Title: Une fête de Noël sous Jacques Cartier
Author: Ernest Myrand
Release date: February 21, 2007 [eBook #20635]
Most recently updated: January 1, 2021
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
QUÉBEC
IMPRIMERIE DE L. J. DEMERS & FRÈRE
30, RUE DE LA FABRIQUE
Il y a quelques années le bibliothécaire de l'Institut Canadien de Québec, donnant son rapport à l'assemblée générale des membres de cette institution littéraire, faisait cette déclaration remarquable:
Vous me permettrez, messieurs, d'exprimer un regret; les dix-neuf vingtièmes au moins des 7,000 volumes qui ont circulé parmi nos membres durant l'année qui vient de finir (1879-80), sont des ouvrages de littérature légère. C'est un véritable événement lorsque quelqu'un demande un livre sérieux. Nous comptons pourtant sur nos rayons un beau choix d'ouvrages sur les sciences exactes, l'histoire, la philosophie, la morale, mais presque personne ne vient secouer la poussière que s'y accumule. La lecture des meilleurs ouvrages de fantaisie ne sert qu'à délasser l'esprit, elle ne saurait ni nourrir l'intelligence, ni former le coeur; c'est une simple récréation dont il ne faut pas abuser.
Quatre ans plus tard, le bibliothécaire en exercice de la même institution confirmait le diagnostic du mal signalé par son prédécesseur.
Dans le cours de la présente année, disait-il (1883-1884), la circulation de nos livres s'est élevée à plus de 8,130 volumes.
Parmi ces nouveaux livres se trouvent un certain nombre d'ouvrages sur les sciences, et, si l'on en juge par la vogue qu'ils ont obtenue, on ne saurait trio engager le bureau de direction à augmenter la partie scientifique de notre bibliothèque qui a été fort négligée jusqu'aujourd'hui. Malheureusement, la circulation de nos livres fait voir que le goût des romans n'est que trop prononcé et le meilleur moyen de combattre la propagation de ces lectures, pour le moins frivoles, serait d'offrir à nos membres des ouvrages scientifiques qui les instruisent et les intéressent. N'est-ce pas là la mission de notre Institut, mêler "l'utile à l'agréable".
De cet état de choses, alarmant pour certains esprits pessimistes plutôt que sérieux, un fait consolant se dégage. La statistique prouve avec éclat, que la jeunesse de notre ville lit. Qu'elle lise un peu légèrement, cela peut s'avouer sans trop d'alarmes, qu'elle puisse mieux lire, cela ne compromettra personne de soutenir cet avis, un peu naïf, comme toutes les vérités découvertes par La Palisse. Le mieux est toujours et partout possible. Le point essentiel existe: la jeunesse de Québec lit; elle aime passionnément à lire, et chez elle ce délassement intellectuel prime de très haut dans le choix restreint de ses amusements et de ses plaisirs. L'essentiel est obtenu, que l'essentiel demeure.
Seulement, comme les gourmands, et les gourmets, la jeunesse préfère le dessert aux entrées du repas, la friandise et le bonbon à la soupe et au bifteck. Je connais plusieurs vieux de cet avis-là. Le moyen de faire goûter à la soupe et manger le rôti ne serait pas, à mon sens, de retrancher absolument le dessert, mais plutôt de servir une soupe excellente, un rôtit parfait.
Ce procédé d'art culinaire a été merveilleusement appliqué aux tables de lecture par les vulgarisateurs modernes de la science dans les oeuvres essentiellement littéraires. Ains, pour n'en nommer que deux célèbres, Jules Verne et Camille Flammarion se sont bien gardés de proscrire ou d'anathématiser le Roman. Loin de là; c'est à la faveur, au prestige, à l'influence bien exploitée de ce tout puissant, qu'ils doivent la meilleure part de leurs succès. Ça été la suprême habileté de ces bons courtisans de flatter de la sorte le Maître Souverain de notre littérature contemporaine et, avec lui, l'innombrable légion de ses fidèles adorateurs. Car, de quelque nom que les passions contraires le signalent, qu'on l'idolâtre comme un fétiche, ou qu'on l'exècre et le fuie comme un épouvantail, il n'y a que les maladroits qui osent rencontrer de front la popularité irrésistible de l'ennemi, popularité qui saisit, écrase, emporte et jette à l'abîme l'imprudent contradicteur. On ne détrône pas impunément un tel monarque, et mieux vaut, pour l'ennemi, entrer en éclaireur qu'en guérilla dans son royaume.
Jules Verne, Flammarion n'auraient pas réussi à faire accepter leurs ouvrages par une telle universalité de lecteurs si leurs cours scientifiques déguisés en romans, n'eussent revêtu l'éclatante livrée, parlé le langage charmeur, confessé le dogme infaillible de l'Imagination, cette vérité éternelle de l'éternel Roman.
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J'en appelle au plus froid critique, le Tour du Monde en Quatre-vingt jours eût-il jamais valu à son auteur fortune et renommée, si Verne l'eût intitulé simplement: Géographie Universelle? De même, son fameux roman-trilogie: Enfants du capitaine Grant, Vingt mille lieus sous les mers, l'Île mystérieuse, aurait-il jamais eu chez les liseurs cet inouï succès de vogue, si l'éditeur eût sévèrement publié une Histoire naturelle en trois volumes? Et le Voyage au centre de la Terre, n'est-il rien autre chose qu'un admirable et merveilleux Cours de Physique et de Géologie? Essayez d'écouler à la faveur de ce dernier titre, un millier seulement de copies exactes du même ouvrage, et vous m'en viendrez dire des nouvelles.
Aussi Jules Verne, ce lecteur sérieux popularisant chez les liseurs de romans les notions premières des sciences positives et les données mathématiques des arts, se garde bien de prévenir, voire même d'éveiller, au cours du récit merveilleux, l'attention de son public. Public dangereux s'il en fut jamais, excessivement difficile à retenir et à fixer, public capricieux, changeant, mobile à l'extrême, s'abattant sur un livre nouveau avec la pétulance gourmande d'une volée de moineaux, s'enlevant de même à grands bruits d'ailes et des cris colères, sitôt que l'un des rongeurs s'est écrié: "livre d'études!"
L'auteur n'approche qu'avec une prudence extrême ce volage et farouche lecteur. Comme aux petits enfants que l'on veut guérir, il ne dit pas: "Voici le remède"; mais câlinement: "Qui veut du bonbon?" Tout aussitôt le lecteur mord à l'amorce, se prend à l'hameçon et se noierait au bout de la ligne plutôt que de lâcher l'appas. A travers l'intrigue du récit, comme avec un filet à mailles inextricables, l'auteur amène doucement, doucement, mais sûrement aussi, le lecteur frivole à sa barque, c'est-à-dire, à son avis. Jules Verne éblouit, captive, capture son lecteur avec l'éclat de style, tout comme l'autre, le pêcheur de poissons, amorce sa clientèle avec des mouches à corselet d'or et à plumes rouges. Un tel lecteur une fois pris ne lui échappe... qu'au dernier chapitre. Et encore le reprendra-t-il infailliblement à son prochain roman scientifique.
Pareils ouvrages instruisent leurs lecteurs qu'ils amusent, et l'excellence de leurs résultats est par trop évidente pour être signalée. Passe-Partout, Nemo, le capitaine Grant, sont de véritables professeurs de géographie, d'histoire naturelle, de physique, déguisés grimés convenablement en héros de romans. L'intrigue même du récit n'est le plus souvent qu'une thèse scientifique, exposée, développée, soutenue, établie au cours d'une aventure imaginaire autant qu'originale et raconté en un très beau style, qui fleurit, comme un jardin de rhétorique, les plaines arides du chiffre et les solitudes austères où les savants de toutes les langues parlent le mot exact du théorème et de l'équation.
Il est souvent advenu qu'un lecteur frivole, alléché par la description brillante mais précise d'un monument, d'une ville, d'un pays, intéressé par le détail inédit, mais toujours exact, des religions, des gouvernements, des langues, des moeurs, des costumes, des industries, des arts professés par les peuples de latitudes différentes, s'en est allé compléter (en même temps que vérifier) dans les ouvrages classiques de la science, les connaissances acquises à la lecture de Jules Verne. Ses romans auront fait alors, mieux et plus vite que les pédagogues et leurs sermons, un lecteur sérieux d'un lecteur frivole et reconquis à l'amour du savoir une intelligence perdue de romanesque et d'aventure.
Alors, dans les bibliothèques publiques comme au foyer de la famille, les livres sérieux occuperont une place d'honneur et de préséance, la seule d'ailleurs qu'ils doivent tenir dans la demeure d'un homme instruit. Alors ce ne sera plus, pour parler avec à propos le langage excellent du rapporteur de l'Institut Canadien de Québec, ce ne sera plus un véritable événement quand quelqu'un demandera au conservateur d'une bibliothèque publique l'usage d'un livre sérieux.
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Ce que Jules Verne a tenté avec un éclatant succès pour l'enseignement populaire de la géographie universelle; ce que Flammarion réalise avec un triomphe é en faveur des connaissances astronomiques; ce qu'enfin la Bibliothèque des Merveilles poursuit, en vulgarisant dans les foules les sciences exactes et les arts, je crois devoir aujourd'hui l'essayer en faveur des archives de notre Histoire du Canada.
A part ce que nous avons appris de force au collège, que savons-nous de l'Histoire du Canada? Combien d'entre nous ont eu la bravoure de compléter les notions rudimentaires des Abrégés suivis en classe, par la lecture entière de Ferland ou de Garneau? Quels rares étudiants, les érudits de l'avenir, sont allés vérifier après coup, dans les archives nationales, les données mêmes de l'histoire, ont remonté le cours des faits et retrouvé les sources, analysé ces eaux de vérité où les auteurs disaient avoir puisé la science, de crainte que le Mensonge ne les eut empoisonnées d'infâmes calomnies?
Et cependant, ce ne sont pas les archives précieuses, uniques, originales, qui manquant à Québec. L'inestimable bibliothèque de l'Université Laval, vaut, elle seule, en trésors archéologiques toutes les collections particulières ou publiques du pays.
Le travail archéologique se réduit maintenant à la peine de lire.
En effet, les chercheurs bibliophiles de notre Histoire du Canada, Fribault, Jacques Viger, Laverdière, Holmes, Papineau, Sir Lafontaine, parmi les morts, les abbés Bois, Raymond Casgrain, Tanguay, Verreault, Messieurs Joseph Charles Taché, Douglas Brymner, Benjamin Sulte, James Lemoine, parmi les vivants, ont taillé toute la besogne, parachevé la tâche avant même que nous jeunes gens, fussions sortis du collège.
Le vénérable doyen de notre littérature canadienne-française, l'Honorable M. Chauveau, a publié, dans son Introduction aux Jugements et Délibérations du Conseil Souverain de la Nouvelle France, une nomenclature aussi complète qu'intéressante des principales archives relevées au pays depuis quarante ans, et en particulier dans la province de Québec.
Hélas! les archives de notre histoire, nos belles et glorieuses archives, imprimées sur papier de luxe avec du caractère antique, reliées à grands frais, tranchées d'or ou de carmin, continuent aujourd'hui, sur les rayons de nos bibliothèques publiques, le sommeil de mort qu'elles dormaient autrefois dans la poussière des greniers ou l'humidité des caves, alors qu'elles étaient seulement de vieux manuscrits, des parchemins racornis, des bouquins noirs et luisants, livrés à la merci des ménagères qui les utilisaient à allumer le feu. 1
Note 1: Je me rappelle que ce fut dans le fond d'une boite à bois que l'on découvrit un des volumes du Journal des Jésuites, le seul qui ait échappé au même usage. L'autre ou les autres volumes ont eu l'honneur de griller les poulets ou mêler leurs cendres vénérables aux tisons moins historiques d'une bûche d'érable ou d'un rondin de merisier!
Pour atténuer, sinon excuser, notre criminelle incurie, il convient d'ajouter qu'en France aussi bien qu'au Canada, les archéologues se plaignent amèrement de ces désastreuses négligences. Ecoutez ce qu'en dit un archiviste célèbre:
Que de précieux documents ont allumé la pipe d'un goujat! Que de nobles parchemins, au bas desquels était la signature d'un roi, ont couvert les pots de conserves de femmes de préfets, bonnes ménagères qui les faisaient prendre dans les greniers de la préfecture... Je n'en dis pas davantage et je ne nomme personne; il n'est pas besoin d'autres exemples que ceux auxquels je fais allusion, et que je connais, pour montrer que les parchemins qui ont servi à faire des gargousses, et par cela même, à faire de l'histoire nouvelle, n'ont pas eu la destinée la plus triste.
Pierre Margry, Découvertes françaises, 40 et 41.
Une poussière d'oubli, froide et silencieuse comme la neige, tombe sur elles, tombe encore, tombe toujours, les recouvre, les ensevelit sous l'épaisseur ténébreuse d'un linceul et menace de les cacher à jamais aux regards des hommes, de les faire disparaître, comme des cadavres de voyageurs morts de froid, sous l'uniforme niveau, l'égalité fatale de la steppe.
Et cependant quel labeur colossal, quels argents, quelles études n'ont-elles pas coûté aux bibliophiles, aux chroniqueurs, aux archéologues, aux historiens qui ont eu l'héroïque courage, la patriotique vaillance de publier en éditions d'honneur, les manuscrits originaux, les annales primitives de la Colonie! Par contre, combien apparaissent mesquins désespérants, ironiques, misérablement petits, les résultats obtenus comparés à l'effort gigantesque apporté au parachèvement d'une aussi monumentale entreprise!
Nos archives nationales! Elles ont cependant porté bonheur aux littérateurs de la génération précédente. Elles ont porté bonheur au regretté Louis P. Turcotte, le vaillant auteur du Canada sous l'Union (1841-1867), au romancier Joseph Marmette, qui leur doit François de Bienville, son meilleur ouvrage; elles ont porté bonheur à notre érudit compatriote canadien anglais William Kirby, l'auteur du roman fameux Le Chien d'Or, merveilleuse légende canadienne française que les écrivains de la Province de Québec ont laissé échapper de leur répertoire... faute d'études archéologiques.
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Ce procédé, qui donne à l'histoire le coloris de la légende et l'intrigue du roman, n'est pas neuf: le Cinq Mars d'Alfred de Vigny en est un frappant exemple. Son autre célèbre ouvrage, Stello, n'est rien que la trilogie biographique des poëtes Gilbert, Chatterton et André Chénier. Mais, dans cette littérature apparemment légère par le titre et le mécanisme des moyens, quel butin de connaissances et de souvenirs historiques!
Ce procédé, les nouvellistes de notre littérature canadienne française l'ont employé avec un succès relativement considérable et de vogue et d'argent. L'histoire du Canada en a retiré un étonnant profit de vulgarisation. Les compositions de Marmette, de DeGaspé, de Bourassa, de Kirby, de Leprohon de John Lespérance, lui ont valu un peu de cette popularité que l'on envie, à juste titre, aux oeuvres artistiques, scientifiquement littéraires de Jules Verne, Arthur Mangin, Camille Flammarion et autres lettrés, partisans déguisés des sciences exactes auprès de la jeunesse frivole qui passe en badinant à travers un cours d'études.
Pour combien d'intelligentes et spirituelles lectrices la grande et martiale figure de Louis de Buade comte de Frontenac fût demeurée aussi inconnue qu'étrangère sans la lecture de Bienville? C'est un portrait coloré, si l'on veut, mais un portrait vivant, un portrait historique, saisissant de vérité photographique, lumineux de gloire comme l'époque à laquelle il appartient.
Combien encore, sans le roman-feuilleton du même auteur--l'Intendant Bigot,--combien, dis-je, des 14,000 abonnés du défunt Opinion Publique n'auraient jamais lu le savant, exact et patriotique récit de la première bataille des plaines d'Abraham?
Et cette autre description magistrale, merveilleusement empoignante de la Revanche du 13 septembre 1759, la victoire du 28 avril 1760, gagnée dans les champs de la vieille paroisse de Notre-Dame de Foye, sous les remparts mêmes de Québec avec son point stratégique légendaire, l'immortel moulin Dumont; où l'avons-nous lue, nous les jeunes?--Chez Garneau, Ferland, Laverdière?--Non pas; mais dans Les Anciens Canadiens de cet octogénaire littérateur Philippe Aubert DeGaspé, publiés en feuilletons dans la Revue Canadienne de 1860. Notre premier cours d'Histoire du Canada s'est donc fait dans un roman très canadien-français, et, disons-le à la gloire de son incontestable mérite, très historique, absolument historique.
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Dans Les Plaideurs de Racine, Petit Jean exposant son cas, dit, au troisième acte de la comédie:
"Ce que je sçay le mieux, c'est mon commencement."
Ça, mes lecteurs, la main sur la conscience, en pouvons-nous dire autant de notre Histoire du Canada? Pour être aussi vrais que sincères ne conviendrait-il pas de renverser ce vers-proverbe et de confesser en toute humilité de coeur et d'esprit:
"Ce que je sçay le moins, c'est mon commencement."
Et cependant, combien l'on sait d'autres choses! Oserai-je dire de préférence?
J'ai connu, quelque part, dans un séminaire classique, un écolier, véritable bourreau de travail, qui vous défilait toute la série chronologique des anciens rois de l'Égypte, de Mesraïm (2,200 ans avant Jésus-Christ), à Néchao, sans oublier un seul Pharaon! Sa prodigieuse mémoire se faisait un jeu de répéter ce tour de force pour chacune des nomenclatures royales des vieux empires de Syrie, d'Assyrie, de Perse, de Macédoine, toutes étiquetées par ordre de millésimes. Or, ce bachelier virtuose, cette vivante encyclopédie ne savait même pas l'humble successions, liste brusquement interrompue, de nos Vice-Rois, Lieutenants-Généraux, Gouverneurs, Grands Maîtres des Eaux et Forêts, Administrateurs, etc., etc., alors que notre patrie se nommait la Nouvelle-France, en Géographie comme en Histoire. Chacun son goût; mais, au mien, j'aime mieux savoir le rôle d'équipage de la flottille de Jacques Cartier allant à la découverte du Canada, que les noms et prénoms des Argonautes partis avec Jason, à la conquête de la Toison d'Or.--Que vous servira, en définitive, de connaître que Nemrod fonda Babylone; Cécorps, Athènes; Eurotas, Sparte; Salomon, Palmyre; et si vous ne savez pas que Samuel de Champlain fonda Québec; Laviolette, Trois-Rivières; De Maisonneuve, Montréal; De Tracy, Sorel; Frontenac, Kingston; De la Motte-Cadillac, Détroit; De la Galissonnière, Ogdensburg; De Contrecoeur, Pittsburg; d'Iberville, Mobile; De Bienville, la Nouvelle-Orléans? Saint Ignace ne dirait-il pas avec un meilleur à-propos: Quid prodest?
Il était donc rigoureusement logique, pour qui voulait populariser les archives canadiennes-françaises de commencer ce travail de vulgarisation suivant l'ordre des dates. Or la Relation du second Voyage de Jacques Cartier est sans contredit notre premier document historique puisque l'on y raconte la découverte du Canada. Il était difficile, le lecteur en conviendra, d'étudier un document authentique à la fois plus précieux et plus vénérable d'antiquité.
Non travail ne sera donc, à proprement parler, que la paraphrase littéraire du Second Voyage de Jacques Cartier.
Oeuvre d'imagination, dira-t-on, bagatelle! Oeuvre d'imagination si l'on veut, composition fantaisiste où cependant la folle du logis n'est qu'une esclave de la vérité historique. A ce point, qu'elle accepte les noms de personnes, les mots anciens de la géographie, et consent à suivre les événements, les faits, les circonstances dans leur ordre. Elle ne les combine pas, elle les regarde; elle se promène au milieu d'eux, les interroge, les critique, les admire, à la manière d'un voyageur intelligent, d'un connaisseur artiste étudiant les curiosités d'un musée ou les monuments d'une ville étrangère. Le travail d'Une Fête de Noël sous Jacques Cartier se compose d'une série de tableaux historiques peints sur nature, de vues exactes prises sur le terrain, photographiées à la faveur de la lumière que peuvent concentrer à cette distance (sept demi-siècles) les meilleurs instruments des archivistes et des archéologues.
Aussi le public instruit qui jugera l'épreuve sera-t-il d'autant plus sévère pour l'ouvrier, qu'il se trouvera toujours en mesure de comparer la copie à l'original. Car, la raison essentielle de ce travail étant de faire CONNAÎTRE ET LIRE NOS ARCHIVES, j'annote le récit littéraire du texte de la relation primitive2 non pas tant pour démontrer, par la vérité des événements, la vraisemblance de la fantaisie, que pour multiplier aux lecteurs les occasions de lire ce brief récit et succincte narration de la navigation faicte en 1535-36 par le capitaine Jacques Cartier aux îles de Canada, Hochelaga, Saguenay et autres3. Occasion rare et précieuse, s'il en fut jamais, exceptionnelle bonne fortune de pouvoir déguster, comme un fruit d'exquise saveur, ce beau français du 16ième siècle, un français vieux, ou plutôt jeune comme l'âge de Rabelais et de Montaigne, exhalant en parfum la fraîcheur éternelle de l'esprit.
Forcément, l'attention des plus légers liseurs s'arrêtera sur ces passages empruntés à l'original unique--imprimés à dessein avec d'anciens caractères typographiques--- extraits bizarres, étranges comme un grimoire, où l'orthographe primitive des mots, le suranné des expressions, la latinisme des tournures de phraser, donnent un cachet de haute valeur archéologique.
Note 2: Je me suis servi pour mon travail de la "Réimpression figurée de l'édition originale rarissime de 1545 avec les variantes des manuscrits de la bibliothèque impériale."--Paris--Librairie Tross--1863--J'ai aussi consulté l'édition canadienne des Voyages de Jacques Cartier publiée en 1843 sous les auspices de la Société Littéraire et Historique de Québec.
Note 3: D'Avezac. Introduction historique à la Relation du Second Voyage de Jacques Cartier, page xvj.
Et de même que la lecture des romans de Jules Verne a développé le goût des études scientifiques, de même la paraphrase littéraire d'un document archéologique éveillera-t-elle peut-être, chez plusieurs jeunes gens instruits, l'idée de consulter nos archives, de les lire, et de se prendre, eux aussi, à leur savante et fascinante étude. Ce sera du même coup développer chez les lettrés le goût de l'histoire par excellence, celle de notre pays.
Tout le travail archéologique proprement dit est terminé maintenant, les manuscrits déchiffrés, copiés, collationnés, imprimés, se rangent aujourd'hui en beaux volumes sur les rayons de toutes nos bibliothèques. Il n'y a plus qu'à ouvrir le livre... et à le lire! Et on ne lirait pas? Je ne puis croire à cet excès d'indifférence ou de paresse!
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Encore l'imagination de celui qui invente à conditions pareilles aux miennes se trouve-t-elle, avec un semblable canevas, terriblement réduite, affreusement bridée, dans le champ même de ses évolutions, le terrain par excellence de ses manoeuvres, la description. Son action restreinte demeure étroitement liée aux causeries d'équipages que défraient un petit nombre de circonstances inconnues, mais vraisemblables, aussi rares et aussi vulgaires cependant que les événements quotidiens, traversant la monotonie d'un long et triste hivernage. Qui plus est, ces causeries de matelot se rattachent à très peu de sujets; sujets difficiles que l'imagination ne trouve qu'en évoquant la vérité des sentiments intenses, vivaces, je le veux bien admettre, mais aussi, communs à tous les hommes: sentiments de regrets amers, angoisses lancinantes, d'illusions éblouies, croisées presqu'aussitôt de désespoirs extrêmes, tous sentiments personnels à ces Français, acteurs d'une héroïque aventure, encore plus rongés de nostalgie que de scorbut.
Aussi, ai-je cru devoir introduire dès le départ de l'action, un interprète qui l'accompagne à travers l'intrigue, jusqu'à la fin du récit. Cet interprète n'est pas mis là uniquement pour traduire les pensées ou les sentiments des principaux rôles, la seule clarté du langage devant suffire à cela, mais pour compléter chez le lecteur la connaissance historique de ces mêmes personnages, de l'époque et du pays où ils ont vécu, de leurs travaux, de leurs oeuvres.
Pour créer le type de ce personnage je n'ai eu qu'à me souvenir. Car j'ai connu, intimement connu, dans ma vie d'écolier, au Séminaire de Québec, Monsieur l'abbé Charles Honoré Laverdière, l'érudit archéologue, l'éminent prêtre historien; et nul autre que lui ne m'a semblé plus apte à remplir vaillamment ce premier rôle.
J'ai dit interprète, j'aurais mieux fait d'écrire coryphée; car mon cicerone fantaisiste lui correspond et lui ressemble étonnamment. Avec cette différent toutefois que le coryphée des tragédies grecques donne la réplique aux acteurs en scène, cause, discute approuve, censure, pleure, se lamente s'inquiète, se réjouit, se glorifie, s'exalte avec eux; tandis que, dans le cas actuel, notre Mentor donne la réplique à l'auditoire, c'est-à-dire aux lecteurs du livre. Il cause avec eux, discute, approuve, condamne les idées, les sentiments, les espérances, les désespoirs, les ambitions, les étonnements, les rêves des compagnons de Jacques Cartier. Il profite conséquemment de l'occasion continuellement présente de donner à ses auditeurs un Cours quasi complet d'Histoire du Canada. Un nom d'homme ou de ville, une parole, une action, une place, un monument, cités aux dialogues, ou mentionnés dans la partie descriptive de l'ouvrage, sont pour lui autant de raison de prendre la parole.
Ajoutez encore, comme prétextes de causerie, les analogies d'événements ou de circonstances, les coïncidences heureuses ou bizarres, les antithèses surprenantes d'une vie toute semée d'aventures singulières, les parallèles glorieux, ou les fâcheux contrastes providentiellement établis entre les hommes et leur vocation, et vous aurez autant d'à-propos, autant d'excuses, pour ce coryphée historique de reprendre la parole, de la garder plus longtemps même que les personnages en scène, sa qualité de cicerone officiel lui permettant d'être prolixe, voire même bavard sas trop d'inconvénient pour l'auteur du livre, qui cause à sa place.
Et de même que, dans les choeurs de la tragédie antique, le coryphée parlait quelquefois au nom de la foule, de même Laverdière parlera, de sa voix claire et forte, au nom de l'histoire du Canada. Cet homme autorisé en sera l'interprète accompli, et sa parole sera si vraie, si juste, que chacun, en l'écoutant, croira entendre un écho de ses propres pensées.
Et si le lecteur constate une divergence, ou plus, une contradiction entre Laverdière, prononçant le jugement de la postérité, l'opinion publique actuellement reçue, quelques heures de sage réflexions ne tarderont pas à lui faire reconnaître et accepter la sentence du prêtre historien. Car Laverdière ne tergiverse jamais et jamais n'hésite entre l'opinion que l'on a et l'opinion que l'on devrait avoir sur tel homme, telle époque ou tel événement historique.
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C'est donc au milieu d'un groupe de matelots que Laverdière se présente. Les hardis malouins, les audacieux Bretons, compagnons de la fortune et de la gloire de Jacques Cartier apparaissent; au lieu d'une troupe de comédiens, c'est l'équipage d'une marine française qui donne à bord de trois vaisseaux, je ne dirai pas le premier acte, mais la première scène de cet immortel drame historique joué au Canada par la France Catholique royale, pendant trois siècles consécutifs, et sans chute de rideau. Laverdière n'est que le coryphée du spectacle; conséquemment il lui appartient, et, comme toutes les opinions que je lui prête, la critique qu'il en peut faire est réversible, et les lecteurs de ce livre ont le droit de l'applaudir ou de le siffler.
Un rôle d'équipage pour canevas! J'avoue la désespérante aridité de mon sujet; mais la logique de mon raisonnement autant que le but de mon travail n'empêchent de choisir. D'autre part, le mot Noël, pour qui le médite profondément, nous ouvre tout un horizon de l'histoire canadienne-française. Ce vieux cri de joie gauloise portera-t-il bonheur à cet essai littéraire? Mes espérances veulent répondre oui; mais je me souviens à temps que l'Avenir seul a la parole. D'ailleurs, étant donné l'ingratitude et le fardeau d'une pareille étude, je n'en estimerai mon succès que meilleur, si toutefois le succès... arrive.
S'il arrive! Eh! viendra-t-il jamais? Franchement j'aimerais mieux attendre la Justice. Cette redoutable Boiteuse tarde souvent jusqu'au soir de la vie; elle est lente, si lente quelquefois que les méchants, que les coupables, les impunis de tous les forfaits comme les heureux de tous les crimes, finissent par croire qu'il existe pour elle une vieillesse et qu'elle pourrait bien mourir avant eux. Mais Elle vient à son heure, toujours avant la fin, jamais trop tard. Le Succès, lui, n'est pas tenu d'arriver. Voilà ce qui inquiète. A tout événement, l'on me tiendra peut-être compte de n'avoir pas apporté à l'appui de ma thèse un exemple facile ou de labeur ou d'imagination.
ERNEST MYRAND
Québec, 25 décembre 1887.
ÉCOLE NORMALE-LAVAL
Québec, 4 avril 1887.
L'honorable G. OUIMET.
Surintendant de l'Instruction Publique.
MONSIEUR LE SURINTENDANT.
J'ai entendu lire l'ouvrage de Monsieur Ernest Myrand, Une fête de Noël sous Jacques Cartier. L'impression qui m'est restée de cette lecture est des plus favorables.
Au point de vue religieux, il ne m'a paru y avoir absolument rien à reprendre; au contraire, tout y est édifiant, moral, rempli de cette foi naïve et ardente qui animait nos pieux ancêtres Bretons et Normands.
Au point de vue historique ce travail ne mérite que des éloges. L'auteur, pénétré de respect et d'affection pour les vénérables monuments de notre histoire a pris pour base de son récit nos plus anciennes annales, et a voulu rassurer et satisfaire les lecteurs sceptiques ou incrédules en mettant toujours en note le texte primitif des documents sur lesquels il s'appuie.
Cet ouvrage, qui a dû coûter à son auteur beaucoup de recherches, me paraît propre à faire aimer notre histoire et à faire étudier nos vieilles archives, mine précieuse qui gît depuis si longtemps dans la poussière de l'oubli et qui renferme encore tant de richesses inexplorées. Chaque fois que l'occasion s'en est présentée, le brillant écrivain à travaillé à grouper habilement une foule de faits historiques, à les lier en faisceaux et à en former comme une gerbe de lumière propre à éclairer la marche et à soulager la mémoire de l'étudiant; la vérité est partout respectée et l'on s'instruit en s'amusant à une saine lecture.
C'est un bon moyen, je crois, de vulgariser l'histoire consignée dans nos archives canadiennes comme Jules Verne a vulgarisé la science, en la présentant sous une forme attrayante et à la portée de tous les esprits. Tout Canadien aimera à lire Une fête de Noël sous Jacques Cartier et en retirera, sans aucun doute, de grands avantages.
Le style de cet ouvrage m'a paru élégant, facile, plein de chaleur et de mouvement, propre à en assurer le succès dans toutes les classes de la société.
Veuillez agréer, Monsieur le Surintendant, l'hommage de mon sincère et respectueux dévouement.
L. N. BÉGIN, Ptre.
Le 24 Décembre 1885, à Québec, l'auteur d'Une Fête de Noël sous Jacques Cartier rencontre, sur la Grande Allée, le personnage de Laverdière.--La conversation s'engage et l'archéologue en profite pour donner libre essor aux souvenirs historiques de sa puissante mémoire.--Ce que lui rappelaient en particulier le chiffre trois, le nombre treize et la journée du vendredi.--Quelle ville regardait Laverdière. Carillons de Noël.--Une cloche absente.--Pourquoi la foule accourait à Notre-Dame.
CHAPITRE I
LA NEF-GÉNÉRALE: "Grande Hermine."
Laverdière propose à son compagnon de route d'entrer à l'église... et le transporte, à 350 ans de distance, au minuit du 25 Décembre 1535.--La Forêt de Donnacona.--Ancienne topographie historique.--Ce qu'on peut voir dans un profil de rivière.--Les trois vaisseaux de Jacques Cartier.--Une chambre de batterie dans La Grande Hermine.--Office divin: Dom Guillaume Le Breton, le premier des aumôniers de Jacques Cartier pontifie en présence du Capitaine Découvreur, des officiers de la flottille et de tout le personnel valide des trois équipages.--Etude sur les noms inscrits au rôle d'équipage.--Le décor de la Nef-Générale.--Les trois voilures des navires identifiées par Laverdière.--Notre-Dame de Roc-Amadour.--Adeste fideles.--Foi ardente du Découvreur.
CHAPITRE II
LA CARAVELLE; "Petite Hermine"
Un vaisseau-hôpital.--Les scorbutiques de la flottille.--Dom Anthoine.--Le récit d'Yvon LeGal.--Les prières de la Nativité.--Ce que chante la Liturgie Catholique dans l Province de Québec.--Hymnes d'église; leurs paraphrases historiques.--Les sonneries de la Petit Hermine.
CHAPITRE III
LA GALIOTE: "Emérillon".
Les deux promeneurs quittent le vaisseau-hôpital, jettent un coup d'oeil sur le Fort Jacques Cartier, et se rendent à l'embouchure du ruisseau Saint-Michel.--Ils y découvrent l'Emérillon enlisé dans la neige.--Le cadavre du premier scorbutique, Philippe Rougemont, a été déposé à bord de la galiote. Eustache Grossin, compagnon marinier, Guillaume Séquart et Jehan Duvert, charpentiers du navire, font auprès du cercueil de leur camarade la veillée des morts.--Causeries des matelots. Que deviendra Stadaconé? La bourgade sera-t-elle grande ville? Et la montagne, comme le rocher de Saint-Malo, aura-t-elle une ceinture de remparts crénelés, des murailles, des tours, une citadelle pour diadème?--La mémoire de Jacques Cartier sera-t-elle immortelle?--Adieux à Rougemont.--Les dernières prières.
CHAPITRE IV
UN NOËL BRETON.
Réflexions de Laverdière sur les Noëls de la Nouvelle-France.--Ce que les gars de Saint-Malo pensaient des aurores boréales.--Qui les aurait bien expliquées.--La bûche de Noël--Feu de joie.--Invocations de Jacques Cartier.
ÉPILOGUE
Comment s'en alla Laverdière.--Et ce qu'il advint des trois vaisseaux de Jacques Cartier.
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L'un de vos amis, me disait Laverdière, quelque littérateur à imagination brillante, écrira sans doute merveilles sur "Québec en l'an 2,000". Que prouvera son succès? Pour l'avoir traité avec un éclatant mérite, ce sujet en demeurera-t-il moins léger, capricieux, fantaisiste? Il me rappelle, par sa facilité d'exécution, ces dentelles amusantes, ces broderies au crochet, que l'on peut, à loisir, commencer, continuer, abandonner, reprendre ou terminer sans compter les mailles ou les points, ni même regarder aux dessins du patron.
C'est le genre préféré des talents faciles et paresseux. Pas d'études pour ceux-là, pas de recherches ardues, pas de contraintes historiques ou d'obstacles d'archéologie; il leur suffit de s'abandonner à la dérive, à la grâce du style et de l'imagination, au fil de la plume... le fil de l'eau, l'aval de la rivière. Et le tour est fait.
Mais, pour les vaillants du travail intellectuel, pour les archivistes, les chroniqueurs, les historiens, pour ceux-là qui remontent les rapides à la perche, refoulent les courants à coups d'aviron, font les portages longs et pénibles, reprennent enfin les explorations d'avant-garde hardiment risqués par les pionniers de la civilisation chrétienne, sur une route encore lumineuse, après trois cents ans, du passage de la gloire catholique française,--pour ceux-là, ce n'est pas le Québec chimérique et fantaisiste du vingtième siècle qu'ils cherchent, mais le Québec des âges héroïques, celui du 31 Décembre 1775, ou celui du 13 Septembre 1759; le Québec provoquant et fier du 16 Octobre 1690, ou le Québec affolé des nuits d'Octobre 1660; le Québec puritain du 20 Juillet 1629, avec le drapeau anglais flottant aux tourelles du Château St. Louis, ou le Kébec Fondé du 3 juillet 1608, le Kébecq se Samuel de Champlain, ou bien encore, ou bien enfin le Stadaconé de Donnacona, la sauvage et primitive capitale d'un royaume barbare, la bourgade algonquine, l'amas de cabanes indiennes blotties, come des poussins, sous une aile d'oiseau, 4 le Canada5 de Jacques Cartier, l'immortel découvreur de notre beau pays, aperçut, au matin du 14 septembre 1535, à sept demi-siècles de notre époque.
Note 4: "Suivant M. Richer Laflèche, ancien missionnaire (l'évêque actuel du diocèse des Trois-Rivières) Stadaconé dans la langue des Sauteurs signifie aile. La pointe de Québec ressemble par sa forme à une aile d'oiseau."
Ferland, Histoire du Canada, Tome Ier, page 90.
Note 5: "Ils (les sauvages) appellent une ville: Canada".
Voyage de Jacques Cartier 1535-36, verso du feuillet 48.
Ces retours au passé historique du Canada ne sont pas seulement un plaisir de l'esprit, un exercice de la mémoire, une satisfaction d'orgueil national, ils demeurent encore la préoccupation continue des âmes grandes, des coeurs bien nés dans la poitrine à la hauteur des faveurs reçues, et qui se font un devoir sacré, une religion sévère de leur souvenir; dans la crainte que les aïeux, que les ancêtres ne soient hélas! pour l'avenir, contraints de compléter la mesure de leurs inestimables bienfaits en en pardonnant l'ingratitude.
C'était le maître-ès-arts, Charles Honoré Laverdière qui me parlait ainsi, à Québec, la nuit du vingt-quatre Décembre, mil-huit-cent-quatre-vingt-cinq. Il pouvait être onze heures et demie du soir; conséquemment, pour parler le langage moderne, le style rapide du chemin de fer, nous n'étions plus qu'à trente minutes de Noël;--trente minutes, un temps égal à la distance qui nous séparait tous deux de la ville où nous allions rentrer.
Aussi fallait-il marcher très vite pour arriver à Notre-Dame au temps de la Messe de Minuit. Car nous étions encore loin, très loin même sur la route, la Grande Allée, la rue fashionable par excellence du quartier à la mode de notre actuelle cité, l'antique chemin du Cap Rouge, trois fois centenaire comme la mémoire de Jacques Cartier. L'incomparable beauté de la nuit, le besoin d'être seul, de penser librement, longuement, l'idée et la raison d'un livre m'avaient engagé à refaire une fois de plus, et certes sans regrets, la fascinante promenade du belvédère.
Or, Laverdière était mort le 11 mars 1873. Rien, comme la date précise de son décès et le quantième de son enterrement, n'était plus facile à relever dans les régistres de l'état civil. Je dis bien aux régistres de l'état civil, car, dans la chapelle du Séminaire des Missions Etrangères6, où le saint prêtre dormait enterré depuis douze ans, il n'y avait point de mausolée, de marbre funéraire, pas même une épitaphe gravée à son nom, qui rappelât à la mémoire distraite des vivants ce mort enseveli sous le parvis du sanctuaire. En cela, il n'était pas plus maltraité par l'ingratitude des hommes que son frère illustre d'études et de sacerdoce, Jean-Baptiste Antoine Ferland, couché, aussi lui, quelque part sous le choeur de Notre-Dame de Québec, moins oublié même que Messieurs de Frontenac, de Callières, de Vaudreuil, de la Jonquière 7, quatre des plus fameux gouverneurs de notre Canada Français, obscurément enfouis à la Basilique, sous je ne sais plus quelle chapelle latérale 8.
Note 6: Nous avons pris habitude d'appeler Séminaire de Québec, le Séminaire des Missions Etrangères à Québec.
Note 7: Ce fut en septembre 1796, que les cendres du comte de Frontenac, du chevalier de Callières, du marquis de Vaudreuil et du marquis de la Jonquière, furent transportées de l'Église incendiée des Récollets à la Cathédrale de Québec.
On agita l'idée d'élever dans la cathédrale un modeste marbre funéraire à chacun de ces grands noms et de ces grands chefs de notre race. La chose fut mis à l'étude, et ce bel et si bien, que quatre-vingt trois ans après la translation de ces ossements tout est encore à faire! Frontenac, Callières, Vaudreuil, La Jonquière dorment dans la ville qui a été le siège de leur gouvernement sans avoir même une épitaphe pour rappeler aux vivants où ils sont, et ce qu'ils étaient! Il est vrai que Champlain, le fondateur de notre ville, n'a pas encore de monument et que le chevalier de Mésy, autre gouverneur de la Nouvelle France, gît ignoré dans le cimetière des pauvres de l'Hôtel-Dieu de Québec!Faucher de Saint Maurice--Relation des Fouilles faites au Collège des Jésuites, page 11.
Note 8: Très probablement la chapelle Notre-Dame de Pitié. L'Histoire du Canada par Smith, publiée à Québec en 1815, nous a conservé les inscriptions gravées sur les cercueils de ces quatre Gouverneurs de la Nouvelle France. Les voici:
I. M. DE FRONTENAC.--Cy gyt le Haut et Puissant Seigneur Louis de Buade, Comte de Frontenac, Gouverneur Général de la Nouvelle France, mort à Québec, le 28 Novembre 1698.
II. M. DE CALLIÈRES.--Cy gyst Haut et puissant Seigneur Hector de Callières, Chevalier de Saint-Louis, Gouverneur et Lieutenant Général de la Nouvelle France, décédé le 26 mai 1703.
III. M. DE VAUDREUIL.--Cy gist haut et puissant Seigneur Messire Philippe Rigaud, Marquis de Vaudreuil, Grand Croix de l'ordre militaire de Saint Louis, Gouverneur et Lieutenant Général de toute la Nouvelle France, décédé le dixième octobre 1525.
IV. M. DE LA JONQUIÈRE.--Cy repose le corps de Messire Jacques Pierre de Taffeneil, Marquis de la Jonquière, Baron de Castelnau, Seigneur de Hardaramagnas et autres lieux, Commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint Louis, Chef d'Escadre des armées Navales, Gouverneur et Lieutenant Général pour le Roy en toute la Nouvelle France, terres et passes de la Louisiane. Décédé à Québec le 17 may 1752, à six heures et demie du soir, âgé de 67 ans.
En vérité j'aurais dû me rappeler que Laverdière était mort, et mort depuis douze ans, quand son fantôme m'adressa la parole, la nuit de Noël 1885. Quels motifs occultes, quelles raisons majeures, quelles urgences surnaturelles amenaient donc sur ma route ce revenant d'outre-tombe? Pourquoi, comment, et depuis quand Laverdière était-il là? Encore aujourd'hui ma mémoire ne donne à ces questions rétrospectives que de flottantes et tardives réponses. Par contre, ce dont je me souviens parfaitement est qu'il m'apparut si brusquement et me reconnut si vite, que, dans la joie première de notre mutuelle surprise, cette pensée de lui demander d'où il venait me manqua absolument.
Ce mot joie en étonnera plusieurs. Et cependant, je le dis sans vantardise, l'idée même d'avoir peur ne me vint pas, non par excès de courage, mais pour cette autre raison non moins singulière et rare que j'oubliai de me rappeler... que Laverdière était mort! Je n'ai pas encore eu de pire distraction.
La présence quotidienne de sa photographie, la lecture de ses oeuvres, l'habitude constante de les étudier, une discussion historique toute récente, où l'on avait longtemps et bien parlé de lui, m'avaient sans doute, et à mon insu, préparé doucement à cette rencontre, terrifiante é tous égards, mais qui, dans l'état actuel de mon esprit, me parut alors aussi naturelle que fortuite. Comme les organes corporels, les facultés de l'âme ont leurs torpeurs; torpeurs partielles et temporaires, si l'on veut, de la capricieuse mémoire, mais suffisantes cependant, et de mesure à expliquer autant qu'à produire ce bizarre phénomène cérébral.
Rien de fantastique d'ailleurs ne trahissait la présence du revenant chez le prêtre archéologue: ni le vêtement flottant sur la charpente du squelette, ni la démarche solennelle de silence glacial eu de sinistre gravité, ni l'accent sépulcral de la voix creuse, ni la pâleur jaunâtre du visage. Le vent ne faisait pas osciller son fantôme et les lumières oranges du gaz, ou les rayons bleu-acier des lampes électriques n'en traversaient pas le spectre à la manière du jour pénétrant une vitre, mais projetaient, au contraire sur la blancheur immaculée de la neige, l'ombre intense de son corps palpable.
Devinez d'où je viens? me dit-il Je lui avouai que je ne devenais pas du tout.
Je suis allé à Sillery, voir le monument que les citoyens de cette localité ont élevé à la mémoire du fondateur de leur paroisse9 et au premier missionnaire10 de la Nouvelle-France.11
Puis Laverdière me raconta le détail attachant de cette découverte historique dont il avait partagé l'honneur avec son frère d'études et de sacerdoce, l'abbé Raymond Casgrain.
De celle-ci il passa à une autre, puis à une autre, et de cette autre à une quatrième, toujours en remontant à travers les dates,--de Brûlart de Sillery, Commandeur de l'Ordre de Malte, au Chevalier de St. Jean de Jérusalem Charles Huault de Montmagny;--de Montmagny, à Brasdefer de Chasteaufort12;--de Chasteaufort, à Samuel de Champlain; de Champlain, à M. De Monts;--de M. De Monts, à M. De Chates;--De M. de Chates, à Chauvin;--de Chauvin, au marquis de la Roche;--du Marquis de la Roche, à Roberval;--de Roberval, à Jacques Cartier;--de Jacques Cartier au florentin Jean Verrazzano.
Note 9: Noël Brûlart de Sillery, fondateur de la résidence de Saint Joseph. Il a donné son nom à la paroisse actuelle de Sillery.
Note 10: Ennemond Massé, premier missionnaire jésuite au Canada.
Note 11: Ce fut à son voyage de 1524, que Jean Verrazzano, florentin au service de François Ier, prit possession du Canada au nom du Roi et lui donna, le premier, le nom de Nouvelle France.--Relation abrégée de quelques missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle France par Bressani--annotée par le Père Martin.--Appendice, page 295.
Note 12: Marc Antoine Brasdefer de Chasteaufort, administrateur jusqu'au 11 Juin 1636.
Aux clartés rayonnantes de cette intelligence d'élite, ces grands personnages de l'histoire Canadienne Primitive apparaissaient comme des acteurs rentrés tout à coup en scène et jouant, sur le théâtre même de leurs fameux exploits, les premiers rôles comme les premiers actes de notre héroïque épopée. Seulement, ils avaient tous la voix, l'harmonieuse voix de Laverdière; ce qui, selon moi, ne gâtait en rien l'expression de leurs sentiments les plus nobles et de leurs plus fières pensées.
Contraste étonnant! Plus l'évènement était vieux, plus il s'en allait à la dérive, au recul de cette irrésistible entraînement que nous appelons le passé--l'irrévocable Passé--et mieux la vaillante mémoire de l'archéologue historien l'arrêtait dans sa fuite lointaine, le fixait éclatant de sa propre lumière, le rajeunissait d'actualité, le sculptait, enfin en reliefs inoubliables sur l'épaisseur des ses propres ténèbres.
Laverdière s'arrêtait longuement, avec une complaisance d'artiste, à regarder ainsi passer devant lui les plus humbles figurants de notre belle patrie. Il les faisait à plaisir défiler sous mon regard en une procession interminable.
Ce ne sont que des figurants, me disait-il mais mon cher, quels figurants! Que serait devenue sans eux l'action même des premiers rôles? Qui l'aurait appuyée dans l'histoire, non pas cinq actes durant, comme au théâtre, mais pendant toute une vie d'homme? Qui l'aurait maintenue cent cinquante ans, solennelle et dramatique, au prix de silencieux dt pénibles travaux, d'obéissances obscures, fidèles, passives?
Vous méprisez les figurants! De toute évidence vous avez le préjugé des auditoires modernes et vous croyez que les applaudissements frénétiques, les ovations délirantes valent mieux pour le succès d'une pièce, que le travail caché des machinistes ou la voix discrète du souffleur. Rappelez-vous, ami, qu'ici, au Canada, nous avons donné une tragédie devant une salle vide, sans auditoire, c'est-à-dire sans témoins. Nous avons joué pour l'art, comme nous nous sommes battus pour la gloire, à la française. Une bonne manière, croyez-m'en! N'en cherchez pas de meilleure. Donc, pour l'Histoire qui n'assistait pas à cette représentation dramatique, il faut nommer tous les personnages en scène, figurants comme premiers rôles.
Aussi ne me parlait-il pas de Jacques Cartier, mais des compagnons de Jacques Cartier; et, sans une seule hésitation des lèvres du de la mémoire, il ne récitait, avec la volubilité du petit écolier qui apprend par coeur seulement, les soixante quatorze noms de marins inscrits à St. Malo, sur le rôle d'équipage, le trente-unième jour de Mars 1535.
Il ne me disait rien de Samuel de Champlain, mais causait avec un attachant intérêt d'Étienne Brûlé, de Champigny, de Nicolas Marsolet, de Rouen, le petit roi de Tadoussac, de Jean Nicollet, de François Marguerie, de Jean Godefroy, de Normanville, de Jacques Hertel, de Fécamp, de Jean Amyot, de Guillaume Cousture, tos interprètes du Fondateur de Québec,13 et qui lui avaient rendu l'inestimable service d'apprendre pour lui la lettre et l'esprit des langues sauvages.
Note 13: Benjamin Sulte: Histoire des Canadiens-Français--Tome Ier, page 149. Ferland: Histoire du Canada--Tome Ier, page 275.
A quoi bon, disait-il, vous parler de Jacques Cartier, de Samuel Champlain? Vous en savez suffisamment pour garder à leur mémoire un culte d'éternelle reconnaissance. Mais leurs obscurs compagnons d'armes et de vaisseaux, leurs frères de courages surhumains et d'héroïques misères ne méritent-ils pas eux, l'aumône d'un souvenir?
Croiriez-vous par exemple, que les missionnaires Jésuites aient seuls en ce pays donné des martyrs au Christ? Ignorance coupable qui ne rend pas justice à tous les témoins du Divin Maître! Ce n'est pas amoindrir la gloire immortelle de Brébeuf, de Lalemant, de Jogues, que d'en faire une part à Hébert, à Antoine de la Meslée, à Louys Guimont, à Pierre Rencontre, à Mathurin Franchetot,14 cinq paysans, cinq confesseurs de la Foi, cinq apôtres, qui Lui donnèrent le témoignage du sang. Cette terre vaillante du canada favorise ceux que l'aiment, et partage, entre les missionnaires qui l'évangélisent et les laboureurs qui l'ensemencent, l'honneur éternel du sacerdoce et le triomphe suprême du martyre!
Note 14: Relations des Jésuites--année 1661--pages 35 et 36.
Dites-moi, ami, croiriez-vous échapper à une accusation méritée d'ingratitude en vous rappelant seulement que Dollard des Ormeaux, le héros de Montréal, sauva la Nouvelle France en 1660?
Dollard ne mourut pas seul: ils étaient dix-sept à la tâche glorieuse; nous sommes aujourd'hui un million de Canadiens-Français pour nous en souvenir. Dix-sept! un chiffre jeune, tous des noms de jeunes gens, faciles à retenir pour des mémoires jeunes aussi, vivaces et sympathiques. Avec un peu de coeur cela devient aisé comme un jeu de l'esprit. Voyez plutôt:
Adam Dollard, sieur des Ormeaux, le chef de l'expédition, Jacques Brassier, l'armurier Jean Tavernier dit La Hochetière, le serrurier Nicolas Tillemont, Laurent Hébert dit LaRivière, le chaufournier Alonié de Lestres, Nicolas Josselin, Robert Jurée, Jacques Boisseau dit Cognac, Louis martin, Christophe Augier, Etienne Robin, Jean Valets, Réné Doussin, Jean Lecompte, Simon Grenet, François Crusson dit Pilote.15 Dites, m'avez-vous suivi? Avez-vous compté? J'ai bien mes dix-sept?
Note 15: Leurs noms, recueillis par M. Souart, curé de Ville-Marie, furent insérés, avant la fin de l'année 1660, au régistre mortuaire de la paroisse, le seul monument qui les ait conservés.
J'oubliai de lui répondre tant j'étais absorbé par la pensée accablante de ce qu'il avait fallu de temps, de travail ferme et de patient courage pour amener la Mémoire, cette grande Rebelle de l'intelligence, à un aussi merveilleux degré de souplesse et de docilité. Et devant ce miracle d'inflexible énergie, il me venait aux yeux, en regardant Laverdière, cette comparaison formidable du belluaire s'enfermant avec le tigre qu'il va dompter, qui barre la porte de la cage pour mieux enlever toute issue aux défaillances de la chair, rendre humainement impossibles la fuite ou le secours extérieur, compléter sciemment l'immense péril pour contraindre son coeur à ramasser tout son courage, préoccuper l'âme à ce point que la pensée même de la peur ne lui vienne pas au suprême élan du combat.
Laverdière continua: En justice pour tous les héros de cette expédition fameuse, il convient d'ajouter à l'immortel Palmare de notre histoire le nom de l'algonquin Metiwemeg et celui du huron Anahotaha. Car le courage est une vertu humaine universelle qui ne se reconnaît pas seulement à la couleur du sang ou à la nationalité d'un drapeau!
Laverdière dit encore: Je devrais ajouter, pour être complet, les noms de Nicolas du Val, Mathurin Soulard et Blaise Juillet, trois autres frères d'armes de Dollard qui périrent au début de l'expédition.
L'étrange mémoire que la mienne! remarqua le maître-ès-arts en se frappant le front. Ce n'est pas l'orthographe bizarre des mots ou leurs consonances singulières que la frappent, mais l'agencement, le nombre des chiffres. Ainsi, dans le cas présent, ce n'est point l'originalité de ce nom de famille Blaise Juillet qui l'émeut, l'impressionne, l'éveille, mais l'hiéroglyphe même, le profil serpenté du chiffre trois, 3, un chiffre vivant pour moi, qui se tord et se dénoue, qui remue, ondoie, frissonne, quand on le regarde fixement, comme les anneaux d'un reptile.
Vous ne sauriez imaginer quel essaim de souvenirs agréables cette pensée du chiffre trois fait lever dans mon intelligence. D'où provient ce phénomène? Je n'en sais rien. La raison comme le secret s'en rattachent peut-être à une lointaine habitude de ma jeunesse. J'avais extrême plaisir à chanter des chansons de marche. Vous savez les belles chansons de St. Joachim et vous vous rappelez sans doute avec quels élans de voix et de gaieté les disaient eux-mêmes, à l'âge d'or des vacances, Ernest Adette et Patrice Doherty.16
Note 16: Prêtres du Séminaire de Québec. Le dernier, Patrice Doherty, spirituel au superlatif, toujours gai et d'une amabilité inaltérable, était le boute-en-train de toutes les fêtes, l'âme de tous les plaisirs, la meilleure application du vers immortel du poète: Eia age, nunc salta, non ita musa diu!
L'abbé Doherty a certes bien fait d'écouter Virgile, il est mort à 34 ans!
Quand c'était mon tour je chantais tout le temps, et au couplet et au refrain. Or, vous avez dû remarquer, et cela comme malgré vous, combien de fois le chiffre trois entre en scène (si je puis m'exprimer ainsi) dans l'action ou le décor de nos chansons de marche. Ainsi par exemple:
M'en revenant de la Vendée
Dans mon chemin j'ai rencontré
Trois cavaliers fort bien montés.
Voilà pour le couplet
J'ai vu le loup, le renard, le lièvre
J'ai vu le loup, le renard passer.
Voilà pour le refrain Trois personnages encore!
Autre exemple:
Mon père a fait bâtir maison
L'a fait bâtir à trois pignons
Sont trois charpentiers qui la font.
C'est le premier couplet du fameux Va, va, va, p'tit bonnet-te, grand bonnet-te!
Le cinquième couplet demande:
Que portes-tu dans ton jupon?
Et le sixième couplet, son premier serre-file, lui répond tout de site:
C'est un pâté de trois pigeons!
Trois! toujours trois, le chiffre fatidique!
Et que me direz-vous des: Trois p'tits tambours revenant de le guerre? Une célèbre celle-là!
Et l'immortelle:
En roulant ma boule, roulant
Derrière chez nous est un étang
En roulant ma boule,
Trois beaux canards s'en font baignant!
Toutes leurs plumes s'en vont au vent!
Trois dames s'en vont les ramassant!
Ailleurs, c'est la petite Jeanneton allant à la fontaine, pour emplir son cruchon:
Par ici-t-il y passe trois chevaliers-barons!
Ailleurs encore, à St. Malo, beau port de mer:
Trois beaux navires sont arrivés
Chargés d'avoine, chargés de blé.
Trois dames s'en vont les marchander.
Marchand, marchand, combien ton blé?
Trois francs l'avoine, six francs le blé!
Enfin, pour en finir avec le délicieux Noël canadien-français D'où viens-tu, bergère, je vous rappelle son dernier couplet:
Y a trois petits anges
Descendus du ciel,
Chantant les louanges
Du Père Éternel.
Ces chansons-là ont bercé le sommeil de ma première enfance, ma bonne, mon heureuse et sainte enfance de petit paysan, réjoui la jeunesse de ma vie d'écolier. Et l'on s'étonne après cela que la figure arabe du chiffre trois me soit restée présente aux yeux du corps et de l'esprit, comme un visage aimé de camarade, que les dates historiques où sa combinaison se rencontre demeurent ineffaçablement gravées dans ma mémoire, ou que ce nombre m'aide à grouper les personnages aussi bien que les événements d'une époque!
A preuve: ce fut le 3 Août 1492 que Christophe Colomb partit de Palos en Espagne, et s'en alla découvrir le Nouveau Monde. Ce fut aussi le 3 Juillet 1534 que Jacques Cartier aperçut, pour la première fois la terre du Canada, et que ses vaisseaux entrèrent dans la Baie de Gaspé17. Et de même que trois caravelles la Santa Maria, la Pinta, la Nina avaient découvert le Nouveau Monde, de même trois navires, la Grande Hermine, le Courlieu, l'Emérillon du hardi Capitaine Jacques Cartier, eut reconnu cet immense continent, notre pays lui-même était divisé en trois royaumes sauvages, le Saguenay, le Canada, l'Hochelaga. Les premiers missionnaires du Canada étaient au nombre de trois, les prêtres-récollets Jean Dolbeau, Denis Jamay, Joseph LeCaron qui mourut de chagrin de ne pouvoir reprendre ses travaux apostoliques au Canada redevenu français18. Ce fut le trois Juillet 1608 que Samuel de Champlain fonda Québec, et ce fut le 23 Mars 1633 qu'il partit de Dieppe pour recouvrer la colonie rendue à la couronne de Louis XIII par le traité de St. Germain en Laye. Ce furent encore trois vaisseaux, le Saint Pierre, le Saint Jean, le Don de Dieu,19 que ramenèrent Champlain et reconquirent à la France Québec, aujourd'hui irrémédiablement perdu pour elle! Et ce fut le 23 Mai 1633 que la flottille mouilla devant la ville.
Note 17: Gaspé le nom français du nom sauvage Honguedo que signifie le bout de la terre.
Note 18: Le traité de Saint-Germain en Laye qui rendit le Canada à la France, fut signé, le 29 mars 1632.
Note 19: Ferland, Histoire du Canada, Tome Ier, page 258.
Que voulez-vous, me dit en riant Laverdière, reprenant haleine, que voulez-vous, j'ai la passion du nombre trois! et je parierais sur lui tout l'argent que l'on perd, soit aux tables de jeux soit à la roulette. D'autre ont le culte du chiffre sept. Leur religion vaut la mienne, et vous savez comme moi qu'affaires de goût, de modes ou de ridicules ne se discutent pas! On les choisit seulement. J'ai les miens.
D'autre part, je vous avouerai, sans fausse honte que, de mon vivant, j'avais la superstition du nombre 13 excessivement développée dans l'imaginative.
Cela m'étonne!
En vérité? Vous le seriez davantage, si je vous en donnais la raison historique!
Historique?
Écoutes, j'en appelle à vos souvenirs d'études. Ce fut le 26 (deux fois treize), ce fut le 26 Juillet 1758 que Louisbourg capitula. Ce fut le 13 Juillet 1759, vers les deux heures du matin, que commença le bombardement de Québec. Ce fut le 13 septembre 1759 que se livra la première bataille des Plaines d'Abraham. Qui l'a perdue? Le 13 Septembre 1759 fut mortellement blessé le vaillant marquis de Montcalm. Avec qui et pour qui tombait Montcalm? Ce fut par le treizième article du Traité de Paris, signé le 10 février 1763, que le roi Louis XV, de déshonorante mémoire, céda honteusement le Canada Français et son immense territoire à Georges III d'Angleterre. Rappelez-vous que la Révolution de 1837 fit monter treize canadiens français à l'échafaud.20
Note 20: Colborne fit juger les prisonniers rebelles par une cour martiale; 89 furent condamnés à mort, 47 à la déportation, et tous leurs biens furent confisqués. Treize condamnés, le Chevalier de Lorimier à leur tête, périrent sur l'échafaud. Ces mesures sévères furent fortement blâmées en Angleterre, même par des personnages puissants, entre autres par le duc de Wellington. Laverdière: Histoire du Canada, page 221.
Je pourrais, continua Laverdière, multiplier les exemples: je ne vous donne que les plus cruels et les plus frappants, afin qu'ils restent mieux en mémoire. Remarquez, s'il vous plaît, que cette fatalité du chiffre treize est universelle, qu'elle ne suit pas telle et telle race, ou ne s'attache pas à tel et tel peuple en particulier. Ainsi, comme nous au Canada, les Anglais ont eu leurs dates historiques néfastes, frappées du même chiffre. Ce fut le 13 Juillet 1755 que l'héroïque vaincu de la Monongahéla, le brave général Braddock, mourut de ses blessures.21 Ce fut le 13 Septembre 1759 que leur plus grand héros, James Wolfe, expira dans les bras de la Victoire. Ce fut le 13 juillet 1632 que Thomas Kertk remit l'Abitation de Kébecq et le Château Saint-Louis entre les mains d'Emery de Caën et du sieur DuPlessis Bochart, les lieutenants de Samuel de Champlain. Le même jour, la garnison anglaise reprenait la mer et le chemin de la Grande Bretagne. Croyez-moi, le Treize est une mauvaise carte; nous autres, Canadiens-Français, l'avons eue à la dernière main, et voilà pourquoi nous avons perdu la partie, la terrible partie jouée sur le tapis vert du champ de bataille.
Note 21: Braddock avait eu cinq chevaux tués sous lui pendant l'action.
Je lui dis en riant: Vous avez la haine du chiffre 13, j'en conclus logiquement que vous avez la peur du vendredi. Ces deux superstitions se complètent; leurs croyances ne forment qu'un dogme, comme leurs mutuelles et mauvaises influences se confondent et se fortifie. Le cas historique de M. de Montcalm en offre un saisissant exemple; il est blessé à mort un treize, il expire un vendredi, et on l'enterre un vendredi. Connaissez-vous rien de plus lamentable en matière de fatalité? Aussi, pour moi, c'est la meilleure des raisons comme la plus excellente des excuses de vous savoir de mon avis... sur ce point.
Que me chantez-vous là, interrompit Laverdière? Auriez-vous peur du vendredi par hasard? Vous m'étonnez!
Je lui renvoyai mot à mot sa réponse de tout à l'heure: En vérité! Vous le seriez bien davantage si je vous en donnais les raisons historiques.
Historiques? Allons donc? je vous écoute tous de même.
Frontenac, le plus illustre de nos gouverneurs, mourut un vendredi, le 28 novembre 1698, Montcalm, le plus brave de nos généraux mourut un vendredi, le 14 septembre 1759; le premier jour du bombardement de Québec était un vendredi, le 130 Juillet 1759, vous m'avez donné cette date-là vous-même, il n'y a qu'un instant; les Acadiens furent enlevés à Grand Pré le 5 septembre 1755, un vendredi; toujours un vendredi, le 5 août 1689, eut lieu l'épouvantable massacre de Lachine, une hécatombe humaine, une boucherie si horrible, que l'anéantissement successif des bourgades huronnes, et nos batailles perdues les plus sanglantes ne sont que de pâles échauffourées comparées à ce féroce coup de main de la Barbarie Indienne. L'histoire de la Nouvelle-France est encore rouge de ces tueries abominables de nos ancêtres blancs par les sauvages; 1646, 1647, 1648, 1649, 1650, 1651, 1652, 1653, 1654, 1656, 1660,22 sont autant de millésimes ensanglantés qui se suivent comme les échos rapides, désespérés, de ces voix lamentables criant "au meurtre!" par toute la Nouvelle-France, sous le couteau des Iroquois. Et, cependant, 1689 seule demeure l'année terrible, l'année sinistre par excellence. L'année du massacre, c'est le nom qu'elle portera dans l'histoire. Et c'est un vendredi qui lui a valu tout cela! Enfin pour terminer, à votre manière, par un épisode du Règne de la Terreur, ce fut un vendredi, le 15 février 1839, que François Marie Thomas, Chevalier de Lorimier, monta sur l'échafaud!
Note 22:
1646. Assassinats du Père Jogues et de Lalande.
1647. Meurtres commis par les Iroquois chez la tribu des Neutres.
1648. 700 personnes massacrées à la Mission St. Joseph.
1649. Destruction des bourgades huronnes St. Ignace et St Louis. Martyres de Brébeuf et de Lalemant.
1650. Première bourgade de la tribu des Neutres enlevée par les Iroquois.
1651. Seconde bourgade de la tribu des Neutres enlevée par les Iroquois.
1652 Assassinats du Gouverneur DuPlessis Bochart et de 15 français.
1653. Attaques iroquoises contre Québec, Trois-Rivières et Montréal.
1654. Destruction de la Nation des Eriés ou Chats.
1656. Massacre des Hurons par les Iroquois, à l'île d'Orléans. Assassinat du Père Garreau.
1660. Mort héroïque de Dollard des Ormeaux et de ses 17 compagnons martyrs.
Je crois donc fermement que ces raisons historiques justifient, et amplement, mes préjugés à l'égard du vendredi.
Êtes-vous sérieux, me répondit gravement Laverdière, et croyez-vous réellement qu'il y ait des jours heureux ou néfastes, des chiffres talismans, des quantièmes fatals ou des vendredis porte-malheurs? Entre ces deux superstitions j'aimerais encore mieux choisir la fatalité du nombre 13 que la male-main du Vendredi.
Vous n'avez donc pas lu Daniel de Foë; ou la philosophie de son rire vous aurait-elle échappé? Le spirituel railleur inspire à Robinson Crusoé l'heureuse et neuve idée de nommer vendredi le féroce cannibale qu'il vient de découvrir dans son île-prison de San Juan Fernandez.--Et pourquoi? En souvenir du jour où Selkirk rencontra ce moricaud la première fois? Apparemment, oui, mais en réalité, nullement. Il poursuivait le persiflage de ces superstitieux incurables, de ces malades imaginaires qui veulent que rien de bon n'arrive un vendredi, et rapportent fatalement à l'influence hostile du vendredi toutes les mauvaises rencontres, tous les désastreux hasards et toutes les catastrophes lamentables de la vie. Ce sauvage Vendredi est gai comme un Mardi-Gras du carnaval italien, heureux comme Polycrate. Eh! vraiment! j'ignore pourquoi il ne le serait pas! Rappelez-vous que Molière, le plus grand des comiques modernes (et futurs probablement), avait l'âme triste, que les fossoyeurs chantent toujours, et qu'il n'y a rien comme une farce de croque-mort pour faire rire!
La peur du vendredi! mais il n'y a que les mauvais historiens et les mauvais prêtres qui aient cette épouvante-là.
Quant à la mort du Christ, vous savez ce qu'il en faut penser: vous êtes catholique, moi je suis prêtre. Job blasphéma-t-il, lorsqu'il regretta sur son fumier le jour de sa naissance: Et l'esclave que maudirait sa délivrance mériterait-il la liberté? N'en disons pas davantage sur ce propos.
Ce fut un vendredi, le 3 août 1492, que les caravelles du Génois quittèrent Palos et la terre d'Espagne, et ce fut un vendredi le 12 Octobre 1492, que le Nouveau-Monde apparut aux vigies de la Pinta! Cette découverte fut le plus grand événement de l'âge moderne. Les siècles à venir n'en produiront jamais un plus fameux!
Ce fut un vendredi, le 28 juillet 1606 que la charrue de Louis Hébert, laboura pour la première fois le sol fécond de notre bien-aimée patrie.23 Après trois siècles de récollets débordantes et d'exubérantes moissons, la prodigieuse terre du Canada n'est pas encore épuisée que je sache. Dites-moi la date où elle deviendra stérile? Prenez garde, jeune homme, que ce ne soit un vendredi!
Note 23: "Le vendredi, lendemain de notre arrivée (27 juillet 1606), le Sieur de Poutrincourt affectionné de cette entreprise (l'établissement de Port Royal en Acadie) comme pour soi-même, mit une partie de ses gens en besogne, au labourage et culture de la terre, tandis que les autres s'occupaient de nettoyer les chambres et chacun appareiller ce qui était de son métier. Ce coup de charrue est le vrai commencement de la colonie française en Acadie."--LESCARBOT. "Louis Hébert, apothicaire de Paris, avait accompagné Poutrincourt dès 1604, et c'est probablement lui qui dirigea les travaux d'agriculture dont parle Lescarbot... Nous retrouvons Hébert en Acadie et plus tard à Québec, car il fut le premier laboureur de ces deux contrées, et les Acadiens comme les canadiens voient en lui le colon fondateur de leurs races." Benjamin Sulte: Histoire des Canadiens-Français, Tome Ier, chapitre III, page 63.
Louis Hébert paraît être né à Paris, où il avait épousé Marie Rollet. En 1606, il passa à l'Acadie et Lescarbot en parle dans les termes suivants: (liv. IV): "Poutrincourt fit cultiver un parc de terre pour y semen du blé à l'aide de notre apothicaire, Louis Hébert, homme qui, outre l'expérience qu'il a en son arte, prend grand plaisir au labourage de la terre." Ferland: Notes sur les Régistres de Notre-Dame de Québec, page 9.
Ce fut un vendredi, le 24 avril 1615, que le Saint-Étienne partit de Honfleur avec Denis Jamay, Jean Dolbeau et Joseph Le Caron, les trois premiers missionnaires du Canada.
Ce fut un vendredi, le 26 juin 1615, que la première messe fut dite à Québec. 24
Note 24: Il faut excepter les messes dites, pendant l'hivernage des vaisseaux de Jacques Cartier, en 1535-36, par les aumôniers de la flotte, Dom Anthoine et Dom Guillaume Le Breton.
Ce fut un vendredi, le 6 juin 1659, que François de Montmorency Laval, notre premier évêque, arriva à Québec.
Ce fut un vendredi, le 20 octobre 1690, que Frontenac chassa des battures de la Canardière les miliciens de la Nouvelle-Angleterre, et les força de se rembarquer, dans le désordre d'une folle panique, sur les vaisseaux de l'amiral Phips.
Ce fut un vendredi, le 13 septembre 1697, que le héros de la Baie d'Hudson, Iberville, enleva le fort Nelson aux Anglais.
J'en passe, et des meilleurs. Et pour cause. J'entasserais dates sur dates, j'accumulerais éphémérides sur éphémérides, je couvrirais trois fois d'événements heureux, le nombre de vos jours néfastes et de vos quantième fatidiques, que je ne prouverais rien du tout, le nombre de vos jours néfastes et de vos quantièmes fatidiques, que je ne prouverais rien du tout, soit à l'encontre de votre utopie, soit à l'appui de la mienne. Étudiez l'histoire du pays et vous trouverez que les actions décisives, politiques ou militaires, les irrémédiables désastres, les catastrophes finales, échappent absolument é la prétendue funeste influence du jour qui nous occupe. La première bataille des Plaines d'Abraham 25 fut livrée un jeudi.
Note 25: "Le nom biblique que porte cet endroit à jamais célèbre n'a qu'un rapport très éloigné avec le père des Hébreux; il lui vient d'un certain Abraham Martin qui possédait autrefois une partie de cette étendue de terre.--Abraham Martin, dit l'Écossais, pilote, acquit, par donation du 10 Octobre 1648 et du 1er Février 1652, vingt arpents de terre d'Adrien Duchesne, et par concession de la Compagnie de la Nouvelle-France, douze autres arpents." Lemoine, Album du Touriste. Note E de l'Appendice.
Que n'auriez-vous pas dit, superstitieux que vous êtes, si le combat avait eu lieu le lendemain! Québec capitula un mardi, le 18 septembre 1759; Montréal, un dimanche, le 7 septembre 1760; le Traité de Paris, qui livrait sans retour le Canada à l'Angleterre fut signé un jeudi, le 10 février 1763; ce fut encore un dimanche que Montgomery fut tuée en risquant l'audacieux assaut de Québec, le matin du 31 décembre 1775. Et reliqua.
Croyez moi, les jours heureux ressemblent aux pierres blanches qui les marquaient chez les anciens.
26Apparemment la Providence laisse tomber les premiers d'une main avare et distraite sur tous les chemins de la vie, comme la Nature sème les autres avec prodigalité dans le sable de tous les rivages. On en trouve partout, et chacun peut en ramasser quelques uns. Dieu les abandonne aux recherches avides et à l'espérance éternelle de l'homme.
Note 26: Albo notanda lapillo dies. Odes d'Horace.
Laverdière eut tout à coup un accès de gaieté, un rire subit, qui sonna clair, comme l'écho d'une joie enfantine.
Quels grands bébés nous sommes! s'écria-t-il. Voilà que nous discutons des quantièmes et des vendredis, comme deux vieilles filles qui se disputent sur le plein de la lune ou le saint du calendrier! Après tut, c'est encore une manière (je ne dirai pas la meilleure) d'étudier notre histoire du Canada et de rafraîchir notre mémoire à la glorieuse lumière de ses éphémérides!
Nos éphémérides canadiennes-françaises, savez-vous bien qu'il y avait là matière à très bel almanach? C'est un travail que j'avais commencé. Ça, n'en parlez jamais, je vous le dis en confidence, l'aventure a raté, magistralement raté... faute de temps.--Que voulez-vous, ajouta le maître-ès-arts, avec un regret dans la voix, je suis parti si vite, l'on est venu me chercher si brusquement.27
Note 27: M. l'abbé Laverdière mourut après 48 heures de maladie seulement.
Qui donc? lui demandai-je sans défiance; et Laverdière me répondit:
La Mort!
Il souriait doucement comme sa belle voix harmonieuse laissait tomber ce mot terrible qu'il prononçait avec la tendresse d'un nom ami.
La mort! Étrange phénomène, ce mot formidable, qui eût arraché un léthargique à son sommeil fatal, ne réveilla pas ma mémoire. Et je continuai de marcher sans épouvante à la droite de ce fantôme, croyant toujours à la présence d'un homme vivant.
Causant de la sorte, nous arrivâmes à la hauteur de la rue Grande Allée. Il existe à cet endroit précis, un renflement considérable du sol, qui ressemble à méprise, au profil d'un flot de ressac énorme, prêt à déferler, avec un bruit de tonnerre, sur les terrains vagues de la banlieue et à entraîner, dans son irrésistible élan, toutes les villas des environs.
Une tour Martello28 basse, grise, ronde comme un phare, monte la garde sur cette élévation de rocher. On dirait une sentinelle que le Gouvernement Impérial a oubliée de relever, quand il rappela ses troupes, au lendemain de la Confédération Canadienne. Bien qu'elle appartienne à la stratégie, et soit une fortification essentiellement militaire, elle en a peu la physionomie menaçante et conserve, en dépit de son métier et de sa vocation, une douce expression de bonhomie, l'air paisible et bourgeois de l'honnête artisan qu'elle abrite. Pas de soldats sous sa toiture plate et circulaire comme un parasol chinois, point de canons allongeant le cou dans l'embrasure de ses meurtrières soigneusement fermées de volets, comme la fenêtre d'une maison de campagne. On dirait un vétéran, un invalide, assis-là, autant pour reposer sa fatigue que pour distraire sa nostalgie des anciennes batailles, un balafré des âges héroïques s'oubliant à regarder, là-bas dans la plaine, Wolfe, Montcalm, Lévis, Murray, Arnold ou Montgomery passer la revue de leurs historiques régiments.
Note 28: Ce fut en 1808 que furent construites, sous la direction du général Brock, les quatre tours Martello, qui complètent les fortifications sud de Québec.
La vue que l'on obtient au sommet du plateau est superbe: soit que l'on regarde la ville neuve attifée de sa plus fraîche toilette et l'élégante richesse de son plus fier quartier29, soit que l'on s'attarde à contempler, à l'horizon de Ste. Foye, le fascinant panorama de la campagne, la falaise de St. Romuald, les hauteurs de St. David de l'Aube-Rivière30, le bois de Spencer Wood, la route de Sillery, les villas de Mont Plaisant, cachées comme des nids, dans la feuillé des bosquets ou la verdure des champs, enfin, la délicieuse vallée de la rivière St. Charles.
Note 29: Le quartier Montcalm.
Note 30: Ainsi nommée en mémoire du cinquième évêque de Québec, Mgr. François-Louis de Pourroy de l'Aube-Rivière.
Comme la ville est changée! remarqua Laverdière.
Vous ne dites pas embellie? Eh! monsieur, vous n'êtes pas flatteur!
L'historien esquissa un sourire.--Je ne vois pas, dit-il, la même ville que vous regardez. Ainsi, pour ne vous en donner qu'un exemple, je vois la maison du chirurgien Arnoux dans la façade de votre Hôtel-de-Ville31; la résidence de l'aide-major Jean Hugues Péan32 au lieu et place de la demeure actuelle du paie-maître Forest; les quartiers-généraux du marquis Louis Joseph Montcalm de Saint Véran dans le salon du barbier Williams;33 les jardins de l'abbé Vignal, aux Ursulines34. Je les vois tous, aussi distinctement que vous-même pouvez regarder encore aujourd'hui la boutique du tonnelier François Gobert, au numéro 72 de la rue St. Louis. 35
Note 31: "A quelques mètres de la maison de Gobert (ou Gaubert) s'élève l'Hôtel-de-Ville de Québec, sur le site même où était en 1759 la résidence du chirurgien Arnoux." Album du Touriste par LeMoine, page 16. Depuis la publication de L'Album du touriste, M. LeMoine aurait, paraît-il repris son opinion à ce propos. Il croit maintenant que la résidence du chirurgien Arnoux devait être la maison actuelle du charretier Campbell, c'est-à-dire les numéros 45 et 47 de la rue St. Louis. Laquelle est la meilleure des deux suppositions? la parole est aux archéologues.
Note 32: Le mari de la fameuse maîtresse de l'Intendant Bigot. Le juge Emsly occupait en 1815 la maison que ce soldat de... fortune habitait en 1758; plus tard, le Gouvernement l'acheta pour en faire une caserne d'officiers. LeMoine: Histoire des Fortifications et des Rues de Québec, page 18.
Note 33: La maison du charretier Campbell, Nos 45 et 47 dur la rue St Louis, celle des barbiers-coiffeurs Williams, No 36 sur la même rue (Montcalm's Head Quarters), et la boulangerie Johnson, sur la rue St. Jean (en dedans des murs) sont actuellement les trois plus vieilles maisons françaises (antérieures à la conquête) encore debout. Elles offrent un triple exemple de ce genre bizarre de toitures pointues, très hautes, percées de lucarnes ouvrant au ras des gouttières, comme des yeux à fleur de tête, et dessinant sur le ciel un profil excessivement aigu.
Note 34: L'abbé Vignal, avant d'être sulpicien, logeait à l'encoignure des rues Parloir et Stadacona. Il cultivait un terrain qu'il avait défriché et en donnait le produit au soutien du monastère des Ursulines. Plus tard, il quitta l'office de chapelain du cloître pour s'affilier au Séminaire de St. Sulpice. Il fut tué, rôti et mangé par les sauvages à Laprairie de la Magdeleine, vis-à-vis de Montréal, le 27 octobre 1661. J. M LeMoine: "Histoire des Fortifications et des rues de Québec", page 18.
Note 35: On y dépose, le matin du 31 décembre 1775, le cadavre de l'audacieux général Richard Montgomery.
Vous me trouver bizarre et fantasque de regarder ainsi, dans les rangées parallèles de vos maisons neuves, les bicoques disparues de la vieille capitale française. Les gens de mon espèce sont rares, je 'avoue; mais confessez, à votre tour, qu'il s'en retrouve toujours quelques-uns à tous âges et en tous pays. Horace le classique Horatius Flaccus, les connaissait bien ceux-là, qu'il appelait dans "L'art Poétique" laudatores temporis acti. Il en est un célèbre qui a passé par votre ville, il n'y a pas dix ans. Auriez-vous, par hasard, oublié lord Dufferin? Et comprenez-vous pourquoi ce gouverneur fit reconstruire aux frais de l'État, les portes militaires du vieux Québec, que la bêtise ignorante de son Conseil Municipal avait rasées? Ce remarquable diplomate était un véritable laudator temporis acti, dans toute la large et noble acception du mot. Je l'admire autant que je l'en félicite. Toutefois, n'ayant pas la richesse et la fortune du vice-roi des Indes, j'en suis réduit à rebâtir, de mémoire et d'imagination, les monuments classiques de votre capitale. Comprenez-vous maintenant aussi pourquoi je regarde, à travers la pierre de vos demeures modernes, les vieilles maisons françaises qu'elles ont remplacées? pourquoi les terrains vagues de la cité sont pour moi remplis de chapelles monastiques, de casernes ou de collèges? pourquoi, trempé de pluie ou poudré de neige, je reste là, à quelque coin de vos rues historiques, m'extasiant à voir passer les personnages fumeux de notre épopée canadienne? Comme les vieillards je m'amuse, ou plutôt mieux, je me console avec mes souvenirs. La mémoire! c'est le regard que voit lorsque les yeux de la chair s'aveuglent; la mémoire! c'est l'oreille qui écoute lorsque la tête devient sourde et pesante; la mémoire! c'est la voix intérieure, l'incomparable amie, qui parle, qui cause, qui raconte, à mesure que les bruits de ce monde s'éteignent et meurent, et que le silence, avant-coureur du grand sommeil, envahit l'âme comme une vague irrésistible.
Tout en causant de la sorte, mon étrange interlocuteur s'était mis à marcher et moi à le suivre machinalement. Nous avions quitté la ure St-Louis, et nous allions droit devant nous, traversant alors la place du Vieux Marché de la Haute Ville. Ce terrain vague, servant aujourd'hui de poste aux cochers de place et aux camionneurs, est un vaste carré borné, au nord, par les maisons de la rue La Fabrique, à l'est, par la Basilique Mineure de Notre-Dame de Québec, au sud, par les maisons de la rue Buade, 36 à l'ouest, par l'emplacement désert du Collège des Jésuites37 servant alors de quartiers-généraux aux tailleurs de pierre du nouveau Palais de Justice. C'est un endroit ouvert à tous les vents, sillonné par une multitude de petits chemins de traverse courant dans toutes les directions, d'un secours inestimable aux affairés de toutes le besognes.
Note 36: Ainsi nommé en mémoire de Louis de Buade, comte de Frontenac.
Note 37: Le Collège des Jésuites, fondé par le marquis de Gamache, fut bâti en 1637.
En ce moment, les quatre grandes églises paroissiales de la ville, Notre-Dame, St. Jean Baptiste, St. Roch et St. Sauveur 38 carillonnèrent à haute voix l'appel de la Messe de Minuit. Il pouvait être onze heures et trois quarts. Presqu'aussitôt le sonneur de la Cathédrale Anglicane se mit à monter et redescendre sans relâche son éternelle gamme en do naturel. Puis soudain, après cinq ou six accords plaqués de toutes ses cloches, et un silence de plusieurs secondes, il commença lentement à jouer Auld Lang Syne, l'Old Long Since, le Vieil Autrefois de la vieille Écosse, une mélodie immortalisée par l'immortelle poésie de Burns.
Note 38: Ainsi nommé en mémoire de M. le Sueur de Saint-Sauveur, ancien curé de Saint-Sauveur de Thury (aujourd'hui Thury-Harcourt ou simplement Harcourt), en Normandie, prêtre séculier, qui demeurait à Québec en 1635. Ferland: Histoire du Canada, Tome Ier, page 277.
Puis, sans transition musicale, le clocher chanta la grande hymne des nations chrétiennes, Adeste fideles, laeti triumphantes. Cette religieuse harmonie, soutenue par la base vibrante de tous les carillons de l'ancienne capitale mis en branle, pénétrait comme un subtil parfum, la froide et silencieuse atmosphère de la nuit. Soit fantaisie de l'odorat, soit caprice de l'imagination, échos flottants de la mémoire, l'on y croyait respirer la bonne odeur de l'encens brûle dans les temples, ou bien encore, la senteur résineuse, vivifiante et forte du sapin et du cèdre, composant, de leurs branches entrelacées, la verdure et la feuillée symboliques de nos Crèches de Noël. L'âme se sentait envahir par le sentiment intense d'une paix profonde, suave, exquise, comparable, par le spectacle, à la sérénité lumineuse d'un ciel étoilé, et, par analogie de sensation, au bien-être indicible que les sens éprouvent à la première influence du narcotique qui les endort.
Et cependant, je le dois avouer, j'écoutais mal cette magistrale symphonie chantée, là-haut dans le ciel, par tous les clochers de la grande ville. Mon esprit troublé par l'étrange et bizarre rencontre de tout à l'heure, ne suivait plus qu'à travers un brut de pensées distraites l'extatique mélodie des carillons; ce qui gâtait affreusement l'effet charmeur des sonneries. Cela ressemblait, comme irritante impression, à de la musique de maître écoutée dans les tapageuses causeries d'un auditoire de sots.
Il manque une cloche au carillon, remarqua Laverdière.
Et comme je lui demandais laquelle était absente, le maître-ès-arts leva la main sur le terrain vague où naguère s'élevait le vieux Collège des Jésuites.
C'est grand dommage, dit-il, qu'ils laient démoli. Le collège des Jésuites, voyez-vous, était la maison paternelle des missionnaires, le chez nous délicieux de ces apôtre incomparables, qui, pour l'amour du bon Dieu, avaient déserté leurs familles et laissé vacantes leurs places au foyer domestique. Le Collège des Jésuites; c'était la seule étape, l'unique relais de ces conquérants évangéliques, lesquels, à l'exemple des expéditions militaires de la stratégie moderne, s'avançaient, à marches forcées, au coeur des pays infidèles, préférant emporter d'assaut les citadelles du Paganisme plutôt que les assiéger. Ces haltes étaient singulièrement courtes: le temps précis de panser les plaie, fermer les blessures, laisser pâlir les cicatrices, le stricte repos absolument commandé par le corps n'en pouvant plus de douleurs et de tortures. Encore ce délassement n'était-il que fictif et dérisoire, car le corps entrait de moitié dans les fatigues prolongées de l'étude et les veilles interminables de la prière.
Le Collège des Jésuites, comme on aurait dû l'aimer! Et vous en avez fait une caserne!39 Après tout, cette métamorphose n'était pas pour le séminaire un incomparable outrage; de plus beaux édifices et de plus sacrés ont éprouvé pires destins. L'histoire de la révolution française est là pour rappeler le souvenir de cathédrales profanées, transformées en écuries! Le Collège des Jésuites aurait pu devenir une grange; et vous savez qu'il s'en est fallu de bien peu qu'il ne servît d'étable!
Note 39: Le Père Jean Joseph Casot, né le 5 Octobre 1728, mourut la première année de notre siècle, le 16 mars 1800. C'était le premier jésuite de la Nouvelle France. Ce jour-là le gouvernement prit officiellement possession des biens de la Société de Jésus.
Va donc pour la caserne! On y logea plus de soldats qu'autrefois de séminaristes. S'y trouva-t-il, pour cela, plus de discipline et plus de courage? Dites-moi, quels hommes dépasseront jamais en bravoure ces stoïques martyrs de la Colonie, ces illustres violentés de la Mort, Brébeuf et Jogues, Lalande et Gabriel Lalemant, Garreau, Buteux, Daniel, Charles Garnier, Chabanel? Après quatre vingts ans de caserne il n'est pas sorti de là un régiment anglais comparable à cette phalange de Macchabées.
Oui, c'est grand dommage qu'ils aient ainsi abattu le Collège des Jésuites. Pourquoi l'avoir livré aux démolisseurs? C'était une oeuvre de trahison et vous n'en trouverez pas l'excuse. De cette maison qui avait reçu du marquis de Gamache, son fondateur, 16,000 écus d'or comme obole de premier bienfait, il ne reste rien sur la terre! La dynamite est allé chercher dans le rocher de ses assises ce que les pics et les pioches avaient été impuissants à atteindre. Les pierres bénites de fondations, la pierre angulaire du collège, ont été traitées comme un détritus dangereux, comme une vidange malsaine avec laquelle on a comblé les fossés de nos fortifications militaires, les quais de notre Commission du Havre, ou les terrassement du fameux chemin de fer de la Rive Nord.40 L'on n'a pas même songé à sauver de la catastrophe finale son clocher réglementaire et é le replacer sur quelque chapelle de mission, bâtie là-bas, aux frontières avancées de la Colonisation canadienne française, dans la vallée du Lac St. Jean, par exemple, où les âmes réjouies du Père DeQuen, son découvreur, et du Père Labrosse, son apôtre, l'eussent encore entendu sonner! C'est mon avis qu'il eût porté bonheur à la future paroisse. N'est-ce pas le vôtre?
Note 40: D'après M. Faucher de Saint-Maurice la cache d'armes du marché Montcalm aurait été jetée tout d'une pièce dans le quai du Chemin de Fer du Nord au quartier du Palais. Relations des fouilles exécutées par Ordre du Gouvernement dans les Fondations du Collège des Jésuites à Québec, page 9.
Phénomène bizarre, à mesure que Laverdière parlait, l'allégresses des carillons tout à l'heure étourdissante comme leurs volées semblait maintenant s'éteindre, s'évanouir, se confondre par transitions rapides avec le glas sévère de quelques grandes funérailles. Les cloches partageaient-elles la mélancolie du maître-ès-arts? ou subissais-je moi-même, et à mon insu, sa magnétique influence? Je ne sais trop. J'éprouvais une angoisse comparable en intensité à cette tristesse qui déchire l'âme quand, à votre place et à leur tour, des voix étrangères chantent les romances de vos vingt ans, alors que pour nous la jeunesse est morte, le rêve éteint, les illusions perdues, les espérances en cendres, toute la vie brisée comme un verre, tout l'avenir gâché sans retour par quelque irréparable catastrophe.
Mais cet accès de spleen dura peu. L'humeur morose d'un hypocondriaque se fût évanouie comme un songe, fondue comme une buée dans une flambée de soleil, à cette chaude et contagieuse allégresse dont la plus haute clameur n'était cependant qu'un écho affaibli de cette autre joie intérieure exubérante qui possédait les âmes chrétienne en ce saint jour. C'était vraiment un gai spectacle que le défilé interminable des braves gens marchant à l'église par toutes les rues de la ville. Et rien ne rafraîchissait le sang comme ce beau et grand tapage de toute une population en liesse.
Trois raisons motivaient ce concours exceptionnel de la foule. D'abord, la solennité même de Noël, la plus universellement célébrée de nos fêtes religieuses. Venait ensuite, immédiatement après, cette autre séduction puissante des québecquois, la musique; car l'on avait préparé, à cette occasion, un programme exquis, une véritable agape artistique, un menu superfin qui promettait aux invités du banquet des surprises ravissantes et des merveilles inouïes de vocalises. Il aurait suffi d'ailleurs, pour s'en convaincre, d'écouter du la rue les dilettantes (y compris ceux qui prétendent l'être), discuter fortissimo les mérites et démérites de tels virtuoses et de telles partitions. Ces messieurs parlaient beaux-arts avec cette chaleur émoustillée qui rappelle assez naturellement l'habitude du champagne... et ses conséquences.
Aussi spécialement séduite par les promesses de ce Christmas Festival et le spectacle éclatant de notre faste liturgique, l'élite protestante de la cité accourait-elle de partout ses quartiers élégants et même de la banlieue. La Banlieue de Québec n'est pas précisément aux confins de la terre, mais s'aperçoit à une honnête distance, en deçà des lignes d'horizon. Aussi, les belles dames des équipages, toutes emmitouflées de fourrures au fond de leurs traîneaux, comme les modestes piétons marchant allègrement le chemin qu'elles suivaient en voiture, de Mont-Plaisant, de l'Avenue des Érables, de Sillery, de Bergerville, voire même de Ste-Foye, auraient consenti volontiers à ce que la ville se fût trouvée, en cette circonstance, une fois encore plus lointaine, pour mieux contempler la féerique beauté d'une nuit d'hiver canadien. C'était, en effet, goûter un délice de nageur que prolonger ce bain de lumière sidérale pénétrant, à la fois, le corps et l'âme, vibrant aux yeux avec une telle puissance d'émission que le spectateur ébloui ne savait plus vraiment d'où elle partait: du disque argenté de la lune, ou de la neige immaculée.
Les toitures, les mansardes, les têtes originales des cheminées estompaient leurs silhouettes bizarres sur la blancheur des rues avec une telle netteté de lignes et de profils, que je croyais regarder, dans la contemplation de ce paysage lunaire, une gravure de Gustave Doré, agrandie au cadre de la Nature. Les ombres du tableau en étaient si intensément noires, si brusquement découpées, tranchées dans la neige, qu'elles me semblaient creuses comme des gaufrures aussi capricieuses que gigantesques.
Dans le firmament bleu--un azur de ciel d'été--les fumées molles des innombrables cheminées de la ville montaient verticales. Parfois, de légers coups de vent, des brises égarées, cherchant leur chemin d'une aile inquiète, couchaient comme des flammes de bougies ces fumées paisibles, quasi immobiles pour l'oeil qui les suivait dans l'atmosphère. Alors ces vapeurs chaudes de bois ou de charbons fondus en braises, flottantes comme des buées sur l'air pur et lumineux de la nuit, devenaient panachées élastiques comme de la vapeur échappée des soupapes d'une locomotive. Et les fumerolles, comme autant de piliers qui se cassent et qui croulent, se brisaient en une infinité de petits nuages floconneux courant à la vitesse du vent, avec des allures d'oiseaux sauvages passant, l'automne, dans les hauteurs du ciel.
L'atmosphère était à ce point diaphane qu'un spectateur, placé, à cette heure de minuit, au premier kiosque de la Terrasse Frontenac, aurait embrassé, comme ne plein jour, le féerique panorama qu'elle commande, et saisi, jusqu'aux lignes les plus lointaines de l'horizon, le majestueux profil des Laurentides, encore nettement accentuées à sept lieues de distance.
Aussi, toute la ville était dans la rue, suivant le mot d'une femme célèbre; tout Québec était dehors, y compris le tout-Québec obligé de tels journalistes encore plus grecs par le métier que par le style. Il aurait d'ailleurs sufi, pour s'en convaincre, de regarder, sur la rue La Fabrique, le spectacle de cette multitude accourue des faubourgs, foule compacte, serrée comme les arbres d'une forêt de sapin, solide, impénétrable comme un carré d'infanterie anglaise, et que marchait sur l'église avec l'allure provocante de régiments qui vont se battre.
Quelle foule! remarqua Laverdière avec étonnement, quelle foule! Et son regard, large ouvert, se promenait avec stupeur sur cette mer humaine envahissant, à la vitesse du galop d'un cheval, le terrain vague du Vieux Marché, naguère encore désert, silencieux, endormi comme un cimetière.
Et aussi moi je me demandais comment logerait, dans l'étroite enceinte de 'église, la prodigieuse multitude qui s'engouffrait maintenant sous le portique, avec l'impatiente colère d'une eau courante, longtemps retardée par un barrage, et qui rentre tout à coup dans le creux naturel de son lit. Des portes béantes s'échappait, en bouffées de blanche vapeur, la chaude atmosphère intérieure de l'église. Et de la place du Vieux marché41 où nous étions jusque là demeurés, Laverdière et moi, l'on entendait parfaitement jouer l'orgue. Cet écho nous arrivait sans doute par l'entrebâillement continu des portes, ou peut-être aussi, de la seule vibration des grandes fenêtres du portail. L'orgue chantait avec joie, avec élan, avec l'enthousiasme contagieux d'un allégro militaire:
Nouvelle agréable!
Un Sauveur Enfant nous est né!
C'est dans une étable
Qu'il nous est donné!
Note 41: Consulter les gravures de Québec en 1832.
Si nous entrions à l'église? proposa le maître-ès-arts, d'une voix insinuante.
A vos ordres, lui dis-je.
Et avec lui (je le croyais du moins), j'entrai à Notre-Dame.
Je renonce à vous peindre ou à comparer l'étonnement qui me saisit au fermer de la porte. Ce fut une surprise telle qu'elle me pénétra, comme la peur, d'un froid intense. J'eusse été, certes excusable de m'épouvanter devant l'inattendu d'un spectacle étrange comme la fantaisie d'un conte macabre. En face de moi, derrière moi, à ma droite, sur ma gauche, se tenait debout une immense forêt de chênes, superbes de tailles et de ramure.
Si flegmatique que soit le caractère, cela produit une bizarre et singulière impression de tomber, de la sorte, sans transition appréciable de temps et de lieu, au franc milieu d'un bois inconnu, alors que vous croyez bonnement marcher, comme tout honnête citoyen payant ses taxes, sur le trottoir municipal de votre rue, ouverte au centre précis d'une ville bâtie de douze mille maisons habitées par soixante mille âmes (corps inclus). Ce changement à vue, supérieur, et de beaucoup, aux meilleures inventions de la machinerie théâtrale moderne, vous reporte naturellement aux temps légendaires de ces voyageurs arabes qui sautaient, à volonté, de Trébizonde à Bagdad, ou de La Mecque à l'Alhambre, sur un tapis volant... probablement volé.
Rien ne troublait le silence farouche et l'éternelle immobilité de cette sauvage nature. Les troncs gigantesques de ces beaux arbres,42 serrés les uns près des autres comme les soldats d'un régiment marchant à l'assaut sous une pluie de mitraille, semblaient à l'avance rangés en bataille contre les armées à venir du défricheur et du bûcheron.
Note 42: Auprès d'icluy lieu (l'embouchure de la Rivière St. Charles) y a ung peuple dont est seigneur le dict Donnacona et y est sa demeurance qui se nomme Stadaconé que est aussi bonne terre qu'il soit possible de veoir et bien fructiférente, pleine de fort beaulx arbres de la nature et sorte de France comme chesnes, ormes, fresnes, noyers, yfs (ifs), cèdres, vignes aubespines qui portent le fruit aussi gros que prunes de Damas et aultres arbres, soubs lesquelz croist de aussi beau chanvre que celui de France qui vient sans semence ny labour. Relation du Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 14, édition 1545.
Ils se rangeaient autour de nous comme autant de gardes vigilantes, de sentinelles attentives à ne pas laisser échapper l'ennemi. Ils nous cernaient de toutes parts, et si étroitement, que leurs cercles compacts semblaient se refermer, se rétrécir, à mesure que nous les regardions.
Nous occupions alors, Laverdière et moi, le centre d'une petite clairière taillée dans l'épaisseur du bois par un feu de tonnerre où les cendres mal éteintes d'un campement abandonné. Dans tous les cas, quelles que fussent les origines d'incendie, la pluie avait eu prompte raison de cet embrasement, car la superficie du plateau découvert ne mesurait guère plus d'un arpent.
Sans la blancheur de la neige réverbérant la lumière raréfiée, l'obscurité de la forêt eût été complète. Et cependant, toute cette haute futaie, absolument nue de feuillage, se trouvait être dans une excellente condition de lumière. Aussi je m'étonnai fort que la lune, alors resplendissante de toute la largeur de son disque, ne vient pas à l'inonder de ses molles et pensives clartés.
Instinctivement, je relevai la tête pour l'apercevoir; concevez, si possible, ma stupéfaction: la lune avait, comme par magie, disparu du firmament. Le soleil s'était-il éteint, notre satellite s'était-il éclipsé? ou bien encore un poète incompris l'avait-il escamoté au profit de sa muse? Je ne sais. Seulement, je reconnus au-dessus de ma tête le ciel astronomique des mois de décembre, les constellations étincelantes de nos superbes nuits d'hiver. Au zénith, le gamma d'Andromède; à l'est, le Grand Chien, les Gémeaux, le Cocher; au sud, le géant Orion, le Taureau, sa Pléiade d'étoiles sur l'épaule (cette même constellation que les Iroquois du Canada appelaient autrefois les Danseuses43), puis le Bélier, l'Eridan, Pégase, le Dauphin, le Verseau; à l'ouest, le Cigne, la Lyre, l'Aigle; au nord, Céphée, Cassiopée, les deux ourses, Hercule et le Dragon. Ce spectacle éternellement beau, éternellement jeune, éternellement grand de l'Infini rayonnant par les mondes stellaires, me frappa d'un tel ravissement, que j'en oubliai d'admiration et ma terreur et ma surprise. Un ciel étoilé! Ce merveilleux décor, après six mille ans de mise en scène, fascine encore jusqu'à l'extase l'oeil humain insatiable de sa féerique splendeur!
Note 43: Les principaux groupes d'étoiles avaient été observés par les sauvages et avaient même reçu des noms. Chez les Iroquois les Pléiades étaient les Danseurs et les Danseuses, la voie lactée portait le nom de chemin des âmes, la Grande Ourse était désignée par un mot sauvage qui avait la même signification. "Ils nous raillent, dit le Père Lafitau, de ce que nous donnons une grande queue à la figure d'un animal qui n'en a presque pas et ils disent que les trois étoiles qui composent la queue de la Grande Ourse sont trois chasseurs qui la poursuivent. La seconde de ces étoiles en a une fort petite, laquelle est près d'elle, celle là est la chaudière du second de ces chasseurs qui porte le bagage et la provision des autres." L'étoile polaire était désigné comme l'étoile qui ne marche pas.
Ferland, Histoire du Canada Tome Ier, pages 139 et 140.
Voici l'origine des Pléiades suivant la légende iroquoise:
Sept petits indiens d'autrefois avaient coutume d'apporter le soir le maïs qu'ils avaient récolté pour en former un monceau, autour duquel ils dansaient aux chansons d'un des leurs placé sur le sommet. Un jour, ils résolurent de faire une meilleure bouillie que d'ordinaire, mais leurs parents refusèrent de leur donner tout ce qu'il fallait pour cela; alors ils se mirent à causer sans avoir soupé. Un d'eux chantait. Devenus de plus en plus légers à mesure qu'ils bondissaient, ils commencèrent à s'élever de terre; les parents s'alarmèrent, mais il était trop tard. La ronde tournoyant de plus en plus haut autour du chanteur, on ne vit bientôt plus que six étoiles brillants, la septième, celle du chanteur, ayant perdu de l'éclat par suite du désir qu'il avait éprouvé de retourner vers la terre.
Et devant cette muraille d'horizon incrustée d'étoiles étincelantes, comme le feu des pierres précieuses dans les ors d'un bijou, je me rappelai que Jean de Brébeuf, le martyr, avait autrefois contemplé la splendeur du même spectacle, telle nuit d'hiver de l'année 1640 où, dans le ciel, aux mêmes clartés rayonnantes, une croix miraculeuse lui était apparue, levée tout-à-coup sur le pays des Nations Iroquoises. 44
Note 44: "L'année 1640 qu'il (Jean de Brébeuf) passa, tout l'hiver, en mission dans la Nation Neutre une grande croix luy apparut, qui venoit du costé des Nations Iroquoises. Il le dit au Père qui l'accompagnoit; lequel luy demandant quelques particularitez plus grandes de cette apparition, il ne luy répondit autre chose, sinon que cette croix étoit si grande, qu'il y en avoit assez (de place) pour attacher non seulement une personne mais tous tant que nous estions en ce pays." Relations des Jésuites, année 1649, ch. V, page 17.
Elle était si grande, si grande, qu'il y avait assez de place pour y clouer non seulement un seul homme, mais encore l'entière population de la Nouvelle-France. Et d'imagination, ou plutôt de mémoire historique, je m'amusais à reconstruire ces prophétiques labarum, cherchant à deviner quels groupes d'étoiles, constellations ou nébuleuses, ses bras immenses avaient traversés.
Comment cette réminiscence, particulière à Jean de Brébeuf, me vint à l'esprit, je ne saurais trop en rendre compte. Elle ne fut, selon moi, que la suite naturelle de la pensée première de Iroquois, laquelle m'était venue au souvenir gracieux de cette fable astronomique expliquant, avec un rare bonheur de poësie, l'origine des Pléiades. Or, rien comme le nom des bourreaux, ne rappelle mieux celui de la victime, alors surtout que le supplicié fut illustre. Cherchez partout, dans l'histoire universelle, au martyrologue de l'Église et nommez m'en un plus fameux que ce premier apôtre des Hurons, le plus stoïque confesseur de l'Évangile au Canada, comme le plus fier témoin du courage humain sur la Terre.45
Note 45: "La constance des deux missionnaires (Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant)--surtout celle de Brébeuf, fut prodigieuse. Il ne donna pas le moindre signe de douleur, et ne fit pas entendre la plus légère plainte; aussi les Sauvages, aussitôt après sa mort, ouvrirent son cadavre et burent le sang que coula de son coeur. Ils le partagèrent entre les jeunes gens, dans l'idée, qu'en le mangeant, ils auraient une partie de ce grand courage." Bressani: Mort du Père Jean de Brébeuf, ch. V, page 256.
Je m'arrêtai longtemps à contempler toutes ces étoiles éclatantes: Sirius, Rigel, Procyon, Bételgeuse, Aldabaran, Castor, Pollux, Bellatrix, Altair, le delta, l'epsilon et le dzêta d'Orion ces Trois Rois Mages, que le Christianisme a cru reconnaître dans cette page incomparable du firmament, la plus belle sans conteste, de l'uranographie. Cette pensée de l'Épiphanie me ramena, par analogie de circonstance et de synchronisme, à ces nuits de Noël d'autrefois si radieuses, où je m'amusais, écolier, à reconnaître, par ces mêmes astres, les constellations dont ils étaient les sentinelles respectives.
Sans la forêt profonde qui m'enveloppait de toutes parts je me serais cru revenu à mon ancien poste d'observation, au promontoire de Québec, sur le plateau même de la cité proprement dite, tant les étoiles me paraissaient occuper une position identique. Bref, je me retrouvais, à moins d'être la victime d'une mystification inouïe, sur le terrain précis du Vieux Marché. Je n'avais donc pas même changé de place; conséquemment, il n'y avait que mon voisinage d'ensorcelé. Réflexion faite, je trouvai ma situation consolante.
Sommes-nous à Québec? demandai-je à Laverdière.
Vous l'avez dit.
Quelle heure est-il?
Minuit sonne.
Quel jour?
Le vingt-cinq décembre.
Cette année? Allons donc! vous plaisantez!
Non pas, c'est aujourd'hui la fête de Noël, l'an du Seigneur 1535. Nous sommes à 350 ans d'hier!
1535! Il paraît que je criai cette date-là un peu haut, car mon interlocuteur eût un froncement de sourcils et dit en me frappant du coude: "Plus bas, s'il vous plaît, nous sommes en pays hostile." Il ajouta presqu'aussitôt:
C'est la forêt primitive, la forêt païenne du Canada sauvage, le royaume de Donnacona! 46 Cassez une branche, et cela suffira pour vous trahir et vous livrer du même coup à un ennemi aussi féroce qu'invisible. 47 Sentinelle, prenez garde à vous! C'est un bon cri d'alarme, et je prie Dieu qu'il vous le conserve vibrant à l'oreille. Sachez, pour ne l'oublier jamais, que chacun de ces arbres cache un anthropophage, ou peut lui-même devenir un poteau de torture48. Le sol indien prête étonnamment à ce genre de métamorphoses horribles.
Note 46: Le lendemain (de la première exploration de l'Ile d'Orléans par Jacques Cartier), le Seigneur de Canada, nommé Donnacona en nom, et l'appellent pour seigneur Agouhanna, vint avecques douze barques accompaigné de plusieurs gens devant nos navires. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 13.--édition 1545.
Note 47: Aux amis qui lui représentaient les dangers d'un établissement à Montréal, avec un trop petit nombre de soldats, sur cette île occupée par une tribu considérable d'Indiens, M. de Maisonneuve répondait: "Je ne suis pas venu pour délibérer, mais pour agir. Y eût-il, à Hochelaga, autant d'Iroquois que d'arbres sur ce plateau (le promontoire de Québec), il est de mon devoir et de mon honneur d'y établir une colonie." Ces fières paroles méritent d'être conservées vivaces dans la mémoire. Elles rajeunissent le sang et le courage.
Note 48: Les Algonquins de l'époque de Jacques Cartier n'étaient pas précisément des agneaux et ne valaient guère mieux que les Iroquois du temps de Frontenac en barbarie comme en férocité. A preuve cet épisode de la Relation de 1535: "Nous fut par le dict Donnacona monstré les peaulx de cinq testes d'hommes, estandues sur du boys, comme peaulx de parchemin. Lequel Donnacona nous dit que c'étoient des Trudamans (probablement les ancêtres des Iroquois) devers le Su qui leur menaient continuellement la guerre." Voyage de Jacques Cartier, 1535-36--feuillet 29.--édition 1545.
Je vous l'avouerai avec candeur, j'aurais mieux aimé que Laverdière m'eût signalé la présence d'un tigre aux environs. Cela m'eût paru moins terrible; car je ne connais pas, dans toute l'histoire naturelle, un fauve plus redoutable que l'homme retourné à la barbarie. Mes yeux sortaient littéralement de leurs orbites, tant je scrutais avec effort les moindres sinuosité de la route, sondant du regard la noirceur des buissons, épiant les arbres, m'effrayant au bruit de mon propre marcher, éprouvant enfin un sentiment analogue aux émotions de ces voleurs novices qui grelottent d'épouvante en regardant dormir le malheureux qu'ils pillent.
A ma droite, à ma gauche, devant et derrière moi, l'immense forêt multipliait ses chênes. A qui m'eût demandé ce que je voyais dans ce bois infini, j'aurais pu répondre naïvement: des arbres, des arbres, des arbres, à la tragique manière de ce Danois célèbre qui lisait, lui, des mots, des mots, des mots. Seulement, ma réponse eût été de beaucoup plus inquiète que sarcastique.
Marchons vite, me dit le maître-ès-arts, il est tard la fête est peut-être commencée.
Et sur ce, Laverdière partit au pas gymnastique, suivant à travers le bois un chemin demeuré pour moi invisible. La neige, durcie au froid, offrait au pied une résistance élastique, ce qui me permettait de suivre aisément mon infatigable guide.
Où allons-nous? demandai-je Au Fort Jacques Cartier, répondit-il, sans tourner la tête.
Puis il ajouta, après trois ou quatre enjambées gigantesques par-dessus des troncs morts: entendre la messe à la Grande Hermine.
Cette nouvelle me causa une grande joie. Et je marchai en conséquence, c'est-à-dire, prestissimo.
C'était merveilleux de remarquer comme le magique sentier s'identifiait, par ses méandres, avec les angles droits et les arcs de cercle du tracé cadastral actuel de nos rues dans la cité. Sans la présence des arbres qui nous enserraient de toutes parts, j'aurais parié que je descendais la rue La Fabrique; puis, tournant à gauche, au premier coude du chemin, je crus m'engager dans la vieille rue St. Jean, car la route décrivait alors une courbe très accentuée. La ligne se redressait ensuite pour se casser encore à angle droit, tournant cette fois à droite. Évidemment je quittais la rue st. Jean pour la rue des Pauvres,49 (la rue de Palais, de son titre moderne). Il y avait 133 cet endroit du chemin, un affaissement de terrain très rapide; puis, toujours descendant, le sentier décrivait, de droite à gauche et de gauche à droite, un grand arc de cercle lequel, tracé sur la neige, eût donné la figure typographique d'un S majuscule parfait.
Note 49: Histoire des Fortifications et des Rues de Québec, par J. M. LeMoine, page 28: "La rue qui conduisait de la rue Saint-Jean au palais de l'Intendant, sur les rives du Saint-Charles, s'appela plus tard la Rue des Pauvres, parce qu'elle traversait le terrain ou domaine dont le revenu était affecté aux pauvres de l'Hôtel-Dieu".
A cet endroit Laverdière s'arrêta court, prêta l'oreille, et frappant du pied avec impatience, il me dit: Nous n'arriverons jamais à temps, prenons la rivière. L'hiver, notre terrible hiver du Canada, l'avait gelée sur toute l'étendue de sa surface; et sa glace vive, bleuâtre et transparente, d'où le vent colère du nord-est chassait la neige, étincelait dans les ténèbres de la nuit comme une armure d'acier.
Je demandai au maître-ès-arts, le nom de cette rivière.
Il me regarda étonné. Comment, s'écria-t-il, déjà égaré?--Les Algonquins de Jacques Cartier nommaient cette rivière Cabir-Coubat, à cause de ses nombreux méandres. Ce mot, dans leur langue, est l'adjectif qui rend cette idée. Le Découvreur du Canada la baptisa Sainte-Croix, en mémoire de l'Exaltation de la Sainte-Croix dont on célébrait la fête le jour qu'il entra dans ses eaux, le 14 Septembre 1535. Quatre-vingt-quatre ans plus tare,50 les Pères Récollets l'appelèrent Saint-Charles, en souvenir de Messire Charles des Boues, ecclésiastique d'une haute piété, Grand Vicaire de Pontoise et Fondateur de leurs Missions en la Nouvelle-France. Ce nom du bienfaiteur a prévalu dans l'histoire, comme sur les cartes géographiques du pays. Rare et précieux exemple de la reconnaissance humaine!
Note 50: En 1619. Les Récollets arrivèrent à Québec au mois de Juin de cette année.
Voici l'embouchure de la rivière, me dit encore Laverdière, allongeant le bras dans la direction de l'est, au fond, cette grande tache d'encre que vous voyez là-bas, c'est le fleuve qui passe. Je fixai durant quelques secondes ce noir qui ressemblait au vide béant de quelque gouffre gigantesque. La neige immaculée du rivage accentuait encore l'intensité de ces eaux ténébreuses, qui n'avaient pour correctif que les blancheurs livides de longs glaçons flottant à leur surface, comme des noyés revenus de l'abîme, et s'en allant à la dérive, de toute la rapidité du courant quadruplée par la vitesse de la marée basse.
Ce fut dans le silence de cette muette contemplation, qu'à l'intervalle régulier d'un glas qui tinte, l'écho agonisant d'une cloche m'arriva, si faible, si dilué, si grêle, si flottant, qu'on eût dit le timbre d'une pendule sonnant dans le vide d'une machine pneumatique. De toute évidence, ce clocher, cette église, devait être prodigieusement éloigné de nous.
J'étais surpris, tout de même, qu'il y eût aux seizième siècle une chapelle catholique au franc milieu de cette forêt païenne. Je m'étonnais davantage que les vieilles relations des missionnaires jésuites l'eussent oubliée. J'allais m'en ouvrir à Laverdière quant deux hommes, surgis je ne sais d'où, passèrent entre lui et moi, silencieusement, comme des fantômes.
C'étaient deux sauvages d'une haute stature. Ils étaient chaussés de mocassins et vêtus de grosses peaux d'ours noirs. Au sommet de leurs têtes, rasées comme un crâne de chartreux, il y avait un panache de plumes d'oiseaux, peintes aux couleurs voyantes du jaune, du vert et du rouge. Leurs bras nus51 étaient piqués de tatouages étranges: profils d'idole corps d'animaux, dragons, couleuvres, tortues, feuilles d'arbres, pinces de canots, le tout confondu en un gâchis incroyable.
Note 51: "Et sont (les sauvages) tant hommes; femmes qu'enfants plus durs que bêstes au froid. Car de la plus grande froidure que ayons veu, laquelle estait merveilleuse et aspre, venaient par-dessus les glaces et neiges tous les jours à nos navires, la pluspart d'eulx tous nuds, qui est chose fort (difficile) à croire qui ne la veu." Voyages de Jacques Cartier, 1535-36: verso du feuillet 31, édition de 1545.
Laverdière répondit à ma surprise par un mot qui la centupla:
Les interprètes de Jacques Cartier: Taiguragny! Domagaya!!
Bien que je fusse à leurs côtés, les deux Algonquins ne me jetèrent pas même un coup d'oeil. On eût dit qu'ils ne voyaient personne. Il traînaient après eux sur la neige une longue tabagane52 chargée de la royale dépouille d'un caribou tué à coups de flèches.
Note 52: Traîneau plat bien connu dans le Canada sous le nom de traîne sauvage. Ferland--Histoire du Canada--Tome Ier, page 113.
Ils marchaient très vite, dans une direction qui faisait angle droit avec le cours naturel de la rivière.
Où vont-ils? demandai-je à mon guide.
A Stadaconé, cela est évident.
Bien que cela parût évident à Laverdière, je me permis de lui dire: Comment le savez-vous?
Je l'ai appris... à étudier, me répondit le prêtre-archéologue, avec un sourire malin.--Suivez, dit-il.--Et ramassant sur la glace une écorce de bouleau que le vent taquinait outre mesure, il se mit à lire sur elle, ou plutôt à réciter, en la regardant: Ferland, Histoire du Canada, page 27:
"Les sauvages qui avaient été rencontrés par Jacques Cartier au Cap Tourmente revinrent en assez grand nombre à Stadaconé, résidence ordinaire de Donnacona et de ses sujets. C'était un village composé de cabanes d'écorce de bouleau, et bâti sur une pointe de terre qui a la forme d'une aile d'oiseau; elle s'étend entre le Grand Fleuve et la rivière Sainte Croix; à cette circonstance est dû probablement le nom de Stadaconé qui signifie aile en langue algonquine.
"Il est probable que Stadaconé était situé dans l'espace compris entre la rue La Fabrique et le Côteau de Ste Geneviève près de la côte d'Abraham. Il fallait de l'eau pour les besoins du village, et les sauvages n'aiment pas à aller la chercher loin; ici ils en auraient eu en abondance, car un ruisseau passait au franc milieu de la rue La Fabrique; il allait tomber dans la rivière Saint-Charles près du lieu où se trouve actuellement L'Hôtel-dieu. A l'extrémité du terrain un autre ruisseau descendait le long du Côteau Sainte Geneviève."
Rappelez-vous encore le succinct et brief récit du Second Voyage de Jacques Cartier et sa description du site de la bourgade Stadaconé, le futur emplacement de Québec.
"Il y a dit-il, une terre double, de bonne haulteur, toute labourée, aussi bonne terre que jamais homme veist et là est la ville et demeurance de Donnacona et de nos deux hommes qui avaient été pris le premier voyage (Taiguragny et Domagaya, les interprètes) laquelle demeurance se nomme Stadaconé." 53
Note 53: Voyages de Jacques Cartier--1535-36, verso du feuillet 32, édition de 1545.
"Le village sauvage de Stadaconé devait être situé sur la partie du Côteau Ste Geneviève où se trouve maintenant le faubourg St-Jean-Baptiste de Québec."
Mémoires de la Société Littéraire et Historique de Québec.
Le maître-ès-arts ajouta, par manière de réflexion soulignée de reproche: J'avoue qu'il importe peu de savoir le nom du locataire que l'on remplace dans une maison. M'est avis cependant, qu'il existe un intérêt de curiosité... ou même d'estime, à connaître quelle était au Canada l'historique devancière du Québec historique.54
Note 54: On ne sait rien de précis sur le site de la capitale de Donnacona si ce n'est qu'il était à une demi-lieue de la rivière Lairet et qu'il en était séparé par la rivière St-Charles. Ferland--Histoire du Canada--Tome Ier, page 27.
Au bout de l'Ile d'Orléans se trouvait un endroit convenable pour le mouillage des navires de Jacques Cartier: il s'y arrêta le 14 septembre 1535, le jour de l'exaltation de la Sainte Croix, dont ce lieux prit le nom; c'est la rivière St-Charles d'aujourd'hui. Tout auprès était Stadaconé, résidence royale du chef du Canada, remplacée maintenant par la ville de Québec, dont le faubourg Saint-Jean est assis précisément à l'endroit où gisait l'ancienne capitale des sauvages. D'Avezac--Brève et succincte Introduction Historique à la Relation du Second voyage de Jacques Cartier, xij.
Ce disant, Laverdière, déchirait avec la lenteur gourmande d'un connaisseur qui grignote un bonbon fin, la petite feuille d'écorce que, la pauvrette, n'en pouvait mais de ses morsures. Et regardant ce débris, que le vent allait reprendre et perdre sans retour, je pensais avec deuil à ces annales essentielles, à ces documents primordiaux, à ces archives inestimables de notre pays, aujourd'hui plus égarés et disparus que ce bouleau fragile; non pas réduits, comme lui, à des lambeaux reconstructibles après tout, mais tombés pour jamais en allés pour toujours en une poussière fatalement morte, sur laquelle vainement prophétiserait l'Histoire, car leurs cendres n'avaient pas, comme les nôtres, les promesses d'un réveil, ni la certitude d'une résurrection.
Oh! j'oubliais, s'écria tout-à-coup Laverdière, en se frappant le front. A propos de documents, j'ai quelque chose à vous montrer. Où donc ai-je mis cela?
Puis il se mit à se fouiller avec frénésie.
C'était un spectacle comique que celui de monsieur Laverdière évoluant de droite à gauche et de bâbord à tribord dans les poches phénoménales de sa soutane où ses petits bras disparaissaient jusqu'aux épaules.
Finalement l'archéologue retrouva son papier... dans sa veste.
Et tout aussitôt le Mentor me demanda avec une voix railleuse:
Savez-vous lire? Aussi bien lire que regarder? En vérité vous me répondriez non que je n'en aurais aucune surprise; il y a de par le monde, et ce jourd'hui, tant de gens que lisent sans comprendre, et tant d'autres que regardent sans voir. Ainsi, par exemple, voici le portrait de Jacques Cartier.
L'historien me présenta,... devinez quoi? Une gravure? Nullement. C'était une petite carte géographique qui n'était pas même carreautée d'une longitude et d'une latitude, et sur laquelle était tracé le cours entier d'un petit ruisseau, depuis les premières eaux de la source, figurées par un réseau de petites lignes microscopiques, courant en pattes d'insectes sur la blancheur immaculée du papier, jusqu'es aux coups de crayons plus larges, plus noirs, plus pesants simulant et les plus petites vagues moirées de clairs et d'obscurs, et la vitesse plus accentuée des courants vers l'embouchure à laquelle le dessinateur avait prêté la largeur d'un brin d'herbe.
Ça, le portrait de Jacques Cartier! m'écriai-je avec un éclat de rire incrédule. Allons donc, mais c'est le profil géographique de la rivière Lairet!55
Note 55: La rivière Lairet tire son nom de François Lairet, un des premiers habitants de Charlesbourg qui demeurait près de la petite Rivière. "Paroisse de Charlesbourg", ouvrage de M. l'abbé Chs. Trudelle, page 11.
Qui vous soutient le contraire? Je vous dis seulement que le profil géographique de la rivière Lairet est l'exact profil de la figure historique de Jacques Cartier. Ça, vous y êtes?
Et comme je n'y étais pas du tout: Oculos habent et non vident, s'écria le bon prêtre; encore un qui regarde sans voir. Suivez-moi bien.
Et, pointant, l'un après l'autre, les capricieux méandres de la sinueuse petite rivière Lairet:
Voici le béret, dit-il, et voici le front, voici le nez et voici la bouche, voici le menton et voici la barbe tout le visage enfin!
Muet d'étonnement, pétrifié de surprise, je demeurais ébahis, cloué sur place, devant la stupéfiante vérité de cette découverte.
Elle frapperait d'avantage, remarqua Laverdière, si l'on dessinait un oeil au-dessous de la tempe droite, avec une moustache sur la bouche et quelques coups de crayon pour la barbe. Cet ensemble de sinuosités prête étonnamment bien à ce travail. Tenez, comme ceci.
Et Laverdière se mit à brosser fiévreusement là un oeil, là une moustache, et là un buisson pour la barbe.
C'était bien la même petite carte géographique, avec, au milieu, le profil de la rivière Lairet, courant à avers la blancheur du papier, comme une veine bleue sous la finesse d'une peau transparente.
Et cependant, malgré le plus énergique effort de ma mémoire, ce profil géographique de la rivière m'échappait absolument. Il venait de s'effacer, de se fondre de se perdre tout entier dans un profil humain où la sincérité des contours, la rectitude, la vérité des lignes, l'expression saisissante de la vie particulière aux images photographiques, concouraient étonnamment à donner la netteté lumineuse et le relief hardi des camées.
Eh bien! eh bien! disait Laverdière, avec un doux accent de voix moqueuse, mon Cartier vous paraît-il suffisamment réussi? C'est un portrait d'après Nature! Un bon vieil auteur que je vous garantis classique! Et mon spirituel causeur soulignait d'un silencieux sourire cette boutade narquoise comme la gaieté et fine comme l'esprit de notre belle langue française.
Il y eut été souverainement malhonnête de contredire l'archéologue. Jamais, en effet, caprice plus rare, plus gracieux, plus intelligent de la nature ne m'avait encore été signalé. Oui, trop intelligent pour n'être pas providentiel! Cela me plaisait d'ailleurs d'imaginer et de croire que la Nature, plus aveugle, mais aussi plus artiste qu'Homère, avait eu, comme les prophètes et les plus magnifiques génies, l'intuition éclatante, le miraculeux pressentiment de la Vérité Historique. Et qu'ainsi, à mille ans d'avenir, à cette lointaine et séculaire distance de la conquête du Canada par l'Europe, la Nature avait frappé cette terre à l'effigie de son découvreur. Le merveilleux camée! La colossale estompe! Pièce unique d'antiquité, inestimable monnaie chiffrée d'un millésime centenaire comme les âges géologiques de notre planète. La numismatique retrouvera-t-telle jamais plus belle médaille commémorative? 56
Note 56: Le profil géographique de la Rivière Lairet a été relevé sur la carte officielle du comté de Québec, publiée sous la direction du Département des Terres de la Couronne. C'est la page ou plutôt la planche No. 37, Paroisse St. Roch Nord, de l'Atlas intitulé: "Atlas of the City and County of Quebec", from actual surveys, based upon the Cadastral Plans deposited in the office of the Department of Crown Lands by and under the supervision of H. W. Hopkins, civil engineer. Provincial Surveying and Pub. Co.--Walter S. MacCormac, manager, 1879.
Cette référence au document original permettra aux incrédules de constater à la fois et la vérité de ce profil géographique et la fidélité de sa copie.
Cependant, nous marchions tout le temps qu'il causait ainsi. Tout à coup j'aperçus, à ma gauche, un grand espace libre, large d'au moins vingt toises. On eût dit une router, un chemin de colonisation ouvert par un groupe de hardis pionniers dans l'épaisseur de l'immense forêt. C'était un cours d'eau qui venait se jeter dans la rivière Saint-Charles.
Ce qui me frappa le plus particulièrement dans la physionomie de ce ruisseau fut l'élévation de sa rive gauche s'avançant sur la grève, et jusque dans la rivière, comme un gigantesque soc de charrue. Ses flancs rectangulaires étaient nus et verticaux comme des pans de muraille. Évidemment, la main de l'homme avait essarté le sol à cet endroit, abattu les sous-bois, brûlé les buissons d'épines et rasé les broussailles du rivage.57 Au sommet de l'éminence, sur le plateau même de la berge, une large trouée avait été pratiquée dans les arbres de haute futaie. Le rayon d'abatis était à ce point régulier, qu'il dessinait à travers la forêt un demi cercle parfait. Le compas européen avait dû prendre là des mesures. La coupe symétrique de ce déboisement attestait indéniablement la main d'oeuvre, car les ouragans et les cyclones, malgré leurs vieilles et terribles habitudes de travail, n'ont pas encore acquis une telle précision géométrique. Bourgade indienne ou colonie des blancs (peu importait ce qu'elle fut), il y avait certainement à cet endroit une habitation d'hommes, car là-haut, sur le fond clair-obscur du ciel étoilé se dessinait une palissade aigue, faite de pieux taillés en dents de scie, un rempart véritable que les blancheurs de ses poutres équarries signalaient au loin, et que couronnait l'enceinte de cette esplanade naturelle.
Note 57: On aperçoit encore aujourd'hui, sur la rive gauche de la petite rivière Lairet, à l'endroit où elle tombe dans la rivière St. Charles, des traces visibles de larges fossés ou espèces de retranchements. Voyages de Jacques Cartier 1535. Edition publiée par la Société Littéraire et Historique de Québec, en 1843, page 109.
Avec quelques pièces d'artillerie, cette petite place forte eût facilement commandé les deux rivières, leurs alentours, et résisté victorieusement peut-être à toute la puissance du pays. J'eus la pensée que je me trouvais alors en présence du Fort Jacques Cartier et j'allais m'en ouvrir à Laverdière quand celui-ci m'imposa silence d'un geste. Nous avions doublé la pointe de terre qui dérobait à nos regards l'entrée de la Rivière Lairet.58 Le maître-ès-arts s'arrêta brusquement devant elle, lui tendit les bras avec un élan d'amour passionné, puis d'une voix claire, vibrante de joie comme l'éclat d'une fanfare militaire, il s'écria: "Les trois vaisseaux de Jacques Cartier!" Parole d'honneur! Dumas n'eût pas mieux dit: Mes Trois Mousquetaires!
Note 58: Plus proche du dict Québecq y a une petite rivière (la rivière St-Charles actuelle) qui vient dedans les terres d'un lac distant de notre habitation (celle de Québec) de six à sept lieues. Je tines que dans cette rivière qui est au Nort et un quart de Norouest de notre habitation, ce fut le lieu où Jacques Quartier yverna, d'autant qu'il y a encore à une lieue dans la rivière des vestiges comme d'une cheminée dont on a trouvé le fondement et apparence d'y avoir eu des fossés autour de leur logement, qui estoit petit. Nous trouvâmes aussi de grandes pièces de bois escarrées (équarries) vermoulues, et quelque trois ou quatre balles de canon. Toutes ces choses monstrent évidemment que ça été une habitation, laquelle a esté fondée par les Chrestiens et que ce qui me fait dire et croire que c'est Jacques Quartier c'est qu'il ne se trouve point qu'aucun aye yverné ny basty en ces lieux que le dit Jacques Quartier au temps de ses descouvertures et falloit à mon jugement que ce lieu s'appelast Sainte Croix comme il l'avait nommé, etc., etc.
Oeuvres de Samuel de Champlain, page 156 et 157, chapitre IV, année 1608.
AUTRES RÉFÉRENCES:--Ferland--Histoire du Canada--Tome Ier, page 26.
Oeuvres de Champlain--Édition de 1632: Livre Ier, chap. II. Le Père F. Martin--Le Père Isaac Jogues--ch. II, page 24.
Alors je regardai tout autour de moi avec stupeur. Aussi loin que l'oeil pouvait atteindre aux limites du cercle d'horizon, il n'y avait rien, absolument rien; sur le ciel étoilé pas une silhouette de mâture, au rivage blanc pas même un débris de carène enlisée dans la neige, avec ses varangues fixées à la quille, comme la gigantesque épine dorsale d'un monstre marin.
Je remarquai seulement sur la glace à la gauche de la rivière, deux constructions de charpentier parallèles au rivage, attenantes l'une à l'autre comme deux vaisseaux voyageant de conserve. C'était apparemment, deux hangars, à toits aigus, sans lucarnes. Sur la toiture de l'un d'eux, au centre, il y avait une cheminée. On apercevait aussi, à l'extrémité nord de cette même couverture, un clocheton de chantier, et dans ce clocheton une petite cloche, la même peut-être que nous avions entendu sonner.
Ils étaient bâtis sur la grève, étroitement adossés à cette muraille naturelle, à cet escarpement si remarquable de la berge, dont Jacques Cartier avait utilisé toute la valeur stratégique en la fortifiant d'un triple rang de palissades et l'isolant de la plaine par des fossés larges et profonds. 59 Immédiatement placés sous le canon du Fort ils n'avaient pas à redouter les assauts ou les surprises que les Sauvages pouvaient tenter contre les Français par les rivières. Car l'hiver, sur la glace du St-Charles ou du Lairet, le chemin était grand ouvert à l'ennemi.
Note 59: Voyant la malice d'eux (des sauvages) doutant qu'ils ne songeassent aucune trahison, et venir avecque un amas de gens sur nous, le capitaine (Jacques Cartier) fist renforcer le Fort tout à l'entour de gros fossés larges et parfonds, avecque porte à pont-lévis et renfort pour le guet de la nuit, pour le temps à venir, cinquante hommes à quatre quarts et à chacun changement des dits quarts les trompettes sonnantes; ce qui fut fait selon la dite Ordonnance. Voyage de Jacques Cartier, édition publiée en 1843 par la Société Littéraire et Historique de Québec, page 52, chapitre XII.
Ces bâtiments, construits en planches grossièrement rabotées, avaient une physionomie rude et misérable et suintaient trop le travail crucifiant, ingrat, acharné, pour ne pas abriter sous leur toit un secret de grande et profonde épreuve. Il en est de certaines masures perdues dans la solitude comme de telles et telles figures humaines qu'il nous advient de rencontrer égarées dans la foule: elles ont, quant vous les regardes bien en face, une expression si déchirante de douleur inconsolable ou de misère horrible qu'il vous en vient à la bouche un goût de larmes avec une irrésistible besoin de pleurer.
J'en étais là de mes réflexions quand Charles Laverdière m'éveilla de nouveau en criant avec enthousiasme: Les Trois Vaisseaux de Jacques Cartier!!! Ici, les caravelles, là-bas, le galion!
Et comme j'hésitais à les reconnaître, Laverdière repartit: Je parie qu'il vous faut aux yeux le corps d'un vaisseau, une mâture complète avec appareil de cordages? Vous ne savez donc pas l'histoire de votre pays?
Très possible, monsieur le maître-ès-arts.
Je ne crois pas absolument ce que je dis là, se hâta d'ajouter l'archéologue, comme pour donner un correctif à la vivacité du mot lâché. Seulement votre mémoire est ingrate... ou mal cultivée. Rappelez-vous que l'hiver de l'année 1535 fut, au Canada, l'un des plus rigoureux du pays, et ce, de mémoire d'homme. L froid y fut terrible et la neige si abondante qu'elle dépassait de quatre pieds les gaillards des vaisseaux de Cartier. La glace de la rivière Sainte Croix mesura deux brasses d'épaisseur, les boissons gelèrent dans les futailles, et le bordage des navires, sur toute sa hauteur, était lamé d'une glace épaisse de quatre doigts.60
Note 60: "Depuis la my Novembre jusques au quinzième d'avril avons été continuellement enfermés dans les glaces, lesquelles avaient plus de deux brasses d'épaisseur. Et dessus la terre, la haulteur de quatre pieds de neige et plus, tellement qu'elle estait plus haulte que les bortz de nos navires: lesquelles on duré jusques au dict temps, en sorte que nos breuvages étaient tous gellez dedans les futailles. Et par dedans nos dicts navires tant de bas que de hault estait la glace contre les bortz à quatre doigtz d'épaisseur. Et estait tout le dict fleuve, par autant que l'eau douce en contenait jusques au dessus du dict Hochelaga gellé."
Voyage de Jacques Cartier 1535-36, verso des feuillets 36 et 37. Édition 1545.
Rappelez-vous encore que Jacques Cartier, une fois l'hivernage résolu, fit enlever les agrès des trois navires pour mieux les protéger contre les intempéries de cette formidable saison de l'année.
Cela fait qu'il est maintenant bien difficile d'apercevoir deux navires ensevelis dans la neige à quatre pieds au-dessous de son niveau;--d'autant plus impossible à l'heure présente, que les charpentiers des équipages ont désarmé leurs vaisseaux, abattu jusqu'aux chouquets les huniers des mâts, abrité enfin sous ces hangars les gaillards les ponts, les embelles61, les dunettes, et les châteaux de poupe, toutes les surfaces de leurs navires, pour les protéger, les conserver davantage intacts de la pluie, de la neige, de la glace, des influences désastreuses du froid sur la ferrure aussi friable à la gelée qu'une lame de verre au premier choc.
Laverdière m'amena au hangar de droite:--Voici la Nef-Générale,62 me dit-il en entrant, la Grande Hermine.
Note 61: Voir Bouillet au mot gaillard: Dictionnaire des Sciences des Lettres et Arts.
Note 62: Probablement ainsi nommée parce qu'elle portait à son bord le Capitaine-Général. "Et depuis nous être entreperdus (depuis le 25 Juin 1535) avons été avec la Nef generalle par la mer de tous vents contraires jusqu'au septième jour de Juillet que nous arrivasmes à la dite Terre-Neuve et prismes terre à Isle-ès-Oiseaulx (Funk Island, à l'est de Terre-Neuve)." Chapitre Ier, page 27. Second Voyage de Jacques Cartier, édition de 1843--et chapitre Ier, verso du feuillet 6, édition 1545.
Oh! qu'il était petit le navire des découvreurs de mon pays! Mais, en revanche, comme il était grand leur courage! Je ne sache pas avoir mieux compris, ailleurs que devant lui, la valeur absolue du mot hardiesse et tout ce que l'héroïque témérité française peut contenir d'audaces, de bravoures et de gloires.
Cent-vingt--soixante--quarante63 tonneaux additionnés ensemble ne donneraient pas la jauge d'un brick de seconde classe. Aujourd'hui l'on part pour l'Europe cigare et sourire aux lèvres, gants et badine à la main. Ce n'est pas que le courage ait décuplé dans les âmes... mais, voyez-vous, le paquebot océanique jauge maintenant six mille tonneaux.64 N'empêche qu'il se trouve sur les quais, au matin de la partance, des naïfs flâneurs qui s'ébahissent d'admiration pour cette morgue de commis voyageurs, à qui le coeur va descendre au creux du ventre avec le premier bercement de tangage.
Note 63: La Grande Hermine jaugeait 120 tonneaux, La Petite Hermine, 60 tonneaux et l'Emérillon 40 tonneaux; soit en tout 220 tonneaux.
Note 64: Le steamer Parisian, de la ligne Allan, jauge 5,400 tonneaux. Actuellement, la même compagnie transatlantique fait construire en Angleterre un paquebot La Numide (Numidian) qui jaugera 6,100 tonneaux. Le cuirassé Bellerophon, en rade de Québec, pendant l'été de 1887, jaugeait 7,550 tonneaux.
Dites-moi, lecteur, la Mer s'est-elle faite plus mauvaise et plus déserte qu'au temps de Cartier? Ou l'Atlantique lui était-il demeuré moins inconnu? De nos jours les navires sont devenus si grands, si forts, si colossaux, si puissants de vapeur, de blindage et de voile, qu'ils semblent amoindrir d'autant les équipages qui les montent, et de taille, et de hardiesse et de courage. Il faut un effort de la raison pour se rappeler que la poitrine et le coeur du marin demeurent aussi larges sur le tillac d'un cuirassé moderne, qu'autrefois ceux des canadiens-français sur les chaloupes pontées d'Iberville! Mais la fortune de César n'a-t-elle été de beaucoup agrandie par la petitesse de la barque, et la galiote à quarante tonneaux, le vieil et caduc Esmerillon65, n'a-t-elle pas un peu rendu le même service à la renommée d'audace de notre immortel découvreur?
Note 65: "En oultre lui face, souffre et permette prendre le petit gallion appelé L'Esmerillon que de présent il (Jacques Cartier) a de nous, lequel est déjà vieil et caduc pour servir à l'adoub de ceux des navires qu'en autant auront besoign." Documents sur Jacques Cartier, page 15, faisant suite aux Voyages de Jacques Cartier en 1534.
A sa fameuse et unique expédition de 1598, le Marquis de la Roche, vice-roy de "Canada, Isle de Sable, Terres-Neuves et Adjacentes" montait un vaisseau si petit "que du pont, dit la chronique du temps, on pouvait se laver les mains dans la mer." C'était un navire découvert, c'est-à-dire, ponté à l'avant et à l'arrière, mais ouvert au centre, comme une chaloupe. La préceinte supérieure était si peu élevée au dessus de la ligne de flottaison que les matelots n'avaient qu'à se pencher sur les bastingages pour puiser l'eau dans l'Atlantique. Traverser l'Océan avec un vaisseau ouvert? Cela donne la mesure de cette belle audace ou, si l'on aime mieux, de cette folle témérité avec laquelle les gabiers de la marine française risquaient, le plus souvent, et le succès et la gloire de leurs expéditions nationales les plus importantes. Et je ne sais laquelle admirer davantage: de l'intrépidité du courage breton ou de la merveilleuse sollicitude d'une adorable Providence fermant l'abîme, par douze cents lieues de chemin, sous un esquif si misérable et si fragile que le premier paquet de mer l'eût fait sombrer en un clin d'oeil.
Dans l'un de ses romans historiques (Jacques Cartier, page 64), l'écrivain Émile Chevalier a confondu le vaisseau du Marquis de la Roche avec celui du Découvreur du Canada. Telle est, du moins, l'opinion d'un archéologue éminent, M. Joseph charles Taché, que j'avais consulté à ce propos et qui me fit l'honneur de la réponse suivante:
M. Émile Chevalier a fait erreur. Il applique aux voyages de Cartier et à celui-ci ce qui été dit du Marquis de la Roche et de l'une de ses barques. J'ai fait mention de cette circonstance dans mes "Sablons" (Histoire de l'Ile de Sable) page 56, de l'édition Cadieux et Derôme. Je ne me remets plus où j'ai lu cela; mais c'est dans un ou plusieurs des écrits du 17ième siècle, qui font mention de l'expédition du Marquis de la Roche. Bien sûr que vous ne trouverez dans aucun mémoire du temps qu'on ait dit cela de Jacques Cartier et de ses vaisseaux. M. Émile Chevalier a fait du défricheur à ce propos, comme sur bien d'autres, si, de fait, il attribue ce dire aux voyages de Cartier ce que je n'ai pas vérifié.
Si vous tenez encore à trouver l'origine de cette chronique vous aurez à consulter Lescarbot, Charlevoix, Champlain, Bergeron, Leclercq. Thévet, Jean de Laët, Guérin, et d'autres peut-être; mais toujours à propos du Marquis de la Roche et non pas de Cartier, etc., etc.
Sans les lumières rondes des hublots, à couleur verte et glauque comme un oeil de monstre marin, j'aurais cru que la nef-générale était abandonnée, tant il régnait à son bord un silence absolu. C'était un silence mystérieux, terrifiant, envahisseur comme l'eau dans une trouée d'abordage, un silence si complet qu'il finissait par s'entendre.
Moins pour obtenir une satisfaisante réponse de Laverdière que pour me rassurer au bruit de ma propre voix, je dis à l'historien:
Où sont donc les Français? Ne trouvez vous pas imprudent qu'ils laissent ainsi des lampes allumées dans le navire sans personne pour faire garde? Si le feu prenait à la caravelle durant leur absence?
Laverdière sourit: Vous croyez le vaisseau abandonné? dit-il.
Franchement, oui.
Et bien! mon cher, il y a cinquante hommes à son bord.
Cinquante hommes?
Tout aussitôt, comme si la Grande Hermine eût voulu donner raison à Laverdière et confirmer sa parole, il s'éleva un grand bruit de piétinement. Cela ressemblait, à méprise, au tapage que fait à l'église un auditoire qui se lève après être demeuré longtemps assis ou à genoux.
Le tumulte d'apaisa tout à coup et je n'entendis plus qu'une voix claire et forte qui lisait avec lenteur des mots insaisissables.
Venez vite, me dit Laverdière.
L'on arrivait de plein pied à bord de la caravelle car sur le rivage, où les Français avaient hâlé la Grande Hermine pour l'atterrir solidement, la neige était tombée avec une telle abondance que sa hauteur dépassait le niveau des bastingages.
Ouvrez l'écoutille, commanda Laverdière. En un clin d'oeil j'enlevai le panneau.
Tout aussitôt une bouffée d'air, chaude et parfumée comme une atmosphère d'église, me frappa au visage. Lubin, Pivert, Rimmel eussent vainement demandé aux savants alambics de leurs laboratoires le secret de cet arôme exquis que Dame Nature (une artiste qui se moque bien de la chimie distillant ses roses et ses héliotropes) composait de hasard, à temps perdu, avec des senteurs de résine, de la fumée d'encens et une bonne odeur de cierges éteints! Le bouquet en était à la fois si pénétrant, si suave, si subtil, que l'imagination se refusant à la croire naturel, le déliait encore, l'idéalisait jusqu'au divin en le voulant émané des paroles évangéliques, vibrantes, accentuées, qui nous arrivaient maintenant nettes et précises par le carré de l'écoutille.
"Et pastores erant in regione eâdem vigilantes et custodientes vigilias noctis super gregem suum. Et ecce Angelus Domini stetit juxta illos et claritas Dei circumfulsit eos et timuerunt timore magno. Et dixit illis Angelus: Nolite timere; ecce enim evangelizo vobis gaudium magnum quod erit omni populo quia natus est vobie hodiè Salvator qui est Christus Dominus in civitate David." 66
Note 66: "Or il y avait dans ce pays des bergers qui veillaient pendant la nuit à la garde de leur troupeau. Et voilà qu'un Ange du Seigneur se tint près d'eux et la Lumière de Dieu les environna de ses rayons et ils furent saisis d'une grande crainte. Mais l'Ange leur dit: Ne craignez pas, je vous apporte la nouvelle qui sera le sujet d'une grande joie pour vous et pour le peuple, c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur qui est le Christ et le Seigneur."
C'était l'Évangile de la première des messes de Noël.
Celui qui lit, me dit tout bas à l'oreille Charles Laverdière, celui qui lit est Dom Guillaume Le Breton, le premier des aumôniers de Jacques Cartier.
Nus descendîmes à pas de loup l'escalier de l'écoutille--un escalier roide comme une échelle--et nous entrâmes dans la chambre des batteries.
Le spectacle qui m'y attendait me frappa d'un éblouissement merveilleux. Tout d'abord je ne vis rien, aveuglé que j'étais par un rayonnement de lumière vibrant avec une extrême intensité d'éclat. Mais cette commotion soudaine du nerf optique n'eût que la durée d'un choc.
Tout aussitôt mon esprit et mes yeux s'arrêtèrent sur un tableau dont la beauté subjuguait à la fois comme une fascination d'extase, sens et facultés.
Regardez bien, regardez bien, me répétait Laverdière avec instance. J'en sais plusieurs qui me paieraient un trésor la faveur de ce spectacle. Ils sont rares, en effet ceux-là qui ont eu comme vous, le privilège de voir les Compagnons de Jacques Cartier.
Puis le Mentor ajoutait: Lescarbot, Charlevoix, Ducreux, Garneau, Ferland on eu cette grande vision historique, mais au prix de quels labeurs, à la fatigue de quelles veilles, à la constance de quelles études ils l'ont achetée! Je vous la procure pour rien; c'est beau, n'est-ce pas, de la part d'un pauvre diable comme moi!
Je regardais avec des yeux démesurément ouverts ces premiers Français, ces audacieux gars de St. Malo, ces maistres compaignons mariniers, pillotes et charpentiers de navires hardiment venus aux terres neuves du Nouveau Monde partager à la fois, l'héroïque aventure, l'audacieux courage, et la gloire immortelle du Découvreur de mon pays. Il gonflait le coeur et mettait du sang plein les veines ce sentiment de joie intense, inexprimable, exubérant comme une sève, que s'empara de moi et me posséda tout entier à la ravissante surprise de ce coup d'oeil. Ces bonheurs trop complets sont dangereux, et je m'explique qu'ils tuent.
Mon enthousiasme et mon étonnement n'avaient qu'un mot pour se traduire: Jacques Cartier! Jacques Cartier! Et dans l'hébétement premier de cette brusque surprise, je me sentais partir irrésistiblement, à la manière d'un ressort qui se détend, à répéter machinalement: Jacques Cartier! Jacques Cartier!!
Et Lui, le Héros, le Grand Capitaine, le Découvreur de mon pays, comme je fus prompt à le reconnaître!
N'est-ce pas qu'il se ressemble? me dit le Maître-ès-arts.
En vérité, il répondait tellement au portrait que j'avais vu de lui autrefois, aux Salles de l'Institut Canadien de Québec, 67 que je crus n instant que le personnage représenté dans cette peinture célèbre avait quitté sa toile, était sorti furtivement de son cadre, pour venir commander, après sept demi-siècles d'absence, le bord de sa nef-générale, tenir une dernière fois parole aux équipages réunis de sa flottille historique.
Note 67: Un éminent peintre Canadien-Français, M. Théophile Hamel, de Québec, a copié sur l'original conservé à St-Malo (France) le portrait de Jacques Cartier. Les quelques privilégiés d'entre mes compatriotes qui ont eu le bonheur de faire la comparaison entre cette copie et le précieux original, sont unanimes à déclarer que le travail du peintre canadien est excellent et reproduit avec une saisissante vérité la figure du Découvreur. La gravure s'est depuis emparée de l'oeuvre de M. Hamel et l'a popularisée dans tout le pays au moyen de vignettes sur billets de banque.
Je ne pouvais détacher mes regards fascinés de cette figure expressive et sympathique où l'intelligence de l'âme, l'énergie du caractère semblaient exclusivement partager tous les jeux et tous les mouvements de la physionomie. Une physionomie étonnamment mobile, lisible à première vue, reflet nécessaire, reflet exact d'un tempérament essentiellement impressionnable et nerveux.
L'oeil, grand ouvert, était d'une couleur et d'une limpidité admirables; on eût cru voir chatoyer un diamant. Les pupilles, larges dilatées, palpitaient à la lumière. Bien que les rétines demeurassent intensément fixes, les paupières, fatiguées sans doute par l'excès même de cette fixité, étaient prises de battements nerveux, de papillotements rapides, inconscients, involontaires.
Ces titillations ne reposaient pas plus l'oeil qu'elles ne l'obscurcissaient. Seulement cette immobilité du regard dénotait bien la vieille habitude des marins accoutumés aux longues vigies, aux coups d'oeil lointains et soutenus aux barres de l'horizon, en plein scintillement de la mer au soleil, dans l'éblouissement d'une lumière rutilante, que fait cuire et pleurer les yeux comme la fumée âcre d'un bois de chauffage.
Comme des brises perdues, ridant au vol la surface d'une eau endormie, les pensées toujours actives, toujours inquiètes de cette intelligence d'élite, moiraient d'ombres et de lumières le front du Découvreur--un front admirable qui eût arrêté le regard blasé des sculpteurs célèbres et ravis les phrénologistes par l'harmonieuse beauté de ses lignes.
Nez long et droit, à narines dilatées, palpitantes elles aussi comme les paupières, humant l'âcre parfum, les senteurs violentes des fortes brises, flairant le vent, comme là-bas, au désert, les fauves d'Afrique aspirent à pleins naseaux l'odeur chaude du sang.
Avec cela, l'attitude d'une personne qui écoute; le cou tendu, l'oeil sec, le corps penché en avant, de toute la hauteur de la taille, à la façon quotidienne des vieux matelots cherchant à deviner dans les première clameur du vent les colères aveugles de la mer.
A première vue, il semblait difficile de rattacher à leurs motifs véritables l'inquiétude de la pose et du regard. Pur cet intrépide audacieux la découverte du Canada n'était-elle pas à la fois l'accomplissement absolu de sa mission glorieuse te l'idéalité atteinte, tangible palpable d'un incomparable rêve historique, le plus enivrant comme le plus ambitieux des songes scientifiques, après celui de Christophe Colomb?
Et cependant, la découverte du Canada, si grand événement qu'elle dût apparaître aux siècles à venir, n'était qu'un incident heureux de l'expédition bretonne-française. Pour Cartier et les autres aventuriers conquérants de son époque, la Route de la Chine demeurait l'idée fixe, le cauchemar permanent, le problème éternel, insoluble et fatal comme les énigmes du Sphinx.
C'était à ce magique chemin des Indes Occidentales, à ce Ouest insaisissable, inaccessible, et sans cesse reculant, comme les horizons de l'Atlantique devant la Géographie triomphante, à ces îles fortunées de Cathay68 et du Zipangu, le paradis de la girofle et de l'épice, que Jacques Cartier songeait; se demandant avec angoisse si le Saint-Laurent arrivait, le plus vite et le premier aux terres du Soleil Couchant, et si le royaume d'Hochelaga, comme celui du Saguenay, n'avait pas vu des hommes blancs vêtus de drap de laine! 69
Note 68: Marco Polo, ou Paolo, est le premier européen qui soit entré en Chine, qu'il nomme Cathay. Le premier également il fait connaître les provinces maritimes de l'Inde. Il parle du Bengale de Guzzurate et donne ce qu'il a entendu dire sur une île nommée Zipangu qui doit être le Japon. Pierre Margry: Découvertes Françaises: Les Deux Indes au XVe siècle, page 81.
Note 69: Jacques Cartier avait raison de craindre et de soupçonner un devancier européen, ainsi que l'atteste ce passage de la Relation de son Second Voyage: Car il (Donnacona) nous a certifié avoir été à la terre du Saguenay en laquelle il y a infini or, rubis et autres richesses. Et y sont des hommes blancs comme en France et accoutrés de drap de layne. Second Voyage de Jacques Cartier 1535-36, verso de la page 40. Sur la foi de ce document authentique Ferland ajoute: "Donnacona disait avoir visité le royaume du Saguenay où il avait vu de l'or, des rubis, et des hommes blancs comme les Français, vêtus de drap de layne." Ferland: Histoire du Canada. Tome Ier, page 36.
A regarder cette bouche impérieuse, et peut-être colère, à lèvres minces, étroitement fermées, tous les vieux termes de commandements navals militaires vous revenaient à la mémoire; des mots secs, des mots brefs, durs et tranchants comme les frappés d'une hache d'abordage, les monosyllabes si courts, des onomatopées si aigues, que jetées à pleine voix dans un fracas de tempête, ces ordres de manoeuvres ressemblent plus à des cris d'oiseaux de mer ou à des craquements de mâture qu'à des intonations de voix humaine parlant un langage humain.
La fine moustache, que l'amiral portait avec un grand air chevaleresque, ajoutait encore à la spirituelle expression du visage. La barbe proprement dite, noire et luisante comme un bois d'ébène, soigneusement entretenue, couvrait, à demi longueur, le menton et le bas des joues. Elle était scrupuleusement taillée à la royale mode du temps; la coupe en était si naturellement exacte que Samson Ripault70 rasant son capitaine et maître devait encore moins regarder au miroir qu'au portrait auguste du grand François Ier.
Le capitaine-général, et avec lui tous les gentilshommes de Saint Malo, avaient, pour la circonstance, revêtu le costume de gala dans la splendeur duquel ils étaient apparus aux regards émerveillés des sauvages d'Hochelaga.71
Note 70: Samson Ripault, barbier. Consulter Documents Inédits sur Jacques Cartier et le Canada, faisant suite à la Relation du Premier Voyage de Jacques Cartier en 1534, pages 10, 11, et 12, édition de 1598.
Note 71: Dans cette solennelle et première rencontre de la race blanche et de la race cuivrée en Amérique du Nord, les Français apparurent grands et beaux comme des dieux aux regards éblouis des indiens. Ils les considéraient évidemment comme des êtres supérieurs, car l'on apporta devant Jacques Cartier, les borgnes, les boiteux, les impotents comme pour lui demander qu'il leur rendit la santé. Consulter le Voyage de Jacques Cartier. 1535-36, feuillets 22, 23, 25, et 26, édition 1545.
A la droite de Jacques Cartier, capitaine-général et pilote du roi, se tenait Marc Jallobert, son beau-frère, de St-Malo, capitaine et pilote du Courlieu; à sa gauche Guillaume Le Breton Bastille, de St-Malo, capitaine et pilote de l'Emérillon.
Venaient après, au second rang, les trois Maistres de nef, Thomas Fourmont, de la Grande Hermine, Guillaume Le Marié, de la ville de St-Malo, de la Petite Hermine, et Jacques Maingard, de l'Emérillon, l'un des quatre fils du parrain72 de Jacques Cartier. Charles Guillot, le secrétaire du capitaine-général, se trouvait à la gauche de ce dernier maître de nef.
Note 72: Le parrain de Jacques Cartier se nommait Guillaume Maingard. Jacques Cartier naquit le 31 décembre 1494. Il était donc âgé de 40 ans quand il découvrit le Canada.
Venaient ensuite--et se tenant sur une seule et même ligne--les gentilshommes de St-Malo; Claude de Pontbriand, fils du Seigneur de Montcevelles, échanson du Dauphin, Jean Gouyon, Jean Poullet, Charles de la Pommeraye, Jean Garnier, sieur de Chambeaux et Garnier de Chambeaux.
Enfin les parents de Jacques Cartier: Estienne Nouel ou Noël, Anthoine des Granches, Michel, Pierres et Raoullet Maingard. Ils fermaient la liste des officiers, gentilshommes et personnages de l'expédition.
Ce groupe, y compris l'apothicaire, Françoys Guitault, et Pierres Marquier, le trompette, qui tous deux servaient la messe, constituait au grand complet le personnel valide des officiers aux carrés des trois vaisseaux.
Derrière lui se tenaient debout les maîtres compaignons mariniers et les charpentiers de navires, lesquels constituaient les équipages proprement dits.
Les matelots que vous voyez là, me dit Laverdière, représentent seulement le personnel valide des trois équipages.
En effet, je me rappelai que les archives nationales consultées à St. Malo estimaient à cent dix hommes la seconde expédition de Jacques Cartier.
Les mariniers étaient rangés, cinq de front sur dix de profondeur, au centre précis du navire; ce qui donnait le chiffre exact de cinquante hommes présents, le carré des officiers et le personnel des gentilshommes malouins inclus. Les marins formaient donc au milieu de la chambre des batterie un long rectangle, de sorte qu'il y avait sur les deux côtés, de tribord et à bâbord, un petite espace laissé libre, un étroit passage courant au ras du vaigrage de la caravelle sur toute la longueur du navire.
Suivez-moi, me dit Laverdière, je vais vous les nommer à la file.
Ce qu'il fit. Et nous nous engageâmes, lui me précédant, dans la coursive de gauche, au ras du vaigrage de bâbord.
Ce rôle d'équipage, le voici:
Pierres Emery dict Talbot, Michel Hervé, Lucas Fammys, Françoys Guillot, Robin Le Tort.--Julien Golet, Jehan Hamel, Jehan Fleury, Guillaume Guilbert, Laurens Gaillot.--Jehan Anthoine, Geoffroy Ollivier, Eustache Grossin, Guillaume Alierte, Guillaume Legentilhomme.--Françoys Duault, Hervé Henry, Anthoine Alierte, Jehan Colas, Philippes Thomas.--Jacques Duboy, Jehan Legentilhomme, Jehan Aismery, Colas Barbe, Goulset Riou.--Legendre Estienne Leblanc, Jehan Pierres, Pierres Jonchée, De Goyelle, Charles Gaillot.--Tous étaient compagnons mariniers.
Puis, quatre des charpentiers de navires:
Guillaume Séquart, Guillaume Esnault, Jehan Dabin, Jehan Duvert.--Enfin le barbier, Samson Ripault.
Parole d'honneur, sans les avoir vus jamais, je croyais les connaître, tant ils portaient des noms contemporains, familiers à mon oreille. Et tout d'abord celui de Jacques Cartier, puis ces autres de Guillaume de Le Marié, le maître de la Petite Hermine, de Guillaume Le Breton Bastille, le capitaine et pilote de l'Emérillon, de Charles Guillot le secrétaire du capitaine-général, des gentils hommes Claude de Pontbriand, fils du seigneur de Montcevelles, Jean Poullet, Garnier et Jean de Chambeaux, de Thomas Fourmont, le maistre de la Grande Hermine, de Marc Jallobert (Jalbert) capitaine et pilote du Courlieu, de Dom Guillaume Le Breton, le premier des aumôniers de Cartier; enfin les noms populaires de Jehan Hamel, Jacques Duboys (Dubois), Goulset Riou (Rioux), Legendre Estienne Leblanc, Geoffroy Ollivier, Guillaume Esnault (Hénault) Françoys Duault, Julien Golet (pour Goulet) Françoys Guillot, Jehan Fleury Estienne Nouel (les Noël actuels), Michel Hervé, Pierres Esmery dit Talbot, Guillaume Guilbert (pour Gilbert), Françoys Guitault, Philippes Thomas, Jehan Pierres, etc., etc.
Ils se ressemblaient tous avec leurs barbes incultes, hérissées, poussées longues pour mieux protéger la gorge et les poumons contre le froid excessif de ce terrible et rigoureux hiver. Ce qui réduisait aux seules expressions du regard tous les jeux de physionomie. Champ lamentablement restreint pour un observateur.
Oui, en effet, je les confondais tous avec leurs yeux bleus, renfoncés dans les orbites, à regards vifs, étincelants d'intelligence... et de fièvre; même pâleur cadavérique au front, accentuée davantage par une abondante chevelure rousse, épaisse comme une fourrure, serrée comme une herbe de cimetière, poussée droit sur le crâne, comme un bois de sapin sur le plateau d'un rocher.
La vareuse, à col large et flottant, ouverte avec ampleur, laissait voir une poitrine bombée, musculaire, osseuse, mais blanche comme une chair de phtisique, une poitrine d'où le hâle était disparu et qui semblait avoir pris, à l'excès même du froid, cette pâleur glaciale de la neige.
Chacun de ces hommes portait un cierge allumé, comme autrefois, aux fêtes de la Chandeleur, le clergé et le peuple dans les églises. Cela répandait par toute la chambre des batteries un flamboiement de chapelle ardente. Et cette vibration, ce rayonnement de lumière parfumée, bénie, produisaient un effet étonnant, immense, la meilleure impression religieuse et artistique de cet imposant spectacle.
N'est-ce pas que c'est beau? me dit Laverdière. Combien la liturgie du catholicisme avait raison! Vraiment! c'est dommage que cette vieille tradition monastique soit tombée en désuétude! Que voulez vous, tout meurt, tout passe. Et le rituel de Bretagne datait du neuvième siècle! Il n'empêche que les canonistes n'ont pas retrouvé depuis, une cérémonie symbolique plus éclatante de Grande Lumière surgie pour éclairer tout homme venant en ce monde!
Événement bizarre! la nécessité, capricieuse comme une artiste, a voulu, cette nuit, que Jacques Cartier rétablit à son insu cette antique observance du cérémonial breton.
Quelle nécessité? demandai-je au maître-ès-arts; je ne vous comprends pas.
La nécessité de chauffer le navire, nécessité impérieuse, urgente à l'extrême, le vingt-cinq Décembre, au Canada! La flamme de ces cinquante cierges suffit à ce besoin et supplée avec avantage au système aussi défectueux qu'insupportable des réchauds et des chaudières à feu.73
Note 73: Ces réchauds et chaudières à feu étaient en grand usage dans les églises et la Nouvelle-France. A preuve: "Il y avait quatre chandelles dans l'Église dans des petits chandeliers de fer en façon de gondole et cela suffit. Il y avait en outre deux grandes chaudières fournies du magasin, pleine de fer pour eschauffer la chapelle (celle des Jésuites), elles furent allumées auparavant sur le pont. On avait donné ordre de les ôter après la messe (de minuit). Mais cela ayant été négligé, le feu prit la nuit au plancher qui était au dessoubs de l'une des chaudières dans laquelle il n'y avait pas au fond assez de cendres, etc." Journal des Jésuites--année 1645--page 21. "Le temps fut si doux (25 décembre 1646) qu'on n'eut pas besoin de réchau sur l'autel pendant toutes les messes (de Noël)." Journal des Jésuites--année 1646--page 74.
Causant de la sorte, Laverdière et moi étions demeurés à l'arrière de la caravelle, tout au pied de l'escalier montant aux chambres du château de poupe, réservée au logement particulier du Capitaine, Pilote du Roi. Poste excellent, en vérité, pour embrasser d'un coup d'oeil, comme des spectateurs au bas d'une église, l'entière physionomie de l'édifice. Avec cela que nous avions profité des moindres accidents de terrain, c'est-à-dire que nous avions escaladé, pour mieux voir, un gigantesque amas de filins. Il y en avait de toutes sortes, chaînes d'ancres, balancines, drisses, cargues, haubans, armures pour les gros câbles; bitords, écourtes, grelins, pour les toutes petites amarres, sans oublier le fil de caret, entassés, accumulés enchevêtrés dans un fouillis inextricable. Et ce fut de la hauteur de cette estrade improvisée que j'aperçus enfin les décorations de la chambre des batteries; toute mon attention avait été jusque là captivée par l'historique équipage de la Grande Hermine.
L'ornementation, bien que modeste, était très élégante. Le peu de travail qu'elle avait dû coûter, prouvait que le maître de céans connaissait la précieuse valeur du temps et le savait appliquer à des travaux plus sérieux qu'oeuvres de décor. J'oubliais d'ailleurs, qu'à cette heure même une terrible surcharge venait d'écheoir aux matelots valides de ce vaillant équipage; que déjà vingt-cinq camarades, atteints du scorbut, nécessitaient de leurs frères d'entre-pont des soins actifs et continus; que le personnel des hommes sains, divisé en deux sections égales, se relevait à tour de rôle pour les gardes du jour et les veilles de la nuit. Ce surcroît d'ouvrages et de peines ajouté aux besognes quotidiennes de la vie, en devait rendre le fardeau écrasant, intolérable.
Des festons de verdure, croisée de branchettes de sapin et de mousses courantes étaient cloués aux baux de la caravelle avec des poignards piqués dans le bois des poutres. Ainsi relevés, à intervalles égaux, ces festons décrivaient au plafond de la batterie de gracieux arcs de cercle, flexibles et parfumés comme des lianes.
Les embrasures des sabords encadrés de verdures plates (un feuillage de cèdre), renfermaient chacune une lettre gothique, écrite avec des grains de porcelaine du pays, enfilés les uns dans les autres comme les coquillages d'une rassade. Au vaigrage de tribord on lisait le mot FRANCE, dont chacune lettre espacée d'un faisceau d'armes blanches, attaché sur le vaigrage dans chaque entre-deux de sabords. Sur le vaigrage de bâbord était écrit "BRETAGNE". Cette porcelaine, bizarrement travaillée appartenait évidemment aux indigènes du Canada. Ceux-ci, je m'en souvins, avaient l'habitude de fabriquer avec ce coquillage (l'esurgny des naturels d'Hochelaga), des chaînettes, des bracelets, des colliers, des pendants d'oreille. Et les sauvages les avaient probablement troqués avec les Français, contre de menus articles de quincaillerie, de verroterie, d'orfèvrerie, couteaux, hachettes, plumets, miroirs, bagues et autres hochets de ce genre.74
En face de moi, tout auprès, sous le tillac du gaillard d'arrière, était dressé l'autel. Il se trouvait placé au pied du mât d'artimon. Imaginez une table, à nappe de lin, s'appuyant à quatre angles sur des faisceaux d'avirons étroitement liés ensemble.
La similitude du décor me rappelait cet autre tabernacle historique, appuyé aussi lui, sur des avirons, où, le matin du 30 septembre 1670 Dollier de Casson célébra la messe en présence des corps expéditionnaires de La Salle et des Sulpiciens au lac Érié.75
Note 74: La plus précieuse chose qu'ils (les sauvages) ont au monde est esurgny--Relation du Second Voyage de Jacques Cartier, page 44, édition 1843.
Les grains de porcelaine leur servaient (aux sauvages) de monnaie, de parures et de gages dans les traités de paix. Ces grains étaient faits de la nacre de certains coquillages marins. Cartier appelle ces coquillages esurgny, les sauvages de la Nouvelle Angleterre les nommaient wampum. Ferland Histoire du Canada; Tome Ier, page 30.
Note 75: On the last of September (1670) the priests made an altar, supported by the paddles of the canoes laid on forked sticks. Dollier said mass; La Salle and his followers received the sacrament, as did also those of his late colleagues; and thus they parted, the Sulpicians and their party descending the Grand River towards Lake Érié, etc. Parkman: La Salle and the Discovery of the Great West. Chapitre II, page 18.
A l'arrière de cet autel portatif, une panoplie gigantesque, composée de toutes les armes des équipages, se déployait en éventail. Dagues à rouelle76 pleines d'éclairs bleus, poignards à manche de cuivre, étincelants comme ors, haches d'abordage aux reflets blancs, tranchantes et aiguisées comme des rasoirs, et bouclées sur le demi-cercle dans des étuis en cuir fauve, mousquets aux canons évasés, tromblons aux gueules épaisses de fer, aciers polis des longues arquebuses, crosses en fonte des pistolets, gros comme les carabines modernes de nos régiments de cavalerie; il y en avait de toutes sortes, et Laverdière, ne me faisant grâce d'une seule pièce, me les nommait une à une, avec la sollicitude gourmande d'un viveur, détaillant à loisir le menu de sa carte. Tous ces engins étranges des dernières guerres de l'âge féodal projetaient en rayons de gloires et de soleils couchants la lumière chatoyante, onduleuse et mouvementée des cierges. Et c'était pour les yeux une véritable joie que suivre sur cette panoplie caractéristique d'arme rutilantes, les feux croisés de ces bâtons de guerre dont la vue seule frappait d'épouvante les sauvages Algonquins.77
Note 76: Dague à rouelle: "Long poignard espagnol garni d'une forte garde en forme de roue." Bouillet.--Dictionnaire des Sciences, des Lettres et des Arts, au mot dague.
Note 77: Et après se être entre saluez, se avança le dit Taiguragny de parler et dit à nostre cappitaine que le dit seigneur Donnacona estoit marry (mécontent) dont le dict cappitaine et ses gens portoient tant de bâtons de guerre (arquebuse) parce que de leur part n'en portoient nuls (aucun). A quoi leur respondit le dict cappitaine que pour leur marrisson (en dépit de leur mécontentement) ne laisseraient à les porter et que c'estoit la coutume de France et qu'il le sçavait bien. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 15, édition 1545.
Au-dessus de l'autel se dressait un baldaquin ingénieusement fabriqué, de toutes pièces, avec les agrès de la flottille. La hauteur du pont était si petite cependant, que l'artiste-décorateur avait été contraint de remplacer le dôme du baldaquin par le ciel du dais, figuré, au-dessus de l'autel par une petite voile rectangulaire, tendue raide comme une banne. Au centre prés de cette banne il y avait, comme une fleur d'architecture dans une voûte d'église, le mot Saint Malo écrit en cordages, avec une torsade d'amures alentour. Trois grandes voiles, rattachées à cette banne sous une bouffante garniture de bonnettes, fermaient comme des draperies, le fond et les deux côtés de ce baldaquin improvisé. Celles de droite et de gauche au lieu d'être relevées, en rideaux de fenêtres, par une patère, retombaient lâches et flasques sur le parquet de la chambre, en voilures de navires séchant à la brise et pendues, comme le linge des buanderies, à toutes les vergues de la mâture.
Ils ont eu là une excellente idée, remarqua Laverdière, de remplacer les lambrequins par et des bonnettes. Elles donnent un bel effet, très naturel. Elles bouffent! elles bouffent!! comme si, dans la précipitation de la manoeuvre et les joies délirantes de la découverte, les matelots eussent mal cargué les voiles, emprisonné, par mégarde, dans leurs plis, un peu de vent soufflé là-bas, en plein Atlantique, par la dernière brise de mer.
Laverdière ajouta: Les bonnettes appartiennent à la Grande Hermine ainsi que la grande voile qui fait draperie à la gauche du baldaquin. Celle de droite, est la misaine de l'Emérillon. La toile du fond, celle qui tombe à l'arrière de la panoplie et sur laquelle les armes se détachent en éventail appartient au Courlieu.
Je le regardais avec étonnement. Eh! comment savez-vous cela, lu dis-je?
Rien de plus simple, s'écria le maître-ès-arts, les trois voilures sont marquées, tout comme un linge de bonne maison, aux armes, aux chiffres, aux lettres de la famille ou de la flotte. Seulement ici, c'est un symbole, une légende qui tiennent lieu de signature.
Et comme je ne comprenais pas encore: Venez voir, dit-il, approchez.
Je marchai avec lui au pied de l'autel. Voyez-vous, dit alors Laverdière, sur la toile grise des bonnettes ce petit quadrupède dépeint à l'encre et qui ressemble à une martre? C'est une hermine. Regardez ici maintenant, on le retrouve encore près de ce ris de la voilure, juste au centre de la draperie gauche du baldaquin. Évidemment ces morceaux de voilure appartiennent à la nef-générale, la Grande Hermine. L'hermine est d'ailleurs l'animal noble par excellence, l'animal héraldique de la Bretagne. Voilà sept cents ans qu'elle en blasonne le manteau de ses ducs et les quartiers de son royal écu.
Regardez maintenant, au fond du dais, cet oiseau dessiné sur la voile.
Et comme je ne l'apercevais pas tout de suite, il me le pointa du doigt.
Effectivement je vis, droit au-dessus de la panoplie, un oiseau peint, d'un noir si intense qu'il se détachait, comme un relief de la blancheur de la voile. IL avait les ailes ouvertes, et dans l'envergure, démesurément déployée, l'artiste inconnu avait mis une telle expression d'essor, une si naturelle et forte image de l'envolée, que j'aurais juré, parole d'honneur, que le geste brusque de Laverdière l'avait fait lever de la panoplie.
On eût dit une alouette, mais une alouette gigantesque, énorme, regardée comme à travers la lentille d'un télescope. Le caractère distinctif de la livrée, la gentillesse des profils, sveltes et gracieux, les doigts triangulaires du pied me le firent de prima abord classer comme une grande famille ornithologique. Mais je repris vite mon opinion aux remarques rectifiantes de l'archéologue. Ainsi, me disait-il, en manière de correctif, le bec, de la'alouette, droit comme une épée, est démesurément long chez cet oiseau-ci, et de plus se recourbe comme un sabre, à la pointe. Les grandes jambes de l'oiseau, à tarses effilées et grêles trahissent évidemment (évidemment pour Laverdière, car je n'ai pas l'honneur d'être ornithologiste) trahissent évidemment la patte caractéristique de l'échassier.
C'est un courlis, me dit l'archéologue, un courlieu, pour parler le vieux français du seizième siècle. Aussi, cette voilure marquée à l'effigie de cet oiseau, appartient-elle à la Petite Hermine. Vous savez, n'est-ce-as, que le nom de Courlieu fut changé en celui de la Petite Hermine, précisément à l'occasion du second voyage de Jacques Cartier? N'empêche que la caravelle porte à toutes ses voiles et à la légende de son château de poupe la symbolique image de son premier nom.78
Note 78: La Petite Hermine portait auparavant (avant 1535) le nom de Courlieu, changé pour ce voyage (celui de 1535). Ferland: Tome I, page 21.
Cette singularité ne vous fait-elle pas songer à l'aventure heureuse d'une belle jeune fille, une princesse du pays des fées, réalisant son rêve dans un mariage aussi brillant u'imprévu, et qui emporterait dans la précipitation du départ, avec son royal trousseau de noces, sa garde-robe marquée aux seules initiales de son nom de demoiselle?
Laverdière attira une dernière fois non attention sur la misaine de l'Emérillon, balafrée comme un visage de vétéran, comptant, celle-là, plus de coutures que celui-ci de cicatrices et de lézardes, une voile toute grise de vieillesse. Elle portait, au coin de l'écoute, le dessin d'un petit oiseau exécuté à l'encre comme deux de l'hermine et du courlis. Seulement l'image en était si pâlie, si effacée par l'usure de la toile, la pluie, le gros temps, le frottement des mains, qu'elle n'était lisible que pour des yeux très vifs et très exercés. L'oiseau, dépeint à sa grosseur naturelle, était de la taille d'un merle ou d'un geai bleu. Le dessinateur l'avait représenté au repos, perché sur une branche.
Ce petit oiseau, me dit Laverdière, est le faucon-épervier des naturalistes. Il appartient à la famille des oiseaux de proie. Il se nomme émérillon, en langue vulgaire et la galiote l'a pris et accepté pour symbole. Un juste emblème du caractère français, ce petit fauve, gai, vif, hardi, étourdi presqu'autant.
Ce fut à ce moment que j'aperçus, à la gauche de l'autel, une petite crédence attifée de linge blanc, de fleurs artificielles, et de lampions, alignés par alternance de couleurs verte et rouge, devant un vieux tableau représentant la Vierge tenant l'Enfant Jésus dans ses bras. C'était une peinture ancienne, une très ancienne peinture sur bois, que les fissures du chêne, les griffades du temps, les stries innombrables de la matière colorante, avaient gâchée affreusement et de façon irréparable, C'était évidemment un panneau de salle, ou bien encore, une boiserie de pilastre conservée comme relique-souvenir de quelque église centenaire de Bretagne, encore plus ruinée de vieillesse que tombée sous les pioches des démolisseurs.
L'église existe encore, me dit Laverdière, lequel, suivant sa louable habitude s'amusait à m'écouter penser, cette boiserie vient du sanctuaire de Notre-Dame de Roquemado.79
Roquemado?
Oui, Roquemado, en Bretagne, aujourd'hui Roc-Amadour80, était au temps de Jacques Cartier comme encore de nos jours, un lieu de pèlerinage célèbre. Il jouissait, par toute la France, d'une renommée extraordinaire, et les miracles qui s'y opéraient égalèrent ceux des meilleurs thaumaturges. Notre-Dame de Roquemado, Jacques Cartier lui fit voeu de pèlerin avec tout son équipage, promettant y aller si Dieu lui donnait grâce de retourner en France.
Note 79: "Notre cappitaine voyant la pitié et maladie ainsi esmeue fist mettre le monde en prières et oraisons et feist porter ung ymage en remembrance de la Vierge Marie contre un arbre distant de nostre fort d'un traict d'arc le travers des neiges et glaces. Et ordonna que le dimanche ensuyvant l'on dirait au dict lieu la messe. Et qua tous ceux qui pourroient cheminer tant sans que malades yroient à la procession chantant les sept psaumes de David avec la litanie en priant la dite Vierge qu'il luy pleut prier son cher Enfant qu'il eust pitié de nous. La messe dicte et célébrée devant le dict ymage, se feist le cappitaine pèlerin à Notre Dame de Roquemado promettant y aller si Dieu luy donnait grâce de retourner en France." Voyage de Jacques Cartier 1535-36, feuillet 35. Édition 1545. Roquemado ou Roquamadou. "Ou pour mieux dire Roque Amadou, c'est-à-dire des Amans. C'est un bourg en Querci, où il y a force pèlerins." Lescarbot.
Note 80: N.D. de ROQUEMADO pour Rocamadour (le roc à St-Amadour), bourg de France (Lot) sur l'Alzon, 133 25 kil. N. E. de Gourdon, chef lieu d'arrondissement à 32 kil N. de Cahors. Rocamadour est adossé à des rochers à pic. 1,600 habitants. Ruines d'une abbaye, qui, selon la tradition contient les reliques de S. Amadour, et but de pèlerinage; antique église où l'on conserve, dit-on, la fameuse Durandal, épée du paladin Roland. Bouillet. Dictionnaire universel d'Histoire et de Géographie, 1874, pages 1618-16, au mot Rocamadour.
Rocamadour est encore un lieu de pèlerinage.
A M. l'abbé Bégin, qui a visité attentivement la Bretagne, je dois beaucoup de reconnaissance pour m'avoir donné l'énigme du mot ancien Roquemado.
Cette boiserie peinte appartenait à la première église de rocamadour, bâtie sous Charlemagne. Le prieur de l'abbaye l'avait donnée au capitaine-général, à son premier départ de St-Malo, comme porte-bonheur et sauvegarde. Avouez que le divin talisman n'a pas menti à son maître.
Elle était bien la contemporaine de Charlemagne la vieille ymage en remembrance de la vierge Marie, avec sa figure écaillée, racornie, envahie à toutes ses rides, comme un visage de centenaire, par une moisissure fine, blanche et déliée. Cela venait autant de l'humidité de la caravelle que du salin de la mer; car la précieuse et sainte relique n'avait pas quitté l bord de la Grande Hermine depuis la course fameuse du hardi navigateur sur l'Océan. Elle était bien de son époque et encore plus en ressemblance des hommes et des artistes de ce temps. Le sens du coloris comme la science du trait, manquaient absolument à cette caricature badigeonnée de couleurs voyantes, heurtées, mal assorties, tracées en lignes roides et grossières, où l'expression du Beau Éternel Divin était traduite par la diabolique hideur de l'Idole.
Et cependant cette peinture claustrale, cette primitive ébauche de l'art chrétien, plus enténébrée que les fresques des Catacombes, était demeurée pendant sept cents ans, et pour des milliers d'âmes, le modèle, l'idéal, le Divin regardé en plein éclat de rayonnement. Cette naïve et rude image de la Vierge du Bel Amour et d'un Enfant, le plus beau des Enfants des hommes, avait ravi plus haut que la passion et jusqu'à l'extase les visionnaires, les ascètes, les contemplatifs religieux qui la voyaient, eux, à la lumière de leurs ferveurs et de leur foi ardente. Encore aujourd'hui n'est-il pas dans la foule, pour vous ou moi seuls, une figure, un visage, un profil, vulgaire, obscur, laid à tous autres, et qui apparaît qui demeure toujours beau, pour vous ou moi qui les regardons dans l'auréole permanente d'une action grande et noble?
J'en étais là de mes réflexions quand une voix mâle, un peu rude à l'oreille, comme à la main le toucher d'un cordage neuf, chanta avec une suave et pénétrante expression religieuse:
Adeste, fideles, laeti, triumphantes;
Venite, venite in Bethleem,
Natum videte Regem Angelorum.
C'était l'Invitatoire de la Fête de Noël, la vieille hymne liturgique, le vieux noël par excellence, un lied centenaire comme le Catholicisme, immortel comme lui, une poésie si belle, que là-haut, dans le Ciel, pendant l'éternité, les hommes de bonne volonté la chanteront en souvenir de la Terre.
L'équipage répétait en choeur le refrain du divin cantique.
Venite, adoremus Dominum.
Et le solo de reprendre:
En, grege relicto, humiles ad cunas
Vocati pastores approperant;
Et nos ovanti gradu festinemus.
Celui qui chante, me dit Laverdière, se nomme Hamel, Jehan Hamel, un hardi gabier, un gaillard redoutable, qui vous connaît sa mâture comme sa gamme et les grimpe toutes deux lestement... un peu plus haut que le bout.
La jeunesse immortelle de l'hymne déguisait mal cependant, au chorus la caducité des voix chantantes, rouillées par la mer comme le zinc de nos clochers, vieilles et rauques dans des poitrines de vingt ans pour avoir trop ciré sans doute, à travers les colères du vent, les commandements de la manoeuvre.
Toutefois, ces voix rudes de matelots disant à l'Enfant-Dieu la plus suave des berceuses étaient exquises. A les entendre les yeux croyaient regarder de mémoire ces naïves peintures, signées par toutes les écoles de l'Art Moderne, où un invalide, un chevronné de cent victoires, chante en sourdine, à travers sa fauve moustache, une dodelinette à bébé qui s'endort.
Et je ne sais quel sentiment de lassitude vous empoignait à l'audition de ce chant caractéristique, s'appuyant aux quantités de la prosodie, aux mesures de la mélodie, avec cette lourdeur accoutumée des marins pesant sur leurs rames et cadençant à leur bruit le rhythme du verset.
A certains moments, ces voix âpres de matelots, entraînées par la chaleur du refrain, accentuaient ce mouvement de tangage avec une telle vérité que le navire, immobile cependant sur son chantier de glace, semblait osciller au roulis d'une longue et pesante lame. L'attitude même des marins me confirmait dans cette illusion presque invincible. Au moindre craquement de la charpente, imitant le cri de fatigue d'un vaisseau qui travaille à la mer, au bruit d'une planche que fendille, au crac d'un clou qui casse de froid, tous les regards se fixaient d'instinct aux sabords fermés du vaigrage, comme si, à travers des volets de chêne épais de cent lignes et bardés de fer comme une cuirasse, il eût encore été possible de voir déferler les vagues et blanchir l'Atlantique.
Et quand le silence, redevenu parfait, envahissait le navire, à la façon des eaux muettes qui filtrent dans la cale et font sombrer peu à peu le colosse, ces mêmes regards s'arrêtaient aux lumières paisibles et douces des quatre cierges brûlant à l'autel avec une bonne odeur de cire d'abeilles. Par attendrissement des pensées heureuses, des larmes chaudes tombaient furtives sur ces barbes hérissées. Des sourires indéfinissables, des rictus étranges contractaient ces bouches nerveuses dont les lèvres bégayantes tremblotaient comme de petits visages d'enfants prêts à pleurer. Ces vieux loups de la Mer, ces gabiers de l'héroïque marine française, encore plus contemporains, au mépris et en dépit de la date, des pirates d'Eric le rouge que des rameurs de Godefroy de Bouillon, croyaient retrouver les feux des navires rencontrés en mer, la première nuit de leur départ, et voguant (les heureux!) sur le chemin qui rentrait en France, tandis qu'eux autres s'en allaient loin d'elle, à la recherche d'une terre aussi douteuse qu'inconnue.
Dans ces petites lumières irradiantes, étoilées, des cierges, empruntant au froid terrible de l'hiver leur blancheur de neige, les extatiques compagnons de Jacques Cartier reconnaissaient les falots des barques soeurs ancrées au fond d'une crique armoricaine; et plus loin, à terre, tout au sommet de la falaise, les petites fenêtres de la chaumière bretonne, la maison paternelle avec ses lucarnes hautes et pointues, scintillantes comme des astres.
Oui, ce que les matelots découvreurs apercevaient, en regardant l'autel du bord et les lumières votives de Notre Dame de Roc Amadour, c'était la vision ravissante du chez-nous dans la patrie, un at home hélas! loin de douze cents lieues.
Comme l'oeil, le coeur humain a ses perspectives. Il place l'objet aimé de ses rêves dans le cadre magique de leurs horizons de manière à ce qu'il lui apparaisse toujours agrandi dans cette lumière enivrante de l'extase. Mais lorsque l'image évoquée représente la Patrie Absente, toutes les tendresses du coeur stimulées par tous les enthousiasmes de l'esprit se dilatent au centuple, grandissent à mesure que les rivages s'effacent, et que la distance augmentant toujours, creuse de plus en plus l'espace interminable, jetant l'infinie profondeur d'un abîme entre le sol natal et le proscrit!
Il ne faut pas chercher ailleurs la raison de ces larmes qui tombent silencieuses et chaudes sur les livres d'heures grand ouverts, mais où l'oeil noyé de pleurs ne lit plus; ne pas expliquer autrement l'abattement, le deuil de ces têtes inclinées, la pâleur de ces fronts que rêvent au chemin de la mère-patrie, sachant que pour eux le reprendre maintenant est plus impossible que retrouver sur l'Atlantique le sillage effacé de leurs trois vaisseaux.
Chez des hommes pour qui les épreuves, les amertumes de l'existence, ne sont que des ombres sur lesquelles s'estompent, en reliefs hardis, les vertus mâles du courage, ces regards atones, cette prostration de la taille, cet affaissement sans ressort des membres dans un corps robuste, cet énervement léthargique des facultés de l'âme, tout ce spectacle eût broyé même un coeur de bronze sous l'étreinte de son désespoir.
Oui, par un jour de si grande allégresse, me disait encore Laverdière, c'est une scène pénible, très pénible, de voir ainsi des hommes pleurer! Et cependant, on sanglote davantage aux foyers de la Bretagne et dans les chaumières de la Normandie. A St. Malo, à Nantes, à Fécamp, à Dieppe, il y a des femmes de marins, des filles de marins, des soeurs de marins des fiancées de marins qui prient à chaudes larmes, dans les églises ou aux chevets de leurs lits, pour les absents bien-aimés; et qui demandent à Dieu, à Notre Dame de Roc-Amadour, à Notre Dame de la Garde, à la Mer elle-même, cette implacable aveugle, éternellement sourde, éternellement inflexible, de leur rendre demain et l'équipage et le navire. Et ce lendemain qu'elles attendent sur la grève appartiendra, peut-être, au premier jour de l'Autre Monde.
Nous allions quitter la nef-générale lorsqu'un grand bruit éclata, comme une rumeur, dans la chambre des batteries. C'était l'équipage agenouillé qui se levait debout, au dernier évangile de la première messe. L'aumônier Dom Guillaume Le Breton lisait de sa belle voix, grave et reposée.
In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per ipsum facta sunt; et sine ipso factum est nihil quod factum est. Il ipso vita erat et vita erat lux hominum et luix in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt...
Dans le principe était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Il était dans le principe en Dieu. Toutes choses ont été faites par Lui; et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans Lui. En Lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise...
Ça, dites-moi, vous qui aimez l'Histoire du Canada, ces paroles ne vous rappellent-elles pas quelque chose?
Et Laverdière, me parlant ainsi, avait un beau et grand sourire aux lèvres.
A ma grande confusion il me fallut hélas! avouer que ce beau latin-là... ne me rappelait rien.
Alors lui, avec l'emphase doctorale d'un professeur d'université dictant un cours à ses élèves:
Voyage de Jacques Cartier, s'écria-t-il, expédition de 1535--recto du feuillet vingt-sixième de la relation:
"Nostre cappitaine voyant la pitié et foy de ce dict peuple (d'Hochelaga) dist l'Évangile Saint Jehan, savoir: l'In principio, faisant le signe de la croix sur les pauvres malades, priant Dieu qu'il donnast cognoissance de nostre saincte foy et grâce de recouvrer chrestienté et baptême. Puis le dict cappitaine print (prit) une paire d'heures et tout hauttement leut de mot à mot la Passion de Nostre Seigneur. Sy que (de telle sorte que) tous les assistants le peurent ouyr ou tout ce pauvre peuple feirent un grand silence et feurent merveilleusement bien entendibles (attentifs)."
Cet extrait du manuscrit original de Jacques Cartier, Laverdière le récitait si bien que je croyais le voir collationner et suivre à la page de l'édition rarissime le mot à mot de la dictée aussi bizarre que l'orthographe.
Et coupant brusquement, en pleine phrase, la citation commencée, Laverdière passa droit au commentaire, sans transitions aucunes, de la voix du grammairien à la fougue d'un orateur mis en verve par quelque apostrophe victorieusement ripostée des hauteurs de la tribune.
Cortéreal, Verrazzano, Cabot, Pizarre, Cortez, Magellan, Alvarez de Cabral, Vasco de Gama, Americus Vespuce, n'ont pas eu la pensée grandiose de Jacques Cartier. A l'encontre de ses rivaux illustres en gloire humaine, découvreurs comme lui de continents, fondateurs de républiques ou d'empires, le navigateur français estima qu'il valait mieux chercher tout d'abord le chemin du ciel avant de trouver la route de la Chine. Et tandis que l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre se disputaient à prix d'or, à coups de canons et à courses de voiles les primeurs et la primauté des terres neuves d'Amérique, Jacques Cartier, prenant possession du Canada au nom de Jésus-Christ, lisait, en guise de proclamation royale, la Passion du Sauveur du Monde, croyant, en son âme et conscience, ne pas trahir son maître temporel en reconnaissant à Dieu la domination première absolue, l'empire éternel d'un pays plus grand que l'Europe.
Il ne venait pas, il est vrai, apprendre aux naturels farouches de ce sauvage pays l'art infernal des traiteurs, l'amour maudit de l'argent, jamais il apportait, à l'encontre de la rapacité portugaise, l'abnégation évangélique; en retour du féroce esclavage espagnol, l'incomparable liberté chrétienne; et opposait au lucre ignoble du commerce européen de l'époque, l'apostolat, généreux dans tous les temps, des missionnaires catholiques. Il apportait enfin la grande, l'inestimable nouvelle de l'Évangile, pour laquelle seule la Providence avait permis, avait voulu la découverte du Nouveau Monde.
Cette première entrevue de Jacques Cartier avec l'homme indigène de l'Amérique du Nord révèle étonnamment le souci, l'anxiété crucifiante du Découvreur pour le salut des âmes, intérêt dégagé de toute arrière pensée de gains ou de conquêtes. Ainsi, devant la population sauvage tout entière réuni à la bourgade d'Hochelaga,81 Jacques Cartier ne parle-t-il que de Dieu seul. Il ne dit rien de lui-même, ni qu'i il est, ni d'où il vient, ni où il va, ni qui l'envoie. S'il lui advient de parler de son maître, il dit invariablement Jésus-Christ. En l'autorité de François Ier n'en sera pas amoindrie plus tard. Nomme-t-il son pays, il ne dit pas la France, mais la Terre, parce que la Terre, pour l'Évangile qu'il proclame, ne constitue qu'un seul et même pays.
Note 81: Cette entrevue de Jacques Cartier avec les sauvages du royaume d'Hochelaga eut lieu le 3 octobre 1535.
Cette solennelle rencontre de la race blanche et de la race cuivrée, aux bords du St. Laurent, fait naturellement penser à l'aventure d'un sauveteur qui repêcherait en haute mer un naufragé sur une épave. Avant que de le secourir il n'ira pas lui demander son nom, pas plus que le misérable lui demandera le sien pour embarquer à son bord. Quelque chose presse davantage: la vie. As-tu faim? Meurs-tu de soif? Depuis quand? et si l'abandonné n'est pas encore descendu à la dernière phase de l'agonie, s'il peut manger et s'il peut boire, victoire! il est sauvé!!
En vérité l'allégorie en est par trop saisissante. Oui, le Peau-Rouge du Canada, l'anthropophage adorateur d'idoles, avait grand'faim, avait grand'soif de connaître le vrai Dieu. Au commencement, dans le principe, était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et Le Verbe était Dieu. En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes. Quelle aurore! quel soleil levés tout-à-coup sur ce pays où la nuit païenne avait été longue, si longue que pendant quinze siècles complets toutes ses générations d'hommes étaient demeurées assises à l'ombre de la Mort!
A la fois Jacques Cartier lui apprend l'origine de la Vérité, l'origine de la Lumière, l'origine du Temps, pour que plus tard le catéchumène puisse saisir davantage la formidable valeur du mot éternel.
Ah! qui donc inspirait Jacques Cartier dans le choix excellent de cet évangile merveilleusement approprié à la personne, à l'époque et à la circonstance de cette rencontre mémorable? Nul autre que Celui qui parlait autrefois à Moïse dans la voix du Buisson Ardent, celui même qui était, bien avant sa mission dans la Judée, la Sagesse de ses Patriarches et la Science de ses Prophètes. Celui même qui demeure l'Esprit Saint des Apôtres dans l'Église. Jacques Cartier, cet homme qui n'était après tout qu'un marin, apparaît soudainement transfiguré, revêtu de toute la majesté d'un sacerdoce. Si bien que les aumôniers de l'équipage, ne sent plus dans la solennité de cet événement capital que les ombres pâlies, les figures éteintes, les personnages effacés d'un ministère suprême que Jacques Cartier seul exerce!
Coïncidence providentielle! à soixante-treize ans de distance, il se trouvera un homme pour reprendre et poursuivre la grande et fière tradition du capitaine Malouin sur la préséance de l'autorité chrétienne. Samuel de Champlain, le fondateur de la première ville du Canada, l'historique cité de Québec, avait coutume de dire que le salut d'une âme valait mieux que la conquête d'un empire et que les rois ne doivent songer à étendre leur domination dans les pays infidèles que pour y faire régner Jésus-Christ.82
N'est-ce pas que le Père de la Nouvelle-France continuait à la fois le rôle et la mission de son Découvreur?
Ce fut sur cette réflexion consolante que je quittai avec Laverdière le bord de la nef-générale: Grande Hermine.
Note 82: Hubert Larue: Histoire Populaire du Canada, page 50. Et le Père Marquette, l'immortel explorateur du Mississipi, ne trouvait-il pas dans l'âme baptisée d'un petit enfant une récompense surabondante à ses travaux apostoliques? C'est lui qui, revenant des sombres forêts où il avait découvert le Père des Eaux, écrivait dans sa relation:
Quand tout le voyage n'aurait valu que le salut d'une âme, j'estimerais toutes mes peines bien récompensées, et c'est ce que j'ay sujet de présumer, car lorsque je retournai nous passâmes par les Illinois, je fus trois jours à leur publier les mystères de notre foy dans toutes leurs cabanes, après quoy, comme nous nous embarquions on m'apporta au bord de l'eau un enfant moribond que je baptisay un peu avant qu'il mourût par une providence admirable pour le salut de cette âme innocente.
Nous traversâmes l'espace qui séparait le Courlieu de la Grande Hermine, puis, après avoir soigneusement refermé sur nous l'écoutille de la Petite Hermine, nous entrâmes dans la chambre de ses batteries.
Je me crus transporté dans une salle d'hôpital, tant le spectacle qui m'y attendait me parut être la photographie saisissante des infirmeries plaintives et des dortoirs sans sommeil de l'Hôtel-Dieu. Trois lampes d'habitacle suspendues par des chaînettes aux baux de la caravelle éclairaient mal cette chambre de batterie où des grabats remplaçaient les canons.83 Les volets blancs des sabords, soigneusement fermés et calfeutrés d'étouppe contre le froid du dehors et les courants d'air, simulent à se méprendre, dans le vaigrage du vaisseau, les petites fenêtres percées dans une muraille d'hospice. Sur les deux côtés de la caravelle, la tête au flanc du navire, étaient rangés des lits, et sur ces lits, des moribonds couchés de file comme les morts d'un champ de bataille au fond de la tranchée profonde. Cette comparaison sinistre m'arrivait naturellement à l'esprit en regardant ces grabats misérables ces matelas crevés à tous les angles, ces draps en toile à voile, gris de vieillesse et de service, des linceuls et des suaires jetés en guise de courtepointes sur les épaules des malades. Le joli linge! la délicate attention!
Note 83: Pendant l'absence de Jacques Cartier à Hochelaga, un retranchement avait été élevé autour des navires et armé de pièces de canon, de manière à être aisément défendu contre toutes les forces du pays. Cette précaution était dictée par une sage prévoyance, car, pendant l'hiver, il s'éleva quelques nuages, passagers il est vrai, entre les habitants de Stadaconé et les Français alors réduite à un déplorable état de faiblesse. Ferland, Histoire du Canada, page 33.
Quelque chose de particulièrement triste à regarder étaient les mouvement nerveux, impatients et colères de tous ces corps étendus dans des poses accablées, plus encore fatigués de leurs insomnies que de leur mal et, si rapprochés les uns des autres, que les somnolents heurtant les endormis les éveillaient à leur tour. Et les malades brusquement arrachés à leurs rêves auxquels je les entendais répondre avec des paroles épaisses de sommeil, s'allongeaient lentement, dans une convulsion comparable aux derniers spasmes du pendu qui étrangle au bout de sa corde cherchant la terre du pied. D'autres, tournant leur oreiller d'une main inconsciente, se rendormaient fiévreux. Partout, et dans chacun de ces corps, l'âme déjà inquiète, s'agitait, se tournait et retournait avec eux, cherchant quelque part, dans sa propre demeure, un recoin où elle pût se retrancher avec avantage contre la terrible ennemie, et, finalement, ne point partir!
Comme ils sont entassés! m'écriai-je.
Il a fallu, me répondit Laverdière, transporter sur le Courlieu les malades de la Grande Hermine, afin de préparer le bord e la nef-générale pour la fête de Noël et la célébration des Messes de Minuit. Sans une raison aussi majeure cet encombrement serait intolérable. Devinez combien ils sont?
Au moins vingt-quatre.
Bien touché, vous avez fait mouche.
Une belle démonstration n'est-ce pas du dicton populaire: tassés comme harengs en caque?
Mais alors ces pauvres diables ne sont pas atteints de maladie épidémique?
Nullement; leur mal frappe au visage comme le soldat du César. Regardez ces malheureux à la bouche.
Et pour ne pas être entendu des marins que j'écoutais geindre, il me dit, très bas, à l'oreille: "Le scorbut!"
Je m'expliquai de suite l'odeur nauséabonde flottant sur cette atmosphère toute épaissie par les exhalaisons de l'huile rance et la fumée aveuglante de grandes chaudières allumées au-dessous de nous, dans la cale, pour chauffer le navire.
C'est une hideuse maladie, chuchotait le maître-ès-arts. Les gencives enflent comme une chair corrompue, se couvrent de tumeurs et d'ulcères. Puis des végétations charnues, molles, spongieuses, croissent en forme de champignons, se développent à la surface des plaies vives. La bouche devient un cloaque et l'air qu'elle aspire est si fétide qu'il empoisonne le malade. Les hémorrhagies passives, les ecchymoses pullulantes, les atroces douleurs cancéreuses de la tête précipitent la catastrophe finale.
A ce propos, Laverdière me racontait qu'il y avait des scorbutiques tellement exaspérés par l'intensité de leur mal qu'ils ne voulaient rien entendre aux consolations de l'aumônier et pourraient leur désespoir jusqu'au blasphème.
Alors Dom Anthoine (c'était le second des aumôniers de Cartier), s'arrêtait au chevet de leur lit, se mettait à genoux, guettait avec anxiété la minute de prostration nécessaire à ces crises d'extrême violence. L'instant venu, il élevait son crucifix dans une bonne lumière à la hauteur des yeux du malade, puis, avec cette chaleur entraînante du missionnaire trouvant dans sa ferveur d'apôtre l'art de bien dire des rhétoriciens:
Regardes donc Celui-ci, s'écriait-il avec une émotion irrésistible. Il est toujours cloué!
L'on ne connaissait pas encore de parade à ce coup droit de l'éloquence naturelle; aussi frappait-il inévitablement au coeur. L'âme blessée, harcelée sans relâche par les atroces douleurs du corps lui-même irrité comme une plaie vive, se rassérénait tout à coup. Ses mauvaises raisons de colère lui échappaient, comme la suite d'un rêve dans la mémoire d'un homme qui s'éveille, et sa haine, si corrosive qu'elle fut, se fondait en larmes attendries et repentantes. Toute la générosité de ces loyales et fières natures, un instant refroidie au contact d'une longue misère, se réchauffait à cette ardente parole de charité chrétienne.
Ce spectacle vous émeut, me dit Laverdière, voilà un mois qu'il dure et l'Histoire du Canada nous apprend qu'il va continuer encore bien longtemps. Des cent-dix hommes qui sont ici, vingt-cinq84 partiront par le sabord.
Note 84: "Durant lequel temps (du 15 novembre au 15 avril 1536) nous décéda jusques au nombre de vingt-cinq personnes des bons et principaux compaignons que nous eussions." Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 37, édition 1545.
Le maître-ès-arts se pencha sur un malade, le premier voisin du sabord de chasse, à tribord--Celui-ci, ajouta-t-il, se nomme Thomas Boulain;--le suivant, s'appelle Guillaume Bochier, de St. Malo; les autres les gars de tribord, Jullien Plantirnet, Jehan Go, Lucas Clavier. Toute cette bande et les précédents, appartiennent à l'équipage de l'Emérillon.
Nous nous en allions de la sorte, en direction de la poupe, lui nommant toujours, et moi toujours écoutant. Nous suivions l'étroite allée laissée libre au milieu de navire. J'avais dépassé le grand mât de la caravelle lorsqu'un bruit sec, celui d'une clé débarrant une serrure me fit tressaillir. L'on eût bien dit un tromblon que l'on arme. Presque aussitôt une porte s'ouvrit, et j'aperçus par son embrasure, au fond d'un appartement particulier, un gros cierge allumé sur un haut candélabre (un chandelier d'église probablement), et dont la lumière brillante allongea de suite sur le parquet de la chambre les boiseries du cadre de la porte. Cette cabine était située, à l'arrière du mât d'artimon, au centre précis du château de la poupe. Quel personnage l'occupait? Je ne fus pas longtemps à me le demander, car tout aussitôt je vis sortir un prêtre revêtu d'un surplis dont la blancheur semblait, à elle seule, éclairer le recoin ténébreux où gisaient les scorbutiques. Le fil d'or de son étole scintillait à la lumière et dessinait en rayons les arabesques de la broderie, un chef-d'oeuvre de travail fin et de goût artistique. Ce miroitement de l'habit sacerdotal rappelait bien l'étincelle dorée des épaulettes militaires, et ce petit détail faisait penser que la chamarre de l'homme de guerre eût bien drapé ce soldat de la paix.
Dom Anthoine, me dit Laverdière, le second des aumôniers de Jacques Cartier; celui dont je vous ai parlé tout à l'heure à propos du crucifix.
C'était un homme d'un grand air, de taille haute et droite comme la flèche d'un clocher. Sa figure douce te sympathique avait une telle expression de jeunesse que le regard s'étonnait de la blancheur précoce des cheveux comme des rides profondes du visage.
Je le vis se pencher sur un grabat, prendre la main inerte d'un malade endormi, puis, avec une voix caressante comme la câlinerie d'une mère qui éveille un enfant paresseux:--Étienne, Étienne, dit-il.
Le scorbutique ouvrit des yeux hagards.
--Je viens vous annoncer une grande et bonne nouvelle.
Laquelle donc?
Je vous apprends la naissance du Christ, venu cette nuit même sur la Terre pour souffrir encore plus que vous!
Pourquoi m'éveiller, soupira le malade, je me croyais en Bretagne!
Et le marin, retournant à son rêve, se rendormit en balbutiant: "Landerneau! Ah! mon village!"
L'aumônier voulut lui parler encore, lui demander pardon de l'avoir éveillé de la sorte, mais le patient lui tourna le dos, s'enfonça la figure dans l'oreiller et se prit à sangloter amèrement.
L'homme qui pleure sur son grabat, me dit Laverdière, se nomme Étienne Reumevel.85 A soixante ans ce gabier a le coeur d'un mousse. Grâce à Dieu, les cordages et la manoeuvre ne lui ont durci que la main! Quels reproches se ferait Dom Anthoine à l'égard de ce malheureux, si la navrante pensée lui venait maintenant que ce dormeur ne verra pas le premier jour de l'année prochaine. L'on n'éveille pas les condamnés à mort la nuit de leur exécution; l'on attend au matin pour cela.
Note 85: ou Princevel.
Les paroles de mon interlocuteur donnèrent-elles à Dom Anthoine le pressentiment de la sinistre vérité? Je ne sais trop, mais je remarquai de suite que l'aumônier, demeuré debout, immobile, au chevet d'Étienne Reumevel, reculait lentement de son lit, honteux comme un coupable qui aurait manqué l'occasion de son crime, et s'éloigna sans n'oser plus regarder personne.
Ceux qu'il passe sans arrêter, je les connais me dit encore Laverdière. Le premier voisin de Reumevel, à gauche, est Jehan Jacques Morbihen, le suivant Louys Douayrer, le troisième. Bertrand Apvril; tout auprès Gilles Staffin86 tous du bord de la Grande Hermine. Ils ne font que semblant de dormir, ceux-là, car ils ont tous ensemble remué dans leurs lits quand le Breton a dit "mon village". Tiens, voyez plutôt, le gars de Morbihen qui tourne la tête; comme il suit l'aumônier du regard! Un oeil d'espion!
Note 86: ou Stuffin.
J'aperçus en effet, au ras de la couverture, ramenée sur la bouche comme un cache-nez, deux yeux noirs, ardents de fièvre et d'intelligence, et qui laissaient échapper, par mégarde sans doute, sur la courtepointe en toile à voile, deux grosses larmes.
Cette nuit, remarqua Laverdière, cette nuit tous les gars des équipages sont aux hameaux de la Bretagne, de la Normandie, du Dauphiné, de la Gascogne. Il n'y a ici que des corps inertes, des cadavres d'où les âmes et les coeurs sont partis. Ah! dans un pareil silence, si quelque vigie grimpée là haut dans les hunier criait tout à coup: Bretagne! Bretagne! toute l'infirmerie serait deb out, et, comme le Paralytique de l'Évangile, ramasserait son grabat.
Je regardais toujours l'aumônier venir à nous. Il s'avançait, à pas éteints, levant timidement les yeux à la tête des lits, comme s'il eût redouté maintenant de rencontrer ceux des dormeurs. Il passait tout auprès de moi, quand, soudain un matelot se mit sur son séant, par un mouvement si brusque que Dom Antoine se recula pour l'éviter, tant il crut qu'il se levait debout.
Mais l'homme demeura immobile.--Celui-ci me dit l'archéologue, est non seulement le compatriote, mais encore le concitoyen de l'aumônier. Ils sont tous deux de St. Brieuc. Leurs familles habitaient des maisons voisines sur la même rue, celle de la Mouette. Ce marin porte un nom étrange, Yvon LeGal.87
Note 87: Quelque étrange que soit ce nom, je l'ai retrouvé sur le rôle d'équipage du Henri IV, l'un des paquebots de la ligne Bossiëre, compagnie française transatlantique. Ce steamer étant venu en collision, dans le port de Québec, le 3 juillet 1887, avec la barque Wylo, il s'en suivit un procès célèbre devant la Cour d'Amirauté. O, l'un des témoins entendus en faveur du Henri IV, se nommait Le Galle;--Augustin Le Galle de St-Brieuc, France, marin, âgé de 39 ans.
Ce brave matelot aurait sans doute été fort étonné si on lui eût appris qu'un de ses ancêtres a découvert le Canada et qu'il dort peut-être son dernier sommeil sous l'estuaire de la petite rivière Lairet, avec vingt-quatre autres bons compagnons de mer, restés chez nous à cause du scorbut.
Quelle heure est-il demanda le scorbutique.
Vingt minutes à l'Horloge Virante,88 lui répondit l'aumônier, avec un beau sourire.
Note 88: Orloge Virante, c'est-à-dire, minuit. Le temps était mesuré avec des sabliers. "Et depuis le dit jour, 30 août, jusques à l'orloge virante, fîmes courir environ quinze lieues jusques le travers d'un Cap d'Isles basses que nous nommâmes les Isles Sainct Germain." Voyage de Jacques-Cartier, 1535-36, page 28, ch. Ier, édition de 1843; verso du feuillet 7, édition de 1545.
--Aujourd'hui la Fête de Noël! Le jour est fériau,--Na, unau, nau! Da-oui! C'est un bon cri de joie là-bas! mais ici, comme il fait mal à la bouche! Te souviens-tu d'un Noël d'il y a dix ans, d'un blanc Noël d'autrefois, celui de 1525? Tu chantais la messe à St. Brieuc cette nuit là, et, comme ça promettait d'être plus solennel que d'habitude, le père avait sonné le départ pour la cathédrale trois gros quarts d'heure avant le temps; ce qui nous fit perdre les carillons de tous les clochers de la ville. Mon petit frère Genhic, en toilette neuve d'enfant de choeur, soutanelle rouge et surplis à ailes, tout frangé de dentelures, servait d'acolyte avec Mérault, de la Grève. Je me tenais moi, dans le bon coin, entre le père et la mère. Devant moi, mes soeurs bessonnes, à genoux, sur les talons de leurs petits sabots ferrés, dormaient, tandis que tu prêchais trop longtemps à l'Évangile. A droite, Simonne, la fiancée de Bertrand Samboste; à gauche Isabelle la mienne. Terr-i-ben! Je vois tout cela d'ici.
Puis Le Gal regarda Samboste qui dormait à son côté, sur le grabat voisin: Pauvre Bertrand, dit-il, comme il ronfle. Il me prend une envie, une démangeaison de l'éveiller, rien que pour lui demander s'il rêve à ça!
Ecoute encore. Après la messe, à la sortie, une querelle terrible, une prise de bec épouvantable entre le père et Pierres Soubeyrol, à propos d'un bout de chandelle que le susdit Pierres lui avait, paraît-il, volé à l'église, en se prosternant sur le fanal du père, à l'Élévation. Oh! la bonne farce!
Toutes les histoires des grand'pères, des grand'grand'pères, et des arrière grand'grand'pères ressassées en plein vent, des mauvaises paroles, grosses comme la tête, des éclats de rire qui sonnaient fort comme des trompettes. Tous les gamins de la foule accourus faisaient un beau grand rond autour de nos deux querelleurs. Da-oui! l'on se serait cru à la foire devant les saltimbanques qui se désossent ou les bouviers de Roc-Amadour qui se battent.
Il fallut voler un cierge pour rallumer la lanterne. Maître Genhic fit le coup. C'était un bon apôtre et l'on n'est pas acolyte pour rien. A tous les recoins de la rue une bourrasque endiablée soufflait le lumignon. Fallait rallumer, c'est-à-dire, battre le briquet. Et tandis que je courais m'accroupir le long d'un mur, sous un porche, avec le damné fanal, Mérault, le galant le plus éveillé de St-Brieuc, parlait à mon amoureuse avec un sourire... et des yeux! Terr-i-ben! comme je le regardais. Je n'entendais pas un traître mot, ce qui ne m'empêchait pas de tout comprendre, et le sang de me siffler aux oreilles. Je battais le briquet avec rage... sur la tête du fanal. Le vieil Yvon criait: Prends donc garde, ça cent ans! Mon brave homme de père cachait alors le bijou sous son manteau: ce qui nous procurait le double avantage de marcher à l'aveugle et de recevoir les boules de neige sur la tête.
Finalement, un maître coup; les vitres que cassent, le briquet qui s'égare, au fond de mes poches, le père que se trompe de porte, et toute notre bande joyeuse qui entre chez vous, Anthoine, prendre le réveillon. O la bonne farce! Da-oui! En a-t-il fallu manger de vieilles salaisons pour changer, comme cela, un aussi bon sang en scorbut!
Et tandis que la gaieté de cette pensée gauloise s'effaçait dans l'esprit d'Yvon LeGal avec le sourire furtif de se lèvres malades, le Breton regardait fixement la flamme de la bougie, comme si la vision présente de ces choses lointaines se fut jouée, avec un vol silencieux de phalène, dans le rayonnement de sa lumière.
LeGal ajouta d'une voix grave: Il y a de cela dix ans! Que le temps passe vite! Voilà neuf ans que tu es missionnaire et voilà sept ans que je suis marin. Les bessonnes ont quitté la maison: L'aînée en Picardie, la cadette en Lorraine, mariées toutes deux à des paysans qui n'ont pas sous les yeux, Dieu merci, en labourant leurs champs, le spectacle dangereux de la Mer. Le petit Genhic, l'enfant de choeur de St. Brieuc, est soldat. Moi, je me suis amusé à courir les grèves de Bretagne, à voir partir les grands vaisseaux, à me demander où ils allaient quand on les regardait à l'horizon disparaître. Tu sais où cela m'a mené?
Des quatre enfants que nous étions à la maison paternelle, pas un cette nuit avec la vieille mère!
Il y a bien ma femme, l'amoureuse de 1725, la même en dépit de Mérault, de Mérault qui n'a pas eu Simonne, et puis ta sainte mère à toi; mais des femmes ensemble, c'est encore pis, ça s'encourage à pleurer. Elles doivent être à cette heure à la maison, ou bien peut-être à l'église, récitant leur chapelet, le visage à l'Océan; car, sans injustice, elles doivent penser davantage à ceux d'entre nous qui sommes les plus perdus. Douze cents lieues des terres de France, dis donc Anthoine, c'est trop loin, même pour un exil! Comme le bon Dieu a soufflé sur nous avec colère! Il n'y a pas de feuilles mortes plus dispersées que les nôtres, et dans les arbres de cette sauvage forêt canadienne il n'y a pas de nids plus vides que le chez-nous de St. Brieuc!
Pauvre père Yvon! Quand il passa dans son cercueil le seuil de notre porte, nous nous en allions dans la rue, la mère, les soeurs, Genhic et moi, titubant de douleur comme des gens ivres, criant de chagrin, inconsolables, désespérés et nous disant les uns aux autres qu'il n'y aurait jamais à la maison de pire départ que celui-là. Et voilà qu'il advient que le père est aujourd'hui celui qui nous a le moins quittés! Il n'est parti que pour se rendre au bout de la due Du Guesclin, sa promenade ordinaire. Seulement, il n'est pas encore revenu. Il n'en est pas moins à St. Brieuc pour tout cela. Comme les bons vieillards, il s'attarde à l'église; il est si bien, là, sous son banc, à dix pas du lutrin, en pleine nef de cathédrale. Il assiste en ce moment avec les autres, à la messe de minuit, et le bon Dieu lui permet sans doute de s'éveiller un peu pour entendre chanter, encore une petite fois, les vieux noëls de la Bretagne.
Pauvre père Yvon! lui si ponctuel, si exact, si régulier, comme il doit être heureux de se voir mis là. Le voici bien, cette fois, rendu le premier à l'église, et pour longtemps. Avec cela, plus de fanal à allumer, plus de rafales à craindre de la part de cet exécrable nord-ouest qui souffle en tempête, plus de chamaillis avec Pierres Soubeyrol; le bout de chandelle brûlé jusqu'aux bobèches, la lanterne éteinte maintenant, et pour toujours.
Yvon le Gal eut le sourire forcé d'un homme qui plaisante à contre-coeur.
Tu sais, dit-il brusquement à Dom Anthoine, tu sais, je l'ai vu!
L'aumônier le regarda ébahi.--Tu l'as vu? mais qui donc!
Lui! le père, le mien, Yvon Le Gal l'ancien. J'ai cru d'abord que c'était un infirmier avec sa veilleuse qui passait comme toi dans la chambre des batteries; mais quand j'aperçus les petites vitres, les losanges du fanal, je me suis dit: c'est le vieux! Il n'y avait que lui qui en eut un pareil dans tout St Brieuc.
Qu'il était bien lui-même avec son costume de pêche, son chapeau en toile goudronnée, sa vareuse bleue, flottant à grands plis dans le dos, comme une voile qui claque au vent, ses grandes bottes de cabotage, hautes jusqu'à la cuisse, en cuir rouge comme la vase dans les chemins de Vannes après la pluie. Il s'en allait paisible, faisant courir silencieusement la lumière de la lanterne sur chaque visage endormi. Il identifiait les gars de Bretagne un par un et les nommait à un interlocuteur invisible: Louys Boëdic; Michel Eon, de Lorient; Guillaume de Guernezé; puis quatre Jehan du bord de la Grande Hermine: Jehan Go, un pays de Quiberon; le charpentier Jehan Aismery, de Vannes; Jehan Maryen, de Nantes; et Jehan Jacques Morbihen, Da-oui! il savait bien sa côte de Bretagne! rien d'étonnant, il l'avait encore plus courue qu'apprise. Il reconnut ensuite le premier gars de St. Brieuc, Colas Barbe, de la rue Gouët; puis, à la suite, Bertrand Samboste, de la rue du Guesclin.
Samboste est mon voisin de lit. C'était à moi le tour. Terr-i-ben! Je crus que ça serait une chose terrible que de m'entendre nommer par un mort.
Il n'en fut rien toutefois. Le père me dit simplement, lentement, tendrement, avec une expression navrée de désespoir qui acheva de men fondre le coeur dans la poitrine:
Comme tu es loin, Yvon! comme tu es loin!
Il ajouta: Ta mère, celle d'Anthoine, Isabelle ta femme, sont à la cathédrale, dans la nef. Elles, se souviennent, elles prient!
Le père dit encore:
Il ne faut pas que tu m'oublies! Tu sis, là-bas, la mer était mauvaise, provocante, irascible. Elle crevait méchamment nos pauvres petits bateaux sur les récifs. Cela gâtait le coeur, il devenait haineux. Encore, si elle s'était contentée de prendre la barque! Mais emporter le matelot et ne pas rendre le cadavre! Alors la plainte du rivage se changeait en blasphème et toutes les chaumières criaient avec lui: "Malédiction!"
Le spectre cessa tout-à-coup de parler, comme s'il eût eu peur d'être entendu. Puis se penchant sur moi, avec des yeux hagards, et la voix craintive d'un forçat qui complote, il me dit dans un râle: Là-bas! Yvon, là-bas, mon enfant, toute colère s'expie!
Et le père levait la main dans une direction, dur un point, qu'il n'osait pas même regarder.
Aussitôt, je me rappelai les missionnaires prêchant les retraites à St. Malo, à Brest, à Nantes, à Rouen, et qui comparaient toujours l'éternité à un rivage, la vie humaine à un brouillard épais, la Mort à un pilote guidant, à l'insu de l'équipage, la marche du navire, et l'amenant fatalement au but. Alors je me souvins qu'un soir, à St. Brieuc, dans la cathédrale, noire de têtes, le frère-prêcheur, disait qu'il y avait, en vue du ciel, (il appelait cela l'entrée du port, pour les caboteurs) qu'il y avait, en vue du ciel, un lazaret sévère où tous les navires, grands et petits, devaient faire escale, quels que fussent les chiffres du tonnage, le nom de l'amiral ou l'orgueil du pavillon.
Au sortir de l'église personne ne demandait ce que le missionnaire avait voulu faire entendre par ce vulgaire et terrible mot de lazaret.89 Chacun s'en allait tête basse, comptant les morts dans sa famille et se disait, en regardant la lumière rougeâtre des chaumières échelonnées là haut sur les falaises de Bretagne: Les feux du Purgatoire!
Note 89: Ce fut Barnabo, seigneur de Milan, qui le premier enjoignit de purifier avec le plus grand soin, tout ce qui proviendrait des pestiférés, auxquels il interdit, sous peine de mort, l'entrée de la Lombardie. (1383). Les Vénitiens, pour concilier l'intérêt de leur commerce dans le Levant avec les précautions commandées par le soin de la santé publique, bâtirent dans l'île de St-Lazare des auberges de quarantaine que l'on appela lazarets, de 1523 133 1468. Bescherelle, au mot Quarantaine.
Ce que je te dis maintenant est long à écouter; cela prendrait, sans doute, beaucoup de pages dans un livre; n'empêche que tout cela passa dans ma mémoire avec la rapidité de l'éclair.
Le vieux était toujours là, au chevet du lit, muet, impassible, attendant ma réponse,--une réponse qu'il ne me demandait plus maintenant que par une épouvantable fixité des yeux.
Aussi moi, je demeurais cloué sur mon grabat, silencieux, stupide, m'asséchant la gorge à me rappeler quelques mots d'excuse banale, et ne trouvant que du creux au fond e mon cerveau vide, et de ma mémoire paralysée.
Alors le spectre s'éloigna, marchant à reculons jusqu'à l'échelle d'écoutille, qu'il remonta lentement, lentement, comme s'il eût voulu me donner encore le temps de le rappeler, de lui crier enfin: "Père, j'ai souvenir, je prie!"
Soudain le fantôme réapparut sur l'escalier, leva la lanterne à la hauteur de son visage et demeura immobile, comme une statue.
Je poussai un cri horrible. Imaginez que les chairs de la face venaient de tomber en poussière et que, sous le chapeau de cuir luisant, une tête de mort, blanche, hideuse, un crâne grimaçant me regardait sans dévier!
Je me suis éveillé à mon propre cri. L'as-tu entendu Anthoine? Il a dû être épouvantable.
Non, répondit l'aumônier.
C'est possible, repartit Yvon LeGal, car, le plus souvent, les cris que l'on jette en songe ne sortent pas de la bouche et ne résonnent que dans la poitrine.
C'est un mauvais rêve, tout de même, remarqua le prêtre.
Je l'avoue, Anthoine, c'est un cauchemar effrayant; mais j'aimerais encore mieux être endormi.
Pourquoi? demanda l'aumônier.
Le rêve, vois-tu, le rêve, nous n'avons plus que lui maintenant pour retourner en France. Un rêve! mais je donnerais toutes les flottes du royaume pour les deux ailes d'un rêve!
Dom Anthoine sourit.--Yvon, dit-il, tu as la fièvre; je vais appeler l'apothicaire.
LeGal haussa les épaules avec dédain--Françoys Guitault? l'homme à la tisane! ricana-t-il. C'était bien la peine assurément de trainer une pharmacie jusqu'à ce chien de canada! Un gradué de l'Université e Montpellier, un docteur ès-sciences qui s'en va chez les moricauds, des Algonquins, de sales sauvages plus barbouillés que des volets d'auberge, apprendre à infuser des écorces, à échauder des épinettes blanches!90
Note 90: L'interprète Domagaya avait lui-même été atteint du scorbut au point de ne pouvoir marcher. Il se guérit en employant, comme remède, les feuilles et l'écorce d'un arbre qu'il désigna. Cet arbre, nommé anedda par les sauvages, était vraisemblablement l'épinette blanche. Le traitement indiqué fut essayé avec succès; et les guérisons furent si rapides et si complètes, que tous ceux qui voulurent s'en servir furent sur pied en huit jours. Ferland: Histoire du Canada, Tome Ier, page 35.
La tisane de l'Algonquin fit merveille, et sa vogue égala son succès. A preuve, ce passage de la Relation du Second Voyage de Jacques Cartier:
...Le capitaine fit faire du breuvage pour faire boire ès malades, desquelz n'y avait nul d'eulx que voulust essayer le dict breuvage, synon un ou deux qui se misrent en adventure d'icellui essayer. Tout incontinent qu'ils en eurent beu, ils eurent l'advantage qui se trouva être un vray et évident miracle. Cart de toutes maladies de quoy ils étaient entachez, après en avoir beu deux ou trois foys, recouvrèrent santé et guarison. Après ce avoir veu et congneu y a eu telle presse la dicte médecine que on si voulait tuer à qui premier en aurait. De sorte que un arbre aussi gros et aussi grand que chesne qui soit en France a esté employé es six jours; lequel à faict telle opération, que si tous les médecins de Louvain et de Montpellier y eussent esté avec toutes les drogues de Alexandrie, ils n'en eussent pas tant faict en ung an, que le dit arbre a faict en six jours. Car il nous a tellement profité, que tous ceux qui en on voullu user ont recouvert santé et guarison, la grâce à Dieu. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36--Ch. XV, édition 1545.
Da-oui! elles valent quelque chose les pilules, les fioles et les emplâtres du sieur Guitault. Faudra remporter ça... au retour!
Au retour! Ah! la sotte escapade! la sinistre farce! On part, un beau matin, tout d'un coup, en fou qu'on est, sans même savoir où l'on va. Puis arrivé (si l'on arrive) l'on sait encore moins le pourquoi de l'arrivée et le comment du retour. Cette bêtise là, cette colossale équippée, ça s'appelle la Gloire... avant de partir.
Quand il m'arrive de songer à cette exécrable aventure, non sang fermente, non pas de fièvre ou de délire comme tu penses, mais de colère, ou d'une rage blanche, féroce, aveugle, qui voudrait avoir une mâchoire de tigre pour mordre sans lâcher dans quelqu'un ou dans quelque chose. Ah! que sommes-nous donc venus faire en ce maudit pays, sur cette terre de Caïn? 91 Le sais-tu toi, Anthoine?
Note 91: Voici ce qu'écrivait Jacques Cartier explorant la côte du Labrador: "Si la terre correspondoit à la bonté des ports ce seroit un grand bien, mais on ne doit pas l'appeler terre; ains (mais) plutôt cailloux, et rochers sauvages, et lieux propres aux bêtes farouches: d'autant qu'en toute la terre devers le Nord, je n'y vis pas tant de terre qu'il en pourroit tenir dans un benneau: et là toutefois je descendis en plusieurs lieux; et en l'Isle de Blanc Sablon n'y a autre chose que mousse et petites épines et buissons ça et là séchez et demi-morts. Et, en somme, je pense que cette terre est celle que Dieu donna à Caïn." Premier Voyage de Jacques Cartier (1534), ch. 8, pages 5 et 6.
Yvon LeGal fermait les poings et criant cela; telle était son exaspération qu'il ne s'apercevait pas que sa bouche malade, fatiguée à cet excès de paroles, saignait par tous ses ulcères.
Dom Anthoine le regarda avec un oeil froid, tranchant, aiguisé comme une lame de scalpel. Puis il dit:
Oui, LeGal, je le sais, moi: car maintenant je me rappelle qu'en cette nuit même Jésus-Christ, Notre Seigneur, a voulu naître sur la terre pour y venir. Tu as raison, LeGal, ce n'était vraiment pas la peine de naviguer si longtemps pour annoncer à des Sauvages une nouvelle qu'il aurait fallu apprendre, avant le départ de St. Malo, aux marins d'une flotte française, à des catholiques de la Basse-Bretagne! Cette pensée-là, vois-tu, excuse ceux qui partent sans savoir où ils vont, les console lorsqu'ils n'arrivent pas au terme, leur fait voir le retour différable et de peu d'importance le but une fois atteint. C'est la raison du missionnaire. Est-elle bonne celle-là?
Tu es encore meilleur qu'elle, s'écria Yvon LeGal avec chaleur.
C'était une âme grande et belle, un franc et noble coeur que cet Yvon LeGal, oubliant, devant la splendeur de l'idée, la morsure sarcastique des mots et jusqu'à l'aigreur de la voix railleuse.
Que veux-tu, ajouta le marin, c'est la famille qui nous gâte; ça nous rend égoïstes. Au fond, c'est tout ce que l'on aime, rien que cela; d'autre part, c'est tout ce qui peut nous aimer le mieux. Ah! le chez-nous! le chez-nous!! il faut encore plus de courage pour le quitter que pour le défendre!
Malo! Malo!!92 bien parlé, camarade, crièrent en même temps plusieurs voix, ça nous fait comme cela nous autres!
Note 92: Malo! Malo!! cri breton répondant à l'exclamation française: Vive! Vive!!
Cette exclamation me fit tressaillir. Et j'aperçus, à la droite, à la gauche, en face d'Yvon LeGal dix à douze frères de caravelle, couchés sur leurs grabats, les coudes dans les oreillers, écoutant le causeur avec des bouches grandes ouvertes. Ce trait de physionomie en disait long sur l'intérêt vivace du récit. Les yeux brillaient autant de curiosité que de peur, et c'était amusant de voir étinceler ces prunelles tout à l'heure éteintes, en apparence, sous des paupières lourdes closes. L'incomparable somnifuge qu'une histoire de revenant!
Yvon LeGal regarda ses auditeurs avec ravissement: tous des Bretons! dit-il.
C'en était parbleu! et de bonne marque: Georget Mabille, de Ploërmel; Jullien Plantirnet, de Landerneau; Lucas Clavier, de Lorient; Jehan Ravy, de Tréguier; Michel Andiepvre, de Quiberon; Pierres Coupeaulx, de Dol; Jacques Poinsault, de Quimperlé; Michel Phelipot, de Rennes; Jehan Coumyn, de St. Pol de Léon; Richard Le Bay, de St. Cast.
Alors Yvon LeGal se leva:
Debout, les gars! commanda-t-il. C'est aujourd'hui la grande et joyeuse fête du Christ, le jour anniversaire de sa naissance. Au nom de la vieille Armorique, je propose trois Noëls en son honneur! Ça, mes gabiers, crions si fort qu'on nous entende jusqu'en Bretagne!
Cette explosion de joie éveilla tout le dortoir, jusqu'à Bertrand Samboste, ronfleur incomparable, qui s'étira paresseusement en baillant de tous ses membres. Dame! qu'il dit, c'est comme cela, vous autres; vous laissez dormir les amis quand on parle de là-bas! Ce n'est pas généreux. Eh! bonjour St. Pol, bonjour Tréguier, bonjour Landerneau! Quelle bonne nouvelle?
Ceux que Bertrand Samboste saluait ainsi de leurs noms de village n'étaient autres que Jehan Coumyn, Jehan Ravy et Jullien Plantirnet,--Tréguier, landerneau, st. Pol de Léon sont trois bons voisins de hameaux assis depuis mille ans sur les grèves septentrionales de la Bretagne, et qui ne se fatiguent pas encore du grand spectacle de la Mer.
Bertrand Samboste répéta:
Quelle nouvelle?
Une grande et bonne nouvelle, répondit Dom Anthoine. Je vous apprends la Naissance du Christ, venu cette nuit même sur la terre pour y souffrir encore plus que vous.
Bertrand Samboste leva sur l'aumônier un regard froid, silencieux, puis il porta la main à sa bouche malade et dit avec un sourire triste:
Cela n'est pas possible, messire aumônier, cela n'est pas possible!
Tous les voisins de Bertrand Samboste penchèrent la tête en signe d'assentiment, et ces désespérés de la douleur répétèrent à l'unisson le mot amer du timonier: Messire aumônier, cela n'est pas possible!
Alors le missionnaire répondait: Vous êtes couchés dans un cadre, et Il dormait dans une crèche, sur la paille d'une étable. Vous vous plaignez? A Bethléem Il ne s'est pas même gardé une place dans l'hôtellerie et il vous a paternellement ménagé la vôtre, à douze cents lieues de la patrie, sur ce navire que sa Providence a sauvé de la Mer et du Feu.
Les délicats, continuait le prêtre avec un accent de raillerie douce, les délicats! les douillets!! ils se plaignent du bon Dieu qui a établi leur maison dans une caravelle vice-royale portant à la corne de son mat d'artimon le plus beau des drapeaux de la terre!
Durant que l'aumônier parlait de la sorte, Bertrand Samboste, assis sur son séant, regardait avec inquiétude à tous les coins et recoins de la chambre des batteries--Dom Anthoine s'en aperçut le premier.
Que cherchez-vous dit-il?
Samboste répondit: Terr-i-ben! Vous me faites peur!
Qui? Moi?
Non pas, messire aumônier, mais votre surplis, votre étole, la toilette de Philippe! Quelqu'un de nous autres va-t-il encore s'en aller? Ah! le chemin, le chemin de Rougemont!
Vous avez le cerveau hanté, mon excellent ami, dit le prêtre. Je n'apporte à personne les dernier sacrements. J'attends seulement de la Grande Hermine le signal de l'Élévation de la messe pour réciter avec vous tous les Prières de la Nativité.
Cette réponse ne m'expliquait pas cependant ce que Samboste avait voulu dire par la toilette de Philippe. Quel était ce pauvre Philippe dont il parlait si mélancoliquement? Et le chemin de Rougemont, où menait-il? Un horrible soupçon me traversa l'esprit et j'eus, tout de suite, le pressentiment sinistre d'une plus sinistre vérité. Cette route inconnue devait courir droit au cimetière, et le pauvre Philippe ne devait être autre chose que le cadavre d'un matelot jeté à la mer par un sabord, cette porte basse de l'éternité pour les marins surpris en route. J'allais interroger mon guide à ce propos, quand une détonation formidable ébranla l'atmosphère.
Le canon! dit l'aumônier, l'Élévation de la messe! A vos rangs matelots!
En effet l'artillerie du Fort Jacques Cartier tirait une salve d'honneur.93 L'éclair des pièces et le fracas de la poudre ébranlaient à ce point le navire que l'on aurait parié que la batterie manoeuvrait sur le pont de la Petite Hermine.
Note 93: Je n'ai fait suivre à l'équipage de Jacques Cartier qu'un vieil usage passé à l'état de traditionnelle coutume de la Nouvelle-France aux fêtes de Noël Les extraits suivants du Journal des Jésuites le prouvent surabondamment:
"M. le Gouverneur avait donné ordre de tirer à l'élévation (de la messe de minuit) plusieurs coups de canon lorsque notre F. sacristain en donnerait le signal mais il s'en oublia et ainsy on ne tira point." Journal des Jésuites, page 21. (25 Décembre 1645.) "On tira cinq coups de canon à l'élévation de la messe de minuit." Journal des Jésuites, page 74. (25 Décembre 1646.) Le Fort tira cinq coups au Te Deum de la messe de minuit. Journal des Jésuites, page 97. (25 Décembre 1647.)
Alors il se passe une scène incomparable de grandeur. Tous les invalides du bord se levèrent de leurs cadres et vinrent se ranger en ordre de parade au milieu du vaisseau, formant, avec leurs quatre lignes, un parallélogramme parfait. Dom Anthoine entra dans le carré, et, le visage dans la direction de la Grande Hermine, récita d'une voix grave et douce les belles prières de la Nativité. Puis il entonna, et avec lui toute l'infirmerie poursuivit, la prose célèbre de la fête de Noël:
Votis Pater annuit,
Justum pluunt sidera:
Salvatorem penuit,
Intacta puerpera:
Homo Deus nascitur.
Tu, lumen de lumine,
Ante solem funderis;
Tu, numen de numine,
Ab aeterno gigneris,
Patri par prognies.
Tantus es! et superis,
Quae te praemit caritas!
Sedibhus delaberis:
Ut surgat infirmitas,
Infirmus humi jaces.
J'étais stupéfait du courage de toutes ces bouches malades chantant avec un irrésistible élan de ferveur cette vieille hymne de la Foi Catholique.
Les braves gens! m'écriai-je, comme ce qui'ils chantent est beau!
Laverdière eut un éclat de rire sarcastique, et me dit: En vérité, monsieur, vous avez l'attention vive. Je vous en félicite! Ce latin-là, voici trente ans qu'on vous le donne au lutrin de la Cathédrale. Le paradoxe a raison, en toilette comme en musique: Rien de neuf comme le vieux. Il ajoute presque aussitôt, avec un accent de doux reproche: Ah! mon ami, si vous écoutiez au lieu d'entendre! Oui, si vous écoutiez attentivement chanter la Liturgie Catholique dans les vieilles églises du Bas-Canada! Quelles grandes épopées, quels héroïques poëmes racontent ses hymnes saintes et comme leurs strophes alternantes récitent avec un art merveilleux les pages les mieux écrites de l'histoire du pays!
Ça, avouez-le moi, en bonne sincérité, vous est-il possible de n'être pas ému jusqu'aux larmes lorsque, dans une grave cérémonie religieuse, on chante à Québec, sous les voûtes centenaires de Notre-Dame, l'invocation solennelle et magistrale du Veni Creator Spiritus? elle me causait à moi, sur la terre, un attendrissement indicible. Ce n'est plus l'oreille, mais le coeur qui écoute, qui vibre à l'unisson des voix et de l'orgue.
Veni Creator Spiritus! d'est lui que chantaient les trois équipages de Jacques Cartier, dans l'église cathédrale de St. Malo, le 16 mai 1535, un jour de Pentecôte! Comme l'Esprit-Saint a bien répondu à l'appel, et que son souffle se reconnaît à la brise favorable qui s'éleva sur la Mer, semblable au bruit du vent que les apôtres entendirent!
Veni Creator Spiritus! Samuel de Champlain, à Québec,94 La Violette, à Trois-Rivières,95 Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, à Montréal,96 l'ont chanté tour à tour; et après eux, le Collège des Jésuites, aux ordinations de ses prêtres et à ses concours de philosophie. 97 Veni Creator Spiritus! c'est lui que chantait Laval au Séminaire des Missions Étrangères, et c'est encore lui que répètent, dans la chapelle séculaire de sa maison, les prêtres-professeurs de son Université. Veni Creator Spiritus! c'est lui que chantaient les avant-postes de la civilisation chrétienne, ces pionniers incomparables de l'Évangile, les Jésuites missionnaires au pays des Hurons dans leurs bourgades célèbres de Ste. Marie, St. Joseph, St. Louis, St. Jean-Baptiste, St. Michel. Veni Creator Spiritus! c'est lui que chantaient ces hardis expéditionnaires du lac Gannentaha, la plus héroïque aventure de l'apostolat catholique au pays des Iroquois, la course la plus téméraire, la plus divinement insensée à cette mission flottante que la Relation, et après elle l'Histoire du Canada, nommèrent avec tant de justesse la Mission des Martyrs.
Note 94: 3 Juillet 1608. Fondation de Québec.
Note 95: 4 Juillet 1634. Fondation de Trois-Rivières.
Note 96: 18 mai 1642. Fondation de Montréal.
Note 97: Le 2 Juillet 1666 furent soutenues, au Collège des Jésuites, les premières thèses publiques sur la philosophie en présence de messieurs De Tracy, de Courcelles et Talon.
"Le 2 Juillet 1666 les premières disputes de Philosophie se font dans la Congrégation avec succès. Toutes les puissances s'y trouvent; M. l'Intendant entr'autres y a argumenté très bien. Mons. Louis Jolliet et Pierre de Francheville y ont très bien répondu de toute la Logique."
"Le 15 Juillet 1667, Amador Martin et Pierre de Francheville soutiennent de toute la Philosophie avec honneur et en bonne compagnie." Le Journal des Jésuites, pages 345 et 355. Ferland: Histoire du Canada, Tome II, page 63.
Veni Creator Spiritus! les trois pouvoirs civils de la Nouvelle France, le militaire, la magistrature, le gouvernement administratif, le chantaient aux séances solennelles du Conseil Supérieur à Québec, et a l'arrivée des nouveaux vice-rois.
Fondations de villes, fondations de paroisses, fondations de collèges, fondations d'institutions politiques, toutes ont prospéré, toutes sont demeurées debout, fortes, vivantes, progressives, exubérantes de sève et d'avenir. Le village est devenu cité, la mission s'est fait paroisse, le collège, université, la Colonie, puissance, oui Puissance du Canada. Et le chant immortel de la vieille hymne catholique se continue. Voix ferventes des choristes, poésie des strophes, beautés de l'harmonie, rien ne change, tout demeure, comme la Vérité dont il est le premier écho. Veni Creator Spiritus!
Et, se grisant à l'enthousiasme de son propre langage, Laverdière élevait la voix, comme s'il eût adressé la parole à quelque immense auditoire, grandissait sa petite taille, et déclamait avec une chaleur de gestes égale au feu sacré qui le brûlait comme une Sybille.
Aussi, écouté à travers le bruit de cette voix dominante, le chant de la Petite Hermine me semblait il un accompagnement d'orchestre soutenant un récitatif d'opéra. Les scorbutiques chantaient toujours:
Coelum cui regia,
Stabulum non respuis;
Qui donas imperia,
Servi formam induis:
Sic teris superbiam.
Vous me trouvez prolixe, continuait Laverdière mis en verve par la musique, vous me jugez bavard, intarissable. Que voulez-vous! je suis comme les anciens, j'aime à parler, à m'appuyer sur mes idées favorites, comme ceux-là, quant ils marchent, sur les épaules solides ou les bras vigoureux de leurs enfants. Mes souvenirs, voilà mes meilleurs bâtons de vieillesse!
Je vous ai donné tout à l'heure le développement historique, l'amplification littéraire des idées religieuses et nationales que m'inspire la prière du Veni Creator chantée dans nos églises. A vous maintenant, cher ami, de répéter l'expérience, de la reprendre sur d'autres hymnes liturgique, avec le Te Deum, par exemple, un beau sujet, facile et tout exubérant d'imagination. Je vous le donne: allons, marchez!
Et, comme s'il se fût douté que je n'en ferais rien, il poursuivit avec cet accent d'enthousiasme qui lui était familier: Rappelez-vous le Te Deum chanté à St-Malo, au retour de la célèbre expédition de l'année 1535, par l'équipage de Jacques Cartier, pour remercier la providence de la découverte du Canada; et le Te Deum chanté à Québec, par Samuel de Champlain, le 23 mai 1633, pour rendre grâce à Dieu de la recouvrance du pays; le Te Deum, chanté, celui-là, dans toutes les églises de la colonie, en mémoire de l'héroïque triomphe de Dollard des Ormeaux sur les féroces Iroquois; plus tard, le Te Deum chanté, à Notre Dame de Québec, à la nouvelle de la découverte du Mississipi; le Te Deum chanté, par Louis Henepin, au lancement du Griffon sur la rivière Niagara; puis les Te Deum militaires, portant, comme des drapeaux de régiments, le chiffre de leurs glorieux millésimes: 1690, 1711, 1758; celui de Frontenac, à Notre Dame de Québec, avec le pavillon-amiral de sir William Phips suspendu comme trophée à la voûte sonore; celui de Vaudreuil, à la chapelle de Notre Dame des Victoires, pour remercier Dieu d'avoir prévenu par une catastrophe effroyable la flotte de l'amiral Walker, et sauvé le Canada d'une conquête certaine; celui de Montcalm enfin, chanté comme à Bouvines, par les aumôniers de l'armée canadienne-française en plein champ de bataille, sous le rempart de Carillon!
Ce Te Deum est sans conteste la plus brillante de toutes ces répétitions d'actions de grâces. Que son éclat cependant ne vous fasse pas oublier le Te Deum que Marie de l'Incarnation récitait avec ses religieuses, à genoux sur la neige, dans la nuit du 30 décembre 1650 pour remercier Dieu... de l'incendie de leur couvent. N'est-ce pas que devant une pareille grandeur d'âme la Providence dut elle-même trouver son épreuve petite? Rappelez-vous encore cet autre Te Deum que les Jésuites chantaient à la chapelle de leur séminaire chaque fois que l'on apportait au Collège la bonne nouvelle qu'un père missionnaire avait été assassiné au pays des Hurons, ou bien encore, martyrisé dans les terribles bourgades iroquoises.
Bonnes nouvelles! comme il leur en est venues en dix ans! Ce fut d'abord celle du Père Jogues; presque aussitôt celle du père Daniel. Un an plus tard il en vint deux à la fois, les deux meilleures: souvenez-vous des morts glorieuses de Jean de Brébeuf et de Gabriel Lalemant. Puis, à leur tour, les meurtres de Charles Garnier, de Chabanel, de Buteux, de Léonard Garreau. Tant et tant, qu'à la fin, la population de la petite ville de Québec en était arrivée à pleurer moins au carillon des cloches en sonnant un glas qu'à la voix des Jésuites chantant un Te Deum!
Le maître-ès-arts me dit encore: Écoute!--Mais Laverdière ne parla plus. L'infirmerie seule continuaient d'une voix plaintive et lente:
Nobis ultro similem,
Te praebes in omnibus;
Debilibus debilem,
Mortalem mortalibus;
His trahis nos vinculis.
Com aegris confunderis,
Morbi labem nesciens;
Pro peccatis pateris,
Peccatum non faciens:
Hoc uno dissimilis.
Quelles paroles! s'écria le maître-ès-arts! En savez-vous de plus intimes, de plus attachantes, de plus attendries! En seraient-ils de mieux appropriées au divin caractère de cette fête et à la situation désespérée de ces infirmes qui chantent avec des bouches souffrantes l'allégresse anniversaire de la Grande Délivrance?
Etudiez cette hymne de noël en elle-même: la mélodie de son thème et l'adorable simplicité de son récit semblent faites, comme les joies d'Andromaque, de sourires et de larmes. Cette musique inspirée traduit tout à la fois et le bonheur extatique de l'Épouse du Christ, pleurant de joie devant la beauté éternelle de son Bien-Aimé, et l'amertume inconsolable de la Mère du Christ, sanglotant de tristesse devant la pauvreté volontaire, l'indigence absolue du Dieu fait Homme.
Tel est mon sentiment artistique à son égard, et je vous le donne pour ce qu'il vaut. Mais de charme divin de cette mélopée grégorienne se centuple pour moi, s'idéalise, quand, au lieu de lui prêter l'oreille sévère du critique musical, il m'arrive (et cela très souvent) de l'écouter avec ma seule mémoire reconnaissante de prêtre-historien. Comme ils chantent alors dans mon âme ravie, les noëls captifs, les noëls d'exil, les noëls douloureux de la patrie absente--25 Décembre 1629--25 Décembre 1630--25 Décembre 1631--Alors je me souviens de Guillaume Couillard, d'Abraham Martin, de Guillaume Huboust98, de Pierre Desportes, de Nicolas Pivert,99 réunis avec leurs familles dans la chapelle déserte de notre Vieux Château St Louis, et récitant à chaudes larmes la prière du matin.100 Connaissez-vous spectacle plus navrant que cet autel sans prêtre et cette communion des fidèles sans hostie?101 Cela ne rappelle-t-il pas le déjeuner d'un Premier l'an; où des orphelins regardent à travers leurs sanglots les chaises vacantes de la table familiale, attendant en vain cette bénédiction maternelle que seule donnera maintenant à leur foyer l'invisible main de la Providence?
Note 98: Guillaume Huboust épousa la veuve de notre premier paysan Louis Hébert, mort le 27 Janvier 1627, à la suite d'un accident. Dictionnaire Généalogique de l'abbé Tanguay.
Note 99: Les cinq seuls paysans français demeurés au Canada après la prise de Québec par les Kertk.
Note 100: "Le 13 Juillet 1632, Québec fut remis entre les mains d'Émery de Caën et du Sieur Du Plessis Bochart: et le même jour, les Anglais firent voile sur deux navires chargés de pelleteries et de marchandises. Il y avait déjà près de trois ans qu'ils s'étaient emparés du Canada. Les Français restés dans le pays avaient trouvé ce temps bien long: aussi furent-ils remplis de joie, lorsqu'à la place du pavillon anglais ils virent flotter le drapeau blanc. Leur satisfaction fut complète quand ils purent assister au saint sacrifice de la messe qui fut célébrée dans la demeure de Louis Hébert. Depuis le départ de Champlain (24 Juillet 1629) ils avaient été privés de ce bonheur." Ferland: Histoire du Canada, Tome I, page 252.
Note 101: Une sinistre prière du matin est celle que le Chevalier de Lorimier récita lui-même dans la chapelle de la prison de Montréal le jour de son exécution. "Aussitôt que sa toilette fut terminée De Lorimier sortit du cachot, et s'adressant à tous les prisonniers leur demanda de dire en commun la prière du matin. Ce fut lui-même qui la fit d'une voix haute, ferme, et bien accentuée." L. O. David: Les patriotes de 1837-38. page 245.
Mais la Providence, poursuivit le maître-ès-arts avec un renouveau de chaleur éloquente, mais la Providence ne se laissa pas vaincre en générosité. Sa récompense dépassa l'épreuve de si haut qu'elle faillit tuer de joie ces stoïques paysans qui avaient eu l'immense courage de croire en elle jusqu'à la fin!
La récompense! demandez ce qu'elle fut à ces femmes et à ces enfants de laboureurs à genoux sur la petite grève de la Basse-Ville; demandes ce qu'elle fut à ces habitants héroïques, à ces robustes patriotes, qui criaient, pleuraient, riaient, tout à la fois, au spectacle de trois grands navires portant à leurs cornes d'artimon le drapeau blanc d'Henri IV, le vieux pavillon des anciens mains de la Bretagne, de Roberval, le petit roi de Vimeux, 102 de Pontgravé, le marchand-corsaire, 103 de Jacques Cartier, le hardi capitaine Découvreur!
Les trois grands navires se nommaient le Saint-Pierre, le Saint-Jean, le Don de Dieu. Ils portaient la fortune d'un homme plus heureux que César, et qui rentrait en possession de toute sa conquête, une conquête supérieure à celle des Gaules, un pays plus vaste que sa République, une terre plus large que la frontière du vieil Empire Romain.104
Note 102: François de la Roque, sieur de Roberval que François Ier appelait le Petit Roi de Vimeux à cause du crédit illimité dont ce gentilhomme jouissait dans sa province. Ferland: Histoire du Canada, Tome Ier, page 38.
Note 103: "Pontgravé, dit Émile Souvestre, était un de ces navigateurs moitié-marchands, moitié-corsaires, qui lorsqu'on les hélait sur l'Océan, arboraient le pavillon de leur maison de commerce, criaient Malouin et passaient sous la protection de leur courage."
Note 104: L'étendue du Canada est évaluée à 3,610,257 milles carrés. C'est la plus grande des possessions britanniques.
L'Angleterre et l'Irlande réunies n'ont que 121,115 milles carrés d'étendue, de sorte que le Canada est trente fois plus grand que le Royaume-Uni.
L'étendue de l'Europe entière n'est que de 3,751,002 milles carrés, et par conséquent, il ne s'en manque que de 145,745 milles carrés que le Canada à lui seul soit aussi grand que toute l'Europe.
La surface du monde entier est évaluée par les géographes à 52,511,004 milles carrés, et par conséquent le Canada, à lui seul, forme un quatorzième de l'étendue du monde entier.
Le Saint-Pierre! le Saint-Jean!! le Don de Dieu!!! Dites-moi quel prophète eût mieux trouvé les allégoriques légendes de ces trois vaisseaux? Pierre! l'apôtre de la Foi. Quel homme plus que Champlain avait eu cette foi absolue d'une absolue Providence, lui qui estimait le salut d'une âme préférable à la conquête d'un empire? Jean! l'apôtre de l'amour. Quel homme plus que Samuel Champlain avait aimé le Canada Français, cette colonie née de lui, de son coeur et de son âme, plus étroitement encore que sa famille, les enfants de son propre sang, lui que l'Histoire appellera jusqu'à la fin des Temps: Père de la Nouvelle France? Le Don de Dieu! Après le paradis, en connaissez-vous un plus magnifique sur la terre que celui de la patrie recouvrée?105
Note 105: Samuel de Champlain avait fait voeu à la Très Sainte vierge, s'il recouvrait jamais le Canada à la France, de lui bâtir une église. Ce fut en accomplissement de ce voeu autant qu'en mémoire de cette faveur inestimable que le Père de la Nouvelle France éleva, sur le site actuel de notre Basilique, une église sous le vocable caractéristique de Notre-Dame de Recouvrance.
Ici le maître-ès-arts cessa de parler, moins encore pour me permettre de répondre à mes questions rapides, que pour reprendre haleine. Ce dont il me parut avoir grand et urgent besoin.
L'infirmerie de la caravelle achevait la Prose de Noël, et disait Amen à la belle et sainte aspiration du dernier verset:
Cujus igne coelitus,
Caritas accenditur,
Ades alme Spiritus:
Qui por nobis nascitur,
Da Jesum diligere.
Je vous le confesse à ma honte, ajouta Laverdière, en manière de péroraison, je vous le confesse à honte, ces réminiscences historiques me hantent obstinément la mémoire, même à l'église. Je m'y arrête complaisamment, au lieu de bien prier. Que voulez-vous, ces hymnes magistrales de Veni Creator du Te Deum, du Vexilla Regis prodeunt,106 de l'Ave Maris Stella, du Pange lingua gloriosi m'entraînent irrésistiblement à la suite des glorieux cortèges qu marchent à leur rhythme. Le bon Dieu m'a pardonné ces fautes de recueillement, ces défaillances de l'esprit, ces distractions mondaines, car toutes ces escapades de mon imagination fatiguée d'études, se fondaient en un sentiment intense d'amour reconnaissant, de gratitude exaltée pour cet étendard du Monarque Éternel déployé, pour ce mystère de la crois éclatant aux yeux de l'univers, et qui valait à mon pays, à cette adorée terre du Canada catholique et français d'inestimables bienfaits et un honneur immortel!
Note 106: Le chant du Vexilla Regis se rattache à deux événements historiques également fameux et de circonstance presque identique. Le premier--14 Juin 1671--fut la prise de possession par Daumont de Saint Lusson, au nom du Roi de France Louis XIV, du lac Huron, du lac Supérieur, de la Grande Ile de Manitoulin et de toutes les terres découvertes et à découvrir entre les mers du Nord, de l'Ouest et du Sud. Le second--9 avril 1382--fut la prise de possession de la Louisiane, par Réné Robert Cavelier, Sieur de la Salle, au nom du même Roi de France, Louis XIV.
Le chant du Vexilla Regis Prodeunt rappelle encore les tortures du Père Poncet captif chez les Iroquois: "J'offris mon sang et mes souffrances pour la paix, regardant ce petit sacrifice (la perte d'un doigt) d'un oeil doux, d'un visage serein et d'un coeur ferme, chantant le Vexilla et je me souviens que je réiteray deux ou trois fois le couplet ou la strophe: Impleta sunt que concinit, David fideli carmine, dicendo nationibus, regnaavit a ligno Deus." Relations des Jésuites, année 1653, ch. IV, page 12.
Le chant du Pange linguam gloriosi rappelle une égale tristesse, peut-être même un plus long courage:
"Mon cher amy,"
"Je n'ay plus presque de doigts, ainsi ne vous estonnez pas si j'écris si mal. J'ay bien souffert depuis ma prise; mais j'ay bien prié Dieu aussi. Nous sommes trois François icy qui avons été tourmentés ensemble, et nous nous estions accordez, que pendant que l'on tourmenteroit l'un des trois, les deux autres prieroient Dieu pour luy, ce que nous faisions toujours; et nous nous estions accordez aussi que pendant que les deux prieroient Dieu, celuy qui seroit tourmenté chanteroit les Litanies de la Sainte Vierge, ou bien l'Ave Maris Stelle, ou bien le Pange lingua, ce qui se faisoit. Il est vrai que nos Iroquois s'en moquoient, et faisoient de grandes huées, quand ils nous entendoient ainsi chanter; mais cela ne nous empeschoient pas de le faire." Lettre d'un Français à un sien ami de Trois-Rivières. Relations des Jésuites, 1661, page 35.
Tout-à-coup Guillaume Le Marié, le maître du Courlieu, apparut sur l'escalier d'honneur de la caravelle. Il revenait de la Grande Hermine. Il entra précipitamment dans le carré formé par l'équipage et dit:
"A la gloire de Dieu! à l'honneur de la Petite Hermine, en ma qualité de maistre de la nef, je demande deux trompettes pour répondre sur le pont aux sonneries du vaisseau-amiral."
L'on entendait en effet en ce moment, au dehors, deux clairons chanter la diane.xxx
Note 107: A ceux qui m'accuseraient de fair de la haute fantaisie en donnant des trompettes aux matelots de Jacques Cartier je réponds de la manière suivante:
"Ce fait (la distribution des cadeaux aux sauvages d'Hochelaga, hommes, femmes et enfants) le dit cappitaine commanda sonner les trompettes et autres instruments de musique, desquels le dit peuple fust fort réjoui." Voyage de Jacques Cartier. 1535-36, verso du feuillet 26, édition 1545.
Guillaume Le Marié n'avait pas achevé sa phrase que dix hommes sortirent des rangs et coururent au vaigrage de tribord où deux bugles étaient suspendus à leurs glands de soie verte. C'était une véritable curiosité pour l'oeil que le spectacle de tous ces bras tendus vers les trompettes de cuivre. Un instant les deux clairons disparurent dans ce fouillis de mains insatiables. Puis deux hommes se précipitèrent sur le pont par l'échelle d'écoutille. Les vainqueurs de cette lutte chevaleresque, les bravi de cet héroïque tournoi se nommaient Yvon LeGal et Bertrand Samboste, les deux gars de St-Brieuc.
A vos rangs! commanda le maistre de nef.
L'équipage ou plutôt les invalides reformèrent le carré.
Presque aussitôt une fanfare éclatante joua sur le pont. C'était une musique étrange, triste comme le dernier appel du cor de Roland, fantastique autant que l'hallali du Féroce chasseur passant à la vitesse d'un galop infernal dans les ballades de Burger. Mais toutes les nuances de cette sonnerie martiale se fondaient en un seul caractère harmonique pour l'équipage de la Petite Hermine: l'orgueil de la caravelle! Et ce sentiment unique du fier honneur relevait spontanément la tête à ces hardis marins de Bretagne et de Normandie.
Les bugles avaient à peine sonné les dernières mesures de la diane, que tout à coup, in détonnant vivat partit du bord de la Grande Hermine. C'étaient les gaillards de la nef-générale que acclamaient leurs frères d'armes et d'aventure, les invalides du Courlieu. Per jou!108 il ne fallait pas qu'une aussi grande et haute clameur allât s'éteindre sans réponse dans les ténébreuses profondeurs de la solitude. Au mépris de la discipline, malgré la voix terrible du maître de la nef que le rappelait à la consigne, l'équipage en délire brisa les rangs, courut à l'écoutille et s'engouffra dans son carré avec la violence d'une foule prise de terreur panique et qui s'écrase aux portes. En un clin d'oeil, les matelots envahirent le pont avec un bruit de paquet de mer qui tombe d'aplomb, emportant, comme un fétu, les bois et les ferrures des bastingages.
Note 108: Per jou, abréviation de Per Jovem, c'est-à-dire: par Jupiter!
Et tandis que les matelots de la flotille échangeaient là haut, au-dessus de nos têtes des Noëls109 interminables, je m'approchai avec Laverdière d'Yvon LeGal et de Bertrand Samboste, les héroïques trompettes redescendus à la chambre des batteries.
Note 109: Noël! le cri de joie du Moyen-Age.
Ils offraient un spectacle lamentable. Toutes les plaies de la bouche s'étaient rouvertes!
Qu'importe! ils leur avaient fameusement joué la Diane!
Allons toi, dit tout à coup Yvon LeGal, où donc as-tu pris ce courage?
L'autre, confidentiel, se rapprocha du camarade. Tu sais (il parlait tout bas), tu sais, la nuit est calme, l'atmosphère sonore et le vent souffle de l'ouest! Je me suis dit: un son que la b rise emporterait dans cette direction... vers l'est... arriverait...
Bertrand Samboste n'acheva pas Arrête lui crie LeGal, pas avant moi.
Alors ces deux hommes se rencontrèrent du regard--un regard aveuglé de larmes--puis ils marchèrent précipitamment l'un sur l'autre, se saisirent aux mains, comme des lutteurs qui s'éprouvent, dans une étreinte formidable qui leur broya les doigts et fit craquer toutes leurs phalanges. Un instant ils demeurèrent immobiles, comme les personnages d'une oeuvre statuaire, puis leurs voix sourdes d'émotion dirent ensemble: En France! En France! si, là-bas, on nous avait entendus!
Alors je m'expliquai leur courage!
Que leur importait, après tout, à ces croyants de l'amour natal, les principes ou les utopies de la physique? L'illusion des âmes ferventes supplée à toute science, et, mieux qu'elle, console et fortifie.
Coquin va! bégayait Bertrand Samboste, en riant mal, tu lis dans les yeux!
Da-oui! répondait Yvon LeGal, par les yeux dans le coeur.
Et, silencieusement, les deux compagnons mariniers s'embrassèrent!
Croyez-moi, disait Laverdière, m'entraînant loin du bord de la Petite Hermine, croyez-moi, compatriote, le mal du pays en tuera plus ici que le mal de terre. 110
Note 110: Mal de terre ancien nom du scorbut.--"L'hivernage de Cartier à Sainte-Croix (1535-36) est surtout remarquable par la maladie qui décima ses hommes. C'était une espèce de scorbut appelé plus tard mal de terre mais que l'on pourrait qualifier plus proprement de mal de mer, parce que, selon toute évidence, il provenait des vieilles salaisons que portaient les vaisseaux. Pour n'avoir pas su se nourrir de viandes fraîches que pouvait produire la chasse, les marins perdirent vingt-cinq ou trente hommes des leurs, ceux-là même qui probablement manquent à la liste que nous possédons, car les trois équipages s'élevaient à cent dix hommes. Les autres malades furent guéris par les sauvages qui leur firent boire à cette effet une décoction d'épinette blanche." Benjamin Sulte: Histoire des Canadiens-Français, Tome Ier, page 130.
L'épidémie de scorbut fut encore plus violente en Acadie, dans l'hiver de l'année 1604 et 1605:
"M. de Monts passa environ un mois à faire avec Champlain l'exploration des côtes de la presqu'île et de la baie Française (Fundy) et vint enfin fixer sa colonie à l'entrée de la rivière des Etchemins (ou Sainte-Croix) sur une petite île qui fut aussi nommée île de Sainte-Croix. Cette île, n'ayant qu'une demi-lieue de circuit, fut bientôt défrichée, on eut même le temps de commencer des jardinages à la terre ferme. Mais l'hiver venu on se trouva sans eau et sans bois, et comme on fut bientôt réduit aux viandes salées, scorbut se mit dans la nouvelle colonie et enleva trente-six personnes jusqu'au printemps." Laverdière: Histoire du Canada, page 21.
Et, m'en allant, je songeais avec un amer sentiment de tristesse et de sourde colère à tous ces coeurs magnanimes qui battent dans la poitrine des humbles, des petits, des obscurs de ce monde, et dont l'Histoire ne s'occupe pas; à ces manoeuvres de toutes les besognes, paysans, soldats, marins, héros anonymes que nulles fanfares ne saluent, que nulles acclamations n'accompagnent, que rentrent, au sortir de leurs homériques aventures, dans les ténèbres de la vie quotidienne comme des figurants s'effacent dans les coulisses à la fin du Drame, eux, les acteurs principaux, eux les premiers rôles!
Et je me demandais avec angoisse, si l'injustice resterait irréparable, si de pareils dévouements de telles abnégations ne se trahiraient pas un jour, et ne vaudraient pas à leurs auteurs l'éclat de cette vaine gloire, passagère comme son nom, fausse comme son lustre: la reconnaissance humaine!
Je me rappellerai longtemps la sensation de bien-être indicible qui me pénétra tout entier à la sortie de la caravelle. Contre l'atmosphère horrible de cette infirmerie improvisée, les émanations pestilentielles, les miasmes nauséabonds, l'haleine infecte de toutes ces bouches putrides, mes poumons aspiraient maintenant avec délices le plein air vif et pur d'une nuit d'hiver splendide, au coeur de la fort. Et immobile, debout comme une silencieuse sentinelle au pied du promontoire où dormait, dans son aire, la royale bourgade de Stadaconé; au coeur de cette forêt primitive, sauvage, impénétrable, que des milliards d'étoiles, aperçues par les à-jours d'un fouillis de branches colossales, semblaient poudrer d'un givre étincelant. Ce plein air froid et sec, une voluptueuse caresse pour les lèvres, vaporisait la respiration et mettait à la bouche comme une fumée de cigarette.
Le silence absolu de cette immense forêt faisait penser au recueillement des âmes contemplatives. Les senteurs résineuses des conifères énormes, pins, sapins, mélèzes et cèdres, continuaient cette comparaison religieuse en mon esprit; car, au parfum de ces grands arbres,111 je croyais reconnaître cet encens d'agréable odeur que l'Écriture Sainte voit monter au ciel, comme un nuage, avec la prière de l'âme. Muet et sublime hommage d'une grandiose Nature seule à connaître Dieu dans un pays peuplé d'hommes créés à son image et seule à l'annoncer par l'incomparable beauté de son spectacle.
Note 111: "Les arbres y estoyent très beaux et de grande odeur." Voyage de Jacques Cartier, 1534, page 41.
"Nous nommasme le dict lieu Sainte Croix parce que le dict jour nous y arrivâmes (embouchure de la rivière St. Charles). Auprès d'iceluy lieu y a un peuple dont est seigneur Donnacona et y est sa demeurance qui se nomme Stadaconé qui est aussi bonne terre qu'il soit possible de voir et bien fructiférente, pleine de fort beaulx arbres de la nature et sorte de France, comme chesnes, ormes, noyers, yfs, cèdres, vignes aubéspines qui portent le fruit aussi gros que prunes de Damas et autres arbres." Voyage de Jacques Cartier 1535-36, recto du feuillet 14.
La nuit est délicieuse, me dit Laverdière, et il n'est pas tard: à peine deux heures du matin. Si nous allions voir le Fort Jacques Cartier? Cela prend une minute à s'y rendre et autant é le regarder, car il est tout petit. Allons en route!
C'était un grossier rempart fait d'une suite de troncs d'arbres, chênes, pins, merisiers, droits comme des fûts de colonnes, aussi solidement enfoncés dans la terre qu'étroitement serrés les uns contre les autres, et reliés ensemble par de fortes attaches. Ces pieux, aiguisés de la tête, rappelaient aux yeux des clôtures de vergers toutes hérissées de longs clous et de fiches aigües, précautions menaçantes et narquoises s'il en fut jamais, désespoir du braconnage et de la maraude.
Des couleuvrines, des caronades, disposées à intervalles égaux sur toute la circonférence de la palissade, allongeaient le cou par dessus du parapet du rempart comme autant de chiens de garde, de bouledogues en arrêt, flairant le vent et l'ennemi commun, le sauvage.
Vous savez, me disait Laverdière qu'en l'absence de Jacques Cartier, (qui visitait alors le royaume d'Hochelaga), les maistre compagnons mariniers et charpentiers de navires, demeurés au havre de Ste-Croix, construisirent auprès des deux caravelles une palissade fortifiée qu'ils garnirent d'artillerie.112
Note 112: Le lundy onziesme jour d'Octobre nous arrivasmes au dict hable Sainte-Croix ou estoient noz navires, et trouvasmes que les maistres mariniers qui étoient demourez, avaient faict ung fort devant les dictes navires, tout cloz de grosses pièces de boys, plantez debout joignans les unes et autres, etc. Relation du Second Voyage de Jacques-Cartier, verso du feuillet 28, édition de 1545.
Et tout à lentour (du fort) garny d'artillerie et bien en "ordre pour soy deffendre contre toute la puissance du païs." Voyages de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 28.
Je fis le tour de cette étrange fortification. Sa physionomie indienne, profondément accentuée, répondait si parfaitement aux idées préconçues que je m'étais faites d'une bourgade palissadée, telle que décrite par les historiens du pays, qu'au mépris de tout ce que me disait Laverdière, et contre ma propre expérience, je me surprenais à guetter entre les couleuvrines ou derrière les à-jours des pieux dentelés, la silhouette fantastique, la tête emplumée de quelque farouche algonquin.
Mais une porte bardée de fer comme un bouclier du moyen-âge, une porte taillée dans l'épaisseur de la muraille en troncs d'arbres, me fit reconnaître tout de suite à son travail la main d'oeuvre européenne. Les gonds, les pentures, les têtes de clous forgés les lames de fer de cette porte massive étaient énormes. Les à-jours des pièces laissaient apercevoir deux verrous formidables que soutenaient vaillamment, en apparence du moins, l'action de la serrure.
Laverdière sonda la porte: elle était barrée. Je la secouai à mon tour, mais le meilleur de mes efforts ne réussit qu'à me faire constater le jeu de ses verrous dans leurs crampons. Il aurait fallu un vent de tempête pour la remuer, l'ébranler, tant elle était pesamment empalée sur ses gonds.
D'un coup d'oeil à travers les interstices des pieux je saisis tout l'aménagement intérieur du Fort Jacques Cartier.
Alentour de la palissade il y avait une estrade solidement bâtie, appuyée à des poutres de gros diamètre, elles-mêmes soutenues par des piliers de large carrure. L'extrême force de la galerie s'expliquait par le fait qu'elle avait à supporter tout le poids des caronades et des couleuvrines, y compris la charge de leurs affûts et de leurs projectiles.
En ce moment, et tel que prescrit par l'Ordonnance, le guet de la nuit annonça, à voix de trompettes sonnantes, un changement de quart.
Tout aussitôt des aboiements furieux éclatèrent dans la montagne. Les chiens sauvages de Stadaconé répondaient à leur manière au "Qui vive!" des sentinelles françaises.
Ces aboiements colères en provoquèrent d'autres qui partirent, cette fois, de notre côté, et se répétèrent en échos interminables dans la forêt boisant alors le territoire des futures paroisses de Beauport, de Charlesbourg, de St. Roch-Nord, de La Canardière, des deux Lorette. C'étaient des jappements beaucoup plus brefs et beaucoup plus rauques que ceux des chiens, pour cette excellente raison que ce n'étaient plus des chiens mais des loups qui hurlaient.
Et Laverdière me dit d'une voix grave: Tout fait bonne garde ici: La Forêt, le Peau-Rouge et le Blanc.
Je m'en allais songeur, le regard dans la neige, une neige épaisse et molle comme un velours, sourde comme un tapis turc, où le bruit des pas s'étouffait. Et je pensais avec un charme délicieux à tous ces compagnons de Jacques Cartier que j'avais vus de mes yeux, écoutés de mes propres oreilles. Je les entendais causer encore au fond de ma mémoire, avec cette loquacité naturelle au caractère breton.
Je me demandais seulement, avec une certaine inquiétude, comment il se pouvait que je fusse devenu tout à coup le contemporain du découvreur du Canada. J'avais absolument, dans mon aventure, perdu la mémoire du point de départ, et cette réflexion me causait la fatigue oppressante d'un homme pris de cauchemar et qui rêverait rêver.
Mais le maître-ès-arts me secoua brusquement. A quoi pensez-vous, me cria-t-il?
Cette question m'éveilla net.
--Au grand plaisir d'avoir connu les compagnons de Jacques Cartier.
J'en suis ravi. Et d'autant plus que, satisfaisant votre légitime curiosité historique, j'établis du même coup la vérité de l'une de mes thèses favorites, savoir: que les pires angoisses de l'incertitude ne sont pas toujours aussi crucifiantes que certaines réalité horribles. Le spectacle des scorbutiques de la Petite Hermine en demeure pour vous une mémorable et saisissante démonstration.
Saisissante, oui; mais concluante, jamais. Pardonnez-moi ce franc parler, il entre dans mes habitudes.
Très-bien, donnez m'en la raison s'il vous plaît.
Ne me la demandez pas, ce serait la mauvaise foi, car la clarté aveugle. La mère de Dom Anthoine, la soeur d'Yvon LeGal, les enfants de Reumevel, tous les parents, tous les amis prochains ou éloignés de ces hardis matelots vous eussent payé, au poids de l'or la faveur de cette vision, au coût du sang, la hideur de ce spectacle. Savoir male celui que l'on croyait mort! quel réveil pour l'espérance! Comme elle accourt, comme elle s'installe, cette radieuse infirmière! Nommez-moi une garde-malade attentive, infatigable, courageuse, active comme cette incomparable vaillante! Elle croit à la guérison comme à dogme, elle lui garde la foi jurée comme l'amour à une fiancée, elle espère jusqu'à la fin, comme une âme! Elle va si l'on qu'on la voit suivre la convalescence jusque dans l'agonie du bien-aimé; elle ne meurt qu'avec lui.
Le maître-ès-arts ne me répondit pas tout d'abord; seulement il leva les épaules avec l'air ennuyé d'un homme qui se résigne à écouter sans vouloir rien admettre. Puis, il me regarda avec un sourire froid qui me glaça comme un attouchement cadavérique.
Mais, dit-il, si le bien-aimé était mort, ne vaudrait-il pas mieux pour la mère, la soeur, le bon fils s'imaginer pareille catastrophe toute la vie, qu'en acquérir la certitude une seule minute devant son cercueil?
Si le bien-aimé était mort! Il me disait cela d'un ton railleur, méchant. Et le mauvais rire avec lequel il me fixait tout à l'heure lui revint aux lèvres, y demeura quelques secondes, puis, finalement, se perdit avec son regard dans la neige floconneuse du chemin.
Nous nous en allions marchant l'un devant l'autre, suivant la rive du bois, comme chantent les dodelinettes et les complaintes canadiennes françaises que ont bercé pour nous tous le sommeil de notre première enfance. Nous marchions par un petit sentier battu dans la neige et dont les sinuosité multiples semblaient calquées sur les méandres de la rivière. Tout à coup nous arrivâmes à une clairière, à une baie coupée en demi-lune, comme à la serpe, dans l'alluvion de la berge droite, et qui ressemblait à l'embouchure de quelque cours d'eau dans le Ste. Croix. Je pensai tout de suite au ruisseau St. Michel, car les vieilles chroniques fixaient aux alentours l'hivernage des vaisseaux de Jacques Cartier. Le vent de nord-est qui souffle avec violence toute l'année, et particulièrement à la saison d'hiver, avait balayé la neige à cet endroit sur un espace considérable, et la surface plane de la glace transparente étincelait comme le cristal d'un miroir. J'aperçus au fond de la crique, enlisé jusqu'à sa ligne de flottaison dans un immense banc de neige, un petit bâtiment de la mâture et de la taille de nos goélettes modernes qui font aujourd'hui le cabotage entre Québec et les paroisses ripuaires du bas St. Laurent.
Laverdière leva la main dans la direction de la galiote:
L'Emérillon! s'écria-t-il.
Puis, faisant écho à sa propre voix, l'archéologue répéta dans un éclat de rire: L'Emérillon! Cette fois il semblait se parler à lui-même.
Étant donné que l'on connût au préalable la passion grande du maître-ès-arts pour les sports nautiques, cette gaieté singulière s'expliquait par le souvenir hilarant d'une aventure héroï-comique. La chaloupe de Laverdière! mail elle avait plus couru d'aventures à elle seule que tous les yachts réunis de notre rade.
Donc, l'émulation, l'amour de la gloire, les émotions de la lutte, quelque diable enfin le poussant, Laverdière construisit un yacht superbe, à seule fin d'arracher la victoire à la Mouette du Dr. Wells, une triomphante, s'il en fût jamais. Et bon historien national qu'il était notre prêtre-matelot donna à son léger navire un beau nom de baptême, et l'appela Emérillon. Ce qui n'empêcha pas l'Emérillon d'arriver... en bon dernier, en touage d'un remorqueur, le jour (l'unique jour) qu'il disputa la palme à sa glorieuse rivale. Cela n'était pas très illustre pour L'Emérillon, mais en revanche très historique.
Il y avait d'ailleurs une grandeur d'âme incomparable, une abnégation absolument artistique, à perdre ainsi, de gaieté de coeur, trois mille piastres et quelques centins pour l'honneur de livrer une seconde bataille d'Actium. Ce fut un véritable sinistre maritime... et financier. Le souvenir en flotta sur la mémoire de Laverdière encore plus légèrement que l'Emérillon dans l'entre-quai de la Douane; car la conscience du marin n'était pas engagée dans la responsabilité de la catastrophe, le modèle, au dire des connaisseurs, ayant été reconnu chef-d'oeuvre d'architecture navale, malgré que l'Emérillon, assis dans l'eau, prenait la bande à tribord. La faute était-elle à...? Neptune, et avec lui les copeaux discrets de la Rivière St. Charles en gardent encore le formidable secret.
Toute la gaieté de cette anecdote me revenait au coeur et aux lèvres en écoutant rire mon compagnon de route, qui me cira: "A l'abordage!" avec un bel accent martial, en même temps qu'i enjambait lestement le bastingage du galion.
En un clin d'oeil nous eûmes enlevé le panneau de l'écoutille et nous nous trouvâmes sous le tillac, dans la chambre du château de proue. Une lampe suspendue par une chaînette de cuivre éclairait mal cet appartement où le souffle continu d'une violente rafale faisait sauter la flamme de lumignon. Ce courant d'air était provoqué par deux sabords--correspondant, en position, aux sabords de chasse dans les vaisseaux de guerre du temps--que j'aperçus grand ouverts. Ce qui m'étonna beaucoup.
Il y avait par toute la chambrette une bonne odeur de bois neuf fraîchement travaillé, provenant sans doute d'une grande boîte, en bois de sapin, dont les planches rudes, varlopées à la diable, étaient criblées de noeuds suintant un gomme parfumée, couleur d'ambre et qui revêtait dans la lumière tourmentée du lumignon les scintillements et les reflets de l'or. Cette boîte, longue de sept pieds, haute et large de deux, reposait sur des tréteaux et son couvercle s'appuyait debout au vaigrage de la galiote.
Tout auprès, sur le plancher, il y avait un coffre d'outils, et dans le casier de ce coffre, un rabot, une scie, un marteau, une livre de grands clous forgés.
Que renfermait cette boîte? Quels ouvriers attendaient ces outils? Je ne fus pas longtemps à me le demander, car Laverdière prévenant ma curiosité, me dit aussitôt: venez voir.
Il détacha la lampe du bau où elle était suspendue et fit tomber sa lumière au fond du mystérieux colis.
Je reculai d'épouvante: cette boîte était un cercueil; son contenu, le cadavre d'un homme!
Vous aurez mal refermé l'écoutille, me dit Laverdière, Elle est entrée!
Je le regardai avec stupeur. Les lèvres nerveuses de l'archiviste, convulsivement contractées, dessinaient un sourire étrange, d'une expression indéfinissable.
Elle est entrée, répéta le prêtre.
Qui, elle?--bégayai-je absolument ahuri, dérouté par le mysticisme de mon interlocuteur.
Le maître-ès-arts se pencha sur moi: La Mort! dit-il avec une voix creuse comme la tombe.
Et pour achever de m'épouvanter sans doute, il accompagna cette sinistre farce d'un éclat de rire effrayant.
Eh! regardez donc derrière vous, ricana-t-il méchamment, je parie que vous verrez quelqu'un.
J'avoue que je n'osai pas tourner la tête!
Oui, nous sommes quatre ici, continua l'impitoyable railleur, Elle est entré, pas la mort, mais Elle, la folle, la pauvre folle du logis! Ah! jeune homme, jeune homme, quels pièges vous tend l'imagination. Et comme on y tombe!
Cette plaisante mystification eut le mérite de me fâcher rouge. Je la trouvai mauvaise, inconvenante, exécrable, précisément parce qu'elle était bonne, excellente même, et m'avait fait grelotter de peur.
Allons nous-en, lui dis-je, allons nous-en! Et je gagnai précipitamment l'échelle de l'écoutille.
Pourquoi? me demanda l'autre; le pauvre enfant est si seul!
A ce moment, un courant d'air passa si vite qu'il coucha la flamme du lumignon comme pour l'éteindre.
Laverdière ajouta: Vous ne me demandez pas son nom?
Je luis répondis avec humeur: Évidemment vous tenez à me l'apprendre; moi je ne tiens pas à le savoir: voilà la différence.
Pardon, reprit-il, ce sera plus tard, pour votre mémoire, une grande joue de s'en souvenir. C'est le premier des vingt-cinq, le Benjamin de l'équipage, Philippe Rougemont.113
Note 113: "Celuy jour trespassa Philippes Rougemont, natif d'Amboise, de l'âge de environ vingt deux ans." Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 35. C'est le seul mort que Jacques Cartier nomme. Charlevoix, dans son Histoire du Canada, en nomme un autre: De Goyelle. Ce sont les deux seuls scorbutiques décédés dont nous sachions les noms.
Toute ma mauvaise humeur tomba à cette parole. Je compris alors où menait le chemin de Rougemont, et ce que Bertrand Samboste entendait par la toilette de Philippe. La toilette de Philippe, c'était l'agonisant porté dans la chambre du maître de la nef et couché sur un lit de camp; c'était l'aumônier, Dom Anthoine, revêtant le surplis et l'étole; c'était la petit table du Viatique avec sa garniture de linge couleur de neige, ses deux chandeliers d'argent, les flammes immobiles et silencieuses des cierges jaune auprès du crucifix; c'étaient les matelots des trois équipages à genoux dans la batterie de la caravelle, et récitant les dernières prières pour le camarade qui allait recevoir les derniers sacrements; c'était le décor du cinquième acte, tous les acteurs en scène, comme au théâtre.
Et, me rappelant les regards effrayés de Bertrand Samboste encore mal revenu des émotions profondes du drame, je me disais qu'il avait dû se passer quelque chose de terrible à la fin, à la chute du rideau. Qui sait, mon Dieu! le petit Philippe Rougemont, pour parler le langage coloré des gabiers, le petit Philippe Rougemont n'avait peut-être pas voulu s'en aller avaler sa gaffe. Cela se voit à vingt ans! En vérité le navrant spectacle que celui d'une âme qui part ainsi dans un cri de désespoir!
C'était le corps d'un marin apparemment très jeune, car sa figure accusait à peine dix-sept ans. On l'avait enseveli dans son costume, il en était vêtu de pied en cap; rien ne manquait, pas même le chapeau goudronné. Il n'avait pas de linceul, mais il était couché dans sa bière, sur un lit épais de branches de sapin. La tête reposait sur un oreiller où le duvet était remplacé par des rameaux de cèdre, un bon édredon pour le dormeur de tel somme. C'était vraiment une aubaine, car il était, celui-là, plus heureux que bien d'autres qui n'emportent sous la terre que leur traversin de copeaux, ceux du cercueil!
Et la pensée me vint que ce malheureux avait une mère; qu'elle était, à cette heure même, dans quelque obscure chapelle de hameau, au fond de la Bretagne ou de la Normandie, à genoux devant une de ces naïves Étables de Bethléem, toutes étoilées de lumières et peuplées en même temps de bergers et d'agneaux, d'anges et de mages. Sur la paille fraîche de son berceau, l'Enfant Jésus souriait à cette pauvre femme, lui tendait ses petits bras avec une ravissante mignardise, comme autrefois, cet autre, le premier-né de son sang, qu'elle regardait dormir au foyer de sa chaumière, épiant, avec une délicieuse impatience, la première joie de son regard et s'oubliant quelquefois jusqu'à l'éveiller par une délirante caresse. Vingt ans avaient passé sur ce bonheur suprême sans rien enlever à l'ivresse et à la vivacité du souvenir.
Revenue de l'église je revoyais cette femme mettre le couvert du cher absent è la table familiale, rapprocher la chaise vacante; puis à la dérobée du père et des enfants, dans la chambre solitaire du jeune marin, déposer sur l'oreiller froid un baiser rapide et brûlant.
Enfin, elle-même endormie, rêvait que les trois vaisseaux de Cartier, voiles hautes et mâts pavoisés, entraient dans le port de St. Malo, au bruit des cloches et des salves, avec tous les équipages de la flottille; et plus haut, dominant les clameurs de la foule sur les quais et les vivats des équipages des navires en rade, il y avait pour elle, une voix grêle, une voix enfantine criant: Mère! mère, me voici, il n'y a plus d'exil!
Et devant le spectacle de cette pauvre femme, toute entière livrée au ravissement de son extase, je louais Dieu en moi-même, le remerciant de lui faire oublier sa prière, de peur qu'elle ne lui demandât le retour de son fils comme une grâce. Autrement sa Providence m'eût paru odieuse!
N'est-ce pas? répondit tout haut mon étrange interlocuteur, qui m'écoutait penser, suivant sa fantastique habitude. Voyez, par contre, comme la Divine Providence prépare de loin, comme elle résigne à l'avance cette tendre mère à la terrible épreuve. Elle retarde de six mois la fatale nouvelle, et met à douze cents lieues le cadavre du bien-aimé. Combien de jeunes gens, partis comme lui, rayonnants de santé et de force, on été rapportés morts à leurs demeures, le soir même de leur départ! Pour le matelot il existe autant de morts subites que de fausses manoeuvres. Pour toute préparation les mères, les femmes, les soeurs de ces misérables n'auront eu que le retard de la civière portée par deux camarades et cachant mal, sous son drap blanc, le corps mutilé, sanglant de la victime. La miséricorde du bon Dieu n'a pas crié "Gare!" à ces pauvresses, mais elle leur a broyé le coeur d'un seul coup, à la première étreinte. Et cependant, c'est cette main-là qu'il faut bénir.
Ici, l'espérance va s'éteindre avec lenteur, s'évanouir doucement dedans le coeur maternel, comme la belle lumière d'un jour d'été.
La pensée de son fils demeure dans cette âme à la manière des parfums pénétrants que embaument les cassolettes longtemps après que l'aromate a disparu.
Aux premiers jours de Juillet, Jacques Cartier, l'immortel Découvreur, va revenir en France. Un matin114 toute la population de St-Malo envahira, comme un flot irrésistible, les quais, les môles, les jetées, les phares, tous les postes avancés du rivage Une caravelle, toutes voiles dehors et pavoisée à ses trois mâts, entre dans la rade. L'artillerie gronde à la citadelle de St-Malo et les sabords du grand navire sont pleins d'éclairs et de fumée. L'équipage crie avec enthousiasme le nom d'une terre inconnue: "Canada! Canada!!" Et la foule en délire de répondre: "Cartier! Cartier! la Grande Hermine!" La mère de Rougemont sera là, venue D'Amboise,115 à genoux, elle aussi, sur la grève, avec les femmes, les filles, les soeurs et les fiancées des marins, grâce à Dieu, revenus!
Note 114: "Et nous vinsmes au Cap de Raze et entrasmes dedans un hable nommé Rougnoze où prinsmes eaues et boys pour traverser la mer et là laissâmes l'une de nos barques et appareillasmes du dict hable le lundi 19ième jour du dict mois (de Juin). Et avec bon temps avons navigué par la Mer, tellement que le 6ième jour de Juillet 1536 nous sommes arrivez au hable de Sainct Malo, (par) grâce du Créateur. Lequel prions faisant fin à notre navigation, nous donner sa grâce et paradis à la fin. Amen." Voyage de Jacques Cartier 1535-36, feuillet 46 et verso.
Note 115: "Philippes Rougemont, natif d'Amboise." Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 35.
Ce sera un grand et cruel crève-coeur lorsqu'on dira à cette femme que son Philippe n'est pas à bord du vaisseau-amiral. Son beau rêve, blessé à l'aile, s'abattra un instant, mais pour s'envoler presque aussitôt plus loin au large. L'envergure répondra, croyez m'en, à la distance. Ils étaient trois vaisseaux. Pour sûr Philippe revient sur le Courlieu. La Mer et le Vent ont de ces caprices incorrigibles d'éparpiller à fantaisie les navires; ils ont du temps et de l'espace pour cela.
L'Emérillon arrive. C'est le plus vieux comme le plus petit des trois vaisseaux. Pauvre mère! L'enfant attendu n'y est pas encore! Et puis, voyez-vous, il y en a qui disent, par la ville, que vingt-cinq des principaux et bons maistres compagnons mariniers sont restés là-bas, sous la terre, à cause du scorbut. Cette fois le coeur saigne beaucoup dans la poitrine de la crucifiée, l'espoir exubérant, vivace, le rêve, le divin rêve sont bien malades. Le pauvre oisillon volète encore, mais à fleur du sol, dans les pierres du chemin, comme un perdreau blessé qui se rase au creux d'un sillon.
Il étaient trois vaisseaux! La Petite Hermine retarde encore. Oh! lequel d'entre vous, camarades de survivants de Philippe, aura le courage de lui dire que le Courlieu a été abandonné à Stadaconé... faute de bras pour la manoeuvre?116 Cette fois, l'illusion ne sera plus possible.
Malgré cette grande épreuve de la foi, admirez la tendresse de la Providence que amène par degrés, au coeur de cette femme, la certitude de la catastrophe, qui multiplie les étapes du chemin, atténue la roideur de l'ascension au calvaire.
Puis, le sacrifice accompli, accepté, un soir de grande solitude et de silencieuse douleur pour la chaumière des Rougemont, voici l'aumônier de Jacques Cartier, dom Anthoine, venu exprès de St. Malo, qui se présente à Amboise, et qui raconte à cette mère en deuil la mort sainte de Philippe; non pas une agonie d'abandonné, de lépreux, au fond d'une cabane sauvage, mais une belle mort de Catholique et de Français, une mort en présence des pays des trois équipages, à bord d'une caravelle où l'on avait parlé d'Amboise et de St. Malo tout le temps... avant l'agonie. Puis les dernières paroles, les derniers messages, le dernier à-Dieu, rapportés avec une précision sacramentelle. Enfin l'heure du départ... la Mort venue à quatre heures du soir, la veille de Noël.117
Note 116: La Petite Hermine avait été abandonnée à Québec, au printemps de 1536--On en a retrouvé la carcasse en 1843, à l'embouchure du ruisseau St Michel.
Note 117: Cette mort est anti-datée--Philippe Rougemont, d'après les meilleurs archivistes chroniqueurs, mourut un dimanche de Février 1536--Le lecteur saisira quels avantages d'imagination cet anachronisme procurait à l'auteur.
Mort la veille de Noël! quelle révélation! Oh! comme je m'explique maintenant pourquoi cet attendrissement involontaire, subit, irrésistible, qui l'avait fait pleurer, comme de force, à la vue de l'Étable de Bethléem;--pourquoi les triangles de lumières semblaient avoir la pâleur des cierges sur les herses d'un catafalque;--pourquoi elle trouvait au Jésus de la Crèche la figure souriante de son Philippe, petit enfant;--pourquoi elle le voyait asses à la table familiale, sur la chaise vacante;--pourquoi elle lui avait servi sa part de gâteau, rempli son verre; pourquoi ce baiser de feu sur l'oreiller froid du lit vide;--pourquoi ce rêve de galions voilés en course entrant dans le port de St. Malo.--Ah! sa maison était alors visitée, bénie, sanctifiée par l'âme présente de son enfant, âme bienheureuse, âme confirmée en grâces et en joies éternelles, âme revenue elle aussi! Dites-moi, en toute sincérité, consolation plus suave pouvait-elle humainement s'échapper d'un plus funèbre souvenir? Seule, la Providence a le don de pareilles antidotes, et parce qu'elle n'en vend pas le secret, ses négateurs l'appellent Hasard! Cela me fait penser au blasphème d'un mauvais fils qui dit: "marâtre" à sa mère!
A ce moment un bruit de bottes ferrées retentit sur le pont de la galiote, droit au-dessus de nos têtes. Presque aussitôt les panneaux de l'écoutille s'ouvrirent bruyamment et trois hommes descendirent dans la chambre.
Les croque-morts! me souffla Laverdière à l'oreille.
Les ouvriers de la dernière heure et de la dernière besogne! Ce face-à-face imprévu, cette confrontation instantanée, me glaça d'effroi. J'avoue que la présence du cercueil de Rougemont aurait dû m'y préparer. Je n'en subis pas moins cependant cette poussée de recul que provoque l'apparition du bourreau sur la foule qui regarde une potence.
Je les reconnus tous les trois: le plus grand se nommait Guillaume Séquart, le charpentier; la moyenne taille, Jehan Duvert, aussi lui charpentier de navire; le plus petit, eustache Grossin, un maître compagnon marinier.118 Laverdière me les avait tous signalés à bord de la Grande Hermine.
Note 118: Ce nom de Grossin se retrouvait sur le rôle d'équipage de l'aviso français le Bouvet ancré en rade de Québec pendant l'été de 1887.--On y lisait, parmi les officiers, Grossin, enseigne de vaisseau. Consulter Le Canadien du 2 septembre 1887.
Un moment les croque-morts regardèrent silencieusement le cadavre au visage. Puis Eustache Grossin lui toucha la joue, lui palpa les mains et le frappa au front, à petits coups rapides, à la manière d'un visiteur s'annonçant discrètement à une porte. La tête rendit un sont mat comme le marbre d'une statue.
Il est parfaitement gelé dit Séquart, fermons la boîte.
Alors je m'expliquai pourquoi les sabords de chasse avaient été laissés grands ouverts.
C'est une singulière idée, tout de même, dit Eustache Grossin, c'est une singulière idée de geler ainsi notre petit Philippe avant de l'enterrer. M'est avis qu'il aurait eu assez froid dans sa fosse. Pauvre Rougemont, lui qui nous faisait promettre de le ramener à Amboise! Come nous lui tenons bien parole!
Ça, dites moi donc, la bonne raison que l'on a de geler ainsi le compagnon.
La forêt, répondit Jehan Duvert, la forêt est infestée de chiens sauvages, de renards et de loups. Au printemps, à la fonte des neiges, l'odeur du cadavre pourrait en trahir la présence. Ces animaux, dont l'audace et la férocité se décuplent par l'excès du froid et de la faim, ont un flair merveilleux, et seraient prompts à découvreur le corps du camarade. Par ce moyen, le Capitaine-Général espère qu'il n'y aura plus à craindre que les restes mortels d'un chrétien, les cendres baptisées d'un homme deviennent la pâture des fauves, comme une charogne d'animal.
Très bien! Où les Legentilhomme doivent-ils creuser la tombe?
Tout près d'ici, à l'embouchure du ruisseau St. Michel, sur la glace même de la rivière. On calcule qu'il faudra creuser à douze pieds pour l'atteindre, car la neige, à cet endroit, est amoncelée à telle épaisseur.
Mais c'est étrange, remarqua Duvert; pourquoi ne pas l'enterrer au rivage? lui donner une fosse bénie, avec une croix de bois à la tête, comme à la tombe d'un catholique?
Dans un mois d'ici, répondit Séquart avec un long soupir, dans un mois d'ici, compterons-nous encore dix hommes valides? Et combien sur ce nombre seront en état de creuser le sol à six pieds de profondeur? Si le fléau cesse, il sera toujours facile aux survivants de relever sous neige les cadavres des camarades et de les ensevelir en terre. Mais si le scorbut doit nous dévorer l'un après l'autre 119 jusqu'au dernier, ne vaut-il pas mieux mille fois s'en aller à l'Atlantique par le St. Laurent, sur les glaces flottantes de la rivière, que de savoir nos ossements, nos pauvres corps jetés à la voirie, abandonnés à la grève en pâture aux chiens, aux renards et aux loups?
Note 119: Et tellement se esprint (se déclara) la dicte maladie (le scorbut) à nos trois navires que à la my-Février de cent dix hommes que nous estions il n'y en avait pas dix sains, en sorte que l'un ne pouvait secourir l'autre qui estait chose piteuse à veoir, considéré le lieu où nous estions. Car les gens du pays venaient tous les jours devant notre fort qui peu de gens voyent, et ja (déjà) y en avait huict de morts et plus de cinquante en qui on ne espérait plus de vie. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 35.
Et depuis jour en aultre s'est tellement continuée la dicte maladie, que telle heure a esté que par tous les trois navires n'y avait pas trois hommes sains, de sorte que en l'ung des dits navires n'y avait homme qui eut pu descendre sous le tillac pour tirer à boire tant pour lui que pour son compagnon. Et pour l'heure y en avait déjà plusieurs morts. Lesquels ils nous convint de mettre par faiblesse sous les neiges: car il ne nous estoit possible de pouvoir pour lors ouvrir la terre qui estoit gellée, tant nous estions faibles et avyons peu de puissance. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 36.
Et pour l'heure y en avait plus de cinquante en qui on espérait plus de vie et le parsus (et par dessus le marché) tous malades que nul n'en estoit exempté excepté trois ou quatre. Mais Dieu, par sa saincte grâce nous regarda en pitié et nous envoya la congnoissance et remède de nostre guarison et santé. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 37.
Que le corps d'un homme s'en retourne en poussière Au fond de la terre, ou qu'il pourrisse dans l'eau, cela revient toujours au même limon. Seulement, s'il nous faut partir pendant l'exercice, je préfère m'en aller par le sabord, suivant la coutume du navire.
L'Océan! voilà le cimetière par excellence du matelot, le véritable champ du sommeil, labouré, celui-là, avec des proues de navires, mieux ue tous les autres avec les socs de charrues. Là, mes gaillards, toutes les tombes creusées d'avance et dans le sens que l'on veut: ce qui est un avantage pour ceux qui ont un côté pour dormir. Pas de fossoyeurs à payer, choix absolu des places, et liberté complète de changer de coin si le voisin vous importune ou que le fond ne vous convienne pas. Bancs de sable, couches de vases, lits de glaises ou de riches tapis de varechs ou de mousses, il y en a pour tous les goûts. Ainsi couchés comme des flâneurs dans l'herbe, nous y pourrons attendre l'Éternité, sans ennui, sans impatiences, sans fatigues; tromper le retard du dernier jugement à regarder passer d'en bas, à la surface lumineuse de la Mer, les grandes ombres des vaisseaux qui navigueront encore sur l'océan; compter, la nuit, les falots dans les mâtures et les lueurs des feux de grève, tout comme autrefois à St. Malo, sur les remparts de la ville!
Jehan Duvert ne parut pas goûter la bonne humeur et les plaisanteries du charpentier.
Tu oublies l'âme. C'est elle qui regarde et non pas les yeux. Un squelette voit-il plus loin qu'un cadavre? Et l'âme qui l'habitait, s'amusera-t-elle avec son spectacle de l'Éternité, à regretter l'Océan? Crois moi, ceux qui s'endorment comme celui-ci, et ferment les yeux à sa manière, voient au delà ce monde de plus belles choses que les têtes de mort avalées par les requins, ou les crânes roulés par la Mer avec les galets du rivage.
Non, Séquart, l'Océan ne vaut pas les cimetières bretons, et ton De Profundis n'est pas meilleur que celui qu'on récite, aux croix de chemins, dans nos villages. Tous les soirs, là-bas, la visite des anciens, à des vieux; tous les dimanches, la promenade du hameau entre les tombes. Puis, tout auprès, au pied de la falaise, tu sais, la plage de St-Malo, la mer éternelle qui chante.
Le charpentier se mit à rire: La mer éternelle qui chante, s'écria-t-il, on l'entendrait encore après la mort? Eh! ce n'est pas la peine, camarade, de me contredire! Pourquoi ne crois-tu pas aux crânes qui voient la lumière du ciel du profond de l'abîme, toi qui veux que les dormeurs de nos cimetières bretons écoutent, dans leurs cercueils bruire le vent et l'Atlantique? La lumière du ciel aperçue! l'inestimable bienfait, l'incomparable correctif aux ténèbres de la tombe. Car, ne vous êtes-vous demandés jamais quelles seront l'épaisseur étouffante et l'horreur palpable de la dernière nuit sous la fosse fermée? J'y songe bien souvent, moi; et maintes fois aussi la pensée du soleil, le souvenir de cette lumière du ciel se reposant toujours sur quelque endroit de la Mer me fait ardemment souhaiter d'y mourir.
D'ailleurs, poursuivit Séquart, il n'y a pas dans la marine de France un galion, si petit qu'il fût, qui ne voulût pas sombrer en plein océan, en franche tempête, toutes voiles dehors et l'équipage sur le pont, plutôt que s'en aller mourir de vieillesse sur la grève, brûler comme un fagot de broussailles à marée basse, et voir des brocanteurs se battre à qui possédera la ferrure de sa coque. Cela ressemble trop à une carcasse de poisson dévorée par des chiens. J'ai les idées de mon navire. Hélas! ne se noie pas qui veut, et ne meurt pas qui veut en mer!
Tant mieux; et toi-même, Séquart, ne regrette pas l'abîme répondit Jehan Duvert. C'est un bonheur pour les familles malgré ce que tu puisses en dire, camarade. Le bon Dieu n'à pas créé l'Océan avant la Providence. Autrement, les veuves de matelots pardonneraient-elles, et leurs petits orphelins diraient-ils encore: Notre Père?
C'est possible, très possible, ami Jehan, j'ai tort probablement; l'égoïsme a faussé mes idées. Je n'ai pas connu mon père, ni ma mère, je n'ai pas eu de frères ni de soeurs; seul en ce monde, je me suis habitué à n'être aimé de personne. Le Galion pour moi, c'est le toit paternel, la maison accoutumée. Je ne crois être chez-nous qu'en route. Voilà pourquoi à bord quelque catastrophe navale, quelque sinistre maritime, lorsqu'on me dit que tel ou tel vaisseau s'est perdu corps et biens sur la haute mer, qu'il a coulé à pic, comme une sonde, dans cent brasses d'eau, je trouve, moi, que c'est une belle manière de périr, glorieuse façon de s'en aller ainsi voiles hautes, drapeau à la corne, tous les gabiers dans les haubans ou sur les vergues, comme à la parade. Cela me fait envie, cela me donne exemple, et j'ai alors dans l'âme la grande image d'un grand mot: mourir en homme!
Ainsi, conclut Eustache Grossin, tu ne voudrais pas du scorbut, toi?
Guillaume Séquart répondit: Franchement, non; même si l'on me donnait à choisir entre lui et le requin.
Toutefois, dit Eustache Grossin, s'il faut rester ici avec Rougemont, trois ou quatre cents ans sous terre, je propose...
Quatre cents ans! interrompit Guillaume Séquart, cela représente un fameux somme! mais, dna quatre cents ans, il y aura peut-être une grande ville, debout, là-bas, sur ce rocher.120 Comment l'appelleront-ils dans l'histoire: Canada? Stadaconé? Donnacona?121 Cartierbourg? St. Malo-ville?122 Elle sera peut-être la capitale du pays que nous venons de découvrir? Savez-vous bien que ce sera flatteur pour nous qui n'en aurons jamais eu connaissance?
Note 120: Samuel de Champlain avait nommé notre citadelle, le mont Dugas. On conjecture que ce fut en l'honneur de Pierre Du Guas, Sieur de Monts, Lieutenant-Général du Roi en la Nouvelle-France, en 1603. M. de Monts et Samuel Champlain étaient amis intimes et firent ensemble, pendant les années 1606 et 1607 la découverte de presque toutes les côtes de l'Acadie. Consulter aussi le fac-similé d'une carte donnant l'ancienne topographie de Québec et de ses environs. Ce fac-similé se trouve dans l'Édition des Voyages de Champlain publié à Paris en 1613.
Note 121: Il est certain que le mot Québec ou mieux Kebbek, suivant sa primitive orthographe, était inconnu aux compagnons de Jacques Cartier. M. l'abbé Ferland, dans unes des notes explicatives publiées au pied de la page 90, tome Ier, de son Histoire du Canada, parlant de la fondation de Québec et du voyage de Samuel de Champlain, en 1608, dit que le fondateur, "après avoir reconnu l'Ile aux Lièvres, la Malbaie et l'Ile aux Coudres, arriva à un cap fort élevé qu'il nomma Cap Tourmente parce que les flots y sont toujours agités. Traversant ensuite vers le côté opposé il remonta le chenal qui est entre l'Ile d'Orléans et la terre du sud; il s'arrêta au pied d'un cap couronné de noyers et de vignes et situé entre une petite rivière (la St-Charles) et le grand fleuve (St-Laurent). Les sauvages nommaient ce lieu Kebbek, c'est-à-dire passage rétréci, parce qu'ici le St-Laurent est resserré entre deux côtes élevées. Le nom de Stadaconé avait disparu." Il convient aussi de consulter, dans ce même ouvrage, la note 3 de cette même page 90. Ailleurs, à la page 45, (Histoire du Canada, Tome Ier.) Ferland dit encore: "Que se passa--t-il sur les bords du St-Laurent après le départ des Français? (c'est-à-dire après le dernier voyage de Jacques Cartier au Canada en 1543). On ne saurait le dire, les traditions sauvages s'altérant et se perdant bien vite, Lescarbot et Champlain, qui les premiers ensuite, cherchèrent à les recueillir, n'y purent réussir à leur satisfaction. Lorsque les Français revinrent pour fonder Québec, soixante-cinq ans plus tard, ils ne trouvèrent plus le peuple de langue huronne ou iroquoise qui avait si bien accueilli Cartier à Hochelaga. Pressé par les nations algonquines qui habitaient la rivière des Outaouais et la partie inférieure du St-Laurent il s'était peut-être retiré vers le midi ou l'ouest."
Note 122: Un intelligent notaire, M. Falardeau, a donné e nom de St. Malo-Ville à une vaste superficie de terrains situés dans le voisinage immédiat de l'Hôpital du Sacré-Coeur, à Québec, et qu'il offre en vente comme lots à bâtir.
Séquart cessa tout-à-coup de parler pour sourire longuement à une pensée étrange.
Qui sait? remarqua le songeur, qui sait? il y a des gens et des choses qui disent la vérité quelquefois sans le savoir, comme, par exemple, le diable et l'horoscope. Si je demandais au promontoire de Stadaconé: "Combien as-tu d'arbres?" et que la montagne répondit: "Douze mille", cela vous ferait-il plaisir d'apprendre maintenant que ce chiffre, à quatre cents ans d'ici, sera le nombre exact des maisons construites dans la ville future?123
Note 123: C'est la statistique actuelle des maisons de la cité de Québec telle que me l'a transmise M. Cherrier, l'auteur de l'Almanach des Adresses.
Eustache Grossin le regarda stupéfait.
Eh! Séquart, dit-il, comment cette idée singulière t'est-elle venue?
Je l'ignore, répondit l'autre, cela m'est arrivé tout-à-l'heure à l'esprit, à l'improviste, comme je regardais la forêt dormir debout à la cime du Cap. J'en demeure moi-même étonné.
J'ai aussi pensé, poursuivit le rêveur, j'ai aussi pensé, en regardant la rivière, que le Ste. Croix serait, dans trois ou quatre cents ans d'ici, comme la Seine à Paris, la Loire à Nantes, la Garonne à Bordeaux, la grande route du cabotage; que ses deux rives seraient bordées de quais réunis par des ponts suspendus; que l'on y bâtirait des entrepôts, des magasins, des manufactures, des usines, des chantiers pour la construction des navires.
Un jour, ceux-là d'entre nous restés ici sous la terre à cause du scorbut, seront éveillés par un bruit de pioches et de pelles. Des ouvriers travaillant au creusement d'une aqueduc, au remblais d'une môle, ou bien encore à l'inclinaison d'un lit de vaisseau, découvriront nos cercueils rangés, comme à la parade, en ligne d'exercice. Et tandis que l'on discutera l'origine de nos squelettes, pendant que les antiquaires, les archéologues, les chercheurs d'histoires, se battront à coup de livres sur l'authenticité de nos crânes, nous nous en irons tous ensemble, camarades regarder sur le talus, à la hauteur de la berge, cette montagne à qui nous avions autrefois demandé: "Combien as-tu d'arbres?"
Et nous aurons peut-être devant les yeux le spectacle d'une grande ville, faisant flamboyer au soleil ses flèches, ses coqs et ses croix de clochers, le cristal des vitres et le métal des toits. Chacun de ces arbres sera devenu maison, les sentiers de la forêt des rue pavées, comme chez nous, à St. Malo, à St. Brieuc, à Nantes. Le roc du cap sera converti en remparts; la cime du promontoire, en bastion de citadelle, hérissé de créneaux, de mâchicoulis et de tours. Il y aura peut-être aussi un Parlement comme à Rouen, notre bonne ville.
Alors les flottes de la marine marchande feront escale à Stadaconé, dans leur marche au long cours au pays de la Chine. 124 Le St. Laurent sera le gigantesque routier d'un négoce colossal. Quelle joie dans le spectacle de ce havre incomparable, de cette rade encombrée de navires portant à leurs mats d'artimon les pavillons de toutes les nationalités du globe! Et par la ville, aux gaies et claires matinées du dimanche, cent équipages descendus à terre, parlant à la fois dans les rues de Canada, de Stadaconé, de Cartierbourg, de St. Malo-Ville125--que sais-je moi--, toutes les langues du bonde! Terr-i-ben! il fera bon alors d'être matelot!
Note 124: La route de la Chine est restée forcément, jusqu'à nos jours, l'idée fixe d'un grand nombre de personnages éminents. Nous avons eu l'expédition (celle de Robert Cavelier de la Salle) en 16690 qui alla échouer à son début dans l'île de Montréal, et que l'esprit caustique de nos pères commémora en nommant le lieu de la débandade: La Chine! Sulte. Histoire des Canadiens-Français, ch. Ier page 22.
Note 125: On doit bâtir, et tout prochainement paraît-il, une église paroissiale au village Stadacona. Si le vocable de ce nouveau Temple n'est pas encore choix me serait-il permis de suggérer à l'autorité compétente celui de Saint-Malo? Ce titre rappellerait, avec une heureuse précision géographique, le point de départ de notre histoire. Car, véritablement, elle commence au 16 mai 1635, le matin de cette Pentecôte mémorable où les trois équipages de Jacques Cartier réunis dans la cathédrale de St. Malo remirent à l'Esprit-Saint tout le soin de leur périlleuse entreprise; le salut de leurs personnes, la direction de leurs vaisseaux, le succès de leur hardie expédition aux terres neuves d'Amérique.
Y aura-t-il des auberges? demanda railleusement Grossin.
S'il y en aura, riposta le charpentier, avec un sérieux comique, et un enthousiasme bien renchéri, s'il y en aura, des cabarets, des tavernes et des gargotes pour les bons compagnons mariniers! Nom de nom! Et tout cela plein de camarades qui rient fort, de bouchons qui sautent en l'air, de verres qui tintent, et de refrains qui chantent!
Ça, ne pas oublier, remarqua Jehan Duvert, en manière de philosophie, ne pas oublier que nous serons morts en ce temps-là!
Qu'est-ce à dire? Raison de plus pour avoir soif! Les plus altérés ne sont pas toujours les vivants! Car, paraît-il, il y aura, là-bas, dans l'autre monde, une Baie des Chaleurs, tout comme ici.
Tu me consoles, toi; en vérité, ça me fait aimer l'hiver.--A propos, ça se ferme, les dimanches.
Quoi? demanda hypocritement Eustache Grossin, la Baie des Chaleurs?
Pas ça, malin, les auberges!--faudra toujours s'amuser en attendant qu'elles rouvrent. Eh! bien, nous nous en irons par la ville, vers les places publiques, regarder le monument de Jacques Cartier, constater par nous mêmes si le visage de la statue lui ressemble.126 Eh! pourquoi ris-tu Séquart?
Note 126: Il existe à Québec une statue de Jacques Cartier, celle qu'un architecte très estimable M. François-Xavier Berlinguet, a élevée sur la toiture de sa maison. Cette pauvre statue est entourée de cheminées qui lui prodiguent, à l'envie, les fumées de la gloire. Faute de laurier on l'a couronnée d'un paratonnerre, e qui la met à l'abri des compagnies d'assurance et de leurs agents.
Il convient d'ajuter que le Conseil Municipal de notre bonne ville de Québec ne fait pas payer la taxe d'enseigne à la statue de Jacques Cartier.
Pourquoi je ris? Écoute. Je ne voudrais pas affirmer encore moins jurer sur l'Évangile, que dans quatre siècles d'ici Jacques Cartier aura une statue au Canada. Les découvreurs de notre époque ne sont pas heureux en gloire.
Allons donc, répartit Duvert, en doutez-vous? Un homme qui va donner à la France un pays grand comme elle!
Séquart dit encore:
Il y a quarante-trois ans, un italien, Christophe Colomb, découvrait le Nouveau Monde. Huit ans plus tard, un pilote florentin, Americ Vespuce, lui Enlevait l'honneur de baptiser cette terre que le génie de cet homme avait vu dans l'Ouest, à quinze cent lieues plus loin que l'horizon de la Mer. C'était bien le moins cependant que l'enfant portât le nom de son père!
Tu as raison, Séquart, dirent ensemble Duvert et Grossin: c'est une criante injustice.127
Note 127: M. de Humbolt a lavé de toute culpabilité la mémoire d'Americus Vespuce (Amerigho Vespucci) dont l'accusation éternellement dirigée contre lui d'avoir tenté d'usurper la gloire de Colomb. Margry: Découvertes Françaises, page 258.
Voilà pour la gloire historique, conclus Séquart. Que promet d'être maintenant la gloire humaine? Il y a trente ans aujourd'hui que Colomb est mort. Celui qui avait donné à l'Espagne les grandes Indes Occidentales et des îles si opulentes que tous les trésors réunis de l'Europe n'en paieraient pas encore la richesse, n'est-il par mort à Séville de misère et de faim? Voilà pour la gloriole mondaine!
Il y a aujourd'hui tente ans de cela. Dites-moi, y a-t-il eu un retour de la faveur publique! Où sont les statues de Christophe Colomb à Madrid, à Séville, à Gênes?128
Et vous croyez que notre Capitaine-Général, notre Jacques Cartier, le hardi gars de Bretagne, aura sa statue à Stadaconé?
Il n'a découvert qu'un pays, qu'une route aux îles du Zipangu, aux terres de Cathay, contre l'autre une hémisphère entière. Jacques Cartier n'aura pas plus de monument à Stadaconé que de statue à St. Malo.129
Note 128: La statue commémorative de Christophe Colomb, élevée sur un piédestal orné de rostres, fut inaugurée à Gênes, le 12 Octobre 1862, trois cent soixante-neuvième jour anniversaire de la découverte de l'Amérique. Comparativement aux Génois nous ne sommes pas en retard de reconnaissance.
Note 129: Duguay-Trouin et Chateaubriand ont seuls, à St. Malo, l'honneur d'une statue.
M. l'abbé Bégin qui a visité très attentivement la Bretagne, en 1864, me racontait avoir vu, à St. Malo, à l'Hôtel de France où il logeait, quatre statuettes représentant Duguay-Trouin, Jean Bart, Chateaubriand et JACQUES CARTIER. Ces statuettes ornaient le parterre de l'Hôtel de France. Ce décor fait le plus grand honneur à l'intelligence du propriétaire de cette maison. Il convient d'ajouter que la municipalité de la ville n'était pour rien dans l'accomplissement de cette oeuvre de reconnaissance patriotique.
Il n'y aura pas plus de souvenirs dans la ville natale que dans la ville fondée. La première oublie celui qui part, la seconde celui qui est venu. Il se fera autour de son nom un tel silence que les coeurs fermés des hommes sembleront l'avoir conspiré d'un mutuel accord.
Seulement, dans trois ou quatre siècles d'ici, quant tous les envieux seront morts, et avec eux, tous les chargés de reconnaissance, il adviendra peut-être qu'un désoeuvré, en quête de plaisir, imaginera pour se distraire le centenaire de notre découverte. Ce sera indubitablement l'occasion de fêtes splendides, le moyen de s'amuser encore une fois à nos dépens, cette présente aventure ne comptant pas.
Duvert et Grossin se mirent à rire: Faudra venir voir ça de l'autre monde, et demander au Grand Amiral un permis pour descendre è terre.
Je crois bien que l'on se donnera de la peine pour l'allégorie des états-majors et que les personnages du Capitaine-Général, des maistres de nefs et des pilotes seront des mieux soignés. Mais, ajouta Séquart, pour les manoeuvres, les équipages, timoniers, rameurs ou parias du fond de la cale et charpentiers de navire, je doute fort que l'on choisisse. Le premier cent de matelots ramassés sur les quais de la ville suffira probablement, et ils ne s'amuseront pas à trier. On leur paiera chacun vingt sols pour leur rôle de compagnons dans la procession historique et... Eh! Eh! vogue la galée.
Donnez-lui du vent!
Quelle honte, quel affront pour des gabiers de notre marque, vieux comme la mer, de nous savoir personnifiés dans ces vachers de la terre ferme, des rebuts de cabotage, des épaves d'auberge, le déshonneur de la profession!
Doucement, camarade, doucement Per Jou! voilà de la haute fantaisie.
Par Dieu et Notre-Dame de Roc-Amadour, il y aura encore, dans quatre ou cinq cents ans d'ici, de fiers, de braves et solides matelots français. Notre marine sera une gloire ou l'Océan sera tari. Je te le dis, Séquart, faudra descendre des huniers (et Grossin parlant ainsi montrait le ciel), faudra descendre des huniers pour voir passer la procession historique. Da-oui! ça vaudra la peine de constater par nous-mêmes si les gars du vingtième siècle auront un bon mouvement de tangage dans les jambes, u beau costume, de belles voix des chansons gaies comme les nôtres. Dites donc, entendre parler français, après quatre cents ans de latin dans le Paradis, quel dessert!
Séquart et Duvert s'écrièrent ensemble: Eh! l'on parle latin là-haut? Qu'en sais-tu, mon pauvre Eustache?
Da-oui! C'est mon curé qui prétend ça.
Laisse-le dire; tu vois bien que, dans ce cas, cela serait fait exprès pour faire taire les matelots. Ce n'est pas juste; faudra tenir pour le bas-breton et le français. N'est-ce pas, vous autres?
Terr-i-ben! répondit Grossin, qui mourra verra! Je ne suis pas même certain de comprendre le français de mes enfants dans quatre cents ans d'ici.
As pas peur, répliqua Duvert. Il faudra que la langue ait bien vieilli pour que la terre, en français, ne s'appelle plus la terre; la mer, la mer; le ciel, le ciel; un navire, un navire; pour que l'on ne nous comprenne pas quand nous demanderons du pain, de l'eau, du vin, une rame, un poignard, un cordage, une futaille!
Changeront-ils aussi le mot patrie?
Ils le conserveront, même malgré eux, car, vois-tu, ce mot là est impérissable. Il se garde immortel dans toutes les langues du monde. Seulement, ajouta Duvert, seulement j'ai bien peur qu'ils le traduisent!
Traduire quoi? demanda Séquart, je ne comprends pas.
Je dis que dans quatre cents ans d'ici les Canadiens n'auront peut-être plus le mot France pour répondre au mot patrie.
Hein? Qu'est-ce que tu dis-là?
Ce pays que nous avons l'intention de nommer Nouvelle France sur nos cartes géographiques et dans l'histoire du globe, ce pays s'appellera peut-être alors Nouvelle Espagne ou Nouvelle Angleterre. A tous les âges du monde, amis, les conquérants ont eu cette manière de traduire.
Eustache Grossin se leva debout: Il faudrait pour cela, dit-il, il faudrait que l'empire de la mer appartint à l'Angleterre ou à l'Espagne. Ce qui n'est pas, ce qui ne sera pas, par St. Malo! aussi longtemps que l'on verra dans l'Atlantique les galions, les nefs, les chebecs et les caravelles de la Bretagne.--Rappelle-toi, Duvert, que les Normands ont conquis l'Angleterre, et n'oublie pas que tu es français!
Duvert regarda le compagnon marinier avec orgueil et lui répondit simplement: J'aimerais mieux, Grossin, me rappeler que je suis Breton! Avant que la France s'appelât Gaule, la Bretagne se nommait Armorique! Nous ne sommes français que d'hier,130 camarade, et le courage date de plus loin. Le courage, ami, n'est pas exclusivement une qualité française, C'est plus qu'un caractère national, c'est une vertu humaine. Seulement, à la gloire de notre nouveau drapeau, nous sommes de tous les peuples actuels de l'Europe, son meilleur terme de comparaison.
Note 130: La Bretagne ne fut définitivement rattachée au royaume de France qu'en 1532.
Et voilà pourquoi tu désespères de la colonie, pourquoi tu oses croire à sa ruine, le jour même de sa découverte? dit Grossin avec colère.
Tu sais mieux que cela, Eustache. Ce n'est pas souhaiter un événement que d'y penser. Même avec ce pressentiment au fond du coeur, je me frais tuer pour notre conquête.
Très-bien, cela.
Ce qui ne m'empêche pas de croire et de dire que les futurs habitants de la grande ville que nous croyons voir cette nuit, à travers les ténèbres de quatre siècles d'avenir, ne nous ressembleront peut-être en aucune sorte, ni par le visage, ni par l'habit, ni par la langue.
Alors, dit Grossin, il faudra écouter attentivement carillonner les églises pour ne pas s'y trouver tout-à-fait étrangers.
Comment cela? dit Séquart.
Toutes les cloches seront venues de France, et les cloches, voyez-vous, sont les dernières à perdre l'accent du pays!
A moins, ajouta Séquart, qui aussi lui paraissait tourmenté par l'horreur d'un pressentiment invincible, à moins qu'on ne les ait fondues pour couler des boulets. Pendant un long siège les canons, comme le hommes, finissent par avoir faim.
Dieu aimera trop la colonie pour la réduire à ce désespoir. Non, impossible; avant qua d'en venir là, tous les Français de là-bas seront morts. On enfume un renard, on accule un sanglier, on relance un dix-cors, mais on n'affame pas un Français. Quand on l'assiège trop longtemps, il fait comme le lion, il sort de la citadelle comme l'autre de sa caverne, la garnison quitte la muraille, et se fait tuer, à découvert, debout en pleine lumière. Puis, quand l'ennemi enterre les corps mutilés au fond de la tranchée béante, il voit avec terreur les têtes des cadavres garder leurs yeux ouverts, comme si la revanche était encore possible et que la mémoire de chacun de ces morts eût un nom, un visage à retenir, pour les colères de l'autre monde.
Cette opinion confirme mes craintes, conclut Jehan Duvert. Une fois la garnison tuée jusqu'à son dernier homme, qui empêchera la ville d'être emportée d'assaut? Les Espagnols ou les Anglais auront alors la victoire facile. Avec les pièces d'artillerie trouvées sur les remparts, sans affûts, sans boulets, sans canonniers, ils couleront des cloches d'églises. Et ce seront elles qui chanteront, avec des carillons éclatants, les Te Deum anniversaires de leur triomphe!
Eustache Grossin se recueillit un moment, puis il répondit avec une voix grave: Il vaudra mieux alors, camarades, ne pas s'éveiller, garder pour nous seuls le secret de nos tombes, demander au bon Dieu qu'il nous efface de la mémoire des vivants et que sa Paix nous endorme jusqu'à la fin! Écouter de pareilles cloches! Moi je pleurerais trop si je les entendais sonner. Et toi aussi Guillaume, et toi aussi Jehan, et tous aussi, les autres, mes vieux compagnons mariniers.
Ainsi causaient ces trois hommes quand soudain un bruit de pas retentit là-haut sur le pont de la galiote. Presque aussitôt l'écoutille s'ouvrit brusquement et je vis, par son échelle, neuf personnages descendre au milieu de la chambre mortuaire. Je reconnus Jehan Poullet et DeGoyelle, de la Grande Hermine, puis Marc Jallobert, capitaine et pilote du Courlieu, Guillaume LeMarié, maître de la Petite Hermine, Guillaume LeBreton Bastille, capitaine et pilote de l'Emérillon avec le maître de la galiote Jacques Maingard, tous enfin Garnier de Chambeaux, Jean Garnier, sieur de Chambeaux, Charles de la Pommeraye, tous trois gentilshommes de St-Malo.
La messe vient de finir à bord de la Grande Hermine, dit Marc Jallobert à Séquart. Nous venons réciter la dernière prière. Tous les gars de St. Malo sont-ils présents?
Présents, répondirent ensemble les douze hommes. Jallobert ajouta: Il faut se hâter, la bénédiction du feu a lieu dans un quart d'heure et le Capitaine Général nous y attend.--Êtes-vous prêt, Grossin?
Le matelot baissa silencieusement la tête et s'en alla chercher le couvercle du cercueil.
Séquart, de son côté, ramassa le marteau et Duvert se mit à choisir les clous dans le fond du coffre d'outils.
Ces derniers préparatifs, si petits qu'ils fussent, me parurent épouvantables.
Guillaume Le Breton Bastille demanda: Va-t-on le fermer maintenant?
Non, dit Jacques Maingard, le maître de l'Emérillon, seulement après la prière; ça nous conservera quelques minutes de plus dans l'illusion de croire que Philippe Rougemont nous entend mieux et qu'il est moins parti!
Les douze Malouins s'agenouillèrent alors auprès du cercueil.--Jallobert alluma un cierge qu'il avait apporté de la nef-amirale et le plaça entre les doigts du mort. Puis il dit:
Guillaume Le Breton Bastille, en votre qualité de capitaine et pilote de l'Emérillon, la parole vous appartient, récitez le De Profundis.
Cet honneur vous revient, Jallobert, répondit l'officier en se récusant, vous êtes à mon bord sans doute, mais vous représentez le Capitaine-Général, le Pilote du Roi.--Moi, je dirai le Notre Père.
Alors commencèrent les alternances lugubres du De profundis; et quand l'auditoire eut répondu Amen à Marc Jallobert qui récitait l'oraison, Guillaume le Breton Bastille, les yeux fixés dur le pâle visage du jeune Marin, commença le Notre Père lentement, lentement, comme pour donner à cet incomparable graveur que nous appelons la Mémoire, le temps de fixer dans son coeur et dans son âme une image éternelle de l'éternel absent.
Enfin, les dernières invocations dites, celles-là, par le maître de la galiote.
Saint Philippe!--le patron du mort.--Et l'assistance qui répondait:--Priez pour lui.
Saint Malo!--le patron de la ville.--Et l'assistance qui répondait:--Priez pour lui.
Saint Louis!--le patron du royaume.--Et l'assistance qui répondait:--Priez pour lui.
Alors, suivant ordre de grades la petite colonie malouine défila devant le cercueil.
Marc Jallobert passa le premier. Il éteignit le cierge de Philippe Rougemont, et le donnant à Guillaume Le Breton Bastille, il dit: "tu le rapporteras à Amboise, tu sais, c'est pout la mère." Et il déposa sur le front glacé du camarade le baiser de l'adieu suprême. Puis vint guillaume Le Breton Bastille; ce fut ensuite le tour de Guillaume le Marié et celui de Jacques Maingard, de Jean et de Garnier de Chambeaux et celui de Charles de la Pommeraye. Jean Poullet et De Goyelle s'approchèrent les derniers. Et comme personne n'attendait après eux, ils embrassèrent Rougemont longuement, à leur aise.
Encore une fois Eustache Grossin, Jehan Duvert et Guillaume Séquart se trouvèrent seuls dans la chambre de proue. J'eus le soupçon de la dernière manoeuvre, et pour ne pas écouter le sinistre marteau frapper les clous, je m'enfuis dehors par l'échelle d'écoutille.
Trop tard cependant pour ne pas voir et ne pas entendre, par l' entrebâillement des panneaux, Duvert et Grossin assujettir le couvercle du cercueil et Guillaume Séquart crier à Rougemont avec une vois sourde de larmes: "Pardonne, Philippe, pardonne!"
Quel beau Noël! Quel vrai Noël! Drame, acteurs, décors, superbes, superbes, superbes! Comme ce spectacle rafraîchit le sang! Une féerie quoi!
C'était mon cicerone, Charles Honoré Laverdière, qui déclamait ainsi ces paroles incroyables. Il s'oubliait, dans son enthousiasme, jusqu'à battre des mains, comme si la représentation eût encore marché devant lui et que les personnages fussent demeurés en scène.
Cette joie, stupide à mon sens, m'irrita.--Eh! monsieur, lui criai-je.
Mais la gaieté tapageuse de mon compagnon de route m'avait tellement aigri le caractère et agacé les nerfs que je demeurai sottement là, bouche bée, à le regarder de la plus idiote façon, ne trouvant rien à lui dire. Il continuait de marcher avec cette allure vive et pétulante, ce pas allègre et joyeux que nous avons tous quand le coeur, l'âme et la conscience chantent en nous-même à voix égales.
Tout à coup Laverdière fit volte-face, et, marchant sur moi: Ça donc, dit-il, il ne vous amuse pas mon Noël?
Je m'en veux, monsieur l'abbé, je m'en veux! Il est si gai votre Noël! Parole! je voudrais être croque-mort, revenant; fossoyeur, pour en raffoler à mon aise et vous rendre justice!
Gai! Gai! s'écria l'historien avec colère, ils en veulent tous des Noëls gais, lui comme les autres! C'est encore moins de l'imagination que de l'enfantillage! Rire, chanter, manger et boire! Eh! pourraient-ils jamais célébrer autrement la solennité des fêtes chrétiennes? C'est leur ignoble et seule façon de traduire les joies de l'esprit en plaisirs de chair. Jeune homme, jeune homme, vous ne connaissez pas la vie si vous croyez que Noël soit un jour nécessairement heureux, un jour férié où personne n'ait faim, personne n'ait soif, personne ne souffre, personne ne meurt.
Rappelez-vous donc le crucifix de Dom Anthoine. Voilà pour l'homme une saisissante image de la vie. La croix! Le crucifié en descend-il, au jour de Noël, pour se reposer dans sa Crèche?--S'en détache-t-il, à l'Ascension, pour remonter au ciel? A Pâques enfin, n'est-ce pas la croix du Vendredi-Saint avec son crucifié qui rayonne aux splendeurs de la résurrection?--Il est toujours cloué! Voilà le dernier mot de la vie! et la dernière raison de l'aumônier!
Ah! ne m'accusez pas de vouloir exagérer, par tristesse de caractère, la mélancolie de ce noël historique, hélas déjà trop lugubre. Vous me reprochez aujourd'hui de charger les couleurs; la Providence assombrira davantage le Noël de 1635. Oui, frère, dans cent ans d'ici, à la même heure, à pareil jour, tout comme elle emporte aujourd'hui le petit matelot découvreur sur les caravelles de Jacques Cartier, la Mort viendra chercher, au Château des Gouverneurs Français, Samuel de Champlain, le père de la Nouvelle France.131 Oseriez-vous comparer la douleur de l'équipage au deuil de la Colonie?132
Note 131: Samuel de Champlain mourut à Québec le 25 décembre 1635.
Note 132: Parlerai-je des Noëls passés à l'Ile de sable (25 Décembre 1598,1599, 1600, 1601, et 1602) de ces Noëls du désespoir que les bandits du Marquis de la Roche, les abandonnés de Chédotel, célébraient, à leur abominable façon, par le meurtre et le blasphème? L'intérêt de ce fait historique est petit et l'estime qu'on en peut avoir encore moindre. Is se réduit à une curiosité de la mémoire pour qui étudie l'Histoire du Canada. Lescarbot raconte qu'en 1598 le Marquis de la Roche s'embarqua avec environ 60 hommes, et n'ayant pas encore reconnu le pays, fit descente à l'Isle de sable. Il les quitta dans le dessein de les rejoindre aussitôt qu'il aurait trouvé en Acadie un lieu propice à l'établissement d'une colonie. Mais les tempêtes rompirent toutes ses mesures et il se vit obligé de repasser la mer abandonnant ses gens au hasard. Ils demeurèrent cinq ans retenus dans la dite Il, se mutinèrent et se coupèrent la gorge, en bandits qu'ils étaient. Henri IV, étant à Rouen, commanda à Chédotel, ou Chef-d'hostel d'aller recueillir ces pauvres diables. Ce qu'il fit. De cinquante hommes qu'ils étaient, l'ancien pilote de l'expédition de 1598 n'en ramena que onze. Le roi se les fit présenter dans leurs habits de peaux de loups-marins, leur fit grâce de toutes les condamnations qui pesaient sur eux et fit remettre à chacun d'eux cinquante écus. Les Régistres d'Audience du Parlement de Rouen, année 1603, nous ont conservé leurs noms: Jacques Simon dit la Rivière, Olivier Delin, Michel Heulin, Robert Piquet, Mathurin Saint Gilles, Gilles de Bultel, Jacques Simoneau, François Prevostel, Loys Deschamps, Geoffroy Viret et François Delestre.
Serez-vous encore étonné, et trouverez-vous étrange l'Église Catholique que chante le De profundis aux grandes vêpres de la Nativité? De profundis, De profundis Eh! eh! ce n'est pas, comme vous le dites, absolument gai; il n'en demeure pas moins cependant un psaume historique, et de caractère absolument humain. De profundis voilà bien le propre des joies de ce monde: de la tristesse mise en musique!
A ce moment nous rejoignîmes nos compagnons de marche qui jusque là nous avaient précédés d'assez loin sur la rivière. Non point que la conversation animée de mon interlocuteur nous eût fait hâter le pas à notre insu: tout simplement les gars de St-Malo s'étaient arrêtés. Je m'expliquais peu cette halte, car demeurés et demeurant invisibles à leurs yeux, elle n'était point faite évidemment pour nous attendre. L'attitude de leur groupe me frappa. Ils regardaient tous dans le ciel, au nord de l'horizon, et se montraient alternativement quelque chose avec de grands gestes de mains et de bras.
Ça le point du jour? s'écriait Le Breton Bastille, mais l'aurore ne se lève pas au pôle!
Et cependant il revêtait bien une lueur d'aube ce brouillard de lumière vague, incertaine, aux blancheurs lactées comme la tache agrandie d'une nébuleuse énorme, poudrée comme elle d'étoiles microscopiques et dont les scintillements pleureurs rappelaient un essaim de vers luisants, dansant la farandole à travers la buée d'un marais. Ce nuage phosphorescent, diaphane, montait lentement sur l'horizon à une hauteur atteignant dix degrés, et son contour, rigoureusement incliné en arc de cercle, faisait croire à L'ombre prochaine de quelque astre inconnu, immédiatement voisin de la terre, et qui marchait sur elle avec une vitesse effroyable.
Soudain, la nue se frangea d'une lumière éclatante: on eût dit un gigantesque éventail s'ouvrant tout à coup aux doigts magiques d'une sultane, d'une odalisque, exilée par la beauté jalouse de quelque aimée rivale et déployant, pour se mieux rappeler l'Orient et le Pays du Soleil, cet éventail merveilleux, incrusté, comme un diadème, non plus de rubis et de saphirs, mais de milliards d'étoiles pailleté de constellations et ruisselant la lumière électrique par toutes ses lames.
Un cri d'admiration, une clameur magnifique de surprise et d'ensemble s'échappa de toutes les poitrines: L'aurore boréale!
Et véritablement son spectacle était merveilleux. La peinture, la photographie même, eussent été impuissantes à fixer la magique splendeur de ce phénomène, l'un des plus beaux, l'un des plus stupéfiants que la Nature sache offrir aux regards éblouis de l'homme.
Plus l'émission de la lumière polaire se faisait intense, et plus vifs se coloraient les rayons électromagnétiques lancés comme des flèches, à de prodigieuses hauteurs sidérales et qui frappaient le zénith comme une cible. Des figures bizarres, apparues Tout à coup dans le firmament, disparaissaient de même, pour se reformer encore, capricieuses, fantastiques, imprévues, avec la vitesse instantanée de la foudre, et consterner par leur féerie les rêves les plus extravagants de l'imagination. Quelquefois le grand arc étincelant paraissait agité par une sorte d'effervescence comparable au dégagement des bulles d'air à la surface d'un liquide que entre en ébullition; autres fois les lueurs palpitantes de l'aurore boréale imageaient bien pour l'oeil ces battements précipités du coeur dans la poitrine, à la suite des violentes émotions de la colère ou de la peur; quelquefois encore le grand arc lumineux variant à l'infini d'éclat, de nuances et de formes, semblait grelotter de froid. Ses frissonnantes vibrations de lumière, longtemps et fixement regardées, finissaient par apporter à l'oreille d'étranges et lointaines harmonies. Autres fois enfin, d'innombrables rayons, réunis en faisceaux, s'élevaient simultanément è divers points de l'horizon. Ils y demeuraient fixes comme des panoplies gigantesques formées de colossales armures, suspendues aux murailles inaccessibles du firmament. Ainsi le plus grand des dieux scandinaves, le formidable Roi du Nord, Odin, le Père du Monde, devait-il attacher aux colonnes de son palais ses trophées de dépouilles opimes, quand il recevait au Valhalla les âmes des braves morts dans les batailles. C'était véritablement en la présence d'une telle vision qu'Ossian, le prince des bardes d'Écosse, avait chanté ses poésies: car maintenant j'appréciais, à la grandeur, l'enthousiasme de sa lyre.
Nous demeurâmes longtemps immobiles, silencieux, à contempler avec un ravissement d'extase l'intraduisible beauté de ce spectacle.
J'ai beaucoup voyagé, dit Le Breton Bastille, et j'ai vu bien des aurores polaires, en Suède, en Norvège, en Islande; mais, parole de marin, elles ne valaient pas celle-ci.
On dit, remarqua naïvement Eustache Grossin, que les aurores boréales sont des esprits qui se disputent et se combattent dans le ciel. Est-ce vrai?
Le pilote de l'Emérillon eut une belle expression de nonne scandalisée.
Prenez garde! s'écria-t-il avec un sérieux de prophète, c'est un péché grave de croire aux légendes païennes. Celle-ci nous vient des gens de la Sibérie. C'était, en effet, une superstition commune à plusieurs autres peuples du nord de l'Europe, mais autrefois, avant l'Évangile. A propos, savez-vous ce que pensent les pêcheurs du Groënland des aurores boréales?
Ça peut-il se savoir sans péché? demanda le malicieux Eustache, reprenant l'offensive.
D'après les Groënlandais, continua Bastille, sans paraître ému de la plaisanterie, les aurores boréales seraient produites par les âmes des morts qui viennent à la surface du ciel revoir sur la terre les patries qu'elles ont aimées. Légende pour légende, je choisirais celle des Groënlandais, s'il m'en fallait accepter une. Je la crois juste; elle est trop belle d'ailleurs pour n'être pas chrétienne. Elle nous suggère à tous une consolante et salutaire pensée.
Je ne vois pas bien la raison de cette préférence insinua narquoisement Grossin, lequel évidemment poussait à la querelle. Votre superstition nous vient des Esquimaux, des païens, des idolâtres tout comme vos gens de Sibérie. Prenez garde au péché grave.
Les Esquimaux, riposta Le Breton Bastille, les Esquimaux sont trop abêtis pour imaginer une aussi gracieuse légende. C'est une tradition venue d'hommes baptisés qu leur ont transmise les pêcheurs danois, suédois, norvégiens, ou bien encore les aventuriers d'Islande. Il n'y a pas trente ans d'ailleurs que les missionnaires catholiques se sont éloignés de cette terre de désolation, condamnée, livrée sans retour aux glaces éternelles.133
Note 133: "Encore aujourd'hui une peuplade de Sibérie, les Tongouta, prétendent que les aurores boréales sont des esprits qui se querellent et se combattent dans l'air." Dictionnaire de Boscherelle, au mot "aurore" page 291.
Le Groënland (green land)(terre verte) ainsi nommé à cause de son aspect verdoyant fut découvert par l'Islandais Eric Randa en 982. La colonie qu'il y fonda disparut en 1406.
Quel dommage! soupira De Goyelle; si Jean Alfonse était avec nous, comme il expliquerait bien ces grandes lumières!
Je demandai à Laverdière quel était ce Jean Alphonse, et le maître-ès-arts me répondit qu'il n'était autre que le fameux Jean Alphonse de Xantoigne, ou bien encore Jean Alfonse le Saintongeois, celui-là même qui devait commander, sept ans plus tard, en qualité de premier pilote, l'expédition du Sieur de Roberval, l'auteur du ROUTIER célèbre de 1542 où est représenté le cours du fleuve St-Laurent, depuis le Détroit de Belle-Isle jusques au Fort de France-Roy, au Canada.
Tu as raison, camarade, répartit Guillaume Le Breton Bastille, c'est un grand voyageur. Il est allé si loin vers la terre du Nord, que le jour lui a duré trois mois comptés par la réverbération du soleil!134
Les compagnons de mer, tous gens avides de merveilleux, poussèrent un grand cri d'admiration et firent cercle autour du maistre de la galiote, pour mieux entendre raconter les fabuleuses aventures de l'homme de Cognac.135
Note 134: "Toutesfois j'ay esté en ung lieu là où le jour m'a duré trois moys comptez par la reverberation du soleil, et n'ay pas voulu attendre davantage de craincte que la nuict me surprint." Cosmographie de Jean Alfonse.--Voir Les Découvertes Françaises et la Révolution Maritime du 14ième au 16ième siècle par Pierre Margry--V. L'Hydrographie d'un Découvreur du canada et les Pilotes de Pantagruel, page 317.
Note 135: Jean Alfonse naquit au pays de Saintonge, près de la ville de Cognac.--Pays ici est l'équivalent de bourg, d'après le mot latin pagus. Saint-Onge est du canton de Segonzac. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 226.
En vérité, continua Le Breton Bastille, en vérité, c'est un vieux loups, un gaillard d'avant, un hardi de la mâture. Voilà quarante ans qu'il navigue trois océans. A lui seul, dans sa galiasse, il a plus couru l'Atlantique que toutes les caravelles de la Bretagne ensemble! Per jou! mes gars, il fait honneur à la marine de France! Or, parlons-en.
Autres fois Jean Alphonse passa en Angleterre. Il y vit des arbres étranges, verdoyant au printemps comme les nôtres, mais qui, l'automne venu, opéraient miracles. Car leurs feuilles se changeaient tout à coup en poissons et tout à coup en oiseaux, suivant qu'elles tombaient à la surface de l'eau, dans les rivières, ou bien à la surface du sol, dans les terres labourées, au gré du vent. 136
Autres fois Jean Alfonse naviguant les mers d'Asie, retrouva à Babylone... devinez quoi, chers amis! Les pommes du Paradis Terrestre, marquées chacune, au dedans de leur chair, à la figure d'un crucifix! 137
A ce mot grave de crucifix les compagnons mariniers si signèrent dévotement, comme à l'église, quand le prédicateur nommait Notre Seigneur au sermon.
Autres fois Jean Alfonse a vu, bien loin, là-bas, au delà de l'Équinoxial, 138 des hommes à visage de chiens, et d'autres à pieds de chèvres; d'autres borgnes en cyclopes, n'ayant qu'un oeil au milieu du front, et d'autres muets comme des figures de navires, qui couraient plus vite que lévriers et ne mangeaient que des couleuvres et des lézards.
Note 136: "En cette terre (Angleterre) y a une manière d'arbres que quand la feuille d'iceulx tombe en l'eaue se convertist en poisson, et si elle tombe sur la terre se convertit en oyseau." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, page 236.
Note 137: Pommes de paradis en Babylone "dans lesquelles quand on les sépare en chacune partie apparait la figure de crucifix." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, page 236.
Note 138: "Hommes qui sont au delà de l'équinoxial (l'équateur) à qui la teste et le corps c'est tout ung, sans cou ni fasson de teste, d'autres ont qui ont le visaige d'un chien et la teste d'un homme, et aultres qui ont pieds de chèvres et aultres qui n'ont qu'un oeil au front, et d'aultres qui ne parlent point et courent aultant que levriers, et ceulx-ci ne mangent que couloeuvres et leizars." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, pages 236 et 237.
Les petits enfants qui écoutent raconter Chat Botté, Barbe Bleue, Cendrillon, Peau d'Ane, n'ouvrent pas mieux la bouche que les auditeurs ébahis de l'incomparable Guillaume Le Breton Bastille. Je ne dis rien des yeux, démesurément écarquillés, u peu plus même que ceux du Loup quand il avala la mère-grand de Chaperon Rouge!
Mais le beau de l'histoire était que le maître du galion, se grisant à son propre verbiage, croyait, plus que tous les autres ensembles, aux blagues énormes qu'il débitait.
Un autre sujet comique d'observation était la complaisance manifeste du glorieux Bastille s'écoutant parler devant la béate assistance, et ramenant é lui la meilleure part dans l'admiration naïve de ses auditeurs pour les aventures du Saintongeois.
Quel homme! mes enfants, quel homme! s'exclamait Le Breton, avec un renouveau d'éloquence paternelle. Il explique la pluie, il a vu des phénix, la fontaine de Jouvence, la source de Rascose, il a trouvé des agates et des pierres d'hyènes; en Écosse on lui a montré, oui, mes très chers enfants, on lui a montré en Écosse le véritable trou de Saint Patrice139 que l'on dit être un purgatoire!
Ah!
Note 139: Pour le détail et l'explication de ces merveilles imaginaires, lire la Cosmographie de Jean Alfonse telle que reproduite par Pierre Margry dans on bel ouvrage des Découvertes Françaises--librairie Tross, édition de 1867, pages 235 à 238.
"Nous trouverons en Écosse ce même homme (Jean Alfonse) en face d'une autre merveille que les écrivains placent en Irlande, dans une des îles du lac de Derg, le trou de Saint Patris que l'on dit estre un purgatoire. Quoiqu'on ait beaucoup parlé et qu'il y ait même des poëmes à ce sujet, Jean Alfonse ne sait comment on descend dans ce trou, car ainsi que dient aulcuns, c'est secret de Dieu dont il ne se fault trop enquérir." Margry: Découvertes Françaises, page 235.
M'est avis que Jean Alfonse s'inquiète à contre sens à propos de ce purgatoire; la difficulté n'est pas d'y entrer... mais d'en sortir.
Laverdière riait aux larmes et aussi moi. Mais si vous croyez que les compagnons de mer n'étaient pas sérieux et que l'illustre et incomparable Guillaume Le Breton Bastille n'était pas grave, mes lecteurs, vous vous trompez moult.
Incontestablement, un homme qui avait vu le Purgatoire en Écosse, avec le trou Saint Patrice pardessus le marché, était plus qu'en mesure de s'expliquer, comme d'expliquer aux autres, une foule de choses y compris les aurores boréales.
Aussi, mieux peut-être encore que les gentilshommes, compagnons mariniers et charpentiers de navires, je compris tout ce que nous faisait perdre, en cette circonstance, l'absence du fameux Jean Alfonse.
Bastille essaya d'y suppléer par une interprétation personnelle, beaucoup plus religieuse que scientifique, ce qui était le caractère propre de l'instruction au moyen-âge. J'avoir qu'elle me parut ingénieuse, bien trouvée, aussi belle que touchante chez cet homme qui n'avait eu qu'un petit catéchisme pour seul livre d'études.
Avez-vous remarqué, continua le pilote de l'Emérillon, avez-vous remarqué combien cette lumière est douce et paisible? Je ne crois pas qu'elle appartienne au soleil.--Une idée me vient, nous sommes aux premières heures du jour de Noël, cette clarté ne serait-elle pas un reflet de l'autre grande lumière que les Bergers de Bethléem aperçurent à la naissance du Sauveur?
Les physionomies expressives des matelots bretons s'éclairèrent d'un beau sourire, et je compris, à leurs regards d'admiration fervente, combien la pensée du maître de la nef traduisait avec bonheur leurs propres sentiments.
Eh bien! me dit Laverdière, à qui revient, selon vous, la meilleure part de poésie dans la contemplation de ce spectacle: à la candide simplicité de ces âmes croyantes ou à la suffisance orgueilleuse d'un bel esprit cultivé? Et vous même, mon excellent ami, ne donneriez-vous pas toute la creuse satisfaction de vanité que vous pourrait obtenir la démonstration savante de ce phénomène d'électricité atmosphérique, contre le sentiment délicieusement chrétien de ces matelots naïfs cherchant dans les allégories religieuses la raison de tous les prodiges, et se prouvant à eux-mêmes leurs causes les plus mystérieuses de leur vérité par l'émotion de leur foi vive?
Je m'étonne même que ces extatiques ne finissent point par s'imaginer entendre chanter les anges: Gloire à Dieu au-dessus des plus hautes étoiles! Cela verserait bien dans leur rêve!
Rappelez-vous les paroles de l'Évangile de ce grand jour. Et claritas Dei circumfulsit illos. Savez-vous que ce serait une idée capitale que d'illustrer, de paraphraser avec une gravure d'aurore boréale, le sens divin de ces cinq petits mots latins-là. Le superbe canevas pour un artiste! Je ne sache pas de glossateur qui sût apporter au texte un plus éblouissant commentaire. Je m'étonne que les imagiers célèbres de notre époque n'en aient pas fait encore leur profit. Et dire que cette idée de peintres s'en est allée nicher dans une tête de matelot! J'avoue que de prime abord cette singularité frappe l'imagination; mais elle cesse de nous paraître étrange devant un peu de réflexion. Les pensées heureuses, voyez-vous, font comme les oiseaux, elles ne choisissent pas leur arbre pour chanter. Elles ne demandent que du silence et du soleil. La Providence inspire souvent l'âme naïve d'un berger plutôt que l'intelligence hautaine d'un penseur.
Quels hommes de Foi! s'écriait Laverdière avec admiration. Tous les mêmes, ces découvreurs; depuis Colomb jusqu'à Champlain, l'idée du ciel les hante. Ils voient le Paradis partout et le premier toujours, au bout du monde comme à la fin de la vie. Ils en cherchent le chemin dans toutes leurs hardies découvertes; la route même de la Chine n'est qu'un prétexte pour retrouver celui-là.
Le Paradis! voilà pour ces croyants la Terre Promise par excellence, une terre que les vigies de leurs caravelles signalent avant les îles merveilleuses et les continents richissimes du Nouveau Monde. Aux yeux de ces visionnaires la Mort est un horizon, l'Éternité un rivage.140
Note 140: Lors de son troisième voyage (1498-1500) Christophe Colomb poussant plus loin son erreur...(celle de prendre l'Amérique pour l'Asie)--erreur qui se complique alors d'autres rêveries du moyen-âge, pense en son âme et conscience qu'il était près du Paradis. Les cosmographes du moyen-âge, Saint Isidore, Béda, le maître de l'histoire scolastique, saint Ambroise, Scott, et les autres savants théologiens plaçaient tous le Paradis à la fin de l'Orient et en faisant dériver les quatre grands fleuves de la terre. L'abondance des eaux et tout ce qu'il voyait lui paraissait des indices de ce lieu où il ne croyait pas toutefois qu'on put arriver autrement que par la permission expresse de Dieu. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 172.
Et cependant, comme ils commandent à d'ignares et superstitieux équipages! Quelles tortures morales, quels supplices physiques n'ont-ils pas infligés à Christophe Colomb, à Jacques Cartier, à Jean Alphonse! Pour n'en rappeler qu'un exemple, souvenez-vous que les mariniers d'Amerigho Vespucci croyaient inspirés par le Démon les géographes qui déterminaient les longitudes. Ailleurs qu'au bord de leurs propres navires ces illustres capitaines n'auraient pas dit avec un meilleur à propos: Et in tenebris spero lucem?141
Note 141: Beaucoup de marins, au commencement du XVIe siècle, croyaient encore inspirés par un démon ceux qui déterminaient les longitudes, comme l'avait fait en 1501 Amerigho Vespucci, cet homme que sa science fit choisir plus tard, en Espagne, pour grand pilote de la flotte royale. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 258.
Tout à coup une grande lueur sanglante apparut la rive du bois et nous fûmes enveloppés d'un reflet rouge comme des personnages d'une féerie aperçus dans la lumière d'un feu de Bengale.
A distance les tambours battaient aux champs et les trompettes sonnaient une éclatante fanfare.
A l'encontre des prévisions de Laverdière, cette musique, bien loin de compléter le rêve des gars de St-Malo fut pour eux un réveil instantané, un réveil de catastrophe, brusque, violent, brutal, un de ces réveils qui glacent le corps d'un tel froid que l'âme en est elle-même transie jusqu'à la peur.
Les Français laissèrent échapper un grand cri, vous savez le cri des cataleptiques et des somnambules que l'a nommés tout haut par mégarde, et qui s'éveillent tout à coup avec un sursaut formidable. Puis, comme une bande de chevreuils affolés par un feu de carabine, les Malouins s'élancèrent dans la direction du Fort Jacques Cartier.
Il nous fallut bien emboîter ce pas forcené, sous peine de manquer leur trace et les perdre sans retour. Ils marchaient droit devant eux, sur la glace de la rivière, en dehors de tout sentier connu, entrant jusqu'aux hanches dans les bancs de neige, plutôt que de les tourner. Nous filions de l'avant avec une vitesse de yacht voilé en course qu'un vent de tempête emporterait.
Étrange, en vérité, fut le spectacle qui frappa mes regards. A la distance de plus d'un demi-mille, en aval du Fort Jacques Cartier, non pas à la grève, mais sur la glace de la rivière, au centre précis de sa largeur, j'aperçus un immense bûcher flamboyant de la base à la pointe, et tout autour de lui, se tenant par la main, comme dans une ronde, cinquante hommes environ dansant une sarabande effrénée.
Les Français! me dit Laverdière.
Et comme j'hésitais à les reconnaître: Venez, ajouta-t-il, nous allons les identifier.
Je crus un instant, et pour de bon, que la Barbarie avait repris ces hommes civilisés, tant la joie qui les possédait manifestait un caractère sauvage. C'était une sauterie hideuse, à cabrioles grotesques, entremêlées de cris féroces et de gambades ressemblant aux rondes infernales des Iroquois autour de leurs prisonniers de guerre liés au poteau de la torture.142
Note 142: Ces retours de la civilisation à la barbarie sont très rares. Ils existent cependant, même dans notre histoire. L'un des plus célèbres est celui rapporté par l'immortel découvreur de la Louisiane. Au mois d'Août de l'année 1680, Cavelier De La Salle, dans son voyage à la recherche de Tonti au pays des Illinois, raconte que les hommes qu'il avait chargés de reconstruire le Griffon et de garder le fort Crève-Coeur, avaient déserté et s'alliant aux sauvages étaient devenus aussi sauvages qu'eux-mêmes. L'historien Parkman dans son magnifique ouvrage: The discovery of the Great West, raconte ainsi ce terrible épisode de la vie tourmentée du découvreur. "La Salle and his men pushed rapidly onward, passed Peoria Laee, and soon reached Fort Crève-Coeur which they found, as they expected, demolished by the deserters. The vessel on the stocks (le nouveau Griffon) was still left entire, though the Iroquois had found means to draw out the iron nails and spikes. On one of the planks were written the words: Nous sommes tous sauvages, ce 19--1680, the works, no doubt, of the knaves who had pillaged and destroyed the fort." Page 195.
Chacun de ces hommes portait un flambeau à la main, celle-ci tenue à la hauteur de la tête. C'était une espèce de torche, grossièrement fabriquée d'écorces de bouleau gommées de résine, comme le prouvaient d'ailleurs, surabondamment, l'odeur âcre de leur rouge fumée et le pétillement de la flamme. Les marins vêtus de peaux de bêtes143 étaient en outre coiffés de fourrures, ce qui leur prêtait, à distance, l'apparence de véritables indiens. Les uns étaient habillés de peaux d'ours grossièrement cousues ensemble avec du fil de caret, d'autres, s'étaient emmitouflés de robes de castors, d'élans, ce caribous, d'originaux, de lynx ou de loups. Les coiffures variaient à l'infini: bonnets de visons, d'écureuils, de blaireaux ou de rats musqués, casques de loutre, de martre, de renard, de lapin, manufacturés à fantaisie à toutes modes possibles ou impossibles. Parole d'honneur! l'on se fût aisèment cru transporté en plein musée d'histoire naturelle, à la section des animaux à fourrure.144
Note 143: Ils (les sauvages) prennent, durant les dites glaces et neiges, une grande quantité de bêtes sauvages, comme daims, cerfs, hours (ours), lièvres, martres, regnards et autres. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36 verso du feuillet 31.
Note 144: Il y a un grand nombre de cerfs, daims, ours, et autres bêtes. Il y a force lièvres, connins (lapins), martres, renards, loutres, lyevres (lièvres), écureuils, rats--lesquels sont gros à merveille, et autres sauvagiens. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36 verso du feuillet 33, édition 1545.
C'était une réclame vivante, énorme, incomparable, un prodigieux humbug, un puff homérique que se fussent disputés à prix d'or les agents de la Compagnie de la Baie d'Hudson ou les commis voyageurs de la République voisine si... en ce temps-là la Baie d'Hudson eût été découverte et les Yankees mis au monde.
Seulement, à la vue de ces visages pâles, émaciés par l'angoisse, la maladie, la misère, en présence de ces corps frissonnants de froid et de fièvre par tous leurs membres, un sentiment intense de commisération envahissait l'âme entière, faisait oublier aussitôt et le ridicule et l'accoutrement et le grotesque de l'allure pour rappeler plus que cet état de détresse effroyable où se trouvaient réduits les hardis découvreurs du Canada.
Et cependant les charpentiers de navires et les compagnons mariniers criaient avec un éclat de voix et d'allégresse extraordinaires:
"Le jour est fériau.
Na, unau, nau!"
Les matelots se grisaient eux-mêmes, et très vite, à cette clameur enthousiaste. Ils trépignaient de joie, s'embrassaient, lançaient en l'air leurs bonnets de fourrure, exécutaient des moulinets fantastiques avec leurs torches, les secouaient au dessus de leurs têtes, les brandissaient avec de telles saccades que les flambeaux, dans leurs évolutions rapides, pleuvaient Des étincelles comme les grosses pièces d'un feu d'artifice à la féerique apogée de son spectacle.
Je demandai au maître-ès-arts ce que les Bretons voulaient dire avec cet éternel refrain, cette crucifiante ritournelle de "Na, unau, nau!" un véritable aboiement de loup en famine.
Et Laverdière me répondit: C'est un vieux mot druidique, un vieux cri païen, qui veut dire, en bon français et en bon chrétien: Noël! Noël!! Noël!!!
Ça, n'en soyez pas scandalisé. L'idolâtrie s'utilise comme toute autre chose. Rappelez-vous qu'autrefois, aux bons vieux temps du catholicisme, les saints faisaient charrier la pierre des églises par le démon, sans contrat. Cela sauvait du temps, de la main d'oeuvre et du numéraire. Ce fut aussi le diable qui donna le plan de la cathédrale de Cologne; cette fois encore Satan ne fut pas payé: on plaida contre lui en sa qualité d'hérétique. Mais Belzébuth se rattrapa largement et prit sur l'évêque de Cologne, Engelbert, une revanche éclatante. Il joua contre lui les âmes de tous ses ouvriers maçons, et n'en perdit que trois! Que voulez-vous, l'évêque était D'une faiblesse lamentable au brelan. Il s'excusa du mieux qu'il put auprès du bon Dieu, disant que les cartes étaient neuves et que son terrible adversaire trichait à son tour de battre. Mais il ne brûla pas le jeu. Et, depuis lors, dans les couvents, les moines et les esprits malins continuèrent à perdre ou gagner les âmes... des autres! tout ceci est encore moins édifiant qu'authentique!
Et Laverdière riait! De si bon coeur, que je pensais, en l'écoutant, à la gaieté de Colin de Plancy, un railleur aimable, se gaudissant, aussi lui, aux frais et dépens du Moyen-Age.
L'archéologue ajouta: Soyez attentif maintenant; nous allons être témoins de l'un des plus beaux noëls pittoresques et caractéristiques de la vieille France.
C'était, en effet, un spectacle étrange, que la célébration de cette fête historique religieuse, croisée, comme un tissu, de superstitions païennes et de catholiques légendes: solennité merveilleuse par excellence où les mystères de la liturgie druidique alternaient, au cérémonial, avec la pompe du rite chrétien de symboles, la poésie des usages normands, des coutumes provençales et des séculaires traditions bretonnes.
Je vis alors le premier des aumôniers de Jacques Cartier, Dom Guillaume LeBreton, s'avancer tout auprès du feu et lire sur lui,--comme autrefois les exorcistes dur la tête des possédés--l'Évangile de la messe de Noël.
Cela m'étonna fort et j'en demandai la raison à Laverdière.
C'est un feu nouveau, me répondit le maître-ès-arts, et l'usage veut qu'il soit béni.
Et Laverdière me raconta qu'il existait en France, au seizième siècle, dans chacune des chaumières de hameaux une tradition immémoriale prescrivant d'allumer à la lampe du sanctuaire de l'église voisine le feu qui devait consumer la bûche de Noël.
Les Français-Bretons, me dit-il ont suppléé d'autant à l'impossibilité de brûler la tronche de naus dans un feu de rameaux bénis, là-bas, à St-Malo, le jour de la Pâque Fleuries.
Jacques Cartier, Marc Jallobert, Guillaume Le Breton Bastille les ont tous trois apportés de la muraille de leurs demeures aux murailles de leurs navires, comme autant de gardes-bonheur, de talismans chrétiens contre les dangers de la mer et les périlleux hasards de leur entreprise.
C'est une pensée heureuse, n'est-ce pas, et le rapprochement en est poëtiquement trouvé. Je ne lui sais de supérieur dans l'histoire de notre pays, que cet autre ingénieux stratagème des missionnaires jésuites qui plaçaient des vers luisants dans la lampe du sanctuaire trop pauvre hélas! pour brûler toute une nuit devant l'autel du Saint-Sacrement.
C'était un bûcher colossal, mesurant, au bas calcul, vingt pieds de hauteur; une superbe pyramide, ou mieux un cône plein, où entrait évidemment tout le bois d'un chêne. D'habiles espaces avaient été ménagés aux courants d'air, et les interstices multipliés entre les pièces rugueuses étaient profondément calfeutrés d'écorces de bouleau, de brindilles de pins, de branchages rouges de sapins morts, de feuilles sèches, de vieilles étoupes pleines d'huile, de gros paquets de mousse trempées, comme des éponges, de thérebinthe et de goudron. Tout ce cumul de matière inflammables produisait un feu intense. Aux ronflements formidable de la flamme activée par le vent furieux d'une tempête qui commençait à souffler, les bois de chêne, les branches sèches, les écorces torsives, les résines et les noeuds francs répondaient par des explosions de colère et des crépitements d'armes à feu, sonores, serrés soutenus, comme autant de feux croisés de mousqueterie.
"En ce temps-là, disait la belle voix reposée de Dom Guillaume Le Breton, en ce temps-là, César-Auguste rendit un édit pour le dénombrement de ses sujets par toute la terre. Ce premier dénombrement se fit par les soins de Cyrinus, préfet de Syrie. Tous allèrent donc se faire inscrire, chacun dans la ville d'où il était. Et comme Joseph était de la famille et de la maison de David, il sortit de Nazareth, ville de Galilée, et vint en Judée dans une ville de David appelée Bethléem afin de s'y faire enregistrer avec Marie, son épouse, qui était enceinte. Et comme ils y étaient, le terme arriva où elle devait enfanter, et elle enfanta de son fils premier-né; elle l'enveloppa de langes, et le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point de place pour eux dans l'hôtellerie. Or, il y avait dans ce pays des bergers qui veillaient pendant la nuit à la garde de leur troupeau. Et voilà qu'un Ange du Seigneur se tint près d'eux, et la lumière de Dieu les environna des ses rayons..."
A ce moment précis où l'aumônier prononçait cette parole de l'Évangile: Et claritas Dei circumfulsit eos, il se produisit un phénomène étonnant de coïncidence. Le bûcher, comme s'il eût été dévoré par un feu intelligent, s'affaissa tout à coup avec une telle recrudescence de chaleur et de lumière que les marins reculèrent et rompirent brusquement leur cercle pour ne pas eux-mêmes être rôtis vifs par le brasier que déferlait sur la glace comme une mer de feu!
Cet événement, conséquence ordinaire d'une cause très naturelle, fut cependant accepté comme un prodige par ces témoins à imaginations vives, ardentes comme leur foi. Aussi, la plupart des matelots spectateurs de cette merveille, crièrent-ils à pierre fendre: "Miracle! Miracle!!"
L'aumônier, et avec lui le Capitaine-Général, les officiers de marine et les gentilshommes firent trois fois le tour du feu. Alors il fut solennellement béni par Dom Guillaume Le Breton.145
Tout aussitôt Jacques Cartier demanda: Où est Benjamin?
Or, il n'y avait pas un seul homme qui s'appelât Benjamin dans les trois équipages et j'en fis de suite la remarque à Laverdière qui me répondit:
Le capitaine découvreur demande quel est le plus jeune matelot de la flottille, car une vieille coutume, particulière à la Bretagne, et universellement respectée en France, veut que le plus jeune enfant de la famille préside à la bénédiction du feu.146
Note 145: "Mais avant de s'asseoir à table on procède à la bénédiction du feu." La Rousse: Grand Dictionnaire, au mot Noël, page 1046.
"Le curé avec son vicaire, ses chantres, ses choristes, sa croix et sa bannière (celle de la paroisse) fait trois fois le tour du feu." Vicomte Walsh: Tableau Poétique des Fêtes Chrétiennes: la St-Jean-Baptiste, page 329, édition de 1850.
"Le 23 (Juin 1646) se fit le feu de la St-Jean, sur les 8 heures et demie du soir: M. le Gouverneur (Montmagny) envoya M. Tronquet pour sçavoir si nous (les jésuites) irions; nous allâmes le trouver, le père Vimont et moi (Jérôme Lalement) dans le fort. Nous allâmes ensemble au feu. M. le Gouverneur l'y suit et lorsqu' l'y mettait je chanté (sic) l'Ut queant laxis et puis l'oraison." Journal des Jésuites, page 53, année 1646--page 89, allée 1647--page 111, année 1648--page 127 année 1649--page 141, année 1650.
"Le 23 (Juin 1666) la solennité du feu de la St-Jean se fit avec toutes les magnificences possibles. Monseigneur l'évesque (Laval) revestu pontificalement avec tout le clergé, nos pères (les jésuites) en surplis, etc., etc. Il (Laval) présenta le flambeau de cire blanche à Monsieur de Tracy (le Gouverneur) qui le lui rend et l'oblige à mettre le feu le premier, etc." Journal des Jésuites, page 345, année 1666.
Comme on le voit, ce récit imaginaire suit, observe, avec une rigoureuse exactitude, le précis de la tradition.
Note 146: Voir Courrier de Paris de L'Univers Illustré, année 1884.
Jacques Cartier dit pour la seconde fois: Où est Benjamin? Et presque aussitôt: Où donc est Philippe?
Ce Philippe qu'il voulait n'était autre que Rougemont.
Jacques Maingard, le maître de la galiote, sortit alors des rangs de l'état-major, s'approcha du Pilote du Roi, et, portant la main à son bonnet de fourrure, répondit simplement:
Devant le bon Dieu, capitaine!
Jacques Cartier eut un tressaut douloureux: le mouvement de surprise instinctif, naturel aux gens bien nés qui blessent par mégarde un sentiment ou un souvenir.
Le précédent, commanda-t-il, avec une voix basse de tristesse.
Rien de précis comme le cérémonial d'un rite superstitieux, car, voyez-vous, la plus légère méprise eût compromis, pour ces crédules Bretons, les chances de l'avenir, provoqué fatalement d'inénarrables catastrophes. Aussi les charpentiers de navires et les compagnons mariniers se consultèrent-ils longtemps avant d'admettre que Robin LeTort était bien le plus jeune marin de la flotille, après Philippe Rougemont.
On lui remit de suite une gourde pleine de vin cuit. Et tout l'équipage s'agenouilla devant le feu.
O feu! s'écria-t-il, réchauffe pendant l'hiver les pieds frileux des petits orphelins et des vieillards infirmes!
O feu! répand ta clarté et ta chaleur chez les pauvres!
O feu! ne dévore jamais l'étaule147 du laboureur ni la barque du marin!
Ainsi prononçant ces paroles séculaires Robin Letort versa la gourde de vin cuit dans les flammes crépitantes du brasier.
Tout à coup cinq hommes, tirant après eux une tabagane pesamment chargée, entrèrent dans le cercle des matelots chantant à pleine voix avec un bel entrain:
Le jour est fériau
Na, unau, nau!148
Note 147: C'est là (devant le foyer, l'âtre) que s'accomplit avant toute choses, la bénédiction du feu. Le plus jeune enfant de la famille s'agenouille devant le feu et prononce ces mots que son père lui a appris: "O feu! réchauffe pendant l'hiver les pieds frileux des orphelins et des vieillards infirmes, répands ta clarté et ta chaleur sur les pauvres et ne dévore jamais l'étaule (l'étable) du laboureur, ni le bateau du marin." En prononçant ces paroles antiques l'enfant verse dans le foyer une goutte de vin cuit. Courrier de Paris de L'Univers Illustré, annèe 18585.
Note 148: Une chose curieuse, c'est qu'en France ces couplets en l'honneur du Christ (les noëls, monuments de la poésie populaire et religieuse) se confondirent avec ceux que l'on chantait à la guillannée (au gui l'an neuf) et qu'il s'opéra ainsi une singulière fusion entre le culte des druides et la religion chrétienne. Le refrain d'un des plus vieux noëls cité par Rabelais, Le jour est périau, Na, unau, nau, reproduit précisément la consonance que, de corruption en corruption, le patois des provinces était arrivé à donner au cri druidique neu, nau et neau, en Poitou, et nei et noë en Bourgogne.
C'était les deux fossoyeurs Jean et Guillaume Legentilhomme, et les trois veilleurs de Rougemont, Jehan Duvert, Guillaume Séquart, Eustache Grossin.
Leur traîneau était évidemment de fabrique indienne, car, sur l'avant, recourbé comme la pince d'un canot d'écorce, il y avait une hideuse tête d'idole grossièrement peinte à l'ocre rouge.149
Note 149: "Ils (les sauvages) appellent leur dieu Cudragny." Voyages de Jacques Cartier, 1534 page 12. Voyages de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 47.
Mais ce qui m'étonna davantage fut l'énorme tronche d'arbre qui chargeait la voiture; à ce point qu'elle paraissait écrasée, encavée dans la glace par la pression accablante du fardeau.
Je vis alors Jacques Cartier, suivi de son état-major, faire gaiement le tour du cercle des compagnons mariniers et charpentiers de navires.
Puis il s'écria d'une voix joyeuse: Eh! bien posons-nous la bûche, enfants?
Et tous de répondre avec enthousiasme: Oui, père grand, promptement, promptement, posons la bûche!
Comme ils parlent! me dit Laverdière. Cela rafraîchit le sang rien qu'à les entendre. Le beau langage de la famille avec son incomparable cordialité. Le matelot qui dit au Capitaine père grand parce qu'à ses yeux l'amiral représente le chef de la maison, l'aïeul, l'ancêtre. Et le Capitaine-Général, le Pilote du Roi, qui dit: comme il parle ce feu de joie avec les mille voix de ses flammes claires et chaudes, claires comme le rire d'une franche et jeune gaieté, chaudes comme l'étreinte d'une vieille et forte sympathie, le feu de joie que se dit à chacun d'eux: Je suis le foyer domestique.
Écoutez encore le galion, le galion qui pend la parole à son tour, et qui dit: Je suis la maison paternelle! Je vous ai suivi dans l'exil, je me suis avec vous arraché du sol natal, je vous ai traversés la Mer et sauvés de la Mort. Aimez-moi... en souvenir de l'autre demeure. C'est moi qui vous ramènerai en Bretagne!
Il n'est pas jusqu'à cette terre sauvage, étrangère, ennemie, qui n'arbore les couleurs de France aux yeux de ces bannis, comme pour ne faire pardonner les austères rigueurs de son climat et de sa solitude; que ne rappelle, aux déjà venus d'entre ces aventuriers héroïques, que l'exil et la neige n'y sont pas éternels, que le sol glacé de son immense domaine s'échauffe, tressaille, palpite au retour du soleil, comme un coeur d'homme, qu'il germe le blé et la vigne Comme la terre de France, qu'il est fécond, généreux, reconnaissant pour qui le cultive, l'habite et l'appelle vaillamment patrie!
Laverdière me disait ces choses avec une éloquence passionnée, un élan où vibraient à l'unisson l'amour et l'orgueil, ces deux plus grands sentiments du coeur de l'homme: l'orgueil d'un paysan faisant à un étranger--et devant elle--l'éloge de sa terre; l'amour d'un bon fils pour sa mère, la remerciant devant tout le monde de la vie belle, heureuse honorable qu'elle lui a donnée.
Alors Robin LeTort sortit des rangs, s'approcha de la Cosse de Nau et versa trois fois le vin cuit sur la tronche, disant d'une voix haute et vibrante:150
Allégresse! Allégresse! que Notre Seigneur nous remplisse d'allégresse!
Note 150: Puis il bénit le feu, c'est-à-dire qu'il l'arrose d'une libation de vin cuit à laquelle le cariguié répond par des crépitations joyeuses.
Dans les familles on bénissait aussi la bûche de noël et on versait du vin dessus en disant: "Au nom du Père!" Larousse: Grand Dictionnaire, page 1046, au mot noël.
Et les marins crièrent en choeur:
Allégresse! Allégresse! que Notre Seigneur nous remplisse d'allégresse!151
Jacques Cartier poursuivit:
Et si une autre année nous ne sommes pas plus, mon Dieu, mon Dieu, ne soyons pas moins!
Une dernière fois l'équipage s'écria avec un élan de joie suprême:
Allégresse! Allégresse! que Notre Seigneur nous remplisse d'allégresse!
Allégresse! Ah! que le coeur saignait dans la poitrine à regarder ces hommes crier allégresse! Comme la bouche mentait au visage, et comme ces lèvres douloureusement nerveuses se contractaient avec efforts pour ne pas boire dans leur faux rire les pleurs brûlants tombés des yeux.
Alors robin LeTort et François Duault (le plus jeune et l'aîné de l'équipage valide) vinrent se placer à chacune des extrémités de la tronche.152
Note 151: Mireïo: Mireille poëme de Mistral--voir le Monde Illustré de Paris, allée 1884. "Allégresse, le vieillard s'écrie allégresse, que Notre Seigneur nous emplisse tous d'allégresse, et si une autre année nous ne sommes pas plus, mon Dieu, ne soyons pas moins. Et remplissant le verre de clarette devant la troupe souriante il en verse trois fois sur l'arbre."
Note 152: Le plus jeune prend l'arbre d'un côté, le vieillard de l'autre, et frères et soeurs entre les deux ils lui font faire ensuite trois fois le tour des lumières et le tour de la maison. Mireille poëme de Mistral. Voir le Monde Illustré de Paris, 1884.
Mais cette pièce d'arbre était d'un poids énorme, immobile pour deux hommes seuls, Lucas Fammys, Guillaume Esnault, Julien Golet, Jehan Hamel, Goulset Riou et Jacques Duboys, les six plus forts mariniers du cortège, vinrent à la rescousse, enlevèrent la bûche de Noël, la chargèrent sur leurs épaules et firent trois fois le tour du feu.
Je demandai à Laverdière quel était le symbolisme des trois cercles.153
C'est, me répondit le cicerone, un touchant usage qui ne relève ni de la superstition, ni de la magie. En Bretagne, la nuit de Noël, on fait trois fois le tour de la maison paternelle processionnant ainsi la tronche consacrée.154 Cette cérémonie conserva aux demeures du paysan et du marin la bénédiction du ciel. Les gars de St. Malo, répètent cette tradition familiale.
Note 153: Ce mot de cercle me rappelle une jolie expression de la Relation primitive du Second Voyage de Jacques Cartier: "Et après qu'ils (les sauvages) eurent ce faict (chanté et dansé) fit le dict Donnacona mettre tous ses gens d'ung côté et fit un cerne sur le sable et y fit mettre notre cappitaine (Jacques Cartier) et ses gens." Faire un cerne sur le sable, n'est-ce pas gentil? Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 16.
Parlant du lac St-Pierre qu'il traversa, lors de son voyage à Hochelaga, Jacques Cartier écrit encore: Une plaine d'eau. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 20.
Ne pas oublier davantage l'expression de l'interprète Taiguragny que, dans son langage pittoresque, disait que les arquebuses des Français étaient des bâtons de guerre!
Note 154: "Ils lui font faire (à la bûche de Noël) trois fois le tour des lumières et le tour de la maison." Mireille, poëme de Mistral.
Tandis que Laverdière et moi causions de la sorte, les huit porteurs de la tronche de Noël s'étaient éloignés du feu de joie à la distance d'environ cinquante pas.
Je demandai à mon guide-interprète où ces braves gens prétendaient aller avec une pareille charge aux épaules.
Mais avant qu'il eût ouvert la bouche pour me répondre, un cri sec, bref, sans écho, rapide comme un coupé de fleuret, éclata en plein silence.
Et tout aussitôt Lucas Fammys, Guillaume Esnault, Julien Golet, Jehan Hamel, Goulset Riou, Jacques Duboys, Philippe Thomas, François Duault partirent au pas gymnastique courant vaillamment sur le feu.
Allégresse! allégresse, s'écrièrent ensemble tous les matelots, allégresse, allégresse, que Notre Seigneur nous remplisse d'allégresse!
Elle était vraiment originale, caractéristique, entraînante, cette course au bûcher, avec ses balancements de tangage, ses poussées irrésistibles, comme le travail d'un navire trop chargé de l'avant et les chocs en recul, les arcs-boutés des matelots se cabrant, mordant la glace de tous les clous de leurs talons pour mieux résister au terrible entraînement de cette masse inerte décuplant avec sa pesanteur la force acquise de l'élan, et parer une culbute aussi ridicule que redoutable.
Le coureurs n'étaient plus qu'à dix pieds du feu de joie.
Soudain retentit ce cri sec et bref, sans écho, rapide comme un coupé de fleuret, le même entendu tout à l'heure.
Instantanément, et tous ensemble, les huit compagnons mariniers, par un puissant effort, levèrent à hauteur de bras la colossale pièce de chêne. La bûche de Noël, suivant l'implusion de sa vitesse acquise, vint tomber au franc milieu du brasier, soulevant dans sa chute une poussière éblouissante d'étincelles.
Et tous les matelots se mirent à danser alentour du feu de joie, brandissant leurs torches empanachées de fumées et de flammes, criant avec allégresse, avec délire: Malo! Malo!! Noël! Noël!!
Alors Jacques Cartier, s'approchant des charbons rutilants du brasier, s'écria: Bûche bénie! rallume le feu!
Et le Capitaine-Général ajouta les paroles traditionnelles.
O feu sacré! que la santé revienne à tous.
Que nos trois vaisseaux reprennent la Mer.
Que le vent soit favorable jusqu'aux rivages de la Bretagne.
Que nos parents, nos amis, nos bienfaiteurs, nos frères de France, vivent jusqu'à notre retour.
Mon Dieu, souvenez-vous du Roi, François Ier, notre maître, votre serviteur.
Étoile de la Mer, Notre Dame de Roc-Amadour, soyez notre Boussole.
O Providence! marchez devant nous sur les eaux ténébreuses de l'Atlantique.
O feu sacré! que la clarté de ta lointaine lumière ait un reflet à nos foyers; que la joie de tes étincelles, le rire clair de tes flammes, soit pour les âmes oublieuses et les mémoires distraites un écho des gaietés anciennes, une gracieuse image des bonheurs chantants de la jeunesse.
O feu sacré! que ta puissante chaleur rayonne sur les amitiés glacées par l'absence, l'exil, la mort.
O feu sacré! brille avec joie, avec éclat, avec ardeur pour ceux-là d'entre nous qui ne reverront plus le ciel de la Bretagne et les terres heureuses du royaume de France; que la vision de leurs foyers se lève devant eux et passe lentement dans tes flammes; qu'ils reconnaissent à ta lumière confidente les ombres tardives des ancêtres portant dans leurs bras leurs petits enfants; qu'ils soient longtemps à regarder leur cortège; et que le cortège lui-même se repose et s'arrête à leur sourire.
Sol étranger, terre païenne! garde aux trépassés de notre équipage le rafraîchissement, le repos, la lumière, la paix des cimetières bénis de la Bretagne. Que jamais il n'advienne à nos chers morts d'être encore plus ensevelis dans notre mémoire que sous tes neiges éternelles!...
Jacques Cartier parla-t-il encore longtemps de la sorte?
Je vous avoue aujourd'hui n'en savoir plus trop rien. Pas aussi longtemps, je crois, que je demeurai là, sur la neige, immobile et songeur, m'amusant à suivre, dans le spectacle grandiose du feu de joie, de merveilleux effets de coruscation.
Le seul souvenir précis qui me revienne maintenant à la surface de ma mémoire, à travers le vague de ses idées confuses, est celui des trois veilleurs, Eustache Grossin, Jehan Duvert, Guillaume Séquart, roulant sur la glace, pour les éteindre, les tronçons calcinés de la Bûche de Noël.
Je me rappelle aussi avoir demandé à mon fidèle interprète la raison d'un aussi singulier travail.
Encore une tradition sacramentelle, répondit l'archéologue, un vieil usage breton. C'est la coutume de conserver, d'une année à l'autre, les débris de la Cosse de Nau. On les places d'ordinaire sous le lit du maître de la maison. Quand le tonnerre se fait entendre, on en jette un morceau dans le foyer, afin de protéger la famille contre le feu du temps.155
Note 155: Le feu du temps pour le tonnerre, archaïsme très gracieux. La langue française de l'époque de Jacques Cartier, abondait en locutions de ce genre; plusieurs d'elles sont très jolies, à preuve: muer le sang, pour se mettre en colère;--oindre le musel, pour souffleter;--l'aube crevée, pour le point du jour;--rire clair, pour rire agréablement;--peler la figue, pour tromper;--parer une châteigne, pour tramer un complot;--avoir mauvaise robe, pour ne pas réussir;--clamer ses coulpes, pour accuser ses péchés;--parler en pardon, pour parler inutilement;--avoir le cri, pour être accusé;--perdre son âge, pour mourir;--cueillir en haîne, pour prendre en aversion;--voir son pied, pour sortir de prison; etc., etc. 1873--Dictionnaire de la Langue Française, par C. Hippeau.
Je viens de signaler quelques archaïsmes de la langue française au temps de Jacques Cartier; le lecteur aimera peut-être à connaître aussi certains mots de la langue sauvage parlée, à cette même époque, par les Algonquins du Canada. En voici quelques uns, choisis parmi les plus euphoniques:
Ils appellent seigneur, agouhanna; la neige, canisa; le vent, cahoha; le feu, azista; l'eau, âme; la terre, damga; le blé osizy; le pain, carraconny; la fumée quea; la mer agosasy; les vagues de la mer, coda; le bois (la forêt), conda; les feuilles, hoga; le chemin, adde; un chien, agayo; bonjour aignaz; un petit enfant, exiasta; le nombre 1, segada; le nombre 9, madelon; etc., etc. Ils appellent une ville: Canada. La traduction sauvage du mot chien, est particulièrement heureuse: agayo, on croirait entendre japper. Second Voyage de Jacques Cartier 1535-36 feuillet 13, verso du feuillet 46 et des feuillets 47 et 48.
C'est ce qu'ils vont maintenant observer. Grossin, Duvert et Séquart ont partagé en trois parts égales les débris de la tronche de chêne. Elles seront, chacune, placées au fond de la cale des navires. De la sorte, les trois équipages et leurs vaisseaux seront à l'abri de la foudre pendant l'orage.
Laverdière ajouta presque aussitôt d'une voix brève et sèche comme un commandement de manoeuvre:
Regarde vite, le jour vient.
Ces paroles que je ne compris pas, dès l'abord, me laissèrent stupéfait.
Effectivement je regardai autour de moi, ou mieux, autour du feu; Jacques Cartier, les aumôniers, les officiers de son état-major, les compagnons mariniers et les charpentiers de navires avaient disparu, comme par magie, escamotés comme des monnaies dans les manchettes d'un prestidigitateur.
Cet isolement subit me glaça d'effroi et je reportai vivement les yeux sur les trois croque-morts de l'Émerillon qui chargeaient maintenant le bois carbonisé sur la tabagane. Et j'entendis Guillaume Séquart qui disait à ses camarades:
Pauvre petit Rougemont! ça lui aurait fait grand heur tout de même de voir la fête!
Il regarde mieux que cela, répondit Duvert accompagnant cette réflexion d'un geste énergique de la tête qui montrait bien le ciel à ses auditeurs.
N'empêche, ajouta Eustache Grossin, en manière de réflexion mentale, n'empêche qu'on ne s'habitue pas à voir mourir la jeunesse, et que ça peine d'y songer!
Pour la seconde fois Charles Laverdière me dit d'un ton impératif:
Regarde vite, vite... le jour arrive!
Phénomène étrange! (le propre du rêve et sa caractéristique dominante), plus j'ouvrais les yeux et moins les objets m'apparaissaient visibles. Par contre, il me suffisait de fermer énergiquement las paupières pour ramener fixe, distincte, précise et de netteté photographique absolue, la vision des choses naguère troublées et flottantes. Je ne savais trop comment expliquer cet événement bizarre, sinon que les lueurs expirantes du brasier faisaient vaciller, sauter à leur lumière, tous les profils du paysage. Le feu, comme la vie humaine, a quelquefois une agonie tourmentée. Je regardai derrière moi pour m'en convaincre. A ma grande stupéfaction, je m'aperçus que le feu de joie était mort, bien mort sous ses braises éteintes et ses charbons noirs. De ses cendres épaisses, encore tièdes, s'élevait une lente spirale de pesante fumée, fumée blafarde, fumée grise comme le matin d'un jour de pluie.
Étais-je donc le jouet d'un songe? Quand je retournai la tête, Grossin, Séquart et Duvert avaient disparu, à la magique façon des autres, les maîtres compagnons mariniers et charpentiers de navires. Si loin que je pouvais regarder à la ligne de l'horizon et sur tous les points de sa circonférence, il m'était impossible d'apercevoir aucune silhouette humaine.
Le maître-ès-arts, seulement, demeurait auprès de moi.
A ce moment précis le vent m'apporta de grandes bouffées d'orgue et de voix chantantes, comme de la musique échappée par l'entrebâillement d'une porte ouverte et close presque aussitôt.
Je voulus demander à mon guide d'où venait cette étrange mélodie, cette musique d'église orchestrée, savante, comme le chant moderne de nos maîtrises. Mais la métamorphose que lui-même, Laverdière, subissait, me rendit muet d'épouvante. Je n'avais plus de lumière suffisante pour l'apercevoir, et sa silhouette indécise semblait appartenir maintenant aux ténèbres extérieures, s'y fondre par degrés. Cette effacement fantasmagorique rappelait, par l'identité des effets, ces accidents de lanterne magique où, la lumière venant tout à coup à manquer, la flamme du lampadaire à s'affaisser dans son brûleur de cuivre, la lame de verre colorié ne projette plus sur la muraille blanche qu'une image vacillante, indéterminée. Ainsi m'apparaissait Charles Honoré Laverdière. Son ombre n'était plus maintenant qu'un fantôme affreusement pâli aux lueurs grandissantes de l'aube, un spectre si léger, si ondulant, si subtil, que la brise l'entraînait déjà dans sa course inconsciente, que je le voyais enfin s'évanouir, et pour jamais, comme une buée de marécage dans l'atmosphère diaphane de l'aurore.
Je courus à lui avec l'énergique impétuosité du désespoir, craignant, à tout instant, de le voir me laisser seul. Ce qui me causait une peur horrible. Mais égale se maintenait la fatale et infranchissable distance.
Cette course affolée dura longtemps. Soudain, je lâchai un cri terrible, tendis les bras en avant, et demeurai stupéfait... Un rayon de soleil venait de fondre de sa lumière le spectre du prêtre-archéologue.
Seulement, une voix grêle, diluée, flottante, et dont le timbre me restera pour jamais au fond de l'oreille et de la mémoire, vint expirer, en lointain écho, ces paroles ailées, faibles comme un souffle, timides comme un aveu:
"Jour venu! Adieu!! Souviens-toi!!!"
Et je n'entendis plus rien... rien... rien... qu'un puissant accord longuement soutenu sur un clavier d'orgue, des voix de jeunes filles, des voix merveilleusement belles chantant une partition soprane, des strettes de violons, une grande rumeur d'orchestre roulant un flot d'harmonie, comme un ressac sur une grève sonore, des cuivres soutenant les notes basses et lentes d'un accompagnement magistral écrit par quelque auteur célèbre.
J'ouvris de grands yeux cette fois, des yeux bien éveillés, que les lumières éblouissantes des gazeliers aveuglèrent... et je me retrouvai scandaleusement assis, au fond de mon banc, à l'église, au franc milieu de la Basilique Notre-Dame de Québec, tandis que mes voisins, tandis que mes voisines, pieusement agenouillés, priaient avec ferveur.
L'on chantait au choeur de l'orgue une phrase de l'Agnus Dei et l'orchestre, en guise d'accompagnement, jouait sur ses premiers violons un délicieux motif de berceuse, charmeur, endormant, d'un effet irrésistible sur des auditeurs bien disposés et bien assis.
Cette oeuvre magistrale de Fauconnier (sa Messe Solennelle de Noël)156 avait ceci de particulier que les accompagnements d'orchestre soutenaient une mélodie identique au Kyrie et à l'Agnus Dei. La berceuse, qui m'avait endormi avec les premières stances musicales du Kyrie, m'éveillait maintenant au rhythme somnolent de ces mêmes mesures. Cette singularité confirmait, d'ailleurs, l'exactitude d'une vieille expérience physiologique sur les phénomènes natures du sommeil, savoir: que le son des paroles habituelles, l'accent connu, le timbre d'une voix familière, le nom du dormeur prononcé, même à voix basse, l'éveillent plus vite que l'éclat d'un grand bruit.
Note 156: La Messe Solennelle de Noël de Fauconnier, fut exécutée à la Basilique de Notre-Dame de Québec, le 25 Décembre 1885.
Vous savez maintenant, lecteurs, quel rêve historique a traversé cette nuit-là mon sommeil, pourquoi et comment Une Fête de Noël sous Jacques Cartier est devenue le sujet et le titre de mon premier essai littéraire.
Réponse de Son Excellence l'honorable Auguste Réal Angers, à une adresse de félicitations présentée par l'Institut Canadien Français de Québec, le 17 janvier 1888 à l'occasion de son élévation à la charge de Lieutenant Gouverneur de la province de Québec.
Monsieur le président de l'Institut Canadien de Québec,
Messieurs,
Je constate avec un vif plaisir que votre influence a su réunir à cette fête de l'esprit l'élite de la société française de Québec.
Avec un rare succès vous avez inspiré à la jeunesse le goût de s'instruire, à l'âge mûr le désir de se perfectionner; goût qui absorbe les entraînements premiers de l'adolescent, désir qui captive l'ambition de l'homme fait.
C'est par vos soins que nous voyons rangés dans votre bibliothèque et classés dans votre catalogue, les plus beaux produits du génie de l'homme dans les science et dans les lettres. Vous avez fait le travail de l'essaim qui envahit la plaine, cueillant, des prés en fleurs, les meilleurs parfums, les sucs les plus purs. Ainsi butinant, vous avez comblé vos rayons de livres précieux, honnêtes et charmants, miel dont se nourrit l'intelligence, manne que nous pouvons ramasser à toute les heures.
Du haut de leur cases, combien d'amis me reconnaissent et me sourient, comme si je ne les avais depuis longtemps délaissés. Comme je me sens tenté d'entreprendre avec vous, monsieur le président, un voyage autour de cette bibliothèque. Il nous faudrait passer à travers l'histoire contemporaine, nous arrêtant aux hauts faits de nos incomparables annales canadiennes; voyager au moyen-âge où resplendit l'héroïque épopée de la chevalerie et des croisades, et remonter jusqu'aux temps anciens, faisant halte aux Thermopyles, nom qui au Canada, depuis 1813, se prononce Chateauguay.
Dans un si long retour vers des temps envolés, nous nous verrions délaissés des dames dont l'esprit, comme le charme, est toujours au présent, jamais au passé.
Puis, conduits par l'ordre alphabétique du catalogue, nous arriverions devant la porte close de la philosophie, et la clef en est aux mains du maître-ès-sciences. Dans le catalogue, la poésie est sa voisine. Similitude des choses de la vie réelle, c'est auprès de buissons inextricables qu'il faut chercher les fleurs. La poésie est une fée qui connaît tous les accents. Dans son domaine, à côté des plus riches moissons, que de pervenches, de muguets et de violettes pour vos parures, mesdames; mais la discrétion de l'âge me soupire à l'oreille: passez, passez!
Comment éviter ce secrétaire en bois de santal incrusté de filigranes d'argent, ce sachet capitonné de soie bleue où repose l'art épistolaire? ces lettres dont l'écriture courante reconstruit le traits, le regard, le sourire des chers absents, évoque l'image, la personnalité entière d'êtres aimés. Lisez des lettres, surtout des lettres de femmes. Elles sont comme ces médailles d'un autre âge, ces portraits dur ivoire, qui, par la délicatesse des lignes, la carnation des chairs, le relief des figures, font revivre des causeries à coeur ouvert et remettent sous la main le velouté des meilleures heures de l'existence. Nous, le grand nombre, nous qui n'aurons jamais cette seconde vie qui attend l'auteur, cultivons l'art de la correspondance. Quelques lettres seront peut-être tout ce qui restera de nous aux soins discrets de l'amitié.
Votre catalogue révèle le choix judicieux des livres qu'il contient et ne me laisse rien à dire de ceux qu'il faut éviter. Vous inviter à l'étude et à la lecture serait aussi un hors-d'oeuvre.
Le goût des lettres nous pénètre dans cette salle avec l'atmosphère qu'on y respire, et nous en voyons les brillants résultats au dehors. Au printemps dernier, un phare allumé aux terres d'Évangéline a percé les brumes qui enveloppaient l'histoire du Bassin des Mines. Une revue nouvelle, Le Canada-Français, rajeunira de jets de lumière bien des feuilles détachées et oubliées de nos annales; la religion, les sciences et les lettres entreront aussi dans le cadre de cette publication. Au nombre des ouvriers de la pensée qui lui ont promis leur concours, je trouve plusieurs des membres de votre institut; un autre a clos l'année 1887 par la "Légende d'un Peuple" que Jules Clareti a tenu sur les fonts et que le secrétaire perpétuel de l'Académie française a saluée d'un carillon joyeux. 1888 va commencer par la venue prochaine d'un autre livre, fils du talent d'un des vôtres. Il est de noble lignée; sa source remonte à nos plus vieux parchemins. Il a nom: "Noël 1535 sous Jacques Cartier, Nouvelle-France." Vous le reconnaîtrez, j'espère, à son état, il est roman-histoire; roman par la grâce du style, la mise en scène et l'intérêt, histoire par l'exactitude des faits, des lieux et des dates. Il a les yeux azurés, et le timbre de sa voix est patriotique.
Voilà, entre plusieurs, des fruits que le goût littéraire que vous avez inspiré à faire croître.
Pour ne pas vous imposer l'ennui d'un entr'acte au début de cette soirée, je dois restreindre ma réponse et taire le sentiment filial que vous avez touché en moi en rappelant votre troisième président. Vous m'avez remis en mémoire la bonne fortune que j'ai eue de faire inscrire votre nom sur le budget de l'État au nombre des institutions bien méritantes. Pour toutes ces bonnes paroles, rehaussées de l'éclat de votre loyauté, je vous remercie. Revêtu du titre insigne de membre honoraire de votre institut, je verrai toujours avec fierté vos progrès croissant, et comptez que, dans les limites de mes attributions, mon concours vous est acquis.
Québec, 17 janvier 1888.
La plupart des archives important de notre histoire ont été relevées en moins de 40 ans.
Tout d'abord, dès 1843, la Société Littéraire et Historique de Québec édita la Relation des Voyages de Jacques Cartier. Onze ans plus tard (1854) le Gouvernement du Canada (ministère McNab-Morin) publiait une nouvelle édition des Edits et Ordonnances du Conseil Supérieur de la Nouvelle-France.157 Subséquemment (1858) le Gouvernement du Canada (administration McNab-Taché) édita les fameuses archives nationales Relations des Jésuites. Deux archéologues éminents, MM. les abbés Bois et Laverdière, dirigèrent l'impression de ce travail gigantesque, laquelle fut exécutée par l'établissement typographique A. Côté & Cie.
Note 157: Cette édition était de beaucoup plus complète que la première publiée en 1803.
En 1868, la maison Desbarats publiait à Ottawa les Oeuvres de Champlain, monument impérissable élevé à la mémoire du fondateur de notre ville par le soin filial des bibliophiles Laverdière et Casgrain. Ce qui n'excuse pas la cité d'oublier qu'elle doit une statue à cet illustre Père de la Nouvelle-France.
La première impression typographique de cet ouvrage célèbre a été exécutée sous la surveillance de M. l'abbé Laverdière, dans l'ancien Secrétariat de l'Évêque de Québec, au Séminaire de Québec.
En 1871, aux ateliers de M. Léger Brousseau, éditeur propriétaire du Courrier du Canada. Laverdière et Casgrain publièrent encore Le journal des Jésuites.
En 1883, la Législature de Québec prit sous ses auspices la publication d'une collection de manuscrits relatifs à l'Histoire de la Nouvelle-France. Ce travail représentant quatre volumes in-octavo et plus de 2,000 pages est un véritable Eden, une Terre Promise aux chercheurs, aux archéologues et aux bibliophiles qui ne nuiront pas,(du moins en nombre) dans le partage de ce paradis. Cette publication a été terminée en 1885. 158
Note 158: Collection de Manuscrits contenant Lettre, Mémoires et autres documents historiques relatifs à la Nouvelle-France, recueillis aux Archives de la Province du Québec ou copiés à l'étranger.--Québec--Imprimerie A. Côté et Cie.
En 1886, et sous le patronage de cette même Assemblée Législative, le gouvernement due Québec édita les Jugements et Délibérations du Conseil Supérieur de la Nouvelle-France. en même temps, la Société Historique de Montréal publiait le Livre d'Ordres du Chevalier de Lévis, ouvrage précieux s'il en fut jamais, et qui corrobore une Relation de la Guerre de Sept ans en Amérique écrite par ce même chevalier de Lévis, l'immortel vainqueur de Ste. Foye. Cette perle archéologique, actuellement en la possession de M. l'abbé Verreau, appartenait à la collection Viger de fameuse et savante mémoire.159
Telles sont, réunies à un petit nombre de titres éclatants, les quelques archives nécessaires aux chercheurs, archéologues, bibliophiles ou écrivains.
Note 159: La Société Historique de Montréal a publié plusieurs autres documents de grande valeur, entre autres: Les Véritables motifs des Messieurs et Dames de Notre-Dame de Montréal, pour la conversion des Sauvages de la Nouvelle-France; un traduction du Voyage de Kalm au Canada, etc.
M. Verreau, en 1873 et en 1874, et plus tard M. Brymner, ont fait à Londres, à Paris et à Rome des recherches importantes et qui ont permis d'augmenter considérablement la collection des archives historiques. Le rapport qui vient d'être publié par M. Brymner (Rapport sur les Archives Canadiennes, par Douglas Brymner, archiviste, 1885) contient l'analyse de l'immense collection Haldimand copiée au British Museum et dont une partie avait déjà été obtenue par les soins de M. l'app. Verreau et appartient maintenant à la Société Historique de Montréal.
M. G. B. Faribault, avocat de Québec, bibliophile éminent, publiait en 1837, un catalogue des ouvrages sur l'histoire de l'Amérique et en particulier sur celle du Canada, de la Louisiane et de l'Acadie. Le nombre des ouvrages ainsi catalogués s'élevait à 969. Cette statistique nous donne une idée approximative des richesses archéologiques du Canada à cette époque. Les inestimables travaux de l'illustre érudit furent irréparablement anéantis par l'incendie du parlement à Montréal, la nuit du 25 avril 1849 par les émeutiers protestants orangistes. "En un instant ce bel édifice devint la proie des flammes avec les archives de la province, les deux bibliothèques qui renfermaient vingt-deux mille volumes. Le Canada perdit dans cette conflagration des livres rares et précieux de la belle collection d'ouvrages sur l'Amérique (seize cents volumes) formée par M. Faribault après les plus pénibles efforts. Les pertes furent estimées à plus de $400,000.00." Louis P. Turcotte: Le Canada sous l'Union, page 112 tome Ier.
Adam Dollard (sieur des Ormeaux), commandant, âgé de 25 ans.
Jacques Brassier, âgé de 25 ans (partis de France avec M. de Maisonneuve en 1653.)
Jean Tavernier, dit La Hochetière, armurier, âgé de 28 ans (venu aussi de France, en 1653, avec M. de Maisonneuve.)
Nicolas Tillemont, serrurier, âgé de 25 ans.
Laurent Hébert, dit La Rivière, âgé de 27 ans.
Alonié de Lestres, chaufournier, âgé de 31 ans.
Nicolas Josselin, âgé de 25 ans. (Il était de Solesmes, arrondissement de la Flèche, et avait suivi M. de Maisonneuve, en 1653.)
Robert Jurée, âgé de 24 ans.
Jacques Boisseau, dit Cognac, âgé de 23 ans.
Louis Martin, âgé de 21 ans.
Christophe Augier, dit Desjardins, âgé de 26 ans.
Étienne Robin dit Desforges, âgé de 27 ans (parti de France, en 1653, avec M. de Maisonneuve).
Jean Valets, âgé de 27 ans de la paroisse de Teillé, arrondissement du Mans (Sarthe), venu avec M. de Maisonneuve, en 1653.
Réné Doussin (sieur de Sainte-Cécile), soldat de la garnison, âgé de 30 ans (parti de France, en 1653, avec M. de Maisonneuve).
Jean Lecompte, âgé de 26 ans (de la paroisse de Chemiré, arrondissement du Mans (Sarthe), venu avec M. de Maisonneuve, en 1653).
Simon Grenet, âgé de 25 ans.
François Crusson, dit Pilote, âgé de 24 ans (parti de France, en 1653, avec M. de Maisonneuve).160
Note 160: Régistre de la paroisse de Ville-Marie. Sépultures. 3 juin 1660.
A ces dix-sept héros chrétiens, on doit joindre le brave Anahotaha, chef des Hurons, comme aussi Metiwemeg, capitaine Algonquin, avec les trois autres braves de sa nation, qui tous demeurèrent fidèles et moururent au champ d'honneur; enfin les trois Français qui périrent dès le début de l'expédition, Nicolas du Val, Mathurin Soulard et Blaise Juillet.
On est aujourd'hui absolument certain de l'endroit où hivernèrent les navires de Jacques Cartier en 1535-1536. Ce site est l'embouchure de la rivière Lairet.
La seule difficulté, et c'en est une considérable, est de savoir si le Fort Jacques Cartier fut bâti sur la rive droite ou la rive gauche de la rivière Lairet.
Tout milite cependant en faveur de l'opinion allant à dire que la rive gauche du Lairet fut l'exact emplacement du Fort Jacques Cartier. A mon sens, le monument commémoratif, que le Cercle Catholique de Québec fait élever au Découvreur, sera historiquement bien placé.
Consulter à ce propos ce que les anciens historiens ont écrit relativement à la Rivière Ste-Croix où Jacques Cartier se fortifia et mis ses navires en hivernements en 1535-36. Pages 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118 et 119 de l'Appendice qui accompagne la relation des trois Voyages (1534-1535-1541) de Jacques Cartier--édition canadienne de 1843.
"La maison principale des Missionnaires Jésuites était à Notre Dame des Anges, à deux kilomètres (demi-lieue) du Fort que Champlain avait bâti (Québec). Notre Dame des Anges, sur les bords de la rivière Lairet, près de Québec, rappelle un souvenir bien plus ancien que la résidence des Pères Jésuites. C'est là qu'en 1535 le grand explorateur du Canada, Jacques Cartier, éleva un petit fort pour passer l'hiver avec ses hardis marins. Avant de quitter ces rives, où une partie de sa troupe fut décimée par le scorbut, et où il se vit forcé d'abandonner un de ses vaisseaux, il planta une grande croix avec un écusson aux armes de France et l'inscription: Franciscus Primus, Dei gratia Francorum rex, regnat. François Ier, par la grâce de Dieu roi de France, règne." Le Père Isaac Jogues, premier apôtre des Iroquois, par le Rév. P. F. Martin, chapitre II, page 24.
"En 1626, les Jésuites avaient formé là (à Notre Dame des Anges) leur première résidence, à 2 milles de Québec, sur la rive droite de la petite rivière Lairet, à l'endroit où elle tombe dans la rivière St. Charles. C'était l'extrémité du terrain que leur avait donné le duc de Vantadour, sous le nom de Seigneurie Notre-Dame des Anges. Ce bien portait encore le nom de Fort Jacques Quartier parce qu'en 1535, il avait été obligé d'y hiverner. On Y voit encore aujourd'hui quelques ruines de l'ancienne maison des jésuites." Biographie de Père François-Joseph Bressani par le Rév. Père F. Martin de la Compagnie de Jésus. Première annotation de la page 15, édition de 1852.
Le commentateur de l'édition canadienne des Voyages de Jacques Cartier, publiés sous la direction de la Société Historique de Québec, dit à la note 22 de la page 114 de l'appendice:
"Les Récollets arrivèrent dans la Nouvelle-France en 1615. Les Jésuites ne vinrent qu'en 1625 et 1627 ces pères commencèrent un établissement sur la rive droite de la petite rivière Lairet à l'endroit où elle tombe dans la rivière St. Charles."
Ce même commentateur dit encore à la note 2 de la page 109 de l'appendice, en parlant du fort Jacques Cartier:
"On aperçoit encore aujourd'hui, (cela était écrit en 1843), sur la rive gauche de la petite rivière Lairet, à l'endroit où elle tombe dans la rivière St. Charles, des traces visibles de larges fossés, ou espèces de retranchements."
L'opinion évidente du commentateur est que le Fort Jacques Cartier occupait la rive gauche du Lairet, et la résidence des Jésuites, la rive droite.
L'automne de 15358 vit donc arriver les premiers blancs qui soient venus à Québec, (14 septembre 1535). Ils se firent un retranchement sur la rive gauche de la petite rivière Lairet, près de l'endroit où celle-ci se jette dans ra rivière St-Charles, vis-à-vis la Pointe-aux-Lièvres. Ils hivernèrent dans cet endroit, à l'abris de deux de leurs vaisseaux, la Grande Hermine et la Petite Hermine, et de leur retranchement.
Le 3 mai 1536, Jacques Cartier fit planter, à ce même endroit, une grande croix d'environ trente-cinq pieds de hauteur, au croisillon de laquelle il fit attacher un écusson aux armes de France avec l'inscription suivante: Franciscus primus, Dei gratia Francorum rex, regnat.
Quatre vingt-dix ans plus tard, l'emplacement du premier hivernement des Français sur la terre canadienne devint celui du premier monastère des missionnaires Jésuites. Ceux-ci en prirent possession dans une cérémonie solennelle qui eut lieu le 23 septembre 1625. Ce lieu, dit le P. Martin, portait le nom de Fort Jacques Cartier, en mémoire de ce navigateur célèbre qui l'avait illustré quatre-vingt-dix ans auparavant par son courage et sa piété... Il était situé tout près du couvent (des Récollets), mais de l'autre côté de la rivière St-Charles, au point où le Lairet lui verse le tribut de ses eaux.
"Ainsi, un triple souvenir s'attache à la pointe de terre située au confluent de la rivière St-Charles et de la rivière Lairet.
"C'est l'emplacement du premier hivernement des blancs sur la terre du Canada.
"C'est le lieu où Cartier fit arborer le signe de la Rédemption, en face de l'antique Stadaconé.161
"C'est le coin du sol canadien d'où partirent les premiers héros de cette grande épopée qui s'appelle les Missions des Jésuites dans la Nouvelle-France".162
Note 161: Lors de son premier voyage, Cartier avait planté une croix à l'entrée du Bassin de Gaspé (le 24 juillet 1534). L'année suivante, en revenant d'Hochelaga, il fit planter une deuxième croix sur une des îles de l'embouchure de la Rivière St-Maurice (le 7 octobre 1535). Ce ne fut que le 3 mai 1536, fête de l'Invention de la Ste-Croix, trois jours avant son départ de Stadaconé, au confluent des rivières St-Charles et Lairet.
Note 162: Extrait d'une Chronique publiée, par M. Ernest Gagnon, dans Les Nouvelles Soirées Canadiennes, livraison du mois d'août 1882.
C'est à cet endroit même que le comité littéraire et historique du Cercle Catholique de Québec, doit, avec l'aide d'une souscription nationale, faire élever un monument à la France colonisatrice et chrétienne, au Découvreur et aux missionnaires martyrs. Le dessin de ce monument est presque achevé. Il est de M. Eugène Taché, l'artiste instruit et inspiré qui a déjà doté Québec de si beaux monuments architectoniques.
"Les journaux de la province de Québec vous ont fait connaître le projet d'érection d'un double monument à l'endroit précis où Jacques Cartier et ses hardis compagnons passèrent l'hiver de 1535-36 et où, quatre-vingt-dix ans plus tard, les Pères Jean de Brébeuf, Ennemond Masse et Charles Lalemant jetèrent les bases de la première résidence des missionnaires Jésuites dans la Nouvelle-France.
"L'emplacement appelé Fort Jacques Cartier a déjà été acheté par le Cercle Catholique de Québec. Il occupe une pointe de terre, au confluent des rivières St. Charles et Lairet, et offre aux regards un site admirable, digne des grands souvenirs qui s'y rattachent.
"Le comité littéraire et historique du Cercle s'adressa aujourd'hui à votre générosité et à votre patriotisme, et il vous invite à contribuer, par votre souscription, à la réalisation de son projet, qui a déjà reçu l'adhésion des principaux organes de la presse française et anglaise de la province.
"Ce projet consiste:"
"1. A faire élever un fac-simile, en fonte, de la croix plantée par Jacques Cartier, le 3 mai 1536, sur les bords de la rivière St. Charles, avec l'écusson fleurdelisé et l'inscription Franciscus Primus, Dei gratia Francorum rex, regnat. Cette croix sera fixée dans un socle en granit, et aurait 35 pieds de hauteur."
"2. A faire construire une sorte de tumulus à la mémoire des premiers missionnaires de la Nouvelle-France."
"Les noms de tous les souscripteurs, indistinctement seront inscrits dans deux cahier d'honneur, dont l'un sera adressé au Maire de St. Malo (en France), et l'autre remis au Maire de Québec, pour être conservé dans les archives de ces deux filles." 163
Note 163: Extrait de la Circulaire publiée par le Cercle Catholique de Québec, en février 1887.
M. de Voutron, en 1716, commandant le Saint-François, écrivait de La Rochelle même, où avait habité Jean Alfonse le célèbre pilote saintongeois, contemporain de Jacques Cartier:
"J'ay esté sept fois en Canada, et quoyque je m'en sois bien tiré, j'ose assurer que le plus favorable de ces voyages m'a donné plus de cheveux blancs que tous ceux quej'ai faits ailleurs.
"Dans tous les endroits où l'on navigue ordinairement, on ne souffre point et l'on ne risque pas comme en Canada. C'est un tourment continuel de corps et d'esprit.
"J'y ay profité de l'avantage de connoistre que le plus habile ne doit pas compter sur la science".
Si les difficultés de la navigation du Canada étaient telles encore après un siècle de fréquentation continue, quelles ne devaient-elles être au début, lorsque Jean Alphonse en écrivait le routier dna le plus grand détail?
Nous ne pouvons donc trop faire attention à ces paroles d'un capitaine de vaisseau, dites près de deux siècles après l'ouverture de la navigation du Saint Laurent par Jean Alfonse et Jacques Cartier.
Pierre Margry: Les Navigations Françaises et la Révolution Maritime du 14ième siècle IV Le chemin de la Chine et les Pilotes de Pantagruel: pages 324 et 325.
"On ne peut se défendre de faire remarquer avec quelle prudence, quel tact, quel jugement admirable, et en même temps avec quel courage, Jacques Cartier pénétra dans des pays ignorés, sans accident, quoique avec de très faibles moyens. En examinant sa conduite, on ne le trouve pas seulement un grand navigateur, mais un habile politique, un observateur puissant, un maître accompli dans l'art de se préparer les voies au milieu des populations inconnues. Que l'on compare de près cette conduite avec celles des Cortez et des Pizarre, et l'on verra que, la question d'humanité laissée de côté, quoiqu'elle vaille assurément la peine d'être prise en considération, ce n'est pas à ceux-ci qu'est l'avantage."
Léon Guérin: Les Navigateurs Français, page 80.
"L'expédition--(celle de 1535)--était accompagnée de deux chapelains Dom Guillaume Le Breton et de Dom Anthoine."
Ferland: Histoire du Canada, ch. Ier, page 22.
Ce titre de Dom fait présumer que ces deux prêtres étaient des religieux bénédictins.
"Le 26 Juin 1615 le Père Récollet Jean Dolbeau célébrait à Québec, au son de la petite artillerie de l'habitation la première messe qui ait été dite depuis l'époque de Jacques Cartier."
Laverdière: Histoire du Canada, Ch. II, page 37.
L'abbé Faillon, dans une longue et savante dissertation, répond dans l'affirmative à ceux qui lui demandent si Jacques Cartier avait des aumôniers lors de son second voyage au Canada. Leurs noms, d'ailleurs sont inscrits sur le rôle d'équipage que Jehan Poullet présenta à la Communauté de la Ville de St-Malo, à sa réunion du 31 mars 1535.
Les extraits suivants de la Relation du Second Voyage de Jacques Cartier, confirment absolument cette opinion.
"Le septième jour du dict mois, jour de Notre-Dame (7 août 1535, samedi)--après avoir ouï la messe, nous partîmes de la dite Isle--(Il aux Coudres)--pour aller amont le dit fleuve."
Page 33 de l'édition de 1843; verso du feuillet 12 de l'édition de 1545.
"Ils--(les interprètes)--répondirent que leur dieu nommé Cudragny avait parlé à Hochelaga et que les trois hommes devant ditz--(ci-haut mentionnés)--estaient venus de par luy leur annoncer les nouvelles qu'il y avaient tant de glaces et de neiges qu'ilz mourraient tous. Desquelles paroles nous prismes tous à rire, et leur dire que leur dieu Cudragny n'était que ung sot et qu'il ne sçavait ce qu'il disait et qu'ils le disent à ses messagiers et que Jésus les garderait bien du froid s'ilz luy voulaient croire. Lors le dit Taignoagny et son compagnon demandèrent au dict Capitaine s'il avait parlé à Jésus, et il respondist que ses prêtres y avaient parlé et qu'il ferait beau temps"--(pour aller à Hochelaga).
Pages 39 de l'édition de 1843 et feuillet 19 de l'édition de 1545.
"Notre cappitaine voyant la pitié et maladie ainsi esmeue, feist mettre le monde en prière et oraisons et feist porter ung ymage de remembrance de la Vierge Marie contre ung arbre distant de nostre fort d'ung traict d'arc les travers--(à travers)--les neiges et glaces. Et ordonne que le dimenche en suyvant l'on dirait au dict lieu la messe. Et que tous ceulx qui pourraient cheminer, tant sains que malades, yraient à la procession chantant les sept psaulmes de David avec la litanie, et priant la dicte vierge qu'il luy pleust prier son cher enfant qu'il eust pitié nous. La messe dicte et célébrée devant la dicte ymage, se feist le capitaine pèlerin à Notre-Dame de Roquemado--(Roc-Amadour) promettant y aller si Dieu luy donnait grâce de retourner en France." Cette messe fut célébrée en Février 1536.
Page 57 de l'édition 1843 et feuillet 35, recto et verso, de l'édition de 1545.
La route de l'Ouest! la route de l'Ouest! telle était la préoccupation dominante, l'idée fixe, unique, obstinée de tous les découvreurs. La crainte d'une concurrence inattendue dans la recherche des richesses dont on se promettait la possession exclusive, l'espoir d'arriver premier aux contrées du Japon, de la Chine et aux Indes d'Asie avaient à ce point détraqué les cerveaux que Christophe Colomb lui-même s' ingéniait à retrouver dans l'archipel des Antilles le Zipangu et les domaines du grand quâân du Katay signalés dans une carte de Toscanelli. Le grand titre des ouvrages de Jacques Cartier donne une preuve éclatante de cette illusion géographique: Brief récit et succincte narration de la navigation faicte ÈS YSLES de Canada, Hochelaga et Saguenay et autres, avec particulière meurs, langaige et cérémonies des habitans d'icelles; fort délectable à voir. L'espoir du lucre, l'éternel auri sacra fames, avait provoqué ces expéditions héroïques légendaires des trois premier siècles de l'âge moderne, expéditions dont les périls n'avaient d'égal que l'audace des équipages.
Voici les noms des prédécesseurs de Jacques Cartier dans les explorations tentées au Nord de l'Amérique à la recherche d'un passage vers l'Ouest:
Jean Cabot, de Venise, 1494; Sebastien Cabot, fils du précédent, 1498; Gaspard Cortéreal, 1500; Michel Cortéreal, 1502; Jean Gonçalves, Jean et François Fernandès, 1501, 1503, 1504 et 1505; Jean Denys de Honfleur et Camard de Rouen, 1506; Thomas Auber, 1508; Le baron de Lere et De Saint Just, 1518; le florentin Jean Verrazzano, 1523; Gomez de Porto, 1525; Jean Rut, 1527; Pierres Crignon, 1529; Jacques Cartier, 1534, 1535, 1541 et 1543.
J'ai préparé cette liste sur l'Introduction historique aux ouvrages de Jacques Cartier pa M. D'Avezac.
Sur le récit que fit Cartier de son voyage (celui de 1534) le roi (François Ier) ordonna d'armer et d'équiper pour quinze mois trois navires dont il lui conféra le commandement par une commission datée du 15 octobre 1534. Cette fois (expédition de 1535) il (Jacques Cartier) joignit au titre de capitaine celui de pilote du roi.
Nouvelle Biographie Générale par Firmin Didot Frères, édition de 1855 tome 8 page 906 au nom de Cartier (Jacques).
L'Histoire des Canadiens-Français de M. Benjamin Sulte donne le mot Macé au lieu de Marc, ce qui est conforme au texte de l'édition rarissime (1545) du Voyage de Jacques Cartier, 1535-36; voir feuillet 32.
Marc ou Macé Jallobert avait épousé Allizon DesGranches, soeur de la femme de Jacques Cartier.
Sulte: Histoire des Canadiens-Français, Tome Ier, page 12.
Jacques Cartier avait épousé Catherine DesGranches, fille de Jacques DesGranches, connétable de la ville et cité de St. Malo.
Brève et succincte narration historique par M. D'Avezac, verso du feuillet XIV, précédant la narration du Voyage de Jacques Cartier, 1535-36.
Ni Ferland, ni Garneau, ni Benjamin Sulte ne mentionnent le nom de Jehan Poullet. On le retrouve seulement dans la Relation du Second Voyage de Jacques Cartier, 1535-36 recto du feuillet 22, édition 1545.
Jacques Maingard, Michel Maingard, Raoullet Maingard et Pierre Maingard, dont les noms apparaissent au rôle d'équipage, sont les quatre fils de Guillaume Maingard, le parrain de Jacques Cartier.
Rôle d'Equipage de l'Expédition de 1535, présenté par Jehan Poullet à la réunion de la Communauté de la ville de Saint-Malo, à la Baie Sainct Jehan, mercredi, le trente-unième jour de mars 1535.
L'incertion des dicts maistre compaignons mariniers et pilottes s'ensuyvent:
Jacques Cartier, capitaine; Thomas Fourmont, maistre de la nef; Guillaume Le Breton Bastille, cappitaine et pilote du galion; Jacques Maingard, maistre du galion; Marc Jallobert, cappitaine et pilotte du Correlieu; Guillaume Le Marié, maistre du Courlieu; Laurens Boulain, Étienne Nouel, Pierre Esmery, dict Talbot, Michel Hervé, Étienne Princevel, Michel Audiepbre, Bertrand Samboste, Richard LeBay, Lucas Fammys, Françoys Guitault, apoticaire; Georget Mabille, Guillaume Séquart, charpentier; Robin Le Tort, Samson Ripault, barbier; Françoys Guillot, Guillaume Esnault, charpentier; Jehan Dabin, charpentier; Jehan Duvert, charpentier; Julien Golet, Thomas Boulain, Michel Phelipot, Jehan Hamel, Jehan Fleury, Guillaume Guilbert, Colas Barbe, Laurens Gaillot, Guillaume Bochier, Michel Eon, Jehan Anthoine, Michel Maingard, Jehan Maryen, Bertrand Apvril, Gilles Stuffin, Geoffroy Ollivier, Guillaume de Guernezé, Eustache Grossin, Guillaume Alierte, Jehan Ravy, Pierre Marquier, trompecte; Guillaume Legentilhomme, Raoullet Maingard, Françoys Duault, Hervé Henry, Yvon LeGal, Anthoine Alierte, Jehan Colas, Jacques Poinsault, Dom Guillaume Le Breton, Dom Anthoine, Philipes Thomas, charpentier; Jacques Duboy, Jullien Plantirnet, Jehan go, Jehan Legentilhomme, Michel Douquais, charpentier; Jehan Aismery, charpentier; Pierre Maingard, Lucas Clavier, Goulset Riou, Jehan Jacques Morbihen, Pierre Nyel, Legendre Estienne Leblanc, Jehan Pierres, Jehan Coumyn, Anthoine DesGranches, Louys Douayrer, Pierres Coupeaulx, Pierres Jonchée.
Ce rôle d'équipage est textuellement copié des Documents inédits sur Jacques Cartier et le Canada, communiqués par M. Alfred Ramé, de Rennes et faisant suite à la Relation du Premier Voyage de Jacques Cartier en 1534 d'après l'édition de 1598, pages 10, 11 et 12.
Paris.--Librairie Tross, 5, rue Neuve-des-Petits-Champs, 1865.
Les noms de Charles Gaillot et de De Goyelle n'apparaissent pas sur le rôle d'équipage signé le 31 mars 1535. On les trouve sur la liste publiée par M. Benjamin Sulte dans son Histoire des Canadiens-Français Vol. I, page 12. Si l'on en croit l'ouvrage de M. James Lemoine, Picturesque Quebec,164 ces deux noms et cinq autres, auraient été ajoutés aux 74 noms inscrits sur la Liste de l'Équipage de Jacques Cartier, conservée dans les archives de St. Malo, et revue avec soin sur le fac-simile par M. l'abbé C. H. Laverdière. Voici quels sont ces sept noms:
Jean Gouyon, Charles Gaillot, Claude de Pontbrians Charles de la Pommeraye, Jean Poullet, Philippe Rougemont, de Goyelle.
Note 164: "The subsequent seven signatures were added in the answer to the Quebec Prize Historical Questions submitted in 1879: Jean Gouyon, Charles Gaillot, Claude de Pontbrians, Charles de la Pommeraye, Jean Poullet, Philippe Rougemont, de Goyelle" Picturesque Quebec, appendix, page 483.
Les équipages réunis des trois vaisseaux de Jacques Cartier, y compris leurs officiers et les genitlshommes de St-Malo volontaires de l'expédition, donnaient un effectif de cent dix hommes. Or, le rôle d'équipage ne compte que soixante-quatorze signatures de marins. Si l'on y ajoute les noms des gentilshommes, Claude de Pontbriand, fils du Seigneur de Montcevelles et Echanson de Monseigneur le Dauphin, Charles de la Pommeraye, Jean Garnier de Chambeaux, Garnier de Chambeaux, Jean Poullet et Jean Gouyon, l'on atteint le chiffre de quatre-vingt personnes. Si l'on y ajoute encore le nom de Philippe Rougemont, le seul de vingt-cinq à trente victimes du scorbut nommé par la relation de Jacques Cartier, celui de De Goyelle, un autre mort du mal de terre que Charlevoix nomme dans son Histoire du Canada, enfin celui de Charles Gaillot que M. Benjamin Sulte dans son Histoire des Canadiens-Français, nous dit être le secrétaire de Jacques Cartier, il se fait que le grand total des expéditionnaires connus s'arrête à 83. Il nous manque donc 27 autres noms pour atteindre le chiffre de 110.
Comment expliquer cette lacune? On a cherché à s'en rendre compte en disant que ce rôle d'équipage n'est qu'une liste de matelots rédigée au retour de l'expédition de 1535. Malheureusement, cette explication est une contradiction flagrante des Documents inédits que nous possédons sur Jacques Cartier. Ce rôle d'équipage fut présenté par Jean Poullet, à la Communauté de Ville de St. Malo, à sa réunion du 31 mars 1535. Les archives publiées en 1865 par M. Alfred Ramé, de Rennes, le disent en toutes lettres.--(Voir pages 8 et 9 des Documents inèdits publiés à la suite de la Relation du Voyage de Jacques Cartier en 1534)--Plus et mieux que cela, nous savons qu'à cette séance mémorable de la Communauté de Ville de St. Malo, Jehan Poullet en produisant le rôle d'équipage, lequel portait alors soixante et quatorze signatures, se réserva le droit de récuser jusqu'à trente des mariniers inscrits et les remplacer par d'autres de son choix.
"Et icelly Poulet a aparu le role et nombre des compagnons Que le dict Cartier a prins pour la dicte navigation, et a esté (mis entre nos mains?) pour incerer cy dessous, et a, icelly Poulet protesté de en dynyer du nombre de XXV à trante et de prendre d'autres à son chouaix."
Document inèdits sur Jacques Cartier, page 9, faisant suite à la relation du voyage de Jacques Cartier en 1534, édition de 1598 et collection de Ramusio.
On remarquera que ce rôle d'équipage porte la date du 31 mars 1535 et qu'il s'écoula plus de six semaines entre le jour de sa présentation à la Communauté de Ville et le départ de la flottille qui mit à voile et quitta St. Malo le 19 mai 1535. N'est-il pas à présumer que, durant cet intervalle de temps, le rôle d'équipage fut modifié en quelque façon, et, tour à tour, amplifié ou amoindri? Il est encore probable que Jean Poullet n'abusa pas de son privilège et qu'il ne l'appliqua qu'à moitié, c'est-à-dire que, loin de récuser aucun des matelots inscrits sur le rôle d'équipage il se contenta d'ajouter de vingt-à trente mariniers de son choix aux 74 bons compagnons déjà acceptés. Cette supposition, qui est mienne, expliquerait suffisamment, à mon sens, ce chiffre de cent dix hommes composant l'expédition.
Le rôle d'équipage présenté par Jean Poullet le 31 mars 1535, à la réunion de la Communauté de ville est demeuré de record dans les archives de Saint-Malo. Les nouvelles recrues de Jean Poullet (s'il en engagea aucune) ne le signèrent pas. Et pour cause; car il n'est pas permis d'altérer en aucune manière un document officiel qui demeure de record. N'empêche qu'elles durent signer un double de ce rôle d'équipage que l'on tint ouvert jusqu'au départ, probablement à bord de la Grande Hermine. Ce document, comme bien d'autres, ne nous serait pas parvenu.
En lisant les noms des personnes présentes à la Réunion de la Communauté de la ville de St. Malo, le lundi huictième de feubvrier, l'an mil cinq cents XXXIIII je trouve ceux-ci, que vraiment on dirait empruntés à l'Almanach de Adresses Cherrier tant ils ont une orthographe contemporaine: Guillaume Deschamps, Etienne Picot, Pierres Gosselin, Françoys Martin, Robin Gauthier le Jeune, Estienne Gilbert, Jacques Martinet, Martin Patrix, Alain Patrix, Yvon Morel, Guillaume Martin Lalonde, Hamon Gauthier, Bertrand Picot, et plusieurs aultres des bourgeois congrégés (réunis) et assemblés comme dict est.
Le Gouverneur et Lieutenant-Général pour le Roy en Bourgogne et pour Mgr le Dauphin de Normandie se nommait Philippes Chabot.
Je lis encore, au procès-verbal de la Réunion de la Communauté de Ville de St. Malo, tenue le 31 mars 1535--séance à laquelle fut présenté le rôle d'équipage de l'expédition de Jacques Cartier--les noms suivants des bourgeois du temps.
Comme il est facile de s'en convaincre, ils ont une orthographe moderne:
Jacques Martinet, Pierres Hamelin, Guillaume Pepin Guillaume Saint-Maurs, Pierres Colin, Pierres May, etc.
Extrait de l'Appendice au voyage de Jacques Cartier 1534. Documents inédits, vol. Ier, Alfred Ramé, page 5, 6, 7, 8 et 9.
Les Te Deum militaires portant, comme des drapeaux de régiments, le chiffre de leurs glorieux millésimes: 1690, 1711, 1758; celui de Frontenac, à Notre Dame de Québec, avec le pavillon-amiral de Sir William Phips, suspendu comme trophée à la voûte sonore, etc., etc.
Cette victoire fit grand bruit en Europe, surtout à Paris, où l'on admira beaucoup l'audace et le sang-froid guerrier du Comte de Frontenac. Fier de ses sujets du Canada, Louis XIV fit frapper une médaille pour perpétuer le souvenir de cet exploit. L'Université Laval en possède un très beau spécimen dans son musée de numismatique. Ce spécimen est unique au pays.
En voici la description:
On y voit la ville de Québec assise sur un rocher, étayant à ses pieds des pavillons et des estendards aux armes d'Angleterre. Elle a prés d'elle un animal qu'on appelle Castor, et qui est fort commun en Canada. Au pied du rocher, est le fleuve de Saint Laurent appuyé sur une urne. La légende, Francia in Novo Orbe Victrix, signifie: La France Victorieuse dans le Nouveau Monde. L'exergue, Kebeca Liberata M. DC. XC: Québec délivré 1690.
Médailles de Louis le Grand, Imprimerie Royale, 1723.
Commentaire sur cette parole du charpentier Séquart:
Et vous croyez que notre Capitaine-Général, notre Jacques Cartier, le hardi gars de Bretagne, aura sa statue é Stadaconé?... Jacques Cartier n'aura pas plus de monument à Stadaconé que de statue à St. Malo, etc.
Qu'ont-ils fait, là-bas, les Français d'Europe? oui, qu'ont-ils fait sur la terre de Bretagne pour garder immortelle la mémoire de Jacques Cartier? Où est le monument de leur découvreur par excellence? Et sur laquelle de leurs places publiques, la grande et forte race de leurs paysans, de leurs marins, de leurs soldats va-t-elle, aux anniversaires historique, saluer sa statue, acclamer son nom écrit en bronze sur un flamboyant piédestal? La parole est à la ville de St. Malo, à la Bretagne, à la France elle-même.
Il y a vingt ans, le 19 février 1868, le romancier Émile chevalier publiait un livre qu'il signait d'un beau titre: JACQUES CARTIER.
"Saluez avec moi, s'écriait-il dans la dédicace de son roman historique, saluez avec moi... le premier Découvreur Français, un Breton, homme de forte souche, de coeur haut et droit, le premier qui ait baisé cette terre d'Amérique!"
Jacques Cartier! l'une de nos illustrations. Ah! le mot est chétif: un de nos génies, devrais-je dire. Et pas une statue ne lui a été érigée chez nous! A lui pas un monument, pas une inscription, pas un symbole de la reconnaissance générale! O Athéniens! Athéniens! En France, il ne se trouve peut-être pas cent mille personnes sachant qu'il a existé un Jacques Cartier.
Eh! bien, ce que je demande pour Jacques Cartier, notre Christophe Colomb à nous Français, l'un de ceux Qui devraient faire marque dans nos annales historiques, l'un des plus ignorés pourtant, ce que je demande, c'est un monument élevé soit à Saint-Malo, soit à Rennes, soit même à Paris,--pourquoi non?--qui transmette désormais à la postérité le souvenir de ce grand homme. Ce que je demande, pour l'honneur de mes compatriotes, et au nom d'un million de Français reconnaissants qui, de l'Atlantique, béniront notre oeuvre, c'est que l'on se mette à la tête d'un mouvement ayant pour but de rendre à l'un de nos plus illustres, de nos plus vertueux citoyens, à Jacques Cartier, l'hommage que la légèreté, plus encore que l'ingratitude, a négligé de lui rendre jusqu'à ce jour.
Une statue à Jacques Cartier, au Découvreur du Canada!
Hélas! trois fois hélas! comme pleure la Tragédie Grecque, le roman patriotique du patriote Émile Chevalier n'a pas eu l'honneur de la centième édition. Cette gloire appartient exclusivement aujourd'hui aux livres scandaleux et obscènes. Vingt années ont passé sur le livre du courageux écrivain qui a réédité Sagard et son Histoire du Canada, vingt ans d'oubli, d'indifférence, et de silence fatal. Le livre est perdu, l'enthousiasme éteint, le rêve évanoui. Nulle part il n'y a de monument! Pas de statue à St. Malo, pas de statue à Rennes, pas de statue à Paris!
Cartier subirait-il donc, et tout entier, le sort effroyable des marins pleurés par le poëte:
Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire?
Ainsi, nous avons un collège électoral qui porte le nom de Jacques Cartier. Il y a, à Montréal, une place Jacques Cartier. Il existe encore, dans notre métropole commerciale, un carré Jacques Cartier, une banque Jacques Cartier une rue Jacques Cartier.165
Note 165: Montréal aurait eu tort d'oublier Jacques Cartier car elle lui doit son nom.
"Après que nous feusmes yssus (sortis) de la dicte ville, (Hochelaga) plusieurs hommes et femmes nous vinrent conduyre sur la montagne cy-devant dicte, qui est par nous nommée, Mont royal, distant du dict lieu d'ung quart de lieues. Et nous estans sur icelle montaigne eusmes veue et congnaissance de plus de trente lieues à l'environ (à l'entour) d'icelle."
Relation du second Voyage de Jacques Cartier, verso du feuillet 26 et recto du feuillet 27.
A Québec, nous avons une division municipale qui porte le nom de quartier Jacques Cartier, un marché Jacques Cartier une rue Jacques Cartier, très bien nommée celle-là, parce qu'elle traverse dans toute sa longueur la presqu'île de la Pointe-aux-Lièvres et nous mène, par le pont Bickell, droit au site de l'hivernage des vaisseaux du Découvreur en 1535-36.
Nous avons encore dans le collège électoral de Québec une paroisse que porte le nom de St. Gabriel de Val-Cartier. Puis encore, dans le même comté, le grand lac et le petit lac Jacques Cartier qui donne son nom à la vallée qu'elle arrose, elle coule dans trois comtés, Montmorency, Québec, Portneuf, avant de se jeter dans le St. Laurent qu'elle atteint près de la paroisse de Cap Santé.
Mais toute cette nomenclature géographique et cadastrale ne suffit pas à la renommée historique du Découvreur.
Aussi, l'an prochain (1889) sur la façade du Palais Législatif, dans une des ouvertures du Campanile dédié à Jacques Cartier, le Gouvernement de la Province de Québec placera la statue, grandeur héroïque, de l'Illustre Découvreur. Certes, le piédestal sera digne de l'oeuvre de notre éminent artiste sculpteur Hébert, car elle dominera à cette hauteur, près de quatre cent pieds, l'estuaire de la rivière St. Charles, de cette historique Cabir-Coubat qui vit entrer dans ses eaux, le matin du 14 septembre 1535, trois petits navires pavoisés aux couleurs de France, qui portaient l'Évangile et l'avenir du Canada!
L'an prochain donc, nous aurons chez nous À Québec, la statue que le patriotique écrivain Chevalier cherchait vainement sur les boulevards de St. Malo, de Rennes et de Paris.166
Note 166: Je sais, de source certaine, que la décoration historique du Palais Législatif de la Province de Québec a été accordée à notre ami M. Eugène Hamel par le Gouvernement de Québec. Cet artiste distingué a déjà préparé les esquisses de deux tableaux représentant, le premier, Christophe Colomb reçu par Ferdinand et Isabelle, après la découverte de l'Amérique, le second, Jacques Cartier à Hochelaga. Ces deux tableaux seront exécutés dans les panneaux dominant, aux salles de l'Assemblée Législative et du Conseil Législatif, les fauteuils des Présidents de ces deux chambres.
Préface
Critique
Argument analytique.
CHAPITRE PREMIER
Prologue:-Un causeur d'autrefois.
CHAPITRE DEUXIÈME
La Grande Hermine.
CHAPITRE TROISIÈME
La Petite Hermine.
CHAPITRE QUATRIÈME
L'Emérillon.
CHAPITRE CINQUIÈME
Un Noël Breton
Épilogue.
APPENDICE