The Project Gutenberg eBook of Le saucisson à pattes I This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le saucisson à pattes I Author: Eugène Chavette Release date: June 19, 2006 [eBook #18623] Language: French Credits: Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I *** Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) EUGÈNE CHAVETTE LE Saucisson à Pattes I FIL-À-BEURRE PARIS C. MARPON ET E. FLAMMARION ÉDITEURS 26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON. LE SAUCISSON À PATTES I EN VENTE CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS OUVRAGES D'EUGÈNE CHAVETTE LES PETITES COMÉDIES DU VICE, 1 vol. illustré par Benassit (_vingt-deux mille exemplaires_) 5 fr. LES PETITS DRAMES DE LA VERTU, 1 vol. illustré par Kauffmann (_dix-huit mille exemplaires_) 5 fr. LES BÊTISES VRAIES, pour faire suite aux _Petites Comédies du vice_ et aux _Petits Drames de la vertu_, 1 vol. illustré par Kauffmann (14e mille) 5 fr. RÉVEILLEZ SOPHIE (6e mille), 2 vol. in-18 6 fr. LA BELLE ALLIETTE (3e mille), 1 vol. in-18 3 fr. SOUS PRESSE: LILIE, TUTUE, BÉBETTE 1 vol. SEUL CONTRE TROIS BELLES-MÈRES 2 vol. F. Aureau.--Imprimerie de Lagny. LE SAUCISSON À PATTES PAR EUGÈNE CHAVETTE I FIL-À-BEURRE PARIS C. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON Tous droits réservés. LE SAUCISSON À PATTES PREMIÈRE PARTIE FIL-À-BEURRE I Jamais la ville de Chartres n'avait vu une affluence de monde pareille à celle que renfermaient ses murs le 12 vendémiaire de l'an IX (4 octobre 1800). Dans toutes les rues qui convergeaient vers la place publique, centre de la ville, se pressait une foule compacte, hâtive et bruyamment gaie. Et si l'on s'étouffait ainsi en plein milieu de Chartres, c'était bien autre chose encore dans les faubourgs. Les entrées de la cité étaient pour ainsi dire barricadées, tant étaient nombreux les véhicules de toutes sortes qui avaient amené la masse de gens accourus, non seulement de la Beauce et du Gâtinais, mais encore du fin fond des départements voisins. Les premiers arrivés avaient bien trouvé à loger leurs voitures et chevaux dans les auberges; mais, comme chaque maison de Chartres eût-elle été une hôtellerie, le nombre en eût été encore insuffisant, il en était résulté que les auberges une fois archi-pleines, les autres arrivants avaient dû faire stationner leurs voitures, tout attelées, dans les rues, et la file, s'allongeant toujours, avait dépassé les portes de la ville pour aller obstruer les diverses routes d'un fouillis de charrettes, tombereaux, ânes, chevaux et boeufs; car, pour les huit dixièmes, tous ces envahisseurs de Chartres étaient gens de campagne. C'était au milieu de cet encombrement, qui leur fermait le chemin, qu'avaient résolu de passer, quand même, trois cavaliers retardataires. Ces cavaliers, dont un précédait les autres, étaient vêtus en cultivateurs aisés; mais, à leur raideur sous ce costume, à leur prestance à cheval, à leurs visages à longues moustaches et surtout à certains détails du harnachement de leurs montures, un observateur eût facilement deviné que ces hommes étaient plutôt gens de guerre que de paix. Il y avait dans la voix de celui qui marchait en tête, quand il criait: «Place! place!» un accent qui trahissait l'habitude du commandement. Aussi, à cette sommation de livrer passage, quand le plus récalcitrant s'était retourné et avait vu la mine quelque peu rébarbative des cavaliers, il comprenait aussitôt qu'à vouloir résister il serait le dindon de la farce et il s'empressait de dégager la voie. Ce fut ainsi qu'à travers voitures et bêtes, qui lui barraient la route, le trio finit par pénétrer dans la ville. Lorsqu'il a été dit que toutes les auberges de Chartres étaient bondées d'hommes et de bêtes, on aurait dû en excepter une dont l'enseigne en tôle, se balançant sur sa tringle, portait ces mots: AU BON-REPOS DOUBLET _Aubergiste, loge à pied et à cheval._ Soit à pied, soit à cheval, nul client n'avait franchi le seuil de cette maison qui, pourtant, tenait ses portes béantes ouvertes au public. Il semblait que l'établissement du _Bon-Repos_, fût un lieu maudit, que même les plus désireux de trouver un gîte fuyaient avec terreur. Pendant qu'à travers la vitre des fenêtres du rez-de-chaussée on pouvait constater qu'aucun consommateur n'était assis devant une des vingt tables de la grande salle de cette auberge, tous les autres lieux publics, sans exception, regorgeaient de monde, qui buvant un coup, qui mangeant un morceau sur le pouce, tous en gens pressés, se sachant n'avoir que bien juste le temps de satisfaire faim ou soif, s'ils ne voulaient pas, par un retard, manquer le but qui les avait attirés en ville. Puis ils repartaient pour laisser la place à d'autres qui, tout aussi hâtifs, ne faisaient pas longue pause et décampaient bientôt à leur tour. Rien n'était donc plus étrangement curieux que cette auberge du _Bon-Repos_ qui, quand le dernier des cabarets recevait les clients plus drus que mouches, restait vide et dédaigné. Chacun de ces milliers d'arrivants en ville, à son passage devant la maison, levait les yeux vers l'enseigne, échangeait quelques mots avec son voisin et filait sans se laisser tenter par la bonne apparence de l'hôtellerie, qui promettait vin frais et agréable pitance. Cependant les trois cavaliers s'étaient avancés en ville et, déjà, avaient dépassé plusieurs auberges. Soit que, du premier coup d'oeil, il eût compris qu'en ces endroits il n'y avait pas place pour lui et les siens, soit qu'il eût décidé du logis où il quitterait l'étrier, celui qui semblait être le chef avait poursuivi sa route. Quand il arriva devant le _Bon-Repos_, il se retourna en selle vers ses compagnons, et, d'une voix rieuse: --Pardieu! dit-il, voici un coin où nous ne risquons pas d'être étouffés. Et il donna aux autres l'exemple de mettre pied à terre. Tout aussitôt que les passants avaient vu les trois hommes se disposer à descendre de selle, il s'était formé autour d'eux un groupe de curieux à la face étonnée. --Est-ce que tu vas entrer là, citoyen? demanda un questionneur avec un accent qui paraissait signaler un danger. --Dame! fit gaîment le chef, il me semble que les portes sont assez grandes ouvertes pour que je me passe cette fantaisie. --Mais tu ne sais donc pas quelle est cette maison? insista le questionneur. --Une auberge comme l'annonce son enseigne. --Oui, mais n'as-tu pas lu le nom écrit sur cette enseigne? appuya le curieux. Le cavalier leva les yeux vers la plaque de tôle, lut le nom inscrit, puis abaissant sur celui qui l'interrogeait un regard qui demandait de plus amples explications: --Doublet, dit-il. Eh bien, après? À cette demande, qui attestait une profonde ignorance, il y eut un murmure de surprise dans le groupe qui s'était massé plus nombreux. --Il ne connaît pas Doublet! Il n'a jamais entendu parler de ce gueux! bandit! chenapan! gredin! brigand! se disait-on en entassant les plus mauvais qualificatifs sur le nommé Doublet. --Ah çà! citoyen, tu n'es donc pas du pays? demanda un autre curieux. --Non. --Alors, tu ne sais rien du motif qui fait accourir aujourd'hui tant de monde à Chartres? --Rien de rien. J'ai pensé que ce devait être le jour de l'un des deux grands marchés de l'année. --Ah! il est joli le marché d'aujourd'hui! fit le curieux en éclatant d'un gros rire, auquel tout le groupe fit chorus. --Si ce n'est pour un marché, ce doit être alors pour une fête qu'on accourt en ville, car vous me paraissez être tous de joyeuse humeur, reprit le cavalier. --Oh! oui, une fête, une vraie fête pour le pays chartrain qui est enfin délivré, dit une voix. --Grâce au brave Vasseur, ajouta une autre voix. Et immédiatement tout le groupe hurla: --Vive Vasseur! vive Vasseur! Ces cris de reconnaissance une fois calmés, le curieux qui, le premier, avait pris la parole, se mit en devoir d'expliquer au cavalier pourquoi il ne fallait pas entrer au _Bon-Repos_ et quel genre de fête le pays chartrain devait à ce brave Vasseur. Il ouvrait la bouche pour débuter dans son récit, quand, tout à coup, une horloge du voisinage tinta deux coups qui, presque aussitôt, furent suivis d'un lointain roulement de tambours. Celui qui allait conter tressauta à ce bruit. --C'est l'heure, s'écria-t-il; pourvu que je puisse être bien placé. Du premier au dernier, je veux tout voir. Et, sans plus se soucier du cavalier, il prit ses jambes à son cou. Derrière lui, tout le groupe s'élança sur ses traces. Et de droite, de gauche, sortant des maisons, dévalant des faubourgs, débouchant des rues latérales, une foule énorme passa à fond de train, se dirigeant vers le centre de la ville où devait se passer la fête en question. Était-ce une fête? Si oui, il faut reconnaître que le principal acteur de cette fête était un bien sinistre personnage... car c'était le bourreau de Chartres qui, sur la place de la ville, avait à guillotiner _vingt-trois_ personnes, dont trois femmes. Dès que le vide se fut fait autour des trois cavaliers qui se préparaient à entrer au _Bon-Repos_, celui qui semblait commander passa la bride de sa monture à un de ses hommes en disant: --Je vais aller les voir faire le saut. Reposez-vous et mangez en m'attendant... Mais nos chevaux avant tout. Double ration d'avoine, car ils auront bientôt une longue course à fournir. --Bien, mon lieutenant. --Chut! chut! fit vivement le chef. Puis, en riant, il ajouta: --Si c'est comme cela, Lambert, que tu observes la consigne quand nous serons arrivés où je vous mène, alors, gare à nos trois peaux! --Oui, citoyen Rameau, se reprit en appuyant celui qui venait d'être nommé Lambert. --Bien. Rameau, c'est cela. Qu'il demeure donc entendu que je suis le citoyen Rameau, gros commerçant en grains, qui voyage avec ses deux garçons... Donc, jamais d'autre nom que Rameau. Tu as bien compris; toi aussi, Fichet? --Oui, mon lieutenant, lâcha l'autre qui, pourtant, avait écouté de ses deux oreilles la recommandation faite à son camarade. Le visage du chef se fit sévère et, d'un ton sec: --Celui qui me donnera encore du lieutenant ne restera pas avec moi. Ainsi donc, mes braves, si vous aimez les voyages et les distractions, surveillez bien votre langue... Il paraît que Lambert et Fichet aimaient fort les voyages et les distractions, car, ensemble et d'une voix empressée, ils répondirent: --Oui, citoyen Rameau. --Là-dessus, je vous quitte. Dans une heure, je serai de retour, annonça le prétendu Rameau qui, laissant ses hommes entrer au _Bon-Repos_, prit la direction de la grande place où, on le sait, allait avoir lieu la sanglante exécution de vingt-trois condamnés. Il devait connaître parfaitement la ville, car, au lieu de prendre les larges voies qu'avait suivies la foule, il enfila une série de ruelles qui, au bout de dix minutes, le conduisirent devant une petite porte à guichet, percée au bas d'un bâtiment sombre, à fenêtres garnies de barreaux épais, qui n'était autre que le derrière de la prison d'où les condamnés devaient partir pour l'échafaud. Au vigoureux coup de poing que donna notre homme sur la porte massive, le guichet s'ouvrit et un visage apparut à l'étroite ouverture pour reconnaître celui qui demandait à entrer. --Ah! c'est vous, lieutenant, dit aussitôt le guichetier, qui s'empressa de faire tourner la porte sur ses gonds. --Sont-ils partis? demanda en entrant celui pour lequel la porte de la prison, à première vue, s'ouvrait si facilement. --Non, pas encore... à cause d'un petit retard au sujet de la Grande Victoire qui, il n'y a pas une heure, a eu la fantaisie, pour échapper au couperet, de se déclarer enceinte. Alors, il a fallu faire venir médecins et sages-femmes qui, après visite, ont signé à la farceuse un bon pour la guillotine... On va donc se mettre en route et il n'est que temps, car le public s'impatiente. Entendez-vous d'ici? En effet, de l'autre côté de la prison, où commençait la masse populaire faisant la haie jusqu'à l'échafaud, retentissaient de bruyants cris d'impatience. Le guichetier continua: --Ils vont partir du petit préau dans lequel ils attendent tout ficelés. Les trois femmes marcheront en tête et, les premières, elles feront la culbute, car le bourreau sait que l'on doit la politesse aux dames. Et le geôlier se mit à rire de sa plaisanterie du plus fin fond de sa joie. Pour lui, comme pour la foule, il semblait que cette exécution fût le divertissement d'une journée de liesse. Il faut avoir lu les journaux de l'époque pour comprendre qu'il n'y a pas d'exagération à dire que cette terrible exécution, qui allait faire tomber vingt-trois têtes, était une sorte de fête pour les populations, celles de la campagne surtout, de la Beauce et du Gâtinais. C'était le cri de délivrance poussé par deux départements qu'une terreur immense avait si longtemps tenus paralysés. Ils étaient enfin à tout jamais affranchis de ces bandes de _Chauffeurs_ qui, plus de dix années durant, avaient pillé impunément ces pays terrifiés par leur audace et leur cruauté. Bravant les magistrats, que la crainte d'une vengeance faisait reculer, ne redoutant rien des campagnards abrutis par l'épouvante, sachant que le gouvernement avait d'autre souci que de lancer ses troupes à leurs trousses, en un mot, sûrs de l'impunité, des ramassis d'exécrables scélérats s'étaient formés pour le viol, le pillage, l'assassinat et la torture des victimes, dont ils chauffaient les pieds pour leur faire avouer la cachette où elles avaient enfoui leurs écus. De tous ces groupes, le plus nombreux et surtout le plus cruel, avait été connu sous le nom de _Bande d'Orgères_. Douée d'une puissante organisation, cette bande avait pour chef un gars de vingt-neuf ans, véritable colosse, surnommé le _Beau François_. Nombreuse, ayant ses statuts qui punissaient inexorablement de mort la trahison, comptant partout d'innombrables affiliés pour indiquer les coups et en vendre le produit, possédant ses refuges ignorés au milieu des forêts qui couvraient un tiers du pays, la bande d'Orgères, conduite par le Beau François, avait exploité et terrifié la plaine jusqu'au jour où un homme, un seul homme, avait entrepris sa destruction. Cet homme était un simple brigadier de gendarmerie du nom de Vasseur. Seul, nous le répétons, pendant de longs mois, il s'était acharné à cette tâche où il avait tout à la fois contre lui ceux qu'il avait juré de détruire et ceux qu'il voulait protéger, car la peur empêchait ces derniers de parler. Longtemps, sous divers travestissements, il avait battu la plaine, étudiant les innombrables vagabonds ou marchands ambulants qui, à des rendez-vous indiqués par le Beau François, se transformaient, la nuit, en Chauffeurs. Tous ses renseignements pris et son terrain bien étudié, Vasseur alors aidé de sa brigade, avait fait sa première arrestation et, pour son début, il avait eu la main heureuse, car il avait mis la main sur un révélateur dont les aveux lui firent, un à un, cueillir une vingtaine de coupables qui, pris au trébuchet, parlèrent, eux aussi, à qui mieux mieux. Alors la terreur prit fin et la réaction s'opéra. Les autorités d'Orléans et de Chartres mirent à la disposition de Vasseur toutes les brigades de gendarmerie et un renfort de hussards. Dès ce moment, ce fut une chasse à courre, tant bien menée par l'infatigable brigadier, traquant les bandits dans leurs repaires. Il en bonda si dru les prisons de Chartres, qu'une épidémie s'y déclarant, faucha un bon tiers de ces gredins. Les crimes de la bande étaient tellement nombreux que l'instruction du procès dura dix-huit mois. Quatre-vingt-six accusés avaient été épargnés par l'épidémie. C'est sur ce nombre que le jugement en avait désigné vingt-trois pour la guillotine. En récompense de son énergique conduite, Vasseur avait été promu lieutenant de gendarmerie. Nous croyons inutile d'ajouter que c'était lui qui, travesti en paysan aisé et se faisant appeler, par ses deux hommes, du nom de Rameau, venait de se présenter à la prison au moment où les condamnés allaient marcher à l'échafaud. Le guichetier compléta ses renseignements: --Voulez-vous encore les voir, lieutenant? demanda-t-il. Alors, allez vous poster sous le porche du grand guichet. Vous pourrez les regarder à l'aise, car on les y fera arrêter une dernière fois, pendant que le bourreau signera son reçu au greffe. Sans mot dire, Vasseur s'éloigna pour gagner l'endroit indiqué. Il était à peine en place que, d'une porte basse, au fond de la cour, déboucha le sinistre convoi. Comme l'avait annoncé le geôlier, les trois femmes marchaient en tête. Si bien déguisé que fût le soldat, une des femmes, grande et belle fille, le reconnut au passage. --Te voilà donc, _cogne_ (gendarme) de malheur! cria-t-elle. Puis, en montrant ses deux compagnes, elle ajouta avec un ricanement cynique: --Tu as pincé les poules, mais tu as laissé s'envoler le coq, imbécile! À l'apostrophe gouailleuse soufflée par une monstrueuse forfanterie à la Grande Victoire, celle-là même qui, tout à l'heure, avait tenté de se soustraire à la mort en se prétendant enceinte, les deux autres femmes, qui marchaient à ses côtés, tout aussi fanfaronnes que leur complice, lâchèrent un rire moqueur et se mirent à crier: --Cocorico! cocorico! --Oui, appuya la Victoire, mauvais chien de _cogne_ (gendarme), tu as laissé s'envoler le coq. Par «le coq», les mégères, on l'a deviné, désignaient le BEAU FRANÇOIS, ce chef de la _bande d'Orgères_, qu'on aurait vainement cherché dans le groupe des vingt-trois condamnés qui allaient s'étendre sur la bascule de la guillotine. Le sarcasme devait avoir réveillé quelque colère sourde dans le coeur de l'ex-brigadier, devenu lieutenant, car, aux paroles de la Grande Victoire, il avait pâli et une lueur de colère avait éclairé son regard. Néanmoins, il ne répliqua pas, pris de ce respect que la pitié inspire envers ceux qui vont mourir. Mais si Vasseur n'avait pas répondu, la fureur n'en avait pas moins grondé en son coeur, et cette pensée lui était montée au cerveau: --Je le repincerai, ce Beau François, et je jure bien que, cette fois-là, le coq ne s'envolera plus. Et il avait grandement raison d'être furieux, le brave Vasseur, car il avait déjà empoigné le fameux chef de la bande d'Orgères... Malheureusement d'autres l'avaient laissé s'échapper. Le Beau François avait été englobé dans un coup de filet avec six de ses hommes et conduit dans une des prisons de Chartres. Grâce à sa ruse de prendre un faux nom, on était resté dans l'ignorance de l'importance de cette capture. Pendant les dix-huit mois qu'avait duré l'instruction, alors que l'épidémie, par suite de l'entassement des prisonniers, avait fauché plus d'un tiers de ces bandits, le chef des Chauffeurs avait su se faire admettre à l'infirmerie. Une belle nuit, il s'était évadé par un trou creusé par lui dans la muraille, trou si étroit que, pour pouvoir se glisser par cette ouverture, il avait été obligé de retirer sa veste qu'il avait dû abandonner. Depuis cette évasion, si actives qu'avaient été les poursuites, on n'avait pu retrouver le Beau François, qu'on supposait avoir quitté le pays. Sitôt leur chef parti, les prisonniers, par nargue, s'étaient empressés de faire connaître aux autorités quel était l'homme qu'elles avaient eu sous la main et qui avait pris le large. De tous, Vasseur était celui que ce déboire avait le plus péniblement froissé. Son amour-propre s'était fait un point d'honneur de ne pas laisser le gredin jouir longtemps de l'impunité. On comprendra donc maintenant quel flot de fiel avait remué en lui la plaisanterie des trois femmes qui ouvraient la marche des condamnés, et combien était menaçante pour le Beau François cette promesse que s'était faite le soldat en entendant le «cocorico» du trio femelle: --Je le repincerai, ce Beau François et je jure bien que, cette fois-là, le coq ne s'envolera plus! Cependant il avait quitté son poste d'observation sous le grand guichet et, à pas lents, il avait remonté le long de la colonne immobile des condamnés, examinant chaque visage et demeurant impassible aux injures et aux malédictions dont tous accueillaient au passage celui qui, par son activité incessante et son opiniâtre énergie, les avait amenés sur le chemin de l'échafaud. Tout à fait le dernier de la file se tenait un homme sombre et résolu, qui devait être celui que Vasseur cherchait, car, dès qu'il l'eut aperçu, il marcha vers lui et, d'un ton sec: --Doublet, approche! commanda-t-il. Quand le condamné eut fait à sa rencontre quatre ou cinq pas qui le séparèrent de ses compagnons, le soldat lui souffla vivement: --J'ai en poche l'ordre de surseoir à ton exécution et, tu le sais, l'échafaud une fois abattu, on ne le relèvera pas pour toi. Je puis donc te promettre la vie sauve. L'homme ne broncha pas à cette offre de salut. --Veux-tu parler? appuya Vasseur. --C'est que je ne suis pas grand causeur de ma nature, dit le condamné d'un ton traînant. Avec un petit sourire ironique, il ajouta: --Ensuite, faut vous dire, citoyen, tous les sujets de conversation ne me plaisent pas. --Tu es sauvé si tu veux répondre à deux questions. --Posez-les d'abord, on verra après. --Où, dans ton auberge, est située ta cachette? La face de Doublet, à cette question, se fit niaise et étonnée. --Ah! bah! lâcha-t-il, paraît donc qu'il y a une cachette au _Bon Repos_? Vous m'en donnez la première nouvelle. Vasseur comprit que le condamné ne parlerait pas. Toutefois, il insista en disant: --Note bien, Doublet, que si je t'ai posé cette question, c'est tout dans ton intérêt, pour te fournir une chance de te sauver; car il est un moyen bien simple pour moi, si tu ne parles pas, de découvrir ta cachette. --Quel moyen? fit l'aubergiste narquois. --Celui de démolir pierre par pierre ton auberge jusqu'aux fondations. --Ce sera un malheur pour mon héritier, dit bien tranquillement Doublet. De tous les _francs_ (affiliés) de la bande d'Orgères, l'aubergiste Doublet avait été le premier. Chez lui se recélaient les plus grosses prises des Chauffeurs, qu'il allait vendre à Paris. Il était en quelque sorte le banquier des bandits. Grâce à la notoriété de son auberge, il était si bien coté à Chartres qu'il s'était glissé dans le conseil municipal. Par ses fonctions, il était à même, pour les cas pressants, de fournir à ses complices des papiers de circulation qui leur étaient nécessaires. Gagnant gros avec les Chauffeurs, l'hôtelier du _Bon-Repos_ aurait dû s'en tenir là. Malheureusement, il avait voulu mettre la main à la pâte, et il avait été reconnu dans l'attaque de la ferme de Millouard. Rusé, calme, gouailleur, Doublet était un gars, au moral, solidement trempé. L'échafaud qui l'attendait à cent mètres plus loin ne lui retirait rien de son sang-froid. La preuve en fut qu'il renoua de lui-même son entretien avec Vasseur. --Vous voulez qu'il y ait une cachette dans ma maison? reprit-il. --Oui, une cachette où peut se cacher un homme, insista le lieutenant. --Dix hommes même, si ça vous fait plaisir. Moi, j'ai bon caractère et je n'aime pas contrarier le monde... Va donc pour la cachette!... Mais puisque vous avez le moyen de la découvrir en renversant la bicoque, voilà donc bien réglée la première des deux questions que vous deviez m'adresser. À présent, passons à la seconde. Pourvu que vous n'inventiez pas encore des choses qui n'existent point, je serai peut-être plus heureux à vous répondre. Bien qu'il fût persuadé que, sur le second point, il allait encore échouer, Vasseur reprit: --Quand le Beau François s'est évadé de l'infirmerie, le trou par lequel il a passé était si étroit, que force lui a été de laisser sa veste... Ce vêtement m'a été apporté et j'en ai visité les poches. --Et vous avez trouvé sa pipe? fit niaisement le condamné. --Entre la doublure et l'étoffe du collet, j'ai découvert un petit papier sur lequel, inscrits au crayon, se trouvaient une dizaine de mots inintelligibles pour moi... Peut-être n'en serait-il pas de même pour toi, si je te répétais ces mots. --Vous savez, on ne peut répondre de rien à l'avance. Pour affirmer si c'est un chat ou une chatte faut d'abord voir l'animal... Montrez donc votre animal, non, je veux dire votre papier, débita Doublet. --Oh! dit le lieutenant, c'est inutile. Tu connais ce billet, car il est écrit de ta main. Doublet devait être de ceux dont, proverbialement, on dit qu'ils nieraient la tête sur le billot, car telle était précisément sa situation, et, quand un aveu pouvait sauver sa tête, il finassa encore. --Ah! vraiment! fit-il, le billet est de mon écriture, dites-vous? Elle est bien mauvaise mon écriture, et elle ressemble à celle de vingt autres qui savent à peine griffonner. --J'ai comparé ce billet avec le livre que tu tenais pour les comptes de ton auberge, répliqua le lieutenant. Doublet fit la moue de l'homme qui cède. --Après tout, dit-il, je l'ai peut-être écrit, votre papier. Si tant seulement vous m'en disiez le contenu, ça me rappellerait peut-être bien si c'est de moi qu'il vient. --Alors écoute. Et lentement, Vasseur récita de mémoire. «_Coupe et Tranche.--Jéhu 24.--S. F. le vieil.--La saute.--Doublet. Le Marcassin.--Sans sabots on s'enrhume.--Sept et quatre font neuf.--La faîne est tombée._» L'oreille tendue, le regard attentif, l'aubergiste avait écouté; mais à mesure que Vasseur avait parlé, sa physionomie était devenue penaude. --Et si je vous explique ce grimoire-là, j'ai la vie sauve? demanda-t-il quand le lieutenant eut fini. --À l'instant même; on te ramènera en prison, promit Vasseur croyant qu'il allait parler. Mais Doublet secoua tristement la tête et geignit d'une voix pleurarde: --Faut avouer que je n'ai pas de chance! Dire que quand je ne demande pas mieux que de vous être agréable, vous me lâchez un tas de balivernes auxquelles je ne comprends rien... Ah! vrai! je n'ai pas de bonheur! Le lieutenant ne se laissa pas prendre à ces jérémiades et, d'un ton sec qui mettait le marché en main: --Oui ou non, veux-tu avouer? --Je le voudrais, citoyen lieutenant. Sur mon honneur! je le voudrais: mais c'est impossible, puisque je ne comprends rien à vos calembredaines. À ce moment, il s'opéra un mouvement dans le groupe des condamnés et de l'escorte dont les soldats resserrèrent leurs rangs autour des Chauffeurs. Le bourreau venait de sortir du greffe où il avait signé le reçu des vingt-trois têtes qu'on lui donnait à couper. On allait partir pour l'échafaud et le guichetier-chef ouvrait la lourde porte qui séparait les condamnés de la foule dont on entendait les cris d'impatience. Vasseur insista donc vivement: --Tu vois, Doublet, il n'est que temps pour toi de sauver ta vie en parlant. --Désolé de vous refuser, citoyen lieutenant, mais je ne vois goutte à votre satané baragouin, répondit l'aubergiste d'un ton goguenard. Et, de lui-même, il alla rejoindre ses compagnons. Vasseur crut que trente pas déjà faits sur la route de l'échafaud auraient peut-être raison de l'obstination de Doublet, et il courut à la route pour attendre encore l'aubergiste au passage. La porte n'avait pas encore fini de rouler sur ses gonds quand il arriva; il fut aperçu par la Grande Victoire. --Tiens! fit-elle de sa voix trivialement railleuse, voici encore le _cogne_ qui cherche toujours son coq? --Cocorico! cocorico! Comme la porte s'était enfin ouverte devant elles, la foule vit alors s'avancer, ouvrant la marche, les trois femmes qui, prises d'une épouvantable gaieté nerveuse, marchaient à la mort en criant: --Cocorico! cocorico! Vasseur regarda passer devant lui la foule des Chauffeurs. Quand arriva le tour de l'aubergiste, il lui cria: --Doublet, il est encore temps. Mais l'hôte du _Bon-Repos_ secoua la tête et, avec un sourire railleur, répliqua: --Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien bouillant, ça vous fera descendre la curiosité du cerveau. L'aubergiste venait de franchir le seuil de la prison, lorsque Vasseur lui envoya cette riposte: --Merci du conseil. Alors j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise. Puis il tourna le dos, remontant la voûte vers la cour de la prison. Aux paroles du lieutenant, Doublet avait tressauté d'une violente secousse convulsive et il s'était retourné. Livide, la face convulsée, les yeux hagards, il avait crié quelques mots à celui qui s'éloignait. Était-ce une injure? Était-ce un consentement à avouer que venait de lui arracher la dernière phrase du lieutenant? Toujours fut-il que les cris de la foule empêchèrent sa voix d'arriver jusqu'à Vasseur déjà loin. Et, poussé par les soldats, Doublet reprit la route de l'échafaud. II On doit comprendre maintenant pourquoi, ce jour de l'exécution, l'auberge du _Bon-Repos_, alors que tous les autres cabarets de Chartres regorgeaient de monde, était restée déserte. Chacun avait fui ce lieu que les débats du procès de la Bande d'Orgères avaient signalé comme ayant été longtemps un repaire de bandits. L'établissement payait donc pour sa mauvaise réputation. Quand la justice, suivant une coutume de l'époque, avait mis sous le séquestre l'auberge dont la vente répondrait des frais du procès des Chauffeurs, aucun membre de la famille Doublet, même au titre de parent le plus éloigné, ne s'était présenté pour protester contre la confiscation et réclamer ses droits à l'héritage. On se rappelait que, jadis, sans qu'on sût d'où il venait, Doublet était arrivé à Chartres. Il avait loué la maison en question et y avait fondé son auberge du _Bon-Repos_, qui avait progressé jusqu'au jour où il avait été avéré que la prospérité de l'hôtelier, qui passait pour posséder bon nombre de sacs d'écus, s'alimentait aux sources coupables. Quand le pot aux roses avait été découvert, la curiosité publique, qui avait transformé Doublet en richard, avait éprouvé une étrange déception. L'aubergiste menait, en apparence, la vie la plus régulière. Il n'était ni joueur ni buveur. On ne lui connaissait aucune relation qui charmât les ennuis de son célibat, car il avait toujours refusé de se marier. De plus, au dehors de son auberge, on n'avait pu prouver qu'il se fût livré à une spéculation aléatoire; bref, dans la vie de Doublet, l'enquête la plus minutieuse n'avait pu trouver quelque fissure par laquelle se serait écoulé son argent. Et, pourtant, la justice, quand elle avait visité le _Bon-Repos_, n'avait relevé nulles traces de ces écus qu'on disait si nombreux. On avait bouleversé la maison, sondé les murs, creusé les caves, en quête d'une cachette où devaient dormir les économies de l'aubergiste. La recherche était demeurée stérile. Les fureteurs de la police n'avaient pas voulu avoir le dernier mot. En se souvenant que Doublet, tout au moins une fois par mois, s'absentait pendant trois ou quatre jours, ils en avaient conclu que le bonhomme devait avoir placé son argent à Paris ou à Orléans. À cette supposition, un malin avait répliqué: --Pourquoi si loin? Qui nous dit que le gredin n'avait pas, en quelque coin ignoré du pays, cette cachette que nous avons vainement cherchée dans l'auberge? Quand il partait dans sa carriole en annonçant son départ pour Paris, le matois devait aller tout droit là où il enfouissait son trésor. Et ledit malin ajouta: --Tenez, j'ai une idée. Attelons le vieux cheval de Doublet à sa carriole, dans laquelle deux ou trois de nous monteront. Qu'on sorte de la ville par la porte coutumière à Doublet, et, alors, qu'on laisse la bride au cou du cheval... je parie que la bête nous conduira tout droit où tant de fois elle a eu l'habitude d'aller. La proposition avait été acclamée et tout de suite on avait désigné le trio qui, le lendemain, tenterait l'expédition. Seulement, ce lendemain, quand les trois élus étaient entrés dans l'écurie, ils avaient trouvé le cheval étendu mort sur sa litière. On l'avait empoisonné pendant la nuit. Lorsque les chercheurs du trésor de Doublet vinrent annoncer l'empoisonnement du cheval à Vasseur qui, la veille, avait assisté à la conférence où avait été émise l'idée d'utiliser l'instinct de l'animal en le laissant aller lui-même à l'endroit du pays qu'avait choisi l'aubergiste pour y cacher son argent, le lieutenant les tança vertement. --C'est bien fait, leur dit-il. Un de vous, à coup sûr, aura bavardé de la chose depuis hier. La bande doit avoir encore en ville des affiliés qui ont échappé à ma chasse. Votre bavardage aura été entendu et on s'est hâté, cette nuit, de tuer le cheval. Pourtant, après avoir congédié les autres, Vasseur avait retenu celui qui, la veille, avait trouvé le stratagème du cheval. Cet homme était un garçon d'une trentaine d'années, à la figure intelligente, mais long de cou, long de taille, long de jambes et de bras; bref, un de ces êtres dont on dit «qu'ils n'en finissent pas». De plus, il était aussi maigre qu'un clou. --Tu m'as l'air d'un finaud, toi! lui dit le lieutenant. Un pareil éloge de la part de Vasseur, dont toute la contrée proclamait alors le courage et l'énergie, valait son pesant d'or. Le maigre diable, à ce compliment, se redressa plus raide qu'une perche. --Que fais-tu? poursuivit le lieutenant. --Je cherche à ne pas mourir de faim en acceptant tout ce qui se présente à faire. Tantôt rétameur, tantôt postillon, aujourd'hui moissonneur, demain roulier... À la fin de l'année, j'ai à peu près mangé. Tout cela était débité sur un ton d'insouciante bonne humeur. --Et tu t'appelles? dit Vasseur. --Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre... à cause de ma maigreur. Le lieutenant regarda son homme dans les yeux. Il y lut franchise, loyauté et courage. Alors, lentement, il demanda: --Barnabé, je vais, avant peu, entreprendre une tâche pénible et périlleuse, pour laquelle, en plus de mes soldats, j'ai besoin d'un homme adroit et brave. Veux-tu être cet homme? Et se reprenant: --Ah! fit Vasseur, je dois, avant tout, t'avertir que là où je te mènerai, tu auras dix-neuf chances sur vingt d'y laisser tes os. Le visage de Barnabé Gobin, à cet avis menaçant, prit une expression de fermeté tenace. --J'accepte la conséquence, dit-il. Puis, avec une hésitation: --Est-ce pour tout de suite? demanda-t-il. --Non, fit le soldat. Te préciser le moment, je ne saurais, mais je puis t'annoncer quand il arrivera. J'aurai besoin de toi le soir du jour où seront exécutés ceux de la bande d'Orgères que le tribunal condamnera à mort. À ce moment, le procès des Chauffeurs n'avait entendu que 212 témoins. Il en restait 317 à comparoir. C'était donc un bien long délai que Fil-à-Beurre avait devant lui. --Oh! oh! dit-il gaiement, j'ai alors grandement le temps de faire mes adieux à quelqu'un. --Nous sommes donc amoureux? demanda Vasseur en souriant à la pensée qu'une femme aimât à tel point la maigreur qu'elle eût donné son coeur à Fil-à-Beurre. Barnabé secoua la tête et d'une voix grave: --Amoureux? non pas, lieutenant, dit-il, mais dévoué... dévoué comme le chien qui s'attache à celui qui, un jour qu'il crevait de faim, lui a donné la pâtée... dévoué comme tout coeur reconnaissant doit se montrer pour l'être bon, innocent et faible qui l'a secouru. Puis, comme s'il n'en voulait pas dire plus, Barnabé coupa net sur ce point pour demander: --Et le jour de l'exécution, où me faudra-t-il venir vous retrouver? --Ici même, à l'auberge du _Bon-Repos_, où tu trouveras un cheval pour me suivre, dit Vasseur. Au mot de cheval, la figure de Barnabé se fit inquiète. Le garçon se gratta la tête en homme qui rechigne devant une obligation pénible. --Heu! heu! lâcha-t-il, la selle n'est pas mon fort... Est-ce que vous tenez beaucoup à ce que je monte à cheval? --Dans ton intérêt, pour t'éviter la fatigue, car la route sera longue. --Si la route est longue, ce sera une raison pour ne pas surmener vos montures, n'est-ce pas? mon lieutenant... Mettons qu'elles aillent à un trot modéré; c'est déjà bien gentil... --Va pour le trot modéré, concéda Vasseur. Où veux-tu en venir? --Alors, regardez-moi m'en aller, et vous vous direz que je n'ai pas besoin d'enfourcher un cheval quand il ne s'agit que d'un trot modéré. Là-dessus, Fil-à-Beurre ouvrit le compas de ses jambes, démesurément longues, et partit d'un tel pas que le lieutenant, étonné d'une pareille vitesse, murmura: --Peste! un joli marcheur. Voilà ce qui s'était passé à l'auberge du _Bon-Repos_ peu après l'arrestation de son propriétaire Doublet. Renonçant à y trouver une cachette aux écus, l'autorité avait fermé la maison en attendant un acquéreur dont l'argent servirait à couvrir les frais de justice. Circonstance étonnante! L'établissement n'était pas resté fermé plus de huit jours. Un individu venu de Paris à Chartres, pour la simple curiosité, disait-il, d'assister au procès des Chauffeurs, avait vu l'auberge et, alléché par le bas prix auquel on avait dû forcément coter l'établissement discrédité, avait acheté le _Bon-Repos_ avec l'espoir de relever la maison et d'y établir plus tard ses fils, deux solides gaillards qui n'avaient pas tardé à venir de Paris le rejoindre à Chartres. Le père Jupart, auquel ses papiers bien en règle donnaient cinquante-cinq ans, était un luron vigoureux qui paraissait presque aussi jeune que ses fils, dont l'aîné avait la trentaine. Par malheur, Jupart avait été déçu dans son espoir de relever l'auberge. Il avait compté sans la réprobation publique qui avait continué à voir en ce lieu un repaire de bandits. Il en était donc résulté, comme on le sait, que, le jour de l'exécution, le _Bon-Repos_, qui aurait pu héberger quarante chevaux et rafraîchir dans sa grande salle deux cents buveurs, n'avait vu franchir son seuil que par ces deux cavaliers, du nom de Lambert et Fichet, venus à la suite du lieutenant Vasseur et qui n'étaient autres que deux gendarmes, déguisés comme leur chef. C'est à ces deux gendarmes que nous allons revenir après que Vasseur, qui se rendait à l'exécution, les eut quittés en leur recommandant bien de donner double provende aux chevaux qui, le soir, auraient une longue course à fournir. Le gendarme Lambert, tirant à la fois derrière lui par la bride son cheval et celui du lieutenant, fut le premier qui pénétra dans la vaste cour de l'auberge où, sur la droite, s'étendait l'écurie, long bâtiment à loger un demi-escadron. Nul être humain n'apparut au fracas du fer des chevaux cliquetant sur le pavé de la cour. --Que c'est comme le palais de la Belle-au-Bois-Dormant, lâcha Lambert, qui avait de la littérature, en constatant cette solitude profonde. Mais l'autre gendarme, Fichet, à défaut de littérature, avait une oreille des plus fines et un nez exercé au suprême. Il tendit donc l'oreille, dressa le nez et riposta: --Qu'il y a ici, nonobstant, des gens qui bâfrent, car j'entends un bruit d'assiettes et je sens un fumet de fricot. Comme, des deux, il était l'homme d'initiative, il passa aussi la bride de son cheval à Lambert, en disant: --Bouge pas, vieux. Je vais piquer droit au ragoût. Et, le nez en avant, narines béantes, il se dirigea vers une petite porte des communs placée dans un angle de la cour. Quand il l'eut poussée, il vit au milieu d'une étroite salle destinée au personnel de la maison, trois hommes attablés. C'étaient le nouvel aubergiste Jupart et ses deux fils. Il était raisonnable de supposer que le successeur de Doublet, en voyant sa maison déserte pendant que ses concurrents abondaient de consommateurs, devait être occupé à s'arracher les cheveux et à maudire le jour où il avait eu la fatale idée d'acheter la maison maudite. Il n'en était rien! absolument rien! Assis, avec ses garçons, devant une table surchargée de mets à rassasier vingt hommes, Jupart qui, quand Fichet ouvrit la porte, venait de vider son verre d'un seul trait, était en train de dire d'une voix qui sonnait la plus parfaite satisfaction: --Mille cartouches! pourvu, les camarades, que cette vie dure longtemps!!! Au bruit des bottes du gendarme qui faisait son entrée dans la salle, il se retourna, et, à la vue de l'arrivant, il s'écria: --Tiens! c'est le flandrin de Fichet! Fichet avait, de lui-même, une idée trop flatteuse pour tolérer qu'on plaisantât sur son individu. À cette épithète de «flandrin» qui lui était octroyée, il se roidit, l'oeil rond, la moustache hérissée, les coudes en dehors, et, d'une voix hargneuse, lâcha cette réplique: --Que si vous vous fichez de moi, je vous prouverai bien le contraire! Mais phrase, ton et pose n'alarmèrent nullement l'aubergiste Jupart qui, tout rieur, lui montra les plats qui couvraient la table en disant: --Puisque tu fais tant que d'ouvrir le bec, que ce soit au moins pour manger. Allons prends une chaise et fais comme nous, graine de melon. Graine de melon! Cette fois, vingt pots de moutarde montèrent au nez de Fichet. Gendarme et aubergiste n'allaient pas être cousins, quand une sorte de coup de théâtre fit tomber à plat la colère de Fichet. L'hôtelier, toujours en riant, venait de porter la main à son abondante chevelure et, d'un tour de poignet, soulevant cette toison frisée qui n'était autre qu'une perruque, il offrait au regard de Fichet une tête aux cheveux grisonnants, coupés à l'ordonnance. --Le brigadier Bondu! s'écria Fichet surpris. --Oui, et regarde aussi ceux-là, dit l'aubergiste en désignant ses deux fils. Le mot de «flandrin» dont il avait été salué à son entrée, avait fait que Fichet n'avait eu d'yeux que pour celui qui le baptisait aussi désagréablement. Sur l'invitation qui lui était faite, il tourna son regard sur les deux autres convives. --Cachois et Potain! s'exclama-t-il en reconnaissant deux camarades. Et, avant que Fichet, ahuri, pût demander une explication, Lambert, son compagnon, qui venait de mettre les chevaux à l'écurie, entra dans la salle. À la vue de l'arrivant, l'aubergiste, ou, pour mieux dire, le brigadier Bondu, partit d'un éclat de rire et s'écria: --Dire que, depuis six mois que le _Bon-Repos_ s'est transformé en souricière, les deux premiers qui nous arrivent sont deux gendarmes! Le brigadier avançait la vérité. Dans l'espérance de mettre la main sur quelques-uns des Chauffeurs qui étaient parvenus à se soustraire par la fuite aux griffes de la justice, les autorités de Chartres, sur le conseil du lieutenant Vasseur, avaient fait de l'auberge une souricière par une fausse vente au soi-disant Jupart. Or, comme pas un chat n'avait mis le pied dans l'établissement, Bondu et ses hommes, n'ayant à relever aucun visage suspect, seraient morts d'ennui si, dans la cave bien garnie, et l'amoncellement des provisions fait par Doublet, ils n'avaient trouvé le moyen de tuer le temps à table... et, dame! ils le tuaient consciencieusement. --Non, depuis qu'on a empoigné Doublet, pas un gredin de ses complices n'a montré son nez ici, appuya Bondu en terminant le récit de sa mission à Fichet et à Lambert qui avaient écouté tout en jouant de la fourchette et du verre. --Heu! heu! moi, je n'en jurerais pas! lâcha Lambert entre deux bouchées. --Tu crois que quelques chenapans sont entrés ici sans que nous ne les ayons aperçus à temps? Qu'est-ce qui te fait dire cela, gros malin? demanda le brigadier d'un ton froissé. --Il en est entré au moins un, insista Lambert. Et après avoir vidé son verre, il ajouta: --Quand ce ne serait que celui qui, pendant la nuit, est venu empoisonner le cheval de Doublet, dont on devait se servir le lendemain pour découvrir l'endroit où l'aubergiste transportait ses écus, comme l'avait proposé un grand desséché qui se trouvait là. --Ça, c'est vrai, avoua le brigadier. Puis, en homme loyal, il reprit: --Il faut même avouer que celui qui a fait le coup était un rude finaud qui, mes hommes et moi, nous a joués par-dessous jambe. Aussi, le lendemain, le lieutenant Vasseur, qui était furieux, nous a-t-il rudement lavé la tête. J'étais dans mon tort, je n'ai pas desserré les dents. Et, en branlant la tête, le brigadier ajouta: --N'empêche que si le lieutenant n'avait pas été tant à la tempête, j'aurais pu--il est vrai que c'eût été de la moutarde après dîner--lui faire part de deux détails que j'avais relevés. --Quels détails? demanda Lambert curieux. --Quand je dis deux détails, il y a gros à parier que je n'en aurais avoué qu'un seul, le second... car le premier m'avait inspiré un si étrange soupçon, que le lieutenant m'aurait traité d'idiot si je le lui en avais fait part. --Pas possible! C'était donc bien extraordinaire? --J'ai eu et j'ai encore la conviction que celui qui a tué le cheval devait être un gendarme. À cet aveu que jusqu'à ce jour Bondu avait gardé au fin fond de lui-même, ses quatre auditeurs éclatèrent ensemble d'un rire moqueur. --Ma foi! oui, brigadier, vous avez fort bien fait de n'en souffler mot au lieutenant. Comme vous l'avez dit, il vous eût cru le cerveau pas mal fêlé, ricana Lambert. Malgré cette plaisanterie, que les autres avaient approuvée d'un nouveau rire, le brigadier continua d'un ton convaincu: --Oui, j'en donnerais ma main à couper, l'homme devait être un gendarme. Cette nuit-là, nous avions nos chevaux à l'écurie. Ma monture et celle de Potain sont des bêtes rétives et farouches. Si celui qui a pénétré dans l'écurie n'avait pas été connu de ces animaux, ils n'auraient pas manqué, surpris par cette visite nocturne, de faire un vacarme des cinq cents diables qui nous eût réveillés, eussions-nous dormi comme des pots. Or, si les chevaux n'ont pas bronché, c'est qu'ils connaissaient l'individu... c'est que le particulier a dû les calmer par une caresse les deux fois. --Comment ça, les deux fois? releva Lambert étonné. --Oui, quand il a fait sortir de l'écurie la rosse de Doublet et qu'il l'y a ramenée. --Qu'est-ce que vous nous contez là, brigadier. Où allez-vous chercher votre sortie et votre rentrée du cheval de Doublet? L'homme s'est simplement glissé dans l'écurie et il a empoisonné l'animal... C'est simple comme bonjour à deviner. Pourquoi, diable! avoir de pareilles imaginations? appuya Lambert. Mais le brigadier demeura tenace en son dire. --Je suis certain de ce que j'avance, insista-t-il. --Oh! oh! certain... au moins vous aurait-il fallu une preuve? avança un autre écouteur. --Mais justement, je l'ai, cette preuve... Elle est dans le second détail dont je vous ai parlé. --Que si vous faisiez la plaisance de la dire, nous aurions la délectance de l'écouter, proposa Fichet, que le vin de Doublet poussait à choisir ses termes. --Quand, le lendemain, le lieutenant Vasseur ordonna de débarrasser l'écurie du cheval mort, ce fut moi qui me chargeai de ce soin. Alors, je remarquai que les flancs de la bête avaient été labourés à coups d'éperon... les blessures étaient fraîches. Il y eut dans l'auditoire, surpris par cette révélation, un moment de silence qui fut rompu par cette demande de Fichet, toujours en veine de belle élocution: --D'où vous conclusionnez, brigadier? --Que l'inconnu, avant de tuer le cheval, avait dû l'utiliser pour se rendre vers un endroit si éloigné qu'il lui a fallu, afin d'être de retour avant la fin de la nuit, surmener sa monture avec l'éperon. --Quel pouvait être cet endroit? dit Lambert. --Je m'en doute, avança le conteur. --Si vous nous l'insufliez pour notre allégeance? demanda Fichet. --À coup sûr, notre homme devait être là quand le grand desséché a proposé son moyen de retrouver les écus de Doublet en se servant de son cheval... Alors, l'inconnu a eu l'idée d'exploiter le moyen pour son compte; puis, après son expédition achevée, il a coupé l'herbe sous le pied des autres en tuant le cheval. Tout cela était logique au possible. Aussi l'auditoire peu à peu s'était-il laissé convaincre. Un point restait encore à éclaircir. --Et vous croyez que cet inconnu devait être un gendarme? demanda Lambert. --Par la tranquillité qu'ont gardée, quand il est entré dans l'écurie, mon cheval et celui de Potain, deux bêtes, je le répète, qui s'effarouchent à tout casser, il est évident que notre personnage leur était familier... Donc, c'était un gendarme, conclua le brigadier. --Mais, fit Lambert, il est alors facile à découvrir! Vous n'avez qu'à vous rappeler quels étaient ceux des nôtres qui se trouvaient là quand celui que vous appelez le grand efflanqué a proposé son idée. --Oui, fit le brigadier en homme dérouté, c'est là précisément où je perds la carte... Au moment en question, en fait de gendarmes, il n'y avait avec moi que le lieutenant Vasseur. Le brigadier achevait sa phrase quand une voix brève, qui sonnait le commandement, prononça cet ordre: --Fichet, selle mon cheval! C'était le lieutenant Vasseur qui venait d'entrer dans la salle. III Vasseur avait trente ans. C'était un grand et fort beau garçon, bien taillé en force, au visage mâle. Au moment de notre récit, dans tout le pays qu'il avait délivré des Chauffeurs, il excitait un engouement de reconnaissance que bien des coeurs de femme auraient été heureux de lui traduire en un sentiment plus doux. Pourtant, le beau lieutenant, qui aurait pu se poser si facilement en Lovelace, semblait être de glace, car aucune conquête amoureuse n'était inscrite à son actif. Les plus empressées à lui faire connaître leurs bonnes intentions en avaient été pour leurs avances et leurs regards en coulisse. --Il est amoureux de la lune, avait-on fini par se dire, pour s'expliquer cette indifférence. Faute du possible, on concluait à l'impossible. Il est vrai que ceux qui vivaient auprès de lui auraient pu s'étonner de certaines absences que, de temps à autre et depuis six mois, ils lui voyaient faire. S'ils ne pointaient pas trop leur curiosité sur ces disparitions, qui ne dépassaient jamais sept ou huit heures, c'est qu'ils se disaient que le lieutenant, acharné à la poursuite des derniers vauriens échappés à sa poigne, s'était lancé sur la piste de quelque nouveau gibier à offrir à la justice, chasse à l'homme pour laquelle il tenait à avoir, d'abord et tout seul, relevé la trace. Néanmoins, en même temps que ces absences, il avait été impossible de ne pas constater qu'un changement s'était opéré dans le caractère de Vasseur. En dehors du service, où il était d'une rigidité extrême, on l'avait toujours connu garçon de joyeuse humeur. Subitement, il était devenu triste. On avait, à l'origine, attribué cette tristesse au retard mis à le récompenser de ses services vraiment exceptionnels. Mais l'épaulette de lieutenant lui était arrivée et son front ne s'était pas déridé. Alors, à défaut d'une liaison malheureuse, ou d'une déception d'ambition, ou d'une maladie, ou d'une cause quelconque connue, qui aurait pu l'attrister, ses familiers, et surtout ses soldats, ne sachant à quoi attribuer cette mélancolie sombre, avaient fini par faire chorus avec ceux qui répétaient: --Il est amoureux de la lune. Jamais, peut-être, Vasseur n'avait montré mine plus abattue que celle qu'il avait quand, au retour de l'exécution, il arriva au _Bon-Repos_ pour commander à Fichet de lui seller son cheval. --Bigre! il broie du noir, pensa le brigadier Bondu. --L'exécution des Chauffeurs ne l'a pas précisément poussé à la gaieté, se dit Lambert. Cependant, Vasseur avait parcouru la salle d'un regard rapide qui semblait chercher quelqu'un; puis, s'adressant à Bondu: --Brigadier, commanda-t-il, j'attends un homme qui ne va pas tarder à venir... un grand maigre, qui répond aux noms de Barnabé ou de Fil-à-Beurre... La consigne n'est pas pour lui. Le malheureux Fil-à-Beurre ne payait pas de mine. Or, comme la consigne donnée au brigadier que tout individu à figure suspecte, qui pénétrerait dans l'auberge, fût immédiatement ficelé et descendu dans une cave pour y attendre l'interrogatoire du lieutenant, il était bon que ladite consigne fût levée pour Barnabé. Comme il allait sortir pour aller au-devant de son cheval, que lui amenait Fichet, le lieutenant, après une courte réflexion, se tourna vers Lambert: --À notre départ de ce soir, j'aurai besoin d'un cheval frais, tu iras chez moi chercher Bayard. Que je le trouve m'attendant ici, commanda-t-il. --Oui, mon lieutenant, dit Lambert. Et, en lui-même, le soldat fit cette réflexion: --C'est donc bien loin et d'un train d'enfer qu'il va aller, pour avoir ainsi peur qu'à son retour Rolland soit incapable d'entreprendre notre voyage... une rude bête pourtant! En effet, Rolland, le cheval qu'allait monter le lieutenant, était un animal remarquable par sa force et son ardeur. Pour épuiser un pareil coursier, il aurait fallu exiger de lui presque l'impossible. --Dans trois heures, répéta le lieutenant, lorsqu'il fut en selle. Et il sortit de l'auberge à la plus paisible allure de Rolland, suivi des yeux par Lambert, qui se disait: --J'ai dans l'idée que tout à l'heure son cheval n'ira plus de ce train-là. Le lieutenant traversa Chartres au pas de sa monture. Quand, la porte de la ville franchie, il se vit en rase campagne, c'est-à-dire loin des curieux, il assembla ses rênes en murmurant d'une voix émue: --Voilà quinze grands jours que je ne l'ai vue! Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il le lança ventre à terre. Trois heures après, comme il l'avait annoncé, le lieutenant était de retour au _Bon-Repos_. Couvert d'écume, essoufflé, frémissant de fatigue, Rolland était presque fourbu. Ses flancs, qui haletaient douloureusement, étaient labourés de coups d'éperon. --Là! qu'est-ce que je disais? gronda Lambert en reconduisant le cheval à l'écurie. Au moment où il passait devant le brigadier Bondu, celui-ci, à la vue des flancs ensanglantés de la bête, eut un petit tressaut de surprise et se dit: --Voilà, précisément, comment était arrangé le cheval de Doublet que nous avons trouvé empoisonné dans l'écurie. Mais si Rolland était en mauvais état, on ne pouvait soutenir que le lieutenant, d'où qu'il arrivât, en rapportait la joie. Il était parti triste; il reparaissait désespéré. La plus profonde angoisse se lisait sur son visage abattu et douloureusement contracté. Cet homme, il n'y avait pas à en douter, venait d'éprouver une de ces souffrances terribles qui brisent le coeur. Devant ses soldats, au prix d'un immense effort moral, il retrouva son calme. À peine avait-il mis pied à terre que, près de lui, se fit entendre une voix qui disait: --Me voici, mon lieutenant. Exact au rendez-vous. C'était Fil-à-Beurre qui, après les six mois écoulés depuis sa dernière entrevue avec Vasseur, arrivait encore un peu plus maigre... un vrai squelette. --Alors, tu consens toujours à venir avec moi, mon garçon? demanda le lieutenant. Fil-à-Beurre poussa un gros soupir et, d'un ton navré: --J'ai tant besoin de distractions, lâcha-t-il. Soupir et voix firent que Vasseur le regarda plus attentivement au visage. --Oh! oh! dit-il, quel chagrin t'est-il survenu, Barnabé? tu es pâle comme un mort et il me semble que la fièvre te secoue! Fil-à-Beurre parut chercher sa réponse. --La fièvre, non, dit-il enfin, mais l'émotion. Vous m'aviez ordonné de venir vous trouver après l'exécution des Chauffeurs. Alors, pour tuer le temps et afin d'être bien fixé sur le moment voulu, la fichue idée m'est venue d'aller là-bas, sur la place publique... et, dame! vingt-trois à la file! quand on n'est pas habitué à ce genre de spectacle, ça n'est pas sans vous secouer. C'était là une raison trop plausible pour que Vasseur ne l'acceptât pas. Il entama donc un autre sujet en demandant: --Tu persistes toujours à refuser le cheval que je t'offre? --Je suis si maigre, lieutenant! Avec mes os, qui me percent la peau, j'aurais peur d'être cloué en selle par le coccyx. --Mais tu finiras par tomber de fatigue. --En ce cas, je prierai un de vos hommes de prendre mes souliers en croupe... ça me soulagera. --Allons, puisque tu le veux! consentit le lieutenant qui s'était pris de sympathie pour cet être disgracieux qu'il devinait habile, courageux et foncièrement honnête. Alors, se retournant vers Lambert et Fichet, qui se tenaient à quelques pas avec les chevaux en main: --En selle! commanda-t-il. Monté sur Bayard, son cheval frais, le lieutenant, suivi de ses deux hommes et précédé par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes, quitta le _Bon-Repos_ à la nuit tombante. Une heure après, en pleine obscurité, sur la route, Fichet fit entendre ces mots: --Pardon, lieutenant... --Hein! fit sévèrement Vasseur, as-tu oublié que, depuis notre départ, je ne suis plus que le citoyen Rameau, gros commerçant en grains, voyageant avec ses garçons fariniers? Et, après cette leçon, il ajouta: --À présent, lâche ce que tu avais à dire. --Que, sans sortir de l'obédience, pourrait-on avoir la souplesse de demander ous'que nous allerions? demanda Fichet. --Tiens-tu bien à le savoir? --J'en aurais l'intendance. Sans doute que le lieutenant était au courant du langage de Fichet, car, sans relever le mot, il répondit d'une voix qui vibrait de haine: --Eh bien, mon brave, nous allons chercher la tête du Beau François. Savoir qu'on allait chercher la tête du Beau François, c'était déjà bien; mais la curiosité de Fichet n'était qu'à demi satisfaite, car il reprit: --Et, subséquemment à la conséquence, pouveriez-vous m'octroyer la licence que je saverais ous qu'il est le Beau François? --Oh! oh! fit le lieutenant, tu m'en demandes trop, vieux Fichet. Autant que je puis croire, notre homme doit se trouver en Sarthe, en Mayenne ou en Maine-et-Loire, c'est-à-dire du Mans à La Flèche ou de Laval à Angers et Saumur. Tu vois que nous avons devant nous un bon bout de promenade. --Une promenade plantée de coups de fusil! grommela Lambert après avoir entendu cet itinéraire qui leur donnait à traverser tout le pays que venait de désoler la terrible guerre des chouans. Fichet, on l'a vu, n'était pas une de ces intelligences auxquelles on confie la destinée des empires; mais c'était un intrépide soldat, allant droit au danger sans barguigner, sabreur de première force, grand amateur de plaies et de bosses. À la réflexion de son camarade, il débita gravement: --Que les coups de fusil, c'est la santé des gendarmes. --Mazette! alors nous allons nous porter comme des charmes dans le satané pays où nous conduit le chef... s'il est vrai que les coups de fusil soient la santé du gendarme, riposta moqueusement Lambert. En effet, pendant six années consécutives, les pays cités par Vasseur avaient été le théâtre de cette lutte sanglante qu'on a appelée: «Une guerre de géants», guerre sans pitié ni merci des chouans et des Vendéens contre les troupes de la République, et qui, depuis quelques mois seulement, avaient pris fin sous les derniers coups du général Brune. Mais, derrière les vrais chouans pacifiés, qui étaient rentrés dans leurs foyers, le pays était resté la proie de bandes armées, nombreux ramassis de vauriens qui, se donnant toujours pour chouans, pillaient les campagnes, arrêtaient les diligences, incendiaient les villages. Des renseignements guidaient-ils Vasseur? Était-ce plutôt qu'un pressentiment lui disait que le Beau François, après sa bande détruite, avait dû aller continuer ses exploits chez les faux chouans? Toujours est-il que le soldat intrépide avait résolu d'aller chercher son bandit au milieu même des hordes formidables qui le protégeaient. Précédant de quelques pas le cheval du lieutenant, Fil-à-Beurre avait entendu Vasseur détaillant à Fichet la marche à suivre. Aussitôt, se portant de côté, il s'était laissé dépasser par le cheval et quand il fut au côté du cavalier, il demanda, en observant la consigne: --Ainsi, citoyen Rameau, nous irons jusqu'à Saumur? --Oui, Barnabé; et, le fallût-il pour retrouver mon coquin, nous redescendrons la rive gauche de la Loire jusqu'à Champtoceaux. --Ah! fit Barnabé avec une intonation joyeuse qui surprit Vasseur. Puis, après une courte hésitation, et d'une voix qu'il s'efforçait vainement de rendre indifférente, il reprit: --Alors nous passerons par Saint-Florent-le-Vieil? La main du lieutenant s'abattit aussitôt sur l'épaule du squelette ambulant, qu'elle serra entre ces doigts crispés et, en même temps, Vasseur articula ces paroles pleines de soupçon. --Malpeste! sais-tu, Barnabé, que tu m'as l'air de connaître ce pays-là? --Sur mon honneur! je vous jure que je n'y ai jamais mis les pieds, affirma Fil-à-Beurre, d'un ton de la sincérité duquel il n'y avait pas à douter. --Alors, comment se fait-il que tu connaisses, entre Saumur et Champtoceaux, ce village que tu appelles Saint-Florent-le-V... Au lieu d'achever le mot, Vasseur s'arrêta une seconde, puis, brusquement, en homme surpris par un souvenir: --J'y suis! s'écria-t-il. Il venait de se rappeler le billet trouvé dans la doublure de la veste que le Beau-François avait abandonnée en sa fuite, ce billet de l'écriture de Doublet et que ce dernier, quand il pouvait sauver sa tête, avait refusé de lui expliquer. Parmi les notes énigmatiques, ne se trouvait-il pas cette mention: _S. F. le Vieil_? L'abréviation ne désignerait-elle pas le village de Saint-Florent-le-Vieil? Et, persuadé qu'il avait deviné juste, Vasseur, sans penser qu'il réfléchissait tout haut, se demanda: --Quelle anguille sous roche nous attend dans ce village? Ensuite, comme si la suite pouvait l'éclairer, il se répéta de mémoire les mots suivants de l'écrit: --S. F. le Vieil.--La saute.--Doublet.--Le Marcassin.--Sans sabots on... Nous l'avons dit, Vasseur, sans s'en douter, réfléchissait à mi-voix. Fil-à-Beurre, qui marchait à sa botte, n'en avait pas perdu un mot. --Oh! oh! lâcha-t-il soudainement. Cet éclat de voix interrompit les réflexions du lieutenant. --Qu'as-tu, garçon? demanda-t-il. --Vous venez de prononcer Marcassin... Je ne sais pas si c'est le mien, mais, moi aussi, je connais un Marcassin... Au fond, je ne le connais que pour l'avoir vu et entendu une fois, sans que, lui, il ait seulement aperçu le bout de mon nez; car je me tenais tapi, bien immobile dans ma cache... Ah! oui, Marcassin! en voilà un qui est bien nommé! Tout en poil gris et rude, cet homme; trapu, râblé, l'air féroce, des mains énormes et velues! Un terrible athlète, je vous en réponds... Il doit rudement en découdre. Vasseur avait laissé parler le squelette. --Où donc as-tu rencontré ce Marcassin? demanda-t-il quand Barnabé se tut. Sans doute que Fil-à-Beurre s'était imprudemment laissé allé à ses souvenirs, car, à la question, il eut l'hésitation de celui qui s'aperçoit trop tard de sa faute. Il fit cette réponse vague: --Dans les environs d'Orléans. --Précise l'endroit, appuya Vasseur. Fil-à-Beurre garda le silence. --J'attends, dit le lieutenant d'une voix qui se montait. Le squelette prit tout à coup son parti et d'un ton plein de repentir: --Tenez, dit-il, j'aime mieux vous avouer que j'ai à me faire un reproche à votre égard. --Lequel, Barnabé? demanda Vasseur, désarmé par l'accent ému du jeune homme. --J'aurais dû vous avouer un gros secret qui m'étouffe depuis tantôt... vous savez, quand je suis revenu de l'exécution? --Lorsque tu étais si bouleversé d'avoir vu tomber vingt-trois têtes? Fil-à-Beurre haussa les épaules. --Oh! après tout, c'étaient de si cruels coquins, qui avaient tant commis d'atrocités, que je les ai vus mourir sans grande pitié... Le squelette s'interrompit pour pousser un gros soupir, puis, tout frémissant, il ajouta: --Sauf un pourtant! --Quel était ce condamné? --Je vous conterai cela à la couchée. --Mais, mon garçon, tu dois comprendre que je ne me soucie pas d'être vu en plein jour sur la grand'route. Jusqu'à la bonne moitié du voyage, mon intention est de chevaucher la nuit et, durant le jour, de rester coi en quelque gîte sûr. Si donc, comme tu le dis, ton secret t'étouffe, tu vas le garder sur la conscience jusqu'au point du jour, moment de notre couchée... Mieux vaudrait te soulager tout de suite. Et Vasseur, d'une voix rieuse, insista en disant: --Allons! lâche ton secret. --Mais, fit Barnabé, c'est que ce secret n'est pas le mien. D'autres oreilles que les vôtres ne peuvent l'écouter. --Tu dis cela pour Lambert et Fichet? --Précisément. La curiosité talonnait trop le lieutenant pour qu'il ne lui sacrifiât pas ses hommes. Il se retourna en selle et commanda: --Fichet, à cent pas en avant, pour éclairer la route. Toi, Lambert, même distance en arrière pour t'assurer si nous ne sommes pas suivis. Et quand ils furent seuls: --Là! fit Vasseur, à présent tu peux parler. --Le jour où vous m'avez engagé pour vous suivre, vous rappelez-vous qu'après vous avoir demandé à quelle date il faudrait partir, je me suis réjoui en apprenant que j'avais tout le temps devant moi pour faire mes adieux? --Oui, et il me souvient que, comme je te plaisantais en supposant que ces adieux s'adresseraient à tes amours, tu m'as parlé d'un être bon, doux, auquel tu avais voué le dévouement... du chien pour celui qui lui a donné la pâtée, alors qu'il crevait de faim... Ce sont là tes expressions. Il y eut un accent indicible de reconnaissance dans la voix de Fil-à-Beurre quand il répondit: --Oui, c'est ainsi que je suis dévoué à ma bonne Gervaise. À ce nom, une convulsion violente fit frissonner le lieutenant des pieds à la tête. Et tant était grande son émotion qu'il lui fallut se retenir au pommeau de la selle pour ne pas tomber de cheval lorsqu'il entendit le squelette ajouter: --Gervaise qui, il y a deux jours encore habitait le village de Mégin. Dans l'ombre de la nuit, Fil-à-Beurre n'avait pu s'apercevoir de la pâleur livide du lieutenant ni de la violente émotion produite par le nom de Gervaise. Sans se douter de rien, il commença son récit: --Comme je vous l'ai dit, j'ai toujours demandé mon pain de chaque jour un peu à tous les métiers. Cette fois-là, j'avais eu la main heureuse. Ma maigreur avait été exploitée dans une baraque de saltimbanques. De foire en foire, on m'avait exhibé à l'admiration des populations en me donnant pour un malheureux marin, resté seul sur un radeau en pleine mer, pendant quarante-six jours, sans autre nourriture que ses larmes. Par malheur, arriva l'hiver qui interrompit les fêtes foraines. Plus de recettes. Le patron aurait bien voulu me garder jusqu'au retour du printemps. Mais pour me garder, il eût fallu me nourrir. Alors j'aurais engraissé... et j'aurais perdu de ma valeur. --Va crever de faim jusqu'au printemps, me dit-il; tu auras ainsi conservé ton prix et je te reprendrai. Et il me congédia après m'avoir réglé mon compte. Des plus maigres! Trois écus! Il y ajouta une bonne grosse veste de ratine qui lui était devenue trop courte et qui arriva, pour moi, comme marée en carême, vu qu'elle était chaude et, ce jour-là, il faisait grand froid. Il était environ dix heures du soir; car c'était après avoir eu la prévenance de me garnir d'un solide souper que le patron m'avait congédié. J'aurais pu coucher là, mais je me souvins que, le lendemain, c'était grand marché à Chartres. Peut-être y trouverais-je à m'employer. Quinze lieues me séparaient de la ville, mais c'était un jeu pour mes longues jambes et la nuit, dont les étoiles scintillaient de froid, était des plus claires. Je marchais bon pas, tout chaudement heureux sous ma veste de ratine... Et trois écus en poche!... Le premier consul n'était pas mon cousin! Je venais de dépasser un village dont, à mon passage, l'horloge avait tinté minuit et j'allais longer une meule de foin quand, soudainement, je vis se dresser devant moi un colosse qui, par cette température glaciale, était en manches de chemise. --Donne-moi ta veste, m'ordonna-t-il. --Moi, dans de pareilles occasions, je ne suis pas causeur et, grâce à mes jambes, j'ai bien mis vite une distance entre moi et l'autre que je laisse attendant toujours une réponse. Quant à résister, j'en aurais eu l'envie qu'elle me serait aussitôt passée, rien qu'à la vue de la solide carrure de mon emprunteur de veste. Sans doute qu'il devina mon projet de lui brûler la politesse en détalant, car, sans autre phrase, il m'asséna sur la tête un coup d'un gourdin énorme, qui me renversa sans connaissance. Fil-à-Beurre fut interrompu dans son récit par le lieutenant, qui demanda vivement: --Tu ne saurais reconnaître cet homme? --Oh! que si! que si! Je n'ai vu mon gaillard qu'une demi-minute, mais ça m'a suffi pour le reluquer... Que jamais je le rencontre et je jure bien qu'il me rendra compte du coup de gourdin qu'il m'a administré, de ma veste qu'il m'a volée ainsi que mes pauvres trois écus qui étaient dans ma poche... Que je le trouve face à face, si je ne lui bondis pas sur le casaquin, c'est que, ce jour-là, j'aurai un ventre qui traînera par terre. Malgré tous ses efforts pour la contraindre, une impatiente curiosité se trahissait dans la voix de Vasseur, quand il demanda: --Mais, Barnabé, je ne vois pas encore apparaître dans ton récit cette personne que tu appelles Gervaise? --Attendez donc, attendez donc... Quand je revins à moi, j'étais étendu sur des bottes de paille et j'avais la tête entourée de bandes de linge qui m'aveuglaient. À ce moment, une douce petite voix disait: --Mais, ma bonne Annette, nous ne pouvons pourtant pas mettre dehors ce pauvre garçon. --Bah! bah! répondit l'organe grognon de celle qui venait d'être nommée Annette, quand ils ne tuent point, les coups à la tête ne sont pas dangereux. Après qu'il aura dormi jusqu'à ce soir, notre grand diable, avec une bonne soupe dans le ventre, s'en ira trottant comme un cerf. --Non, il faut le garder quelques jours. Il a besoin de se remettre. Regarde donc comme il est délabré, insista la voix jeune et douce. À ces derniers mots, Annette répliqua en riant: --Oh! oh! si, pour le renvoyer, vous attendez qu'il se soit remplumé, il sera encore ici au jugement dernier. --Rien que deux jours. --Oui, mais si votre père arrivait? Vous savez combien de fois il m'a sévèrement recommandé de ne jamais laisser pénétrer personne dans la maison. --Papa est parti il y a huit jours, et il s'écoule un mois entre chacune de ses visites. Après son excuse donnée, la petite voix revint à l'assaut en disant: --C'est convenu, n'est-ce pas; nous garderons deux jours notre blessé? --Gervaise! Gervaise! vous me faites commettre une imprudence, prononça Annette d'un ton qui cédait. Il y eut un petit cri joyeux de Gervaise triomphante; puis, vivement, elle reprit: --Renouvelle-lui son pansement. Moi, je descends pour surveiller la soupe qui lui rendra ses forces. Et je l'entendis qui s'éloignait. Alors je crus bon de donner signe de vie. Comme Annette avait fini de me retirer la bande de toile, je poussai un soupir et j'ouvris les yeux. --Ah! ah! fit-elle, voilà donc que vous revenez à vous, mon beau merle?... Pardieu, je puis me vanter d'avoir fait ce matin une jolie trouvaille. C'était une brave et digne femme, cette Annette, malgré son air bourru. Elle m'apprit qu'au point du du jour, en allant chercher son beurre et son lait à une ferme un peu distante du village, elle m'avait trouvé étendu raide, dépouillé, à demi gelé, la tête ensanglantée. Par bonheur, le froid, en saisissant ma plaie, avait empêché la perte de sang. Aussitôt, elle était venue pour donner la nouvelle à Gervaise, et les deux femmes, dans leur premier élan de pitié, m'avaient, en réunissant leurs efforts, emporté dans la maison qui les abritait. Après avoir achevé de me panser, elle reprit: --Moi, j'étais d'avis de vous renvoyer tout de suite; mais on a obtenu de ma faiblesse que vous resteriez ici deux jours à vous reposer et à vous rabibocher un peu le torse. Vous allez commencer par m'avaler une soupe. Attendez, je reviens. Trois minutes après, elle reparut avec une énorme écuelle de soupe fumante. --On ne perd pas son temps à vous nourrir! dit-elle en riant, après avoir constaté la voracité avec laquelle j'avais engouffré la soupe. Puis, comme je la remerciais, elle reprit: --Le meilleur moyen, mon garçon, de me prouver votre reconnaissance, c'est de rester bien tranquillement enfermé dans ce commun à fourrages, sans vous montrer, sans sortir. Ensuite, avec une intonation qui pesait sur les mots pour bien appeler mon attention, elle articula lentement: --Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que ça ne se présentera pas; mais si, par hasard, quelqu'un arrivait dans la maison, ne bougez pas plus qu'une souche, car vous feriez avoir bien de la peine à deux pauvres femmes qui ont eu pitié de vous. Là-dessus, elle partit après avoir ajouté: --Faites un bon somme, ça vous tuera le temps jusqu'à l'heure de vous regarnir la panse. J'avais l'estomac plein. J'étais mollement étendu dans un creux de bottes de paille qui me tenaient chaud; j'obéis au conseil d'Annette en m'endormant profondément. Quand je me réveillai, la nuit était venue et l'obscurité régnait dans mon réduit. Seulement, au milieu de l'ombre, se détachait devant moi une raie lumineuse dont je m'expliquai bien vite la cause. La chambre voisine était éclairée et, par une lézarde de la cloison en pisé, filtrait la lueur que je voyais. La curiosité me poussa à connaître cette Gervaise dont j'avais seulement entendu la voix. Bien doucement, je m'approchai de la fente et j'y appliquai un oeil. Ah! la belle et ravissante jeune fille que j'aperçus! Un ange à adorer à genoux! Elle était en train de filer devant une vaste cheminée où, pendue à la crémaillère, chantait une marmite dont, en ce moment, Annette remuait le contenu avec une cuillère en bois. --Ça embaume! disait la vieille servante. Je crois, Gervaise, que votre protégé s'en lèchera les babines jusqu'aux oreilles! Ah! si vous l'aviez vu, ce matin, absorber sa soupe! Ce n'est pas un homme, c'est un puits! Tout à coup, le roulement d'une voiture se fit entendre au loin. À ce bruit, les deux femmes se relevèrent effarées. --C'est votre père!... Pourvu qu'il ne découvre pas cette grande asperge de malheur! bégaya Annette avec terreur. Sans être grand clerc, je devinai que la grande asperge c'était moi. Le roulement de la voiture, qui s'était rapidement rapproché, cessa devant la porte. Sans doute que les deux femmes, afin d'éviter une surprise, avaient la consigne de n'ouvrir à aucun bruit du dehors, car elles restèrent immobiles, attendant que celui qui arrivait eût ouvert, du dehors, avec une clef dont il était porteur. Alors entra un homme dont la figure, à la vue de Gervaise, s'éclaira de la plus pure joie. La jeune fille se jeta dans ses bras et, pendant deux grosses minutes, il l'embrassa avec de petits frémissements de bonheur... Ah! il aimait rudement sa fille, ce bonhomme-là! Quand Fil-à-Beurre avait prononcé ses derniers mots, sa voix s'était si douloureusement altérée, que Vasseur lui demanda aussitôt: --Qu'as-tu donc, Barnabé? --C'est que je compare toujours cette scène, toute pleine de tendresse, avec celle où, pour la seconde fois, j'ai revu cet homme. --Ah! tu l'as revu? --Oui, aujourd'hui même, quand je suis allé à l'exécution. --Tu l'as rencontré dans la foule? --Non! fit le squelette d'un ton navré. --Où donc alors? --Je l'ai revu sur l'échafaud, se débattant sous la main du bourreau, alors que, le dernier de tous, il allait être exécuté. Vasseur eut sans doute besoin de veiller sur son intonation, car il prit un temps avant de lâcher un «Ah! vraiment!» dont l'accent de surprise, malgré son effort, sonna des plus faux. Fil-à-Beurre avait continué: --Oui. Quand tous les autres étaient morts avec une intrépidité farouche, lui résista, criant, pleurant, prononçant des paroles désespérées, une sorte d'appel qui demandait la vie. Et, après une hésitation: --Je crois même, reprit le squelette, qu'il prononçait votre nom. --Mon nom? répéta le lieutenant qui, comme précédemment, simulait l'étonnement. --Oui, il parlait de sa vie sauve promise par vous s'il avouait... C'est là, du moins, ce que j'ai cru comprendre, car sa voix était en partie couverte par les cris de la foule qui, furieuse de sa lâcheté, hurlait: Mort à Doublet! --C'était donc l'aubergiste de Chartres? --Lui-même. Pendant cinq minutes, les deux hommes cheminèrent en silence. Était-ce que chacun d'eux avait besoin de se remettre de son émotion? S'il en était ainsi du lieutenant, son compagnon n'aurait pu s'en douter, car Vasseur reprit d'une voix sèche et railleuse: --Alors ta Gervaise était donc la fille d'un des principaux Chauffeurs?... Qui sait même si elle ne faisait pas partie de la bande? --Oh! lieutenant, ne dites pas cela, s'écria Fil-à-Beurre avec un sanglot douloureux. --Qui me prouvera le contraire? --Écoutez la fin de mon récit, je vous en prie. --Soit! je le veux bien, dit Vasseur trop vivement pour qu'un autre, plus observateur ou moins ému que le squelette, n'eût pas deviné que ce n'était point par unique complaisance que le lieutenant allait prêter l'oreille. Fil-à-Beurre poursuivit: --Le père s'arrêta d'embrasser sa fille en entendant dire par Annette, qui s'apprêtait à sortir: --Je vais mettre le cheval à l'écurie, n'est-ce pas, notre maître? --Non, non, fit-il vivement, je ne coucherai pas au logis ce soir. Je passais à deux lieues d'ici. Je n'ai pu résister au désir de venir embrasser Gervaise. Le temps de manger un morceau et je repars. Veille plutôt sur la marmite, ma brave Annette. --Et moi, je vais mettre le couvert, dit Gervaise. Tout en s'occupant de cette tâche, la jeune fille causait avec son père, qui se chauffait, assis devant la cheminée. Par la crevasse de la muraille, ses paroles m'arrivaient bien distinctes. --Quand donc, disait-elle, aurai-je un père qui ne sera plus toujours par monts et par vaux? --Ah! dame! fillette, c'est mon commerce qui veut cela. Les chevaux que je vends à la République, pour ses armées, ne sont pas tous parqués dans une lieue carrée. Il me faut aller les acheter à droite, à gauche, à l'autre bout de la France, au diable. Puis en se frottant les mains: --Mais, sois tranquille, mignonne, aux grandes fatigues les gros profits. Avant peu, mon sac sera assez rond pour que je me repose. Alors nous irons nous établir dans un autre pays. --Pourquoi ne resterions-nous pas dans celui-ci? --Heu! heu! lâcha le père, qui me sembla un peu troublé par la question. D'abord, il y a plus beau pays que le Beauce; et puis, ailleurs, nous n'aurons rien à craindre de ces bandes de gredins qui pillent la contrée. Quand je suis en route je ne vis pas, tant j'ai peur que les misérables ne s'attaquent à cette maison. Alors s'adressant à Annette: --Aussi, ma vieille, défense absolue d'ouvrir à tout vagabond qui viendrait te demander l'hospitalité d'une nuit. C'est la manière dont les espions des misérables procèdent pour étudier les lieux avant de les piller. --Oh! n'ayez pas peur, notre maître. Aucun d'eux n'est entré et n'entrera ici, répliqua la servante. Et, pour détourner la conversation de ce sujet, elle s'empressa de décrocher la marmite en s'écriant: --Là! c'est prêt. Vite à table. Le père quitta le devant de l'âtre en disant: --Bon! Pendant que tu empliras les assiettes, je vais aller chercher une botte de foin pour mon cheval. --Restez donc. J'irai tout à l'heure, proposa Annette, prise de peur à la pensée que, si je dormais, il allait me découvrir. --Non, non, dit-il, fais les portions. Je serai revenu avant que tu aies fini. Je l'entendis qui arrivait par le couloir séparant la maison en deux. En une seconde je fus enseveli sous dix bottes promptement rejetées sur moi. Je me tins plus immobile qu'un mort, retenant ma respiration. Annette avait eu tort de s'alarmer, car le danger... si danger il y avait... était des plus minimes, puisque le père venait sans avoir pris de lumière. Bientôt il entra. En pleine obscurité, il n'avait qu'à étendre la main pour prendre une botte à tâtons, puis à s'en aller. Au lieu de cela, il demeura immobile dans un coin, où je me rappelais avoir vu, dans la journée, un tonneau d'avoine. En même temps qu'il poussait un «hem!» étouffé, qui trahissait un effort de sa part, je crus ouïr un roulement sourd. Ensuite résonna, bien faiblement pourtant, comme un bruit de monnaie; puis un autre «hem!» et un nouveau roulement, auquel succéda un frôlement de souliers sur le sol, comme si le père s'occupait à faire disparaître une trace. Après quoi, il prit la botte de fourrage la plus proche et s'en alla. Tout cela n'avait pas duré la dixième partie du temps que j'ai mis à vous le conter. Sitôt qu'il avait été parti, j'avais replacé l'oeil à la lézarde de la cloison. Je le vis reparaître et se mettre à table en disant: --Ma botte est dans la voiture. C'est un en-cas. Il m'arrive souvent d'être obligé de m'arrêter, la nuit, dans de si pauvres endroits que mon cheval se voit devant un râtelier vide. Pour moi, la botte de fourrage n'était qu'un prétexte dont il s'était servi afin de venir se livrer à la mystérieuse occupation que j'avais entendue. Une demi-heure plus tard, il partit après avoir soupé. Quand Annette m'apporta ma part du repas, elle me trouva étendu tout de mon long. --Est-ce que vous avez toujours dormi? me demanda-t-elle. --C'est le bruit de vos pas qui vient de m'éveiller. Je vis ses lèvres se remuer. À coup sûr, elle se réjouissait du danger évité, heureuse chance qu'elle devait attribuer à ce que le maître n'avait pas pris de lumière. Je dormis toute la nuit, mais la curiosité me fit ouvrir l'oeil au point du jour. --Qu'est-il venu faire? me demandais-je, debout devant le tonneau d'avoine, examinant sur le sol des traces, imparfaitement effacées, qui prouvaient qu'on l'avait déplacé. À mon tour, je changeai le tonneau de place. À l'endroit qu'il recouvrait m'apparut, enfoui dans la terre, l'orifice d'un de ces énormes pots de grès dont il est fait usage pour conserver les salaisons. Et ce monstrueux pot était à peu près plein de beaux louis d'or. Le père de Gervaise avait grandement raison quand il avait dit à sa fille que son sac commençait à s'arrondir, car il y avait dans ce pot une bien grosse somme. Elle était fort simple, sa cachette, et même si facile à trouver, qu'elle était introuvable. On aurait bouleversé la maison sans avoir l'idée de changer de place ce tonneau d'avoine. Je le replaçai sur le pot d'or et tout fut dit. Deux jours après, mon crâne était guéri et je me sentais valide. Gervaise me congédia avec une bonne grosse miche de pain et une gentille pièce de quinze sols. Quand j'arrivai à Chartres, où je n'avais pas mis le pied depuis six mois, les habitants, tout joyeux, n'y parlaient que de vous, mon lieutenant. Vous veniez de vous attaquer aux Chauffeurs dont une bonne partie était sous les verrous. Le reste allait suivre. Enfin, le pays était à la veille d'être délivré des brigands dont la frayeur générale avait assuré trop longtemps l'impunité. Aussitôt l'envie me vint d'aller bien vite porter ces bonnes nouvelles à Gervaise et Annette, que la crainte tenait, pour ainsi dire, prisonnières en leur maisonnette. Je repris donc à la hâte la route du village de Mégin. Que vous dirai-je? Un minime emploi que je trouvai dans une ferme de Mégin me permit de rester dans le voisinage des deux femmes, auxquelles je rendais tous les petits services en mon pouvoir. Ah! les bonnes heures que j'ai passées près de Gervaise, qui, le soir, avait entrepris de m'apprendre à lire! Deux mois s'écoulèrent ainsi. Alors, Gervaise devint inquiète. Les plus longues absences de son père n'avaient jamais duré plus de quatre semaines. Pas de nouvelles! Qu'était-il devenu? Une quinzaine se passa encore, et Gervaise ne vécut plus que dans l'angoisse. Quand le père était parti, il tenait la direction d'Orléans. Il s'agissait de retrouver sa piste. Je partis donc pour Orléans où je m'inquiétai dans toutes les auberges du citoyen Grangé, le gros maquignon, voyageant dans sa carriole attelée d'un cheval blanc. À ma grande surprise, partout, dans Orléans où, suivant Gervaise, son père avait dû aller maintes et maintes fois, le maquignon Grangé était inconnu. Après Orléans, je visitai Chateldun, dont le père avait souvent aussi parlé à sa fille. Même résultat. Jamais un hôtelier n'avait reçu de citoyen Grangé. Je continuai ma tournée par Chartres où je repris ma recherche d'auberge en auberge. Ce fut ainsi que je me présentai au _Bon-Repos_, le jour où vous vous y trouviez. L'aubergiste Doublet était arrêté depuis six semaines et, pour la vingtième fois, on fouillait sa maison à la recherche de la cachette où ce gueux, qui était le principal recéleur et le banquier de la bande d'Orgères, pouvait avoir renfermé ses écus. À ce moment, les chercheurs, en se rappelant que Doublet, chaque mois, faisait une absence de quelques jours, étaient d'avis que l'aubergiste devait aller à Paris porter son argent. L'idée me vint que ce pouvait être moins loin et que, peut-être, était-ce dans les environs de Chartres. Ce fut pourquoi je donnai le conseil de s'en rapporter à l'instinct du cheval en le laissant marcher bride sur cou... Le lendemain, l'animal était mort!... C'était aussi un cheval blanc, comme celui du maquignon Grangé... Hélas! pouvais-je me douter que Doublet et Grangé n'étaient qu'un même individu? C'est alors que vous m'avez proposé d'être de l'expédition qui vient de nous mettre en route. Je ne devais pas être toujours à la charge des deux femmes. J'acceptai donc d'autant plus volontiers que ce jour de l'exécution, que vous me fixiez pour le départ, était, vu les lenteurs du procès, à une longue date. J'avais l'espoir qu'à cette époque le père de Gervaise serait de retour. Je retournai donc près de la jeune fille... Cette nouvelle partie du récit de Fil-à-Beurre avait été écoutée par Vasseur sans mot dire. À ce moment, il interrompit en disant d'une voix moqueuse: --Tu as beau t'en défendre, Barnabé, tu étais et tu es amoureux de Gervaise. Et dans ces mots, sous la moquerie du lieutenant, perçait une sorte d'aigreur. Mais Fil-à-Beurre secoua la tête: --Non, non, fit-il gravement, n'en croyez rien. Je vous l'ai dit et je vous le jure, rien que le dévouement du chien!... Est-ce que je ne me rends pas compte de mon individu ridicule?... Non, non, les belles filles comme Gervaise ne sont pas pour des grotesques de ma sorte... Et puis, s'il faut tout vous dire... Au lieu d'achever sa phrase, Fil-à-Beurre s'arrêta tout net. --Et puis? répéta vivement Vasseur en le voyant hésiter. --Et puis, reprit Barnabé lentement, je crois bien que Gervaise a un amoureux. Il y eut presque une explosion de joie dans la façon dont le lieutenant s'écria: --Ah! tu crois qu'elle aime quelqu'un!!! --Non, non, permettez, je ne dis pas cela. Je n'affirme pas que Gervaise aime quelqu'un. Je dis qu'elle est aimée par quelqu'un... ce qui n'est pas exactement la même chose. --Et tu le connais? appuya Vasseur, dont l'accent, de joyeux, était brusquement devenu inquiet. --Non, mais je pourrais dire comment il vient rendre visite à la jeune fille. --Bah! et comment cela? --À cheval. Et, en riant, Fil-à-Beurre ajouta: --Je vous garantis même que cet amoureux a le coeur fièrement pincé. --Qui te le fait croire? --L'ardente impatience qu'il met à accourir au village de Mégin. Plusieurs fois, j'ai découvert derrière la maison, où il l'attache, les piétinements de son cheval et, toujours, sur le sol foulé, j'ai aperçu des gouttelettes de sang. J'en ai conclu que la monture était surmenée à grands coups d'éperon. --Et c'est à ces traces d'un cheval derrière la maison que tu t'es mis en tête que Gervaise avait un amoureux? ricana Vasseur. --Oh! oh! fit le squelette, il n'y a pas que cela! --Quoi donc encore? --À mesure que le temps s'écoulait, sans que son père revînt, Gervaise aurait dû être de plus en plus inquiète, n'est-ce pas? Eh bien, pas du tout! À l'angoisse du premier mois avait succédé chez la jeune fille une sorte de calme. Elle parlait souvent encore de son père, mais sans cette terrible appréhension du début. --D'où tu as conclu? --Que le cavalier devait avoir rassuré la jeune fille, qu'il lui avait donné un motif de cette absence prolongée, qu'il lui avait fait entrevoir un prochain retour et même qu'il s'était fait fort de lui ramener bientôt son père. Pris d'un frisson au souvenir de ce père qu'il avait vu dans la journée se débattant sur l'échafaud, Fil-à-Beurre ajouta: --Lui ramener son père! À coup sûr, cet amoureux devait se leurrer d'espérance et ignorer la vérité sinistre... Car nul homme ne pouvait arracher le père au bourreau. Muet, pâle, frissonnant aussi sur sa selle, le lieutenant se souvenait de la scène où, sur le chemin de l'échafaud, il avait offert la vie à Doublet contre des révélations. Ce rôle de l'homme arrachant sa proie au bourreau, il avait inutilement tenté de le jouer. Pendant quelques minutes, un silence se fit entre les deux hommes, absorbés en leurs tristes pensées. Puis, d'un ton de pitié, le squelette soupira: --Pauvre garçon! --Est-ce que tu plains Doublet? demanda Vasseur. --Oh! ce n'est pas à lui que je pense. --À qui donc? --À l'amoureux. D'une voix attendrie, Fil-à-Beurre continua lentement: --Oui, pauvre garçon! car il a dû éprouver un rude crève-coeur. --En apprenant qu'il aimait la fille d'un coquin? avança le lieutenant d'un ton trop brutal pour être sincère. --Non, fit le squelette avec enthousiasme. Gervaise est de ces femmes inspirant un amour qui résiste à tout... Le désespoir dont je parle a un tout autre motif. --Dis-le. --Je songe à l'horrible douleur qu'il a ressentie, le malheureux, si, hier ou aujourd'hui, il est allé pour voir Gervaise, en trouvant la maison déserte. Le squelette fit encore quelques pas, puis prononça lentement: --Je voudrais bien le connaître. --Pourquoi? --Pour lui apprendre où il pourrait retrouver Gervaise. Un cri d'une immense joie s'échappa de la poitrine de Vasseur qui, tout pantelant de bonheur, s'écria: --Tu sais où est Gervaise!!! Et, se penchant sur sa selle, il saisit la tête de Barnabé, qu'il se mit à embrasser frénétiquement. Fil-à-Beurre n'était pas encore revenu de la surprise causée par l'embrassade et les paroles de Vasseur, quand celui-ci se redressa vivement sur sa selle. --Chut! chut! fit-il, on vient à nous. En effet, devant eux, sur la route, s'entendait le trot d'un cheval qui s'approchait. À cette époque où, dans bon nombre de départements, le peu de sûreté des communications exposait les voyageurs à se faire assassiner ou, tout au moins, à se faire détrousser, chacun pourvoyait à sa sûreté en se munissant d'armes. Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que, tout déguisés en campagnards qu'ils étaient, Vasseur et ses hommes fussent armés. Chacun avait une carabine accrochée à l'arçon de sa selle dont les fontes étaient garnies de pistolets. Ce luxe d'armes à feu avait, au départ, fait faire la grimace à Fichet qui, grand sabreur devant l'Éternel, aurait vingt fois mieux aimé sentir sa lame lui pendre au côté. Bon tireur pourtant, il n'en méprisait pas moins la poudre et les balles. --Que les armes à feu, disait-il, c'est de la superfluité incombante, qu'elle peut rater son homme. Tandis que le sabre, votre émule qu'il a beau dire non, il faut qu'il l'accepte dans le corps. Donc, au bruit du cheval, le lieutenant avait mis le pistolet au poing. Pendant l'attente de celui qui arrivait dans l'ombre, une pensée lui vint. --À propos, j'y songe! Tu n'es pas armé, mon brave Barnabé. Sais-tu jouer des armes à feu? demanda-t-il. --Couci, couça? À soixante pas, si je vise mon homme à l'oeil, j'attrape le sourcil, avoua Barnabé. --Bigre! Alors tu es modeste avec ton couci, couça! dit gaiement Vasseur. Puis, tout aussitôt il cria: --Qui vive! Le bruit du cheval cessa brusquement et, dans l'obscurité, une voix annonça: --Fichet, pour votre délectance. --Bon! fit le lieutenant, que le langage de son soldat trouvait toujours impassible. Approche, mon brave, et dis-nous ce qui te fait revenir. --Que le jour il ne va pas tarder à nous éclaircir. Alors que nous devrons nous hospitaliser en nous tenant motus jusqu'à la nuit subséquente; j'ai entrepercé, à mille pas de céans, une auberge qu'elle ferait notre commodité, annonça Fichet. Ce qu'il fallait à Vasseur, c'était quelque refuge modeste, par cela peu fréquenté, où il pût faire sa pause du jour sans trop de regards curieux. --Ton auberge est-elle vaste? appuya-t-il. --Un trou qu'il crèverait avec plus de quatre voyageurs... Juste de quoi que nous y logerions. --Alors, s'il a déjà du monde, l'aubergiste va nous refuser sa porte, faute de place. --Je n'en ai pas la suspicion. --Parce que? --Vu l'occurrence que la cassine elle a la certitude d'être vide. Tout à l'heure, quand je la remarquais lointainement, j'en ai vu se retirer deux hommes à cheval et une voiture couverte qu'ils s'en allaient. --Voici des voyageurs bien pressés d'arriver à leur destination pour partir ainsi avant le jour, pensa Vasseur. --Que nous serons là en salubrité, insista Fichet qui, à coup sûr, voulait dire que l'auberge en question leur offrirait toute sécurité. Cet arrêt dans la marche avait permis à Lambert, qui chevauchait en arrière-garde, de rejoindre le groupe. --Eh bien, vieux, tu n'as pas remarqué que nous soyons suivis? demanda Vasseur à l'arrivant. Lambert haussa les épaules en homme indécis et, avec une moue, répondit: --Je ne saurais dire ni oui ni non. --Explique-toi. --C'est-à-dire que, depuis une heure, sans voir personne sur la route, je n'ai cessé d'entendre un bruit sur ma droite, comme si quelqu'un me suivait derrière les taillis qui bordent les revers de la chaussée. Sans mot dire, Fil-à-Beurre avait écouté l'un et l'autre rapport des soldats. À la dernière phrase de Lambert, il souffla vite au lieutenant: --Ne m'attendez pas. Je vous rejoindrai à l'auberge. Aussitôt, pliant sa longue taille jusqu'à ce que ses mains touchassent terre, il disparut avec l'agilité d'un chat, dans le fourré qu'avait désigné Lambert. --Voilà un talent que je ne lui connaissais pas encore, pensa le lieutenant, émerveillé par cette véritable course à quatre pattes. Puis il regarda le ciel dont les étoiles, en devenant moins scintillantes, annonçaient la prochaine arrivée du jour. --Allons! Fichet, conduis-nous à ton auberge, dit-il. En mettant pied à terre devant l'auberge, véritable cassine, comme l'avait annoncé Fichet, Vasseur dut frapper longtemps à la porte. Enfin, au premier étage, par l'entre-bâillement d'un volet, se fit entendre l'organe rêche d'une femme qui débita: --Est-il possible de faire quitter le lit au pauvre monde d'aussi bonne heure! Le principal pour le lieutenant était, d'abord, de se faire ouvrir. Il parlementa en avançant un mensonge. --Histoire d'avaler un morceau sur le pouce et nous repartons, ma bonne citoyenne. --Bien vrai? fit la femme. --Juste le temps de dépenser deux écus, promit le lieutenant avec l'espoir que la cupidité de l'hôtesse triompherait de son mauvais vouloir. La ruse était bonne. On entendit un pas lourd descendre l'escalier et, bientôt, la porte fut ouverte par une horrible harpie, tenant une chandelle à la main. Elle accueillit les arrivants par un long bâillement, et grogna: --Que le diable vous emporte, je dormais si bien! Le premier regard de Vasseur fut pour le costume de cette femme. --Si elle était vraiment au lit, elle n'a pas eu le temps de s'habiller aussi complètement... Donc elle ment, pensa-t-il. Puis, des vêtements, son regard se reporta au visage de la harpie et, en pensant à ce quart d'heure qu'elle leur accordait, il se dit encore: --Loin de s'éveiller, cette créature tombe de sommeil, et elle a hâte d'aller dormir... À quoi a-t-elle employé sa nuit? Pendant que les hommes attachaient les chevaux aux anneaux scellés dans la façade de l'auberge, le lieutenant avait pénétré dans la salle-cuisine, en demandant: --Qu'avez-vous à nous servir, la mère? --Pas grand'chose. Du pain et un reste de fromage. --Peste! Il paraît que les voyageurs qui ont passé avant nous ont vidé le garde-manger! --Les voyageurs! répéta la vieille en geignant, voilà plus de quinze jours que je n'ai vu entrer ici un voyageur. Cette réponse rimait mal avec le rapport de Fichet qui, un quart d'heure auparavant, avait vu deux cavaliers et une voiture sortir de la maison. --Ah! il va mal, le commerce, allez, citoyen, continua la sorcière. Pas de voyageurs. Aussi a-t-on grassement le temps de dormir, comme je le faisais depuis hier soir. --Le fait est que nous avons eu de la peine à vous faire ouvrir, répliqua Vasseur, laissant la vieille s'enferrer dans son mensonge. --Ouais! fit-elle aigrement; avec ça qu'on ne regarde pas à deux fois avant d'ouvrir en pleine nuit quand on est une pauvre femme seule à la maison. --Vous habitez seule votre auberge? --Oui. Pas un homme pour me défendre. Vasseur tendit le doigt vers le manteau de la cheminée, en disant: --Alors à qui donc appartient ce fusil que je vois accroché là-bas? La vieille eut un petit mordillement des lèvres, puis, sa voix se faisant doucereuse: --Mais, dit-elle, c'est le fusil de mon mari, citoyen. Ce disant, la mégère, dont le visage se fit méfiant, toisa Vasseur des pieds à la tête d'un regard rapide, qui semblait se demander si ce costume de campagnard était bien le vêtement habituel de ce voyageur tant questionneur. Cependant, le lieutenant avait continué: --À la propreté et au luisant de l'arme, il est facile de reconnaître qu'elle reçoit les soins journaliers de votre mari. Puis, brusquement: --Mais, alors, reprit-il, puisque vous avez un mari, vous n'habitez pas seule ici; pourquoi n'est-il pas descendu nous ouvrir? Vous laisser sortir du lit à sa place, ce n'est vraiment pas galant de sa part... --Si je vous ai dit que j'étais seule, c'est parce que, depuis deux jours, mon homme est parti au Mans pour vendre notre dernière vache... L'auberge va si mal! répondit la vieille sans se démonter. À ce moment entra Lambert qui, sans plus de mémoire qu'un sansonnet, demanda: --Est-ce que nous allons laisser les chevaux dehors, mon lieutenant? Si promptement qu'elle l'eût maîtrisée, Vasseur surprit l'expression de crainte que le mot «lieutenant» avait fait passer sur le visage de la femme. Après la bévue imprudente commise par Lambert, dont la mine penaude implorait son pardon, le lieutenant comprit que mieux valait laisser aller les choses. Aussi, feignant de n'avoir pas entendu le mot malencontreux qui avait donné l'éveil à la vieille, il répondit: --Sans doute qu'il faut laisser les chevaux dehors. Pour un quart d'heure que nous avons à rester ici, ne veux-tu pas les mettre à l'écurie? Mais un changement s'était subitement opéré dans l'humeur de la femme. D'acariâtre qu'elle était, elle était devenue tout miel. --Pour un quart d'heure? répéta-t-elle en souriant. Pourquoi, citoyen, resteriez-vous si peu de temps? Mon auberge en vaut bien une autre. --Dame! ma brave femme, fit Vasseur, nous voulons vous laisser reprendre votre somme que nous avons interrompu. --Bah! bah! lâcha-t-elle gaiement, qu'aurait-il encore duré, mon somme repris? Tout au plus une heure, car voici le jour qui se lève. Pour être sortie du lit un peu plus tôt, je n'en mourrai pas. J'en serai quitte pour me rattraper la nuit prochaine. Restez donc, citoyens. Les clients ne sont pas assez nombreux pour qu'on les renvoie. Cet empressement était suspect à Vasseur qui, pour mieux laisser s'embourber l'hôtelière, eut l'air d'hésiter à prolonger son séjour. --Non, non, reprit-elle promptement, les voyageurs sont trop rares pour que ceux qu'on tient on les laisse aller... Je ne veux pas que vous partiez avant ce soir. Elle venait d'elle-même au piège que lui tendait le lieutenant qui, semblant prêt à céder, prononça: --Le fait est que nos chevaux ont besoin de repos. À rester ici jusqu'à ce soir, ils retrouveront des forces pour nous conduire au Mans. --Ah! vous suivez la route du Mans? dit précipitamment la harpie dont l'oeil, au nom du Mans, s'était rempli d'une expression d'inquiétude. Et, avec empressement, elle s'approcha de Lambert en s'écriant: --Allons, c'est convenu, vous restez jusqu'à ce soir... Venez avec moi, mon bel homme, je vais vous montrer l'écurie. Derrière eux, qui sortaient par une porte ouvrant sur la cour, entra Fichet arrivant du côté de la route. --Viens ici, toi, et réponds sans phrase, commanda Vasseur. --Tout à votre servitude, lâcha respectueusement le soldat. --Tu es bien certain, n'est-ce pas, quand, de loin, tu surveillais cette auberge, d'en avoir vu sortir deux cavaliers et une voiture de paysan? --J'en ai l'infaillibilité. --Bien! fit Vasseur qui, sur ce, congédia son homme en ajoutant: Va aider Lambert à mettre nos chevaux à l'écurie. Il n'y avait pas à en douter. Au mot de «lieutenant», la mégère les avait éventés et, aussitôt, elle avait changé ses batteries. Au lieu de les congédier au plus vite, elle cherchait à les retenir, surtout depuis qu'elle savait qu'ils se rendaient au Mans. Pourquoi? C'était sans doute pour qu'ils ne pussent rejoindre ces cavaliers et cette voiture partis avant le jour de l'auberge où, un quart d'heure plus tard, la vieille jurait n'avoir vu aucun voyageur depuis quinze jours. Il n'en fallait pas plus pour activer le zèle du lieutenant. Sa méfiance éveillée l'aurait fait partir sur-le-champ, si les chevaux n'avaient eu besoin de repos. --Même, en leur laissant deux ou trois heures d'avance, il me sera facile de rattraper ces cavaliers, retardés par la marche plus lente de la voiture qu'ils escortent, se dit-il. Alors, un souvenir lui revint: --Et puis, pensa-t-il encore, ne me faut-il pas attendre le retour de Fil-à-Beurre qui doit me rejoindre ici? Au milieu de ses réflexions, quelque chose avait tiré l'oeil du lieutenant. C'était ce fusil, tout étincelant de propreté, qu'il voyait accroché au-dessus du manteau de la cheminée. --Examinons-le un peu, se dit-il en marchant à l'arme, qu'il décrocha. Un très court examen lui suffit pour se rendre compte de la valeur du fusil. --Arme hors de service, qui éclaterait en pleine figure de celui qui tenterait de s'en servir. Si bien nettoyé qu'il soit, ce fusil n'a pas dû faire feu depuis des années, se dit-il. Et il le replaça sur les crochets en ajoutant: --Le mari de cette sorcière n'est pas braconnier, sans quoi il aurait meilleur arme que celle-ci. Mais Vasseur était homme qui avait le soupçon facile. À la précédente réflexion en succéda promptement une autre, moins à l'éloge du mari absent. --Eh! eh! Est-ce que, par hasard, ce fusil, ainsi bien exposé aux regards, ne serait là que pour la frime. Car le lieutenant était au courant de bien des ruses. Il avait fait ses débuts militaires dans ce même pays des chouans pour lequel il était en route. Il se souvenait des nombreuses fois où les soldats républicains, en pénétrant chez les paysans chouans pour y découvrir des armes, n'avaient jamais mis la main que sur des fusils pareils à celui de l'aubergiste, armes en si mauvais état, à tel point inoffensives, qu'ils les laissaient à leurs propriétaires. Et pourtant, à la nuit venue, lorsque le paysan, de si tranquille apparence pendant le jour, avait été s'embusquer derrière les haies des sentiers, les soldats républicains tombaient sous les balles de fusils qui tonnaient sec et portaient juste... Donc, chaque chouan, en plus du fusil hors de service qu'il offrait aux perquisitions, en possédait un second, bien caché en un coin jusqu'à l'heure où il servait à descendre un ennemi. Ces souvenirs firent que Vasseur, devant le fusil qui lui était devenu suspect, se demanda encore: --N'est-il pas là pour la frime? Ensuite, sa pensée se reportant, de l'arme à celui qui en était le propriétaire, il se posa cette autre question: --Cet aubergiste, comme me l'a dit sa femme, est-il bien allé au Mans vendre sa dernière vache? Cependant, Lambert et Fichet avaient fini de mettre les chevaux à l'écurie. Ils rentrèrent accompagnés de la vieille qui portait une moitié d'oie grasse sur un plat. Souriante, empressée, elle ne rappelait en rien la goule hargneuse qu'elle s'était montrée une heure auparavant. --Là! fit-elle gaiement, à table, citoyens. Et elle s'activa à dresser le couvert, allant du buffet à la table, tout en bavardant. --Votre appétit satisfait, vous irez faire un bon somme. Après avoir voyagé de nuit, vous devez avoir besoin de sommeil. Quand vous vous réveillerez, votre souper vous attendra. Alors, bien lestés, vous vous remettrez en route... car il est bien convenu, n'est-ce pas, que vous restez ici jusqu'à ce soir?... Décidément, elle tenait à garder ses voyageurs pendant toute la journée. Était-ce pour laisser le temps de prendre l'avance à ceux que Fichet avait vus sortir de l'auberge? Devant cette table servie, où Lambert et Fichet fonctionnaient à pleines mâchoires, le lieutenant eut le souvenir de l'absent: --Que diable peut faire Barnabé? se demanda-t-il, fort inquiet de ne pas voir revenir Fil-à-Beurre. Le jour s'était fait plein. C'était une matinée d'automne claire, égayée par le soleil levant, mais refroidie par une de ces brises qui amènent les premières gelées blanches, et qui font clore les portes et fenêtres. Néanmoins, peu soucieuse du bien-être de ses hôtes, la vieille avait laissé grande ouverte la porte donnant sur la route. À coup sûr, ce n'était pas qu'elle eût trop chaud, car, plusieurs fois, elle était allée sur le seuil de la salle où elle s'était vigoureusement frotté les mains en disant, pour expliquer son geste: --Ça pique, ce matin. Ce qui fit que Vasseur, dont la défiance était en éveil, ne tarda pas à se demander: --Ne donne-t-elle pas un signal à quelqu'un, posté aux environs, pour le prévenir de notre présence ici et l'empêcher d'entrer? Et comme la vieille rentrait pour la troisième fois en répétant son: «Ça pique, ce matin», il lui montra la porte en disant: --Raison de plus, la mère, pour ne pas laisser cette porte ouverte. À cette invitation de fermer, la femme eut un mouvement d'hésitation. Puis, elle marcha avec empressement vers le seuil de la salle. --C'est pourtant vrai, fit-elle d'un ton rieur. Elle étendait la main vers la porte pour la fermer quand, devant elle, à l'entrée de la salle, se dressa un grand corps en même temps qu'une voix humble marmottait: --Faites-moi la charité d'un morceau de pain sec, ma bonne dame. Le ciel vous le rendra avec du miel dessus. C'était Fil-à-Beurre qui se présentait. IV Si quelqu'un pouvait, à bon droit, se poser en meurt-de-faim, c'était Fil-à-Beurre, dont la maigreur aurait attendri même la statue d'un avare. L'échine courbée, l'oeil suppliant, la main tendue, mais sans paraître apercevoir les trois hommes attablés, il fit les quelques pas qui le séparaient de la vieille en répétant: --Faites-moi la charité d'un morceau de pain, ma bonne dame. Au lieu de répondre, la mégère le laissa s'avancer, le regardant bien dans les yeux, semblant guetter de la part du mendiant un geste, un clin d'oeil, un mot. Elle paraissait voir en celui qui se présentait un messager secret dont elle attendait un signal de reconnaissance. Devant ce silence, Fil-à-Beurre crut devoir corser son appel, et il ajouta: --Je n'ai pas mangé depuis deux jours que je suis en route, par le froid et pieds nus. Ce disant, il montrait ses pieds sans chaussures. Tout en déjeunant et sans paraître porter la moindre attention à la scène, le lieutenant n'en avait pas perdu un mot. --Qu'est-ce que Barnabé peut bien avoir fait des énormes souliers qu'il avait encore aux pieds quand il nous a quittés? se demandait-il avec étonnement. Mais cet étonnement tourna à la surprise immense lorsqu'il entendit Fil-à-Beurre, après un affreux accès de toux, débiter tristement: --Sans sabots, on s'enrhume. Une sorte de commotion électrique secoua le lieutenant à ces mots. La courte phrase que venait de prononcer le squelette n'était-elle pas une de celles écrites sur ce billet, trouvé dans la veste du Beau François, que Doublet, au pied de l'échafaud, avait refusé d'expliquer? Vasseur se rappelait si bien le contenu de ce billet que sa mémoire fournit aussitôt, instinctivement, l'autre courte phrase, tout aussi énigmatique, qui faisait suite à la première. --Sept et quatre font neuf, se souvint-il. Cependant l'hôtelière, après les derniers mots de Barnabé, ne s'était pas encore décidée à l'aumône. Elle secoua la tête d'un air de doute en disant de sa voix moqueuse: --Tu! Tu! vous m'en contez, garçon! Votre «pas mangé depuis deux jours», ça n'est pas plus vrai que sept et quatre font neuf. --Tiens! tiens! pensa Vasseur en entendant la queue de phrase. Et tout en vidant son verre de l'air le plus indifférent, il tendit l'oreille à la vieille femme qui, rechignant à faire la charité, ajouta sèchement: --Vous ne me ferez pas croire que depuis deux jours, vous n'avez rien trouvé à vous mettre sous la dent. À cette observation Fil-à-Beurre répliqua humblement: --La faîne est tombée... sans quoi j'en aurais mangé. La confiance de Vasseur en Barnabé était solide, sans quoi elle aurait été fortement ébranlée par ce «La Faîne est tombée», que le squelette venait de prononcer. --Encore une phrase du billet. Comment Fil-à-Beurre peut-il en connaître ainsi toute la teneur à la file? se demanda le lieutenant. Ensuite pendant qu'il était en train de se poser ces questions, il se répéta celle-ci: --Qu'a-t-il pu faire de ses souliers? L'hôtelière parut enfin s'être laissée, sinon convaincre, tout au moins attendrir. Elle se dirigea vers la huche, en disant: --Pour un morceau de pain, je n'en mourrai pas. Mieux vaut encore être dupe d'un menteur que de repousser un vrai nécessiteux. En s'apprêtant à couper une tranche de la miche, elle s'adressa à Vasseur: --Pas vrai, citoyen? fit-elle. Le lieutenant feignit alors de porter véritablement son attention sur le mendiant. Après un regard qui se promena tout le long du maigre individu, il répondit: --Le fait est, la mère, à juger par l'embonpoint de ce drôle, que votre morceau de pain sera le bienvenu. --Oh! oui, allez, citoyen, j'ai l'estomac qui me colle au dos! geignit douloureusement Fil-à-Beurre. L'accent de l'affamé avait enfin touché la vieille. --À tant faire, dit-elle en riant, ne faisons pas les choses à demi. Va te reposer sur la paille dans l'écurie, mon garçon, je t'y porterai pain et fromage. --Autant que sa fête soit complète, dit Vasseur. Et montrant le plat où restait la carcasse de l'oie: --Tiens, mon drôle, emporte cela aussi. Il y a encore à ronger les os. Avec l'avidité d'un dévorant, Fil-à-Beurre se lança vers le plat offert. Les deux mains tendues, il se courba pour le saisir et comme, dans ce mouvement, sa bouche se trouvait à la hauteur de l'oreille du lieutenant, il prononça vite et bas ces trois mots: --Garde à vous! Après quoi, pressant sur sa poitrine le plat et dévorant déjà des yeux la carcasse de l'oie, il suivit l'hôtelière qui, depuis les mots de passe échangés, avait hâte d'interroger son homme. --Je vais te montrer un bon coin dans l'écurie, où tu dormiras comme un loir; suis-moi, disait-elle en précédant le squelette. Sur le seuil de la porte, Fil-à-Beurre se retourna vivement et adressa au lieutenant un regard qui sembla répéter les mots: Garde à vous! --Paraît que nous allerions avoir de la délectance! murmura Fichet qui avait entendu l'alerte donnée par Fil-à-Beurre à son chef. Après le plaisir de bien parler, Fichet n'en connaissait pas de plus vif que celui d'administrer des horions. En descendant de cheval les trois hommes s'étaient passé à la ceinture leurs pistolets retirés des fontes. --Pistolets au poing et attendons, commanda le lieutenant, qui comptait voir bientôt revenir Barnabé pour compléter ses renseignements. Par prudence, il alla pousser les verrous de la porte qui donnait accès par la route. Une dizaine de minutes s'écoulèrent. Alors Vasseur, qui tendait l'oreille, crut entendre sur la route une sorte de susurrement de voix. Une troupe nombreuse de gens, qui avaient dû s'approcher pieds nus de l'auberge, tenait conciliabule au dehors. Puis, doucement, on frappa à la porte, et, tout aussitôt, une voix prudente souffla: --Ouvre-nous, la Buchard: les _cognes_ doivent dormir. Nous allons t'en débarrasser. Comme la porte ne s'ouvrait pas, celui qui avait parlé, supposant que la Buchard pouvait soupçonner une ruse, ajouta cette phrase destinée à éteindre toute sa méfiance: --Sans sabots, on s'enrhume. À ce moment une autre voix modula, bien bas, un «psitt» qui fit retourner Vasseur. C'était le squelette qui, sur l'autre porte, menant à la cour, leur faisait signe de venir le rejoindre en silence. Et quand ils furent près de lui, il leur souffla: --J'ai sellé les chevaux. Détalons par la sortie de la cour avant qu'ils n'aient cerné la maison. Le lieutenant pensa à la mégère qu'ils allaient laisser derrière eux. --Qu'as-tu fais de la vieille? demanda-t-il en suivant Barnabé dans la cour où les chevaux attendaient. --Je l'ai bâillonnée et bien ficelée. Puis j'ai cherché un endroit où la ranger... Alors j'ai choisi le puits. --Bigre! lâcha Vasseur en montant à cheval. --Oh! ne craignez pas. Elle n'a dû se rien casser en tombant. Le puits a ses douze pieds d'eau. Ensuite, quand il eut vu Fichet et Lambert aussi en selle: --Je vais ouvrir la porte de la cour, ajouta-t-il. Si les chenapans ont cerné la maison, passez sur le ventre de ceux qui vont nous atteindre. --Mais toi, tu es à pied! objecta Vasseur qui, en même temps, s'aperçut que Barnabé, depuis un quart d'heure, s'était complété de deux accessoires. Non seulement il avait ses souliers aux pieds, mais encore il tenait à la main un superbe fusil. --Moi, répondit le squelette; au passage de votre cheval, je lui sauterai sur la croupe. Alors, quand il eut vu les cavaliers en ligne, prêts à charger, il ouvrit brusquement la grande porte. Une quinzaine d'hommes, qui s'apprêtaient à faire l'escalade de ce côté de la maison, ne purent, surpris par cette sortie, s'opposer à leur charge. Mais avant que les fuyards eussent franchi trente toises, une fusillade salua leur retraite. --Quelqu'un est-il blessé? demanda Vasseur. Le lieutenant ne put entendre la réponse, car, au même instant, Fil-à-Beurre, qu'il avait en croupe, s'écria derrière lui: --Tiens, c'est le Buchard mâle, le mari de la dame au puits! Attends un peu, mon doux ami. Et, derrière Vasseur, retentit le coup de fusil tiré par Fil-à-Beurre qui, tout aussitôt, poussa un juron de mécontentement. --Tu l'as manqué? demanda le lieutenant sans se retourner. --J'ai fait preuve de ma maladresse habituelle. Je lui visais l'oeil, j'ai attrapé le sourcil! répondit Fil-à-Beurre. On courut à toutes brides pendant deux heures. Après quoi, Barnabé demanda à descendre de croupe. --La distance entre nous et nos gredins est, maintenant, assez grande pour modérer notre allure. Laissez-moi donc aller à pied, proposa-t-il. --Pas le moins du monde, dit vivement Vasseur, et puisque nous sommes si bien pour faire la causette, conte-moi donc un peu comment tu es arrivé si à propos pour nous tirer du guêpier; où tu as appris les phrases de reconnaissance que tu as échangées avec la hideuse hôtelière; pourquoi tu n'avais pas tes souliers et, enfin, par quel moyen tu t'es procuré ce fusil que tu as en main... Conte-moi tout cela dans le dos, mon brave Barnabé. --Oh! bien simplement, allez! dit doucement le squelette. --Je n'en doute pas, mais conte toujours. --J'ai étranglé un homme. --Mazette! tu vas bien, toi. Tu noies une femme, tu étrangles un homme, tu en fusilles un autre... Mes compliments, mon garçon... Et à quel propos as-tu étranglé cet homme?... --Mais pour avoir son fusil. --Diable! tu n'y vas pas de main morte à emprunter un fusil. --Oh! oh! vous savez? c'est l'occasion qui fait le larron... L'homme au fusil m'a fourni l'occasion; alors je suis devenu larron... C'est lui qui m'a tenté... Voulez-vous en juger? --Je ne demande que cela. --Quand Lambert est venu nous annoncer qu'un espion devait nous suivre, derrière les taillis du bas côté de la route, vous vous souvenez que je me suis élancé dans les fourrés? --Oui, et à quatre pattes encore... Tu me fais même penser à te féliciter sur ce talent. --Il date du temps où j'étais chimpanzé chez mon patron le saltimbanque. --Le même qui t'exhibait comme un marin resté quarante-six jours en mer, sur un radeau, sans autre nourriture que ses larmes? --Comme vous le dites. Mais le patron aimait à varier son affiche. Alors, de deux jours l'un, je m'introduisais dans la peau d'un immense singe, mort d'éthisie, et je représentais le grand chimpanzé du roi de Suède qui l'avait vendu dans un moment de gêne. --Bon! fit Vasseur avec un sourire. À présent, revenons aux fourrés de la route où tu t'étais glissé à quatre pattes. --Lambert avait raison. Nous étions suivis. Quand je pénétrai dans le taillis, un homme passa en courant devant moi, tapi sous le feuillage... Mais il n'alla pas loin, car, à trois pas de là, un homme se leva brusquement de terre et lui barra le passage en disant à mi-voix: «Sans sabots, on s'enrhume.» Le coureur répliqua: «Sept et quatre font neuf» et, sur ce, l'autre reprit: «La faîne est tombée». Ces mots de passe échangés, ils se mirent à causer... J'étais si près d'eux, sous mes feuilles, que je ne perdais pas un mot de leur dialogue qui était intéressant au possible... pour vous, surtout, car il n'était question que de vous. --Ah! bah! fit le lieutenant sans s'émouvoir. --Il paraît, depuis que vous avez si malmené la bande d'Orgères, que ceux des chenapans échappés à votre poigne ont gardé contre vous une dent de belle longueur... Tant que vous êtes resté dans Chartres, on vous épiait en attendant le jour où, sorti de la ville, vous vous feriez pincer au large. Comment a-t-on su, hier soir, que vous alliez vous rendre au Mans, je l'ignore, mais ce que la conversation de ces deux hommes m'a appris, c'est que, tout le long de la route, vous étiez, de distance en distance, épié par des vedettes qui, une à une, prenant le pas de course, allait prévenir la suivante de votre approche. --Mais, objecta Vasseur, au lieu de faire courir tant de monde, il était bien plus simple de me descendre sur la route d'un coup de fusil. --Ah! voilà! c'est qu'on n'avait pas prévu les deux hommes qui vous accompagnent. À vous tuer sur la route, on a craint de manquer Fichet ou Lambert qui, alors, détalerait et irait jeter l'alarme à Chartres. Alors le régiment de hussards qui y tient garnison aurait sauté en selle et se serait mis en chasse et la bande se serait trouvée prise entre deux feux; car elle aurait trouvé devant elle la garnison du Mans que, de Chartres, on aurait avertie avec cette grande machine à longs bras qui vient d'être inventée par les citoyens Chappe frères. --Oui, le télégraphe, dit Vasseur, donnant le nom, alors à peu près inconnu, que portait la machine à signaux qui, en effet, datait de quelques années. Puis, revenant à son sujet par une nouvelle objection: --Mais en admettant que Lambert ou Fichet eût échappé à la fusillade qui m'aurait abattu, il serait allé tomber plus loin sous la balle d'une de ses nombreuses vedettes restées derrière nous. --Nenni, nenni, lâcha Fil-à-Beurre, derrière nous se faisait la boule de neige, attendu que chaque vedette, dépassée par nous, se repliait sur la suivante. Il se formait ainsi un noyau d'hommes qui, avançant toujours, aurait fini par nous surprendre à l'auberge où, tôt ou tard, il aurait fallu laisser reposer vos montures fatiguées. Alors, à trente ou quarante coquins qu'ils auraient été, rien ne leur serait devenu plus facile que de vous égorger ainsi que vos deux soldats. --Plan bien imaginé! approuva le lieutenant. --Si bien imaginé même qu'ils avaient prévu que vous deviez infailliblement descendre à l'auberge des Buchard, sise à moitié de la route de Chartres au Mans, et dont la position isolée favoriserait votre désir de voyager en vous cachant. --Ils avaient deviné juste. --Heureusement pour nous! --Pourquoi ton heureusement? --Parce qu'ils étaient si certains de ne pas vous laisser dépasser la baraque des Buchard, que leur surveillance s'arrêtait à l'auberge... De sorte que maintenant, nous avons le chemin libre devant nous... C'est donc une avance à garder sur les gueux que nous avons aux trousses... Nous sommes à cheval, ils vont à pied, médiocre danger. --À nos trousses? répéta le lieutenant, erreur de ta part, Barnabé. Par cela même que nous sommes à cheval, ils ne persisteront pas à nous poursuivre. --Voilà qui vous trompe. Nous les aurons sur nos talons jusqu'au Mans et même plus loin. Fil-à-Beurre avait si bien pesé sur la phrase que le lieutenant, étonné, s'écria: --Qu'en sais-tu? --On s'instruit toujours à écouter, et les deux hommes que j'écoutais, immobile dans le fourré, en ont dégoisé long... surtout celui qui m'a prêté son fusil. --Oh! oh! prêté, répéta moqueusement Vasseur. Est-ce que tu ne m'as pas dit l'avoir un peu étranglé? --Je l'ai même étranglé tout à fait. C'est ce qui l'a décidé à me prêter son fusil. --C'est donc par ton prêteur de fusil que tu as appris que nous allons avoir la bande derrière nous? --Oui, attendu que nos brigands avaient projeté de faire d'une pierre deux coups... D'abord de vous tuer. --Et ensuite? --L'ensuite, c'est qu'ils émigrent, les pauvres et intéressants persécutés! La Beauce et le Gâtinais leur sont devenus trop malsains. Alors ils vont chercher fortune dans le Bas-Maine et la Vendée où le chef qu'ils suivent leur a promis qu'ils trouveraient largement à frire. --Ils suivent un chef, dis-tu? --Qui, mais de loin, par exemple. Et, tout à coup, Fil-à-Beurre se mit à rire. --D'où vient ta gaieté? demanda le lieutenant. --C'est que nous aussi nous avons l'air d'être de la bande, car, pareillement, nous suivons le chef. Puis, reprenant le ton sérieux, Barnabé ajouta: --Ce chef est un des deux cavaliers, escortant une voiture, qui sont sortis, avant le jour, de l'auberge des Buchard. Le squelette fit une pause. Ensuite, lentement, il prononça: --Et, ce chef, vous le connaissez. --Comment s'appelle-t-il? --Le Beau-François. --Tonnerre! jura Vasseur en tressautant si fort sur sa selle qu'il faillit jeter à bas du cheval Fil-à-Beurre qui s'appuyait sur ses épaules. Mais il retrouva aussitôt sang-froid et gaieté, car il reprit en riant: --Toi aussi, Barnabé, tu connais le Beau-François. --Moi! fit le squelette gouailleusement, pour connaître le Beau-François, il me faudrait l'avoir vu au moins une fois. --Tu l'as vu une fois... Tu lui as même prêté quelque chose... Prêté, il est vrai, de la même manière que l'autre, aujourd'hui t'a prêté son fusil. --Qu'ai-je pu lui prêter? dit le squelette abasourdi. --Ta veste, mon garçon. Ce colosse qui, par une nuit d'hiver, t'a dépouillé après t'avoir étourdi d'un coup de gourdin, n'était autre que le Beau-François qui venait de s'évader de la prison de Chartres par un trou si étroit que, pour y passer, il avait dû abandonner sa veste... La tienne et les trois écus que contenait une de ses poches lui sont arrivés à bon point. Ce fut au tour de Barnabé de sursauter de surprise. --Nom d'un gigot! s'écria-t-il. Mais dans ce grotesque juron, il y avait un accent de haine qui n'annonçait rien de bon pour son emprunteur. --Ainsi donc, reprit Vasseur, tu prétends, ami Barnabé, que le Beau-François est un des deux cavaliers qui nous précèdent en escortant une voiture? --C'est ce que j'ai entendu dire à mes deux causeurs. --Quel est l'autre cavalier? Que contient cette voiture? --Ça, je n'en sais rien. Le meilleur moyen serait d'y aller voir. Cavaliers et voiture sortaient de l'auberge des Buchard comme nous arrivions. Accordons-leur l'avance du temps que nous sommes restés dans le coupe-gorge, soit une bonne heure. Cette avance, ils l'ont en grande partie perdue, car, retardés par la voiture, ils n'ont pu aller de ce train que nous menons depuis notre départ de l'auberge... M'est donc avis qu'en forçant encore un peu nos chevaux, nous ne tarderons pas à tomber sur le dos de ces gens-là. Pour toute réponse, Vasseur donna de l'éperon à son cheval et s'écria: --En avant! Pendant dix minutes, on courut ventre à terre. Tout à coup, la voix furieuse de Lambert grinça ces mots: --Mille millions de milliasses de cornes du diable! Vasseur savait que c'était le juron de son soldat dans les circonstances graves. Il arrêta donc sa monture et se retourna en demandant: --Qu'y a-t-il donc, Lambert? --Il y a que mon cheval refuse le service, annonça le soldat. --Que le mien, il répugne aussi à fendre l'atmosphère, ajouta Fichet. Bayard, la bête du lieutenant, était un cheval hors de pair; mais il n'en était pas même des montures des deux gendarmes. Après avoir voyagé toute la nuit, au lieu de la longue journée qu'on s'était proposé de leur accorder, ces chevaux n'étaient restés qu'une heure à l'écurie de l'auberge des Buchard. Et après une si courte pause, on venait encore de leur faire franchir huit lieues. Ils étaient exténués. Sous peine de les mettre hors d'état de continuer le voyage, il fallait faire halte. À ce déboire, Vasseur fut pris de rage. --Le Beau-François va nous échapper!!! gronda-t-il. --À l'impossible nul n'est tenu! débita Fil-à-Beurre qui, après avoir sauté à terre, piétinait sur place pour dégourdir ses longues jambes raidies par l'inaction sur la croupe de Bayard. Cela dit, il montra un petit bois qui se voyait à quelque distance de la route. --Là-bas, conseilla-t-il, nous pouvons, cachés et tranquilles, attendre trois ou quatre heures. --Attendre! répéta le lieutenant, oublies-tu donc, Barnabé, ces trente ou quarante bandits qui, comme tu l'as annoncé, nous arrivent sur les talons? --Oui, mais je fais une réflexion. La Buchard, au fond du puits et son digne époux, avec la balle que je lui ai logée en tête, ne sont plus là pour défendre les caves de l'auberge où, à cette heure, les gredins doivent s'être installés. Tant qu'ils trouveront à boire... et il y a largement à boire, je vous l'affirme, ils ne penseront pas à se remettre en route. Donc nous pouvons nous reposer sans crainte. --Soit! accorda le lieutenant. On gagna le bois où, dans une petite clairière, les chevaux furent dessellés. À peine libres, les bêtes harassées se couchèrent sur le sol. --Si nous faisions comme les chevaux? proposa Barnabé au lieutenant. Lambert et Fichet n'avaient pas attendu le conseil. Étendus sur le sol, la tête appuyée, en guise d'oreiller, sur leur selle, les deux soldats, fatigués par la précédente nuit passée à cheval, battaient déjà de la paupière. Dans les dernières phrases de Fil-à-Beurre, il en était une qui avait frappé Vasseur. Aussi, quand il fut couché près de Barnabé, qui étalait sur le maigre gazon son immense carcasse, s'empressa-t-il de demander: --Comment as-tu pu savoir que, dans la cave des Buchard, il y a largement à boire pour les bandits? --En retirant mes souliers, dit laconiquement l'échalas. Comme le lieutenant le regardait avec des yeux qui demandaient l'explication de cette réponse étrange, il ajouta: --Autant que je débute par le commencement. Et, sur ce, il poursuivit: --Quand les deux hommes, que j'écoutais dans mon taillis, eurent causé de leurs petites affaires sur le Beau-François et l'égorgement qu'on vous préparait, celui qui avait arrêté l'autre au passage, et qui était ce cher Buchard en personne, dit à son compagnon: «Pendant que je vais à la rencontre des camarades qui arrivent, toi, cours à mon auberge. Tu connais les phrases convenues pour te faire reconnaître de ma femme. Comme moi, elle s'attendait à voir arriver tout seul le Vasseur maudit. Elle est capable, en les voyant se présenter trois, de les prendre pour de simples voyageurs et de les renvoyer au plus vite, afin de débarrasser la place pour la venue de notre ennemi. Dis-lui bien que c'est Vasseur avec deux autres _cognes_, qui la sauteront par-dessus le marché. Recommande-lui de les retenir jusqu'à ce que je revienne avec les compagnons. --L'avis à la Buchard était inutile, interrompit Vasseur, car elle nous avait déjà éventés... par la faute de Lambert, qui eut la bêtise, devant elle, de m'appeler lieutenant. --Après ces recommandations, reprit le squelette, mon Buchard partit à la rencontre des chenapans. Il n'était pas à cent pas et on l'entendait encore, franchissant les halliers, que l'autre tirait une langue d'une aune. Il était si près de moi que je n'avais eu qu'à étendre les bras pour le cueillir par le cou, ce qui est encore le meilleur moyen d'empêcher quelqu'un de crier... Il n'eut pas même un couic! Deux ou trois piétinements et ce fut tout. Je puis même reconnaître qu'il y a mis de la complaisance. --C'est alors qu'il t'a prêté son fusil, ricana Vasseur. --Oui, avec sa poire à poudre et son sac à balles. Alors, je pensai à aller vous prévenir. À dix pas de la bicoque, une peur me prit. Ne se pouvait-il pas, en plus des coquins qui allaient venir, que d'autres sacripants fussent cachés dans l'auberge, attendant le moment favorable pour vous tomber sur le dos? Je contournai donc la masure et j'escaladai le mur de la cour. Dans la cave, je déposai mon fusil et retirai mes chaussures. Ensuite, pieds nus, sans plus de bruit qu'une souris, je visitai la cassine de fond en comble... Voilà comment, lorsque vous me vîtes apparaître sans souliers, je savais que l'auberge était vide de gueux et la cave pleine de tonneaux. Si gaiement qu'il fût conté, le récit de Fil-à-Beurre n'en contenait pas moins un immense service. --Je te dois la vie, mon brave Barnabé, dit le lieutenant tout ému. --Tu! tu! fit gaiement l'échalas, à quoi bon en parler?... Vous me rendrez ça au premier jour. Nous sommes en compte, voilà tout. Tant dur à la fatigue que fût le lieutenant, il tombait de sommeil. --Si nous dormions, proposa-t-il avec un bâillement. --Dormons, dit Fil-à-Beurre d'une voix qui exprimait la déconvenue d'un homme dont la curiosité comptait sur une conversation prolongée pour amener sur le tapis un sujet qui lui tient au coeur. La preuve en fut que le squelette avant de s'endormir à côté de Vasseur, murmura: --Il ne m'a pas encore appris comment il a connu Gervaise. Et sa dernière pensée fut toute au souvenir de l'embrassade et de l'exclamation joyeuse du lieutenant lorsqu'il lui avait dit savoir où se retrouverait Gervaise disparue. Quand Fil-à-Beurre s'éveilla, Vasseur dormait toujours. À vingt pas de là, Lambert était étendu, ronflant à pleins poumons. Fichet, debout, bouche béante, les deux mains sur ses hanches, pointait son regard en l'air. --Est-ce que vous vous faites cuire le nez au soleil, citoyen Fichet? demanda Barnabé qui s'était approché du gendarme. --Que je pensais individuellement à vous, répondit le soldat. --Et à propos de quoi? --Quant à la femme que vous averiez intercalée ce matin dans un puits. --Oh! oh! j'étais un peu pressé; alors je l'ai posée au premier endroit venu. --Nonobstant qu'une femme qu'on abrite dans un puits c'est des agissements avec le beau sexe que la galanterie elle vitupère!... Moi, que je m'aurais satisfait en lui caressant avec fermeté les omoplates. --Omoplates! répéta Fil-à-Beurre en le regardant tout ébahi. Comment, vous, citoyen Fichet, dont chacun vante le langage épuré, vous employez si mal ce mot! --Oui! omoplates!... Que c'est français, j'en ai l'imaginative, insista le gendarme d'un ton froissé. --_Hommo_plates, oui, quand on parle d'un homme... mais quand il s'agit d'une femme, c'est _femmo_plates. Fichet était un garçon sérieux qui aimait à s'instruire. --Je n'en avais nulle doutance! confessa-t-il loyalement. La voix de Vasseur, qui venait de s'éveiller et donnait l'ordre de seller les chevaux, mit fin à cette leçon de bon français octroyée à Fichet par Fil-à-Beurre. La sieste avait duré près de cinq heures. Les chevaux reposés pouvaient, à présent, fournir une longue course. --Reprends-tu ta place en croupe, Barnabé? demanda le lieutenant après avoir enfourché Bayard. --Non, j'aime mieux marcher. --Mais, à pied, tu ne pourras nous suivre, car nous allons presser nos bêtes. --Activer les chevaux, à quoi bon? --Oublies-tu donc qu'il s'agit de rejoindre le Beau-François, ton emprunteur de veste, appuya en riant Vasseur, qui croyait, par cette allusion, raviver la haine de son compagnon. Mais Fil-à-Beurre secoua la tête. --Heu! heu! fit-il. Rejoindre le Beau-François, j'en doute. S'il a toujours marché pendant notre repos, il doit, à cette heure, être entré au Mans. --Pour en sortir immédiatement, car le séjour des villes est malsain à ce drôle, dont le signalement a été envoyé dans tous les grands centres... J'ai même l'idée qu'au lieu d'entrer en ville le Beau-François a dû la contourner, avança le lieutenant. --La contourner? c'est selon, fit Barnabé. --Selon quoi? --Selon ce que contient la voiture qu'il accompagne. Selon aussi ce qu'est l'autre cavalier... Peut-être, d'ici au Mans, trouverons-nous dans une des auberges de la route quelque indice qui nous renseignera sur ce qu'est devenu le Beau-François. Tout en parlant, Fil-à-Beurre était en train de recharger son fusil, et il s'acquittait de ce soin avec une attention extrême, choisissant sa balle dans le sac, examinant le grain de sa poudre. Quand il eut fini, il mit son fusil en joue pour en étudier le point de mire; puis, satisfait, il prononça: --Bonne arme! bonne charge! Avec ce joujou-ci, je connais quelqu'un qui fera belle besogne. Sur ce, il se passa le fusil en bandoulière et, en regardant Vasseur: --Là, fit-il, à présent je pars. --Comment, tu pars?... mais, avec nous, j'imagine. --Non, non, je vous quitte ou, pour mieux dire, je pars en avant. Puisque nous n'avons plus la chance de rejoindre le Beau-François avant le Mans, le mieux est de ménager les chevaux. Pendant que vous irez à la doucette, moi, en avant, j'éclairerai la route, étudiant chaque auberge de rencontre, en quête de la piste du vilain gibier que nous chassons. --Alors je ne te rejoindrai qu'au Mans, dit Vasseur, approuvant l'idée du squelette. --Au Mans ou sur la route, je ne sais... Mais là où vous me retrouverez vous attendant, c'est qu'il y aura du neuf. Là-dessus, Barnabé développa le compas des longs fuseaux qui lui servaient de jambes et partit d'un pas allongé qui lui eut bientôt fait prendre l'avance sur les cavaliers chevauchant à paisible allure. Depuis son arrivée à la masure des Buchard, qui avait failli se transformer, pour lui, en un coupe-gorge, les événements s'étaient succédé si rapidement que la pensée du lieutenant avait été toute à la situation présente. En apercevant de loin Fil-à-Beurre, qui allait disparaître dans un pli de la route, un souvenir lui revint au coeur: --Barnabé ne m'a pas encore appris où je retrouverai Gervaise, murmura-t-il. Car Vasseur, que son indifférence pour les avances des belles Chartraines qui auraient volontiers conjugué avec lui le verbe «aimer» avait fait surnommer l'Amant de la Lune, était amoureux fou de Gervaise. Comment avait-il connu la jeune fille? Le brigadier Bondu, en racontant, on s'en souvient, à ses camarades, l'épisode du cheval de Doublet, trouvé mort sur sa litière, avait eu grandement raison quand il avait avancé que celui qui avait fait le coup devait être un gendarme; car, autrement, les autres chevaux, qui étaient chevaux de gendarmes et bêtes ombrageuses, auraient fait un vacarme du diable s'ils n'avaient connu celui qui, nuitamment, s'était glissé dans l'écurie. Vasseur était présent lorsque, sur l'avis de Fil-à-Beurre, il avait été projeté que, le lendemain, on utiliserait l'instinct du cheval de Doublet pour savoir où l'aubergiste se rendait deux ou trois jours par mois. --Bonne idée, s'était-il dit, mais il ne faut pas la laisser exécuter par des maladroits qui ne sauraient en tirer suffisamment parti. Et, sitôt la nuit venue, il avait fait sortir le cheval de l'écurie et l'avait enfourché. Où la bête de Doublet allait-elle le conduire? Était-ce au trésor de la bande, dont l'aubergiste était le recéleur, ou à quelque repaire abritant encore des Chauffeurs échappés à ses recherches? Dans l'un ou l'autre cas, la découverte lui servirait à nuire aux misérables dont il avait juré la perte. Le trésor fournirait une indemnité aux victimes. La capture de ceux dont il aurait surpris le refuge donnerait de la besogne au bourreau. --Qui sait, se disait-il, si je ne vais pas tomber sur la cache où, depuis cinq semaines qu'il s'est évadé, se clapit le Beau-François, que Doublet, avant son arrestation, avait si grand intérêt à ne pas laisser reprendre? Le cheval, abandonné à lui-même, l'avait conduit loin de Chartres, devant une maisonnette, un peu à l'écart du village de Mégin. Il était dix heures du soir. La lumière, qui filtrait à travers les volets disjoints, attestait que les habitants de cette demeure n'étaient pas encore couchés. Après avoir attaché à distance le cheval, que ceux qu'il comptait surprendre auraient pu reconnaître, le lieutenant était venu frapper à la porte, se donnant pour un voyageur égaré, voulant gagner Chartres, tombant de fatigue et de faim. Annette n'eût pas ouvert, mais Gervaise, que cet appel à sa pitié rendait éloquente, avait obtenu de sa servante, pour le voyageur, hospitalité d'une heure et souper. Quand Vasseur se remit en route, la vue de cet intérieur paisible, la conversation de Gervaise et quelques bavardages d'Annette lui avaient fait tout comprendre. Dans le coeur gangrené de Doublet, un coin était resté sain où vivait, immense et pur, l'amour paternel. Le scélérat que, à coup sûr, le désir d'assurer l'avenir de son enfant avait poussé au crime, tenait Gervaise éloignée de lui, dans la plus complète ignorance de sa vie véritable. Augé, car tel était son vrai nom, venait mensuellement passer quelques jours près de sa fille, alléguant son état de maquignon qui, toute l'année, le tenait par monts et par vaux. Puis, sous le faux nom de Doublet, il retournait à Chartres, où, brave aubergiste en apparence, profond scélérat en réalité, il demandait aux plus exécrables forfaits cet or dont il voulait enrichir sa fille. S'il n'avait été arrêté, Doublet, qui se voyait assez d'or, allait quitter le pays chartrain et entraîner son enfant en un autre et lointain coin de la France où, se disant ex-marchand de chevaux enrichi, il aurait vécu pour sa fille, sans avoir rien à craindre des complices qu'il avait abandonnés. --Cette pauvre et douce créature ignore absolument de quel coquin elle est l'enfant, s'était dit Vasseur, au bout d'une heure passée près de Gervaise. Et il était parti sans se sentir le courage de rien souffler qui pût troubler la vie paisible de la jeune fille, laissant aux événements qui allaient se produire la pénible tâche d'apprendre à Gervaise quel horrible et sinistre misérable était son père. Elle était bien charmante, la jeune fille, charmante surtout de grâce, d'innocence et de bonté. Tout en labourant de l'éperon, au retour, son cheval pour l'avoir ramené à temps à l'écurie, Vasseur eut beau songer à ce que prédisait l'avenir, il ne put se défendre de penser à Gervaise, à son gracieux visage, à son doux regard si plein de bonté. Bref, dans ce coeur de soldat, qui ne s'était encore ému pour aucune femme, se glissa, à la suite de la pitié pour la jeune fille, un sentiment beaucoup plus doux. Vasseur était parti gendarme. Il revint amoureux. Tant et si bien amoureux que, après avoir rattaché au râtelier le cheval de Doublet, il se sentit pris d'épouvante. Dans quelques heures, l'animal, comme il l'avait fait pour lui, allait en conduire d'autres à la maisonnette de Gervaise. Pour ceux-là, elle ne pouvait être qu'une complice de Doublet, indigne d'aucuns ménagements. Vasseur prévit l'effroyable coup de foudre prêt à fondre sur l'enfant qu'il revoyait heureuse et souriante. --Mieux vaut qu'elle ignore à jamais la vérité. Je dois empêcher que ces gens la lui apprennent. Et il vida dans le seau de l'animal tout un paquet de poison trouvé sur un Chauffeur qu'il avait arrêté la veille. Dès ce moment, il n'avait plus mérité son surnom d'Amant de la Lune, car il adorait Gervaise. Vasseur avait d'abord voulu lutter contre sa passion pour la fille d'un homme que l'échafaud réclamait; mais, bientôt, il n'avait pu résister au violent désir de revoir Gervaise. Doux et timide comme les vrais amoureux, il avait su désarmer la sévérité du cerbère qui s'appelait Annette. Son prétexte pour entrer dans la place était, du reste, des meilleurs. Se donnant pour un commerçant de Chateldun que ses affaires appelaient souvent à Orléans, il venait, à tous ses passages à Mégin, s'informer si des nouvelles de ce père disparu étaient enfin parvenues à la jeune fille que, lors de sa première visite, il avait trouvée si alarmée par cette absence prolongée. Sur ce thème, il avait beau jeu à entretenir Gervaise, trouvant des excuses pour expliquer le silence du père, inventant des motifs qui devaient retenir au loin le maquignon Augé, affirmant qu'après avoir été entraîné au diable par ses achats de chevaux, on le verrait bientôt reparaître avec la sacoche garnie. N'avait-il pas promis que ce voyage serait le dernier et qu'à son retour il resterait près de sa fille? À tant faire, puisque c'était sa dernière excursion, il avait tenu à ce qu'elle fût lucrative. De là son retard. Et en affirmant ainsi que le père rentrerait à la maisonnette, Vasseur était de bonne foi. Dans le commencement il avait cru Doublet des moins coupables ou, pour mieux dire, son amour pour Gervaise lui avait, sinon blanchi l'aubergiste à ses yeux, tout au moins fait trouver digne d'indulgence. Par malheur, à mesure que le procès s'était déroulé, les charges sur Doublet s'étaient accumulées si monstrueuses, que Vasseur avait dû s'avouer que la peine de mort attendait infailliblement l'aubergiste. Alors il avait songé à lui sauver la vie. Le faire descendre de l'échafaud, c'était, en somme l'envoyer au bagne... Mais, du bagne, on s'évade... Et, plus tard, bien loin, à l'étranger, la fille retrouverait son père. C'était dans ce but que Vasseur avait obtenu l'ordre de surseoir à l'exécution de Doublet, si ce dernier consentait à racheter sa vie par des révélations. On le sait, au pied de l'échafaud, l'aubergiste avait refusé de parler et avait répondu, à celui qui voulait le sauver, la cynique plaisanterie: --Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien bouillant, ça vous fera descendre la curiosité du cerveau, avait ricané le condamné. C'en était fait de l'espérance de Vasseur. Pris alors d'une de ces rages du désespoir qui ne font plus peser l'importance des phrases, il avait répliqué: --Merci du conseil, j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise. Et il était parti sans se rappeler que, sous le scélérat endurci, il y avait le père, adorant sa fille d'un immense amour. En voyant son secret connu, il était capable de tout pour que son enfant n'apprît pas la sinistre vérité qui, peut-être, la ferait le maudire. Alors Doublet avait voulu parler, mais il était trop tard: les cris de la foule avaient couvert son appel au lieutenant et le bourreau avait saisi sa proie. Anéanti, brisé de douleur, Vasseur était revenu à l'auberge du _Bon-Repos_ d'où il allait partir pour son expédition à la poursuite du Beau-François. Il n'avait pu soustraire Doublet à cette mort ignominieuse, et, plus tard, la fille, si elle apprenait la vérité, se sentirait prise d'horreur pour celui qui avait livré son père aux juges. --Je veux la revoir encore une fois, s'était dit le pauvre amoureux. Reculant son départ de trois heures, Vasseur, on l'a vu, était parti pour le village de Mégin. Le jour tombait quand il atteignit la maisonnette. Un horrible pressentiment lui broya le coeur à la vue de cette demeure dont les portes et volets étaient hermétiquement clos. Le logis était désert. Qu'était devenue Gervaise? Quelle cause avait amené sa disparition? Avait-elle appris la vérité sinistre? Elle n'était plus là, cette gracieuse jeune fille près de laquelle il avait passé de si charmantes heures. Il revoyait son délicieux et candide sourire et ses doux yeux, quand il la berçait de l'espérance que son père reparaîtrait bientôt. Alors il comprit que ce sentiment, qu'il avait cru n'être qu'un vif intérêt porté à une jeune fille menacée d'un malheur épouvantable, était bel et bien un de ces amours profonds qui suffisent à remplir la vie d'un homme. Et comme, pour la dixième fois, après avoir fait le tour de la maison, il revenait devant cette porte fermée, un paysan, qui passait en regagnant le village, lui demanda: --Est-ce à Gervaise Augé que tu en as, citoyen? Vasseur n'osa répondre affirmativement. --Je venais pour voir ma parente Annette, dit-il. --Annette a suivi sa jeune maîtresse. --Ah! elles sont parties? --Oui, hier matin. --Pour où? prononça l'amoureux avec une voix tremblante. --Là-dessus, je ne saurais te renseigner, citoyen. Ce que je sais, c'est que Gervaise allait rejoindre son père. --Rejoindre son père! répéta Vasseur avec un frémissement. --Oui, il paraît que le citoyen Augé, qui avait empli son sac, s'est établi à l'autre bout de la France. Alors, comme il ne veut plus revenir en ces pays-ci, il a envoyé chercher sa fille. Le lieutenant avait écouté, tout secoué par la terreur. Quel autre, connaissant le secret de Doublet, avait fait disparaître sa fille? Dans quel but? Gervaise n'avait-elle pas été entraînée dans quelque piège exécrable par un de ces complices de Doublet échappés à la justice? Alors, avec un frisson d'épouvante, il pensa au Beau-François, ce Lovelace de filles publiques. --Ah! reprit-il, le maquignon Augé a envoyé chercher sa fille!... Je devine par qui... Son dresseur de chevaux, n'est-ce pas? Un grand bel homme blond? --Oh! non! pour ça, non! répliqua le paysan en riant; celui-là est bel homme comme je suis muet, et s'il a jamais dressé des animaux, ce ne doit être que des ours. Vasseur avait respiré en apprenant qu'il ne s'agissait pas du Beau-François; mais les renseignements donnés avaient éveillé sa curiosité. Cependant, le renseigneur avait continué en gouaillant: --Oui, des ours... auxquels il ressemble, du reste, par l'aspect et la force. Un poilu de première force! Pas grand, mais avec des épaules larges de ça... et des bras comme ma cuisse... En voilà un par qui je ne voudrais pas, s'il était en colère, être ceinturé! Il m'aplatirait sur sa poitrine comme une galette... Ah! et le caractère, donc! Aimable comme un coup de trique et pas beaucoup plus bavard qu'un poisson. Trois ou quatre grognements qui veulent dire oui ou non et il est à bout de conversation. Sur ce portrait donné par lui, le paysan fut pris d'un rire qu'il termina en disant: --Pas de chance, la petite Gervaise. --Pas de chance en quoi? reprit le lieutenant étonné. --Dame! il lui tombe du ciel un oncle inconnu et il lui arrive d'un pareil calibre, ce n'est vraiment pas avoir de chance... Oui, un oncle, par sa mère, dont elle n'avait jamais entendu parler... --Et la citoyenne Gervaise l'a suivi sans hésitation? --Il paraît qu'il était porteur d'une lettre du père, qui commandait à sa fille de le suivre... à ce que nous a dit Annette, quand elle est venue faire ses adieux à ma femme... Elle était même bien intriguée de savoir où l'ours allait les mener, la pauvre vieille; car il n'en soufflait mot. C'était sur ces renseignements qui, loin de le rassurer, lui avaient inspiré une inquiétude profonde, que le lieutenant était revenu au _Bon-Repos_, d'où, immédiatement, il était parti pour son expédition en compagnie de ses deux soldats et de Fil-à-Beurre. Et, à cette heure que, suivi de Fichet et Lambert, il chevauchait sur la route, après avoir été quitté par Fil-à-Beurre, parti en avant pour éclairer le chemin, le lieutenant, tête baissée, se rappelait le passé en murmurant avec joie: --Barnabé m'a dit qu'il sait où se trouve Gervaise. Ce pensant, il avait relevé la tête. À distance, sur la route, se dressait une maison devant laquelle il aperçut Fil-à-Beurre qui, en le quittant, lui avait dit: --Là où vous me trouverez vous attendant sur la route, il y aura du neuf. Donc, il y avait du neuf. --Un temps de galop! commanda-t-il à ses hommes, impatient de connaître ce neuf. Quand les cavaliers atteignirent la maison, Fil-à-Beurre, qui les avait attendus sans bouger de place, alla tout droit à Fichet et lui demanda sérieusement: --Vous qui savez tant de choses, citoyen Fichet, sauriez-vous, par bonheur, accoucher une dame? Le gendarme, d'abord interloqué par cette question, regarda Barnabé en dogue; mais tant de bonhomie se lisait sur la mine anguleuse de l'échalas, qu'il répondit de la meilleure foi du monde: --La fatalité elle veut que l'accouchement il n'est pas dans ma constitution. V Le lieutenant avait eu grand'peine à retenir son rire en entendant Barnabé adresser une demande aussi étrange à son soldat. --Pourquoi cette question? souffla-t-il à Fil-à-Beurre, qui s'était rapproché. Ce dernier n'eut pas le temps de répondre, car, soudainement, sortit de la maison un petit homme rond comme un muid et à jambes et bras tellement courts qu'il avait l'air d'un saucisson à pattes, qui se jeta sur la poitrine de Barnabé en glapissant d'une voix joyeuse: --Un fils! c'est un fils. Et le Saucisson-à-Pattes se redressa plus fier qu'un coq sur ses ergots pour ajouter: --Un fils... au bout de six mois de mariage... Hein! quelle femme j'ai là! --Et dire que si une forte émotion n'avait pas fait à votre épouse devancer le terme habituel, vous auriez eu peut-être deux fils, avança Barnabé imperturbable. --Je le crois, dit gravement le mari. Puis, en branlant la tête: --Le fait est que ma Léocadie a éprouvé là une forte émotion... Prou! Prou! j'en frémis encore quand j'y pense! Ensuite, tout prévenant, il alla au-devant des gendarmes descendus de cheval, en leur débitant: --Suivez-moi, citoyens, je vais vous conduire à l'écurie. Les soldats, sur les pas du Saucisson-à-Pattes, disparaissaient en emmenant les montures, quand Vasseur demanda curieusement à l'échalas: --Le Mans n'est tout au plus qu'à une lieue. Plutôt que de nous laisser gagner la ville, pour que tu nous aies fait mettre pied à terre ici, tu as donc découvert ce que tu appelles du neuf? --Tout ce qu'il y a de plus neuf, lâcha Barnabé. --De quel genre?... Car je ne pense pas que ledit neuf consiste en cet accouchement pour lequel tu requérais l'aide de Fichet? continua Vasseur en riant. --Eh! eh! vous brûlez, dit Barnabé. --Quoi! fit le lieutenant étonné, c'est au sujet de cet accouchement à six mois? --Tu, tu, tu... à six mois... mettons-en neuf et nous serons dans le vrai. Car l'imbécile que vous venez de voir a épousé la maîtresse d'un autre. Il a eu à la fois la poule et l'oeuf. Regardant Vasseur en homme qui sait qu'il va porter un coup, Fil-à-Beurre continua en traînant la voix: --Et connaissez-vous l'homme qui a été l'amant de la femme de ce grotesque? --Non. Dis! --C'est le Beau-François. Vasseur regarda tout ébahi le squelette et finit par demander: --Comment sais-tu cela? Mais, subitement, sans attendre la réponse, il passa d'une question à une autre en s'écriant: --Que fais-tu donc là, Barnabé? --Vous le voyez, je charge mon fusil. --Pourtant, tantôt, quand tu m'as quitté, tu venais déjà de le charger. Tu as donc fait feu, depuis que nous nous sommes vus? --Oh! un tout petit coup de fusil de rien du tout... Histoire de rire. --Et avec qui as-tu ri? La réponse fut empêchée par le retour du Saucisson-à-Pattes, qui s'avança en disant à voix basse: --Ma Léocadie dort... Après une telle secousse, elle a besoin de repos, la chère âme... Je l'ai laissée sous la garde de la bonne dame et de ma servante... Il poussa un soupir de satisfaction, qu'il fit suivre de ses mots: --N'empêche qu'elle s'est trouvée là bien à propos, la bonne dame, pour tirer ma Léocadie de peine. Après quoi, s'adressant directement à Fil-à-Beurre: --Vous savez, ajouta-t-il, qu'elle ne se doute de rien? Vasseur avait écouté sans mot dire, regardant Barnabé, dont l'oeil semblait lui conseiller de laisser parler le Saucisson-à-Pattes, comme si les paroles de ce personnage saugrenu devaient tout lui expliquer. Le lieutenant allait perdre patience quand un nom lui fit soudainement dresser l'oreille aux divagations du pantin, qui venait de reprendre: --Non, elle ne se doute de rien, la bonne dame Annette. Elle croit la jeune fille toujours endormie dans sa chambre. --Annette! la jeune fille! répéta vivement Vasseur dont, sans qu'il pût se dire pourquoi, le coeur était serré. Sa voix avait attiré l'attention du gros homme qui, de Barnabé, revint à lui. --C'est vrai! fit-il, vous ne savez rien. Je vais alors vous expliquer la chose. Sachez donc que la bataille venait d'avoir lieu quand Léocadie a été prise des premières douleurs... Le bonhomme avait le récit quelque peu haché, car, au lieu de suivre le courant de sa narration, il s'interrompit pour venir serrer la main de Fil-à-Beurre en s'écriant: --Ah! à propos, je ne vous ai pas remercié. --Expliquez d'abord votre «à propos», dit Barnabé qui, à son tour, semblait ne pas comprendre. --À propos des douleurs de Léocadie. --Bon!... et remercié pourquoi? --Pour votre coup de fusil. L'explosion lui a causé une peur qui, dans sa situation, lui est venue bien en aide... Vous savez l'effet d'une peur subite? --Oui, ça fait passer le hoquet. --Et les enfants aussi, paraît-il; car, au bruit de votre coup de fusil, Léocadie a poussé un énorme cri douloureux... et, une seconde après, j'étais père!!! Après cette interprétation de l'effet d'un coup de fusil, le Saucisson-à-Pattes se remit à secouer la main de Fil-à-Beurre en répétant: --Merci! cent fois merci! Sur quoi, repris à nouveau et plus fort par l'orgueil de la paternité, il releva fièrement la tête et accentua d'un ton vainqueur: --Je déteste me vanter, mais être père au bout de six mois de mariage... Hein! c'est être assez adoré par sa femme! Vasseur piétinait d'impatience. Il arrêta net ce nouveau genre de lyrisme conjugal en disant d'un ton sec: --Si vous reveniez à votre récit, citoyen? Vous étiez en train de parler d'une dame Annette... Mais il était écrit dans le livre du destin que la curiosité du lieutenant ne serait pas encore satisfaite, car apparut une grosse fille de basse-cour effarée, larmoyant, qui hurla: --Le petit! Qui qu'a pris le petit? J'ai perdu le petit! Et elle courut au Saucisson-à-Pattes, qu'elle secoua en beuglant: --C'est-y vous qui m'avez fait la farce de me cacher le petit? Un immense frissonnement, qui donnait à sa masse l'apparence d'une montagne de gélatine secouée, ébranla l'époux de Léocadie. Telle était l'émotion qui lui serrait la gorge, qu'on eût dit qu'il soufflait dans un mirliton cette exclamation désespérée: --Tu as perdu mon fils, misérable! «Misérable!» était trop. La fille, qui avait bec et ongles, se redressa sous l'injure, et d'un ton gouailleur: --Votre fils! oh! votre fils!... Voyez-vous cet amateur de besogne faite! lâcha-t-elle. Le Saucisson-à-Pattes n'en crut pas ses oreilles. --Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il à Barnabé. --Qu'elle donnerait son âme pour retrouver votre fils, répondit sérieusement Fil-à-Beurre. --Alors j'avais mal entendu, avoua le grotesque. La servante avait vite rentré sa colère imprudente. Elle reprit son ton pleurard pour continuer. --C'était l'heure de nettoyer la sue aux cochons... J'avais emporté le petit... Alors je l'ai posé je ne sais plus où... --Pourvu que ça ne soit pas dans l'auge aux cochons, avança Fil-à-Beurre. Et, d'une voix lugubre: --Je les ai vus, vos porcs, continua-t-il; des bêtes maigres, qui m'ont paru habituées à rester sur leur faim... Il y a eu grande imprudence à les tenter... --Mon fils mangé par les cochons! bégaya douloureusement l'époux de Léocadie. Si Barnabé avait lâché son atroce plaisanterie, c'était que, de loin, il avait vu arriver Fichet. Le brave gendarme s'approchait, tenant entre ses mains son chapeau, coiffe en l'air, qu'il portait avec autant de précautions que s'il eût eu à promener un plat trop plein de sauce. Et quand il fut près du lieutenant, il lui montra son chapeau en disant, d'une voix qui n'entendait pas raillerie: --Que je serais cupide de connaître le pierrot qu'il a eu l'hilarité d'infuser un singe dans mon chapeau. Ce singe n'était autre que l'enfant perdu! le citoyen Saucisson-à-Pattes fils. Dans son délire de joie, le père plongea la tête dans la coiffe de chapeau pour embrasser son fils, mouvement que Fichet mit sans doute sur le compte de la voracité, car il ajouta: --Que je vous préviens qu'il n'est pas cuit. Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous abandonnerons momentanément nos personnages, afin de donner quelques explications utiles. En l'année 1800, époque de notre récit, les voyages étaient longs, pénibles et trop souvent dangereux. Les moyens de locomotion étaient la diligence, le bateau et le cheval. De tous, le moins fatigant était le bateau qui, par rivières, fleuves et canaux, finissait par vous amener à destination, mais au prix d'une énorme perte de temps, car la distance de la moyenne franchie en vingt-quatre heures n'excédait pas sept lieues,--espace que la vapeur met aujourd'hui quarante minutes à parcourir.--Encore le voyage en bateau était-il soumis aux caprices du froid ou de la chaleur, qui desséchait les cours d'eau ou les obstruait de glace. La diligence, sous le rapport de la vitesse, était préférable; mais c'était le mode le plus coûteux et surtout le plus dangereux. Malgré l'ordre et la tranquillité un peu revenus, les routes étaient encore si peu sûres, en certains départements, que les diligences ne se mettaient en voyage que protégées par une escorte de cinq soldats qu'on installait sur le haut de la voiture. De là le nom de «patrouille ambulante» donnée à ces cinq soldats qui, dans toutes les attaques de voitures publiques, tombaient frappés par les cinq premières balles. Il y avait aussi le roulage qui transportait les marchandises. Pour leur sécurité, les rouliers s'attendaient au départ ou à des rendez-vous, afin de marcher en compagnie. Eux et leurs chiens, animaux de rude défense, faisaient un noyau assez redoutable auquel se joignaient les pauvres diables que leur bourse plate contraignait à voyager à pied. Un convoi de roulage se montait quelquefois à trente ou quarante individus, tous armés. Ce nombre respectable écartait les assaillants qui alors se contentaient de suivre à la piste. Tout allait bien tant que la troupe se tenait serrée; mais à mesure qu'elle avançait sur la route, elle finissait par s'égrener en des destinations diverses et alors, de tous ces tronçons du convoi rompu, il était rare qu'un seul parvînt à destination. Aux portes mêmes de Paris où, naturellement, affluaient les bons coups à faire, les bandes à main armée infestaient la grande banlieue. Restait donc le voyage à cheval, qui n'était pas possible à tout le monde, aux femmes surtout. Outre que chacun n'était pas écuyer, le voyage à cheval astreignait le voyageur à la préoccupation constante de veiller au meilleur état de sa monture. De là cette nécessité pour lui de faire halte à l'auberge devant laquelle la nuit le surprenait, pour y laisser manger et reposer sa bête. Or, de toutes ces auberges, qui l'attendaient sur la route, il en était dont le voyageur ignorait la réputation sinistre. L'homme pénétrait de confiance... et il n'en sortait plus.--Plus tard et bien lentement, la justice a fini par entrer dans ces repaires de crimes dont le plus célèbre fut celui que le procès fit connaître par son épouvantable surnom de l'_Auberge-aux-Tueurs_. À l'époque de ce récit, nous le répétons, ces lieux maudits jouissaient encore de la plus complète impunité, principalement dans les parties de la France qui n'étaient pas encore remises tout à fait des récentes et horribles secousses de la guerre civile. Le ministère de la police, que dirigeait Fouché, avait entrepris la destruction de ces assassins de grand'route, pillards des campagnes et détrousseurs de diligences; mais c'était là une tâche ardue et difficile à laquelle, pour procéder à bon escient, il fallait du temps et, surtout, un espionnage habile et occulte qui, avant d'agir, étudiât bien les localités. Aussi les autorités des pays ainsi infestés par les bandes de malandrins se gardaient-elles bien de dire que le ministère de la police avait expédié une dizaine de ses limiers les plus fins qui, semblables à des furets en chasse, s'étaient éparpillés dans toutes les contrées à surveiller. Cela dit, nous reviendrons à l'auberge de _la Biche-Blanche_, tenue par le citoyen Doulan, que sa conformation physique avait fait surnommer, à dix lieues à la ronde, le Saucisson-à-Pattes. Située à une petite lieue du Mans, l'auberge de la _Biche-Blanche_, par sa position, était en pleine prospérité. En plus de la population ouvrière qui, chaque décade, venait s'y régaler d'un certain petit vin blanc remarquable, la _Biche-Blanche_ était le lieu de rendez-vous des rouliers et des conducteurs d'eau, car, à vingt pas de ses constructions, coulait la Sarthe. Tous les rouliers sortis du Mans ou venus de plus loin, allaient s'attendre à la _Biche-Blanche_ et y festoyaient jusqu'à ce qu'ils se fussent réunis en assez grand nombre pour former un convoi capable d'affronter les dangers de la route. D'un autre côté, les bateliers qui, par la Sarthe et la Mayenne, gagnaient la Loire, en conduisant jusqu'à Nantes les envois des pays traversés, se seraient fait scrupule de passer devant l'établissement du Saucisson-à-Pattes sans savourer son vin blanc, et comme ce liquide en valait la peine, ils le savouraient à longue haleine. Et puis, tous, y faisaient aussi des pintes de bon sang à se gausser du Saucisson-à-Pattes dont la stupidité profonde était une source intarissable de rire. On se complaisait surtout à lui faire raconter l'histoire de son mariage, que l'imbécile narrait ainsi: --J'étais allé au Mans pour y faire mes provisions d'andouilles. Dans la rue, j'ai rencontré Léocadie qui pleurait. Aussitôt, à sa vue, ça m'a fait pouf dans le coeur et, en même temps, le ciel, qui était couvert, s'est immédiatement éclairci... Alors je me suis dit: «Tout t'annonce que cette femme-là fera ton bonheur...» J'ai aussitôt oublié mes andouillettes et je suis allé à elle. Malgré moi, une sorte de mélodie persuasive m'était venue sur les lèvres quand je lui débitai: «Je lis dans vos yeux que ce qui manque à votre âme c'est une âme jumelle qui lui déverse ses trésors de tendresse. Je vous apporte cette âme; prenez-la et allons devant l'officier municipal de la section la plus proche, qui nous passera les liens de l'hymen.» Alors elle a promené tout le long de ma personne un regard de reconnaissance, puis un sourire a séché ses larmes. --Mais pourquoi pleurait-elle? ne manquait jamais de s'informer un des écouteurs du récit. --Quand je le lui ai demandé, elle m'a répondu: «C'était de joie. Un pressentiment venait de m'annoncer que j'allais rencontrer l'homme de mes rêves. Alors les larmes de bonheur m'ont jailli si abondantes que, pour les cacher aux passants, j'ai été obligée de me tourner vers un mur.» Et, de fait, quand je l'ai abordée, elle faisait semblant de lire une affiche, collée sur la muraille, qui annonçait qu'à Chartres on venait de pincer une partie de la bande d'Orgères avec son chef, le Beau-François... mais vous comprenez qu'elle n'en lisait pas un seul mot, la chère créature. À son pressentiment, qui lui annonçait l'homme de ses rêves, joignez mon pouf dans le coeur à sa vue et le ciel qui s'était éclairci, n'était-ce pas assez pour nous prouver que nous étions nés l'un pour l'autre? Dix minutes après, l'officier municipal, au nom de l'amour et de la République, nous avait enlacés dans les doux liens du mariage. Parmi les auditeurs de l'idiot, il s'en trouvait toujours un qui, sceptique à l'endroit de la sagesse de l'épousée qu'on voyait trop se presser en sa grossesse, ce qui donnait à supposer que l'aubergiste n'avait été qu'un enfonceur de portes ouvertes, demandait sans rire: --Est-ce que vous ne lui aviez pas trouvé la taille un peu épaisse, à votre chère créature? Là-dessus, le Saucisson-à-Pattes se redressait, et, avec une voix grave qui prêchait: --Dans notre ex-religion, l'Écriture ne disait-elle pas: «Choisis-toi une compagne aux mamelles puissantes et aux reins solides?» Je me suis donc conformé aux ex-textes saints. Sur cette réponse, le grotesque ne manquait pas d'ajouter: --C'est ainsi que j'ai ramené du Mans ma Léocadie, l'ange qui a transformé mon existence en un torrent de félicité conjugale. --Elle vous aime à ce point? gouaillait encore le sceptique. À ce doute, l'époux de Léocadie souriait en vainqueur, et, baissant la voix, répliquait sur le ton de la confidence: --Elle m'adore à ce point que, vingt fois déjà, elle m'a dit: «Mon amour pour toi est si ardent qu'il me semble que sa chaleur mûrit le fruit de mes entrailles. Je ne serais pas surprise si je te rendais père avant terme...» Hein! est-ce être aimé cela? Alors un farceur demandait: --Et vos andouilles que vous étiez aller chercher au Mans? --J'avoue les avoir oubliées. --Oh! m'est avis que vous en avez ramené au moins une... et une fameuse encore! lâchait le farceur au nez de l'époux de Léocadie, lourde plaisanterie qui faisait éclater de rire tout l'auditoire. La bêtise profonde du Saucisson-à-Pattes était donc connue au grand loin et, au lieu de nuire à la _Biche-Blanche_, elle contribuait à sa prospérité, puisqu'elle offrait aux consommateurs le double avantage de lamper un excellent picton en se pâmant de rire aux conversations ineptes du cocasse aubergiste. Que la femme du comique hôtelier eût déjà vu le loup avant d'aller au bois avec son époux, là n'était pas la question. La vérité était que c'était une commère active, forte en gueule, très travailleuse. Une fois introduite au logis, elle mena rondement rouliers et bateliers, ses clients, qui, avant elle, en prenaient trop à l'aise sous le rapport du crédit. L'argent entra en caisse et ce n'était que justice, car on n'eût pas trouvé à la ronde plus doux lits, meilleur fricot et aussi bon vin. Mais de ces écus qui affluaient, l'époux n'en voyait pas lourd, car sa femme avait accaparé la clef de la caisse. Le Saucisson-à-Pattes, qui s'y entendait à ravir, continuait, comme par le passé, à faire tous les achats utiles pour la maison. Quant au payement, les vendeurs devaient passer à la caisse de la femme qui, il faut le dire, payait rubis sur l'ongle et sans conteste. Grande et belle femme, un peu plantureuse, la citoyenne Léocadie, qui avait, pour ainsi dire, happé un mari au vol, avait passé, depuis six mois qu'elle était mariée, par deux phases distinctes d'humeur. Elle s'était mariée la larme à l'oeil, ainsi que l'apprenait le récit de son époux lorsqu'il disait l'avoir rencontrée ruisselante de larmes, le nez collé sur une affiche. Dès le lendemain de son union, soit qu'elle eût trouvé une âme à son âme, soit qu'elle fût heureuse de se voir aussi subitement à la tête d'un établissement florissant, son humeur avait été joyeuse et même des plus aimables pour son mari, qu'elle ne pouvait guère regarder sans rire, mais auquel, à satiété, elle prodiguait les épithètes flatteuses d'ange, de chérubin, de chéri et même celle de «mon beau vainqueur», qui faisait se rengorger l'époux avec de petits ronronnements de fatuité. Pendant cette phase d'heureux caractère, le Saucisson-à-Pattes avait tenté... un peu tard, il faut en convenir... de connaître le passé de celle qu'il avait cueillie sous l'influence d'un pouf au coeur. À ces tentatives d'interrogatoire, Léocadie exhibait son plus aimable sourire et demandait: --Comment, mon bel ange, as-tu trouvé le melon que tu as mangé ce matin? --Délicieux. Je l'ai savouré avec un plaisir extrême. --Et sais-tu de quel potager il venait? --J'avoue que je ne m'en suis pas inquiété. --Ce qui ne t'a pas empêché de le trouver délicieux, n'est-ce pas, mon doux chérubin? --Puisque je te dis l'avoir savouré. --Eh bien, mon beau vainqueur, traite ta Léocadie comme le melon de ce matin. Savoure-la sans t'inquiéter de quel potager elle t'est venue. Elle s'en tenait à cette comparaison, ce qui, en somme, ne pouvait point passer pour une confidence. Et, chose plus extraordinaire, le Saucisson-à-Pattes s'en contentait. Sa sottise avait trouvé l'explication de la réserve de sa femme sur son passé. Quand il racontait la scène à ses clients, car le bavard imbécile ne savait rien cacher à qui voulait lui tirer les vers du nez, il ne manquait pas d'ajouter en se pavanant: --Je sais le motif qui fait taire ma belle Léocadie sur ce sujet délicat. --Quel motif? --Son immense amour pour moi. --Vraiment! s'écriait l'auditoire en retenant son rire. --Oui. À n'en pas douter, Léocadie doit être,--ses manières distinguées la trahissent assez,--une ci-devant princesse que la révolution a privé de son titre. Son adoration pour moi veut, pour ne pas m'humilier, me laisser ignorer qu'elle m'a sacrifié ses illustres aïeux... Elle avait droit à habiter plus tard des palais dorés, mais, après m'avoir vu, elle a préféré l'humble toit de la _Biche-Blanche_. Que pouvait-on répondre à une aussi épaisse bêtise? On s'en allait colportant partout, en riant, la cocasserie de l'épouse, ci-devant princesse, trahie par ses manières distinguées... manières qui rappelaient fort les harengères du marché du Mans. Telle avait été la première phase de l'humeur de la citoyenne Léocadie, humeur enjouée, sans soucis, qui avait duré deux mois. À cette époque où les journaux, fort rares dans les villes, étaient chose à peu près inconnue dans les campagnes, les nouvelles étaient colportées par les voyageurs; ce qui, tout naturellement, faisait que, dans les auberges, on était des premiers informés. Il arriva un jour que des rouliers qui avaient passé à Chartres racontèrent qu'il n'était bruit, en cette ville, que de l'évasion du Beau-François, le chef de la bande d'Orgères. Et un de ces rouliers ajouta: --De sorte que ceux auxquels il peut en vouloir et qui croyaient que le couperet de la guillotine les tiendrait quittes envers lui, vont avoir encore à compter avec ce scélérat qui, dit-on, a la dent longue. Ce fut à dater de cette nouvelle que l'humeur charmante de Léocadie se transforma. Elle devint inquiète, nerveuse, acariâtre. Sa parole se fit aigre comme verjus pour son seigneur et maître qui lui répétait à l'heure: --Mais qu'as-tu? Épanche-toi en mon sein. Et, là-dessus, il développait son énorme rotondité qui, vraiment, offrait large place pour s'épancher. Comme sa moitié haussait les épaules au lieu de se livrer aux épanchements, il ajoutait: --Dis-moi, sylphe adoré, en quoi je puis t'être utile. Alors Léocadie promenait du haut en bas de la masse de viande qui représentait son époux un regard méprisant qu'elle ramenait sur la face niaise du poussah et, après quelques secondes d'examen, elle répondait sèchement: --En vérité, un joli polichinelle pour m'être utile... Un dindon ferait mieux mon affaire... Tu es trop cruche, mon boulot. Cruche et dindon froissaient le mari, mais il n'avait pas le temps de protester, car sa femme lui coupait net la parole en articulant: --Allons! ferme ton bec... Tu es incapable de tout! --Oh! non, non, pas incapable de tout, lâchait l'époux en attachant un regard triomphateur sur le ventre de Léocadie développé par la grossesse. Mais elle appuyait en répétant: --Incapable de tout, vantard! Cette insistance de sa femme glissait, comme eau sur marbre, sur la fatuité du Saucisson-à-Pattes qui, suivant sa manie d'aller se confier à tous venants, lorsqu'il racontait la scène à ses clients, trouvait cette explication de l'humeur atrabilaire de sa moitié: --C'est le petit qui se remue et donne des coups de pied dans le ventre de ma Léocadie. Plusieurs fois, pourtant, sous le coup d'une obsession trop forte, la femme fut sur le point d'avouer l'angoisse qui la torturait; mais toujours la vue du visage niais de son homme arrêta l'aveu sur ses lèvres. --Non, décidément, tu es trop cruche! finissait-elle par dire. Mais tous ces aveux rentrés devaient étouffer Léocadie, car, la nuit, dans l'inconscience du sommeil, elle se soulageait par des paroles sans suite, hachées d'une voix qui frémissait d'épouvante. Alors le Saucisson-à-Pattes, que son embonpoint condamnait au lit séparé, était réveillé par ces cauchemars de sa femme et, quittant sa couche, venait, pieds nus, se pencher sur celle de Léocadie, pour tâcher de découvrir la vérité dans ces divagations d'un sommeil agité par une pensée incessante. Le peu qu'il comprit, mêlé au souvenir de ce qui avait été conté, un jour, sur l'évasion du Beau-François, fit donc qu'il se mit à souffler à ses buveurs: --Vous savez, motus devant ma Léocadie, si vous connaissez du neuf de ce qui se passe à Chartres. Une femme en état de grossesse se frappe facilement. Avec toutes vos histoires de Chauffeurs et de guillotine, vous finiriez par être cause que mon épouse mettrait au monde un enfant sans tête. On était tellement habitué à plaisanter le crétin qu'on lui répliquait: --Bast! venir au monde sans tête... pourvu qu'on vive, cela ne manque pas d'agrément. On est exempté des maux de dents et de la migraine. --Oui, mais cela offrirait un grave inconvénient, ajoutait un autre loustic. --Quel inconvénient? --Faute de tête, il serait impossible au papa de constater si son fils lui ressemble. --Il y aurait toujours un moyen d'établir une ressemblance, avançait un troisième farceur. --Comment? --En guillotinant le papa. --Vous entendez? C'est une idée qu'on vous donne! criait-on en choeur au Saucisson-à-Pattes. Néanmoins, la consigne fut observée. Léocadie, tout en feignant de ne pas écouter, eut beau tendre l'oreille, pas un mot ne fut plus dit sur ce qui se passait à Chartres. Il y avait deux mois que ce silence durait quand, certain matin, un voyageur, grand bel homme d'une trentaine d'années, se présenta à la _Biche-Blanche_. Beau, mais d'une beauté commune, l'arrivant était un solide gaillard à l'oeil plein d'audace et d'énergie brutale. La fortune ne devait pas avoir visité ses poches, car sa mise était en piteux état. Une culotte de grosse toile, des guêtres en cuir éraillé et crevassé, et dont bien des boucles étaient remplacées par des ficelles, des souliers usés au possible, une mauvaise veste en ratine et un chapeau à larges bords formaient son costume, couvert d'une épaisse poussière qui attestait une longue marche à pied. C'était de grand matin, après le départ d'un convoi de rouliers qui s'étaient mis en route à la fraîche. La vaste salle de l'auberge était vide de buveurs. Il ne s'y trouvait que l'époux de Léocadie qui, dans un coin, s'occupait à récurer ses pots et gobelets d'étain. Il se retourna au bruit de l'énorme gourdin que le voyageur venait de jeter, avec son chapeau, sur une table. --Un pot de vin, citoyen, et un morceau à manger, demanda le client d'une voix rude. Bien qu'il se crût le plus bel être de la création, le Saucisson-à-Pattes était appréciateur du mérite des autres. --Oh! oh! voici un rude gars! pensa-t-il à son premier coup d'oeil sur l'arrivant. Il s'empressa de sortir du buffet un énorme morceau de jambon et un croûton de pain qu'il posa devant le consommateur. --Je vais tirer le vin à la cave, annonça-t-il; tu l'auras plus frais, citoyen. Et il s'éloigna en se répétant: --Un rude gars! La cave s'ouvrait, par une trappe, à l'autre extrémité de la salle. Pour y arriver, l'hôtelier avait à passer devant la porte ouverte de la cuisine, où, en ce moment, se tenait sa femme écrivant ses comptes. --Je descends à la cave, veille à la salle s'il arrivait du monde, recommanda l'époux. --Sois sans crainte, répondit la voix de Léocadie. Puis, en insistant: --N'oublie pas que tu dois aller ce matin au Mans pour les provisions du dîner de baptême du bateau neuf la _Juliette_ que son équipage fait ici tantôt. --Dans une demi-heure, je serai en route, promit l'époux qui fit deux pas vers la trappe de la cave. Mais sa femme le rappela: --Dis-donc, fit-elle, pendant que tu seras au Mans, lis bien toutes les affiches pour me rapporter des nouvelles. --Oh! quelles nouvelles peuvent t'importer? --Mais quand ce ne serait que de savoir s'ils sont arrivés à remettre la main sur le Beau-François. --Tu t'intéresses donc à ce gueux-là? --Comme on s'intéresse à un gredin dont on voudrait que justice fût faite, répliqua Léocadie d'un ton rieur. Ce dialogue entre l'aubergiste et sa femme, invisible au voyageur, s'était tenu sur le seuil de la cuisine, à voix couverte, mais, pourtant, assez haute pour que l'étranger pût entendre. Au premier son de la voix de Léocadie, il avait vivement dressé la tête; puis un sourire cruel avait paru sur ses lèvres, au voeu exprimé par l'hôtelière, à propos du Beau-François. --Allons! je tâcherai de rapporter des nouvelles de ce chenapan, promit l'époux qui, cette fois, alla soulever la trappe de la cave. Il était à peine disparu dans les profondeurs de l'escalier que le voyageur fit entendre un petit sifflement très doux et modulé de façon particulière. À ce signal, on vit apparaître, dépassant la porte de la cuisine, la tête de Léocadie, dont le visage livide était contracté par l'épouvante. Elle se tenait immobile sur le seuil de la porte, frémissante, attachant sur le siffleur ses yeux agrandis par la terreur. Le voyageur tendit le doigt vers le pied de sa table et, d'une voix basse, mais accentuée du ton d'un commandement brutal et des plus impérieux, il prononça, comme s'il s'adressait à un chien: --Ici, la Saute! Semblable à l'oiseau fasciné par le serpent, Léocadie, pantelante de peur, s'avança lentement vers l'homme qui ordonnait de la sorte et qui, quand elle fut arrivée à la table, la regarda avec un mauvais sourire, en disant d'une voix railleuse: --Je te remercie, la Saute, du bon souhait que tu viens d'exprimer tout à l'heure à mon égard. Avec effort, car sa terrible émotion lui serrait la gorge, elle parvint à bégayer: --N'en crois rien, François, je disais cela pour mon mari, mais... --Tu as donc épousé l'énorme magot que je viens de voir? interrompit le Beau-François. --J'étais seule... Tu venais d'être pris... --Et tu me voyais déjà raccourci, ricana le bandit. Tu n'es pas longue à lâcher les amis dans la peine, toi? Sans doute que celle qui portait l'étrange sobriquet de la Saute, savait par expérience, que l'ironie était une des formes qui cachaient les colères sourdes du Beau-François, car sa voix se fit suppliante pour répondre: --Ne dis pas que je t'avais oublié, non, non, ne dis pas cela! Je te jure que je ne t'ai jamais oublié. À cette réponse, le Beau-François montra du doigt le ventre de la femme enceinte et, toujours en gouaillant: --Parbleu! lâcha-t-il, je t'avais laissé un souvenir. La Saute, si terrifiée qu'elle fût, connaissait assez à fond son ex-amant pour savoir en jouer. Aussi sa voix fut-elle plus raffermie quand elle ajouta: --Je t'ai si peu oublié que, dès que j'ai appris ton évasion, j'ai commencé à mettre de côté pour toi tout le bénéfice de l'auberge... Et il y a déjà une grosse somme va!... L'effet de cette agréable révélation sur l'ancien amant fut coupé par la voix du Saucisson-à-Pattes qui revenait gagner l'escalier de la cave. Sur l'air du «Menuet d'Exaudet», le mari chantait cette chanson, déjà vieille de douze années à Paris, mais qui, au fond de la province, pouvait encore passer presque pour une nouveauté: Guillotin, Médecin Politique, Imagine un beau matin, Que pendre est inhumain Et peu patriotique. Aussitôt Il lui faut Un supplice Qui, sans corde ni poteau, Supprime du bourreau, L'office. La voix du chanteur, en se rapprochant, indiquait qu'il venait d'atteindre le pied de l'escalier. --Détale. Tu reviendras quand tu auras éloigné d'ici ton marsouin, commanda vivement le Beau-François. --Ce ne sera pas long, promit la Saute. Et elle rentra dans la cuisine pendant que son mari remontait en achevant sa chanson: Et sa main Fait soudain La machine Qui gentiment occira Et que l'on nommera Guillotine. Avec le dernier mot, reparut l'aubergiste portant un pot plein, qu'il posa sur la table du Beau-François, en disant: --J'ai été un peu longtemps, citoyen, mais je tenais à te tirer cela du meilleur tonneau. Et pendant que son client, qui avait grand'soif, buvait à même le pot, il le contempla en se répétant encore: --Un rude gars tout de même! À ce moment, du fond de la cuisine, s'éleva la voix de Léocadie, qui disait: --Tu sais, cher ange, que tu dois aller au Mans pour les provisions? --Et pour te rapporter des nouvelles du Beau-François, ajouta le bel ange. Ce rappel n'était plus du goût de Léocadie. Sa voix résonna cassante et impérieuse. --Pars donc, pie bavarde! disait-elle. --Le temps d'atteler et je serai en route, répondit humblement le bel ange devenu pie. Dix minutes après, le Saucisson-à-Pattes, qui s'était hissé péniblement dans sa carriole, s'en allait au Mans. Léocadie était revenue à la table de son ancien amant. --Écoute bien, ma fille, commença le Beau-François. Mais avant qu'il pût continuer, une voiture basse et couverte, en usage au pays vendéen, qui venait en sens inverse de la carriole emportant l'aubergiste, s'arrêta devant la _Biche-Blanche_. De cette voiture descendit un homme qui, après avoir pénétré dans la salle, demanda: --Une potée de blanc, citoyenne. À son tour, Léocadie dut descendre à la cave. Pendant cette absence, le nouveau venu, sans même regarder François, car son regard était tourné vers la route, prononça à mi-voix, comme s'il réfléchissait: --Sans sabots, on s'enrhume. --Sept et quatre font neuf, riposta l'autre. --La faîne est tombée, ajouta l'homme de la voiture qui, alors, se tournant vers le grand gars demanda: --Donc, tu es le Beau-François? Si l'ancien chef de la bande d'Orgères était un magnifique athlète aux formes superbes, il n'en était pas de même du nouveau venu. Et, pourtant, dans une lutte entre ces deux hommes, il n'aurait pas trop fallu gager pour le premier. L'autre devait posséder la vigueur formidable de l'ours dont, pour ainsi dire, il avait la structure et l'aspect. De petite taille, il se rattrapait de sa hauteur en largeur; car ses épaules étaient si démesurément larges qu'il en paraissait, en quelque sorte, carré sur sa base. À ses énormes bras, dont les biceps s'accusaient monstrueux sous les manches de sa veste, étaient emmanchées des mains gigantesques et velues. Son visage, au front bas, que recouvrait une épaisse crinière, disparaissait sous une barbe inculte et touffue, qui ne laissait voir que deux yeux gris, au regard aigu et à l'expression féroce. En voyant le Beau-François, on pouvait douter de sa cruauté. Rien qu'à première vue, l'autre se devinait implacable. Quand, de sa voix rauque et lente, qui ressemblait à un grognement, il eut demandé: --Donc, tu es le Beau-François? Ce dernier, s'empressa de dire: --Et toi, le Marcassin? --Oui, fit l'homme, et j'ai reçu ta lettre. Alors, s'asseyant devant le chef des Chauffeurs d'Orgères, il s'accouda sur la table et demanda: --La vérité sur Doublet? --Les _parrains_ (dénonciateurs) et _marraines_ ont trop bavardé sur son compte; il aura le cou fauché. --Quand? --Il paraît que tous les pourvois sont rejetés; ce sera donc dans deux ou trois jours. Une lueur de rage froide éclaira l'oeil du Marcassin, qui poursuivit: --Pourquoi Doublet ne s'est-il pas évadé avec toi? --Parce qu'il était trop gros. Comme moi, il s'était fait admettre à l'infirmerie. Au dernier moment, il n'a pu passer par le trou qui a facilité ma fuite... trou tellement étroit que, pour m'y glisser, j'ai dû abandonner ma veste. Cela dit, François sourit et ajouta: --Heureusement que j'ai de la mémoire. Le Marcassin le regarda sans comprendre. --Ce qui veut dire, reprit le Chauffeur, qu'il ne m'en a pas cuit pour avoir laissé ma veste. Alors que nous nous promettions de fuir ensemble, Doublet me parlait des bons coups que nous trouverions encore à faire en pays des chouans et des Vendéens, où nous irions organiser une nouvelle bande et il me parlait de toi qui nous donnerais un coup de main. --Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là! Doublet aurait dû le savoir, débita Marcassin. Sans s'arrêter à cet avis décourageant, le Beau-François continua: --Seulement, Doublet était un homme prudent. Il prévit le cas où les événements nous sépareraient... ce qui est arrivé puisqu'il n'a pu fuir. Alors, par écrit, en quelques mots, il me donna tous les renseignements utiles pour me faire reconnaître par toi... Au besoin, son écriture, que tu connais, me servirait de témoignage... Or, ce billet était caché dans le collet de la veste que j'ai dû laisser là-bas... C'est ce qui me fait me réjouir d'avoir de la mémoire; car, sans elle, je n'aurais pu rien me rappeler, et, par conséquent, ne savoir où aller te trouver pour exécuter la mission que j'avais à accomplir de vive voix. Et, en répétant de mémoire, le Beau-François débita à voix posée: «Si la mauvaise chance nous sépare, m'a dit Doublet, tu iras en Loire, au village de Saint-Florent-le-Vieil, trouver Marcassin et tu lui diras qu'il sait ce qu'il sait et que je le prie d'exécuter ce que je lui ai demandé pour le cas où je viendrais à mourir.» Là-dessus, le Beau-François éclata d'un gros rire, en s'écriant: --Voici la commission faite, et du diable si j'en comprends un traître mot. Était-ce pour provoquer une explication? En ce cas, le Chauffeur manqua son but, car le Marcassin demanda: --Puisque ta commission devait se faire de vive voix, pourquoi m'as-tu écrit au lieu de venir me trouver? --Eh! eh! ricana François, parce que, après mon évasion, il faisait trop malsain pour moi sur les grandes routes, où mon signalement était donné. Mieux valait attendre que la surveillance s'endormît, et je suis resté six mois bien en sûreté, dans la cachette de l'auberge des Buchard... Quand j'ai pensé que je pouvais mettre le nez dehors, je t'ai écrit pour te donner rendez-vous à la _Biche-Blanche_, où je m'acquitterais de la commission de Doublet. En dialoguant ainsi, tous deux ne se rendaient pas compte que Léocadie aurait dû être remontée de la cave. Sans chanter comme son mari et plus légère que lui, elle était revenue, mais elle s'était arrêtée sur l'escalier. Le pot de vin à la main et sa tête ne dépassant pas la trappe, elle écoutait, prête à sortir à la moindre alerte. --Quel est cet animal attablé maintenant avec François que, tout à l'heure, à son arrivée, il semblait ne pas connaître? se demandait-elle. Et, du Marcassin, sa pensée se reportant, haineuse, sur son ex-amant, elle murmura: --Oh! toi, si mon homme n'était pas un tel crétin, comme je te ferais payer toutes les suées que tu m'as données! À ce moment, le Marcassin fit claquer sa langue sur son palais et grogna: --Tonnerre! j'ai soif! En une seconde, Léocadie fut sortie de la trappe et, son pot de vin à la main, s'avança souriante. Le Beau-François, nous le répétons, absorbé qu'il avait été par sa conversation avec Marcassin, ne s'était pas aperçu de l'absence trop longue de la femme; mais, à sa vue, une idée de méfiance s'éveilla en lui. --Encore un autre pot pour moi, la Saute, commanda-t-il. --Tout de suite, dit-elle. Et avec un joyeux empressement, elle regagna la trappe. Elle venait à peine de disparaître sur l'escalier que François, bondissant vers la trappe, la refermait sur elle et, après avoir poussé le verrou, criait à la prisonnière: --Fais-moi le plaisir, ma fille, d'attendre au frais que je t'appelle. --Oh! François, la mauvaise farce! cria la voix rieuse de la Saute, qui semblait avoir pris la chose au plaisant. Mais, avec une colère blanche, entre ses dents serrées, elle siffla tout bas ce mot: --Imbécile! Car la cave avait une seconde entrée ouvrant sur un cellier, par lequel on introduisait les futailles. --Là! nous pouvons, à présent, causer à l'aise, dit en riant le Beau-François quand il fut revenu s'asseoir. Le Marcassin était devenu songeur. Il balançait de droite et de gauche, à la façon de l'ours, son énorme tête. Enfin, il prit son pot de vin, le vida lentement, toujours pensif, puis, quand il l'eut reposé sur la table, il demanda de sa voix rauque: --Tu connais le _cogne_ Vasseur, qui a fait avoir de la peine à Doublet? --Je l'ai vu comme je te vois. À cette réponse, Marcassin poussa un sourd rugissement de joie; ses deux poings monstrueux se crispèrent et il articula avec un accent de férocité indicible: --Je lui règlerai son compte. --Bast! bast! là où nous devons aller, nous ne le retrouverons plus. Au pays des chouans, le champ nous sera libre, à moi et aux compagnons qui vont me suivre... car, du fond de ma cachette chez Buchard, j'ai reformé une bande avec ceux des miens qui ont échappé à ce Vasseur maudit... Là-bas, nous opérerons à l'aise. À cet avenir heureux que se promettait le Beau-François, le Marcassin haussa les épaules et répéta encore: --Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là. Mais le Beau-François n'avait pas le découragement facile. --N'ayant plus Vasseur aux trousses, on saura encore y trouver à frire, dit-il en riant. Le Chauffeur chantait si bien d'avance victoire, il voyait tant en beau ces nouvelles contrées qu'il allait exploiter, que le Marcassin, qui avait pourtant le rire solidement attaché, fit entendre une sorte de gargouillarde railleuse. Puis, tout sèchement: --Nigaud! lâcha-t-il. --Parce que? fit François prenant la mouche. --Parce que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. --Et qu'y a-t-il donc plus loin que le bout de mon nez? --Il y a mieux que Vasseur et ses gendarmes. --Quoi donc? --Il y a le ministre de la police Fouché et ses agents... Des gendarmes, ça se reconnaît... mais des espions, il faut plus malin que toi pour les deviner. Nier au Beau-François sa supériorité, c'était le piquer au vif. --Un malin comme toi peut-être? gouailla-t-il d'un ton qui trahissait une colère naissante. --Oh! moi, fit tranquillement le Marcassin, je n'y mets pas tant de prétention... Un individu vient regarder d'un peu trop près dans ma marmite; je ne me demande point si c'est un mouchard ou non... je lui plante mon couteau dans le dos. Cependant Léocadie, autrement la Saute, que le Beau-François croyait avoir claquemurée dans la cave dont il ignorait les aîtres, en était sortie par l'issue du cellier et, du côté de la cour, elle était rentrée, ses chaussures à la main, dans la cuisine. Immobile, l'oreille tendue, prête à s'enfuir au premier mouvement des causeurs, elle écoutait, près de la porte de la cuisine sur la salle, restée ouverte. En entendant le Marcassin parler de son couteau planté dans le dos de ceux qui avaient allongé vers lui un nez trop curieux, le Beau-François, comme s'il se fût agi d'une bonne farce, avait éclaté d'un lourd rire grossier. Quand sa gaieté se fut apaisée, il prononça moqueusement: --Ça en revient à ce que je disais. --Qu'est-ce que tu disais? --Qu'il n'y a pas à s'inquiéter de ces mouchards que nous a expédiés le ministre de la police. Tout finauds qu'on les vante, ils sont trop bêtes... Témoin ceux qui sont venus te tendre stupidement le dos. Le Marcassin ne possédait pas l'assurance de son compagnon, car il secoua la tête en disant: --Ceux-là étaient des trop pressés qui ont voulu faire du zèle... Restent les autres. --L'exemple a effrayé les autres. --Non. Dis plutôt qu'il les a rendus prudents; voilà tout. Dans les cinq départements où le ministre de la police a semé sa mauvaise graine, les espions, crois-moi... je le sens... nous préparent lentement un coup de filet. Où sont-ils? Quel métier apparent exercent-ils? Quelle peau ont-ils prise? Je l'ignore. Ce roulier que tu rencontres en est peut-être un. Ce berger, ce valet de ferme, ce mendiant, que tu vois en plaine, peuvent être des mouches... Tiens! qui sait si le maître de l'auberge où nous sommes n'est pas de ces gens-là? À cette supposition que le Saucisson-à-Pattes était un des habiles policiers, le Beau-François se tordit d'un fou rire qui le fit bégayer: --Lui! On voit bien que tu n'as pas vu ce monstrueux animal dont la bêtise est devenue proverbiale. La Saute, aux écoutes, dut se confesser cette vérité sur son mari. --Le fait est qu'il est par trop idiot, mon homme, pensa-t-elle. Puis, cela reconnu, elle ajouta comme corollaire à sa pensée que, s'il eût été moins idiot, il ne l'eût pas épousée, qu'elle ne le mènerait pas par le bout du nez, qu'elle n'aurait pas, seule, la clef de la caisse, etc., etc. Cependant, François avait poursuivi: --Non seulement nous n'avons rien à craindre de cet imbécile, mais son auberge est à nous, car il a épousé la Saute, une ancienne de ma bande, qui a tout intérêt à me ménager. Son passé est si chargé qu'elle sait qu'à la moindre trahison à mon égard, je lui ferais couper le cou en ma compagnie. En entendant ces paroles, Léocadie se passa instinctivement une main autour du cou. --C'est vrai! s'avoua-t-elle, secouée par un frissonnement de peur. Tout à sa pensée sur les émissaires de la police, le Marcassin reprit de sa voix caverneuse: --Ils sont invisibles, ces mouchards de malheur! mais ils agissent. La décade dernière, il est parti de Nantes une diligence qui portait, en groups d'argent, la recette de cette ville, qu'on dirigeait sur Paris par Châteaubriant et Laval. Nos gars, prévenus de l'aubaine, ont été l'attendre dans les environs de Cossé. --Et ils ont récolté les écus du gouvernement? interrompit le Beau-François. Marcassin haussa les épaules et en émiettant ses mots: --Ils ont récolté des balles de plomb qui en ont laissé une dizaine sur la route, dit-il. Alors, frappant de son énorme poing sur la table, il gronda furieusement: --Tous les voyageurs étaient des gendarmes déguisés! À six lieues de l'embuscade, ils avaient fait descendre les vrais voyageurs pour prendre leurs places... Qui donc avait pu les prévenir de l'endroit précis de l'attaque, si ce n'est un de ces damnés policiers inconnus qui nous glissent entre les doigts? Et le faux chouan répéta son antienne: --Mauvais depuis la guerre finie, ces pays-là! Après quoi, branlant la tête, et d'un ton plus lugubre encore: --Ça finira mal! ça finira mal! annonça-t-il. Ensuite, sa férocité s'éveillant à cette perspective d'avenir, il grogna avec une sorte de satisfaction cruelle: --Oui, mais jusque-là, je connais un marcassin qui aura décousu pas mal de gendarmes, mouchards et autres trouble-fêtes! Alors il se leva brusquement de table. --Adieu! dit-il d'un ton bref. --Déjà! fit le Beau-François, abasourdi par cette séparation brusque et inattendue. --Je suis venu à ton rendez-vous pour entendre la commission que Doublet t'avait donnée pour moi. À présent que je la connais, je vais l'exécuter. --Mais, objecta François, je comptais sur toi pour me guider en basse Loire. --Impossible! il me faut remonter vers Chartres. Affaire de trois jours, après quoi je reviendrai sur mes pas... Viens avec moi. --À Chartres! répéta vivement le Chauffeur. Oh! que nenni! la nuque me démange trop dans cet endroit-là. --Alors, attends mon retour, je te reprendrai au passage. Reste ici. Dans trois jours, tu me verras arriver. Le Beau-François parut d'abord se décider à demeurer à la _Biche-Blanche_. Puis, après réflexion: --Non, dit-il, j'aime mieux attendre dans ma cachette de l'auberge de Buchard... J'ai à lui donner encore des ordres pour le reste de ma bande, qui doit venir me rejoindre en Loire. À son tour, il se leva. --C'est dit, fit-il, je vais retourner avec toi à l'auberge de Buchard où tu me déposeras jusqu'à ton retour. --Convenu! dit le Marcassin. Un peu avant ces dernières paroles, Léocadie avait vivement quitté son poste. --Je n'ai que juste le temps de regagner la cave, se dit-elle. Après avoir consenti, le Marcassin était devenu songeur. --À quoi penses-tu? demanda François en le voyant fixé sur place. --À un avis que j'ai à te donner, garçon, débita lentement le Marcassin en regardant le Chauffeur de ses yeux durs. Tu as beau être grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand je te reprendrai au retour, chez Buchard, de t'occuper de ce que je ramènerai dans ma voiture. --Es-tu bête de me menacer, railla le Beau-François avec un sourire de bravade. --Je ne menace pas, je conseille, répliqua le faux chouan. Puis, de son pas lourd, il gagna la sortie sur la route en disant: --En route! --Laisse-moi au moins le temps de faire mes adieux, riposta le Chauffeur. Il alla soulever la trappe de la cave. Tout au bas de l'escalier, assise sur la dernière marche, se tenait Léocadie qui, sitôt la trappe ouverte, geignit de sa voix pleureuse: --Ah! que c'est vilain, François, de me laisser mourir de peur dans ce trou noir. --Viens ici, la Saute! commanda l'ex-amant de sa voix brève. Et quand elle fut remontée dans la salle: --Tu m'as dit, reprit-il, que tu pensais si bien à moi qu'en apprenant mon évasion, tu avais commencé à mettre de l'argent de côté pour me venir en aide, si je m'adressais à toi. --Je l'ai dit et je le répète, affirma la Saute avec un sourire sur les lèvres qui, s'il n'était pas sincère, n'en était pas moins charmant. --Eh bien! ma fille, voici l'heure de joindre le geste aux paroles. Va me chercher cet argent. Elle devait avoir un passé sinistre, cette chère Léocadie, passé qui, comme l'avait dit le Chauffeur, lui donnait tous droits à la guillotine s'il lui plaisait à lui, en parlant, qu'elle eût le cou coupé en sa compagnie. Elle avait donc pleinement raison de filer doux avec celui qui pouvait lui procurer un passe-temps aussi désagréable. De là vint l'empressement joyeux qu'elle mit à s'écrier: --Je cours le prendre. Et elle gravit rapidement l'escalier qui conduisait au premier étage. À ce moment, au dehors, se fit entendre la voix du Marcassin qui disait: --Arrive donc! Voici, là-bas, sur la route, une voiture qui se dirige de ce côté. Mieux vaut ne pas l'attendre. En même temps reparaissait la Saute qui, pâle, tremblante, effarée, redescendit en bégayant: --Rien! plus rien! mon argent a disparu! Croyant à une ruse, le Beau-François fut pris de rage bleue. --Ton argent, ou je t'étrangle! grinça-t-il s'avançant vers elle les deux mains tendues. Mais, à mi-chemin, il fut ceinturé par le Marcassin qui, avec sa force extraordinaire, l'entraîna en répétant: --Viens! viens donc! L'autre voiture approche. Il est inutile qu'on nous voie partir ensemble. --Au revoir, la Saute! cria la voix menaçante de François, monté en voiture. Comme le chariot recouvert du faux chouan disparaissait au loin, l'autre voiture s'arrêtait devant la _Biche-Blanche_. C'était le Saucisson-à-Pattes qui revenait du marché du Mans. Entre le départ d'une voiture et l'arrivée de l'autre, quelques minutes s'étaient écoulées qui avaient permis à Léocadie de se remettre de la double émotion causée par la disparition de son argent et les menaces du Beau-François. --Est-ce lui qui m'a volé mon magot? se demanda-t-elle en regardant son époux qui, avec des Hein! et des Ouf! descendait péniblement sa massive personne de la carriole. Quand, enfin, il sentit le sol ferme sous ses pieds, le Saucisson-à-Pattes, avec un sourire niais, geignit d'un ton désolé: --Ah! mon doux ange, si tu savais comme je tombe de soif! J'ai la langue en bois depuis deux heures. --Tu n'as donc pas bu au Mans? À cette question, le gros homme ouvrit des yeux étonnés. --Bu? répéta-t-il, et avec quoi?... puisque tu ne me laisses jamais un sol... Pas même pour payer les fournisseurs. Ensuite, faisant sa bouche en coeur, il lâcha de sa voix mignarde: --Oui, pas un sol. Grosse jalouse!!!... qui crains que j'offre quelques fleurs aux dames. Paroles, ton, visage, sourire, tout trahissait une si profonde stupidité, que Léocadie murmura: --Non, ce n'est pas ce coco-là qui m'a chipé mes économies... La preuve en plus est qu'il n'a pas même eu de quoi se payer à boire en ville. Cependant, le mari s'était tourné vers sa carriole, fermée de rideaux en cuir, et avait crié. --Eh! la Victoire, est-ce que tu dors là dedans?... Allons, descends, ma fille. Et il revint à sa femme en disant: --Je te ramène une nouvelle servante en remplacement de Perpétue, qui nous a quittés si brusquement hier. Comme sa femme examinait la servante à sa descente de voiture, le Saucisson-à-Pattes se rengorgea d'un air fat avec un sourire railleur. --Tenez! tenez! fit-il, voyez un peu de quelle façon elle la reluque avec ses yeux inquiets. Ne crains rien. Je l'ai choisie laide au possible, vilaine jalouse! --Dame! quand on a un bel homme, on tient à le garder pour soi! modula gentiment Léocadie avec un regard languissamment amoureux. --Ah! à propos de Perpétue! fit tout à coup le mari. Je sais pourquoi elle a quitté notre service sans crier gare... Il y avait de l'amour sous jeu... Je l'ai aperçue au Mans, comme elle traversait la place. Elle était mise! oh! mais mise!... Faut croire qu'elle a eu affaire à un amant généreux. --C'est cette gueuse qui m'a volée, pensa aussitôt Léocadie. Laissant la nouvelle servante retirer les provisions de la voiture, le Saucisson-à-Pattes était entré dans l'auberge. --Ouf! dit-il, je vais lamper avec plaisir un joli pot de vin! Ma langue se fend de sécheresse. Ce disant, il avait parcouru du regard la grande salle. --Il n'est donc plus là, le beau gars auquel j'ai servi à boire avant mon départ? demanda-t-il à sa femme, entrée derrière lui. J'aurais volontiers trinqué avec ce superbe garçon. Et, faisant la roue, l'énorme idiot ajouta d'un ton convaincu: --Qui se ressemble s'assemble! Léocadie, à cette absurdité, eut un sourire que le mari interpréta à sa façon: --Oh! fit-il, je sais pourquoi tu ris... et je suis complètement de ton avis... À choisir entre le beau gars et moi, je me préférerais de beaucoup. --Va donc mettre tes fourneaux en train, tu te gratteras plus tard, ordonna moqueusement Léocadie, en songeant au dîner commandé par les bateliers qui allaient baptiser leur bateau neuf. Deux heures plus tard la _Biche-Blanche_ résonnait des cris et des chants des cinq hommes de l'équipage du bateau, qu'on voyait de l'autre façade de l'auberge, amarré au bord de la Sarthe. Construit en amont de la rivière, ce bateau allait, par la Sarthe et la Mayenne, faire son premier voyage en Loire, jusqu'à Nantes. Les cinq bateliers étaient gens consciencieux qui voulaient, quittes à y mettre le temps nécessaire, que leur bateau fût sérieusement baptisé. Ils y employèrent deux jours, pendant lesquels se forma en même temps, à la _Biche-Blanche_, un convoi de rouliers qui gagnaient Saint-Malo, par Laval et Fougères. Ce fut une ripaille monstre qui tint le Saucisson-à-Pattes presque perpétuellement devant ses casseroles. À ces intrépides fricoteurs arrivèrent, le second jour, se mêler deux rouliers qui, eux, descendaient de Chartres. --Il va y avoir, aujourd'hui, à Chartres, vingt-trois personnes qui passeront un fichu quart d'heure, annonça un de ces deux derniers arrivés. Alors, il conta qu'à son passage par la ville, on parlait, pour le jeudi, à midi, de l'exécution des vingt-trois condamnés de la bande d'Orgères. Sur ce, chacun dit son mot, tant et si haut, que le Saucisson-à-Pattes, qui entendait au fond de sa cuisine, abandonna ses fourneaux pour venir souffler à l'oreille de chacun, d'une voix effrayée, sa fameuse recommandation: --Mais taisez-vous donc, devant ma femme! Si elle allait me donner un enfant sans tête!!! Comme, inévitablement, il devait se trouver là un farceur qui, déjà, avait fait poser le grotesque crétin, il ne manquait pas de demander: --Tu n'as donc pas été à Cormières, citoyen? --Non... quoi faire? --En pèlerinage... Il y a une pierre où vont s'asseoir tous les papas, après avoir donné leur offrande au capucin. --Et quand on s'est assis? --On obtient des fils, non seulement exemptés des moindres difformités, mais si solidement bâtis que, pendant toute leur existence, ils pissent à plus de six pieds devant eux! Car ce pèlerinage, aujourd'hui oublié, existait encore en 1800, époque de notre récit. Pendant plus d'un demi-siècle, les pères crédules allèrent s'asseoir sur la pierre pour assurer à leurs rejetons la santé qui devait s'affirmer par une telle puissance de jet. Pendant qu'il est question de ce pèlerinage, autant dire tout de suite ce qui le discrédita. Une belle nuit, un plaisant sceptique alla, non pas s'asseoir, mais s'accroupir sur la pierre. Bien que le genre de dépôt qu'il y laissa passe pour porter bonheur, aucun évêque n'ayant voulu venir, en grande pompe, purifier, par ses prières au Très-Haut, la pierre profanée, elle passa pour avoir perdu toute sa vertu (_historique_). On comprend que sur la bêtise profonde de l'aubergiste de la _Biche-Blanche_, le pèlerinage de Cormières devait faire une impression sérieuse. --Tu en es certain? demanda-t-il au conseilleur. --J'ai connu Gorget, dont le père avait été, jadis, s'asseoir. Non seulement il avait sa tête, mais encore, à soixante ans passés, il arrosait ses fleurs à plus de huit pieds de distance. --Huit?... Tu disais d'abord six, citoyen. --Oui, mais le père de Gorget était resté assis plus d'une heure. --Moi, je resterai assis toute une nuit... Je tiens trop à ce que mon fils ait une tête. --Et le reste? --Oh! le reste! dit dédaigneusement le Saucisson-à-Pattes avec une moue témoignant qu'il faisait bon marché de l'autre particularité. --Alors, citoyen, si tu n'as pas la foi complète, il est inutile d'aller à Cormières, débita sévèrement le conseilleur. --Va donc pour le reste! s'écria l'aubergiste avec empressement. Le lendemain, sur les midi, l'auberge était vide de tous buveurs. Le convoi de rouliers était parti à l'aube. Les bateliers étaient remontés à bord et devaient démarrer dans quelques heures. Alors le Saucisson-à-Pattes s'approcha de la Saute, que la menace d'adieu du Beau-François rendait rêveuse. --Sais-tu, poule chérie, ce que tu devrais faire, si tu étais gentille pour ton adoré mignon d'époux? --Quoi? --Me permettre d'aller à Cormières. --Pour? Le gros homme prit un air mystérieux. --Je te le dirai plus tard, dit-il. Accorder la permission, c'était, en somme pour Léocadie, être débarrassée de son abruti pendant deux ou trois jours. --Va donc à Cormières, accorda-t-elle. Pourquoi ne partirais-tu pas par le bateau qui va descendre la Sarthe? On te débarquerait pas loin de ce village. --Tiens! c'est une idée! Et, aussitôt, pour prévenir le patron du bateau qu'il monterait à bord au départ, le Saucisson-à-Pattes se dirigea vers la rivière en murmurant avec un frisson de joie: --Il aura une tête!!! Et il arrosera une fleur à huit pieds de distance! VI Oui, elle était rêveuse, cette bonne Léocadie, autrement dite la Saute! Et elle avait grave motif de rêver, car elle croyait encore entendre retentir la voix furieuse et menaçante du Beau-François, il y avait trois jours, quand il était parti. Un petit frisson lui courait dans le dos au souvenir de son ex-amant, qu'elle revoyait s'avançant vers elle pour l'étrangler. Sans l'autre, le Marcassin, qui avait entraîné le furibond, elle allait y passer! --Il n'a pas voulu croire que j'ai été volée de mon argent, se disait-elle. Et pourtant, c'était la vérité. Douze cents beaux écus, qu'elle avait cachés en un creux ménagé dans une des pannes de la charpente de toiture du grenier, lui avaient été dérobés. Par qui?--Avec son mari et elle, le personnel de la maison consistait en une servante et un valet d'écurie. Pas un instant, Léocadie n'avait pu soupçonner son mari, trop stupide d'abord et, ensuite, beaucoup trop gêné et alourdi par son énorme embonpoint pour avoir pu, avec sa légèreté d'hippopotame, se risquer sur la mince échelle qui conduisait au grenier. Le valet d'écurie, qu'elle avait trouvé déjà en place à l'auberge, quand elle y était venue après son mariage, et qui répondait au nom de Pancrace, était un homme d'une quarantaine d'années, solide et souple, mais une sorte d'abruti qui, en dehors des chevaux qu'il aimait, n'avait d'autre goût que celui de la pêche. Chargé d'alimenter la _Biche-Blanche_ de poissons, Pancrace, monté sur le bateau de l'auberge et son filet en main, passait sur la Sarthe le temps que lui laissait les chevaux des voyageurs. Pas buveur, d'une taciturnité remarquable, d'une patience extraordinaire, Pancrace était la bête noire du Saucisson-à-Pattes qui, par cela même que le valet ne lui répondait pas, était heureux de faire acte d'autorité avec cet être aussi inoffensif que muet. Donc Pancrace n'était pas le voleur. Restait encore à accuser la servante ou, pour mieux dire, l'ancienne servante, la Perpétue, celle que, après son départ de la maison, le Saucisson-à-Pattes avait rencontrée si bien nippée dans les rues du Mans. --C'est cette fripouille qui a fait le coup. Ce qu'elle avait sur le dos a été acheté avec mes écus volés, pensait Léocadie. En plus que la servante partie était jeune, gentille et gracieuse, qualités qui avaient rendu la maîtresse hargneuse à son égard pendant qu'elle avait servi à la _Biche-Blanche_, elle était devenue, depuis trois jours que le vol avait été découvert, l'objet de la rancune haineuse de la Saute. --Son vol a failli me faire tuer par François quand il a vu qu'il fallait se brosser le ventre de mes écus... Oh! que je la rencontre jamais, la Tarpiaude; elle me paiera la peur que, grâce à elle, m'a donnée cette brute furieuse, grinçait-elle avec une rage sourde qui concernait à la fois Perpétue et le Beau-François. Et, de fait, cette peur de Léocadie durait encore. Le mouvement et le train qui s'étaient faits pendant les trois jours que l'auberge avait été pleine ne l'avaient pas, par moments, empêché de frémir à la pensée que le Beau-François avait promis de revenir bientôt. Telles étaient donc les méditations sombres de la Saute, restée dans la grande salle, pendant que son mari était allé demander au patron du bateau _la Juliette_ de le prendre à son bord pour lui faire descendre la Sarthe jusqu'aux environs du fameux pèlerinage de Cormières. Un bruit sur la route tira Léocadie de sa rêverie noire et la fit courir sur le seuil de la porte pour recevoir les voyageurs qu'elle supposait lui arriver. --Oh! le Beau-François! murmura-t-elle en reculant épouvantée. Elle venait de voir, s'avançant vers l'auberge, cette même voiture vendéenne dans laquelle, trois jours auparavant, était parti son ex-amant. Cette fois, au lieu de l'ouverture qu'elle laissait sur le devant, la bâche, soigneusement tendue sur ses cerceaux, fermait la voiture de tous les côtés. Le bidet d'attelage, solide bête qui pourtant ne payait pas de mine, marchait entre deux cavaliers qui, sur son pas, réglaient celui de leurs montures. Ces deux cavaliers étaient le Marcassin et le Beau-François. Ils arrivaient, sans se douter qu'à leur sortie au point du jour, de la maison des Buchard, ils avaient été signalés par Fichet au lieutenant Vasseur. Fidèle à sa parole, le Marcassin était venu reprendre François à l'auberge des Buchard, où le chef-Chauffeur avait attendu son retour de cette expédition secrète que le faux chouan avait à pousser plus loin que Chartres. Vers la fin de la nuit, le Marcassin était arrivé chez les Buchard, donnant l'ordre qu'on éveillât le Chauffeur. Le temps bien juste de faire manger l'avoine à son bidet, et Marcassin voulait se remettre en route. Pendant qu'on rentrait, sans dételer la bête, la voiture dans la cour pour qu'elle échappât aux yeux de tout curieux que le hasard ferait passer à cette heure nocturne sur la route, le Beau-François avait eu le temps d'être sur pied. Seulement, lui qui s'attendait à voyager en voiture, avait été surpris quand le Marcassin, en lui montrant deux chevaux attachés derrière la voiture hermétiquement couverte de sa bâche, lui avait dit: --Nous allons à cheval, compagnon. Et, sitôt les deux hommes en selle, on avait repris le voyage. La route s'était poursuivie lentement, presque sans parler, car la conversation s'était bornée à un échange de courtes phrases. --Où arrêtons-nous? avait demandé le Beau-François. --Là où je suis venu te trouver il y a trois jours... à la _Biche-Blanche_. Ce lieu faisait l'affaire du Beau-François; mais, dans le but de sonder les projets du faux chouan, il avait objecté avec surprise: --Pourquoi ne pas pousser jusqu'au Mans qui n'est qu'à une petite lieue de la _Biche-Blanche_? --Parce que, au Mans, où ton signalement doit t'avoir précédé, je ne me soucie pas d'être trouvé en ta compagnie, avait répondu sèchement le Marcassin. Si terrible que fût le faux chouan, le Beau-François, outre qu'il était un véritable hercule, était trop brave pour reculer devant une lutte. S'il refoulait la colère que faisait naître en lui le ton de supériorité que prenait le Marcassin à son égard, c'était qu'il savait combien ce sauvage compagnon devait lui être utile dans les nouveaux pays qu'il allait exploiter. Et puis, un autre motif le rendait muet. Depuis le départ de la maison des Buchard, sa curiosité lui avait fait vingt fois déjà se demander ce que contenait la voiture si bien fermée. Que pouvait le Marcassin être allé chercher plus loin que Chartres? En sa mémoire revenait la recommandation faite par le faux chouan lorsqu'il lui avait dit: «J'ai un avis à te donner, garçon. Tu as beau être bien grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand je te prendrai au retour chez les Buchard, de t'occuper de ce que je ramènerai dans ma voiture.» Le Beau-François dédaignait la menace voilée sous ces paroles, mais à quoi bon contenter sa curiosité de vive force, quand, avec un peu de patience, il devait tout naturellement, et sans le moindre danger, bientôt la satisfaire. --Il faudra bien que je le sache quand nous arriverons à la _Biche-Blanche_, finit-il par se dire. Léocadie avait donc tort de s'épouvanter du retour du Beau-François, lorsque, du seuil de son auberge, elle voyait s'avancer voitures et cavaliers. Momentanément du moins, elle n'avait rien à craindre des rancunes de son ancien amant, car le beau gars avait autre martel en tête. La preuve en fut que l'ex-Chauffeur, quand il eut mis pied à terre et donné la bride de son cheval à Pancrace, le valet d'écurie, accouru pour prendre les montures, marcha droit à Léocadie. En le voyant arriver, elle recula de quelques pas dans la grande salle pour que Pancrace ne pût entendre ce que François allait lui dire. --Eh bien, la Saute, as-tu retrouvé ton argent? demanda-t-il en souriant et d'une voix qui n'avait aucune intonation hostile. Avant que la Saute fût revenue de la surprise causée par ce changement d'humeur, le Beau-François reprit du même ton bon enfant: --Allons, ma fille, n'aie plus peur. Je te tiens quitte de ces écus, mais à la condition que voici... Il allait continuer quand, soudain, il se retourna au contact d'une main qui se posait lourdement sur son épaule. C'était celle du Marcassin qui, tout tranquille, débita de sa voix rauque: --Veux-tu me faire un vrai plaisir, mon brave garçon? Puis, immédiatement, avant toute réponse, il s'adressa à la Saute: --D'abord, toi, la belle, va ouvrir la trappe de la cave, commanda-t-il. Et quand Léocadie eut obéi, le Marcassin, en montrant l'ouverture béante, dit à François: --Pendant dix minutes, va donc chercher dans la cave si j'y suis. C'était net, clair, précis. Le Marcassin avait besoin de se débarrasser de la présence du Beau-François pour pouvoir faire sortir de la voiture son mystérieux contenu. Avec un adversaire tel que l'était le chef redoutable de l'ancienne bande d'Orgères, un autre y eût regardé à deux fois avant de lâcher son audacieuse injonction aux gens d'aller voir dans la cave s'il y était. Lui, le faux chouan, s'y prenait carrément, sans la plus mince hésitation, presque en bonhomme persuadé qu'on sera tout heureux de lui obéir. À cette sorte d'ordre, le Beau-François s'était dressé de toute la hauteur de sa taille gigantesque, la raillerie aux lèvres, toisant d'un regard de mépris cet imprudent qui lui allait tout au plus au menton. --Au nom de quoi parles-tu ainsi, compère? demanda-t-il en gouaillant. --Au nom d'une de tes pattes que tu pourrais bien te faire casser, si tu ne te décides pas à descendre dans la cave de bonne volonté, répondit simplement le Marcassin, sans que sa voix montât d'un ton. --Vas-en chercher encore deux comme toi, lâcha le colosse en éclatant de rire. Mais ce rire ne s'était pas éteint que le Beau-François se sentait enserré comme dans un cercle de fer qui lui plaquait les bras au corps, et soulevé de terre en même temps que, d'une voix bien calme, le Marcassin lui disait: --Gare à tes pattes en tombant, mon garçon. Et, emportant son fardeau au-dessus de la trappe ouverte, le faux chouan laissa tomber François dans le trou béant. Après avoir rabaissé et verrouillé la trappe, il se retourna vers la Saute abasourdie par cette preuve de vigueur extraordinaire: --Ta cave n'a pas d'autre sortie? demanda-t-il. Répondre que oui, c'était, pour Léocadie, donner à soupçonner au Marcassin que, trois jours auparavant, lorsqu'elle avait été enfermée aussi dans la cave, elle s'en était échappée pour venir écouter. --Non, dit-elle sans hésiter. Le Marcassin n'était pas de ceux qui s'épuisent en mièvreries de langage avec le beau sexe. Il parlait peu, mais il savait se faire comprendre des dames. La Saute n'eut pas besoin de le faire répéter quand il lui eut dit: --Je te préviens, la gueuse, que je te tordrai le cou si tu ouvres la trappe à François sans ma permission. Sur cette recommandation, il partit, se dirigeant vers la voiture de son pas lourd et calme, suivi par le regard, presque reconnaissant, de Léocadie qui murmurait: --Il a du bon, cet ours-là... surtout s'il a la main assez heureuse pour tuer son homme du coup. Cette supposition était d'autant plus admissible que le grand gars, après sa chute dans la cave, n'avait poussé ni cri ni gémissement. Le Beau-François avait eu une excellente raison pour n'avoir ni crié ni gémi, car il avait été étourdi sur le coup. Mais, bientôt, il avait repris connaissance et, au souvenir de l'affront reçu, sa première pensée avait été de se venger de celui dont la force le faisait son maître. --C'est du bien de sa grand'mère, ça lui reviendra! avait-il grondé furieusement. Alors, il avait voulu sortir de la cave, en soulevant la trappe, dont la résistance lui avait appris que les verrous étaient poussés. --Si le Marcassin allait filer pendant que je suis enfermé! se dit-il, pris d'un redoublement de rage, en songeant que son ennemi pouvait lui échapper. À nouveau, il tenta de soulever la trappe. Comme il s'épuisait en efforts inutiles, un faible bruit se fit entendre dans l'obscurité de la cave. --Quelqu'un était-il descendu ici avant moi? se demanda-t-il en prêtant l'oreille. Une voix prudente prononça bien bas: --C'est moi, la Saute. Je viens te délivrer... Donne-moi la main, laisse-toi guider. C'était, en effet, Léocadie. En forte ménageuse de la chèvre et du chou, la digne créature s'était dit que, par cela même qu'un dogue a été rossé par un puissant molosse, il n'en est que plus ardent à mordre les autres chiens moins vigoureux que lui. Donc, elle avait à craindre que, tôt ou tard, le Beau-François la rendît responsable d'une défaite dont elle avait eu le tort d'être témoin. En vertu de ce raisonnement, qui ne manquait pas de justesse, elle avait pénétré dans la cave par la porte du cellier et, dans l'ombre, elle était arrivée au pied de l'escalier en haut duquel son ancien amant tentait de soulever la trappe. Elle savait le colosse difficile à contenter. Il était homme à ne pas lui tenir compte de l'avoir délivré, en arguant qu'elle l'avait fait bien tard. Aussi s'empressa-t-elle de prévenir cette ingratitude en ajoutant: --Il m'a été impossible de venir plus tôt. L'ours me surveillait tout en s'occupant de sa voiture. --Oh! oh! fit joyeusement le Beau-François, qui descendit à la hâte l'escalier pour venir prendre la main de la Saute, qu'il serra fortement dans la sienne comme s'il craignait de laisser s'enfuir celle qui allait enfin satisfaire sa curiosité. --Tu l'as vu s'occuper de sa voiture? répéta-t-il. --Je l'ai vu, tant et si bien, que je sais ce qu'elle contenait, cette voiture soigneusement bâchée, appuya Léocadie en riant. --Quoi donc? --D'abord une vieille femme, à tournure de servante. --Que faisait-elle là dedans? Du diable si je me serais douté que c'était une vieille femme que le Marcassin cachait si soigneusement. --Attends donc la suite; la duègne n'était pas seule. Après elle, est venue une jeune fille. --Jolie? demanda vivement François. --Jolie, gracieuse, charmante. Et, en traînant ses mots, la Saute, qui savait faire vibrer une des cordes sensibles du beau gars, débita un peu railleusement: --Oh! oui, jolie! un de ces morceaux de roi qui ne sont pas pour ton bec. La piqûre fut sensible à l'amour-propre du Beau-François qui se posait en bourreau des coeurs. --Pas pour mon bec, pas pour mon bec, répéta-t-il avec un rire de fatuité. Pourtant, si je le voulais bien. --Alors je te conseille de ne pas vouloir, débita Léocadie avec intention. --Parce que? fit François sèchement. --D'abord parce qu'il y a gros à parier que la fille ne voudrait pas de toi... et ensuite... Elle mit une petite pause avant d'achever sa phrase, puis avec hésitation: --Et, ensuite... tu devines bien pourquoi? --Non. Dis. --Parce que la jeune fille est sous la protection de l'ours et, tu le sais, il en cuit d'avoir affaire à cet animal féroce. Le «tu le sais» n'avait l'air de rien, mais il heurta douloureusement la vanité du Chauffeur qui gronda: --Sois tranquille. Je me vengerai de lui avant peu. Il faut rendre justice à la Saute. Elle savait jouer à ravir du Beau-François. En descendant dans la cave, elle s'était dit: --Puisque la guillotine ne m'a pas débarrassée de cette grande brute, il faut le mettre sérieusement aux prises avec le Marcassin qui m'en délivrera. On le voit, elle agissait en conséquence. Sans doute qu'en pensant à sa vengeance, le Beau-François avait trouvé le moyen de la rendre plus complète, car il reprit: --Tu dis que le Marcassin paraît tenir à cette jeune fille? --Comme à la prunelle de ses yeux; il la choie au possible. Pour elle, l'ours se fait mouton. --Bien! bien! lâcha le Chauffeur en riant. Jugeant que le Beau-François n'était pas encore assez monté, la Saute pesa sur la chantrelle en s'écriant d'une voix effrayée: --François! François! je devine ton projet à l'égard de cette jeune fille. Je t'en supplie, renonces-y. Songe au Marcassin qui te tuerait. --Ah çà! ma fille, tu oublies donc que je suis le Beau-François? débita le Chauffeur d'une voix vibrant de tout l'orgueil de sa réputation sinistre. Certes, il était bien amorcé. La Saute pouvait le lâcher contre le Marcassin. Néanmoins, elle pensa que deux motifs vaudraient mieux qu'un pour le mettre aux prises avec l'ennemi. Aussi, d'un ton qui prêchait la prudence: --Je sais bien que tu es brave, dit-elle. N'empêche que moi, à ta place, il est une chose que je préférerais de beaucoup à la jeune fille. --Quoi donc? --Ce que le Marcassin a retiré de la voiture après que les femmes en ont été descendues. --Qu'était-ce? fit le colosse étonné. --Un énorme pot en grès... un de ces pots où se conservent les salaisons. À ce «pot de salaisons», que la Saute lui proposait comme compensation, le Beau-François partit d'un franc éclat de rire et riposta: --Non. Grand merci! je n'aime pas la viande salée. Ensuite, reparlant de la jeune fille: --Je lui préfère la chair fraîche. --Heu! heu! il y a pot et pot, avança gouailleusement la Saute. --Ce qui veut dire? --Que le pot du Marcassin, à défaut de salaison, contient quelque chose qui est du goût de pas mal de monde. --Quoi donc? --De l'or. Quand le sauvage le portait, le pied lui a buté sur le seuil de la maison; alors j'ai entendu certain bruissement qui a trahi le contenu. --Oh! oh! lâcha François, devenu subitement moins dédaigneux. --Et il doit y avoir une jolie somme si le pot est plein, car il est d'une belle taille, insista Léocadie. Le Chauffeur aimait l'or. Depuis son évasion, le besoin de se cacher l'avait amené à une profonde détresse. Tous ses appétits se réveillèrent ardents à la pensée de cet or, qui lui permettrait de leur donner satisfaction. --Où le Marcassin a-t-il déposé son fardeau? demanda-t-il. --Il l'a laissé dans la chambre où s'est enfermée la jeune fille pour y reposer quelques heures, chambre qui communique avec celle de la vieille femme qui l'accompagne. Sans l'obscurité de la cave, la Saute aurait pu voir le sourire de François qui murmura: --Or et jeune fille, double moyen de me venger du Marcassin. Si faiblement qu'elles eussent été dites, ces paroles avaient été entendues par Léocadie qui, elle, sans commettre l'imprudence de réfléchir à mi-voix, eut cette joyeuse pensée: --Double moyen de te faire casser les reins, grand butor!... Ouf! je vais donc en être délivrée!!! Tout aussitôt, le Chauffeur reprit: --Lui? Qu'est-il devenu? --Qui? le Marcassin? --Oui. A-t-il aussi pris une chambre? --Je n'en sais rien. J'ai laissé à ma servante le soin de s'occuper de lui, car j'étais pressée de venir te délivrer... Vrai! j'ignore ce que l'ours est devenu. Elle achevait de parler, quand, au-dessus de leurs têtes, sur la trappe, on entendit un bruit sourd, semblant résulter d'une forte secousse. Puis le silence se fit. --Qu'est-ce? demanda Léocadie baissant la voix. --Conduis-moi plus loin dans la cave, je te le dirai, lui souffla le Beau-François à l'oreille. En le guidant à travers la cave obscure, la Saute sentit la main du Chauffeur, qu'elle tenait dans la sienne, secouée par un tressaillement qui devait agiter tout le corps. --Qu'as-tu? demanda-t-elle, quand elle l'eut amené dans un second caveau. --Laisse-moi, ma fille, rire à mon aise, répondit la voix joyeuse du grand gars. --Rire de quoi? --De ce bruit que nous venons d'entendre sur la trappe et dont j'ai deviné la cause. À mots hachés, car il étouffait à contenir son rire, le Chauffeur parvint à dire: --C'est notre imbécile de Marcassin qui, pour me garder prisonnier dans cette cave, dont il ignore l'autre issue, vient de se coucher sur la trappe. Et d'une voix qui, soudainement, avait repris le ton du commandement, il ajouta: --Conduis-moi vite dehors, la Saute, le temps presse. Sans doute que les dix pas qu'ils venaient de faire avaient donné à François le temps de combiner son plan, car, lorsque Léocadie l'eut introduit dans le cellier sur lequel débouchait la cave, il demanda: --Où est l'écurie? --Là, en sortant, à gauche dans la cour. --Je n'y trouverai personne? Nul valet d'écurie, n'est-ce pas? À cette question, le regard de Léocadie, passant par l'étroite fenêtre du cellier, alla chercher sur la Sarthe, qui coulait à vingt pas, de ce côté de l'auberge. --Non, répondit-elle, car je vois là-bas Pancrace, sur son bateau, jetant ses filets. Et, en même temps, ses yeux remontant le cours de la rivière, aperçurent _la Juliette_ s'apprêtant au départ. Sur le pont se voyait le Saucisson-à-Pattes causant avec le maître marinier auquel, sans doute, il demandait son passage jusqu'au pèlerinage de Cormières. Suivant son habitude, il est probable que l'énorme grotesque devait lâcher quelques-unes de ses stupidités, car, derrière lui, deux bateliers, qui écoutaient son dialogue avec le patron, se tenaient les côtes de rire. Ainsi tourné dans cette direction, le regard de la Saute fut attiré plus en amont de la rivière par un individu qui arrivait en suivant le rivage. C'était un long personnage, tellement maigre qu'à cette distance il se dessinait comme une perche sur l'horizon. --Quel est cet efflanqué? se demanda-t-elle en examinant l'arrivant dont les jambes démesurées arpentaient le chemin avec la vitesse d'un cheval au petit trot. Une seconde avait suffi à la Saute pour que son rapide coup d'oeil eût successivement aperçu Pancrace, le Saucisson-à-Pattes et celui qu'elle traitait d'efflanqué. Il n'y eut donc pas d'intervalle entre sa réponse sur le valet d'écurie et cette nouvelle question du Beau-François. --Où sont les chambres des deux femmes? --En haut. Les deux portes en face de l'escalier. --Celle de la jeune fille? --À gauche. --Ces deux chambres, malgré leur entrée séparée, communiquent entre elles, m'as-tu dit? --Oui, par une porte que la vieille, quand la jeune femme fut entrée dans sa chambre, a refermée devant moi en disant: «Tâchez de reposer un peu, ma bonne Gervaise.» --Et la voiture qui nous a amenés, le Marcassin et moi? continua François qui, tout en interrogeant, échafaudait son plan de vengeance, car, le regard dans le vide, il ne s'apercevait pas que la Saute lui tournait le dos. --Votre voiture est sous le porche, avec son bidet toujours dans les brancards. Tout en laissant Pancrace conduire vos chevaux à l'écurie, le Marcassin s'est opposé à ce que le bidet fût dételé: il s'est contenté de lui mettre sa musette d'avoine. En répondant ainsi, Léocadie, les yeux toujours tournés vers la fenêtre, était distraite par la vue du grand échalas ambulant qui se rapprochait de plus en plus. --Tiens! il a un fusil en bandoulière, se dit-elle en relevant ce détail que la distance raccourcie lui permettait maintenant de constater. L'homme maigre s'était brusquement arrêté et, se faisant de la main une visière sur les yeux, car il recevait le soleil en pleine figure, il s'était mis à examiner les lieux qu'il allait atteindre. Au mouvement de sa tête, il était facile de deviner que son attention allait du bateau _la Juliette_ à l'auberge de la _Biche-Blanche_. Puis, sans doute pour se rendre compte du chemin parcouru, il exécuta un demi-tour sur place et se mit à regarder au loin. La Saute eût peut-être observé encore longtemps cet individu décharné, si, tout à coup, un craquement sec, qui se fit entendre derrière elle, ne l'eût fait brusquement se retourner. Le bruit était causé par la détente d'un long couteau que le Beau-François venait d'ouvrir après l'avoir tiré de sa poche. Ce couteau, la Saute le connaissait. Deux fois elle avait vu le Chauffeur, impitoyable, en frapper ses victimes. La lueur de la lame qui brillait dans la demi-obscurité du cellier la fit frissonner. Allait-il la tuer pour qu'elle ne mît pas obstacle à ses projets? Elle se trompait. Le Beau-François, lui mettant la main sur l'épaule, accentua d'une voix qui sonnait la menace: --Écoute-moi bien, la Saute: si tu tiens à ta peau, tu vas rester ici sans t'occuper de ce qui se passera là-haut dans un instant. Ne sois ni pour ni contre moi dans ce que je vais tenter; c'est tout ce je demande. À cette condition, je te jure que si je ne suis pas tué par le Marcassin, je ne troublerai plus jamais ta vie. Et le colosse, sortant du cellier, disparut dans la direction des écuries. L'épouvante de la mort avait été terrible pour la Saute, qu'un violent tressaillement avait secouée dans tout son être. Au frisson de peur succéda un élancement aigu qui lui traversa les flancs. Sous l'effet de l'émotion effroyable qu'elle avait éprouvée, la crise d'une maternité prochaine venait de se déclarer. Affolée par les douleurs lancinantes qui lui déchiraient les entrailles, elle oublia la défense faite par François de quitter le cellier, et, sortant, elle voulut gagner sa chambre. S'accrochant à tout ce qui pouvait soutenir sa marche, étouffant ses cris, elle parvint, au prix de tortures inouïes, à monter l'escalier. Arrivée devant sa chambre, qui s'ouvrait en face de celles des deux femmes, la force lui manqua, et, pantelante de souffrance, elle s'affaissa sur le sol près d'une des deux portes. --Madame! madame! gémit-elle désespérément en frappant à cette porte. VII Ce voyageur, dont l'extrême maigreur avait tant étonné Léocadie, alors que, par l'étroite fenêtre du cellier, elle l'avait regardé arrivant vers la _Biche-Blanche_, n'était autre, on a dû le deviner, que notre ancienne connaissance, Barnabé Fil-à-Beurre, marchant en éclaireur devant le lieutenant Vasseur et ses deux hommes, qui le suivaient à une petite demi-heure de distance. À deux cents toises de l'auberge, comme l'avait remarqué la Saute, le squelette s'était arrêté, la main en visière sur les yeux, pour étudier l'aspect extérieur de l'auberge. --Bonne mine, cette hôtellerie! se disait-il. À coup sûr, le lieutenant ne voudra pas s'y arrêter, car le Mans n'est qu'à une petite lieue et mieux vaut y filer tout droit; mais rien n'empêche, pour donner le temps aux autres de me rejoindre, que je m'y rafraîchisse un peu le gosier. Dans cette intention, il avait voulu se remettre en marche, mais il avait été retenu sur place par la vue du bateau _la Juliette_, qu'il s'était mis à examiner en se disant: --Sans nos chevaux, ce serait encore là le moyen le moins périlleux pour nous de voyager... Mais, bast! allez donc parler de cela au lieutenant, qui aime les aventures à coups de fusil... Et, en souriant, l'échalas avait achevé: --Ainsi que moi, du reste. Ensuite, comme son regard passait en revue l'équipage du bateau qui se trouvait sur le pont, il s'écria avec une sincère admiration: --Oh! oh! voici un citoyen qui jouit d'une bien magnifique santé! Il aurait de la graisse à me revendre! À lui tout seul il vaut un chargement pour le bateau. Inutile de dire que ces paroles de Fil-à-Beurre étaient motivées par la vue du Saucisson-à-Pattes qui, à ce moment précis, quittant le bord, venait de s'engager sur la planche en pente qui formait passerelle du rivage au bateau. --On croirait voir un éléphant qui danse sur la corde! pensa le squelette en éclatant de rire au spectacle qui s'offrait à lui. En effet, la planche, sous le poids extraordinaire qu'elle avait à supporter, avait fléchi. Il était évident qu'elle allait craquer au plus petit mouvement du mastodonte qui, les bras étendus en balancier, n'osait plus avancer ni reculer, et poussait des hurlements désespérés qui accusaient son peu de goût pour le bain qu'il courait risque de prendre dans la Sarthe. À ces cris, un homme qui pêchait en aval de la rivière s'était empressé de pousser son bateau au rivage et d'accourir au secours du gros homme. En lui tendant une perche de filet en guise de rampe, il parvint à l'amener sur le plancher des vaches. Alors, délivré et libérateur avaient marché vers l'auberge pendant que les mariniers qui, au lieu de porter secours, avaient assisté en riant à la scène, rentraient sous le pont du bateau où venait de les appeler une cloche qui, tintant sur le pont près d'un tuyau d'où sortait de la fumée, devait être secouée par le cuisinier de la _Juliette_, convoquant son monde à dîner. À mi-chemin de l'auberge et de la rivière, le gros homme avait été abordé par une servante accourue à toutes jambes de la maison. Elle n'avait prononcé qu'une courte phrase et aussitôt Fil-à-Beurre avait vu l'énorme bonhomme gesticuler joyeusement et marcher en toute hâte vers la _Biche-Blanche_. --On vient de lui annoncer un heureux événement, pensa Barnabé. Quittant son poste d'observation, il se remit en marche. Seulement, au lieu de suivre le bord de l'eau, il fit un crochet afin de regagner la grand'route pour s'assurer s'il ne verrait pas poindre au loin le lieutenant et ses deux hommes. --J'ai tout le temps d'avaler une potée de vin, se dit l'échalas après avoir constaté qu'aussi loin que le regard pouvait s'étendre, la route était déserte. Et il se retourna vers l'auberge dans laquelle il allait pénétrer par la façade donnant sur la route. Soudainement, il vit sortir du porche de la _Biche-Blanche_ une voiture basse et bâchée, attelée d'un vigoureux bidet qui partit ventre à terre dans sa direction. Telle était la rapidité de sa course que c'était à croire l'animal affolé par quelque terrible souffrance. Il passa, hennissant de douleur, devant Fil-à-Beurre, qui n'eut que le temps de se jeter sur le bas-côté de la route, pour n'être pas renversé par les roues de la voiture, léger véhicule que le cheval, dont les forces étaient décuplées par la furie, entraînait avec une si vertigineuse vitesse, qu'il fut impossible à l'échalas de voir si elle contenait quelqu'un. --Arrêtez-le! arrêtez-le! cria une voix furieuse au moment où la voiture passait devant lui. Fil-à-Beurre tourna la tête. Un homme, qui venait de s'élancer de l'auberge, accourait de son côté à la poursuite de la voiture. --Voici une laide figure que je connais! pensa le squelette en regardant le coureur venir à lui. Puis, un souvenir l'éclairant: --C'est le Marcassin, se dit-il. Et, immédiatement, pris de désespoir, il se demanda: --Gervaise est-elle dans cette voiture? Bien qu'il fût trop tard, le Marcassin arrivait, fou de rage, criant toujours: --Arrêtez-le! arrêtez-le! --N'importe comment? demanda Fil-à-Beurre au faux chouan qui allait l'atteindre. --N'importe comment! répondit le Marcassin. Prompt comme l'éclair, l'échalas eut son fusil en main. La voiture était déjà à plus de quatre-vingts pas, protégeant de son arrière-train le corps du cheval dont on n'apercevait plus que les jambes. Fil-à-Beurre ajusta et fit feu. La voiture s'arrêta subitement. La balle avait cassé une jambe du cheval. --Eh! eh! je n'ai pas été trop maladroit, se dit Fil-à-Beurre en s'élançant sur les talons du Marcassin, qui avait repris sa course en hurlant d'une voix qui, à présent, frémissait d'une joie féroce: --Je vais t'étrangler, mon Beau-François! Sur les jambes du chouan, les longues perches du squelette devaient avoir raison. Fil-à-Beurre arriva premier à la voiture dont son regard rapide sonda l'intérieur. --Vide! s'écria-t-il. La voiture, en effet, ne contenait personne. --Vide! répéta le Marcassin qui arrivait à son tour. Je me suis laissé prendre à une ruse du Beau-François. --Et voici qui devait vous faire courir longtemps après votre cheval. Ce disant, Fil-à-Beurre montrait, sur la croupe de l'animal, étendu et frémissant à terre, une mèche allumée qui, attachée sous la croupière, achevait de se consumer. Aiguillonné par la brûlure, le cheval aurait, sans la balle de Fil-à-Beurre, entraîné à fond de train le Marcassin dans une direction opposée à celle suivie par son ennemi. Sitôt après avoir vu la voiture vide, le faux chouan avait repris, toujours courant, le chemin de l'auberge. Il espérait arriver encore à temps pour rejoindre le Beau-François. Fil-à-Beurre s'élança derrière lui. Le Marcassin entra dans l'auberge, gravit l'escalier, pénétra dans les chambres désertes. Sa fureur terrible était devenue concentrée. --Plus de femmes! prononça-t-il de sa voix rauque et brève. Puis, après un regard dans un angle d'une des chambres: --Et plus d'or! ajouta-t-il. Cela dit, il quitta les chambres et redescendit dans la grande salle, toujours suivi par Fil-à-Beurre, qui se répétait avec une angoisse indicible: --Gervaise au pouvoir du Beau-François! Arrivé au seuil de l'auberge, le faux chouan se retourna vers l'échalas. --Ton nom! demanda-t-il. --Fil-à-Beurre. --Jamais le Marcassin n'oublie un service qu'on lui a rendu, dit-il en faisant allusion au coup de fusil qui avait arrêté le cheval en sa course. Ensuite, son regard se promena menaçant dans la grande salle, semblant chercher quelqu'un. --Quant à la complice de François, ajouta-t-il, la femme de l'auberge, qui m'a trompé en me disant que la cave n'avait pas d'autre issue, elle ne perdra pas pour attendre. Le Marcassin n'oublie ni les services ni les tromperies. Je n'ai pas le temps de faire justice de la gueuse, mais je reviendrai pour lui scier le cou. Et, sur ce, le Marcassin partit au pas de course. Le squelette l'aurait bien suivi. Mais le lieutenant Vasseur allait arriver avec ses deux hommes. --Le Beau-François n'a pas fui par eau, se dit-il en voyant par une fenêtre, ouvrant sur la Sarthe, le bateau la _Juliette_ toujours sur ses amarres, et plus bas la barque du pêcheur encore attachée au rivage. À ce moment, derrière lui, se fit entendre une voix plaintive qui geignait: --L'inquiétude me torture si fort les entrailles qu'il me semble que c'est moi qui vais accoucher! * * * * * Pour que Fil-à-Beurre eût reconnu le Marcassin lorsqu'il venait à lui courant après la voiture, où s'était-il déjà rencontré avec lui? Comment pouvait-il deviner que Gervaise devait être une des deux femmes disparues dont, tout à l'heure, avec le Marcassin, il avait visité les chambres désertes? Nous remettrons à plus tard d'expliquer ces deux points. Il s'était si brusquement mêlé au rapide et dramatique incident qui s'était produit et le Marcassin l'avait quitté si vite qu'il en était encore ahuri. Besoin était pour lui de retrouver son sang-froid et d'étudier les faits. En son esprit troublé se dressait, seule et sinistre, cette pensée que Gervaise était tombée au pouvoir du Beau-François, qui l'avait enlevée au Marcassin. Pour arriver à la découverte de ce qui avait dû se passer, le brave garçon cherchait à rassembler ses souvenirs. --Quand le lieutenant, ses hommes et moi nous nous sommes mis à la poursuite de cette voiture, que la fatigue de nos chevaux nous a empêchés d'atteindre, elle était escortée de deux cavaliers; nous savions déjà que l'un était le Beau-François. À présent, moi, je sais que l'autre était le Marcassin. Cela posé, la réflexion amena Barnabé à s'adresser cette question: --Mais que sont devenues leurs montures? Marcassin était parti à pied à la poursuite de son ennemi. Pourquoi pas à cheval? Était-ce donc que le Beau-François avait emmené les deux bêtes qui, en même temps qu'elles étaient nécessaires à l'enlèvement de Gervaise, mettaient le Marcassin dans l'impossibilité de le rattraper. --Oui, le Beau-François a emmené les chevaux, finit par conclure Fil-à-Beurre. Et c'était quand il venait d'élucider ce point, que, tout à coup, avait retenti derrière lui cette voix geigneuse qui débitait: --L'inquiétude me torture tellement les entrailles que je crois que c'est moi qui vais accoucher. À ces mots, Barnabé fit volte-face et reconnut le volumineux bonhomme que, vingt minutes auparavant, il avait aperçu, de loin, descendant de _la Juliette_. Ayant appris par la servante, à sa sortie du bateau, que sa femme était en mal d'enfant, le Saucisson-à-Pattes, après avoir donné à son valet d'écurie Pancrace l'ordre de courir au Mans chercher un médecin, avait voulu pénétrer dans la chambre où sa femme allait le rendre père. Mais la porte lui avait été si obstinément fermée sur le nez, que le pauvre diable en était réduit à promener par la maison ses angoisses conjugales. Suivant sa manie déplorable de se confier à tous venants, le grotesque, sans se demander d'où lui tombait ce confident, dès que Fil-à-Beurre se fut retourné à sa voix, le regarda d'un air désolé et piailla d'un ton lamentable: --Trop tard pour aller m'asseoir sur la pierre!!! Il faut que le pèlerinage précède la naissance!!! Léocadie s'est trop pressée!!! Elle aurait attendu quatre jours de plus que je n'en aurais pas été moins flatté d'être père au bout de cinq mois de mariage. --Quel est cet oison gras? se demanda Barnabé, ignorant qu'il fût en présence du propriétaire de l'auberge de la _Biche-Blanche_. Avant qu'il pût placer une parole, l'hôtelier éclata en sanglots: --Oui! beugla-t-il, sans le pèlerinage, mon fils va naître sans tête! Avec toutes les histoires de mes clients sur la bande d'Orgères et son Beau-François, ma femme s'est si bien frappée l'imagination que, tout à l'heure, quand j'étais derrière la porte qu'on a refusé de m'ouvrir j'entendais Léocadie qui, au milieu de ses douleurs, répétait ces mots... En l'entendant parler de ses clients, Barnabé avait deviné que son homme était l'aubergiste. --Bon! pensa-t-il, par lui je vais me renseigner. Mais comme, par ce que disait le Saucisson-à-Pattes, sa curiosité venait d'être éveillée, il prêta l'oreille pour savoir ce que la femme en couches répétait au milieu de ses douleurs. --Eh bien, que disait donc la citoyenne, ton épouse? insista-t-il en voyant l'aubergiste s'arrêter. Si celui-ci ne continuait pas, c'est que la parole lui était coupée par l'apparition de Pancrace, son garçon d'écurie. --Tu n'es donc pas parti au Mans avec la carriole pour en ramener le médecin? demanda-t-il, étonné. --Impossible, patron, déclara Pancrace. --Parce que? --Parce que, pour la carriole, il faut un cheval. --Et mon vieux Blanc-Blanc? --Tu peux venir le voir à l'écurie, ton Blanc-Blanc, citoyen patron... On l'a cruellement arrangé! Il a le jarret tranché. Avant que son maître pût s'exclamer, Pancrace continua: --Et il a été fait de même aux deux chevaux des voyageurs de tantôt. Les trois pauvres bêtes estropiées sont étendues sur leur litière que ça fait peine à voir. --Les voyageurs, les chevaux, répéta le Saucisson-à-Pattes stupéfait, car, parti pour retenir son passage sur _la Juliette_ avant l'arrivée de Marcassin, il était incapable de comprendre. Mais une pensée triompha de son ahurissement et lui fit tout oublier: --Sans médecin, que va devenir ma Léocadie? hurla-t-il. --Oh! fit Pancrace, tu peux être tranquille pour la citoyenne patronne. Elle a trouvé à propos l'aide d'une des voyageuses. --Chevaux, voyageurs, voyageuses! ânonna l'aubergiste hébété par sa surprise redoublée. Il était écrit que l'aubergiste, avant toute explication, passerait d'une émotion à une autre. À ce moment, en haut de l'escalier, parut la servante qui lui cria: --Tu peux monter, citoyen patron. C'est fini! Un enfant superbe! Le Saucisson-à-Pattes sembla prendre son courage à deux mains, et, d'une voix brisée par l'émotion, il demanda: --Il a une tête??? --Viens voir, dit la fille en disparaissant, pressée qu'elle était de retourner près de l'accouchée. Mais le coup avait porté. À cette réponse, qui ne précisait rien, l'aubergiste avait pris une mine désespérée; il hocha lentement la tête en disant d'un ton mourant: --Du moment qu'elle n'a pas répondu franchement, c'est qu'elle n'a pas osé m'avouer l'horrible vérité qu'elle veut me laisser constater par moi-même... Pas de joues à caresser de mes lèvres de père!... Cinq minutes avaient suffi à Fil-à-Beurre pour juger son homme. Aussi fut-ce avec un sérieux profond qu'il lui fit entrevoir une consolation. --Même sans tête, ton enfant aura toujours deux autres joues à offrir à tes baisers de père. --Tu me verses du baume dans l'âme! prononça le pauvre père qui, après un regard de reconnaissance à Barnabé, se mit à monter l'escalier conduisant chez sa femme, pendant que Pancrace sortait par la porte ouvrant sur la cour. Dès qu'il fut seul, Fil-à-Beurre se mit à songer au rapport du garçon d'écurie. À n'en pas douter, c'était le Beau-François qui, d'un coup de couteau, avait estropié les trois chevaux de l'écurie. Pourquoi? La seule réponse était qu'il avait voulu retirer au Marcassin le moyen de l'atteindre en sa fuite. Mais alors se présentait un autre pourquoi mystérieux. À quel propos, quand il y avait pour lui danger énorme à ne pas s'éloigner au plus vite, le Chauffeur avait-il dédaigné d'employer les chevaux qui l'auraient emporté au loin, lui et la jeune fille qu'il enlevait? Car, pour Fil-à-Beurre, qui ignorait l'existence du pot plein d'or, la jeune fille était le seul empêchement qui dût embarrasser la fuite du bandit. Et, dans ces conditions, il avait mieux aimé partir à pied. Il avait refusé le seul moyen de mettre l'espace entre lui et l'implacable ennemi qu'il allait avoir aux trousses. Par eau, il n'avait pas eu la possibilité de s'éloigner. _La Juliette_ était encore là et la barque de Pancrace n'avait pas disparu. Donc le Chauffeur était bel et bien parti à pied. Malgré la logique qui l'affirmait, Barnabé se répétait que ce n'était pas possible. Que la jeune fille l'eût suivi ou qu'il l'emportât évanouie, le Beau-François ne pouvait, de gaieté de coeur, s'être exposé à se laisser aussi facilement rejoindre par le Marcassin. Enfin un soupçon vint à l'esprit de Barnabé. --À moins, se dit-il, que le Beau-François, au lieu de fuir, soit resté près d'ici, caché en quelque coin, laissant le Marcassin toujours courir en avant. Alors, en se rappelant qu'il avait annoncé à Vasseur qu'il l'attendrait sur le point de la route où, avant le Mans, il y aurait du neuf, le squelette alla se poster sur le seuil de la _Biche-Blanche_. Dix minutes après, comme on l'a vu, arrivaient Vasseur et ses deux hommes. Il n'était pas à la gaieté, à propos de Gervaise, ce bon Fil-à-Beurre. Néanmoins, à la vue de Fichet, gourmé et plus sérieux qu'un âne, il ne put résister à l'idée de lui demander: --Vous qui savez tant de choses, ne sauriez-vous pas accoucher une dame? * * * * * Après avoir mis pied à terre devant la _Biche-Blanche_, on doit se souvenir que Vasseur avait été tout d'abord abasourdi et par l'apparition du Saucisson-à-Pattes hurlant au monde entier qu'il avait un fils, et par la scène burlesque où ledit fils, perdu par la servante qui l'avait posé elle ne savait où, pour nettoyer son étable, avait été supposé dévoré par les cochons et, finalement, retrouvé dans le chapeau de Fichet, qui l'avait rapporté en le prenant pour un singe. Sur quoi, l'aubergiste s'était emparé de son rejeton, qu'il avait couvert de ses baisers, en vociférant d'une voix qui éclatait d'une joie délirante: --Il a une tête! il a une tête! Ce qu'il aurait répété peut-être bien longtemps, si Fil-à-Beurre ne l'avait arrêté en demandant: --Dis donc, citoyen aubergiste, est-ce que, tant que ton fils aura une tête, tu laisseras tes voyageurs sans boire ni manger? Moins de dix minutes après, le lieutenant était attablé avec Fil-à-Beurre; tandis qu'à l'autre bout de la salle, Lambert et Fichet, auxquels s'était joint l'aubergiste, fonctionnaient à pleines mâchoires. Sitôt sa première faim apaisée, le lieutenant s'était hâté de répéter une question que les événements avaient laissée sans réponse: --Maintenant, ami Barnabé, peux-tu me dire pourquoi, toi qui venais de charger ton fusil quand, tantôt, tu m'as quitté pour partir en éclaireur, je t'ai retrouvé, tout à l'heure, le rechargeant à nouveau... À quel propos et sur qui as-tu donc tiré pendant notre séparation? Fil-à-Beurre sentait qu'il y avait imprudence à répondre au lieutenant avant de l'avoir préparé à son récit. Il fit donc d'une pierre deux coups en répliquant: --Mon coup de fusil se lie à un incident de la nuit dernière, auquel il me faudrait remonter. --Alors, remonte. --C'est bien votre avis? --Certainement. --Eh bien, puisque je remonte, voulez-vous m'apprendre pourquoi certain lieutenant de votre connaissance m'a embrassé avec des transports de joie quand, après lui avoir conté comment j'avais connu certaine demoiselle Gervaise, j'ai ajouté que je savais où retrouver cette jeune fille qui, subitement, avait disparu de sa maison, au village de Mégin? Ce disant, l'échalas regardait Vasseur avec un sourire si franc et si dévoué, que le lieutenant ne put résister à cet appel à sa confiance: --J'adore Gervaise! avoua-t-il. Et, avec ce besoin, commun à tous les amoureux, de parler de l'objet aimé, Vasseur conta tout. Comment il avait découvert Gervaise à l'aide du cheval de Doublet qu'il avait empoisonné ensuite pour qu'aucun autre ne pût faire cesser l'ignorance de la jeune fille sur son père. Par quelle ruse il s'était fait admettre dans la maison. Les efforts qu'il avait tentés pour soustraire Doublet à l'échafaud. Enfin, quel avait été son désespoir lorsque, venu pour voir une dernière fois Gervaise avant de se mettre en route à la chasse du Beau-François, il avait trouvé la maison inhabitée. --Par un paysan qui passait, j'ai appris que Gervaise avait suivi un oncle qui était venu la chercher avec une lettre de son père... «Un oncle qui avait l'air d'un ours, aimable comme un coup de trique!» m'a dit le paysan qui me renseignait, acheva Vasseur. --Oh! ça, oui, fit Barnabé. --Tu as donc vu cet oncle, toi? --Écoutez à votre tour. Moi aussi, deux jours avant vous, j'étais allé à Mégin. L'exécution des Chauffeurs d'Orgères, que vous m'aviez indiquée pour le moment où j'aurais à vous suivre, était fixée au surlendemain. Je voulus donc aller faire mes adieux à celle qui avait été si bonne pour moi. Suivant mon habitude, je pénétrai par le jardin, à travers un trou de la haie. Le moyen m'avait été indiqué par Annette qui tremblait toujours qu'en arrivant par la route, je ne me trouvasse nez à nez avec le père, le prétendu maquignon Augé, subitement revenu de voyage. Fil-à-Beurre s'arrêta pour boire, ce qui fit une pause pendant laquelle on entendit, à l'autre bout de la salle, la voix du Saucisson-à-Pattes qui, faisant ses confidences aux soldats de Vasseur, achevait cette phrase: --... Par l'effet de la pierre du pèlerinage, on peut arroser des fleurs à six pieds de distance. À quoi Fichet répondit dédaigneusement en retroussant sa moustache: --Que mon père, il ne s'est jamais frictionné les fesses sur une pierre, ce qui n'empêche que moi, si le coeur il t'en dit, citoyen, je t'emplirai une bouteille à huit pieds, que tu en seras courbaturé de la précision de mon adresse de coup d'oeil quant au goulot. --En vérité, tu fais cela? Parmi ses qualités Fichet avait celle d'être un carottier fini, qui ne ratait jamais une aubaine. Aussi répondit-il: --Que j'en suis susceptible, identiquement que je te le dis, lorsque j'ai bu... à ma huitième bouteille quand le vin est une saloperie et à ma douzième alors que le vin il me congratule le gosier. Et Fichet ajouta: --Ton vin, il me congratule le gosier. Compliment qui, si l'aubergiste était curieux de le voir prouver son dire, renvoyait l'épreuve après la douzième bouteille. Cependant, de son côté, Fil-à-Beurre avait repris son récit: --Je passais par le commun à fourrages dont je vous ai parlé, quand, de l'autre côté de la cloison, une voix qui m'arriva par la crevasse me fixa sur place.--Le père était-il donc enfin revenu?--Bien doucement je m'approchai de la lézarde et je regardai. Je vis un homme laid, velu, carré sur sa base, une sorte d'ours qui était entrain de dire à Gervaise: «Là-bas, à Saint-Florent-le-Vieil, où je vous conduis, votre père viendra vous rejoindre et se fixer après une dernière tournée. Pour vous engager à me suivre, il vous a adressé cette lettre que je vous ai donnée à lire. Comme il vous l'écrit, je suis votre oncle par votre mère. Il faut me suivre, mon enfant.» Vasseur interrompit Barnabé. --Doublet avait prévu son sort, dit-il. Cette lettre était écrite d'avance pour entraîner son enfant au loin dans le cas où il serait pris avant d'avoir pu filer. --Comme vous le dites, mon lieutenant, continua Fil-à-Beurre. Pour moi, qui ne devais savoir la vérité que le surlendemain, en reconnaissant Doublet sur l'échafaud, cette lettre ne signifiait pas autre chose que le maquignon Augé, ne voulant pas revenir en Beauce, avait chargé son beau-frère de venir chercher Gervaise. Il avait une voix bien rauque, ce vilain homme. Il me sembla pourtant qu'elle s'adoucissait quand il ajouta: --N'ayez pas trop peur de moi, mon enfant. Je ne suis pas le Marcassin pour tout le monde. C'est ainsi que j'appris qu'il se nommait le Marcassin. Puis il reprit: --Préparez donc votre départ. --Mais, objecta Gervaise, et ma bonne Annette? --Annette nous accompagnera jusqu'au Mans. Elle est de cette ville: nous l'y laisserons à notre passage. J'eus le tort de croire que le départ n'était pas si proche. Chaque matin, Gervaise avait l'habitude de venir soigner les fleurs de son jardin. Je m'éloignai donc en me promettant de revenir le lendemain faire mes adieux à la jeune fille à son heure de jardinage. Hélas! quand je me présentai, il était trop tard. Gervaise était partie au point du jour. Mais dans ma mémoire, deux noms étaient restés. Le nom du village de Saint-Florent-le-Vieil et le nom ou plutôt le sobriquet de Marcassin. --Le reconnaîtrais-tu, cet oncle? demanda Vasseur. --Oui, d'autant mieux que je l'ai revu une seconde fois. --Quand donc? --Aujourd'hui même, dans cette auberge. Fil-à-Beurre hésita un peu avant de continuer; mais il était de ceux qui pensent qu'à entasser les mauvaises nouvelles, on ne porte, en somme, qu'un coup. Il continua donc d'une voix grave: --C'est à propos du Marcassin que je me suis servi tantôt de mon fusil. --Tu l'as tué? fit vivement Vasseur. --Non, il s'agissait de sauver Gervaise. Le lieutenant avait pâli à ces mots. Sa voix tremblait quand il demanda: --Elle courait donc un danger? --Elle y est tombée, prononça Barnabé. Et, brutalement peut-être, mais avec la conviction qu'il valait mieux tout dire à un homme de la trempe du lieutenant, il continua: --Gervaise est aux mains du Beau-François depuis une heure! À ce moment, à l'autre table, le Saucisson-à-Pattes était en train de dire d'une langue un peu épaissie par le vin: --Ma Léocadie était un bourreau de vertu. Elle m'a vu et, aussitôt, elle a compris qu'elle était devant son vainqueur. L'amour l'a jetée à mes pieds sans défiance. Aussi ai-je eu pitié d'elle. Je lui ai accordé ma main. Sous l'émotion de colère froide qui lui était montée au cerveau à la terrible nouvelle que Gervaise était au pouvoir du Beau-François, le lieutenant amoureux fut injuste envers Fil-à-Beurre. Il se leva brusquement de table en disant: --Comment! imbécile! voici une heure que tu me fais perdre à t'écouter... heure que j'aurais employée à la poursuite du bandit! L'échalas secoua la tête et, bien tranquillement, répondit: --Le poursuivre? à quoi bon? Nous ferions trop l'affaire du Beau-François qui, à mon avis, loin d'avoir gagné le large, doit être aux environs, tapi en quelque cachette d'où il guette notre départ pour pouvoir prendre ensuite la route sur laquelle il saura n'être pas poursuivi. Alors, à l'appui de son dire, Fil-à-Beurre conta les faits auxquels il avait assisté, c'est-à-dire la mèche allumée sous la croupière du bidet de la voiture bâchée, pour que l'animal, affolé par la souffrance, entraînât le Marcassin à sa poursuite dans une direction opposée à celle que le Chauffeur comptait prendre pour détaler. En écoutant le récit des trois chevaux estropiés dans l'écurie par le Beau-François, le lieutenant s'étonna: --Pourquoi, au contraire, ne s'en est-il pas servi pour s'enfuir? demanda-t-il. --Là est le mystère, fit Fil-à-Beurre. Que Gervaise ne fût pas évanouie, notre gredin aurait été forcé de la lier sur une des montures ou, en cas d'évanouissement, de l'emporter en travers de sa selle. Il n'aurait pu aller bien loin ainsi, mais il aurait gagné du terrain. Pour que le Beau-François ait négligé ce premier moyen de prendre du champ, il faut qu'une raison s'y soit opposée... Là est le mystère, je vous le dis encore. --En coupant le jarret des chevaux, il aura voulu les empêcher de servir à ceux qui se lanceraient à ses trousses, avança Vasseur. --Euh! euh! j'en doute, fit le squelette. Et il répéta en insistant: --Là est le mystère... Il y a, j'en suis certain, une cause, inconnue de nous, qui a dû guider cette conduite étrange du Beau-François. --Cause qui, sans doute, était aussi inconnue au Marcassin, puisque n'ayant pas, comme toi, le soupçon que le Chauffeur ne s'était pas éloigné, il s'est mis en chasse du sacripant. --Euh! euh! répéta Fil-à-Beurre. --Tu ne le crois pas? --Le Marcassin m'a eu tout l'air d'un finaud, qui n'en est pas à compter les malices de son sac. Qui sait si, au lieu d'être au diable, comme nous le croyons, il n'est pas à l'affût dans le voisinage. Et Fil-à-Beurre, qui avait l'habitude de tenir à ses idées, devint pensif et murmura à mi-voix: --Quel motif a pu arrêter la fuite du Beau-François? Soudainement, il se frappa le front en homme qui se souvient. --Oh! oh! lâcha-t-il en souriant. --Quoi donc? fit le lieutenant. --Un fait me revient en mémoire. Quand j'ai suivi le Marcassin lorsqu'il a visité les chambres désertes des deux femmes, il a commencé par dire: «Disparues!» puis il a regardé dans un coin d'une de ces chambres, et il a ajouté: «l'or aussi!» Tout satisfait, Fil-à-Beurre lâcha, en se frottant les mains: --Tiens! tiens! «L'or aussi.» Est-ce que, par hasard, c'est cela qui a mis un fil à la patte du Beau-François et l'a empêché partir à cheval? Puis, avec étonnement: --«L'or aussi!» redit-il lentement; il fallait donc qu'il y en eût un bien gros tas! De tout ce qui venait d'être dit, il surgissait pour l'amoureux lieutenant une inquiétude immense. --Qu'est devenue, à cette heure, ma pauvre Gervaise? soupira-t-il. Une crainte, qui lui traversa l'esprit, le fit frémir. --Le Beau-François va-t-il l'entraîner vers la bande de Coupe-et-Tranche, ajouta-t-il. À ce mot étrange, Fil-à-Beurre avait ouvert de grands yeux. Sa physionomie demandait une explication. Vasseur, qui le comprit, tira d'une de ses poches un petit papier graisseux, qu'il se mit à déplier, en disant: --Voici le billet, écrit par Doublet, que j'ai trouvé dans le collet de la veste abandonnée par le Beau-François la nuit de son évasion. Le père de Gervaise s'est bêtement fait couper le cou en refusant de m'expliquer le sens de cette lettre dont, aujourd'hui, grâce à toi pour la plus grande partie, j'ai la complète explication. Au pied de l'échafaud, quand j'en ai parlé à Doublet, il n'y avait encore dans ce grimoire que deux renseignements que je comprenais. Tiens, écoute: Et le lieutenant se mit à lire: «_Coupe-et-Tranche.--Jéhu 24.--S.-F.-le-Vieil.--La Saute.--Le Marcassin.--Sans sabots, on s'enrhume.--Sept et quatre font neuf.--La faîne est tombée._ --C'était là un memento fait par Doublet pour servir au Beau-François après son évasion, reprit le lieutenant après sa lecture. --Oui, dit Barnabé. Et ce doit être par le Chauffeur qui, j'en jurerais bien, n'a dû rien comprendre à la commission, que Doublet a fait prévenir le Marcassin de venir chercher sa fille. --Pour moi, ce billet, reprit Vasseur, était le pot à l'encre, sauf deux points. D'abord ce nom de Coupe-et-Tranche, que je savais être le sobriquet du chef de la plus redoutable bande de faux chouans qui, à cette heure, ravage la Mayenne, la Sarthe et le Bas-Maine. À coup sûr, Doublet envoyait le Beau-François comme une recrue à Coupe-et-Tranche. Fil-à-Beurre n'était pas curieux à demi; il s'empressa de demander: --Quel est l'autre renseignement que vous aviez aussi compris? --C'est _Jéhu 24_, qui est un mot d'ordre. --Un mot d'ordre des Chauffeurs? --Nullement... et ma surprise a été grande en constatant qu'il était connu des Chauffeurs... Pour me l'expliquer, il a fallu me rappeler que Doublet, alors qu'on ne se méfiait pas de lui, était au mieux avec les autorités de Chartres qui, bien souvent, venaient, en cachette, faire les parties fines en son auberge. --Mais alors, de qui ce _Jéhu 24_ est-il le mot d'ordre? insista Barnabé. --C'est le mot de passe au moyen duquel se font reconnaître entre eux ou des autorités les policiers que le ministre Fouché a envoyés dans nos départements pour y préparer le coup de filet qui nous débarrassera de toutes les bandes. --Des malins, paraît-il, ces policiers-là? --Le dessus du panier. Parmi eux, dit-on, il y en a un qui les enfonce tous. Vasseur fut interrompu par le Saucisson-à-Pattes, qui criait à Fichet: --Dix, onze, douze, citoyen! tu en es à ta douzième fiole, c'est le moment de me prouver ton adresse dans un goulot de bouteille à huit pieds de distance... comme tu l'as prétendu. À quoi Fichet, qui en était arrivé à ses fins, c'est-à-dire à boire à gogo, se redressa plus raide qu'un crin, en disant d'une voix qui ne badinait pas: --Prétendu!!! Que tu me ferais la pétulance de dubiter de ma parole! Prends la chose, imposteur, que je ne tolériserais pas une insultation de cette vigueur. Il avait une mine si menaçante, que le Saucisson-à-Pattes effrayé s'empressa de dire: --Je te crois sur parole, citoyen; je te crois si bien que je me fais un devoir d'avouer que je suis encore émerveillé de ton adresse à viser un goulot. Si l'aubergiste n'amplifia pas ses excuses, c'est qu'il en fut empêché par l'arrivée des bateliers de la _Juliette_, qui allait enfin démarrer. Avant de partir, ils venaient vider un dernier pot de vin, à l'heureuse réussite de leur voyage. En pensant à Gervaise, le lieutenant ne tenait plus en place. Malgré tout ce que lui avait dit Barnabé, il voulait se mettre en chasse du Beau-François. --En route! commanda-t-il à ses hommes. Si bête qu'il fût, le Saucisson-à-Pattes était aubergiste avant tout, c'est-à-dire qu'il s'attachait à ses clients et ne lâchait pas facilement une aubaine. Sa voix se fit aussitôt bien humble en s'écriant: --Comment! en route? Est-ce que vous allez tous partir quand voici la nuit qui arrive... au moment même où il est d'habitude de se reposer en un bon lit? --En route! répéta Vasseur sans s'arrêter à ces observations. --Non, non, vous ne me ferez pas l'injure de mépriser les lits moelleux de la _Biche-Blanche_, geignit douloureusement l'énorme hôtelier en s'avançant, les mains jointes, vers le lieutenant. Et quand il fut près, bien près de Vasseur, il lui souffla vite: --JÉHU, 24! À ces mots de reconnaissance, qui lui signalaient un des fameux agents expédiés par le ministre de la police, pas un trait du visage de Vasseur ne trahit l'immense étonnement qui venait de s'emparer de lui. L'homme était là devant lui avec son apparence de polichinelle ridicule, avec ses gestes stupides. Mais au milieu de cette figure niaise, les yeux avaient tout à coup brillé, intelligents et résolus. --Restez! lui souffla encore l'agent. Et, tout aussitôt, retrouvant son allure burlesque et sa voix de crécelle, il se remit à piailler: --Je défie qu'au Mans, où tu vas aller, citoyen, tu trouves meilleurs lits ni aussi bon vin... Pas vrai! vous autres, les bateliers? --Ça, c'est vrai. Ton vin se laisse boire, confessa le patron de _la Juliette_ qui trinquait avec ses hommes. Fichet, par reconnaissance pour les bouteilles bues gratis, crut devoir plaider la cause de l'aubergiste. --Que son vin il est en comparation avec les femmes. On se complaît à le caresser, déclara-t-il. --Va donc pour une nuit passée à l'auberge de la _Biche-Blanche_, accorda Vasseur ayant l'air de céder. Les quelques mots soufflés par l'aubergiste au lieutenant n'avaient pas été surpris par Fil-à-Beurre. Il crut que c'était à son conseil de ne pas s'éloigner que Vasseur se rendait. --À la bonne heure! il entend raison! se dit-il. Puis, mentalement, il ajouta: --J'ai dans l'idée que notre nuit à la _Biche-Blanche_ ne sera pas des plus tranquilles. Cependant les bateliers avaient fini de boire. --Nous partons. On n'attend plus que toi, citoyen aubergiste, annonça le patron de _la Juliette_ en s'adressant au Saucisson-à-Pattes. Ce dernier le regarda d'un air bêtement surpris: --Pourquoi n'attends-tu plus que moi? demanda-t-il. --Mais pour monter à bord. As-tu donc oublié que nous devons, à notre passage, te déposer au pèlerinage de Cormières? L'énorme bonhomme tressauta en s'écriant: --Tiens! j'ai donc omis de vous annoncer que je ne pars plus... Il est trop tard, puisque ma femme est accouchée et, de plus, ce serait inutile, attendu que mon fils a une tête... Et, de sa voix épouvantée, s'adressant à Fichet: --Car j'ai eu peur un instant, le croirais-tu, citoyen? d'avoir un fils sans tête. --Que cela, nonobstant, aurait été encore plus mieux que d'avoir une tête sans fils... Rien qu'une tête!!! objecta Fichet, dont la maxime était qu'en ce bas monde, il faut savoir se contenter du mauvais, par crainte de trouver plus mauvais encore. En apprenant que l'aubergiste n'était plus du voyage, le patron avait échangé avec ses hommes un rapide coup d'oeil que surprit Fil-à-Beurre. --Alors c'était bien la peine, tantôt, de nous demander à visiter l'entrepont de la _Juliette_ pour savoir où tu dormiras cette nuit, gouailla le patron. Sous l'accent moqueur du chef batelier perçait une légère pointe de mécontentement qui frappa Barnabé. --Eh! eh! pensa-t-il, on dirait que ce changement de résolution le taquine un brin. --Si une potée de mon meilleur vin peut t'indemniser de ce dérangement, je serai heureux de te l'offrir, pour toi et tes hommes, proposa humblement l'hôtelier. --Allons, va chercher ton meilleur, gros phoque! accorda le patron qui sembla n'avoir plus de rancune. Le jour avait baissé de plus en plus. L'obscurité arrivait dans la salle. L'aubergiste prit sur l'étagère d'un buffet deux chandelles qu'il alluma. Il en laissa une sur la table des bateliers et, oubliant d'éclairer la table où se tenait Vasseur près de qui Barnabé était venu reprendre sa place, il emporta l'autre chandelle. Après avoir soulevé la trappe, il descendit dans la cave. Depuis qu'il avait entendu le _Jéhu 24_, Vasseur n'avait cessé d'observer l'aubergiste. En le voyant si niais, si lourd, si saugrenu, il en était à se demander si ses oreilles ne l'avaient pas trompé. Dans la pénombre où le laissait l'absence de lumière, il sentit la main de Barnabé se poser sur son bras. --Écoutez donc, lui souffla ce dernier. Puis, tout après: --Et regardez les bateliers, ajouta-t-il. En effet, du côté de la Sarthe, se faisait entendre un sifflement doux, mais prolongé qui, après une note longue, se coupait d'une plus brève entre deux pauses. Ce sifflement devait être un signal à l'adresse des bateliers, car, après un nouveau coup d'oeil échangé entre eux, le patron cria d'une voix impatiente: --Viendras-tu, lambin? --Voici! dit le Saucisson-à-Pattes sortant par la trappe, porteur d'un énorme pot qu'il vint déposer sur la table de l'équipage avec sa chandelle. Ainsi éclairés par les deux lumières, les bateliers apparaissaient bien distincts aux regards attentifs du lieutenant et de Barnabé. --Là! fit le Saucisson-à-Pattes en posant le pot, goûtez-moi cela et vous pourrez vous vanter d'avoir lampé du premier numéro... Hein! quel arome? L'aubergiste ne mentait pas. Le vin avait un tel arome qu'il alla chatouiller les papilles nasales de Fichet qui, à côté de Lambert, se tenait à deux pas observant la scène. Il tendit ses narines béantes et avides au doux parfum, en disant à mi-voix à son camarade: --Pour lors, alors, que ce vin serait donc d'une délectance plus conséquente, que celui dont nous nous averions imbibé l'individu. --Si le coeur t'en dit, approche ton verre, l'ami, proposa le patron, qui avait entendu. Fichet ne se le fit pas dire deux fois. Il se retourna vers la table où il avait dîné et prit son verre qu'il avança aussitôt en modulant de sa voix aimable: --Que c'est pour te complaire. Au moment où l'offre avait été faite, l'aubergiste avait ébauché un geste brusque, qu'il avait arrêté tout à coup, parce que le regard du patron s'était tourné vers lui. Pour Vasseur, qui observait, il était évident que ce geste interrompu devait être un signal à Fichet de ne pas boire. Le dicton qu'il y a loin de la coupe aux lèvres devait être d'une triste vérité pour le soldat. Son verre était déjà sous son nez et ses lèvres allaient se poser sur le bord, quand la voix sèche et impérieuse de Vasseur lui cria: --Fichet, viens. Il était franc buveur, le bon Fichet, mais il était aussi soldat modèle. Au commandement dont l'intonation, du reste, ne lui donnait pas le temps d'ingurgiter, il posa son verre sur la table et vint tout droit à son chef. --À votre bon voyage! souhaita l'aubergiste aux bateliers qui semblaient vouloir attendre le retour de Fichet, pour trinquer avec lui. Peut-être auraient-ils patienté si, à ce moment, n'avait recommencé le sifflement qu'avait remarqué Fil-à-Beurre. Toutes les mains saisirent vivement leurs verres. --À ton prochain fils... et avec deux têtes, riposta le patron moqueusement. Alors, tout l'équipage but pendant que, sur le rivage de la Sarthe, le sifflet renouvelait son appel. --À bord! commanda le patron qui partit précipitamment, suivi de ses hommes. Le Saucisson-à-Pattes, sitôt le dernier batelier disparu, avait pris le verre de Fichet et, sans mot dire, il en avait jeté le contenu sur le parquet. Un grognement de désespoir sortit du gosier du soldat: --Que, pour un rien, je lui casserais strictement les _femmoplates_, murmura-t-il, indigné de voir un si bon vin perdu. Fichet, on le voit, avait de la mémoire... Seulement, il s'embrouillait dans le féminin et le masculin. Cependant, l'aubergiste avait gagné le seuil de la porte et, de là, il regardait le départ de _la Juliette_. Un peu de jour apparaissait encore à l'horizon en une étroite bande claire sur laquelle _la Juliette_ se détachait en noir. Semblables à des ombres, les cinq hommes se voyaient sur le port occupés à détacher les amarres. Le sifflement avait cessé. Pendant ce silence, Barnabé qui, avec Vasseur, s'était approché d'une fenêtre pour assister au départ du bateau, souffla au lieutenant: --C'est drôle! il ne me semble plus du tout être un crétin, ce gros hippopotame... Oh! mais, plus du tout, du tout. --Attends un peu, dit Vasseur, qui voulait lui laisser le plaisir de la surprise. Cependant, _la Juliette_, délivrée de ses liens, s'était ébranlée sous l'effort de deux hommes s'aidant d'une gaffe pour lui faire gagner le courant. À ce moment, du bord s'éleva la voix du patron qui, en apercevant l'aubergiste debout sur le seuil de sa maison, lui criait: --Adieu! boule d'idiot! Comme s'il recevait un compliment, le Saucisson-à-Pattes agita joyeusement son mouchoir en guise de réponse au partant. Mais, en même temps, sa voix, qui n'avait plus rien de la crécelle, gronda sourde et menaçante: --Non, pas adieu, mais au très prochain revoir, chenapans de malheur! Alors, rentrant dans la salle, il marcha droit à Vasseur et lui dit: --Venez, lieutenant. VIII Vasseur était des mieux costumés. Rien dans son travestissement n'indiquait autre chose que ce qu'il prétendait représenter, c'est-à-dire un campagnard aisé. À se dire commerçant en grains, il pouvait être cru sur l'apparence. En s'entendant donner son titre de lieutenant, il y eut sur son visage un étonnement dont l'aubergiste devina la cause, car il dit en riant: --Oh! je vous connais pour vous avoir déjà vu à Chartres sous l'uniforme... J'avais besoin de me mettre en mémoire les traits de celui dont, un jour ou l'autre je pourrais avoir à réclamer l'aide... Et, voyez-vous, quand j'ai dévisagé quelqu'un, il est impossible que j'oublie sa figure. --Et ceux-là? dit Vasseur en montrant Fichet et Lambert, aussi travestis. --Oh! ceux-là! Qui connaît le chien de tête, devine la meute... Deux gendarmes qui, par cela même qu'ils vous accompagnent, doivent être deux loyaux et braves soldats... Ils se seraient déguisés en anges que je les aurais reconnus. Et, sans que rien trahît qu'il plaisantât: --Pourtant, reprit-il, peut-être aurais-je hésité pour Fichet, qu'à son langage choisi j'aurais pu prendre pour un maître d'école. --Et moi? fit Barnabé en s'avançant. --Toi, mon garçon, tu n'es pas déguisé. Les loques qui te couvrent sont même tes habits de fête... Seulement, l'intelligence et l'honnêteté que je lis sur ton visage ne t'ont pas encore enrichi... Bast! tout arrive à qui sait attendre. Tout cela avait été dit d'un ton leste, dégagé, rieur, qui était loin de rappeler l'accent traînard, aigu et niais du Saucisson-à-Pattes. Son allure avait aussi changé. Au lieu du lourd poussah, l'homme, malgré son embonpoint excessif, était devenu agile et remuant. Il en témoignait, du reste, par la vivacité avec laquelle, tout en parlant, il s'occupait à fermer les lourds volets qui, en plus d'épais barreaux de fer, fermaient intérieurement la grande salle de la _Biche-Blanche_. Sa clôture terminée il répéta: --Venez. --Où nous conduis-tu? demanda Vasseur. --Pincer le Beau-François. --Tu le connais donc? s'écria Barnabé surpris. --Deux fois, il est venu dans mon auberge. Aujourd'hui et il y a trois jours. Un souvenir revint à Fil-à-Beurre. --Mais, dit-il, pour aujourd'hui, comment le sais-tu? Pendant l'heure que le brigand est resté ici, toi, tu étais à bord de _la Juliette_. --Oui, mais j'ai mon élève. Et le Saucisson-à-Pattes marcha vers la porte en ajoutant: --Mon élève que je vais vous présenter. Au moment d'ouvrir, il s'arrêta en disant: --Pas de lumière qui nous trahisse. Il faut qu'on nous croie bel et bien endormis. Il vint à la table où brûlaient les deux chandelles, en souffla une et porta l'autre sous le manteau de la cheminée. Certain alors qu'aucune lumière ne s'apercevrait du dehors quand il ouvrirait la porte, il y retourna, en fit tourner le battant et prononça: --Pancrace! Aussitôt le valet d'écurie pénétra dans la salle et repoussa la porte. Si promptement que la porte eût été ouverte et refermée, cela avait suffi pour que le lieutenant et Fil-à-Beurre pussent entendre, sur le bord de la Sarthe, se répéter le sifflement, mais cette fois plus strident et surtout plus précipité, ce qui dénotait l'impatience du siffleur. --Où est le Beau-François? demanda l'aubergiste à brûle-pourpoint au valet. Celui-ci comprit qu'il était autorisé à parler devant les étrangers, en présence de qui l'interrogeait son maître. Il répondit sans hésiter: --Toujours dans la Saunerie. Après une pause qui laissa encore entendre le sifflement s'accentuant de plus en plus impatient, Pancrace continua: --Tenez, écoutez comme il s'égosille après l'équipage de _la Juliette_. En prononçant ce nom, le valet éclata de rire. --Ah! si vous les voyiez, les gens du bateau! reprit-il. Les brigands s'en vont à la dérive sans pouvoir parvenir à se rapprocher du rivage. Puis, avec un éclat de rire: --Sapristi! patron, s'écria-t-il, vous leur avez versé une bien jolie drogue dans leur dernière rasade. Ces paroles éclairèrent Fichet sur le vin qu'il avait été sur le point de boire et que l'aubergiste avait jeté sur le parquet. --Que j'ai la compréhension actuelle de l'inconvenance d'avoir transfusé mon verre, avoua-t-il d'un ton reconnaissant. Cependant, pour mieux édifier Vasseur, l'aubergiste avait continué l'interrogatoire de Pancrace: --Tu es bien certain que l'individu que nous entendons siffler dans la Saunerie est le Beau-François? --Pour ça, oui... C'est moi qui ai reçu les chevaux lorsqu'il est arrivé avec l'autre, le poilu, pendant que vous étiez sur _la Juliette_. Je les ai reconnus pour les deux particuliers qui étaient déjà venus, il y a trois jours, et dont vous m'avez dit que le géant était le Beau-François. Pancrace, après cette réponse se remit à rire en disant: --L'entendez-vous? Hein! l'entendez-vous? En donne-t-il du galoubet, l'enragé! En effet, le sifflement du Beau-François avait repris de plus belle. Cela eut pour effet de réveiller l'ardeur du lieutenant qui s'écria: --Mais, à trop attendre, nous allons laisser fuir ce misérable; il gagnera _la Juliette_ à la nage. --Oh! fit tranquillement l'aubergiste, je l'en défie bien; il se noierait, car il aurait trop lourd à porter. Sans demander l'explication de cette dernière phrase, Vasseur reprit: --Alors il gagnera _la Juliette_ à l'aide de cette barque que j'ai vue attachée au bord de l'eau. --J'en ai retiré les avirons tout à l'heure, déclara Pancrace. --Patience, citoyen Vasseur, patience! fit l'aubergiste d'un ton calme. Soyez bien persuadé que le gueux ne peut nous échapper. Et, à titre de justification du retard, il ajouta cette phrase énigmatique: --Il ne faut pas en vouloir aux gens de vouloir faire d'une pierre trois coups! --Trois coups, répéta Fil-à-Beurre étonné. Mais, au lieu de continuer, l'aubergiste revint à Pancrace pour lui adresser une question qui arrivait bien étrangement: --Dis donc, fit-il, ma nouvelle servante, la Victoire, elle liche, n'est-ce pas? --C'est son péché mignon. --Et la pauvrette ne dédaignerait pas une rôtie au vin chaud, bien sucré, qu'on lui planterait sous le nez. --J'en suis certain. --Alors, il faut être indulgent pour le goût de cette fille. Tout à l'heure, en disant que c'est pour donner des forces à ma femme, tu monteras une rôtie là-haut, que tu mettras bien à portée de Victoire. --Une rôtie au vin... c'est un peu raide pour une accouchée qui a peut-être la fièvre, objecta Pancrace. --C'est aussi ce que se dira Victoire, et comme elle ne voudra pas nuire à sa maîtresse, elle se décernera la boisson. --Il y a gros à parier. L'aubergiste porta la main à sa poche dont il tira quelque chose qu'il glissa dans celle du valet, en disant: --Pour qu'elle trouve meilleur goût à sa régalade, tu lui mettras cela dans son vin. --Bon! fit Pancrace en riant, comme aux gens du bateau... ce sera drôle! --Ensuite... Au lieu de terminer sa phrase, l'aubergiste se pencha à l'oreille du valet et, à voix basse, lui souffla une longue phrase qu'il termina par cette question: --C'est bien compris? --Tout ce qu'il y a de mieux compris. --Alors, va, mon bon Pancrace. Et pendant que le valet entrait dans la cuisine, probablement pour préparer la rôtie au vin, l'aubergiste alla rouvrir la porte donnant sur la rivière en disant: --Venez examiner, lieutenant. La nuit, sans être trop claire, permettait de voir les objets à distance. Un peu plus loin, sur la Sarthe, apparaissait la masse sombre de _la Juliette_ qui, depuis qu'elle avait démarré, aurait dû être déjà bien loin. --Pourquoi est-elle encore là? et surtout pourquoi est-elle allée s'arrêter à l'autre rive, au lieu de revenir à celle-ci? demanda Vasseur. --Parce que le bateau, descendant à la dérive, a été poussé par le courant de la rivière, qui porte sur la rive gauche. --À la dérive? répéta le lieutenant; mais alors que fait donc l'équipage? --Il dort à poings fermés, grâce au narcotique contenu dans le vin que je lui ai offert pour son coup du départ. Voilà donc comment, ainsi que vous le voyez, toute la largeur de la Sarthe sépare le bateau de notre siffleur enragé. Pendant qu'ils étaient seuls, le lieutenant voulut satisfaire sa curiosité. --Tu t'es fait connaître à moi avec le nom de passe, dit-il, mais j'ignore ton vrai nom. --Meuzelin! --Bigre!!! lâcha Vasseur avec l'accent de la plus sincère admiration pour le porteur de ce nom. Parmi ceux qui étaient au fait des agissements du ministère de la police, et le lieutenant, par ses fonctions, était de ceux-là, on citait Meuzelin comme le plus habile et le plus audacieux des policiers de l'époque. Rien donc de plus justifié que l'exclamation de surprise louangeuse échappée à Vasseur, en apprenant qu'il se trouvait en présence de cette célébrité de la police. Le compliment que contenait le juron du lieutenant fut compris par Meuzelin qui, faisant bon marché de l'éloge, répliqua gaiement: --Peut-on se méfier du bonhomme ridicule que je représente... du Saucisson-à-Pattes, comme on m'appelle, dont la bêtise est citée à vingt lieues à la ronde? Je n'ai pas grand mérite, croyez-moi, à rouler tous ces naïfs de province. Ensuite, redevenant sérieux: --Voici le moment d'agir, dit-il; lieutenant, faites venir vos hommes. --Armés? demanda Vasseur. --Jusqu'aux dents, car je crois que nous aurons à batailler. --Batailler, répéta dédaigneusement le lieutenant. Si vigoureux que soit le géant que nous allons prendre, nous sommes quatre hommes contre lui... et même cinq, en te comptant, Meuzelin. --Oui, mais il ne faut pas me compter. --Parce que? --Parce que, débita l'aubergiste en tapant sur son ventre monstrueux, mon rôle se borne à être le gros morceau de lard qui doit attirer le rat hors de son trou... Vous verrez cela tout à l'heure. Quant à batailler, comme je vous l'annonce, et dont vous doutez, soyez-en certain... et non pas contre un seul homme, mais contre vingt ou trente garnements qui nous tomberont sur les reins... --Qui te le laisse croire? --La visite d'une heure que j'ai faite aujourd'hui sur _la Juliette_, sous prétexte d'y retenir mon passage pour Cormières, m'a donnée sujet d'ouvrir l'oeil. Et, sans plus d'explications, l'aubergiste répéta: --Faites venir vos hommes. Sitôt Barnabé et les deux soldats arrivés, l'aubergiste ferma soigneusement sa porte, dont il plaça la clef sous la dalle cassée d'un banc qui avait jadis existé à côté de l'entrée. --En cas de retraite, le premier arrivé trouvera la clef en cet endroit, annonça-t-il. --Pour un seul vaurien à prendre, Meuzelin, tu vois l'avenir bien en noir, dit Vasseur, persistant dans son idée qu'on n'aurait affaire qu'au Beau-François. --Je souhaite de me tromper, dit l'aubergiste d'un ton grave en prenant la tête du groupe qui, sur ses pas, contourna l'auberge pour gagner la route dont les taillis qui la bordaient faisaient un chemin moins découvert que le rivage de la rivière. On parvint à un bouquet d'arbres situé à cent toises tout au plus de la _Biche-Blanche_. --Voici où vous allez prendre l'affût, annonça le policier en pénétrant sous le couvert. Quarante pas plus loin, sous les arbres, se voyait la Sarthe, et de l'autre côté de la rivière, apparaissait la _Juliette_, en face de laquelle allait se dresser l'embuscade. À peine arrêté sous bois, Vasseur demanda: --Où donc est la Saunerie? --Là, sur la lisière du bois, cette bicoque, dit l'aubergiste en montrant une petite masure tombant en ruines. --Cernons-la, proposa le lieutenant impatient de tenir le Beau-François. Mais à son oreille la voix de Fil-à-Beurre murmura: --Et Gervaise, qu'il doit tenir enfermée avec lui? N'est-il pas à craindre que le misérable, en se voyant pris, ne tue la jeune fille? --Alors que faire? dit Vasseur pris d'épouvante. --Me laisser agir, souffla l'aubergiste, qui avait entendu. Ne vous ai-je pas dit que je serai le morceau de lard qui doit attirer le rat hors de son trou? Et se couchant à terre, il ajouta: --Imitez-moi et attendons. --Attendons quoi? demanda Fil-à-Beurre curieux, en s'étendant à côté du policier. --Le lever de la lune qui éclairera bien en plein le morceau de lard, répondit l'aubergiste. Tout avait été dit à voix basse. Après que les cinq hommes se furent couchés, le silence se fit. Un quart d'heure se passa. Tout à coup, Meuzelin dressa vivement la tête et sembla écouter. Son mouvement avait été simultanément imité par Fil-à-Beurre, qui lui souffla: --Avez-vous entendu? --Oui. --Un bruit de branches brisées! n'est-ce pas? De ce côté, près de la Saunerie, vers ce gros arbre dont une énorme branche s'étend au-dessus de la masure, appuya Barnabé. --Grosse branche où, jadis, fut pendu le grand-père de Pancrace, auquel appartenait la Saunerie. Le pauvre diable s'était fait pincer. Dame Justice l'a accroché au-dessus de sa propriété pour effrayer les fraudeurs de la gabelle, dit l'aubergiste. Pour l'intelligence de ce qui va suivre, quelques explications au sujet de la Saunerie sont nécessaires sur ce qu'on appelait la gabelle et les faux-sauniers. Ce nom de gabelle fut d'abord commun à plusieurs taxes. Plus tard, il fut uniquement appliqué à la _taxe du sel_, dont le monopole constituait un des plus gros revenus de la monarchie. «Autrefois, dit Boullet, qui nous fournit ces renseignements, le roi avait seul le droit de fabriquer et de vendre le sel, ainsi que d'en fixer le prix. On était, en outre, obligé d'acheter au roi une quantité déterminée de sel, avec défense de revendre ce qu'on avait de trop; de là l'impopularité qui, tant qu'elle dura, s'était attachée à cette taxe inique et vexatoire. Et il tenait ferme à son monopole, ce bon roi de France, tant et si bien qu'il faisait pendre tout pauvre diable qui se laissait pincer en contrebande de sel. C'était le procédé dont usait la monarchie pour attaquer son monde en concurrence déloyale. Voilà pourquoi le grand-père de Pancrace, faux-saunier qui était jadis tombé entre les mains des gens du roi, avait été accroché à la maîtresse branche de l'arbre qui abritait la maisonnette où il cachait son sel de contrebande. En 1800, époque du présent récit, il y avait dix ans déjà que le monstrueux impôt avait été aboli. Tout en parlant de la mort du grand-père de Pancrace, le policier n'avait pas quitté des yeux la branche qui avait jadis servi de potence à l'infortuné faux-saunier. Que voyait-il? À ce moment, Barnabé lui souffla encore: --Nouveau bruit de branche cassée. Décidément quelqu'un rôde autour de nous sous ce couvert... --Chut alors! fit l'aubergiste; raison de plus pour vous taire. On pourrait entendre. Donnant l'exemple du mutisme et de l'immobilité, il se recoucha à plat sur le sol. Mais, dans cette position, son regard ne quittait pas la branche. --Je m'en doutais! pensa-t-il, en faisant allusion sans doute à ce que guettaient ses yeux. Une demi-heure s'écoula encore. Alors les berges de la rivière s'éclairèrent d'une lueur douce qui dessina les contours de la _Juliette_ dont le pont apparut désert. C'était la lune qui se levait. Bien doucement, l'aubergiste se glissa près de Vasseur. --Voici la lune; je pars, lui souffla-t-il. Voulez-vous accepter de moi une consigne? --Parle. --Le principal quand j'aurai fait sortir le Beau-François de sa tanière, sera de lui fermer la retraite pour l'empêcher d'y rentrer. Aussitôt que vous me verrez apparaître là-bas, à l'angle de l'auberge, commencez à vous approcher bien doucement de la Saunerie. Et, en appuyant, il répéta: --Bien doucement, vous m'entendez... car il est tout près d'ici d'autres oreilles au guet. --Quelles oreilles? demanda le lieutenant étonné. Meuzelin parut n'avoir pas entendu la question et continua: --Ne faites feu qu'à la dernière extrémité, car je flaire aux environs une meute que l'explosion nous attirerait. À bientôt. Cela dit, le Saucisson-à-Pattes, avec une agilité qu'on n'aurait pu attendre de son obésité, se glissa dans les taillis et disparut. --Que je présuppose que nous allerions avoir de l'amusement récréatif et surabondant, murmura Fichet à son voisin Lambert. Ensuite, avec un soupir de regret: --Quelle infortune que je n'aurais pas mon sabre! Vasseur approuvait pleinement la manoeuvre indiquée par l'aubergiste. Une fois qu'il serait sorti de sa tannière, il fallait que le Beau-François n'y pût rentrer, en trouvant derrière lui la retraite coupée. Quant à ce danger terrible dont le menaçait l'agent, danger que pouvait attirer un coup de feu, le lieutenant n'y croyait pas beaucoup. Quel danger pouvait exister autre que celui encouru en empoignant le Chauffeur? Si vigoureux que fût le bandit, et fût-il même armé, eux, n'étaient-ils pas quatre hommes pour venir à bout du colosse et le prendre vivant, car Vasseur le voulait vivant? Son amour-propre exigeait que le Chauffeur montât, en pleine place de Chartres, sur la guillotine qui avait exécuté ses complices. Les yeux tournés vers l'auberge de la _Biche-Blanche_, dont on apercevait au loin la façade bien éclairée par la lune, le lieutenant guettait l'apparition du Saucisson-à-Pattes, qui devait donner le signal d'entourer la Saunerie... --Crois-tu, en dehors de la capture de François, à ce danger dont parle le policier? demanda-t-il à Fil-à-Beurre qui se tenait près de lui. --J'y crois si bien et j'ai tant pris au sérieux la recommandation de Meuzelin de ne faire feu qu'à la dernière extrémité que, pour ne pas céder à la tentation, j'ai remis mon fusil désarmé en bandoulière. --Mais quel est, selon toi, ce danger? --J'ai la doutance qu'en ce moment, dans quelque coin des environs, peut-être à vingt ou trente pas de nous, il doit y avoir deux ou trois douzaines de vauriens en train de rudement endêver. --Ils ont hâte de nous attaquer? --Non, pas du tout... et probablement même qu'ils ignorent notre présence sous bois. --Alors, pourquoi enragent-ils? --À cause de l'immobilité de _la Juliette_ qui a été s'arrêter de l'autre côté de la Sarthe quand, au contraire, elle devrait être sur notre rive pour les embarquer... Ils ne comprennent rien au silence de l'équipage que n'a pas fait bouger le sifflet de leur chef le Beau-François. Vasseur, à ces mots, haussa les épaules d'incrédulité. --Où diable vas-tu t'imaginer cette bande qui marche avec le Beau-François? ricana-t-il. --Qui marche avec lui... non... mais qui l'a rejoint, appuya Barnabé pour faire comprendre la différence. Et, à l'appui de son dire, il continua: --Avez-vous donc oublié les trente ou quarante mécréants, ce reste de la bande d'Orgères échappé à votre poigne, que nous avons eu à nos trousses à la sortie de Chartres? Ces aimables drôles, pour qui le séjour en Beauce est devenu périlleux, n'émigrent-ils pas, vous le savez, pour aller, à la suite de leur ancien chef, chercher fortune en provinces chouannes et vendéennes, que le Beau-François n'a pas dû manquer de leur représenter comme le vrai pays de cocagne des pillards! --Soit! accorda Vasseur; mais ces coquins, nous les avons laissés derrière nous, arrivant à l'auberge des Buchard. L'homme et la femme, tués par toi, laissaient au pillage des arrivants la cave de leur cabaret qui, m'as-tu annoncé, était bien garnie... L'ivresse, à ton dire, devait les retenir. --Oui, les retenir, mais pas à tout jamais. Or, en route, nous avons d'abord perdu six heures à laisser reposer nos chevaux fatigués et ensuite six autres heures se sont écoulées depuis notre arrivée à la _Biche-Blanche_... Total, douze heures, pendant lesquelles on a le temps de boire pas mal de vin et de le cuver... Nous avons donc perdu notre avance. Au fond, ce que Barnabé avançait là était fort possible. Le lieutenant fut un peu ébranlé en son incrédulité. Fil-à-Beurre reprit: --Et puis nos gueusards se sont-ils soûlés? Qui sait si le Beau-François, en partant le matin de chez les Buchard, avec le Marcassin et la voiture où était Gervaise, n'avait pas laissé un ordre pour ses hommes, à leur arrivée, de le rejoindre sans retard à la _Biche-Blanche_, où les attendait un bateau qui les embarquerait? --Tu pourrais bien avoir raison, avoua le lieutenant à demi convaincu. Pour arriver à donner une conviction pleine à Vasseur, l'échalas poursuivit: --Tout a été bien convenu d'avance, croyez-le. La bande, en arrivant ici, devait se tenir cachée en attendant un signal du Beau-François qui lui annoncerait que l'embarquement pouvait se faire sans danger. Or, ce danger, le Beau-François le flaire à cette heure. S'il ne donne pas le signal à ses gens qui attendent en leur cachette et s'il ne sort pas lui-même de son trou, c'est qu'il est alarmé par l'immobilité de _la Juliette_ et le silence de l'équipage. En voyant le bateau, qu'un coude du courant colle là-bas en cet endroit où la rive se creuse, notre chef chauffeur ne peut se douter que si l'embarcation n'est pas manoeuvrée, c'est parce que les bateliers sont endormis par la drogue de Meuzelin. Dans cette persistance à ne pas répondre à son sifflet, il a fini par croire que _la Juliette_ l'avertissait qu'il y a mauvaise anguille sous roche pour lui. Sur ce, l'échalas se mit à rire en ajoutant: --Notre sacripant doit fièrement pester de ne savoir pas nager. --Crois-tu qu'il ne le sache pas. --Dame! c'est évident. Est-ce qu'il n'y aurait pas belle lurette qu'il aurait dû traverser la Sarthe à la nage pour se rendre à bord de _la Juliette_? Il reste dans sa taupinière, faute d'un moyen quelconque d'arriver au bateau. --Et ma pauvre Gervaise est enfermée avec lui! soupira tristement Vasseur. Fil-à-Beurre ne lui laissa pas le temps de s'assombrir. --Elle sera bientôt avec nous, reprit-il, Meuzelin ne nous a-t-il pas promis d'attirer François hors de son trou? --Quelle est son idée? --Je l'ignore. Mais sitôt François sorti, nous nous emparerons de la porte et il ne remettra plus le pied dans la Saunerie. Cet espoir de retrouver Gervaise irrita l'impatience de Vasseur, qui murmura: --Meuzelin tarde bien à agir. Comme son regard remontait vers l'angle de l'auberge où l'agent devait apparaître, il rencontra la barque qui servait à Pancrace pour ses pêches sur la Sarthe. --François aurait pu se servir de cette barque pour traverser l'eau, avança-t-il. --Oui, fit Barnabé, mais vous oubliez que Pancrace a eu la précaution d'en retirer les rames. Puis, revenant à son idée: --Décidément, notre Beau-François ne sait pas nager, ajouta-t-il gaiement. À la pensée de Gervaise, qu'il allait bientôt revoir, Vasseur s'énervait dans l'attente. --Meuzelin ne paraît pas! Pourquoi n'attaquerions-nous pas le Beau-François immédiatement? proposa-t-il. --Non, non, dit vivement le squelette alarmé, songez au péril que peut courir Gervaise entre les mains du bandit exaspéré. Et, en insistant d'un ton de prière pour vaincre la résistance du lieutenant, qui s'obstinait en une attaque subite, il continua: --Fions-nous au policier que vous m'avez annoncé comme le malin des malins. Son plan doit être bon. Du reste n'avons-nous pas promis de suivre sa consigne de point en point? --Soit! attendons, concéda enfin Vasseur, faisant céder son amour à la voix de la raison. Pendant qu'il obtenait gain de cause, Fil-à-Beurre après un coup d'oeil sur Fichet et Lambert, voulut avoir son procès entièrement gagné. --Et songeons que cette consigne de Meuzelin nous recommande, pour ne point attirer sur nous la bande des Chauffeurs qui attend aux environs, de ne faire feu qu'à la dernière extrémité. Au premier coup de pistolet, les gueusards accourraient sur notre dos. Cette phrase préparatoire de Fil-à-Beurre n'avait d'autre but pour lui que d'amener un conseil. --Aussi feriez-vous bien, lieutenant, de commander à vos hommes de remettre à leurs ceintures les pistolets qu'ils ont à la main... Un doigt, appuyé par inadvertance sur la gâchette, peut amener le coup de feu que nous avons à éviter. --Quittez vos armes, commanda Vasseur à ses hommes. En replaçant ses pistolets à sa ceinture, Fichet gronda: --Que si tant seulement j'aurais Bec-Fin! --Qui appelles-tu Bec-Fin, citoyen Fichet? demanda Barnabé. --Que c'est mon sabre. Un gendarme qu'a son sabre, il vaut plus mieux, je t'en fiche l'incertitude, que six gendarmes qu'à tant seulement que des joujoux à poudre, accentua le sabreur avec le dédain qu'il avait pour les armes à feu. Un petit cri étouffé par le lieutenant joyeux fit retourner Fil-à-Beurre. Là-bas, à l'angle de l'auberge, venait enfin d'apparaître le policier. Bien éclairé par la lune, il arrivait, suivant le rivage dans la direction de la Saunerie, de son pas lourd et avec son allure grotesque du Saucisson-à-Pattes. Le policier était redevenu l'aubergiste ridicule qui faisait tant rire. Il allait jouer le rôle, annoncé par lui, du morceau de lard devant faire sortir le rat de son trou. --Que porte-t-il donc sur son épaule? demanda Vasseur empêché par la distance de reconnaître l'objet. La vue plus perçante de Fil-à-Beurre lui permit de découvrir quel était le fardeau de l'aubergiste. --Eh! eh! fit-il en riant, il paraît que Meuzelin est de mon avis. --Quel avis? --Que le Beau-François ne sait pas nager. Alors il lui apporte de quoi se tirer d'affaire... Ça va être drôle! À coup sûr le rat doit sortir... Pourvu, pourtant, qu'il n'en cuise pas à l'ami Meuzelin! acheva Fil-à-Beurre d'une voix alarmée. Enfin la distance diminuée laissa le lieutenant se rendre compte de ce que l'aubergiste tenait sur son épaule. --Des avirons! dit-il. --Oui, des avirons, reprit Barnabé, et son plan, que je devine, est des meilleurs. Il arrive vers la barque de Pancrace en homme qui se propose de jeter le filet au clair de la lune. Le Beau-François qui, comme nous, doit l'avoir vu, va se dire que les avirons lui permettront d'utiliser la barque pour se rendre à la _Juliette_, et nous allons le voir sortir de sa cachette. Mais la voix de l'échalas, d'abord joyeuse, tourna au grave pour ajouter: --Seulement, j'en suis toujours pour ce que j'ai dit. J'ai peur qu'il en cuise à Meuzelin. Le moment était venu de se diriger vers la Saunerie pour être tout prêt à fermer la retraite au Chauffeur si, une fois sorti, il voulait revenir sur ses pas et rentrer en son repaire. À pas assourdis, en évitant tout bruit, les quatre hommes s'approchèrent de la bicoque et vinrent se coller sur un des côtés de la Saunerie. Seul, l'Échalas, dépassait de la tête l'angle de la façade, observant, pour les autres, ce qui allait se passer. --Sort-il? demanda bien bas Vasseur, placé derrière Barnabé. --Pas encore, souffla Fil-à-Beurre. Il avait à peine répondu qu'il leva vivement la tête. Au-dessus d'eux s'étendait cette grosse branche de l'arbre qui, jadis, avait servi de potence au faux saunier, le grand-père de Pancrace. Après avoir, en grande partie, recouvert le toit de la Saunerie, cette branche faisait brusquement saillie au-dessus de la porte du bâtiment qu'elle protégeait de son épais feuillage, impénétrable à l'oeil. --C'est drôle, pensa Barnabé, il me semble avoir encore entendu là-haut un craquement. Mais le moment était à chose plus pressée. Il reprit son poste d'observation. --Et bien? demanda le lieutenant. --Ça mord! ça mord! lui murmura Fil-à-Beurre. Le Beau-François, en effet, avait aperçu l'aubergiste arrivant à la barque avec ses rames. Il venait d'entre-bâiller la porte, juste de quoi passer la tête pour observer le Saucisson-à-Pattes. Les quatre compagnons étaient aussi immobiles que des statues. Le plus petit bruit, en donnant l'éveil au Beau-François, le prévenait du voisinage de ses ennemis. Alors il rentrait en la cache où il tenait Gervaise, et la jeune fille avait tout à redouter du premier transport de rage qui s'emparerait du colosse en se voyant découvert. Cependant l'Échalas soufflait toujours à Vasseur, dont la tête lui touchait l'épaule: --Ça mord au mieux. Le maître rat se laisse attirer de plus en plus. C'était la vérité. Le Beau-François s'était avancé d'un pas. Son plan était bien facile à deviner: il allait bondir vers l'aubergiste aussitôt que celui-ci atteindrait la barque. Alors, il l'assommerait sur place et possesseur des avirons qui lui permettraient d'utiliser l'embarcation, il traverserait la Sarthe pour se rendre à la _Juliette_ et connaître la cause de son immobilité. Comme l'araignée, après avoir paru au bord de son trou, guette la mouche qui va se prendre en sa toile, le Beau-François, sur le seuil de la Saunerie, laissait sa victime arriver. Il crut enfin le moment favorable. Pourtant, avant de s'élancer, il interrogea du regard les alentours de l'abri qu'il allait quitter. Fil-à-Beurre n'eut pas le temps de retirer sa tête qui dépassait l'angle. À un petit claquement qui se fit entendre, il avança le nez à nouveau. Le Beau-François venait de fermer la porte et, ayant pris son élan, il courait sur l'aubergiste, se montrant de dos à Barnabé. --En chasse, le rat décampe! annonça le squelette. Aussitôt, les quatre compagnons, quittant leur poste, bondirent sur ses traces. Le plus urgent pour eux était d'arriver à temps pour sauver le Saucisson-à-Pattes des mains du géant. Une fois le scélérat pris et garrotté, ils reviendraient alors vers Gervaise. Assourdi par sa course, le Chauffeur ne pouvait entendre les ennemis qui lui arrivaient sur les talons. Ceux-ci le virent, tout courant, tirer de sa poche et ouvrir un long couteau. Il allait frapper l'aubergiste que, probablement, il jetterait ensuite à l'eau. --J'avais bien raison de dire qu'il en cuirait à Meuzelin! pensa Fil-à-Beurre tout alarmé, en cherchant à gagner l'avance qu'avait le Beau-François. Loin de se tenir sur ses gardes, l'aubergiste semblait ne pas même se douter du danger. Après avoir mis les avirons dans la barque, il était resté sur le rivage, occupé à rassembler les plis de son épervier étalé à terre, tournant le dos au Chauffeur qui approchait. Le Beau-François finit par l'atteindre et leva sa main armée du couteau. --Garde à vous! cria Vasseur, oubliant toute prudence à la vue de l'arme qui menaçait le policier. Il était trop tard. Le bras du Chauffeur s'abattit. --Imbécile! ricana soudain l'aubergiste au lieu de tomber sous le coup. La lame, loin de s'enfoncer dans le dos de l'agent, venait de voler en éclats, ne laissant plus que son manche au poing du géant. Mais le cri d'alarme, jeté par Vasseur, avait fait se retourner le Chauffeur. Il avisa, encore à dix pas, ceux qui allaient fondre sur lui. Il se vit pris. Alors, poussant du pied la barque pour lui faire quitter le rivage, il s'y élança. Mais son intention n'était pas de s'en servir. Il avait aperçu les armes de ses adversaires et, ignorant qu'ils ne voulaient pas en faire usage, il eut peur qu'une décharge l'atteignît en sa fuite. En conséquence, il se dressa à l'avant du bateau et plongea dans la Sarthe. Le bateau, déchargé de son poids, s'en alla à la dérive. La vue du plongeon de François avait abasourdi Barnabé. --Tiens! il sait nager, s'écria-t-il. Tout à coup, il tressauta de colère. Malgré la consigne, un coup de feu avait retenti. Il venait d'être tiré par Fichet qui, mauvais coureur et n'ayant pu suivre les autres, se trouvait encore à dix toises du groupe. Seulement, fixé sur place, il regardait du côté de la Saunerie. --Pourquoi as-tu tiré malgré la consigne? gronda Vasseur quand il l'eut rejoint. --Que la consigne, il me figure, elle avoir été de ne pas tirer sur le Beau-François, objecta le soldat tout placide. --Eh bien, alors? fit le lieutenant surpris. --Et bien que j'ai visé un autre particulier. Ensuite, tout en remettant à sa ceinture un pistolet déchargé, le soldat poursuivit: --Que la nature dans sa compatissance quant à moi, elle a oublié de me gratifier des jambes d'un cerf. Courir, il n'est pas dans mes agréments. Pour lors, il m'est incombé, tout à l'heure, que je m'ai en allé les quatre fers en l'air. Comme je me recueillais de par terre en mon altitude, que t'est-ce que j'ai observé? --Oui. Qu'as-tu vu en te relevant de ta chute? fit Vasseur sèchement. Fichet montra du doigt la Saunerie en continuant: --J'ai observé un homme qu'il dégringolait de la grosse branche qu'elle se superpose dessus la porte de la maison. Alors, dans la crédulité qu'il venait à la secouration de François, j'ai tiré sur lui. --Et tu l'as atteint? --Que son chapeau, il a sauté de sa tête. Mais je dubite que je l'aurai touché dans la gravité, car il est pénétré dans la Saunerie, et, tout succinctement, il s'en est excédé en emportant une femme dans ses bras. --Gervaise! s'écria Vasseur avec un accent d'angoisse indicible. Et, oubliant tout, affolé par le désespoir, il se précipita vers la Saunerie, sourd à la voix de Meuzelin, qui lui criait d'une voix alarmée: --À l'auberge! vite à l'auberge, le coup de feu a tout gâté. Gagnons la _Biche-Blanche_. Fil-à-Beurre par amitié, les deux soldats par devoir s'étaient élancés sur les traces du lieutenant. --Le policier nous donne pourtant un bon conseil, mais, bast! Gervaise avant tout! pensa Barnabé tout en courant derrière Vasseur. Resté seul sur la berge, le policier promena son regard sur la Sarthe pour apercevoir la tête du Beau-François venant reprendre haleine après son plongeon. Il ne vit que la barque, déjà éloignée, qui, contenant ses avirons, s'en allait à la dérive. --Tout à l'heure, il ne fera pas bon ici, pensa-t-il. Puis, mettant ses mains en entonnoir sur sa bouche, il envoya, à pleins poumons, un dernier cri d'appel à ceux qui venaient de disparaître dans la Saunerie. Après avoir un peu attendu, comme il ne les voyait pas reparaître, il secoua la tête en disant: --Chacun pour soi! Sur ce conseil de prudence qu'il se donnait, il reprit le chemin de l'auberge. Après y être entré et en avoir soigneusement verrouillé la porte, il se prit à rire. --N'empêche, dit-il, que j'ai bien fait de me cuirasser le dos. Sans cela, le Beau-François me trouait comme une vieille savate. Malgré le silence qui régnait au dehors, la fine oreille de Meuzelin dut surprendre quelque faible bruit lointain et inquiétant, car il murmura: --Voici mes gredins qui entrent en chasse... Satané coup de feu! Comment secourir ces braves gens? IX C'était bien improprement que la masure de l'ancien pendu s'appelait la Saunerie. Elle ne contenait ni puits, ni fontaines, ni bassins, en un mot, rien de ce que comporte le travail du sel. Du vivant du faux-saunier, elle n'avait été que le dépôt du sel qu'il amenait par bateau de la basse Loire et qu'il vendait ensuite, en contrebande, dans tout le pays. Encore ce dépôt, qu'il fallait dissimuler sous peine de mort, ne s'entassait-il qu'en des caves bien sèches, sur lesquelles s'élevait la maison qui, jadis, avait été celle du passeur d'un bac, établi en cet endroit de la Sarthe, que s'était fait allouer le grand-père de Pancrace. La gabelle restait insoucieuse de cette maisonnette du passeur, pauvre diable au service du contrebandier, sans se douter qu'une entrée habilement cachée descendait à ces caves où s'amassait le sel dont le prix de vente lui filait sous le nez. Plus tard, le contrebandier pendu et le bac supprimé, la maison, dont le souvenir de l'exécution détournait tout locataire, était tombée en ruines. L'escalier des caves s'était peu à peu effondré, puis s'était comblé avec les débris d'une partie de la bicoque qui s'était écroulée. En somme, la construction ne consistait plus qu'en les quatre murailles qui entouraient celle des deux chambres, restée debout, qu'avait possédées l'habitation. C'était en ce refuge, que protégeait encore une partie de toiture, que s'était caché le Beau-François, après y avoir amené Gervaise. Donc, quand Vasseur, que suivaient Barnabé et les deux soldats, tous sourds au cri d'alarme de Meuzelin, se fut précipité dans la ruine, il ne fut pas long à constater l'horrible vérité. --Disparue! s'écria-t-il douloureusement à la vue de la chambre déserte. Ainsi, pendant qu'ils poursuivaient le Beau-François, en comptant revenir à Gervaise après la capture du Chauffeur, quelqu'un s'était introduit dans la Saunerie et en avait enlevé la jeune fille. --Et tu dis avoir aperçu cet homme? demanda Vasseur s'adressant à Fichet. --Oui. Qu'il s'est déchu de cet arbre qu'il dépasse le toit, affirma le soldat, en montrant la grosse branche qui surplombait l'entrée de la maison. --Et, une fois sauté à terre, après avoir essuyé ton coup de feu, il est entré ici d'où il est ressorti aussitôt en emportant une femme? continua Vasseur d'une voix brisée. --Que c'est comme j'ai l'honneur de vous écouter, déclara Fichet. Il n'y avait pas à douter pour l'amoureux. La jeune fille était encore perdue pour lui! Cette révélation de la lugubre vérité fut suivie d'un moment de silence, pendant lequel résonna, au loin, la voix de Meuzelin, qui leur criait encore: --À l'auberge! vite à l'auberge!... Le coup de feu a gâté tout! Mais Vasseur, le coeur brisé, ne pouvait entendre cet appel, tout frémissant qu'il était du sort de Gervaise. Une seule pensée s'imposait à lui: retrouver la jeune fille. --Il faut rejoindre le ravisseur! s'écria-t-il. Et, avant qu'on pût le retenir, il s'élança hors de la Saunerie. Il n'avait encore fait que deux pas quand un coup de feu éclata et une balle, lui rasant le visage vint s'enfoncer dans le mur de la masure. D'un bond, Barnabé rejoignit le lieutenant et, sans lui laisser le temps de résister, il l'emporta, pour ainsi dire, dans la Saunerie. Si prompte qu'avait été cette retraite, elle avait été saluée de deux coups de carabine, qui, heureusement encore, manquèrent leur but. Devant le danger, qui se révélait menaçant à Vasseur, l'amoureux redevint subitement soldat. --Barricadons la porte et défendons-nous, commanda-t-il. --Euh! euh! marmotta Barnabé, il y aura de l'ouvrage; nous avons à faire aux gars du Beau-François, que le coup de pistolet de Fichet nous a amenés sur le casaquin. En un clin d'oeil, les quatre compagnons eurent entassé, derrière la porte, tous les obstacles, en pierres et en solives, que leur fournissaient les ruines éparses dans leur refuge. Pendant ce travail, apparaissaient, sortant du bois et des taillis qui entouraient la Saunerie, une trentaine de mécréants à mine patibulaire. N'ayant pu surprendre leurs ennemis, ils se décidaient à une attaque ouverte, attaque d'autant plus acharnée que, lors de sa sortie, ils avaient reconnu Vasseur. Pour ces survivants de la bande d'Orgères, le lieutenant était une proie convoitée par leur haine féroce. Aussi hurlaient-ils, avec une joie sauvage: --C'est le Vasseur, avec ses deux _cognes_! Nous les tenons! À mort! à mort! Et ils se rapprochaient de la Saunerie. Aux cris de mort qui menaçaient ses compagnons, Fil-à-Beurre se sentit jaloux et il grogna: --Vasseur et ses _cognes_ à mort!... Il paraît que je ne suis pas de la fête, moi; alors je vais me faire inviter. Sans se garer, montrant bien son visage à l'ennemi, il vint à une des deux étroites fenêtres ajuster un assaillant: --Un de moins pour la guillotine! cria-t-il quand l'homme qu'il avait visé tomba foudroyé par une balle en plein front. C'était un beau début; et, pourtant, il ne contenta pas le pauvre Barnabé, qui pesta tout chagrin: --Toujours maladroit! Pas de précision! Je vise l'oeil et j'attrape le front!... Je ne serai jamais qu'une mazette! Mais un succès le consola de son déboire. En tirant à la fenêtre, il s'était montré aux Chauffeurs. La mort du camarade redoubla leur rage. --Tu nous le paieras, la grande perche! --Mort au maigriot! --Il est si sec qu'il nous servira de bois quand nous chaufferons les pieds de Vasseur et de ses cognes! À toutes ces menaces, Barnabé, qui rechargeait son fusil, secouait la tête en souriant et disait, joyeux: --Ah! à la bonne heure, ils sont gentils. Ils m'invitent à la fête. Et comme il tenait à les remercier de la politesse, il mit en joue son fusil rechargé et fit feu. Cette fois, il demeura stupéfait du résultat. --Ah! fit-il étonné, c'est bien un pur hasard. Juste dans l'oeil! En même temps que le squelette, Vasseur et ses hommes, par l'autre fenêtre, avaient fait feu. Le lieutenant bon tireur, troua une poitrine. Lambert brisa une jambe. Quant au pauvre Fichet, sa balle fut perdue. --Oh! mille bourriques! que, tant seulement, si j'aurais Bec-Fin, jura-t-il! sans penser qu'à être ainsi enfermé entre quatre murs, son sabre ne lui eût été d'aucune utilité. À cette défense, les assaillants ripostèrent par une décharge générale. Sitôt après avoir fait feu, les assiégés s'étaient retirés des fenêtres. Les balles des Chauffeurs s'incrustèrent dans la façade de la Saunerie. Une seule entra par l'ouverture qu'avait occupée Fil-à-Beurre. Mais trois hommes tués et un blessé avait un peu calmé l'ardeur première des Chauffeurs. Ils battirent en retraite pour aller se cacher derrière les taillis qui, sauf du côté de la Sarthe, entouraient la masure. L'assaut menaçait de se convertir en blocus. --Ils ont trouvé notre soupe trop chaude, avança Fil-à-Beurre, tout en bourrant son arme. --Nous n'en avons pas fini avec eux, dit Vasseur en riant. Ils nous préparent quelque tour de leur façon. Cependant Fichet avait pris Lambert dans un coin et, désolé de n'avoir pas Bec-Fin ni la possibilité d'en jouer, il lui disait: --Que, vois-tu, un âne qui serait devant un grain de millet, il ne serait pas plus dans la mortification vexatoire que moi quant à ce qui décerne les armes à feu. Pendant cinq minutes, il y eut répit de la part des Chauffeurs. --Est-ce qu'ils nous oublient, les ingrats! murmura Barnabé en caressant son fusil. J'ai pourtant été poli avec eux. Comme une réponse à son accusation d'ingratitude, il s'éleva, du côté de la rivière, une voix railleuse et mordante qui disait: --Ah çà, les riffaudeurs, est-ce que vous vous cherchez les puces au lieu d'en finir avec ces gens-là? Allons, ouste! À la besogne, fainéants? --Oh! oh! fit Barnabé, en voilà un qui le prend de bien haut avec nos drôles. Et curieux de voir celui qui malmenait si cavalièrement le monde, il avança doucement la tête à la fenêtre. Si Fil-à-Beurre ne connaissait pas la voix, il n'en était pas de même pour la figure de celui qui avait parlé, car il eut à peine regardé qu'il tressauta de joie en disant à Vasseur: --Devinez qui? Le Beau-François en personne! Et il arma son fusil en ajoutant: --Justement, il est là bien en vue, à portée... Au sortir d'un bain froid, comme celui qu'il vient de prendre, on a de l'appétit et on n'est pas fâché de se mettre quelque chose dans le corps... Je vais lui offrir un pruneau. Vasseur n'eut que le temps de relever le fusil de l'échalas. --Non, non, dit-il, je veux avoir ce misérable vivant. L'échafaud le réclame. Au même moment, le Beau-François disait à ses hommes: --Je vous donne dix minutes pour vous emparer de cette cahute. Les deux cognes et la perche, je vous les abandonne; mais le lieutenant, gardez-le-moi vivant. --Tiens! tiens! fit Barnabé en regardant Vasseur, il paraît qu'il y a de la sympathie entre vous. Puis, croyant que la recommandation du Beau-François aurait fait Vasseur changer d'avis, il remit le colosse en joue et demanda: --Faut-il que je le descende? --Je te le défends! accentua le lieutenant d'un ton sec. Il achevait quand, au dehors, la voix impérieuse du Beau-François donna cet ordre étrange: --Quatre gars par rang, mouchoir en main, qu'on m'enlève cette taule _à la bombe_. --Ah çà! ils possèdent donc de l'artillerie? Bigre! ils ont un ménage bien monté, ces gaillards! lâcha Fil-à-Beurre avec étonnement. --Non. Attends et tu sauras ce qu'ils appellent _la bombe_, annonça Vasseur. Ce qu'on nommait ainsi, dans l'argot des Chauffeurs, quand il s'agissait d'enfoncer une porte, n'était autre que le vieux moyen du bélier. Huit, dix ou douze Chauffeurs, suivant le poids à soulever, se rangeaient sur deux rangs se faisant face. Chacun se joignait à son vis-à-vis par un mouchoir, une cravate ou une ceinture, tenue au poing. Sur cette sorte de lien se balançait un tronc d'arbre ou une poutre, quelquefois une longue échelle, bref, ce que le hasard avait fourni de lourd à leur entreprise. On avançait alors un des bouts, pointé sur l'obstacle à démolir. À l'autre extrémité se tenaient deux compagnons chargés de donner le ballant à cette espèce de catapulte. Or, une lourde solive, tombée des ruines de la masure, et qu'une cause inconnue avait transportée un peu loin de la bicoque, s'était offerte aux yeux du Beau-François pour lui donner l'idée et le moyen d'attaquer la porte _à la bombe_. --Eh! mais, c'est assez ingénieux! approuva Fil-à-Beurre qui, bien en recul de la fenêtre, les voyait, par cette ouverture, faire leurs préparatifs. Là-dessus, il épaula son arme en demandant à Vasseur: --Faut-il en envoyer un dans le paradis des Chauffeurs? --Non, attends, commanda le lieutenant, il ne faut user de nos munitions qu'à bon escient. Lambert n'était pas bien adroit. Fichet montrait une maladresse désespérante. Vasseur et Barnabé pouvaient seuls répondre de leur coup. Ce fut ce qui dicta l'ordre du lieutenant à ses soldats: --Dès que nous aurons fait feu, vous nous passerez vos carabines et vous rechargerez nos armes. --Voici le jeu qui commence, annonça Fil-à-Beurre toujours en observation. En effet, huit hommes, unis deux à deux par le mouchoir, s'avançaient vers la Saunerie, supportant la solive dont une extrémité était braquée vers la porte. Vasseur vint rejoindre Barnabé. --Nous allons abattre les deux premiers, dit-il. --Les deux de tête? demanda l'échalas. --Non. Les deux premiers du même rang. Puis, avec les carabines de mes hommes, nous descendrons les deux suivants, toujours du même rang. C'est compris? termina Vasseur en épaulant. --Parbleu! fit Barnabé qui mit en joue. Les Chauffeurs arrivaient lentement avec leur fardeau, quatre d'un côté, quatre de l'autre, mais avec une hésitation visible. _La bombe_ était un excellent moyen d'enfoncer une porte, mais toujours ils l'avaient employé contre des habitants que la terreur paralysait. Cette fois, ils s'adressaient à des adversaires sérieux qui avaient du sang sous les ongles. Cela changeait la thèse; ils le comprenaient si bien que, n'eût été qu'ils se sentaient surveillés par le Beau-François, ils auraient volontiers lâché cette corvée périlleuse. --Feu! commanda Vasseur. Les deux coups partirent. --Feu! redit le lieutenant, quand Barnabé et lui eurent immédiatement pris les carabines des soldats. Pas une balle n'avait été perdue. Tués ou grièvement blessés, quatre porteurs venaient de s'affaisser du même côté de la poutre qui, prenant son dévers, roula sur leurs corps. --Vlan! le jeu est fini! lâcha joyeusement Fil-à-Beurre qui, sans prudence, mit la tête à la fenêtre, pour mieux voir les survivants de la _bombe_ qui fuyaient à toutes jambes sans demander leur reste. Sa tête, ainsi visible, servit de but au Beau-François, qui lui envoya son coup de fusil. Le colosse était un excellent tireur, mais le sort de ses hommes lui avait donné une rage bleue qui, paraît-il, lui secouait les nerfs, car la balle destinée à Fil-à-Beurre, alla se perdre dans le refuge. Vouloir atteindre Barnabé, si maigre, c'était du reste un peu viser le coupant d'une lame de rasoir. --Pas trop mal! dit-il quand le plomb, en passant, eut sifflé à son oreille. Mais, immédiatement tout surpris: --Quelle est cette musique? se demanda-t-il. En quel endroit que se fût logée la balle, elle avait, en frappant, produit un son étrange. Comme, pour se rendre compte du bruit qui avait résonné, le squelette s'était mis à chercher dans les décombres qui jonchaient le sol, il poussa un cri d'étonnement qui attira le lieutenant à son côté. --Qu'as-tu donc, Barnabé? demanda-t-il. --C'est le plaisir de retrouver une ancienne connaissance, dit l'échalas. En même temps, il montrait du doigt à Vasseur un énorme pot de grès qui, à demi fracassé par la balle, laissait échapper de son flanc, entr'ouvert, un flot de louis d'or. --Voici la tirelire où, de son vivant, Doublet enfermait ses écus. C'est le pot de salaisons dont je vous ai parlé, que le père de Gervaise tenait caché, dans la maison de Mégin, sous un tonneau d'avoine et où, certain soir, je l'ai entendu verser des louis. --Trésor que le Marcassin, averti par Doublet, avait mission d'enlever en même temps qu'il emmenait Gervaise du village de Mégin, avança Vasseur. --Ce qui a fait coup double à François quand, aujourd'hui, il a pris au Marcassin sa nièce et son or, continua Barnabé. Et il se mit à branler la tête en ajoutant: --Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle. Croyant avoir raison de l'obstination de Vasseur, il le regarda en demandant: --Laissez-moi donc lui offrir une balle? --Non! appuya sèchement Vasseur; je veux que cet homme ait la tête tranchée. C'était bel et bien de dire qu'on tenait à ce que le chef des Chauffeurs eût la tête tranchée; mais il fallait se trouver, au moins, dans une situation qui permît de voir, plus tard, cette espérance se réaliser. Pour le moment, la circonstance n'y prêtait guère. En quittant la Saunerie pour aller s'emparer de la barque du Saucisson-à-Pattes, le Beau-François y avait laissé jeune fille et trésor qu'il comptait venir reprendre dès qu'il serait maître de l'embarcation. L'enlèvement de Gervaise, opéré pendant que le géant, après son plongeon, était encore sous l'eau, s'était si brusquement exécuté, que lorsqu'il était revenu sur l'eau pour reprendre son haleine, il avait vu Vasseur et les siens se précipiter vers la Saunerie. Comme, immédiatement, la masure avait été cernée par sa bande, le Beau-François était en droit de croire que la jeune fille était encore enfermée avec les quatre compagnons. Que la jeune fille fût tuée par une balle perdue qui pénétrerait dans la cahute, le Chauffeur ne s'en alarmait pas outre mesure. La mort de Gervaise était, en somme, un moyen d'être vengé du Marcassin par lequel, lui, tant fier de sa force, avait été si facilement terrassé et jeté dans la trappe de cave comme un paquet de linge sale. Mais il tenait à son or! Il voulait le recouvrer. Aussi Fil-à-Beurre avait-il eu parfaitement raison de dire: --Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle. Il revint à la fenêtre pour voir ce qu'il était advenu des assaillants. --Place nette! s'écria-t-il. Où sont-ils passés, ces forcenés-là? --Ils s'avont évaporés comme des _ondes_! annonça Fichet qui, à l'autre fenêtre, faisait le guet. En effet, nul Chauffeur n'était visible. Sans les cadavres étendus sur le sol, c'eût été à croire que rien ne s'était passé. Mais cette solitude et ce silence n'en étaient que plus redoutables. L'ennemi ne pouvait avoir renoncé à la lutte. Il devait, en cet instant, préparer quelque nouveau mode d'attaque. --Ils nous préparent une vilaine manigance, avança Barnabé. --Attendons, dit le lieutenant. Pendant que, chacun à une fenêtre, Lambert et Fichet veillaient au grain, Vasseur et l'échalas s'assirent sur un tas de décombres. La situation n'était pas gaie. Tenter une sortie, c'était vouloir se faire écharper sous le nombre. Des munitions, les quatre hommes en possédaient à eux tous, de quoi abattre un à un tous les gars du Beau-François, s'ils voulaient consentir à servir de cible; mais la disparition desdits gars prouvait que ce genre de distraction n'était pas de leur goût. Quant à croire qu'ils étaient partis, il ne fallait pas s'arrêter à cette pensée. L'or du Beau-François était là pour défendre d'admettre cette supposition. Restaient encore deux longues heures à s'écouler avant que le jour arrivé amenât sur la route des voyageurs qui pussent les secourir et, encore, ces voyageurs ne seraient ni assez nombreux ni assez hardis pour s'attaquer à toute une bande. --J'ai confiance en Meuzelin, prononça Vasseur. Il ne doit pas être resté sans chercher un moyen de nous secourir. --Oui, mais arrivera-t-il avant le tour que ces vauriens nous mijotent? répliqua Barnabé. Quel peut bien être ce tour? --Je l'ignore. Il doit tendre à nous faire sortir de notre refuge, avança le lieutenant. Et il répéta: --Attendons. Or, à attendre, la pensée travaille. Il arriva donc que l'esprit de Vasseur, oubliant la situation présente, se mit à caresser un doux souvenir, ce qui le conduisit bientôt à pousser un gros soupir en murmurant: --Qu'est devenue Gervaise? --J'ai dans l'idée qu'elle est maintenant en des mains amies qui la protégeront, dit gravement Barnabé. Tandis que le lieutenant attachait sur lui des yeux où venait de luire l'espérance, il continua: --Oui, j'ai la certitude qu'elle a été reprise par son oncle, le Marcassin. Il n'est pas précisément un imbécile, cet ours énorme. En fait de finesses et de ruses, je suis convaincu qu'il en remontrerait largement au Beau-François. Il n'a pas dû courir longtemps après le ravisseur de sa nièce. Le géant avait trop peu d'avance sur lui pour avoir compté lui échapper par la fuite. Donc le Marcassin est revenu sur ses pas et, à la vue de la Saunerie, il a éventé la mèche. Son ennemi devait être là! --Mais, objecta Vasseur, pourquoi n'est-il pas venu attaquer le Beau-François dans son repaire? --Pour la même raison qui nous a fait attendre pour secourir Gervaise que le scélérat eût quitté son trou. Comme nous, l'oncle a eu peur que le colosse, avant de lutter, se vengeât sur sa prisonnière et, comme nous encore, il a voulu surprendre son gredin en dehors de sa cachette; il a alors grimpé sur l'arbre qui accote la Saunerie, et tapi dans le feuillage de l'énorme branche qui surplombe la porte, il est resté à l'affût, à l'exemple du tigre qui guette, pour s'élancer sur sa proie, qu'elle passe au-dessous de lui. --Et pourtant il est resté immobile quand le Beau-François est sorti de la masure, dit le lieutenant. --Sans compter qu'il a bien fait, puisque nous nous chargions de sa besogne. Est-ce que vous croyez que du haut de sa branche il ne nous avait pas aperçus surveillant la Saunerie? N'a-t-il pas deviné, à la vue de Meuzelin, arrivant avec ses avirons, le moyen inventé pour attirer le Beau-François? Quand nous nous sommes élancés aux trousses du Chauffeur, il a profité de l'occasion qui lui laissait le champ libre. Se croyant suffisamment vengé de François qui allait tomber, croyait-il, en nos mains, le Marcassin s'est laissé choir de son arbre et il a emporté sa nièce. --Gervaise aux mains de cette brute! prononça le lieutenant avec une crainte mêlée de dégoût. --Brute, oui, mais une brute qui doit avoir de l'affection pour la jeune fille, prononça lentement Barnabé. Et, après une pause: --Voulez-vous une preuve de ce que j'avance? demanda-t-il. --Dis. Fil-à-Beurre étendit la main vers le tas d'or tombé du pot brisé par la balle. --Ce trésor appartenait au Marcassin, dit-il, et il a dédaigné de l'emporter pour pouvoir plus promptement sauver sa nièce. L'entretien fut interrompu par cette phrase que grondait Fichet, toujours au guet: --Qué fichaise ils fichent donc, ces fichus-là! Que mon entendement il me les révèle qu'ils sont à fouillasser dans les taillis sans tant seulement qu'on observe le bout de leur nez. --Peut-être cueillent-ils des violettes? avança Fil-à-Beurre. Soudainement, il se fit immobile, attentif, l'oreille aux écoutes, en homme surpris par un bruit. Il marcha à Vasseur qui, resté assis à la même place, semblait, de son côté, prêter une profonde attention à un bruissement suspect. --Lieutenant, entendez-vous? souffla le squelette. --Oui, depuis un instant. --Que nous préparent-ils? continua Barnabé en tendant encore l'oreille pour tâcher de deviner. Vasseur aussi demeura attentif. --J'y suis! fit brusquement l'échalas; ils sont en train d'amasser sur le toit un tas de matières combustibles auxquelles ils mettront le feu. Ils se servent du gros arbre pour arriver au-dessus de la maison. Bientôt le toit de vieilles planches vermoulues flambera comme un papier brûlé et un brasier nous tombera sur la tête. Le lieutenant avait écouté Barnabé, la face étonnée, les yeux grands ouverts. --Ah çà! fit-il, c'est donc là-haut que tu entends? --Oui... et vous? demanda l'échalas, surpris à son tour de la question. Vasseur montra à ses pieds. --Moi, c'est là! dit-il. À cette réponse, Barnabé se pencha vers la terre qui, sous les décombres, formait l'aire de la chambre. Des coups sourds s'entendaient sous la profondeur du sol et témoignaient d'un travail souterrain pour arriver jusqu'à eux. --Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à l'heure bien de la réjouissance, murmura Fil-à-Beurre. Il avait deviné juste pour le toit. En s'aidant de l'arbre, les Chauffeurs avaient entassé sur l'abri de la masure tout ce que les environs leur avaient fourni de bois mort et d'herbes desséchées. Puis ils mirent le feu à l'amas. Comme l'avait prévu Barnabé, le toit fit une courte flambée, et, en s'effondrant, entraîna avec lui la masse enflammée. Mais, aussitôt, une effroyable explosion retentit. La masure fut secouée jusqu'aux fondations et ses murailles, après avoir vacillé sur leur base, s'écroulèrent en s'abattant sur les quatre compagnons. X Quand la guerre civile avait détruit et incendié tant de châteaux dans les pays soulevés, c'était miracle qu'elle eût épargné le charmant domaine de la Brivière, situé à deux portées de fusil de la rive gauche de la Loire, non loin de Beaupréau, entre le village de Chalonne et celui de Saint-Florent-le-Vieil. Le château avait bien été pillé, mais les constructions étaient restées debout et intactes; de sorte que ç'avait été affaire de meubles, envoyés d'Angers et de Nantes, pour la personne qui était venue habiter le castel, au bout de longues années d'abandon écoulées depuis le départ de son dernier maître. C'est quinze jours après les événements de la Saunerie, précédemment racontés, que se passait, à la Brivière, la scène suivante entre deux jeunes femmes, l'une blonde, âgée d'environ dix-huit ans; l'autre brune, qui devait compter vingt-trois ans; mais toutes deux d'une beauté incontestable, quoique d'un genre tout différent. La brune, renversée sur un fauteuil, position qui faisait saillir, sous un riche peignoir de mousseline des Indes, toutes les richesses de son buste, dominait la blonde qui, simplement vêtue de laine, était assise devant elle sur un tabouret bas. Avec un sourire aimable et d'une voix douce qui sollicitait une confidence, la brune demandait: --Voyons, mignonne, sois franche: tu as un amoureux? --Non, madame, dit ingénument la jeune fille. La dame, à cette réponse, leva un doigt et, d'un ton rieur qui semblait douter: --Gervaise! Gervaise! fit-elle. Ton nez remue... preuve que tu n'es pas franche. La jeune fille secoua négativement la tête. --Comment? ma bellotte, vrai de vrai?... pas un petit amoureux... un amoureux timide qui, en rougissant, t'ait jamais dit combien tu es gentille? insista la dame. Et, prenant le menton de Gervaise dont elle tourna vers elle le gracieux visage: --Cherche bien dans tes souvenirs, appuya-t-elle. Il dut y avoir sur les traits ou dans les yeux de Gervaise quelque indice qui la trahit, car la belle brune s'écria joyeusement: --Oh! la vilaine! qui ne veut pas franchement avouer qu'elle aime... Alors Gervaise se hasarda à demander: --Vous, madame, aimez-vous ou avez-vous aimé? Un nuage rapide passa sur le front de la brune. Elle sembla hésiter; puis, sans préciser si elle parlait du présent ou du passé, elle répondit: --Oui, Gervaise. Ces deux mots, elle les avait accentués d'un ton bref, et un éclair avait lui dans ses yeux... Était-ce colère sourde; était-ce souffrance secrète? Il eût été impossible de deviner lequel de ces deux sentiments avait réveillé la question de la jeune fille. --Eh bien, reprit Gervaise, apprenez-moi à quoi on reconnaît qu'on aime, et je vous dirai si j'aime. --Quand il n'est pas là, on pense à lui. Gervaise rougit et d'une voix timide: --Il en est ainsi pour moi! avoua-t-elle. --Il vient à peine de vous quitter qu'on voudrait le voir revenir, continua la brune. --Toujours ainsi! répéta la jeune fille. La dame embrassa Gervaise dont, ensuite, elle prit la ravissante tête entre ses mains et, en la regardant dans les yeux, elle lui demanda de sa voix redevenue affectueuse: --Veux-tu savoir la vérité? --Oui, madame. --D'après le peu que tu m'as dit, ma pauvrette, ton coeur est pris. Alors, à brûle-pourpoint: --Que fait-il? demanda-t-elle. --Il est commerçant, je crois. --Il se nomme? --Je l'ignore. --Il habite? --Je ne sais où. Cette fois, la dame eut un franc rire. --Tu crois, tu ignores, tu ne sais, dit-elle en raillant. Eh! eh! ma belle, voilà un bien heureux homme, puisqu'en restant aussi mystérieux, il est arrivé à se faire aimer... Ah çà, où et comment l'as-tu connu? --À Mégin. Une première fois, le hasard l'avait amené en notre maison... Ensuite, il est revenu, jusqu'au jour où je ne l'ai plus revu. Et Gervaise poussa un gros soupir. --Plus revu? répéta la brune; il t'avait donc oubliée? --Non, c'est moi qui ai brusquement quitté le village. --Sans avoir pu le prévenir? --Hélas! fit tristement la jeune fille. La confidence fut interrompue par un petit coup frappé du dehors à la porte. C'était un grand diable de laquais, gauche, maladroit, qui, après avoir lourdement esquissé un salut, demanda: --Madame veut-elle recevoir deux envoyés de la commune de Beaupréau? --Qu'ils entrent. Avant que les visiteurs fussent introduits, la dame alla ouvrir un petit meuble d'où elle tira un papier. Les deux hommes apparurent. --Citoyenne, dit le plus petit, mon devoir me commande de te demander de m'exhiber la permission qui autorise ton retour en France et prouve ta radiation de la liste des émigrés. Sans mot dire, la dame tendit l'acte. La lecture du papier ne suffit pas au petit homme qui, avec la gravité d'un roquet, se redressa en disant: --Ainsi donc, tu es la citoyenne veuve Méralec, née Brivière? Un pli s'était creusé au front de la dame en entendant cette sorte d'interrogatoire. --Ce document ne le prouve-t-il pas? répliqua-t-elle d'un ton sec en reprenant le papier des mains du questionneur. Il allait parler à nouveau quand celui qui l'accompagnait le repoussa sur le second plan en disant: --En voilà assez, Croutot. Alors, avançant d'un pas, il étendit la main à deux pieds au-dessus du parquet et avec un sourire niais qui dilatait sa large face, il débita respectueusement: --Dire que je vous ai vue pas plus haute que ça, madame la comtesse. Et, après une petite pause: --Pipart... Avez-vous oublié Pipart? demanda-t-il. La comtesse sembla chercher le souvenir lointain qu'on évoquait, puis elle s'écria: --Pipart, avez-vous toujours votre bel appétit d'autrefois? Le Pipart, à cette question sur son appétit, lâcha un bruyant rire qui lui fit ouvrir une bouche énorme meublée de dents larges, solides, formidables, et répondit: --Toujours! madame la comtesse, toujours!... Je puis même, sans me vanter, dire qu'il a doublé. --Oh! oh! alors qu'est-ce donc? fit la comtesse avec une sorte d'admiration railleuse, tout en retournant au petit meuble d'où elle avait tiré le papier qu'elle venait de présenter. Pour s'y rendre, elle passa devant Gervaise. Elle souffla quelques mots à l'oreille de la jeune fille qui, tout aussitôt, quitta la chambre en disant: --Je vais le prévenir. Cette interruption déplut au pygmée, ce faible roquet répondant au nom de Croutot. La moindre contrariété rend les petits chiens hargneux. Croutot prouva son point de ressemblance, en reprenant d'un ton sec et bref, qui ressemblait à un jappement: --Pourquoi, citoyenne, n'avoir pas obéi aux prescriptions du décret sur la rentrée des émigrés, qui ordonne à tout arrivant de se présenter devant les officiers municipaux de la section de sa commune? --Parce que j'ai espéré que les dits municipaux seraient assez galants pour venir me trouver... Et vous voyez que mon espoir n'a pas été trompé à propos de votre galanterie, répliqua la comtesse d'un ton aimable. À cet éloge, Pipart s'inclina en débitant: --Trop honoré, madame la comtesse. Mais Croutot ne lâchait pas, lui, du «madame la comtesse». Après une moue de mépris pour son collègue Pipart, il reprit, toujours rébarbatif: --Tu sais, citoyenne Méralec, que cette comparution devant les officiers municipaux comporte un interrogatoire en vue de constater ton identité et de te permettre de rentrer dans ceux de tes biens qui n'ont pas été vendus par la nation. --Interrogez et je répondrai, dit madame de Méralec. Le nabot se redressa, tout orgueilleux de son autorité qu'on reconnaissait. --Citoyenne, prononça-t-il, plus grave qu'un dindon, tu te dis fille du ci-devant marquis de Brivière? Madame de Méralec fouilla encore dans son meuble, dont elle tira deux actes qu'elle tendit à Croutot en répondant: --Voici mon acte de naissance, délivré jadis par la paroisse de Chalonne, et l'extrait mortuaire de mon père, mort à l'étranger en 1797. Croutot prit les papiers et les parcourut des yeux en silence; puis il les remit à la comtesse, qui les présenta au collègue municipal en demandant: --Voulez-vous en prendre aussi connaissance, Pipart? Celui-ci appela sur ses lèvres son plus séduisant sourire et repoussa les actes en disant: --D'abord, madame la comtesse, je vous reconnais trop bien. Vous êtes le portrait frappant de votre père... et puis, après la lecture que vient de faire de ces papiers mon collègue Croutot, j'aurais l'air de contrôler derrière lui. Je ne lui fais pas cette injure. Tout radieux de l'importance que lui donnait Pipart, l'avorton reprit: --Et tu es veuve, citoyenne? --Veuve du comte de Méralec, qui m'a épousée en Autriche trois mois avant la mort de mon père, et qui s'est fait tuer l'an dernier à la défense du pont de Constance. Croutot, à ces détails, fit une moue dédaigneuse. --En combattant pour les Russes contre la France! mâcha-t-il d'une voix sévère. Madame de Méralec avait tiré de son meuble deux autres papiers qu'elle apporta en disant: --Voici mon acte de mariage et un acte de notoriété attestant la fin de M. de Méralec. Si je ne produis pas l'acte de décès, c'est que le corps de mon mari n'a pu se retrouver pour la constatation légale. L'acte de notoriété m'a été délivré sur le témoignage de cinq personnes combattant sur le pont à côté de mon mari, qui l'ont vu, frappé mortellement, tomber dans l'eau. Vous voyez leurs signatures au bas de l'acte. --Très bien! fit Croutot en redonnant les papiers à la comtesse après une lecture attentive. Pendant que madame de Méralec allait reporter ces actes à côté des autres dans le petit meuble, Pipart, à son tour, prit la parole. --On nous a dit, madame, que la diligence qui, il y a huit jours, vous amenait ici, a été attaquée entre Angers et Ingrandes, par des hommes de la bande Coupe-et-Tranche? --Hélas! oui, fit la comtesse en frissonnant d'épouvante à ce souvenir. --La patrouille ambulante n'a-t-elle pas rempli son devoir? demanda Croutot en faisant allusion aux cinq soldats qui, juchés sur la bâche de la voiture, escortaient chaque diligence. --Les brigands les ont tués de leurs cinq premières balles. --Pauvres diables! murmura Pipart. --Mais, appuya Croutot, moins sensible que son collègue, l'attaque ne compte pas que ces cinq victimes. --Malheureusement, non! dit madame de Méralec, émue et pâle. Il se trouvait dans le coupé de la diligence, que je partageais avec elle, une jeune femme. Les brigands l'ont arrachée, sans mot dire, de la voiture, et, sur le revers de la route, ils l'ont fusillée à bout portant. --Fusillée! répéta Pipart; elle a donc tenté de se défendre? --Elle n'a rien dit, rien fait. Les bandits sont venus tout droit à la portière en gens renseignés d'avance. Il n'y a pas eu, de leur part, la moindre hésitation entre elle et moi... et la chose s'est passée comme je viens de vous la conter... Sitôt l'infortunée morte, les brigands qui maintenaient les chevaux ou couchaient les postillons en joue, ont laissé la diligence continuer sa route. --Ce serait donc uniquement pour assassiner cette femme que la diligence a été attaquée? avança Pipart. --C'est à supposer, dit la comtesse. --Pourquoi? reprit Pipart. Pour le savoir, il faudrait d'abord apprendre quelle était cette femme. Une enquête serait probablement arrivée à le découvrir. Décidément, Croutot ne posait pas à l'homme sensible, car, à ces mots, il haussa les épaules en disant d'un ton railleur: --Une enquête! comment l'auriez-vous faite votre enquête? En cherchant quelqu'un qui, à la vue du cadavre, aurait pu révéler quelle était cette inconnue... C'était là, n'est-ce pas, le résultat probable de l'enquête? --Sans doute, affirma Pipart. --Alors, sache donc, citoyen, que, quand le corps de la femme a été relevé sur la route par des gens d'Ingrandes, il était décapité... Coupe-et-Tranche devait avoir un intérêt majeur à ce que la victime ne fût pas reconnue, puisqu'il a fait disparaître la tête. Puis, s'adressant à madame de Méralec, à laquelle il affectait de ne pas donner son titre et de parler suivant la formule usuelle: --Mais toi, citoyenne, tu pourrais seule donner quelques renseignements précieux. Ne viens-tu pas de dire que cette femme voyageait avec toi dans le coupé? Si pénible qu'il lui fût de parler du drame dont le souvenir la faisait encore frémir de tous ses membres, madame de Méralec répondit: --C'est la vérité. Mais je ne saurais rien révéler qui puisse être utile. Elle était montée en voiture à la Flèche, en pleine nuit. Après quelques mots échangés sur l'heure à laquelle la diligence la déposerait le lendemain à Nantes, elle allégua une grande fatigue qui lui donnait un grand besoin de sommeil. Elle s'accota dans son coin et s'endormit. Le bruit de la fusillade, qui tuait les soldats de la patrouille ambulante la tira brusquement de son sommeil... Avant même qu'elle eût complètement recouvré ses esprits, elle était arrachée de la voiture et assassinée. Et la comtesse, avec un frisson d'épouvante, balbutia: --Il m'a semblé qu'un sinistre présage s'annonçait pour moi dans ce meurtre accompli le jour même où j'allais rentrer dans mon domaine de Brivière. Ces derniers mots rappelèrent au petit Croutot un point de sa mission. --À ce propos, tu as oublié, veuve Méralec, de satisfaire à une des formalités imposées par le décret qui règle la restitution de leurs biens aux émigrés. --Laquelle? --Tu avais d'abord à faire reconnaître ton identité par trois témoins attestant t'avoir connue jadis ou se portant garant que des droits d'héritage t'ont rendue légitime propriétaire des biens réclamés. La veuve se tourna vers Pipart. --Sur trois témoins, j'en ai déjà un. N'est-ce pas, vieil ami? demanda-t-elle. --Oh! fit avec empressement Pipart, mon témoignage vous est tout acquis. Et, en étendant encore la main, il répéta: --Ne vous ai-je pas connue quand vous n'étiez pas plus haute que ça! --Bien! appuya Croutot; restent deux témoignages à produire. --Le deuxième sera un vieux serviteur de ma famille, qui exploite une des métairies du domaine. Il ne va pas tarder à venir, car je l'ai fait demander, fit la comtesse. --Reste le dernier témoin à trouver, insista Croutot, à cheval sur la loi. Tout en répondant, madame de Méralec était revenue à son petit meuble et, avant de le fermer, elle procédait à un dernier rangement des actes qu'elle avait produits. En même temps qu'elle s'occupait de ce soin, en tournant le dos aux deux officiers municipaux, elle lisait un papier, couvert de notes, qui se trouvait au fond du tiroir. Elle se leva et ferma le meuble en disant: --Ce troisième témoin qui me manque, pourquoi, citoyen Croutot, ne serait-ce pas vous? --Mais je ne te connais pas, veuve Méralec, fit le roquet qui se redressa tout insolent. --Oh! oh! en êtes-vous bien certain? fit railleusement la veuve en s'avançant vers lui. Elle allait l'atteindre quand la porte s'ouvrit. C'était le vieux métayer attendu, dont il venait d'être parlé, qui faisait son entrée. Et ce métayer n'était autre que le Marcassin. En pénétrant dans le boudoir de la comtesse, le métayer, d'un rapide regard de son oeil gris et dur, avait dévisagé les deux officiers municipaux. Nulle impression ne se pouvait lire sur sa face poilue qui trahit l'impression produite par cet examen, mais un presque imperceptible haussement de ses larges épaules aurait pu s'interpréter comme un signe de dédain pour ces deux importuns, qui venaient faire acte d'autorité au château. --Madame la comtesse m'a fait demander par Gervaise? dit-il de sa voix rauque et lente. --Oui, mon brave Cardeuc, fit la veuve. Un sourire lui vint aux lèvres et elle ajouta: --Rappelle-moi donc l'étrange sobriquet que, m'as-tu dit, tu portes maintenant. --Le Marcassin. --Le fait est qu'il a le poil de cet animal, ricana l'avorton Croutot qui, à côté du métayer, ressemblait à un rat maigre près d'un boeuf. Le Marcassin, sans doute par respect pour sa maîtresse, ne souffla mot à la plaisanterie du nabot; mais son regard alla, une seconde, se poser, fixe et aigu, sur la chétive personne du railleur. Cependant madame de Méralec avait continué en s'adressant à son métayer: --Ces messieurs me sont envoyés, Cardeuc, par la municipalité de Beaupréau, dont ils font partie, pour m'enjoindre de me conformer à toutes les formalités imposées par le décret qui autorise le retour des émigrés. Une de ces prescriptions m'ordonne de faire reconnaître mon identité par trois témoins. Pipart crut devoir rentrer en scène. Il baissa encore la main à deux pieds du parquet et répéta sa phrase: --Je vous ai connue pas plus haute que ça. Donc je suis prêt à être un des trois témoins. --Convenu, Pipart, dit gracieusement la comtesse. Et pour prouver que si lui la reconnaissait, elle, de son côté, avait gardé son souvenir, la veuve demanda en riant: --Mangez-vous toujours un gigot de huit livres à vous tout seul comme jadis, mon cher Pipart? À cette question, les yeux de l'ogre brillèrent de sensualité gastronomique, ses lèvres frémirent et, après un claquement de ses mâchoires, comme si elles broyaient os et viande, il répondit: --Aujourd'hui, j'en mange deux! La comtesse se tourna vers le Marcassin: --Voici mon premier témoin trouvé, fit-elle; veux-tu être le deuxième, Cardeuc? --Oui. Depuis deux cents ans, les Cardeuc ont, de père en fils, exploité la métairie de Saint-Florent-le-Vieil qui dépend du château de Brivière. Moi, voici vingt années que je l'exploite en vertu d'un contrat, que je puis montrer, qui m'avait été passé par votre père, Raoul-Yvon-Louis Jarniel, marquis de Brivière. Je vous ai vue naître et, malgré treize années écoulées depuis votre départ, alors que vous aviez dix ans, je vous reconnais pour Jeanne-Clotilde, la fille du marquis, mon dernier maître, dont vous êtes le portrait frappant. Le Marcassin, cela débité de sa voix caverneuse, se tourna vers Croutot en disant: --Je suis prêt à le signer. --Faut-il donc que ces témoignages soient donnés par écrit? demanda la veuve en s'adressant à Pipart. --Oui, madame, affirma le mangeur de gigots. --Alors, je vais vous fournir plume et papier, dit la comtesse en allant rouvrir le petit meuble où elle avait enfermé ses actes. Un rire moqueur se fit entendre. Il venait de Croutot qui, en secouant la tête, demanda à la veuve: --Est-ce que tu ne te presses pas un peu trop, citoyenne? --En quoi faisant? --En préparant ton papier. --Pourquoi? --Parce que, pour dresser le certificat, il me semble qu'il te manque quelque chose. --Quoi donc? --Parbleu! ce troisième témoin exigé par le décret. --Mais non, il ne me manque pas, ce troisième témoin: il est ici. Par dérision, le nabot promena autour de la chambre ses yeux étonnés, en débitant d'un ton goguenard: --Je ne le vois pas. Se cache-t-il donc sous les meubles? --Oubliez-vous, fit la comtesse, que je vous ai déjà dit que ce troisième témoin c'était vous. --Oui, appuya sèchement le nain, mais je t'ai répondu, citoyenne, que je ne te connaissais ni d'Ève ni d'Adam. --C'est bien singulier alors, car moi je me souviens de vous. Voulez-vous permettre, citoyen, que je vous rafraîchisse la mémoire? proposa madame de Méralec. Croutot pouffa d'un nouveau rire moqueur, se campa sur une jambe, fit un effet de torse et, tout confiant en lui-même, lança d'un ton insolent: --J'attends! La veuve marcha vers l'avorton et quand elle fut devant lui, les yeux dans les yeux, elle lui demanda tout bas: --Donnez-moi donc des nouvelles de Julie? --De Julie? répéta Croutot dont la voix parut tout à coup s'étrangler quelque peu. Il y a tant de Julie! Si au moins tu me la signalais par une singularité quelconque. --Y tenez-vous beaucoup? demanda la veuve. --Sans doute, affirma Croutot dont cependant l'assurance paraissait chanceler. --Eh bien, dit la comtesse, puisqu'il faut une particularité, cette Julie, qui aimait tant à aller sur l'eau. Ce renseignement était bien simple, et, pourtant, son effet fut foudroyant sur l'officier municipal. Son rire railleur s'éteignit brusquement sur ses lèvres devenues blanches et frémissantes. Sa face se convulsa d'épouvante, et, les yeux agrandis, il demeura bouche béante devant madame de Méralec qui lui souriait le plus gracieusement du monde. --N'est-ce pas que vous vous souvenez si bien de moi, à présent, que vous serez heureux d'être mon troisième témoin? lui souffla alors la Comtesse. D'un prompt coup d'oeil, Croutot chercha le Marcassin et Pipart. Il les vit causant ensemble, éloignés dans un coin où, par discrétion, ils s'étaient retirés. Rien ne laissait à supposer qu'ils eussent entendu un mot. Le nabot était de la nature des chats qui, même de la plus haute chute, retombent toujours sur leurs pattes. Il venait d'éprouver une bien violente et fort désagréable émotion, mais il n'en parut rien dans l'accent à la fois étonné et joyeux avec lequel il s'écria: --Que ne le disiez-vous tout de suite? madame la comtesse. Certes oui, à présent, je me rappelle tous ces détails de votre enfance. Aussi serai-je tout honoré d'être votre troisième témoin. À ces paroles, lancées à haute voix, le Marcassin et Pipart, cessant leur conversation, s'étaient retournés pour venir à la table sur laquelle la comtesse leur montrait papier, plume et encre, en disant: --Vous êtes les trois témoins exigés par le décret. Veuillez donc me dresser votre acte de reconnaissance. Séance tenante, Croutot écrivant, ils rédigèrent le certificat qui, attestant que Jeanne-Clotilde, veuve du comte de Méralec, était bien fille de défunt Raoul-Ivon-Louis Jarniel, marquis de Brivière et lui reconnaissait le droit d'entrer en jouissance de ceux des biens paternels que les événements politiques avaient laissés libres. XI La belle et jeune Clotilde de Brivière, comtesse de Méralec, était une des premières rentrées en France de l'émigration. Aussi, dans le pays, avait-il été beaucoup parlé d'elle avant même qu'elle fût revenue dans le château de ses pères. Huit jours avant qu'elle fît son apparition, son retour avait été annoncé partout par son fidèle métayer Cardeuc, dit le Marcassin. Il avait été dans tous les environs, en tous coins, en toutes chaumières, colportant la lettre qu'il avait reçue de la comtesse lui annonçant sa prochaine arrivée, avec tous les détails et renseignements sur le voyage, à petites journées qui, du fond de l'Allemagne, la ramènerait au manoir de Brivière. Il fallait voir avec quelle joie le métayer exprimait son bonheur de revoir bientôt la dernière de cette illustre race des Brivière que, depuis deux cents ans, de père en fils, la famille des Cardeuc avait servie. Et, quand un acquéreur de quelque lopin de terre ayant appartenu au domaine de Brivière, plaidant sa cause en ayant l'air de s'intéresser à celle du Marcassin, lui disait: --Mais, Cardeuc, tu as acheté ta métairie quand, après la confiscation, elle a été vendue comme bien national. Est-ce qu'il te faudra la rendre? Alors le Marcassin regardait le questionneur de son oeil sombre et répondait d'une voix qui sonnait menaçante: --J'ai acheté ma métairie pour la conserver à la fille de mes maîtres et je compte qu'il en sera de même de tous ceux qui ont acquis des biens du domaine. --La peste soit du vieux fanatique! grognaient--mais loin du métayer bien entendu--ceux qui, par cela même qu'ils étaient acquéreurs, étaient moins que tièdes de dévouement pour l'ancienne famille seigneuriale. Hargneux et tremblants, ils maudissaient la satanée bambine qui aurait bien dû mourir en émigration. Puis ils se disaient qu'après treize années écoulées, celle qui était partie bambine de dix ans allait revenir femme faite. Car en 1787, alors que la monarchie semblait devoir durer encore bien longtemps, le marquis de Brivière avait flairé l'avenir et, pendant que d'autres s'endormaient en une sécurité trompeuse, il avait pris ses précautions. Sous prétexte d'envoyer son enfant accaparer les bonnes grâces et, partant, la succession d'une tante, vieille fille riche qui vivait à l'étranger, il l'avait fait passer en Allemagne. Puis, peu à peu, sans bruit, et un à un, il avait, en disant vouloir réunir en argent une fortune qui revenait à sa fille, vendu tous les immenses biens provenant de la succession de sa femme. Puis il avait hypothéqué ses biens propres, en se créant une réputation de joueur malheureux. --Toute la fortune des Brivière s'en va par les cartes, se disait-on en plaignant le marquis. De la sorte, il advint, quand l'orage révolutionnaire emporta trône et roi, qu'il y avait déjà deux ans que le marquis, ayant rejoint sa fille en Allemagne, vivait à râtelier plein, n'ayant abandonné de ses biens que ce qu'il n'avait pu emporter, c'est-à-dire son château et quelques terres qu'au dernier moment il lui avait été impossible d'hypothéquer. Au bout de dix années de cette existence fortunée, alors que Clotilde atteignit ses vingt ans, l'heureux marquis avait encore eu la chance de dénicher pour gendre un homme qui se trouvait dans les mêmes conditions que lui, c'est-à-dire ayant sauvé la presque totalité d'une fort grande fortune. Trois mois après que Clotilde, était devenue comtesse de Méralec, le marquis était mort ne pouvant se douter que son gendre, au lieu de savourer son oisiveté dorée, irait bêtement, deux années plus tard, engagé dans l'armée de Condé et combattant pour les Russes, se faire hacher à la défense du pont de Constance, contre les soldats de Masséna poursuivant l'ennemi qu'il venait de vaincre à Zurich. De son mariage et de son veuvage, madame de Méralec avait fait part au métayer dans la lettre où elle lui annonçait son retour prochain, lettre, on le sait, que le Marcassin avait promenée dans tout le pays; lettre enfin qui, pour s'expliquer sur celui auquel, après tant d'années d'absence, elle était adressée, contenait cette phrase: «C'est à toi que j'écris, mon dévoué Cardeuc, car de tous ceux qui ont traversé mon enfance, tu es le seul dont le souvenir me soit resté.» Ce qui faisait, derrière Marcassin qui leur avait lu la lettre, dire aux mauvais plaisants: --Le fait est qu'avec sa mine d'ours mal léché, il a dû lui causer, quand elle était bambine, des peurs bleues qui ont contribué à le graver dans sa mémoire. Bien des gens qui avaient redouté l'arrivée de la châtelaine de Brivière finirent par la souhaiter ardemment, car la première lettre au métayer fut suivie d'une seconde que le Marcassin se remit à aller lire aussi à la ronde. Tel jour, à telle heure, par la diligence de Paris à Nantes, Madame de Méralec précisait son arrivée dans cette seconde lettre, qui se terminait par une recommandation de la comtesse à son métayer, de calmer les alarmes des acquéreurs d'une partie de ses biens, attendu que, revenant riche des deux fortunes de son père et de son époux, elle était décidée à n'inquiéter personne. Ce fut à qui chanterait les louanges de la généreuse femme rentrant dans ses foyers. On organisa une députation chargée de traverser la Loire, pour aller à l'autre rive, sur la route d'Angers à Ingrande, l'attendre au passage de la diligence. Dans cette joie générale, la note sinistre fut donnée par le Marcassin. --Pourvu que la diligence ne soit pas attaquée par les gars de Coupe-et-Tranche! s'écria-t-il. Car, sur ce côté du fleuve, le pays était sous la profonde terreur des bandits qui pillaient, incendiaient et assassinaient avec l'impunité que leur assuraient la lâche inertie des habitants et le peu de troupes dont disposaient les autorités. Aussi la députation de Brivière fut-elle saisie d'une immense stupeur d'effroi, quand, de loin, au petit jour, elle vit arriver la diligence ramenant, étendus sur sa bâche, les corps des soldats de la patrouille ambulante tués par les détrousseurs. Personne n'osa élever la voix quand le postillon arrêta ses chevaux devant ce groupe qui lui barrait la route. Ce lugubre silence fut brusquement rompu par un cri de joie indicible que poussa le Marcassin en s'élançant vers une portière à laquelle venait d'apparaître une tête de jeune femme brune, dont la pâleur n'empêchait pas d'admirer la beauté exquise. --Ma bonne maîtresse! bégayait le métayer, tout haletant d'un contentement fou, lorsqu'il ouvrit d'une main fébrile la portière à la voyageuse. --Cardeuc! mon dévoué Cardeuc! fit la comtesse quand elle eut mis pied à terre, doublement émue par le drame sanglant de l'attaque et le bonheur de revoir son fidèle serviteur. Pendant cette reconnaissance, on retirait les malles de la voyageuse de dessous les cadavres des soldats, et chacun, par le postillon, apprenait les détails de la voiture assaillie et de l'assassinat de la malheureuse femme, dont il avait fallu abandonner le corps sur la route. --Sinistre présage pour moi! répéta maintes fois la comtesse attristée en suivant les siens vers l'embarcation qui allait la transporter de l'autre côté de la Loire. Elle était si belle, si gracieuse, si attrayante de formes, que ceux chez qui l'émotion pénible était de courte durée oublièrent l'aventure sanglante de la voiture, pour se donner tout à l'admiration pour la comtesse, marchant devant eux appuyée au bras de Cardeuc, heureux d'un pareil honneur. Sans l'événement tragique de la diligence, la rentrée de madame de Méralec sous le toit de ses aïeux eût été une véritable fête. Pendant huit jours, la veuve s'occupa de remeubler le château en s'adressant à Nantes et à Angers. Ce fut par les gens qui apportèrent des meubles de cette dernière ville qu'on apprit l'épilogue horrible de l'affaire de la diligence. On avait relevé sur la route le cadavre de la femme assassinée, mais privé de sa tête, que les bandits avaient fait disparaître. En même temps que ces ouvriers d'Angers contaient au château de Brivière l'épouvantable précaution prise par les brigands pour que la femme ne fût pas reconnue, ils apportaient aussi une autre nouvelle. Le bruit courait que des troupes allaient arriver en nombre à Rennes, Laval, Angers, Ancenis et Nantes. De tous ces points, en convergeant à un centre commun, s'engagerait, simultanément, une action énergique qui débarrasserait la province des bandes qui la ravageaient. On citait même le nom du général Labor, récemment arrivé à Nantes, qui devait commander en chef l'expédition. --Nous serons donc enfin délivrés de Coupe-et-Tranche et de ses exécrables compagnons, s'écria avec joie le Marcassin quand, en présence de madame de Méralec, on annonça cet événement prochain. Au bout de la semaine, la comtesse était à peu près installée. Son personnel de domestiques laissait fort à désirer sous le rapport de l'expérience du service et de la tenue correcte; mais comme la veuve avait déclaré qu'elle voulait faire vivre les gens du pays, force avait été au Marcassin, chargé du recrutement, de choisir parmi les moins engourdis de la localité. À la fin, le fidèle métayer avait hasardé cette proposition: --Tout récemment, j'ai recueilli chez moi ma nièce Gervaise. Madame la comtesse veut-elle l'accepter pour femme de chambre? --Dites pour dame de compagnie, Cardeuc, avait répondu la veuve. Et, le lendemain, Gervaise avait fait son entrée au château de Brivière. C'était le jour même des débuts de Gervaise auprès de la comtesse, que celle-ci avait reçu les deux officiers municipaux, Pipart et Croutot, qui l'avaient définitivement mise en règle avec toutes les exigences du décret sur la rentrée des émigrés. Elle était belle et riche, la veuve revenue. Cela devait inévitablement attirer à elle tous ceux qui méditeraient de lui faire, à leur profit, convoler à de secondes noces. De son côté, Clotilde avait vingt-trois ans, âge qui n'est pas précisément celui où on se complaît en une solitude profonde. De plus, le pays sortait d'une phase lugubre. Pendant de longues années de guerre civile, on avait été privé de plaisirs et de distractions aimables. En conséquence, quand on sut que la Brivière était habitée par une châtelaine de première beauté, avenante et gaie, chez laquelle on trouvait bon accueil et bonne table, ce fut, dans la société de choix, en plus des coureurs de dot, à qui se ferait admettre chez la veuve. Tant et si bien qu'à la fin du premier mois, le manoir était le rendez-vous de toutes les autorités des environs et de tous ceux qui savaient se présenter. Au milieu de ce tohu-bohu, Gervaise n'était pas oubliée par la comtesse, pour laquelle elle s'éprenait d'une affection sincère. Elle avait ses heures auprès de madame de Méralec, car toutes les matinées la réunissaient à la veuve. Alors c'était de longues et affectueuses causeries, où la comtesse se plaisait à faire raconter tout son passé à la jeune fille. --Mais, au moins, sais-tu quand reviendra ton père? lui demandait-elle. --Je l'ignore. Mon oncle, quand je l'interroge, me dit qu'il doit être en Italie, suivant l'armée française, qu'il ravitaille de chevaux et de fourrages, et il m'affirme que nous devons nous attendre à le voir venir nous surprendre au premier jour. Et lorsque, pour la dixième fois, Gervaise lui contait son aventure de la _Biche-Blanche_: --Et tu dis que cet homme était un colosse de force? Il a dû alors t'emporter comme une plume, ma pauvre chérie, disait la veuve. --En arrivant à l'auberge de la _Biche-Blanche_ j'étais brisée par les cahots d'une voiture suspendue dans laquelle je voyageais depuis deux jours. Mon oncle m'accorda trois heures pour me reposer dans une chambre. Je m'étais endormie tout habillée sur mon lit, quand je fus réveillée en sursaut. On m'avait entourée dans ma couverture et on m'emportait. --Alors tu as crié? --Non. La peur m'avait fait perdre connaissance. Mon évanouissement fut long car il était minuit quand je revins à moi. Le clair de lune me permit de me rendre compte de l'endroit où j'étais. C'était une salle délabrée, à demi pleine de décombres. Un homme dont la haute taille se découpait en silhouette, se tenait devant une fenêtre, guettant je ne sais quoi avec une attention extrême. À un mouvement que je fis en retrouvant ma connaissance, il se tourna vers moi en disant d'une voix menaçante: «Entre le magot et toi, ce n'est pas toi qui auras la préférence, la fille. Ainsi, ne bouge pas, ne crie point, si tu ne veux pas que je t'étrangle.» Puis il se remit à guetter. --De quel magot parlait-il? --Je n'en sais rien. Bientôt j'entendis le géant pousser une sourde exclamation de joie qu'il fit suivre de ces mots murmurés: «Tiens, l'imbécile qui m'apporte des avirons!» Et alors, s'adressant encore à moi, il me dit: «Si tu tiens à la vie, ne tente pas de t'enfuir pendant l'absence de deux minutes que je vais faire.» Il ouvrit doucement la porte de notre refuge et avança la tête au dehors. Puis il fit un pas, ensuite deux, semblant hésiter. Enfin, il s'élança et disparut. Aussitôt, derrière lui, j'entendis les pas précipités de plusieurs personnes courant sur sa trace. Au bruit des pas qui s'éloignaient succéda un coup sourd comme celui de la chute d'un corps lourd sur le sol. La porte se rouvrit brusquement pour donner passage à un homme dont je reconnus la voix, quand il me dit dans la demi-obscurité de la salle: --N'aie pas peur, ma nièce! C'était mon oncle, qui m'emporta dans ses bras en courant. Il me déposa dans un taillis au bord de la Sarthe en disant: --Ils vont faire ma besogne en tuant ce grand idiot. Nous avons le temps de respirer. Au bout de cinq minutes, mon oncle, qui regardait en amont de la rivière, s'écria joyeusement: --Oh! oh! voici, venant à nous, un moyen commode de voyager sans laisser traces. En effet, une barque munie de ses avirons, sans personne pour la diriger, dérivait au courant de la Sarthe, qui nous l'amenait. Mon oncle se mit à l'eau pour aller à la nage l'arrêter au passage. Quand il l'eut attirée à la rive et qu'il m'eut fait monter, il l'attacha par sa chaîne à une souche du rivage. --Attends-moi, je vais payer une dette, me dit-il. Et il prit sa course dans la direction de l'auberge de la _Biche-Blanche_. À ce point du récit de Gervaise, la comtesse interrompit en faisant entendre un rire argentin. --Drôle de moment pour aller payer une dette, dit-elle. À quoi Gervaise, avec un petit frémissement dans la voix, répondit en hésitant: --J'ignore quelle dette mon oncle avait à payer, mais quand il revint ses mains étaient rouges et il les lava dans la rivière. Tandis que je regardais épouvantée après avoir reconnu que ce rouge était du sang, il me rassura en me disant: --Ne va pas t'imaginer les grands diables, mon enfant, et c'est simplement une méchante chienne que j'ai tuée. Puis, en me voyant hésiter à le croire, il tendit vers moi sa main gauche que le sang rougissait à nouveau. --Vois plutôt: elle m'a mordue, me dit-il. Après avoir entouré sa main de son mouchoir, il entra dans la barque et prit les rames. Au moment même où nous débordions, des coups de feu retentissaient en amont de la Sarthe, à l'endroit où s'élevait cette bâtisse dans laquelle le géant m'avait tenue enfermée. C'était ainsi que, peu à peu, madame de Méralec s'était initiée au passé de Gervaise. Mais, dans ce passé de la jeune fille, il était un point sur lequel la comtesse aimait à revenir. C'était le chapitre de l'amoureux que la gentille blonde aimait, de son côté, sans savoir son nom. --Voyons, mignonne, il est impossible que tu ne saches pas même son petit nom, insistait la comtesse. --Je n'ai jamais osé le lui demander. --Et comment est-il, ce mystérieux jeune homme? --Grand, blond, des yeux qui brillent d'énergie, de belles moustaches. --Élégant, de belle allure! appuyait la veuve. À cette question, Gervaise répondait par une petite moue. --Ah! une tournure de lourdaud, à la taille épaisse? reprenait la comtesse. --Non, non, disait vivement Gervaise, défendant son amoureux. Au contraire, il est de taille svelte. --Alors, explique-moi ta moue, chérie. --Il a un petit défaut. --Ce n'est pas d'être bossu, j'imagine? s'écriait la veuve avec une terreur feinte. --Je le trouve un peu raide, un peu gourmé dans ses habits. Il a un je ne sais quoi qui le fait paraître emprunté, détaillait Gervaise. --Comme un militaire en bourgeois, avançait la veuve. Mais cette comparaison n'était pas à la portée de la jeune fille qui, dans sa solitude de Mégin, si elle avait vu passer des soldats, ne les avait aperçus jamais que sous l'uniforme. Aussi, comme elle hésitait à répondre, madame de Méralec lui demanda: --Veux-tu t'instruire à ce sujet? --Oui, madame. --Eh bien, ma bellote, pas plus tard que ce soir, je reçois à dîner des militaires... un général et sa suite... Il est probable que quelques-uns se présenteront sous l'habit bourgeois. Tu seras à même de juger s'ils n'ont pas le même défaut que tu reproches à ton amoureux. Madame de Méralec disait vrai. Le soir même, elle attendait le général Labor qui, affirmait le bruit public, devait bientôt diriger en chef le mouvement de troupes qui allait, d'un seul coup, anéantir les bandes. De Nantes, où il aurait été trop loin, le général Labor était venu, avec toute sa suite, s'établir à Ingrande, point central de l'opération. Dès le second jour, la réputation de beauté de la comtesse et les éloges de sa fastueuse et aimable hospitalité étaient venus à ses oreilles. Le général Labor aimait les jolies femmes et la table. Les occasions lui étaient rares de contenter ces deux goûts. Il s'était empressé de demander la permission de présenter ses hommages à la comtesse qui avait répondu par une invitation à dîner. Le soir donc, le général Labor et ses officiers vinrent s'asseoir à la table où madame de Méralec le recevait pour ainsi dire dans l'intimité, car rien que trois invités civils, dont l'ogre Pipart, partageaient ce repas. Le Marcassin avait obtenu de sa maîtresse la permission de se mêler aux gens de service, pour pouvoir admirer tout à son aise le brave soldat qui allait enfin délivrer le pays du redoutable Coupe-et-Tranche et de sa bande. La veuve était trop jolie pour n'avoir pas le droit d'être indiscrète. Elle en abusa vers le milieu du repas. --Eh bien, général, demanda-t-elle avec son plus aimable sourire, quand entrez-vous en campagne? Labor en était à son dixième verre d'un vin généreux qui lui chauffait le cerveau. Le regard de la comtesse lui fit chaud au coeur. Sous l'influence de cette double chaleur, il oublia d'être prudent. --J'entrerais demain en campagne, si je le pouvais, répondit-il. --Vos troupes ne sont-elles pas encore arrivées? --Pardonnez-moi, comtesse, toutes mes forces sont au grand complet, et, pour agir, elles guettent mon signal. --Pourquoi ne le donnez-vous pas? --Parce que des ordres me prescrivent d'attendre que j'aie été rejoint par un individu dont les renseignements doivent m'être indispensables... J'ai envoyé chercher cet homme à l'endroit où il m'avait été dit que je le trouverais... Il avait disparu!... Et, depuis, il m'a été impossible de mettre la main dessus. Et le général Labor, s'oubliant un peu, lâcha cette phrase: --Que mille millions de diables patafiolent ce satané Meuzelin!!! Pour tous les convives, ce nom de Meuzelin était parfaitement inconnu. On se regarda à la ronde, s'interrogeant du regard sur le personnage cité. Il s'ensuivit un silence pendant lequel on entendit le fracas des mâchoires de Pipart qui broyait des os pour prendre patience; car, l'attention prêtée par chacun, mangeurs et servants, aux paroles du général, avait un peu arrêté le dîner. Le digne officier municipal ne s'était pas vanté en parlant de son appétit. Il mangeait à l'heure, au jour, à la semaine, au mois, tant qu'on aurait voulu, s'il fût venu à quelqu'un la fantaisie de faire les frais de sa voracité. Il était attaqué de cette maladie, alors à peu près inconnue à la science, qui l'appelait «_le foie chaud_» et qui, aujourd'hui, un peu moins inexpliquée, mais toujours inguérissable, se nomme «_la boulimie_» ou, plus communément: «_diabète de faim_». Quelle qu'en soit la cause, la Boulimie est un mal terrible, heureusement fort rare. C'est une faim que rien ne peut satisfaire. Plus le malade mange, plus il a faim, pourrait-on dire, car elle s'accroît en raison des aliments qu'on lui donne plus nombreux. Aussi, quand la maladie se prolonge, le malheureux arrive à dévorer des quantités qui suffiraient à vingt appétits ordinaires. Et toujours la faim est là, inassouvie, impérieuse, poussant le malade, dans les derniers temps, à ne plus regarder à la nature des aliments et à se jeter sur tout ce qui peut lui servir de pâture... voire une charogne en putréfaction! Pipart n'en était pas encore là, mais il mangeait déjà de bien formidable façon. Ancien tanneur, il possédait une petite fortune, qui eût été insuffisante pour satisfaire son estomac, s'il n'eût trouvé le moyen de le contenter, en majeure partie, à la table des autres. C'était un pique-assiette, mais non un pique-assiette ordinaire qui déjeune chez l'un et dîne chez l'autre. Oh! que non pas! Il avait étudié les heures différentes où ses nombreux amphitryons se mettaient à table. À peine le bec torché chez l'un, il courait s'attabler chez l'autre. Par ce procédé, Pipart arrivait, à la fin de sa journée, à avoir fait quatre déjeuners, trois goûters, deux dîners et deux soupers. Restait la nuit; mais il avait sa fortune qui lui servait à s'offrir des collations entre chaque somme. Pour manger gratis, Pipart était capable de toutes les complaisances, de toutes les bassesses et des plus monstrueux mensonges. Quand il avait affirmé avoir connu madame de Méralec «haute comme ça», était-il sincère? Peut-être oui. Peut-être aussi avait-il flairé de fins dîners à venir chez la charmante femme. Elle avait besoin d'un témoin. Il avait pour ainsi dire offert sa signature en échange de bons fricots futurs. Quoi qu'il en fût, Pipart était donc un des rares civils admis au dîner offert par la comtesse au général Labor et à ses officiers. Quand le général avait lâché son «Mille millions de diables!» à propos de ce Meuzelin disparu au moment où il l'attendait pour entamer sa campagne, un petit silence d'étonnement, on le sait, avait suivi ce juron par trop militaire. Il fut rompu par Pipart qui, entre deux bouchées, demanda: --Ce Meuzelin, c'est un de vos collègues, n'est-ce pas, général? Labor avait la tête près du bonnet et, dans cette tête, étaient montées les chaudes fumées d'un vin copieusement bu. C'était plus qu'il n'en fallait pour irriter le général en entendant faire de Meuzelin un de ses collègues. Il allait donc rabrouer d'importance le maladroit questionneur, quand son regard furibond, qui allait chercher Pipart, rencontra les deux yeux de la comtesse qui, curieusement, demanda: --Oui, au fait, général, quel est ce Meuzelin qui vous fait faute pour votre expédition? Le vers de tragédie: Sur nos pareils, Néarque, un bel oeil est bien fort, pouvait s'appliquer à Labor, qui avait le coeur des plus tendres. Sa bile s'apaisa devant le regard de la gracieuse Clotilde et il se hâta de répondre, mais avec un accent de dédain: --Meuzelin est un de ceux dont on se sert, mais qu'on se garde bien d'avouer. Chacun avait entendu avec intérêt et surprise la déclaration de Labor. Nul, de toute l'assistance, n'était plus attentif aux paroles du général que Marcassin qui, plein d'une admiration anticipée pour le chef qui allait bientôt purger la contrée de Coupe-et-Tranche et de ses malfaiteurs, écoutait, bouche béante, dans le coin de la salle, où il était mêlé aux gens de service, chaque phrase du futur libérateur du pays. --Alors, votre Meuzelin est tout simplement un espion, un agent de police? appuya madame de Méralec. --Vous l'avez dit, comtesse. --Pouah! fit la jolie femme avec un accent de commisération; je vous plains, mon cher général, d'avoir à vous commettre avec de pareilles espèces. --C'est de toute nécessité. Cet agent, qui dirige une douzaine de policiers subalternes qu'il a distribués de droite et de gauche, a étudié le pays à fond depuis deux ans. À n'en pas douter, il a découvert bien des mécréants qui se croient inconnus. Sur ses indications, je suis à peu près certain d'agir à coup sûr... du moins c'est ce que m'affirme la dernière dépêche du ministre de la police. --Et quel genre d'homme est-ce, ce phénix de la police? Petit? grand? bancal? crochu? débita railleusement madame de Méralec. --Là-dessus, je ne saurais vous renseigner, comtesse, car je ne l'ai jamais vu. Mais ce que je sais, c'est qu'il passe pour être le finaud des finauds. Et le général, après cet éloge, ajouta d'un ton convaincu: --J'aurais bien voulu l'avoir sous la main, il y a un mois. --Mais, fit la veuve, il y a un mois, vos troupes n'étaient pas encore arrivées, vous ne pouviez agir et, partant, vous n'aviez pas besoin de cet homme. --Oh! ce n'est pas pour cela. --Pourquoi donc? --Je suis persuadé que Meuzelin aurait fini par deviner le mystère de la femme assassinée dont les bandits ont fait disparaître la tête. --Ah! oui, ma pauvre compagne de voyage! fit la veuve dont la voix s'attrista à ce souvenir tragique. --Car, enfin, poursuivit le général, il doit exister un motif pour que les misérables aient pris cette précaution qu'ils avaient négligée jusqu'à ce moment. Il fut interrompu par l'apparition du rôti, un magnifique cuissot de chevreuil, qu'un domestique plaçait devant son nez, sur la table. --Eh! eh! agréable fumet, fit-il en ouvrant béantes à l'arôme ses narines de gourmand. Car Labor, à ses prédilections pour les belles femmes et le bon vin, joignait aussi la qualité d'être un fin mangeur. Derrière le valet, qui avait servi le chevreuil en arrivait un autre porteur d'un plat sur lequel s'étalait un monstrueux gigot, qu'il vint poser devant Pipart, dont les yeux s'allumèrent, avides et joyeux, à l'aspect de cette montagne de viande. --Mon cher Pipart, c'est votre plat, bien à vous et rien qu'à vous... pour vous tout seul, annonça la veuve, en riant, à son convive. --Je vais tâcher de me montrer digne des bontés de madame la comtesse, répondit l'ogre d'une voix reconnaissante. Alors, attirant le plat devant lui en guise d'assiette, comme si ce gigot de dix livres n'eût été qu'une simple mauviette, il se mit à dévorer. Soudain, dans la cour du château, sur laquelle s'éclairait la salle à manger, le pavé cliqueta sous les fers d'un cheval arrivant au galop. À ce bruit, le général s'adressa à madame de Méralec: --Au moment de venir ici, dit-il, j'attendais une réponse à une demande que j'ai adressée par le télégraphe à Chartres. J'ai commandé, si elle arrivait, que cette réponse me fût apportée ici... Me permettez-vous, madame, d'aller au-devant de mon messager? Pour toute réponse, la comtesse se tourna vers un domestique: --Amenez ce courrier au général, commanda-t-elle. Une minute après, l'envoyé entra. C'était un gendarme. Il fit le salut militaire et tendit une lettre en annonçant: --Venue par dernière heure de jour. Labor prit la dépêche, l'ouvrit vivement, y jeta les yeux et, avec une crispation nerveuse, froissa le papier, qu'il mit dans sa poche. Puis, se tournant vers le gendarme: --Tu diras, de ma part, à ton colonel qu'il ne compte pas sur l'homme dont il m'avait parlé... Remonte à cheval. Le gendarme s'éloignait quand la comtesse appela le Marcassin. --Cardeuc, dit-elle, avant son départ, conduis ce brave soldat à l'office et aie bien soin de lui. Et, d'un regard, elle sollicita l'assentiment du général, qui s'inclina en signe d'acquiescement. Après le dîner, quand on fut dans le salon, la comtesse, plus gracieuse que jamais, s'approcha du général: --Cette dépêche a paru vous contrarier, dit-elle. Ce disant, elle se tenait devant Labor, le visage si près du sien que le parfum de sa chevelure montait aux narines du vieux brave. --C'est vrai, fit-il en aspirant à plein nez. Je n'ai vraiment pas de chance. Madame de Méralec posa sur le bras du général sa main exquise de forme. --Pas de chance! en quoi donc, mon cher général? demanda-t-elle d'une voix qui tinta mélodieusement aux oreilles de Labor, dont les yeux s'attachaient ardents sur la main qui s'appuyait sur lui. L'ouïe! l'odorat! la vue! Labor, sur cinq sens, en avait trois si agréablement charmés qu'il répondit sans trop réfléchir: --À défaut de Meuzelin, j'avais demandé qu'on m'envoyât de Chartres un homme qu'on m'avait beaucoup vanté... Il paraît, m'annonce la dépêche, que, lui aussi, il a disparu. --C'était aussi un agent de police? --Oh! non!... c'est un brave lieutenant de gendarmerie, nommé Vasseur. Si le général n'eût été absorbé dans la contemplation de la main de la comtesse, il aurait été grandement étonné en voyant la pâleur qui, subitement, avait envahi le visage de la jolie femme. Quand le général, mettant fin à son extase devant la main de la veuve, releva les yeux, la comtesse n'avait pu encore complètement maîtriser le trouble qu'avait causé le nom de Vasseur. À la vue de ce visage altéré, la fatuité monstrueuse du militaire le poussa aussitôt à une énorme bourde qui nécessite quelques explications. Labor était, comme on dit, fils de ses oeuvres. Ancien garçon boucher que le recrutement avait, jadis, ramassé en un jour d'ivresse, il était sergent lorsque la révolution avait éclaté. C'était un risque-tout, aimant la poudre, brave jusqu'à la témérité. Les guerres de la République lui avaient tant fourni l'occasion de prouver son audace qu'il avait promptement fait son chemin. Mais, sous l'uniforme de général, l'homme était resté ce qu'il était au début, c'est-à-dire une nature brutale, grossière, aux appétits bassement sensuels, aux instincts vulgaires. Lourd, grand, bel homme aux chairs fraîches, se croyant un Adonis, quand il n'était qu'un superbe portefaix, Labor se mirait dans ses plumes. De trop faciles succès de garnison lui avaient donné une pyramidale suffisance. Ce Don Juan d'amours faciles en était arrivé à s'imaginer qu'à son aspect pas une femme ne pouvait rester insensible. Donc, à la vue du trouble de la veuve et en remarquant qu'elle l'avait peu à peu entraîné à l'écart de ses invités, la vanité stupide de Labor s'attribua cette émotion et lui fit souffler avec un sourire vainqueur: --Prenez garde, comtesse, on nous observe. Phrase, ton, sourire, tout était si grossièrement fat que la comtesse en demeura interdite, se demandant si le soudard n'avait pas trop bu. Loin de rien comprendre, Labor se fit encore gloire de cet embarras. Il le mit sur le compte du trouble de la femme qui se voit devinée. Toujours gonflé de lui-même, il murmura ce second avis: --De grâce, madame, commandez à votre visage. Puis, en mignardisant, ce qui lui donnait un peu l'air d'un boeuf qui jouerait au volant, il ajouta d'un ton cavalièrement aimable: --Vous serez cause, belle dame, que, peut-être, cette nuit, je vais être lâche. Et il se hâta d'ajouter avec un air dolent: --Oui, cette nuit, je tremblerai devant le danger, en pensant que je puis être à jamais privé du bonheur de vous revoir. Soit que madame de Méralec ne voulût pas paraître avoir compris l'inconvenance du lovelace de bas lieu, en se réservant de ne plus le recevoir, soit qu'elle eût remis à plus tard la leçon que méritait son impudente fatuité, elle saisit avec empressement l'occasion qui s'offrait d'amener la conversation sur une autre pente. --Vous devez donc, cette nuit, affronter un danger, général? demanda-t-elle. --Oh! oh, fit Labor se reprenant, je dis un danger sans en être bien certain, car les chenapans, dont je vais entreprendre la destruction, ne doivent avoir de courage que pour attaquer de pauvres diables sans défense... Néanmoins, je veux, comme on dit, tâter le fer de mon adversaire. Aussi me suis-je mis d'une expédition qui sera faite cette nuit... idée de me trouver en face des gredins en question, que je compte attirer dans un traquenard préparé depuis huit jours. --Un traquenard? répéta la comtesse d'un ton curieux qui semblait demander des détails. Labor comprit, et, tout souriant du prochain succès de sa ruse, il continua: --Sachez donc que, depuis huit jours, j'ai fait propager le bruit que la recette de Nantes, arrivée à Ingrande où elle se grossit de celle de cette ville, devait partir cette nuit pour Angers. À coup sûr, les bandits vont aller s'embusquer au passage pour happer ce butin, qui dépasse quatre cent mille francs... Pour eux, malheureusement, le jeu ne vaudra pas la chandelle, car j'escorterai les voitures avec des forces échelonnées à distance, qui se concentreront au premier coup de feu... Les bandits, au lieu d'écus, ne récolteront que des coups de fusil. --Qui sait? fit la comtesse avec une moue de doute. --Vous croyez que le fameux Coupe-et-Tranche n'osera pas s'aventurer en cette circonstance? Madame de Méralec se mit à rire. --Si je ne craignais de vous offenser, général, je vous dirais que... commença-t-elle. --Que quoi? fit Labor. --Que votre plan laisse à désirer... J'ai bien peur que vos écus n'arrivent jamais à Paris. --Parce que? --Vous n'escorterez le convoi que d'Ingrande à Angers, n'est-ce pas? --Oui, jusqu'à l'arrivée à Angers. --Alors, qui vous dit que les détrousseurs qui, eux aussi, ne doivent pas être sans avoir leurs espions, n'iront pas attendre le convoi à sa sortie d'Angers, là où ils ne courront plus risque de cette récolte de coups de fusil que vous leur promettez? Labor se mit à rire. --Vous n'avez donc pas compris? demanda-t-il. --Est-ce qu'il y a un dessous de cartes? --Naturellement, oui, belle dame. Madame de Méralec affecta une mine craintive qui la rendait vraiment charmante, et débita d'un ton faussement timide: --Est-ce qu'il faudrait avoir peur d'être refusée, si on était tentée de demander quel est ce dessous de cartes? Labor saisit cette occasion de revenir à ses moutons. Il fit ses yeux blancs, montra son plus aimable sourire et modula d'une voix languissante: --Peut-on vous refuser quelque chose, trop séduisante curieuse? Un désir de vous n'est-il pas un ordre pour moi? La veuve, à son tour, lui renvoya la phrase. --Prenez garde, général, on vous observe. Le soudard, au lieu de comprendre la raillerie, eut une nouvelle crise de fatuité lourde et idiote. Il crut avoir ville conquise et le visage tout illuminé de gloriole vaniteuse, il allait encore lâcher quelque monstrueuse sottise, quand la veuve lui envoya sa seconde phrase: --De grâce, général; commandez aussi à votre visage! Ensuite, souriante, elle demanda: --Et ce dessous de cartes? --Oh! il est bien simple. Dans les voitures que j'escorterai jusqu'à Angers, il n'y aura pas un sol. --Alors les fameux quatre cent mille francs n'existent donc pas? --Si, bel et bien. Seulement, pendant que Coupe-et-Tranche ira les attendre sur la route d'Ingrande à Angers, ils fileront en tapinois d'Ingrande à Laval. --Sans escorte? --À quoi bon, puisque mon déploiement de forces autour de mes voitures vides aura attiré Coupe-et-Tranche sur une piste où, je vous l'ai dit, il n'aura, s'il m'attaque, que des balles à recevoir? La comtesse secoua la tête d'un air mécontent. --Sans escorte, insista-t-elle; c'est bien imprudent de votre part, général. --Mais, je vous le répète, ma charmante, puisque, d'Ingrande à Laval, ma ruse aura rendu la route libre. --Oui, mais votre ruse, qui vous assure que Coupe-et-Tranche ne la connaît pas? --Oh! oh! fit Labor avec un sourire malin, de cela, je le défie bien... et pour une excellente raison. --Quelle raison? --Que personne n'a pu en bavarder. Tandis que la veuve secouait encore la tête en signe qu'elle ne croyait pas à une discrétion aussi complète, le général ajouta en pesant sur ses mots: --Attendu que, ce secret, vous êtes seule à le connaître, car ce n'est qu'au dernier moment du départ que je donnerai mes ordres. La veuve leva vers Labor un regard qui le remerciait de sa confiance et elle allait y ajouter sans doute quelques paroles, quand, tout à coup, ses yeux dévièrent en même temps qu'elle demanda: --Est-ce que tu as à me parler, Cardeuc? À cette question, le général se retourna. Derrière lui se tenait le fidèle métayer qui répondit: --Je venais prendre congé de madame la comtesse avant de retourner à ma métairie. Madame n'a rien à m'ordonner? --Que de bien dormir cette nuit, mon brave Marcassin, dit gaiement la comtesse. --Oh! je réponds que je m'en acquitterai à souhait, promit le serviteur qui semblait tomber de fatigue. Après ces mots, se tournant vers Labor, il lui envoya ce compliment: --On peut dormir tranquille, à présent qu'on sait son sommeil protégé par le citoyen général. Après un double salut à Labor et à sa maîtresse, il partit de son pas lourd et traînant. Une heure plus tard, la comtesse recevait les adieux de ses invités. En prenant congé du général, elle le regarda tout anxieuse: --Jusqu'à demain, dit-elle; je vais être bien inquiète à votre sujet, général. Je compte sur un mot, à votre retour, qui me rassurera. --Permettez-vous, au lieu d'écrire, que je vienne vous montrer en personne que je ne suis pas mort? proposa Labor. --Alors, à demain! dit vivement la veuve. Et, vous savez, pas d'imprudence de courage cette nuit; conservez-vous à vos amis. Le général se courba sur la blanche et mignonne main qu'on lui donnait à baiser. --Elle est folle de moi, pensa-t-il en y appuyant ses lèvres. Quand madame de Méralec entra dans sa chambre à coucher, elle y trouva Gervaise qui l'attendait. --Eh bien, ma bellote, tu as vu, ce soir, des militaires en bourgeois. As-tu reconnu en eux cette tenue un peu raide qui t'a frappée chez ton amoureux? demanda-t-elle. --Exactement la même. --Alors, mon enfant, tu aimes un soldat. Congédiée avec un baiser, Gervaise après l'avoir aidée à se mettre au lit, quitta la comtesse qui annonçait avoir grande envie de dormir. Mais le sommeil ne vint pas, car, plus de deux heures après, Madame de Méralec veillait encore, les yeux fixés dans le vide, pendant que ses lèvres murmuraient avec un frémissement: --Vasseur! Vasseur! Puis, tout à coup, la voix haletante, la face contractée: --S'il en aimait une autre! grondait-elle avec un accent de jalousie féroce. XII Le lendemain, sur les deux heures de l'après-midi, moment où chaque jour, le Marcassin venait prendre les ordres de la comtesse, le fidèle métayer se trouvait dans l'espèce de petit salon boudoir, qui précédait la chambre à coucher de la belle Clotilde. Il se tenait debout près de Gervaise qui, assise près d'une fenêtre, s'occupait d'un travail à l'aiguille. --Ainsi, petite nièce, madame de Méralec n'est pas visible? demandait-il. --Non, mon oncle. La comtesse, quand je suis entrée aujourd'hui, de bon matin, dans sa chambre, m'a annoncé qu'elle avait passé une nuit blanche. Le sommeil a dû lui venir dans la matinée, car elle n'a fait aucun appel... Je me fais donc un devoir de ne pas troubler son repos, à moins d'un motif urgent. En écoutant la jeune fille, son oncle avait levé les yeux vers la fenêtre qui lui faisait face. --Alors, fillette, reprit-il, je crois qu'il te va falloir réveiller ta maîtresse, car ce «motif urgent» dont tu parles m'a tout l'air d'arriver là-bas à cheval. Ce disant, Cardeuc montrait du doigt la campagne qu'on voyait, par la fenêtre, s'étendre à perte de vue, coupée par une route poudreuse qui, faisant le coude, au loin, derrière un fort bouquet d'arbres, conduisait du bord de la Loire au château de la Brivière. De derrière le bouquet d'arbres avait débouché un cavalier dont la monture arrivait ventre à terre. --Mais, c'est le général! fit Gervaise. --Et, tu vois, il est pressé d'arriver. Ce serait donc cruel de le faire attendre. Va prévenir ta maîtresse, mon enfant; elle ne pourra t'en vouloir. Gervaise entra chez la comtesse, laissant son oncle devant la fenêtre, les yeux toujours attachés sur l'arrivant. Dès qu'il fut seul, le Marcassin fit entendre ce petit hoquet bas et précipité qui, chez lui, remplaçait le rire fou, et son oeil brilla joyeux. --Eh! eh! Tu as eu le nez cassé, ivrogne bavard! murmura-t-il. Tandis que le général ralentissait l'allure de son cheval en approchant du château, pour dissimuler son empressement à revoir la charmante veuve, le Marcassin frotta ses énormes mains velues en ricanant: --Viens au pas, viens au galop, tu n'en es pas moins pincé, gros pigeon amoureux. Il achevait quand madame de Méralec entra. Gervaise l'avait trouvée habillée et près de quitter sa chambre. Le métayer lui montra Labor qui mettait pied à terre dans la cour du château. --Encore un qui voudrait faire cesser votre veuvage, dit-il avec sa familiarité de vieux serviteur. --Oh! crois-tu? fit Clotilde en souriant. Il la regarda dans les yeux. Peut-être aurait-il lâché quelque grosse plaisanterie bien salée de campagnard qui a son franc parler, mais la présence de Gervaise le retint. Il se contenta de dire: --C'est en lui promettant du sucre qu'on voit un chien faire le beau! Là-dessus, il se tourna vers Gervaise: --Si tu veux, fillette, nous allons descendre pour recevoir le général? proposa-t-il. Bientôt Labor faisait son entrée dans le boudoir où la comtesse était restée seule. Sa nuit blanche avait laissé des traces de fatigue sur le visage de la veuve. Du premier coup d'oeil, le général constata cette altération et il s'en attribua la cause. --Elle a passé sa nuit entière à penser à moi, se dit-il. Mais si la figure de la comtesse était quelque peu languissante, ce n'était rien à côté du visage de Labor. Bien qu'il affectât gracieuse mine et heureux sourire, il ne portait vraiment pas beau! Ses yeux teintés de jaune attestaient que sa bile avait été violemment secouée. Un tic nerveux qui agitait légèrement ses lèvres et ses gestes saccadés prouvaient une humeur rageuse que, devant la veuve, il s'efforçait de maîtriser. Il était clair comme le jour que le caractère du général était à la tempête violente. Il eût été maladroit, de la part de madame de Méralec, de ne pas s'en apercevoir. Ce fut donc d'un ton affectueusement désolé qu'elle s'écria: --Savez-vous, général, que votre vue me donne des remords. --En quoi, comtesse? --À la lassitude que je vois sur vos traits, j'en suis à maudire ma curiosité qui, au lieu de vous accorder un repos nécessaire après un nuit de fatigue et de combat, a su vous arracher la promesse que vous viendriez au plus vite, aujourd'hui, me faire le récit du succès de votre expédition nocturne. Le mot de succès fut le feu aux poudres. Oubliant de se poser plus longtemps en vraie fleur des pois, il tressauta tout furieux en s'écriant: --Ah! mille tonnerres! Il est joli, mon succès! J'en crève de rage dans ma peau. Et il se mit à se promener dans le boudoir comme une bête fauve en cage, serrant les poings, faisant sonner ses talons en grondant: --Que la peste soit de cet ivrogne! Il fut arrêté en sa promenade de forcené par la petite main de Clotilde qui se posa sur son bras. Bien doucement et son regard doux et ému fixé dans les yeux du furibond, elle le ramena vers son siège, et quand il se fut rassis, elle demanda d'une voix pleine d'un tendre intérêt: --Ne puis-je être votre confidente, général? Voyons, qu'est-il donc arrivé? L'aveu partit comme une fusée, tant Labor avait besoin de se soulager en contant son déboire amer. --Il est arrivé, parbleu! que cet infâme pendard de Coupe-et-Tranche a volé les quatre cent mille francs du gouvernement! Ce fut à grand'peine que son immense surprise permit à la comtesse de bégayer: --Mais, pourtant, votre ruse de faire filer l'argent sur Laval pendant que vous feigniez de l'escorter sur Angers? --Ah! oui, parlons-en, de ma ruse, grogna furieusement Labor. Il paraît que les gredins la connaissaient; car, pendant que je ne trouvais personne sur la route d'Angers, ils mettaient la main sur le magot. Madame de Méralec leva son doigt rose, et, d'une voix sévère: --Général! général! fit-elle, vous aurez eu l'indiscrétion de confier encore à un autre que moi cette ruse que vous ne deviez dévoiler qu'au dernier moment du départ. --Non, non, comtesse; j'ai fait comme je vous l'avais dit, affirma Labor. Excepté à vous, je n'en avais ouvert la bouche à personne. C'est à n'y rien comprendre. Sur ces derniers mots, Labor, pris d'un nouvel élan de fureur, s'écria: --Oui, c'est à n'y rien comprendre... pas plus qu'à ce billet que j'ai trouvé hier, attendant mon retour au logis. Peu à peu Labor s'était calmé. Avec son sang-froid revenu, il pouvait à présent, être tout à son sujet. --Devinez de qui était ce billet? s'écria-t-il. --Dites, fit la comtesse. Le général ménagea son effet en faisant une pause; puis, d'une voix qui appuyait sur le nom: --De Meuzelin, déclara-t-il, de ce policier dont je vous ai parlé hier en vous disant que je ne savais où le retrouver. --Il est donc venu vous rejoindre? --Nullement. Il s'est contenté de m'écrire ce billet qui, si je l'avais lu à temps, aurait empêché Coupe-et-Tranche de faire son coup... Car j'aurais compris cette partie de la lettre qui concerne les quatre cent mille francs. --Il y a donc une partie du billet qui vous est restée incompréhensible? Le général hésita un peu. Enfin, il porta la main à sa poche en disant: --J'ai sur moi cet écrit de Meuzelin. Nous allons le lire ensemble... Peut-être m'aiderez-vous à deviner l'énigme. Tout en cherchant le billet de Meuzelin dans sa poche, le général continua d'un ton de dédain: --Oui, ce policier aurait cent fois mieux fait de mettre les points sur les _i_ au lieu de m'écrire ses calembredaines vraiment incompréhensibles... Ah! voici l'écrit de notre homme. Ce disant, il montrait un papier qu'il se mit à déplier en ajoutant: --Permettez-moi de vous en faire la lecture. Et il lut aussitôt en ânonnant un peu: «_Général Labor, faites, cette nuit, tout le contraire de ce que vous avez décidé..._» Labor s'arrêta à cette phrase et, s'adressant à madame de Méralec: --Cela, ça se comprend, dit-il. Mais écoutez la suite, comtesse. Voici qui devient inintelligible. Il reprit la lecture en traînant sur les mots avec le ton moqueur de quelqu'un qui répète les bêtises d'un autre: «_Méfiez-vous en vous rappelant l'histoire d'Hercule aux pieds d'Omphale._» Sur ce dernier mot, il regarda la veuve en demandant: --Hein! comprenez-vous quelque chose à ce que chante le drôle? --Continuez, fit Clotilde. --C'est tout, absolument tout... puis signé «Meuzelin». Voyez plutôt. Et Labor tendit le papier à la comtesse qui, après l'avoir parcouru des yeux, le jeta négligemment sur un guéridon placé près d'elle. --Hein! répéta le général. À quel propos va-t-il chercher Hercule et Omphale?... Qu'est-ce que ces citoyens-là, je vous le demande? Le brave Labor n'avait poussé ses classes que jusqu'à la lecture et un peu d'écriture. Il en donnait la preuve la plus incontestable. --Vous ne connaissez pas la mythologie? demanda Clotilde avec un effort pour ne pas rire qui lui serrait les lèvres. La mythologie! Pour le général, ce devait être une femme, quelque gourgandine de garnison. À cette question et en voyant la moue que donnait à la veuve son rire retenu, il crut à la jalousie de la comtesse s'enquérant de son passé amoureux. En conséquence, il se leva d'une seule pièce et, la main gauche sur son coeur, l'autre tendue en avant, il débita d'un ton grave: --Je vous jure, comtesse, que jamais cette créature n'a régné sur mon âme! Puis, tout naïvement: --Si nous revenions au billet de Meuzelin? proposa-t-il. Après la balourdise que venait de commettre le soudard, Clotilde ne pouvait plus aborder l'explication franche. Elle prit un biais pour éclairer l'ignorance de Labor. --Sachez-donc que La Mythologie, une épicière de Bordeaux, avait une fille appelée Omphale, aimée d'un colonel célèbre du nom d'Hercule. Cette Omphale, abusant de la confiance de son amant, sut si bien s'y prendre qu'elle lui arracha la liste de tous ceux des officiers de son régiment qui avaient de vilaines dents. Labor avait écouté, l'oreille tendue, la bouche ouverte, l'oeil rond, ces renseignements sur Omphale. --Oh! la tarpiaude! s'écria-t-il indigné. Après quoi, au bout d'une courte réflexion, il reprit avec étonnement: --Mais je ne vois pas trop quel rapprochement Meuzelin peut faire entre moi et ce colonel Hercule. --En citant l'aventure d'Omphale, le policier a voulu vous rappeler tout le danger qui existe à confier certains secrets à une femme. Cette fois, Labor ouvrit des yeux démesurément écarquillés. --Une femme, fit-il. À quelle femme pourrais-je aller me confier aussi bêtement? --Dame! cherchez parmi vos nombreuses amies, articula Clotilde en riant. Le général crut encore à la femme aimante dont la jalousie jetait le plomb de sonde dans sa vie privée. À nouveau, il remit sa main gauche sur son coeur et avança encore la main en jurant: --Je vous donne ma parole que, depuis quinze grands jours, je n'ai parlé à aucune femme... sauf à vous. --Alors il faut croire que c'est moi dont parle Meuzelin. En éclatant de son rire frais et perlé, la veuve continua: --Selon cet agent, je suis l'Omphale qui a causé votre insuccès de cette nuit en prévenant Coupe-et-Tranche qui guettait les quatre cent mille francs... Méfiez-vous de moi, général, méfiez-vous de moi! Bien que ce fût dit en riant, Labor protesta. --Jamais je ne vous ferai une telle injure, comtesse! déclara-t-il. --Et vous aurez grand tort, car Meuzelin persistera dans son idée que je vous trahis. Le général se redressa sévère et indigné: --Ce Meuzelin est un imbécile! déclara-t-il tout sec. --Oubliez-vous qu'il vous est recommandé par le ministre de la police, qui, pour ainsi dire, vous l'impose à titre de conseiller? C'était blesser Labor au plus vif de son amour-propre. Il sourit de mépris en répliquant: --Je saurai me passer de ses conseils. Puisque ce croquant, au lieu de m'écrire, ne fait pas acte de présence, j'agirai de moi-même. Dès ce soir, les troupes sortiront de leurs cantonnements. Tout en parlant, il s'était avancé vers le guéridon où Clotilde avait posé la lettre de Meuzelin et étendait le bras pour la reprendre. La comtesse posa vivement sa main sur celle de Labor. --Non, non, dit-elle, ne prenez pas cet écrit; il me semble qu'il vous porterait malheur! La façon tragique dont il vous est parvenu est d'un trop mauvais présage. Et, secouée par un frisson d'épouvante: --Songez-y donc, continua-t-elle, ce billet n'a-t-il pas été trouvé sur le cadavre de ce malheureux gendarme Patigneul?... Oui, il vous serait funeste. Croyez-en l'instinct de mon coeur. Mais le mot à peine lâché, elle rougit, et, bien vite, elle se reprit en disant: --Croyez-en la voix... de ma raison. Déjà troublé par le contact de la peau douce et tiède de la main de Clotilde, qui effleurait la sienne, l'ardent soudard, au mot de coeur, avait redressé son torse. La tête rejetée en arrière, l'air triomphant, il allait lâcher son cocorico de coq vainqueur, quand la veuve lui coupa la parole en disant d'une voix suppliante: --N'abusez pas, mon ami! Au lieu de reprendre la lettre, il s'éloigna du guéridon en se disant: --La belle, décidément, m'adore à ce point qu'elle n'est plus maîtresse de cacher sa passion. Cependant la veuve avait commandé à son embarras. D'un ton qui implorait encore, elle reprit: --Parlons d'autre chose. Au hasard, sans réfléchir, car, dans son trouble, le sujet de diversion qu'elle proposait était lugubre, elle ajouta: --Parlons de l'assassinat de Patigneul. --Mais, fit le général, Patigneul n'a pas été assassiné. Sa mort résulte d'un accident. Comme je vous l'ai dit, l'ivrogne avait tant bu à votre office qu'il ne pouvait plus se tenir à cheval. Il a vidé l'étrier à deux cents pas au plus de mon cantonnement. Quand une patrouille a ramassé le corps, un énorme trou à la tempe et un gros caillou ensanglanté retiré de dessous sa tête expliquaient suffisamment que sa mort provenait d'une chute de cheval. --Et c'est avec l'idée qu'en trouvant le corps on trouverait aussi son billet que Meuzelin a glissé son écrit dans la poche de Patigneul, avança la veuve. --Oh! ce n'est pas supposable. Il est plutôt à croire que Patigneul, avant sa chute, avait dû rencontrer le policier qui l'avait chargé de me remettre son billet. --S'il se sait attendu par vous, pourquoi Meuzelin, au lieu d'écrire, ne vient-il pas? objecta madame de Méralec. Le général haussa les épaules en homme qui n'en peut mais. --Puisqu'il est dans le pays, vous devriez donner l'ordre de le chercher, insista Clotilde. --À cela, il existe une difficulté. --Laquelle? --En donnant l'ordre, il me faudrait aussi fournir le signalement du policier... et je n'ai jamais vu cet homme. Je l'aurais là, sous les yeux, qu'il me serait impossible de dire que c'est lui... Patigneul aurait pu me renseigner... il est mort trop vite. Un souvenir revint à madame de Méralec sur le trépas du gendarme. --N'a-t-il pas, m'avez-vous dit, prononcé deux mots en expirant? demanda-t-elle. --Oui, il a murmuré: «Beau-François.» Voilà tout. --Eh bien, fit Clotilde d'un ton interrogateur, cela ne se rattacherait-il pas à l'introuvable Meuzelin? Avant que le général pût répondre, un coup fut frappé à la porte. C'était le Marcassin qui se présentait. --Général, annonça-t-il tout troublé, on envoie d'Ingrande vous prévenir que, dans la matinée, une bande a pillé une ferme entre Loirière et la Cornouaille. Le fermier, son fils et une servante ont été chauffés. La servante a seule survécu à ses tortures. --La bande de Coupe-et-Tranche? demanda Labor, rouge de colère et à demi étranglé par le juron qu'il avait été contraint de ravaler devant la comtesse. --Non, une autre bande, paraît-il, répondit le Marcassin. Puis en montrant la cour: --Du reste, général, ajouta-t-il, si vous désirez des renseignements, c'est chose facile à avoir, car, du cantonnement, on vous a expédié l'homme même qui est venu apporter la nouvelle à Ingrande. Il est dans la cour qui attend. --Fais-le monter, commanda la veuve à un regard de Labor qui sollicitait la permission de laisser venir l'homme en question. Au bout d'une minute, le messager, amené par le Marcassin, fit son entrée. C'était un pauvre diable plus long qu'un jour sans pain, plus maigre que le carême en personne. --Ton nom? demanda le général. --Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon embonpoint, déclara tranquillement l'interrogé. XIII C'était bien, en effet, le brave et bon Fil-à-Beurre. Par quel miracle avait-il échappé à la catastrophe qui avait anéanti la Saunerie? Qu'étaient devenus ses compagnons? Pour le savoir, il faut retourner au moment où, traqués par le Beau-François et ses Chauffeurs dans la masure, ils s'attendaient à être attaqués de deux côtés à la fois. En même temps que Barnabé découvrait la ruse des assaillants qui entassaient des combustibles sur le faîtage de la bicoque pour leur faire tomber sur la tête la toiture en feu, Vasseur avait surpris, sous ses pieds, un bruit de coups sourds qui, en ébranlant le sol, indiquait un travail de sape souterrain pour arriver jusqu'à eux. --Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à l'heure bien de la réjouissance, avait dit l'échalas au lieutenant. Mais, tout à coup, une idée subite était venue à Vasseur. D'un signe, il avait appelé à lui Lambert et Fichet et, à eux et à Barnabé, il avait dit vite à voix basse en leur montrant le sol à l'endroit où s'entendait le bruit: --Vite, vite, déblayons la place de ces décombres. À coup sûr, le salut nous arrive par ici. Pourquoi ceux qui travaillent là-dessous, s'ils sont des Chauffeurs, tiendraient-ils à arriver jusqu'ici quand ils savent que, tout à l'heure ce toit va nous anéantir sous l'incendie? Alors, donnant l'exemple, Vasseur s'était mis à la besogne après avoir ajouté: --Ce doit être Meuzelin. L'instant n'était pas aux si et aux mais, ni à discuter la supposition du lieutenant; il fallait agir, et promptement, car l'ennemi en était à apporter là-haut ses dernières brassées d'herbe sèche et de bois mort. En deux minutes, les quatre compagnons eurent rejetés dans un coin de la salle les décombres entassés à l'endroit désigné. Le bruit de leur travail était couvert par celui des Chauffeurs qui, certains de la réussite, ne se gênaient plus, maintenant, dans leurs préparatifs d'incendie. --Enfumons ces lapins en leur terrier puisqu'il n'en veulent pas sortir! criait le Beau-François à ses bandits. À quoi Barnabé, tout en travaillant au déblai avec ardeur, secouait la tête en murmurant: --Oui, oui, mon bel homme, des lapins tant que tu voudras, mais si ces lapins-là ne sont pas rôtis, il t'en pendra lourd au bout du nez. --Vois! vois! lui souffla alors Vasseur. En effet, à une profondeur de près de trois pieds de gravois enlevés, apparaissait une trappe qu'un effort, fait en dessous, cherchait à ébranler dans sa feuillure gonflée par l'humidité. Ce dernier obstacle empêchait de soulever la trappe sur laquelle ne pesait plus le poids des décombres. Et, sous le bois, on entendit la voix assourdie de Meuzelin qui disait: --Allons, Pancrace, encore un dernier effort et nous les sauvons. Il y eut en dessous deux vigoureux «hein!» de gens qui s'efforcent à une besogne et la trappe, sortant alors brusquement de son encadrement gonflé, laissa apparaître les têtes du Saucisson-à-Pattes et de son valet d'écurie. --Détalons! il n'y a pas de temps à perdre, commanda l'aubergiste. Il avait raison, car en même temps s'entendait au dehors la voix du Beau-François donnant à ses chenapans l'ordre de mettre le feu aux broussailles. Lambert et Fichet passèrent les premiers par la trappe qui ouvrait sur un escalier en ruines. Vint ensuite le tour de Barnabé. Il avançait le pied vers la première marche quand il s'arrêta: --Tiens, une idée! fit-il. Autant faire la farce complète à ce grand bélître de François. Et s'adressant à Vasseur qui, sans savoir son intention, voulait le presser de descendre: --Nous en avons bien encore pour six ou sept minutes avant l'effondrement de la toiture, dit-il. Venez m'aider, lieutenant, à jouer la farce. Tout en parlant, il marchait vers l'endroit où se trouvait le grand pot qui, dans ses flancs, bien qu'entamés par la balle, renfermait encore la majeure partie du trésor volé par François au Marcassin. --Emportez la tirelire, lieutenant, dit-il pendant que, dans mon chapeau, je vais recueillir tous ces jaunets que le trou de la balle à laissés s'éparpiller. Sourd aux remontrances de Vasseur, qui voulait l'arracher à sa tâche, car on entendait les premiers pétillements de l'incendie, l'échalas se mit à sa cueillette. Son affaire faite, quand il se retourna, il vit l'aubergiste qui, le corps à demi sorti de la trappe faisait rouler dans la salle un petit tonnelet dont une douve disjointe laissait échapper une traînée noire. C'était un baril de poudre. --Une surprise que je ménage à nos aimables coquins, annonça-t-il au squelette. Puis il disparut par l'ouverture en disant: --Venez. Nous n'avons pas le temps d'enfiler des perles. Derrière lui, Barnabé s'élança sur l'escalier et laissa retomber la trappe. Au bas des marches se tenait Pancrace, une lanterne à la main. --Éclaire-nous la route. File d'un bon pas. Nous te suivons, commanda l'aubergiste à son valet. À la lueur incertaine de la lanterne, Vasseur put néanmoins reconnaître qu'on suivait un long couloir étayé de madriers et de solives comme un boyau de mine. --Où débouche ce passage? demanda-t-il au Saucisson-à-Pattes, qui marchait devant lui. --Dans une des caves de la _Biche-Blanche_. Il a été creusé par le grand-père de Pancrace, l'ancien faux-saunier pendu. Il mit trois ans à achever ce travail souterrain qu'il lui fallait exécuter sans éveiller la méfiance de la gabelle. La nuit, il allait jeter la terre enlevée dans la Sarthe. Le sel de contrebande qu'on introduisait dans la maison du passeur, aujourd'hui appelée la Saunerie, venait s'enmagasiner dans les caves de l'auberge. La gabelle eût vu du sel entrer chez le passeur qu'elle n'aurait pu le retrouver en fouillant chez lui. Après ce renseignement qui expliquait comment il était arrivé au secours des assassins, Meuzelin continua: --Quand Pancrace et moi, nous nous escrimions à cogner sous vos pieds, nous avions peur ou de n'être pas entendus par vous ou que vous ne comprissiez point qu'il vous fallait dégager la trappe de la lourde épaisseur des décombres qui nous empêchait de la soulever. --J'avais mis mon dernier espoir en vous, Meuzelin. Cela m'a rendu inventif, répondit le lieutenant. On fit encore quelques pas, puis Pancrace, qui marchait en tête avec sa lanterne, la posa sur le sol en disant: --Nous voici dans les caves de la _Biche-Blanche_! Ils venaient d'y arriver par une basse et étroite porte qui, d'habitude, était soigneusement dissimulée derrière des tonneaux gerbés. --Que j'ai la consolation de croire que nous sont plus mieux ici que dans la posture oùsque nous étrions tout à l'heure, avoua naïvement Fichet avec un soupir de satisfaction. Il achevait quand une effroyable explosion se fit entendre. --Qu'est-ce cela? fit le lieutenant étonné. --C'est ma surprise au Beau-François. En ce moment, le chenapan vous croit, tous les quatre, aplatis par les ruines de la Saunerie, qui vient de sauter, avança le Saucisson-à-Pattes. Tout en parlant, il avait monté les marches de l'escalier qui, de la cave, conduisait à la grande salle de l'auberge. Quand ceux qu'il venait de sauver y furent entrés derrière lui, il reprit: --À coup sûr, notre stupide colosse va perdre son temps à fouiller les ruines pour y retrouver vos cadavres. --Oh! nos cadavres? dites plutôt ses jaunets, ricana Fil-à-Beurre en faisant bruire les pièces d'or entassées dans le fond de son chapeau. --Qu'il cherche cadavres ou jaunets, nous allons profiter de sa distraction pour filer à toute vitesse, reprit Meuzelin. --Vous aussi? demanda Vasseur. --Moi tout le premier, affirma Meuzelin. Maintenant que j'ai levé le masque, il ne fait plus bon pour moi en ces lieux, que je vais quitter à tout jamais. --À tout jamais! répéta Vasseur; vous allez donc abandonner votre auberge? --Mais je n'ai jamais été aubergiste, dit le policier en riant. Et montrant du doigt Pancrace: --Voici, continua-t-il, le vrai propriétaire de la _Biche-Blanche_. Dans la diligence qui m'a amené ici, j'ai rencontré ce brave garçon qui revenait de Paris où il apprenait le commerce. Il était rappelé à la _Biche-Blanche_ par la terrible nouvelle que son père, attaqué chez lui, et torturé par les Chauffeurs, était mort de ses souffrances en laissant la _Biche-Blanche_ sans maître. Pendant la route, nous causâmes. Pancrace était tout ardent de vengeance contre les Chauffeurs. Je m'ouvris à lui sur ma mission de débarrasser le pays de ces mécréants. En haine de ceux qui avaient tué son père, Pancrace, qui revenait homme au pays d'où il était parti gamin, ce qui ne lui laissait pas à craindre d'être reconnu, consentit à me céder son rôle. Ceci débité, Meuzelin demanda gaiement: --Dites-moi, à présent, si c'est l'auberge qui m'empêche de partir. --Non, fit l'échalas, mais vous êtes marié. Meuzelin se frappa le front en éclatant de rire. --Tiens! j'oubliais que j'ai une femme! s'écria-t-il. Puis il se gratta l'oreille, cligna de l'oeil et ajouta d'une voix bien tranquille: --Seulement, je crois bien qu'à cette heure, je suis devenu veuf. Ton et phrase de l'aubergiste, annonçant qu'il croyait bien être veuf, étaient déjà assez étranges pour étonner ceux qui l'entendaient. Ils furent surpris à plus forte dose quand Meuzelin, après avoir été examiner la porte sur la route, dont la serrure, à demi arrachée de ses vis, témoignait qu'elle avait été forcée par une vigoureuse poussée du dehors, ajouta non moins gaiement: --Bien décidément, je suis veuf. Comme confirmation de ses paroles, un cri de terreur retentit à l'étage supérieur et, au haut de l'escalier, apparut la servante, la face épouvantée et livide, pantelante de tous ses membres. En trébuchant à chaque marche, elle descendit l'escalier, vint droit à l'aubergiste et, d'une voix étranglée, bégaya avec peine: --Ma maîtresse est morte!... On lui a coupé la gorge. Et, dans sa crainte d'être accusée du meurtre, la fille continua en paroles hachées par le frémissement qui la secouait des pieds à la tête: --Je n'ai pas quitté le pied de son lit... seulement, je me suis endormie après avoir bu une rôtie au vin sucré que Pancrace avait apportée pour madame... J'avais pensé que ce breuvage, dans l'état de fièvre où elle était, pouvait être nuisible à ma maîtresse. Il eût semblé que le mari, à cette nouvelle, aurait dû se montrer profondément ému. Pas du tout. L'aubergiste avait tranquillement écouté la servante. Lorsqu'elle eût fini de parler, il lui montra la porte en disant: --Je veux bien croire, ma fille, que tu n'es ni coupable ni complice du crime. Mais les gens de justice, que je vais faire venir, ne seront pas si crédules. Si j'ai un bon conseil à te donner, c'est celui d'avoir à décamper d'ici avant qu'ils arrivent. Affolée par la peur d'être rendue responsable du meurtre, la servante ne se le fit pas dire deux fois. Elle s'élança vers la porte et disparut. Barnabé, le lieutenant et ses hommes avaient été présents quand l'aubergiste, avant le départ pour la Saunerie, avait donné à Pancrace l'ordre de monter à sa femme cette rôtie au vin, en exprimant l'espoir que le breuvage, auquel devait être mêlé un narcotique, serait bu par la servante. Donc les quatre hommes devaient arriver à cette conviction, que si le mari avait endormi la fille, c'était pour commettre impunément son crime. Pour eux, Meuzelin était le meurtrier. Lorsqu'il revint au groupe, après avoir poussé les verrous de la porte par laquelle avait fui la servante, le policier lut sur le visage des quatre hommes la pensée qui les tenait. Il secoua la tête en disant d'une voix grave et le doigt tendu vers la porte: --Je n'ai participé à la mort de cette femme, je vous le jure, qu'en laissant pénétrer la vengeance par cette porte dont, exprès, je n'avais pas poussé les verrous ni fermé la serrure au double tour. Croyez-moi, la morte était une misérable créature que l'échafaud réclamait. Quand je l'ai amenée ici, grosse des oeuvres du Beau-François, je connaissais tous les crimes de la vie passée de cette femme, qui avait été d'une bande de Chauffeurs à l'autre, octroyant ses faveurs aux chefs dont, pas une fois, elle n'a voulu réprimer les cruautés. Une question arrivait naturellement aux lèvres de ceux devant qui se justifiait le policier. Ce fut Vasseur qui la prononça. --Alors, Meuzelin, demanda-t-il, pourquoi l'as-tu épousée puisque tu la connaissais? --Justement, parce que je la connaissais, appuya l'agent. Aujourd'hui que le divorce sépare en dix minutes des gens mariés de la veille, j'ai tenté l'épreuve... et puis, à défaut du divorce, n'avais-je pas la guillotine qui, demain, si je l'avais voulu, m'aurait fait veuf. La voix du policier prit un accent de gaieté sinistre pour continuer: --Pouvait-elle se méfier du grotesque époux, de l'imbécile Saucisson-à-Pattes? Jamais n'aurait pu lui venir le soupçon que si je l'avais amenée sous mon toit, c'était pour surprendre, un à un, les secrets de tous les crimes auxquels elle avait pris part. Combien de nuits ai-je passées, guettant, penché sur sa couche, les mots échappés à son sommeil secoué par de terribles cauchemars! Le policier montra encore la porte et poursuivit: --Quand, hier soir, j'ai préparé cette entrée au châtiment qui allait venir, j'ai hésité un moment, et ma main s'est tendue vers les verrous que je n'avais qu'à fermer pour lui sauver la vie. Mais toute ma pitié s'est éteinte au souvenir que la maudite n'avait jamais eu pitié des autres... même des siens... même de sa pauvre soeur Julie, pauvre fille qu'elle a sacrifiée de complicité avec un scélérat du nom de Croutot... que je trouverai, lui, un jour ou l'autre. Et d'un accent ému, le policier prononça lentement: --Une bien triste histoire que celle de Julie! Au premier moment, je vous la conterai. Cela dit, Meuzelin se secoua brusquement comme pour se débarrasser de son émotion et s'écria: --La Saute est morte, n'en parlons plus. Comme on dit: Morte la bête, morte le venin! Ensuite reprenant sa voix gaie: --Le plus pressé pour le quart d'heure, dit-il, est de nous éloigner du voisinage du Beau-François. Il éclata de rire en ajoutant: --Nous éloigner... mais pas pour longtemps, car je compte bien le retrouver avant peu. Tout en parlant, le policier avait ouvert le volet d'une fenêtre donnant du côté de la Sarthe, dans la direction de la place où avait existé la Saunerie. --Tiens, fit-il, le maladroit nous laisse la route libre. Les quatre compagnons vinrent le rejoindre à la fenêtre pour se rendre compte de l'exclamation. --Comme pour la servante, expliqua Meuzelin, mon narcotique a cessé d'agir sur les bateliers de la _Juliette_. Peut-être, même, est-ce l'explosion de la Saunerie qui les a réveillés. Alors ils ont amené le bateau à l'autre rive et le Beau-François, renonçant à ses recherches dans les ruines, a jugé prudent d'embarquer ses sacripants. En effet, la _Juliette_, se laissant aller au courant de la Sarthe, s'éloignait lentement. Sur son arrière se voyait, au jour naissant, la haute stature du Beau-François qui faisait descendre ses hommes sous le pont pour qu'on n'eût pas soupçon d'un chargement aussi suspect. --À bientôt, grande bête! gronda entre ses dents le policier à l'adresse du Beau-François. Plus n'était donc besoin de quitter à la hâte la _Biche-Blanche_. Malgré sa corpulence, Meuzelin était marcheur. Mais il ne pouvait lutter contre les longues perches de Fil-à-Beurre. Pancrace, pour remplacer le bidet du Marcassin estropié par la balle de Barnabé, fut au Mans en acheter un autre qu'on attela à la voiture qui avait servi au chouan à amener Gervaise jusqu'à l'auberge. Le soir, on se mit en route, Vasseur et ses soldats, remontés en selle, Meuzelin dans la voiture. Quant à Fil-à-Beurre, il avait annoncé vouloir faire la route moitié à pied, au montoir du cheval de Vasseur, moitié en voiture, à côté du policier. --Où allons-nous? demanda le lieutenant au départ. --C'est le Beau-François votre gibier, n'est-ce pas? interrogea Meuzelin. Alors nous ferons route jusqu'au bout, car, là, où je vous mène, il y a gros à parier que nous entendrons parler de votre animal. --Quel est le but de ton voyage? --Je vais à Ingrande où j'ai reçu l'ordre de rejoindre le général Labor, qui, aussitôt les troupes arrivées, doit entreprendre une battue du pays ravagé par les bandes. --En route donc! dit Vasseur. Pendant ce début du voyage, Barnabé marcha à côté du lieutenant. --Saint-Florent-le-Vieil, où, m'as-tu dit, Gervaise est conduite par son oncle, est-il loin d'Ingrande? demanda Vasseur à l'échalas. --Juste en face, sur l'autre rive de la Loire, affirma Fil-à-Beurre. Quand nous arriverons, Gervaise sera installée chez son oncle depuis quelques jours, car le Marcassin, qui a déjà sur nous une avance de dix-huit heures, va voyager d'un autre train que celui dont nous menace la mauvaise rosse de la voiture de Meuzelin. De fait, ce cheval était un animal qui eût fait ses quatorze lieues en quinze jours. Dix fois, Vasseur voulut marcher de l'avant et quitter Meuzelin. Mais, toujours, celui-ci le retint en disant: --Croyez-moi, lieutenant, à vouloir aller trop vite, vous manquerez le but. Je vous promets le Beau-François... mais à mon heure. En disant cela, le policier semblait être si certain de son fait que Vasseur calmait son impatience. Si lentement qu'on marche, on finit toujours par arriver. Ce fut ainsi que le matin du sixième jour, après avoir passé la nuit à Angers, car Meuzelin s'était toujours, le chemin durant, opposé au voyage nocturne, on atteignit le village de Monciel, six lieues avant Ingrande. Tout le village était sens dessus dessous. Dans la nuit, la bande du terrible Coupe-et-Tranche avait attaqué la diligence. En plus du meurtre des soldats de la patrouille ambulante, les bandits avaient assassiné une femme dont les habitants de Monciel avaient ramassé le cadavre sur la route et qu'ils avaient rapporté au village. Chose horrible! ce cadavre n'avait plus de tête! Les autorités avaient fait étendre la victime sur une table dans la salle de l'auberge jusqu'à l'arrivée de la justice, qu'on avait demandée à la fois d'Angers et d'Ingrande. En attendant, les villageois, curieux et effrayés, faisaient foule autour du cadavre, se demandant quelle pouvait avoir été cette femme. --Si nous allions voir? proposa Meuzelin à ses compagnons. À cette époque, les magistrats, touchés par la panique générale, n'étaient pas des plus chauds à aller instrumenter aux champs. Tant qu'ils avaient à instruire dans les villes, où ils se sentaient en sûreté, cela marchait de soi; mais il n'était plus de même quand il était question de franchir les murs. L'idée de se montrer aux campagnards, c'est-à-dire d'appeler sur eux la vengeance des malfaiteurs qui, un jour ou l'autre, les guetteraient à leur première sortie de la ville, les faisait reculer. Pour les maintenir en cette salutaire et prudente réserve à aller instruire les crimes aux champs, ils avaient à se citer le sort de quelques-uns de leurs collègues qui, après avoir donné cette rare preuve d'audace, un jour qu'ils avaient été faire une simple promenade hors la ville, avaient été ramassés au pied d'une haie, tués par la balle d'un de ces campagnards, tant bonnaces et naïfs en plein jour, mais qui se transformaient en bandits nocturnes. Donc, pour leur montrer le cadavre de la femme sans tête, les habitants du village de Monciel avaient envoyé prévenir les magistrats d'Ingrande et d'Angers, mais ils s'attendaient bien à ne pas les voir venir. Leur surprise fut énorme à la vue de Meuzelin, du lieutenant, de l'échalas et de Fichet, qui se présentaient après avoir laissé Lambert à l'entrée du village, à la garde des chevaux et de la voiture. --On nous prend pour des gens de justice, souffla Meuzelin à Vasseur. --Est-ce que nous allons jouer leur rôle? demanda le lieutenant. --Pourquoi pas? Vous le savez, on s'instruit toujours en voyageant, dit le policier souriant. Chez Meuzelin, son métier absorbait si bien l'homme qu'il ne pouvait laisser passer cette occasion d'exercer son flair et sa sagacité. Aussitôt qu'il eut pénétré dans la salle de l'auberge où la foule entourait la table sur laquelle était étendu le corps, l'agent ordonna de sa voix la plus impérieuse: --Tout le monde dehors, sauf les gens de la maison. Pendant que les villageois sortaient, l'aubergiste s'approcha de lui et demanda: --Est-ce que vous ne gardez pas Fourchu, mon magistrat? --Qu'est-ce que Fourchu? --C'est le postillon qui a conduit la diligence pendant le relais d'Angers à Monciel. --Alors que Fourchu reste. La foule sortie, les quatre compagnons demeurèrent avec l'aubergiste, son valet et le postillon Fourchu, un garçon trapu, à la mine décidée, qui portait le bras gauche en écharpe, car il avait reçu une balle à l'attaque de la diligence. --Que pour vous complaire, une femme sans tête elle est en comparaison avec une arête sans poisson, déclara Fichet à Barnabé, après avoir examiné le cadavre décapité. Muet, froid, recueilli, Meuzelin tourna lentement autour du corps. Un moment son regard s'arrêta sur le cou tranché, dont les chairs hachées accusaient que la décapitation avait été faite à plusieurs reprises par une main inexpérimentée. --Ni un boucher, ni un équarrisseur, ni un homme d'un métier qui dépèce la viande n'a coupé cette tête, murmura-t-il. Puis il examina la main du cadavre, main blanche, douce, aux ongles soignés, main d'une oisive ou d'une femme dont le métier ne comportait pas un travail manuel. Malgré le sang qui les maculait, il était facile de reconnaître que les vêtements, fort simples pourtant et d'une coupe un peu en retard sur la mode, étaient d'étoffe de prix. Les bas étaient en soie et les chaussures, fines, de cuir souple, nullement déformées accusaient que la morte ne devait pas être grande marcheuse à pied. --Mettez le corps à nu, commanda Meuzelin à l'aubergiste et à son valet. Dépouillé de ses vêtements, le cadavre apparut beau de formes, aux chairs jeunes, à la gorge ferme, au ventre ne révélant pas que la morte eût été mère. Excepté les horribles blessures résultant des quatre coups de fusil qui avaient tué cette femme, le corps ne montrait aucune cicatrice ni signe qui dût servir à constater plus tard l'identité de la victime. --Elle devait avoir de vingt à vingt-cinq ans, déclara Meuzelin, après un dernier regard jeté sur le cadavre. Le lieutenant, Barnabé et Fichet assistaient, sans souffler mot, à l'examen du policier. Au dehors, devant l'auberge, s'entendait le murmure de la foule échangeant ses commentaires en attendant le moment où elle pourrait rentrer dans la salle. Sur l'ordre de Meuzelin, l'aubergiste et le domestique cachèrent la nudité du corps en jetant dessus les vêtements dont il avait été dépouillé. Alors Meuzelin se retourna vers le postillon Fourchu. --C'est toi qui conduisais au moment de l'attaque, entre Angers et ce village? demanda-t-il. --À preuve que j'y ai attrapé un vilain noyau, dit Fourchu en montrant son bras blessé... Voilà comment c'est arrivé: Ils étaient bien une trentaine; ils avaient barré la route avec deux grosses cordes tendues d'un côté à l'autre. Un de mes chevaux s'est abattu; alors ils ont fait feu sur la patrouille. C'est une des balles qui lui étaient destinées qui m'a percé le bras... La chute du cheval avait arrêté la voiture. Quatre gredins sont venus me mettre le pistolet sur le corps pendant qu'un cinquième me fouillait pour me prendre ma feuille de route... --Sur laquelle étaient inscrits les noms de tes voyageurs? --Oui, avec leur point de départ indiqué. Ils en avaient sans doute besoin pour savoir si je voiturais celle qu'ils voulaient tuer... Ah! ça n'a pas été long, allez! Cinq ou six sont allés droit au coupé; ils en ont arraché une des voyageuses et, avant qu'elle pût dire un mot, pan! pan! et ç'a été fini. Enfin, ils ont détaché leurs cordes et ont relevé mon cheval, puis ils m'ont ordonné de filer sans demander mon reste. --Ils ne t'ont pas rendu ta feuille de route. --Non, et j'avoue que je n'ai pas pensé à la réclamer. --Sais-tu où la victime avait pris la voiture? --À Angers. --Tu en es certain? --Quand j'étais à Angers à attendre pour prendre mon service, j'ai vu arriver la voiture amenée par Chatriot. Il n'y avait alors qu'une femme dans le coupé. Pendant que les palefreniers attelaient, j'ai été prendre un verre avec Chatriot. Quand je suis revenu pour monter en selle, j'ai vu alors deux femmes dans le coupé. --Sans pouvoir affirmer laquelle des deux était la première? --Ma foi, non, car il faisait noir dans le coupé. --Et des Chauffeurs qui ont attaqué la diligence, as-tu pu en reconnaître un? Fourchu se mit à rire à cette question: --Oh! oh! fit-il, allez donc reconnaître des gredins qui se sont barbouillés le visage de suie ou qui ont la tête enveloppée d'un morceau de crêpe noir. Meuzelin revint à la femme morte. --De sorte que tu ne saurais dire quelle était la femme tuée? --Non, mais c'est facile à savoir. En lui coupant la tête, les brigands n'ont pas été bien malins. Il n'y a qu'à aller à Angers, au bureau de la diligence, s'informer de la femme montée en voiture cette nuit à quatre heures du soir. --Oui, objecta Meuzelin, mais rien ne dit que la victime n'était pas l'autre femme, celle qui occupait le coupé avant Angers. --On n'a qu'à interroger celle des deux qui vit. --Tu sais donc qui elle est? --J'ai assez entendu prononcer son nom par ceux qui, cette nuit, à une lieue de l'endroit de l'attaque, l'attendaient au passage pour lui faire escorte à sa descente de voiture... Il paraît que c'est une comtesse de Méralec, qui revenait d'émigration. Elle rentrait à son château de Brivière. Ses gens ont pris les bagages et lui ont fait passer la Loire. Si quelqu'un peut vous donner des renseignements, ce doit être cette comtesse, car elle ne doit pas avoir été sans causer avec l'inconnue pendant la demi-heure qu'elles sont restées en compagnie dans le coupé, entre le départ d'Angers et l'attaque. --Bon! fit Meuzelin en casant tous ses renseignements dans sa mémoire. Puis il jeta un dernier regard sur le cadavre dont la nudité était voilée sous ses vêtements amoncelés pêle-mêle, et se tournant vers l'hôtelier: --Faites rentrer le monde, commanda-t-il. --Pas avant que nous ne soyons partis, lui dit Vasseur. --Non, non, nous restons encore, répondit vivement le policier. --Qu'espères-tu donc découvrir parmi ces villageois qui, en somme, ne sont que des curieux? --Qui sait! fit Meuzelin. Poussés par une curiosité sauvage, les villageois rentrèrent en se bousculant. Bientôt ils entourèrent la table se repaissant du lugubre spectacle, guettant d'un regard en dessous ceux qu'ils prenaient pour des magistrats, et dont ils attendaient quelques paroles qui leur apprissent le résultat de l'enquête, ou échangeant à voix basse leurs réflexions. Meuzelin s'était glissé derrière ses compagnons. La face paterne, la bouche niaisement entr'ouverte il regardait la scène d'un oeil indifférent et immobile en apparence, mais qui embrassait toute l'assistance. --Oh! oh! l'entendit murmurer le lieutenant, qui se tenait devant lui. --As-tu donc déjà découvert les assassins? demanda tout bas, en se retournant, Vasseur, avec un peu de moquerie. --Non. Mais j'ai déniché un vilain merle. Et, avec assurance, il prononça: --Je viens de découvrir celui qui a décapité le cadavre. Puis, lentement, d'une voix basse qui prêchait la prudence, il poursuivit: --N'ayez l'air de rien. Gardez-vous que vos visages ou vos regards donnent l'éveil à mon coquin. Celui qui a coupé la tête doit être cet homme barbu, noir de crasse, à tablier de cuir, qui est à droite de la cheminée. Après cette indication, il ajouta: --À présent, nous pouvons quitter la salle. Derrière Meuzelin, qui se dirigeait vers la porte, Vasseur et les autres suivirent. Ce fut seulement à cent pas de l'auberge, loin des oreilles indiscrètes, que le lieutenant demanda: --Tu plaisantais, n'est-ce pas? en avançant que c'est l'homme au tablier de cuir qui a tranché la tête de la victime? --J'en jurerais! affirma sérieusement le policier. --Pourtant, dit Fil-à-Beurre, rien ne distinguait cet homme de ses voisins. --Oh! que si! appuya le policier en souriant. --Et à quoi as-tu puisé cette certitude? reprit le lieutenant, qui, malgré les éloges qui lui avaient été faits de la sagacité de l'agent, refusait de se laisser convaincre. --À quoi? répéta Meuzelin, à un détail bien simple, qui a pu vous échapper, mais qui devait me frapper. --Apprends-nous-le. Le policier regarda le lieutenant et lui posa cette question: --Quel jour sommes-nous? --Le cinquième jour de la décade. À cette époque, le calendrier républicain, on le sait, avait supprimé les semaines pour diviser chaque mois en trois périodes de dix jours (décade), dont le dernier, portant le nom de _décadi_, représentait l'ancien dimanche, le jour du repos. --Donc le dernier _décadi_ était il y a cinq jours, c'est-à-dire que voici cinq jours que cet homme s'est remis au travail, insista Meuzelin. --Sans doute. --Et vous reconnaissez mon individu pour être d'un état à forger: maréchal, forgeron ou serrurier? --La fumée et la poussière de forge qui lui salissent le visage ainsi que son tablier le prouvent évidemment, avança Fil-à-Beurre. --Très bien! fit le policier. Maintenant, passons à une autre question. Sans rire, il demanda au lieutenant: --Tous les combien pensez-vous que cet homme change de chemise? --Toutes et quantes fois qu'il en met une autre, lâcha Fichet, prenant voix au chapitre. Mais, si profondément vraie que fut cette réponse, elle ne satisfit pas Meuzelin qui redemanda au lieutenant: --Répondez, tous les combien? --Dame! cet homme doit être comme tous les ouvriers qui attendent le décadi, jour de repos, pour se faire beaux et propres. --Parfait! approuva l'agent. Et, après une petite pause: --Alors, reprit-il, si cet homme n'était pas, hier, d'une noce, d'un baptême ou d'une fête quelconque, c'est lui qui a coupé la tête de la morte. --Parce que? demanda Vasseur un peu abasourdi par cette déclaration. --Parce que aujourd'hui, c'est-à-dire cinq jours après le décadi, cet homme porte une chemise blanche. Donc il a été forcé de faire disparaître son linge maculé de sang, à moins qu'il n'ait eu hier, je le répète, une occasion de se faire beau. En secouant la tête, Meuzelin ajouta avec un sourire plein d'assurance: --Encore, en avançant cette supposition d'une fête, je suis intimement persuadé qu'elle est fausse, attendu qu'il se fût débarbouillé. Or, s'il a du linge blanc et les mains à peu près propres, il a conservé sur son visage la crasse d'un travail de cinq jours. Et pendant que ses compagnons restaient émerveillés devant lui, le policier répéta d'un ton convaincu: --Oui, il a été forcé de faire disparaître sa chemise tachée de sang. Le doute avait cessé chez Vasseur qui s'écria: --Alors pourquoi avoir laissé ce misérable libre? --Oh! soyez bien tranquille, dit Meuzelin en souriant, il ne le restera pas longtemps. L'arrêter séance tenante eût été maladroit. Nous donnions l'éveil à ses complices s'il en avait dans la salle. Mieux vaut qu'il vienne tout seul se placer sous nos mains. Comme le lieutenant et Barnabé restaient ébahis sans comprendre sa dernière phrase, il continua: --Il y a chez les dix-neuf vingtièmes des criminels un mouvement involontaire qui les pousse à se trahir. Qu'un homme commette un meurtre et qu'il puisse s'échapper sans avoir été vu; malgré lui il quittera sa cachette pour venir dix fois rôder sur le lieu de son crime, incité par la peur qui lui crée un besoin irrésistible de savoir ce qu'on dit, qui on accuse, s'il est soupçonné. Au lieu de passer muet, il lui faudra parler, s'informer, questionner jusqu'au moment où il lâchera une parole imprudente... Notre homme au tablier sera de même. Il nous a pris pour gens de justice, et, par cela même que nous n'avons rien dit, il sera invinciblement poussé par la nécessité de se rassurer lui-même en nous questionnant. Tout en parlant, Meuzelin faisait face à ses compagnons, rangés devant lui, tournant le dos à l'auberge. Son regard passa par-dessus l'épaule de Vasseur. --Ne vous retournez pas! dit-il vivement. Sa recommandation faite, il reprit en riant: --Hein! que vous disais-je? Voici notre homme qui vient de sortir de l'auberge; il a abandonné les autres. La peur le met à nos trousses et il va nous suivre jusqu'au premier coin où il pourra nous interroger sans témoins. Je vous en supplie, ne vous retournez pas. Continuons notre chemin en allant rejoindre Lambert qui garde vos chevaux et ma voiture. Le coquin va se mettre à notre piste comme un chien qui flaire une saucisse. Donnant l'exemple Meuzelin se mit en marche, suivi par ses compagnons, qui s'étaient gardés de se retourner. Dès qu'on eut rejoint Lambert à l'entrée du village, le policier se mit à tourner autour des chevaux, leur soulevant les pieds pour examiner les fers. Cependant, il avait glissé un regard en dessous. --Le gredin a fait comme je l'ai dit. Il nous a emboîté le pas. Il est là-bas qui nous guette. Nous jouerons de chance si c'est un maréchal, car voici un cheval dont le fer s'est cassé. Alors se relevant avec les gestes désespérés d'un homme qu'un accident empêche de se remettre en route, il feignit d'apercevoir l'homme au tablier de cuir. --Eh! citoyen! cria-t-il en lui faisant signe de venir. L'homme s'avança lentement, avec hésitation, semblant appeler à lui son courage. --Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen? demanda-t-il quand il fut arrivé. --Le village possède-t-il un maréchal? L'homme montra son tablier de cuir en disant: --Oui. C'est moi. --Ta forge est-elle loin? --La voici, dit le maréchal en indiquant du doigt la seconde maison du village. --Alors, mon garçon, tu vas mettre un fer à ce cheval, et fais vite, car nous avons hâte de partir. Le maréchal marcha vers sa forge suivi par les voyageurs amenant après eux chevaux et voiture. --Fais vite, fais vite, nous sommes pressés, répétait Meuzelin au maréchal qui forgeait son fer en tendant l'oreille. D'un clin d'oeil, Meuzelin commanda aux siens de ne souffler mot. Ce silence irrita le besoin qu'éprouvait le maréchal de parler. Aussi, en enfonçant son premier clou, il dit au policier qui lui tenait le pied du cheval: --Tu as trouvé le village bien alarmé par ce drame sanglant, citoyen magistrat. --Que veux-tu, citoyen, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Aujourd'hui on est dans la consternation; hier on sautait aux crins-crins d'une noce. --Personne ne s'est marié hier à Monciel, déclara le maréchal en rabattant son second clou. --Ou on fêtait joyeusement un nouveau-né, dit insoucieusement le policier. --Le dernier nouveau-né date de trois semaines. --Enfin, quoi? je veux dire que si aujourd'hui Monciel est en alarme, il était peut-être hier dans la joie. Le corps n'est pas de fer, que diable! On ne peut pas toujours travailler. Il faut bien se reposer un brin en se donnant du bon temps. Tel qui travaille aujourd'hui, hier la passait douce. --Pas moi alors; car, hier, je n'ai pas quitté ma forge. J'ai ferré onze chevaux, dit le maréchal en remettant tenailles et marteau dans la poche de son tablier. Puis, en examinant de l'oeil les pieds des autres chevaux, il demanda: --Tu n'as plus besoin de moi, citoyen? --Si, mon garçon, fit Meuzelin. C'était débité d'un ton si bon enfant que le maréchal s'empressa de dire: --À quoi puis-je t'être utile? --À me donner un renseignement, articula le policier en lui faisant la risette. --Parle, citoyen magistrat. --Au fond, c'est de peu d'importance. --N'importe. --C'est plutôt une affaire de curiosité. --Crois que s'il est en mon pouvoir de la satisfaire, je serai tout heureux de te procurer cette satisfaction. --Oh! tu dis cela! --Prenez-moi au mot. --Avant que je t'interroge, veux-tu d'abord me faire une toute petite promesse? --Laquelle? --Celle d'être bien franc. --Je vous le jure, dit le maréchal amadoué par tant de bonhomie. Meuzelin lui posa la main sur l'épaule, et toujours souriant, il demanda de sa voix la plus aimable: --Alors, mon garçon, puisque tu es si bien disposé, dis-moi donc où tu as caché la tête de la femme que tu as coupée cette nuit? Le maréchal, à ces mots, eut un effroyable tressaillement de tout le corps. Pâle comme la mort, les cheveux dressés sur la tête, les yeux pleins d'une folie d'épouvante, il agita convulsivement les lèvres sans pouvoir parvenir à prononcer les mots que le saisissement arrêtait dans sa gorge. Puis l'instinct de la conservation lui vint. Sans se dire que fuir c'était se trahir, il se ramassa sur ses jarrets comme la bête fauve qui va bondir, poussa une sorte de rugissement et s'élança. Mais le cercle des compagnons s'était resserré. Il fut, pour ainsi dire au vol, saisi à chaque poignet par Lambert et Fichet. Au contact de ces deux mains qui paralysaient sa résistance, l'homme se devina perdu. À la surexcitation nerveuse succéda la réaction d'une complète prostration qui, anéantissant ses forces, le fit vaciller sur ses jambes. Il se fût affaissé s'il n'eût été soutenu par Fichet qui, croyant à une comédie, le remit sur pied en disant: --Le quart d'heure il n'est pas à songeasser de nous faire l'imitation de la jeune vierge qu'elle accouche. Après avoir laissé l'homme s'anéantir sous son effroi, Meuzelin répéta d'une voix sèche: --Dis-moi où tu as caché cette tête de femme que tu as tranchée la nuit dernière? Encore incapable de parler, le maréchal secoua négativement la tête. Le policier lui mit le doigt sur le plastron de chemise et poursuivit en pesant sur les mots: --... Cette tête dont le sang avait rejailli sur toi, ce qui t'a obligé de changer de chemise. Cette phrase galvanisa le maréchal qui parvint à bégayer. --Je ne sais ce que tu veux dire. L'agent avança la main et promena circulairement l'ongle de son pouce sur la nuque du prisonnier en disant: --Si tu ne parles pas, le couperet de la guillotine te passera là avant un mois. Un frissonnement nouveau secoua l'artisan, mais il n'en répéta pas moins: --Je ne sais ce que tu veux dire. --Alors, nous allons opérer une perquisition chez toi. Et Meuzelin, s'adressant à ses compagnons: --Faisons entrer voiture et chevaux dans la cour et fermons la maison. Personne ne viendra nous déranger, commanda-t-il. Il fut obéi au plus vite par le lieutenant et Fil-à-Beurre, lequel, tout en verrouillant la porte charretière, murmura: --Pas de chance tout de même, le maréchal! Pour une pauvre petite fois qu'il fait un _extra_ de linge, on le lui reproche. Pendant la fermeture, le prisonnier que l'épreuve avait exténué, fit un pas pour aller s'asseoir sur l'enclume de sa forge. --Une bonne conscience qu'elle n'a jamais besoin de s'asseoir, lâcha Fichet en le ramenant sur place. Se sentant surveillé, l'homme se tint immobile, muet, le regard vague et fixe, comme s'il craignait de l'arrêter sur un point de l'atelier. En attendant le retour de Vasseur et de l'échalas, Meuzelin fit ce qu'avait voulu faire le maréchal. Il vint s'asseoir sur la massive enclume que supportait un énorme billot de bois. À ce moment, l'oeil effrayé de l'artisan se tourna involontairement vers la base du billot. Ce regard n'eut que la durée de l'éclair, mais il fut surpris par le policier. Vasseur et Barnabé reparurent. --Est-ce fait? demanda l'agent. --Nous sommes tout à fait chez nous, annonça le squelette. Pour adresser sa question aux arrivants, Meuzelin avait tourné la tête vers eux. Il la ramena si brusquement du côté du prisonnier que celui-ci n'eut pas le temps de changer la direction de son regard qui, une seconde fois, était venu s'attacher au pied du billot de l'enclume. --Oh! oh! pensa le policier, est-ce que par hasard je suis assis sur la roche sous laquelle il y a anguille? --Chut! chut! souffla Barnabé dont la fine oreille avait surpris un bruit de pas dans la rue. Les pas s'arrêtèrent devant la maison. Puis on frappa bien doucement à la petite porte de la forge. Du poignet de son prisonnier, la main de Fichet se porta vivement à son gosier. --Si tu insuffles un mot, dit-il tout bas, en accompagnant sa recommandation d'un serrement de doigts qui le dispensait de compléter sa phrase... Bien qu'on ne lui ouvrît pas, celui qui frappait devait savoir que le maréchal avait quelque motif de se tenir clos en son logis; car loin de s'en étonner, il fit entendre d'une voix prudente: --C'est nous, Chauvelot et Bourdois. Et après une petite pause: --Je viens comme c'était convenu. Ne crains pas qu'on nous voie entrer. Ils sont encore tous autour de la femme de cette nuit... Ouvre. À ces paroles qui, jusque-là peu compromettantes, pouvaient le perdre en se prolongeant, le maréchal était devenu livide et tout pantelant d'angoisse. On frappa encore. Puis une autre voix prononça: --Inutile de cogner, va! il a décampé. --Pas possible! N'avait-il pas été dit que ce serait moi qui, en prenant un cheval à Angers, irait vendre la chose aux _francs_ (récéleurs) de Laval ou de Mayenne? --Oui, mais il y est allé lui-même, idée de nous faire sauter notre part! Allons, nous sommes volés. Faut nous résigner, grogna la seconde voix. Les deux causeurs s'éloignèrent. Malgré lui, un petit soupir de satisfaction échappa au maréchal. Ce qu'ils avaient dit n'était pas des plus catholiques, mais, en somme, il n'accusait rien de si grave qu'il fût impossible de l'expliquer. Donc, à peu près rassuré, il attendit Meuzelin qu'il voyait s'avancer pour lui répéter sa question. Seulement, lui aussi, l'agent, avait entendu le dialogue et sa prodigieuse sagacité y avait puisé une inspiration soudaine. Il venait bien, à la vérité, pour renouveler sa question, mais il y ajouta quelques mots dont l'effet fut foudroyant sur le misérable quand il l'entendit lui dire: --Où as-tu mis les boucles d'oreilles que tu as retirées des oreilles de la tête que tu as coupée cette nuit? Et, en montrant l'enclume, Meuzelin ajouta: --Sous le billot de ton enclume, n'est-ce pas? Le maréchal eut un soubresaut convulsif: puis, après un sourd rauquement de rage désespérée, il tomba évanoui. Quand il reprit ses sens, il était solidement garrotté, et Fichet était en train de lui verser un broc d'eau dans le cou en disant à son camarade Lambert: --Rien n'est plus mieux officiant pour l'évaporation de la connaissance que l'eau sur la colonne vénérable. En revenant à lui, le premier regard du maréchal se tourna vers l'enclume. Elle avait été déplacée. Une épaisse dalle, qui servait d'assise au billot, apparaissait montrant, au milieu de sa surface un petit trou carré qui servait de cachette. Après le billot, les yeux alarmés de l'artisan cherchèrent Meuzelin. Il lui était masqué par Vasseur et Barnabé qui, devant lui, étaient occupés à examiner un objet que leur montrait le policier en disant: --Au bas mot, elles valent trois mille livres. Ils se retournèrent à la voix de Fichet leur faisant part que le prisonnier avait repris ses sens. --Il s'est cicatrisé de son délabrement, annonça-t-il. Alors Meuzelin vint au maréchal, tenant dans le creux de la main une paire de boucles d'oreilles qu'il mit sous les yeux de son homme en demandant: --Veux-tu maintenant avouer où tu as caché la tête que tu as dépouillée de ces bijoux? Le gueux sembla hésiter. L'agent appuya sur la chanterelle en articulant: --À moins que tu ne tiennes à être guillotiné avant un mois. --Si je parle, aurai-je la vie sauve? prononça le maréchal d'une voix brève. --Heu! heu! fit Meuzelin. Elle vaudra cher à racheter ta vie... Il faudra que tu en contes bien long. Tout frémissant de la peur que son marché ne fût pas accepté, le prisonnier dut trouver bien longue la minute pendant laquelle l'agent le tint sur le gril en ayant l'air de se consulter. --Tu diras bien tout et tout? insista-t-il. --Oui, tout et tout. Car dès que j'aurai commencé, le mieux sera pour moi de défiler mon chapelet jusqu'au bout, attendu que si je ne vous faisais pas pincer toute la bande et le chef, je serais un homme mort... Ils me tueraient. --Et ton chef est le Beau-François? demanda Meuzelin à tout hasard. Le prisonnier eut un sourire de mépris. --Ah! oui, fit-il, ce grand bellâtre qui, depuis deux jours, est venu travailler dans le pays avec une trentaine d'hommes? Oh! il n'en a pas pour longtemps. Coupe-et-Tranche lui apprendra, avant peu, à ne pas venir rogner la portion des autres. Alors, revenant à ce qui l'intéressait bien plus: --Si je parle, aurai-je la vie sauve? répéta-t-il. --Allons! c'est marché conclu! dit enfin le policier. Soit pour prouver son empressement soit qu'il craignît que Meuzelin se rétractât, le prisonnier se hâta de dire: --La tête est enterrée au pied du pommier de ma cour. Je l'ai mise là, ce matin, un peu avant le jour, mais mon intention était, la nuit prochaine, de la brûler au feu de ma forge. L'agent fit signe à Lambert et Fichet de lui délier les bras et, quand il le vit libre: --Viens la déterrer devant nous, commanda-t-il. XIV Comme l'avait dit le maréchal, au milieu de sa cour s'élevait un vieux pommier dont la tête énorme et feuillue ombrageait un banc de pierre placé à son pied. Fichet avait pris, dans la forge, une bêche que Meuzelin fit donner au prisonnier en lui disant: --Mets-toi à l'oeuvre en te gardant bien de toute atteinte qui pourrait défigurer le visage. Le maréchal se posa devant une place où nul n'aurait pu soupçonner le dépôt sinistre, tant l'endroit avait été soigneusement nivelé. Après s'être servi de la bêche pour enlever la croûte du sol durci par son piétinement de la nuit, il s'agenouilla et, avec ses mains, se remit à retirer la terre devenue friable. --Voilà! dit-il bientôt en montrant une masse de cheveux noirs qui venait d'apparaître au fond du trou. Alors, saisissant la chevelure qu'il tira sans grand effort, il amena au jour la tête, qu'il posa à bout de bras sur le banc de pierre. L'assassinat ne datant encore que de quelques heures, la décomposition n'avait pas eu le temps d'accomplir son oeuvre sur le visage, à qui la rigidité de la mort avait conservé son expression dernière... et cette expression était hautaine et calme, ne trahissant en rien la terreur qu'aurait dû inspirer à la victime, au moment suprême, la fin tragique qui la menaçait. Si brusque qu'avait été le dénouement, cette femme avait pu, pourtant, voir venir la mort et elle lui avait bravement fait face. --Une jeune et jolie femme, souffla Vasseur en examinant le visage. --Et aussi une maîtresse femme, ajouta le policier, dont l'attention avait été attirée par la physionomie altière de la face. Curieux de détails, il demanda au maréchal: --Tu étais là quand elle a été assassinée? Celui-ci parut avoir la franchise récalcitrante; ce qui fit que Meuzelin, d'un ton qui sentait la menace, lui rafraîchit la mémoire: --N'oublie pas que ta vie vaut cher, dit-il. Si tu veux la racheter, je t'ai prévenu qu'il ne faudrait pas ménager ta langue. Il était bien aventuré le cou du maréchal, à présent que la tête était déterrée. Il y alla donc, comme on dit, bon jeu bon argent. --J'assistais si bien à l'assassinat, avoua-t-il, que je suis un de ceux qui avaient été nommés par Coupe-et-Tranche pour la fusiller. --Coupe-et-Tranche conduisait donc l'attaque? --Non, mais il l'avait préparée de longue date, et, d'avance, il avait désigné à son lieutenant les rôles que chacun aurait à jouer. Meuzelin revint à la morte et demanda: --En se voyant perdue, la voyageuse n'a pas crié, demandé grâce, prononcé quelques mots? --Si elle a parlé. --Un appel à pitié? --Du tout. Elle n'a prononcé qu'une courte phrase qui était incompréhensible pour nous. --Laquelle? --Au moment où nous la couchions en joue, elle a dit comme ça: «C'était bien la peine de revenir!» --Ah! fit le policier tout décontenancé, car il avait espéré que cette phrase, inintelligible pour les autres, s'éclaircirait pour lui. Un souvenir lui passa subitement en tête. --Mais, fit-il vivement, il se trouvait une autre voyageuse dans le coupé--une comtesse de Méralec, m'a-t-on dit. Qu'a-t-elle fait, qu'a-t-elle dit pendant cette scène de meurtre? --Elle a fait la diablesse et a hurlé: Grâce! dans son coupé dont elle ne pouvait sortir, attendu que, de chaque côté, on lui tenait la portière. Puis, finalement, je crois bien qu'elle s'est évanouie. --Elle est jolie, cette comtesse? demanda Vasseur. Le maréchal haussa les épaules. --Ça, je n'en sais rien. Cette nuit, il faisait noir comme dans un four. Je n'ai pu la voir. Une objection vint à l'esprit du lieutenant: --Mais, dit-il, puisqu'il faisait tant obscur, comment a-t-on pu reconnaître la femme qui devait être votre victime? Le maréchal recommença son haussement d'épaules. --Tu m'en demandes trop, citoyen. La seule chose que je puisse dire, c'est qu'on me l'a amenée au bout de mon fusil et que j'ai fait feu. --Et c'est toi qui lui a tranché la tête? --Dame! les autres ne savaient comment s'y prendre et il fallait exécuter l'ordre de Coupe-et-Tranche. Alors je me suis servi de la hachette de Chauvelot, un des deux qui sont venus tout à l'heure frapper à ma porte. --Les autres t'ont regardé faire? continua Vasseur. --Ils se sont contentés de dire: Part à trois! au sujet des boucles d'oreilles. Si Meuzelin avait laissé le lieutenant continuer l'interrogatoire, c'était qu'il était occupé, avec Fil-à-Beurre, à enfermer la tête de la victime dans un panier couvert. Après avoir repoussé le couvercle du panier sur le lugubre contenu, il se retourna en disant: --Fichet et Lambert, reficelez-moi cet aimable garçon, et en route. --Vous m'emmenez? fit le maréchal tellement atterré qu'il se laissa lier sans résistance. Meuzelin se mit à rire. --Croyais-tu que nous allions te donner la clef des champs? Au fond, c'est dans ton intérêt. Ne nous as-tu pas conté que Coupe-et-Tranche te ferait tuer au plus petit soupçon de trahison? Eh bien, nous allons te mettre à l'abri de cette mort violente en te cachant dans la prison d'Angers. Puis comme, en parlant, il s'était assuré que les deux soldats l'avaient solidement garrotté, il commanda de le porter dans la voiture. Il fallait rebrousser chemin. C'était dur pour Vasseur qui n'était plus qu'à quelques lieues de Gervaise; mais il se résigna en pensant que c'était affaire de quatre ou cinq heures, juste le temps de conduire le bandit sous les verrous. --Demain, vous la verrez, lui promit Meuzelin à qui, pendant le voyage qu'il venait d'accomplir en compagnie, il avait fait confidence de son amour. Le lieutenant et ses hommes remontèrent en selle, et, après que Barnabé eut soigneusement refermé la porte de la maréchalerie, on se mit en route. Vasseur marchait en tête, escorté par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes. De droite et de gauche, Fichet et Lambert escortaient la voiture que conduisait Meuzelin assis sur la banquette de devant. Au fond du véhicule, le prisonnier était étendu sur la paille, à côté du panier contenant la tête. On n'était pas à plus de cent toises du village de Monciel, que le maréchal, tremblant d'angoisse, éprouva le besoin de remonter son moral qui voyait l'avenir en noir. --Vous m'avez promis que j'aurais la vie sauve, dit-il au policier dont le silence l'inquiétait. --Oui, j'ai promis... à condition que tu dirais la vérité. --Aussi l'ai-je dite entière. --Heu! heu! en es-tu bien sûr? lâcha l'agent d'un ton de doute. En branlant la tête d'un air indifférent, il continua à mots traînés: --Après tout, c'est ton affaire! Du moment que peu t'importe d'avoir le cou coupé, je comprends que tu ne vides pas le fond de ton sac. Il y eut une crise de désespoir chez le maréchal. Après en avoir tant dit, cela ne comptait pas! Aussi sa voix frémissait-elle de peur quand il s'écria: --Mais vous le connaissez, le fond de mon sac! --Alors ton sac possède un double fond où sont enfermés quelques aveux que tu ne juges pas utile d'en faire sortir. Cela dit, l'agent prit un ton tout bonhomme, tout amical pour poursuivre: --C'eût été, pourtant, bien agréable pour toi, pendant qu'on aurait guillotiné tes camarades, de te trouver libre comme l'air, ayant même en poche une somme d'argent assez rondelette pour te permettre d'aller t'établir au loin... Vois-tu d'ici la vie heureuse que tu aurais menée? --Vrai! vrai! répéta convulsivement le prisonnier se raccrochant à l'espérance. --Absolument comme je te l'affirme, articula l'agent. Ensuite, brusquement, il demanda: --Sais-tu comment on m'appelle? --Non. --Je me nomme Meuzelin. À défaut de sa personne, le nom du policier célèbre devait être connu dans les bandes, pour lesquelles il sonnait comme la menace d'une catastrophe suspendue sur elles, car il y eut un effarement complet chez le prisonnier quand il s'écria: --Meuzelin! Alors je suis perdu! --Mais non, imbécile! Parle et je te jure que tout ce que je viens de te promettre sera tenu. Il y eut un silence, puis le maréchal demanda d'un ton décidé: --Que voulez-vous savoir? --Conte-moi, bien en détail, quelle était la femme assassinée. Dans quel but on l'a tuée. Pourquoi on avait intérêt à faire disparaître sa tête. Et Meuzelin, se renversant sur la lanière en cuir qui servait de dossier à sa banquette, tendit l'oreille aux aveux de son compagnon de voiture. Au bout de deux heures, quand Vasseur et Barnabé qui, tout en causant, avaient un peu forcé leur marche, ne furent plus qu'à quelques portées de fusil du faubourg d'Angers, ils s'arrêtèrent pour attendre la charrette que l'allure lente du cheval poussif, qui la traînait, avait laissée fort en arrière. Elle apparaissait au loin, toujours escortée par Fichet et Lambert. Bien qu'on ne fût pas en service, le lieutenant n'en maugréa pas moins à la vue de ses soldats chevauchant de chaque côté de la voiture. --À eux deux, ils n'ont pas même la cervelle d'une linotte. Ils devraient savoir que leur poste est derrière le véhicule. Ce qui leur permet de surveiller à la fois les côtés et le fond. Postés comme ils le sont, rien n'empêche le prisonnier de s'évader par l'arrière de la charrette. --Oh! oh! fit Fil-à-Beurre; je crois, lieutenant que vous comptez sans notre ami Meuzelin. Il doit ouvrir un oeil vigilant sur le misérable qui, de plus, est mieux ficelé qu'une andouille. Barnabé achevait quand Vasseur partit d'un franc rire. --Tu tombes mal à dire que Meuzelin doit ouvrir un oeil! Il m'a plutôt l'air de fermer les deux yeux. En effet, la distance raccourcie permettait de voir l'agent qui, renversé sur le dossier de son siège, dormait comme un bienheureux. Sa tête ballottait de droite et de gauche à chaque cahot de la charrette que son cheval conduisait, la bride sur le cou, en pleines ornières de la route. --Il faut que son sommeil soit diantrement dur pour résister à un bercement pareil. Si, comme tu le disais, le prisonnier n'était garrotté solidement, il l'aurait bel, avec mes deux soldats sur les côtés et Meuzelin dormant, à prendre la poudre d'escampette, dit Vasseur. Alors, revenant sur leurs pas, le lieutenant et l'échalas furent au-devant de la voiture. À la voix du lieutenant qui l'appelait, Meuzelin ouvrit les yeux, se secoua et se leva de son siège en disant: --Il paraît que j'ai fait mon petit ronron. Je vais marcher un peu, ça me réveillera tout à fait. Et il mit pied à terre. En dégageant le devant de la voiture, l'agent avait permis à Vasseur, du haut de son cheval, de plonger ses regards sous la toile qui bâchait la charrette. --Sacrebleu! jura-t-il. Votre prisonnier n'est plus là! annonça le lieutenant. L'agent se hissa sur le marchepied, avança la tête sous la bâche et, de sa voix toujours paisible, répondit: --C'est ma foi vrai! En même temps, Fil-à-Beurre avait escaladé l'autre marchepied, et, avançant son long bras dans la voiture, il en retirait un paquet de cordes en disant: --Il était donc bien mal attaché? Cette supposition blessa l'amour-propre de Fichet, qui avait garrotté le maréchal au départ. --Que je vous fiche mon billet qu'une mère elle n'aurait pas mieux harnaché qui qui lui aurait mangé sa fille, articula-t-il d'un ton froissé. Cependant Fil-à-Beurre avait examiné les cordes. --Elles ont été coupées, annonça-t-il. La découverte fut un baume pour l'orgueil ulcéré de Fichet qui, s'apaisant, débita: --Aussi les bras me tombaient des mains de ce que comment qu'il aurait pu se désencombrer des noeuds que je lui avais contractés. Meuzelin, descendu du marchepied de la voiture, s'était rapproché de Vasseur, qui l'observait en silence, s'étonnant qu'un tel finaud se fût laissé jouer. Les deux hommes se regardèrent dans les yeux. Alors le lieutenant comprit aussitôt et demanda tout bas: --C'est toi qui l'as fait fuir? --Oui, dit le policier. --Pourquoi? D'un coup d'oeil, l'agent s'assura qu'il ne pouvait être entendu des autres, et vivement souffla: --Il s'agissait de sauver Gervaise. --Elle court donc un danger? demanda Vasseur en pâlissant. Mais au lieu de répondre, l'agent se tourna vers les autres en s'écriant de la voix d'un homme impatienté de les voir s'appesantir sur sa faute: --Quand nous resterons là à nous ébahir! Eh bien, quoi? Notre scélérat était pincé. Il a usé du droit de tout prisonnier, il a pris la fuite. Nous n'allons pas coucher ici, j'imagine. Allons, en route pour Angers. Le lieutenant, tout rêveur, restait immobile en selle, semblant se consulter. Meuzelin, qui s'apprêtait à monter en voiture, l'aperçut ainsi méditant; il marcha vivement à lui: --Lieutenant, dit-il, vous pensez à me quitter. --Oui, je veux aller à Saint-Florent-le-Vieil, où je sais qu'habite Gervaise. --Quoi faire? --Défendre Gervaise contre ce danger qui, dis-tu, la menace. --Oui, mais ce danger, il vous faudrait d'abord le connaître. Vous ne pouvez l'apprendre que par moi et il m'est impossible de vous en souffler mot. La voix de Meuzelin se fit grave, quand il reprit: --Écoutez-moi bien, lieutenant. Je vous jure qu'à vouloir agir seul, non seulement vous courrez danger de mort, mais, infailliblement, vous causerez celle de la jeune fille qui sera sacrifiée sans pitié comme l'a été la malheureuse femme de cette nuit. Vasseur le regarda surpris. --La mort de cette femme se rattache-t-elle à quelque mystère qui concerne Gervaise? demanda-t-il. --Oui, la pauvre enfant se trouve englobée, à son insu, dans une affaire sinistre, de si complète façon, qu'il lui serait impossible de prouver son innocence si moi... moi seul, vous m'entendez... je ne viens à son aide. Et d'un accent qui, pour ainsi dire, priait: --Voyons, poursuivit l'agent, laissez-vous convaincre, lieutenant, bien qu'il me soit impossible de vous en dire plus, car l'oeuvre à laquelle je me suis voué me ferme la bouche. Ayez confiance en moi. Je vous rendrai Gervaise. --Quand? demanda Vasseur ébranlé. --Cela dépend d'événements qui vont se produire. Mettons un mois. --Un mois d'attente! un long mois pendant lequel l'impatience me torturera dans l'inaction! --L'inaction! répéta Meuzelin avec un sourire. Oh! que non pas! Je compte, ce mois durant, vous donner assez d'occupation pour que vous ne trouviez pas le temps long. --Alors tu m'associes à tes projets? --Parbleu! et je vous y mettrai jusqu'au cou. Et, ensuite, du coin de l'oeil, désignant Fil-à-Beurre qui, en les voyant causer à voix basse, se tenait à l'écart: --Ainsi que l'ami Barnabé si le coeur lui en dit, ajouta le policier. --Et le coeur lui en dira, sois-en certain. Pour Gervaise, il sera capable de tout, affirma le lieutenant. --Eh! eh! ricana le policier, je lui fournirai, s'il en est ainsi, une bien belle occasion, en cas d'insuccès, de se faire scier entre deux planches... c'est un passe-temps que se donnent les faux chouans lorsqu'ils ont fait un prisonnier d'importance. --Oh! oh! fit moqueusement Vasseur, je ne m'imagine pas Fil-à-Beurre devenu un prisonnier d'importance. Le policier secoua la tête et demanda: --Croyez-vous que moi, s'ils me tenaient, les bandits me scieraient entre deux planches? --Oui, toi qu'ils ne connaissent pas, mais dont ils se répètent le nom avec effroi, s'ils te tenaient après avoir appris ton identité, ta place serait entre les deux planches. --Eh bien, c'est justement cette place-là que j'ai l'intention d'offrir à ce bon Fil-à-Beurre, dit tout gentiment le policier. Mais se reprenant aussitôt: --En cas d'insuccès bien entendu, je le répète, appuya-t-il. Puis, comme il lisait dans les yeux de Vasseur une sorte d'étonnement de mépris en l'entendant annoncer son projet de se soustraire au danger en y exposant un autre, l'agent se hâta d'ajouter: --Soyez tranquille, lieutenant, il y aura du nanan pour tout le monde. Moi, à ce moment-là, je serai entré dans la peau d'un autre... peau qui, si elle ne me couvre pas bien, me mènera à cuire à petit feu doux dans un four... encore un divertissement des bandits. --Et moi, quelle sera ma part de nanan, suivant le rôle que tu me destines? --Ou les deux planches, ou le four, ou la pendaison par les pieds... Songez donc que vous êtes Vasseur, le destructeur de leurs amis d'Orgères! Les citoyens bandits vous serviront en conséquence. Vasseur se mit à rire. --Là, fit le policier, à présent que vous connaissez le revers de la médaille, voulez-vous que nous nous associons pour sauver Gervaise? Promettre à l'amoureux le salut de la jeune fille, c'était lui dicter sa réponse. --Je te suivrai où tu me conduiras, déclara-t-il. --Alors, retournons à Angers, dit Meuzelin en se dirigeant vers la voiture. Mais, à son troisième pas, il s'arrêta pour revenir au lieutenant. --À propos, demanda-t-il, Barnabé sait-il écrire? --Mieux qu'un notaire, affirma Vasseur. Sur cette réponse, Meuzelin gagna la voiture, et quand il y fut monté, il cria: --En route! En vingt minutes, on atteignit Angers. C'était précisément dans le faubourg par lequel ils faisaient leur entrée que se trouvait la maison de poste où relayait la diligence. Comme en beaucoup d'endroits, cette maison de poste était la boîte aux cancans, potins et racontars sur tout ce qui se passait dans la ville ou à dix lieues à la ronde. À l'arrivée de Meuzelin et des siens, une dizaine de bavards, auxquels était mêlé le maître de poste, péroraient sur le tragique événement de la nuit précédente. --Descendons là, proposa le policier. À cette époque, où le peu de sûreté des routes forçait les voyageurs à se réunir pour leur défense commune, il n'y avait rien d'étonnant dans cette descente à l'auberge de la petite troupe de cinq individus. Le maître de poste était des premiers cités parmi les aubergistes les plus empressés à tenir en règle leur livre d'inscription des voyageurs. Son premier soin fut de conduire les arrivants à la salle qui servait de bureau au service de la diligence, pour prendre, sur son registre, leurs noms, prénoms et qualité. Cette pièce était encombrée de paniers, caisses ou malles que les diligences avaient apportées à leur dernier passage ou devaient enlever à leur prochain départ. Aubergiste et voyageurs avaient été suivis par le groupe des curieux, tous impatients que la formalité fût remplie pour pouvoir questionner à l'aise ces nouveaux venus, qui arrivaient par la route d'Ingrande et qui, ayant passé sur le lieu du crime, devaient abonder en détails sur l'attaque de la diligence. Donc, le maître de poste-aubergiste, ayant pris un des deux gros registres placés sur son bureau, procéda à l'interrogatoire des frais débarqués, dont il inscrivit en même temps les déclarations. Ce fut d'abord le citoyen Rameau, gros marchand en grain de Chartres, voyageant pour achats avec ses trois garçons fariniers. Et, à l'appui de son dire, Vasseur produisit les papiers bien en règle que la commune de Chartres, instruite de son expédition secrète à la poursuite du Beau-François, s'était empressée de lui délivrer. Les deux soldats et Barnabé se trouvant couverts par la déclaration du lieutenant, il ne restait plus qu'à inscrire Meuzelin. --Eh! là-bas, citoyen, c'est à ton tour, lui cria l'aubergiste en le voyant occupé à lire les adresses que portaient les caisses et malles déposées dans le bureau. Le policier vint à l'appel et déclara se nommer Baptiste Beulard, marchand de cotonnades, venu dans le pays pour faire ses achats. Et, pour prouver son identité, Meuzelin montra un passeport des mieux en règle, délivré à Paris. En écrivant son dernier mot, le maître de poste lâcha cette phrase: --Cette fois encore, le commissaire de police en sera pour ses frais de curiosité. --Est-ce qu'il guette quelqu'un au passage? demanda Meuzelin qui avait dressé l'oreille. --Oui, deux hommes qu'on cherche partout. --Des malfaiteurs? --Oh! non pas! C'est un agent de police et un lieutenant de gendarmerie qui ont disparu. On les cherche partout pour les envoyer au général Labor, qui les réclame pour l'aider en sa prochaine expédition. --Peut-être que, pour le moment, ces deux hommes ont mieux à faire, avança le policier en lançant un coup d'oeil à Vasseur. L'inscription achevée, le champ était donné aux curieux. Le plus pressé se hâta de demander: --Vous venez d'Ingrande? Vous avez dû passer à l'endroit de l'attaque? Que dit-on sur le crime de cette nuit? Sur la femme sans tête? A-t-on découvert quelle est cette femme? --Mais, fit Meuzelin étonné, il me semble que l'endroit où l'on peut avoir la chance d'être renseigné sur la victime, c'est ici? --À Angers? fit le choeur des curieux. --Non, non, ici même, on a relayé la diligence, appuya Meuzelin. En regardant le maître de poste dans les yeux, il continua: --Car on affirme que c'est ici que cette femme a monté en voiture. Si tranquillement que, pour tout le monde, le maître de poste eût soutenu le regard de l'agent, il dut y avoir, dans ses yeux, quelque indice qui intrigua Meuzelin, car il reprit en insistant: --Oui, c'est de ce bureau qu'est partie l'inconnue. --C'est bien facile à vérifier, dit l'aubergiste en étendant la main sur le second des registres placés devant lui. Il se mit à feuilleter en poursuivant: --S'il en est ainsi, le départ de la voyageuse doit être inscrit. Quand il eut trouvé la page, il posa le doigt à la place voulue en ajoutant: --Nulle femme n'est montée dans la diligence qui a relayé cette nuit. Meuzelin ne se tint pas pour battu. --Pourtant, dit-il, le postillon Fourchu, qui a conduit le relai d'Angers au village de Monciel, a déposé qu'à l'arrivée à votre maison de poste, le coupé ne contenait qu'une femme, et qu'elles s'y trouvaient deux au départ. --Le postillon Fourchu se sera trompé, articula sèchement le maître de poste, que l'insistance de l'agent semblait impatienter. Mais se ravisant: --Du reste, reprit-il, que Fourchu présente sa feuille de route. S'il en est comme il le prétend, la voyageuse a dû y être inscrite par moi à sa montée en voiture. --Malheureusement, cette feuille lui a été enlevée par les bandits. Le maître de poste haussa les épaules en disant: --C'était le seul moyen de contrôle. --Oh! le seul, non pas! dit vivement le policier. Il en est encore un autre. --Quel autre moyen? --Rien n'est plus facile que de constater l'endroit où la victime a pris la voiture. On n'a qu'à interroger l'autre voyageuse du coupé, venant de Paris, qui, elle, est arrivée saine et sauve à bon port. C'est une comtesse de Méralec, habitant le château de Brivière, m'a dit Fourchu. L'aubergiste se frappa le front en homme tout joyeux de se voir tiré d'embarras. --Parbleu! s'écria-t-il, vous avez raison! Alors, désignant du doigt un coin de la salle où étaient entassées une dizaine de malles et de caisses, il reprit: --J'ai justement là une occasion d'entrer en rapport avec cette comtesse. À son départ de Paris, elle avait tant de bagages qu'il a fallu en laisser une partie, qu'on devait lui expédier deux heures après par la diligence de Poitiers. En passant ici, cette voiture a déposé toutes les malles en me chargeant de les faire bifurquer sur Ingrande par la première occasion. Et le maître de poste, s'adressant aux curieux, termina en disant: --Avant peu, les amis, nous aurons des renseignements précis, car c'est moi-même qui irai porter ces bagages à la comtesse de Méralec, et, par la même occasion, je l'interrogerai sur la femme inconnue. Satisfaits par cette promesse, les curieux se retirèrent accompagnés par le maître de poste qui, bavard par excellence, leur fit la conduite jusqu'à la rue où, plus de deux minutes, il resta jouant toujours de la langue. Cependant, les compagnons étaient restés seuls dans la salle. --Barnabé, as-tu jamais volé? demanda Meuzelin à Fil-à-Beurre. Avant que l'échalas pût ajouter un mot au brusque haut-le-corps que lui avait causé la question, l'agent continua: --Il y a commencement à tout, mon garçon. Débute donc par voler, à ton choix, une de ces caisses, que tu iras cacher sous la paille de ma voiture. Fil-à-Beurre allait monter sur ses grands chevaux. Le policier arrêta net son éclat d'indignation en ajoutant: --Je te le demande au nom de Gervaise. --Oh! alors! fit Barnabé. Et, sans hésiter, il marcha vers les caisses, en prit une de moyenne grandeur et, sortant par la cour, il se dirigea vers le hangar sous lequel la voiture était remisée. Le policier l'avait suivi des yeux. --Maintenant, se dit-il, je crois être en mesure de parer aux âneries que va commettre l'idiot qu'on appelle le général Labor. Et, en souriant: --Tout de même, pensa-t-il, le traquenard que lui tend Coupe-et-Tranche est bien imaginé... Tout me prouve que, cette fois, le maréchal m'a bien avoué la vérité. XV Quelles révélations Meuzelin avait-il tirées du maréchal pour qu'il eût ainsi laissé fuir le scélérat en récompense de ses aveux? Quand il se savait attendu par le général Labor, au lieu de se rendre à son devoir, pourquoi, non seulement y manquait-il, mais encore retenait-il Vasseur qui, lui aussi, était réclamé par Labor? Avec ses quatre compagnons, le policier comptait-il arriver à meilleure fin que le général avec toutes ses troupes? Enfin, était-il sincère quand, pour mieux vaincre la résistance du lieutenant, il avait affirmé qu'il s'agissait du salut de Gervaise? Pour obtenir une réponse à toutes ces questions, nous laisserons s'écouler les trois semaines pendant lesquelles le général Labor avait fait rechercher partout le lieutenant et le policier disparus, et nous en reviendrons en ce moment où Fil-à-Beurre venait d'être amené, par le Marcassin, en présence du général Labor, dans le boudoir de la comtesse de Méralec. Disons d'abord comment il se faisait que Barnabé était arrivé à être introduit dans le château de la Brivière par le Marcassin. La métairie exploitée par Cardeuc, autrement dit le Marcassin, était située entre le château de Brivière et le village de Saint-Florent-le-Vieil. D'une contenance d'environ soixante arpents, elle s'étendait jusqu'à la Loire, dont était elle séparée par la route de halage. Il était deux heures et, après le dîner des hommes de la métairie qui venait de se terminer, chacun s'était éloigné, laissant seul le Marcassin. Encore assis au haut bout de la table, sa place habituelle durant les repas, il réfléchissait profondément: --Tout va bien et tout ira mieux encore tant que nous n'aurons affaire qu'à l'âne bâté qui s'appelle le général Labor, murmurait-il avec ces petits rauquements brefs qui, chez lui, équivalaient aux saccades d'un rire. Il fut tiré de ses réflexions par l'entrée d'un garçon de la ferme, qui annonça: --Il vient d'arriver un homme qui te demande. --Quel genre d'homme? demanda le métayer, dont l'oeil s'emplit de méfiance. --Un grand escogriffe, un peu moins gras que le coupant d'une faux. Il prétend que tu le connais. --Il n'a pas dit son nom? --Je ne le lui ai pas demandé. Ce qui fait croire que tu dois le connaître, c'est qu'il te ramène la voiture dans laquelle tu es parti à ton dernier voyage et que tu as laissée en route. --Va chercher cet homme, commanda Marcassin. Comme le valet allait s'éloigner, son maître le rappela: --À propos, dit-il, tous nos gens de la plaine sont-ils rentrés? --Pas un seul. --Pourquoi? gronda le métayer brusquement. --Le petit gars de Loirière, qu'ils ont expédié et qui est parvenu à passer, m'a expliqué la chose. Il paraît que le retour leur est coupé par des postes de douze ou quinze soldats, échelonnés de façon à pouvoir se secourir, qui surveillent la plaine. Il faut donc que nos hommes attendent la nuit pour s'éparpiller. Alors, un à un, ils franchiront la ligne. --Oui, mais le fourgon? --Il leur faudra l'abandonner dans le bois de Segré, après l'avoir vidé de son contenu, qu'on enterrera en attendant l'heure propice pour aller le chercher. Ce moyen ne semblait pas être du goût du Marcassin, qui reprit: --Il faut faire déguerpir ces troupes. --Pas à main armée, j'imagine. --Non, mais en les lançant sur une fausse piste. Il réfléchit un peu, puis, en ricanant: --Une belle occasion de faire d'une pierre deux coups, s'écria-t-il. Où est la bande du Beau-François? En prononçant ce nom, le Marcassin fut pris de rage et serra ses énormes poings: --Sans ces maudites troupes du gouvernement, qui nous empêchent de régler nos affaires entre nous, comme j'en aurais eu vite fini avec le Beau-François et les siens! articula-t-il avec fureur... Ensuite, revenant à son idée: --Il faudrait lui lâcher les soldats sur le dos. Où se tient-il à cette heure, le bélître? --À la ferme de Poncet, entre Loirière et la Cornouaille. Il a obtenu l'hospitalité de Poncet par la terreur. Le fermier croit avoir affaire à Coupe-et-Tranche! --Tonnerre! rugit le métayer. Soudain, il s'apaisa en disant: --Il faut d'abord s'occuper de l'homme qui est là. Cours me le chercher. Une minute après, la maigre silhouette de Fil-à-Beurre s'encadra dans la baie de la porte ouverte. --C'est moi. Est-ce que tu ne me reconnais pas, citoyen? demanda-t-il avec son plus innocent sourire. Barnabé était de ces gens qu'il suffit d'avoir vu une seule fois pour ne les oublier jamais. --Tu es l'homme qui, il y a environ un mois, pas loin du Mans, à l'auberge de la _Biche-Blanche_, m'a rendu le service d'abattre d'un coup de fusil le cheval emporté d'une charrette après laquelle je courais... Tu vois que j'ai de la mémoire? dit le métayer. --Oh! oh! de la mémoire, ça te plaît à dire, lâcha Barnabé en faisant une moue de doute. --Tu dis cela parce que je suis parti si vite que j'ai oublié ma charrette sur la route, répliqua le Marcassin. --Aussi je te la ramène. Ton nom de Cardeuc et celui de ton village étant inscrits dessus, je n'ai eu qu'à demander ma route... et me voici. Le métayer ne brillait pas par la confiance. Il n'était pas précisément un gobe-mouche. --Et tu as mis un mois à venir, mon gars? ricana-t-il. Mazette! tu n'es pas vif. Une tortue n'aurait mis qu'une semaine. Fil-à-Beurre, au lieu de relever la gouaillerie, répliqua d'un ton des plus sérieux: --Et encore ai-je failli être plus longtemps. --Parce que? --Parce que, pendant trois semaines, je n'ai pu quitter le refuge que j'avais trouvé chez un paysan à douze lieues d'ici. Il paraît qu'un Beau-François tenait la campagne avec sa bande... Je ne me souciais pas d'être volé. --Bast? fit Cardeuc, pour une vieille charrette et une mauvaise bourrique que tu as pu y atteler. --Une bourrique qui vaut encore ses soixante-cinq livres, appuya Fil-à-Beurre. --On te les remboursera, mon garçon. --Non, ce sera à déduire, dit simplement Barnabé. --Déduire sur quoi? fit le Marcassin surpris. --Vrai! tu ne sais pas pourquoi? --Nullement. Fil-à-Beurre éclata de rire, puis il s'écria railleusement: --Tu vois bien que tu n'as pas la mémoire dont tu te vantes. Et après une petite pause pour donner à Cardeuc le temps de se souvenir, il reprit: --Tu ne te rappelles donc pas avoir oublié autre chose à l'auberge de la _Biche-Blanche_? --Non. Quoi donc? --Certain pot à salaisons dont le contenu n'est pas du lard. Le Marcassin avait fait son deuil du trésor que lui avait volé le Beau-François. Son étonnement fut énorme à la nouvelle que lui donnait Barnabé. --Et tu me le rapportes! s'écria-t-il sincèrement ébahi de cet acte de probité. --Oui. J'ai supposé qu'il était à toi lorsque, en le trouvant, je me suis rappelé un détail. Quand je te suivais au moment où tu visitais la chambre de je ne sais qui, tu t'es écrié: Disparue! puis, après avoir regardé dans un coin de la chambre, tu as ajouté: Et l'or aussi! D'où il est résulté que quand j'ai déniché le trésor, je me suis dit qu'il devait être à toi. Et, opiniâtre à vouloir rendre ses comptes, Barnabé reprit: --Tu vois bien que les soixante-cinq livres du prix du cheval sont à déduire, puisque je les ai prises sur le tas. Après quoi, se campant devant le Marcassin, il demanda tout triomphant: --À présent, dis-moi si j'ai eu raison de rester tapi pendant trois semaines par peur du Beau-François, qui aurait remis la main sur le magot. Ensuite, avec un accent de rancune: --Ah! s'écria-t-il, m'a-t-il flanqué des venettes, ce sacripant-là!... Si jamais je puis les lui rendre! Une idée soudaine vint au métayer. --Libre à toi, mon gars, dit-il. --Vrai de vrai? --Je puis te mettre à même de faire passer un mauvais quart d'heure à ton homme. --Sans courir de danger? Car, vois-tu, la bravoure, ce n'est pas mon fort. --D'autres attraperont les coups pour toi. --À ce prix-là, je m'expose, déclara Barnabé. Voyons, que dois-je faire? --Tu vas d'abord me suivre au château de Brivière. Nous causerons chemin faisant. Si Cardeuc, à ce moment, ne s'était retourné pour prendre son chapeau, il aurait surpris l'éclair de joie qui venait d'illuminer le regard de Fil-à-Beurre. Le Marcassin était un particulier dont la confiance était difficile à obtenir; mais pouvait-il la refuser à un être assez idiot pour lui rapporter un pot plein d'or qu'il aurait pu garder, car, dans les idées du métayer, un aussi honnête homme ne pouvait être qu'un franc imbécile. Il commença, avec l'aide de Barnabé, par faire entrer la voiture dans la cour. Puis il conduisit le cheval à l'écurie, emporta le pot plein d'or dans une chambre, dont il ferma la porte, et, après en avoir mis la clef dans sa poche, il dit en se mettant en marche: --À présent, mon garçon, je vais te conduire au château de Brivière où, si tu fais bien ce que je te commanderai, on taillera pour toi de jolies croupières au Beau-François. --Ah! c'est que, vois-tu, citoyen, ma rancune contre ce géant ne date pas d'hier. Elle remonte à certaine nuit où le coquin, qui venait de s'évader des prisons de Chartres, m'a volé ma veste, après m'avoir assommé près du village de Mégin. --Tu connais donc le village de Mégin, toi? dit brusquement Cardeuc, dont le regard soupçonneux s'attacha sur Fil-à-Beurre. Mais il y allait tout naïvement, ce bon Barnabé, dont la mine niaise indiquait un bavard confiant qui ne demande qu'à conter ses petites affaires. --Si je connais le village de Mégin! s'écria-t-il. Je serais bien ingrat d'avoir oublié son nom, car, si je ne suis pas mort de l'assommade du Beau-François, c'est parce que j'ai été recueilli et soigné dans la maison d'un habitant de Mégin. Quand je dis un habitant, c'est une erreur, car il n'habitait guère le village, ce maquignon, nommé Augé, qui était toujours par les chemins pour son commerce. Au nom d'Augé, le métayer n'avait pas bronché, mais son regard avait, encore une fois, examiné en dessous la figure de l'échalas. --Mais, objecta-t-il, si ce maquignon n'était jamais à son domicile, comment as tu été recueilli et soigné par lui? --Oh! non, pas par lui... mais par sa fille, appelée Gervaise, et une vieille bonne qui habitaient la maison. Et, avec un enthousiasme de reconnaissance, Fil-à-Beurre s'écria: --Si tu connaissais Gervaise! si tu savais comme elle est bonne! Demain, elle me demanderait ma vie que mon dévouement n'hésiterait pas une minute. Bien qu'il parût fort indifférent à l'explosion de la gratitude de l'échalas, Cardeuc en lui-même, l'entendit avec satisfaction. --Bon à savoir! pensa-t-il. Par Gervaise, je ferai de ce Jeannot ce qu'il me plaira. Cependant Barnabé avait continué tout tristement: --Je l'ai belle à parler de mon dévouement et à l'offrir, à présent que je ne sais plus où est Gervaise, car elle a brusquement disparu de ce village de Mégin, où, j'avais reçu d'elle ces bons soins qui m'ont rendu la santé. --Bast! bast! fit le Marcassin, tu la retrouveras peut-être. Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas. Quand le Marcassin avait emporté sa nièce de la Saunerie, il avait vu le Beau-François poursuivi par quatre hommes qui s'étaient lancés sur sa trace, et il avait cru que le Chauffeur, tombé aux mains de ses ennemis, était infailliblement perdu. Il n'avait donc pas dû en être ainsi, puisque le Beau-François, à cette heure, battait la plaine entre Laval et Angers. Un point restait obscur pour le Marcassin. Il chercha à l'éclaircir en ramenant la conversation sur le trésor de Doublet, qu'il avait été contraint d'abandonner pour pouvoir fuir plus prestement lorsqu'il avait emporté sa nièce de la Saunerie. --Dis donc, fit-il, où as-tu trouvé mon magot que tu m'as rapporté? --Bien par hasard, citoyen, va! À l'auberge de la _Biche-Blanche_, après que j'ai eu mangé un peu de pain et de fromage, ma bourse s'est trouvée à sec. Quand il s'est agi de me loger gratis pour la nuit, l'aubergiste m'a flanqué impitoyablement à la porte. J'allais coucher à la belle étoile lorsque non loin de l'auberge j'ai avisé une masure en ruines. C'était un refuge pour passer une nuit. À peine entré, mon pied heurta un obstacle qui fit entendre un bruit métallique... Je me baissai au clair de la lune, je reconnus le pot plein d'or. Alors je pensai à toi, que j'avais entendu parler de ton or disparu. Aussitôt je me suis dit que celui qui te l'avait dérobé allait venir le reprendre dans la ruine où il l'avait déposé. Sans perdre de temps, j'ai décampé avec le trésor, que je suis allé enterrer dans un petit bois voisin, après en avoir préalablement retiré quelques pièces. Avec cet argent, j'ai fait la lieue qui me séparait du Mans où, en pleine nuit, à l'auberge, j'ai acheté d'un roulier une rosse qu'il parlait de faire abattre. Un peu avant le jour, je ramenais ma bête à la voiture abandonnée sur la route. Ton nom et ton village étaient inscrits sur un des côtés de la charrette. J'y ai caché sous la paille ton pot déterré, et en route pour venir te le rapporter. --On n'est pas plus bête! pensa le Marcassin en pensant à cette restitution qui, sans qu'il y prît garde, le rendait crédule à tout ce que venait de lui débiter l'échalas, d'un ton qui n'entendait pas la moindre malice. Tout au projet qu'il ruminait, il marchait en se disant: --Honnête, bavard et stupide, voilà un garçon qui va joliment me servir pour amener le général à débarrasser la plaine des postes de soldats qui cernent les miens afin de les lancer sur le dos du Beau-François. Alors, arrêtant sa marche, il dit à Fil-à-Beurre. --Faut-il au moins, mon garçon, t'apprendre ce que nous allons faire au château de Brivière. --Que m'importe! Tu m'as promis qu'on taillerait des croupières au Beau-François contre qui j'ai une longue dent. Ça me suffit. --Oui, mais pour arriver à ce résultat, tu as un rôle à jouer. T'en sens-tu capable? As-tu de la mémoire? --Apprends-moi ce que j'aurai à dire et je ne manquerai pas d'un seul mot. --Bon! dit Cardeuc. Sache donc que ton cher ami François et ses coquins sont bien tranquillement établis dans une ferme dont le propriétaire les cache par terreur. Il faut faire en sorte que les troupes qui battent la plaine surprennent la bande... Comprends-tu? --Oui, mais quel sera mon rôle? --Tu seras un paysan, accouru à Ingrande, et que, de là, on a envoyé à Brivière pour annoncer au général Labor, qui se trouve au château, que les Chauffeurs viennent d'attaquer la ferme située entre Loirière et la Cornouaille... --C'est donc dans cette ferme que se cache le Beau-François? --Précisément. Tu ajouteras que le fermier, son fils et une servante ont été chauffés et que la servante seule a survécu à la torture... N'oublie rien de ces détails qui rendront le général furieux. --Alors il expédiera ses troupes? --Qui pinceront le Beau-François, et, tout aussitôt, le fusilleront contre le mur de la ferme. --Ainsi soit-il! lâcha Barnabé avec une voix haineuse. Quelle bon débarras! --Oh! oui, bon débarras! Grâce à toi, le pays sera enfin délivré des bandits qui le dévastent. --Délivré? Pas tout à fait, dit Barnabé qui hocha la tête. --Pourquoi ton «Pas tout à fait?» demanda le métayer en le regardant avec la surprise d'un homme qui ne comprend pas. --En venant ici, sur la route, j'ai entendu parler d'un certain Coupe-et-Tranche, avança l'échalas. Cardeuc éclata de rire à cette réponse. --Tu crois donc à Coupe-et-Tranche? s'écria-t-il. Sache donc, dadais crédule, que Coupe-et-Tranche n'existe pas; il a été inventé par le Beau-François pour avoir le champ libre pendant qu'on s'acharne à la poursuite d'un être imaginaire. --Tiens! tiens! mais ce n'est pas déjà si bête, lâcha Barnabé au moment où ils entraient dans la cour du château. Cardeuc conduisit le squelette au pied d'un escalier et le quitta en lui faisant cette recommandation: --Pendant que je vais t'annoncer, repasse bien ta leçon. --Sois tranquille! promit Fil-à-Beurre. Etait-ce bien sa leçon qu'il repassait quand, les yeux fixés sur le métayer qui s'éloignait, il murmura avec un sourire: --Empaumé, le Marcassin! Puis, en faisant une moue mécontente: --Ç'a été tout de même dur de lui rendre tant de beaux louis d'or, maugréa-t-il. Sur ce, il poussa un énorme soupir de résignation en ajoutant: --Enfin, c'était la consigne. Ensuite il parut s'absorber en une réflexion qui lui fit murmurer: --Comment diable m'y prendre pour que le général Labor lise mon écriture? Tout cela devait concerner une mission bien périlleuse, car l'échalas se secoua pour se débarrasser d'un petit frisson, et il grommela entre ses dents: --Joue serré, mon brave Barnabé, car ta maigre carcasse, à laquelle tu tiens, est en jeu à cette heure. La main du métayer qui se posait sur son épaule le rappela à lui. --Suis-moi. Le général t'attend dans le boudoir de madame la comtesse de Méralec, annonça Cardeuc. Et, une minute après, le squelette se trouvait en présence de la belle veuve et du général Labor auquel, sur la demande de son nom, il répondait: --Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon embonpoint. XVI Derrière Fil-à-Beurre, était entré le Marcassin, qui avait été se placer dans un coin du boudoir, semblant attendre pour reconduire celui qu'il avait amené. La nouvelle, d'abord annoncée par le métayer, avait d'autant plus mis le général en fureur, qu'il ne pouvait la satisfaire par une série de jurons, que la présence de la comtesse lui étranglait dans la gorge. --Dis-tu bien la vérité? demanda-t-il avec une humeur de dogue quand, mot pour mot, Barnabé eut répété la leçon que le métayer lui avait faite. --Tellement la vérité que si, en ce moment, vous cerniez la ferme, vous trouveriez les sacripants en train de fêter le vin du malheureux fermier. La comtesse avait écouté le récit de Fil-à-Beurre avec les signes de la plus profonde commisération. Au conseil que donnait Barnabé, elle s'écria vivement: --Oui, oui, général, envoyez immédiatement des troupes qui surprendront ces misérables. Mais Labor haussa les épaules en disant: --À quoi bon? Le temps que mettraient mes soldats à se rendre à la Cornouaille permettrait aux bandits de déguerpir. --N'avez-vous pas de cavalerie? insista la veuve. --Oui, mais en ce moment, elle bat l'estrade sur la route de Laval, surveillant, espacée dans la plaine, le retour des brigands qui, cette nuit, ont enlevé les écus du gouvernement. Tout individu suspect qui sera arrêté doit être immédiatement passé par les armes. --La capture assurée des vingt-cinq ou trente scélérats que vous cerneriez dans la ferme de la Cornouaille ne vaut-elle pas la chasse au gibier fort problématique qu'exécute en ce moment votre cavalerie? articula madame de Méralec, du ton d'une jolie femme froissée d'éprouver un refus. Labor fut ébranlé en sa résistance. --Songez-y donc, comtesse, le plus urgent n'est-il pas de reconquérir le bien de l'État? allégua-t-il. Cette fois la veuve eut un mouvement d'impatience nerveuse. --Et qui vous dit que les gens que vous allez laisser s'échapper à Cornouaille ne sont pas les mêmes qui ont exécuté le vol de la nuit dernière? prononça-t-elle, d'une voix brève et mécontente. --Croyez-vous? fit Labor hésitant. Madame de Méralec se leva d'un bond, marcha au général, le prit par le bras et, le conduisant à la table, sur laquelle, à côté du billet de Meuzelin, que la veuve y avait jeté, se trouvaient du papier et des plumes, elle lui dit de son organe le plus séduisant: --Mettez-vous là, général et, au lieu de perdre le temps à des si et des mais, écrivez un ordre que portera l'ordonnance qui vous a accompagné ici. Labor alanguit son oeil en coulisse, exhiba son sourire le plus aimable, fit sa bouche en coeur et se plaça sur le siège devant la table en modulant: --On avait bien raison de dire sous l'ancien régime: «Ce que femme veut, Dieu le veut.» --Surtout quand ce que veut la femme est pour la meilleure gloire d'un ami, répliqua la comtesse dont le regard se fit affectueux. --Je suis donc votre ami? souffla Labor à l'oreille de la jolie femme qui, en ce moment, penchée vers la table, approchait devant lui, le papier et la plume. À cette demande, madame de Méralec ne répondit pas, mais le hasard fit que sa chevelure vînt sur les lèvres du général. Puis, se redressant, la veuve se tint debout près de Labor, son doigt mignon tendu vers le papier en disant: --Écrivez, mon cher général. Le mot de «cher» émoustilla le soldat. D'une main hâtive, il prit la plume, la trempa dans l'encre et la pointa sur le papier. Mais avant la première lettre du premier mot, il s'arrêta soudain: --Eh bien? fit la veuve étonnée. Ce qui immobilisait la main de Labor était bien naturel. Le général était un intrépide soldat que sa valeur, à cette époque où l'on montait vite en grade, avait signalé à un avancement mérité; mais, on le sait, son instruction était des plus bornées. Il savait lire. Quant à écrire, l'ancien garçon boucher s'en tirait de façon burlesque. De grosses lettres bossues, bancales, crochues, arrivaient à tracer des mots dont l'orthographe faisait dresser d'horreur les cheveux de qui était appelé à les lire. Aussi, Labor, chaque fois qu'il avait à écrire, s'en tirait-il en empruntant la main d'un de ses aides de camp. Là, sous les yeux de la comtesse dont il avait entrepris la conquête, le soldat, si épaisse que fût sa vanité, eut conscience qu'il allait être ridicule et sa main était restée inerte. --Eh bien? répéta la veuve. --C'est que, cette nuit, je me suis un peu foulé le poignet. J'avais oublié ce mal qui, tout au plus me permettrait de signer mon nom, dit-il pour excuse. Puis, sur un ton de prière: --Si vous écriviez pour moi, comtesse? --Oh! y pensez-vous, général! Une écriture de femme à vos soldats! s'écria la veuve. En montrant le billet de Meuzelin qui était sur la table, elle continua railleusement: --Ce serait donner raison à ceux qui, déjà, vous comparent à Hercule aux pieds d'Omphale. Devant ce refus, le général promena autour du boudoir un regard désespéré qui finit par s'arrêter sur le Marcassin, muet et immobile dans son coin. --Sais-tu écrire, toi? demanda-t-il. --Mon général, je ne sais que tracer ma croix au bas d'un acte, avoua le métayer. --C'est la vérité, fit la comtesse. Labor joua la comédie de se serrer le poignet en grommelant: --Maudite foulure! Puis, en s'adressant à Fil-à-Beurre. --Et toi, sécot? --Dame! général, je sais écrire sans savoir écrire, répondit Barnabé en garçon prudent qui ne veut pas se compromettre. --Oui ou non, bélître! --C'est-à-dire, général, que je sais bien écrire à mon oncle, qui est marchand de lapins empaillés; mais quant à ce qui est d'écrire à des militaires, je ne peux pas dire, vu que je leur ai jamais écrit. Labor n'était pas fâché de déverser sa mauvaise humeur sur quelqu'un. Il alla au squelette qu'il se mit à secouer en disant d'un ton furieux: --Est-ce que tu te fiches de moi avec tes stupidités? Sache qu'un général et un imbécile, ça fait deux. --Deux généraux? demanda Fil-à-Beurre avec une naïveté qui voulait se renseigner. D'une violente poussée, Labor l'amena devant la table et, lui montrant le papier: --Mets-toi là et écris ce que je vais te dicter, ordonna-t-il avec un accent qui sonnait la menace. En se hâtant d'appuyer sa main sur l'épaule de l'échalas, qui tentait de se relever de sa chaise, il gronda furibond: --Ou je te fais fusiller. --Oh? du moment que vous m'en priez, dit Fil-à-Beurre devenu souple. Et, sous la dictée du général, il écrivit l'ordre. --Bien! fit Labor; à présent, décampe de la chaise que je signe. Tout en regardant la comtesse, qui avait été se rasseoir un peu plus loin de la table, il ajouta: --Que je signe... si mon poignet me le permet. --Allez bien doucement, conseilla madame de Méralec. Feignant de tenir la plume péniblement, Labor se pencha vers la table pour signer. Soudain, il se redressa, la figure empreinte d'une énorme surprise, et, sans mot dire, il promena son regard ébaubi du papier à la comtesse et à Barnabé. --Qu'avez-vous donc, général? demanda la veuve à la vue de cette pantomime. Labor n'était pas, pour le quart d'heure, à la galanterie. Au lieu de répondre à la comtesse, il marcha droit à Barnabé et se campa devant lui les bras croisés... --Sais-tu que tu t'es fait bien attendre! articula-t-il d'un ton sévère: Tandis que Barnabé le regardait bouche béante, la mine stupéfaite, en homme qui tombe des nues, il poursuivit d'une voix qui s'irritait: --Assez de comédie! Ne joue pas plus longtemps la bête. Pourquoi ne m'avoir pas dit tout de suite qui tu es? --Mais je vous l'ai dit, général. «Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre.» Ne vous en souvient-il plus? ajouta l'échalas. --Attends! fit Labor. Il retourna à la table, prit l'ordre écrit par le squelette, ainsi que la lettre qui se trouvait à côté, et, un papier déplié dans chaque main, il vint les mettre sous le nez de Fil-à-Beurre en demandant: --Oserais-tu nier que ces deux écrits soient de la même écriture? --Oh! c'est à s'y méprendre, avoua Barnabé en proie à la plus profonde surprise. C'est vraiment à croire que les deux billets sont de moi... Je ne... Labor lui coupa la parole d'un geste de main, et, le front rembruni, l'oeil irrité: --Assez, maître Meuzelin! dit-il. --Gobin, général, Barnabé Gobin... et non pas Meuzelin, appuya tout naïvement l'échalas. Au nom de Meuzelin, madame de Méralec s'était levée, surprise, les yeux sur Barnabé. --Quoi! fit-elle, c'est là ce Meuzelin dont vous m'avez parlé, général? en me disant que vous ne le connaissiez pas de vue. --Oui, Meuzelin, le célèbre policier, affirma Labor. Mais Barnabé, ses grands bras en l'air, s'agitait en protestant de toutes ses forces et en croyant à un fort détraquement du cerveau du général. --Voilà que je suis policier, à présent! Qu'est-ce qui lui prend? Où va-t-il chercher ces inventions-là? Tout en gesticulant, il s'était rapproché du coin où se tenait le Marcassin, qu'il prit en témoignage: --Hein! beugla-t-il, tu l'entends, citoyen? Parle. Est-ce que je suis un nommé Meuzelin? --Dis donc que oui, imbécile! lui souffla vivement le métayer. Pour le coup, Barnabé en demeura stupéfait. Sa face exprimait si bien l'hébétement de l'homme qui ne comprend rien à ce qu'on exige de lui, que Cardeuc, pour s'en débarrasser, le fit pivoter sur ses talons et le repoussa du côté du général. Mais, en lui faisant exécuter ce mouvement, il lui souffla encore: --Dis oui. Je me charge de tout. Au même moment, le général, qui avait échangé quelques mots à voix basse avec la comtesse, se retourna en prononçant: --Meuzelin. --Mon général? lâcha Fil-à-Beurre. Labor éclata d'un énorme rire. --Hein! fit-il en raillant, dis-moi donc, à présent, que tu n'es pas Meuzelin. Tu viens de te trahir en répondant à ton nom. --Dame! mon général, ça paraît tant vous faire plaisir que je m'appelle Meuzelin, débita Barnabé d'une voix niaise. Et, en même temps, il adressait au Marcassin un regard qui, bien clairement, lui disait que c'était pour obéir à son conseil qu'il s'embarquait sur cette galère. --Ah! d'abord, parons au plus pressé, dit le général en se souvenant de l'ordre à envoyer. Il vint se remettre devant la table et, bien lentement, comme si son poignet le faisait vraiment souffrir d'une foulure, il apposa sa signature au bas de l'ordre. Il en résulta un petit silence pendant lequel la comtesse, après avoir examiné le visage en franc benêt de Fil-à-Beurre, qui se tenait tout effarouché au milieu du boudoir, tourna vers son métayer des yeux interrogateurs qui lui demandaient s'il était bien possible que ce jocrisse, qu'il avait amené, fût le policier célèbre dont on vantait l'audace et l'habileté. Mais cette sorte de question muette échappa à Cardeuc, tout attentif à surveiller Barnabé en caressant les rudes crins qui lui servaient de barbe. Sa signature donnée, Labor se leva, son papier à la main, en disant: --Il faut que cet ordre soit porté sur l'heure. Barnabé tendit une main empressée. --Donnez, mon général, je m'en charge, s'écria-t-il. --Oh! que nenni! mon maître, ricana Labor. J'ai eu trop de mal à te trouver pour te laisser ainsi t'envoler. Ensuite, s'adressant à la veuve, il lui demanda la permission de porter lui-même l'ordre à son cavalier d'ordonnance, auquel il avait quelques instructions particulières à donner. Sur l'autorisation accordée par madame de Méralec, il gagna la sortie du boudoir en disant: --Suis-moi, Meuzelin. De l'air d'un homme résigné à subir un rôle qu'on lui impose, Fil-à-Beurre emboîta le pas à Labor. La porte s'était à peine refermée sur eux que la veuve demandait vivement à son métayer: --Ce n'est pas Meuzelin? --Vous avez pourtant, madame la comtesse, vu le général le reconnaître, dit Cardeuc. --Oui, mais toi? Avant que le Marcassin pût répondre, la porte se rouvrit. C'était Gervaise qui arrivait, la figure animée, l'oeil plein de joie. Elle avait à la bouche des paroles que la présence de son oncle, qu'elle ne s'attendait pas à trouver dans le boudoir, arrêta brusquement sur ses lèvres. Immédiatement, la veuve devina une confidence à recevoir de la jeune fille. Elle n'eut pas besoin de congédier Cardeuc, car, profitant de l'arrivée de sa nièce, il gagna à son tour la porte en disant de sa voix gouailleuse: --Je vais voir ce que le général fait de son Meuzelin. --Mais tu ne m'as pas encore répondu au sujet de cet homme, insista la veuve. Le dévoué serviteur avait son parler franc avec la comtesse. Arrivé au seuil du boudoir, il se retourna pour dire: --Le général a tenu obstinément à trouver une fêve dans son gâteau. C'est son affaire. Et il sortit. Gervaise n'avait pas entendu un mot de ce qui venait d'être dit. La joie qui lui faisait doucement battre le coeur l'avait rendue distraite aux deux phrases échangées. La jolie veuve ne la laissa pas languir. --Allons, mignonne, dit-elle affectueusement, fais-moi la confidence qui a l'air de t'étouffer. Gervaise, il faut le croire, étouffait vraiment, car tout aussitôt, en rougissant, elle prononça d'une voix heureuse: --Je l'ai revu, madame la comtesse. --Revu qui? appuya la veuve en feignant, pour s'amuser, de ne pas comprendre. --Vous savez bien... la personne qui... que... commença Gervaise, qui s'arrêta sans oser continuer. En voyant madame de Méralec ne pas venir au secours de son embarras, elle prit son courage à deux mains et balbutia: --Mon amoureux! --Ah! oui, ton amoureux que tu croyais perdu... Eh bien, que te disais-je? Que jamais un amoureux ne se perd. Un jour ou l'autre, on le voit reparaître, dit la comtesse en souriant. Où et quand as-tu revu le tien? --Tout à l'heure, dans le parc, en longeant le petit mur qui conduit à la faisanderie. --Il avait donc franchi la clôture? --Oh! non. Je suivais l'allée quand, tout à coup, j'ai entendu prononcer mon nom au-dessus de moi. Alors j'ai levé les yeux et j'ai aperçu sa tête qui dépassait le mur. La comtesse eut un sourire moqueur. --Ah! çà, dit-elle, ton amoureux est donc un géant? Si peu élevé que soit le mur en cet endroit, il faut être d'une jolie taille pour le dépasser de la tête. --Il était à cheval et avait fait avancer sa bête le long de la muraille. --Bon! ça s'explique. Eh bien, ma gentille, tu dois être à présent renseignée sur ton amoureux, car j'aime à croire que tu lui as demandé son nom et sa profession? --Non, fit Gervaise. --Non? Alors qu'avez-vous donc dit pendant l'entrevue? --Rien, avoua la jeune fille. --Comment, rien? La joie vous avait-elle paralysé la langue? railla madame de Méralec. --Nous n'avons pas eu le temps de rien dire. --Pourquoi? --Parce qu'il avait à peine prononcé mon nom que, de l'autre côté du mur, s'est élevée la voix d'une personne qui, elle, était à pied. --Que disait ce trouble-fête? Il criait? --Nullement. Sa voix était affectueuse et gaie... et même ce qu'il a dit m'a fait plaisir, confessa Gervaise. --Ah bah! fit la veuve. Peut-on savoir, ma bellote, en quoi les paroles de ce survenant t'ont fait plaisir? --En ce qu'elle m'ont donné l'espérance de revoir bientôt mon amoureux tout à mon aise, répondit bien naïvement la jeune fille. --Où donc dois-tu le revoir, mon enfant? demanda la veuve un peu étonnée. --Ici même, au château! --Chez moi? fit la comtesse dont la surprise se doubla. D'où te vient cette croyance?... --Je vous le répète, de ce qu'a dit la voix. --Et qu'a-t-elle dit? --Mon amoureux avait à peine prononcé mon nom que voilà, tout à coup, la voix du survenant qui s'écrie: «Ah! je vous y prends, cher ami, à enfreindre une consigne qui, pourtant, ne vous demandait que deux jours de patience. Ne vous ai-je pas promis que, dans deux jours, nous serons installés au château?... --Installés au château, répéta la veuve dont le front s'assombrit. Tu es bien certaine d'avoir entendu cela? --Si certaine que je m'aperçois que j'ai oublié deux mots de la phrase qui m'ont même bien intriguée. --Quels deux mots? --La voix a dit: Nous serons installés en maîtres dans le château. Madame de Méralec se redressa, inquiète et pensive, sur son siège, et répéta: --En maîtres? Au bout d'une minute de silence, le sourire reparut sur ses lèvres. --Et puis, Gervaise? demanda-t-elle. --C'est tout. --De sorte, ma chère fille, que tu n'es pas plus renseignée qu'auparavant sur ton amoureux? Gervaise secoua la tête de façon joyeuse et prononça: --Oh! que si! Je sais quelle est sa profession. --Puisqu'il ne t'a rien dit. --Oui, mais l'autre a dit pour lui. Et, tout heureuse de sa découverte, la jeune fille continua d'une voix gaie: --Quand ils sont partis, il faut croire que mon amoureux s'en allait à contre-coeur, car l'autre lui a dit pour le consoler: «Encore un peu de patience, mon cher lieutenant.» Donc mon amoureux est militaire. Elle finissait quand le fracas des lourdes bottes de cavalier du général retentit à la porte du boudoir. Seulement, Labor, avant d'entrer, se soulageait d'une colère furieuse par d'énergiques jurons. Par malheur, son exaspération ne lui faisait pas bien étouffer ses éclats de voix, car on l'entendait rugir: --Mille millions de tripes du diable! sacré tonnerre de charogne en putréfaction! Puis il entra se croyant calmé. --Qu'avez-vous donc, général? À vos yeux et à votre teint enflammés, on croirait presque que vous êtes un peu contrarié, demanda affectueusement la veuve. --J'ai que ce pendard efflanqué, ce maudit desséché de Meuzelin, vient de me glisser entre les doigts, tonna le général. Il m'avait d'abord suivi d'assez bonne grâce; mais pendant que je remettais l'ordre et donnais des instructions à mon ordonnance, le drôle a détalé... et, dame! il a de longues jambes de cerf maigre qui vous retirent l'envie de le poursuivre. Et le général, bien naïvement, ajouta en s'écriant, furieux: --Quand je pense que le ministre de la police l'a attaché à ma personne!!! Ah! il s'y attache bien, l'animal? Il allait ouvrir l'écluse à ses jurons, quand la châtelaine l'arrêta par un tout sec: --Général! En même temps, elle lui indiqua du regard Gervaise qui, depuis la brusque apparition de Labor, se tenait, muette et immobile, près du siège de sa maîtresse, ne sachant plus comment s'en aller. Cependant la comtesse disait à Gervaise: --Ma gentille, tu vas descendre à la cuisine pour avertir que le général reste à dîner et qu'on avise en conséquence. Et, s'adressant à Labor: --N'est-ce pas, général? --Mais, comtesse, vraiment, je crains d'abuser... commença le soldat. --Ta! ta! ta! fit gracieusement la comtesse qui congédia Gervaise en ajoutant: Va, ma belle! Puis, quand la porte se fut refermée sur la jeune fille, madame de Méralec continua: --Une fois pour toute, cher ami, qu'il soit bien convenu que les cérémonies seront bannies entre nous. Je veux que, chez moi, vous vous regardiez comme chez vous. À ces derniers mots, Labor fit ses yeux désolés, posa la main sur son coeur, aspira tout le vent possible dans sa poitrine et poussa un: Hélas! de force à faire tourner un moulin et à attendrir un rocher. Ensuite, faisant ses yeux blancs, la main en pigeon vole, la bouche en cul-de-poule, il débita d'une voix qui flûtait: --Pourquoi cette recommandation de me regarder ici comme chez moi, n'est-elle pas, pour moi, une douce réalité? Tout aussitôt, en voyant les traits de la veuve tourner au sévère à cette déclaration par trop incongrue, il s'empressa d'y joindre le corollaire: --Comme époux légitime, bien entendu. De sévère, le visage de madame de Méralec se fit attendri. Elle secoua tristement sa tête charmante, et, à son tour, elle soupira: --Hélas! --Vous refusez! fit le général avec l'accent d'une stupéfaction sincère; car il ne pouvait admettre que femme fût au monde qui refusât de s'appeler madame Labor. Son ébahissement s'atténua quand il entendit madame de Méralec qui, à peu de chose près, lui répétait sa phrase: --Pourquoi ce désir de votre part ne peut-il être pour moi une douce réalité! --Mais, insista Labor, n'êtes-vous pas veuve, c'est-à-dire libre? --Oui, fit la comtesse, mais une veuve qui ne peut se remarier. Ne connaissez-vous donc pas ma position, général? J'ai là, dans ce meuble, un acte de notoriété, signé par quatre témoins qui déclarent que, sous leurs yeux mon mari, le comte de Méralec, a été mortellement frappé à la défense du pont de Constance... mais ce n'est qu'un acte de notoriété. Le cadavre de mon époux, tombé à l'eau, ne s'est pas retrouvé. Donc mon veuvage n'a pu être établi par un acte de décès qui atteste, en toutes formalités, le décès du comte. Que demain je veuille me remarier, on sera en droit, faute de cet acte légal que je ne saurais produire, de me demander s'il ne se peut pas que le comte de Méralec soit encore de ce monde. Et quand je montrerai mon acte de notoriété, on m'objectera que plus d'un mari a profité de ce qu'on le disait mort pour ne pas rentrer sous le toit conjugal. Tout en écoutant, le général faisait mine fort penaude à cette confidence, qui démolissait tous ses plans. Le soldat avait ses défauts, mais il possédait aussi ses qualités. Il n'était pas cupide d'argent. La veuve jouissait d'une fortune immense et il l'aurait acceptée avec la main de la comtesse; mais, en somme, sa nature brutale ne convoitait que la jolie femme. Aussi madame de Méralec n'avait pas encore achevé son aveu que la fatuité monstrueuse du général, qui lui persuadait que la veuve était folle de son individu, lui avait déjà offert une consolation. --Après tout, pensa-t-il, elle sera une fort belle maîtresse qui me posera devant les autres femmes. Madame de Méralec, gracieuse, souriante, s'était approchée de lui, et d'une voix caressante: --Cela dit, général, reprit-elle, je n'en conserve pas moins l'espérance que vous voudrez bien accepter mon dîner de ce soir. Ce mot de «dîner» fut comme le coup de trompe appelant la meute à la curée, car, après un léger coup frappé à la porte, il fit apparaître un cadet de haut appétit. C'était Pitard, le vorace convive qui, entre deux plats, caressait un gigot de dix livres, sans que ce supplément lui fît perdre une bouchée de tous les mets du menu offert aux invités. De ce qu'il avait dîné la veille chez la comtesse, Pitard se regardait comme convié à perpétuité, et il arrivait le bec enfariné, les narines encore frémissantes des parfums de la cuisine où il avait été faire un tour avant de se présenter. --Je venais déposer mes hommages aux pieds de madame la comtesse, annonça-t-il. --Et vous avez bien choisi l'heure pour les déposer, car, dans vingt minutes, nous allons nous mettre à table. J'espère, Pitard que vous ne me ferez pas l'affront de refuser mon modeste dîner, débita la veuve avec un sérieux imperturbable. Le pique-assiettte s'inclina profondément. --Ce sera pour obéir à madame la comtesse, déclara-t-il d'un ton mielleux. --Alors, asseyez-vous là, mon excellent Pitard, et attendons, en compagnie, l'annonce de mon maître-d'hôtel, invita la veuve en lui montrant un siège. Au lieu de s'asseoir, Pitard hésita et finit par dire: --C'est que je ne suis pas venu seul. --Serais-je assez heureuse pour que vous ayez eu la bonne idée de m'amener un autre convive? --C'est mon collègue à la commune; vous savez bien, madame, le citoyen Croutot. --Ah! oui, ce troisième témoin qui s'est fait un peu prier pour signer, il y a un mois, mon constat d'identité, se rappela la comtesse. Elle parut se consulter, puis elle reprit: --Eh bien, Pitard, aller chercher le citoyen Croutot. Le citoyen Croutot devait attendre dans la pièce voisine, car, tout aussitôt, il apparut derrière Pitard qui rentrait. Le petit homme, depuis le jour où il s'était, pour la première fois, trouvé en présence de madame de Méralec, semblait, comme on dit, avoir mis de l'eau dans son vin. Il avait quitté son air de roquet hargneux et lui qui, à la dernière entrevue, avait tant affecté, à l'égard de la veuve, d'user du tutoiement républicain, s'inclina des plus respectueux en disant d'une voix humble: --Je prie madame la comtesse d'agréer mes devoirs. L'avorton, on le voit, tant raidichon et si important d'habitude, changeait du tout au tout avec ceux qui lui demandaient, à l'oreille, des nouvelles de «la pauvre Julie qui aimait tant à aller sur l'eau». Ce secret, paraît-il, le rendait plus souple qu'un gant. Autant, son oeil, autrefois, était impudent et railleur, autant, à l'heure présente, il se montrait sombre et inquiet. Il était évident que Croutot devait vivre sous le coup d'une préoccupation constante, dont la cause s'était produite depuis peu et qui, sans doute, lui avait fait suivre Pitard chez madame de Méralec. --Vous êtes des nôtres à dîner, citoyen Croutot? demanda la veuve. --Impossible, madame la comtesse, je suis attendu chez moi, dit le nain qui semblait avoir hâte de partir. Lisant alors sur le visage de madame de Méralec qu'elle se demandait, après son refus, pourquoi il s'était présenté au château, il s'empressa d'ajouter: --Je venais ici m'acquitter d'une commission de la part de mon frère, que madame la comtesse a vu, il y a bientôt près d'un mois. La comtesse paraissait chercher en ses souvenirs. Croutot vint à son aide en disant: --À propos de caisses et de malles qu'il est venu vous apporter à la Brivière. --Oui, je me rappelle cela, fit la veuve. Ces caisses étaient arrivées derrière moi par les messageries suivantes, et elles avaient été déposées au bureau d'Angers, avec charge pour le maître de poste de les diriger sur le château. Le maître de poste a tenu à exécuter lui-même la corvée. --C'est mon frère. --Ah! il est le maître de poste d'Angers. Eh bien, de quelle commission vous a-t-il chargé pour moi? demanda la comtesse avec une sorte d'hésitation. --De m'informer si vous avez bien reçu le nombre exact de caisses que vous attendiez. --Oui, fit la veuve avec un peu d'embarras. --En êtes-vous bien certaine, madame? appuya Croutot. La comtesse eut un sourire. --Certaine, dit-elle, pas tout à fait. En partant d'Allemagne, je me suis fait suivre d'une vraie montagne de bagages. La plupart de ces caisses sont encore empilées ici sans avoir été ouvertes par moi. Ce n'est qu'à la suite d'une visite sérieuse que je pourrais vous répondre. Après cette explication, que Croutot avait écoutée en secouant lentement la tête, madame de Méralec demanda avec une pointe d'inquiétude dans la voix: --Mais à quel propos cette question? --Vos bagages étaient rangés dans un coin du bureau de poste. Mon frère les a fait charger sur une voiture sans plus s'occuper d'autre chose, et il vous a amené ici et livré quinze caisses. De retour à Angers, mon frère alors a songé à une chose à laquelle il aurait dû penser tout d'abord, c'est-à-dire à consulter son livre d'inscription. --Et il a vu que j'avais une caisse en trop... que son vrai propriétaire, probablement, lui réclame à cor et à cri, avança la comtesse en riant. --Au contraire, articula lentement Croutot. Le sourire de la veuve disparut aussitôt. --J'ai une caisse en moins? fit-elle vivement. --Oui, madame, car vous avez reçu quinze caisses et le registre en accuse seize... Donc, il en manque une... Si mon frère a tant tardé à vous avertir, c'est qu'il espérait que cette caisse, adressée par erreur à un autre, lui serait retournée. C'est en ne voyant rien revenir qu'il m'a écrit pour me charger de la commission de m'informer près de vous si l'erreur n'aurait pas été commise ici en comptant les bagages apportés. Mon frère cesserait d'être inquiet du moment que vous reconnaîtriez que rien ne vous manque. Une caisse de plus ou une caisse de moins, qu'importait au général dont l'estomac faisait rage? Était-ce bien au moment où le dîner venait d'être annoncé qu'il fallait s'occuper de pareilles questions? À la pensée que le potage refroidissait, le général lâcha deux: Hum! hum! destinés à rappeler la comtesse à choses plus sérieuses. Pour lui faire écho, Pitard fit grincer, l'une contre l'autre, ses robustes mâchoires, avec un fracas plein d'éloquence. Cet appel de ses invités fut compris par la veuve, qui termina avec Croutot en disant: --Ce n'est que demain, quand j'aurai tout examiné en détail, que je pourrai vous faire une réponse certaine. Et, se remettant à rire: --En somme, fit-elle, votre frère a grand tort de se mettre martel en tête... Pour une caisse en moins de chiffons et de falbalas, je ne mourrai pas! Croutot la regarda dans les yeux. Il avait aux lèvres une phrase que la présence du général l'empêcha de prononcer. Après une courte hésitation, le petit homme s'inclina devant la veuve en disant d'une voix qu'on aurait pu croire prêchant la prudence: --Mon devoir, madame la comtesse, était de vous avertir. Sur ce, après un autre salut au général, dont les yeux furibonds lui reprochaient le dîner en retard, Croutot partit. --Enfin, se dit avec satisfaction Labor quand il se vit attablé devant son assiettée de potage à la purée de gibier. Mais le soldat gourmand avait compté sans l'obsession d'une idée tenace qui s'était logée en sa cervelle. Dès la première cuillerée, il resta, l'oeil fixé, la cuillère immobile, se demandant toujours: --Pourquoi cet animal de Meuzelin s'est-il enfui? Il avait beau faire, l'obsession le tenait tant et si bien que les meilleurs plats passaient devant lui sans qu'il en profitât autrement que par quelques rares bouchées sans saveur. Si quelqu'un pouvait le rappeler au sentiment de la situation présente, c'était à coup sûr la maîtresse de la maison dont il fêtait si mal la cuisine. Mais la comtesse, aidée par le silence du général, s'était, elle aussi, laissée tomber en une méditation profonde. De sa conversation avec Gervaise un détail lui était revenu en mémoire, et opiniâtre à vouloir lui trouver une réponse, elle ne cessait de se poser cette question: --Que voulait donc dire l'ami de l'amoureux de Gervaise, quand il lui affirmait que, bientôt, ils seraient installés en maîtres au château? Et ses lèvres frémissantes redisaient: --En maîtres! en maîtres! De sorte que l'excellent Pitard, à qui la distraction des deux convives laissait le champ libre, s'en donnait à pleines mâchoires, vidant les plats, torchant les assiettes que les domestiques enlevaient pleines de devant le général et la veuve pour les lui apporter, opérant en silence de peur que le moindre bruit, en tirant les songeurs de leur rêverie, ne les amenât, en mangeant, à lui faire tort de leurs parts. Tout doucettement, sans gloriole ni fausse modestie, l'ogre arriva à se loger dans la panse le dîner préparé pour trois couverts. Comme, alors qu'il avalait sa dernière bouchée, la pendule sonna l'heure où, chez un paysan du village, on allait s'attabler devant une plantureuse soupe aux choux, il s'échappa à la sourdine après un dernier regard jeté sur la nappe pour bien s'assurer s'il ne laissait rien qu'il pût se mettre sous la dent. Il disparaissait quand Labor revint à lui. En même temps que sa présence d'esprit, il retrouva son appétit féroce. À la vue de la table nette, l'affamé, sans se rendre compte du temps écoulé, s'écria tout bourru: --Vos gens, comtesse, sont bien lambins à nous servir... Est-ce qu'il y a le feu aux cuisines? Cette voix sonore tira la comtesse de sa torpeur. Avant qu'elle pût répondre, éclata, tout à coup, le fracas d'une sonnerie militaire et, dans la cour, retentit le vacarme de chevaux nombreux faisant claquer leurs fers sur le pavé. --Qu'est-ce que ce tintamarre? fit le général en se levant de sa chaise pour aller à la fenêtre. Mais il rencontra sur son passage un individu qui venait d'entrer. --Tonnerre! hurla Labor en reconnaissant son homme. C'est donc enfin toi, Meuzelin de malheur! Sans s'effaroucher le moindrement de sa colère, Meuzelin, ou plutôt Fil-à-Beurre, annonça: --Général, voici vos hussards qui arrivent de leur expédition. --Qui a commandé à ces animaux-là de venir me rejoindre au château? beugla Labor exaspéré. --Moi, dit tranquillement Barnabé. FIN DU PREMIER VOLUME F. Aureau.--Imprimerie de Lagny. End of Project Gutenberg's Le saucisson à pattes I, by Eugène Chavette *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.