390. A l'imperfection des connaissances et à la rareté des livres, ajoutons l'ignorance des copistes. En transcrivant les meilleurs livres, ils les défiguraient souvent de manière que les auteurs eux-mêmes les auraient à peine reconnus. C'est sur ces notions qu'il faut réduire ce qu'on trouve dans les histoires littéraires sur les riches bibliothèques données à telle Université, fondées dans telles villes, formées par tel prince, et ouvertes par ses ordres aux savants et au public. Si on les compare avec nos grandes bibliothèques, ce sont de chétifs cabinets de livres: c'est une véritable disette opposée à un effrayant excès.
La science qui y trouvait le plus de secours et qui était le plus abondamment pourvue de livres, était la théologie scolastique; aussi la cultivait-on avec plus d'ardeur que jamais. Ce n'était plus le siècle des Thomas d'Aquin et des Bonaventure; mais leur exemple était récent, et entretenait parmi leurs admirateurs et leurs disciples, l'espérance de les égaler et même de les surpasser en gloire. De là, parmi les théologiens, cet empressement, cette ferveur générale à interpréter les mêmes livres qu'avaient interprétés leurs prédécesseurs, à expliquer les explications mêmes; à commenter les commentaires; à épaissir les ténèbres en y voulant porter la lumière, et à rendre obscur en l'expliquant, ce qui d'abord était clair. Ce sont ici non seulement les idées, mais les propres expressions du sage Tiraboschi 391; il y joint le vœu très-raisonnable que dans l'oubli profond et dans la poudre des bibliothèques, où ces infatigables commentateurs sont ensevelis, personne ne s'avise jamais de troubler leur repos. Il ne confond pourtant pas avec eux une douzaine de docteurs dont il paraît que la renommée fut très-éclatante dans ce siècle. Nous y distinguerons seulement un religieux augustin nommé Denis, du bourg St.-Sépulcre, parce qu'il fut l'ami et le directeur de Pétrarque; nous en dirons ce peu de mots, et nous renverrons tout le reste au même asyle, dont Tiraboschi désire l'inviolabilité pour la tourbe des théologiens de ce siècle. Il ne doit point y avoir de rangs dans la poussière et dans l'oubli. Tous les auteurs de livres qu'on ne peut lire, et où il n'y a rien à apprendre, doivent y dormir également.
C'est à peu près dans la même catégorie qu'il faut ranger les auteurs de quelques Vies de saints et de quelques chroniques prétendues sacrées, à moins qu'on ne veuille prendre parti dans la discussion élevée entre ceux qui préfèrent les douze livres de la Vie des Saints écrits par l'évêque Pierre Natali, à la légende dorée de Jacques de Voragine, et ceux qui sont de l'opinion contraire; ou, dans d'autres questions de cette espèce, dont les hommes d'ailleurs respectables 392 ne laissent pas de s'être occupés sérieusement. De grandes disputes, qui s'élevèrent alors dans l'un des ordres mendiants, sur les habits courts et les habits longs, sur les grands et les petits frocs 393, sur la pauvreté religieuse, et sur la vision béatifique, produisirent de hautes clameurs et d'innombrables volumes; elles reposent aujourd'hui dans le même silence. Il couvre aussi les querelles très-animées qui eurent pour objet la philosophie d'Aristote. Grâce aux commentaires d'Averroës, et aux commentateurs de ses commentaires, cette philosophie était devenue en quelque sorte une seconde théologie, aussi obscure et aussi vaine que la première. L'astrologie judiciaire y joignait ses savantes visions; ce n'était pas seulement un abus, ou, si l'on veut, une erreur de l'astronomie; c'était une science à part, qui avait des chaires spéciales et des professeurs particuliers dans l'Université de Bologne et dans celle de Padoue 394, les deux premières universités d'Italie, qui donnaient le ton à toutes les autres. Deux de ces professeurs firent dans leur temps un tel bruit, qu'on ne peut se dispenser de leur accorder une mention particulière; on ne peut la refuser surtout à la mort tragique de l'un d'eux.
Note 393: (retour) Ces querelles étaient fondamentalement ridicules, comme toutes celles de même espèce; mais il s'y mêla quelque chose d'horrible. Le pape Jean XXII ne pouvant accorder les deux partis, traita d'hérétique celui qui soutenait les petits frocs, les petits habits, et la pauvreté évangélique, et le livra comme tel à l'Inquisition. Quatre de ces malheureux entêtés furent brûlés vifs à Marseille, en 1318. (Voy. entre autres auteurs, Baluze, Vitœ Pontif. Avenion., t. I, p. 116; t. II, p. 341, et Miscellan., t. I.) Les capucins rigoristes n'en furent que plus attachés à leur petit froc et à leur sac; ils crièrent à la persécution de l'église, traitèrent le pape d'Ante-Christ, se firent brûler par centaines, et crurent être des martyrs. Mosheim, Hist. Eccles., siècle XIV, part. II, ch. 2, cite une pièce authentique, intitulée Martyrologium spiritualium et fraticellorum, qui contient les noms de 113 personnes brûlées pour cette même cause. «Je suis persuadé, ajoute-t-il, que, d'après ces monuments et d'autres publiés et non publiés, on pourrait faire une liste de deux mille martyrs de cette espèce.» Voyez son Hist. Eccles. traduite en français par Eidous, Maëstricht, 1776, in-8°., t. III, p. 350 et 351.
Le premier est Pierre d'Abano 395, né au village de ce nom, près de Padoue, en 1250. On l'appelle aussi Pierre de Padoue. Il passa, dans sa jeunesse, à Constantinople exprès pour apprendre le grec, dans une école de philosophie et de médecine alors très-fréquentée. Il fit de si grands progrès qu'il y obtint lui-même une chaire de professeur. Rappelé à Padoue par les lettres les plus pressantes, il y revint, et voyagea ensuite en France. Il était à Paris vers la fin du treizième siècle, et y composa un livre sur la science physionomique 396. On croit même qu'il y était encore en 1313, et qu'il y publia son Conciliateur, ouvrage qui fit beaucoup de bruit, dans lequel il entreprit de concilier les opinions discordantes des médecins et des philosophes, sur plusieurs questions de médecine et de philosophie.
Ce fut aussi à Paris qu'il fut accusé, pour la première fois, de sortiléges et de magie. Ayant fait, dit-on, des cures admirables comme médecin, et d'autres choses surprenantes, l'inquisiteur dominicain que Paris avait alors le bonheur de posséder, le manda, l'examina, décida qu'il y avait dans son fait de la magie et de l'hérésie, commença d'en parler publiquement sur ce ton, et se préparait à le faire arrêter pour le livrer aux flammes. Mais Pierre, qui était en grand crédit à la Cour et dans l'Université, obtint que sa cause fût jugée devant l'Université assemblée, en présence du roi 397. Il triompha pleinement de ses ennemis; et même, selon quelques historiens, il prouva par quarante-cinq arguments en bonne forme, que c'étaient les dominicains eux-mêmes qui étaient des hérétiques. Cette victoire lui sauva la vie; mais elle n'empêcha pas ceux qu'il avait convaincus d'hérésie, d'être, comme auparavant, inquisiteurs pour la foi. Cité dans la suite à Rome par le même tribunal, il se justifia de même, et fut définitivement déclaré innocent par le pape.
Mais s'il n'était pas magicien, il était du moins plus entêté que personne des rêveries astrologiques. Il voulut persuader aux habitants de Padoue de rebâtir leur ville sous une certaine conjonction de planètes qui parut de son temps, et qu'il jugeait la plus heureuse du monde; ils trouvèrent l'expérience un peu trop chère, et laissèrent Padoue telle qu'elle était. Il l'embellit pourtant d'un monument de sa science favorite; il fit peindre sur les murs du palais un grand nombre de figures représentant les planètes, les étoiles et les diverses actions qui dépendaient de leur influence.
Lors même qu'il opérait comme médecin, il n'oubliait pas qu'il était astrologue, et il rapportait au cours des astres les périodes de la fièvre. A cela près, ce fut un des plus savants médecins de son siècle. On croit qu'il fut le premier à professer publiquement la médecine dans l'Université de Padoue. Il y acquit une grande réputation et une grande fortune; mais il attira aussi l'envie, qui renouvela plusieurs fois contre lui les accusations d'hérésie et de sortilége. Comme magicien, il avait, prétendait-on, sept esprits familiers renfermés dans un vase de cristal, et toujours prêts à exécuter ses ordres; comme hérétique, une des erreurs dont on l'accusait était de ne pas croire au diable; et il lui fallut se justifier de ces deux accusations à la fois. Le dernier procès de cette espèce qu'il eut à soutenir ne fut point achevé. Il mourut en 1315, avant le jugement, et ôta ainsi aux charitables inquisiteurs l'espérance de le purifier de ses erreurs dans les bûchers du Saint-Office.
Ils s'obstinèrent à l'y vouloir jeter après sa mort. Quoique à ses derniers moments il eût déclaré aux médecins et à ses amis, qu'il reconnaissait pour faux et trompeur l'art de l'astrologie auquel il s'était livré; quoique dans son testament, et même dans une profession de foi expresse il eût déclaré être bon catholique, et croire tout ce que l'Église enseigne, et qu'en conséquence il eût été enterré solennellement dans l'église de St.-Antoine, les inquisiteurs suivirent imperturbablement la procédure commencée contre lui, le jugèrent coupable d'hérésie, le condamnèrent au feu, et ordonnèrent aux magistrats de Padoue, sous peine d'excommunication, de déterrer son cadavre et de le faire brûler publiquement. Mais cette sentence resta sans effet, ou n'en eut du moins qu'en apparence. Une certaine Mariette, qui vivait avec lui, que les uns disent sa concubine, les autres seulement sa domestique, ayant appris le soir même cette sentence, fit secrètement exhumer le corps pendant la nuit, et le fit enterrer dans l'église de St.-Pierre. Les inquisiteurs, furieux d'avoir perdu leur proie, se mirent à procéder contre ceux qui la leur avaient enlevée, et contre tous ceux qui auraient eu connaissance de ce délit. Les magistrats de Padoue ne purent les apaiser et mettre fin à tous ces scandales qu'en faisant brûler sur la place publique l'effigie du mort, ou une statue qui le représentait, après y avoir lu à haute voix sa sentence 398.
Le second astrologue fut moins heureux. Il se nommait Francesco Stabili; mais comme de Francesco vient le petit nom Cecco, et qu'il était d'Ascoli, dans la marche d'Ancône, c'est sous le nom de Cecco d'Ascoli qu'il est généralement connu. Les auteurs qui ont écrit sa vie, ont commis des erreurs et des anachronismes que Tiraboschi a patiemment rectifiés 399. Les faits essentiels sont, qu'étant encore jeune, il professa l'astrologie dans l'université de Bologne; qu'il y publia dans la suite un livre sur cette prétendue science, et que ce livre l'ayant fait accuser devant l'inquisition, il y fut condamné, par une première sentence, à des peines correctives; mais que trois ans après, les mêmes accusations s'étant renouvelées à Florence, il y succomba, et fut brûlé vif, en 1327, âgé de soixante-dix ans.
La cause apparente, ou le prétexte d'une mort si cruelle fut que, dans un livre sur la sphère 400, il avait écrit que, par le moyen de certains démons, qui habitaient la première sphère céleste, on pouvait faire des choses merveilleuses et des enchantements. C'était une folie et une sottise, mais assurément ce n'était pas un crime à punir par le feu. Les causes réelles et secrètes furent, à ce qu'il paraît, la haine et la jalousie d'un médecin fameux, nommé Dino del Garbo, et les violentes inimitiés que le malheureux Cecco excita contre lui, en parlant mal, dans un autre de ses ouvrages, de deux poëtes que les Florentins admiraient depuis leur mort après les avoir persécutés de leur vivant, Dante et Guido Cavalcanti. Guido était mort depuis vingt ans; Dante l'était depuis six ans lors de la sentence de Cecco. Ils avaient été liés autrefois, et même pendant les premiers temps de l'exil du Dante, ils avaient entretenu une correspondance d'amitié. On ignore ce qui les avait brouillés; mais dans un poëme fort bizarre, et ce qui est bien pis, fort plat et fort mauvais, intitulé, sans qu'on sache trop pourquoi, l'Acerba, Cecco parla mal du Dante et se moqua de son poëme 401. Il tourna aussi en ridicule 402 la fameuse canzone de Guido Cavalcanti sur l'amour 403. Que ces traits satiriques lui aient fait des ennemis dans une ville où la réputation de ces deux poëtes était alors dans un grand crédit, il n'y a rien là de bien étonnant, et cela pourrait arriver dans notre siècle tout aussi bien qu'au quatorzième. Mais nous n'avons pas aujourd'hui un tribunal où l'on puisse accuser d'hérésie et de magie l'écrivain qu'on veut perdre, ni des bûchers où l'on puisse le faire expirer à petit feu, en couvrant sa haine littéraire des intérêts du ciel: c'est la différence qu'il y a entre les deux siècles, et peut-être, selon quelques gens, cette différence n'est-elle pas en faveur du nôtre.
Note 403: (retour) Quoi qu'il en soit de la part que les traits lancés contre ces deux poëtes purent avoir à la condamnation de Cecco, ce qu'il y a de certain, c'est que le poëme de l'Acerba, dans lequel ces critiques se trouvent, fut une des causes de son arrêt de mort. L'inquisiteur, frère Accurse, de l'ordre des Frères Mineurs, qui le fit brûler avec ses livres, le dit expressément dans sa sentence, citée par Tiraboschi, ub. supr., p. 164: Librum quoque ejus in astrologiâ latinè scriptum, et quemdam alium vulgarem, Acerba nomine, reprobavit, et igni mandari decrevit. Et le Quadrio (Storia e ragione d'ogni poesia, t. VI, p. 39,) rapporte un autre passage de la même sentence, où le frère inquisisiteur, jouant sur le mot acerbus, qui signifie et le défaut de maturité, et quelque chose d'aigre et de dur, dit qu'il a trouvé ce titre d'Acerba fort significatif, parce que le livre ne contient aucune maturité ni douceur catholique, mais au contraire beaucoup d'aigreurs hérétiques, multas acerbitates hereticas.
Cecco n'était pas médecin, comme quelques auteurs l'ont prétendu; mais plusieurs médecins donnaient alors dans les mêmes folies que lui, et, suivant l'exemple de Pierre d'Abano, ils jugeaient de la fièvre par les astres, et traitaient les maladies par la méthode des influences et des conjonctions. La médecine, quoique cultivée avec beaucoup d'émulation dès le siècle précédent, était pour ainsi dire encore naissante. Elle se traînait toujours sur les pas des Arabes, et n'avait aucun de ces principes fixes que l'expérience a dictés, mais dont les applications sont encore si incertaines. On l'enseignait dans les universités, on la pratiquait avec un grand appareil d'érudition et d'orgueil doctoral; on écrivait d'énormes volumes de commentaires sur Hippocrate et sur Galien, tels qu'on les connaissait par les Arabes; mais rien ne devait rester de tout cela, que les noms très-inutiles de quelques docteurs; et l'art était toujours dans son enfance.
L'alchimie était encore pour les esprits une source d'égarement dont on était alors fort avide. Changer de vils métaux en or était devenu l'objet d'une passion presque générale. Thomas d'Aquin lui-même 404 avait cru à cette transmutation, quoiqu'on ne le range pas ordinairement parmi les sectateurs de la science hermétique; tandis qu'on place au premier rang le célèbre Raymond Lulle, que des écrivains, dignes de foi, disculpent de cette erreur 405. Quelques alchimistes furent pendus pour avoir falsifié les monnaies, et d'autres brûlés vifs pour sortilége 406. La société avait le droit de punir les premiers: les autres étaient des fous condamnés par des barbares.
Le droit civil et le droit canon soutenaient l'essor qu'ils avaient pris dans le siècle précédent. Le premier surtout avait à Bologne, à Padoue, et dans plusieurs autres universités, un grand nombre de professeurs célèbres, et, parmi eux, un des poëtes les plus fameux de ce temps, Cino da Pistoia. Son nom de famille était Sinibaldi, ou plutôt Sinibuldi, et son prénom Guittoncino 407, diminutif de Guittone, dont on fit, par abréviation Cino. C'est sous ce dernier nom et sous celui de Pistoia, sa patrie, qu'il est parvenu à la postérité. Son père et sa famille, qui était ancienne et distinguée, prirent le plus grand soin de sa première éducation. Le goût dominant de son siècle le décida pour l'étude des lois; mais la nature l'avait fait poëte, et il se livra dès sa jeunesse à ces deux études à la fois. Il prit ses premiers degrés à Bologne, dans la faculté de droit. Il put dès-lors être revêtu d'un emploi de judicature, et il en exerçait un en 1307 dans sa patrie 408, quand la faction des Noirs rentra de force à Pistoia d'où elle avait été chassée de même. Cino était Gibelin et du parti des Blancs: il ne put tenir à la position critique où cette révolution le plaçait; il s'exila volontairement, et se retira d'abord vers la Lombardie. Une de ses raisons pour prendre ce chemin, fut son amour pour la belle Selvaggia, qu'il a tant célébrée dans ses vers. Philippe Vergiolesi, père de Selvaggia, était à Pistoia le chef des Blancs. Forcé par les mêmes circonstances à chercher un asyle, il s'était retiré avec sa famille dans un château fort sur des montagnes voisines des frontières de la Lombardie. Cino l'alla trouver, et en fut parfaitement accueilli; mais, pendant son séjour auprès du père, il eut la douleur d'y voir mourir la fille, sa jeune et chère Selvaggia.
Après cette perte, il erra quelque temps dans les villes de Lombardie, d'où l'on croit qu'il passa en France; l'université de Paris y attirait alors un grand nombre d'étrangers: il paraît que Cino, après y avoir fait quelque séjour, retourna en Italie, lorsque l'entrée de l'empereur Henri VII rendit aux Gibelins des espérances que sa mort imprévue 409 leur ôta bientôt. Toutes ces vicissitudes ne l'avaient point détourné de ses travaux. Il en donna une preuve à Bologne, en 1314, en y publiant son Commentaire sur les neuf premiers livres du code, ouvrage volumineux, et rempli d'une érudition immense, qu'il composa cependant en deux années, et qui le plaça, dès qu'il parut, au premier rang des jurisconsultes de son temps 410. Ce fut avec un si beau titre qu'il se présenta pour demander le doctorat, et qu'il l'obtint, en 1314, plus de dix ans après qu'il eût été reçu bachelier. Sa réputation le fit bientôt appeler dans plusieurs villes pour y enseigner le droit. Il professa trois ans à Trévise, et environ sept ans à Pérouse. Il eut pour disciple dans cette dernière ville le célèbre Bartole, qui suivit ses leçons pendant six ans, et qui avoua dans la suite qu'il devait aux écrits et aux leçons de Cino son savoir et même son génie.
De Pérouse, Cino alla professer à Florence; il est bon de remarquer que ce ne fut jamais qu'en droit civil: les canonistes et les légistes formaient comme deux sectes ennemies; et non seulement en sa qualité de légiste, mais comme ardent Gibelin, il avait un grand éloignement pour les décrétales, les canons et pour tout ce qui composait la jurisprudence papale. Il est faux qu'il ait été, dans les lois, maître de Pétrarque, et plus encore, qu'il l'ait été en droit canon, de Boccace: il ne le fut du premier des deux que dans l'art d'écrire 411, et seulement en lui offrant dans ses poésies, comme nous le verrons bientôt, un modèle que Plutarque se plut à imiter.
Cino professait encore à Florence 412, quand il fut nommé gonfalonier à Pistoia, où, depuis quelques années, les affaires de son parti avaient repris le dessus; mais soit par attachement pour sa chaire, soit par tout autre motif, il refusa cet honneur. Il était cependant, en 1336, de retour dans sa patrie; il y fut attaqué d'une maladie grave, et mourut cette même année, ou au plus tard au commencement de 1337 413, laissant après lui deux renommées qui se sont conservées long-temps sans que l'une nuisit à l'autre, et regardé en même temps comme l'un des restaurateurs de la jurisprudence civile, et comme l'un des créateurs de la poésie toscane. Nous considérerons bientôt en lui le poëte: comme jurisconsulte, s'il a été surpassé depuis, il surpassa lui-même tous les glossateurs qui l'avaient précédé; et il paraît que depuis le célèbre Irnérius, aucun légiste n'avait apporté autant de lumière que lui dans des matières que la plupart semblaient au contraire s'être étudiés à obscurcir 414.
Il fut enterré dans la cathédrale de Pistoia, au pied d'un autel qu'avait fait construire un de ses oncles, évêque de Foligno. Un artiste habile fut aussitôt chargé de faire pour lui un cénotaphe magnifique en marbre de Sienne, qui fut placé dans cette église plusieurs années après, et qu'on y voit encore. Cino y est représenté tenant école, ce qui prouve combien ce noble état de professeur était alors honoré. On remarque, auprès des disciples attentifs à l'écouter, une figure de femme, appuyée contre une des colonnes torses qui soutiennent le monument. L'artiste aura peut-être voulu représenter l'aimable Selvaggia, dont le souvenir poursuivait le jurisconsulte-poëte au milieu de ses graves fonctions 415. Les ossements de Cino, retrouvés en 1614, furent placés alors sous le cénotaphe avec une inscription qui énonce simplement le fait 416. Pétrarque lui avait élevé un monument plus précieux, dans un fort beau sonnet 417, qui suffirait pour prouver que s'il avait été son disciple en poésie, l'élève s'était placé bien au-dessus du maître.
Le fonds déjà si riche de la jurisprudence canonique s'accrut à cette époque, du recueil des Clémentines, c'est-à-dire, des Décrétales de Clément V, publiées par Jean XXII. Ce dernier pape, dans le cours de son long pontificat, eut le temps d'ajouter lui-même à toutes les collections précédentes un grand nombre de décrétales. Mais comme elles ne furent point revêtues de l'approbation d'un autre pape, ou de celle de l'Église, ni envoyées aux écoles avec les femmes proscrites, elles restèrent simplement annexées au corps des ecclésiastiques, sous le titre singulier d'Extravagantes, que personne ne s'est avisé de leur ôter.
On regarde comme le plus savant des canonistes de ce temps, et même de tous ceux qui avaient existé jusqu'alors, Jean d'André, ou Giovanni d'Andrea, né à Bologne, non pas d'un prêtre, comme l'ont voulu quelques auteurs, mais d'un certain André qui se fit prêtre lorsque son fils avait huit ans 418. Ce fils s'éleva par son mérite et par son savoir, et devint le professeur le plus célèbre, et l'un des citoyens les plus considérés de cette ville, où il était né de parents pauvres. Il y mourut en 1348, de cette peste fatale qui désola l'Italie entière. Il laissa plusieurs enfants, et entre autres deux filles, dont l'aînée, nommée Novella, était si savante en droit canon, que quand son père était occupé ou malade, il l'envoyait professer à sa place; et si jolie, que, pour ne pas tourner toutes ces jeunes têtes, au lieu de les instruire, elle lisait et expliquait les lois, cachée derrière un rideau ou courtine. C'est ce que dit, dans son vieux langage, une femme contemporaine, Christine de Pisan: Et afin que la biauté d'icelle n'empeschast la pensée des oyants, elle avait une petite courtine au-devant d'elle 419; précaution peut-être insuffisante si on la voyait arriver et monter à sa chaire, si le rideau ne se tirait que quand elle commençait à lire, et si elle avait une voix aussi douce que sa figure était jolie.
Note 419: (retour) Dans un ouvrage manuscrit intitulé la Cité des Dames, cité par Wolf, de Mulier. erudit, pag. 406, Tiraboschi, ub. supr. ne donne point d'autre indication. Nous avons à la Bibliothèque impériale, un grand nombre de manuscrits de Christine de Pisan. Le plus beau est cotté 7396, in-fol.; le passage se trouve folio 97, verso. Le livre de Wolf, où il est cité, a pour titre: Mulierum Grœcarum quœ oratione prosâ usœ sunt fragmenta et elegia, etc. Curante Joan. Christiano Wolfio, Gottingœ, 1739, in-4°.: la citation est à l'article Novella, jurisperita, dans le Catalogus Fœminarum olim illustrium, qui occupe la dernière moitié du volume. Voici le passage entier, tel qu'il est dans le manuscrit: «Quant à sa belle et noble fille (de Jean André), que il tant ama, qui ot nom Nouvelle, fist apprendre lettres et si avant es drois que quant il estoit occupez d'aucune ensoine, parquoy ne povoit vacquier à lire les leçons à ses escoliers, il envoyoit Nouvelle, sa fille, en son lieu lire aux escoles en chaiere, et afin que la beauté d'elle n'empeschast la pensée des oyans, elle avait une petite courtine au devant d'elle, et par celle manière, suppléoit et allégeoit aucune fois les occupacions de son père, lequel l'ama tant, que pour mettre le nom d'elle en mémoire, fist une noctable lecture d'un livre de droit, que il nomma du nom de sa fille la Nouvelle.»
L'histoire, l'un des genres de littérature dans lequel les Italiens se sont le plus distingués, commençait dès-lors à avoir des écrivains qui font autorité, tant pour la langue que pour les faits. Dino Compagni, Florentin, qui fut deux fois l'un des prieurs de la république, une fois gonfalonier de justice, et qui eut une grande part aux événements de sa patrie, en écrivit l'histoire dans sa Chronique qui ne s'étend que depuis 1280 jusqu'à 1312, quoiqu'il vécût encore dix ou onze ans après 420. Jean Villani, beaucoup plus célèbre que Dino, posséda comme lui les premiers emplois de la république, et en écrivit aussi l'histoire; mais avec beaucoup plus d'étendue, de talent, et avec une sorte de dignité, quoique dans un style naïf et simple. Cette histoire 421 embrasse depuis la fondation de Florence jusqu'à l'an 1348, où l'auteur mourut de cette même peste dont j'ai déjà rappelé les ravages, et dont Boccace nous a laissé, au commencement de son Décameron, une description si éloquente.
Villani raconte lui-même 422 que dans un pélerinage qu'il fit à Rome, en 1300, pour le jubilé, la vue de ces grands et antiques monuments, et la lecture qu'il fit ensuite des histoires et des belles actions des Romains, écrites par Salluste, Tite-Live, Valère-Maxime, Paul Orose et autres historiens, auxquels il est à remarquer qu'il joint aussi Lucain et Virgile, il conçut le projet d'écrire à leur exemple l'histoire de sa patrie, et de se modeler sur eux pour la forme et pour le style. Son ouvrage est divisé en douze livres. Il y fait marcher de front avec l'histoire de Florence, celle des autres états d'Italie. S'il fait autorité, ce n'est pas dans ce qu'il dit des anciens temps; il y adopte sans examen toutes les erreurs et toutes les fables qui infectaient alors l'histoire, et dont on doit supposer le goût dans un écrivain qui rangeait Virgile et Lucain parmi les auteurs de celle de Rome. Mais lorsqu'il traite des faits arrivés de son temps, ou dans les temps voisins, et principalement de ceux qui regardent la Toscane, personne n'est ni mieux instruit ni plus digne de foi, partout où l'esprit de parti ne l'égare pas. Mais il était trop fortement attaché aux Guelfes pour que les lois de la bonne critique permettent de le regarder comme impartial quand il parle de son parti ou du parti contraire. Après sa mort, Mathieu Villani, son frère, et Philippe, fils de Mathieu, continuèrent son histoire que ce dernier conduisit jusqu'à l'an 1364 423. Elle est rangée, pour l'élégance, le naturel et la pureté du style, parmi les principaux livres classiques italiens.
La république de Venise, rivale à beaucoup d'égards de celle de Florence, qui, ayant fixé depuis long-temps la forme de son gouvernement, et garantie, tant par cette forme même que par sa position locale, de l'influence contradictoire de la cour de Rome et de l'Empire, jouissait d'un état beaucoup plus tranquille, eut aussi, vers cette même époque, le premier historien dont elle s'honore. André Dandolo, élevé en 1343 à la dignité de Doge, quoiqu'il n'eût que trente-six ans, était fort versé dans les lois, dans les belles-lettres et surtout dans l'histoire; plein de vertu, de dignité, de gravité, d'amour pour sa patrie, doué d'une éloquence merveilleuse, d'une prudence consommée et d'une grande affabilité, il avait toutes les qualités nécessaires dans le chef d'une république. Pendant sa suprême magistrature, il soutint avec gloire le fardeau des affaires, et conduisit avec autant d'habileté que de courage plusieurs négociations et plusieurs guerres. Celle qui s'alluma entre Venise et Gênes fut cause de sa mort. Les Gênois, d'abord vaincus, reprirent de tels avantages, que les Vénitiens se crurent à deux doigts de leur perte. Dandolo en conçut tant de chagrin qu'il tomba malade et mourut. L'histoire qu'il a laissée et qui jouit de beaucoup d'estime est écrite en latin 424. Elle comprend celle de Venise depuis les premières années de l'ère chrétienne jusqu'à l'an 1342, qui précéda son élection; ce qui prouve que, depuis le moment où il fut chargé de la conduite des événemens qui sont la matière de l'histoire, il n'eut plus le loisir de l'écrire.
Padoue eut aussi un historien de réputation dans Albertino Mussato, qui remplit avec honneur plusieurs fonctions civiles et militaires, dans des temps de troubles continuels, tels que la fin du treizième siècle et le commencement du quatorzième; cela suppose une vie fort agitée, et souvent privée du repos d'esprit qu'exige la culture des lettres. Il ne laissa point de les cultiver parmi les vicissitudes très-variées de sa fortune; il fut non-seulement historien, mais poëte; et la couronne poétique lui fut même décernée publiquement à Padoue sa patrie. Il mourut en 1330, âgé de soixante-dix ans. L'histoire latine qu'il a laissée porte le titre d'Augusta, parce qu'elle contient en seize livres la vie de l'empereur Henri VII. Dans huit autres livres, aussi en prose, il raconte les événemens qui suivirent la mort de cet empereur jusqu'en 1317 425. Trois livres en vers héroïques ont ensuite pour sujet le siége que Can Grande de la Scala mit devant Padoue; et, dans un dernier livre en prose, Mussato décrit les troubles domestiques qui déchirèrent cette malheureuse ville, et qui la firent passer sous la domination du seigneur de Vérone. Cette série historique, qui contient en tout vingt-huit livres, est regardée comme l'ouvrage le mieux écrit en latin, depuis la décadence des lettres jusqu'alors 426. Ses poésies, aussi toutes latines, consistent en élégies, épîtres et églogues écrites d'un style abondant et facile, mais encore privé d'élégance, quoique moins dur et moins grossier que celui des poëtes des âges précédents. Il composa de plus deux tragédies latines, les premières qui aient été écrites en Italie; l'une intitulée Eccerinis, dont le fameux Ezzelino est le héros, et l'autre Achilleis, qui a pour sujet la mort d'Achille. L'auteur y fait tous ses efforts pour imiter le style de Sénèque; mais quoiqu'il y réussisse souvent, il n'y a point d'injustice à dire qu'il ne fit que d'assez mauvaises copies d'un mauvais modèle 427.
Note 427: (retour) Les œuvres d'Albertino Mussato, d'abord imprimées à Venise, en 1636, l'ont été plus complètement en Hollande, dans le Thesaurus Histor. Ital., vol. VI, partie II. Ses poésies et ses deux tragédies sont dans cette dernière édition. Muratori n'a imprimé que les ouvrages historiques et la tragédie d'Eccerinis, Script. rer. Ital., vol. X.]
Il serait trop long de faire mention de tous les auteurs qui, dans toutes les parties de l'Italie, écrivirent alors en latin des histoires, soit particulières, soit générales. Quoique l'usage presque universel fût encore d'écrire dans cette langue, la langue vulgaire prenait cependant chaque jour de nouveaux accroissements; et parvenus comme nous le sommes à la littérature italienne, nous devons passer légèrement sur tout le reste, pour nous occuper plus à loisir des auteurs qui en ont fait l'éclat et la gloire.
Ce n'est pas tout-à-fait dans ce rang qu'on doit placer l'auteur de certains cantiques spirituels, où l'on reconnaît pourtant de la verve et une sorte de génie parmi beaucoup de duretés, de grossièretés et d'incorrections de toute espèce. C'était un moine de l'ordre de St.-François, ou plutôt un frère convers, et qui ne voulut jamais être autre chose; nommé Iacopone ou Iacopo da Todi, parce qu'il était né dans cette ville. Il appartient au treizième siècle plus qu'au suivant, puisqu'il mourut en 1306. C'est un oubli qu'il est encore temps de réparer. Iacopo, par un esprit de sainteté fort extraordinaire, imagina de passer pour fou. On le prit au mot; les petits enfants couraient après lui, en l'appelant par dérision Iacopone: c'est ce nom qui lui est resté. Ses supérieurs contribuèrent encore à sa sanctification en le jetant en prison dans l'endroit le plus infect du couvent, pour je ne sais quelle faute, que, de l'humeur dont il était, il fit peut-être exprès. Il y composa un cantique, où il ne parle que de joie et d'amour.
Tandis que le pape Boniface VIII assiégeait Palestrine, Iacopone, qui s'y trouvait alors, fit contre lui quelques cantiques, entr'autres celui qui commence par ces mots:
Boniface, qui se dispensait fort bien du pardon des injures, ayant pris Palestrine, fit mettre notre poëte en prison, aux fers, et au pain et à l'eau. Iacopone, dans plusieurs cantiques, décrit sa dure captivité. Boniface ajouta l'insulte à la vengeance. Un jour qu'il passait devant sa prison, il lui demanda quand il comptait en sortir? Quand vous y entrerez, répondit le moine; et peu de temps après, le pape, ayant été fait prisonnier par les Français et par les Colonne, ses ennemis, la prédiction se vérifia toute entière. Iacopone mourut trois ans après sa délivrance. Il fut élevé au rang des saints pour ses bonnes œuvres, et au rang des auteurs qui font texte de langue, pour ses cantiques. Il ne m'appartient de juger ni de l'une ni de l'autre de ces apothéoses. Il y a peu d'inconvénients à la première; mais il pourrait y en avoir à la seconde, si l'on s'avisait de prendre pour autorités les locutions siciliennes, lombardes et populaires dont ses cantiques sont remplis 430.
Note 430: (retour) La première édition de ces cantiques est celle de Florence, 1490, in-4°.; il y en a eu depuis un assez grand nombre d'autres. Les deux meilleures sont celles de Rome, 1558, in-4°., avec des discours moraux sur chaque cantique, et la vie du bienheureux Iacopone (ces discours sont de Giamb. Modio), et de Venise, 1617, in-4°., avec les notes de Fra Francisco Tresatti da Lugano. C'est cette dernière qui est citée par la Crusca.
Il est vrai qu'à travers ce mauvais style, qui dégénère quelquefois en jargon, l'on y trouve de la verve, de la facilité, et une naïveté de pensées et d'expressions qui n'est jamais sans quelque charme. Iacopone a du rapport, pour les idées, avec notre abbé Pellegrin, quoiqu'il vaille mieux que lui. Dans l'un de ses cantiques, par exemple 431, il fait dialoguer ensemble l'âme et le corps: l'âme propose au corps les mortifications de la pénitence; le corps y répugne et les refuse tant qu'il peut. L'âme lui présente une discipline à gros nœuds; elle s'en sert, et le fustige rudement en lui disant des injures: le corps crie au secours contre cette âme sans pitié; cette âme cruelle qui l'a tué, battu, ensanglanté, etc. 432. Dans un autre cantique 433, le bon Iacopone s'emporte contre la parure des femmes: il les compare au basilic. «Le basilic, dit-il, tue l'homme par les yeux: sa vue empoisonnée fait mourir le corps; la vôtre est bien pire; elle tue l'âme.» Il les appelle servantes du diable434, à qui elles envoient un grand nombre d'âmes. Quand il en vient à leur parure, il va des pieds à la tête, depuis la chaussure qui fait paraître la naine une géante, jusqu'à la coiffure et aux faux cheveux. Dans un troisième cantique 435, l'âme et le corps sont de nouveau mis en scène: le lieu et l'instant de cette scène sont terribles; c'est le jour du jugement dernier: l'âme revient chercher son corps pour se rendre devant le juge; elle lui reproche de l'avoir entraînée dans le crime dont il va partager la peine: l'Ange fait résonner l'effrayante trompette 436. Ce serait le sujet d'une ode à faire frémir; mais il faudrait qu'au lieu d'être faite par Iacopone, elle le fût par un Chiabrera ou par un Guidi.
Un autre poëte, dont la vie fut partagée entre les deux siècles, mais qui poussa sa longue carrière jusqu'au milieu du quatorzième, est Francesco da Barberino. Il était né en 1264, au château de Barberino en Toscane, et fut, à Florence, un des disciples de Brunetto Latini. Il suivit avec distinction la carrière des lois, à Bologne, à Padoue, à Florence même, et devint un jurisconsulte célèbre. Mais ses graves études ne l'empêchèrent point de cultiver la poésie; son principal ouvrage, intitulé les Documents d'Amour (i Documenti d'Amore), est en vers de différentes mesures. Son style manque souvent de facilité, d'élégance, et se sent un peu trop des tours et des expressions de la langue provençale que l'auteur cultivait autant que sa propre langue. Cependant les Académiciens de la Crusca l'ont aussi rangé parmi les auteurs classiques; mais ils n'offrent de lui pour exemple que ce qui est d'un toscan pur, attention qu'ils ont eue de même pour Iacopone da Todi. Nous ne devons donc pas, nous autres Français, croire que ce qui est jargon dans ces deux vieux poëtes, fasse autorité. Au reste l'ouvrage de Francesco da Barberino n'est pas, comme le titre paraît l'annoncer, un livre d'amour, mais un traité de philosophie morale, divisé en douze parties, dans chacune desquelles l'auteur parle de quelque vertu et des récompenses qui y sont destinées. Ce poëme, resté long-temps manuscrit, parut pour la première fois à Rome, en 1640, avec de fort belles gravures, précédé de la vie de l'auteur, écrite par Ubaldini, et suivi de tables alphabétiques très-utiles, vu le grand nombre de locutions et de mots étrangers que ce poëte a employés dans ses vers. Il mourut à Florence, à quatre-vingt-quatre ans; et fut encore une des victimes de cette peste terrible de 1348, qui frappa indistinctement tous les âges.
Ce serait ici le lieu de faire connaître plus particulièrement le poëme de l'Acerba, qui fit la réputation de Cecco d'Ascoli, et fut en partie la cause de sa fin tragique; mais à parler franchement, quoique tous les curieux l'aient dans leur bibliothèque 437, il n'en vaut pas trop la peine.
Note 437: (retour) La plus ancienne édition connue de ce poëme, est celle de Venise, chez Philippo di Piero, 1476, in-4°. avec un Commentaire de Nicolo Massetti; répétée ibid. en 1478. Haym (Biblioth. ital., Milan, 1771, in-4°.), cite une première édition, in Bessalibus, 1458, dont aucun autre bibliographe n'a parlé. Il s'en fit quatre ou cinq autres éditions avant la fin du quinzième siècle, et il en parut encore plusieurs dans le siècle suivant; les première sont devenues très-rares.
C'est un Traité en cinq livres, divisés chacun en un assez grand nombre de chapitres. Le premier livre traite du ciel, des éléments, et des phénomènes célestes; le second, des vertus et des vices; le troisième, de l'amour, et ensuite de la nature des animaux et de celle des pierres précieuses; le quatrième, contient des questions ou problèmes sur divers points d'histoire naturelle; enfin le cinquième, qui n'a qu'un seul chapitre, traite de la religion et de la foi. Le tout est écrit en sixains, d'un style sec, dur, dépourvu d'harmonie, d'élégance et de grâce; et de plus tout rempli de ces rêveries astrologiques, qui étaient la passion favorite de l'auteur, et le conduisirent à sa perte.
Il paraît y avoir un grand rapport entre ce chétif ouvrage et une partie du Trésor de Brunetto Latini. On y parle de même du ciel, des éléments, de la terre, des oiseaux, des poissons, des quadrupèdes, des vertus et des vices. L'un semblerait n'être qu'un extrait de l'autre mis en vers et revêtu seulement dans les détails, des imaginations de l'auteur. Je trouve dans le titre même, tel qu'il était, suivant l'opinion du savant Quadrio, avant les altérations qu'on y a faites, une raison de plus pour croire que Cecco eût en vue, dans son poëme, le grand traité de Brunetto. L'Acerbo, selon cet auteur 438, était le premier titre de l'ouvrage, et c'est l'ignorance des copistes, qui en fait depuis L'Acerba qu'on n'a jamais pu expliquer. Or, dans acerbo, le b était employé, comme il arrivait souvent, pour un v. Le véritable mot était donc acervo, qui signifie poétiquement, comme le latin acervus, un tas, un amas, un monceau, et Cecco lui donna ce titre pour désigner un rassemblement, un amas d'objets de toute espèce. Ce fut une raison semblable qui engagea Brunetto Latini à donner au sien le nom de Trésor; les deux ouvrages se ressemblaient donc, non seulement par la matière, mais par le titre. Aucun auteur, italien, je crois, n'a fait ce rapprochement, ni formé cette conjecture, sur laquelle je me garderai bien d'insister, malgré le vraisemblance qu'elle a pour moi.
On est peut-être curieux de savoir comment ce poëte astrologue s'y était pris pour mettre jusqu'à trois fois, dans cette espèce de farrago des traits de satyre contre le Dante. Le premier est peu de chose. Dante avait attribué à la Fortune une influence à laquelle la sagesse humaine ne pouvait résister 439. Cela déplaît à Cecco, qui, parlant aussi de la Fortune, mais dans un style un peu différent, reproche au poëte florentin de s'être trompé; et soutient qu'il n'y a point de fortune qui ne puisse être vaincue par la raison 440. La seconde attaque est plus forte: elle a pour sujet l'amour, dont Cecco assigne la cause aux influences du troisième ciel, ou de la planète de Vénus. Il accuse Guido Cavalcanti de lui avoir donné une autre origine dans sa fameuse canzone sur la nature de l'amour; il enveloppe le Dante dans cette même accusation; et il revient, dans un seul chapitre, quatre ou cinq fois contre lui avec une sorte d'acharnement 441. Enfin, le dernier trait est à la fin de son quatrième livre. Il se félicite, et, à ce qu'il paraît, de très-bonne foi, de n'avoir usé dans son poëme d'aucun des ressorts que Dante avait employés dans le sien. «Ici, dit-il d'un air de triomphe, on ne chante pas comme les grenouilles dans un étang; ici on ne chante pas comme ce poëte qui n'imagine que des choses vaines; mais ici brille et resplendit toute la nature qui rend, à qui sait l'entendre, le cœur et l'esprit joyeux. Ici l'on ne rêve pas à travers la forêt obscure 442. Ici, je ne vois ni Paul ni Françoise, ni les Mainfroy, ni le vieux ni le jeune de la Scala, ni les massacres et les guerres de leurs alliés les Français. Je ne vois point ce comte qui, dans sa fureur, tient sous lui l'archevêque Roger, et fait de sa tête un repas horrible. Je laisse là les fables et ne cherche que la vérité.» Eh non, malheureux Cecco! tu ne vois ni ne fais rien voir de tout cela. C'est pourquoi, depuis plusieurs siècles, ton triste poëme est à peine connu de nom, tandis que celui du Dante est, et sera toujours, pour les amis de la poésie, un objet d'admiration et d'étude.
Note 439: (retour) C'est dans ce beau morceau du septième chant de son Enfer, où il fait dire par Virgile, que Dieu a donné aux splendeurs mondaines cette conductrice générale qui y préside, qui les fait passer de peuple en peuple et de race en race:Voy. ci-dessus, p. 57.Oltre la difension de' senni umani.
Note 442: (retour)Quì non se sogna per la selva oscura,
Quì non vego nè Paolo nè Francesca.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Non vego'l conte che per ira et asto B
Ten forte l'arcivescovo Rugiero,
Prendendo del suo Cieffo el fiero pasto.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lasso le ciancie e torno su nel vero,
Le favole mi son sempre nemiche.(L. IV, c. 13.)
Fazio degli Uberti, poëte qui jouissait dès lors de plus de renommée que Cecco, dont la réputation s'accrut beaucoup dans la suite, et s'est mieux conservée depuis, au lieu de critiquer Dante, entreprit de l'imiter, ou du moins de composer un grand poëme qui pût être placé à côté du sien. Mais ce fut seulement vers la fin de sa vie. Pendant celle du Dante, et long-temps après, il ne fut connu que par des sonnets et des canzoni, où l'on remarque surtout une force et une vivacité de style qui étaient alors les qualités les moins communes. On n'en a imprimé qu'un petit nombre. Les sept sonnets que contient un Recueil d'anciennes poésies 443, ont pour sujet les sept péchés mortels. L'un des péchés parle dans chacun de ces sonnets et se caractérise lui-même. Ils furent peut-être faits pour ces représentations pieuses où figuraient les anges et les démons, les vertus et les vices personnifiés, et qui furent, en Italie comme en France, les premiers essais de l'art dramatique.
Dans l'une des deux canzoni de ce poëte, qui nous ont été conservées, il se plaint poétiquement des peines que l'amour lui fait éprouver, en se comparant avec tous les objets de la nature, embellis par le retour du printemps 444. L'herbe des prés, les fleurs, les collines riantes, les parfums de la rose, enchantent la terre et les airs; partout l'amour paraît sourire; mais lui, le désir le consume; il ne cessera de souffrir que quand il reverra la beauté dont il est séparé depuis long-temps. Les chants, les amours, les nids, les tendres soins des oiseaux, le ramènent aussi tristement sur lui-même. Les animaux les plus sauvages, les serpens et les dragons les plus terribles, s'unissent et jouissent ensemble; tandis que, mille fois le jour, il passe de la vie à la mort, selon les espérances ou les craintes de son cœur. Les claires eaux, les fraîches fontaines baignent toutes les campagnes, arrosent les arbres et les fleurs; les poissons, délivrés des chaînes de l'hiver, parcourent les fleuves et en repeuplent les eaux, tandis que d'autres se jouent et s'unissent dans les vastes mers; lui, toujours seul et loin de ce qu'il aime, est brûlé d'un feu que rien ne peut éteindre. Les jeunes filles et leurs jeunes amans ne s'occupent que de plaisirs et de fêtes, de danses, de chants et de rendez-vous d'amour; lui, sans cesse occupé de celle qui serait comme un soleil au milieu de cette jeunesse, et dans un état qui arrache des larmes à ceux qui sont témoins de sa douleur.
Dans l'autre canzone 445 il se plaint encore, mais s'est de l'extrême indigence où il se trouve réduit. Toutes ses expressions sont celles du désespoir. Il invoque la mort, elle le refuse: sa destinée est de souffrir, il faut qu'il la remplisse. Lorsqu'il sortit du sein de sa mère, la pauvreté s'assit auprès de lui, et lui prédit qu'elle ne s'en détacherait jamais. Cette prédiction ne s'est que trop accomplie. Dans l'excès de ses maux, il maudit la nature et la fortune, et quiconque a le pouvoir de le faire ainsi souffrir; qui que ce soit que cela regarde, il s'en met peu en peine; sa douleur et sa rage sont si grandes, qu'il ne peut avoir rien de pis, quelque chose qui lui arrive 446, etc.
Note 446: (retour)Però bestemmio in prima la natura,
E la fortuna, con chi n'ha potere
Di farmi si dolere;
E tocchi a chi si vuol, ch'io non ho cura;
Che tanto è 'l mia dolore e la mia rabbia,
Che io non posso aver peggio, ch'io m'abbia.Cette malédiction s'adressait fort haut, si l'on y prend bien garde; et l'Inquisition a repris des hardiesses moins directes et moins claires.
Fazio ou Bonifazio degli Uberti était petit-fils du célèbre Farinata que nous avons vu dans l'Enfer du Dante 447. Sa famille fut exilée de Florence, et il paraît qu'il naquit dans l'exil. Cette pièce est apparemment un ouvrage de sa jeunesse; plus tard, il parvint à corriger sa mauvaise fortune. Selon Villani 448, ce fut un des hommes les plus agréables et de la meilleure société de son temps: «On n'eut qu'un reproche à lui faire, c'est que, par amour du gain, il fréquentait, dit cet historien, les cours des tyrans; qu'il flattait les vices et les mœurs corrompues des hommes en pouvoir; et, qu'exilé de sa patrie, il chantait leurs louanges dans ses discours et dans ses écrits.» Cette conduite réussit presque toujours aux hommes de quelque talent, quand ils ont la bassesse de préférer une fortune ainsi acquise à une honorable pauvreté. Il paraît cependant que si elle tira Fazio degli Uberti de la misère, elle ne la mena point à la fortune; car, selon le même Villani, il mourut et fut enterré à Vérone, après avoir, dans sa vieillesse, passé modestement et tranquillement de longs jours 449. Je ne le considère ici que comme poëte lyrique, je parlerai ailleurs de son grand poëme, qui appartient à la dernière moitié du siècle.
Celui de tous les poëtes de la première moitié qui passe pour avoir le plus approché du lyrique italien par excellence, pour avoir le mieux annoncé par les grâces de son style, les grâces inimitables du style de Pétrarque, et pour avoir donné avant lui aux vers italiens le plus d'élégance et de douceur, est, comme je l'ai dit, Cino da Pistoia, qui fut aussi l'un des jurisconsultes les plus célèbres de son temps 450.
Les poésies de Cino ont été imprimées à Rome en 1559 451, et réimprimées avec une seconde partie, trente ans après 452. Elles sont d'ailleurs insérées dans plusieurs recueils de poésies anciennes, publiés, soit avant, soit après ces éditions 453. Il est impossible de croire que Dante, qui a beaucoup loué ce poëte 454, et Pétrarque qui l'a loué peut-être encore davantage, qui l'avait choisi pour un de ses modèles, et qui a beaucoup emprunté de lui, et plusieurs critiques plus récents, qui lui ont aussi donné de grands éloges, se soient trompés, et que ce soit nous qui puissions en juger plus sainement aujourd'hui; mais il l'est aussi d'adopter sans restriction ces louanges; il nous est vraiment impossible de trouver, par exemple, le mérite d'un grand naturel et d'une extrême clarté 455 dans ce qui est aussi obscur et aussi recherché que la plupart de ces poésies, il l'est de ne pas reconnaître que les raffinements platoniques, auxquels on donne ce nom, sans qu'il soit possible de trouver dans Platon rien qui y ressemble, et les subtilités théologiques dont il serait plus facile d'y montrer l'influence, forment en quelque sorte tout le tissu du style dans les sonnets et dans les canzoni de Cino. Ce tissu est souvent si obscur et si délié en même temps, qu'on ne peut ni le pénétrer ni le saisir. Qui pourrait se flatter, par exemple, d'entendre le vrai sens de ce sonnet que je ne choisis pas, mais qui se présente le premier 456? «Ah! que ce serait une douce société si ma Dame, l'amour et la pitié étaient ensemble dans une amitié parfaite, selon la vertu que l'honneur désire! si l'un avait l'empire sur l'autre, et chacun cependant la liberté dans sa nature, en sorte que le cœur n'eût que par complaisance 457 l'apparence de l'humilité! si enfin je voyais cette union, et que j'en portasse la nouvelle à mon âme affligée! Vous l'entendriez alors chanter dans mon cœur, délivrée de la douleur qui s'est emparée d'elle, et qui, écoutant une pensée qui en parle, s'y jette en soupirant pour se reposer.» Cela est presque littéralement traduit; mais je n'ose me flatter que la traduction, toute inintelligible qu'elle est, le soit autant que le texte.
Note 453: (retour) Elles composent le cinquième livre du recueil des Juntes, 1527, et les sixième et septième de la réimpression de ce recueil; Venise, 1740, in-8°. On en trouve de plus quelques pièces, à la suite de la Bella Mano, et d'autres dans les Poeti antichi, publiés par l'Allacci; recueils que j'ai déjà cités plusieurs fois.
Note 455: (retour) L'auteur des Memorie della Vita di Messer Cino, etc., trouve ses métaphores aussi faciles et aussi naturelles qu'agréables; il trouve que ses figures ne sont point trop recherchées, et qu'il se montre toujours facile, aimable et clair.... Le metafore quanto leggiadre e vezzose, tanto facili e naturali;.... senza troppo ricercate figure del favellare, mostrandosi sempre facile, amabile et chiaro.
D'autres sonnets tout entiers ne le sont pas davantage. Essayez, par exemple, d'entendre celui où le poëte s'adresse à cette voix qui encourage son cœur, et qui crie, et qui porte des paroles dans un lieu où ne peut plus rester son âme 458; ou celui dans lequel il voit sa dame qui vient assiéger sa vie, et qui est si irritée, qu'elle tue ou renvoie tout ce qui la rend (cette vie) vivante 459: si vous ne vous trompez pas, comme il arrive quelquefois, sur ce que c'est véritablement qu'entendre, vous verrez que vous n'y parviendrez pas. Lizez tous ces sonnets: il n'y en a presque aucun où l'on ne trouve quelques vers à peu près du même style: c'est un cœur qui se place dans les yeux d'un amant, quand il regarde sa dame 460, et qui, voulant fuir l'amour, est assez insensé pour s'asseoir ainsi devant sa flèche, cette flèche armée de plaisir au lieu de fer 461: c'est un amant qui meurt, et que l'amour tue en lui livrant assaut avec tant de soupirs, que son âme sort en fuyant 462; ou bien c'est un soupir qui sort du cœur par le chemin que lui a ouvert une pensée, et qui se cache au désir sous les dehors de la pitié 463; ou c'est encore un amant qui voit dans sa pensée son âme serrée entre les mains de l'amour 464, et l'amour qui la tient liée dans le cœur déjà mort, où il la bat souvent, et cette âme qui appelle aussi la mort, tant elle souffre des coups qu'elle a reçus; et des yeux que la beauté a rendus si fous, qu'ils mènent le cœur au combat où il est tué par l'amour 465; et une infinité d'autres expressions pareilles.
Quelquefois on croit entendre, ou à peu près; on voit un sentiment personnifié qui agit et qui parle; on est même touché par le mouvement du style, par la vivacité des tours, et par l'harmonie des vers; mais le fait est qu'on n'a rien lu de clair, d'intelligible et de naturel, que l'esprit et le cœur n'ont, pour ainsi dire, vu et embrassé qu'un fantôme. Je citerai pour exemple, ces deux sonnets qui se suivent, et dont l'un est le complément nécessaire de l'autre. Ce sont à peu près les plus agréables et les moins alambiques de cette partie du Recueil.
Ier. Sonnet.--«O pitié 466! va, prends une forme visible, et couvre si bien de tes vêtements ces messagers que j'envoie (ce sont ses vers), qu'ils paraissent nourris et remplis de la force que Dieu t'a donnée! Mais avant de commencer ta journée, tâche, s'il plaît à l'amour, d'appeler à toi mes esprits égarés, et de leur faire approuver ce message. Quand tu verras de belles femmes, tu les aborderas, car c'est à elles que je t'adresse; et tu leur demanderas audience. Dis ensuite à ceux que j'envoie: jetez-vous à leurs pieds, et dites-leur de la part de qui vous venez, et pourquoi. O belles! écoutez ces humbles interprètes!»
IIe. Sonnet.--«Un homme, dont le nom indique la privation des jouissances de l'amour 467, et riche seulement de tristesse et de douleur, nous envoie vers vous, comme vous l'a dit la pitié. Il se serait présenté lui-même devant vous, s'il avait encore son cœur; mais il est avili par la crainte, et la douleur lui trouble l'esprit. Si vous le voyiez de près, il vous ferait trembler vous-mêmes, tant la pitié est visible dans tous ses traits. Ah! ne lui refusez pas la merci qu'il implore; c'est par vous qu'il espère sortir de peine, et c'est ce qui attache encore à la vie son âme désolée.»
La pitié que le poëte charge de porter ses vers, de les présenter aux belles, amies de sa maîtresse, et ces vers jetés à leurs pieds, qui parlent et intercèdent pour lui, voila ce que l'on croit saisir dans ces deux sonnets, qui ne manquent au reste ni de grâce, ni d'harmonie; mais au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire? et qu'y a-t-il de vraiment amoureux dans de pareils vers d'amour? C'est cependant presque toujours ainsi que ce poëte s'exprime quand il se plaint ou quand il cherche à plaire; mais quand il se fâche, il parle plus clairement, et son dépit s'énonce avec plus de naturel que son amour. Je pourrais citer pour preuve, un sonnet qui commence par ce vers:
Il finit par des injures contre les femmes 469, qu'on ne pardonnerait pas à un homme qui ne serait pas en colère, mais qu'elles pardonnent facilement elles-mêmes, quand cette colère est, comme il arrive souvent, une preuve d'amour. Cino fut mis, comme nous l'avons vu dans sa vie, à une épreuve plus cruelle; il perdit sa chère Selvaggia, et quelques sonnets qu'il fit après sa mort, ont aussi plus de naturel et de vérité que les autres. On a fait la même observation sur Pétrarque, après la mort de Laure. Mais personne n'a observé, du moins en Italie, que l'un des sonnets de Cino, faits depuis son malheur 470, a été imité, ou plutôt étendu et paraphrasé par Pétrarque, dans une de ses canzoni les plus célèbres, celle où il cite l'amour devant le tribunal de la raison 471. La scène, le dialogue, le fond des idées, la décision sont les mêmes, comme on le verra quand nous en serons aux poésies de Pétrarque. On ne sera pas surpris, sans doute, qu'un poëte, quelque grand qu'il soit, ait emprunté quelque chose d'un autre poëte; mais peut-être le sera-t-on que, dans de si nombreux et de si volumineux commentaires sous lesquels on a comme écrasé les poésies de Pétrarque, personne n'ait fait la remarque d'une si évidente conformité 472.
Note 472: (retour) M. Giamb. Corniani est le premier auteur italien qui l'ait faite. (Voy. I secoli della Letteratura italiana, etc., Brescia, 1805, t. I, p. 261.) Et ce qui rend cela plus étonnant, c'est que les Mémoires pour la vie de Pétrarque sont fort connus depuis long-temps en Italie, et que l'abbé de Sade a fait le premier cette remarque, t. I, p. 46, note.
Deux de ces sonnets paraissent avoir été faits lorsque Cino fut revenu de France. En passant l'Apennin, peut-être pour aller à Bologne, il visita le tombeau de Selvaggia. «Jamais, dit-il, dans l'un de ces sonnets adressé au Dante, jamais ni pélerin, ni aucun autre voyageur ne suivit son chemin avec des yeux si tristes et si chargés de douleur que moi, lorsque je passai l'Apennin 473. J'ai pleuré ce beau visage, ces tresses blondes, ce regard doux et fin, que l'amour remet devant mes yeux, etc.» Il dit, dans l'autre sonnet: «J'allai sur la haute et heureuse montagne, où j'adorai, où je baisai la pierre sacrée 474; je tombai sur cette pierre, hélas! où l'honnêteté même repose. Elle enferma la source de toutes les vertus, le jour où la dame de mon cœur, naguère remplie de tant de charmes, franchit le cruel passage de la mort. Là, j'invoquai ainsi l'Amour: Dieu bienfaisant, fais que d'ici la mort m'attire à elle, car c'est ici qu'est mon cœur: mais il ne m'entendit pas; je partis en appelant Selvaggia, et je passai les monts avec les accents de la douleur.» Cette douleur ingénieuse, et cependant profonde, intéresse; et quand on pense que le poëte, qui est allé nourrir ses regrets, et donner l'essor à son génie sur ce tombeau, était un grave jurisconsulte, un savant professeur, qui allait peut-être en ce moment mettre le dernier sceau à sa renommée, par son commentaire sur le Code 475, on se sent doublement intéressé par ce mélange de sensibilité, de talent et de science.
Je trouve un autre sonnet de Cino, dont le tour est vif, le sentiment vrai, et l'expression naturelle; il ne serait pas indigne de Pétrarque, si l'auteur, qui s'était imposé la tâche de le faire tout entier sur deux seules rimes, n'y eût pas employé quelques adverbes, et surtout malvagiamente, que Pétrarque, je crois, n'y eût pas mis. Voici le sens du sonnet de Cino: «Homme égaré, qui marches tout pensif, qu'as-tu 476? quel est le sujet de ta douleur? que vas-tu méditant dans ton âme? pourquoi tant de soupirs et tant de plaintes? Il ne semble pas que tu aies jamais senti aucun des biens que le cœur sent dans la vie. Il paraît au contraire à tes mouvements, à ton air, que tu meurs douloureusement; si tu ne reprends courage, tu tomberas dans un désespoir si funeste, que tu perdras et ce monde-ci et l'autre. Invoque la pitié; c'est elle qui te sauvera. Voilà ce que me dit la foule émue qui m'environne.» Ce dernier vers qui applique tout d'un coup au poëte ce qu'on croit, dans tout le cours du sonnet, que le poëte, lui-même, adresse à un inconnu, ajoute aux autres mérites de cette petite pièce, celui de l'originalité. On peut distinguer encore dans ces poésies, une ode ou canzone sur la mort de l'empereur Henri VII 477, qui ne manque ni de naturel ni de noblesse, et deux canzoni satiriques; l'une contre les Blancs et les Noirs de Florence 478, qui n'est pas d'un sel bien piquant, l'autre adressée au Dante 479, où il y en a davantage; elle est dirigée contre une ville où le poëte s'ennuie, et cette ville est Naples 480, quoique aucun des auteurs qui ont parlé de Cino, ne dise qu'il y ait voyagé 481. Ou c'est une particularité de sa vie qui leur a échappé, ou cette satire que les anciens recueils lui attribuent, n'est pas de lui.
Ces mêmes recueils contiennent encore des vers de quelques autres poëtes du même âge, qui eurent plus ou moins de réputation; un Benuccio Salimbeni, un Bindo Bonichi, un Antonio da Ferrara, un Franscesco degli Albizzi, un Sennuccio del Bene, intime ami de Pétrarque, avec qui tous les autres eurent aussi des liaisons d'amitié. Ce qui reste d'eux nous les fait voir tous occupés du même sujet, qui est l'amour, et l'on pourrait en quelque sorte les croire tous amoureux du même objet, puisqu'aucun d'eux ne dit le nom de sa maîtresse, aucun ne la peint sous des traits particuliers et sensibles; tous parlent de même de leurs peines, de leurs soupirs, de leur vie languissante, de la mort qu'ils implorent, de la pitié qu'on leur refuse, du feu qui les brûle et du froid qui les glace. Ils suivent obstinément les fausses routes que les premiers poëtes leur avaient ouvertes dans le treizième siècle. Ils s'y engagent plus avant: ils défigurent de plus en plus l'expression d'un sentiment dont ils parlent sans cesse et qu'ils ne peignent jamais: ils s'écartent de plus en plus de la nature.
Un grand poëte qui les surpassa tous, fut entraîné trop souvent par leur exemple; mais lors même qu'il n'écouta comme eux que son esprit, il y joignit ce qu'ils n'avaient pas, le génie. Il eut ce qui ne leur manquait pas moins, un sentiment profond dont son esprit; son imagination et son cœur furent pénétrés toute sa vie; partout où il fut vrai, touchant, mélancolique, il le fut avec un charme que personne, excepté Dante, n'avait donné avant lui aux affections douces et tristes. C'est là ce qui fait aujourd'hui la gloire poétique de Pétrarque, mais il s'en faut bien que ce soit là tout ce que nous devons considérer en lui. Le poëte le plus aimable de son siècle, fut à la fois un personnage politique, un philosophe supérieur aux vaines arguties de l'école, un orateur éloquent, un érudit zélé pour la gloire des anciens, mais surtout curieux de tout ce qui pouvait servir à celle de son pays, de son siècle, et à l'instruction des hommes de tous les pays et de tous les temps.
Notice sur sa Vie 482.
Note 482: (retour) Il existe un grand nombre de Vies de Pétrarque. La plus complète est celle que l'abbé de Sade, qui était de la famille de Laure, a donné sous le titre de Mémoires pour la Vie de Pétrarque, Amsterdam, 1764--1767, 3 vol. in-4°. Tout ce qu'on a écrit depuis en français, sur le mème sujet, en est tiré. Mais quelque soin que l'abbé de Sade eût mis à ses recherches, il lui est échappé des inexactitudes et des erreurs, qui se sont multipliées par les copies qu'on en a faites. Il n'y a donc point encore en français de Vie exacte de Pétrarque: c'est ce qui m'a engagé à donner plus d'étendue à celle-ci. Tiraboschi, en reconnaissant le mérite et l'utilité du travail de l'abbé de Sade, a relevé ses fautes avec cette saine critique qui le distingue. (Voy. la Préface du tome V de son Histoire de la Littér. ital.; et dans ce même volume, tout ce qui a rapport à Pétrarque.) M. Baldelli a publié depuis à Florence un fort bon ouvrage, intitulé: Del Petrarca e delle sue opere, 1797, in-4°., dans lequel il ajoute encore à tout ce que l'abbé de Sade et Tiraboschi avaient donné de plus satisfaisant et de meilleur; il a puisé comme eux, mais avec une attention nouvelle, dans la source la plus riche et la plus pure, les œuvres mêmes de Pétrarque, et il a consulté des manuscrits qu'ils avaient ignorés. J'ai tiré principalement de ces trois auteurs la notice que l'on va lire: je l'ai revue, ayant sous les yeux les œuvres latines de Pétrarque, imprimées, et de précieux manuscrits. Quelque jugement que l'on porte de la manière dont j'ai traité ce sujet intéressant, on peut du moins, d'après les garants que je présente, être parfaitement assuré de l'exactitude et de la vérité des faits. Ceux dans lesquels je ne m'accorde pas avec l'abbé de Sade et les autres biographes français, ont été rectifiés ou ajoutés par Tiraboschi et Baldelli. J'ai cru inutile de noter en détail ces variantes; mais il est bon qu'on en soit averti.
Depuis sa naissance jusqu'à l'an 1348.
La vie de la plupart des hommes célèbres dans les lettres et dans les arts est peu fertile en événements. Le biographe, qui veut y donner quelque étendue, est obligé de suppléer à la sécheresse du sujet par les accessoires dont il l'embellit. Leurs études et leurs travaux littéraires en font presque le seul fond; et l'Histoire ne peut pas en tirer un grand parti, si ces études et ces travaux n'ont pas exercé une grande influence sur les lumières de leur siècle. Les sentiments et les passions qui les ont agités ont peu d'intérêt, quand ils n'en ont pas fait le sujet de leurs ouvrages, quand il n'y a pas eu chez eux un rapport immédiat entre les affections du cœur et les créations du génie: ces affections sont mises au rang des faiblesses peu dignes d'occuper une place dans le souvenir des hommes, lorsque ce n'est pas par l'expression de ces faiblesses mêmes que ceux qui les ont eues s'y sont placés.
Il en est tout autrement de la vie de Pétrarque. Evénements, travaux, passions, tout y intéresse; la carrière d'un homme, qui joua un rôle sur le théâtre du monde, est en même temps celle d'un savant, littérateur et philosophe; et les agitations d'une âme tendre et d'un cœur passionné, quittent en lui le caractère du roman et prennent celui de l'histoire, parce que ses longues et constantes amours furent l'éternel objet de ses chants, et par ceux-ci la source même de sa gloire. L'embarras que je dois éprouver en traitant un sujet si riche est donc de le resserrer dans de justes bornes; je dois l'assortir à la nature de cet ouvrage plus qu'à celle du sujet, et ne pas demander à l'attention tout ce qu'elle m'accorderait sans doute, mais aux dépens des autres objets qui nous appellent. Vouloir tout dire en trop peu d'espace m'exposerait à une sécheresse de faits et de style que le nom même de Pétrarque rendrait plus sensible; je choisirai donc, et je traiterai légèrement ce qui n'influa ni sur les progrès de son siècle, ni sur les productions de son génie, pour développer davantage ce qui, sous ces deux rapports, appartient à l'histoire du cœur humain ou à celle des lettres.
La famille de Pétrarque était ancienne et considérée à Florence, non par les titres, les grands emplois ou les richesses, mais par une grande réputation d'honneur et de probité, qui est aussi une illustration et un patrimoine. Son père était notaire, comme l'avaient été ses aïeux; et cette fonction était alors relevée par tout ce que la confiance publique peut avoir de plus honorable. Il se nommait Pietro; les Florentins qui aiment à modifier les noms, pour leur donner une signification augmentative ou diminutive, l'appelèrent Petracco, Petraccolo, parce qu'il était petit.
Petracco était ami du Dante, et du parti des Blancs comme lui. Exilé de Florence en même temps et par le même arrêt, il partagea avec lui les dangers d'une tentative nocturne que les Blancs firent, en 1304, pour y rentrer 483. Il revint tristement à Arezzo, où il s'était réfugié avec sa femme Eletta Canigiani. Il trouva que, dans cette même nuit, si périlleuse pour lui, elle lui avait donner un fils, après un accouchement difficile qui avait mis aussi sa vie en danger. Ce fils reçut le nom de François, Francesco di Petracco, François, fils de Petracco. Dans la suite, dès qu'il commença à rendre ce nom célèbre, on changea par une sorte d'ampliation ce di Petracco en Petrarcha, et ce fut le nom qu'il porta toujours depuis.
Sept mois après, sa mère eut la permission de revenir à Florence; elle se retira à Incisa, dans le Val d'Arno, où son mari avait un petit bien. C'est là que Pétrarque fut élevé jusqu'à sept ans. Son père s'étant alors établi à Pise, y appela sa famille, et y donna pour premier maître à son fils un vieux grammairien nommé Convennole da Prato, mais il n'y resta pas long-temps. Les espérances qu'il avait fondées sur l'empereur Henri VII, pour rentrer dans sa patrie, furent détruites par la mort de ce prince; alors Petracco partit pour Livourne avec sa femme et ses deux fils (car il en avait eu un second nommé Gérard); ils s'embarquèrent pour Marseille, y arrivèrent après un naufrage où ils faillirent tous périr, et se rendirent de Marseille à Avignon 484. Clément V venait d'y fixer sa cour; c'était le refuge des Italiens proscrits: Petracco espéra y trouver de l'emploi: mais la cherté des logements et de la vie l'obligea peu de temps après à se séparer de sa famille, et à l'envoyer à quatre lieues de là, dans la petite ville de Carpentras. Pétrarque y retrouva son premier maître Convennole, alors fort vieux, toujours pauvre, et qui, là comme en Italie, enseignait aux enfans la grammaire et ce qu'il savait de rhétorique et de logique. Petracco y venait souvent visiter ses enfants et sa femme. Dans un de ces voyages, il eut le désir d'aller avec un de ses amis voir la fontaine de Vaucluse que son fils a depuis rendue si célèbre. Ce fils, alors âgé de dix ans, voulut y aller avec lui. L'aspect de ce lieu solitaire le saisit d'un enthousiasme au-dessus de son âge, et laissa une impression ineffaçable dans cette âme sensible et passionnée avant le temps.
C'était avec cette même ardeur qu'il suivait ses études. Il eut bientôt devancé tous ses camarades. Mais des études purement littéraires ne pouvaient lui procurer un état. Son père voulut qu'il y joignit celle du droit, et surtout du droit canon qui était alors le chemin de la fortune. Il l'envoya d'abord à l'Université de Montpellier, où le jeune Pétrarque resta quatre ans sans pouvoir prendre de goût pour cette science, et sentant augmenter de plus en plus celui qu'il avait pour les lettres, surtout pour Cicéron, à qui, dès ses premières années, il avait voué une sorte de culte. Cicéron, Virgile et quelques autres auteurs anciens, dont il s'était fait une petite bibliothèque, le charmaient plus que les Décrétales; Petracco l'apprend, part pour Montpellier, découvre l'endroit où son fils les avait cachés dès qu'il avait appris son arrivée, les prend et les jette au feu; mais le désespoir et les cris affreux de son fils le touchent; il retire du feu, et lui rend à demi-brûlés, Cicéron et Virgile. Pétrarque ne les en aima que mieux et n'en conçut que plus d'horreur pour le jargon barbare et le fatras des canonistes.
De Montpellier, son père le fit passer à Bologne 485, école beaucoup plus fameuse, mais qui ne lui profita pas davantage, malgré les leçons de Jean d'Andréa, ce célèbre professeur en droit dont j'ai parlé précédemment 486. Le poëte Cino da Pistoia était aussi alors jurisconsulte à Bologne; ce fut le goût de la poésie, et non celui des lois, qui lia Pétrarque avec lui. Ce goût se développait en lui de plus en plus; il n'en avait pas moins pour la philosophie et pour l'éloquence. Il avait vingt ans, et aucune autre passion ne le dominait encore. Ce fut alors qu'ayant appris la mort de son père, il revint de Bologne à Avignon, où, peu de temps après, il perdit aussi sa mère, morte à trente-huit ans. Son frère Gérard et lui restèrent avec un médiocre patrimoine, que l'infidélité de leurs tuteurs diminua encore: ils spolièrent la succession et laissèrent les deux pupilles sans fortune, sans appui, sans autre ressource que l'état ecclésiastique 487.
Jean XXII occupait alors à Avignon la chaire pontificale. Sa cour était horriblement corrompue; et la ville, comme il arrive toujours, s'était réglée sur ce modèle. Dans cette dépravation des mœurs publiques, Pétrarque, à vingt-deux ans, livré à lui-même, sans parens et sans guide, avec un cœur sensible et un tempérament plein de feu, sut conserver les siennes; mais il ne put échapper aux dissipations qui étaient l'occupation générale de la cour et de la ville. Il fut distingué dans les sociétés les plus brillantes, par sa figure, par le soin qu'il prenait de plaire, par les grâces de son esprit, et par son talent poétique, dont les premiers essais lui avaient déjà fait une réputation dans le monde. Ils étaient pourtant en langue latine; mais bientôt, à l'exemple du Dante, de Cino et des autres poëtes qui l'avaient précédé, il préféra la langue vulgaire, plus connue des gens du monde, et seule entendue des femmes. Des études plus graves remplissaient une partie de son temps. Il le partageait entre les mathématiques, qu'il ne poussa cependant pas très-loin, les antiquités, l'histoire, l'analyse des systèmes de toutes les sectes de philosophie, et surtout de philosophie morale. La poésie, et la société, où il jouissait de ses succès, occupaient tout le reste.
Jacques Colonne, l'un des fils du fameux Etienne Colonne qui était encore à Rome le chef de cette famille et de ce parti, vint s'établir à Avignon peu de temps après Pétrarque. Ils avaient déjà été compagnons d'études à l'Université de Bologne. C'était un jeune homme accompli, qui réunissait au plus haut degré les agréments de la personne, les qualités de l'esprit et celles du cœur. Ils se retrouvèrent avec un plaisir égal dans le tumulte de la cour d'Avignon, et la conformité des caractères et des goûts forma entre eux une amitié aussi solide qu'honorable pour tous les deux. Mais l'amitié, l'étude et les plaisirs du monde ne suffisaient pas pour remplir une âme aussi ardente: il lui manquait un objet à qui il pût rapporter toutes ses pensées comme tous ses vœux, le fruit de ses études, et cet amour même pour la gloire, qui semble vide et presque sans but dans la jeunesse, quand il n'est pas soutenu par un autre amour. Il vit Laure, et il ne lui manqua plus rien 488.
Laure, dont le portrait séduisant est épars dans les vers qu'elle lui a inspirés, et qui ressemblait; dit-on, à ce portrait, était fille d'Audibert de Noves, chevalier riche et distingué. Elle avait épousé, après la mort de son père, Hugues de Sade, patricien, originaire d'Avignon, jeune, mais peu aimable et d'un caractère difficile et jaloux. Laure, qui avait alors vingt ans 489, était aussi sage que belle; aucune espérance coupable ne pouvait naître dans le cœur du jeune poëte. La pureté d'un sentiment que ni le temps, ni l'âge, ni la mort même de celle qui en était l'objet ne purent éteindre, a trouvé beaucoup d'incrédules: mais on est aujourd'hui forcé de reconnaître, d'une part, que ce sentiment fut très-réel et très-profond dans le cœur de Pétrarque; de l'autre, que si Pétrarque toucha celui de Laure, il n'obtint jamais d'elle rien de contraire à son devoir. Chanter dans ses vers l'objet qu'il avait choisi, sans doute s'efforcer de lui plaire, suivre ses études, cultiver des relations utiles et surtout l'amitié des Colonne, tel fut, pendant trois ans, tout l'emploi de la vie de Pétrarque. Jacques Colonne ayant obtenu l'évêché de Lombès, pour prix d'une action téméraire, qui était plutôt d'un guerrier que d'un prêtre 490, arracha enfin son ami à cette vie obscure et sédentaire, et l'emmena dans son évêché 491. Pétrarque aimait à changer de lieu: d'ailleurs, il combattait de bonne foi sa passion pour Laure: il crut y faire, en s'éloignant, une diversion utile, et satisfaire à la fois par ce voyage, la curiosité, la raison et l'amitié.
Note 490: (retour) Ce fut lui qui, étant chanoine de Saint-Jean de Latran (en même temps qu'il l'était de Sainte-Marie-Majeure, de Cambrai, de Noyon et de Liége), lorsque l'empereur Louis de Bavière était à Rome, où il venait de faire déposer Jean XXII, osa paraître dans la place Saint-Marcel, suivi de quatre hommes masqués, lire publiquement la bulle d'excommunication et de destitution que le pape avait lancée contre l'empereur, le déclarer déchu du trône, afficher lui-même cette bulle à la porte de l'église, soutenir à haute voix que le pape Jean était catholique et pape légitime, que celui qui se disait empereur ne l'était pas, mais qu'il était excommunié avec ses adhérents, et qu'il offrait, lui, Jacques Colonne, de prouver ce qu'il disait, par raisons, et l'épée à la main, s'il le fallait, en lieu neutre. Il monta ensuite à cheval, et s'enfuit à Palestrine, sans que personne osât s'y opposer, et sans être atteint par les gens de l'Empereur, qui apprit ce trait d'audace lorsqu'il était à Saint-Pierre, et qui donna inutilement ordre d'en arrêter l'auteur. Ce fut pour cette action plus chevaleresque qu'apostolique, que ce brave chanoine eut l'évêché de Lombès (Voy. Jean Villani, Istor., l. X, c. 71.)
Lombès, petite ville mal bâtie, et non moins mal située, eût été pour lui une triste prison, sans la société du jeune prélat et de deux hommes du plus haut mérite qu'il y avait menés avec lui. L'un était un gentilhomme romain nommé Lello; l'autre, né sur les bords du Rhin, près Bois-le-Duc, s'appelait Louis. Pétrarque en fit ses amis les plus intimes. Ce sont eux qu'il désigne si souvent dans ses lettres, l'un sous le nom de Lœlius, et l'autre sous celui de Socrate. Après un été aussi agréable qu'il pouvait l'être dans une telle ville, et loin de Laure, il revint à Avignon avec l'évêque, qui le présenta comme son meilleur ami à son frère aîné, le cardinal Jean Colonne.
Ce cardinal ne ressemblait point à la plupart de ses confrères. Il était tout ce que l'évêque de Lombès promettait d'être un jour, et joignait à la plus grande simplicité de mœurs, la dignité du caractère et un esprit aussi délicat qu'éclairé. Il goûta Pétrarque, le logea dans son palais, et l'admit dans sa société particulière. C'était le rendez-vous de tout ce qu'il y avait à la cour d'Avignon d'étrangers distingués par leur rang, leurs talens et leur savoir; et c'est dans ce cercle choisi que Pétrarque acheva son éducation par celle du monde. Il jouit dans peu de l'amitié de tous les frères du cardinal, et bientôt après de celle du chef même de cette famille illustre. Étienne Colonne vint passer quelques mois à Avignon 492; l'esprit, l'humeur et les manières de notre poëte lui inspirèrent une telle tendresse, qu'il ne mit presque plus de différence entre lui et ses enfants. Pétrarque, déjà passionné pour l'Italie et pour la grandeur de l'ancienne Rome, puisa dans les entretiens familiers de ce vieux Romain, un nouvel amour pour sa patrie, et une aversion plus forte pour tout ce qui pouvait en prolonger les malheurs, ou en obscurcir la gloire.
Cependant son amour pour Laure prenait chaque jour plus de forces. A la ville, à la campagne, dans le monde et dans la solitude, il ne paraissait plus occupé d'autre chose. Tout lui en retraçait l'image; et confondant cet amour avec celui de la gloire poétique, le nom de Laure lui rappelait la laurier qui en est l'emblême; la vue ou l'idée même d'un laurier le transportait comme celle de Laure. Ses vers, où il retraçait toutes les petites scènes d'un amour dont ils étaient les seuls interprètes, jouent trop souvent sur cette équivoque; mais, comme beaucoup d'autres jeux de son esprit, celui-ci trouve une sorte d'excuse dans cette préoccupation continuelle du même sentiment et du même objet.
Laure l'évitait, ou par prudence, ou peut-être pour qu'il la cherchât davantage. Il ne la voyait point chez elle. L'humeur jalouse de son mari ne l'aurait pas souffert. Les sociétés de femmes, les assemblées, les promenades champêtres étaient les seuls lieux où il pût la voir; et partout il la voyait briller parmi ses compagnes, et les effacer par ses grâces naturelles et par l'élégance de sa parure. Ses assiduités étaient remarquées; Laure se crut obligée à plus de réserve encore, et même de rigueur. Pétrarque fit un effort pour se distraire d'une passion qui ne lui causait plus que des peines. Il entreprit un long voyage, et ayant obtenu, sous différents prétextes, l'agrément de ses protecteurs et de ses amis, il partit 493, traversa le midi de la France, vint à Paris, qui lui parut sale, infect, et fort au-dessous de sa renommée, se rendit en Flandre, parcourut les Pays-Bas, poussa jusqu'à Cologne, toujours, et à chaque nouvel objet de comparaison, regrettant de plus en plus l'Italie: de là, revenant à travers la forêt des Ardennes, il arriva à Lyon, où il séjourna quelque temps, s'embarqua sur le Rhône, et rentra enfin dans Avignon, après environ huit mois d'absence.
Il n'y trouva plus l'évêque de Lombès, que les affaires de sa famille avaient appelé à Rome. Dans l'éloignement des empereurs et des papes, les Colonne et les Ursins s'y disputaient le pouvoir. Deux factions aussi acharnées que l'avaient été à Florence celle des Blancs et des Noirs, y marchaient sous leurs enseignes. Le parti des Colonne l'avait emporté dans des actions sanglantes; celui des Ursins méditait sa vengeance; et Jacques Colonne était allé renforcer de ses conseils et de son courage sa famille et son parti. L'absence n'avait pu ni guérir Pétrarque de son amour, ni adoucir les rigueurs de Laure. Il la retrouva aussi réservée, aussi sévère qu'auparavant. Ce fut alors qu'il prit plus de goût pour la solitude et surtout pour le séjour enchanté de Vaucluse 494. Il s'y retirait souvent: il errait au bord des eaux, dans les bois, sur les montagnes. Il calmait les agitations de son ame en les exprimant dans ses vers. Ceux qu'il fit à cette époque de sa vie ont cette expression vraie et mélancolique qui ne peut venir que d'un cœur profondément touché. Il cherchait inutilement des consolations dans la philosophie; il essaya d'en trouver dans la religion. Il avait connu à Paris un religieux augustin nommé Denis de Robertis, né au bourg St.-Sépulcre près de Florence, l'un des plus savants hommes de son temps, orateur, poëte, philosophe, théologien et même astrologue. Charmé de trouver un compatriote dans un pays qu'il regardait comme barbare, il lui avait ouvert son cœur: il lui écrivit d'Avignon, pour lui demander des directions dans l'état de souffrance, d'anxiété et presque de désespoir où il était réduit. Il en obtint sans doute de très-bons conseils, et prit, pour se guérir de son amour, d'excellentes résolutions; mais il suffisait d'un coup-d'œil de Laure pour les faire évanouir. Une maladie singulière et presque pestilentielle, qui se répandit alors dans le Comtat, pensa la lui ravir, et il l'en aima encore davantage.
Le pape paraissait alors principalement occupé de deux grandes entreprises; une nouvelle croisade et le rétablissement du saint-siège à Rome. Dans la première, il fut joué par Philippe de Valois, qu'il en avait déclaré le chef, et qui en profita pour se faire donner pendant six ans les décimes du clergé de France; dans la seconde, il amusait lui-même les Romains et les Italiens de belles promesses, qu'il était résolu de ne point tenir. Pétrarque trouva dans ces deux projets quelque diversion à son amour. Il eut, malgré ses lumières, la faiblesse d'approuver le premier: son amour pour Rome lui fit épouser ardemment le second; c'est sur les deux ensemble, mais particulièrement sur le projet de croisade, qu'il adressa une de ses plus belles odes 495 à son ami l'évêque de Lombès.
La mort de Jean XXII fit évanouir ses espérances. Ce pape mourut à quatre-vingt-dix ans, et conserva jusqu'à la fin sa force de tête et sa vivacité d'esprit; homme simple dans ses mœurs, sobre, économe si l'on veut, mais économe jusqu'à la plus sordide avarice de trésors acquis par la simonie et par de criantes exactions 496. Entêté dans ses idées et opiniâtre dans ses desseins, il ne put cependant réussir ni à déposer, comme il le voulait, l'empereur Louis de Bavière, ni à détruire les Gibelins en Italie, ni à faire adopter par l'Église son opinion sur la vision béatifique 497. Il avait eu beau donner de bons bénéfices à ceux qui lui apportaient en faveur de cette opinion quelques passages des Pères, persécuter ceux qui l'attaquaient, les emprisonner ou les citer et les rechercher sur leur foi, il y eut un soulèvement général contre cette aberration de la sienne; son infaillibilité fut contrainte d'avouer avant sa mort qu'elle avait été surprise, et il se rétracta, comme d'une hérésie, de ce qu'il avait employé tant de violence à faire adopter comme un point de doctrine.
Note 496: (retour) Il vendait ouvertement les bénéfices, et surtout les évêchés, dont il s'attribua le premier la nomination, faite jusqu'alors par les Églises. Avant de conférer les bénéfices, il les laissait vaquer long-temps et en percevait les revenus, etc. Il amassa un trésor de quinze millions de florins, selon quelques historiens, et de dix-huit selon Jean Villani, qui le savait de son frère, banquier du pape à Avignon, et l'un de ceux qui, après la mort de Jean XXII, furent employés à compter ce trésor. On n'y comprend pas sept millions en joyaux, argenterie et vases sacrés. Voyez Giov. Villani, Istor, lib. XI, c. 19 et 201.
Note 497: (retour) Il croyait, prêchait et soutenait que les ames des justes ne jouiraient de la vision intuitive de Dieu, qu'ils ne verraient Dieu face à face qu'après le jugement universel. En attendant, elles sont, disait-il, sous l'autel, c'est-à-dire sous la protection de l'humanité de J.-C. Il fondait son opinion sur ce passage de l'Apocalypse: Vidi animas interfectorum propter verbum Dei. c. 6, v. 19. On dit que cette opinion n'était pas nouvelle, et que S. Irenée, Tertullien, Origène, Lactance, S. Hilaire, S. Chrysostôme, etc. avaient pensé comme lui. Mém. pour la Vie de Petr. t. I, p. 252.
Jacques Fournier, son successeur sous le nom de Benoît XII, ne remplit pas plus que lui le vœu de Pétrarque pour le retour de la cour romaine en Italie, malgré une très-belle épître en vers latins, que le poëte lui adressa sur ce sujet. Le nouveau pape lui en ôta même tout-à-fait l'espoir par le soin qu'il prit le premier de bâtir à Avignon un palais pontifical, et d'encourager, par son exemple, les cardinaux à y élever pour eux des palais et des tours. Mais il fit pour la fortune de Pétrarque, qui avait alors trente ans, ce que Jean XXII n'avait pas fait; il lui donna un canonicat de Lombès et l'expectative d'une prébende 498. Notre poëte acquit alors deux nouveaux amis dans Azon de Corrège et Guillaume de Pastrengo, qui étaient venus défendre auprès du pape les intérêts des seigneurs de Vérone contre les Rossi, au sujet de la ville de Parme; et cette amitié, qui l'engagea, malgré son aversion pour le barreau, à plaider en public pour Azon, personnellement attaqué par Marsile de Rossi, lui fournit l'occasion de prouver qu'il eût été le plus grand orateur de son temps, s'il n'eût mieux aimé en être le plus grand poëte 499.
Parmi ces faveurs de la fortune et ce nouvel éclat de renommée, l'état de son âme était toujours le même. Au moment où il concevait quelques espérances, Laure les lui ôtait par de nouvelles rigueurs; et lorsqu'il se voyait près de vaincre sa passion pour elle, une rencontre, un regard, un mot plus favorable, le rendait plus amoureux que jamais. Il prit enfin le parti de se réfugier auprès de son meilleur ami, l'évêque de Lombès, et de l'aller trouver à Rome, où il était appelé depuis long-temps. Il s'y rendit par mer, et, dans la traversée de Marseille à Civita-Vecchia il ne s'occupa que de Laure. A son arrivée, la guerre entre les Colonne et les Ursins remplissait la campagne de troupes des deux partis. II se rendit d'abord au château de Capranica; l'évêque de Lombès et son frère même, Etienne Colonne, sénateur, c'est-à-dire magistrat suprême de Rome, vinrent l'y trouver, et l'emmenèrent à Rome avec eux 500. Mais ni l'amitié de toute cette illustre famille, ni l'admiration que lui inspirèrent les monuments de l'ancienne capitale du monde, ne purent l'y retenir long-temps. Il reprit le chemin de la France, et, après quelques voyages sur terre et sur mer, dont on ignore également les détails et le but, il fut de retour à Avignon dans l'été de la même année. Quelques mois après, ayant acheté à Vaucluse une petite maison avec un petit champ, il alla s'y établir avec ses livres, ses projets de travaux et d'études, et l'ineffaçable souvenir de Laure.
Dans cette solitude profonde, pleine de ces beautés agrestes et sauvages qui ne plaisent qu'aux cœurs sensibles, il resta une année entière, seul, même sans domestiques, servi par un pauvre pêcheur, et seulement visité de temps en temps par ses plus intimes amis. L'évêque de Cavaillon, Philippe de Cabassole, fut bientôt du nombre; Vaucluse était dans son évêché; il y avait même une maison de campagne. C'était un homme distingué par ses talents et par l'étendue de ses connaissances; c'était, comme dit Pétrarque, un petit évêque et un grand homme 501. Ils étaient dignes l'un de l'autre; leur liaison ne tarda pas à devenir une étroite amitié. Pétrarque était appelé de temps en temps à Avignon, soit par quelques affaires, soit par ces impulsions secrètes qui nous ramènent souvent, à notre insu, aux lieux mêmes que nous voulons fuir. Laure qui l'aimait sans se l'avouer peut-être, et qui ne voulait pas le perdre, employait dans ces petits voyages toutes ces innocentes ruses, qui sont dit-on, le partage du sexe le plus faible, et qui lui donnent tant d'empire sur celui qui se dit le plus fort. C'étaient autant d'événements dans cette passion singulière qui n'en a point d'autres. Pétrarque de retour dans sa solitude, livré à des agitations toujours plus fortes, n'avait point de soulagement plus doux que d'épancher dans ses poésies touchantes les sentiments dont il était comme oppressé. Parmi celles de cette époque on distingue surtout ces trois célèbres canzoni sur les yeux de Laure, que les Italiens appellent les trois Sœurs, les trois Grâces, et dont ils ne parlent qu'avec un enthousiasme qui ne permet ni la critique, ni même en quelque sorte l'examen.
Un autre art vint l'aider à retracer les traits de Laure; Simon de Sienne, élève de Giotto, qui venait de mourir, fut appelé à Avignon, pour embellir de quelques tableaux, le palais pontifical 502. Pétrarque obtint de lui un petit portrait de sa maîtresse, et l'en paya par deux sonnets qui, selon l'expression de Vasari, ont donné plus de renommée à ce peintre, que n'auraient fait tous ses ouvrages. Laure consentit-elle à se laisser peindre pour celui qui avait immortalisé sa beauté par des traits plus durables; ou fut-elle peinte pour sa famille, et Pétrarque obtint-il seulement du peintre, son ami, une copie de ce portrait; ou enfin la figure de Laure, frappa-t-elle assez les yeux de Simon Sienne, pour qu'il pût, après l'avoir vue, en fixer les traits sur la toile? C'est ce que l'histoire ne dit pas. Ce que l'on sait, c'est qu'elle lui parut assez belle pour qu'il en ait fait, dans la suite, sous diverses formes, la figure principale de plusieurs de ses meilleurs tableaux.
L'étude n'est pas un remède contre l'amour, c'est au contraire l'occupation qui s'allie le mieux avec lui; elle entretient l'esprit dans un état de fermentation, elle lui donne une activité et des élans qui le mettent en équilibre avec les mouvements du cœur. Dans ses aspirations vers la gloire, elle promet un noble hommage à la beauté qui en est digne; elle offre un moyen de plus d'obtenir et de fixer son choix. Pétrarque, dans sa retraite de Vaucluse, n'oubliait point les grands projets qu'il y avait apportés; il entreprit, en latin, une Histoire romaine, depuis la fondation de Rome jusqu'à Titus; les études qu'il fit pour l'écrire, l'enflammèrent d'une admiration nouvelle pour Scipion l'Africain, qu'il avait préféré de tout temps à tous les autres héros de Rome, et il conçut le plan d'un poëme épique en vers latins, dont la seconde guerre d'Afrique lui fournit le sujet et le titre. Il se mit aussitôt à l'ouvrage, et travailla avec tant d'ardeur, que, dans l'espace d'une année, le poëme se trouva déjà assez avancé pour qu'il pût le communiquer à ses amis. Un poëme de ce genre, était, à cette époque, une chose si nouvelle, qu'elle devait exciter dans tous ceux qui en entendraient parler, un redoublement d'admiration pour l'auteur. Aussi, le bruit en fut à peine répandu, à peine eût-on pu juger par ses poésies latines déjà connues, de la manière dont il pouvait traiter un si beau sujet, qu'il devint l'objet de l'attention générale, et d'une espèce de fanatisme qui lui faisait donner, sur de simples espérances, les noms de sublime et de divin 503.
Mais il portait plus haut son ambition. Dès sa première jeunesse, il avait aspiré à la couronne poétique. Il avait obtenu dans le cours de ses études, si l'on en croit Selden 504, le degré de maître ou de docteur en poésie; le souvenir des jeux capitolins, où les poëtes étaient couronnés; la croyance populaire qu'Horace et Virgile l'avaient été au Capitole, échauffaient son imagination, et lui inspiraient le désir d'obtenir les mêmes honneurs: enfin le laurier avait pour lui un attrait de plus par son rapport avec le nom de Laure; mais il était bien difficile de faire revivre ces antiques usages dans une ville où l'on n'avait plus depuis long-temps, d'activité que pour les troubles, où les hommes, plongés dans l'ignorance et dans l'oisiveté d'esprit, n'avaient plus ni admiration pour la poésie, ni estime pour les poëtes.
Sa persévérance et celle de ses amis vinrent à bout de tous les obstacles: cette couronne, objet de tous ses vœux, lui fut offerte par une lettre du sénat romain. Il la reçut, à Vaucluse, le 23 août 1340, et, circonstance bien remarquable, six ou sept heures après, le même jour, il reçut une lettre pareille, du chancelier de l'Université de Paris 505, qui lui proposait le même triomphe. Il donna la préférence à Rome; mais il ne s'y rendit pas directement. Il s'embarqua pour Naples, où la grande renommée du roi Robert et l'assurance d'en être bien reçu l'attiraient. C'était, comme nous l'avons vu, le prince le plus célèbre de l'Europe par son esprit, ses connaissances, et son amour éclairé pour les lettres. L'opinion qu'on avait de lui en Italie, était telle, que Pétrarque ne crut point avoir mérité la couronne qu'on lui décernait, si Robert, après l'avoir examiné publiquement, ne prononçait qu'il en était digne. Ce roi avait beaucoup contribué à la lui faire offrir. C'était l'ami de Pétrarque, le bon père Denis, du bourg de Saint-Sépulcre, qui lui avait ménagé la faveur de Robert, qui avait fait connaître au roi ses ouvrages, et avait inspiré à ce monarque, une juste admiration pour le génie de son ami. Robert passa de l'admiration à la confiance. Il consulta par écrit Pétrarque, sur une épitaphe qu'il avait faite pour sa nièce qui venait de mourir 506. Le poëte répondit au roi par de grands éloges, et sema sa lettre de traits d'érudition et de philosophie, qui ne pouvaient qu'augmenter l'opinion que Robert avait conçue de lui. Il écrivit peu de jours après 507 au père Denis, et lui dit très-clairement, qu'occupé comme il l'était du projet d'obtenir le laurier poétique, il ne voulait, tout considéré, le devoir qu'au roi Robert 508. Cette résolution fut sans doute communiquée au roi. Robert alors employa son influence, qui était toute puissante à Rome, pour déterminer le sénat romain. Il désirait avec passion de connaître personnellement Pétrarque. Il fut charmé de le voir arriver à sa cour, et flatté du motif qui l'y amenait. Il lui fit l'accueil le plus distingué, eut avec lui ces entretiens où chacun d'eux se confirma dans l'opinion qu'il avait conçue de l'autre, et voulut le conduire lui-même dans les environs de Naples, surtout à la grotte de Pausilippe, et au prétendu tombeau de Virgile 509.
Note 507: (retour) La réponse au roi est du 26 décembre 1339, et la lettre au père Denis, du 4 janvier suivant. La lettre de Robert ne s'est point conservée; la réponse de Pétrarque et sa lettre au père Denis, ne se trouvent ni dans l'édition de Bâle, ni dans celle de Genève; mais elles sont dans le beau manuscrit, n°. 8568, de la Bibliothèque impériale, Familiar. l. IV, ép. 1 et 2.
Le roi fut curieux de connaître le poëme de l'Afrique. Pétrarque lui en lut quelques livres, dont il fut si enchanté, qu'il témoigna le désir d'en recevoir la dédicace. Le poëte promit, et il tint parole au prince, même après sa mort. Robert ne se lassait point d'avoir avec lui, soit des conférences publiques sur la poésie ou sur l'histoire, soit des entretiens particuliers. Il en remportait chaque jour plus d'estime. Voulant donner à ce sentiment un grand éclat, et répondre au vœu que Pétrarque lui-même avait formé, il lui fit subir publiquement un examen sur toutes sortes de matières de littérature, d'histoire et de philosophie. Cet examen dura trois jours, depuis midi jusqu'au soir. Le troisième jour il le déclara solennellement digne de la couronne poétique, et consigna dans des lettres-patentes son examen et son jugement. Dans son audience de congé, après lui avoir fait promettre qu'il reviendrait bientôt le voir, le roi se dépouilla de la robe qu'il portait ce jour-là, et la lui donna, en disant qu'il voulait qu'il en fût revêtu le jour de son couronnement au Capitole: enfin, pour se l'attacher au moins par un titre, il lui fit expédier un brevet de son aumônier ordinaire.
Dans un de leurs derniers entretiens Robert avait demandé à Pétrarque s'il n'était jamais allé à la cour du roi de France, Philippe de Valois. Le poëte lui répondit qu'il n'en avait jamais eu la pensée. Le roi sourit, et lui en demanda la raison. C'est, dit Pétrarque, parce que je n'ai pas voulu jouer le rôle d'un homme inutile et importun auprès d'un roi étranger aux lettres. J'aime mieux être fidèle à l'alliance que j'ai faite avec la pauvreté que de me présenter dans le palais des rois, où je n'entendrais personne, et où personne ne m'entendrait. Il m'est revenu, reprit Robert, que son fils aîné ne négligeait pas l'étude. Je l'ai ouï dire aussi, répartit Pétrarque; mais cela déplaît au père, et l'on assure, sans que je veuille le garantir, qu'il regarde les précepteurs de son fils comme ses ennemis personnels; c'est ce qui m'a ôté jusqu'à la plus légère tentation de l'aller voir. «Alors cette ame généreuse, c'est Pétrarque lui-même qui le raconte ainsi 510, frémit et se montra pénétrée d'horreur. Après un moment de silence, pendant lequel il était resté les yeux fixés sur la terre et l'indignation peinte sur le visage, il releva la tête en disant: «Telle est la vie des hommes, telle est la diversité des jugements, des goûts et des volontés. Pour moi, je jure que les lettres me sont beaucoup plus douces et plus chères que ma couronne, et que s'il fallait renoncer à l'un ou à l'autre, je me priverais plus volontiers de mon diadême que des lettres.»
Pétrarque partit enfin de Naples, arriva à Rome le second jour, et fut couronné solennellement deux jours après au Capitole 511. Revêtu de la robe que le roi de Naples lui avait donnée, il marchait au milieu de six principaux citoyens de Rome, habillés de vert, et précédés par douze jeunes gens de quinze ans vêtus d'écarlate, choisis dans les meilleures maisons de la ville. Le sénateur Orso, comte de l'Anguillara, ami de Pétrarque, venait ensuite accompagné des principaux du conseil de ville, et suivi d'une foule innombrable, attirée par le spectacle d'une fête interrompue depuis tant de siècles. L'histoire en a conservé les détails 512, qui occuperaient ici trop de place. Ils sont faits pour enflammer l'imagination des amants de la gloire; mais la manière dont Pétrarque envisageait ce triomphe dans sa vieillesse est capable de la refroidir. «Cette couronne, écrivait-il 513, ne m'a rendu ni plus savant, ni plus éloquent; elle n'a servi qu'a déchaîner l'envie contre moi, et à me priver du repos dont je jouissais. Depuis ce temps, il m'a fallu être toujours sous les armes; toutes les plumes, toutes les langues étaient aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis; j'ai porté la peine de mon audace et de ma présomption.» Au reste il est peut-être aussi bon pour l'homme qu'inhérent à sa nature, d'éprouver de fortes illusions dans sa jeunesse, et d'y renoncer à son déclin.
Note 512: (retour) Voy. Rer. ital. script., vol XII, p. 540, B. C'est vers la fin des fragments des Annales romaines de Lodovico Monaldesco. «In questo tempo, dit l'annaliste, misser Urso venne a coronar misser Francesco Petrarca, nobile poeta et saputo, etc.» Et il fait ensuite la description de toute la cérémonie.
Empressé de reparaître à Avignon avec sa couronne, Pétrarque en reprit la route peu de jours après, mais par terre, et en traversant la Lombardie. Il se détourna un peu pour aller voir à Parme son ami Azon de Corrége et sa famille. C'était le moment où, après avoir commandé dans cette principauté pour son neveu, Mastino della Scala, Azon venait de s'en rendre maître sous prétexte de l'affranchir. Il retint Pétrarque auprès de lui par tous les témoignages d'amitié, de confiance; il le consultait sur son gouvernement, sur ses opérations, sur toutes ses affaires; il ne lui parlait que du bonheur qu'il voulait répandre, que de suppression d'impôts, de bonne administration, de libéralités, de liberté; mais rien ne pouvait changer dans Pétrarque son goût pour le recueillement, la méditation, la solitude. Dès qu'il pouvait disposer de lui, il errait dans les environs de Parme avec ses deux compagnes inséparables, la poésie et l'image de Laure. Il choisit dans la ville même une petite maison avec un jardin et un ruisseau; il la loua d'abord, l'acheta ensuite, et la fit rebâtir selon son goût. C'est là qu'il termina son poëme de l'Afrique; c'est là qu'il aurait passé l'année peut-être la plus heureuse de sa vie s'il n'y avait été troublé presque coup sur coup par la perte de ses meilleurs amis.
Le premier fut un de ses anciens camarades d'études à l'Université de Bologne 514, et le second, le meilleur et le plus cher de tous, l'évêque de Lombès. Pétrarque se disposait à l'aller rejoindre dans son diocèse. Il le vit la nuit en songe; il lui vit la pâleur de la mort. Frappé de cette vision, il en fit part à plusieurs amis. Vingt-cinq jours après il apprit que Jacques Colonne était mort précisément le jour où il lui était apparu. Un esprit faible eût tiré de là des conséquences. La douleur n'égara point celui du poëte philosophe. «Je n'en ai pas pour cela, écrivait-il, plus de foi aux songes que Cicéron qui avait eu, comme moi, un rêve confirmé par le hasard.» Enfin son bon père Denis du bourg Saint-Sépulcre, mourut aussi à Naples, peu de temps après 515.
Ces pertes accumulées firent tant d'impression sur lui, qu'il ne recevait plus de lettres sans trembler et sans pâlir 516. Il venait d'être nommé archidiacre de l'église de Parme; il partageait son temps entre ses études et les fonctions de sa place, entre son cabinet et son église. Un événement imprévu l'obligea de repasser les Alpes. Benoît XII était mort, et Clément VI lui avait succédé. Les Romains envoyèrent au nouveau pape une députation solennelle, composée de dix-huit de leurs principaux citoyens, pour lui demander plusieurs grâces, et surtout pour tâcher d'obtenir de lui qu'il rapportât la tiare aux trois couronnes dans la ville aux sept collines. Pétrarque, qui avait reçu lors de son couronnement le titre de citoyen romain, fut du nombre de ces ambassadeurs, et même chargé de porter la parole. Il quitta, mais à regret, sa douce retraite, et s'acquitta de sa commission avec son éloquence ordinaire, mais avec aussi peu de fruit pour l'objet qu'il avait le plus à cœur, le retour du pape en Italie. Clément VI, né Français 517, et élevé dans le grand monde, aimait le luxe et le plaisir; ses manières étaient nobles et polies, son goût pour les femmes, peu édifiant dans un pape, était accompagné d'autres goûts délicats qui le rendaient un souverain très-aimable. Sa cour ne fut guère plus vicieuse que les précédentes, cela eût été difficile, mais elle fut plus agréable et plus brillante. Il récompensa Pétrarque de sa harangue par un prieuré dans l'évêché de Pise 518; et, comme il avait dans l'esprit toute la pénétration et la culture qui pouvaient lui faire apprécier le premier homme de son siècle, il l'admit dans sa familiarité et dans son commerce intime. Pétrarque crut pouvoir en profiter pour le succès de ses vues sur l'Italie; mais il ne put réussir, même à lui inspirer le désir de la voir.
Il se délassait du spectacle de cette cour, scandaleux et fatigant pour un esprit aussi sage, dans le commerce de ses deux amis, Lello et Louis, qu'il nommait toujours Lœlius et Socrate. Il avait revu Laure; le temps, la persévérance, la gloire qu'il avait acquise, la lui avaient rendue plus favorable. Elle ne le fuyait plus; et lui, plus amoureux que jamais, ne cherchait qu'elle dans le monde, ne rêvait qu'a elle dans la solitude. Un de ses plus chers amis, Sennuccio del Bene, poëte florentin, attaché au cardinal Colonne, et qui vivait dans la société de Laure, était le confident de ses amours. Mais il n'eut jamais à lui confier que des peines, des désirs, de faibles espérances; et, loin de s'affaiblir, sa passion semblait s'accroître: et il aimait ainsi depuis quinze ou seize ans 519. Il avait pourtant un autre confident que Sennuccio, c'était le public, c'était le monde entier, où ses poésies avaient rendu célèbre la beauté de Laure, la délicatesse, la durée; et, si l'on ose ainsi parler, l'obstination de son amour pour elle. Tous les étrangers qui venaient à Avignon voulaient la voir; mais déjà le temps lui imprimait quelques unes de ses traces: quelque surprise involontaire se mêlait à l'admiration de ceux qui la voyaient pour la première fois. Pétrarque était aussi fort changé; mais son cœur était toujours le même, et Laure était, à ses yeux, aussi belle et aussi touchante que dans la fleur de la jeunesse et dans les premiers temps de son amour.
Une mission politique vint l'en distraire pour quelque temps. Le bon roi Robert était mort, et n'avait laissé que deux petites filles, dont l'aînée, Jeanne, avait été mariée à neuf ans avec André, fils du roi de Hongrie, qui n'en avait que six. Il y avait dix ans de ce mariage, et les deux jeunes époux, au lieu de prendre du goût l'un pour l'autre, avaient conçu une aversion qui eut bientôt des suites funestes et terribles. Robert leur avait laissé en mourant un conseil de régence. Le pape, seigneur suzerain de Naples, prétendait que le gouvernement du royaume lui appartenait pendant la minorité de Jeanne; et ce fut Pétrarque qu'il choisit pour aller faire valoir ses droits. Le cardinal Colonne, qui avait beaucoup servi à diriger ce choix, en profita, et chargea l'envoyé du pape de solliciter la liberté de quelques prisonniers injustement détenus dans les prisons de Naples. Pétrarque, malgré son aversion pour la mer, prit cette voie, plus courte et plus sûre, à cause des brigands qui continuaient d'infester l'Italie. Il trouva la cour de Naples remplie d'intrigues et de divisions qui présageaient de prochains orages, et gouvernée par un petit moine cordelier, sale, débauché, cruel et hypocrite, que le roi de Hongrie avait donné pour précepteur à son fils André, et dont je paraîtrais former à plaisir le portrait hideux, si je copiais celui qu'en a laissé Pétrarque 520. Ce moine, selon l'esprit des gens de sa robe, s'était emparé du gouvernement des affaires; et c'est avec lui qu'un homme tel que Pétrarque fut obligé de traiter.
Note 520: (retour) Pour qu'on ne croie pas que j'exagère, voici textuellement ce portrait. Nulla pictas, nulla veritas, nulla fides; horrendum tripes animal, nudis pedibus, aperto capite, paupertate superbum, marcidum deliciis vidi, homunculum vulsum ac rubicundum, obesis clunibus, inopi vix pallio contectum, et bonam corporis partem industriâ retegentem, utque in hoc habitu non solum tuos (nempe cardinalis Joannis de Columna) sed romani quoque pontificis affatûs, velut ex altâ sanctitatis speculâ insolentissimè contemnentem. Nec miratus sum: radicatam in auro superbiam secum fert; multum enim, ut omnium fama est, arca ejus et toga dissentiunt, etc. Familiar. l, V, ep. 3.
Il en fut reçu avec une hauteur et une dureté révoltantes. Pendant les longueurs de ces deux négociations, il visita de nouveau les environs de Naples, avec deux de ses amis, Jean Barili et Barbato de Sulmone. La jeune reine, qui peut-être, sans les intrigues qui l'entouraient et les mauvais conseils dont elle était obsédée, aurait eu un meilleur sort, aimait les lettres. Elle eut quelques conversations avec Pétrarque, qui lui donnèrent pour lui beaucoup d'estime. A l'exemple de son grand-père, elle se l'attacha par le titre de son chapelain particulier. Mais ni cette cour, ni les mœurs qu'il y voyait régner, ne pouvaient lui plaire. Une fête où il fut entraîné sans en connaître l'objet, le décida à en sortir. Il regardait la cour qui assistait à cette fête en grande pompe, et entourée d'un peuple immense. Tout à coup il s'élève de grands cris de joie, Pétrarque se détourne: il voit un jeune homme d'une beauté et d'une force extraordinaires, couvert de poussière et de sang, qui vient expirer presque à ses pieds. C'était un spectacle de gladiateurs. L'horreur qu'il en conçut lui fit hâter son départ. Il n'avait d'ailleurs pu rien obtenir pour l'élargissement des prisonniers. Quant à l'affaire de la régence, sur le compte qu'il en avait rendu au pape, Clément VI, après avoir cassé celle que le roi Robert avait établie, venait d'envoyer un cardinal légat, pour prendre en son nom le gouvernement de Naples, jusqu'à la majorité de la reine. Pétrarque put alors quitter cette ville: il partit en détestant la barbarie de ses habitants, qui, au lieu des vertus de l'ancienne Rome, n'imitaient que sa férocité 521.
Il avait été dangereusement malade à Naples; le bruit de sa mort s'était même répandu dans l'Italie: un médecin de Ferrare, qui était aussi poëte, se hâta de faire à ce sujet un poëme allégorique et bizarre, intitulé: la Pompe funèbre de Pétrarque 522. Cette triste folie accrédita si bien le faux bruit de sa mort, qu'en revenant de Naples, il fut pris par des hommes crédules pour un spectre ou pour une ombre, et que plusieurs eurent besoin, pour le croire vivant, de joindre le témoignage du toucher à celui des yeux. Il se rendit sans difficultés jusqu'à Parme; mais là, il trouva le pays en feu, les Corrége divisés entre eux, en guerre avec les princes voisins 523, et bloqués par une armée ennemie; la Lombardie inondée de compagnies d'armes qui y mettaient tout au pillage, enfin sa chère Italie en proie aux horreurs des guerres de parti, et comme au temps des barbares, couverte de sang en de ruines 524. Il ne pouvait, sans danger, ni rester à Parme, ni en sortir. Il préféra ce dernier parti. Ce ne fut qu'avec des risques infinis et après des accidents graves, qu'il parvint, pour ainsi dire, à s'échapper de l'Italie. Il se revit avec enchantement dans cette ville d'Avignon, dont il disait, écrivait et pensait tant de mal, et où il revenait toujours. Il se hâta d'aller goûter quelque repos dans son Parnasse transalpin, c'est ainsi qu'il nommait sa maison de Vaucluse. Son Parnasse cisalpin était à Parme. La ville où habitait Laure, les campagnes environnantes où elle se promenait souvent, donnèrent une nouvelle ardeur à son amour, et rendirent à sa verve poétique son heureuse fécondité.
Note 522: (retour) Ce médecin se nommait Antoine de' Beccari. Pétrarque était depuis long-temps en liaison avec lui, et ne lui sut point mauvais gré de cette plaisanterie; il y répondit même par un sonnet, qui est le 95e. du Canzoniere. La pièce d'Antoine, qu'on appelle communément Antoine de Ferrare, se trouve dans le Recueil qui suit la Bella Mano, éd. de Paris, 1595; elle commence par ce vers:Io ho già letto il pianto de' Romani.
Note 523: (retour) Azon avait promis de remettre au bout de cinq ans la ville de Parme à Luchino Visconti, qui lui en avait fait obtenir la seigneurie: le terme arrivé, il la vendit au marquis de Ferrare. Cette perfidie excita contre lui la haine des Visconti, et de leurs alliés les Gonzague; c'était le sujet de cette guerre peu honorable pour les Corrége.
Mais s'il était constant en amour, il avait dans l'esprit une agitation qui le portait sans cesse à changer de lieu, et qui peut-être avait pour première cause, son amour même. Cette passion, toujours au même degré de force, et toujours aussi peu récompensée, lui paraissait peut-être moins convenable dans un archidiacre de quarante ans. Plusieurs causes lui rendaient le séjour d'Avignon de plus en plus insupportable. Le luxe et le désordre des mœurs y étaient au comble: sa fortune n'y avançait point, et son plus chaud protecteur lui-même, le cardinal Colonne, n'avait encore rien fait pour lui: Ason de Corrége, réconcilié avec Mastino della Scala, le pressait vivement de revenir. Il prit enfin le parti de quitter pour toujours Avignon, Laure et Vaucluse. Il eut mille peines à se séparer du cardinal sans rompre leur amitié. En prenant congé de Laure, il la vit pâlir, et chancela dans résolutions; mais enfin il partit 525, alla directement à Parme, où il resta peu de temps pour ses affaires, et de là, s'embarqua sur le Pô; il descendit à Vérone, où Azon l'attendait. A peine y était-il établi, que ses incertitudes recommencèrent. Ses amis d'Avignon faisaient tous leurs efforts pour l'y rappeler. L'un lui peignait la tristesse et les regrets de Laure; l'autre le désir que le cardinal Colonne avait de le revoir; un troisième, le même vœu formé par le pape, et le soin que ce pontife prenait souvent de s'informer de sa santé. Pétrarque résista quelque temps, mais il céda, comme il cédait toujours, et revint à Avignon par la Suisse.
L'accueil que lui fit Clément VI, fut proportionné à la crainte qu'il avait eue de le perdre, et aux progrès de sa renommée qui allait toujours croissant. Il voulut le fixer par une faveur plus solide. La charge de secrétaire apostolique était vacante, il la lui offrit. C'était une place d'intime confiance et de grand crédit, mais laborieuse et assujétissante; Pétrarque, qui ne voulait point de chaînes, même dorées, la refusa. Ses autres chaînes, celles que son cœur ne pouvait briser, devinrent plus légères au moment de son retour. Laure, charmée de le revoir, le traita mieux; mais bientôt elle reprit ses rigueurs accoutumées, et la lyre de Pétrarque ses chants plaintifs.
Jamais elle ne fut plus fertile que cette année 526. Les moindres bontés de Laure, et ses fréquentes sévérités, ses maladies, ses chagrins, les petites querelles qui peuvent exister entre deux amants qui se parlent à peine, tout dans cette imagination poétique, devenait un sujet pour ses vers. Un hommage public que reçut la beauté de Laure, lui en fournit un singulier. Charles de Luxembourg, qui fut peu de temps après l'empereur Charles IV, était à Avignon. Parmi les fêtes qu'on lui donna, il y eut un bal paré où l'on avait réuni toutes les beautés de la ville et de la province. Charles, qui avait beaucoup entendu parler de Laure, la chercha dans le bal, et l'ayant aperçue, il écarta, par un geste, toutes les autres dames, s'approcha d'elle et lui baisa les yeux et le front. Tout le monde applaudit, et Pétrarque, selon sa coutume, célébra cet événement par un sonnet 527. Il avoue, dans le dernier vers, que cet acte, un peu étrange, le remplit d'envie 528; le terme est doux, pour exprimer un sentiment qui ne devait pas l'être. Il fallait, on en conviendra, que l'illusion des priviléges du rang fût bien forte, pour qu'un amant pût prendre plaisir à voir un prince jeune et galant, imprimer un baiser sur le front et surtout sur les yeux de sa maîtresse!
Telle était la mobilité du génie de Pétrarque et la souplesse de son esprit, qu'il passait rapidement de ses rêveries d'amour à des études graves, à des méditations philosophiques et même pieuses. Un voyage qu'il fit à la Chartreuse de Moutrieu 529, où son frère Gérard avait pris l'habit depuis cinq ans, lui laissa des impressions auxquelles il obéit dès qu'il fut de retour à Vaucluse; il y composa un traité du Loisir des Religieux 530, qu'il envoya aussitôt à ces bons pères, et dont l'objet était de leur faire sentir les douceurs et les avantages de leur état, comparé à la vie inquiète et agitée des gens du monde 531. Que l'état monastique eût des avantages pour ceux qui le professaient, quand ils avaient pu vaincre les affections les plus naturelles et les plus douces, cela n'a jamais été mis en question; la vraie question était de savoir de quelle utilité il pouvait être pour la société civile qu'une classe nombreuse d'hommes jouit de tels avantages, en consommant une partie considérable de ses produits, sans prendre la moindre part aux travaux, aux dangers et aux agitations qu'elle impose. Mais cette question est décidée, ou plutôt n'en est plus une depuis long-temps.
Un objet plus grand et d'un plus haut intérêt, vint réclamer l'attention de Pétrarque. On a vu quels avaient toujours été son amour pour l'Italie, son admiration pour Rome, quels étaient ses vœux pour sa prospérité et pour sa grandeur. Il crut qu'ils allaient être réalisés par un homme qu'il connaissait, et que peut-être il avait entretenu autrefois du désir d'une révolution pareille. Parmi les dix-huit embassadeurs que la ville de Rome avait envoyés à Clément VI, et du nombre desquels avait été Pétrarque, se trouvait un homme obscur, fils d'un cabaretier et d'une porteuse d'eau, mais qui s'était donné à lui-même une éducation au dessus de son état, et qui, dès sa jeunesse, s'était rempli l'imagination des grands auteurs de l'ancienne Rome, et de l'étude de ses vieux monuments. On l'appelait Cola di Rienzi, c'est-à-dire Nicolas, fils de Laurent 532. Un enthousiasme égal pour les mêmes objets, forma entre Pétrarque et lui, réunis dans la même embassade, des liens assez étroits d'amitié. Depuis long-temps ils s'étaient perdus de vue, lorsque Pétrarque apprit, d'abord par la voix de la renommée, et ensuite par les couriers envoyés à la cour d'Avignon, que ce Rienzi avait rétabli la liberté romaine, et chassé les nobles qui en étaient les tyrans; qu'il avait été revêtu par le peuple d'une dictature voilée sous la titre modeste du tribun; que son gouvernement s'annonçait par une conduite ferme et des réglements sages; que ses vues s'étendaient sur l'Italie entière; que déjà la plupart des villes, et même par politique la plupart des princes, lui avaient adressé des députations ou des lettres; qu'enfin Rome et l'Italie allaient sortir, sous ses auspices, de l'état de trouble, de servitude et d'anarchie où elles étaient plongées.
Transporté de joie à ces nouvelles, il écrivit à Rienzi, une lettre éloquente, pour le féliciter de ses succès, et l'encourager dans son entreprise. Il le défendit avec toute la chaleur et l'énergie de la persuasion et de l'amitié à la cour du pape. La première impression y avait été celle d'une terreur panique, et malgré les moyens adroits que le Tribun avait employés pour se rendre cette cour favorable, il s'en fallait beaucoup qu'il obtînt une approbation aussi générale que l'avait été la terreur. Bientôt les folies de Rienzi diminuèrent encore le nombre de ses partisans, et redonnèrent à ses ennemis plus d'audace. Pétrarque les ignorait ou refusait d'y croire, et continuait de correspondre avec lui sur le ton de l'amitié, de l'approbation et du conseil. Il voulut aller lui-même le diriger et le soutenir. Tous ses anciens motifs pour s'établir définitivement en Italie, se présentèrent de nouveau à son esprit. Ses amis de Lombardie et de Toscane, renouvelèrent leurs instances. Il dit encore une fois adieu à ceux d'Avignon, à son Parnasse de Vaucluse, au pape, au cardinal Colonne, à sa chère Laure. Il la vit dans un cercle de femmes où elle allait ordinairement; elle était sans parure, sérieuse et pensive. Son air était plus triste encore qu'à leurs premiers adieux. Son amant ému jusqu'aux larmes, se retira sans rien dire, en s'efforçant de les cacher. Laure le suivit avec un regard si pénétrant et si tendre, qu'il fut toujours gravé dans sa mémoire et dans son cœur. De tristes présentiments semblaient dire à l'un et à l'autre qu'ils ne se verraient plus.
En arrivant à Gênes, d'où il comptait aller à Florence, Pétrarque apprit que son tribun ne faisait plus à Rome, que des folies. Il changea d'avis, se rendit à Parme, et des nouvelles plus tristes encore lui annoncèrent le massacre de tous les nobles romains et celui de la famille presque entière des Colonne, fait par les ordres de Rienzi. Cette catastrophe lui causa la plus vive douleur, mais il ne perdait pas encore l'espérance de voir Rome libre, et il aurait tout souffert à ce prix. Aucune illustre famille, écrivait-il, ne m'est aussi chère dans le monde; mais la république; mais Rome; mais l'Italie, me sont encore plus chères 533. Il ne garda cependant pas long-temps l'illusion qui lui faisait supporter ce désastre. La chute de Rienzi était inévitable; il tomba, et son œuvre fantastique, comme l'appelle Villani 534, fut renversée avec lui. Pétrarque, tristement détrompé, passa de Parme à Vérone. Il y éprouva, le 25 janvier 1348, une secousse de ce terrible tremblement de terre dont parlent tous les historiens de ce temps. La superstition crut qu'il avait était annoncé par une colonne de feu qu'on avait vue à Avignon, environ un mois auparavant sur le palais du pape; elle put aussi le regarder comme l'annonce d'une calamité la plus terrible, de cette peste affreuse qui, après avoir dévasté l'Asie, et ravagé les côtes d'Afrique, apportée de là en Sicile, se répandit cette même année en Italie, en Espagne, en France, et changea partout en déserts les villes et les campagnes.
Pendant les premiers mois de cette fatale année, lorsque la peste n'avait fait encore que peu de progrès, Pétrarque fit de petits voyages à Parme, à Padoue, partout accueilli par l'admiration et par l'amitié. De retour à Vérone, il perd plusieurs de ses amis; il apprend que la contagion a gagné le Comtat; il se rappelle dans quel état il a laissé ce qu'il a de plus cher au monde. Des pressentiments funestes, des songes lugubres, de continuelles terreurs l'agitent. L'esprit toujours tendu sur Avignon, l'âme élancée, pour ainsi dire, vers son malheur, il voudrait hâter les courriers; mais les communications sont rompues, les courriers n'arrivent qu'avec d'insupportables lenteurs. Le 19 mai, il espérait encore; et depuis plus de quarante jours l'objet de tant d'espérances et de tant de craintes n'était plus. Laure était morte, le 6 avril, environnée à ses derniers moments de ses parentes, de ses amies, qui bravaient, pour lui rendre ces tristes devoirs, l'effrayante contagion dont elle mourait victime, tant elle était bonne et aimable pour elles, tant elle avait su s'en faire aimer! Par une fatalité singulière, elle mourut dans le même mois, le même jour et à la même heure que Pétrarque l'avait vue pour la première fois. Que devint-il à cette affreuse nouvelle? Personne n'a entrepris de le peindre; mais le reste de sa vie prouve quelle fut sa douleur; il ne cessa, jusqu'à la fin, de s'occuper de Laure. Ses souvenirs, ses regrets, ses chants s'en nourrirent sans cesse. Il perdit avec elle ce qui lui restait de goût dans le monde; il en prit un plus vif pour la retraite et pour la solitude, où il pouvait ne s'entretenir que d'elle, et où il la retrouvait toujours.
On voudrait connaître l'objet d'une passion si constante; on désirerait pouvoir se le représenter sous des traits sensibles, et il n'est point d'imagination qui n'essaie de s'en tracer le portrait; mais l'imagination peut s'en épargner les frais. Ce portrait est répandu dans des poésies où il est à l'abri du temps et des siècles. En le dépouillant de ses ornemens, ou, si l'on veut, de ses exagérations poétiques, et ne laissant que ce qui paraît être l'exacte vérité, on voit que Laure était une des plus aimables et des plus belles femmes de son temps. Ses yeux étaient à-la-fois brillants et tendres, ses sourcils noirs et ses cheveux blonds; son teint blanc et animé, sa taille fine, souple et légère: sa démarche, son air avaient quelque chose de céleste. Une grâce noble et facile régnait dans toute sa personne. Ses regards étaient pleins de gaîté, d'honnêteté, de douceur. Rien de si expressif que sa physionomie, de si modeste que son maintien, de si angélique et de si touchant que le son de sa voix. Sa modestie ne l'empêchait pas de prendre soin de sa parure, de se mettre avec goût, et lorsqu'il le fallait avec magnificence. Souvent l'éclat de sa belle chevelure était relevé d'or ou de perles; plus souvent elle n'y mêlait que des fleurs. Dans les fêtes et dans le grand monde, elle portait une robe verte parsemée d'étoiles d'or, ou une robe couleur de pourpre, bordée d'azur semé de roses, ou enrichie d'or et de pierreries. Chez elle, et avec ses compagnes, délivrée de ce luxe, dont on faisait une loi dans des cercles de cardinaux, de prélats et à la cour d'un pape, elle préférait, dans ses habits, une élégante simplicité.
Avec tout ce qui inspire les désirs, Laure avait ce qui les contient et ce qui imprime le respect. Ses yeux semblaient purifier l'air autour d'elle, et rien que de chaste comme elle n'aurait osé l'approcher. Elle n'était pourtant pas insensible. Sa pâleur, sa tristesse quand son amant s'éloignait d'elle, quelques mots, quelques doux reproches dont on voit les traces dans les vers de Pétrarque, et quelques particularités que l'on peut recueillir dans ses autres ouvrages, le prouvent assez; mais jamais l'impression qu'un si long amour, des soins si soutenus et si tendres, firent sur son cœur, ne coûtèrent rien à sa sagesse. Tout l'esprit naturel que peut avoir une femme, toute l'adresse qu'elle peut employer pour retenir en même temps qu'elle enflamme, pour alimenter l'espérance sans donner des droits, elle sut en faire usage; et c'est ainsi qu'elle parvint à captiver, pendant vingt ans, le plus grand génie et l'homme le plus passionné de son siècle.
J'ai déjà dit que la pureté de ce sentiment a trouvé un grand nombre d'incrédules. Ajoutons que malheureusement elle en doit trouver plus que jamais. Les preuves en sont pourtant irrécusables; mais pour les connaître il faut lire, ce qui fatigue beaucoup d'esprits; et pour les admettre il faut avoir en soi l'amour du beau et de l'honnête, devenu plus rare encore que le goût de la lecture et de l'étude. On avait cru que la corruption des mœurs était au comble quand on parvint à jeter du ridicule sur la vertu; il était cependant encore un degré de plus à atteindre: on ne prend la peine de se moquer que de ce qui existe, et la vertu a cessé d'être un ridicule aux yeux du monde, en devenant pour lui un être de raison. Il est vrai qu'il ne s'agit pas seulement ici de croire à une affection vertueuse et délicate, mais au sacrifice absolu des penchants que la nature donne, que l'on peut combattre sans doute, mais que l'on est plus sûr de vaincre dans l'absence des passions et dans le silence du cœur, que dans cette fermentation des sens, source première et compagne presque toujours inséparable de l'amour. Ce ne serait pas faire injure à la noblesse de cette passion et à sa pureté, que d'examiner ce qui put la maintenir si long-temps dans des bornes si aisées à franchir; on pourrait rechercher ce qui la rend vraisemblable, sans l'admirer, sans la respecter moins, et l'expliquer ne serait pas l'avilir; mais ces explications pourraient nous mener loin, et conviendraient d'ailleurs moins ici que dans un cours de philosophie morale. Tenons-nous-en donc à deux faits, qui peut-être font disparaître de cet amour une partie de ce qu'il y a de romanesque et de merveilleux, mais qui, en le ramenant au vrai, le rendent aussi plus croyable.
Laure avait un mari dont son cœur n'avait pas fait choix; mais cette union lui imposait des devoirs: non-seulement elle était mère, mais, par une fécondité peu commune, elle le fut onze fois, et neuf de ses enfants lui survécurent. Il ne manquait à la prospérité de son hymen que l'amour; et si celui de Pétrarque toucha son cœur, il est aisé de concevoir comment, parmi tant de soins domestiques, et de si fréquentes épreuves pour sa santé, elle ne permit à ce sentiment de lui offrir que les seules consolations dont elle eût besoin. Pétrarque était libre; la licence des mœurs de ce siècle ne faisait pas regarder comme un obstacle aux jouissances les fonctions ecclésiastiques dont il était revêtu. Son tempérament le portait aux plaisirs de l'amour, comme la sensibilité de son âme le rendait susceptible de ses plus douces émotions. Quelque délicate que soit dans toutes ses poésies l'expression de son amour, on voit que si Laure lui eût permis quelques espérances, il les eût portées très-loin: un sentiment purement platonique ne donne point les agitations et le trouble où on le voit sans cesse plongé. Si l'on peut croire que, dans ses vers, c'était plutôt la chaleur de l'imagination que le désordre des sens et les tourmentes du cœur qui lui dictaient des expressions si passionnées, qu'on lise ses lettres et ses autres œuvres latines; on y verra que partout et à tout propos, du ton le plus sérieux et le plus sincère, il se plaint de ces combats qu'il éprouve, de ces mouvements impétueux qui le bouleversent, et de ces feux qui le consument.
Enfin, il le faut avouer, il chercha, sinon un remède, au moins une diversion à cette passion si impérieuse et si violente, dans quelques liaisons passagères dont il rougissait sans doute, puisque nulle part il n'en a nommé les objets, quoiqu'il parle, dans plusieurs endroits de ses lettres, de deux enfants naturels qui en avaient été le fruit. Je sais ce qu'en lisant ceci on en peut tirer d'avantages, et contre Pétrarque, et en général contre les hommes; je ne défendrai ni sa cause ni la nôtre; et c'est encore une question à renvoyer au cours de philosophie morale. Mais que conclure de ces faits? que Laure ne lui permit jamais, qu'il ne se permit jamais avec elle que l'expression d'un amour pur; que cet amour fit quelquefois le tourment, mais encore plus le bonheur comme la gloire de sa vie; que ce fut, comme il l'avoue cent fois, ce qui le retira des sentiers du vice, et ce qui le maintint dans le chemin de la vertu; que s'il eut la faiblesse de céder à l'entraînement des sens, à celui de l'exemple, et peut-être à d'autres séductions, il se releva toujours, soutenu comme il l'était, par un sentiment qui ne pouvait admettre long-temps ce bas et impur alliage; qu'enfin si l'on refusait de croire à une passion de vingt années, exempte d'erreurs et de désirs vulgaires, ces erreurs et ces désirs dirigés vers un autre objet, doivent lui concilier plus de croyance; mais que dans un amour si constant, exprimé avec tant d'élévation et tant de charme, avec des couleurs si vives, si fort au-dessus des conceptions ordinaires, si dignes d'un objet céleste et presque divin, il reste encore, malgré ces faiblesses, un phénomène du génie et du cœur qui dut remplir d'un noble orgueil l'âme de Laure, et que lui envieront sans doute à jamais toutes les femmes aimables, fières et sensibles.
Depuis 1348 jusqu'à la mort de Pétrarque. Son influence
sur l'esprit de
son siècle et sur la renaissance des lettres.
Pétrarque pleurait depuis deux mois la mort de Laure, quand une autre perte douloureuse lui fit verser de nouvelles larmes. Le cardinal Colonne, son protecteur et son ami, mourut à Avignon 535, soit de la peste, qui emporta cette année cinq cardinaux, soit des suites du profond chagrin que lui donna la catastrophe ou sa famille presque entière avait péri. De toute cette famille, peu de temps auparavant si nombreuse et si puissante, il ne restait donc plus que le vieux Étienne Colonne. Ainsi se vérifia une prédiction singulière de ce vieillard, dont Pétrarque nous a conservé le souvenir. Plus de dix ans auparavant, Étienne s'entretenait librement avec lui à Rome, sur ses affaires domestiques, sur les guerres dans lesquelles il s'était engagé avec les Ursins, et qui pouvaient être, après sa mort, pour sa famille, un héritage de haines, de querelles et de dangers. Après s'être expliqué franchement sur tous les autres points: «Quant à ma succession, ajouta-t-il, en regardant fixement Pétrarque, et les yeux mouillés de larmes, je voudrais, je devrais en laisser une à mes enfants; mais les destins en ont disposé autrement. Par un renversement de l'ordre de la nature, que je ne saurais trop déplorer, c'est moi, c'est ce vieillard décrépit que vous voyez, qui héritera de tous ses enfants 536.» Il ne leur survécut pas de beaucoup, et mourut lui-même peu de temps après.
La mort du cardinal Colonne dispersa les amis que Pétrarque avait encore auprès de lui. Socrate resta à Avignon, d'où il fit de nouveaux efforts pour y rappeler son ami. Un Romain, nommé Luc Chrétien, à qui Pétrarque avait résigné son canonicat de Modène, quand il fut fait archidiacre de Parme, et Mainard Accurse, descendant du fameux jurisconsulte de Florence, retournèrent en Italie pour le voir et s'arranger avec lui sur le plan de vie qu'ils devaient suivre 537. Le jour qu'ils arrivèrent à Parme, il en était parti pour un petit voyage à Padoue et à Vérone. Pétrarque, de retour au bout d'un mois, apprit avec un vif regret l'occasion qu'il avait manquée; il leur députa un de ses domestiques, qu'il vit bientôt revenir avec les nouvelles les plus affreuses. En approchant de Florence, ils avaient été assassinés par des brigands. Mainard Accurse était mort, et Luc était mourant de ses blessures. Ces brigands étaient des bannis de Florence, soutenus par les Ubaldini, maison ancienne et puissante, qui possédait, près de Mugello, plusieurs forteresses dans l'Apennin. Ils y donnaient retraite aux bandits, favorisaient leurs voleries, et partageaient avec eux le butin 538. Pétrarque, pénétré de douleur, écrivit une lettre véhémente aux prieurs et au gonfalonnier de la république, pour leur demander vengeance de cet assassinat. Il l'obtint. Les Florentins envoyèrent contre les Ubaldini et leurs brigands, une armée qui fit le dégât sur leurs terres, et prit en moins de deux mois leurs châteaux. Ainsi, la Toscane dut sa tranquillité aux réclamations éloquentes d'un de ses concitoyens encore banni de son sein, ou du moins fils d'un banni, et à qui les biens de sa famille n'avaient pas encore été rendus.
D'autres intérêts, des pertes plus sensibles l'occupaient. A celles qu'il avait déjà faites, se joignit, cette même année, la mort de plusieurs de ses anciens et de ses nouveaux amis. Parmi les anciens, il pleura surtout le bon Sennuccio del Bene, le plus intime confident de ses amours. Il voyagea dans la Lombardie pour se distraire et pour se serrer, en quelque sorte, auprès des amis qui lui restaient. Le vieux Louis de Gonzague, seigneur de Mantoue, l'appelait depuis long-temps à sa cour. Il y alla passer quelques moments dont il profita pour visiter le petit village d'Andès, caché aujourd'hui sous le nom obscur de Pietola, mais qui sera célèbre, dans tous les temps, par la naissance de Virgile. Parmi ces chagrins et ces distractions, un grand objet revenait souvent à sa pensée: c'était le sort de l'Italie, toujours déchirée par les guerres que s'y faisaient de petits princes, dont aucun ne devenait assez puissant pour en fixer la destinée. Depuis la chute de Rienzi, à qui il ne s'était attaché que dans cette espérance, Pétrarque n'en conçut une nouvelle que lorsqu'il crut Charles de Luxembourg disposé à descendre en Italie. La bonne intelligence de cet empereur avec le pape, le rendait propre à réunir le parti Guelfe au parti Gibelin; Pétrarque lui écrivit à ce sujet une lettre remplie d'art, d'éloquence et de force 539. Charles IV y répondit, mais, ce qui n'est pas encourageant pour les hommes le plus en état de donner aux princes les conseils qu'il leur importerait le plus de suivre, il n'y répondit que trois ans après.
Un grand mouvement, non pas politique, mais religieux, se dirigeait alors vers Rome. Le jubilé de 1350 y était ouvert. Pétrarque y voulut aller, soit pour gagner les indulgences, soit pour revoir le théâtre de son triomphe poétique, ou simplement pour obéir à cette inquiétude naturelle que le portait sans cesse à changer de lieu. Il partit de Parme, et se dirigea par la Toscane: il entra pour la première fois à Florence, où le temps de la justice n'était pas encore venu pour lui, mais où il avait à voir ce qui partout l'intéressait le plus, des amis. Un homme presque aussi célèbre que lui dans la littérature de ce siècle, Jean Boccace était du nombre. Il était plus jeune de neuf ans. Ils s'étaient connus à Naples, où des rapports de goûts, d'objets d'étude et de caractère les avaient liés. Ils resserrèrent à Florence les nœuds de leur amitié, qui dura autant que leur vie.
Dans la route de Florence à Rome, que Pétrarque faisait à cheval, il éprouva un accident 540 qui le retarda de quelques jours, et le retînt au lit pendant plusieurs autres, après qu'il y fut arrivé. Sa pieuse impatience souffrait beaucoup de ces retards. Elle était en lui très-réelle. Il s'était disposé avec autant de sincérité que d'ardeur, à tirer tout le fruit possible de cette institution alors nouvelle 541, qui attirait à Rome un prodigieux concours; le fruit principal qu'elle eut pour lui eût été plus miraculeux quelques années auparavant, lorsque Laure, encore vivante, et toujours aimée, le rendait plus difficile à obtenir. Ce fut alors, pour me servir de ses expressions, que Dieu lui fit la grâce de le délivrer tout-à-fait de ce goût pour les femmes qui l'avait si fortement tyrannisé depuis sa jeunesse. Mais au reste, à en juger par les paroles méprisantes dont il se sert, et que je me garderai bien de traduire 542, il n'était ici question ni de cet amour pur, angélique, et presque surnaturel, dont Laure voulut être aimée, ni même de cet amour conforme à la fois et à la faiblesse humaine, et au goût des âmes délicates, où l'on se donne tout entier l'un à l'autre, où les plaisirs du cœur épurent et ennoblissent d'autres plaisirs. La grâce qu'il obtint n'eut pour objet que ce penchant vague et général, qui conduit plutôt au libertinage qu'à l'amour, et dont nous avons vu que l'amour même ne l'avait pas toujours garanti. Quoi qu'il en soit, c'est au jubilé que Pétrarque attribue cette révolution qui se fit en lui, mais dans laquelle, sans qu'il le dise, le progrès de l'âge aida peut-être un peu la grâce.
Note 540: (retour) Le cheval d'un vieil abbé qui marchait à sa gauche, voulant frapper le sien, détacha un coup de pied qui atteignit Pétrarque au-dessous du genou; la plaie qu'il lui avait faite s'envenima; il fut obligé de s'arrêter trois jours à Viterbe, et eut ensuite beaucoup de peine à se traîner jusqu'à Rome.
Note 541: (retour) On croit qu'elle eut pour origine le souvenir des jeux séculaires de l'ancienne Rome. De siècle en siècle, il se trouvait toujours quelques gens attachés aux anciens usages, qui se rendaient à Rome, parce que d'autres s'y étaient rendus un siècle auparavant. En 1300, Boniface VIII accorda de grandes indulgences à tous les fidèles qui iraient pendant cette année, et toutes les centièmes années suivantes, visiter l'église du prince des apôtres. Le gain que les Romains y firent, les engagea à obtenir de Clément VI que le terme fût réduit à cinquante ans. Ce fut alors qu'ils donnèrent à cette institution, qui était un sujet de jubilation pour eux, le nom de jubilé. Urbain VI trouva une nouvelle raison pour le réduire à trente-trois ans, c'est que J.-C. avait passé ce nombre d'années sur la terre; et Paul II, eu égard à la fragilité humaine, ordonna qu'il serait ouvert tous les vingt-cinq ans. (Mém. pour la Vie de Pétrarque, t. III, p. 76 et 77.)
Il revint à Florence, en passant par Arezzo, lieu de sa naissance, où il fut reçu avec tous les honneurs dus à son mérite et à sa renommée. Une des choses qui le flatta le plus, fut d'être conduit, sans s'en douter, par les principaux de la ville, à la maison où il était né, et d'apprendre d'eux, que le propriétaire avait voulu plusieurs fois y faire des changements, mais que la ville s'y était toujours opposée, exigeant que l'on conservât dans le même état, le lieu sacré par sa naissance 543. De Florence, il se rendit à Padoue 544. Un nouveau chagrin l'y attendait. Jacques de Carrare en était maître; c'était un des seigneurs les plus aimables, et qui témoignait à Pétrarque le plus d'amitié: c'était auprès de lui qu'il revenait, et, en arrivant, il apprit sa mort. Jacques de Carrare venait d'être assassiné dans son palais, par un de ses parents 545, qu'il y avait élevé et nourri. Quelque aversion que ce crime donnât à Pétrarque pour le séjour de Padoue, il y resta encore quelque temps. Il y était trop près de Venise, pour qu'il n'allât pas quelquefois dans cette ville qu'il appelait la merveille des cités. Il y fit connaissance et bientôt amitié avec le célèbre doge André Dandolo, brave guerrier, habile politique, homme distingué dans les lettres, et chef d'une république dont il fut le premier historien 546. La guerre était alors prête à éclater entre Venise et Gênes. Pétrarque, qui voyait dans cette guerre la perte de l'une ou de l'autre république, et de nouveaux malheurs pour l'Italie, écrivit au doge, son ami, et réunit dans sa lettre, tous les motifs qui pouvaient engager les Vénitiens à la paix. Dandolo loua beaucoup, dans sa réponse, l'éloquence de Pétrarque; mais malheureusement pour lui et pour Venise, il ne suivit point son conseil.
En rompant tout commerce avec les femmes, Pétrarque n'avait pas fait vœu de se priver du souvenir de Laure. Il la pleurait, et consacrait ses regrets dans des poésies où l'on trouve souvent l'accent d'une douleur vraie, quoique toujours ingénieuse, et où la voix de l'imagination se fait toujours entendre avec celle du cœur. Le 6 avril de cette année, se rappelant que ce jour revenait pour la troisième fois depuis la mort de Laure, il fixa dans un vers plein de sentiment, ce funeste anniversaire. «Ah! dit-il, qu'il était beau de mourir il y a aujourd'hui trois ans 547.» Mais ce jour-là même, il reconnut qu'il était heureux de vivre encore, et qu'il lui restait à goûter quelques plaisirs. Il reçut un message de Florence, qui le rétablissait dans ses biens et dans ses droits de citoyen.
Pour ajouter la grâce à la justice, on avait chargé l'amitié de ce message. C'était Boccace qu'on avait député vers Pétrarque, et qui venait reconquérir un citoyen et féliciter un ami. Le sénat désirait de plus, qu'il voulût être directeur de l'Université qu'on venait de fonder à Florence. Le désir de réparer par tous les moyens reproductifs, les ravages affreux de la peste, avait fait imaginer cette fondation. Celui de l'illustrer dès sa naissance, avait fixé les esprits sur Pétrarque, et c'est ce qui avait fait prononcer son rappel. Son message et son objet le remplirent de joie: maïs il ne voulut point accepter l'honneur qu'on lui offrait, et au lieu de s'aller engager dans des soins si peu compatibles avec ses habitudes et ses goûts, il tourna toutes ses pensées vers sa douce et libre retraite de Vaucluse, où ses livres, écrivait-il, l'attendaient depuis quatre ans. Il y arriva vers la fin de juin. C'était le temps où les beautés de la nature l'invitaient le plus à s'y fixer; mais le devoir l'appelait à la cour pontificale, et, après un mois de repos, il quitta pour le tumulte et les scandales d'Avignon, l'innocente paix de Vaucluse.
Le goût de Clément VI, pour le luxe et les plaisirs, semblait aller en augmentant. La vicomtesse de Turenne, sa maîtresse, donnait le ton aux femmes pour la parure et pour la conduite. Le pape recevait des rois à sa cour, et leur donnait des fêtes; il faisait des cardinaux de dix-huit ans; il en faisait, dit l'historien Mathieu Villani, de si jeunes et d'une vie si dissolue, qu'il en résulta des choses d'une grande abomination 548. Parmi tout ce désordre, on traitait, comme dans toutes les cours, de grandes affaires. Celles de Rome n'en allaient pas mieux depuis la chute de Rienzi. Rome ne pouvait plus être ni libre ni soumise. L'anarchie et les désordres qu'elle entraîne, étaient au comble dans les murs et hors des murs. Les assassinats et les brigandages étaient impunis: les nobles les favorisaient et retiraient, comme ceux de Toscane, les assassins et les brigands dans leurs châteaux. Le pape voulant mettre fin à ces désordres, nomma une commission de quatre cardinaux pour en chercher les moyens. Pétrarque fut consulté. Rendre au peuple romain ses anciens droits, humilier l'orgueil des nobles, exclure du sénatoriat et des autres charges, les étrangers; enfin établir la république sur les lois de la justice et de l'égalité, tels furent les conseils qu'il développa dans une des plus belles lettres qui se soient conservées de lui 549; on ignore s'ils convinrent beaucoup aux cardinaux et au pape; mais le peuple de Rome ne laissa pas le temps de les suivre. Il se réveilla encore une fois, choisit un nouveau chef nommé Jean Cerroni; et comme les droits du pape furent assez bien conservés dans cette révolution qui ne coûta pas une goutte de sang; comme elle terminait à la fois les troubles de Rome, et les incertitudes de Clément VI, qui d'ailleurs était malade, il y donna son approbation, et il n'est pas douteux que Pétrarque y donna aussi la sienne.
Cette maladie du pape, fut pour notre poëte, la source de quelques démêlés qu'il eut avec la faculté de médecine, avec qui l'on prétend qu'il ne faut jamais être ni trop bien ni trop mal. Clément VI avait le malheur, je ne dirai pas de croire à la médecine; mais de consulter à la fois un grand nombre de médecins; Pétrarque, à qui tout fournissait des sujets de discussion et d'éloquence, lui écrivit sur cet objet, après en avoir reçu la permission du S. Père. Il n'épargna pas les ridicules que se donnaient les médecins de son temps; le S. Père n'eut pas la discrétion de le leur cacher. Ils se déchaînèrent avec fureur contre Pétrarque. Une controverse pleine d'aigreur et d'injures en fut la suite, et la plume de l'amant de Laure s'abaissa jusqu'au ton de ses adversaires. Plusieurs de ses pièces se sont heureusement perdues. Il en reste une beaucoup trop longue, qu'on est réduit à regretter qui n'ait pas eu le sort des autres. Elle porte le titre d'Invectives qu'elle ne justifie que trop 550.
Vaucluse calmait l'humeur de Pétrarque, ou plutôt remettait son esprit et son caractère dans leur assiette naturelle, dont le bruit de la cour et l'agitation des affaires les faisaient sortir. Il s'y réfugiait dès qu'il avait quelques moments de liberté. L'image de Laure était pour lui une compagnie triste, mais douce, et son souvenir bannissait les sentiments haineux, comme autrefois sa présence faisait taire ceux qui n'étaient pas aussi purs qu'elle. C'est au printemps de cette année qu'on fixe l'époque de plusieurs sonnets où il s'entretient de sa douleur au milieu des images champêtres si propres à la renouveler et à l'adoucir tout à la fois. C'est là aussi que reprenant, dans la querelle où il se trouvait engagé, le ton qui convenait à l'élévation de son génie, réduit à faire son apologie, mais voulant la faire sur un ton qui en garantît le succès et la durée, il écrivit son Epitre à la Postérité, qui contient les principaux événements de sa vie, et qui, plus heureuse que d'autres lettres qui ont porté le même titre, est arrivée à son adresse 551. De Vaucluse, il s'entretenait avec ses amis d'Italie; son âme, faite pour les sentiments tendres, ne pouvait presque passer un jour sans ces épanchements de l'amitié. Il leur prodiguait ou les conseils de la philosophie, ou ses douces consolations; il les réconciliait entre eux lorsqu'ils étaient en mésintelligence. Quoique relégué en deçà des Alpes, il exerçait jusqu'à la pointe de l'Italie cette autorité bienfaisante. La cour de Naples avait été cruellement agitée depuis dix ans qu'il n'y avait paru. On y avait vu un roi assassiné; la jeune reine, la fille du bon roi Robert plus que soupçonnée d'avoir trempé dans cet attentat; ses états envahis, sa personne menacée par le roi de Hongrie, armé pour la vengeance de son frère; Jeanne fugitive en Provence, mise en cause devant la cour pontificale; réduite à y prouver que tout s'était passé par les suites d'un sortilége qui l'avait forcé d'avoir pour son mari une aversion invincible; rétablie dans ses états avec Louis de Tarente, première cause de son crime, et devenu son époux, enfin rentrant à Naples et couronnée solennellement avec lui.
Note 551: (retour) M. Baldelli ne veut pas que l'Épître à la postérité ait été écrite alors; il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, après que Pétrarque eût fait une autre invective, en réponse à un Français qui l'avait attaqué. (V. le sommario cronologico, à la fin de son ouvrage, p. 319.) Sa raison paraît très bonne, et je m'y étais d'abord rendu. Mais, après un plus mûr examen, je suis revenu à l'opinion commune, et j'ai rétabli ce passage que j'avais d'abord effacé. Je dirai ailleurs mes motifs qu'il serait trop long de déduire ici.
Un Florentin, homme de naissance et d'un mérite au-dessus du commun, Nicolas Acciajuoli, qui avait été en grande faveur auprès du roi Robert, et fait par lui gouverneur de Louis de Tarente, avait servi, encouragé, soutenu son élève dans ces circonstances fortes au niveau desquelles le caractère de ce jeune prince ne se trouvait pas. Louis, qui lui devait la couronne, l'en paya par le plus haut crédit et par sa première dignité du royaume, dont il le fit grand sénéchal. Boccace et d'autres Florentins avaient mis en correspondance Acciajuoli et Pétrarque. Leur liaison s'était resserrée à la cour d'Avignon. Pétrarque, porté d'inclination pour la reine, et sans doute ne la croyant pas coupable, avait pris beaucoup de part à cet heureux événement. Il en avait félicité le grand sénéchal, en lui donnant pour son jeune roi les conseils d'une morale élevée et d'une sage politique 552, lorsqu'il apprit qu'Acciajuoli s'était brouillé avec un seigneur napolitain avec lequel il avait lui-même, de plus anciennes liaisons d'amitié: c'était Jean Barrili, qui avait été, dans la cérémonie de son couronnement à Rome, le représentant du roi Robert. Pétrarque sachant que cette rupture était la suite d'un malentendu, et que de tels hommes n'avaient besoin que de se revoir pour s'entendre, imagina pour les rassembler de leur écrire une lettre à tous les deux ensemble, qui ne pouvait être ouverte et lue qu'en commun; elle contenait des raisons auxquelles ni l'un ni l'autre ne put résister. Leur ami était en quelque sorte au milieu d'eux; il ne leur parla pas en vain; ils s'embrassèrent, et tout fut oublié.
Pétrarque prit alors quelque part à une affaire singulière par sa nature, et surtout par son dénoûment. Rienzi, errant depuis quatre ans dans plusieurs cours, après un grand nombre d'aventures, fut enfin livré au pape par l'empereur Charles IV. Jeté dans les prisons de Prague, et de là conduit dans celles d'Avignon sous bonne escorte, le pape chargea trois cardinaux d'instruire son procès. Rienzi demanda à être jugé suivant les lois. Il ne put l'obtenir. Pétrarque, justement indigné de ce déni de justice, écrivit au peuple romain une lettre gui est imprimée parmi les siennes 553, quoiqu'il n'osât pas la signer, et par laquelle il presse ses concitoyens d'intervenir dans cette affaire; on ne voit pas que le peuple ait ni répondu ni agi; mais tout-à-coup un bruit se répandit à Avignon que Rienzi, qui de sa vie n'avait peut-être fait un seul vers, était un grand poëte. On regarda comme un sacrilége d'ôter la vie à un homme d'une profession sacrée 554; il dut son salut à cette erreur bizarre; il lui dut au moins d'être plus doucement traité dans sa prison, et d'être réservé à de nouvelles aventures; il l'était aussi à une mort tragique, mais qu'il devait recevoir dans Rome, et revêtu, avec le consentement du pape, de cette même dignité de tribun qui faisait alors son crime.
Plusieurs cardinaux qui aimaient Pétrarque, et surtout ceux de Boulogne et de Taillerand, conspirèrent contre sa liberté en s'occupant de sa fortune. Ils firent tous leurs efforts pour qu'il acceptât la place de secrétaire apostolique que Clément VI lui offrait pour la seconde fois. Après avoir épuisé toutes ses défenses, il saisit celle que lui fournissait le seul défaut que ses puissants amis prétendissent trouver en lui; c'était l'élévation de son style qui ne s'accordait pas, avouaient-ils, avec l'humilité de l'église romaine. Rien de plus aisé, selon eux, que de se corriger de ce défaut, et de s'abaisser jusqu'au style des bulles et de la chancellerie. Il consentit à un essai; mais au lieu de s'abaisser, il déploya les ailes de son génie, et prit un vol si haut qu'il échappa, pour ainsi dire, aux regards de ceux qui voulaient le rendre esclave, et qu'ils renoncèrent au projet de l'asservir.
C'était toujours à Vaucluse qu'il se réfugiait pour être libre. Il y apprit bientôt la mort de Clément VI et l'élection d'Innocent VI son successeur 555. C'était encore un pape français, et qui ne pouvait par conséquent avoir le vœu de Pétrarque, toujours occupé du désir de voir rétablir à Rome la cour romaine. Innocent VI avait encore un grand tort à ses yeux. Il était ignare et non lettré, au point qu'il avait adopté l'opinion d'un vieux cardinal qui soutenait que Pétrarque était magicien, parce qu'il lisait continuellement Virgile. Enfin c'était, comme dit Villani, un homme de bonne vie et de petit savoir 556. Sous un tel pape les amis de Pétrarque eurent beau faire pour l'arracher à sa retraite et l'engager dans des emplois qu'ils auraient obtenus facilement, malgré les préventions du pontife, il leur fut impossible de le tirer de Vaucluse, où il passa même l'hiver 557. Il le quitta enfin, mais ce fut pour retourner en Italie. Il partit sans avoir pu se résoudre à voir le nouveau pape, malgré les instances réitérées des cardinaux ses amis. Je craignais, dit-il dans une de ses lettres, de lui faire du mal par ma magie, ou qu'il ne m'en fit par sa crédulité 558.
Il allait donc revoir sa chère Italie; mais où devait-il se fixer? Nicolas Acciajuoli l'appelait à Naples, André Dandolo à Venise, son inclination particulière à Rome; mais différents motifs l'éloignaient de chacune de ces villes: en France aussi, le roi Jean, plein d'admiration pour lui sans le connaître, avait inutilement essayé de l'attirer à Paris. Descendu en Italie par le mont Genèvre, il était encore incertain entre le séjour de Parme, de Vérone et de Padoue. Il ne voulait que passer à Milan; mais il y fut arrêté par Jean Visconti, qui en était alors maître, qui aimait les lettres, et qui regardait les savants comme un des ornemens de sa cour. Il était archevêque de Milan, lorsque son frère, Luchino Visconti, mourut: il réunit, en lui succédant, la puissance temporelle au pouvoir spirituel. L'Italie et le pape lui-même virent cette réunion avec effroi. Clément VI lui fit ordonner par un nonce de choisir entre les deux pouvoirs. Visconti renvoya le nonce au dimanche suivant, après la messe. Il la célébra pontificalement, fit ensuite avancer l'envoyé du pape, et prenant d'une main sa croix, de l'autre son épée nue: voilà, lui dit-il, mon spirituel, et voilà mon temporel; dites au S. Père qu'avec l'un je défendrai l'autre. Tel était ce Jean Visconti, dont l'ambition démesurée aspirait à régner sur l'Italie entière, et qui avait, pour y réussir, autant d'adresse dans l'esprit que de puissance et de courage. Il employa, pour retenir Pétrarque, tout ce qu'a de séduisant un grand pouvoir quand il est caressant et affable. Il répondit à toutes ses objections, prévint toutes ses demandes, et le réduisit enfin à l'impossibilité d'un refus.
Pétrarque fut logé dans une maison commode, dont la vue était admirable et la situation charmante. Il n'avait aucun titre, aucune fonction, si ce n'est une place dans le conseil du prince, sans obligation d'y assister. Il était libre à la cour de celui que l'histoire appelle le tyran de la Lombardie, et qui l'était en effet; mais c'était un tyran aimable, qui savait couvrir de fleurs les liens dont il enchaînait un homme si passionné pour son indépendance. Pétrarque ne put cependant refuser l'ambassade qu'il lui proposa pour engager Venise à faire la paix avec Gênes. La dernière de ces deux républiques, après une défaite terrible, venait de se livrer à Visconti; l'autre, enorgueillie de ses victoires, soutenue par une ligue italienne et par l'espérance de l'arrivée de l'empereur, était dans les dispositions les moins pacifiques. Pétrarque, chef d'une ambassade composée d'hommes habiles et éloquents, plus éloquent lui-même qu'eux tous 559 et plus versé dans les affaires, aidé encore par l'amitié qui l'unissait avec le doge André Dandolo, échoua dans cette négociation qu'il avait regardée comme facile. Mais Venise et son doge payèrent cher leur refus. Les Génois, soutenus par Visconti, reprirent de tels avantages que Venise se vit à deux doigts de sa perte, et que Dandolo, qui aimait la gloire et sa patrie, mourut accablé de travaux et de chagrins. Jean Visconti fut emporté environ un mois après par une mort presque subite; ainsi deux états voisins se trouvèrent en même temps privés de leurs chefs, et Pétrarque de deux puissants amis.
Ce qu'il attendait depuis long-temps arriva enfin. L'empereur Charles IV descendit en Italie, et lui fit dire de venir le trouver à Mantoue. Charles avait répondu, mais seulement depuis un an, à la lettre que Pétrarque lui avait écrite 560; il montrait encore des irrésolutions que Pétrarque essaya de vaincre par une seconde lettre plus pressante que la première; mais ce n'était point son éloquence qui avait décidé Charles IV, c'était l'or des Vénitiens, qui, sans se décourager de leurs pertes, ayant formé en Lombardie une ligue puissante, et voulant mettre à la tête de cette ligue l'empereur, lui avaient proposé d'entrer en Italie à leurs frais. Pétrarque obéit avec empressement aux ordres du monarque, et se rendit à Mantoue. Il y passa huit jours auprès de ce prince, et fut témoin de toutes ses négociations avec les seigneurs de la ligue lombarde réunis contre les trois Visconti, Mathieu, Barnabé et Galéas, qui avaient partagé entre eux, d'un très-bon accord, les états de leur oncle, et avaient hérité de son ambition plus que de ses talens; mais il étaient forts par leur union; et pouvant opposer à la ligue une armée de trente mille hommes de bonnes troupes bien payées, ils gardaient une attitude calme et presque menaçante. Pendant tout ce temps, Pétrarque ne quitta presque pas l'empereur: Charles employa chaque jour à s'entretenir avec lui tous les moments qu'il pouvait dérober au cérémonial et aux affaires. Ces entretiens, dont Pétrarque a fixé le souvenir dans une de ses lettres 561, honoreraient le caractère de l'empereur par la noble liberté des discours et des réponses du poëte, si la permission qu'il accordait de lui parler ainsi n'était pas venue plutôt de sa faiblesse que de cette élévation des grandes âmes qui les met au-dessus des petitesses de l'orgueil. N'ayant pu faire la paix, et forcé à se contenter d'une trève, il voulait emmener Pétrarque avec lui jusqu'à Rome lorsqu'il alla s'y faire couronner; mais Pétrarque s'en défendit avec un mélange adroit de politesse et de fermeté. Au moment où il prit congé de Charles à cinq milles au-delà de Plaisance, un chevalier toscan de la suite de ce prince, prenant Pétrarque par la main, dit à l'empereur: «Voilà l'homme dont je vous ai souvent parlé; c'est lui qui célébrera votre nom si vos actions sont dignes d'éloges; s'il en est autrement, il sait et parler et se taire.»
C'est ce dernier talent que Charles lui donna sujet d'employer par la conduite qu'il tint à Rome. Il passa deux jours à visiter les églises en habit de pélerin. Il avait toujours promis au pape qu'il n'entrerait à Rome que le jour de son couronnement, et qu'il n'y coucherait pas: fidèle à cette dernière promesse, plus qu'attentif à conserver ses droits, il sortit de la ville le jour même qu'il y fut couronné. Il se hâta de traverser l'Italie et les Alpes, recevant partout des marques du mépris que méritait sa faiblesse; la bourse pleine d'argent, dit Villani, mais couvert de honte par l'abaissement de la majesté impériale 562. Pétrarque, déchu de son attente, et n'espérant plus rien d'un tel prince pour le bonheur de l'Italie, s'attacha plus que jamais aux Visconti, dont il ne cessait de recevoir des preuves de considération et de confiance. Il eut cette année là 563 des accès plus forts qu'à l'ordinaire d'une fièvre tierce qui l'attaquait ordinairement en septembre. Ces accès duraient encore quand Mathieu Visconti mourut subitement, soit de ses débauches excessives, soit, si l'on en croit des bruits que quelques historiens ont adoptés, empoisonné ou étouffé par ses deux frères. Barnabé était un guerrier barbare et très-capable d'un fratricide; mais Galéas avait des qualités aimables, et mêmes des vertus. C'est à lui que Pétrarque s'était particulièrement attaché. Il fut très-affecté des bruits qui se répandirent; mais une preuve bien forte qu'il les crut sans fondement, c'est qu'il ne quitta pas celui qu'ils accusaient d'un si grand crime.
Il était à peine rétabli quand Galéas le choisit pour une ambassade importante auprès de l'empereur, que l'on croyait prêt à porter la guerre en Italie 564. Pétrarque l'alla chercher à Bâle, où il attendit un mois inutilement. Il venait d'en partir quand cette ville fut presque entièrement détruite par un affreux tremblement de terre. Il se rendit à Prague, où il trouva l'empereur tout occupé de la bulle d'or qu'il venait de faire recevoir à la diète de Nuremberg. Charles lui fit le même accueil qu'à l'ordinaire, et le rassura sur les craintes qui étaient l'objet de son voyage. Quoique très-irrité contre les Visconti et contre l'Italie, il ne songeait point à y porter la guerre. Les affaires de l'Allemagne l'occupaient assez. Quelque temps après le retour de Pétrarque à Milan 565 il reçut de la part de l'empereur un diplôme de comte palatin, dignité qui n'était pas alors avilie, et dont ce diplôme lui conférait tous les droits et priviléges. Il était revêtu d'un sceau ou bulle enfermée dans une boîte d'or d'un poids considérable. Pétrarque accepta le titre avec reconnaissance; mais il renvoya l'étui de la bulle au chancelier de l'Empire. La fortune dont il jouissait diminue peut-être le mérite de ce refus; mais il l'aurait fait sans doute lors même qu'il était pauvre, et d'autres bien plus riches que lui ne le feraient pas.
Pour goûter le repos dont il se sentait plus de besoin que jamais, et pour fuir les grandes chaleurs, il s'alla établir à trois milles de Milan, dans une jolie maison de campagne, au village de Garignano, près de l'Adda; il lui donna le nom de Linterno, en mémoire du Linternum de Scipion l'Africain. Ses projets de travaux étaient immenses, et, comme il le dit lui-même, effrayants pour l'espace de temps qu'il lui restait peut-être à vivre. Sa santé était bonne et robuste; elle l'était même trop pour certaines résolutions que nous l'avons vu prendre; il s'en plaignait à ses amis; mais il mettait sa confiance dans la grâce, et l'on ne voit en effet dans aucune de ses lettres qu'elle lui ait manqué. Il a plu cependant à quelques historiens de sa vie, de lui attribuer avec une demoiselle des environs de Garignano et de l'illustre nom de Beccaria, une intrigue dont sa fille Françoise fut le fruit, mais c'est un anachronisme et une fable. Françoise sa fille, comme Jean son fils, étaient nés à Avignon, sans doute de la même femme et dans le temps de ces distractions par lesquelles il donnait le change à sa passion pour Laure.
Au lieu de visites de cette espèce, il en faisait souvent de fort différentes à la chartreuse de Milan, qui était toute voisine de son village, et il passait avec les chartreux ou dans leur église presque tous les moments qu'il ne donnait pas à l'étude. L'ouvrage le plus considérable qu'il fit dans cette délicieuse retraite, est son Traité philosophique intitulé Remèdes contre l'une et l'autre fortune 566. Le désir de consoler son ancien ami Azon de Corrège, que des catastrophes inattendues avaient plongé dans le malheur, lui en fit naître l'idée, et celui de l'honorer dans son infortune l'engagea à le lui dédier; c'était aussi s'honorer lui-même.
Un accident assez simple qu'il eut alors, mais dont la cause mérite d'être remarquée, fut sur le point d'avoir des suites graves. Il avait pris la peine de copier lui-même un gros volume des épîtres de Cicéron, les copistes, disait-il, n'y entendant rien. Il le tenait toujours à sa portée, et s'en servait, à ce qu'il paraît, aussi habituellement que de son Virgile. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs en cuivre, selon l'usage du temps 567, tomba plusieurs fois sur sa jambe gauche, et la frappant au même endroit, y fit une plaie qui s'envenima. Les médecins crurent qu'il faudrait lui couper la jambe. Le régime, les fomentations et le repos la guérirent. Dès qu'il put monter à cheval, il fit à Bergame, un petit voyage, plus remarquable encore par son motif. Son nom était alors parvenu au plus haut point de célébrité: l'Italie entière avait en quelque sorte les yeux sur lui: les orateurs, les philosophes, les poëtes, le regardaient comme leur maître; des hommes même d'une profession étrangère aux lettres, partageaient l'admiration générale.
Un orfèvre de Bergame, nommé Capra, homme d'un esprit cultivé, riche, et le premier dans son art, devint presque fou d'enthousiasme: il obtint à force de prières, que Pétrarque le vînt voir à Bergame. Le gouverneur, le commandant, la ville entière lui firent une réception de prince, et se disputèrent l'honneur de le loger. Il donna la préférence à son orfèvre, qui faillit en mourir de joie, le reçut avec une magnificence que les plus grands seigneurs auraient pu à peine égaler, et lui prouva, par le nombre et le choix des livres qui composaient sa bibliothèque, par sa conversation, par la chaleur et l'empressement délicat de ses soins, qu'il méritait cette préférence.
L'hiver suivant, Boccace fit un voyage à Milan, tout exprès pour le voir 568. Plusieurs jours s'écoulèrent pour eux dans de doux entretiens, et ils ne se séparèrent qu'à regret. Pétrarque avait donné à son ami un exemplaire de ses églogues latines, écrit de sa main. Boccace, de retour à Florence, lui en envoya un du poëme de Dante, qu'il avait aussi copié de la sienne 569. Pétrarque n'avait pas ce poëme dans sa bibliothèque, et cela pouvait accréditer l'opinion qu'il était jaloux de son auteur. Boccace avait joint à cette copie, de très-grands éloges du Dante. Il s'en justifiait en quelque sorte, en lui écrivant que ce poëte avait été son premier maître, la première lumière qui avait éclairé son esprit. La réponse de Pétrarque est très-curieuse 570. On y voit, que s'il n'était pas positivement jaloux du Dante, la réputation de ce grand poëte lui portait cependant quelque ombrage. Il attribue le peu d'empressement qu'il avait montré pour son poëme, au projet qu'il avait eu, dès sa jeunesse, d'écrire aussi en langue vulgaire, et à la crainte de devenir plagiaire ou copiste sans le vouloir. On voit clairement par les expressions dont il se sert qu'il ne lui accordait de supériorité que dans cette langue vulgaire, dont il croyait la vogue peu durable; qu'il ne regardait pas comme un objet d'envie, un homme qui avait fait sa principale et peut-être son unique occupation de ce qui n'avait été pour lui qu'un jeu et un essai de son esprit; que lui-même faisait alors très-peu de cas de ce qu'il avait écrit dans cette langue, et qu'il fondait pour l'avenir sa renommée sur des titres qu'il regardait comme plus solides; mais dont le temps, qui fait la destinée des langues et des ouvrages, a tout autrement décidé.
Il continuait de se partager entre sa jolie retraite de Linterno et le séjour de Milan. Il avait depuis peu avec lui Jean, son fils naturel, qui, parvenu à l'âge des passions, lui donnait des chagrins et de l'inquiétude. Il fut volé de tout ce qu'il avait à Milan, et ne put en accuser que son fils. Ce vol fut la cause qui le fît changer de demeure, ou le prétexte qu'il donna de ce changement. Il alla s'établir dans une abbaye hors des murs de la ville, entre la porte de Côme et celle de Verceil 571. Peu de temps après 572, sa vie paisible et studieuse fut encore interrompue pour une ambassade honorable. Le roi Jean, prisonnier en Angleterre depuis la bataille de Poitiers, était enfin sorti de sa longue captivité; Isabelle, sa fille, venait d'épouser, à Milan, le fils de Galéas Visconti. Galéas députa Pétrarque auprès du roi, pour le complimenter sur sa délivrance 573. L'état déplorable où il trouva Paris et ce qu'il traversa du royaume, le toucha jusqu'aux larmes, quoiqu'il n'aimât pas la France. Le roi Jean et le dauphin, son fils, lui firent l'accueil le plus distingué. Le peu qu'il y avait de gens de lettres et de savants capables de l'entendre, s'empressèrent de jouir de ses entretiens et de rendre hommage à ses lumières. Le roi voulut le retenir à sa cour: le dauphin l'en pressa encore davantage; mais l'Italie le rappelait; il y revint dès que sa mission fut remplie. Les instances du roi Jean, ses présents, ses promesses plus magnifiques encore, le poursuivirent jusqu'à Milan; il reçut aussi de l'empereur, peu de temps après son retour 574, des invitations non moins pressantes, accompagnées de l'envoi d'une coupe d'or d'un travail admirable; mais ni la France, ni l'Allemagne ne le tentèrent. Il opposa à toutes les sollicitations ses deux passions dominantes, l'amour de la patrie, et ce qu'il appelait sa paresse.
Cet amour était mis à de grandes épreuves. L'Italie était dévastée par la peste et par la guerre. Les compagnies étrangères y redoublaient leurs ravages et y répandaient la contagion. Le Milanais était en proie à ces deux fléaux à la fois; c'est sans doute ce qui força Pétrarque à quitter Milan et l'agréable séjour de Linterno, et à se réfugier à Padoue. Il s'était réconcilié avec son fils Jean, et commençait à en espérer mieux: il le perdit. Ses amis firent de nouveaux efforts pour l'attirer, les uns à Naples, les autres à Avignon. L'empereur renouvela aussi ses instances. Pétrarque fut près de céder. Il se mit même en route pour Avignon, alla jusqu'à Milan, et de là, changeant d'avis, voulut s'acheminer vers l'Allemagne, mais les compagnies franches étaient partout, obstruaient tous les passages: il revint à Padoue et en fut chassé par la peste 575. Elle n'avait point encore gagné Venise: il y chercha un asyle: jamais il ne se transportait ainsi sans ses livres, qui le suivaient chargés sur plusieurs chevaux 576. C'était un embarras dont il trouva le moyen de se délivrer honorablement, en faisant à la république de Venise le don de sa bibliothèque. Ce don fut accepté par un décret, qui assigna un palais pour le logement de Pétrarque et de ses livres 577. Il avait mis pour condition que jamais ils ne seraient séparés ni vendus. Il espérait qu'on prendrait soin de les conserver après lui; mais ce soin a été négligé. Les livres ont péri, et il ne reste plus que la mémoire d'une donation que le temps aurait dû respecter.
Pétrarque eut encore une fois à Venise la consolation de recevoir chez lui son ami Boccace, que la peste avait chassé de Florence 578. Ils passèrent délicieusement ensemble les trois mois les plus chauds de l'année. Ils auraient voulu ne se plus quitter. Plus Pétrarque perdait de ses amis, plus ceux qui lui restaient lui devenaient chers. Cette seconde peste lui fut aussi fatale que la première: elle venait de lui enlever Azon de Corrège et son cher Socrate: à peine eut-il reçu les adieux de Boccace, qu'il apprit coup sur coup la perte de Lélius, d'un autre intime ami qu'il appelait Simonide 579 et de Barbate de Sulmone. Un chagrin moins sensible, mais qui ne laissa pas de l'affecter vivement, fut de voir accueillie par des critiques amères la publication de ses Églogues latines et de quelques fragments de son poëme de l'Afrique. Cette sensibilité du génie est assez généralement blâmée par ceux qui n'en ont pas. Ses souffrances sont une partie de ses secrets qu'ils ne conçoivent pas plus que les autres. Mais Pétrarque avait assez de quoi s'en consoler dans les témoignages d'admiration que le suivaient partout et qu'on lui adressait de toutes parts.
Peu de temps après son établissement à Venise, il rendit à cette république un bon office, qui accrut encore la considération dont il y jouissait 580. Une révolte qui venait d'éclater dans l'île de Candie, exigeait qu'on y envoyât une expédition prompte, sous un général habile et renommé. Le sénat jeta les yeux sur Luchino del Verme, qui commandait les troupes des seigneurs de Milan. Le doge, en lui écrivant pour lui proposer ce commandement, engagea Pétrarque à lui écrire aussi de son côté. Pétrarque s'était intimement lié à Milan avec ce général, qui joignait des qualités aimables à ses talents militaires. Sa lettre et celle du doge eurent un plein succès. Les Visconti étant alors en paix, Luchino accepta, partit, vainquit, délivra les prisonniers que les révoltés avaient faits, prit toutes leurs places, pacifia l'île, et revint à Venise présider et distribuer des prix aux jeux équestres, à la manière antique, qui furent donnés pendant quatre jours pour célébrer sa victoire. Le doge y assistait, à la tête du sénat, dans une tribune de marbre, au-dessus du vestibule de l'église Saint-Marc. La place de Pétrarque y fut marquée à la droite du doge. Sans charge, sans fonctions dans la république de Venise, il en exerçait une suprême; il était en Italie, le chef et, pour ainsi dire, le doge de la république des lettres.
Il ne sortait plus de Venise que pour aller de temps en temps à Pavie, où Galéas Visconti, qui y avait fixé son séjour, ne le voyait jamais assez, et à Padoue, que ses amis, les seigneurs de Carrare, possédaient toujours 581. Il y allait à certains temps de l'année desservir son canonicat. Déjà très-riche en bénéfices, il en eut alors un nouveau, qu'il ne garda pas long-temps. Les Florentins désiraient toujours qu'il revînt habiter parmi eux. Ils n'imaginèrent pour cela rien de mieux que de demander pour lui au pape un canonicat dans leur ville. Urbain V, qui avait succédé à Innocent VI, et qui avait d'autres vues sur Pétrarque, lui en donna un à Carpentras 582; mais, dans ce moment même, le bruit de sa mort se répandit, on ne sait pourquoi, en Italie. On le crut à Avignon; et l'ardeur pour les promotions y étaient si grande, qu'en peu de jours le pape disposa de ce canonicat, de celui de Padoue, de l'archidiaconé de Parme, et de tous ses autres bénéfices. Quand on sut qu'il était vivant, toutes ces nominations furent annulées, excepté celle du canonicat de Carpentras.
Note 581: (retour) Après la mort de Jacques de Carrare, assassiné en 1350, Giacomino son frère, et Francesco son fils, gouvernèrent d'abord ensemble; mais ils se divisèrent; l'oncle conspira contre le neveu en 1355; celui-ci le fit enfermer pour le reste de ses jours. François de Carrare, qui gouvernait seul alors depuis dix ans, semblait avoir hérité de l'amitié que son père avait eue pour Pétrarque.
L'ancien évêque de ce diocèse, Philippe de Cabassoles, alors patriarche de Jérusalem, était le plus cher des amis que Pétrarque avait encore à Avignon. Il promettait depuis long-temps à ce prélat un Traité de la vie solitaire, qu'il avait commencé à Vaucluse. L'ayant achevé à Venise, il le lui envoya, avec la dédicace qui lui est adressée, et qu'on lit à la tête de ce Traité. Le pape Urbain faisait concevoir de grandes espérances, opérait des réformes dans toutes les parties de la discipline, et donnait l'exemple de celle des mœurs, dont il était plus que temps d'arrêter l'effrayante corruption. Pétrarque le crut digne de remplir enfin ses vues sur l'Italie. Il lui écrivit une lettre longue, éloquente et hardie, pour l'engager à y revenir 583. Cette lettre, aussi remplie de traits d'érudition que de hardiesse, étonna doublement Urbain, qui était plus savant en droit canon qu'en littérature et en histoire 584. Il chargea François Bruni d'Arezzo, alors secrétaire apostolique, d'y faire quelques commentaires qui lui en facilitassent l'intelligence. Tout le monde, dans Avignon, fut surpris au ton que Pétrarque osait prendre avec un souverain pontife; cependant, soit que le pape eût déjà conçu le dessein de son retour, soit qu'il y fût porté par les raisonnements et par l'éloquence de Pétrarque, il déclara, peu de temps après avoir reçu cette lettre, son départ pour Rome, dont il fixa l'époque après Pâques de l'année suivante. Malgré les efforts que le roi de France fit pour le retenir, et tous les petits moyens qu'y employèrent les cardinaux, fâchés de quitter les beaux palais qu'ils avaient fait bâtir, et beaucoup d'agréments et de jouissances qu'ils n'étaient pas sûrs de retrouver ailleurs, Urbain tint sa parole; il partit d'Avignon, le 30 avril 585, alla s'embarquer à Marseille, s'arrêta quelques jours à Gênes, resta quatre mois à Viterbe, et fit, au mois d'octobre, son entrée solennelle à Rome. On doit penser qu'il ne tarda pas à y recevoir une lettre de félicitation de Pétrarque, qui lui exprima, de Venise, la joie dont il était transporté.
Dans son dernier voyage à Padoue, il avait éprouvé un de ces chagrins domestiques auxquels ni la supériorité d'esprit, ni l'étude de la philosophie ne peuvent empêcher d'être sensible. Il avait depuis environ trois ans auprès de lui un jeune homme sans fortune, mais d'un heureux naturel, et qui montrait de grandes dispositions pour les lettres. Il était né à Ravenne 586, de parents pauvres et obscurs. Lorsqu'il prit ensuite sa place dans le monde littéraire, il joignit à son prénom le nom de sa patrie, et se rendit célèbre sous celui de Jean de Ravenne 587. Pétrarque, à qui il servait de secrétaire, charmé de sa douceur et des talents qu'il annonçait, l'admettait à sa table, à ses plus secrets entretiens: dans ses promenades, dans ses voyages, il le menait partout avec lui; il le dirigeait dans ses études; il s'occupait de son avenir, et, lui ayant fait prendre l'état ecclésiastique, il attendait pour lui un bénéfice qui devait lui procurer l'indépendance; il l'aimait enfin avec toute la tendresse d'un père. Un matin, ce jeune homme entre dans son cabinet, et lui déclare qu'il va partir, qu'il ne veut plus rester dans sa maison. Pétrarque, sans se fâcher, le questionne, cherche à le ramener, à l'attendrir, à l'effrayer sur les suites du parti qu'il va prendre. Jean persiste à vouloir partir. Pétrarque part lui-même pour Venise, l'emmène avec lui, tâche de lui remettre la tête, qu'en effet il semblait avoir perdue. Il voulait aller à Naples voir le tombeau de Virgile; en Calabre, chercher le berceau d'Ennius; à Constantinople et en Grèce, apprendre le grec. Il partit enfin, mais pour Avignon. Des accidents fâcheux l'arrêtèrent en route: il revint sur ses pas jusqu'à Pavie, mourant de faim, de fatigue et de misère. Il y attendit Pétrarque, qui s'y rendit peu de temps après, le reçut avec bonté, lui pardonna, mais ne se fia plus à lui. Un an fut à peine écoulé, que la tête de Jean se monta de nouveau. Il voulut absolument aller en Calabre. Pétrarque souffrit sans se plaindre ce retour qu'il avait prévu, lui donna des lettres de recommendation pour Rome et pour Naples, continua de s'y intéresser, et même de correspondre avec lui, l'exhortant toujours de loin, comme il l'avait fait de près pendant quatre ans, à l'étude et à la vertu. Jean de Ravenne acquit dans la suite une grande célébrité, et l'Italie eut en lui un des principaux restaurateurs des lettres, qu'il dut aux bienfaits de Pétrarque et à ses leçons.
Pétrarque apprit à Venise que si le nouveau pape faisait le bonheur de Rome par son retour, il se disposait à compromettre celui de l'Italie entière par la guerre qu'il suscitait aux Visconti. Urbain V les haïssait mortellement, et, résolu de les exterminer, il fit une ligue avec les Gonzague, les seigneurs d'Est, de Carrare, les Malatesta et plusieurs autres. L'empereur était à la tête; il venait d'entrer en Italie. Barnabé Visconti, qui, au milieu de tous ses vices, avait l'esprit belliqueux, ne songeait qu'à se défendre. Galéas, plus prudent, préférait de négocier. Il appela Pétrarque à Pavie et le chargea d'aller à Bologne trouver le cardinal Grimoard, frère et légat du pape, et de traiter avec lui des moyens de prévenir la guerre 588. Mais il n'était plus temps, et quelque bon négociateur que fût Pétrarque, il échoua encore une fois.
Outre son amitié pour Galéas qui le rendait sensible à ses dangers, il était effrayé de voir l'Italie en proie à des troupes étrangères et féroces. Le pape faisait marcher à sa solde des Espagnols, des Napolitains, des Bretons, des Provençaux; l'empereur, des Bohémiens, des Esclavons, des Polonais, des Suisses; Barnabé, outre les Italiens, des Anglais, des Allemands, des Bourguignons, des Hongrois. Quelques maux que Barnabé eût faits à l'Italie, qu'étaient-ils auprès de ceux qu'un ministre de paix avait préparés pour l'en punir? Mais Barnabé n'était pas moins adroit que méchant et intrépide. Il parvint à conjurer l'orage. Il connaissait le faible de Charles IV. L'or qu'il lui prodigua paralysa tous les mouvements de la ligue; et l'empereur, qui en était chef, borna ses triomphes à mener à Rome le cheval du pape par la bride, à y faire couronner Elisabeth, sa quatrième femme, et à remplir les fonctions de diacre à la messe du couronnement.
Urbain désirait ardemment voir Pétrarque 589. Il le fit presser par ses amis de venir à Rome, et l'en pressa enfin lui-même par une lettre remplie des expressions les plus flatteuses. Pétrarque, quoique malade, passa l'hiver à faire ses dispositions pour ce voyage. La première fut de faire et d'écrire de sa propre main son testament 590, que l'on trouve dans la plupart des éditions de ses œuvres. Parmi plusieurs legs de piété, d'amitié, de bienfaisance, on y remarque deux articles, dont l'un prouve son goût pour les arts, l'autre son amitié pour Boccace, et en même temps le mauvais état de fortune où il le savait réduit. Il lègue par le premier, au seigneur de Padoue, son tableau de la Vierge, peint par Giotto, dont les ignorants, dit-il, ne connaissent pas la beauté, mais qui fait l'étonnement des maîtres de l'art. Par le second, il lègue à Jean de Certaldo, ou Boccace, cinquante florins d'or, pour acheter un habit d'hiver pour ses études et ses travaux de nuit; et il ajoute qu'il est honteux de laisser si peu de chose à un si grand homme 591.
Peu de jours après, il se mit en route, encore faible, et seulement soutenu par son courage. Mais il ne put aller que jusqu'à Ferrare. Il y tomba comme mort, et resta plus de trente heures sans connaissance, ne sentant pas plus, comme il l'écrivait quelque temps après, les remèdes violents qu'on lui administrait qu'une statue de Phidias ou de Polyclète l'aurait pu faire. Revenu enfin de cet état par les soins des seigneurs d'Est, qui le reçurent dans leur palais, il voulut inutilement continuer sa route; il fut obligé de revenir à Padoue, couché dans un bateau. Dès qu'il eut pris quelques forces, il chercha, pour se rétablir, une demeure champêtre aux environs de cette ville. Son choix se fixa sur Arqua, gros village à quatre lieues de Padoue, situé sur le penchant d'une colline dans les monts Euganéens, pays fameux par la salubrité de l'air, par sa position riante et la beauté de ses vergers.
Il fit bâtir au haut de ce village une maison petite, mais agréable et commode. Dès qu'il y fut établi avec sa famille, entouré de sa fille qu'il avait mariée, de son gendre, d'un bon ecclésiastique qui l'accompagnait à l'église, reprenant avec un peu de santé toute son ardeur pour le travail, occupant quelquefois jusqu'à cinq secrétaires, il mit la dernière main à un ouvrage qu'il avait commencé depuis trois ans, et qui a pour titre: De sa propre ignorance et de cette de beaucoup d'autres 592. Nous en verrons bientôt le sujet, qu'il serait trop long d'expliquer ici. Peut-être eût-il fallu, pour se rétablir entièrement, qu'il renonçât tout-à-fait à travailler; mais, pour les esprits tels que le sien, c'est presque renoncer à vivre. Il aurait fallu aussi qu'il observât un autre régime: son médecin, qui était son ami 593, le lui recommandait sans cesse. Mais Pétrarque le voyait avec plaisir comme ami, et ne le croyait pas du tout comme médecin. Il se fatiguait d'austérités, ne mangeait qu'une fois le jour quelques légumes, quelques fruits, buvait de l'eau pure, jeûnait souvent, et les jours de jeûne, ne se permettait que le pain et l'eau. Il eût fallu enfin qu'il n'apprît pas une nouvelle capable de retarder encore sa guérison, celle du départ subit et imprévu du pape et de son retour à Avignon. Sainte Brigitte avait dit au S. Père: Si vous allez à Avignon, vous mourrez bientôt. Il n'en voulut rien croire; mais, à peine arrivé dans la Babylone d'Occident, il tomba malade et mourut.
Note 593: (retour) Il se nommait Jean Dondi: c'était le fils de Jacques Dondi, célèbre philosophe, médecin et astronome, auteur de la fameuse horloge qui fut placée sur la tour du palais de Padoue, en 1344. Le fils fut aussi astronome en même temps que médecin. Il inventa et exécuta lui-même une autre horloge encore plus fameuse, qui fut placée à Pavie dans la bibliothèque de Jean Galeaz Visconti. C'est de là que cette famille Dondi avait pris le surnom de Degli Orologi. Plusieurs auteurs français et italiens ont confondu le père et le fils, et leurs deux horloges. Tiraboschi a rectifié ces erreurs. Stor. della Let. it. t. V, p. 177-184.
Grégoire XI, qui remplaça Urbain V, aussi vertueux que son prédécesseur, eut la même bienveillance pour Pétrarque, et Pétrarque ne se refusait pas à profiter de ses bonnes dispositions pour sa fortune, quoique le dépérissement total de ses forces l'avertît de sa fin prochaine. Il eut un moment de joie qui fut bientôt suivi d'une affliction nouvelle. Son bon et ancien ami, l'évêque de Cabassole, devenu cardinal, fut envoyé légat à Pérouse. Dès qu'il fut arrivé, il en instruisit Pétrarque, qui lui témoigna dans sa réponse un vif désir de le revoir. Il essaya de monter à cheval pour satisfaire ce désir, mais sa faiblesse lui permit à peine de faire quelques pas. Le cardinal, de son côté, n'était pas dans un meilleur état. Il ne fit que languir depuis son arrivée en Italie; il mourut peu de mois après 594, et la faiblesse de ces deux amis, rapprochés après une séparation si longue, les priva de la consolation de s'embrasser.
Pétrarque parut reprendre quelques forces et remplit bientôt après, sur la scène du monde, un dernier rôle que lui confia l'amitié. La guerre s'était élevée entre les Vénitiens et François de Carrare, seigneur de Padoue. Cette ville était menacée d'un siége; mais la campagne remplie de troupes, était encore un séjour plus dangereux. Pétrarque sortit d'Arqua pour se réfugier à Padoue avec ses livres; car, après s'être défait des premiers, il en avait acquis de nouveaux, comme il arrive toujours quand on les aime. A Padoue, il trouva dans un libelle qui excita sa bile, une occasion d'exercer sa plume. Le pape, mécontent de cette guerre, envoya, en qualité de nonce, un jeune professeur en droit, nommé Ugution, ou Uguzzon de Thiennes, pour rétablir la paix. Ce nonce se rendit d'abord à Padoue. Il connaissait Pétrarque; il l'alla voir, et lui communiqua un écrit injurieux qu'un moine français, dont il ignorait le nom, venait de publier à Avignon contre lui. C'était une critique amère de la lettre qu'il avait adressée quatre ans auparavant à Urbain V, pour le féliciter de son retour à Rome. Rome et l'Italie n'y étaient pas plus ménagées que Pétrarque. Peut-être n'eût-il pas répondu à des attaques uniquement dirigées contre lui; mais il ne put souffrir qu'un moine barbare osât écrire contre l'objet de ses adorations. La colère ne lui donna que trop de forces. Il s'emporta dans cette réponse en expressions indignes de lui, comme il l'avait fait vingt ans auparavant contre le médecin du pape. Cette seconde invective s'est malheureusement conservée comme la première 595: toutes deux prouvent que le caractère le plus doux peut quelquefois s'aigrir, et l'esprit le plus élevé descendre de sa hauteur; mais c'était descendre bien bas, que de se ravaler jusqu'aux injures avec un moine.
Note 595: (retour) Voy. Œuvres de Pétrarque, Bâle, 1581, fol. 1068. Elle est adressée à Ugution lui-même. L'abbé de Sade dit (t. III, p. 790), que ce nonce logea chez Pétrarque à Padoue; mais on voit, par les expressions dont Pétrarque se sert, qu'il était seulement aller le visiter. Nuper alliud agenti mihi et jam dudum certaminis hujus oblito, scholastici nescia eujus epistolam, imo librum dicam.... attulisti, dum è longinquo veniens, amice, hanc exiguam domum tuam, me visurus, adisses. Ces éditions de Bâle sont fort corrompues; il paraît que dans ces derniers mots tuam est de trop, ou qu'il faut lire meam.
Cependant la guerre continuait avec fureur. François de Carrare avait eu d'abord l'avantage; mais le roi de Hongrie, qui lui avait envoyé des troupes, menaça de les tourner contre lui s'il ne consentait à la paix. Venise se voyant soutenue, la proposait à des conditions humiliantes; il fallut pourtant l'accepter 596. Un article du traité portait qu'il irait eu personne à Venise, ou qu'il enverrait son fils demander pardon à la république, des insultes qu'il lui avait faites, et lui jurer fidélité. Le seigneur de Padoue envoya son fils, et pria Pétrarque de l'accompagner et de porter pour lui la parole devant le sénat. Cette mission était désagréable; mais l'attachement de Pétrarque pour un prince, fils de son ancien ami et de son bienfaiteur, ne lui permit pas de chercher dans son âge et dans sa santé toujours chancelante, des raisons pour s'en dispenser. Le jeune Carrare 597, Pétrarque et une suite nombreuse arrivés à Venise, eurent dès le lendemain audience. Soit fatigue, ou soit que la majesté du sénat vénitien troublât Pétrarque, il ne put prononcer son discours, et la séance fut remise au jour suivant. Ce discours, qui ne s'est point conservé, fut vivement applaudi. Les Vénitiens témoignèrent la plus grande joie de revoir dans leur ville celui qui, pendant plusieurs années, en avait fait l'ornement.
La paix faite, il revint à Arqua, plus faible qu'auparavant. Une fièvre sourde le minait, sans qu'il voulût rien changer à son train de vie. Il lisait ou écrivait sans cesse. Il écrivait surtout à son ami Boccace, dont il lut alors le Décaméron pour la première fois 598. Il fut enchanté de cet ouvrage. Ce qu'on y trouve de trop libre, lui parut suffisamment excusé par l'âge qu'avait l'auteur quand il le fit, par la langue vulgaire dans laquelle il l'avait écrit, par la légèreté du sujet et celles des personnes qui devaient le lire. L'histoire de Griselidis le toucha jusqu'aux larmes 599 Il l'apprit par cœur pour la réciter à ses amis: enfin il la traduisit en latin pour ceux qui n'entendaient pas la langue vulgaire, et il envoya cette traduction à Boccace 600.
La lettre dont il l'accompagna est peut-être la dernière qu'il ait écrite. Peu de temps après, ses domestiques le trouvèrent dans sa bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement. Comme ils le voyaient souvent passer des jours entiers dans cette attitude, ils n'en furent point d'abord effrayés: mais ils reconnurent bientôt qu'il ne donnait aucun signe de vie; la maison retentit de leurs cris: il n'était plus. Il mourut d'apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix ans.
Le bruit de sa mort, qui se répandit aussitôt, causa une aussi grande consternation que si elle eût été imprévue. François de Carrare et toute la noblesse de Padoue, l'évêque, son chapitre, le clergé, le peuple même se rendirent à Arqua pour assister à ses obsèques; elles furent magnifiques, et cependant accompagnées de larmes. Peu de temps après, François de Brossano, qui avait épousé sa fille, fit élever un tombeau de marbre sur quatre colonnes, vis-à-vis l'église d'Arqua, y fit transporter le corps et graver une épitaphe fort simple en trois assez mauvais vers latins. On y voit encore ce monument, que visitent tous les amis de la poésie, de la vertu et des lettre, assez heureux pour voyager dans ces belles contrées, et dont ils n'approchent qu'avec une émotion profonde et un saint respect.
Les honneurs qui furent rendus à Pétrarque après sa mort, dans presque toute l'Italie, et ceux qu'il avait reçus de son vivant, l'exemple que la faveur dont il avait joui auprès des Grands offrait de la considération où les lettres pouvaient prétendre, et l'idée que son caractère avait donnée aux Grands du prix et de la dignité des lettres contribuèrent puissamment à en répandre le goût. Ses ouvrages et le soin qu'il prit constamment de ramener les gens de lettres et les gens du monde à l'étude et à l'admiration des anciens, y contribuèrent encore davantage. Supérieur à tous les préjugés nuisibles qui subjuguaient alors les esprits, il combattit sans relâche dans ses Traités philosophiques, dans ses lettres, dans ses entretiens, l'astrologie, l'alchimie, la philosophie scholastique, la foi aveugle dans Aristote et dans l'autorité d'Averroës. Sa compassion et son mépris pour les erreurs de son temps le remplissaient d'admiration pour la saine vénérable antiquité. Il se réfugiait parmi les anciens pour se consoler de tout ce qui blessait ses yeux chez les modernes.
Il apprit à ses contemporains, le prix qu'on devait attacher aux monuments des arts et des lettres que le temps n'avait pas détruits. Ce fut lui qui eut le premier l'idée d'une collection chronologique de médailles impériales, secours indispensable pour l'étude de l'histoire. Il mit à former cette collection, le zèle qui l'animait pour tout ce qui intéressait les lettres. Lorsqu'il alla trouver l'empereur Charles IV, à Mantoue, il lui offrit plusieurs de ces belles médailles d'or et d'argent dont il faisait ses délices. Il y en avait surtout une d'Auguste, si bien conservée, qu'il y paraissait vivant. «Voilà, dit Pétrarque, à l'empereur, les grands hommes dont vous occupez maintenant la place, et qui doivent être vos modèles.» Ce présent était un grand sacrifice dont Charles sentit vraisemblablement très-peu le prix, et ce mot une leçon qu'il se soucia fort peu de suivre.
Un autre guide nécessaire, la géographie, manquait alors presque entièrement à l'étude de l'histoire. Pétrarque tourna de ce côté, l'ardeur de ses recherches, et rendit plus facile aux autres, l'instruction qu'il y avait acquise. Son Itinéraire de Syrie 601, prouve que cette instruction était très-étendue pour son temps. On voit, par une de ses lettres 602, qu'il avait fait de grands efforts pour fixer d'une manière certaine, le plan de l'île de Thulé ou Thylé, dont il est si souvent parlé dans les anciens. N'oubliant jamais, dans aucun de ses travaux, l'intérêt de sa patrie, il avait fait dessiner, sous les yeux du roi Robert, une carte d'Italie, plus exacte que toutes celles qui existaient alors 603. Enfin, il avait rassemblé dans sa bibliothèque, tout ce qu'il put trouver de cartes et de livres de géographie. Cette bibliothèque était considérable; on a vu qu'après avoir libéralement donné la première, il avait cédé au besoin de s'en former une seconde; et ce mot de bibliothèque, qui ne signifie aujourd'hui que quelques soins pris, quelques recherches faites, et souvent même une simple commission donnée à un libraire, signifiait alors tout autre chose. Les bons manuscrits étaient d'une rareté extrême, surtout ceux des anciens auteurs grecs et latins, dont on n'avait même encore retrouvé qu'un petit nombre. On peut dire que Pétrarque mit le premier, une sorte de passion à en suivre la trace, à en faire lui-même, et à en favoriser la recherche. Ses lettres sont remplies de ces détails intéressants. Souvent un auteur lui en fait connaître un autre; en en cherchant un, il en trouve plusieurs, et son insatiable curiosité s'augmente à mesure qu'il fait plus de découvertes 604. Il recommande sans cesse qu'on cherche d'anciens livres, principalement en Toscane, qu'on examine les archives des maisons religieuses, et il adresse les mêmes prières à ses amis, en Angleterre, en France, en Espagne. Son avidité pour cette recherche était connue si généralement et si loin, que Nicolas Sigeros, grec distingué à la cour de Constantinople, lui envoya pour présent, une copie complète des poëmes d'Homère; et la lettre de remercîment que lui écrivit Pétrarque, prouve quel fut l'excès de sa joie à la présence inattendue du prince des poëtes.
Il n'avait point appris le grec dans sa première jeunesse; quoiqu'il restât toujours en Italie quelque culture de cette langue, elle n'était point comprise encore dans le cours des études communes. Il saisit pour la première fois, à Avignon, l'occasion de l'apprendre lorsque le moine Barlaam, né en Calabre, mais qui avait passé en Grèce, fut envoyé par l'empereur Andronic, à la cour de Benoît XII 605, sous prétexte de négocier la réunion des deux églises, et en effet, pour solliciter des secours contre les Turcs. Les dialogues de Platon furent le principal objet de leurs leçons. Pétrarque fut enthousiasmé des hautes idées de ce philosophe sur l'amour, sur la nature et l'union des âmes; et comme ces leçons ne durèrent pas long-temps, on peut dire qu'il y apprit plus de platonisme que de grec. Son second maître fut Léonce Pilate, qui était aussi un Calabrois devenu Grec. Quelque désagréable qu'il fût de sa personne et dans ses manières, Boccace qui l'avait attiré à Florence, le conduisit à Venise lorsqu'il alla voir son ami 606; Léonce y resta quelque temps, et Pétrarque en tira les deux seules choses qu'il pût gagner dans un commerce de cette espèce, une connaissance un peu plus approfondie du grec, qu'il ne sut cependant jamais parfaitement, et quelques livres grecs, entièrement inconnus jusqu'alors en Italie, parmi lesquels était un beau manuscrit de Sophocle. Ce même Léonce Pilate avait fait, à la prière de Boccace, et en société avec lui, une traduction latine, la plus ancienne que l'on connaisse, de l'Iliade et d'une grande partie de l'Odyssée. Boccace la promit pendant long-temps à Pétrarque. Il lui en envoya enfin une copie faite par lui-même, que son ami reçut avec de nouveaux transports.
Son ardeur pour les livres latins était encore plus vive. On ne possédait de son temps que trois décades de Tite-Live, la première, la troisième et la quatrième. Encouragé par le roi Robert, il n'épargna rien pour retrouver au moins la seconde; mais tous ses soins furent inutiles. Il entreprit aussi de retrouver un ouvrage perdu de Varon 607, qu'il avait vu dans sa jeunesse, et ne fut pas plus heureux. Il avait eu en sa possession le traité de Cicéron de Gloriâ 608. Il le prêta à son vieux maître de grammaire Convennole, qui le vendit pour vivre; cet exemplaire fut perdu, et il ne put jamais depuis en retrouver un autre. Il chercha vainement aussi un livre d'épigrammes et des lettres d'Auguste, qu'il avait vu dans son jeune âge. Il eut plus de succès dans la recherche des Institutions de Quintilien. Il les trouva, en 1350, à Florence, lorsqu'il y passait pour aller à Rome. Sa joie fut grande; il la répandit dans une lettre adressée à Quintilien lui-même 609; ce manuscrit était cependant imparfait, gâté et mutilé. Il était réservé au Pogge, d'en retrouver, environ un siècle après, un exemplaire entier.
Mais c'était surtout pour Cicéron que Pétrarque poussait l'admiration jusqu'à une sorte de fanatisme. Lire et relire ce qu'il avait de lui, chercher partout ce qu'il n'avait pas, c'est ce qui l'occupait sans cesse; il n'épargnait pour cela, ni prières auprès de ses amis, ni déplacements, ni dépenses. Cicéron revenait toujours dans ses conversations, dans ses lettres. A Liége, où il avait trouvé deux de ses Oraisons, il eut de la peine à se procurer un peu d'encre, encore était-elle toute jaune, pour en tirer lui-même une copie. Il se donna, long-temps après, la même peine pour un recueil considérable de ces mêmes discours qu'il fut quatre ans à copier, ne voulant pas les confier à des scribes ignorants, qui défiguraient les plus beaux ouvrages. Et dans quel enchantement ne fut-il pas à Vérone, lorsqu'il y retrouva les lettres familières! On conserve précieusement, et à juste titre, à Florence, dans la bibliothèque Laurentienne, cet ancien manuscrit retrouvé par lui, et la copie qu'il en avait faite. On y conserve aussi les lettres à Atticus, écrites de la main de Pétrarque; mais le manuscrit ancien d'où il les avait tirées, a péri 610. Voilà par quels travaux et à quel prix on pouvait alors se composer une bibliothèque de bons livres.
Ses livres et ses amis, à qui il en parlait sans cesse, étaient devenus les deux objets de ses plus fortes affections. Ses lettres familières, qui forment la partie la plus précieuse comme la plus considérable de ses Œuvres, réveillaient ou entretenaient d'un bout de l'Italie à l'autre, en France et dans d'autres parties de l'Europe, l'amour des anciens. Elles pourraient le rallumer encore. Il y parle aux souverains, aux grands, aux savants, aux jeunes gens, aux vieillards le même langage; il prêche à tous l'amour et l'admiration des anciens. Ce n'est pas là, il s'en faut beaucoup, leur seul mérite, mais c'est celui que nous devons considérer ici. C'est par tous ces moyens réunis, non moins que par son exemple, qu'il exerça une si puissante influence sur l'esprit de son siècle, et sur la renaissance des lettres.
Je n'ai rien dit de sa figure et des avantages extérieurs dont la nature l'avait doué; ils étaient très-remarquables dans sa jeunesse. Une taille élégante, de beaux yeux, un teint fleuri, des traits nobles et réguliers le distinguaient parmi ses compagnons d'âge et de galanterie. Le soin recherché qu'il avait pris de sa parure, et les succès dont il avait joui dans le monde, lui faisaient pitié dans un âge mûr. Il les avouait comme des faiblesses; mais peut-être par une autre faiblesse en parlait-il trop en détail, et trop souvent. Les agréments de son esprit, sa conversation confiante et animée, ses manières ouvertes et polies lui donnaient un attrait particulier, et la sûreté de son commerce, sa disposition à aimer et sa fidélité inviolable dans les liaisons d'amitié, lui attachaient invinciblement ceux que ce premier attrait avait une fois approchés de lui.
Un dernier trait fera voir combien il fut constant dans ses affections, et quelle fut, jusqu'à la fin de sa vie, la disposition habituelle de son âme. On connaît sa vénération et son amour pour Virgile. Virgile, comme Cicéron, était sans cesse auprès de lui. Le beau manuscrit sur vélin, avec le commentaire de Servius, qui servait à son usage, et sur lequel sont écrites des notes de sa main, est un des plus célèbres qui existent. Il a fait long-temps le principal ornement de la bibliothèque Ambroisienne à Milan: il fera sans doute plus long-temps encore, à Paris, celui de la bibliothèque Impériale. Parmi les notes latines dont il est enrichi, on distingue surtout la première, qui est en tête du volume. Comme elle peut servir à lever les doutes qui resteraient encore sur Laure, sur la passion de Pétrarque pour elle, et sur la nature de cette passion extraordinaire, je la traduirai ici littéralement 611.
Note 611: (retour) On a donné, dans le Publiciste du 18 octobre 1809, une traduction inexacte de cette note; on annonçait de plus le manuscrit de Virgile, d'où elle est tirée, comme existant encore à Milan, tandis qu'il était, depuis plusieurs années, à Paris.L'authenticité de cette note a été contestée en Italie; quelques critiques du seizième siècle ont douté qu'elle fût écrite de la main de Pétrarque; mais leurs doutes ont été éclaircis, et leurs objections réfutées. Les faits relatifs au précieux manuscrit où elle se trouve, recueillis d'abord par Tomasini, dans son Petrarca redivivus, ont été répétés par l'abbé de Sade, note 8, à la fin du volume II de ses Mémoires. M. Baldelli les a exposés à son tour avec de nouveaux développements et de nouvelles preuves, en faveur de l'authenticité de la note sur Laure, article II des éclaircissements ou illustrazioni qui sont à la suite de son ouvrage, pag. 177 et suiv. Voici les principaux faits. La bibliothèque de Pétrarque fut vendue et dispersée après sa mort. Son Virgile passa à son ami et son médecin Jean Dondi; de celui-ci, qui mourut en 1380, à son frère Gabriel, et de Gabriel à son fils Gaspard Dondi. Il paraît que Gaspard le vendit, et qu'il fut placé, vers 1390, dans la bibliothèque de Pavie; il y resta plus d'un siècle. En 1499, les Français s'étant emparés de Pavie, enlevèrent beaucoup de manuscrits qui furent transportés à Paris, dans la bibliothèque du roi. Plusieurs sont apostilles et annotés de la main de Pétrarque. Quelque adroit Pavesan trouva le moyen de soustraire à cette exécution militaire le manuscrit de Virgile. Il était encore à Pavie, au commencement du seizième siècle, dans la bibliothèque d'un gentilhomme nommé Antonio di Piero. Deux autres propriétaires le possédèrent successivement; à la mort du second, Fulvia Orsino, il fut vendu, à très-haut prix, au cardinal Frédéric Borromée, fondateur illustre de la bibliothèque Ambroisienne, où il le plaça parmi les manuscrits les plus précieux. Il y est resté jusqu'en 1796; ce fut alors un des principaux objets d'arts, recueillis à Milan par les premiers commissaires français qui y furent envoyés après la conquête.
«Laure, illustre par ses propres vertus, et long-temps célébrée par mes vers, parut pour la première fois à mes yeux au premier temps de mon adolescence, l'an 1327, le 6 du mois d'avril, à la première heure du jour (c'est-à-dire six heures du matin), dans l'église de Sainte-Claire d'Avignon; et dans la même ville, au même mois d'avril, le même jour 6, et à la même heure, l'an 1348, cette lumière fut enlevée au monde, lorsque j'étais à Vérone: hélas! ignorant mon triste sort. La malheureuse nouvelle m'en fut apportée par une lettre de mon ami Louis. Elle me trouva à Parme la même année, le 19 mai au matin. Ce corps, si chaste, et si beau, fut déposé dans l'église des Frères mineurs, le soir du même jour de sa mort. Son âme, je n'en doute pas, est retournée, comme Sénèque le dit de Scipion l'Africain, au ciel, d'où elle était venue. Pour conserver la mémoire douloureuse de cette perte, je trouve une certaine douceur mêlée d'amertume à écrire ceci, et je l'écris préférablement sur ce livre qui revient souvent sous mes yeux, afin qu'il n'y ait plus rien qui me plaise dans cette vie, et que mon lien le plus fort étant rompu, je sois averti, par la vue fréquente de ces paroles, et par la juste appréciation d'une vie fugitive, qu'il est temps de sortir de Babylone; ce qui, avec le secours de la grâce divine, me deviendra facile par la contemplation mâle et courageuse des soins superflus, des vaines espérances, et des événements inattendus qui m'ont agité pendant le temps que j'ai passé sur la terre.»
Il y a de bien beaux sonnets dans Pétrarque, il y en a de bien touchants; mais je n'en connais point qui le soient autant que ces lignes d'un grand homme studieux et sensible, sur ce qui était sans cesse l'objet de son étude, de ses méditations, de ses tristes et doux souvenirs.
Œuvres latines de Pétrarque; Traités de philosophie morale; Ouvrages historiques; Dialogues qu'il appelait son Secret; ses douze Églogues; son Poëme de l'Afrique; trois livres d'Épitres en vers.
Les Œuvres latines de Pétrarque, sur lesquelles il fondait, comme nous l'avons vu dans sa vie, tout l'espoir de sa renommée, forment un volume in-fol. de douze cents pages 612. Environ quatre-vingts pages de poésies en langage toscan ou vulgaire sont comme jetées à la fin de cet énorme volume. Elles y sont à la place que Pétrarque lui-même leur donnait dans son estime; et ce sont ces poésies vulgaires qui font, depuis plus de quatre siècles, les délices de l'Italie et de l'Europe, où l'on ne connaît plus aucune des productions latines, objet de la prédilection de leur auteur; c'est ce qui l'a placé parmi les poëtes modernes du premier rang.
Il ne faut pas croire cependant que ces ouvrages latins, si complètement oubliés, soient sans mérite; ils en ont un très-grand au contraire, surtout si l'on n'oublie pas le temps où ils furent écrits, et si l'on a quelquefois lu d'autres ouvrages latins du même temps. Pétrarque sentit le premier que, pour écrire véritablement en latin, il fallait oublier le langage barbare de l'école, et remonter du style de la dialectique, de la théologie et du droit, jusqu'à celui de l'éloquence et de la poésie, de Cicéron et de Virgile. Ce furent les deux modèles qu'il se proposa dans sa prose et dans ses vers. Sa plume y est partout libre et facile, quelquefois élégante; quelquefois ses pensées y paraissent revêtues des couleurs de ces deux grands maîtres: enfin, quel que soit aujourd'hui le sort de ces compositions, elles rendirent alors un grand service aux lettres; elles montrèrent la route qu'il fallait prendre pour revenir à la bonne latinité; et si les grands écrivains qui fixèrent entièrement au seizième siècle les destinées de la langue italienne, et qui ne purent ni surpasser Pétrarque, ni même l'égaler dans la poésie vulgaire, le laissèrent loin d'eux dans la poésie latine, ainsi que dans la prose, il lui reste cependant la gloire d'avoir, le premier de tous les modernes, retrouvé les traces des anciens, et de les avoir indiquées à ceux qui devaient le suivre.
Je ne parlerai pas de tous les ouvrages ou opuscules qui entrent dans ce recueil. Pour satisfaire une curiosité raisonnable, il suffit d'avoir des principaux une idée exacte et sommaire. Le premier qui se présente est le Traité des remèdes contre l'une et l'autre fortune 613. L'idée en est heureuse et vraiment philosophique. Peu d'hommes savent supporter la mauvaise fortune avec force et dignité; mais moins encore savent supporter la bonne avec modération et tranquillité d'âme. Pétrarque appelle la raison au secours des hommes mis à l'une et à l'autre de ces deux épreuves, mais surtout à la dernière. «Nous avons, dit-il dans sa préface adressée à son ami Azon de Corrége, deux luttes à soutenir avec la fortune, et le danger est en quelque sorte égal dans toutes deux, quoique le vulgaire n'en connaisse qu'une, celle que l'on nomme adversité. Si les philosophes connaissent l'une et l'autre, c'est cependant aussi celle des deux qu'ils regardent comme la plus difficile.... Oserai-je n'être pas de leur avis? Oui, si mettant à part l'autorité de ces grands hommes, je veux parler d'après l'expérience. Elle m'apprend que la bonne fortune est plus difficile à gouverner que la mauvaise, et je la trouve, je l'avoue, plus à craindre et plus dangereuse quand elle caresse que quand elle menace. Si je pense ainsi, ce n'est pas la réputation des auteurs, ce ne sont point les piéges de la parole, ni la force des sophismes qui m'y ont conduit: c'est l'expérience des choses, ce sont les exemples tirés de la vie et la preuve de difficulté la moins suspecte, la rareté. J'ai vu beaucoup de gens souffrir avec courage de grandes pertes, la pauvreté, l'exil, la prison, les supplices, la mort, et, ce qui est pire que la mort, des maladies graves; je n'en ai vu aucun qui sût soutenir les richesses, les honneurs ni la puissance.»
Le Traité est divisé en deux parties, dont la forme est moins heureuse que le fond. Ce sont des dialogues entre des êtres moraux personnifiés. Dans la première partie, la Joie et l'Espérance vantent les biens, les agréments, les plaisirs de la vie. La Raison démontre que tous ces biens sont faux, frivoles et périssables. Dans la seconde, la Douleur et la Crainte passent en revue les malheurs, les chagrins, les maladies, les calamités de toute espèce, dont la vie est empoisonnée. La Raison fait voir que ce ne sont point là de vrais maux, qu'ils ne sont point sans remède, et qu'on en peut même tirer quelques biens. Les dialogues sont secs et dépourvus d'art. Il y en a autant dans chaque partie, qu'il y a de circonstances dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qui contribuent à l'une et à l'autre. La fleur de la jeunesse, la beauté du corps, la santé florissante, la force, la vitesse, l'esprit, l'éloquence, la vertu même, la liberté, la richesse et tous les autres avantages physiques et moraux, qui constituent le bonheur, sont dans la première partie, chacun le sujet d'un dialogue particulier. Il n'y en a pas moins de cent vingt-deux. La Joie ou l'Espérance, et, quelquefois toutes deux ensemble, vantent l'avantage annoncé au titre de chaque dialogue, et la Raison fait voir par une maxime, une sentence, que cet avantage est faux ou insuffisant, ou fragile. La Joie et l'Espérance insistent; la Raison est inflexible, et cela va ainsi jusqu'à la fin. La laideur, la faiblesse, la mauvaise santé, la naissance obscure, la pauvreté, les pertes d'argent, celle du temps, celle d'une femme, son infidélité, sa mauvaise humeur, le déshonneur, l'infamie et tout ce qui, au moral comme au physique, peut contribuer au malheur, sont les sujets d'autant de dialogues de la seconde partie, et il y en a dix de plus que dans la première. La Douleur et la Crainte exposent de même chacun des maux et les circonstances qui les aggravent. La Raison les atténue ou prouve même qu'ils ne sont pas des maux, et que quelquefois ils peuvent être des biens. Les deux interlocutrices allèguent en vain tout ce qui justifie, l'une ses appréhensions, l'autre ses plaintes; la Raison tient ferme, et prouve par des maximes, des raisonnements ou des exemples, qu'il y a du bien dans les maux, comme elle a prouvé dans la première partie, qu'il y a du mal dans tous les biens.
Cette marche est imperturbablement la même depuis le commencement jusqu'à la fin. On conçoit aisément qu'il en doit résulter de la fatigue et de l'ennui, malgré les traits d'esprit, l'érudition, la philosophie et les maximes vraies, puisées dans l'expérience et dans les écrits des philosophes, surtout de Sénèque et de Cicéron, que l'auteur y a su répandre, et les traits nombreux de l'histoire ancienne et moderne qui lui servent à approfondir et quelquefois à égayer son sujet. L'ouvrage fit beaucoup de bruit quand il parut, non seulement en Italie, mais en France. Le roi Charles V, qui avait connu Pétrarque à la cour de son père, et qui avait fait tous ses efforts pour l'y retenir, voulut avoir ce Traité dans sa bibliothèque. Il le fit traduire en français par Nicolas Oresme, l'un des savants que Pétrarque avait le plus goûtés pendant son ambassade auprès du roi Jean; et cette traduction, beaucoup plus fatigante à lire que l'original, a même été imprimée à Paris, en 1534.
Le Traité de la Vie solitaire, commencé à Vaucluse, repris et terminé en Italie dix ans après 614, contient la doctrine d'une philosophie misantrope qui n'était pas dans le caractère de Pétrarque, mais que des idées religieuses mal entendues et son amour excessif pour l'étude lui avaient fait adopter. Il est divisé en deux livres, ces livres en sections, et les sections en chapitres. Dans le premier livre il met en opposition l'homme occupé dans la vie sociale et dans les villes, avec la solitaire, pendant leur sommeil, à leur réveil, au dîner, après le repas, au coucher du soleil, au retour de la nuit, pendant sa durée; et, dans toute cette distribution du temps, il donne l'avantage au solitaire. Les inconvénients que peut avoir la solitude et les remèdes qu'on peut y appliquer, ses douceurs, l'utilité qu'on en retire, les lieux que l'on doit préférer pour en jouir, et plusieurs autres questions de cette espèce viennent ensuite; on croirait que c'est ici l'ouvrage d'un cénobite plutôt que d'un homme sensible et d'un sage; mais on reconnaît Pétrarque dans un chapitre ou paragraphe qui a pour titre: Qu'il ne faut point persuader à ceux qui se plaisent dans la solitude de mépriser les droits de l'amitié, et qu'ils doivent éviter la foule, mais non pas les amis 615.
Dans le second livre il met à la suite l'un de l'autre les exemples de tous les hommes connus pour avoir aimé la solitude, à commencer depuis Adam, Abraham, Isaac et les autres patriarches, jusqu'aux Pères et aux principaux personnages du christianisme. Les philosophes et les poëtes anciens qui ont aimé la solitude lui servent ensuite à démontrer qu'elle est aussi convenable à ce qu'on appelle sagesse, selon le monde, qu'à ce qui l'est aux yeux de la religion. En retranchant ou modérant dans cet ouvrage ce qui s'y trouve d'excessif, il resterait d'excellentes choses en faveur de la retraite, préférable en effet au tumulte du monde. L'érudition y est prodiguée comme dans le premier. On y voit toujours un esprit nourri des maximes de la philosophie antique, et souvent une éloquence plus persuasive et plus ornée que dans l'autre, parce que l'auteur n'y a pas été gêné par la coupe brisée du dialogue et par l'emploi d'êtres allégoriques, qu'on ne sait le plus souvent comment faire parler.
J'ai donné dans sa Vie une idée suffisante du Traité sur le loisir des religieux 616, qu'il dédia aux chartreux de Montrieu, après y avoir passé quelques jours auprès de son frère Gérard. C'est une production tout-à-fait monacale, excellente pour ceux à qui elle était adressée, bonne en général pour la vie du cloître, mais dont il n'y a rien à tirer pour celle du monde.
Je ne dirai pas la même chose d'un autre ouvrage qui est intitulé dans ses Œuvres: Du mépris du Monde, et qu'il appelait son secret 617. On en tire de grandes lumières sur les événements de sa vie, sur ses goûts, son caractère et ses plus secrets sentiments. Il le fit à Avignon ou à Vaucluse dans le temps où sa passion pour Laure lui causait le plus d'agitation et de trouble 618. Ce sont des dialogues entre lui et saint Augustin. Les Confessions de l'évêque d'Hippone lui en donnèrent l'idée. C'était celui de tous les Pères de l'église qu'il aimait le plus. Les rapports de caractère et de goûts qu'il avait avec lui contribuaient sans doute à cette préférence. Le père Denis, son directeur, lui avait fait présent d'un exemplaire des Confessions; il le portait toujours avec lui. Quand je lis les Confessions, disait-il, je ne crois pas lire l'histoire de la vie d'un autre, mais de la mienne. A l'exemple d'Augustin, il voulut développer tous les secrets de son âme, tous les replis de son cœur. Ni Augustin, ni Montaigne, ni même J.-J. Rousseau n'ont découvert plus naïvement leur intérieur, ni fait avec plus de franchise l'aveu de leurs faiblesses. A la fin de sa préface il s'adresse ainsi à son livre. «Toi donc, fuis les assemblées des hommes, sois content de rester avec moi, et n'oublie pas le nom que tu portes; car tu es et l'on t'appelera mon secret 619.» Ce titre et ce peu de mots font croire que son intention n'était pas de rendre cette espèce de confession publique; et, selon toute apparence, elle n'a vu le jour qu'après sa mort.
Voici quel est le dessein de l'ouvrage. Pétrarque méditait profondément sur sa destinée, lorsqu'une femme d'une beauté que les hommes ne connaissent pas assez, et environnée d'un éclat extraordinaire, lui apparaît. Il est d'abord ébloui des rayons qui sortent de ses yeux, et n'ose lever les siens sur elle. Mais elle l'enhardit et se fait connaître à lui. C'est la Vérité qu'il a si bien peinte dans son poëme de l'Afrique. Un homme d'un aspect vénérable l'accompagne. Pétrarque croit reconnaître en lui S.-Augustin: c'était lui en effet, à qui la Vérité adresse la parole. «Voila, lui dit-elle, ton disciple le plus dévoué: tu n'ignores pas de quelle dangereuse et longue maladie il est atteint: il est d'autant plus près de sa perte qu'il est plus éloigné de connaître son mal: c'est à toi de le guérir: tu y réussiras mieux que personne: il t'a toujours aimé, et tu fus toi-même sujet à des infirmités pareilles, quand tu étais captif dans un corps mortel. Essaie donc si ta voix persuasive pourra le tirer de sa langueur et remédier à ses maux. Saint-Augustin promet d'obéir par respect pour elle et par amitié pour le malade. Il le tire à l'écart, et commence avec lui, en présence de la Vérité, une conférence qui dure trois jours, et qui forme les trois dialogues dont tout l'ouvrage est composé.
Le premier est une sorte de préliminaire ou de prolégomènes. Saint-Augustin établit d'abord pour maximes, que nul n'est misérable s'il ne veut l'être; qu'une parfaite connaissance de nos misères produit le désir d'en être délivré; que ce désir n'est sincère et efficace que dans le cœur de ceux qui ont éteint tout autre désir: enfin qu'il n'y a que la pensée de la mort qui puisse produire cet effet, en détachant entièrement l'âme de toutes les vanités du monde. Doctrine fausse, triste et nuisible, qu'on est toujours fâché de trouver dans une philosophie, d'ailleurs si élevée et si pure, et qui, rangeant parmi les vanités à peu près tout ce qui se trouve dans le monde et constitue la société humaine, tend toujours à rendre ceux qui la professent au moins inutiles à la société et au monde. Pétrarque assure qu'il connaît son état, qu'il en veut sortir; mais que les efforts qu'il a faits jusqu'à présent ont été inutiles. Saint-Augustin le fait convenir qu'il ne l'a jamais bien voulu. Il analyse tous les symptômes de cette volonté douteuse, et ceux d'une volonté plus constante et plus ferme, la seule qui, dans une entreprise si difficile, puisse garantir le succès.
Dans le second dialogue, Saint-Augustin examine l'un après l'autre tous les défauts de Pétrarque qui mettent obstacle à son repos autant qu'à sa perfection. Le premier est la vanité qu'il tire de son esprit, de sa science, de son éloquence, des agréments de sa figure et de sa personne. Il rabaisse tous ces avantages, et lui en fait voir la vanité, la fragilité, le néant. Le second défaut est l'avarice, ou plutôt la cupidité. Pétrarque se récrie sur ce reproche, et affirme qu'aucun vice ne lui est plus étranger; mais son sévère examinateur lui prouve que ce goût qu'il a pris pour une vie commode, pour une fortune aisée qui peut seul la procurer, pour la société des grands et pour le séjour des villes et des cours n'est au fond qu'une cupidité déguisée. Pétrarque a beau répondre qu'il ne désire point de superflu, mais qu'il voudrait ne manquer de rien; qu'il n'ambitionne pas de commander, mais qu'il voudrait ne pas obéir, Augustin lui fait voir que ce qu'il désire est le comble des richesses et de la puissance; que les plus grands monarques manquent de quelque chose; que ceux qui commandent sont souvent forcés d'obéir; qu'enfin la vertu seule peut lui procurer cet état d'indépendance qui est le terme de ses désirs; vérité aussi incontestable qu'elle est ancienne, et qui découle en quelque sorte de toutes les parties de la philosophie antique; mais qui, dans l'antiquité profane comme dans le christianisme, sans avoir jamais eu de contradicteurs en théorie, a toujours eu peu de sectateurs dans la pratique. Mais, insiste Pétrarque, je suis loin d'avoir en effet ce goût que l'on m'attribue pour le séjour des villes, pour la société des grands, et les vues d'ambition que ce goût suppose. Je les fuis au contraire autant que je puis. S'ensevelir, comme je le fais, dans les bois et dans les rochers, combattre les opinions vulgaires, haïr, mépriser les honneurs, se moquer de ceux qui les recherchent et de tout ce qu'ils font pour y parvenir, cela ne suffit-il pas pour mettre à l'abri du reproche d'ambition? Soyez de meilleure foi, répond Augustin, ce ne sont pas les honneurs que vous haïssez, mais les démarches nécessaires dans ce siècle pour les obtenir. Vous avez pris une route plus cachée et plus détournée pour arriver au même but. Convenez que c'est là le véritable objet de vos études et du parti que vous avez pris de vivre dans la retraite. Tel entreprend d'aller à Rome, qui revient sur ses pas, effrayé du chemin qu'il faut faire pour y arriver. Ce n'est pas Rome qui lui déplaît, c'est le chemin 620.
La gourmandise et la colère ont leur tour, mais ne font pas l'objet d'un reproche très-grave, parce qu'au fond cela se borne à quelques vivacités passagères, et dans une vie habituellement sobre, à quelques parties de plaisir et de bonne chère avec ses amis. Saint Augustin se hâte d'arriver à un article plus important et plus délicat, sur lequel Pétrarque se rend d'abord justice, et qui fait, de son aveu, la honte et le malheur de sa vie, c'est celui de l'incontinence. Il exprime avec beaucoup de force, et la révolte de ses sens, et ses inutiles efforts pour les dompter. La prière fréquente, humble, fervente et accompagnée de larmes, est le seul remède que saint Augustin, qui doit s'y connaître, lui indique contre ce mal. Mais j'ai prié, répond Pétrarque, et si souvent que je crains que Dieu n'en ait été importuné. Augustin lui soutient qu'il n'a pas bien prié, qu'il a prié pour un temps trop éloigné, qu'il a voulu se réserver les plaisirs de la jeunesse, et remettre à un âge plus avancé l'effet de ses prières. C'est ce qui lui était arrivé à lui-même; mais prier ainsi, c'est vouloir une chose et en demander une autre. Il l'exhorte à être plus sincère avec Dieu et avec lui même, et lui promet qu'il obtiendra sur ce chapitre difficile, comme sur tous les autres, ce qu'il aura demandé de bonne foi.
Dans le reste de ce dialogue, il lui reproche un certain penchant à la mélancolie et à la mauvaise humeur, auquel Pétrarque convient qu'il s'abandonne trop souvent. Il en accuse la vie qu'il mène, les injustices de la fortune, le spectacle choquant qu'il a sous les yeux, les mœurs dégoûtantes d'Avignon, le tumulte qui y règne, et tout ce que ce séjour a d'incompatible avec la paisible société des Muses et l'étude de la sagesse. «Si le tumulte de votre ame cessait, répond saint Augustin, vous ne vous plaindriez pas de ce tumulte extérieur qui n'affecte que les sens. On peut s'y accoutumer comme au murmure d'une eau qui tombe. Quand l'âme est dans un état serein et tranquille, les nuages passagers qui l'environnent, le tonnerre même qui gronde autour d'elle, ne peuvent la troubler. Apaisez donc les mouvements de la vôtre, vous serez alors en sûreté sur le rivage; vous verrez les naufrages des autres hommes 621; vous écouterez en silence les voix plaintives de ceux qui flottent sur les ondes; et si vous éprouvez à ce cruel spectacle les tourments de la pitié, vous sentirez aussi une secrète joie à vous voir vous-même à l'abri des mêmes dangers.» Au reste, de quoi se plaint-il? ce séjour qui lui déplaît tant n'est-il pas de son choix? n'est-il pas le maître d'en sortir? Pétrarque l'avoue, et finit par convenir que son état, comparé à celui de beaucoup d'autres, n'est pas aussi malheureux qu'il le croyait.
Le troisième dialogue est le plus intéressant. Saint Augustin dit à Pétrarque qu'il porte deux chaînes aussi dures que le diamant, dont il craint bien qu'il ne veuille pas qu'on le délivre; ces deux chaînes sont l'amour et la gloire. Il commence par l'amour, et veut lui faire avouer que c'est une extrême folie; mais il ne trouve pas sur ce point la même docilité que sur tout le reste. Pétrarque ne permet pas, même à son maître, d'avilir un sentiment délicat et généreux qui élève et épure l'âme quand il a pour objet une femme digne de l'inspirer. Particularisant ensuite ces idées générales, il peint sous les couleurs les plus nobles et les images les plus attachantes le mérite et la vertu de Laure, la pureté de son amour pour elle, l'influence qu'a eu cet amour sur son goût pour la vertu, pour l'étude et pour la véritable gloire. Mais le bon directeur ne lâche pas prise, il le retourne de tant de façons qu'il le force d'avouer que si cet amour lui a fait quelque bien, c'est en le détournant d'autres biens plus grands encore: enfin il l'engage à reconnaître la nécessité d'un remède. Mais quel remède choisir? c'est là la difficulté. Chasser, selon le conseil d'Ovide et même de Cicéron, un amour par un autre, un ancien par un nouveau, c'est ce dont Pétrarque ne peut supporter même la pensée. Changer de lieu, voyager pour se distraire serait fort bon; mais il a souvent éprouvé que son amour le suit partout, que pour être éloigné de Laure il ne l'en aime pas moins et n'en souffre que davantage. La pensée du progrès de l'âge ne peut rien sur lui. Il n'a point passé l'âge d'aimer, puisqu'il est encore sensible. D'ailleurs, Laure vieillit aussi; mais puisque c'est son âme qu'il aime, peu lui importe que son corps change: enfin, quelques objections que lui fasse saint Augustin, il y repond; quelques remèdes qu'il lui propose, il les rejette, et le Saint est réduit à lui conseiller la même recette qu'il lui a donnée pour des passions moins nobles, la prière.
Il le trouve de meilleure composition sur la gloire que sur l'amour. Il lui reproche le temps qu'il consume à rassembler des paroles sonores uniquement pour flatter les oreilles de ce monde qu'il méprise, et même celui qu'il donne à des entreprises plus graves, telles que l'Histoire romaine depuis Romulus jusqu'à Titus, telles encore que son Poëme de l'Afrique, sans compter d'autres petits ouvrages qu'on le voit produire tous les jours. Quelle perte d'un temps qu'il pourrait employer à apprendre à bien vivre! Et cette gloire même qu'il espère, l'obtiendra-t-il? sera-t-elle durable? vaut-elle tous les sacrifices qu'elle lui coûte? «Vous qui, surtout à l'âge où vous êtes, vous consumez de travail pour faire des livres, vous êtes dans une grande erreur. Vous négligez vos propres affaires pour vous occuper de celles des autres, et sous une vaine espérance de gloire vous laissez, sans vous en apercevoir, s'écouler ce temps si court de la vie. Que ferai-je? répond Pétrarque. Abandonnerai-je des travaux commencés? Ne vaut-il pas mieux que je me hâte de les finir pour m'occuper ensuite de choses plus sérieuses? car enfin ces ouvrages sont trop importants pour les laisser imparfaits.--Je vois ce qui vous tient, réplique Augustin; vous aimez mieux vous abandonner vous-même que vos livres. Eh! laissez-là toutes ces histoires; les exploits des Romains sont assez célèbres et par leur propre renommée et par les travaux de bien d'autres génies. Laissez l'Afrique à ceux qui en sont en possession; vous n'ajouterez rien à la gloire de votre Scipion ni à la vôtre. Rendez-vous à vous-même; songez à la mort; ayez toujours vos pensées et vos regards fixés sur elle, puisque tout vous y conduit.» Pétrarque le remercie de ses conseils et fait des vœux pour obtenir la force de les suivre.
Cet écrit est curieux, comme le sont tous ceux où les hommes célèbres ont parlé d'eux-mêmes. Il est étonnant que depuis sa publication tant de choses vagues et conjecturales aient été dites et écrites sur Pétrarque, sur Laure et sur sa passion pour elle. La manière aussi positive qu'intéressante dont il en parle ici, dans un ouvrage étranger aux fictions de la poésie, devait suffire pour lever toutes les incertitudes. La première édition en est pourtant de 1496, et les incertitudes ont duré depuis, pendant près de trois siècles; et pour beaucoup de gens qui restent toujours au même point, parce qu'ils ne lisent ni écoutent, elles durent même encore.
Pétrarque avait amassé pendant plusieurs années des matériaux pour une Histoire Romaine qu'il n'acheva point, qu'il ne commença même jamais à écrire d'une manière suivie. Il n'en est resté que des fragments divisés en quatre livres, sous le titre de Choses mémorables 622, et d'autres moins considérables, intitulés Abrégé des vies des hommes illustres 623. Ces derniers sont tous tirés des premiers siècles de Rome, et divisés en petits chapitres qui contiennent les principaux traits de la vie de Romulus, de Numa, de Tullus-Hostillius, de Junius Brutus, etc. Il a fait des autres fragments un autre usage. Il les a rangés sous différents titres dans chacun des quatre livres de ses Choses mémorables. Dans le premier, par exemple, qu'il divise en deux chapitres, il consacre l'un au repos ou au loisir, l'autre à l'étude et au savoir. Le premier chapitre fait voir quel usage des hommes célèbres dans l'histoire savaient faire de leur loisir. Les traits dont il se sert sont d'abord puisés chez les Romains; il y ajoute, sous le titre d'étrangers 624, d'autres faits tirés de l'histoire des autres peuples anciens, surtout des Grecs; et ensuite sous celui de modernes 625, il en joint encore de plus nouveaux, la plupart même arrivés de son temps. C'est ainsi, qu'à la fin du second chapitre, où il traite de l'étude et du savoir, il rapporte le beau trait de Robert, roi de Sicile, qui préférait les lettres à sa couronne 626. Il suit le même ordre dans chacun des trois autres livres; et si ce traité ne renferme sur les peuples anciens, rien qui ne soit déjà connu par les récits de l'histoire, il a conservé beaucoup de faits particuliers des temps modernes qui méritaient aussi d'être transmis à la postérité.
Nous avons vu quel était l'attachement que François de Carrare, souverain de Padoue, eut pour Pétrarque dans ses dernières années. Il se plaisait singulièrement à s'entretenir avec lui, et il allait souvent le voir dans sa petite maison d'Arqua 627. Il se plaignait un jour, sur le ton de l'amitié, de ce qu'il avait écrit pour tout le monde, excepté pour lui. Pétrarque pensait depuis long-temps à prévenir ce reproche; mais il était embarrassé pour le choix, et ne savait à quoi se déterminer. Enfin il imagina de lui adresser un petit Traité sur la meilleure façon de gouverner une république 628, et sur les qualités que doit avoir celui qui en est chargé. Ce sujet lui fournissait une occasion naturelle de donner à ce prince des louanges indirectes, sans exagération et sans fadeur; et en même temps, ce qui est toujours plus difficile, de relever quelques défauts de son gouvernement qu'il avait remarqués 629. Cet opuscule est rempli de maximes excellentes, tirées pour la plupart de Platon et de Cicéron, et l'application en est faite avec beaucoup de jugement; mais ce même sujet a été traité depuis avec tant de supériorité, qu'il n'y a plus ici rien à apprendre pour personne. Le seul bien que fasse cette lecture, c'est de montrer que, dans un temps où les principes d'un bon gouvernement étaient peu connus, où l'Italie était partagée entre de petits princes, qui presque tous étaient de petits tyrans, un philosophe, nourri des leçons de la sagesse antique, ne louait dans un prince son ami, que ce qui était conforme à ses principes, et blâmait tout ce qui y était contraire; et que ce philosophe était un poëte aimable, qui réunissait ainsi, dès le quatorzième siècle, à cette première aurore de la renaissance des lettres, ce qu'elles ont de plus solide et ce qu'elles ont de plus doux.
Il avait fini, deux ans auparavant 630, dans la même retraite, un autre ouvrage commencé depuis quelques années, dont le titre est d'une simplicité piquante, et le sujet assez singulier; c'est celui qu'il intitula: De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres 631. Voici quelle en fut l'occasion. Lorsqu'il alla s'établir à Venise, la philosophie d'Aristote y était fort à la mode, ainsi que dans toute l'Italie. On ne la connaissait pourtant que par de mauvaises versions latines faites sur des traductions arabes, et par les Commentaires d'Averroès qui étaient bien loin d'y répandre de la clarté. Mais plus Aristote était obscur, plus il y avait de gens disposés à l'admirer. C'était l'oracle des écoles; on n'y jurait que par lui. Ce siècle était assurément très-religieux, et cependant Aristote, expliqué par Averroès, niait la création, la providence, les peines et les récompenses de l'autre vie. Ses disciples, à Venise, croyaient, comme leur maître, le monde infini et coéternel à Dieu: ils se moquaient de Moïse, de la Genèse, de Jésus-Christ même, des Pères de l'Église, enfin de tous les objets respectables pour les chrétiens. Cela devint une espèce de secte fort tranchante dans ses opinions, et disposée à jeter du ridicule sur tous ceux qui n'en étaient pas.
Quatre jeunes gens qui en étaient, trouvèrent moyen de faire connaissance avec Pétrarque. Ils s'insinuèrent dans ses bonnes grâces par leur douceur, leur complaisance et l'honnêteté de leurs manières. Il se livra bientôt à eux sans défiance. Tous quatre avaient de l'esprit. Le premier ne savait rien, le second peu, le troisième un peu plus, et le quatrième plus encore; mais c'était un savoir incertain, embrouillé, joint, comme dit Cicéron, à tant de légèreté, de jactance, qu'il aurait peut-être mieux valu qu'il ne sût rien. «Car les lettres, ajoute sagement Pétrarque, sont pour beaucoup de gens une source de folie, pour presque tous elles en sont une d'orgueil, à moins qu'elles ne tombent, ce qui est fort rare dans un esprit naturellement bon, et qui ait été bien conduit 632.» Ils s'étaient appliqués principalement à l'histoire naturelle; ils savaient beaucoup de choses sur les animaux, les oiseaux, les poissons, «ils vous auraient dit, c'est Pétrarque qui parle, combien le lion a de poils à la tête, l'épervier de plumes à la queue 633; et un nombre infini d'autres choses tout aussi vraies et aussi importantes que celles-là.» Pétrarque s'expliquait avec sa liberté ordinaire, et sur ces belles connaissances, et sur Aristote; ils en furent d'abord surpris, ensuite indignés. Ils finirent par tenir conseil entre eux; «pour condamner, dit Pétrarque, comme convaincue d'ignorance, non pas ma personne qu'ils aiment, mais ma renommée, qu'ils n'aiment pas.» Ils s'étaient donc rassemblés seuls, pour que la sentence qu'ils voulaient porter fût unanime; mais, pour se donner un air d'équité, ils voulurent qu'elle fût contradictoire. Ils alléguaient d'abord ce qui était favorable à Pétrarque, et répondaient ensuite de manière à détruire tout le bien qu'ils en avaient dit. Ainsi l'opinion publique, qui était en sa faveur, l'amitié des grands et même de plusieurs souverains, son éloquence universellement reconnue, son style dont personne ne contestait le mérite, furent successivement allégués, et l'on trouva toujours des raisons pour réduire à rien tous ces éloges. Enfin, ce singulier tribunal prononça tout d'une voix que Pétrarque était un ignorant, homme de bien 634. Cette sentence avait été réellement portée et avait fait beaucoup de bruit à Venise. Pétrarque s'en était moqué d'abord; mais ses amis prirent la chose sérieusement, et voulurent absolument qu'il écrivît pour se défendre. C'est ce qu'il fit par ce Traité De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres.
Après avoir fait l'histoire de ce jugement bizarre porté contre lui, Pétrarque paraît y souscrire et reconnaître son ignorance. Il s'en console, pourvu qu'en effet on le reconnaisse pour homme de bien. «Je me soucie peu, dit-il, de ce qu'on m'ôte, pourvu que j'aie en effet ce qu'on me laisse. Je ferais volontiers ce partage avec mes juges: qu'ils soient savants, et moi vertueux.» Mais ensuite, malgré ces traits de modestie, il fait un assez grand étalage d'érudition pour prouver l'injustice de cette sentence dictée par l'envie; et il en appelle à la postérité, par qui il ne doute point qu'elle ne soit réformée. Il passe en revue, dans ce Traité, la philosophie ancienne, et tourne en ridicule les atômes de Démocrite et d'Épicure, la Métempsycose de Pytagore, etc. Il fait voir que notre science se réduit à rien, ou à peu de chose, et il cite les plus grands philosophes qui en sont convenus de bonne foi. Presque tout ce qu'il dit est tiré des Tusculanes de Cicéron, de son Traité De la Nature des Dieux, et du livre De la Cité de Dieu, de saint Augustin. Il termine de la manière la plus digne d'un philosophe aimable, et que tout homme qui aurait, je ne dis pas son génie, mais son caractère, et qui se verrait, comme lui, poursuivi par l'injustice et par la haine, pourrait se rappeler avec plaisir et avec fruit. Après avoir passé en revue tous les grands hommes qui ont été en butte aux traits de la satire, Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile, et tant d'autres, qui osera, dit-il, se plaindre qu'on écrive ou que l'on parle contre lui, lorsque de telles gens ont osé parler et écrire ainsi contre de tels hommes? «Il ne me reste donc plus que de m'adresser non-seulement à vous (Donat le grammairien, à qui il dédie ce Traité) et à un petit nombre d'autres, qui n'avez pas besoin d'être excités pour m'aimer, mais à mes autres amis et à mes censeurs eux-mêmes, de les prier et de les conjurer tous de m'aimer désormais, sinon comme un homme de lettres, au moins comme un homme de bien; sinon comme tel encore, du moins comme un ami; si enfin, par défaut de mérite, je ne suis pas digne de ce nom d'ami, que ce soit au moins comme un homme bienveillant et aimant qu'ils m'aiment 635.»
Imitateur en tout de Cicéron, il semblait avoir pris de lui le besoin et l'habitude d'une correspondance épistolaire très-active avec ses amis et avec les principaux personnages de son temps. Les choses les plus simples de la vie et les affaires les plus importantes, tout lui fournissait un sujet de lettre. Il en avait brûlé des paquets, des coffres entiers, et cependant on a imprimé de lui dix-sept livres d'épîtres. Ils en contiennent près de trois cents, dont un assez grand nombre sont, par leur étendue, moins des lettres que de véritables traités, et on en connaît beaucoup encore qui n'ont jamais vu le jour. C'est là surtout qu'il faut chercher l'âme de Pétrarque et les détails les plus intéressants de sa vie. «Il avait, dit avec raison l'abbé de Sade 636, une amitié babillarde, et un cœur qui aimait à s'épancher.» Ce qui veut dire qu'il était un homme confiant, sensible, et un véritable ami. Ces lettres sont très-importantes pour l'histoire littéraire, pour celle des événements, et plus encore des mœurs du quatorzième siècle. Les portraits de la cour papale d'Avignon y sont horribles. Peut-être aussi sont-ils un peu chargés. Le style n'a pas, à beaucoup près, l'élégance et la pureté de celui de l'auteur qu'il avait choisi pour modèle; mais on y voit cependant, ainsi que dans ses autres œuvres latines, combien il avait gagné à l'avoir toujours sous les yeux, à le lire et à l'imiter sans cesse. Il écrivait avec abandon et sentiment à ses amis, aux Grands avec des égards, mais sans renoncer jamais à son ton habituel de franchise et d'indépendance; en écrivant, non-seulement à cette illustre et puissante famille des Colonne, ses bienfaiteurs, et qu'il appelle même ses maîtres, ou à ce tribun Rienzi, qui fut un instant le maître de Rome, ou à des prélats et à des cardinaux, mais même aux différents papes qu'il vit se succéder sur le trône d'Avignon et qu'il voulut toujours ramener en Italie, aux souverains de Milan, de Vérone, de Parme, de Padoue, au doge de Venise, au roi Robert, enfin à l'Empereur, il garde cet air de liberté noble et décente, qui convient à la philosophie et aux lettres, même avec les puissants de la terre, parce que, quand elles savent se respecter elles-mêmes, elles sont aussi une puissance.
Pétrarque ne gagna pas moins, dans sa poésie latine, à son commerce continuel avec Virgile, que dans sa prose à celui qu'il entretenait avec Cicéron. Si l'on compare ses vers avec tous ceux qui avaient été faits depuis les siècles de décadence, on y voit une différence telle, qu'il semble avoir retrouvé, du moins en partie, la langue qui paraissait totalement perdue. Les formes, les tours, les expressions, tout semble renaître. Il n'y manque qu'un degré de plus d'élégance et de poésie de style; mais ce degré est si considérable, qu'il le sépare presque autant de Virgile, que lui-même est séparé des versificateurs du moyen âge. Il ne se contenta pas de composer, à l'exemple du Cygne de Mantoue, douze églogues qu'il appela aussi ses Bucoliques; la palme de l'épopée le tenta; il entreprit et termina un poëme épique, dont le héros est ce grand Scipion, qui se couvrit de tant de gloire dans sa guerre d'Afrique, que, le premier de tous les Romains, il obtint de joindre à son nom celui du peuple qu'il avait vaincu.
Pétrarque n'intitula point son poëme Scipion, mais l'Afrique. Si l'essence de l'épopée est l'invention, si elle doit offrir à l'imagination une grande machine poétique, en même temps qu'une grande action historique à la mémoire, l'Afrique n'est point une épopée, mais un simple récit en vers. Ce qu'elle a de merveilleux occupe les deux premiers livres; et ce merveilleux se réduit à un songe, dans lequel le héros du poëme voit Publius Scipion son père; et encore l'idée de ce songe et plusieurs des traits dont il est rempli, sont-ils pris du fragment de Cicéron, si connu sous le titre de Songe de Scipion. Dans le premier livre, Publius Scipion raconte à son fils l'origine et les principaux faits de la première guerre punique, sans oublier la bataille où il fut tué en Espagne avec son frère Cnéus. Dans le second, il lui prédit l'heureux événement de la guerre qu'il va soutenir contre Carthage, son triomphe et l'abaissement de cette orgueilleuse rivale, et les effets qu'aura cette victoire sur les mœurs et la destinée de Rome. Il donne au jeune Scipion d'excellents avis sur les moyens de délivrer sa patrie des dangers extérieurs et intérieurs qui la menacent; mais quoiqu'il y ait dans tous ces discours de fort belles choses, souvent même très-heureusemeut exprimées, comme sur neuf livres que contient le poëme, ce songe en remplit deux entiers, on ne peut se dispenser, en le lisant, de trouver que le héros rêve beaucoup trop long-temps.
Scipion, encouragé par les conseils de son père, commence par envoyer son ami Lélius auprès de Syphax, pour l'engager à une alliance avec Rome. La description magnifique de la cour de ce roi maure, la réception qu'il fait à Lélius, le repas splendide qu'il lui donne, l'origine de Carthage chantée par un jeune musicien pendant ce repas, le récit que Lélius fait à Syphax de celle de Rome, des belles actions des anciens Romains, et de la mort de Lucrèce, qui fut la source de leur liberté, mort qui est ici racontée dans un morceau très-étendu, très-soigné, et où le poëte paraît avoir fait tous ses efforts pour se surpasser lui-même, tout cela remplit le troisième livre, sans que l'action du poëme soit, pour ainsi dire, encore entamée. Elle fait un pas au quatrième; mais c'est encore par un récit. Lélius, interrogé par Syphax, lui raconte la vie de Scipion, qu'il représente aussi grand à Rome que dans les camps, et dans la paix que dans la guerre. Il s'étend surtout avec complaisance sur le siége et la prise de Carthagène, où Scipion traita avec une bonté délicate et généreuse de jeunes et belles captives, et rendit la plus belle de toutes à un jeune prince son amant.
Mais cette dernière partie de l'action n'est point finie: il y a ici une lacune considérable, qu'aucun auteur italien n'a remarquée, tant ce poëme de l'Afrique, si souvent nommé dans les écrits dont Pétrarque est le sujet, est peu connu et peu lu. Le quatrième livre finit au moment où Lélius raconte à Syphax que, dans un appartement du palais, on entendait les cris des princesses et des jeunes femmes de leur suite, et que Scipion, sachant le danger qu'elles pouvaient courir si elles paraissaient aux yeux de son armée, défendit que l'on entrât dans leur asyle, et les fit conduire en sûreté loin du théâtre de la guerre. Au commencement du cinquième, ce n'est plus Lélius qui parle: on n'est plus à la cour de Syphax, pour assister à un festin et entendre des récits: l'alliance a été refusée: la guerre a éclaté: Syphax est vaincu; Scipion entre dans Cyrthe, capitale de ses états; et au lieu de l'histoire de la jeune princesse espagnole qui fut rendue à son amant, c'est celle de Sophonisbe, épouse de Syphax, que la ruine de ce roi, l'amour de Massinissa et l'horreur de la servitude forcent à se donner la mort. Ce poëme, que Pétrarque termina, mais auquel il ne mit jamais la dernière main, éprouva, après sa mort, quelques vicissitudes, dans lesquelles il est vraisemblable qu'il se sera perdu un livre entier. Ce livre devait contenir la fin du récit de Lélius, le refus de Syphax de s'allier avec les Romains, sa résolution subite de les attaquer lui-même, la marche de Scipion contre lui, le siége de Cyrthe et la prise de cette ville. Cette perte est peu regrettable, puisque le poëme a excité si peu d'intérêt qu'on ne s'est pas aperçu de la lacune qu'elle y a laissée.
L'action une fois reprise, marche jusqu'à la fin d'accord avec l'histoire; et quoiqu'il y ait d'assez longues digressions, l'invention y a si peu de part, qu'il paraît inutile de pousser plus loin cette analyse, pour arriver par une route directe à un événement prévu. La première idée de cet ouvrage avait transporté Pétrarque: ce fut sur son Africa qu'il voulut fonder sa gloire: ce fut le bruit que firent dans le monde les premiers livres, l'espérance qu'ils faisaient concevoir du reste, et le plaisir qu'eut le roi Robert à les entendre, qui firent décerner à l'auteur la couronne poétique. Mais le refroidissement où il tomba bientôt sur ce travail, la peine qu'il eut à le reprendre, l'imperfection où il le laissa toujours, prouvent que, dans le fond, il ne le sentait point en proportion avec ses forces, ni analogue à son génie. Dans sa vieillesse, il n'aimait point qu'on lui en parlât, ni que l'on témoignât la curiosité de le voir, et encore moins que l'infidélité de quelques amis en répandit des fragments. Un jour, à Vérone, plusieurs d'entre eux l'étant allé voir, firent tomber la conversation sur son poëme, et croyant lui faire plaisir, ils en chantèrent quelques vers 637. Les larmes lui vinrent aux yeux, et il les pria en grâce de ne pas aller plus loin. Comme ils lui témoignaient leur surprise: «Je voudrais, dit-il, qu'il me fût permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet ouvrage, et rien ne me serait plus agréable que de le brûler de mes propres mains.» Aussi, quelques instances qu'on pût lui faire, il se refusa toujours à le rendre public; les copies ne s'en multiplièrent qu'après sa mort, et ce fut par les soins de Coluccio Salutati et de Bocace, qui l'obtinrent de ses héritiers à force de prières. Malgré les défauts qui y dominent, et qui l'emportent de beaucoup sur les beautés, il est heureux qu'il se soit conservé, non pas pour la réputation du poëte, mais pour l'histoire de la poésie. C'est un monument précieux de cette époque de renaissance, bon à garder, comme ces tableaux et ces statues, productions de l'enfance de l'art, qui n'en augmentent ni la gloire ni les jouissances, mais que l'on n'examine pas sans fruit, quand on en veut étudier l'histoire.
Les douze Eglogues latines de Pétrarque sont aussi bonnes à connaître par un autre motif. La plupart ont rapport à des circonstances de sa vie, et les interlocuteurs qu'il y emploie sont quelquefois, sous des noms déguisés, les personnages les plus illustres de son temps. Quelques unes sont de vraies satires, telles que la sixième et la septième, où le pape Clément VI est évidemment représenté sous le nom de Mition 638. Dans la première des deux, saint Pierre, sous celui de Pamphile, lui reproche durement l'état de langueur et d'abandon où se trouve son troupeau. Qu'a-t-il fait de ces richesses champêtres que leur maître lui avait confiées? qu'en a-t-il su conserver? Mition répond qu'il conserve l'or que lui a produit la vente des agneaux, qu'il garde des vases précieux, les seuls dont il veuille se servir, ne daignant plus tremper ses lèvres dans ces vases grossiers dont leurs pères se servaient autrefois. Il a changé ses habits trop simples en vêtements magnifiques. Le lait dont il a fait des présents lui a procuré de puissants amis. Son épouse, bien différente de cette vieille qu'avait Pamphile, est toute brillante d'or et de pierreries. Les boucs et les béliers jouent dans la prairie, et lui, mollement couché, s'amuse à voir leurs jeux et leurs ébats. Pamphile entre dans une nouvelle colère contre ce berger coupable et efféminé; tu mérites, lui dit-il, les fouets, les fers, les douleurs même de la prison éternelle, ou quelque chose de pis encore.
Mition, malgré sa douceur, perd patience. Il apostrophe à son tour son aigre censeur. «Serviteur infidèle et fuyard, ingrat pour le meilleur des maîtres, c'est à toi qu'appartiennent les fers, la croix, tous les supplices. On sait que la crainte d'un tyran superbe te fit abandonner ton troupeau.» Pamphile répond qu'il s'est repenti, qu'il a lavé ses taches dans le fleuve, et que sa pâleur s'est dissipée. «Que ne reviens-tu-donc, reprend Mition, habiter ces belles demeures? Pour moi je ne veux plus les quitter; je n'aime plus que les grandeurs; je ne serai plus le pasteur d'un pauvre troupeau. J'ai acquis par mes chants une aimable amie; j'aime à me parer pour lui plaire. Je fuis le soleil; je cherche des antres frais; je lave mes mains et mon visage dans une eau limpide; le berger de Bysance 639 m'a fait présent de ce miroir; je me plais à en faire usage. Mon épouse sait tout cela, et le souffre; je lui pardonne à mon tour bien des choses. Vous autres, vantez-vous d'amies obscures et inconnues; mais moi, que ma chère Epy me retienne toujours dans ses embrassements!..» Malheureux reprend Pamphile, est-ce ainsi que tu sers ton maître? Tu crois être en sûreté sous l'ombrage; mais il viendra changer en deuil tes plaisirs. Tu crois, réplique Mition, m'effrayer par de vaines paroles, mais les hommes de courage méprisent les dangers présents; les périls les plus éloignés font peur à ceux qui sont timides.»
Note 639: (retour) Selon l'abbé de Sade, c'est Constantin; mais c'est plutôt l'empereur d'Orient qui régnait alors. Du reste, les extraits qu'il donne de ces églogues sont tout-à-fait différents de ce qu'on voit ici. J'ignore où il avait pris plusieurs détails qui sont dans les siens; je sais seulement que je me suis, le plus que j'ai pu, conformé au texte, et que je me sers de la même édition de Bâle, 1581, dont il s'est servi lui-même.
Cette nymphe Epy, dont Mition adore les charmes, est la ville d'Avignon que Clément VI ne pouvait se résoudre à quitter. Dans la seconde de ces deux Eglogues, il est mis en scène avec elle. Il lui parle de la querelle qu'il vient d'avoir avec Pamphile, et de la menace que celui-ci lui a faite de l'arrivée du maître. Ils font ensemble le dénombrement du troupeau pour en pouvoir rendre compte. C'est là que la nymphe faisant passer en revue les cardinaux l'un après l'autre, déguisés sous des emblêmes tirés des troupeaux et de la vie pastorale, après avoir dit du bien de quelques uns en petit nombre, peint les autres sous les traits les plus hideux et les couleurs les plus noires. Il ne serait pas impossible, à l'aide de l'histoire et d'une liste des cardinaux de ce temps-là, de mettre les noms au bas de ces portraits. Ce travail d'érudition en vaudrait peut-être bien d'autres: mais peut-être aussi ne serait-il pas sans scandale; il est fâcheux pour une bergerie qu'on ne puisse, à de trop fréquentes époques, dévoiler la vie de ses bergers sans scandaliser le troupeau.
Le sujet de l'Eglogue suivante, qui est la huitième, est très-différent, et pourtant on y trouve encore des traits assez vifs contre Avignon et contre la cour. Pétrarque y a voulu consacrer l'explication orageuse qu'il eut avec le cardinal Colonne, lorsqu'à l'âge de quarante ans il prit la résolution de briser tous ses liens et d'aller se fixer en Italie. Il fait parler ce cardinal sous le nom de Ganymède, sans que l'on puisse deviner le motif ou l'à-propos de ce nom; il parle lui-même sous celui d'Amyclas, et il intitule cette Eglogue Divortium, la séparation, le divorce. Ganymède lui demande quelle est la cause de cette résolution subite, et pourquoi il veut quitter des lieux où autrefois il paraissait tant se plaire. «Mon père, répond Amyclas, le sage varie à propos dans ses desseins, c'est l'insensé qui s'y attache.... Que voulez-vous que je fasse? Je ne trouve ici ni des eaux pures, ni des pâturages salutaires; l'air même me fait craindre de le respirer. Pardonnez cette fuite nécessaire, et plaignez-moi d'y être forcé. Je suis entré pauvre dans votre bergerie; je retourne plus pauvre chez moi. Je ne possède ni plus de lait ni plus d'agneaux; je n'ai acquis que plus d'envieux et plus d'années. J'ai plus de peine à supporter l'orgueil; je le souffrais patiemment autrefois; l'âge avancé s'en irrite davantage. Il est honteux de vieillir dans la servitude. Que ma vieillesse au moins soit indépendante, et qu'une mort libre termine une vie esclave.»
Ganymède a beau lui reprocher son ingratitude: il continue à peindre sous des images pastorales les dégoûts qu'il éprouve, la vie plus douce et plus faite pour son âge que lui promet la voix de la patrie et qu'il veut désormais goûter. «Vous méprisez donc, reprend Ganymède, tout ce que vous aimiez autrefois, les entretiens de vos amis, les amusements champêtres, le doux repos?.... Je ne méprise, répond Amyclas, que cette forêt sauvage, ce pasteur licencieux, ce terrain fertile en poisons, ce triste vent du midi, ces sources que le plomb enferme et rend malsaines, ces tourbillons de poussière, cette ombre nuisible et cette grêle bruyante.--Mais ne connaissiez-vous pas auparavant tous les désagréments de ce séjour?--Je les connaissais, je l'avoue; l'habitude, votre amitié, et peut-être plus encore les charmes d'une bergère me les faisaient supporter; mais tout change avec le temps; ce qui plaît au jeune âge déplaît à la vieillesse, et nos inclinations varient avec la couleur de nos cheveux, etc.»
Dans une autre Eglogue 640 qu'il intitule Conflictatio, un berger raconte une querelle de Pan et d'Articus. Les rois de France et d'Angleterre sont cachés sous ces deux noms. Articus reproche à Pan les faveurs qu'il reçoit de Faustula, et à Faustula les bontés qu'elle lui accorde. Cette courtisane, qu'il appelle bien de ce nom, Meretrix, est la ville d'Avignon, ou plutôt la cour pontificale. Le pape avait abandonné au roi de France les décimes de son royaume, et ce secours mettait le roi Jean en état de soutenir la guerre, ce que le monarque anglais ne pardonnait ni au pape ni au roi. Presque toutes les Eglogues de Pétrarque sont dans ce genre énigmatique et mystérieux: sans une clef, qu'on ne trouve pas toujours, il est impossible de les entendre.
Trois livres d'Epîtres terminent ses poésies latines. Elles sont adressées, soit aux personnes puissantes, telles que les papes Benoît XII et Clément VI, ou le roi Robert, ou le cardinal Colonne, soit à d'intimes amis, à Lélius, à Socrate, à Boccace, à Guillaume de Pastrengo, à Barbate de Sulmone, au bon père Denis. Le poëte y laisse courir librement ses pensées et son style à la manière d'Horace, et y parle comme lui, des événements et des circonstances particulières de sa vie. Fait-il bâtir à Parme cette jolie maison qu'il appelait son Parnasse Cisalpin, il écrit, à Guillaume de Pastrengo, qui habitait Vérone 641; il lui rend compte de la vie qu'il mène, des occupations qu'il s'est faites. La première est de travailler à son poëme de l'Afrique; «la seconde, dit-il, est de bâtir une maison convenable à ma fortune. J'y emploie peu de marbre; je regrette souvent que vos montagnes soient si loin de nous, ou que l'Adige ne descende pas directement ici. Peut-être l'embellirais-je davantage; mais les vers d'Horace m'arrêtent: le tombeau revient à ma mémoire 642, et je me souviens de ma dernière demeure; je suis tenté d'épargner les pierres et de les réserver à un autre usage.» Prêt à quitter cette entreprise, à prendre en haine les maisons, à vouloir habiter les bois, si par hasard il aperçoit, dans le mur qu'on bâtit, une fente, une crevasse, il se met à gronder les ouvriers; ils lui répondent; il tire de leurs réponses des réflexions morales; il rentre en lui-même, et se reproche de vouloir une habitation durable pour un corps qui ne l'est pas; puis il presse de nouveau l'ouvrage, trop lent pour ses désirs. Il peint avec beaucoup de vérité ses retours de raison et de folie. Ce qui le console c'est que les autres hommes ne sont pas plus sages que lui: enfin, tout bien considéré, il rit de lui-même et de tout le monde. On voit que cela est tout-à-fait dans le goût d'Horace.
C'est de cette maison qu'il écrivait à Barbate de Sulmone, une jolie épître qui n'a que dix-huit vers. «J'ai, dit-il, une paisible campagne au milieu de la ville, et la ville au milieu de la campagne 643. Ainsi quand je suis seul, le monde est tout près de moi; et quand la foule m'importune, j'ai à ma portée la solitude.... Je jouis ici d'un repos tel que les hommes studieux ne le trouvèrent ni dans le vallon retentissant du Parnasse, ni dans les murs de la ville de Cécrops 644, tel que les pieux habitans des sables de l'Egypte le goûtèrent à peine dans leurs déserts silencieux. O Fortune! épargne, je t'en supplie, un homme qui se cache: passe loin de son modeste seuil, et ne vas attaquer que la porte superbe des rois.»
Des ordres imprévus, des affaires, l'obligation de se joindre à l'ambassade de Rome, viennent-ils le forcer à quitter sa douce retraite, et à retourner dans des lieux qu'il avait cru quitter pour toujours, il confie encore à Barbate le chagrin qu'il éprouve; il adresse à la Fortune ces plaintes, que peuvent s'appliquer ceux qui, nés comme lui avec des passions douces et des goûts paisibles, se trouvent lancés, malgré eux, dans les flots orageux du monde et des affaires. «O Fortune 645! je n'ambitionne pas tes faveurs. Laisse-moi jouir d'une pauvreté tranquille: laisse-moi passer dans cette retraite champêtre le peu de jours qui me restent. Je ne connais ni l'ambition ni l'avarice; et tu me condamnes à des travaux sans fin! Ils semblent croître sans cesse avec la rapidité du temps. Quel port puis-je espérer pour ma vieillesse? O de combien de misères on est assailli dans ce monde! Les hauteurs tremblent; le milieu glisse; au bas on est foulé. Ce sont les bas lieux que je préfère; et je tremble comme si j'étais dans les nues. Voilà surtout de quoi je me plains. Si je voulais monter au sommet ou m'élancer sur les ondes, et que je fusse atteint de la foudre ou englouti par la tempête, j'aurais tort de gémir; mais les flots viennent me chercher sur le rivage, et des tourbillons m'engloutissent dans l'humble poussière où je suis caché.»
Ce mélange de philosophie, d'imagination et de sentiment règne en général dans toutes ses épîtres latines. S'il n'y a pas atteint l'élégance et la pureté d'Horace, il a cependant cette abondance et cette facilité qui prouvent qu'on est tout-à-fait maître de l'idiome qu'on emploie. Les formes et les tours de la langue latine lui sont aussi familiers que ceux de sa langue naturelle: il ne paraît lui manquer que quelques unes de ses grâces. Elles existaient dans les modèles anciens, et sans doute il les sentait, quoiqu'il ne put entièrement les atteindre. Ces grâces manquaient encore en partie à une autre langue, nouvellement née de la première. C'est lui qui contribua le plus à les y fixer, et qui lui en donna de nouvelles, que d'autres poëtes purent sentir à leur tour, mais que personne encore n'est parvenu à égaler. Ses poésies italiennes, qui ne furent pour la plupart que l'expression de son amour, et les jeux de sa plume, sont à la fois ce qu'il y a de plus agréable dans sa langue, de plus solide et de plus brillant dans sa gloire.
Poésies italiennes de Pétrarque, ou son CANZONIERE. De la Poésie érotique chez les anciens Grecs et Latins: Ovide, Properce, Tibulle. Éléments dont se composa la Poésie érotique de Pétrarque; caractère de cette poésie, ses beautés, ses défauts. Poésies lyriques de Pétrarque sur d'autres sujets que l'Amour.
Les poëtes qui ont peint la passion la plus forte et le sentiment le plus doux, les poëtes érotiques, forment dans la littérature une classe intéressante que l'on croirait d'abord ne devoir l'être que pour la jeunesse; mais on reconnaît ensuite que c'est pour les âmes sensibles qu'à tout âge ces poëtes ont de l'intérêt; dans la jeunesse, parce qu'ils peignent ce qu'elles éprouvent; dans la suite de la vie, parce qu'ils leur rappellent de touchants souvenirs. Les âmes froides, celles qui s'occupent trop du matériel de la vie pour s'ouvrir aux affections qui en font le charme, n'aiment à aucun âge l'expression d'un sentiment qu'elles ignorent; à aucun âge un poëte sentimental n'est pour elles autre chose qu'un diseur de vaines paroles et de phrases vides de sens. Plus il se dégage de la matière, moins elles le goûtent et se soucient de le lire ou de l'entendre. Si enfin c'est une passion tout-à-fait libre du joug des sens, si c'est le pur idéal de l'amour que ce poëte a peint dans ses vers, parce que c'est là qu'il aspirait et qu'il s'élevait sans cesse, à quel petit nombre d'admirateurs et même de lecteurs est-il réduit? ou quel mérite ne lui faut-il pas pour vaincre cette défaveur de son sujet, née de sa sublimité même?
De toutes les preuves qui attestent le mérite extraordinaire de Pétrarque, c'est peut-être ici la plus frappante. Aucun poëte n'a exprimé de sentiments aussi épurés, disons-le franchement, aussi hors de la portée de la plupart des hommes, et aucun, depuis les temps modernes, n'a été plus généralement lu et admiré. Il parut dans un siècle où la corruption était aussi forte que l'ignorance était générale: il a traversé d'autres siècles où les connaissances, sans épurer les mœurs, les avaient du moins raffinées, pour arriver jusqu'à nos jours, où les connaissances de l'esprit et le raffinement des mœurs ont encore fait des progrès, sans que nous nous soyons pour cela rapprochés de la vertu; il n'a chanté que pour elle, et cependant il n'est jamais déchu du rang où il était une fois monté. On ne se lasse point de relire ses poésies, qui sont un hymme perpétuel à cette déesse dont le culte a si peu de sectateurs, à peu près comme on lit dans d'autres poëtes des hymnes à Diane et à Pallas, sans adorer ces divinités et sans y croire.
Ce qui nous reste des poëtes grecs qui ont chanté l'amour prouve qu'ils n'y voyaient comme Sapho, qu'un délire des sens, ou, comme Anacréon, qu'un amusement pour les sens et pour l'esprit à la fois. Si d'autres surent lui donner le langage du cœur et l'accent de la tendresse, leurs poésies ne sont point parvenues jusqu'à nous. Nous n'avons rien, ni de l'ancien Simonide qui fut, selon Suidas, l'inventeur de l'élégie, ni du Simonide de Céos, dont les poésies étaient si tristes que Catulle les appelle les larmes de Simonide 646 , ni d'Evenus, ni presque rien de Callimaque, et ce ne sont pas ses élégies que nous avons. Les Romains prirent des Grecs, comme presque tout le reste, la forme du vers élégiaque, et sans doute aussi son caractère. Ils ont excellé dans l'élégie. Tibulle, Properce, Ovide, sont des poëtes si connus, loués, définis, comparés tant de fois, ils l'ont été depuis peu de temps avec tant de talent et dans une occasion si solennelle 647 , qu'il n'y a plus rien à dire d'eux, quand c'est d'eux et de la poésie élégiaque que l'on veut parler. Mais on en peut dire quelque chose encore, quand il s'agit de reconnaître en eux la nature de leurs passions et l'objet essentiel de leurs vers, pour comparer avec eux un poëte qui vint, quatorze siècles après, donner aux sentiments passionnés une autre direction et à la poésie d'amour un autre langage.
Tous trois vivaient à la même époque, dans le plus beau siècle de la littérature latine, dans le siècle d'Auguste. Ils parlent la même langue et peignent les mêmes mœurs. Leurs maîtresses sont des beautés coquettes, infidèles et vénales. Ils ne cherchent avec elles que le plaisir; ils ont la fougue et l'emportement de la jeunesse. Le brillant esprit d'Ovide, l'imagination riche de Properce, l'ame sensible de Tibulle, s'expriment avec les diverses nuances qui doivent résulter, dans le style, de la différence de ces trois sources; mais tous les trois aiment à peu près de la même manière des objets à peu près de même espèce. Ils désirent; ils possèdent; ils ont des rivaux heureux. Ils sont jaloux; ils se brouillent et se raccommodent. Ils sont infidèles à leur tour; on leur fait grâce, et ils retrouvent un bonheur qui est bientôt troublé de même.
Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari, quels signes ils doivent se faire devant lui, devant tout le monde, pour s'entendre et n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près, bientôt les querelles, et ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or, à un vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé; il maudit ses tablettes qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient un plus heureux; il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas interrompre son bonheur.
Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour toutes les femmes. Un instant après, Corinne aussi est infidèle; il ne peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme plus colère que tendre. Elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui jure qu'il n'en est rien; et il écrit à cette esclave; et tout ce qui avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels indices les ont trahis! Il demande à la jeune esclave un nouveau rendez-vous. Si elle lui refuse, il menace de tout révéler, de tout avouer à Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu après, c'est Corinne seule qui l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme si c'était sa première victoire. Après quelques incidents que, pour plus d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop facile. Il n'est plus jaloux: cela déplaît à l'amant, qui le menace de quitter sa femme s'il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il se plaint de cette surveillance qu'il a provoquée; mais il saura bien la tromper. Par malheur, il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités de Corinne recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si publiques que la seule grâce qu'Ovide lui demande c'est qu'elle prenne quelque peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins évidemment ce qu'elle est.--Telles sont les mœurs d'Ovide et de sa maîtresse; tel est le caractère de leurs amours.
Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui recommande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré lui-même à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend qu'au matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve endormie; elle est long-temps sans que tout le bruit qu'il fait, sans que ses caresses mêmes la réveillent: elle ouvre enfin les yeux, et lui fait les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie, il fait à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la perdre: elle part avec un militaire: elle va suivre les camps, elle s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point; il pleure: il fait des vœux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira point de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui l'auront vue: il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est touchée de tant d'amour. Elle abandonne le soldat, et reste avec poëte. Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La mort ne l'effraye point, il ne craint que de perdre Cinthie, qu'il soit sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.
Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour. Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut plus l'aimer sans honte. Il en rougit; mais il ne peut se détacher d'elle. Il sera son amant, son époux, jamais il n'aimera que Cinthie. Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse: il la rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède jamais assez. Il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il feint qu'une troupe d'amours le rencontre, et le ramène aux pieds de Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage: mais il renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de ses rivaux; mais une maladie imprévue vient la saisir: elle meurt. Elle lui apparaît en songe; il la voit, il l'entend. Elle lui reproche ses infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à ses derniers moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui fut toujours fidèle.--Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours.
Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais ne furent point inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne. Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales; elles n'en ont particulièrement aucune. La Muse de ces deux poëtes est fidèle, si leur amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie ne figurent dans leurs vers. Tibulle, amant et poëte plus tendre, moins vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance. Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée. Tibulle a perdu sa fortune; mais il lui reste la campagne et Délie; qu'il la possède dans la paix des champs; qu'il puisse, en expirant, presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive, en pleurant, sa pompe funèbre, il ne forme point d'autres vœux. Délie est enfermée par un mari jaloux; il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les triples verroux. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe malade, et Délie seule l'occupe. Il l'engage à être toujours chaste, à mépriser l'or, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son infidélité; il y succombe, et demande grâce à Délie et à Vénus. Il cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de Délie trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se sert pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder, qu'il la lui confie; il saura bien les écarter et garantir de leurs piéges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise; il revient à elle; il se souvient de la mère de Délie qui protégeait leurs amours. Le souvenir de cette bonne vieille rouvre son cœur à des sentiments tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt de plus graves. Elle s'est laissée corrompre par l'or et les présents; elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne honteuse; il lui dit adieu pour toujours.
Il passe sous les lois de Némésis, et n'en est pas plus heureux. Elle n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice, mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune sœur; il ira pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette cendre muette. Les mânes de la sœur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste image de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce prix acheter même le bonheur.--Nééra est sa troisième maîtresse. Il a joui long-temps de son amour. Il ne demande aux dieux que de vivre et de mourir avec elle. Mais elle part; elle est absente; il ne peut s'occuper que d'elle, il ne redemande qu'elle aux dieux. Il a vu en songe Apollon, qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe; il ne pourrait survivre à ce malheur, et pourtant ce malheur existe. Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné.--Tel fut le caractère et le sort de Tibulle; tel est le triple et assez triste roman de ses amours.
Il sauve par le charme des détails le peu d'intérêt du fond. C'est en lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même au plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme. S'il y eut un poëte ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien sont en lui: il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les faire naître dans ses maîtresses. Leurs grâces, leur beauté sont tout ce qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette; leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De toutes ces femmes, devenues célèbres par les vers de trois grands poëtes, Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint en elle à tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais pour tous ces talents, qui étaient souvent ceux des courtisannes d'un certain ordre, elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont pas moins ce qui la gouverne; et Properce, qui vante, une ou deux fois seulement, en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa passion pour elle, maîtrisé par une toute autre puissance.
Le style de ces trois poëtes est très-différent: le fond de leurs idées diffère autant que leur génie et leur style; mais les idées accessoires qu'ils emploient sont assez semblables. Ils n'ont à peu près que les mêmes éloges à donner à leurs belles, les mêmes reproches à leur faire. Ils invoquent les dieux et les déesses, comme témoins des serments ou comme vengeurs du parjure. Les exemples de fidélité ou de perfidie pris dans la mythologie et dans l'histoire, ne leur manquent pas au besoin. L'abondance en va jusqu'à l'excès dans Properce, comme celle des traits d'esprit dans Ovide. Il croient tous ou feignent de croire à la magie; et les évocations et ses filtres reviennent souvent dans leurs vers. Mais aux dieux et à la magie près, tout est matériel et physique dans les accessoires, comme dans le fond de leurs amours et de leur poésie. L'accord des esprits, l'union des âmes, le besoin d'épanchement, la confiance mutuelle, les doux entretiens, l'élan de deux cœurs l'un vers l'autre, ou leur élan mutuel vers ce qui est délicat, beau et honnête, rien de tout cela ne se trouve ni chez eux, ni en général chez aucun des poëtes anciens; et cela n'est point dans leur poésie, parce que cela n'était point dans les mœurs.
A la renaissance des lettres, après les siècles de barbarie, il y avait dans les mœurs, avec beaucoup de corruption et de férocité, une exaltation et un penchant à l'exagération des sentiments, qui se portèrent principalement sur l'amour. L'empire que les femmes eurent de tout temps chez la plupart des peuples du Nord, tandis qu'à l'Orient et au Midi, elles étaient presque partout esclaves, s'étendit de proche en proche avec les conquêtes des Francs, des Germains et des Goths. La chevalerie fit de cet empire une espèce de religion. La religion, proprement dite, y influa beaucoup elle-même. Le platonisme, se combinant avec la doctrine des chrétiens, lui donna un caractère de ferveur contemplative et d'amour extratique qui, ressemblant quelquefois par l'expression à l'amour terrestre, habitua insensiblement cet amour à s'exprimer lui-même dans un langage mystique et religieux. Ce fut celui que parlèrent quelquefois les Troubadours. Les questions débattues dans les cours d'amour le subtilisèrent encore. Les premiers poëtes italiens, plus raffinés que les provençaux, parce qu'ils étaient presque tous instruits dans les écoles naissantes du platonisme, s'éloignèrent tellement, dans leurs poésies amoureuses, de tout ce qui est vulgaire et terrestre, qu'ils s'écartèrent même souvent de tout ce qui est intelligible et humain. Les femmes, qui étaient l'objet de leurs chants, étaient flattées de cette élévation du style, comme de celle des sentiments. Les mœurs publiques étaient corrompues; mais les mœurs domestiques étaient chastes. Les hommes qui ne pouvaient obtenir des beautés les plus brillantes, que la permission de les aimer, de le leur dire, d'afficher en quelque sorte le nom de ces beautés sur leurs armes ou dans leurs vers, s'honoraient de la publicité de cet hommage; et les femmes qui y voyaient un témoignage public, qu'il n'en coûtait rien à leur sagesse, s'en tenaient aussi fières et honorées. La plupart avaient, dans les devoirs et dans les douceurs de l'hymen, des motifs et à la fois des dédommagements des rigueurs que leurs amants éprouvaient d'elles; et eux, de leur côté, satisfaits de voir dans la maîtresse de leur cœur, dans la dame de leurs pensées, l'objet d'une espèce de culte, ne se faisaient pas scrupule de chercher auprès des femmes plus faciles des distractions et des amusements.
C'est là ce qu'il faut bien se rappeler en lisant les poésies du Cygne de Vaucluse. Des mœurs de son siècle et des siennes en particulier, il doit résulter un roman qui n'aura rien de commun avec ceux de Tibulle, de Properce et d'Ovide, et un style particulier, composé d'expressions platoniques, religieuses, ascétiques, d'images pures, délicates, et souvent même trop subtiles: mais cependant ces images, soit par la vérité du sentiment, soit par la force du génie poétique, seront vivantes et sensibles. Il y aura cette différence immense entre lui et les premiers poëtes qui ont bagayé dans sa langue: on ne sait jamais ni où ils sont, ni ce qu'ils font, ni de qui ils parlent: on verra au contraire dans presque chacune de ces pièces de vers le portrait de celle qu'il aime, le tableau des lieux qui les environnent et celui des petits événemens de leurs amours. Les yeux de l'objet aimé seront deux astres qui lanceront des feux célestes; sa voix sera celle des anges; sa démarche et l'ensemble de sa personne auront quelque chose de surnaturel, de saint et de sacré. Elle paraîtra souvent environnée de femmes qu'elle surpassera toutes, comme une déesse est au-dessus des mortelles; elle sera entourée de ses rivales comme d'une cour. A défaut d'une action véritable, ce roman sans incidents, sans progrès, se composera de tous les actes les plus simples, et les plus indifférents pour tout autre qu'un amant poëte. Un geste, un sourire, un regard, une pâleur, une promenade champêtre, la campagne où se font ces promenades, les arbres, les eaux, les fleurs, le ciel, les oiseaux, les vents, la nature entière, seront les sujets de ses chants. Tout se revêtira des couleurs de la poésie, et s'animera des feux de l'amour. Son cœur, habitué à séparer sa cause de celle des sens, parlera seul, et deviendra pour lui un être indépendant, qui agira, s'élancera hors de lui, reviendra, se montrera dans ses yeux, sur son visage, sera éternellement agité par l'espérance et par la crainte. Enfin s'il se plaint de ses souffrances, ce ne sera qu'en s'enorgueillissant de leur cause, en bénissant ses chaînes, et le lieu et l'heure où il fut jugé digne de les porter.
Cherchons quelques applications de cette espèce de poétique dans les ouvrages mêmes du poëte dont elle est tirée, comme toutes les poétiques l'ont été des œuvres des grands poëtes, qui se trouvent ainsi toujours conformes aux règles, sans qu'ils y aient songé. N'oublions pas que les sonnets sont de petites odes à la manière de quelques unes de celles d'Horace, et que les canzoni sont de grandes odes, non à la façon de celles des Grecs et des Latins, mais d'un genre particulier, inventé par les Troubadours, et perfectionné chez les Italiens par leurs premiers poëtes. Le sonnet suivant n'est-il pas rempli de ce sentiment aussi vrai que noble d'un amant fier de sa maîtresse, et devenu meilleur par le désir de lui plaire? «Quand au milieu des autres femmes 648 l'amour vient à paraître sur le visage de celle que j'aime, autant chacune lui cède en beautés, autant s'accroît le désir qui m'enflamme. Je bénis le lieu, le temps et l'heure où j'osai adresser si haut mes regards; et je dis: O mon âme! tu dois bien remercier celle qui t'a jugée digne de tant d'honneur. C'est d'elle que te vient ton amoureux penser, et c'est en le suivant que tu aspires au souverain bien, que tu apprends à mépriser ce que le commun des hommes désire, etc.» En voici un autre, où ces bénédictions sont accumulées avec une abondance passionnée et une sorte de verve de poésie et d'amour. «Béni soit le jour 649, et le mois, et l'année, et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant, et le beau pays, et le lieu où je fus atteint par les beaux yeux qui m'enchaînent! Béni soit le doux tourment que j'éprouvai pour la première fois en me sentant lié par l'amour, et l'arc et les flèches dont je fus percé, et les blessures qui vont jusqu'au fond de mon cœur! Bénies soient les paroles que j'ai si souvent répétées en invoquant le nom de ma dame, et mes soupirs, et mes larmes, et mes désirs! Et bénis soient tous les écrits où je tâche de lui acquérir de la gloire, et ma pensée, qui est si entièrement remplie d'elle, qu'aucune autre beauté ni pénètre plus!»
Assez d'autres poëtes ont fait le portrait de leur maîtresse; mais qui d'entre eux a jamais pris pour peindre la sienne, un vol aussi élevé, et qui l'a aussi bien soutenu que Pétrarque l'a fait dans ce sonnet, émané du système des idées archétypes de Platon, et qui participe de sa grandeur? «Dans quelle partie du ciel, dans quelle idée 650 était le modèle dont la nature tira ce beau visage, où elle voulut montrer ici-bas ce qu'elle peut dans les régions célestes? Quelle nymphe dans les fontaines, quelle déesse dans les bois, déploya jamais aux vents des cheveux d'un or aussi pur? quand y eut-il un cœur qui réunit tant de vertus? C'est pourtant l'ensemble de tous ces charmes qui est cause de ma mort. Il cherche en vain une image de la beauté divine, celui qui n'a jamais vu ses yeux et leurs tendres et doux mouvements: il ne sait pas comment l'amour guérit et comment il blesse, celui qui ne connaît pas la douceur de ses soupirs, et la douceur de ses paroles, et la douceur de son sourire.» Il ne faut pas croire que cette traduction fidèle, mais sans force et sans couleur, puisse donner la moindre idée de la haute poésie et de l'harmonie divine de l'original. Pétrarque est entre les mains de tout le monde: que ceux à qui la langue italienne est familière, y cherchent à l'instant cet admirable sonnet, et qu'ils se dédommagent de ma prose en relisant de si beaux vers.
Pour bien goûter la plus grande partie des poésies de Pétrarque, il faut se rappeler les événements de sa vie, et les vicissitudes de sa passion pour Laure. On sait que dans les commencemens de cet amour, las de n'éprouver que des rigueurs, il fit, pour se distraire, un voyage en France et dans les Pays-Bas, d'où il revint par la forêt des Ardennes; mais qu'il fut poursuivi pendant tout ce voyage, par le souvenir de Laure, qu'il voulait fuir. Dans cette forêt même, alors fort dangereuse, infestée de brigands, plus sombre et plus déserte qu'elle ne l'est aujourd'hui, voici de quelles images douces et riantes son imagination se nourrissait. «Au milieu des bois inhabités et sauvages 651, où ne vont point, sans de grands périls, les hommes et les guerriers armés, je marche avec sécurité: rien ne peut m'inspirer de crainte, que le soleil qui lance les rayons de l'amour. Je vais (ô que mes pensées ont peu de sagesse!), je vais chantant celle que le ciel même ne pourrait éloigner de moi. Elle est toujours présente à mes yeux; et je crois voir avec elle des femmes et de jeunes filles; et ce sont des sapins et des hêtres. Je crois l'entendre en entendant les rameaux, et les zéphirs, et les feuillages, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en murmurant sur l'herbe verdoyante: rarement le silence et jamais l'horreur solitaire d'une forêt n'avait autant plu à mon cœur.»
On sait aussi qu'il avait pour le laurier une prédilection inspirée par le rapport du nom de cet arbre avec celui de Laure, plus encore que par la propriété qu'avait cet arbre lui-même de former la couronne des poëtes. Il ne voyait jamais un laurier sans éprouver les mêmes transports qu'à la vue de Laure. Elle se promenait souvent sur les bords d'un ruisseau. Il y plante un laurier, et, réunissant tous les souvenirs poétiques que cet arbre rappelle, il s'adresse ainsi au dieu des poëtes et à l'amant de Daphné. «Apollon 652! si tu conserves encore le noble désir qui t'enflammait aux bords du fleuve de Thessalie; si le cours des années ne t'a point fait oublier la blonde chevelure que tu aimais, défends de la froide gelée et des rigueurs de l'âpre saison qui dure tout le temps que ta lumière est cachée, cet arbre chéri, ce feuillage sacré qui t'enchaîna le premier, et qui me tient aujourd'hui dans ses chaînes.» Quelques années après, il revoit ce ruisseau et ce laurier; l'un lui rappelle tous les fleuves, et l'autre tous les arbres; et ni le Tesin 653, le Pô, le Var et tous les autres fleuves, ni le sapin, le chêne, le hêtre et tous les autres arbres ne pourraient, dit-il, aussi bien consoler mon triste cœur que ce ruisseau qui semble pleurer avec moi, que cet arbrisseau qui est l'éternel sujet de mes chants. Puisse ce beau laurier croître toujours sur ce frais rivage, et puisse celui qui l'a planté, écrire de tendres et nobles pensées sous ce doux ombrage et au murmure de ces eaux!» On a beau dire qu'il y a trop d'esprit dans cet amour et dans cette poésie; il y a certainement aussi beaucoup de sentiment. D'autres sonnets en ont encore davantage; le coloris en est plus sombre, et les idées les plus mélancoliques et les plus tristes y sont exprimées sans adoucissement et sans mélange. Je citerai celui-ci pour exemple.
«Plus j'approche du dernier jour 654, qui abrège la misère humaine, plus je vois le temps rapide et léger dans sa course, et s'évanouir l'espérance trompeuse que je fondais sur lui. Je dis à mes pensées: Nous n'irons pas désormais long-temps parlant d'amour; cet incommode et pesant fardeau terrestre se dissout comme la neige nouvelle, et bientôt nous serons en paix, parce qu'avec lui tomberont ces espérances qui m'ont fait rêver si long-temps, et les ris et les pleurs, et la crainte et la colère. Nous verrons alors clairement comme souvent on s'avance dans la vie au milieu de choses incertaines, et combien on pousse de vains soupirs.»
Souvent aussi (et c'est là même en général un des attraits les plus puissants des poésies de Pétrarque) il porte ses tendres rêveries au milieu des bois, des champs, sur les montagnes, parmi les plus doux ou les plus imposants objets de la nature. Avant de parler de sa tristesse, il s'entoure des lieux qui l'entretiennent, mais qui l'adoucissent; et quand il se peint mélancolique et solitaire, il répand sur sa mélancolie le charme de sa solitude. C'est ce que l'on sent beaucoup mieux que je ne puis le dire dans un grand nombre de ses sonnets; on le sent surtout dans celui qui commence par ces mots Solo e pensoso 655, peut-être, selon moi, le plus beau, le plus touchant de tous les siens, et où il a porté au plus haut point d'intimité l'alliance de ces deux grandes sources d'intérêt, la solitude champêtre et la mélancolie. J'ai tâche de le traduire en vers, et même ce qui est, comme on sait, le comble de la difficulté dans notre langue, de rendre un sonnet par un sonnet. Il y a peut-être beaucoup d'imprudence à hasarder de si faibles essais, et pour faire l'imprudence toute entière, j'engagerai encore ici à relire dans l'original le sonnet de Pétrarque. Peut-être au reste quand on s'en sera rafraîchi la mémoire, appréciant mieux les difficultés de l'entreprise, en aura-t-on pour le mien plus d'indulgence.
On pourrait suivre, le recueil ou le Canzoniere de Pétrarque à la main, les bons et les mauvais succès qu'il éprouvait auprès de Laure. On y verrait que quelquefois il affectait de l'éviter, qu'alors elle faisait vers lui quelques pas et lui accordait un regard plus doux 656; que quand il avait passé quelques jours sans la voir et sans la chercher dans le monde, il en était mieux accueilli 657, qu'alors il épiait l'occasion de lui parler de son amour; mais qu'elle recommençait à le fuir 658: qu'il s'armait quelquefois de courage pour obtenir qu'elle voulût l'entendre; mais que la violence de son amour enchaînait sa langue, et ne lui laissait pour interprêtes que ses yeux 659; que cette agitation continuelle ayant altéré sa santé, et lui ayant donné une pâleur extraordinaire, Laure le voit dans cet état, en est touchée, et lui dit, en passant, quelques paroles consolantes 660; que même une fois elle lui donne des espérances d'une telle nature que, les voyant détruites, il se plaint de ce qu'un orage a ravagé les fruits qu'il comptait cueillir 661, et de ce qu'un mur s'est élevé entre sa main et les épis; qu'enfin rebuté de tant de peines et de si peu de progrès, il appelle la raison et la religion à son secours; qu'il espère guérir, mais qu'il se retrouve ensuite plus malade 662. On y verrait encore qu'un jour qu'il s'était montré plus froid et plus réservé avec Laure, elle lui dit d'un ton de reproche: Vous avez bientôt été las de m'aimer! (en effet il n'y avait encore que dix ans) et qu'il lui répond d'un ton assez piqué, pour faire voir qu'il avait eu réellement le dessein de se dégager 663; que bientôt il reprend ses chaînes, et promet de ne les rompre désormais que lorsqu'il sera glacé par le froid de l'âge 664; qu'au moment où il se croit libre, il regrette ses fers 665; qu'à l'instant où il les a repris il regrette sa liberté 666.
Tels sont les incidents des amours de notre poëte pendant leur première époque; tels sont les petits détails qu'il sut embellir des couleurs d'une poésie élégante et ingénieuse; et l'on voit que cela ne ressemble guère aux amours des trois poëtes romains. Après qu'il fut revenu d'Italie, où il avait compté se fixer, Laure, qui avait craint de le perdre, et pour qui sans doute il en avait plus de prix, le traite mieux qu'elle n'avait fait encore. Une rencontre dans un lieu public où il était occupé d'elle, un doux regard, un salut obligeant, quelques mots qu'il ne peut entendre, le transportent de tant de joie, qu'il ne lui faut pas moins de trois sonnets pour l'exprimer 667. Mais cette faveur dure peu: il recommence bientôt à souffrir et à se plaindre. Le bon Sennuccio est toujours son confident le plus intime; c'est à lui qu'il adresse cette vive peinture de ses tristes alternatives et de ses anxiétés 668. «Sennuccio, je veux que tu saches de quelle manière on me traite, et quelle vie est la mienne. Je brûle, je me consume encore, c'est toujours Laure qui me gouverne, et je suis toujours ce que j'étais. Ici je l'ai vue humble et modeste, là, orguilleuse et fière, pleine tour à tour de dureté ou de douceur, tantôt impitoyable et tantôt émue de pitié, se revêtir de tristesse ou de grâces, et se montrer tantôt affable, tantôt dédaigneuse et cruelle. C'est là qu'elle chanta si doucement, là qu'elle s'assit, ici qu'elle se retourna, ici qu'elle retint ses pas. C'est ici qu'elle perça mon cœur d'un trait de ses beaux yeux, ici qu'elle dit une parole, ici qu'elle sourit, ici qu'elle changea de couleur: hélas? c'est dans ces pensées que l'amour notre maître me fait passer et les nuits et les jours.»
On ne peut se figurer quelles idées poétiques, recherchées quelquefois, mais pleines de grâce, de finesse, de nouveauté et toujours ingénieusement et poétiquement exprimées, les plus petits événements lui inspirent. Il apperçoit Laure dans la campagne. Tout à coup elle est surprise par les rayons du soleil; elle se tourne, pour l'éviter, du côté où est Pétrarque, et dans le même instant il paraît un nuage qui éclipse le soleil. Voici ce qu'il imagine là-dessus, et comment il peint cette scène, dont Laure, le soleil, le nuage et lui sont les acteurs 669. «J'ai vu entre deux amants une dame honnête et fière, et avec elle ce souverain qui règne sur les hommes et sur les dieux. Le soleil était d'un côté, j'étais de l'autre. Dès qu'elle se vit arrêtée par les rayons du plus beau de ses amants, elle se tourna vers moi d'un air gai: je voudrais que jamais elle ne m'eût été plus cruelle. Aussitôt je sentis se changer en allégresse la jalousie qu'à la première vue un tel rival avait fait naître dans mon cœur. Je le regardai; sa face devint triste et chagrine; un nuage la couvrit et l'environna, comme pour cacher la honte de sa défaite.»
Dans une assemblée où était Pétrarque, Laure laisse tomber un de ses gants. Il s'en aperçoit et le ramasse. Laure le reprend avec vivacité, et il faut qu'il le lui cède. Ce n'est pas trop de quatre sonnets 670 pour peindre cette main d'ivoire qui vient reprendre son bien, et le plaisir d'un moment qu'il avait eu à se saisir de cette dépouille, et la peine mêlée d'enchantement que lui avait faite l'action de cette main charmante, et l'éclat dont avait brillé ce beau visage, et tout ce que ce triomphe passager et cette défaite avaient eu de ravissant et de triste pour lui. Au retour du printemps, et le premier jour de mai, Laure se promenait avec ses compagnes; Pétrarque la suit; on s'arrête devant le jardin d'un vieillard aimable, qui avait consacré toute sa vie à l'amour, c'était apparemment Sennucio del Bene 671, et qui s'amusait à cultiver des fleurs. Laure et Pétrarque entrent dans ce jardin. Le vieillard enchanté de les voir, va cueillir ses deux plus belles roses et leur donne en disant: non, le soleil ne voit pas un pareil couple d'amants. Ce mot, ces deux roses et toute cette petite action fournissent à Pétrarque un sonnet coloré pour ainsi dire de toute la grâce du sujet et toute la fraîcheur du printemps 672.
Une douzaine de jolies femmes vont avec Laure se promener en bateau sur le Rhône: elles montent, au retour, sur un charriot qui les ramène, Laure; assise à l'extrémité du char, dominait sur ses compagnes et les ravissait par les sons de sa voix. Pétrarque, témoin de ce spectacle, le retrace dans un sonnet et en fait un tableau charmant. 673 Un autre jour, il était auprès de Laure, ou dans une assemblée, ou dans une promenade. Il avait les yeux fixés sur elle, et paraissait rêver doucement: elle lui mit la main devant les yeux sans rien dire. Il y avait dans cette rêverie, dans ce genre et dans ce silence un sujet pour des vers pleins de sentiment, et malheureusement dans ceux que fit Pétrarque, il n'y a que de l'esprit 674. Il y a de l'esprit encore, mais beaucoup de sentiment et de poésie dans plusieurs sonnets qu'il fit pour consoler Laure d'un chagrin très-grand, sans doute, mais dont on ignore le sujet 675. «J'ai vu sur la terre des mœurs angéliques et des beautés célestes, qui n'ont rien d'égal au monde. Leur souvenir m'est doux et pénible, car tout ce que je vois ailleurs n'est plus que songe, ombre et fumée. J'ai vu pleurer ces deux beaux yeux, qui ont fait mille fois envie au soleil: et j'ai entendu prononcer, en soupirant, des paroles, qui feraient mouvoir les montagnes et s'arrêter les fleuves. L'amour, la sagesse, le courage, la pitié, la douleur formaient en pleurant un concert plus doux que tout ce qu'on entend dans le monde; et le ciel était si attentif à cette divine harmonie, qu'on ne voyait sur aucun rameau s'agiter le feuillage, tant l'air et les vents en étaient devenus plus doux.--Partout où je repose mes yeux fatigués, dit-il dans un autre de ses sonnets 676, partout où je les tourne pour apaiser le désir qui les enflamme, je trouve des images de la beauté que j'aime, qui rendent à mes feux toute leur ardeur. Il semble que, dans sa belle douleur, respire une pitié noble, qui est pour un cœur bien né la chaîne la plus forte. Ce n'est pas assez de la vue, elle y ajoute encore, pour charmer l'oreille, sa douce voix et ses soupirs, qui ont quelque chose de céleste. L'amour et la vérité furent d'accord avec moi pour dire que les beautés que j'avais vues étaient seules dans l'univers, et n'avaient jamais eu rien de semblable sous le ciel; jamais on n'entendit de si touchantes et de si douces paroles, et jamais le soleil ne vit de si beaux yeux verser de si belles larmes.»
J'ai parlé, dans la vie de Pétrarque, des adieux qu'il fit à Laure, en lui annonçant son départ pour l'Italie, et de la pâleur subite qu'elle ne put lui cacher. S'il interpréta trop favorablement, peut-être, cette surprise et cette pâleur, on doit lui pardonner une illusion qu'il a rendue avec tant de charme. «Cette belle pâleur 677, qui couvrit un doux sourire, comme d'un nuage d'amour, s'offrit à mon cœur avec tant de majesté, qu'il vint au-devant d'elle, et s'élança sur mon visage 678. Je connus alors comment on se voit l'un l'autre dans le séjour céleste, je le connus en découvrant un sentiment de pitié que d'autres n'aperçurent pas, mais je vis, parce que jamais je ne fixe les yeux ailleurs. L'aspect le plus angélique, l'attitude la plus touchante qui parut jamais dans une femme attendrie par l'amour, serait de la colère auprès de ce que je vis alors. Elle tenait ses beaux yeux attachés su la terre: elle se taisait; mais je croyais l'entendre dire: Qui donc éloigne de moi mon fidèle ami?»
Lorsqu'il fut revenu auprès d'elle, et pendant le séjour de quelques années qu'il fit encore à Avignon et à Vaucluse, sa veine poétique et amoureuse n'eut pas moins de fécondité, ni ses productions moins de sensibilité, d'esprit et de grâce. On pourrait former, pour cette dernière époque, une seconde chaîne de petits incidents qui furent le sujet de ses vers; mais elle paraîtrait quelquefois une répétition de la première, et les mêmes petites choses n'auraient peut-être pas le même intérêt, si l'on se rappelait l'âge qu'avait Pétrarque, et les dix-huit ou vingt ans qu'avait alors son amour. Il est temps d'ailleurs de choisir parmi ses compositions plus étendues que les sonnets, parmi ses canzoni, quelques pièces qui puissent donner une plus grande idée de son génie poétique, de son talent de peindre la nature, et d'en ramener tous les objets à l'objet éternel de ses rêveries et de ses pensées.
L'une des plus belles et des plus justement célèbres de ces canzoni, l'un des morceaux connus de poésie où il y a le plus d'images délicieuses et de tableaux magiques, est celle qui commence par ce vers: Chiare, fresche e dolci acque 679. Le lieu de cette scène charmante était une belle campagne auprès d'Avignon. Une fontaine claire et limpide y rafraîchissait la verdure dans les plus fortes chaleurs. Laure venait quelquefois se baigner dans cette fontaine: elle se reposait sur les gazons, au pied des arbres et parmi les fleurs. Ce lieu était plein d'elle. Pétrarque y allait souvent rêver et contempler avec ravissement tous les objets encore empreints de son image. Cette pièce les retrace si fidèlement, qu'on est frappé, en la lisant, comme s'ils étaient sous les yeux. Ce mérite n'avait pas échappé à un juge aussi délicat et aussi judicieux que l'était Voltaire, quand quelque passion ne l'aveuglait pas. Il imita librement la première strophe, et trop librement sans doute; mais il voulut surtout y conserver la grâce et la mollesse du texte, et qui mieux que lui pouvait y réussir? Je citerai d'abord ces vers: on verra ensuite, par la traduction en prose, les licences qu'il s'est données, surtout les additions qu'il a faites; mais on n'oubliera pas qu'il est plus facile au génie d'inventer, ou d'imiter directement la nature, que d'en copier les imitations.
Arbre heureux, dont le feuillage,
Agité par les zéphyrs,
La couvrit de son ombrage,
Qui rappelle mes soupirs
En rappelant son image;
Ornements de ces bords et filles du matin,Immortalisé par ses charmes,
Lieux dangereux et chers, où de ses tendres armesL'Amour a blessé tous mes sens,
Ecoutez mes derniers accents,
Recevez mes dernières larmes.
Ces dix-neuf vers sont admirables pour le but que Voltaire s'était proposé. Ce n'est point une copie, c'est un second portrait du même modèle, qu'on peut mettre à côté du premier; mais enfin ce n'est pas le premier. En voici une image moins brillante et moins vive; mais une copie plus fidèle. Dans l'original, chaque strophe est de treize vers, non pas libres comme ceux de Voltaire: mais soumis, pour la mesure et pour la rime, à des entrelacemens réguliers, difficultés dont le poëte se joue, et dont il ne semble même pas s'être aperçu.
La seconde et la troisième strophes sont remplies d'images tristes et lugubres, qui contrastent avec les tableaux riants de la première strophe et des suivantes. Leur couleur sombre fait mieux ressortir la grâce et la fraîcheur des autres. C'était un des secrets de l'art des anciens; et Pétrarque l'avait emprunté d'eux, ou l'avait comme eux trouvé dans son génie.
«Claires, fraîches et douces ondes, où celle qui me paraît la seule femme qui soit sur la terre, a plongé ses membres délicats; heureux rameau (je me le rappelle en soupirant), dont il lui plut de se faire un appui; herbes et fleurs que sa robe élégante renferma dans son sein pur comme celui des anges, air serein et sacré, où planait l'amour quand il ouvrit mon cœur d'un trait de ses beaux yeux, écoutez tous ensemble mes plaintifs et derniers accents.
«S'il est de ma destinée, si c'est un ordre du ciel que l'amour ferme mes yeux et les éteigne dans les larmes, que du moins mon corps malheureux soit enseveli parmi vous, et que mon âme, libre de sa dépouille, retourne à sa première demeure. La mort me sera moins cruelle, si j'emporte, à ce passage douteux, une si douce espérance. Mon âme fatiguée ne pourrait déposer dans un port plus sûr ni dans un plus paisible asyle, cette chair et ces os éprouvés par de si longs tourments.
«Un temps viendra peut-être où cette beauté douce et cruelle reviendra visiter ce séjour. Elle reverra ce lieu où, dans un jour heureux à jamais, elle jeta sur moi les yeux. Ses regards curieux s'y porteront avec joie; mais, ô douleur! elle ne verra plus qu'un peu de terre entre les rochers. Alors, inspirée par l'amour, elle soupirera si doucement qu'elle obtiendra mon pardon, et, qu'essuyant ses yeux avec son beau voile, elle fera violence au ciel même.
«De ces rameaux (j'en garde le délicieux souvenir) tombait une pluie de fleurs qui descendait sur son sein. Elle était assise, humble au milieu de tant de gloire, et couverte de cet amoureux nuage. Des fleurs volaient sur les pans de sa robe, d'autres sur ses tresses blondes, qui ressemblaient alors à de l'or poli, garni de perles. Les unes jonchaient la terre, et les autres flottaient sur les ondes; d'autres, en voltigeant légèrement dans les airs, semblaient dire: Ici règne l'amour.
«Combien de fois alors, frappé d'étonnement, ne répétai-je pas: Sans doute elle est née dans les cieux! Son port divin, son visage, ses paroles et son doux sourire m'avaient fait oublier tout ce qui n'est pas elle: ils m'avaient tellement séparé de moi-même, que je disais en soupirant: Comment suis-je ici, et quand y suis-je venu? Je croyais être au ciel, et non où j'étais en effet. Depuis ce jour, je me plais tant sur cette herbe fleurie que partout ailleurs je ne puis rester en paix.»
Une autre canzone non moins célèbre, et où des images champêtres se trouvent aussi mêlées avec des idées mélancoliques, est celle qui commence par ces mots: Di pensier in pensier, di monte in monte 680. Elle est très-belle; mais longue et un peu triste. Je ne la traduirai point ici toute entière. Je me hasarderai seulement à en imiter en vers les trois plus belles strophes. Je m'y suis astreint à un rhythme régulier, et les strophes ont à peu près la même coupe que celle du texte. Mais une traduction peut avoir ce genre de fidélité, et être cependant très-infidèle. Je prie le lecteur d'oublier qu'il vient de lire des vers de Voltaire, et que ce sont des vers de Pétrarque que j'ai essayé de traduire.
Troublerait la tranquillité
D'un cœur que l'amour accompagne.
Je puis ou sourire ou pleurer,
Je puis craindre ou me rassurer.
Mon visage, où se peint la même incertitude,Tour à tour est triste ou serein;
Mon teint de chaque jour change le lendemain;Et lui rend douteux son destin.
S'ils sont peuplés, blesse mes yeux;
C'est un désert que je préfère.
Chaque pas m'y rappelle un nouveau souvenirChanger pour un état meilleur
Et l'amertume et la douceur.
Je me dis: Souffre encor; le dieu d'Amour, ton maître,Te promet de plus heureux temps.
Quand viendront-ils ces doux instants?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Sur le tronc noueux des ormeaux,
Dans le sein brillant de la nue,
Plus les déserts où je la vois
Sont reculés au fond des bois,
Parmi d'âpres rochers, sur un triste rivage,Plus belle est sa divine image;
Et quand ma douce erreur fuit loin de mes esprits,Je pense, et je pleure, et j'écris, etc.
Mais je n'ai point encore parlé des trois canzoni qui ont eu en Italie le plus de célébrité, que Pétrarque paraît lui-même avoir préférées à toutes les autres, et qu'il appelait les trois Sœurs. On ne peut se dispenser de connaître des pièces qui ont tant de réputation, ni n'être pas un peu tenté d'examiner à quel point elles la méritent. Il n'y en a peut-être aucune dans la poësie italienne, qui soit plus travaillée, d'un style plus pur, d'une élégance plus soutenue. Elles forment un ensemble, et comme un petit poëme en trois chants réguliers, en grandes strophes de quinze vers, sur des objets dont l'effet rapide ne se concilie pas communément avec tant d'ordre et de méthode: ce sont les yeux de sa maîtresse. Le devinerait-on à ce début de la première? «La vie est courte 681, et mon génie s'effraye d'une si haute entreprise. Je ne me fie ni sur l'une ni sur l'autre; mais j'espère faire entendre le cri de ma douleur où je veux qu'elle soit et où elle doit être entendue.» Mais tout à coup il s'adresse aux yeux de Laure; ce n'est plus sa douleur, c'est le plaisir qu'il éprouve, qui le force à leur consacrer son style, faible et lent par lui-même, et qui recevra d'un si beau sujet, sa force et sa vivacité. «Ce sujet l'élevant sur les ailes de l'amour, le séparera de toute pensée vile; et, prenant ainsi son essor, il pourra dire des choses qu'il a tenues long-temps cachées dans son cœur.»
Ce n'est pas qu'il ne sente combien sa louange leur fait injure; mais il ne peut résister au désir qui le presse depuis qu'il les a vus, eux que la pensée peut à peine égaler, loin que ni son langage, ni celui de tout autre puisse les peindre. Quand il devient de glace 682 devant leurs rayons ardents, peut-être alors la noble fierté de Laure s'offense-t-elle de l'indignité de celui qui les regarde. Oh! si cette crainte qu'il éprouve ne tempérait pas l'ardeur qui le brûle! il s'estimerait heureux d'être dissous; car il aime mieux mourir en leur présence que de vivre sans eux. «S'il ne se fond pas, lui, si frêle objet devant un feu si puissant, c'est la crainte seule qui l'en garantit; c'est elle qui gèle son sang dans ses veines et qui durcit son cœur, pour qu'il brûle plus long-temps. On commence à se lasser de tout ce feu et de toute cette glace, lorsqu'un mouvement plus digne de Pétrarque, et auquel on ne s'attend pas, réveille et dédommage le lecteur. «O collines, ô vallées, ô fleuves, ô forêts, ô campagnes, ô témoins de ma pénible vie, combien de fois m'entendites-vous invoquer la mort! Cruelle destinée! je me perds si je reste, et ne puis me sauver si je fuis. Si une crainte plus forte ne m'arrêtait, une voie courte et prompte mettrait fin à ma peine; et la faute en est à celle qui n'y songe pas.»
«O douleur! pourquoi me conduis-tu hors de ma route? Pourquoi me dictes-tu ce que je ne voulais pas dire? Laisse-moi donc aller où le plaisir m'appelle. Beaux yeux, plus sereins que des yeux mortels, ce n'est ni de vous que je me plains, ni de celui qui me tient dans vos chaînes. Vous voyez de combien de couleurs l'amour teint souvent mon visage; jugez de ce qu'il doit faire au dedans de moi, où il règne le jour et la nuit, fort du pouvoir qu'il tient de vous. Astres heureux et riants, il ne manque à votre bonheur que de vous contempler vous-mêmes; mais quand vous daignez vous fixer sur moi, vous voyez par vos effets ce que vous êtes. Il continue de s'étendre sur cette pensée et sur ce qu'il est heureux pour les yeux de Laure qu'ils ignorent toute leur beauté. C'est encore par un élan du cœur qu'il s'arrache à ces subtilités de l'esprit. «Heureuse l'âme qui soupire pour vous, ô lumières célestes! C'est pour vous que je rends grâce de la vie, qui n'aurait pour moi rien d'agréable sans vous. Hélas! pourquoi m'accordez-vous si rarement ce dont je ne me rassassie jamais? Pourquoi ne regardez-vous pas plus souvent les ravages qu'exerce sur moi l'amour? et pourquoi me privez-vous, à instant même, du bonheur dont mon âme commence à peine à jouir?»
Dans les deux dernières strophes, il peint encore cette douleur qu'éprouve son âme, et le pouvoir qu'ont ces deux beaux yeux d'en chasser les tristes pensées. Si ce bien était durable, aucun bonheur ne serait égal au sien; mais il exciterait l'envie dans les autres, et dans lui-même l'orgueil. Il vaut mieux qu'il réprime cette chaleur de ses esprits, qu'il rentre en lui-même, et qu'il y ramène ses pensées. Celles de Laure lui sont connues. Elles font toute sa joie. C'est pour se rendre digne d'en être l'objet, qu'il parle, qu'il écrit, qu'il désire de se rendre immortel. S'il produit quelques heureux fruits, c'est elle seule qui les fait naître. «Je suis, dit-il, comme un terrain sec et aride, cultivé par vous, et dont le prix vous appartient tout entier.»
L'objet de la seconde canzone 683, dont tous les commentateurs et Muratori lui-même admirent la noblesse et la force, est d'insister sur les effets moraux des yeux de Laure dans l'âme et dans l'esprit du poëte. Ce sont eux qui lui montrent la route du ciel, qui le dirigent dans ses travaux et qui l'éloignent du vulgaire. «Jamais, dit-il, aucune langue humaine ne pourrait exprimer ce que ces divines lumières me font sentir, et quand l'hiver répand les frimas, et quand l'année rajeunit, comme au temps de mes premières souffrances. Si dans le ciel, les autres ouvrages de l'éternel sont aussi beaux, il veut briser la prison qui le retient et qui le prive de la vie où il en pourrait jouir. Il revient ensuite aux sentiments qui l'attachent à la terre: il remercie la nature, et le jour où il naquit, et celle qui éleva son cœur à de si hautes espérances. Jusqu'alors, il était à charge à lui-même: c'est depuis ce temps qu'il a pu se plaire, en remplissant de hautes et de douces pensées ce cœur dont les yeux de Laure ont la clef. Il n'est point de bonheur au monde qu'il ne changeât pour un de leurs regards. Son repos vient d'eux, comme l'arbre vient de ses racines. Ils chassent de son cœur tout autre objet, toute autre pensée: l'amour seul y reste avec eux. Toutes les douceurs rassemblées dans le cœur des plus heureux amants ne sont rien auprès de celles qu'il éprouve quand il les regarde. Dès son berceau, le ciel les avait destinés pour remède à ses imperfections et à sa mauvaise fortune. A la fin de cette strophe, il se plaint du voile qui les lui cache, de la main qui se place quelquefois au-devant d'eux: cela est froid et peu digne du reste. Il se relève dans la dernière strophe, et revient à ces idées de perfection dont ils sont pour lui la source. «Voyant avec regret, dit-il, que mes qualités naturelles n'ont pas assez de valeur et ne me rendent pas digne d'un si précieux regard, je tâche de me rendre tel qu'il convient à mes hautes espérances et au noble feu qui me brûle. Si je puis devenir, par une étude constante, prompt au bien, lent au mal, et dédaigner ce que le monde désire, cela peut m'aider à obtenir d'eux un jugement favorable. Certes la fin de mes douleurs (et mon cœur malheureux n'en demande point d'autre), peut venir d'un regard de ses beaux yeux, enfin doucement émus, dernière espérance d'un pur et honnête amour.»
La dernière canzone n'est pas la meilleure des trois. Muratori l'avoue. Il n'est pas étonnant, dit-il, que Pétrarque, ayant fait dans les deux précédentes un grand voyage, paraisse un peu las dans celui-ci. En effet, le commencement en est traînant et pénible, et trop semblable à ces exordes des Troubadours, dont nous avons remarqué l'uniformité et la pesanteur. Puisque son destin lui ordonne de chanter 684, et qu'il y est forcé par cette ardente volonté qui le contraint à soupirer sans cesse, il prie l'amour d'être son guide et de mettre d'accord ses rimes avec son désir. Il se prépare ainsi pendant deux strophes entières, pour dire dans la troisième, que si, dans les siècles où les âmes étaient éprises du véritable honneur, l'industrie de quelques hommes les avait conduits à travers les monts et les mers, cherchant les objets les plus rares, et recueillant les plus beaux fruits, puisque Dieu, la nature et l'amour ont voulu placer toutes les vertus dans les beaux yeux qui font toute sa joie, il faut qu'ils soient pour lui, comme deux rivages qu'il ne doit point franchir, comme une terre qu'il ne doit jamais quitter.
«De même, continue-t-il, que le rocher battu par les vents pendant la nuit, lève la tête vers ces deux astres qui brillent toujours à notre pôle, de même, dans la tempête qu'amour excite contre moi, ces deux yeux brillants sont mes astres et mon seul recours.» Mais ce qu'il peut leur dérober en suivant les conseils que l'amour lui donne, est beaucoup plus que ce qu'il lui accordent volontairement. Persuadé du peu qu'il vaut, il les prend toujours pour règle; et, depuis qu'il les a vus, il n'a point fait de pas dans la route du bien, sans suivre leurs traces. Il revient aussi à leurs effets moraux. Il reparle ensuite de la douceur qu'il éprouve en les voyant. Le sourire amoureux dont ils brillent lui donne l'idée de cette paix éternelle qui règne dans les cieux. Il voudrait, seulement pendant un jour entier, les regarder de près et étudier comment l'amour les fait mouvoir si doucement, sans que les cercles célestes continuassent de tourner, sans qu'il pensât ni à rien autre chose, ni à lui même, et en suspendant le battement de ses propres yeux. Mais ce sont là des vœux qui ne peuvent être exaucés, et des désirs sans espérance. Il se borne donc à demander que l'amour délie le nœud dont il enchaîne sa langue. Il oserait alors dire des paroles si nouvelles, qu'elles arracheraient des larmes à tous ceux qui pourraient l'entendre. Le reste est si alambiqué et si obscur, qu'on n'entend réellement pas ce qu'il veut dire. Ses blessures sont si profondes, qu'elles forcent son cœur à se détourner de sa route. Il reste presque sans vie: son sang se cache, il ne sait où. Il ne demeure pas tel qu'il était, et il s'aperçoit enfin que c'est de ce coup que l'amour le tue.
La plupart des critiques italiens, ou plutôt des commentateurs sans critique, Vellutello, Gesualdo, Daniello, ont admiré cette dernière sœur comme les deux aînées, et cette fin comme le reste. Castelvetro, tout rempli d'Aristote, se borne à analyser, dans toutes les trois, les divisions et subdivisions du sujet, l'ordre que l'auteur y observe, l'enchaînement de ses raisonnements et de ses preuves. Le mordant Tassoni lui-même est désarmé par la perfection de ces trois chefs-d'œuvre, qui suffisaient, selon lui, pour obtenir à Pétrarque la couronne poétique. Le judicieux Muratori 685 a seul osé reprendre les défauts qui en obscurcissent les beautés. On lui en a fait un crime. Trois académiciens des Arcades 686 ont écrit un livre pour lui prouver qu'il avait tort, et pour défendre corps à corps toutes les strophes et tous les vers de Pétrarque qu'il avait attaqués. L'idée fidèle que j'ai donnée des trois canzoni peut faire entrevoir qu'ils n'ont pas toujours raison dans leurs défenses; et à moins d'être un de ces Pétrarquistes effrénés, qui n'entendent raison ni sur un sonnet, ni sur un vers, ni sur une rime, on peut se permettre de penser comme Muratori lui-même, «qu'enfin Pétrarque n'est pas infaillible, qu'on ne doit pas regarder comme un sacrilège de ne pas respecter également tout ce qui est sorti de sa plume, qu'il n'en sera pas moins un grand homme et un grand maître, que ces trois canzoni n'en seront pas moins des morceaux précieux et supérieurs; si l'on veut, à tous ses autres ouvrages, parce qu'on y aura découvert quelques taches 687.» Au reste, la supériorité de ces trois odes sur tous les ouvrages de Pétrarque, ne peut être entendue que relativement au style, à la délicatesse des expressions et des tours, à l'harmonie, à l'enchaînement mélodieux des mots, des rimes et des mesures de vers. Sur tout cela, les Italiens seuls sont juges compétents, et je n'ai rien à dire; mais je ne croirai pas plus que ne l'a cru Muratori, faire un sacrilège en préférant à ces trois pièces, pour la vérité des sentiments, la richesse et la variété des images, et cette douce mélancolie qui fait le principal attrait des poésies d'amour, les canzoni: Di pensier in pensier; Chiare fresche e dolci acque, et Se'l pensier che mi strugge, qui la précèdent 688, et même In quella parte dov' amor mi sprana 689, qui la suit, Ne la stagion che'l ciel rapido inchina 690, si riche en comparaisons tirées de la vie champêtre, et si poétiquement exprimées, et peut-être quelques autres encore.
La seconde partie du canzonière, qui contient les poésies faites après la mort de Laure, est généralement préférée à la première pour le naturel et la vérité. Sans vouloir discuter cette préférence, que beaucoup de gens ont accordée sur parole, on doit reconnaître qu'en effet, dans un grand nombre de pièces, la douleur est vraie, touchante et même profonde, sans cesser d'être poétique et ingénieuse. On le sent dès le premier sonnet, qui est tout en exclamations et en phrases interrompues 691; mais mieux encore à la première canzone, dont voici les principaux traits. «Que dois-je faire? Amour, que me conseilles-tu 692? N'est-il pas temps de mourir? Ah! j'ai trop tardé: ma Dame est morte; elle a emporté mon cœur. Je n'espère plus la voir ici bas, et je ne puis attendre sans ennui le moment de la rejoindre. Son départ a changé en pleurs toute ma joie et m'a enlevé toute la douceur de ma vie. Amour! tu sens combien cette perte est cruelle; elle l'est pour nous deux également.... O monde ingrat, qu'elle laisse dans le veuvage, tu devrais la pleurer avec moi. Tout ce qu'il y avait de bon et de précieux en toi tu l'as perdu avec elle. Ta gloire est tombée; et tu ne le vois pas! Tant qu'elle vécut sur la terre, tu ne fus pas digne de la connaître et d'être foulé par ses pieds sacrés, dignes du séjour céleste. Mais moi, qui sans elle ne puis aimer ni la vie ni moi-même, je l'appelle en pleurant: c'est tout ce qui me reste de tant d'espérances, et c'est tout ce qui me retient encore ici bas.--Hélas! il est devenu terre et poussière ce visage qui nous donnait l'idée du ciel et du bonheur dont on y jouit. Sa forme invisible y est montée, débarrassée du voile qui dérobait aux yeux la fleur de ses années, pour s'en revêtir encore et ne le dépouiller jamais, au jour où nous la verrons d'autant plus belle et plus divine qu'une éternelle beauté est au dessus des beantés mortelles.
«Elle se présente à mes yeux plus belle et plus charmante que jamais; elle y vient comme aux lieux où sa vue peut répandre le plus de bonheur. C'est l'un des seuls soutiens de ma vie. L'autre est son nom, qui résonne si doucement dans mon cœur; mais quand je me rappelle que toute mon espérance est morte lorsqu'elle était dans toute sa fleur, l'amour sait ce que je deviens et ce que j'espère; elle le voit aussi, elle qui est maintenant auprès de l'éternelle vérité. Vous, femmes, qui connûtes sa beauté, sa vie pure et angélique, et sa conduite céleste sur la terre, plaignez-moi et laissez-vous toucher de pitié, non pour elle, qui est allée dans le séjour de paix, mais pour moi qu'elle laisse au milieu d'une horrible guerre. Si je tarde encore à la suivre, à briser mes liens mortels, je ne suis retenu que par l'amour. Il me parle; il se fait entendre ainsi dans mon cœur.--«Mets un frein à la douleur qui t'égare. On perd par l'excès des désirs ce ciel où ton cœur aspire, où est vivante à jamais celle qui paraît morte aux yeux des hommes, celle qui sourit en elle-même de la perte de sa belle dépouille, et qui ne s'afflige que pour toi. Sa renommée vit encore en cent lieux dans tes vers; elle te prie de ne la pas laisser s'éteindre, mais de rendre son nom encore plus célèbre par tes chants, s'il est vrai que tu aies chéri le doux empire de ses yeux.»
La finale même de cette canzone, ce que les Italiens appelent la chiusa, qui est ordinairement un envoi ou une adresse si insignifiante que je n'ai point parlé de celle qui termine les autres canzoni que j'ai citées, est ici du même ton que le reste, et porte l'empreinte de l'émotion et de la douleur. «Fuis, lui dit le poëte, les couleurs gaies et riantes; ne t'approche point des lieux où sont les ris et les concerts. Tu n'es pas un chant, mais une plainte. Tu serais déplacée au milieu des troupes joyeuses, toi veuve inconsolable et vêtue de deuil.»
Ces idées d'une éternelle vie acquise par la perte d'une vie fragile et d'une âme qui jouit, dégagée de sa dépouille mortelle, reviennent souvent dans cette partie des poésies de Pétrarque. La croyance y venait en quelque sorte au secours du sentiment. Quoique l'on sente souvent dans le style et dans les pensées de la première partie l'influence des idées et du langage religieux, on la sent encore beaucoup plus dans la seconde; et il est surprenant que l'auteur du Génie du Christianisme, qui a vu souvent cette influence où elle n'était pas, ne l'ait pas aperçue et développée dans celui des poëtes modernes où elle est si générale et si visible. Cette même idée termine encore heureusement ce sonnet touchant et poétique. «Si j'entends se plaindre les oiseaux 693, ou s'agiter doucement le vert feuillage au souffle du zéphyr, ou murmurer avec bruit des eaux limpides qui baignent une rive fraîche et fleurie, où je me suis assis pour penser à l'amour et pour écrire mes pensées, je vois, j'entends, j'écoute celle que le ciel ne fit que montrer, que la terre nous cache, et qui, de si loin, comme si elle était encore vivante, répond à mes soupirs. Eh! pourquoi te consumer avant le temps? me dit-elle avec une douce pitié. Pourquoi tes tristes yeux versent-ils un fleuve de larmes? Ne pleure pas sur moi: la mort m'a procuré des jours sans fin; et quand je parus fermer les yeux, je les ouvris à l'éternelle lumière.»
Les mêmes lieux qui enchantaient notre poëte lorsque, pendant la vie de Laure, il y portait ou y trouvait partout son image, les campagnes qui environnent Avignon, le charmaient encore quand il y revint après la mort de Laure, et qu'il put s'y livrer à ses amoureux souvenirs. Quelques sonnets choisis parmi ceux qu'il fit à cette époque, quoique faiblement traduits en prose, conserveront peut-être encore l'empreinte de ces beaux lieux et de ces tristes sentiments. «Vallon qui retentis de mes gémissements 694, fleuve qui t'accroîs souvent de mes larmes, animaux des forêts, charmants oiseaux, et vous poissons que renferment ces deux verdoyants rivages, air qu'échauffent et que rendent plus sereins mes soupirs; doux sentier où je trouve aujourd'hui tant d'amertume; colline qui me plaisais, qui maintenant m'affliges, où, par habitude, l'amour me conduit encore; je reconnais bien en vous les formes accoutumées; mais hélas! je ne les reconnais plus en moi, qui, d'une si douce vie, me vois plongé dans d'inconsolables douleurs. C'est d'ici que je voyais celle que j'aime, et c'est en suivant les mêmes traces que je reviens voir le lieu d'où elle s'est élevée au ciel, laissant sur la terre sa dépouille mortelle.»
«Zéphir revient 695; il ramène le beau temps, et les fleurs, et les gazons, sa douce famille, et le gazouillement de Progné, et les plaintes de Philomèle, et le printemps paré de couleurs blanches et vermeilles. Les prés sont plus riants, le ciel plus serein.... 696, l'air, et les eaux, et la terre, sont remplis d'amour; toute créature animée se livre au plaisir d'aimer. Mais rien, hélas! ne revient pour moi que de plus profonds soupirs, tirés du fond de mon cœur par celle qui en a emporté les clefs au séjour céleste. Et le chant des oiseaux, et les plaines fleuries, et la douce présence de femmes honnêtes et belles, sont pour moi comme un désert peuplé de bêtes sauvages.»
Note 696: (retour) Je passe ici un vers aussi agréable que les autres; mais dont l'idée mythologique s'assortit mal avec le reste; et en refroidit le sentiment:Giove s'allegra di mirar sua figlia.Muratori croit y voir une imitation éloignée de Lucrèce; je le veux bien; mais Jupiter qui regarde avec joie Vénus sa fille, et Laure qui, quelques vers plus bas, emporte au ciel les clefs du cœur de son amant, ne sont point de la même croyance ni de la même langue poétique.
Mais le plus beau de ces sonnets 697 est sans contredit celui-ci; je le mets, dans cette seconde partie, au même rang que le sonnet Solo e pensoso dans la première, et même encore au-dessus. «Je m'élevai par ma pensée 698 jusqu'aux lieux où était celle que je cherche et que je ne retrouve plus sur la terre; là, parmi les habitants du troisième cercle céleste, je la revis plus belle et moins fière. Elle prit ma main, et me dit: Tu seras avec moi dans cette sphère, si mon désir ne me trompe pas. Je suis celle qui te fis une si rude guerre, et qui terminai ma journée avant le soir. Mon bonheur est au-dessus de l'intelligence humaine; je n'attends plus que toi, et ce beau voile qui m'enveloppait, que tu aimais tant, et qui est resté sur la terre. Ah! pourquoi cessa-t-elle de parler? et pourquoi ouvrit-elle sa main qui tenait la mienne? Au son de ces douces et chastes paroles, peu s'en fallut que je ne restasse dans les cieux.» C'est une vision dont l'idée est sublime, quoique simple, et qui est rendue dans l'original en vers aussi sublimes que l'idée.
Note 697: (retour) J'en aurais pu citer beaucoup d'autres, principalement ceux-ci:Alma felice, che sovente torni, etc. Son. 241.
Anima bella, da quel nodo sciolta, etc. Son. 264.
Ite, rime dolenti, al duro sasso. Son. 287.
Tornami a mente, anzi v'è d'entro quella, etc. Son. 290.
Quel rossignuol che si soave piagne, etc. Son. 270.
Vago augeletto, che cantando vai. Son. 317.
Dolce mio caro a pretioso pegno. Son. 296.
Gli angeli eletti e l'anime beate, etc. Son. 302.
Voici un songe où les critiques trouvent moins de grandeur et de poésie dans le style, mais qui a encore plus d'intérêt, parce qu'il est plus étendu, qu'il renferme, dans une canzone tout entière, une plus grande abondance de sentiments, et qu'ils y sont exprimés, sous la forme du dialogue, avec un abandon qui se rapproche davantage de la nature. «Quand celle en qui je trouve mon doux et fidèle appui 699 vint, pour donner quelque repos à ma vie fatiguée, s'asseoir sur l'un des bords de ma couche avec son parler doux et sage, à demi-mort de crainte et de pitié, je lui dis: D'où viens-tu maintenant, âme heureuse? Elle tire alors de son sein une palme et une branche de laurier, et me dit: Je viens du séjour serein de l'Empyrée; je descends de ces régions saintes, et c'est pour te consoler que je les quitte.--Je la remercie humblement par mes gestes et par mes paroles, et puis je lui demande: D'où sais-tu donc l'état où je suis? Elle me répond: Les ruisseaux de larmes dont tu ne te rassasies jamais, passent avec tes soupirs jusqu'au ciel à travers tant d'espace, et ils y troublent ma paix. Il te déplaît donc que je sois partie de ce lieu de misère, et parvenue à une meilleure vie? Ce départ devrait te plaire, si tu ne m'avais autant aimée que tu le montrais dans tes actions et dans tes discours. Je réponds alors: Je ne pleure que sur moi-même, qui suis resté parmi les ténèbres et les douleurs.»
C'est sur ce ton que continue le dialogue. Elle lui explique le double emblême de la palme et du laurier, qui lui rappellent, l'une la victoire qu'elle a remportée sur elle-même, et l'autre l'arbre que Pétrarque a tant honoré par ses chants. Il veut lui parler de ces tresses blondes qui l'enchaînaient, de ces beaux yeux qui étaient son soleil, et qu'il croit voir encore. Elle lui dit de laisser ces vains discours aux insensés; elle est un pur esprit qui jouit du séjour céleste; elle ne paraît sous ces dehors qui le charmaient autrefois que pour se prêter à sa faiblesse. Un jour elle sera pour lui plus belle encore et plus chère, quand elle aura obtenu qu'il la rejoigne dans les cieux. Alors je pleurai, dit le poëte; de ses mains elle essuya mon visage, puis elle soupira doucement, puis elle fit entendre quelques plaintes qui auraient fendu les rochers. Elle disparut enfin, et mon songe partit avec elle. «Et l'on a pu mettre en doute si Pétrarque aimait véritablement Laure, et de quel amour il l'avait aimée, et même s'il y avait eu une Laure au monde! Et dans quel autre fond que dans un amour qui avait pénétré toutes les facultés de son âme, aurait-il pris ces visions mélancoliques et touchantes? Il faudrait donc croire qu'il était fou (mais de quelle heureuse et sublime folie!) pour s'occuper ainsi de Laure dans ses songes, plus de dix ans après l'époque de sa mort, ou plus fou encore pour imaginer tout éveillé de pareils rêves.
Un dialogue non moins remarquable et d'un genre encore plus élevé fait le sujet de la canzone qui suit immédiatement cette dernière. La première idée n'en appartient point à Pétrarque; mais à Cino da Pistoia. En parlant de ce qui nous reste de ce poëte 700, j'ai annoncé cette imitation évidente de l'un de ses sonnets, qu'aucun des commentateurs de Pétrarque n'a remarquée. Voici ce que dit le sonnet: «L'amour irrité forma un jour contre moi mille doutes et mille plaintes 701, au tribunal de l'impératrice suprême, et il lui dit: Juge qui de nous deux est le plus fidèle. C'est par moi seul que celui-ci déploie dans le monde les voiles de la renommée: sans moi, il y serait malheureux. Au contraire, répondis-je, tu es la source de tous mes maux; j'ai depuis long-temps éprouvé l'amertume de tes douceurs. Il reprit: Esclave menteur et fugitif, est-ce donc là la reconnaissance que tu me dois pour t'avoir donné une beauté qui n'avait point son égale sur la terre? Que vaut pour moi ce don, répartis-je, si tu m'en as privé sitôt? Ce n'est pas moi, répondit-il; et notre souveraine prononça que, dans un si grand procès, il fallait plus de temps pour juger avec équité.»
Voici maintenant comment Pétrarque a développé l'idée de Cino, dans cette canzone, l'une de ses plus belles, mais la plus longue de toutes, et que je resserrerai ici, ne pouvant la donner tout entière. La seule différence qui soit entre le fond des deux pièces, est que dans l'une c'est l'amour qui cite le poëte au tribunal de la raison, et que dans l'autre c'est le poëte qui y cite l'amour. «Je fis citer un jour mon ancien, doux et cruel maître 702 devant la reine qui occupe la partie divine de notre nature, et qui est assise au sommet. Je m'y présentai moi-même accablé de douleur, de crainte et d'horreur, comme un homme qui redoute la mort, et qui veut faire entendre sa défense. Je commençai: O reine, dès ma tendre jeunesse, j'ai mis, pour mon malheur, le pied dans les états de celui que tu vois. Depuis ce temps, je n'ai plus éprouvé que des peines et des tourments si cruels, que ma patience fut vaincue et que je détestai la vie. Il m'a fuit mépriser les voies utiles et honnêtes: les fêtes et les plaisirs, je quittai tout pour le suivre. Qui pourrait exprimer combien j'eus de sujets de m'en plaindre? Un peu de miel, mêlé de beaucoup d'absynthe, a suffi par sa fausse douceur pour m'attirer dans sa foule amoureuse, moi qui, si je ne me trompe, étais né pour m'élever très-haut au-dessus de la terre. Il m'a fait moins aimer Dieu que je ne devais, et prendre moins de soin de moi-même. J'ai mis également en oubli toute autre pensée pour une femme. A quoi m'ont servi les dons du génie que j'avais reçus du ciel? Mes cheveux ont changé de couleur, et je ne puis rien changer à l'obstination de mes vœux. Il m'a fait chercher des pays déserts et sauvages, remplis de brigands, de bois affreux, d'habitants barbares; j'ai parcouru les monts, les vallées, les fleuves et les mers. L'hiver, dans les mois les plus tristes, j'ai bravé les périls et les fatigues, et ni lui, ni mon autre ennemi ne me laissaient un instant de repos ... Mes nuits n'ont plus connu le sommeil; et il n'est plus de filtres ni de charmes qui puissent le leur rendre. Par ruse et par force, il s'est rendu le maître absolu de mes esprits. Établi dans mon cœur, il le ronge comme un ver ronge le bois desséché par le temps. Enfin c'est de lui que naissent les larmes et les souffrances, les paroles et les soupirs dont je me fatigue moi-même, et dont peut-être je fatigue aussi les autres. Juge maintenant entre lui et moi, toi qui nous connais tous les deux.
«Mon adversaire prit alors la parole: O reine, dit-il, écoute l'autre partie: elle te dira la vérité que cet ingrat te cache. Il s'adonna dans son premier âge à l'art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges; et lorsque je lui ai fait quitter tant d'ennui pour mes plaisirs, il n'a pas honte de se plaindre de moi, et d'appeler misérable une vie honorable et douce! C'est moi qui ai purifié ses désirs; s'il a obtenu quelque renommée, il ne l'a due qu'à moi, qui ai élevé son esprit à une hauteur où il n'aurait jamais atteint de lui-même. Il connaît quelle fut autrefois la destinée d'Atride, d'Achille, d'Annibal et d'autres héros aussi célèbres; il sait que je les laissai s'avilir par l'amour de quelques esclaves: et pour lui, entre mille femmes choisies, j'en ai encore choisi une, telle qu'on n'en reverra jamais sur la terre. Je lui ai donné un parler si suave et un chant si doux, qu'aucune pensée basse ou triste ne put exister devant elle. Tels furent avec lui mes artifices, tels furent les dégoûts et les amertumes dont je l'abreuvai; telle est la récompense qu'on obtient en servant un ingrat. Je l'élevai si haut sur mes ailes, que les dames et les chevaliers se plaisaient à l'entendre, et que son nom brille parmi ceux des plus grands génies, tandis qu'il n'eût peut-être été sans moi qu'un vil flatteur de cour et un homme vulgaire. Il ne s'est élevé et rendu célèbre que parce qu'il a appris de moi et de celle qui n'eut point d'égale au monde. Pour tout dire enfin, je l'ai fait renoncer, pour un si noble esclavage, à mille actions déshonnêtes: rien de vil ne peut plus lui plaire. Jeune encore, la délicatesse et la pudeur dirigèrent et sa conduite et ses pensées, depuis qu'il appartient à celle qui s'était gravée dans son cœur en nobles caractères, et qui le rendait semblable à elle. C'est de nous qu'il tient tout ce qu'il a de rare et de distingué, et c'est de nous qu'il ose se plaindre! Enfin je lui avais, à lui-même, donné des ailes pour s'élever par la connaissance des choses mortelles jusqu'à celle du Créateur. Il pouvait, en contemplant les vertus de celle qui faisait son espérance, remonter jusqu'à la cause première: mais il m'a mis en oubli, moi et cette beauté que je lui avais donnée pour être l'appui de sa vie fragile. A ces mots, je jetai un cri plaintif. Oui, m'écriai-je, il me l'a donnée; mais il me l'a bientôt ravie. Ce n'est pas moi, répondit-il, mais celui qui la voulait pour lui-même. Nous nous tournâmes enfin tous les deux vers le siége de notre juge, moi tout tremblant, et lui en prononçant des paroles dures et hautaines. Nous la priâmes à la fois de prononcer la sentence; elle nous dit en souriant: je suis charmée d'avoir entendu vos raisons; mais il faut plus de temps, pour juger un si grand procès.»
On connaît maintenant par ces grandes compositions lyriques, mieux que par des sonnets, le génie poétique de Pétrarque 703. Mais il en est d'autres où ce génie se montre peut-être encore davantage, parce qu'au lieu de l'amour et de Laure, sujet qui exigeait dans l'esprit plus de délicatesse que de grandeur, il y traite des matières ou politiques ou morales, qui demandaient dans le talent du poëte une élévation et une force proportionnées au sujet même. Telle est la canzone adressée à son ami Jacques Colonne, évêque de Lombès 704, au sujet d'un projet de croisade qui fermentait à la cour du pape, et dont Pétrarque eut le malheur de partager l'illusion. Elle commence par ces beaux vers:
Note 703: (retour) Le fil d'idées que j'ai suivi dans l'examen de la seconde partie du Canzoniere, ne m'a pas conduit à y faire entrer l'ingénieuse et charmante canzone:Amor, se vuo'ch'i torni al giogo antico. Canz. 41.que Pétrarque semble avoir faite dans un moment où l'amour voulait lui tendre de nouveaux piéges; il y en a peu de plus connues, et qui méritent mieux de l'être.
Telle est encore celle qui commence par ces mots: Spirto gentil che quelle membra reggi 706 que Voltaire a cru, d'après plusieurs auteurs, adressée au fameux tribun Cola Rienzi; mais qui l'est évidemment à l'un des frères de l'évêque de Lombès, au jeune Etienne Colonne, lorsqu'il fut nommé sénateur de Rome 707. Pétrarque y reprend avec force les vices et surtout l'oisive et lâche indifférence où l'Italie était plongée, tandis que des étrangers se partageaient ses dépouilles; il y fait entendre ce grand nom de peuple de Mars; il rappelle ceux des Brutus, des Scipion et des Fabricius; il les fait résonner aux oreilles des Romains assoupis, et il espère que son héros les réveillera de leur honteuse léthargie.
Mais ces idées et ces sentiments, dignes de l'ancienne Rome, brillent surtout dans cette belle ode que lui dicta son amour pour sa chère Italie, dans un moment où il la voyait déchirée par les guerres sanglantes que se faisaient entre eux de petits princes, sans qu'il pût résulter de cette longue effusion de sang, rien de bon ni d'honorable pour elle. Cette canzone 708 est une des plus belles productions de la lyre italienne. La gravité du style y répond à celle de la matière. Tout y est noble et revêtu d'une sorte de majesté. Au lieu de figures vives et brillantes, ce sont des images et des pensées pleines de magnificence et de dignité. Le poëte se représente lui-même, dans la première strophe, désirant que l'expression de ses soupirs soit telle que l'espèrent le Tibre, l'Arno et le Pô, près des bords duquel il est assis; ce qui fait conjecturer qu'a Rome, à Florence et à Parme, où l'on croit qu'il était alors, on l'avait engagé à composer sur ce sujet qui intéressait toute l'Italie 709, et à se jeter, pour ainsi dire, le rameau poétique à la main, au milieu de ces furieux. C'est donc une sorte de mission sacrée qu'il remplit, et c'est sans doute ce qui lui a inspiré le ton qu'il prend et qu'il soutient dans toute cette ode. Il s'adresse à l'Italie elle-même, dont le beau corps est couvert de plaies mortelles, et à Dieu pour qu'il prenne en pitié sa nation chérie, qu'il fléchisse les cœurs endurcis par le bruit des armes, et qu'il les dispose à écouter la vérité qui va s'énoncer par sa voix.
«O vous, dit-il ensuite à ces princes, vous à qui la Fortune a remis le gouvernement des belles contrées dont il ne paraît pas que vous ayez la moindre pitié, que font ici toutes ces armes étrangères? Est-ce pour que vos plaines verdoyantes soient teintes du sang des barbares? Une vaine erreur vous flatte: vous cherchez dans un cœur vénal l'amour et la fidélité. Celui de vous qui soudoie plus de soldats est environné de plus d'ennemis. Oh! de quels étranges déserts ce torrent est-il descendu pour inonder nos douces campagnes? Si nous ne l'arrêtons de nos propres mains, qui pourra nous en garantir? La Nature avait pourvu à notre sûreté, quand elle plaça les Alpes comme un rempart entre nous et la fureur germanique; mais le désir aveugle, et constant à vouloir ce qui est contraire au bien; n'a point eu de repos qu'il n'ait procuré à un corps sain une maladie mortelle. Maintenant que, dans une même enceinte, habitent des bêtes sauvages et de paisibles brebis, c'est toujours aux bons à gémir. Et, pour comble de maux, ce sont ici les descendants de ce peuple barbare et sans lois, à qui Marius fit de si profondes blessures, que la mémoire s'en conserve encore, quand, accablé de soif et de fatigue, il but dans le cours du fleuve, moins de l'eau que du sang 710.
Après deux autres strophes qui ne sont pas tout-à-fait de la même force, quoiqu'il y ait encore de beaux sentiments et de beaux vers, il met dans la bouche des Italiens eux-mêmes des paroles qui doivent émouvoir les princes auxquels il s'adresse; et c'est avec un mouvement si rapide que les interprètes s'y sont trompés, et qu'ils ont cru qu'il parlait de lui-même, de sa patrie et de la sépulture de ses ancêtres. Ils ont oublié qu'il était natif d'Arezzo, que ses parents étaient morts à Avignon, et qu'il était alors à Parme. «N'est-ce pas là cette terre que je foulai dans mes premiers ans? N'est-ce pas dans cet asyle que je fus nourri si doucement? N'est-ce pas cette patrie, mère tendre et indulgente, qui couvre de son sein mes deux parents? Au nom de Dieu! que ces paroles touchent votre âme, et regardez en pitié ces plaintes d'un peuple baigné de larmes qui, après Dieu, n'attend son repos que de vous. Pour peu que vous vous montriez sensibles à ses maux, le courage s'armera contre la fureur et le combat ne sera pas long; car l'antique valeur n'est pas encore éteinte dans les cœurs italiens.
Voilà de ces traits nationaux que tout un peuple répète avec orgueil, et qui l'attachent au nom d'un poëte par d'autres sentiments que ceux qu'on a pour de beaux vers.
Cet amour pour sa patrie, qui forme un des plus beaux traits du caractère de Pétrarque, et son goût naturel pour l'honnêteté des mœurs, encore augmenté par la pureté du sentiment dont il était rempli, lui donnaient, comme on l'a vu dans sa Vie, une forte aversion pour le séjour d'Avignon, et pour les mœurs qu'il voyait régner à la cour des papes. Il ne pouvait souffrir que le scandale partît, comme cela n'est arrivé que trop souvent, du centre même d'où l'édification devait sortir. L'indignation qu'il en conçut, et qui s'exhale souvent dans ses lettres, lui dicta aussi des sonnets violens contre la nouvelle Babylone. Son zèle pour son pays et pour la vertu le rendit le censeur âcre du vice, et changea en satyrique mordant et emporté l'amant de Laure et le poëte de l'amour. Tantôt il personnifie, dans le style des prophètes, cette ville, objet de sa haine. «Que la flamme du ciel, lui dit-il 711, tombe sur les tresses de ta chevelure, méchante, qui t'es élevée, aux dépens d'autrui, de la vie frugale des premiers hommes jusqu'à la richesse et à la grandeur! repaire des trahisons où se prépare tout le mal aujourd'hui répandu dans le monde! esclave du vin, du lit et de la bonne chère, chez qui la luxure exerce tout son pouvoir! On voit dans les chambres de tes palais, danser ensemble des jeunes filles et des vieillards, et Belzébuth au milieu, avec ses soufflets, ses feux et ses miroirs. Puisses-tu n'être plus nourrie sur la plume, au frais et à l'ombre, mais exposée nue aux vents, et sans chaussure aux ronces et aux épines! Vis alors, jusqu'à ce que ton odeur infecte s'élève jusqu'au trône de Dieu!» Tantôt il prédit sa chute prochaine: «L'avare Babylone 712 a comblé la mesure de la colère céleste et de ses vices impies. Il faut enfin que cette colère éclate. L'infâme s'est donné pour dieux, non pas Jupiter ni Pallas, mais Vénus et Bacchus. En attendant le jour de la justice, je me détruis et me ronge moi-même; mais ce jour approche: ses idoles seront renversées éparses sur la terre, et ses tours, superbes ennemies du ciel, et ceux qui les habitent seront, au-dedans et au-dehors, consumés par les flammes. De belles âmes, amies de la vertu, gouverneront alors le monde, nous le verrons reprendre les mœurs du siècle d'or, et se renouveler tous les antiques exemples.»
Une autre fois encore, il épuise contre la cour romaine, et contre l'Église telle qu'elle était devenue dans cette cour, toute la violence de sa bile, et tout le fiel de sa plume. Il accumule ainsi contre elle, avec plus d'emportement que de goût, les apostrophes et les injures. «Source de maux 713, asyle de colère, école d'erreurs et temple de l'hérésie, Rome autrefois, aujourd'hui Babylone fausse et coupable, pour qui sont répandus tant de pleurs et poussés tant de soupirs; ô forge d'artifices! ô cruelle prison, où le bien expire, où tout le mal est produit et nourri! ô enfer des vivans! ce serait un grand miracle si le Christ ne te faisait enfin sentir son courroux. Fondée jadis dans une chaste et humble pauvreté, tu lèves contre tes fondateurs ta tête menaçante. Courtisane effrontée! où as-tu placé ton espérance? dans tes adultères et dans tes richesses immenses et mal acquises. Constantin ne reviendra plus pour les accroître; c'est au monde pervers à te les fournir, puisqu'il le souffre.» Je conviens que cette poësie, qui sent plus l'école hébraïque que celle d'Horace et de Tibulle, est peu séante dans un ecclésiastique assez bien venu, après tout, et même distingué dans cette même cour qu'il traitait avec si peu de mesure. Je n'ai cité ces morceaux que pour faire connaître le talent de Pétrarque dans tous les genres où il s'est exercé.
Il ne reste plus à parler que d'un genre dont il s'occupa surtout dans sa vieillesse, c'est celui de ces poëmes auxquels il donna le titre de Triomphes, et dans lesquels on retrouve encore des beautés dignes de son meilleur temps. Ce sont des visions qu'il y raconte. Elles étaient alors à la mode; les Provençaux les y avaient mises. Après eux, Brunetto Latini, et surtout le Dante, avaient fondé sur des visions le merveilleux de leurs poëmes. Fazio degli Uberti, comme nous le verrons bientôt, suivit leur exemple. Pétrarque voulut aussi traiter ce genre de poésie. Comme le Dante, et sans doute à son imitation, car ce fut plusieurs années après en avoir reçu de Boccace un exemplaire, il composa ces Triomphes en terza rima ou tercets; peut-être même se flatta-t-il de pouvoir lutter avec l'auteur de la Divina Commedia, après s'être élevé, dans le lyrique, au-dessus de lui et de tous les autres. Quoiqu'il en soit, ces Triomphes sont au nombre de cinq, divisés chacun en plusieurs capitoli ou chapitres. Le premier est le Triomphe de l'Amour. Le poëte feint qu'il voit, comme dans un songe, l'Amour sur son char, avec tous ses attributs, entouré du nombreux cortége de tous les personnages anciens des deux sexes, tant de l'histoire que de la fable, et même de quelques personnages modernes, célèbres par des aventures d'amour, ou par une mort tragique dont l'amour a été la cause. La liste en est si considérable qu'elle remplit presque tous les quatre capitoli du poëme, et que ce n'est en effet, à peu près, qu'une liste assez dépourvue de poësie et d'intérêt. Le Triomphe de la Chasteté n'a qu'un chapitre et n'est qu'une suite de celui de l'Amour. Ce dieu, dans sa marche victorieuse, rencontre Laure. Il l'attaque et veut triompher d'elle; mais il est vaincu, fait prisonnier et chargé de chaînes. Laure jouit de sa victoire, entourée des vierges et des matrones de l'antiquité que leur chasteté a rendues célèbres.
Le Triomphe de la Mort est le troisième. C'est le meilleur, le plus poétique et le plus intéressant de tous. Dans le premier des deux capitoli qui le composent, Laure, environnée de ses compagnes, revient avec honneur de ce combat où elle a vaincu l'Amour. Tout à coup une enseigne noire paraît: une femme la suit, vêtue de noir elle-même, dans une attitude et avec une voix terrible. Elle arrête cette troupe aimable, menace celle qui la conduit, et la frappe. Pétrarque place ici tous les détails des derniers moments de Laure, tels qu'il les avait appris, et peut-être embellis par son imagination et par les illusions de son cœur. On la voit entourée de ses compagnes qui la pleurent et l'admirent: elle expire enfin et paraît s'endormir d'un doux sommeil. Elle ne perd rien de sa beauté; la mort est belle sur son visage. Dans le second chapitre, le poëte raconte que la nuit même qui suit cette perte cruelle, Laure lui apparaît, lui tend la main, d'un air pensif, modeste et sage, et le fait asseoir avec elle, au bord d'un ruisseau, à l'ombre d'un laurier et d'un hêtre. Leur entretien roule quelque temps sur la mort, qu'elle lui apprend à ne point craindre, qui n'est redoutable que pour les méchants, et qui a eu pour elle des douceurs auxquelles on ne peut rien comparer de ce qu'on éprouve de plus doux dans la vie. Pétrarque ose ensuite lui demander si jamais, sans renoncer aux lois de l'honneur, elle ne fut disposée à payer, par un égal amour, celui qu'il avait eu pour elle. Elle sourit, et lui répond que son cœur fut toujours d'accord avec le sien, qu'une mère n'aima peut-être jamais plus tendrement, mais que, voyant les dangers qu'ils pouvaient courir, c'était elle qui s'était chargée de le contenir dans de justes bornes, et de réprimer ses désirs. Elle lui retrace alors toutes les petites ruses qu'elle employait, tantôt pour l'empêcher, de se livrer à trop d'espérance, tantôt pour ne la lui pas ôter tout entière, surtout lorsqu'elle le voyait triste et pâle de douleur ou de crainte. Elle avoue qu'elle l'a vu avec plaisir uniquement occupé d'elle, rendre son nom célèbre par ses vers, que même elle l'a véritablement aimé; qu'ils brûlaient tous deux à peu près du même feu, mais que l'un osait le déclarer et l'autre était forcée de se taire. Toute la conduite de Laure pendant sa vie, prouve la vérité de ce que dit ici son fantôme ou son ombre; et l'on est vraiment touché de voir que, dans un âge avancé, Pétrarque ne se consolait encore de l'avoir perdue qu'en se rappelant et en retraçant dans ses vers tout ce qui lui faisait croire que Laure en effet l'avait aimé. Le jour est prêt à paraître: elle est forcée de le quitter. Il lui dit, en peu de mots, combien ses discours ont porté de consolation dans son âme. Mais il ne peut vivre sans elle: ne pourra-t-il obtenir bientôt la permission de la suivre? Elle lui prédit, en le quittant, qu'il sera encore long-temps séparé d'elle.
Telle est l'idée de ce petit poëme, où l'on chercherait en vain la même richesse et la même perfection de style que dans les poésies lyriques de Pétrarque; mais qui a de l'intérêt par le sujet même, par le ton de vérité qui y règne, et parce qu'il contient comme le complément de cette histoire, des amours de notre poëte, dont il fixe tout-à-fait la réalité, la nature et le caractère. Les Triomphes de la Renommée, du Temps et de la Divinité, qui viennent ensuite et qui terminent le recueil, n'ont pas, à beaucoup près, le même mérite. D'ailleurs, lorsque, prêt à finir l'examen de ces poésies qui sont remplies du nom de Laure, comme la vie du poëte fut remplie de son amour, on l'a retrouvée encore une fois, lorsqu'on a encore entendu sa douce voix, appris d'elle-même son secret, et recueilli ses consolantes paroles, c'est là qu'il faut s'arrêter, c'est par-là que l'esprit et le cœur sont d'accord pour nous ordonner de finir.
Si l'on veut apprécier exactement les poésies de Pétrarque, il faut beaucoup s'écarter de l'opinion qu'il en avait lui-même. Il n'avait jamais cru qu'elles dussent contribuer à sa réputation, qu'il fondait sur ses ouvrages philosophiques et sur ses poésies latines. Il avait destiné ses poésies vulgaires à exprimer sans effort les divers mouvements de son cœur, et à plaire aux femmes et aux hommes du monde, pour qui la langue latine était moins familière que l'italienne. Il ne s'attendait pas à un succès si grand et si général, et fut surpris de leur renommée. C'est ce qu'il dit lui-même très-clairement dans ce sonnet de sa seconde partie 714. «Si j'avais pensé que le son de mes soupirs répandu dans mes vers pût obtenir tant de succès, j'en aurais augmenté le nombre, et j'en aurais plus travaillé le style. Mais depuis la mort de celle qui me faisait parler, et qui était toujours en tête de mes pensées, je ne puis plus donner à des rimes incultes et obscures la douceur et la clarté qui leur manquent. Certes, tout mon désir était alors de soulager les tourments de mon cœur, et non d'acquérir de la gloire. Je ne voulais que pleurer, et non me faire honneur de mes larmes. Maintenant je voudrais plaire; mais cette fière beauté m'appelle, et veut que je la suive en silence, tout fatigué que je suis.»
Ce même jugement est souvent répété, dans ses lettres, sur ces productions de sa jeunesse, qu'il appelait ses bagatelles 715; mais la postérité en a jugé différemment. Elle a regardé Pétrarque, pour ses prétendues bagatelles, comme le créateur de la poésie lyrique chez les modernes, et en effet quelques autres poëtes lui avaient préparé les voies, et avaient fait entendre avant lui de ces grandes odes ou canzoni qui diffèrent beaucoup de l'ode antique, et dont la première invention appartient aux Troubadours; mais il y mit plus de perfection, et réunit lui seul toutes les qualités partagées entre ses prédécesseurs. Il joignit à la gravité du Dante la finesse de Guido Cavalcanti et la noblesse de Cino da Pistoia 716. Le sonnet, déjà beaucoup amélioré par Guittone d'Arezzo, devint entre ses mains si parfait qu'on n'a pu y rien ajouter depuis. Et les odes et les sonnets sont remplis et surabondent en quelque sorte de pensées neuves et choisies, d'expressions fortes et délicates à la fois, tantôt nouvelles et tantôt renouvelées, soit par l'acception où elles sont prises, soit par le coloris dont elles brillent; de mots, de phrases et de tours propres à la langue italienne, ou cueillis, pour ainsi dire, à la racine commune de l'idiome vulgaire et de la langue latine. Les sentiments qu'il exprime paraissent, il est vrai, quelquefois ou trop raffinés en eux-mêmes, ou trop assaisonnés par l'esprit, pour partir véritablement du cœur; mais on ne peut y méconnaître une élévation, une noblesse et une pureté qui, s'il est vrai qu'elles aient cessé de régner dans l'amour, doivent exciter des regrets.
On voit qu'il ne voulut point, comme les poëtes anciens, peindre les effets extérieurs de la passion et les plaisirs sensibles qu'ils ont su rendre avec tant de fidélité, et que l'on goûte d'autant plus dans leurs vers, que l'on y reconnaît davantage ses propres affections et ses faiblesses 717; mais qu'ayant élevé son âme par la contemplation du beau moral, et par l'espèce de culte que Laure obtint de lui, jusqu'à un amour dégagé des sens, il sut donner à cette passion le langage le plus naturel, puisqu'il est le plus convenable à sa nature presque céleste. Le cours des opinions et des mœurs a emporté loin de nous les passions de cette espèce; mais elles n'étaient pas sans exemple de son temps; et, certain une fois, comme on doit l'être, que ce qu'il exprima d'une manière si ingénieuse et, si l'on veut, si extraordinaire, il le sentait réellement, on doit trouver un plaisir secret à reconnaître dans ses poésies au moins comme un objet de curiosité, les traces de cet amour presque entièrement disparu de la terre.
Elles peuvent même servir comme de pierre de touche pour juger et les autres et soi-même. Sans aspirer à la sublimité de ces sentiments, trop supérieurs à l'imperfection humaine, il est sûr que plus on aimera les poésies de Pétrarque, plus on aura en soi, si jamais ces passions pures revenaient à la mode, ce qui rendrait capable de les sentir.
Il faut au reste être aussi insensible aux beautés poétiques qu'aux beautés morales pour n'y pas apercevoir un caractère original et, pour ainsi dire, primitif, un pathétique d'un genre particulier, mais cependant réel, et qui naît de la persuasion intime et des affections profondes du poëte; une richesse d'images qui va quelquefois jusqu'à la profusion, mais qui, même avec ses excès, vaut toujours mieux que l'indigence; une grande dignité de pensées philosophiques et morales, une érudition choisie et sagement employée, et surtout un style si pur, si harmonieux et si doux, que parmi un grand nombre de morceaux dont il est aisé de faire choix, il en est peu qui, comme les vers d'Horace, de Virgile, de Racine et de La Fontaine, ne se gravent dans la mémoire sans effort et comme d'eux-mêmes.
On croit qu'il profita beaucoup des poëtes provençaux, et l'on voit en effet dans ses vers quelques traces de ces imitations dont on ne peut lui faire un reproche, puisque partout où il imite il embellit. Il peut aussi avoir connu la poésie des Arabes, au moins dans des traductions, et l'un de ses premiers sonnets sur la mort de Laure paraît presque copié d'une pièce de vers sur la mort du fameux Salah-Eddin ou Saladin qu'on trouve dans la Bibliothèque Orientale 718; mais il ne prit de personne l'abondance de ses sentiments et de ses pensées, la grâce et la facilité de son élocution, ni toutes les qualités éminentes de son style. Après tous les poëtes qui l'avaient précédé, après Dante lui-même, il restait encore à faire, quant au choix des expressions et à la fixation de la langue: après Pétrarque, il ne resta plus rien. Il n'y a peut-être pas, selon M. l'abbé Denina 719, dans tout le canzoniere, deux expressions, même parmi celles que lui arrachait la nécessité de la rime, qui aient vieilli, ou qui soient hors d'usage. Il joignit au choix des mots le soin de les placer de manière à en augmenter l'effet, l'art d'assortir la coupe des vers à la nature des sentiments et des pensées, d'entremêler les vers les plus gracieux et les plus doux de vers forts, énergiques et qui ont quelquefois une sorte d'âpreté; et les vers simples et naturels, de vers travaillés avec le plus grand artifice. Dans tout ce qu'il a écrit, même lorsqu'il s'égare, ou reconnaît à la fois le naturel et le travail du poëte. La nature lui avait donné le génie poétique, sans lequel on se fatigue en vain, et il y ajouta cette étude constante des grands modèles et ce travail obstiné qui font seuls fructifier le génie. Enfin, dans ce choix de mots et d'expressions qui était alors si difficile, puisque la langue était pour ainsi dire encore à son enfance, et dans toutes ces autres parties si essentielles de l'art, il fut guidé par un goût délicat que le génie n'a pas toujours, que l'étude développe, mais qu'elle ne donne pas.
Je n'oserais pas ajouter à cette délicatesse de goût la sûreté, car c'est ce dont il manqua quelquefois, et ce que les restes de barbarie de son siècle, et les abus qui s'étaient introduits avant lui ne lui permettaient pas d'avoir. Il ne put se refuser à ces jeux antithétiques du chaud et du froid, de la glace et de la flamme, de la paix et de la guerre qui viennent quelquefois défigurer ses morceaux les plus agréables et les plus intéressants. C'est encore son siècle qu'il faut accuser de ces idées froidement alambiquées, nées de l'espèce de fureur platonique qui régnait alors, et dont nous avons vu de malheureux exemples dès les premiers pas de la langue et de la poésie italiennes 720. Mais si ces défauts se font trop sentir dans Pétrarque, par combien de beautés ne sont-ils pas rachetés? Avec quelque rigueur que l'on veuille juger les uns, de quelle trempe ne doivent pas être les autres pour que, ni le temps, ni les variations du goût et des mœurs ne leur aient rien ôté de leur prix? La rouille de la barbarie couvrait encore une partie de l'Europe; l'Italie même s'en dégageait à peine.
Note 720: (retour) Je ne lui reprocherais donc pas cette manière de mettre en action le cœur, les yeux, la vertu qui se retire autour du cœur et dans les yeux pour se défendre contre l'amour, l'âme qui sort du cœur pour suivre l'objet aimé; ni ces allusions fréquentes du nom de Laure au laurier, arbre poétique et sacré, ou du nom de l'illustre famille Colonne à des colonnes qui soutiennent un temple ou un palais; ni ces froides sixtines, qu'il imita des Provençaux C, et qui, à une seule près, peut-être, ne sentent que l'effort, la recherche et le travail; ni ces rimes gratuitement difficiles et pénibles, dont il avait pris l'idée dans la même source; ni quelques autres vices de ce genre, nés de l'esprit de son temps, auquel il fut supérieur, mais dont il ne put entièrement se garantir. Je lui reprocherais plutôt des jeux de mots puérils, tels surtout que cette étrange décomposition du nom de Laure, ou plutôt de Laureta, en trois parties (sonnet 5); je lui reprocherais, pour d'autres motifs, ces comparaisons de la maison de Bethléem, où naquit le Sauveur du monde, avec l'humble demeure où Laure était née, et du soin qu'il se donne de chercher dans les traits des autres femmes quelques traits de Laure, avec la peine que se donne un vieux pélerin d'aller à Rome pour adorer la sainte Face; je lui reprocherais encore ces métamorphoses qu'il a eu la patience de décrire dans les huit stances d'une canzone, d'ailleurs très-poétiquement écrite, où il prétend qu'il a été changé successivement en laurier, en cygne, en pierre, en fontaine, en rocher, d'où sort un plaintif écho, enfin en cerf, comme Actéon, pour avoir regardé Laure dans un bain; je lui reprocherais enfin plusieurs autres écarts d'imagination qui paraissent lui appartenir en propre, et qui tiennent à un tour particulier d'esprit qui eût peut-être été le même dans tout autre siècle que le sien; ou plutôt il vaut encore mieux ne lui reprocher rien, noter une fois ce qui déplaît et doit déplaire, relire et admirer ce qui est exquis, c'est-à-dire, à peu près tout le reste, et ne pas oser opposer sans cesse à son plaisir les scrupules du goût et les vétilleries de la critique.
Dante avait paru; mais il était loin de la célébrité qu'il acquit ensuite; l'imprimerie manquait encore à la publication rapide et générale d'un poëme aussi long que le sien. Nous avons vu que Pétrarque ne le connaissait pas dans sa jeunesse. Ce fut de son propre génie qu'il tira toutes ses forces, et l'on pourrait dire qu'il vint le second presque sans avoir de premier. Il prit et garda le premier rang parmi les poëtes lyriques. Il parla, disons mieux, il créa, dans le quatorzième siècle, et idiome poétique et une langue du cœur qu'on n'a pu surpasser depuis, et qui ont conservé jusqu'à nos jours tout leur éclat et tout leur charme.
Dante et Pétrarque avaient donné à la poésie italienne le vol le plus rapide et le plus haut. Il restait à en faire prendre un pareil à la prose. C'est à un écrivain que nous avons compté parmi les plus intimes amis de Pétrarque, c'est à Boccace qu'était réservé cet honneur; c'est lui qui vint compléter le Triumvirat littéraire dont ce grand siècle s'enorgueillit.
Page 43, ligne 15--La nécessité d'abréger cet extrait de la Divina Commédia, m'a fait retrancher ce que dit ici Minos, et la réponse de Virgile. Cette réponse a pourtant un caractère qu'il est bon de remarquer. «O toi qui viens dans ces douloureuses demeures, dit Minos en s'adressant au Dante, garde-toi d'y entrer témérairement et sans un guide à qui tu puisses te fier; ne te laisse pas tromper à la largeur de cette entrée (allusion sensible au facilis descensus Averni, etc. de Virgile; Æneid., l. VI.)» Virgile prend la parole et lui répond: «Pourquoi ces cris? ne t'oppose point à son voyage ordonné par les destins. On le veut ainsi, là où l'on peut tout ce qu'on veut: ne demande rien de plus.» Cette réponse est mot pour mot la même que Virgile a déjà faite à Caron (c. 3. Voy. ci-dessus pag. 38). Cette répétition des mêmes mots leur donne l'air d'une espèce de formule, et a quelque chose d'imposant. Ni avec Caron, ni avec Minos, Virgile ne daigne employer le raisonnement ou la prière. Le maître de toutes choses a voulu ce voyage; il n'appartient à aucune puissance de s'y opposer. Cette répétition paraît d'ailleurs imitée d'Homère, qui ne manque presque jamais de faire redire par un envoyé les propres paroles dont s'est servi celui qui l'envoie. On s'est très-injustement moqué de cette sorte de formule; elle donne aux messages, dans Homère, comme ici à cette réponse de Virgile, de l'autorité et de la dignité.
Page 60, ligne 1.--«Une tour au haut de laquelle brillent deux flammes.» C'est le télégraphe à feu dont les anciens se servaient, et dont parle Polybe; il en est aussi parlé dans l'Agamemnon d'Eschyle. Clytemnestre annonce au chœur que Troie est prise; qu'elle l'a été cette nuit même; que Vulcain en a apporté la nouvelle; que ses feux ont brillé successivement sur huit montagnes, etc. Voyez l'extrait d'un Mémoire de M. Mongez, page 10 de mon Rapport sur les travaux de la classe d'Histoire et de Littérature ancienne, année 1808.
Page 112, addition à la note 143. Voici les deux vers du c. 28 de l'Enfer, où Dante fait parler Bertrand de Born.
C'est dans ce dernier vers qu'il y a nécessairement ou une altération du texte, ou une faute dans le texte même. Personne ne l'a observé jusqu'ici. J'ai besoin, pour le démontrer, d'explications historiques qui allongeront beaucoup cette note; mais à la place où je la mets, sa longueur a peu d'inconvénients, et il y en a beaucoup à laisser subsister plus long-temps, ou une erreur grave du Dante ou les fausses explications de tous ses commentateurs.
Bertrand de Born était vicomte de Hautefort, dans le diocèse de Périgueux: c'était un très-brave chevalier et en même temps un ingénieux troubadour, mais un homme d'un caractère aussi mobile qu'il était ardent, se brouillant avec tout le monde, et aimant à tout brouiller. Il vivait au douzième siècle, dans le temps des querelles de Henri II, roi d'Angleterre, avec ses fils qui avaient en France des apanages. Henri, qui était l'aîné, avait le duché de Normandie et était déjà couronné roi d'Angleterre: il en portait le titre; et, pour le distinguer de son père, on l'appelait le jeune roi. Richard était comte de Guienne et de Poitou. Bertrand de Born était lié avec tous les deux, mais beaucoup plus intimement avec Henri. Ces deux princes et leur frère Geoffroy, comte de Bretagne, qui avaient déjà plusieurs fois fait la guerre contre leur père Henri II, venaient de la lui déclarer de nouveau, lorsque le frère aîné mourut. Le roi d'Angleterre était passé en France avec une armée pour réduire ses fils; il accusait Bertrand de Born d'avoir excité Henri à la révolte; il l'assiégea dans son château de Hautefort, et le fit prisonnier avec sa garnison. Conduit devant le roi, Bertrand ne craignit point de nommer avec regret le jeune prince qu'il avait perdu. Au nom de son fils, Henri II versa des larmes, pardonna à Bertrand de Born, lui rendit son château, ses biens et son amitié. Ce roi étant mort, son fils Richard lui succéda, et Bertrand se trouva engagé pour lui dans de nouvelles guerres, mais qui n'ont plus aucun rapport avec ce passage du Dante.
«Je rendis ennemis le fils et le père, continue Bertrand de Born, après les deux vers cités plus haut, Achitophel n'en fit pas plus entre Absalon et David par ses coupables instigations; et, parce que je divisai ainsi des personnes que la nature avait unies, je porte, hélas! ma cervelle séparée de son principe, qui est resté dans mon corps.» Tout cela conviendrait parfaitement s'il était question de Henri II et de son fils Henri, ou de son fils Richard; mais le texte dit le roi Jean, al re Giovanni, dont on voit qu'il n'a pas été question dans cet exposé. Jean était le dernier des quatre fils de Henri II. Il n'entra point dans les révoltes de ses frères contre leur père; il était sans doute trop jeune. Il se joignit cependant en secret à eux dans la dernière, et ce fut même après avoir vu le nom de ce fils en tête de la liste des seigneurs ligués contre lui avec le roi de France Philippe-Auguste, que Henri II tomba malade de chagrin et mourut. Il faut remarquer que, dans un assez grand nombre de chansons provençales qui nous restent de Bertrand de Born, il n'est nullement question de Jean, mais seulement de ses trois frères, et qu'il n'en est point non plus parlé dans les notices historiques que l'on trouve sur ce troubadour dans les manuscrits provençaux. Il doit donc paraître étonnant que Dante, qui connaissait très-bien les poésies de nos Troubadours, n'ait rien dit de Henri, de Richard ni de Geoffroy, que Bertrand avait en effet excités contre leur père, et qu'il l'ait damné pour avoir semé la division entre ce père et le seul de ses fils avec lequel rien n'annonce que Bertrand ait eu aucune intimité. Il est naturel d'en conclure que le texte de ce vers est altéré. Tous les commentateurs se sont trompés comme à l'envi en l'expliquant. Benvenuto da Imola a fait de Bertrand de Born un chevalier du roi Richard, et de Jean un fils de ce roi. Jean, selon lui, se révolte contre son père Richard, par les conseils de Bertrand, et est tué dans cette guerre. Landino a dit, je crois, le premier, que Beltramo dal Bornio fut chargé de la garde (custodia) de Jean, dont le surnom était le Jeune, fils de Henri II, roi d'Angleterre, et que Jean fut nourri à la cour du roi de France; il fait de ce prince un prodigue, et donne pour cause de sa prodigalité les conseils de Bertrand. Selon lui, Jean se conduisit si mal, que son père fut obligé de lui déclarer la guerre, et Jean fut blessé à mort dans une bataille. Daniello parle de même de l'éducation de Jean à la cour de France, avec son gouverneur Bertrand, et de sa prodigalité; seulement il ne fait pas déclarer la guerre au fils par son père, mais au père par son fils, ce qu'il attribue aux conseils de Bertrand de Born. Vellutello dit les mêmes choses, avec cette différence très-remarquable, que quand le roi Henri II apprit que son fils Jean lui avait déclaré la guerre, il marcha contre lui avec une forte armée; qu'il l'assiégea dans Altaforte, Hautefort; que le jeune homme en étant un jour sorti pour combattre, et ayant montré beaucoup de valeur fut blessé à mort d'un coup d'arbalête; laquelle mort, ajoute-t-il, causa au père les plus vifs regrets, surtout lorsqu'il eût appris de Bertrand combien son fils possédait de vertus. Ceci se rapproche, comme on voit, de l'histoire de Henri, frère aîné de Jean. Ce fut ce Henri, surnommé au Court-Mantel, qui fut, non pas élevé à la cour de France, mais marié fort jeune avec Marguerite, fille du roi Louis VII: il séjourna souvent dans cette cour, et y reçut de mauvais conseils qui contribuèrent à l'engager à se révolter contre son père. Ce fut lui qui périt au moment où sa dernière révolte venait d'éclater, et il périt non dans une bataille ni dans un siège, mais, selon tous les historiens, de maladie. Le roman que donnent ces commentateurs est d'ailleurs inconciliable avec la succession des rois d'Angleterre, puisqu'ils font mourir dans sa jeunesse le roi Jean, qui régna après son père, et qui n'en fut même pas le successeur immédiat, mais celui de son frère aîné Richard Cœur-de-Lion. Les commentateurs du dix-huitième siècle n'ont pas été plus instruits que ceux des siècles précédents, et ne se sont pas arrêtés davantage à cette altération si visible de l'histoire dans un vers de leur auteur. Le P. Venturi, sur ce vers, dit à peu près les mêmes choses que Vellutello, mais sans parler de Hautefort. Volpi ajoute que Dante appelle roi le prince Jean, parce qu'il jouissait des revenus d'une partie du royaume. Le P. Lombardi ne fait que copier la note de Venturi. Tous ces commentateurs tombent dans de nouveaux embarras, dont ils ne se tirent que par de nouvelles absurdités, lorsque, dans le chant suivant, Virgile dit au Dante:
«Tu étais alors si entièrement occupé de celui qui posséda jadis Hautefort.» La plupart font de ce Hautefort un château en Angleterre, dont la garde fut confiée à Bertrand de Born, et où il tint pour Jean contre son père. Ainsi, selon eux, Jean, qui n'avait même pas d'apanage en France, avait des châteaux en Angleterre, et dans ces châteaux, des troupes et des garnisons, qui pouvaient tenir contre le roi. Hautefort, au contraire, était, comme on l'a vu, dans le Périgord: c'était le château seigneurial et patrimonial de Bertrand de Born. Il y fut assiégé plus d'une fois, et notamment par Henri II. Cette expression: Colui che già tenne Altaforte dont se sert le Dante pour désigner Bertrand, fait voir qu'il le connaissait très-bien, et rend plus difficile à croire qu'il se soit si lourdement trompé sur son compte. De nos jours, l'Enfer du Dante a été traduit deux fois en français; les deux traducteurs ont adopté sans examen et sans scrupule, et ce texte du c. 28, et ces explications des commentateurs. Moutonnet copie Dandino et Vellutello, et dit, d'après le second, que Henri II assiégea son fils Jean dans Altaforte, où ce fils fut tué dans une sortie, sans s'embarrasser même de savoir ce que c'était que cette place française, dont il conserve le nom italien, ni comment ce roi Jean fut tué du vivant de son père, quoiqu'il ait régné après lui. Rivarol ne parle point d'Altaforte, mais il copie du reste les autres commentateurs; il laisse les choses dans la même obscurité où elles étaient avant lui. Il faut donc se retourner vers l'Italie pour y chercher quelques lumières.
Crescimbeni, qui a traduit en Italien les Vies des poëtes provençaux, de Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, y a joint ensuite des giume ou additions tirées des manuscrits provençaux des bibliothèques Vaticane et Laurentienne. L'article de Bertrand de Born y est conforme, dans ses principales circonstances, au récit que j'ai tiré des mêmes sources, et le passage du Dante y est cité tout entier. Le vers dont il s'agit porte cette petite note: «Ce que dit ici le Dante, on le lit aussi dans le Novelliere antico, Nouvelles 18 et 19 de l'édition de Florence.... et au lieu du Re Giovanni, le roi Jean, on y lit il Re Giovane, le jeune roi.» En effet, cet ancien recueil de Nouvelles, intitulé Libro di Novelle e di bel parlar gentile, publié pour la première fois à Bologne, en 1522, in-4°, et réimprimé à Florence par les Giunti, en 1572, paraît contenir dans les deux Nouvelles indiquées par Crescimbeni, la source et la clef de toutes ces erreurs. La 18e. Nouvelle a pour titre; Della grande libertà e cortesia del Re Giovane (je crois que c'est fiberalità et non pas libertà qu'il faut lire); l'auteur commence ainsi: Leggesi della bontà del Re Giovane guerreggiando col padre per lo consiglio di Beltrama dal Bornio, etc. «On lit des traits de la bonté du jeune Roi, qui était en guerre avec son père par le conseil de Bertrand de Born, etc.» Viennent ensuite plusieurs circonstances qui appartiennent au jeune roi Henri et à son conseiller Bertrand de Born. La Nouvelle 19 est intitulée: Ancora della grande libertà (lisons toujours liberalità) e cortesia del Re d'Ingkillerra. Toute la première partie contient des traits de générosité et de présence d'esprit du jeune Roi. L'auteur raconte ensuite que le vieux Roi, son père, lo Re vecchio, padre di questo giovane Re, déclara la guerre à son fils pour une cause qu'il serait trop long de rapporter; que celui-ci se renferma dans un château, et Bertrand de Born avec lui; que son père y mit le siège, que le jeune Roi y fut tué d'un coup de flèche au front; qu'enfin Bertrand de Born ayant été fait prisonnier, fut amené devant le vieux Roi, et que la scène se passa comme elle est rapportée dans nos manuscrits. Il ne serait pas difficile de démêler dans ces récits ce qui est historiquement vrai et ce que le conteur y a ajouté, soit par ignorance de l'histoire, soit uniquement par fantaisie; mais cela est inutile: il suffit d'y reconnaître l'original de toutes ces fausses copies.
On objectera peut-être que, dans la Nouvelle 18, Giovane est mis pour Gioanni, comme il l'est souvent dans les anciens auteurs; que d'ailleurs Re giovane, pour roi jeune ou jeune roi, serait trop indéterminé, et que cette expression ne pourrait pas s'appliquer à tel roi jeune plus qu'à tel autre. Mais cette indétermination n'existait pas alors; il est de fait que ce jeune prince Henri, et non pas un autre, était communément appelé, de son vivant, il Giovane re ou il Re Giovane, pour le distinguer du Vecchio Re ou Re Vecchio, son père; il est probable que cette dénomination lui fut encore donnée long-temps après, d'autant plus qu'étant mort du vivant de son père, il ne porta jamais le titre absolu de Roi. Il n'y eut guère qu'un siècle et demi entre ce temps et la composition des deux Nouvelles. Leur auteur, quel qu'il fût, avait recueilli une tradition ou purement verbale ou consignée dans quelque chronique contemporaine où cette dénomination était employée, et ne s'était même pas mis en peine de savoir précisément quel roi était ainsi désigné.
On sait que les Novelle antiche ne sont pas toutes de la même main, ni du même siècle; il y en a d'antérieures au Décaméron de Boccace, et qui paraissent être de la fin du treizième siècle. Ces deux Nouvelles portent dans leur style et dans leur extrême simplicité, les caractères qui appartiennent à ces premiers temps. Le Dante, qui florissait alors, et qui peut-être même avait commencé son poëme, voulant y employer ce trait, n'était-il pas trop instruit pour se tromper si grossièrement, pour attribuer au roi Jean ce qui appartient à l'aîné de ses trois frères, et pour donner à l'un de ces Troubadours, dont il connaissait si bien la poésie et l'histoire, une influence sur la mauvaise conduite de Jean, qu'il n'exerça que sur celle de Henri? J'ai de la répugnance à penser que cette erreur vienne de lui; j'aime mieux croire que son vers, tel qu'on le lit dans toutes les éditions, est cependant altéré; qu'il avait écrit conformément à ces deux Nouvelles, et d'accord avec l'histoire:
(je prie les lecteurs italiens de ne pas se laisser prévenir par la mauvaise accentuation de ce vers); qu'après sa mort les copistes n'entendant pas ce que c'était que ce Re giovane, et sachant par hasard qu'il y avait eu en Angleterre un Re Giovanni, un roi Jean, prirent sur eux de mettre l'un pour l'autre, et que ce fut sur une de ces copies que se fit, en 1472, la première édition de la Divina Commedia. Les premiers commentateurs, lisant dans les manuscrits et dans les éditions le Re Giovanni, le roi Jean, dirent de lui dans leurs notes ce que la tradition et les deux Novelle antiche racontaient du Re Giovane, du jeune Roi. Les commentateurs qui suivirent firent pour le premier des poëtes modernes ce que tant de commentateurs ont fait pour les anciens; ils ne se permirent ni doute, ni examen; ils copièrent ceux qui les avaient précédés, et se copièrent l'un l'autre. C'est dans les manuscrits provençaux et dans Novelle antiche qu'était le remède à cette altération du texte, et ils ne l'y ont pas cherché.
Il y a ici une difficulté que j'ai fait pressentir plus haut; la coupe de ce vers, tel que je crois qu'il a dû être écrit par le poëte, paraît défectueuse, en ce que le troisième accent n'y est pas bien placé. Dans les vers en décasyllabes, lorsqu'il y a cinq accents, le troisième doit toujours être sur la sixième syllabe, et il semblerait ici être sur la cinquième:
Mais ne se peut-il pas que ce soit une licence, et que le Dante ait allongé la seconde syllabe de giovane, jeune, quoiqu'elle soit brève, comme lui. Pétrarque et tous les poëtes italiens allongent quelquefois la première de pictà, quoique ce soit la dernière qui soit longue. Je ne connais point d'autre exemple de cette licence; mais je ne connais point non plus dans le poëme du Dante d'autre exemple d'une faute historique aussi forte que le serait celle-là. Pourquoi cette licence ne se prendrait-elle aussi sur le mot giovane, quand la nécessité du vers l'exige, que sur beaucoup d'autres qui n'en paraissent pas plus susceptibles? Je puis m'appuyer ici de l'autorité de Varchi. «Il y a, dit-il, dans son Ercolano, des vers qui, si on les prononçait tels qu'ils sont, ne seraient plus des vers; ils ont besoin d'être aidés par la prononciation, c'est-à-dire d'être prononcés avec l'accent aigu, dans les endroits où il doit être, quoique cet accent n'y soit pas ordinairement. Tel est ce vers du Dante: Che la mia commedia cantar non cura (on voit que dans commedia, l'accent qui doit être sur la seconde syllabe est ici, par licence, sur la troisième, et que l'on prononce l'i dans commedia comme on le ferait dans energia), et cet autre vers: Flegías, Flegías, tu gridi a voto (dans Flegías, il faut prononcer la syllabe as, comme si elle portait l'accent, en s'appuyant et en s'arrêtant sur l'a), et encore cet autre vers du Bembo: O Ercolè che travagliando vai, etc. Dans ce dernier exemple, auquel Varchi en ajoute quelques uns de licences encore plus fortes, l'accent est sur la dernière syllabe d'Ercolè, quoique cela soit contraire à la prononciation usitée; mais la nécessité du vers le veut ainsi: en prononçant Ercole comme à l'ordinaire, ce vers ne serait plus vers. La question se réduit donc à savoir s'il ne vaut pas mieux croire à une licence de prononciation, quelque forte qu'elle, puisse être, qu'à une erreur aussi grossière dans un poëte aussi savant.
Je ne veux point dissimuler ici une circonstance qui doit porter à croire que la faute est du Dante lui-même, et que le vers en question est, dans les éditions et dans les manuscrits, tels qu'il était sorti de ses mains. Un manuscrit bien précieux de son poëme, copié tout entier par Boccace, pour en faire présent à Pétrarque, et dont j'ai parlé dans la vie de ce dernier (voy. pag. 12 de ce vol.), existe à la Bibliothèque impériale, sous le N°. 3199. On y lit très-exactement: Che diedi al re Giovanni, etc. Or, il n'est guère probable que Boccace, qui, dès sa jeunesse avait admiré et étudié la Divina Commedia (voy. sa Vie dans le vol. suivant), et qui était si curieux de bons manuscrits, n'en eût pas un de cet ouvrage, purgé de toutes les fautes qui se multipliaient sous la main des copistes. A défaut d'une copie autographe, il semble qu'on n'en peut pas trouver de plus authentique et de plus sûre que la sienne. Cependant il serait possible que la faute se fût glissée dans le texte dès les premières copies qui ne passèrent point sous les yeux de l'auteur, et qu'elle eût ensuite échappé à Boccace qui était très-savant lui-même, mais qui pouvait savoir imparfaitement l'histoire d'Angleterre; et pourvu qu'il ne soit pas absolument impossible d'admettre que le Dante ait pu se permettre un vers tel que je le propose, je préférerai toujours de croire que c'est ainsi qu'il l'avait écrit. Enfin, si c'est lui qui a commis cette faute, il reste encore inconcevable que de tous ses commentateurs il n'y en ait pas un qui l'ait aperçue, qui l'ait relevée, ni qui ait cherché à la rectifier par l'histoire; qu'enfin personne en Italie n'ait vu jusqu'à présent dans ce vers ou une faute grave du poëte, ou une altération importante de son texte; et dans l'un comme dans l'autre cas, une horrible confusion et des anachronismes ridicules dans tous les commentateurs, sans exception. Si les commentateurs ou les éditeurs à venir veulent être plus exacts, j'ai cru que cette note pourrait leur être de quelque utilité.
Page 122, add. à la note 161.--Quatre traducteurs français ont rendu de la manière suivante ce passage si difficile: Padre, assai ci fia men doglia, etc. On peut choisir entre leurs versions et la mienne. «Mon père, que ne nous manges-tu plutôt? C'est toi qui nous a donné cette misérable chair, reprends-la.» Watelet, dans la Poétique de Marmontel.
«Mon père, mange-nous plutôt, nous souffrirons beaucoup moins; c'est toi qui nous a donné cette misérable chair, reprends-la.» Moutonnet de Clairfons.
«Mon père, il nous sera moins dur d'être mangés par toi; reprends de nous ces corps, ces misérables chairs que tu nous a données». Rivarol.
«Mon père, c'est vous qui nous avez donné cette misérable chair, reprenez-la, et plutôt que de vous dévorer vous-même, nourrissez-vous de vos enfants.» Detouteville, édition de Salior.
Page 155, ligne 1.--«Homère lui-même n'est pas au-dessus de notre poëte, etc.» Dans ces beaux vers:
(Iliad. lib. VI, v. 146 et suiv.)
Page 161, ligne 24.--«Il voit la métamorphose de Philomèle en oiseau.» J'ai suivi Venturi, Lombardi, et la plupart des interprètes, qui entendent ici Philomèle, quoique le texte paraisse d'abord convenir davantage à Progné.
Ce fut Progné qui fut vraiment impie, en tuant son fils Itys pour le faire manger à Térée; mais Philomèle prit part à ce crime: ce fut elle qui égorgea Itys après que Progné lui eût percé le flanc:
Et quand Térée eut fait cet horrible repas, ce fut encore elle qui mit sous les yeux du père la tête sanglante de son fils:
Ityosque caput Philomela cruentam
Misit in ora patris. (Ibid.)C'est elle cependant qui passe le plus généralement pour avoir été changée en rossignol; et quand on parle des causes de sa métamorphose, on ne cite que son malheur, et l'on ne dit rien de cette vengeance barbare. Mais tous les auteurs ne sont pas d'accord au sujet de ces deux sœurs. Il y en a qui prétendent que Philomèle fut changée en hirondelle et Progné en rossignol. De ce nombre sont Probus, sur la sixième églogue de Virgile, Libanius, voy. Excerpta Grœcorum sophistarum ac rhetorum Leonis Allatii, Narrat. 12; et Strabon, cité par Natalis Comes, ou Noel Conti, Mythol., lib. VII, c. 10. C'est leur autorité que Dante paraît avoir suivie; ce qui le prouve, c'est que plus haut, dans le neuvième chant, il dit que vers le matin l'hirondelle commence ses tristes plaintes, peut être au souvenir des ses anciens malheurs. Voy. ci-dessus, p. 187.
(Purg., c. 9, v. 13.)
Page 239, ligne 23.--«Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas, que la fortune changeant le cours des vents, etc.» La plupart des interprètes entendent ici que Dante met son espérance dans l'arrivée de l'empereur Henri VII en Italie; mais Lombardi croit qu'il désigne plutôt Can Grande della Scala, annoncé dès le premier chant de l'Enfer, comme celui qui devait ramener l'ordre et le bonheur sur la terre; c'est-à-dire, faire triompher le parti Gibelin, dont il venait d'être nommé chef.
Page 265, lig. 23.--«Mais il est temps de quitter le Dante.» Au lieu de cette fin du chapitre X, j'avais d'abord mis la suivante, que j'aurais peut-être mieux fait d'y laisser: «Le travail long et pénible que j'ai entrepris sur le plus célèbre et le moins connu des poëtes italiens, atteindra-t-il le but que je me suis proposé? J'ai voulu qu'il laissât dans l'esprit une idée nette du plan général de son poëme et de l'exécution de ce plan dans toutes ses parties. J'ai voulu que l'on pût suivre avec moi la marche de ce génie extraordinaire, et qu'il restât, après avoir lu ce que je dirais de lui, une notion claire et précise, au lieu de ces notions vagues et confuses qui en existent, non seulement en France, mais même en Italie. La difficulté de ce travail, qu'on n'avait encore tenté dans aucune langue, ne peut être sentie que de ceux à qui Dante est connu dans la sienne. Mais il en est de la difficulté comme du temps; elle ne fait rien à l'affaire. J'aurais pu m'épargner beaucoup de peine, et réduire infiniment cette analyse; j'aurais mieux satisfait mon goût, j'aurais peut-être plu davantage, mais j'aurais été moins utile. On aurait su ce que je pense sur Dante; on n'aurait eu aucun moyen de plus de savoir ce qu'on en doit penser. Le vague et la confusion dans les idées qu'on s'en forme et dans les jugements qu'on en porte, seraient restés les mêmes. C'est ce que je n'ai pas voulu; et, j'ose le dire, c'est ce qui en effet ne sera pas, si l'on veut lire avec quelque attention cette partie de mon ouvrage, celle de toutes, sans nulle comparaison, que j'ai le plus soignée, et si j'ai réussi à y mettre autant de clarté que j'ai eu d'amour du vrai, d'application, de patience et de zèle.»
Page 328, addition à la note 470.--Ce qui m'étonne plus que tout le reste, c'est que M. l'abbé Ciampi, qui; dans ses Memorie della Vita di messer Cino, etc., Pise, 1808, indique un grand nombre de vers de ce poëte, ou imités, ou même pris tout entiers par Pétrarque; lui qui dit positivement, qu'à chaque pas on rencontre dans les poésies de Cino, les mouvements de Pétrarque, le masse Petrarchesche, et qui en cite plusieurs exemples, ne dit rien, ni de ce sonnet de Cino, ni de cette canzone de Pétrarque. (Voyez Memor. della Vita, etc., p. 95 à 98.) Cet auteur attribue à Cino, p. 26 de ces mêmes Mémoires, la canzone: Ohimè lasso quelle treccie bionde, que Pilli a insérée dans son édition des Poésies de Cino, mais qui passe pour être du Dante, et qui est aussi imprimée dans ses Œuvres. Il appuie avec beaucoup de raison, selon moi, son opinion sur les vers suivants qui terminent la dernière strophe:
«Hélas! toi qui renfermais des perfections et des biens au-dessus de la nature, un revers de fortune t'a conduite au haut de ces âpres montagnes, où la mort t'a renfermée sous la pierre; elle y a changé mes tristes yeux en deux sources de larmes.» Il est certain que cela convient parfaitement à Selvaggia, et n'a aucun rapport avec Béatrix. En attribuant au Dante, cette canzone, selon l'opinion commune, comme je l'ai fait, t. I, p. 462, avant de connaître l'ouvrage de M. Ciampi, ou plutôt avant qu'il fût fait, j'ai observé que cette figure de style, ce retour de l'interjection oimè! répétée plusieurs fois dans la même strophe, et dans toutes les strophes de la canzone, avait été imitée par Pétrarque, dans le sonnet Oimè il bel viso, oimè il soave sguardo, etc. J'ajouterai qu'il est plus naturel que Pétrarque ait emprunté cela de plus à Cino, qu'il aimait et qu'il imitait souvent, que du Dante, qu'il connaissait moins et qu'il enviait peut-être, comme on le voit dans sa Vie; mais je remarque encore avec quelque surprise, que M. Ciampi n'a point observé cette ressemblance, ou plutôt cette évidente imitation.
Page 397, sur l'épître à la Postérité.--M. Baldelli ne veut pas que l'épître à la Postérité ait été écrite alors (1352); il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, après que Pétrarque eût fait une autre invective en réponse à un Français qui l'avait attaqué. Sa raison paraît très-bonne, et je m'y étais d'abord rendu. Pétrarque trace, dans cette épître, le tableau de sa vie. Après avoir dit, qu'à l'âge de neuf ans il fut amené en France, à Avignon, il ajoute que le Pontife romain y tient l'église du Christ en exil, et l'a tenue long-temps, quoiqu'il eût paru, il y avait peu d'années, la remettre à sa place; mais cela s'était réduit à rien, du vivant même d'Urbain, comme s'il s'était repenti de cette bonne action. Si ce pape eût vécu quelque temps de plus, Pétrarque lui eût fait voir ce qu'il pensait de ce retour; déjà il tenait la plume pour lui écrire; mais ce malheureux Pontife avait abandonné trop tôt et son noble dessein et la vie, etc. Or, Urbain V ne fut élu pape, qu'en 1362; il rétablit le siége pontifical à Rome, en 1367, retourna, en 1370, à Avignon, et mourut presque en y arrivant. Pétrarque ne peut donc avoir écrit ce passage en 1352; la date de 1372, époque de sa réponse aux attaques d'un Français, y convient donc beaucoup mieux. Ce raisonnement me paraissait sans réplique; voici ce qui m'a fait changer d'avis. En finissant cette épître, destinée à retracer aux yeux de la Postérité, la carrière qu'il avait parcourue, Pétrarque s'arrête au moment où, ayant perdu le bon seigneur de Padoue, Jacques de Carrare, il était retourné en France. «Quoique son fils, dit-il, prince très-sage et qui m'est très-cher, lui ait succédé, et qu'à l'exemple de son père, il m'aye toujours chéri et honoré, cependant, ayant perdu celui avec qui j'avais plus de rapports, surtout à l'égard de l'âge, je suis revenu en France (à Avignon), ne pouvant me fixer; et non pas tant par le désir de revoir ce que j'avais vu mille fois, que par le besoin de remédier à mon ennui, comme le font les malades, par le changement de lieu.» Ego tamen illo amisso cum quo magis mihi, prœsertim de œtate, convenerat, redii rursus in Gallias, stare nescius; non tam desiderio visa millies revisendi, quam studio, more œgrorum, loci mutatione tœdiis consulendi. Ce sont les derniers mots de l'épître. Il est évident que cela ne peut avoir été écrit que peu de temps après la mort de Jacques de Carrare, et lorsque Pétrarque était de retour dans Avignon. Il n'eût pas terminé ainsi le compte qu'il rendait à la Postérité, des événements de sa vie, lorsque déjà depuis vingt ans, il avait quitté pour toujours Avignon et la France; lorsque, après avoir fait de longs séjours à Milan, à Venise, après avoir éprouvé toutes les vicissitudes dont cette période de sa vie fut agitée, aussi intimement lié avec François de Carrare, qu'il l'avait été jadis avec son père, devenu languissant, affaibli par l'âge et par l'étude, il s'était enfin réfugié, comme en un port, dans sa douce retraite d'Arqua, où il mourut deux ans après. Cette impossibilité n'est pas pour moi moins absolue ni moins démontrée que la première. Ce qui me paraît donc vraisemblable, c'est que tout ce qui a trait à Urbain V, dans le premier passage, ait été interpolé ou ajouté après coup, par Pétrarque lui-même. Sans doute il conservait une copie de cette épître, qui contenait la réfutation des calomnies répandues autrefois contre lui; elle lui revint sous les yeux, peu de temps après le retour en France et la mort d'Urbain V. Préoccupé comme il l'était, de cet événement qui renversait toutes ses espérances, il écrivit, ou en marge, ou en interligne, ce qui regarde ce Pontife; et c'est sur cette copie qu'auront été faites, après sa mort, celles qui ont servi, plus de cent ans après, pour l'édition de ses œuvres. Cela est beaucoup plus naturel que de penser que, dans la position où il était, en 1372, il eût pu terminer aussi imparfaitement une pièce à laquelle il devait attacher tant d'importance. D'ailleurs, dans la première de ces deux époques, il était calomnié vivement par les médecins du pape, et tourmenté par ces calomnies, dans une cour où il était souvent obligé de paraître; dans la seconde, on lui apportait, en Italie, une invective écrite contre lui, en France. C'était déjà beaucoup que de répondre par une autre invective, à une libelliste anonyme; il n'y avait rien là d'assez fort ni d'assez inquiétant pour engager Pétrarque à réclamer devant le tribunal de la Postérité, contre les injures lointaines d'un auteur inconnu. J'ai donc rétabli, tel qu'il était d'abord, ce passage que j'avais effacé. Je prie ceux qui penseraient autrement que moi, de suspendre leur jugement, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus, dans cette Vie de Pétrarque, à la date de 1372, et de relire alors la fin de l'épître à la Postérité, telle que je l'ai fidèlement citée, et telle qu'on la trouve en tête des Œuvres latines de Pétrarque, dans les deux éditions de Bâle.
Page 407, ligne 14.--«C'est à lui (à Galéas Visconti) que Pétrarque s'était principalement attaché.» Galéas avait fixé son séjour à Pavie. Pétrarque y passa plusieurs années auprès de lui. Ce prince s'y occupa constamment de l'encouragement des lettres, et y fonda une université qui ne tarda pas à devenir célèbre. Il paraît hors de doute, quoique les historiens n'en parlent pas, que Pétrarque eut, par ses conseils, une grande part à cette fondation, et à tout ce que Galéas fit en faveur des lettres.
Page 458, ligne 29.--«D'autres biens plus grands encore.» Entre les détails précieux que l'on peut recueillir de ce dialogue, il s'en trouve un qui prouve, que si Laure fut toujours sage, Pétrarque n'oublia rien pour qu'elle cessât de l'être, et qu'il y eut, entre eux, plus de rapprochements et plus d'intimité qu'on ne le voit dans les poésies de Pétrarque ni dans aucun de ses autres ouvrages. Saint-Augustin lui demande pourquoi cette femme qu'il vante tant, pourquoi cet excellent guide, le voyant hésiter et chanceler dans la route, ne l'a pas dirigé vers les choses célestes, ne l'a pas conduit par la main comme on conduit les aveugles, et ne lui a pas indiqué par où il fallait monter? «Elle l'a fait autant qu'elle a pu, répond Pétrarque. Et qu'a-t-elle fait autre chose, lorsque, sans se laisser toucher par mes prières, ni vaincre par les discours les plus flatteurs, elle est restée fidèle à l'honneur de son sexe; lorsque, résistant en même temps à son âge et au mien, à mille choses qui auraient fléchi toute autre qu'elle, elle est restée ferme et inébranlable? L'esprit d'une femme m'enseignait ce qui était du devoir d'un homme. Pour m'engager à suivre les lois de la pudeur, sa conduite était, à la fois, un exemple et un reproche. Enfin, quand elle m'a vu briser mes rênes et courir au précipice, elle a mieux aimé m'abandonner que de m'y suivre.» Cette conduite est admirable; mais pour la tenir, pour résister à de si dangereux assauts, il faut y être exposée, il faut voir un homme assez en particulier et avec assez de suite pour qu'il puisse les livrer.
Page 441, addition à la note 611.--Il existe à Florence, dans la bibliothèque Marcienne, ou des Dominicains de Saint-Marc, maintenant réunie à la bibliothèque Laurentienne, un très-ancien manuscrit des épîtres de Pétrarque, qui, s'il n'est pas de sa main, est au moins du même siècle que lui. La même note qui est sur le Virgile, est transcrite sur ce manuscrit, d'une écriture un peu moins ancienne; et avec cette observation: «Ce qui suit se trouve écrit et à ce qu'on dit, de la propre main de François Pétrarque, sur un Virgile qui lui appartenait, et qui est maintenant à Pavie, dans la bibliothèque du duc de Milan.» Pietro Candida Decembria, écrivain du quinzième siècle, dans une lettre écrite, en 1468, qui est en manuscrit dans la bibliothèque Ambroisienne, dit que le Virgile même, avec les Commentaires de Servius, fut écrit par Pétrarque, dans sa jeunesse; que l'ayant revu dans sa vieillesse, il y ajouta plusieurs notes, et réfuta, en plus d'un endroit, les remarques de Servius. Bernard Ilicinio, contemporain de Decembrio, et auteur d'une Vie de Pétrarque, cite, comme originale, la note dont il s'agit. Ce Virgile est enrichi d'une miniature représentant le sujet de l'Enéide, que les connaisseurs s'accordent à regarder comme un ouvrage de Simon de Sienne. Il se peut que Pétrarque, ayant retrouvé, en 1338, ce manuscrit qu'il avait perdu, ait prié Simon, qui fut appelé à Avignon l'année suivante, et qui devint son ami, d'y ajouter cet ornement pour en augmenter le prix. Le manuscrit resta dans le même état pendant près de deux siècles, dans la bibliothèque de Milan. En 1795, une partie de la feuille sur laquelle cette note est écrite, s'étant détachée de la couverture, et même un peu déchirée, les bibliothécaires aperçurent des caractères qu'on n'y avait pas soupçonnés jusqu'alors. La curiosité les engagea à décoller entièrement la feuille; ils y mirent le plus grand soin; mais le parchemin était si fortement collé, que les caractères laissant leur empreinte sur le bois de la couverture, restèrent presqu'entièrement effacés; en sorte que l'on put à peine y lire une autre notice, qui est aussi écrite de la main de Pétrarque. Il y a d'abord consigné l'époque de la perte qu'il avait faite et de la restitution du manuscrit; il lui avait été volé aux kalendes de novembre 1326, et il lui fut rendu à Avignon, le 17 avril 1338. Il met ensuite, par ordre, les pertes qu'il avait faites de plusieurs de ses amis, avec la date de la nouvelle qu'il en avait reçue, et avec des expressions de regret et de douleur, et des plaintes sur la solitude où il se trouve de plus en plus dans le monde. Tous ces détails prouvent une âme aussi profondément sensible que son esprit était étendu et élevé.
Page 469, ligne 11.--«Il en avait brûlé des paquets, des coffres entiers (de ses lettres et de ses papiers).» En 1134, avant de partir de Parme, pour faire un voyage en Lombardie, Pétrarque fit une revue dans ses papiers. Plusieurs coffres en étaient confusément remplis. Son premier mouvement fut de les jeter tous au feu; mais il lui prit envie de les relire, et il y passa plusieurs jours. Il y avait des écrits en prose et en vers, les uns latins, les autres rimés en langue vulgaire. Il voulut d'abord les corriger; mais se rappelant ensuite de grands ouvrages qu'il avait entrepris, et qui lui paraissaient mieux mériter qu'il y consacrât tout son temps, il reprit sa première idée, et se mit à livrer aux flammes tout ce qui lui venait sous la main. Plus de mille épîtres ou poëmes de toute espèce y périrent. Des paquets existaient encore. Il s'aperçut heureusement, quoique un peu tard, qu'il brûlait un bien qui appartenait à ses amis: il se souvint que son cher Socrate lui avait demandé sa prose, Barbate de Sulmone ses vers. Il commença alors un triage de ce qui lui restait, et c'est ce qui nous a procuré les huit livres de ses Choses familières, dédiés à Socrate, et les trois livres de ses vers latins, adressés à Barbate de Sulmone.
Page 469, ligne 22.--«Ces lettres sont très-importantes, etc.» Pétrarque destinant lui-même à la postérité, le choix qu'il avait fait de ses lettres, les avait distribuées en quatre classes. La première, divisée en vingt-quatre livres, est intitulé Familiarum rerum, et comprend tous les événements de sa vie, depuis son premier voyage à Paris, en 1331, jusqu'à son départ de Milan, en 1361. Il intitula la seconde classe, Semtium. Elle contient dix-sept livres, et renferme les épîtres qu'il écrivit depuis 1361 jusqu'à sa mort; la troisième classe est celle des épîtres en vers; elle est partagée en trois livres; la quatrième enfin, contient les lettres écrites contre le clergé et contre la cour Romaine. Il supprima les noms de ceux à qui elles étaient adressées, et les intitula: Epistolœ sine nomine ou sine titulo. Les lettres de Pétrarque ont été imprimées deux fois dans le XVe. siècle, conjointement avec toutes ses œuvres latines, et deux fois séparément, mais toujours incomplètes. Les derniers éditeurs de Bâle, eux-mêmes, au XVIe. siècle, en donnant les seize livres des Senilium qui n'étaient pas dans les premières éditions, et les trois livres d'épîtres en vers, n'ont imprimé que huit livres des Familiarium rerum. Il parut, en 1601, à Genève, une édition in-8°. des seules lettres en prose, divisées en dix-sept livres, mais où les Senilium ne sont pas. L'éditeur assure qu'il s'y trouve soixante-cinq lettres de plus que dans toutes les éditions précédentes; mais il en reste encore beaucoup d'inédites 722.
Note 722: (retour) La première édition des Œuvres latines de Pétrarque est de 1495, Bâle, in-fol., répétée aussi à Bâle, 1496, in-4°. gr.; la seconde est de 1496, Venise, in-fol. Il y eut quatre autres à Venise, deux en 1501, et les deux autres en 1503 et 1516. C'est d'après ces anciennes éditions qu'ont été faites les deux de Bâle, 1554 et 1481, in-fol. La première édition des Lettres, sans les autres œuvres, remonte jusqu'en 1484, sans nom de lieu.
Les vingt-quatre livres complets des Familiarium, sont dans le beau manuscrit de la Bibliothèque impériale, n°. 8568, sur vélin, copié l'an 1388, selon M. Baldelli, qui cite le catalogue imprimé de la Bibliothèque du Roi. (Voyez Del Petrarca e delle sue opere, page 213). C'est, dans ce Catalogue, une erreur dont je crois que voici la cause. On lit, à la fin de la dernière lettre du manuscrit, ces mots écrits d'une très-jolie écriture: Jo. legit completè 1388, 23 februarii hora 4e. Ce Jo. (Johannes) fut sans doute l'un des premiers possesseurs du manuscrit qui l'avait lu et complètement collationné, le 23 février 1388. Il l'avait lu à loisir, car tout le volume est rempli de notes marginales, écrites de la même main. Cette copie avait donc été faite avant l'année dont cette date ne porte que le second mois. Peut-être même l'avait-elle été du vivant, et sous les yeux de Pétrarque, qui n'était mort que trente-cinq ans auparavant. La Bibliothèque impériale possède un autre manuscrit des lettres, entièrement conforme au premier, quant à ce qu'il contient, mais sur papier, et copié dans le XVe siècle, n°. 8569. Il est du fonds de Colbert.
M. Baldelli, dans l'article 5 de ses Illustrazioni, cite encore plusieurs manuscrits très-précieux des Bibliothèques de Venise, de Rome et de Florence, qu'il a consultés avec fruit pour son ouvrage. Ce savant estimable projetait une édition complète des œuvres latines de Pétrarque, dont ses épîtres forment la plus importante partie; et l'on voit, par cet article même, qu'il s'était parfaitement préparé à cette entreprise. Il est bien à désirer, pour l'intérêt des lettres, qu'il n'y ait pas renoncé.
Page 476.--Un fragment du poëme de l'Afrique a fait tomber un érudit français, dans une erreur bien extraordinaire. Lefebvre de Villebrune donna, en 1781, une édition du poëme de Silius Italicus. Il prétendit restituer à ce poëte, un fragment qu'il accusa Pétrarque de lui avoir dérobé; et il l'inséra effrontément dans son édition, sans savoir ou sans se rappeler que le poëme de Silius n'était pas retrouvé au temps de Pétrarque, et ne le fut que dans le siècle suivant, par le Pogge; sans s'appercevoir, à plusieurs expressions très-remarquables, que la latinité de ce fragment ne s'accorde pas avec le latin très-pur de Silius; que, par exemple, ces phrases: Vicinia mortis, fortunœ terminus altœ, homo natus sortis iniquœ, transire labores, et plusieurs autres, sont du latin du XIVe siècle; qu'un substantif avec deux épithètes, comme aurea alla palatia, est tout-à-fait italien, etc.; sans prendre garde enfin que ce fragment, qui contient un discours de Magon mourant, va très-bien dans l'endroit de l'Africa, de Pétrarque, où il est placé, à la fin du septième livre, mais qu'il est au contraire fort déplacé vers le commencement du dix-septième siècle des Punicôrum de Silius; que Magon y parle de la blessure dont il meurt, et qu'on ne l'a point vu blessé auparavant; que, dans la suite du poëme, non-seulement il n'est plus question de sa mort; mais que, dans plusieurs passages, il est encore censé vivant; qu'entre autres, Annibal parle deux fois, dans le dernier livre de Silius, de la mort d'un seul de ses frères, Asdrubal (v. 260 et 460), et qu'il ne dit rien de son autre frère Magon, ce qu'il n'eût pas manqué de faire, s'il l'eût en effet perdu. Tant de bévues dans un prétendu savant, qui osait accuser Pétrarque de plagiat, et parler de lui avec mépris, qui n'en témoignait pas moins pour des savants, tels que Ileinsius, Drakemborek, et tous ceux qui avaient travaillé avant lui sur Silius Italicus, l'ont couvert, et en Italie, et en Allemagne, d'un ridicule ineffaçable, et ont compromis l'érudition française aux yeux des savants étrangers. Voyez sur cette bévue de Villebrune, sur ce qui en fut cause, et sur ce qui aurait dû l'en garantir, l'article IV des Illustrazioni, à la fin de l'ouvrage de M. Baldelli, page 199.
Page 525, ligne 25.--«Il ne manque à votre bonheur que de vous contempler vous-mêmes, etc.» Nous avons vu plusieurs exemples de passages de Cino da Pistoia, imités par Pétrarque; celui-ci est un de ceux où l'imitation est la plus évidente. Cino termine ainsi sa canzone sur les yeux de Selvaggia:
(Rime di div. ant. Aut. Tosc., 1740, p. 139.)
Et Pétrarque dit ici aux yeux de Laure:
FIN DU SECOND VOLUME.
MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N°. 27.