Title: Plus fort que la haine
Author: Léon de Tinseau
Release date: February 3, 2006 [eBook #17668]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
Produced by Carlo Traverso, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
1891
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Format grand in-18
ALAIN DE KERISEL 1 vol.
LA MEILLEURE PART (Ouvrage couronné par l'Académie française) 1—
Le monde, sous des airs indignés, cache d'amusants pardons pour l'audace qui brave ses lois et pour l'intrigue plus ou moins adroite qui crochette ses portes. Même, il est aisé de voir qu'il ne déteste ni les sarcasmes de la philosophie, ni les foudres de la religion, car, en combattant sa tyrannie ou sa perversité, on affirme encore sa puissance. Voilà pourquoi, de tout temps, le monde s'est porté en foule aux comédies qui étalent ses ridicules; pourquoi, de nos jours, il s'arrache les œuvres des romanciers qui promènent sur ses laideurs le verre grossissant de l'analyse. Voilà pourquoi, depuis qu'il y a des chaires dans les temples et des prédicateurs dans les chaires, une élite mondaine, feignant l'humilité, s'assied aux premiers rangs des fidèles pour savourer fièrement l'anathème sacré: Vanitas vanitatum, et omnia vanitas! De l'anathème il a fait une devise qui prouve sa vieille noblesse. Telle une famille qui pourrait établir qu'une de ses grand'mères avait déjà mal tourné du temps de Salomon.
Tout au contraire, à ceux qui veulent planer au-dessus de lui, qui négligent insolemment de le prendre pour témoin de leurs luttes, de leurs fautes, de leurs chagrins ou de leurs joies, le monde garde un éternel ressentiment. Tôt ou tard il leur réserve une vengeance, même quand il est contraint de sourire à leur succès ou à leur fortune. Ainsi que Méphistophélès bafoué par l'odieux pouvoir du sublime et du mystique, il s'éloigne pour un temps, grommelant dans sa rage momentanément désarmée:
Nous nous retrouverons, mes amis; serviteur!
et, l'occasion venue, sans pitié il enfonce le trait.
Il y a quelques années, ces réflexions durent frapper les observateurs capables de penser et de prévoir, à la vue du malaise indéfinissable qui se déclara sourdement dans les sphères les plus élevées de la meilleure société, lorsque ce double billet de part fut répandu—sans profusion—dans le faubourg Saint-Germain et ses annexes:
Le comte de Sénac a l'honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Quilliane.
Château de Sénac (Ardèche), le…
Madame de Chavornay, religieuse hospitalière de Saint-Bernard de Menthon, a l'honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle de Quilliane, sa nièce, avec M. le comte de Sénac.
Couvent des Bernardines, avenue Kléber, le…
Certes, l'union était assortie comme nom et comme fortune. Les Quilliane et les Sénac représentent la meilleure noblesse de la Provence et du Languedoc; les jeunes époux, d'après les calculs les plus modérés, entraient en ménage avec cent vingt mille livres de rente. Quant à leurs personnes, peu de gens pouvaient en parler; encore fallait-il, pour cela, remonter à plusieurs années.
Albert de Sénac avait disparu du monde, un beau jour, sans crier gare, pour aller voyager aux antipodes. A vrai dire, avant cette fugue, le monde n'avait trouvé dans le jeune déserteur qu'un courtisan peu remarquable par son assiduité et visiblement sceptique. Depuis son retour, c'était pis encore. Albert ne s'était montré presque nulle part et, d'après le genre de vie qu'on lui connaissait, il était permis de le croire moins occupé de chercher une femme que d'asseoir sa candidature à l'Académie des inscriptions. Aussi la nouvelle inattendue de son mariage faisait froncer les sourcils à plus d'une douairière, au souvenir des hypocrites déclarations en faveur du célibat par lesquelles ce sournois avait repoussé leurs tentatives.
Quant à la nouvelle madame de Sénac, c'était bien autre chose. Le moins qu'on pouvait en dire était de l'appeler «défroquée», et c'est à quoi l'on n'eut garde de manquer, surtout les mères qui avaient «soigné» Sénac pendant un hiver ou deux, et qui avaient encore leurs filles sur les bras.
Quelques jeunes femmes, anciennes élèves du fameux couvent de l'avenue Kléber, et qui avaient conservé leurs entrées dans la maison après le sacrement, rétablissaient les faits et défendaient leur ancienne compagne contre les attaques de leurs aînées.
—Thérèse n'a jamais porté l'habit religieux, disaient-elles. Son mariage s'est décidé la veille du jour où devait avoir lieu la vêture. Donc elle n'est pas plus défroquée que nous.
—C'est bien subtil. Depuis trois ans elle était enfermée là-bas, et tout le monde la considérait déjà comme bien et dûment cloîtrée. Joli couvent, d'ailleurs, si les amoureux y entrent comme au moulin!
—Mais non, chère madame; elle a connu M. de Sénac en Égypte, dans un voyage…
—En Égypte! En voici bien d'une autre! Cette jeune personne accomplissait le tour du monde pendant qu'on la croyait prosternée dans sa cellule! C'est ce que nous appellerons faire son noviciat à l'américaine.
—Hé! la pauvre petite ne voyageait pas pour son plaisir. Elle accompagnait son frère, malade de la poitrine, si malade qu'il en est mort, malgré l'Égypte…
—Et qu'il n'a pas très bien surveillé sa garde-malade. Sénac aura si fort compromis la demoiselle que le couvent la lui a laissée pour compte.
—Mais non, puisqu'elle est rentrée au couvent après son voyage et qu'elle y a passé presque deux ans.
—Bon! je vois ce que c'est. Le monsieur l'aura quelque peu enlevée.
—Croyez-vous? La Révérende Mère de Chavornay, qui est une sainte, n'aurait pas mis son nom sur les billets de part. Surtout elle n'aurait pas marié sa nièce dans la chapelle de son pensionnat, en présence des religieuses et des élèves.
—D'accord. Et les époux n'ont pu trouver, à eux deux, pour mettre sur les billets, qu'une vieille religieuse qui ne porte même pas leur nom? Comme parenté, c'est maigre, et cela sent l'enfant trouvé d'une lieue.
—Ce n'est pas leur faute si Christian de Quilliane, frère de la mariée, fut le dernier de sa race, et s'ils n'ont, l'un et l'autre, ni père ni mère, ni frère, ni sœur…
Pendant huit jours, des conversations de ce genre furent échangées dans une cinquantaine de salons, les plus huppés de Paris. Mais, si le jeune ménage trouvait toujours des gens pour l'attaquer, plus rarement des âmes charitables étaient là pour le défendre. On l'attaquait toutefois avec une modération relative, soit par un reste de cette franc-maçonnerie aristocratique si puissante en certains pays, si relâchée dans le nôtre; soit parce qu'on ne savait sur lui que du bien, dans le peu qu'on savait. Après examen, il parut évident qu'on aurait mauvaise grâce à ne pas ouvrir ses portes au grand large devant ces originaux, et même à ne pas assister aux fêtes qu'ils allaient donner, car on décida aussi qu'ils en donneraient. Une chose en effet ne pouvait se discuter: c'est que l'ancien hôtel des Quilliane, devenu l'hôtel des Sénac par le testament du dernier marquis et le mariage de Thérèse, était l'une des plus magnifiques résidences du quai d'Orsay, la seule peut-être à qui la Révolution et les embellissements de Paris n'ont enlevé ni un arbre, ni une pierre, ni une tapisserie, ni un meuble.
En somme, la haute société ménageait aux Sénac des dispositions plutôt bienveillantes. Restait pour eux à en profiter avec reconnaissance, et, voilà précisément ce qui ne parut pas les préoccuper beaucoup. Février s'écoula—le mariage avait eu lieu à la Chandeleur—et les hautes baies de l'hôtel continuèrent à laisser voir derrière les étroits carreaux de leurs vitres la peinture jaunie des volets fermés. Le carême s'enfuit; les cloches de Pâques sonnèrent; les bals s'annoncèrent partout, excepté chez les Sénac, dont le Faubourg n'entendait plus parler. Peu s'en fallut qu'on ne les réclamât à la police.
On avait si bien composé d'avance le menu de leurs dîners et la liste de leurs invitations, que bien des gens commençaient à sentir un mouvement d'humeur en passant sous les fenêtres obstinément fermées. A toute force on eût accordé remise de quelques mois pour cause de réparations—les appartements devaient être furieusement délabrés—si, du moins, le jeune couple avait abattu sa tournée de visites. Mais ils en prenaient par trop à leur aise, aussi bien avec les gens pressés qu'avec les gens curieux; en d'autres termes, ils se moquaient du monde.
Aussi le monde, indisposé par cet exemple fâcheux d'insoumission, jugea-t-il à propos de faire une enquête sérieuse; malheureusement les témoins manquaient, même ceux du mariage, car trois d'entre eux étaient venus tout exprès du fond de la province, et depuis longtemps avaient regagné leurs gentilhommières respectives. C'était à croire que les mariés avaient prévu ce qui se passerait. Dieu merci! le quatrième témoin habitait la capitale, mais il avait quatre-vingts ans, et le pauvre vieux, ayant pris froid au sortir de la cérémonie, luttait sans espoir contre une bronchite, au fond d'un hôtel perdu à l'extrémité de la rue du Cherche-Midi. Néanmoins, questionné sans miséricorde entre deux étouffements, il eut le temps de déclarer que l'aventure n'était pas une légende, qu'Albert et Thérèse existaient en chair et en os, qu'ils étaient bien et dûment mariés, et même qu'ils avaient semblé particulièrement satisfaits de l'être. Il ajouta—et le bonhomme s'y connaissait—que, dans sa longue carrière, il n'avait jamais rencontré de futur mieux fait et plus épris, de future plus belle, mieux habillée et de plus grand air. Après quoi il mourut.
Pendant ce temps-là, une ancienne élève, restée la favorite de la Révérende Mère de Chavornay, finissait par apprendre de celle-ci que le jeune ménage, au sortir de la chapelle, s'était rendu à l'hôtel Quilliane et y avait passé vingt-quatre heures, dans le plus strict incognito, bien entendu. Cette infraction aux usages, qualifiée par les douairières de mariage à la hussarde, fut généralement blâmée. Une vieille fille, assez mûre pour avoir son franc parler, ne craignit pas de dire:
—A la place de la novice il m'aurait semblé que la chambre nuptiale du quai d'Orsay n'était pas assez distante de la cellule de l'avenue Kléber, et j'aurais cru commettre un sacrilège en n'allant pas plus loin.
—Oh! mademoiselle, répondit le baron de Javerlhac, l'enfant terrible du Faubourg malgré ses soixante ans, on voit bien que vous n'avez jamais passé par là! Auriez-vous donc obligé ces pauvres diables à attendre qu'ils fussent dans la lune pour songer à la terre?
—D'ailleurs, fit observer la jeune marquise de Boisboucher, parente d'Albert, j'ai eu quelques détails. Les époux n'ont même pas déjeuné en tête à tête, car la respectable Mrs Crowe, l'ancienne dame de compagnie de ma nouvelle cousine, s'est mise à table avec eux, je le sais de bonne source.
Une chose impossible à savoir, en revanche, était le lieu vers lequel Sénac et sa femme avaient pris leur vol en quittant Paris. Probablement ils se cachaient dans le vieux château de Sénac, demeure féodale peu habitée depuis longtemps et enfoncée dans les montagnes de l'Ardèche. Allaient-ils donc y passer un siècle, sans voir personne?—Bon moyen de se prendre en aversion! prophétisèrent les personnes d'expérience.
Mais, un beau jour, on apprit que les Sénac avaient été rencontrés en Égypte. Sans doute, ils refaisaient, sous forme de pèlerinage amoureux, l'excursion qui leur avait si bien réussi deux ans plus tôt. Ce dernier trait acheva de les classer parmi les chercheurs de quintessence dont il ne faut rien attendre de bon. Pendant une semaine on ne parla point d'autre chose.
—Ils comprennent la fausseté de leur situation, proclama la sévère marquise de Castelbouc, et n'osent pas se montrer avant qu'on ait oublié leur histoire. Mariage de novice, mariage de divorcée: au fond les deux se ressemblent.
Avec plus de mesure, le baron de Javerlhac, qui joue volontiers le rôle de juge amateur dans les causes mondaines, résuma les plaidoiries et prononça l'arrêt par contumace:
—Plût au ciel qu'il n'y eût rien de plus à reprendre aux vingt ou trente mariages qui se feront chez nous cette année, qu'à celui-là! Ces braves gens n'ont qu'un tort, dont ils seront seuls à souffrir. Je les devine trop différents des êtres masculins et féminins parmi lesquels le sort les appelle à vivre. Ils veulent être meilleurs que leur époque, et croient pouvoir donner en tout la première place au sentiment. Or, nos romanciers eux-mêmes fuient le sentiment dans leurs livres, parce que ça ne se vend plus. Si j'étais l'ami intime de ces deux rêveurs, je leur conseillerais de rester toute leur vie en Égypte,—et encore c'est un peu trop près d'ici. Quand ils se trouveront en face de la vie telle qu'on nous l'a faite et que nous l'avons faite, ils m'en diront des nouvelles!
Javerlhac n'était pas toujours si tendre envers son prochain, car la bienveillance n'était pas son péché mignon. L'avenir devait montrer si, malgré cette mansuétude, il avait vu l'avenir trop en noir dans sa prophétie. Tandis qu'il livrait au vent les feuilles de l'oracle, Thérèse de Sénac écrivait la lettre suivante à Mrs Crowe qui venait de passer, toute seule au vieux château, un hiver assez différent de celui du jeune ménage:
«Le Caire, 25 avril 188…
»Ma chère Kathleen, savez-vous pourquoi je ne vous ai guère envoyé que des bulletins de santé depuis mon départ? C'est que—je suis habituée à vous dire tout—notre équipée d'outre-mer me causait des terreurs folles; mais vous devinez bien que ce n'est pas le voyage en lui-même que je craignais.
»Quelle dangereuse témérité pour Albert, quelle folle présomption pour moi, cette idée de refaire, dans la prose du bonheur atteint, le même voyage fait une première fois dans la poésie de l'impossible rêvé! Encore presque une enfant, je comprenais déjà que les étoiles m'auraient paru bien moins belles après que j'aurais pu les toucher. D'ailleurs, il me semblait qu'il ne faut pas recommencer certaines minutes particulièrement douces de la vie. La seconde rose, cueillie au même rosier, ne donne pas l'ivresse de la première. Le printemps n'a qu'un rossignol: celui qui nous a surpris, un beau soir, de sa sérénade oubliée. Le lendemain c'est un autre rossignol qui chante, mais ce n'est plus le rossignol.
»Aussi avais-je très peur de revoir l'Égypte en général, et, spécialement, je tremblais comme une feuille en approchant de chacun des lieux où mon cœur avait laissé un souvenir. J'ai tout revu: le Caire et les grands arbres de la promenade, témoins de notre première rencontre; la petite maison de l'avenue de Boulaq où, me voyant pleurer d'inquiétude sur mon frère, il m'a dit:—Voulez-vous que je reste pour Christian[1]?
[Note 1: Les événements auxquels cette lettre fait allusion sont racontés dans un livre précédemment publié avec ce titre: Sur le Seuil.]
»Et il resta, vous vous en souvenez, le cher! bien qu'on l'attendît en France et qu'il risquât de perdre une grosse somme—qu'il a perdue d'ailleurs. Il resta… et vous aviez raison: ce n'était pas mon pauvre Christian qui le retenait au Caire!
»Mais le plus dangereux, c'était de pénétrer de nouveau, appuyée sur son bras, dans ces ruines de Louqsor, où j'ai passé, je crois, l'heure la plus douloureuse de ma vie. Car c'est là que j'ai vu combien j'étais aimée et combien j'allais aimer, moi, la fiancée promise à Dieu, moi dont le pauvre cœur était déjà suspendu devant l'autel, comme ces ex voto de vermeil qu'on attache à la muraille sainte, et qui ne saignent pas, ceux-là!… Mon Dieu! que j'étais malheureuse! Et vous, méchante, vous m'aviez laissée m'engager seule dans le labyrinthe de granit; vous aviez peur des chauves-souris et des serpents. Ah! le véritable serpent, ce jour-là, était une horrible femme dont je ne veux pas écrire le nom. Que Dieu lui pardonne la mort de mon frère et le crime que j'ai commis, grâce à elle, en doutant de l'être le plus loyal qui existe.
»Cet homme est plus qu'un homme: il fait mentir la sagesse et l'expérience humaines. Avec lui la réalité dépasse le rêve; la prose est plus douce que la poésie; le bonheur de la veille paraît incomplet auprès du bonheur du lendemain. Ah! comme il eut raison de me ramener ici! Maintenant, je vois clair dans mon âme et dans la sienne—qui ne sont qu'une seule âme, à vrai dire. Tout ce qu'il m'avait promis, annoncé, est en train de s'accomplir. Oui, je le reconnais. Si j'ai fui, d'abord, vers la divine perfection, loin du monde, c'est que je désespérais d'y trouver—misérable orgueil!—une créature digne de moi. Et voilà, qu'au contraire, je me sens indigne de lui, tellement indigne! Le but de ma vie, après le ciel, sera de diminuer la distance qui nous sépare.
»Mon Dieu! quel bien nous allons faire et comme nous allons être heureux! Ce matin je lui disais:
»—Pour ce qui est du bonheur, je suis tranquille: je vous ai! Mais ma grande crainte est de n'être pas assez utile en ce monde. Je sais bien que nous sommes assez riches pour faire des bonnes œuvres. Alors ce ne sera pas nous qui serons utiles; ce sera notre argent.
»Il a ri de ce qu'il appelle mon sophisme.
»—Nous ferons quelque chose de bien plus considérable et de bien plus difficile que de fonder un hospice ou de recueillir des orphelines, a-t-il répondu. Nous montrerons à l'humanité ce que c'est qu'un bon ménage selon Dieu et selon le monde. Depuis vingt ou trente ans, je doute qu'on en ait vu beaucoup, tandis qu'on trouverait à cette heure, dans les seuls couvents de Paris, plusieurs centaines de religieuses réunissant toutes les vertus et toutes les qualités de l'espèce. Convenez qu'une de plus n'y aurait pas fait grand'chose. Vous serez bien plus utile en faisant voir au monde l'échantillon perdu de la grande dame d'autrefois, je parle de ces femmes tout à la fois sérieuses et charmantes, reines par le pouvoir de la situation et de l'esprit, qui furent nos aïeules. Faut-il mettre en compte les exemples de la bonne chrétienne que vous serez? Donc ne regrettez pas l'avenue Kléber. Vous avez fait de moi le plus heureux des hommes en la quittant, de même que vous en auriez fait le plus misérable en refusant d'en sortir.
»Vous allez dire que mon très indulgent mari conduit la modestie de sa femme à une mauvaise école. C'est son affaire; mon devoir est d'accepter avec joie ces petites démonstrations d'amitié qui rapprochent les cœurs et servent à faire l'agrément d'une douce société. Reconnaissez-vous, dans ces paroles, notre ami saint François de Sales? Peut-être que non, car elles ne sont point tirées des chapitres que vous me lisiez souvent, jadis, pendant que je brodais la fameuse chasuble, sans me douter qu'elle embellirait la messe de mon mariage et non pas celle de ma prise d'habit. Dieu l'a voulu; je le sais, j'en suis sûre: je l'en remercierai jusqu'à mon dernier soupir.
»Vers la fin d'avril, nous serons à Sénac et je vous raconterai le voyage que nous achevons. C'est la même contrée, les mêmes paysages, les mêmes ruines, les mêmes obélisques; mais tout cela est éclairé autrement. Il me semble que je revois au grand soleil des lieux que j'avais visités une première fois au clair de lune. Rien ne vaut le soleil; mais ne disons pas de mal de la douce et mélancolique Phébé. Ce serait de l'ingratitude la plus noire.
»Chère amie, sachez que deux noms ne sont guère sortis de ma pensée depuis que nous sommes en Égypte: celui de mon pauvre frère Christian et celui de ma bonne et fidèle Kathleen, qui fut, par son zèle, sa prudence et la permission de Dieu, l'ouvrière de mon bonheur. Allez! nous ne nous quitterons plus, cher témoin de mes douleurs et de mes joies.
»Combien il me tarde de vous revoir et de faire connaissance avec ce vieux château, avec ce village et les braves gens qui l'habitent! Annoncez-leur que nous serons très peu Parisiens, et que nous leur donnerons le meilleur de notre temps.
»Votre amie,
Le voyageur que l'express emporte vers Marseille aperçoit la masse grandiose du château de Sénac, sur la rive opposée du Rhône, entre Montélimart et Orange. L'habitation a subi le sort commun des demeures seigneuriales de ce pays, que les guerres de religion traitèrent aussi rudement qu'aucun pays de France. Elle porte les traces profondes du fer et du feu. Mais les châteaux d'alors—et aussi les châtelains—étaient bâtis pour tenir tête aux horions. La grosse tour semble encore guetter l'approche des lansquenets ennemis, se glissant à l'improviste par les chemins de chèvre étagés sur les coteaux du Rhône. Elle pourrait conter l'effroyable saut de plus d'un prisonnier catholique ou huguenot, à qui, «pour descendre en ceste mode, plus auraient fait de proufict aisles que iambes». Ainsi parlent les chroniqueurs du temps, peu coutumiers de sensiblerie.
Vers le milieu du XVIIe siècle, une habitation moderne s'est soudée à la vieille tour restaurée à grands frais; tel on voit un guerrier blanchi sous le harnais, mais encore vert, marier sa gloire à la beauté d'une jeune épouse couronnée de grâce. L'habitation, malgré tout passablement austère, occupe avec ses dépendances une bande de terrain fortement incliné que bordent, au pied, le cours du Rhône et, au sommet, l'ancienne route de poste. La cour d'entrée, les communs, le château, les parterres, le potager remplissent la zone horizontale, située sur la hauteur. Le reste du terrain, planté de chênes encore jeunes, descend jusqu'au chemin de halage par une pente assez raide. Une enceinte à peu près carrée clôt la propriété dont la surface approche de cinquante hectares, presque entièrement rebelles à la culture. Aussi les habitants du petit village, faisant allusion à la dépense de cette muraille de trois quarts de lieue répètent volontiers:
—L'écorce de Sénac vaut mieux que la châtaigne.
Il y a cinquante ans, la malle-poste passait chaque jour devant la grille armoriée qui forme un côté de la cour d'honneur du château. Mais, depuis l'établissement de la grande ligne ferrée qui longe l'autre rive du Rhône, les châtelains, moins favorisés que jadis, doivent quitter le train à la station située en face de la vieille tour et traverser le fleuve en bac pour entrer chez eux, à moins qu'ils ne veuillent affronter l'interminable lenteur des embranchements de la rive droite. Le progrès, comme la vertu, a ses côtés incommodes.
Les ouvrages spéciaux écrits pour les voyageurs citent le panorama du donjon de Sénac parmi les plus beaux du midi de la France. A l'est, le Rhône et sa vallée, encore étroite, forment le premier plan, magnifique tapis de verdure, où se détache la broderie plus pâle du feuillage de l'olivier qui commence à paraître. Au delà s'arrondit l'amphithéâtre majestueux du Grésivaudan et des Alpes, appuyé à droite sur le Ventoux désolé et neigeux. Parfois, dans les pures soirées d'automne, un géant inconnu se dresse un instant parmi les voiles roses de l'Orient prêt à s'endormir dans l'ombre. C'est le Pelvoux dont la haute cime, écrasant tous les pics voisins, reçoit la dernière caresse du soleil, de même que, le lendemain, il sera touché avant tous de sa flèche d'or.
A l'ouest, la vue moins réjouie n'a pour se reposer que le paysage austère et tourmenté des Cévennes. Les aspects les plus divers se trouvent mélangés comme au hasard. D'étroits vallons, parés d'une riche culture, sont encaissés dans la sécheresse désolée de collines granitiques aux contours anguleux. Sur les plateaux, la garrigue monotone déroule son vêtement de bruyères et d'arbustes rabougris, sans autre habitation que la cabane en pierres grises du berger, seul habitant de ce désert sauvage. Des hameaux se cachent, de loin en loin, parmi d'énormes châtaigniers à la cime arrondie. Et l'horizon est fermé bientôt par des ondulations médiocres assez hautes cependant pour empêcher le regard de découvrir la chaîne du Tanargue et du Gerbier des Joncs. Tels ces importuns sans valeur et sans mérite qu'on voit détourner à leur profit l'attention du vulgaire, en empêchant d'admirer le génie.
Depuis l'époque où Laurent, comte de Sénac, maréchal de camp des armées du roi, restaurait sa vieille tour et élevait sous son abri la demeure actuelle, ce lieu pittoresque fut rarement honoré de la résidence et même de la visite de ses maîtres. Gaston de Sénac, fils du précédent, moitié homme de guerre, moitié diplomate, mais par-dessus tout courtisan renforcé, disait à qui voulait l'entendre: «Le plus beau point de vue que je connaisse au monde est celui de l'orangerie de Versailles, quand le roi descend le grand escalier au milieu d'une cinquantaine de jolies femmes. Le paysage qu'on aperçoit de mon logis des bords du Rhône vient ensuite, autant qu'il m'en souvient, car je ne l'ai pas contemplé depuis l'âge de quinze ans.»
Une belle dame lui demandant un jour pourquoi il ne mettait jamais les pieds dans ce site merveilleux, le galant gentilhomme répondit:
—Pour deux raisons: la première, que je ne vous y verrais pas; la seconde, que l'air du lieu est malsain pour nous autres. Depuis cinq cents ans, il y est mort plus de cinquante Sénac, hommes ou femmes.
Le plus curieux c'est qu'il y mourut lui-même, durant un séjour—absolument forcé—qu'il dut y faire après un mot trop spirituel sur la Pompadour. Il mourut un peu de vieillesse et beaucoup du chagrin de ne plus voir le roi, maladie qui n'était pas sans exemple à cette époque. De nos jours ce sont les rois qui pourraient être malades, assez souvent, de ne plus voir leurs sujets.
Le fils de ce courtisan à la langue trop leste et à l'âme trop sensible, suivit les princes en émigration et ne rentra en France qu'avec eux. Après son départ, le château, mis en vente comme bien de proscrit, fut acheté par un marchand de fagots du village, nommé Cadaroux, lequel fit l'emplette, comme de juste, à un prix avantageux. Au moment où l'aïeul d'Albert, à peine revenu à Paris dans l'état-major du comte de Provence, allait s'informer s'il était possible de rentrer dans son bien, il vit poindre chez lui un bourgeois bien vêtu, à la mine papelarde, qui lui proposait le rachat, au prix coûtant, du château, du parc et des dépendances. Par précaution il apportait les titres de propriété dans sa poche. Cet exemple rare de probité arracha des cris d'admiration à tout le monde, et d'envie à quelques-uns moins bien partagés que l'heureux Sénac. Celui-ci voulait présenter son bienfaiteur, comme il l'appelait, à Sa Majesté, et ne parlait rien moins que de lui faire donner une sous-préfecture, le jugeant sur sa mine fort entendu aux affaires, ce qu'il était en effet. Mais le bonhomme refusa tous les honneurs et demanda seulement qu'on l'expédiât au plus vite, se disant fort pressé de regagner la «maisonnette» qu'il avait fait bâtir non loin du château. Admirant ses goûts modestes, le comte de Sénac lui fit compter la somme, serra les titres de la propriété redevenue sienne, et reconduisit lui-même son bienfaiteur à la diligence, avec mille cadeaux pour sa femme et pour ses enfants.
Quelques semaines plus tard, quand le trop confiant gentilhomme fit à son tour le voyage pour contempler son domaine qu'il n'avait pas vu depuis vingt ans et plus, il trouva son parc, célèbre dans tout le Languedoc par ses chênes séculaires, tondu comme un champ d'avoine après la moisson. L'honnête Cadaroux avait négligé de lui apprendre qu'il avait coupé tout le bois qui pouvait servir, ne fût-ce qu'à fabriquer des échalas. Cette opération, accomplie sans bruit, avait remboursé deux fois l'acquisition, en dehors du remboursement en espèces. Résultat, en faveur de Cadaroux: deux cent bonnes mille livres, sans compter la «maisonnette» qui était et qui est encore un petit château ne faisant point trop mauvaise figure à côté du grand. Depuis ce temps-là, le brave homme fut connu dans tout le pays sous le sobriquet significatif de Bouscatié (coupeur de bois), que sa famille conservait encore à l'époque de cette histoire.
Voilà comment le Sénac d'alors entendait les affaires. Le nôtre, ou plutôt celui de Thérèse de Quilliane, se montrait fidèle aux traditions, même quant aux goûts de résidence. Mais, pour lui, l'éloignement, d'abord, ne fut pas volontaire. Privé très jeune de ses parents, il était tombé entre les mains, fort dignes d'ailleurs, d'un tuteur assez mûr et encore plus maniaque. Cet excellent vidame, ainsi qu'on l'appelait dans le Faubourg parce que le titre semblait fait pour lui, se croyait en pleine province durant les six mois qu'il passait à sa terre de Brie, à deux heures de Paris, jugeant Lyon, Toulouse ou Bordeaux comme des possessions coloniales, visitées seulement par les Mungo-Park et les René Caillié de son époque. Jusqu'à sa sortie du collège, Albert n'avait entendu parler de son domaine patrimonial que comme d'une île inconnue, habitée, sinon par des cannibales, au moins par des tribus étrangères à toute civilisation. De l'explorer par lui-même, il ne pouvait avoir l'idée. Le vieux tuteur, qui n'était pas solide et se croyait encore plus malade qu'il n'était, poussait les hauts cris quand son neveu demandait la permission d'aller dîner à Saint-Germain. En réalité, c'était le jeune qui était le tuteur de l'autre.
Quand le bonhomme fut tombé en enfance, accident qui suivit de près la reddition de ses comptes à son pupille, celui-ci eut quelque liberté, mais il n'en abusa point. Toutefois, poussé un beau matin par le démon des grandes aventures, il s'embarqua pour Sénac où il arriva sain et sauf, le soir même, un peu surpris que la route fût si peu longue et plus surpris encore qu'on entendit le français, ou à peu près, dans le département de l'Ardèche. A dire le vrai, la surprise alla jusqu'à la désillusion. Les fleurs, les arbres, les animaux, tout, jusqu'aux êtres humains eux-mêmes, ressemblait d'une façon désespérante à ce qu'Albert avait vu chez son tuteur, entre Meaux et Lagny.
Le château lui parut fort triste, non sans cause. Au dedans, les pièces dégageaient un parfum d'abandon qui serrait l'âme. Au dehors il pleuvait, ce qui empêcha le visiteur de jouir de son parc impénétrable autant qu'une forêt vierge, car, depuis les exploits de Bouscatié Ier, les arbres replantés avaient eu tout le loisir d'emmêler leurs branches et de faire disparaître les allées, comme pour noyer dans l'oubli des jours néfastes.
Le village tout entier fit grand accueil au descendant des anciens seigneurs, sauf toutefois les Cadaroux que ce retour malencontreux allait faire descendre au second rang, du premier qu'ils occupaient. Déjà on leur adressait leurs lettres au «château de Sénac», absolument comme si le vieux manoir n'eût été qu'une grange. On était loin du temps où Cadaroux, le coupeur de chênes, parlait de sa «maisonnette» en tournant dans ses doigts les bords graisseux de son feutre. Quant aux paysans, ils espéraient une restauration prochaine du souverain légitime, moitié par intérêt, moitié par affection traditionnelle pour une race qui ne leur avait fait que du bien, quand elle leur avait fait quelque chose. Mais Albert comprenait de reste qu'un de ses aïeux fût mort d'ennui dans cet endroit que l'absence de soleil rendait lugubre, ainsi qu'il arrive pour les plus beaux sites du Midi. La santé de son oncle lui servit de prétexte pour ne faire qu'une apparition à Sénac, prétexte assez fallacieux, car le vieillard était dans l'incapacité la plus absolue de distinguer les moustaches de la sœur Félicité, sa garde-malade, des moustaches plus longues mais non plus fournies de son beau neveu.
Cependant le jeune comte revint l'année suivante. Cette fois une lumière d'or inondait la plaine, et le séjour lui parut ce qu'il était en effet, c'est-à-dire une merveille d'éclat et de pittoresque. Mais il avait à peine eu le temps d'admirer le point de vue de sa tour, que les métayers firent queue chez lui, sachant qu'il ne fallait pas compter sur une longue visite de leur maître. A la fin de la journée, quand il additionna le total des sommes demandées pour augmenter ou consolider les édifices, rétablir les clôtures, améliorer les chemins, sans parler de l'église qui menaçait ruine et de l'école des sœurs mise en interdit comme insalubre, le malheureux s'aperçut qu'il ne s'en tirerait pas avec dix années de ses revenus. Le domaine, à vrai dire, rendait peu de chose, à moins qu'on n'y pratiquât le mode d'exploitation jadis employé avec tant de désinvolture par le fondateur de la dynastie Cadaroux.
Devant cette pluie de réclamations bien autrement décourageante que la pluie du bon Dieu, Albert s'enfuit de nouveau; mais, pour le coup, il était désolé de partir. Le charme de la tradition de famille, du nom fièrement porté, de la chose possédée de tout temps par d'autres lui-même, toutes ces voix, subitement éveillées, parlaient d'autant plus à l'oreille du jeune homme, qu'on aurait pu le définir: un cœur de poète dans une poitrine d'aristocrate.
Ce fut donc avec le regret de l'exilé disant adieu à sa patrie qu'il mit le pied dans le bateau du passeur, pour aller prendre le train sur l'autre rive du Rhône. Le lendemain matin, il reparaissait à cheval au Bois.
L'un de ses amis—précisément ce même Quilliane dont il devait être un jour le beau-frère posthume—l'interpella ironiquement au détour d'une allée:
—Déjà de retour dans l'affreux Paris! Est-ce que, par hasard, ta haute philosophie s'accommoderait encore mieux des poupées de nos salons et des pantins de nos clubs, pour me servir de tes expressions, que des chats-huants et des loups de ton désert?
—Pourquoi pas des autruches et des tigres? fit Sénac en riant. Cher ami, apprends que mon désert est tout simplement un château d'assez grand air, bâti dans un site à peu près sans rival.
—Ce n'est pas ce que tu disais l'année dernière.
—Je n'avais pu sortir qu'avec un parapluie et des sabots.
—Et cette année?…
—Soleil magnifique. Seulement j'ai dû m'enfuir, laissant ma cour pleine de fermiers qui me demandaient de l'argent, au lieu de m'en apporter. J'attendrai d'être riche pour aller de nouveau toucher mes fermages.
Mais sa troisième visite devait apporter à Sénac bien autre chose que de la pluie ou des difficultés d'argent. Après deux années de cette existence mondaine qu'il menait en mécontent, révolté de son propre ennui, exaspéré du facile amusement des autres, Albert, encore une fois, se mit en route pour Sénac. Vers huit heures du matin, par un soleil de printemps qui lui semblait un rêve de volupté après le givre laissé la veille aux arbres du boulevard, il prit place dans le bateau qui devait le conduire à l'autre rive du Rhône où, non sans un peu d'orgueil, il voyait se dresser sa tour. Déjà, sur le banc de bois grossier de l'embarcation, une jeune fille était assise à côté d'une sorte de paysanne endimanchée, qui devait être la duègne.
Un «vrai Parisien» eût à peine honoré d'un regard cette matineuse beauté, la jugeant trop campagnarde à son goût. Mais Sénac n'était pas de ceux qu'on flatte en les traitant de Parisiens. Le charme inattendu et violent qui se dégageait de sa compagne s'empara de lui par la surprise et le contraste, comme venait de faire le soleil de Provence.
Cette brune superbe avait la timidité que comportaient ses yeux noirs, brillants d'une flamme qu'elle n'aurait pu éteindre sous ses longs cils, même si elle l'eût essayé. Cela signifie qu'elle n'était point timide. Mais la hardiesse avec l'étranger n'est que la civilité puérile et honnête pour les femmes du Midi, quand la civilisation ne leur a pas encore donné l'hypocrisie.
Avant qu'on fût à cent mètres du bord, tout le monde causait dans la barque entraînée par le courant rapide le long du câble en fer jeté d'une rive à l'autre. Le vieux Signol, debout à l'arrière, les mains dans ses poches, son large dos appuyé au gouvernail, faisait assaut de bons mots avec la duègne. A l'avant, la jolie passagère toisait son compagnon, et jugeait à sa mise qu'il était pour le moins l'un des élégants de la place Bellecour, à Lyon, c'est-à-dire ce qu'elle connaissait de plus accompli dans le genre. Lui, de son côté, pensait avoir affaire à quelque fille de bourgeois cossu de la petite ville où le train l'avait déposé.
—Vous allez loin, monsieur? demanda la brunette à bout de patience, car il y avait au moins deux minutes qu'elle se taisait.
—Oh! non, répondit Albert. Je crois même que je serai arrivé avant vous.
—J'en doute, fit l'ingénue en montrant ses dents blanches. Je me rends dans ce château—elle désignait, assez fière, la maison de Cadaroux sur l'autre rive—pour y passer la journée avec une amie.
—Et moi, dit Albert en indiquant la masse imposante du vieux manoir, je me rends dans celui-ci pour y passer, tout seul, je ne sais combien de journées.
—Oh! bien, monsieur le comte, fit-elle un peu désarçonnée, le château où vous allez vaut mieux que celui où je vais.
—En temps ordinaire, c'est possible; mais le logis du seigneur
Cadaroux vaudra mieux que le mien tout à l'heure, quand vous y serez.
Elle accepta la galanterie assez tranquillement; puis, sentant le besoin de réparer son impair:
—Vous devez me trouver bien sotte, dit-elle. Mais voilà ce qu'on gagne à ne point habiter son château. Le voisin en confisque le titre.
—Heureux quand il ne confisque pas autre chose! remarqua le jeune homme en songeant aux chênes de son aïeul.
Plusieurs mois après, Sénac était encore dans sa terre, et la jeune fille du bateau n'était plus une inconnue pour lui. Il savait son nom; elle appartenait à la petite noblesse du Dauphiné. Vingt fois il avait traversé le Rhône, sur le bateau du vieux Signol, pour aller voir Clotilde de Chauxneuve dans la gentilhommière assez pauvre qu'elle habitait avec son père. La jeune fille, en revanche, ne venait plus chez les Cadaroux, les jugeant indignes d'elle depuis que le seigneur du lieu avait mis à ses pieds sa tour et sa couronne. C'était encore un secret, mais pour être comtesse de Sénac, la belle Clotilde n'attendait plus… Du diable si le pauvre Albert pouvait dire lui-même ce qu'elle attendait!
Hélas! la perfide gagnait du temps. Un autre voisin de campagne, moins titré mais non moins épris qu'Albert et dix fois plus riche, la visitait à des heures différentes. La belle avait si bien manœuvré que le châtelain de la rive droite apprit du même coup qu'il y avait, sur la rive gauche, un châtelain du nom de Questembert, enrichi dans les affaires parisiennes, que cet homme possédait un fils, que ce fils avait demandé la main de Clotilde, et que Clotilde la lui avait donnée—pour tout de bon cette fois.
En quelques heures, la passion du jeune gentilhomme se transforma en une haine furieuse, non pas contre Clotilde seulement, mais contre tout le sexe féminin pour lequel, déjà, il professait moins d'enthousiasme que de défiance. D'abord, il voulut se faire moine et choisit la Grande-Chartreuse, en raison de sa proximité. Mais il s'aperçut bientôt qu'au lieu de méditer sur la mort il méditait sur Clotilde de Chauxneuve ce qui était beaucoup moins utile pour l'autre monde et pas beaucoup plus agréable pour celui-ci. Alors il partit pour aller aux antipodes, se réservant d'y rester s'il y trouvait un pays sans femmes. Vainement une dépêche l'avait rejoint, comme son bateau quittait le mouillage d'Aden, lui annonçant que son vieil oncle était mort, et qu'il héritait d'un peu plus de cinquante mille livres de rentes. La pauvre Clotilde n'avait pas prévu ce coup-là, encore moins le suicide et la ruine de son beau-père, survenus presque en même temps, qui la mirent à la portion congrue. Sénac, devenu un beau parti, n'en continua son voyage que de plus belle.
Mais tout à coup il fallut retomber dans l'ornière de la civilisation. Un procès dangereux pour sa fortune le rappelait en France. Comme il s'agissait, pour cette fois, d'être indignement volé, il se mit en route, non sans avoir hésité longuement, car, même en supposant le procès perdu, il lui restait plus de bien qu'il n'en fallait à un homme décidé à finir sa race dans le célibat.
Quinze jours plus tard, il traversait l'Égypte, gagnant Marseille, lorsqu'il fit la rencontre de son ami Quilliane, venu au Caire pour soigner le dernier poumon qui lui restait. Le poitrinaire était accompagné de sa sœur, belle jeune fille au regard poétique et profond qui partageait le dégoût d'Albert pour le monde. Ensemble ils parlèrent du néant des affections humaines, tant et si bien que Sénac resta en Égypte, oubliant son procès, qu'il perdit.
Puis Thérèse retourna dans son cloître, un peu comme Régulus était retourné chez les Carthaginois. Mais là s'arrête la ressemblance, et l'on a vu que la jeune comtesse avait encore ses yeux, les plus beaux du monde, quand elle fit, sur les bords du Nil, son second voyage—qui était son voyage de noces.
Tandis qu'on attendait les jeunes mariés au faubourg Saint-Germain, ils reprenaient à peine le chemin de la France, rapportant de leur pèlerinage romanesque en Égypte, non seulement une foi plus ardente dans l'idéal, mais encore la conviction qu'ils l'avaient trouvé, qu'ils le possédaient, que leur tâche en ce monde était d'en montrer autour d'eux la bienfaisante lumière. Jamais deux êtres humains ne furent animés plus généreusement de cette bonne volonté qui n'est, hélas! un gage de paix que dans les cantiques des anges. Dans leur pieuse reconnaissance, ils brûlaient d'employer pour l'utilité et l'amélioration communes tous ces biens réunis en eux d'une façon si rare: les saintes croyances, l'honneur et l'éclat du nom, la fortune, la supériorité de l'esprit et, enfin, l'amour, que chacun d'eux comprenait dans le sens le plus sublime, lui assignant, pour première base et pour meilleure manifestation, le dévouement à l'autre élevé jusqu'au dédain de soi-même.
Ils avaient décidé qu'ils passeraient leur première année à Sénac, dans une retraite qui ne risquait pas d'être oisive, car le château, à peu près inhabité depuis deux siècles, exigeait des réparations sérieuses. Ils y rentrèrent sans pompe, un beau matin, par un soleil aussi brillant que celui qui avait éclairé la première rencontre d'Albert et de Clotilde. Le vieux marinier les passa dans son bateau. Comme le mari de Thérèse lui mettait un louis dans la main:
—Vous payez plus cher qu'on ne m'a jamais payé, monsieur le comte, fit le bonhomme en découvrant sa tête grise.
Albert, frappant sur l'épaule de Signol, répondit, les yeux éclairés par la joie:
—C'est que jamais ton bateau n'a rien porté d'aussi précieux que ce qu'il porte aujourd'hui.
—Bien parlé, notre maître! dit le vieillard en s'inclinant de nouveau. Mais gageons que vous vous servirez de ma barque moins souvent qu'il y a cinq ans, à l'époque où vous aviez des affaires sur l'autre rive?
—Veux-tu te taire, mauvaise langue! dit Albert en souriant. Ne vois-tu pas devant qui tu parles?
—Si fait bien, dit Signol, avec la faconde familière et un peu lyrique assez commune chez les gens du peuple en cette contrée. Je le vois, et je ne voudrais pas, pour vingt pièces d'or pareilles, que mes yeux se fussent fermés avant d'avoir été réjouis par la vue de la jeune maîtresse d'une vieille maison. Celle-ci a le regard d'une dame. Que Dieu la bénisse!
—Et qu'il pardonne à l'autre! dit tout bas Thérèse à son mari en serrant sa main, tandis qu'il l'aidait à mettre le pied sur la rive.
A la petite porte qui s'ouvrait en bas du parc sur le chemin bordant le Rhône, une femme de cinquante ans, assez replète, rouge à faire peur tant elle était émue, les yeux remplis de larmes de joie, attendait les nouveaux arrivants. C'était Mrs Crowe, autrefois institutrice, puis dame de compagnie de Thérèse. Avec une incroyable vivacité de mouvements, elle se jeta dans les bras de la jeune comtesse.
—Comme vous avez tardé à revenir! s'écria-t-elle en tâchant de comprimer ses sanglots. Comme vous m'avez laissée longtemps!
—Soyez tranquille, ma bonne Kathleen, dit Thérèse en lui rendant ses caresses. Je suis revenue pour ne plus repartir. J'aime déjà Sénac plus qu'aucun lieu du monde.
Tous trois ensemble montèrent les sentiers un peu raides, marchant lentement, par égard pour la vieille Irlandaise appuyée au bras d'Albert, qui commençait à la traiter, ainsi qu'il l'avait promis, comme un membre de la famille. Mais, quand on fut arrivé au château, Kathleen, encore une fois, fut laissée seule.
—Viens voir tout d'abord ce qu'il y a de plus beau chez nous, dit tout bas Sénac à l'oreille de sa femme.
Et, comme un amant heureux, avide du tête-à-tête, il l'entraîna dans l'étroit escalier du donjon.
Parvenue sur la plate-forme de la tour, Thérèse eut un cri d'enthousiasme. C'était un jour de «grande vue», ainsi que parlent les gens du pays. Pour ses débuts, la châtelaine avait du bonheur. Comme si elle eût été prise de vertige, elle appuya sa tête sur l'épaule de son mari. Seuls, les éperviers qui planaient très haut dans l'azur pouvaient les voir, à peine visibles eux-mêmes. Dans un baiser, Albert murmura:
—Je savais bien que ce paysage te plairait.
—Il n'y a pas dans le monde entier, dit-elle, un autre point de vue comparable à celui-ci. Et cette magnificence est à moi, à moi, avec cet autre trésor,—sa petite main serrait le bras robuste d'Albert.—Ah! cher bien-aimé!…
Pour toute réponse, l'heureux Sénac posa ses lèvres sur les paupières de sa femme. Puis il murmura doucement, d'une voix qui tremblait d'émotion:
—Le spectacle est à peine digne de tes yeux, mon amour, et tu pourrais facilement en trouver de plus beaux. Mais, ce que tu chercherais en vain sur toute la surface du globe, c'est un homme capable de t'aimer comme je t'aime. Le crois-tu, maintenant? Le crois-tu, enfin?
Elle se dégagea de son étreinte, saisit ses mains et, le regardant bien en face:
—Tu viens après Dieu seul, dans mon amour et dans ma foi. J'ai douté deux ans. Mais il est si facile de croire en Dieu, et si difficile de croire en un homme! Et puis, tout conspirait à faire de moi une sceptique: le passé, le hasard des circonstances, l'ignominie et la méchanceté d'une créature…
—Ne parlons plus jamais du passé; ou du moins parlons seulement du cher passé que nous venons de revivre. Tiens! vois cette étendue lumineuse qui s'offre à nous, ces plaines, ce fleuve, ces montagnes immaculées, ce soleil qui monte, radieux, dans un ciel sans nuage. C'est notre avenir; il nous appelle: répondons-lui. Maintenant, il faut que je tienne les promesses que j'ai faites à moi-même encore plus qu'à toi…
—N'en tiens qu'une seule, chéri!
—T'aimer toujours? Ceci n'est pas une promesse, enfant! c'est ma vie, c'est l'air que je respire, c'est ma lumière. Je veux faire des choses plus difficiles que de t'aimer. Je veux prendre une revanche du monde qui m'a fait douter, pour un temps, de tout ce qui est bon! Je veux lui montrer tout cela réuni en toi et couronné par ton bonheur. Mon but, c'est toi; mon ambition, c'est toi; mon occupation, et aussi ma récompense, ce sera toi, chérie! Voilà mon programme; qu'en dis-tu?
—Il faut y ajouter ceci: faire beaucoup de bien aux autres.
—Je t'abandonne les autres; je te garde seule pour ma part. Et maintenant, madame, venez visiter votre manoir, un peu délabré pour l'heure présente. Mais nous y aviserons.
Avec les cent vingt mille livres de leurs revenus combinés, la double charge d'un hôtel à Paris et d'une grande existence en province ne laissait pas d'exiger de sages précautions. Pour la première fois, peut-être, on put voir les inconvénients d'un ménage trop uni. Thérèse, avec son abnégation de compagne dévouée, proposa de vendre l'hôtel, chose d'autant plus facile qu'une grande administration désirait l'acquérir, et de le remplacer par un appartement qui épargnerait un millier de louis chaque année. Mais Sénac ne voulut rien écouter.
—Vendre la maison où vous êtes née, qui vous rappelle tant de souvenirs d'une noble race éteinte, qui a vu les heures les plus douces de ma vie, jamais! s'écria-t-il. D'ailleurs, je ne saurais supporter pour vous l'ignominieuse promiscuité des demeures actuelles. Je ne veux pas qu'un malotru dévisage ma femme dans l'escalier, en l'empestant de son cigare.
—Ami, réfléchissez bien. Conserver cet hôtel est une folie.
—En ce cas, notre sagesse des bords du Rhône paiera nos folies des bords de la Seine.
Mais la comtesse n'était pas femme à se laisser vaincre en générosité par son mari. Comme pour se faire pardonner l'hôtel Quilliane qu'on la forçait à garder, elle décida que rien ne serait épargné pour remettre le château de Sénac dans toute sa gloire, et, sans perdre un jour, elle attaqua la grande entreprise résolument. Tous les maçons, les couvreurs, les plâtriers du pays, dans un rayon d'une lieue, affluèrent au vieux manoir et le rendirent bientôt inhabitable. Les peintres et les tapissiers vinrent de Paris, ainsi qu'un dessinateur de jardins, grâce auquel tous les habitants valides de la commune, et même un peu les autres, manièrent la hache et poussèrent la brouette dans le parc pendant plusieurs semaines. Thérèse avait la direction des travaux; elle les conduisit avec le goût supérieur d'une personne élevée parmi les souvenirs authentiques de l'art le plus pur. Albert s'était réservé les fonctions de payeur général qui n'étaient point une sinécure, bien qu'il s'arrangeât pour n'avoir jamais de discussion avec ses clients.
Vers le milieu de l'automne, tout fut terminé, et Sénac put s'enorgueillir d'être le gentilhomme le mieux logé de la Provence et du Languedoc. Quant à savoir à quelle somme se monta la dépense, rien n'est plus facile pour qui voudra s'en donner la peine, car on ne vit jamais comptable plus rangé. Tous les états, métrés, factures acquittées et documents quelconques remplissent quatre ou cinq tiroirs de sa bibliothèque. L'addition seule reste encore à faire.
La première série des invités à la pendaison de la crémaillère se composa des villageois et des pauvres des environs. La journée débuta par l'inauguration d'un établissement tout neuf, élevé dans un coin du parc séparé du reste de l'enclos, et comprenant une école, un logement pour les sœurs, avec un hôpital en miniature. C'était le cadeau de noces du comte à sa femme.
Un banquet, présidé par les châtelains continua la fête. Le soleil n'était plus très haut quand Albert se leva pour porter son toast. Il le termina en informant ses auditeurs qu'ils pourraient, chaque dimanche, revenir se promener et jouer aux boules sous ces ombrages.
Personne ne répondit, ce qui est une bonne fortune rare en pareil cas; mais en voyant les yeux de la plupart des convives mouillés de larmes, Thérèse et son mari eurent lieu de croire qu'ils venaient de résoudre la fameuse question sociale, tout au moins dans leur domaine.
Le lendemain ce fut le tour de la noblesse de la région; mais ici, les choses ne prenaient pas si bonne tournure. Sans s'en douter, le jeune ménage avait mis le feu aux quatre coins du pays en établissant la liste de ses visites avec des éliminations nombreuses. Quinze ou vingt familles qui travaillaient patiemment à s'anoblir depuis un demi-siècle, jugeant que rien n'est mieux fait que ce qu'on fait soi-même, poussèrent des cris de rage quand elles virent la calèche des Sénac filer devant leur porte sans faire halte. La chose produisit un si grand tapage que les gens de vieille roche eux-mêmes, du moins certains d'entre eux, jugèrent bon de prévenir les imprudents châtelains de l'orage qu'ils amoncelaient sur leurs têtes. Mais Albert tint bon et déclara que, ne s'estimant pas de moins bonne maison que ses ancêtres, il entendait ne pas se montrer plus coulant sur ses relations qu'ils n'eussent été. Rien ne put l'en faire démordre.
Les dédaignés ne purent qu'aboyer à distance. Mais, avec les Cadaroux, dont l'habitation n'était séparée du château que par les trente ou quarante maisons du petit village le conflit devait être forcément plus aigu. Le vieux Bouscatié Saturnin, devenu châtelain de fait, en l'absence des châtelains de droit éloignés de leur domaine et à peu près oubliés depuis trois quarts de siècle, ne s'était pas fait d'illusion sur la conséquence que pourrait avoir pour lui et les siens le retour des ci-devant seigneurs du pays. Auprès de la demeure grandiose, encore embellie, de ses voisins, quelle mine allait avoir sa maison aux enjolivures criardes, son luxe économique de petit bourgeois? Que devenait, à côté des grands équipages armoriés, à la livrée correcte, sa calèche attelée d'un cheval massif, conduite par un jardinier en casquette cirée, et que néanmoins on commençait à saluer jusqu'à terre? Cet homme dont l'ambition égalait l'intelligence, ce qui n'était pas peu dire, gros marchand de bois, suppléant du juge de paix du canton, membre de la minorité républicaine du conseil de sa commune, avait entrevu l'avenir d'un seul coup d'œil, le jour où l'on avait appris le mariage d'Albert et son intention de rouvrir le vieux château. Le soir même, il était rentré plus sombre qu'à l'ordinaire dans sa maison qui lui semblait subitement devenue très petite, et, tout en chauffant ses mains à la flamme du foyer modeste, il avait prononcé d'une voix sourde cet oracle gros d'orages:
—La tranquillité du pays est finie!
Alors, entre sa femme et sa fille suspendues à ses lèvres, comme il arrivait toujours quand Saturnin parlait, ce perspicace bourgeois entama le chapitre de ses craintes.
La mère, matrone de soixante ans aux cheveux encore tout noirs, ne répondit rien, mais ses yeux jetaient des flammes à chacune des invectives que son mari lançait contre l'aristocrate maudit. Elle était Corse d'origine, ainsi que le rappelait son prénom de Lætitia. Cadaroux, lors d'un voyage qu'il avait dû faire dans l'île pour son commerce de bois, l'avait compromise, croyant avoir encore affaire avec une montagnarde des Cévennes à l'humeur facile. Mais, quand il avait voulu revenir en France, laissant Ariane sur son rocher, toute une légion de frères et de cousins lui avait donné à choisir entre le mariage et un nombre fantastique de coups de stylet dans le cœur et de balles dans la tête. Saturnin avait épousé, comme de juste, et la belle Lætitia était devenue «maîtresse Cadaroux», sans être plus heureuse pour cela, disait la chronique du lieu, car les frères et les cousins n'étaient plus là pour protéger leur parente contre un mari souvent hargneux.
Reine Cadaroux, l'aînée des deux enfants, vieille fille atrocement aigrie par sa laideur et les déceptions essuyées dans plusieurs tentatives matrimoniales, était le portrait de son père au double point de vue du corps et de l'esprit. Quand il eut exhalé toute son amertume, elle dit à son tour:
—C'est la faute de grand-père. Il n'avait qu'à garder le château, puisqu'il l'avait acheté; voilà où mènent de sots scrupules.
—Ma fille, répondit le «magistrat», titre qu'il se donnait à lui-même, vu sa suppléance, les scrupules sont respectables. D'ailleurs, sache que le seul entretien des toits coûte à nos voisins un millier d'écus, bon an mal an. Fais le compte de la dépense depuis 1814, et tu découvriras que ton grand-père ne fut point un sot.
Le «fils Cadaroux», Fortunat par son prénom, membre stagiaire du barreau de Marseille, n'était pas là pour prendre part à l'entretien. C'était un grand jeune homme au teint pâle, au regard souvent perdu dans le vague, qu'on accusait de n'avoir pas l'esprit très solide, sous prétexte qu'il aimait à se promener tout seul, la nuit, en gesticulant et en parlant haut. La vérité est qu'il était au moins étrange, qu'il faisait des vers comme un félibre, et qu'il s'affranchissait volontiers de la présence de ses parents et de sa sœur, toujours prêts à faire assaut sur lui de moqueries et de querelles.
Fortunat, qui préférait une ballade à un dossier et les sentiers des bords du Rhône aux couloirs du Palais de Justice, n'était jamais longtemps sans faire une fugue à Sénac. La première fois qu'il y vint après l'arrivée du comte et de la comtesse, il tomba au milieu d'une discussion de famille, soulevée par la question de savoir si les Cadaroux préviendraient leurs nouveaux voisins, ou attendraient leur visite. Le père, chez qui le bon sens l'emportait quand il était à froid, tenait pour le premier parti. Reine éclata d'une indignation furieuse.
—Les prévenir! s'écria-t-elle. Jamais! Ce serait une honte!
D'ailleurs, ils ont plus besoin de nous que nous n'avons besoin d'eux.
—Mère, qu'en penses-tu? demanda le vieux à sa femme.
Lætitia, toujours en extase devant son fils, lui renvoya l'interrogation.
—Qu'en pense l'enfant? dit-elle.
—Je pense que vous n'avez pas le choix, fit le jeune homme avec un pli amer aux lèvres. Il dépend bien de vous de les prévenir, mais non pas qu'ils vous préviennent. S'ils avaient dû nous visiter, ils n'auraient pas attendu si longtemps. Je regrette de ne pas voir la comtesse, qu'on dit si belle!
—Tu lui feras des vers sur sa beauté, ricana Reine d'une voix qui sonnait faux comme un instrument hors d'usage.
—Peut-être! répondit Fortunat, les yeux fixés dans le vide, si elle est telle qu'on le dit.
Mais, presque aussitôt, il soupira, songeant à la famille dont il sortait. Cadaroux Bouscatié! Ce sobriquet passé en usage dans tout le pays, attaché désormais à son nom avec le souvenir d'un ancêtre sans conscience, le séparait pour toujours des Sénac, lui et les siens. Et non pas des Sénac seulement! Dans l'exagération douloureuse qui avivait chacune de ses impressions et dont il souffrait depuis son enfance, il croyait voir autour de lui comme une barrière d'infamie, le séparant de tout ce qui était noble, juste et bon. De là ce trouble fiévreux de l'esprit, cette recherche de la solitude qui le rendait pour tout le monde, pour ses parents eux-mêmes—sauf pour sa mère—un personnage incompris, suspect, voué à quelque malheur prochain.
Ce jour-là, il ne fut pas question plus longtemps des Sénac; mais un incident qui suivit de près cet entretien alluma définitivement la guerre entre les deux familles, guerre sans merci d'un côté, et dont les conséquences redoutables ne furent d'abord prévues par aucun des partis belligérants.
Les Cadaroux, sans tenir compte d'un voisinage quelque peu gênant pour leur vanité, continuaient à se faire adresser leur courrier «au château de Sénac». Un matin, le facteur trompé par la suscription d'une lettre destinée à Reine, la remit dans les mains du concierge, à la grille du véritable château. L'erreur fut découverte par Albert.
—En vérité, dit-il en riant, cette brave demoiselle mérite une leçon.
Et, prenant sa plume, de sa large écriture il mentionna sur l'enveloppe:
«Inconnue au château de Sénac.»
Il ne se doutait pas que les cinq mots qu'il venait de tracer lui coûteraient cher.
Le lendemain matin, le facteur tout tremblant rapporta la malencontreuse lettre à sa destinataire, qui faillit s'évanouir de rage à la vue de la méprisante annotation. Le premier soin de cette bonne âme fut de mettre le père Cadaroux en demeure de provoquer la destitution du facteur coupable. Saturnin, sans répondre, se promenait de long en large, les mains dans ses poches, secouant sa grosse tête, ainsi qu'un taureau qui hume les émanations dans l'arène, avant de choisir son ennemi.
Fortunat, qui éprouvait pour sa sœur une antipathie instinctive, dit alors tout haut:
—Ce serait peut-être le moment d'aller faire notre visite au comte et à la comtesse. Pourvu, seulement, que nous ayons autant de chance que les lettres de Reine, et que nous puissions passer les grilles!
Le vieux Cadaroux interrompit sa promenade, et tournant vers Fortunat son regard effrayant de haine, il répondit:
—J'ai quelque idée que nous les passerons un jour. Comment? je l'ignore. Mais il faudra qu'elles s'ouvrent, ou je perdrai mon nom.
—Plût au ciel que nous puissions le perdre! murmura le jeune homme à demi-voix.
Saturnin marcha sur son fils les poings fermés. La mère s'élança entre eux. Plus d'une fois dans sa vie elle avait dû jouer ce rôle de barrière vivante.
Peu de jours après, le premier épisode public de cette lutte anti-féodale marqua le commencement des hostilités. A la messe du dimanche, le curé s'étant permis, selon l'habitude reprise, d'offrir l'eau bénite au banc seigneurial occupé de nouveau, Saturnin Cadaroux se plaignit à l'autorité diocésaine de la «révoltante obséquiosité» du desservant. L'évêque s'étant récusé, madame et mademoiselle Cadaroux cessèrent de paraître à l'église. Quant au père et au fils, depuis leurs jeunes années, ils en avaient oublié le chemin.
Cependant le bonheur de deux êtres privilégiés, pour qui le reste du monde, même leur monde, semblait exister à peine, semblait, à l'égal de la vieille tour, défier toutes les tentatives de l'envie. Sénac et sa femme, le premier surtout, s'habituaient de plus en plus à l'horizon factice de la vie qu'ils s'étaient faite et, probablement, l'indifférence un peu fière, la recherche d'isolement physique et moral que leurs amis mêmes blâmaient en eux, n'étaient en grande partie que le désir d'être dérangés le moins possible de leur rêve.
Il est vrai que chaque jour, durant plusieurs heures, Thérèse rentrait forcément dans la vie réelle pour visiter ses pauvres, son école et son hôpital, dont elle était la première sœur de charité. Mais, pour cette créature parfaite et raffinée dans la pratique du bien, c'était quitter l'Éden terrestre pour gagner les régions d'une charité tout idéale, car aucune voix discordante n'en troublait l'harmonieuse sérénité. Parmi ces enfants soustraits à toute influence contraire, parmi ces malades, honnêtes villageois presque toujours légèrement atteints, la comtesse apparaissait comme une sainte, universellement adorée, bénie, indiscutée. On aurait cru, elle pouvait croire elle-même qu'elle avait découvert le secret inconnu ici bas de la lumière sans ombre. Tous ces bambins se levaient à son entrée, avec un respect poussé jusqu'à une sorte de culte, habitués à voir en elle un être supérieur, omnipotent. Et quand elle traversait la salle bordée d'une demi-douzaine de lits éclatants de blancheur, nul ne doutait qu'elle n'apportât la guérison dans l'or de ses cheveux et dans l'azur de son regard, souvent voilé d'un mystère étrange et très doux. Elle semblait vouloir faire à ces malheureux et à ces petits l'aumône de tout ce qu'elle avait, même de sa beauté, à voir la simple élégance dont elle parait sa personne, le sourire charmant dont elle éclairait son visage, quand elle franchissait la petite porte surmontée d'une croix qui s'ouvrait dans son parc et dont, seule, elle avait la clef.
Son mari l'accompagnait jusqu'à cette porte, jamais plus loin.
—Laisse-moi mériter quelque chose, lui disait-elle, en sacrifiant pour une heure la joie d'être avec toi.
Un jour, la prenant dans ses bras comme ils allaient se séparer,
Albert murmura:
—Comme tu es belle, ma sainte bien-aimée! Sais-tu que je suis jaloux de tes malades? Quelque jour, j'irai me mettre sous les rideaux d'un de leurs lits pour voir dans tes yeux la compassion tendre, la divine tristesse pour ceux qui souffrent…
—Tais-toi! dit-elle, une main sur la bouche de son mari. Puisses-tu ne voir jamais dans mes yeux que ce que tu es habitué d'y voir!
—L'amour? demanda-t-il, agenouillé.
—Pour toute la vie, jusqu'à mon dernier soupir, répondit Thérèse. Ensuite, pour toujours, toujours, toujours!… et maintenant, laisse-moi: nous dérobons la part sacrée des pauvres.
Plusieurs mois s'écoulèrent dans un bonheur qui ne tarda point à subir la grande loi des réactions humaines.
Depuis l'achèvement des travaux de restauration, les ouvriers du pays se jugeaient lésés parce qu'ils ne pouvaient plus, chaque samedi, tendre leurs deux mains, à une paye facilement gagnée. Les malades se plaignaient que la comtesse les contraignît à se faire soigner dans son hôpital—nom odieux à tous les gens du peuple, quels qu'ils soient—au lieu de leur envoyer ses couvertures et son vin de Bordeaux à domicile.
Quant à l'école, depuis qu'un établissement communal s'était élevé par les soins de Cadaroux «conformément à la loi», les parents, libres de choisir, croyaient faire une faveur en maintenant leurs marmots chez les sœurs. Ils oubliaient déjà la soupe dont elles bourraient les pauvres, les confitures dont elles couvraient les tartines des plus aisés. Soupe et confiture semblaient chose due.
La «seconde société» jetait sur la tour de Sénac les mêmes regards tendres que les bourgeois de la rue Saint-Antoine jetaient sur la Bastille, dans le bon temps, mais pour des motifs contraires. La prison s'ouvrait trop facilement. Le château faisait trop de façons à s'ouvrir. Enfin les élus de la vieille noblesse reprochaient à ces nouveaux venus dans leur ciel de faire bande à part et de n'en agir qu'à leur tête. Ces jeunes fous, ennemis de tout conseil, n'avaient demandé l'avis de personne sur les restaurations de Sénac, pas même celui du chanoine Calvisson, connu par ses travaux archéologiques, sans lequel pas un des châtelains du pays n'eût osé remplacer une espagnolette. Comme pour mieux affecter l'indépendance, ils avaient tenu leur maison hermétiquement fermée jusqu'au départ du dernier tapissier. Leur écurie s'était montée, Dieu sait comment, car le général de Lavaudieu, président né des comices, des concours et des courses dans un rayon de vingt lieues, n'avait pas même eu l'occasion d'entretenir Albert des cochers, des palefreniers, des chevaux de selle ou d'attelage, des voitures d'occasion qu'il avait promis de caser chez «son jeune voisin». Avec la même désinvolture on avait dessiné le parc sans consulter les Bressange, dont les charmilles séculaires et les cascades naturelles attirent chaque année des centaines de touristes lyonnais. Enfin Thérèse n'avait jamais parlé à qui que ce fût, pas même à ses proches voisines, des doutes que pouvait lui inspirer la vertu de sa femme de chambre ou la conscience de son cuisinier.
Les sujets ordinaires de l'intérêt de leurs voisins ne parvenaient point à les échauffer, tantôt parce qu'il s'agissait d'individus ou d'incidents ignorés d'eux, tantôt parce que les aliments dont se contentaient les autres ne pouvaient suffire à leur esprit. Malgré sa politesse, Albert, qui avait chassé le tigre en battue chez les rajahs, manquait d'enthousiasme au récit des prouesses des Nemrods languedociens. Les péripéties d'un voyage en sleeping-car semblaient un peu terre à terre à ce couple qui avait remonté le Nil en dahabieh. Et les romans du cru ne pouvaient manquer de faire bâiller—intérieurement—une jeune femme dont le mariage était la plus poétique des histoires d'amour, commencée parmi les ruines de Louqsor et finie sur le seuil d'un cloître; lutte émouvante, où le ciel et la terre semblaient s'être disputé son cœur.
En somme, le nouveau ménage n'avait point d'amis. Les vingt ou trente personnes qui fréquentaient les Sénac sur le pied d'une intimité apparente disaient d'eux:
—Ils sont charmants, mais on ne sait de quoi leur parler, tant ils ont l'air de gens débarqués le matin de l'Australie. Et puis, ils s'aiment trop!
Peut-être qu'en effet ils s'aimaient trop. Peut-être qu'il n'est pas bon de trop aimer, de même que, dit-on, ce n'est pas un bien que d'être trop riche. Hélas! du train où vont les choses, grandes fortunes, grandes amours ne seront bientôt plus guère à craindre!
Albert de Sénac ne songeait pas à se demander s'il aimait trop sa femme. Il lui donnait, en fait d'amour, ce qu'il avait promis, et ce n'était pas peu dire. Mais surtout, il ne bornait pas son mérite à l'aimer beaucoup, voire même à l'aimer trop. Il l'aimait pour elle, et trouvait toujours, parce qu'il s'y appliquait constamment, la façon dont elle souhaitait d'être aimée.
La chose est moins facile et plus importante que ne supposent la plupart des maris. Combien songent seulement à se demander quelle sorte de femmes ils ont prises?
Et Sénac lui-même avait-il bien deviné ce qu'était cette grande et belle personne entourée du nimbe aérien de ses cheveux d'or, toujours grave quand elle souriait, jamais plus attirante que quand elle faisait attendre son sourire? Avait-il déchiffré l'énigme de ces yeux qui variaient, comme incertains entre deux infinis, de l'azur du ciel au reflet verdâtre des flots sans rivage? Certes, la jeune épouse ardemment aimée n'avait point gardé dans tout son mystère ce nimbe idéal et mystique en présence duquel le désir terrestre s'intimidait; mais, en devenant femme, en touchant la terre du bout de son pied charmant, elle conservait encore ses ailes frémissantes.
Plus d'un, à la place d'Albert, eût mis un voluptueux orgueil à couper les ailes de l'ange et à faire mourir dans ces yeux superbes toute autre lueur que celle d'une flamme terrestre. Mais il se souvenait de la façon dont il parlait de son amour, promettant qu'il serait un culte, à l'époque où Thérèse de Quilliane hésitait encore entre Dieu et lui. Maître de son idole pour toujours, il montrait, sous des paroles plus ardentes, le même besoin de croire et d'adorer.
—Va! disait-il. Je sais bien que tu t'envoles plus haut que mes caresses. Eh bien! pars, quitte la terre! prends ton essor! Si haut que tu t'élèves, il faudra que tu m'emportes, enchaîné à toi.
La Révérende Mère de Chavornay, avec le tact et l'intelligence qu'elle mettait en toutes choses, continuait à veiller discrètement sur son neveu, sachant que c'était le meilleur moyen de veiller sur sa nièce. Un jour, elle écrivit une longue lettre pour inviter le jeune gentilhomme à prendre, ou tout au moins à préparer sa place parmi les personnages politiques de son pays. En dehors du devoir qu'elle évoquait sans exagérer l'enthousiasme, elle s'avouait préoccupée du péril funeste de l'oisiveté, trop complète depuis que les travaux de Sénac étaient à leur terme.
«Pour l'homme en général, l'oisiveté est la mère de tous les vices, concluait la sage religieuse. Pour un mari, c'est la mère de tous les dangers.»
Mais la politique, surtout celle d'aujourd'hui, froissait toutes les aspirations de ce rêveur idéaliste.
—Votre tante n'y songe pas, dit-il à sa femme. Quoi! il me faudrait courir les cabarets et flagorner les électeurs comme un simple Cadaroux! Et, quand ils m'auraient donné leurs voix,—s'ils daignent me les donner,—j'accepterais leur argent pour travailler à leur bonheur! Grand merci! D'ailleurs je n'ai pas le temps, et madame de Chavornay me fait rire quand elle s'imagine que je suis oisif. Il n'est pas sur la terre d'homme plus occupé que moi. J'ai la plus grande et la plus chère des tâches: celle de votre bonheur. J'y mets ma gloire et mon ambition. Et si j'apprenais demain qu'il existe une autre femme plus heureuse que vous, je retournerais aux Grandes Indes pour y cacher ma honte.
—Allez! vous pouvez brûler votre vaisseau! répondit Thérèse, la main dans celle de son mari.
Cependant la première année de leur mariage touchait à sa fin. Le vieux château éveillé de sa longue léthargie, habilement complété, discrètement pourvu de toutes les commodités, de toutes les élégances modernes, pouvait passer pour le type de l'habitation d'une grande dame française à la fin du XIXe siècle. Thérèse n'avait eu garde d'y faire entrer ni un meuble, ni un bibelot nouveau; mais elle avait tiré si bon parti des richesses découvertes dans ces vieux murs, qu'on aurait dit qu'elle les avait multipliées. Si elle avait eu besoin d'une récompense, elle l'aurait trouvée dans l'enthousiasme de son mari, gagné chaque jour d'une passion de plus en plus grande pour cette demeure qui portait son nom, qui résumait des siècles de souvenirs et qu'il aimait, surtout, parce qu'il la tenait en quelque sorte des mains de sa femme bien-aimée.
Il aurait de bon cœur passé sa vie tout entière dans ce séjour où le monde n'entrait qu'à certaines heures, comme ces troupes de comédiens choisis qu'un amoureux appelle de temps en temps, pour faire sourire sa maîtresse. Et cependant, vers le commencement de l'hiver, il parla, non sans un soupir, de la nécessité de retourner à Paris dans quelques semaines.
—Pourquoi faire? demanda la comtesse. Vous n'allez pas, j'imagine, me présenter à la cour?
—Non, répondit Albert en posant les lèvres sur la main de sa femme; car c'est vous, précisément, qui serez la reine.
—Ah! cher, je me contente du royaume de Sénac, où la restauration s'est opérée, en somme, assez facilement. Mais retourner là-bas! Quitter le nid où nous sommes heureux, où rien ne nous manque, pour ce vieil hôtel fermé depuis si longtemps!…
—Craignez-vous que les araignées de Paris n'aient la vie plus dure que celles de Sénac?
—Ce sont plutôt les mouches qui me font peur, les odieuses mouches mondaines qui viendront se poser sur notre bonheur et en troubler le rêve.
—Un rêve? Le vilain mot! Quand je m'imagine que tu m'aimes, c'est donc un songe creux? Demande-moi pardon!
Le pardon demandé par un regard et donné par un baiser, Sénac reprit:
—Moi aussi, je déteste les mouches; mais j'ai appris qu'elles sont peu à craindre dans l'air des lieux élevés. Est-ce que nous ne vivons pas au-dessus des petitesses humaines, sur un sommet? Écoute. Nous n'avons pas plus le droit de laisser en friche une partie de notre héritage moral que de permettre à la ronce d'envahir un de nos champs, ou à nos voisins de s'en emparer. Ceux qui naîtront de nous pourraient nous faire le reproche de les avoir amoindris. Et d'ailleurs, penses-tu être moins utile en donnant le bon exemple aux Parisiennes de ton monde qu'en soignant la fièvre des paysannes d'ici?
A ces arguments d'ordre supérieur, il en joignit d'autres plus particuliers qu'il ne supposait pas devoir être les moins efficaces: l'hôtel du quai d'Orsay, précieuse relique du passé, qui réclamait la descendante de ses nobles possesseurs; la Révérende Mère de Chavornay qui n'avait pas vu sa nièce depuis un an. Bref, jamais avocat désireux de gagner une cause ne fut plus ingénieux à la faire valoir sous toutes ses faces.
D'abord Thérèse éluda la réponse. Il était facile de voir que la perspective de quitter Sénac lui déplaisait d'une façon absolue. Mais ce qu'elle montrait moins, c'était le chagrin que lui causait Albert, en marquant lui-même la fin d'un bonheur parfait. A dater de ce moment, les grands yeux de la jeune femme prirent une expression de tristesse qu'elle s'efforçait en vain de cacher derrière les sourires d'autrefois. On la vit chaque jour parcourir la longue galerie du château, dont elle avait fait une merveille, s'enfoncer, quand son mari n'était pas là, dans les allées du parc où commençaient à s'ouvrir les bourgeons. Elle disait adieu tout bas à ces choses qu'elle aimait, qui étaient deux fois siennes.
—Hélas! nous allons partir, et c'est lui qui le veut, l'ingrat!
Il voulait partir, en effet. Chaque matin il prenait la décision d'aborder le sujet du retour à Paris et de ne point le quitter qu'une date précise ne fût arrêtée. Mais depuis qu'il s'agissait de défendre quelques jours de son bonheur, la plus loyale des créatures, la plus incapable de dissimuler, semblait avoir acquis subitement l'instinct du détour et de la ruse, tant elle se dérobait à l'entretien ou le faisait dévier avec une habile souplesse. Tout à coup, au moment où Albert, cachant dans son cœur la plus amère des angoisses, tenait conseil avec lui-même sur la meilleure façon de brusquer le dénouement, Thérèse elle-même reprit la question. En cinq minutes, le départ fut organisé à bref délai. Tout s'agita dans le château. Le comte et la comtesse rivalisaient d'ardeur, chacun de leur côté, pour venir à bout le plus vite possible des préparatifs; si bien qu'on aurait cru voir deux époux également empressés à fuir un lieu témoin de querelles sans nombre. Et cependant tous deux quittaient Sénac la mort dans le cœur, ainsi qu'ils auraient quitté le paradis terrestre, avant le péché.
Il est temps d'expliquer le secret de cette conduite étrange, ou plutôt les secrets, car Thérèse de son côté, Albert du sien, tenaient à regagner Paris, à fuir la province, pour des motifs qu'ils se cachaient soigneusement. Ainsi, au bout d'un an de mariage, entre ces deux êtres qu'unissait toujours la tendresse la plus ardente, déjà cette ombre se dressait, invisible aux yeux du monde:—un double secret.
Pour commencer par le secret d'Albert, voici l'aventure qui lui était arrivée, quelque temps après l'épisode de la lettre renvoyée,—un peu rudement peut-être,—à mademoiselle Cadaroux.
Comme Sénac se rendait à cheval au bourg de V…, chef-lieu fort modeste de son canton, il fut arrêté par un homme à l'air triste, proprement mais pauvrement habillé, qui, chapeau bas, déclara se nommer Corbassière, sans autre explication. Le cavalier rendit le salut, pria Corbassière de se couvrir et invita cet homme poli à décliner ses titres, ajoutant par manière d'excuse qu'il habitait depuis peu le pays et n'y connaissait pas grand monde.
—Monsieur le comte, répliqua mélancoliquement l'inconnu, bien des gens voudraient pouvoir dire comme vous, qu'ils ne connaissent pas Corbassière, l'huissier du canton. Daignerez-vous me faire l'honneur d'entrer dans mon étude?… Nous sommes devant la porte, et, si l'on vous voyait en conférence avec moi, les gens pourraient s'étonner.
Albert, qui n'avait jamais vu d'huissier qu'au théâtre où, d'ordinaire, on les peint sous des couleurs moins douces, fut agréablement surpris de cette aménité. Il suivit Corbassière dans son étude qui se composait d'une seule pièce carrelée en briques, prenant jour sur la rue au moyen d'une porte vitrée, coupée à hauteur d'appui. Des affiches multicolores couvraient les murs passés à la chaux. Une table en bois noir, quatre ou cinq chaises de paille, un casier presque vide, formaient tout l'ameublement auquel, pour compléter l'inventaire le plus minutieux, il faut joindre une sacoche, un parapluie, un manteau imperméable, pendus à des clous, et, dans le coin le moins en vue, une paire de bottes pour les exploits à distance, les jours de pluie.
—Monsieur, continua Corbassière en sortant de sa poche un portefeuille long et étroit, votre présence me tire d'un embarras pénible. J'ai reçu ce matin, d'un confrère de Paris, un… une… Enfin j'allais être obligé de me rendre à Sénac, et je vous jure que cela m'aurait causé plus de peine qu'à vous.
Albert fut sur le point d'éclater de rire au nez du brave homme qui craignait de mettre le château sens dessus dessous par sa simple apparition.
—Si je comprends bien, demanda-t-il en faisant appel à tout son sérieux, vous voulez me faire la signification dans votre étude, au lien de me la faire chez moi. J'accepte et j'apprécie la délicatesse du procédé. Mais, s'il vous plaît, de quoi s'agit-il? Je pensais n'avoir plus de procès jusqu'à ma mort.
—Quant aux explications, monsieur le comte, je ne saurais vous en donner! J'ai reçu la pièce toute préparée et n'ai eu qu'à la signer: la voici.
Albert prit le grimoire, un manuscrit de plusieurs pages, d'une écriture peu lisible. Toutefois, avant de le mettre dans sa poche, il discerna sommairement qu'on le citait, lui et quelques autres, à comparaître devant le tribunal correctionnel de la Seine pour entendre prononcer l'annulation, avec toutes ses conséquences, d'une société dont on l'avait nommé jadis administrateur, un peu malgré lui.
—Figurez-vous, monsieur l'huissier, dit-il, que j'ai déjà payé cent mille francs pour ma part de responsabilité dans cette entreprise que je croyais morte et enterrée. Dans quel but la demande en annulation que voici? Va-t-on me rendre mon argent, si l'affaire est annulée?
—Cela m'étonnerait, fit l'huissier. On ne nous dérange guère, nous autres, pour opérer des restitutions. Du reste, M. Cadaroux vous renseignerait, car il doit être au courant. Tout à l'heure, il s'informait si l'avoué de Paris chargé de la procédure ne m'avait rien envoyé pour monsieur le comte.
Au seul nom de Cadaroux, dont il devinait l'hostilité, sans l'avoir jusqu'ici constatée ouvertement, Sénac flaira quelque mauvaise chicane et cessa de croire qu'il s'agissait de rentrer dans son argent. Comme c'était l'heure du courrier, il emprunta une enveloppe à l'obligeant Corbassière, y renferma la citation avec trois lignes au crayon sur sa carte, et adressa le tout à son avocat de Paris; puis il regagna sa demeure et ne dit rien à Thérèse, de peur de l'inquiéter. Quarante-huit heures après, cette réponse lui arrivait:
«Ou cette citation est une mauvaise plaisanterie, ou elle est un coup assez dangereux. Si, comme le prétendent nos adversaires, évidemment conseillés par un habile homme, les actions de cette malheureuse société n'ont pas été régulièrement souscrites à l'origine, les fondateurs doivent rembourser l'argent sur leurs deniers. Trois millions, ce serait déjà sérieux s'il s'agissait d'un groupe solvable. Mais je me doute bien que les autres fondateurs ont disparu ou sont ruinés. Conclusion: il faut étudier l'affaire de près, sans nous endormir, et ne pas recommencer l'expérience du dernier procès. Vous voudrez bien vous souvenir que je vous avais pressé d'être à l'audience et, à dire le vrai, je n'ai jamais bien compris comment, étant parti des Indes tout exprès, vous êtes resté deux ou trois mois au Caire, me laissant plaider tout seul, ce qui a réussi comme vous savez. Nous ne recommencerons pas cette fois-ci, d'autant que, dans l'occasion, il s'agit d'une infraction à la loi sur les sociétés et que vous êtes, pour appeler les choses par leur nom, un accusé sur la sellette. Le printemps va sans doute vous ramener. En attendant, je fais traîner la procédure, jusqu'à ce que nous ayons pu causer et nous entendre.»
Vers la fin de l'année, l'avocat d'Albert, le fameux Guidon du
Bouquet, revint à la charge:
«Qu'est-ce que c'est qu'un certain Cadaroux que je trouve toujours dans mes jambes quand je sollicite une nouvelle remise? Il est facile, d'ailleurs, de voir clair dans le jeu de ce brave homme. Soyez-sûr qu'il aura racheté, pour le prix du papier, tout le paquet des actions des Ciments coopératifs. Supposez l'annulation prononcée et le remboursement du capital effectué, il encaisse peut-être deux millions pour son compte. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons guère tarder davantage à comparaître. S'il ne vous convient pas de quitter le Midi à cette époque, venez du moins pour une semaine ou deux, car j'ai à vous conseiller des démarches que vous seul pouvez faire.»
Sénac ne voulait même pas imaginer cette séparation momentanée, sans compter que Thérèse n'y eût pas consenti. Certes, rien que par un mot, il pouvait la décider à partir dans les vingt-quatre heures; mais, par ce seul mot, il faisait évanouir tout un côté du mirage auquel il avait si doucement habitué ces yeux chéris. Fallait-il déjà laisser voir les avilissantes inquiétudes, les misérables soucis d'argent, qui creusaient la plus banale des ornières sur la route à peine commencée de deux êtres heureux? Ah! s'il s'était agi d'un devoir à remplir, d'un service à rendre! Cette femme au cœur noble eût été la première à tout sacrifier. Albert la voyait encore oubliant ses goûts, ses désirs, même la vocation qu'elle croyait avoir, pour suivre en Égypte son frère menacé.
Mais il se souvenait aussi de leurs entretiens dans le boudoir de la petite maison du Caire, ou sur le pont de la dahabieh qui les emportait ensemble entre les rives du Nil aux vagues violettes. Avec quel heureux étonnement, avec quels yeux brillants d'enthousiasme Thérèse de Quilliane écoutait ce Messie, annonçant la bonne nouvelle de l'amour sans partage, sans dérangement! A cette époque, il raillait comme une honte l'étroite existence imposée par l'organisation présente aux plus libres et aux plus riches. Il se moquait de ces amoureux prêts à mille morts,—en théorie,—obligés, en réalité, de répondre vingt fois par jour à la reine de leur cœur: «Cela coûte trop cher!» ou: «Je n'ai pas le temps!» Quoi! quelque chose de plus précieux que l'amour! Quoi! l'être aimé cédant la place à d'autres intérêts, à d'autres soucis! Non, ce n'était pas ainsi qu'Albert de Sénac entendait donner son cœur. Et lorsqu'il avait fallu choisir entre un souhait formé par Thérèse et le risque d'une grosse somme, conséquent avec lui-même, il n'avait point hésité. Laissant le bateau continuer sa route vers la France, il était resté en Égypte. Ah! ces cent mille francs perdus! N'était-ce point à eux qu'il devait d'avoir conquis sa femme? Qu'allait-elle dire aujourd'hui, le voyant suivre une conduite si différente? Ce rêve atteint de la parfaite union de deux êtres, ce bonheur composé du plus délicieux égoïsme et de la plus pure charité, c'était lui-même qui devait s'avouer impuissant à le faire durer davantage! Lui-même devait montrer les banales nécessités de la vie l'étreignant, s'emparant de lui comme elles s'emparent de tous les autres! Lui-même devait dire:
«Ici nous trouvons la félicité complète; mais nous ne pouvons y rester. Nous n'avons pas le temps d'être heureux. Il pourrait nous coûter cher le doux tête-à-tête plus longtemps continué, tandis que la rude voix de la réalité nous appelle!»
Sénac n'avait point eu le courage de ce pénible aveu qui le découronnait, du moins il en jugeait ainsi, avant que la première année de son mariage eût pris fin. Partir, soit, puisqu'il faut s'éloigner, au moins pour quelques semaines. Mais que Thérèse ignore la véritable raison du départ; que toute inquiétude, même passagère, soit écartée de son cœur!
Et maintenant, après le secret du mari, voici le secret de la femme, non pas le moins lourd des deux.
Fortunat Cadaroux, né d'un descendant des abatteurs de croix et d'une fille superstitieuse de la Corse, offrait ce type étrange, résultat dangereux du défaut d'équilibre entre l'imagination et le jugement, dont l'analyse passionne certains maîtres d'aujourd'hui. La nature l'avait marqué d'un sceau tout féminin d'inconséquence, mais, pour cette fois, la nature s'était complu à mettre la logique en déroute au profit des bons instincts, ce qu'elle fait rarement. L'atmosphère étroite et malsaine d'un intérieur bourgeois, l'éducation dévoyée d'un collège de province, les amitiés et les plaisirs de Marseille où il avait étudié le Droit et pris son inscription d'avocat, le sang révolutionnaire qu'il avait en lui, rien n'avait pu faire de ce jeune homme ni un bellâtre oisif et corrompu, ni un incapable frotté à l'esprit de la Cannebière, ni un aspirant tribun.
Assez riche pour en prendre à son aise avec sa profession, il partageait son temps entre son cabinet de Marseille et le joli coteau de Sénac, longtemps ses seules amours. Il plaidait bien, mais son éloquence était d'une saveur un peu fine pour des palais phocéens. D'ailleurs il était trop vagabond pour avoir une clientèle, et défendait surtout les pauvres diables réduits à gagner leurs procès par charité, ce qui est généralement le moyen de les perdre.
Quand il avait fourni quatre ou cinq plaidoiries et encaissé autant de louis—ou même moins, car il y avait des rentrées difficiles—maître Fortunat venait se reposer à Sénac, chassant toute une journée avec un fusil qui n'était pas toujours chargé, pochant au clair de lune dans son canot, quitte à s'apercevoir, en regagnant la rive, qu'il avait oublié son filet.
Avec la fortune en moins, il aurait eu de la peine à ne point passer pour déclassé aux yeux des bourgeois, ses pairs. Mais surtout, sans le soin minutieux qu'il avait de sa personne, il eût été sûr d'avance d'être appelé «bohème», d'autant que plusieurs centaines de vers dont il était l'auteur engraissaient les rats d'une librairie d'Avignon.
Bien entendu, Fortunat était de la race des tristes, mais sa tristesse ne faisait du mal qu'à lui. Il était tout aussi capable qu'un autre de se tuer quelque jour, mais il n'aurait trouvé ni plaisir ni gloire, comme font de délicieux bandits, à se mettre en route pour l'autre monde escorté d'une pauvre idiote. Il était triste, non d'avoir pris Schopenhauer au sérieux, mais d'entendre une voix en lui qui répétait du matin au soir: «Tu ne seras jamais heureux! Quelque malheur pèsera sur toute ta vie!»
D'où devait venir ce malheur? C'est une chose qu'il ignora longtemps, jusqu'à une certaine matinée où Thérèse passa devant lui sans le voir, allant à la messe, accompagnée de Mrs Crowe. Dans l'espace de vingt secondes il eut le temps de se dire:
«La voilà! Elle existe donc! Salut à mon rêve, à ce qui aurait été mon bonheur! Hélas! rien qu'à voir flotter les plis de sa robe, je comprends qu'elle se nomme l'impossible. Oh! comme elle a dans les yeux la chasteté cruelle des saintes! Quelle splendeur! quelle grâce! quel sourire! quelle bonté! Et cependant comme je sens qu'elle me laisserait mourir en sa présence, plutôt que de me sauver par un signe qu'elle jugerait défendu! Oh! comme je vais l'aimer, et comme je vais souffrir! N'importe: c'est déjà quelque chose, pour qui meurt lentement, de connaître le nom de sa maladie. Si, seulement, je pouvais mourir pour elle!»
Depuis ce jour, Marseille ne le revit plus; mais il devait cacher longtemps, moins par respect peut-être que par orgueil, la mystérieuse catastrophe de sa vie. Cette vie, du moins, allait avoir un but: apercevoir la comtesse. Pourrait-il quelque jour s'approcher d'elle, lui parler? Fatalité misérable! Il se nommait Cadaroux, Cadaroux-bouscatié! Entre l'originelle réprobation de sa naissance et la haine furieuse née depuis quelques jours contre le «château», il était pris comme dans une infortune funeste, qui le marquait d'un sceau spécial d'indignité. Un seul homme, dans l'obscur village, devait renoncer à l'espoir d'un sourire de cette bouche adorable, d'un regard de ces yeux qui répandaient sur le dernier mendiant leur lumineuse bonté. Et cet homme, c'était lui! Comme il enviait les malheureux dont ces belles mains pansaient les plaies, chaque jour, dans l'hôpital que le père Cadaroux surnommait, avec un gros rire, «la boîte à joujoux de la comtesse»! Ah! s'il avait pu, au prix de la plus cruelle blessure, gagner qu'on le portât dans un de ces lits!
«Hélas! pensait-il, cette joie suprême est réservée pour les pauvres. Je pourrais mourir vingt fois, sans qu'elle l'apprît autrement que par mon glas funèbre. Mais mon père voudrait-il permettre à la cloche de l'église de sonner pour moi?…»
Le dimanche, il était sûr d'apercevoir la comtesse à l'heure des offices, à la condition de trouver des prétextes pour rôder dans la rue au moment de l'apparition bienheureuse. Durant toute la semaine il se livrait, dans ce but, à des combinaisons machiavéliques, tremblant toujours d'être dérangé par quelque incident. Le plus simple aurait été de se joindre aux fidèles qui pouvaient contempler la châtelaine dans le banc surmonté des vieilles armoiries. Mais, d'une part, Cadaroux aurait chassé le renégat de chez lui; de l'autre, si Thérèse venait à deviner l'avilissante comédie, quel mépris et quelle honte!
Alors ce malheureux maudissait la fatalité de sa naissance, les folles rancunes des siens, leurs opinions, leur demi-richesse et l'éducation qui l'avait fait lui-même incrédule. Tout s'unissait pour le rejeter loin de son rêve. Néanmoins, en dépit de tout, il se découvrait respectueusement devant madame de Sénac. Elle lui rendait son salut sans le regarder, avec la courtoisie grave que l'on accorde à un ennemi correct. Mrs Crowe, moins obligée à la réserve, le dévisageait avec curiosité.
Un matin, Reine Cadaroux surprit son frère au moment où il s'inclinait, tête nue, devant la comtesse. La bonne âme s'empressa de dénoncer à qui de droit ce qu'elle appelait un hommage de vassalité. Fortunat fut tancé d'importance par son père, en présence de la famille.
—S'il y avait des grenouilles dans le pays, dit Saturnin, je pense que tu t'offrirais à battre l'eau pour que la châtelaine pût dormir.
Le jeune homme, incapable de contrainte sur un pareil sujet, répondit d'une voix vibrante:
—Ce ne serait probablement pas la première fois qu'un Cadaroux aurait cet honneur.
La pauvre Lætitia, une fois de plus, s'interposa entre les deux hommes.
Quand on vit ce beau garçon de vingt-quatre ans, à l'air mélancolique, s'enterrer vivant à Sénac, on chercha naturellement la cause de cette retraite. Les bonnes âmes le crurent d'abord épris de quelque beauté du voisinage, pour le mauvais motif ou pour le bon. Mais, si bien que l'on surveillât ce bizarre misanthrope, il fallut reconnaître qu'il fréquentait un seul être humain dans la commune et dans les environs: à savoir, Signol, le passeur du bac du Rhône. Alors on décida qu'il devait chercher l'oubli d'une passion malheureuse, née dans la grande ville, ou fuir les ressentiments d'un mari marseillais.
Une seule personne savait à quoi s'en tenir, c'était la comtesse, et—quitte à heurter l'axiome favori des grands clercs en psychologie féminine—on aurait pu soumettre son cœur et toute sa personne à l'analyse la plus subtile, sans trouver dans les cendres du creuset autre chose que de l'ennui avec un peu d'humiliation, mais pas un grain de reconnaissance.
Voilà, diront les hommes, un orgueil insupportable et une héroïne de roman dont il importe de supprimer l'espèce. Que ces juges sévères, mais non désintéressés, veuillent bien admettre, tout d'abord, qu'une jeune fille ne saurait passer deux ans derrière la grille d'un cloître, avec la conviction que l'amour d'un prince et d'un roi est chose trop petite pour son cœur, sans en garder une opinion tout au moins fort élevée sur la dignité féminine. Mais surtout qu'ils considèrent le médiocre danger d'une fierté trop peu répandue, trop peu en voie de se répandre, pour que les séducteurs aient motif de s'en inquiéter comme d'un symptôme de grève. Que si l'on déplore le destin rigoureux de Fortunat Cadaroux, s'éprenant de la seule femme que la gloire d'une pareille conversion devait laisser insensible, c'est une question différente, et le malheureux mérite, en effet, d'être plaint. Mais qui pourrait affirmer qu'il se trouvait à plaindre?
Timide jusqu'à la frayeur, au début, l'audace de son adoration muette était son seul crime. Des semaines s'écoulaient sans que Thérèse l'aperçût, bien que, parfois, quand elle sortait à cheval avec son mari, elle devinât derrière certains buissons une forme suspecte. Parmi les châtelaines du voisinage, dont quelques-unes considéraient le pauvre Fortunat comme un futur Robespierre, on se demandait pourquoi le jeune avocat continuait à menacer la région par sa présence, au lieu de retourner à ses clubs jacobins de la Cannebière, où, sans doute, il aiguisait le couperet de la guillotine.
Quand on parlait ainsi devant elle, la comtesse ne pouvait s'empêcher de rougir, secrètement irritée contre cet homme qui la mettait dans le cas d'être confuse, elle, Thérèse de Sénac! Deux ou trois incidents d'une signification plus précise lui causèrent un ennui plus sérieux. Il arriva qu'étant sortie seule, à pied, un certain jour, chose tout à fait contraire à ses habitudes, elle s'agenouilla deux minutes pour dire une prière devant un oratoire, construit sous un vieux chêne, à un endroit désert du chemin. Comme elle avait déjà repris sa route, l'idée lui vint de je ne sais quel pieux embellissement qu'elle voulait faire à la chapelle, ce qui fut cause qu'elle revint sur ses pas. Juste à ce moment, un homme se prosternait, baisait la pierre qu'elle venait de toucher de ses genoux, et s'enfuyait, croyant n'avoir pas été vu. Elle s'enfuit de son côté, plus vite encore, et, pour sa punition du rôle qu'il avait joué, bien malgré lui, le saint n'eut jamais sa guirlande neuve.
Une antre fois, elle oublia son gant près d'une fontaine où elle s'était arrêtée pour boire dans sa main. A deux cents pas, s'étant aperçue de son étourderie, elle pria Mrs Crowe, qui l'accompagnait dans sa promenade, de rebrousser chemin jusqu'à la source; mais Kathleen ne trouva rien. A force de se creuser le cerveau, la naïve Irlandaise découvrit l'explication de cet escamotage mystérieux.
—L'endroit est plein de pies, dit-elle; un de ces oiseaux voleurs aura porté votre gant dans son nid.
—Probablement, fit la belle promeneuse, devenue cramoisie.
Le 15 octobre, au point du jour, le concierge du château trouva un bouquet aux allures modestes attaché en dehors de la grille. Toute la maison se préparait à célébrer la sainte Thérèse qui tombe à cette date; l'intention du présent n'était pas douteuse. Les fleurs anonymes furent portées à madame de Sénac aussitôt après son réveil.
—Gageons, dit Albert, que c'est l'hommage de quelque pauvre diable que vous avez soigné et guéri dans votre hospice.
Elle ne voulut même pas toucher le bouquet: non qu'elle se sentît menacée, car, pour cette citadelle d'honneur et d'amour, aucun assaut n'était à craindre. Mais elle venait de ressentir l'insulte du premier projectile ennemi tombant au pied des remparts. Elle frissonna, sous la révolte de son orgueil blessé.
—Vous avez froid, ma chère, fit observer Sénac.
—Je veux bien du feu, répondit-elle sans autre explication.
Dès qu'elle fut seule, un pétillement se fit entendre au milieu de la flamme qui dévorait les fleurs indiscrètes. Pauvre Fortunat!
Quelques jours plus tard, après déjeuner, le comte, qui venait de déplier un petit journal du pays, poussa une exclamation de surprise mêlée d'ironie.
—Peste! Notre voisin l'avocat se lance dans la poésie! Un sonnet, ni plus ni moins! Voyons les vers de Cadaroux junior.
Sans attendre l'assentiment de sa femme, il déclama les stances, d'abord avec une exagération malicieuse. Mais, à mesure qu'il lisait tout haut, malgré lui sa voix devenait vibrante. Insensiblement l'émotion qui avait inspiré le poète gagnait Albert:
Une humble violette avait fait, une fois,
Le rêve de mourir sur le sein d'une reine
Qui venait alentour, belle, calme et hautaine,
Égarer son ennui dans le sombre des bois.
Pour arrêter ses yeux et pour tenter ses doigts,
Elle exhalait un frais soupir de douce peine,
Une discrète odeur d'amour… Mais l'inhumaine
Trouva la violette indigna de son choix!
Sans même ensevelir, par charité secrète,
Au linceul d'un regret l'âme de la pauvrette,
La Dame de beauté la foula sous ses pas,
Tandis que d'un parfum de tendresse mourante,
La fleur enveloppait la belle indifférente
Qui passa, dédaigneuse, et ne le sentit pas!…
—Ma foi! l'auteur a beau s'appeler Cadaroux, dit Albert quand il eut achevé la lecture. Ses vers valent mieux que la source d'où ils sortent.
—Ce jeune homme a dû souffrir quelque grande peine de cœur, soupira la sentimentale et compatissante Kathleen.
—Ma chère Mrs Crowe, reprit Thérèse avec une sorte de dureté, vous n'avez donc pas lu Gœthe? N'en déplaise à votre jeune monsieur, son seul mérite est celui d'un traducteur. Quant à moi, cette violette larmoyante m'a toujours exaspérée. Fallait-il pas que la reine s'enfermât dans sa chambre pour ne point risquer de mettre le pied sur une fleur?
—Non, répliqua l'Irlandaise en ouvrant ses grands yeux toujours jeunes malgré les ans. Mais si, du moins, la reine avait dit: «Pauvre violette!»
—Ma chère amie, conclut Albert en se tournant vers sa femme, vous devenez d'un positif à faire frémir. Voulez-vous savoir ce que vous auriez fait à la place de la demoiselle de Gœthe? Vous auriez cueilli la violette… pour en faire de l'infusion à vos malades.
La comtesse ne répondit rien à cette plaisanterie, mais elle tourna sur son mari des yeux où se lisait un reproche.
Un jour, Thérèse descendit les allées de son parc, ouvrit la porte qui conduisait au Rhône, et se dirigea vers la maison du passeur. Elle était seule, ayant besoin de parler au vieillard en confidence. Il s'agissait d'obtenir qu'il fît ses Pâques, dont le temps approchait. Depuis trente ans, les curés qui se succédaient dans la paroisse avaient échoué dans cette difficile entreprise. Mais la comtesse avait des moyens de conversion qui n'étaient pas à la portée de tout le monde. Après avoir inutilement employé les menaces de l'enfer et les espérances du paradis, elle avait essayé de promesses moins éloignées et plus terrestres, mais en vain.
—Madame la comtesse, disait Signol, je n'ai besoin de rien et je suis parfaitement heureux, sauf quand une crue subite fait monter le Rhône. Mais, à cela, vous ne connaissez point de remède, ni les curés non plus.
Néanmoins, ce philosophe avait une faiblesse: la passion des portraits. Les murs de son réduit étaient tapissés d'illustrations militaires, politiques ou religieuses; le genre n'y faisait rien. Tenté par cette occasion unique d'enrichir sa collection d'une pièce rare, le bonhomme s'avisa de demander le portrait de Thérèse, contre la promesse d'un retour à Dieu sincère et édifiant. La comtesse l'avait pris au mot, et, ce jour-là, elle apportait sa photographie. L'engagement ratifié, elle se levait pour partir, d'autant que le passeur, hélé par un client, venait de sauter dans sa barque.
En ce moment elle s'aperçut que Fortunat, caché derrière un berceau de vigne, avait assisté à l'entretien. Sans rien témoigner de son ennui, elle se hâtait de franchir les deux ou trois cents pas qui la séparaient de la petite porte, mais le jeune homme n'eut pas de peine à la rejoindre. Tête nue, fou de passion, pâle d'angoisse, car il comprenait vaguement l'énormité qu'il allait commettre, essayant pour l'atténuer de donner à ses paroles l'aisance légère d'un madrigal décoché à une jolie femme qui passe, il balbutia:
—Pour le même prix, madame, si vous voulez, je ferai ce que va faire le vieux Signol.
Thérèse s'arrêta; ses sourcils se froncèrent; ses joues se couvrirent d'une rougeur ardente; ses yeux où resplendissaient l'honneur et la noblesse enveloppèrent durant une seconde l'audacieux, qui tremblait ainsi que les feuilles déjà naissantes des saules.
—Monsieur, dit-elle, je vous félicite. En une seule phrase vous venez d'insulter Dieu et une femme.
Sans attendre la réponse, elle reprenait sa route. Derrière elle, une exclamation étouffée de désespoir se fit entendre et l'obligea de se retourner. Fortunat, debout au milieu du chemin, les doigts crispés dans ses cheveux, semblait en proie au trouble le plus effrayant. Tout à coup, relevant la tête, il aperçut la comtesse arrêtée, interdite, à quelques pas. Sans avancer davantage, il dit:
—Madame, je vous prie de vouloir bien accorder votre pardon à un pauvre insensé, à moins qu'il ne vous plaise d'assister à ma mort.
Il considérait avec les yeux d'un fou le Rhône grondant à quelques toises. La comtesse, horriblement effrayée, n'osait parler et craignait de causer une catastrophe en se taisant, car ce visage, exalté par une passion désespérée, ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu.
—Madame, continua-t-il d'une voix éteinte, vous ne me comprenez pas. Hélas! je ne me comprends pas moi-même. Qu'ai-je dit? Je n'en sais plus rien. Mes paroles vous ont offensée? Oubliez-les, madame, car j'avais dépensé toute ma force et toute ma raison à contenir un autre mot que j'avais sur les lèvres. Celui-là, vous ne me l'auriez jamais pardonné, je le vois bien maintenant.
—Je vous pardonne, monsieur, dit gravement Thérèse. Mais, de grâce, épargnez-moi.
Fortunat joignit les mains et les approcha de ses lèvres qui s'agitaient sans proférer un son, tandis que ses yeux dévoraient la comtesse toujours immobile. Tout à coup il s'enfuit en courant, sans se retourner.
Alors elle reprit sa marche d'un pas précipité, et ce fut seulement après que la porte du parc se fut refermée qu'elle respira librement. Elle eut quelque peine à remonter la pente rapide, tant la frayeur avait paralysé ses forces; mais elle n'avait rien perdu de la lucidité de son esprit. Prévenir son mari? C'était amener probablement des complications terribles.
—Non, songea-t-elle. Puisque lui-même me pousse à partir, le plus simple est de céder. Quelques mois d'absence arrangeront tout et me délivreront de ce fléau vivant. Le malheureux! il ne croit à rien!
Tel fut le secret motif qui fixa définitivement le départ du jeune couple. Peu de jours après, ils quittèrent le château, amèrement désolés l'un et l'autre de voir finir une heureuse époque de leur vie. Mrs Crowe les accompagnait, indifférente à tout, du moment qu'elle ne quittait pas Thérèse.
Assis, le menton dans sa main, sur un rocher qui domine le fleuve à la crête d'un plateau inculte, Fortunat regardait de loin la petite barque qui traversait le Rhône. Que n'eût-il point donné pour être à la place du vieux passeur! Madame de Sénac, pour entrer dans le bateau, s'était appuyée sur son épaule!
Le lendemain de son arrivée à Paris, Thérèse alla prier sur la tombe de son frère, puis elle se rendit au couvent des Bernardines dont madame de Chavornay, sa tante, était supérieure.
Tandis qu'elle attendait la vénérable religieuse dans son parloir privé, la comtesse de Sénac rêvait, les yeux fixés sur le fronton de la chapelle qui se dressait en face, à l'extrémité de la cour. Elle comparait la voie qu'elle avait choisie à celle qui lui avait paru longtemps la seule faite pour ses pas. Elle se souvenait de la crise décisive de son existence. Elle se revoyait dans cette même pièce, quinze mois plus tôt, perdue dans un monde de sentiments opposés qui lui donnaient le vertige, tandis que les mains tremblantes de Mrs Crowe se promenaient sur elle, piquant des épingles, rectifiant des plis dans le satin de la robe blanche qu'elle devait porter le lendemain, pour prononcer l'adieu au monde—et à Sénac.
Elle avait souffert alors autant qu'une créature humaine peut souffrir, mais elle n'avait point perdu courage. Ayant accepté, demandé le sacrifice, pouvait-elle s'étonner de l'âpre morsure du glaive divin? N'était-il point nécessaire que tout le sang de son cœur se répandît sur l'autel par la sainte blessure, bientôt cicatrisée?
Car, dans son exaltation mystique, elle comptait sur une guérison soudaine, miraculeuse, qui, contrairement aux guérisons humaines, la rendrait sourde à toutes les voix, aveugle à toutes les visions, sauf à celles d'en haut. Et voilà que le prodige, en effet, avait éclaté, mais en sens inverse. Une lumière lui avait montré ce cœur d'homme tout plein d'elle, exempt de reproche, très grand. Et, devant cette révélation tardive, elle était tombée sans connaissance, persuadée qu'elle allait mourir.
Elle n'était pas morte. Elle était à cette même place, l'ancienne novice, vivante, sûre d'avoir suivi son véritable chemin, aimée, heureuse… Pour la première fois depuis son mariage, Thérèse se fit à elle-même cette question:
—Est-ce que je suis heureuse?
La réponse vint aussitôt, peut-être un peu longue: trois lettres auraient suffi.
—Comment ne serais-je pas heureuse? Que me manque-t-il? J'ai la grâce de Dieu, l'amour inaltéré de mon mari, la fortune qui me permet de faire du bien, la santé… Certes, quand ma tante me demandera si je suis heureuse, il me sera facile de la satisfaire.
Là-dessus, madame de Chavornay fit son entrée. Elle prit sa nièce par les deux mains, la tourna vers la fenêtre, l'examina de ses grands yeux, l'embrassa au front et lui dit:
—Ma chère enfant, je suis ravie de vous voir. Je ne vous attendais pas si tôt.
Il n'y avait dans la phrase ni interrogation ni reproche. Pourtant la jeune femme rougit, car elle-même comptait bien, avant les troubles récents de sa vie, oublier Paris longtemps encore. Elle fut sur le point de dire quel ennui fâcheux rendait inhabitable, pour un moment, sa chère solitude; mais un tendre scrupule ferma sa bouche. Puisqu'elle était obligée d'avoir un secret pour son mari, du moins nul être humain ne l'entendrait, pas même sa tante.
—J'aurais voulu, dit-elle, passer la vie entière comme nous étions. Mais Albert prétend que toute situation a ses devoirs parmi lesquels on ne peut choisir ceux qui plaisent, pour en écarter d'autres moins doux.
—Ma chère enfant, rien n'est plus vrai. Nous ne devons pas, si vous avez bonne mémoire, mettre la lumière sous le boisseau. Jusqu'ici, vous avez instruit des marmots qui ne demandaient qu'à apprendre, et médicamenté leurs papas qui ne demandaient qu'à guérir. Maintenant, vous allez faire briller le flambeau de votre honneur et de votre foi parmi des gens qui souffleront dessus. Tous les quatre ou cinq ans, je découvre une femme du monde selon le cœur de Dieu et de son mari, telle que vous voulez être, en un mot, faisant du bien aux autres (vous verrez quelles aumônes vous aurez occasion de répandre sur de plus riches que vous), préservant son bonheur, élevant bien ses enfants. Quand je rencontre ce phénomène de la grâce divine, je bénis le ciel, comme de juste… et je suis de mauvaise humeur toute la journée.
—Oh! non, ma tante!
—Mais si, ma nièce. Croyez-vous qu'il est agréable de se dire: «Depuis quarante ans, j'ai renoncé au monde et à ce qu'il a de bon,—soyez franche, il a du bon,—je me suis engoncée dans des guimpes toutes raides d'empois; j'ai obéi, ce qui est dur; commandé, ce qui l'est bien davantage, prié, médité, jeûné; je mourrai sur la paille, sans voir pleurer mes petits-enfants autour de moi. Et madame Une Telle, qui n'y a pas mis tant de façons, qui a vécu comme les autres, mais mieux que les autres, qui a été aimée, qui connaît les plus douces joies d'ici-bas, sera placée mieux que moi en paradis, car elle aura fait des choses plus difficiles! Et pendant toute l'éternité, elle me regardera de très haut, comme autrefois, à l'Opéra, je regardais de la loge de mon père les pauvres diables qui n'avaient pu se payer qu'une stalle!…» Mais voilà que je recommence mes sermons du temps jadis.
—N'oubliez pas de quelle façon vous les terminiez, dit Thérèse en s'inclinant devant sa tante.
La vénérable religieuse posa la main sur le front de sa nièce et traça du pouce une petite croix. Madame de Sénac reprit:
—Ma bonne tante, ne m'effrayez pas trop. Je sais combien ma route est plus difficile que la vôtre et, parfois, je ne puis m'empêcher d'être un peu inquiète, surtout quand je rentre ici.
—Seulement «un peu inquiète»? fit la religieuse en souriant. Alors tout va bien. Si vous saviez, ma chère petite,—sa voix devint plus grave,—le nombre des jeunes mariées que j'ai vues pleurer et se tordre les mains à cette place, en me disant: «Oh! madame, si vous pouviez me garder toujours, faire de moi, pour le reste de ma vie, l'une de ces humbles sœurs converses qui frottent les parquets et lavent les corridors!»
—Est-ce possible? soupira Thérèse. Hélas! que pouvez-vous leur répondre?
—Voilà le difficile! Je ne leur réponds rien; je les prends sous le bras; je les mène à l'église; elles pleurent; elles prient; elles s'essuient les yeux; elles s'en vont. Généralement, elles reviennent une ou deux fois; elles pleurent encore, mais elles ne prient plus. Ensuite, c'est fini; je ne les revois jamais. Le monde, à sa manière, les a consolées. Et maintenant, parlons de vous, de votre mari, de Kathleen Crowe.
Pendant une heure, la religieuse écouta les récits de la jeune femme. Quand il fallut se séparer:
—Mon enfant, dit madame de Chavornay, vous êtes une généreuse et loyale créature. Mais, pour faire sa route ici-bas, des pieds solides valent mieux que des ailes. N'abusez pas de l'idéal, car, si c'est le moyen le moins usité d'être malheureux, ce n'est pas le moins sûr. Et il faut être heureux, quoi qu'on en dise, pour donner le bonheur aux autres.
Cependant, l'arrivée du jeune ménage et son installation à l'hôtel du quai d'Orsay, fermé ou assombri depuis si longtemps, faisaient événement sur la rive gauche. Le bruit avait couru, en effet, que les Sénac s'enterraient dans leur habitation du Languedoc, pour y filer le parfait amour à perpétuité, c'est-à-dire en tablant sur le plus long, pour deux ou trois ans. Car, comme disait le baron de Javerlhac, le mot «perpétuité» n'a son emploi véritable que dans les concessions des cimetières. Il ajoutait volontiers, quand il était question d'Albert et de sa femme devant lui:
—Écoutez bien mes paroles: madame de Sénac a aujourd'hui vingt-sept ans. Nous la verrons reparaître un peu avant la trentaine, ayant de la province et de son mari par-dessus les yeux. Elle sera mère de deux marmots et sentira le besoin d'un air moins… fertile. Comme elle sera dans toute la fraîcheur de sa beauté, elle n'attirera l'attention de personne; mais, à sa première ride, on s'avisera qu'elle vaut la peine d'être regardée. A la seconde, les journaux parleront d'elle, en disant: «la belle madame de Sénac.» A la troisième, elle passera capitaine d'une compagnie dont Albert sera le porte-drapeau. Car, chez nous, les rides sont aux joues des femmes ce que les galons sont à la manche des officiers. Trouvez-vous que j'ai tort?
L'expérience du baron eut tort cette fois. Thérèse reparaissait au bout d'une année, sans aucune ride, sans le moindre marmot, si peu rassasiée, à la voir et à l'entendre, de la campagne et de son mari, qu'on avait envie de lui demander: «Mais alors, qu'êtes-vous venue faire parmi nous?»
Personne, toutefois, ne lui posa la question; elle imposait aux moins timides. Ce n'était pas qu'elle usât de son esprit afin de rabrouer les gens de ces réponses cinglantes, un peu brutales, que certaines jeunes femmes d'aujourd'hui lâchent sur vous avec une précision délicieuse, pour peu que vous leur en fournissiez l'occasion. Mais elle avait dans le regard clair de ses yeux bleus ces étonnements qui valent toutes les rebuffades du monde. Au surplus, grâce au couvent, au voyage d'Égypte et à la vieille tour des bords du Rhône, cette jeune femme n'avait pas recruté l'entourage ordinaire des amis qui disent tout et des amies à qui l'on ne cache rien, engeance également funeste au bonheur des maris. Le monde, que ce retour étonnait, en fut donc pour sa curiosité. Les Sénac, décidément, ne faisaient rien comme les autres.
A peine leurs malles vidées, ils abattirent courageusement trois cents visites, cinquante par eux-mêmes, le reste par les soins de leur coupé et de leurs chevaux. C'était fort peu pour des gens de leur position mondaine, mais ils ne comptaient pas se montrer plus prodigues de relations à Paris qu'à la campagne. En même temps, leur installation se faisait avec peu de bruit et beaucoup de rapidité, au contraire de ce qui se passe d'habitude en pareil cas; mais il faut dire que l'hôtel ne manquait ni d'un rideau ni d'un tapis. Les voitures, les chevaux, les domestiques sortirent de terre, le tout payé bon prix, mais excellent. Chaque semaine, la comtesse donnait à dîner, et, sans affectation apparente, faisait son choix dans la crème de la crème. Par contre, elle acceptait assez difficilement de dîner chez les autres. Elle eut sa quinzaine à l'Opéra, et l'on devait montrer patte blanche pour pénétrer dans sa loge, dont Sénac faisait les honneurs, sans avoir l'air de se douter du ridicule de son assiduité conjugale. D'ailleurs on les voyait toujours ensemble—quand on les voyait. Bien souvent Thérèse ne pouvait s'empêcher de rougir à cette question:
—Ma chère, que faites-vous ce soir?
L'heureux Albert, plus ferré que sa femme sur l'art de mentir, inventait un alibi sans broncher, et leur petit salon réservé du premier étage cachait ce soir-là deux amoureux derrière ses rideaux bien tirés, pendant que le monde croyait le couple occupé à dîner en ville ou à courir les théâtres!
Sénac passa bientôt pour le type du jaloux, sous prétexte qu'il proscrivait impitoyablement les ventes de charité, les courses, les promenades aux foires et autres cohues où le public le plus profane peut vérifier, soit par les yeux soit autrement, si telle duchesse a le chagrin d'être maigre ou le bonheur d'être potelée.
Quelques jeunes femmes commencèrent à plaisanter Thérèse à propos de son Othello de mari, bien qu'elle inspirât à la plupart de ses amies—dans le sens mondain du mot—une sorte de réserve qui ressemblait à de l'intimidation. La vérité est qu'elle-même ne savait guère de quoi causer quand elle se trouvait en contact avec ces personnes, à coup sûr honnêtes, distinguées, parfois même pieuses, mais qui n'attachaient pas tout à fait le même sens aux mots distinction, honnêteté et piété. Ce fut bien autre chose quand madame de Sénac connut mieux les histoires de certaines de ces dames, non par Albert qui ne croyait pas qu'il fût de son intérêt de scandaliser sa femme, mais par ses relations féminines, qui se mitraillaient réciproquement, avec cette absence d'esprit de corps sans laquelle ce sexe aurait, depuis longtemps, réduit le nôtre en complète servitude. Les femmes âgées ne furent pas longues à lui désigner celles de ses contemporaines qui vivaient dans le péché. Les jeunes ripostèrent en lui faisant un cours d'histoire ancienne qui n'était pas de l'histoire sainte. Après quelques décharges bien nourries de ce feu croisé, il resta beaucoup de réputations sur le champ de bataille, et la pauvre Thérèse se sentit frémir en voyant qu'elle allait passer sa vie au milieu des morts et des blessés, elle qui croyait vivre toujours dans une oasis privilégiée de paix et d'innocence.
Bientôt un groupement nouveau se dessina. Les femmes âgées entourèrent madame de Sénac, qu'elles voyaient en état de suspicion à l'égard des jeunes; celles-ci donnèrent leur sympathie au comte, jugeant que Thérèse devait être ennuyeuse, du moment qu'elle n'était pas amusante à leur façon. Bientôt l'on sut que la comtesse de Castelbouc, née la Hort-Dieu, ce dont elle était assez fière, avait pris Thérèse sous sa protection spéciale. C'était une personne déjà mûre, considérée comme une des autorités du Faubourg, invariablement citée en réponse aux bourgeoises à prétentions académiques, lorsque ces dames plaignaient la haute aristocratie d'ignorer le véritable esprit. Madame de Castelbouc en avait à revendre; ses «mots» étaient terribles parce qu'ils étaient déconcertants de vérité; quelques-uns resteront célèbres. Parfois ses intimes, avec la précaution qu'on met à caresser un chat, lui faisaient entendre que d'aucuns la trouvaient un peu méchante.
—Plaignez-vous! répondait-elle. Je me sers des indifférents pour amuser mes amis!
C'eût été fort bien—pour les amis—si cette redoutable personne n'eût imité certains catholiques de la Saint-Barthélémy, dont les arquebusades se trompèrent d'adresse, ainsi qu'on sait. Elle avait été l'une des plus acharnées à blâmer le mariage de Thérèse au début. Mais on l'eût fait tomber de son haut en lui rappelant ses erreurs passées. Elle avait ce don précieux, que possèdent certaines femmes méchantes, de se faire pardonner ses coups de griffe à force de les oublier. Ses haines étaient ardentes et lui inspiraient ses mots les plus meurtriers. Aussi le baron de Javerlhac lui avait répondu, un jour qu'elle parlait de «ses ennemis» en sa présence:
—Vos ennemis! chère madame, je suis sûr que vous n'en avez plus. Vous devez être comme le maréchal Narvaëz qui cherchait en vain les siens à l'article de la mort, pour leur pardonner. Jamais il ne put en trouver un seul. Ils étaient tous fusillés depuis beau temps!
Par une raison analogue, c'était une amie désirable. Quand elle était dans un salon, ses protégés pouvaient aller prendre l'air sans craindre que l'on touchât à leurs personnes. Prévenante, émue, raffinée en affection à ses heures, elle avait tout à coup dans les yeux des éclairs de tendresse qui surprenaient sur un visage un peu mâle. Thérèse prit bientôt du goût pour cette femme supérieure, sans s'apercevoir que madame de Castelbouc avait le tort de l'encourager dans son exclusivisme déjà trop grand à l'égard du monde. Mais malgré tout, un seul être conservait sur elle une complète influence: son mari.
Ce dernier, de son côté, avait sa favorite—en tout bien tout honneur—et cette favorite était une parente. À dire le vrai, la parenté s'était un peu relâchée, car, depuis dix ans, le marquis de Boisboucher, mari de la dame en question et cousin de Sénac, avait pris le large après une période assez courte de communauté, sinon de félicité conjugale. Sur la cause véritable de cette rupture consacrée par les tribunaux, sans débat, comme il convient entre gens bien élevés, les opinions variaient selon qu'on entendait les hommes ou les femmes. Les premiers affirmaient que l'insensible Herma était cause de l'accident, par une froideur d'autant plus exaspérante qu'elle répondait à une passion digne d'un accueil plus doux. Mais, dans le camp opposé, on racontait, sous les plumes des éventails, qu'Armand de Boisboucher n'était rien moins qu'un monstre, échappé sans doute des forêts mythologiques, du temps où les satyres et les faunes étaient sur pied jour et nuit.
Quel que fût le crime ou le malheur du marquis, victime ou bourreau de sa femme, il n'était plus là pour se défendre, car depuis longtemps il ne quittait pas son château du Périgord, où il menait une existence de braconnier tempérée par l'ivresse. Fallait-il voir dans ce suicide moral le développement des instincts d'une brute, ou le désespoir d'un malheureux inconsolable de n'avoir pu réaliser le rêve de son amour? C'était affaire entre madame de Boisboucher et sa conscience. Quant au monde, il avait condamné, d'après sa coutume, celui des deux accusés qui ne se présentait pas, d'autant que la marquise était fort intelligente, très habile à ne pas se compromettre, tantôt sage, tantôt folle, tantôt charmeuse, tantôt touchante, grande dame le soir, artiste le matin, bonne amie quelquefois, impertinente et mal élevée à ses heures, jamais effleurée d'une ombre de passion, toujours coquette à faire trembler… mais il eût été plus court de la peindre d'un mot, en disant qu'elle était Polonaise.
Elle vivait avec sa mère, qui ne la quittait pas d'une semelle et portait de son côté un nom français, par suite de son second mariage. Un brave homme qui s'appelait M. de La Clamouse, tout simplement, avait su faire flamber d'une flamme un peu tardive les quarante ans de la princesse,—car elle avait été princesse, s'il vous plaît, avec un nom célèbre en Pologne mais impossible à prononcer en France. Il est juste d'ajouter que La Clamouse était mort peu après, enseveli dans son triomphe, réparant par un héritage très sérieux le tort qu'il avait fait à sa femme en la privant de son titre. On continuait d'ailleurs à l'appeler princesse un peu partout, sauf dans le pur Faubourg qui avait pris cette bonne femme à tic, et trouvait que c'était déjà bien assez de voir sa fille marquise. Ces deux isolées vivaient un peu à l'écart, près du bois de Boulogne, dans un hôtel assez petit, entre cour et jardin, où elles prétendaient ne recevoir personne, se disant plus pauvres qu'elles n'étaient. Toute autre que madame de Boisboucher, dans sa situation et avec ses défauts, se serait mis à dos la bonne société qui n'aime pas beaucoup plus les étrangères que les séparées. Cependant on lui passait tout, même son étiquette de fausse veuve, qu'elle drapait d'ailleurs le plus souvent dans des robes noires montant jusqu'au cou, et laissant paraître seulement un visage mat, indéchiffrable, bien qu'il fût rehaussé par des yeux superbes. Mais certains yeux éblouissent plus qu'ils n'éclairent; ceux-là étaient du nombre.
Malgré ses libertés et franchises d'enfant gâtée, Herma n'était pas toujours également bien placée dans la faveur des douairières; pour tout dire, elle était même parfois en disgrâce complète, et je ne jurerais point qu'elle ne fît un peu exprès d'y tomber, pour rendre sa vie moins monotone. L'un de ses grands crimes était de devenir tout à coup invisible, elle et «la princesse» sa mère. En vain l'on essayait successivement toutes les heures de la journée; ces dames étaient invariablement sorties, si bien sorties que leur coupé les attendait tout attelé devant leur porte, pour les conduire Dieu sait où. Et ces disparitions duraient ainsi pendant des semaines.
Alors on cherchait une aventure mystérieuse, tragique ou simplement compromettante; mais on ne trouvait pas autre chose que des cancans, éternelles variations sur ce thème: Herma voit trop d'artistes! Quelquefois on la donnait comme absolument folle d'un ténor qui, déjà fort occupé, la laissait se consumer tout à son aise. Ou bien, les rôles renversés, la capricieuse marquise avait tourné la tête d'un grand peintre, qui en perdait le boire, le manger et le sommeil. Généralement, à la suite de cette rumeur, un nouveau portrait, signé d'un nom illustre, augmentait le nombre de ceux qui montraient déjà, sur tous les panneaux du salon, l'éclair de sa tignasse fauve ou la ligne incomparable de sa nuque. Il était à remarquer, d'ailleurs, que ces chefs-d'œuvre ne se ressemblaient pas entre eux, et que pas un ne ressemblait au modèle, tant ce modèle était «merveilleusement ondoyant et divers». Le même désagrément arrivait aux bustes d'Herma. Car tout était bon à cette mangeuse de cœurs d'artistes: peintres, pastellistes, sculpteurs, musiciens. Quand elle n'avait rien de mieux, elle grignotait quelque malheureux félibre tombé du ciel de la Provence. Par-ci par là, elle daignait tourner la tête d'un homme du monde, mais rarement. Elle avait peu de goût pour les victimes engraissées dans les prairies correctes mais sans saveur du noble Faubourg. C'était un grief de plus, car tout devenait un grief contre elle, même cette insensibilité orgueilleuse,—d'aucunes disaient: suspecte,—qui l'empêchait de guérir les blessures faites par ses yeux.
Quand on avait bien boudé ces deux créatures «à l'esprit détraqué, aux nerfs perdus par la morphine», quand on s'était bien juré de les laisser indéfiniment barboter dans leur «bohème,» quand on leur avait bien dit leurs vérités, sans qu'elles pussent les entendre, fort heureusement, il survenait une occasion où l'on avait besoin d'Herma, qui, sans parler de son charme et de son esprit, jouait le Chopin comme personne, et surtout le jouait pour rien. Tantôt il fallait à tout prix rompre la glace d'une soirée d'entrevue. Tantôt il fallait flatter les préférences avérées d'une Altesse de passage à Paris. Ou bien il fallait corser les attractions d'un concert de charité. On voyait alors Herma reparaître dans toute sa gloire, avec sa mère et son mélancolique sourire de blasée avant la lettre, également inséparables de sa personne. Tous les salons des douairières, y compris les douairières elles-mêmes, retombaient à ses pieds, et sa faveur était plus grande que jamais, jusqu'à ce qu'elle commît une nouvelle frasque. Mais qu'on la mît en pénitence ou sur un piédestal, elle ne semblait pas s'en apercevoir, et cette suprême impertinence était son crime le plus impardonné.
Comme pour répondre à l'accusation souvent portée contre elle de chercher toujours ses nouveaux amis hors du monde, la marquise de Boisboucher sembla ravie de retrouver Sénac et ne parut ni trop fâchée ni particulièrement contente de le retrouver pourvu d'une femme. Elle avait une manière très douce, presque petite fille de l'appeler «mon cousin» (bien qu'il ne le fût plus guère) qui la montrait sous un jour nouveau. Elle demandait volontiers ses avis, et, chose plus extraordinaire, les suivait quelquefois, bien qu'elle se moquât sans beaucoup de gêne de l'opinion de cousines plus âgées et surtout plus proches. L'hôtel Quilliane—comme on continuait à le nommer—la voyait souvent, même sans sa mère, exception des plus rares. Là elle se mettait à l'aise, devenait simple, sensée, grande dame, plus charmante que jamais, aussi peu coquette qu'une Polonaise peut l'être. Elle entretenait rarement Albert cinq minutes hors de la présence de sa femme et, pour lui rendre justice, elle ne donnait pas même lieu de supposer qu'elle éprouvât le moindre ennui de la présence de Thérèse. Elle avait plutôt l'air de l'ignorer, un peu trop même, au gré de celle-ci. Elle entrait chez eux comme dans un moulin, que la porte fût fermée ou non. Elle disait, en manière d'excuse:
—Me voici encore. Je vous agace peut-être, mais un ménage comme le vôtre est une bénédiction pour une femme comme moi. Songez, mon cousin, que vous êtes le seul homme de Paris auquel je puisse parler dix minutes sans qu'on crie que je vais lui tourner la tête.
—Oui-da! répondait Albert en riant. Suis-je donc déjà si vieux? Ou bien la nature m'a-t-elle fait aveugle de naissance?
—Non, Dieu merci! Votre infirmité, et vous en êtes fier, tout le monde peut le voir, consiste à être le plus amoureux des époux. Tous les traits du carquois glisseraient sur votre cœur comme sur le blindage d'un navire. Ah! mon cousin, restez toujours tel que vous voilà. C'est si commode! De mon côté, je vous en préviens, je crie sur les toits que je ne sors pas de chez vous. Cela répond à toutes les accusations. Les Sénac sont de bonne famille, il me semble! On ne dira pas que je déroge en leur compagnie. Et, quand on me reprochera d'être de glace, il me sera permis de répondre: «Vous voyez que non, puisque je ne fonds pas dans cette étuve!»
—Oh! ma cousine. Étuve n'est guère poétique.
—C'est encore un bon point que vous me donnez là. On prétend que tout mon mal vient d'avoir voulu répondre en vers à qui me parlait en prose.
Thérèse, penchée de côté dans son fauteuil, la considérait curieusement, avec de singulières contractions dans les sourcils. Herma lui dit un jour, à propos du même sujet:
—Allez! ma jeune cousine, vous êtes dans le vrai. Il n'y a tel que la prose, l'éternelle prose, toute simple et toute bête, que je lis dans ces yeux bleus. Je vois même des notes fort intéressantes sur les marges.
Thérèse devint écarlate et ne répondit rien; Albert non plus. Madame de Boisboucher se leva, prit congé et gagna l'antichambre, accompagnée par le maître de la maison.
—Cousin, fit-elle, tous mes compliments. Votre femme embellit d'heure en heure. Si elle continue, ce sera l'une des beautés de son temps et, ma foi! vous m'avez l'air de l'avoir joliment bien… décloîtrée. Dire qu'à moi, qui n'ai jamais eu la moindre envie d'être religieuse, on a fait regretter le verrou d'une cellule!
Elle partit là-dessus, montrant son poing mignon à un être invisible qui était sans doute certain marquis de sa connaissance.
Albert sortit bientôt après pour se rendre chez son avocat. Thérèse demeura seule et se mit à broyer du noir, ce qui n'arrivait guère et ne serait pas arrivé ce jour-là, sans le maudit procès qui lui en donnait le loisir. Elle fit un retour sur elle-même, s'examina, se compara non sans une sorte de honte à ce qu'elle était trois mois plus tôt, et s'étonna d'être, en effet, si complètement «décloîtrée».
Ce n'était pas qu'elle se fût promis de ne point aimer son mari, ou même qu'elle ne se fût point promis de l'aimer de tout son cœur. Mais, depuis qu'elle avait quitté la paix quasi mystique de la province pour le tourbillon de Paris, depuis sa première visite à sa tante, notamment, elle ne se reconnaissait plus. Les ailes, les fameuses ailes qui donnaient de l'inquiétude à la prudente religieuse, vainement, aujourd'hui, elle les cherchait encore à ses épaules. Vainement elle voulait s'envoler de nouveau dans l'idéal, emportant là-haut, ainsi qu'il le disait, l'homme devenu la moitié de son être. C'était lui, à cette heure, qui la retenait enchaînée dans ses bras, plus près de la terre, plus loin des espaces. C'était lui qui la faisait tressaillir au seul bruit de son pas, qui la troublait délicieusement lorsque, dans le monde, il l'enveloppait d'un rapide regard de tendresse. C'était lui… Oh! d'où venait ce pouvoir nouveau qu'il avait sur elle? Quel astre inconnu s'était levé, marquant le retour de ces heures ardentes qui lui faisaient perdre le souvenir du passé? Qu'elles paraissaient loin, les heures mystiques du vieux château, où c'étaient leurs deux âmes qui se fondaient en une seule! Et cette transformation,—elle rougit de nouveau en songeant aux remarques impertinentes de la marquise,—des yeux étrangers pouvaient la voir!
Elle eut, pour cacher son visage, un mouvement instinctif. Une fois encore elle connaissait les scrupules qui hantent perpétuellement les cœurs trop parfaits. Des sommets purs et neigeux d'où l'œil entrevoit l'infini, la main d'un homme avait su la faire descendre; mais, dans la chaude vallée où s'épanouissait leur tendresse, quelle moisson de fleurs éclatantes et parfumées!
—Albert! mon adoré! soupira-t-elle. Si je te donnais mon amour autrefois, qu'est-ce donc que je te donne aujourd'hui?
—Tu lui donnes la passion! répondit une voix mystérieuse, légère comme un souffle.
Cette voix ressemblait tellement à celle d'Herma que Thérèse tressaillit et regarda autour d'elle. Mais aucun être humain n'était là. Elle pouvait rêver, rougir, soupirer sans crainte. Vaguement, elle comprenait la vérité. Où était la paix des vieux murs de Sénac? L'éblouissement parisien, avec son atmosphère spécialement faite pour étourdir et exciter, l'avait remplacée. L'amour était le même; le cadre de l'amour avait changé. Autrefois, ils s'arrachaient, pour l'intimité conjugale, aux douceurs argentées d'une nuit pure, chantée par le rossignol. A cette heure, ils retrouvaient le tiède sanctuaire au sortir d'une salle inondée de flots lumineux, encombrée d'élégance et de beauté, saturée d'une harmonie dont le trouble des sens est le but suprême. Deux cœurs jeunes, intacts, parfaits, peuvent-ils vibrer de même à la brise de la forêt ensommeillée ou sous la chaude haleine d'un volcan?…
Ainsi, la nouvelle Psyché, soudainement éclairée par une amie moins naïve, découvrait un monstre,—adorable, adoré!—à la place qu'elle croyait occupée par quelque jeune habitant des cieux aux ailes frémissantes. Longtemps elle songea, toute seule dans son boudoir, s'interrogeant, s'examinant selon la vieille habitude un peu perdue, craignant de se trouver amoindrie parce qu'elle se trouvait autre, et se disant tout bas, avec un soupir qui faisait palpiter sa poitrine, gonflée depuis quelque temps par une sève plus terrestre:
—Qui me dira pourquoi je souffre d'être si heureuse, et pourquoi je suis si heureuse de souffrir?
Pour cette fois, la Révérende Mère de Chavornay, malgré toute son expérience, ne pouvait être utile à sa nièce.
Pendant ce temps-là, Sénac faisait, dans le cabinet de maître Guidon du Bouquet, membre du conseil de l'ordre des avocats de Paris, une découverte d'un genre tout différent et dans laquelle il était moins facile d'apercevoir un côté agréable.
—Monsieur le comte, lui disait l'éminent juriste, j'ai le devoir de vous dire que votre affaire n'est pas si simple que vous croyez. Nous allons, si vous voulez bien, résumer la situation qui ne vous est pas très connue, j'en ai peur. Il y a cinq ans, plusieurs fabricants de chaux, voisins de votre habitation de l'Ardèche, eurent l'idée de syndiquer leurs établissements en une seule société. Ils préparèrent des statuts, émirent des actions, et choisirent des administrateurs-fondateurs, parmi lesquels vous aviez naturellement une place. On ne vous demandait pas d'argent, mais seulement le droit de fouiller dans vos terrains. Là-dessus, vous êtes parti pour les Indes…
—Voyons, interrompit Sénac, nous n'allons pas revenir là-dessus. Je la connais très bien, au contraire, la situation. Les Ciments coopératifs mangèrent leur capital en deux ans; après quoi ils firent juger que j'avais causé tout le mal par mon absence, d'où une somme de cent mille francs que je dus leur payer. Entre nous, c'était une basse flatterie, car, même en donnant mes jours et mes nuits à la chaux, je n'aurais pas été capable de procurer un bénéfice de cent sous à mes actionnaires. Enfin, j'ai payé et je ne vous en veux pas, mais…
—Monsieur le comte, protesta Guidon, vous auriez tort de m'en vouloir, car vous avez fait contre vous-même la plus magnifique des plaidoiries. J'entends encore votre adversaire:
«Messieurs de la Cour, celui que mes infortunés clients cherchaient vainement à son poste, à l'heure du travail et du devoir, je le cherche en face de moi et ne le trouve pas davantage, quand il s'agit pour lui de vous expliquer sa conduite!…»
Guidon du Bouquet déclama la tirade avec une exagération si drôle de gestes et d'attitudes, qu'Albert ne put s'empêcher de rire. L'avocat, reprenant son ton naturel, poursuivit:
—Vous prenez la chose en grand seigneur, mais faites attention que le procès civil d'alors est un jeu d'enfant auprès de l'action correctionnelle d'aujourd'hui. La loi nourrit envers les fondateurs de sociétés une défiance trop souvent justifiée, car ils n'ont pas tous votre… honorable candeur. Elle impose des obligations rigoureuses au moment de la fondation et, pour peu qu'on ait omis une pauvre petite formalité, pour peu qu'il manque un louis, par exemple, au versement du quart obligatoire, la Société est nulle dès son origine. Votre ami Cadaroux affirme que c'est le cas, autrement dit que les Ciments coopératifs n'ont jamais existé régulièrement. Or: quod vitiatur, ab initio…
—Parbleu! s'écria Sénac, en voici d'une bonne! La société n'aurait jamais eu d'existence! Elle existait bien, cependant, quand il s'est agi d'encaisser mes cent mille francs.
—Ce sont là des subtilités juridiques dont les profanes seuls sont embarrassés. Il n'en est pas moins vrai que, si votre société est nulle, vos actionnaires ont droit à retirer leur argent. L'argent étant parti, nouveau procès, au civil, celui-là, et gagné d'avance. Les fondateurs sont condamnés à rembourser le capital: trois millions, dont vous auriez à faire au moins deux millions pour votre part, vos collègues étant pour un bon nombre réduits à la mendicité. Mais, pour le moment, nous sommes au correctionnel. Ce n'est pas d'argent qu'il est question. Si vous êtes reconnu coupable de déclarations frauduleuses, il y va pour vous de la prison, mon cher client.
Albert éclata de rire pour la seconde fois, mais déjà sa gaieté n'était plus aussi franche.
—Allons! allons, fit-il, je n'ai jamais mis le pied aux assemblées préparatoires, ni aux réunions subséquentes. Ces braves gens m'ont demandé mon nom et pas autre chose. Que diable! tout Paris se tordrait, si quelqu'un, fût-ce le garde des sceaux, m'accusait de malpropreté.
—Sans doute. Malheureusement, ce n'est pas le Tout-Paris qui vous jugera, mais la dixième chambre, connue pour son… scepticisme. Quelle fâcheuse idée vous avez eue d'accepter le siège social à Paris! Vous n'avez donc pas vu que ces braves citoyens des bords du Rhône n'avaient d'autre but que de s'offrir quelques voyages dans la capitale, aux frais de «la Princesse». Devant un tribunal de province, nos adversaires ne seraient même pas écoutés. A Paris, le moins qu'ils puissent faire est de nous ennuyer extrêmement.
Albert de Sénac ne riait plus et, pour conserver son calme un peu dédaigneux, il avait besoin d'un certain effort. Il s'étonnait lui-même de sentir qu'une moiteur légère avait mouillé ses tempes à ce mot de «prison», jeté si agréablement dans l'entretien.
—Quelle jolie époque! s'écria-t-il. Enfin, mon cher Guidon, il ne s'agit pas de me faire peur comme à un enfant. Je suis parfaitement sûr que vous me tirerez de là.
—Je l'espère de tout mon cœur, bien que nous ayons en face de nous un adversaire absolument enragé, et très retors en même temps. Qu'est-ce que c'est donc, à propos, que le sieur Cadaroux?
—Un voisin de campagne, dont le grand-père a volé le mien sous la
Révolution.
—Il paraît vous en vouloir furieusement, car je démêle autre chose que l'intérêt dans sa façon d'agir.
—Je crois qu'il en veut surtout à son aïeul, de nous avoir volés moins définitivement qu'il n'aurait pu le faire. Quant à moi, mon crime est sans doute de n'avoir pas conduit madame de Sénac en visite dans cette maison, fruit de nos économies.
—Heu! heu! si l'on y regardait toujours d'aussi près… Ce brave homme est riche?
—Probablement. La moitié des habitants du canton lui doivent de l'argent.
—Monsieur le comte, une idée: si vous faisiez la paix avec Cadaroux?
—Mon cher maître, écoutez-moi bien. Je ne vous dissimule pas que la prison me déplairait fort. Mais plutôt que d'être aimable avec Cadaroux, j'irai en prison.
—Cela veut dire, conclut Guidon, qu'un gentilhomme commet plus qu'une folie en introduisant le bout de son doigt dans les affaires. Car, tôt ou tard, il est obligé de choisir entre Cadaroux et la ruine. Or, quelquefois, cette noble victime choisit Cadaroux. Et voilà pourquoi le krach, dont on fait semblant de ne plus se souvenir, a porté un coup autrement sérieux à la noblesse, sous certains rapports, que toute la Révolution. C'est l'événement politique le plus important du siècle au point de vue de la confusion sociale. Notre époque vous a vus, messieurs, vous jeter en masse dans les affaires. Et comme, naturellement, vous n'avez pas réussi, tous les Cadaroux quelconques, les républicains, les millionnaires de toute religion, dont vous vous écartiez autrefois, ont reçu les politesses forcées des grands seigneurs, car tous vos pareils n'ont pas l'échine aussi raide que vous. Mais il ne suffisait pas de faire amende honorable; vous avez dû travailler, messieurs, et beaucoup d'entre vous travaillent du matin au soir. De là cette abolition de la galanterie dont le ci-devant noble, oisif en temps de paix, conservait les traditions et le privilège. De là cette rélégation de l'amour au nombre des choses démodées, progrès dont gémissent vos femmes et vos filles, réduites à se montrer singulièrement faciles dans leurs attentions, quel qu'en soit le motif. Vous n'avez plus le temps de vous occuper d'elles!
—Tiens! fit Sénac, vous me prenez un de mes aphorismes.
Ils se quittèrent là-dessus. Le comte regagna sa maison, le cœur chargé d'ennui, car il comprenait que l'heure était venue d'informer Thérèse des catastrophes plus ou moins probables qui menaçaient leur repos.
Nul ne peut savoir ce qu'il endura dans cette conversation, dont il s'efforça pourtant d'atténuer de son mieux le caractère pénible. Thérèse fut ce qu'une femme de son espèce devait être en pareille conjoncture: calme, énergique et supérieure à toute émotion mesquine. D'ailleurs, elle éprouvait une sorte de joie en découvrant qu'une nécessité rigoureuse avait seule motivé le retour d'Albert à Paris. Le pauvre homme, toutefois, n'eut pas le courage de laisser voir le danger dans toute son étendue. Encore moins montra-t-il de quel poids la main de Cadaroux pesait dans toute l'affaire. Il ne pouvait se l'avouer à lui-même sans que la rougeur lui vînt au front. Pour la première fois de leur vie, les deux époux virent arriver avec soulagement la fin d'un tête-à-tête. Ils éprouvaient le désir d'être seuls, chacun de leur côté, pour se remettre d'une impression désagréable et soulever un instant de leurs fronts les masques qu'ils y gardaient, désireux de se cacher leurs inquiétudes l'un à l'autre.
Lorsqu'il eut prévenu sa femme des complications possibles qui menaçaient l'avenir, Sénac estima qu'il s'était mis en règle quant à la solidarité conjugale et, pendant plusieurs semaines, Thérèse n'entendit plus parler du procès. Toutefois il serait faux de dire qu'elle oublia jusqu'à son existence. Il n'est pas au pouvoir d'un homme, si parfait qu'il puisse être et aussi amoureux, de se montrer absolument le même pour sa femme, soit qu'il vienne d'écouter une symphonie de Mozart, soit qu'il sorte d'étudier, pendant deux heures, le fort et le faible d'une cause d'où peut sortir sa ruine, et la boue jetée à son honneur.
Malheureusement, Thérèse était de ces organisations raffinées qui perçoivent des dixièmes de sensation, de même que certaines balances fléchissent au poids d'une aile de mouche. Un geste un peu brusque, une parole un peu saccadée, l'imperceptible distraction d'un regard, tout l'impressionnait péniblement quand il s'agissait d'Albert. Elle ne se disait pas: «Il m'aime moins.» Elle se disait: «Il faut que sa préoccupation soit grande pour le changer, même si peu.» A coup sûr, elle était à cent lieues de lui en faire un reproche et, d'ailleurs, elle souffrait moins pour elle que pour lui, sachant qu'il était de tous les hommes le moins préparé à certains combats matériels de la vie.
Il avait une manière navrante, bien qu'il se crût un maître en dissimulation, de l'embrasser au front, sans rien dire, quand il la quittait pour aller à ses interminables conférences. Il faut dire que le prudent Guidon forçait plutôt la note pessimiste, afin d'entretenir le zèle de son client trop disposé à le laisser se tirer d'affaire tout seul. Bientôt Thérèse observa que son mari ne parlait plus de ces projets qui étaient autrefois comme une distraction à l'amour, dans l'intimité de leurs causeries. Plus d'embellissements en perspective, soit au vieux château, soit à l'hôtel du quai d'Orsay! Plus de ces gâteries coûteuses qu'il proposait, sans se lasser à voir qu'elle les refusait presque toujours! Plus de charitables combinaisons—toujours acceptées, celles-là—en faveur des malades et des pauvres! Et, malgré le luxe obligatoire et non diminué d'un train seigneurial, on devinait au fond de la pensée d'Albert ce mot d'économie qu'il n'avait pas le courage de prononcer, mais dont il avait les lèvres brûlées, lui qui s'indignait autrefois de ces non possumus de notre fin de siècle: «Cela coûte trop cher et je n'ai pas le temps.»
Sans vouloir se l'avouer l'un à l'autre, ils étaient humiliés de reconnaître qu'ils étaient moins heureux, de sentir leur bonheur troublé par cette cause dépourvue de noblesse, de compensation et de prestige, méprisable pour les cœurs élevés et tendres: l'argent! Comme ils auraient souri, à l'époque où ils s'aimaient déjà sans espérer que cet amour dût triompher jamais, comme ils auraient souri dédaigneusement, si cette prédiction eût été faite:
«C'est l'argent qui jettera la première ombre sur les joies de votre rêve réalisé!»
Ils ne savaient pas, alors, que l'argent, dans l'organisation actuelle de nos mœurs, n'est plus un métal qu'il est permis de tenir pour vil, mais un élément d'autant plus vital et nécessaire qu'il est répandu partout comme l'air respirable.
Tant qu'ils affluent en quantité suffisante, l'air et l'argent passent inaperçus. A la minute où ils deviennent rares, l'épreuve commence. L'être menacé s'inquiète, s'agite, se débat, s'accroche à tout, brise les obstacles. C'est alors que les dignités s'abaissent, que l'union des époux se brise, que les frères entrent en lutte, que le fils a des paroles qui font pleurer sa mère. C'est alors qu'éclate l'injustice des reproches, que les compromis s'acceptent, que certains traités d'alliance étonnent.
Qui n'a vu ces convulsions d'une physionomie morale jusqu'alors conservée dans sa noblesse, et tout à coup défigurée par cette crise aiguë: le manque d'argent!
Pour des êtres comme les Sénac, de pareils abaissements n'étaient pas à craindre. Mais déjà le malaise avait commencé. Une pensée constante, importune, troublait leur tendresse. En même temps, ils étaient forcés de se quitter davantage dans leur inquiétude, eux qui ne se quittaient jamais, autrefois, dans leur sécurité. Encore si Thérèse avait pu passer les heures d'attente dans le petit salon intime, cousant pour les pauvres, tandis que Mrs Crowe lisait à haute voix! Mais le monde, quelquefois si plein d'indifférence pour les tourments d'autrui, les accablait d'une compassion qui n'allait pas sans un mélange convenable de sévérité.
—Pauvre jeune femme! disaient les douairières. Quel avenir affreux!
Ah! les mariages comme le sien tournent toujours mal!
Celles dont le mariage avait mal tourné, pour d'autres raisons, généralement plus personnelles, s'apitoyaient avec de jolis soupirs:
—Elle n'aura pas été heureuse longtemps!
Quant aux hommes, leurs condoléances plus ou moins sympathiques répétaient, sous une autre forme, les commentaires de Guidon du Bouquet.
—Toujours le système de la guerre au couteau contre les gens bien nés qui veulent employer leur intelligence! Que voulez-vous que fasse un gentilhomme contre les francs-maçons, les républicains et les juifs?
Madame de Chavornay, sans quitter son parloir de l'avenue Kléber, était la femme la mieux renseignée de Paris sur les on-dit du Faubourg. Elle manda un beau matin son neveu et sa nièce, qui se rendirent un peu inquiets à son appel, s'attendant à la trouver d'autant plus troublée par les ennuis temporels de ses enfants d'adoption, qu'elle avait passé toute sa vie hors de l'atteinte de maux semblables. Ils se trompaient; la bonne religieuse était fort calme. Elle reçut son neveu et sa nièce en présence de son conseil privé, c'est-à-dire du fameux Champenois, qui cumule tant de fonctions diverses et même contraires, qu'on se demande comment il y a d'autres hommes affairés dans la bonne ville de Paris.
Champenois s'est fait avocat vers la soixantaine, ayant cédé à son fils, pour l'établir, son étude d'avoué, l'une des premières de Paris. Sénateur, ancien ministre, membre de l'Institut, régent de la Banque de France, marguillier de sa fabrique, il est spécial pour certaines entreprises manifestement désespérées. C'est à lui qu'on s'adresse quand il s'agit de réconcilier tels époux dont les aventures ont fait le tour de l'Europe, ou quand il faut soutenir une société à la veille d'ébranler l'univers de sa chute. Sous le poids de ces confidences, de ces responsabilités, de ces inquiétudes capables de faire mourir de la jaunisse un homme ordinaire, Champenois circule tranquille, portant une bonne humeur gouailleuse sur son visage, dont le teint brouillé se confond avec le coloris terne des favoris et des cheveux. Telles ces enluminures lestement traitées, où l'artiste, économe de son temps et de sa peine, enlève d'un coup de pinceau la figure entière des personnages. Mais il ne faut pas se fier à l'enveloppe.
Champenois eut un éclair de curiosité dans l'œil en voyant entrer la belle comtesse de Sénac. Il se leva, fit un grand salut, se rassit et, dès lors, on aurait pu croire qu'il avait en face de lui une cliente misérablement dépourvue de charme et de jeunesse, tant il conduisit l'interrogatoire avec une froide précision. En cinq minutes il fit, à l'usage de la vieille religieuse, un résumé du procès et de ses chances, tellement lumineux et tellement profond, qu'Albert fut sur le point de battre des mains. Il venait d'apprendre des choses que Guidon du Bouquet n'avait pas vues ou ne lui avait pas dites, dans leurs conférences presque quotidiennes. En somme, la consultation de Champenois était plutôt optimiste. Il était le docteur Tant-Mieux de la maladie dont l'autre était le docteur Tant-Pis, et cette confiance, affectée ou non, fut pour ses trois auditeurs un grand soulagement. Il prit congé, détailla la comtesse de la tête aux pieds, par un dernier regard rapide, et lui demanda, un peu distrait:
—Connaissez-vous Montoussé?
—Non, répondit-elle, ouvrant ses grands yeux. Qui est-ce?
—Le président qui jugera votre affaire. Mais je suis fou; comment pourriez-vous le connaître, étant donné le monde qu'il voit?
Champenois parti, madame de Chavornay prit la parole à son tour.
—Mes enfants, dit-elle, vous n'êtes pas si malades que je le croyais, d'après ce qu'on raconte, et nos bons amis vous enterrent un peu vite. Mais je pense que c'est votre faute: on ne vous voit pas assez. Donc, ma nièce, mettez une belle robe, courez les salons et dites poliment à ces croque-morts, entre deux sourires, qu'ils sont des imbéciles. Vous, mon neveu, retournez à votre cercle et tâchez qu'on y prononce votre acquittement. Ce sera l'affaire de quelques cigares, d'autant que le sieur Cadaroux n'a pas l'avantage d'être du Club. Le lendemain vous aurez deux cents avocats plus convaincus que maître Guidon, et surtout plus assurés de leur propre mérite. Voilà quelle est la grande utilité des cercles. Il est bon que les magistrats soient informés que l'opinion est pour vous. La Justice est aveugle, mais elle n'est pas sourde.
En sortant du couvent, Sénac dit à Thérèse:
—J'admire si votre tante ne connaît pas le monde mieux que nous.
—J'ai toujours entendu affirmer que les étrangers connaissent Paris mieux que les Parisiens, répondit la jeune femme.
Dès le lendemain, obéissant aux prescriptions de l'oracle, elle visita les salons comme elle eût visité les reposoirs de la Semaine Sainte: en vue de gagner les indulgences. Le mois de juin étant commencé, il ne s'agissait plus de ces jours qui entassent vingt personnes dans un appartement, sans conversation possible. On s'allait voir de bonne heure; on se trouvait entre soi, dans un cercle intime, très peu nombreux; l'entretien n'y gagnait pas en charité, mais on avait le loisir de faire la besogne plus délicatement: on ne lardait plus, on écorchait, sans crainte de travailler, en ignorance de cause, devant un ami trop dévoué de la victime.
Thérèse avait appris sa leçon, mais on ne lui laissa pas le temps de la réciter, tant la curiosité qui s'attachait à sa personne était grande. Il n'arrivait pas souvent qu'on pût la voir de près et l'étudier commodément. On lui parla, sans s'appesantir, des affaires de son mari et de ses propres inquiétudes; c'était un détail d'intérêt secondaire. D'ailleurs, elle avait un sourire parfaitement tranquille, quoique un peu fier, et le plus délicieux des chapeaux. Voilà plus qu'il n'en faut pour rassurer des amis consumés d'une sympathique angoisse. Comme de juste, elle commença la tournée par les douairières, dont elle reçut force caresses. Madame de Castelbouc mit la conversation sur les étrangères, d'où elle tomba sur les Polonaises, d'où elle vint se fixer sur madame de Boisboucher.
—Vous la voyez beaucoup?
—Mon mari la trouve amusante et pas commune.
—Naturellement. Ils déblatèrent ensemble sur la société française que M. de Sénac juge incolore et indigne de lui.
—C'est qu'il a beaucoup voyagé…
—Un peu trop, même, à en juger par les procès qu'on lui fait.
—Oh! madame, commença Thérèse entrant dans son sujet, l'idée de faire passer mon mari, tel que vous le connaissez, pour un brasseur d'affaires, capable de ruiner ou d'enrichir les autres, cette idée-là est sublime. Je vous assure que nous en rions les premiers.
—Si vous riez, tout est pour le mieux. N'en parlons plus. Mais alors tâchez que cette bonne âme d'Herma n'aille pas crier partout que vous êtes sur les charbons ardents. On assure qu'elle a les confidences de votre mari, «mon cousin de Sénac», comme elle dit. Entre nous, d'après ce qu'on raconte, voilà un cousinage qui ne lui a pas coûté cher!
—Je ne croyais pas que mon mari fût homme à semer les confidences, ni à confier des chagrins qu'il n'a pas, répondit Thérèse un peu froissée.
Le terrain où s'engageait la conversation lui déplaisait tellement qu'elle écourta sa visite; en cinq minutes ses chevaux la mirent à la porte de la duchesse de Lautaret, cette artiste du grand monde qui serait une des grandes artistes de l'époque—si elle n'était pas duchesse. «Tout pour le chant!» c'est la seconde devise de la maison; vieille, opulente et noble maison, sans autre chef qu'Anceline, dont tout Paris connaît le charmant visage, lumineux d'intelligence et—il semblerait—de bonheur. Le seul bonheur qui lui manque la fait indépendante. Sa fortune et son titre, un vieux titre bien français, lui donnent le droit de recevoir qui bon lui semble. Elle en use largement, et, s'il faut en croire la marquise de Castelbouc, l'immense moquette rouge de son escalier ne ressemble pas au marchepied des carrosses de Louis XIV. Mais la jolie duchesse a le droit d'ignorer les critiques des douairières, car elle ignore elle-même ce que c'est que critiquer.
Thérèse la trouva en train de causer, au milieu d'une forêt de pupitres chargés de partitions, avec une femme remarquable par sa figure, que madame de Lautaret ne nomma point à sa nouvelle visiteuse, et qui prit congé presque aussitôt.
—Encore des répétitions? demanda Thérèse. Je croyais votre saison finie.
—Ma saison sérieuse, oui. Mais j'organise un concert pour l'Œuvre des cancéreuses. A propos, je vous inscris pour chanter dans mes chœurs.
—Je n'y vois qu'un obstacle: je n'ai pas de voix, dit Thérèse en riant.
—De la voix! il s'agit bien de voix. C'est bon pour les femmes laides, d'en avoir.
—Il faut donc supposer que madame la duchesse trompe indignement soit les oreilles des gens, soit leurs yeux, dit la jeune femme avec une révérence drôle.
—Qu'elle est gentille! Mais on ne m'y prend pas, ma petite. Votre voix n'est qu'un prétexte. La vérité, c'est que ce monstre de mari nous tient en chartre privée. Dites-lui que sa cousine Herma fait partie de ma troupe. Ça le décidera; je vous mettrai à côté d'elle.
Et de deux! Madame de Sénac se leva pour partir, dès qu'elle put.
—Je ne vous parle pas de votre procès, dit la duchesse en la reconduisant.
Elle en parla, néanmoins, et même avec une sagacité prodigieuse, car Anceline fait l'étonnement des hommes d'affaires les plus consommés, quand elle s'occupe des questions pratiques.
—N'ouvrez pas de grands yeux en me voyant si bien informée, expliqua madame de Lautaret. J'ai eu ce matin la visite de Champenois. Il paraît que vous avez maille à partir avec des coquins abominables. Mais courage! tout s'arrangera. J'en ai bien vu d'autres, moi qui vous parle, et je connais du monde un peu partout. Savez-vous ce qu'il faut faire! Amenez votre mari dîner chez moi demain soir. Il n'y aura personne, sauf madame du Plessis-Tison et Javerlhac. Pendant qu'ils abîmeront leur prochain et reviseront l'armorial de France, nous causerons de votre affaire. Peut-être pourrai-je vous aider.
C'était le cas de s'arrêter chez la vieille marquise du
Plessis-Tison, avec qui Thérèse de Sénac était en retard.
—Je crois, madame, dit celle-ci dans la conversation, que nous dînons ensemble demain à l'hôtel Lautaret.
—Vous êtes invités, mes chers amis? Ah! tant mieux! Cela prouve que ce sera une fournée comme il faut. Anceline est la meilleure des femmes, je le concède; mais c'est la Mère des Miséricordes, c'est-à-dire des promiscuités. Quand je pense qu'elle a fait servir le thé chez elle par sa fille unique, assistée de madame Chandolin! Connaissez-vous madame Chandolin?
—Pas trop. A moins que ce ne soit une jolie jeune femme blonde, qui ressemble à une Vierge de Murillo…
—Bonté divine! chère petite; si Murillo vous entendait…
—Qu'est-ce qu'on lui reproche, à cette madame Chandolin?
—On lui reproche tout, son mari d'abord, et puis les robes qu'elle a sur le dos. Vous souvenez-vous d'un roman?… Mais on ne lit pas de roman chez les Bernardines, et vous y êtes encore un peu. A propos, votre mari vous laisse donc sortir seule, maintenant?
—Pour venir chez vous, madame.
—Ça, mon cœur, vous n'y trouverez pas de Chandolin. Vous savez: je l'aime beaucoup, votre mari. C'est un de nos derniers hommes vraiment comme il faut. Du reste, il a de qui tenir. Les Sénac ne sont pas ducs, les Quilliane ne l'étaient pas. Mais vous savez, ma chère, la plupart des duchés ne sont qu'attrape-nigauds, quand on y regarde d'un peu près. Croyez-vous que les Lautaret feraient les preuves que nous pouvons faire, vous ou moi? A propos, j'imagine que votre second fils relèvera le nom et les armes de Quilliane, que votre pauvre frère emporte avec lui…
Après une demi-heure de considérations généalogiques, Thérèse parvint à s'enfuir; il était quatre heures; dans la maison qu'elle visita ensuite, elle n'eut qu'à déposer des cartes.
Elle se souvint alors que, le matin, Herma de Boisboucher avait envoyé un «petit bleu» pour annoncer qu'elle était malade, et que ce serait une bonne œuvre de l'aller voir. Albert avait dit à sa femme:
—Passez-y donc. J'irai si j'ai le temps, mais c'est douteux.
Madame de Sénac, en fait de bonnes œuvres, ne recherchait pas de préférence les visites de malades aussi bien logés. Mais elle se souvint de l'avertissement de la marquise de Castelbouc, et pensa que l'occasion était bonne d'aller refroidir un peu le zèle de cette amie, prophète de malheur. C'était la troisième fois, tout bien compté, qu'elle faisait le voyage de l'avenue Bugeaud, où Herma et sa mère habitaient un petit hôtel de style mauresque, amusant à force de fausseté.
L'intéressante malade s'était piquée une heure avant à la morphine. Elle languissait délicieusement sur une chaise longue, dont madame de La Clamouse, fagotée à son habitude, relevait les coussins avec onction.
—La bonne surprise! fit Herma en apercevant Thérèse. Vous avez deviné que j'avais besoin de la compassion des âmes charitables.
—Je n'ai rien deviné du tout; vous avez oublié votre télégramme? dit en souriant la comtesse. Morphine, voilà bien de tes coups!
—Et vous êtes venue à moi, déesse altière qu'on voit si peu hors de son nuage. Quelle faveur inespérée! On vous permet donc de sortir seule, maintenant?
—On me permet tout ce qui est bon et utile. Or, il est bon d'aller voir les pauvres malades comme vous, et utile, parfois, de calmer les inquiétudes exagérées d'une amitié comme la vôtre. Sans plus de phrases, il m'est revenu que vous nous plaignez un peu plus tôt et un peu plus fort qu'il ne convient, ce qui a le désavantage de troubler ceux qui nous aiment et de réjouir les autres. Dieu merci! les tours de Notre-Dame se voient de trop loin pour qu'il soit à la disposition du premier venu de nous faire condamner à l'amende, comme les ayant emportées.
La mercuriale, si déguisée qu'elle fût, toucha au vif madame de Boisboucher qui n'entendait pas raillerie quand il s'agissait du tact qu'elle prétendait avoir.
—Bon! fit-elle. Est-ce votre mari qui vous a chargée de me faire la leçon?
—Nullement. J'imagine qu'il me trouverait un peu jeune pour faire la leçon aux autres.
—La raison n'est pas très bonne, car vous vous y entendez au mieux, chère cousine. Mais il y en aurait une meilleure. C'est que votre mari a le droit de tout me dire par lui-même. Nous sommes de si vieux amis!
Thérèse, à ces mots, eut une impression qu'elle connaissait peu: un mouvement, très vif d'humeur contre Albert. Que lui reprochait-elle? Ses visites à Herma de Boisboucher, ou la confiance dont celle-ci l'honorait? Quoi qu'il en soit, le visage de madame de Sénac parlait si clairement—comme il faisait toujours—que l'intéressante malade jugea prudent de calmer son ombrageuse amie. Sur un signe qu'elle connaissait, madame de La Clamouse quitta le petit salon.
Quand les deux jeunes femmes furent seules:
—Voyons, dit la Polonaise, coupons court à tout malentendu. Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire l'ombre d'un chagrin. Oh! ce n'est pas bonté de cœur chez moi. J'ai peur de vous, tout simplement. Vous n'auriez qu'à faire un signe pour qu'Albert ne remît plus les pieds dans cette maison. Or, je tiens à lui, car c'est le seul homme dont l'amitié n'a jamais versé et ne versera jamais dans l'ornière parfaitement ennuyeuse des soupirs, des bouderies, des discussions, de l'amour, en un mot. Il me connaît trop bien, et puis vous êtes là, et il vous aime… comme on n'aime plus. Tenez: si jamais celui-là est infidèle, vous le saurez tout de suite, car il se jettera dans la Seine du haut d'un pont, au lieu de rentrer chez lui, tant il se fera horreur!
Thérèse n'avait pas moins d'imagination qu'une autre et, depuis quelque temps, elle conservait peut-être un empire plus incertain sur cette vagabonde. Elle frissonna étrangement aux paroles de la marquise, et se hâta de quitter ce terrain aussi désagréable que nouveau.
—Nous voilà bien loin de mon sujet, fit-elle avec un peu de hauteur. Nous avons quelques ennuis dont le monde veut bien s'occuper avec sa sollicitude accoutumée. Il ne faut pas que nos amis les exagèrent. Vous savez mieux que personne, et par la meilleure des sources, que le danger n'est pas sérieux…
Elle s'arrêta court devant le regard tout à la fois triste et étonné que lui jetait la marquise. Ce regard signifiait clairement:
—Votre mari ne vous dit donc pas ce qu'il me dit, à moi?
Un silence fâcheux régna pendant plusieurs secondes; madame de
Sénac le rompit la première.
—Que savez-vous? demanda-t-elle. Je ne puis croire que mon mari me cache la vérité. Ce serait un crime!
—Tout son crime est qu'il vous aime trop. Le danger existe, mais, pour vous éviter une heure de souci, Albert s'imposerait des années de souffrances. Juste le contraire des autres, celui-là! Vous êtes son idole. Pour vous, toutes les roses de la guirlande, les épines pour lui seul. Plaignez-vous! Ah! qu'est-ce qu'une fortune de plus ou de moins auprès du bonheur d'être aimée comme vous l'êtes!… Allons! n'ayez pas ces yeux tragiques. Parlons d'autre chose. Oublions! Voilà de ces occasions où la morphine… Mais il ne faut pas vous en parler… Thérèse!… Voyons!… Que puis-je essayer pour vous distraire? Ah! la musique!…
Elle se leva d'un bond, ne pensant plus à ses vapeurs, et courut à son piano qu'on distinguait à peine dans le demi-jour de la pièce aux épaisses tentures baissées. Alors une plainte incohérente, passionnée, qui semblait s'échapper d'une âme et non d'un instrument, acheva de transporter Thérèse loin du réel. Ce n'était d'abord que la répétition de quatre notes, toujours les mêmes, à peine distinctes sous le voile austère des accords lourds comme le poids d'un regret sans espérance. Avec un effort douloureux, cette plainte vague, étouffée, prit une forme, et devint l'histoire du chagrin brisant toute la vie, récit désolé, tantôt s'exaspérant lui-même et s'emportant jusqu'à des cris sauvages de souffrance, tantôt luttant pour devenir calme et parler mieux encore à la pitié. Et la lutte, peu à peu, se déchaîna en une révolte aiguë de l'âme contre elle-même, de la douleur contre la volonté, de la folie contre la raison chancelante. Ce fut une tempête de sanglots, des vagues de passion qui froissaient jusqu'à la cime du roc le cœur hurlant d'angoisse, ou le plongeaient dans l'abîme sans fond, sans espérance. Et tout à coup un chant tomba des impassibles sommets de l'Idéal, hymne d'une pureté impeccable, surhumaine, supérieure aux mortelles faiblesses dont elle arrêtait, pour une minute, le gémissement. Hélas! qui peut ressusciter ce qui est mort!… Bientôt l'hymne du ciel fut couvert encore une fois par les cris douloureux de la terre, et la lutte recommença, plus heurtée, plus folle, plus énervante, pour finir dans le silence lugubre d'un anéantissement épuisé.
Écrasée elle-même par l'énervement, la marquise revint à sa chaise longue et s'y étendit, presque inerte.
—Vous êtes effrayante! lui dit madame de Sénac en se levant pour la quitter.
—C'est ce que dit Albert, quand je lui joue cette valse. Adieu!
Chopin me tuera. Mais c'est une belle mort!…
Ce qui effrayait surtout madame de Sénac, c'était moins la prostration de la véritable artiste qu'elle venait d'entendre, que l'état d'esprit où elle se trouvait elle-même. Dans son moi moral, sagement pondéré, d'ordinaire, comme ces aménagements de vaisseau dont le tangage ne saurait détruire l'équilibre, elle découvrait subitement un désarroi complet, décourageant, douloureux. Si pénible était son malaise, qu'elle se sentait prête à sangloter, tandis que son coupé la ramenait vers le centre de Paris. Quelle catastrophe était arrivée dans son existence depuis deux heures! Aucune; et cependant elle souffrait d'une cruelle angoisse.
—Ah! pourquoi ne suis-je pas restée dans ma solitude! soupira-t-elle en appuyant sur le satin noir sa tête brûlante.
De ces bavardages qui duraient depuis deux heures, elle ne rapportait que des impressions attristantes, une diminution d'estime pour le monde entier, un doute général sur tout. Mais ce qu'elle rapportait de pire, c'était une vision qui la hantait à cette heure, la vision d'Albert assis dans ce même fauteuil qu'elle quittait, tout vibrant de l'harmonie qui s'échappait des doigts de cette fougueuse virtuose. Que dis-je, de ses doigts! La marquise paraissait jouer avec sa personne tout entière, avec ses yeux brillants de larmes ou brûlants d'éclairs, avec sa bouche crispée amèrement ou mollement pâmée, avec sa lourde chevelure aux reflets fauves, toujours sur le point de s'écrouler, avec la libre souplesse de sa taille ondulant sous les dentelles et sous les soies légères…
Tout à coup une pensée fit tressaillir Thérèse comme une piqûre aiguë:
«Peut-être qu'à cette minute même il entre chez Herma. Il a dit qu'il tâcherait d'y aller. Folle que je suis! pourquoi ne l'ai-je pas attendu?»
Elle aperçut, comme dans une vision, la marquise de Boisboucher perdue, inerte, dans le désordre des coussins. Mais la fantasque créature était-elle seule encore? Pour recevoir Sénac, ferait-elle appeler sa mère? Ne l'éloignerait-elle pas, plutôt, en l'honneur du mari, comme elle venait de l'éloigner, en l'honneur de la femme?….
Thérèse de Sénac eut besoin de se souvenir qui elle était pour ne pas dire à ses gens de la reconduire à la maison mauresque. A cet instant, la voiture s'arrêta devant le portail sévère des Bernardines. La comtesse ne se souvenait déjà plus de l'ordre donné naguère. Elle hésita. Se montrer à la religieuse avec cette humiliante perturbation dans les idées? Lui ouvrir son cœur amoindri par le doute vulgaire? Avouer cette chose honteuse, misérable: «Moi, Thérèse de Quilliane, je suis jalouse d'Albert, de mon mari!…»
Également incapable de la comédie de la dissimulation ou de l'effort de la franchise, elle resta dans sa voiture et donna l'ordre de continuer. En voyant fuir les grands arbres du parc où elle avait connu des heures si peu semblables à l'heure présente, elle ne put retenir ses larmes:
«Voilà où j'en arrive! pensa-t-elle. Je suis du nombre de celles qui «ne reviennent plus»! Si ma pauvre tante pouvait me voir!…»
Tout à coup l'équipage qui descendait les Champs-Élysées au grand trot s'approcha des Quinconces à la hauteur du Cirque, et s'arrêta au ras du trottoir. Une tête d'homme pénétra par la portière.
—Serait-ce indiscret de vous demander une place, belle rêveuse?
Thérèse poussa un véritable cri de joie en apercevant son mari qui s'installa près d'elle. Les chevaux repartirent.
—Tu rentres déjà? dit Albert.
—Oui; je suis fatiguée. Et toi?
—J'allais à pied chez Herma, moitié pour marcher, moitié pour me distraire, par son caquetage d'oiseau, de deux heures de conférence chez Guidon. Mais j'ai trouvé mieux, ajouta-t-il en baisant la main de sa femme.
Elle ferma les yeux, presque défaillante sous l'excès du bonheur.
—Comme tu es bon et comme je t'aime! soupira-t-elle.
Sans une autre parole, obligés à feindre une correcte indifférence au milieu de la foule qui les dévisageait, ils revinrent chez eux, comptant chaque tour de roue, leurs mains rivées l'une à l'autre invisiblement, pareils à deux amoureux en escapade.
Quand ils furent seuls dans le cher petit salon, libres enfin, ils s'étreignirent dans un long baiser muet, oubliant tout, noyant toute autre idée dans une ivresse connue déjà, mais jamais à ce point voulue. Ils se sentaient plus unis, plus tendres qu'ils n'avaient été à aucune des heures de leur vie; mais, sans se le dire à eux-mêmes, ils étaient étonnés, presque effrayés, de trouver comme une violence d'enivrement dans leur tendresse.
Vers la fin de juillet, un premier jugement fut rendu dans l'affaire des Ciments coopératifs. Il ne touchait en rien au fond de la question, mais il n'en constituait pas moins un échec, car, en dépit des efforts de Guidon du Bouquet, le tribunal de la Seine retenait l'action par devers lui, au lieu de la renvoyer aux juges de l'Ardèche. A Paris moins que dans sa province, le comte pouvait compter sur l'influence de son nom et du prestige de sa famille.
Albert communiqua ce mauvais bulletin à sa femme, sans lui laisser voir les fâcheux pressentiments que lui causait l'issue de cette première escarmouche. Par la même occasion, la trêve des vacances du Palais suspendant les hostilités pour trois mois, la question de leur villégiature fut abordée. Or, il se trouva que ni l'un ni l'autre n'avaient envie d'aller respirer l'air des coteaux de Sénac.
Le vieux Cadaroux avait été bon prophète en annonçant, dix-huit mois plus tôt, que la tranquillité du pays était finie; mais il avait oublié de dire qu'il se chargeait pour une bonne part de l'accomplissement de sa prédiction. Maître du champ de bataille après le départ de ses ennemis, il avait largement usé de l'exubérante crédulité méridionale, pour convaincre ses compatriotes que le département était ruiné, et, cela va de soi, ruiné par le fait du comte.
En vain les amis de Sénac voulaient opposer le raisonnement à cette fable absurde. Ils rappelaient que l'affaire était morte et enterrée depuis cinq ou six ans; qu'elle avait germé dans l'esprit de quelques industriels minuscules, grisés par l'exemple voisin de la colossale exploitation des chaux du Theil; que les actions, fixées à deux cents francs et d'un nombre restreint, n'avaient ruiné que des industriels dont la faillite était à peu près déclarée la veille de l'émission; enfin qu'on était venu chercher Sénac de force, pour mettre son nom sur les prospectus, honneur qu'il avait déjà payé cent mille francs, somme respectable.
—En fin de compte, ajoutaient les partisans d'Albert, que sont devenus les titres? Cadaroux en a racheté le plus grand nombre à vil prix, lui qui n'en avait pas un seul en portefeuille, au début!
Autant de paroles perdues! Le procès de la chaux, ainsi qu'on l'appelait sur les deux rives du Rhône, passionnait les esprits comme l'eût fait une question sociale intéressant la France entière. Le Bouscatié, qui entendait s'en donner pour son argent, faisait signifier chaque pièce de procédure en double au château, tandis qu'Albert en avait le régal à Paris. On ne voyait, à la grande grille d'honneur, que l'huissier Corbassière tirant la cloche, après avoir ôté sa blouse au tournant de l'avenue, par considération pour la noblesse.
Le jour où le tribunal de Paris se déclara compétent pour juger l'affaire, Cadaroux ne se gêna plus pour dire que les Sénac en avaient dans l'aile, et que les amateurs de vieilles tours allaient avoir incessamment l'occasion de s'en offrir une dans les prix doux. Reine sembla rajeunir. Elle ne doutait plus que son père ne fût en passe de tenir son serment d'entrer au château par la porte ou par la brèche.
Dans le groupe des partisans d'Albert,—on devine que ce groupe n'allait pas en augmentant,—la stupeur fut à son comble. Mais il serait malaisé de peindre le désespoir du pauvre Fortunat, bien que, par sa profession même, il fût plus à même qu'un autre de réduire à ses justes proportions un simple accident de procédure. Ce qui le désolait plus que tout le reste, c'était la pensée que Thérèse le confondait sans doute en ses malédictions avec tous ceux qui portaient son nom, le nom abhorré. Peu s'en fallut que son cerveau, presque aussi malade que son cœur, ne succombât dans cette lutte inégale. Tout s'unissait pour achever son malheur. Les jours s'enfuyaient; il savait que la saison de Paris était finie, et l'on n'entendait point parler du retour de la comtesse, retour attendu par lui pendant de longs mois comme la joie suprême. Hélas! reviendrait-elle jamais!
Pour s'excuser de l'abandon où il laissait sa carrière, il se disait malade et il l'était réellement. Il changeait à vue d'œil, et les fortes têtes du canton commençaient à dire à demi-voix, en se promenant sous les platanes de la place publique de V…, le soir, à la veillée:
—Péchère! Il prend une mauvaise route, et, s'il continue, son laideron de sœur sera la plus riche héritière du département, le procès gagné.
Sur ces entrefaites, des élections municipales eurent lieu dans la commune de Sénac. Depuis plusieurs années, le comte figurait de droit, pour ainsi dire, sur la liste des conseillers, sans même qu'il eût besoin de poser sa candidature. Dans l'occasion, il fut battu, et ce vote, vu les circonstances, prenait le caractère odieux d'une désertion sur le champ de bataille. Sa colère dépassa tout ce qu'on pouvait attendre. Pour la première fois, depuis qu'elle connaissait son mari, Thérèse eut le chagrin de le blâmer, de discuter avec lui et de n'en être point écoutée. Dans un premier mouvement de colère, il télégraphia des ordres rigoureux: l'hôpital était fermé; l'école était licenciée; l'entrée du parc interdite aux villageois. Rien ne put empêcher cette explosion de vengeance, ni les raisonnements de la comtesse, ni son appel à des sentiments plus chrétiens, ni même ses larmes.
—Qu'ils s'adressent à Cadaroux pour instruire leurs enfants, soigner leurs malades, et donner de l'ombre à leurs jeux de boules!
Jamais on ne put tirer autre chose d'Albert, mal préparé à la philosophie par la longue épreuve que ses nerfs subissaient. Pour achever son plaisir, il apprit bientôt que Saturnin Cadaroux était nommé maire de Sénac.
Dans ces conditions, et pour toutes ces causes réunies, il ne fallait pas penser jusqu'à nouvel ordre à un séjour dans le vieux château. Le couple se mit en route assez tristement, sous prétexte de santé, pour la villa des Aiguebelles, sur le lac de Genève, avec l'intention d'y rester jusqu'aux premiers brouillards, c'est-à-dire jusqu'à la reprise du procès qui allait entrer dans la phase sérieuse. Mais la tristesse dura peu. Dans cette retraite élégante, pittoresque et tranquille, où n'arrivaient plus les échos fâcheux, Thérèse ne fut pas longue à retrouver chez son mari les raffinements de tendresse des jours passés, avec je ne sais quoi de fiévreux qui leur donnait une saveur inconnue. Ils furent là deux semaines sans sortir, sans voir personne, sans se quitter une heure. S'il est vrai de dire que la passion dans l'amour conjugal réalise le rêve du bonheur parfait, ces quinze jours sont les plus beaux qu'aura connus leur vie. Une lettre d'Herma de Boisboucher, qui prolongeait son séjour à Paris, faute de l'énergie suffisante pour se mettre en route, vint troubler avant l'heure cette retraite qu'ils croyaient cachée à tous. Pour cette fois, il ne s'agissait plus de musique; la Polonaise écrivait:
«Mon cousin, vous allez dire, comme Sa Bienveillance la douairière de Castelbouc, que je suis une femme intrigante. Peu m'importe ce que vous direz, pourvu que vous suiviez mon conseil, qui est bon. Savez-vous qui habite une villa dont j'ignore le nom, à peu de distance des Aiguebelles, ce nid mystérieux où vous roucoulez si fort qu'on vous entend d'ici? Vous avez pour voisine la belle madame Chandolin. Et savez-vous qui est la belle madame Chandolin? Mon Dieu! elle est… bien des choses; mais elle est en particulier l'amie, l'amie la plus influente du gros Bérisal, le financier. Or Bérisal a soutenu l'année dernière un procès pareil au vôtre, mais beaucoup moins limpide, ce qui ne m'étonne guère, ceci entre nous. N'empêche qu'il est sorti de là blanc comme neige, le front plus haut que jamais. Certes, j'aimerais mieux mourir que d'insinuer rien de défavorable à la justice épurée de votre pays, qui fut quelque temps le mien. Je dirai seulement que le président Montoussé, le même qui vous jugera, devint tout à coup, vers l'époque du procès Bérisal un hôte assidu des Chandolin. Depuis lors, il est resté l'ami de la maison, avec la réserve commandée par son hermine dont il a, je veux le croire, les habitudes irréprochables. D'ailleurs, Magdelaine est un ange: il n'y a qu'à la voir.
»Et maintenant vous avez compris, n'est-ce pas? Faites un effort et soyez tous deux aimables pour les Chandolin. J'admets qu'il y a des objections, et je vois d'ici la grimace de ma cousine; mais, après tout, elle peut bien mettre le bout du doigt la où la duchesse de Lautaret fourre son beau bras tout entier. Souvenez-vous d'ailleurs du gentilhomme Alceste, avec qui vous avez parfois un peu trop de ressemblance, et qui perdit son procès, bien qu'on ne fût pas en République, pour avoir été trop fier avec les Chandolin du temps de Louis XIV. Donc, cher ami, suivez mon conseil et faites un brin de cour—diplomatique—à votre belle voisine, qui en sera très flattée, et vous en récompensera. De quelle façon? Eh! mon Dieu! l'on aperçoit Évian des fenêtres de la belle Magdelaine, sur l'autre rive du lac. Et Montoussé, qui est à Evian, doit bien visiter la côte suisse de temps à autre, à moins que ce ne soit la côte suisse… Comprenez-vous maintenant? Vous m'objectez la morale? Mais, au contraire, Alberto mio! Il est bon, juste et salutaire de fournir à cette pauvre Magdelaine l'occasion de faire triompher votre innocence, par les mêmes moyens qui arrachèrent Bérisal à une juste punition. Cela rappelle nos aïeux qui prenaient la croix, après quelque estocade douteuse, et lavaient leur épée dans le sang sarrasin. Allons! courage! la journée est au bon droit, pour peu que vous y mettiez du vôtre…»
Cette lettre eut un premier résultat auquel le procès n'avait rien à voir, et que son auteur ne prévoyait guère en l'écrivant. Il faut dire que le courrier parvint aux Aiguebelles à l'heure où Thérèse était à sa toilette, ce qui permit au comte de croire que sa femme n'avait rien vu.
La lecture terminée, il resta quelque temps à rêver en face de sa lettre. A coup sûr, si l'on s'en tenait à la sagesse du siècle, madame de Boisboucher parlait d'or. Mais qu'allait dire Thérèse, dont la sagesse prenait sa source plus haut? Que penserait-elle de son mari, si ce dernier l'engageait à fréquenter madame Chandolin pour en obtenir la protection, et quelle protection! N'allait-elle pas éprouver, en mettant la chose au mieux, un étonnement désagréable?
Toutefois, comme Albert était amoureux avant d'être philosophe, il acheva de se décider d'après des considérations où sa tendresse avait plus de part que son jugement. De même qu'autrefois il était resté en Égypte, quitte à perdre un premier procès, de même il ne put supporter la pensée de troubler lui-même la paix délicieuse de l'heure présente. Assez tôt il faudrait revenir aux affaires sérieuses, entendre encore ces mots odieux de jugement et de procès qui remplissaient les quatre pages d'Herma. Ils étaient si complètement heureux dans ce paradis terrestre des Aiguebelles! Toutes les inquiétudes paraissaient oubliées. Fallait-il les faire revivre avant l'heure fatale du retour?
Profitant du seul instant de la journée où sa femme le laissait seul, Albert prit la plume et répondit à la marquise de Boisboucher, en la remerciant de son intérêt. Sans combattre son idée par des arguments d'un genre trop intime pour être confiés à la poste, il disait seulement qu'il ne voyait aucune occasion naturelle pour se rapprocher de madame Chandolin; et que, d'ailleurs, ce rapprochement, dont le motif ne saurait guère manquer d'être visible, risquait fort de tourner d'une façon désagréable pour les deux parties, voire même contraire au but. La lettre expédiée, Sénac alla rejoindre sa femme qui faisait semblant de lire un journal sous une charmille, mais qui n'aurait pas pu en dire le titre. Car elle avait aperçu—très involontairement, Dieu le sait—l'enveloppe dont la large écriture diplomatique était reconnaissable à plusieurs pas de distance. Parfois, quand il a toutes ses plumes, on dirait que l'Amour quitte son bandeau pour une paire de lunettes.
En ce moment, Thérèse accomplissait l'effort dangereux de tension intellectuelle dont beaucoup de femmes sont capables quand il s'agit de l'intérêt primordial de leur vie, tendresse amoureuse ou maternelle, ambition, cupidité, vengeance. Une question se dressait devant son esprit fasciné, incapable, à cette heure, de contrôle et de jugement:
«Va-t-il me cacher que cette femme lui écrit?»
La seule pensée que cette dissimulation pourrait avoir lieu la rendait plus malheureuse qu'elle n'avait été depuis sa naissance. Elle regrettait déjà tout ce qu'elle avait fait durant ces dernières années, son voyage en Égypte, sa rentrée dans le monde, son mariage. Elle regrettait surtout de trop aimer son mari, et souhaitait comme une grâce, à cette minute, de l'aimer moins. Hélas! quand il parut sous la charmille, souriant, avec un chaud rayon de soleil dans ses yeux qui ne voyaient que Thérèse, l'infortunée comprit qu'elle ne l'avait jamais aimé autant!
Albert s'approcha d'elle, mit un genou en terre, lui baisa la main, puis le poignet, puis le pli du bras où la manche courte laissait voir un lacis de veines bleues. Elle ferma les yeux, frissonna de la tête aux pieds. Ses lèvres s'agitèrent, mais elle eut la force de rester muette. C'était lui qui devait parler d'abord, qui devait dire:
«Pardonne-moi, elle m'a écrit. Voilà sa lettre.»
Le monstre ne disait pas un mot, usurpant les faveurs dont il n'était pas digne, baisant ces paupières tremblantes, ces lèvres où frémissait une douleur qu'il prenait, ô honte! pour l'aveu d'un tendre émoi. En vérité, la pauvre Thérèse était bien à plaindre.
Elle essaya d'engager le coupable dans la voie des aveux. Elle soupira d'une voix brisée:
—Cher! si vous trompiez la pauvre femme qui vous a préféré à tout, soyez sûr qu'elle en mourrait.
Cette phrase était presque comique à force de manquer d'à-propos, car assurément Albert ressemblait à tout, sauf à un mari qui songe à tromper sa femme. Avec un petit éclat de rire discret, il embrassa Thérèse sur le front, comme on caresse un enfant qui rêve tout haut, puis il répondit,—mais alors il ne riait plus:
—Écoute! Je veux bien que tu meures, le jour où je t'aurai trompée.
—La vilaine parole! dit-elle en montrant à son mari un fauteuil de bambou près du sien. Vous semblez croire qu'il n'y a qu'une manière de tromper. Il y en a cent quand il s'agit de deux âmes comme les nôtres! L'horloge du villageois marche assez juste tant qu'elle suit le soleil à une heure près. Si la montre du marin le trompe d'une demi-seconde, il considère que le marchand l'a volé. N'ai-je pas raison?
Albert avait oublié depuis longtemps la lettre qu'il avait dans sa poche. Encore moins il se doutait que l'oreille de la comtesse, une oreille de femme amoureuse, avait deviné le froissement du papier tandis que son mari la serrait sur son cœur. Il répondit, sans la moindre intention perfide:
—Dieu merci! le temps des navigations est passé. Que ferions-nous d'une horloge ou d'un chronomètre? Elles fuient déjà trop vite, ces heures pendant lesquelles nous sommes tout entiers l'un à l'autre dans ce coin prédestiné. Ma bien-aimée! tâchons de vivre sans questionner notre âme!
Les gens d'expérience peuvent imaginer si Thérèse pensa pour deux durant cette journée. Le ciel était magnifique, l'air si pur que chaque aspiration de la poitrine était une volupté. Celui qu'elle aimait ne la quitta pas un instant, lui faisant la lecture à haute voix, comme jadis sur le pont de la dahabieh qui les emportait à Louqsor. De la terrasse où ils étaient assis, leurs yeux pouvaient contempler l'un des plus beaux panoramas du monde. Et pourtant les minutes se traînaient, pour elle, vingt fois plus lentes qu'autrefois, dans sa cellule de novice, au couvent de l'avenue Kléber. Oh! comme elle regrettait alors cette paix du cloître! Car, au prix de l'angoisse présente, les luttes qui s'étaient agitées en elle, entre l'amour d'un homme et l'amour de Dieu, lui semblaient une paix. Il n'y avait plus à douter. Albert avait résolu de garder la lettre pour lui seul, l'horrible lettre, le secret maudit!
Pauvre Thérèse! Elle ne se souvenait plus qu'elle en avait un à son compte: Fortunat Cadaroux et sa poursuite audacieuse. Que celles qui n'ont jamais oublié des secrets moins innocents lui jettent la première pierre!
Sénac s'aperçut que sa femme était distraite et l'interrogea. Elle répondit par le «je n'ai rien» ordinaire en pareille circonstance, tout en croyant mettre dans la réponse et dans le regard qui l'accompagnait une froideur significative. Mais ses yeux désobéissants disaient juste le contraire de ce qu'on les priait de dire, si bien que l'heure finit par arriver où cet époux, réservé aux peines de l'enfer, put se croire aux portes du paradis. C'en était trop! Cette contrainte, cette cruelle souffrance, non moins insupportable pour avoir une cause imaginaire, cette plainte depuis des heures prête à sortir et toujours refoulée par dignité, toute cette torture finit par dompter les nerfs de Thérèse. Elle s'affaissa tout à coup sur la peau d'ours de sa chambre, aussi blanche que les dentelles de sa robe de nuit, envoyant à son mari une supplication suprême dans un regard, éteint bientôt sous la frange d'or des longues paupières…
Sénac, éperdu de terreur, faillit tomber à côté d'elle. Appelant à lui toute son énergie et toute sa force, il la porta sur son lit, cherchant à lui prodiguer les soins les plus tendres. En réalité, il ne faisait guère que l'appeler d'une voix tendrement désolée qui semblait devoir ramener à la vie une morte elle-même. Thérèse vivait, Dieu merci! Elle ouvrit les yeux, reconnut Albert, et jeta les bras autour de son cou avec une violence si passionnée qu'il en fut presque étouffé. Puis elle fondit en larmes, sanglotant comme la plus malheureuse des créatures, le visage tout contre lui.
Pendant une minute, il l'interrogea sans obtenir une réponse. Enfin elle fit céder la honte qui lui fermait la bouche à l'horreur qu'elle éprouvait pour cette comédie sacrilège prête à se jouer, pour ces baisers qu'elle allait recevoir et qu'il faudrait rendre, avec un ressentiment mortel caché dans son cœur. Elle cessa de pleurer tout à coup, et, plus près d'elle encore, ses bras attirèrent son mari, peu rassuré par l'incohérence inexplicable de la crise.
—Elle t'a écrit! gémit-elle. Pourquoi me le caches-tu?
Sénac ne comprit pas tout d'abord de quelle correspondance clandestine on l'accusait La seule femme dont Thérèse eût le droit d'être jalouse, cette Clotilde de Chauxneuve qu'il avait aimée autrefois, n'avait pas donné signe de vie depuis leur mariage… Il se rappela soudain qu'Herma de Boisboucher lui avait écrit le matin même. Ainsi, tout ce qu'il venait de voir, cette syncope, ces larmes, cette exaltation de tendresse, n'était que la plus vulgaire et la moins méritée des scènes conjugales! Sa déception fut grande. Il trempait ses lèvres dans une boisson amère et glacée, alors qu'il croyait boire jusqu'à l'ivresse une liqueur brûlante, douce comme le miel!
Il était plus mal préparé qu'un autre, par la loyauté et la justesse de son âme, à comprendre la jalousie, cette tendre et sublime injustice des cœurs féminins les plus parfaits. Il n'en avait jamais vu l'explosion, n'ayant jamais été aimé sincèrement et passionnément. Il ne la connaissait que pour en avoir entendu parler à ses amis, de la façon dont les hommes en parlent toujours, c'est-à-dire comme du pire des fléaux, comme d'un mal qu'il faut couper dans sa racine, d'une main ferme. Il se dégagea doucement du frais collier qui l'entourait, fit signe à sa femme de se calmer, la baisa au front, s'assit auprès d'elle, et, sans quitter une petite main qui commençait à devenir brûlante, il dit:
—C'est à cause d'une lettre que tu pleures, que tu t'évanouis et que tu as la fièvre! A cause d'une lettre de notre cousine de Boisboucher! Pauvre Herma! Si elle se doutait!…
La petite main se crispa autour du poignet d'Albert. D'une voix sourde, les yeux fixés droit devant elle, Thérèse répondit:
—Je la déteste!
—C'est toi qui parles! répliqua le mari. Toi qui m'as reproché souvent de ne point souhaiter du bien à ceux qui nous haïssent et veulent nous perdre! Quel mal t'a fait madame de Boisboucher? Comprends-tu que ta jalousie nous accuse du même coup, moi d'être un homme sans parole et sans loyauté, elle d'être une amie perfide?
—C'est plus fort que moi, soupira Thérèse. Je n'ai pas pu me vaincre.
—Enfant! qu'est-ce qui t'inquiète? Je connais Herma depuis qu'elle est mariée. J'aurais pu lui faire la cour quand j'étais libre: je n'y ai jamais songé. Et je commencerais aujourd'hui? Hélas! ai-je le temps de m'occuper des autres, moi qui suis trop souvent séparé de toi par de sottes affaires, quand nous sommes à Paris?
—Précisément, tu la distingues des autres. Elle te distrait; tu as confiance en elle. C'est la seule qui ait de l'influence sur toi.
—C'est probablement notre seule véritable amie.
—Tu lui répondras?
—C'est déjà fait. Sois tranquille. Si tu m'avais dicté ma lettre, elle ne serait pas écrite plus sagement… Tu retires ta main?
—J'ai froid, soupira Thérèse en remontant la couverture jusqu'à son menton.
Pendant une seconde, Sénac fut sur le point d'en rester là de sa leçon et de dire à sa femme:
—Tu as froid? Chauffe-toi là, sur mon cœur! Quant à Herma, que son nom même disparaisse de notre souvenir. Demain, pour la dernière fois, elle verra mon écriture, et si jamais une enveloppe à son chiffre s'aventure chez nous, ta propre main la livrera aux flammes, sans que la mienne l'ait touchée.
C'est ainsi qu'un homme ordinaire eût répondu, tout en se promettant in petto d'employer à l'avenir la poste restante. Albert de Sénac était de ceux qui n'admettent ni la dissimulation, ni l'inconséquence, ni la faiblesse. Pour tout dire, en un mot, il connaissait peu les femmes et partageait l'erreur de ses semblables, qui veulent bien être aimés avec passion, mais sans jalousie. D'autres que lui, en tuant sans pitié la jalousie, ont éteint la passion.
Néanmoins il eut besoin de faire un effort pour mener jusqu'au bout, avec la froideur nécessaire, la cure morale qu'il avait entreprise. Tirant de sa poche la fameuse lettre, il dit à Thérèse:
—Pour ta punition, tu vas lire ces pages. Tu verras qu'elles sont écrites par une femme obligeante et habile. Et si tu trouves qu'elle pousse l'habileté trop loin, souviens-toi de celle question significative de Champenois, en plein parloir monastique: «Connaissez-vous Montoussé?» Le rapprochement est curieux.
La comtesse, devenue très calme en apparence, parcourut la missive d'un bout à l'autre. Tout ce qu'elle avait gagné, c'était d'entendre dire que madame de Boisboucher avait le beau rôle. D'une voix posée, redevenue maîtresse d'elle-même, elle demanda:
—Ainsi donc, nous allons entrer en relations avec madame Chandolin?
—Ah! Dieu, non! s'écria Sénac dont l'humeur n'était pas encore suffisamment exhalée. Ce serait bien autre chose qu'avec Herma! La Chandolin est coquette, vicieuse, dégagée de tout scrupule; avec cela, supérieurement jolie. Si je la voyais, c'est pour le coup que tu te mettrais dans des états violents!
—Ami, répondit Thérèse, veux-tu me croire? Je te promets de n'être plus jalouse. Tu m'as convaincue, ou du moins tu m'as guérie. Non, plus jamais nous ne recommencerons une journée pareille à celle-ci. Pardonne-moi le spectacle ridicule que je t'ai donné. M'évanouir comme une sotte!… Pareille chose ne m'est arrivée que deux fois dans toute ma vie…
Elle se tut, ne voulant pas céder à l'émotion qui la gagnait, car elle se souvenait de cette première syncope, survenue la veille du jour fixé pour sa prise d'habit. Sénac devina ce qui se passait en elle, et, désarmant aussitôt:
—Ne regrette pas ce que tu as fait un jour, dit-il en la prenant dans ses bras. Je t'aime à cette heure plus que je ne t'aimais alors, et Dieu m'est témoin que mon cœur est fidèle. Ne le crois-tu pas?
—Je crois, répondit-elle évasivement, que tu m'as donné tout ce qu'un cœur d'homme peut donner en ce monde.
Albert ne comprit pas la suprême amertume de ces paroles, et, tout près de l'oreille de sa femme, sa bouche murmura de tendres prières de pardon. Elle répondit d'une voix devenue soudain maternellement tendre:
—Je me sens un peu brisée, comme il arrive après un remède énergique. Va! ne crains rien! Pour tout ce qui dépend de moi, tu seras heureux.
—Mais toi aussi, tu seras heureuse?
—Je suis heureuse! Bonsoir: je t'aime comme il faut aimer.
Thérèse de Sénac pleura longtemps, cette nuit-là,—par excès de bonheur, sans doute.
Quelques jours après, elle trouva dans son courrier une enveloppe furieusement parfumée, portant son adresse en caractères d'un demi-centimètre de haut, ce qui est, pour les élégantes d'aujourd'hui, l'écriture à la mode et la solution de ce problème: dire le moins de choses possible dans une page.
L'enveloppe contenait un morceau de carton gris perle, rayé de larges bandes d'argent, avec un chiffre à peu près invisible à l'œil nu. En revanche, on aurait pu lire à cinq pas les lignes suivantes:
«Excusez-moi, madame, si je vous dérange à titre de voisine de campagne, quêtant pour les pauvres. Une de mes amies, la duchesse de Lautaret, organise en face de nous, à Meillerie, des régates de bienfaisance; moi-même je m'occupe de fréter un vapeur pour transporter là-bas les habitants de notre rive qui veulent bien payer leur ticket un peu trop cher. Vous devinez où ira le bénéfice. J'ai déjà recruté quelques passagers, et serais très heureuse si je pouvais porter votre nom et celui de M. de Sénac sur ma liste. Tout cela n'est guère correct, je l'avoue; mais il s'agit de nos pauvres compatriotes de Savoie, et nous sommes en Suisse, terre de la liberté.
»Votre voisine et servante,
Thérèse passa le billet à son mari d'un côté de la table à l'autre—ils étaient à déjeuner—et parut s'absorber complètement dans la lecture d'une autre lettre; mais sa main tremblait un peu.
—Quelle écriture! quel papier! quel chiffre! dit Albert, extrêmement ennuyé de voir le sujet scabreux ramené sur le tapis. Jusqu'à cette manière prétentieuse d'écrire son prénom: Ma-gue-de-laine!
—C'est la forme hébraïque, nota sérieusement Thérèse, tout en continuant sa propre lecture.
Albert se leva de table et se mit à marcher de long en large, raisonnant tout haut:
—Évidemment, notre étourdie de cousine a mis en train ses manœuvres diplomatiques sans attendre ma réponse. Vous ne supposez point, j'imagine, qu'il y a eu nouvel échange de correspondance entre nous; encore moins que j'ai rien fait pour nous attirer cette invitation indiscrète?
—Ce n'est qu'une quête pour les pauvres, ce qui supprime toute indiscrétion.
—Oui, mais madame Chandolin sait de quoi il retourne. Si nous acceptons, c'est un traité d'alliance. Un refus nous rend les ennemis de… la grande amie du président Montoussé. Voilà le joli dilemme où nous place la folie d'Herma. Toute sa vie elle n'a su faire que des bêtises! Parbleu! il ne nous manquait plus que d'avoir une Polonaise pour nous diriger dans nos embarras!
Thérèse ne disait rien pour attiser cette belle colère, la jugeant peut-être un peu factice.
—Enfin, ma chère, il s'agit de savoir ce que vous décidez, reprit Sénac, en piaffant sous lui pareil à ces chevaux qui pointent toujours à la barrière qu'ils ont heurtée une fois.
Mais Thérèse, un certain soir, s'était juré qu'on ne l'accuserait plus d'être jalouse. Elle répondit:
—Je décide en faveur des pauvres. J'ignore et veux ignorer ce que madame Chandolin peut avoir sur la conscience. Ne jugeons point les autres, afin de n'être point jugés.
—Ou plutôt afin d'être bien jugés. Voilà ce que diront les sceptiques.
—Faut-il pas que vous perdiez un procès qui est juste, pour leur faire plaisir?
—Oh! oh! ma chère femme, nous faisons de bien grands progrès dans la sagesse humaine!
—Il n'était que temps! Est-ce aujourd'hui que nous allons chez notre voisine?
—Rien ne presse. Pour le moment, une lettre suffirait.
—J'aime autant qu'on ne voie pas votre écriture ni la mienne dans les petits papiers de cette dame.
—Comme vous voudrez, dit Albert.
Au fond de lui-même il était vexé, car il devinait bien pourquoi sa femme faisait si fort la brave. Mais il n'en laissa rien voir, dominé par ce point d'honneur conjugal qui, comme l'autre, mène parfois sur le terrain deux adversaires qui meurent d'envie de s'embrasser.
Donc, le lendemain, ils allèrent chez la belle Magdelaine de même qu'ils seraient allés en Belgique: pour se faire voir réciproquement qu'ils n'étaient pas gens à reculer.
—Madame, dit un peu froidement Thérèse, je viens m'inscrire sur votre feuille de passages pour Meillerie. Vous êtes mille fois bonne de nous avoir offert des places.
—Comment donc, madame! Je serais allée vous les offrir chez vous sans les bruits calomnieux qui couraient sur votre santé. On vous disait souffrante, et, de fait, on ne vous a vue nulle part sur les bords du lac.
—J'y suis venue, je l'avoue, pour me reposer. Mais on peut bien se fatiguer un jour pour les pauvres.
Une jeune femme, non moins élégante que la maîtresse de la maison, causait à l'autre bout du hall avec un jeune homme à la cravate inquiétante. La pièce étant fort vaste, ils ne s'étaient pas dérangés.
—Venez ici, Valentine, cria madame Chandolin, nous n'avons pas souvent d'aussi belles visites.
Ainsi rappelés à l'ordre, les deux causeurs interrompirent leur duo et s'avancèrent sans enthousiasme. Magdelaine les nomma aux Sénac:
—Vicomtesse de Navacelles, prince de Cadempino.
Elle ajouta, s'adressant à Thérèse:
—Quant à celui que j'aurais voulu vous présenter avant tous les autres, je veux dire M. Chandolin, il est sorti pour faire de la photographie.
—C'est donc qu'il évite les jolis modèles comme d'autres les recherchent, répondit galamment Sénac.
En même temps, il jetait au prince un regard qui semblait dire:
«Comment n'avez-vous pas trouvé ça?»
Cadempino fit semblant de vouloir lui sauter au cou.
—Oh! ces Français! que d'esprit! que de galanterie!
—Le modèle vivant, expliqua Magdelaine, est dédaigné par mon mari. La nature seule l'intéresse. On peut même dire qu'elle l'absorbe. Il ne rentre souvent qu'au soleil couché.
—Mon Dieu! fit observer Sénac avec une pointe d'ironie, voilà le côté faible de cet art. On ne peut pas photographier la nuit.
Pendant ce temps-là, Thérèse était en butte aux compliments du prince qui, cette fois, faisait semblant de vouloir se jeter à genoux. Mais son accent montrait tout de suite à qui l'on avait affaire, et l'on se sentait rassuré.
—La comtesse de Sénac! la plou belle des comtesses blondes de Paris, la madona aux cheveux d'or, comme nous l'appelons! Oh! ces cheveux! Oune manteau royal, j'en souis soûr, quand ils se déroulent!
Thérèse, un peu inquiète, regarda son mari, mais cet unique échantillon de l'espèce visible pour l'instant causait avec madame de Navacelles, non plus agité que si Cadempino eût exalté les charmes d'une fresque de Pompéi. Obligée de se défendre elle-même, la comtesse essaya de déverser sur madame Chandolin cette lave de volcan.
—Il me semble, dit-elle en regardant la belle Magdelaine, que, sous le rapport du blond, j'ai trouvé ici une rivale.
—Non! c'est trop drôle! s'écria la prétendue rivale en se renversant dans son fauteuil pour mieux rire. Valentine, écoutez ça! Madame de Sénac qui me fait des compliments sur la couleur de mes cheveux! Vous qui racontez si bien, je vous recommande le mot.
Valentine de Navacelles, brunette mûrissante, au visage mat un peu bouffi, s'esclaffa de rire sans qu'on entendît le moindre son sortir de sa bouche gourmande. Elle mit ses mains sur ses hanches, balança une demi-douzaine de fois sa tête d'une épaule à l'autre, et dit avec profondeur:
—Je le donnerai à Dumas pour sa prochaine pièce.
La pauvre Thérèse se demandait avec frayeur ce qu'elle avait pu dire de si prodigieux. La maîtresse de maison eut pitié d'elle.
—Chère madame, il faut vous confesser que j'ai les cheveux les plus bêtes du monde: ni bruns ni blonds; entre les deux. Je me teins sans scrupule, comme vous voyez. Or, il n'y a pas deux mois, je faisais mes emplettes de départ avec madame de Navacelles. Nous sommes entrées chez mon coiffeur pour lui demander ma provision de teinture. Et savez-vous ce que je lui ai prescrit? D'attraper le blond merveilleux de la comtesse de Sénac. Ma foi! il n'y a pas à dire,—ça y est! Comme on se retrouve!
Thérèse leva mélancoliquement les yeux vers la glace pour voir si «ça y était» réellement.
Albert, trouvant sa femme un peu morose, vint à son secours:
—Vous êtes embarrassée, ma chère? Je le comprends; vous n'êtes pas habituée à des compliments aussi flatteurs. Mais si nous parlions un peu des régates?
Madame Chandolin développa son programme:
—Le vapeur est loué et le meilleur tapissier de Genève le décore. Nous aurons à bord un orchestre pour faire danser, et un restaurant, pas trop mauvais, j'espère. Le matin des régates nous partons d'ici; nous déjeunons en route. Le soir, après les courses, nous dînons à bord, en rade de Meillerie, par tables séparées. Madame de Sénac voudra bien me faire l'honneur de s'asseoir à la mienne. J'ai déjà notre chère duchesse avec ses invités, puis quelques amis: Luzinargues le journaliste, notre futur ministre des finances Bérisal, le président Montoussé…
—… Futur garde des sceaux, continua Sénac avec une gravité imperturbable. Je vois que nous serons en bonne compagnie et j'espère que, pour cette fois, M. Chandolin délaissera la nature morte.
Au même instant, on remit une lettre à madame Chandolin qui en prit lecture, en s'excusant, et manifesta une joie complète.
—Nous aurons toute la coterie Thilorier, fit-elle en passant la lettre à son amie Valentine. Lise m'annonce huit ou dix personnes.
—Qu'appelez-vous la coterie Thilorier? demanda Sénac. La chose m'intéresse, puisque nous sommes embarqués sur le même navire.
L'humeur de Valentine commençait à souffrir de l'admiration trop peu déguisée du prince pour madame de Sénac. Elle répondit assez aigrement:
—Le salon de Lise Thilorier est connu de tous les Parisiens.
—Ma chère, vous voyez bien que non, riposta Magdelaine, prenant le parti du comte. Il ne faut pas croire tout ce que cette ennuyeuse vous raconte sur son propre mérite.
—Si elle vous ennuie, pourquoi vous réjouissez-vous de l'avoir sur votre bateau?
—Oh! par pure charité. La recette des pauvres s'augmente d'autant.
Si je n'écoutais que mon goût…
—Cependant, à Paris, je ne puis aller chez elle sans vous y trouver.
—Oui; j'y vais passer une demi-heure toutes les fois que je peux. C'est toujours trente minutes pendant lesquelles je suis sûre qu'on m'épargne.
Albert de Sénac suivait avec la satisfaction d'un dilettante la conversation des deux amies. Pour la détendre un peu, Magdelaine changea d'interlocuteur et s'adressant à lui:
—N'ayez pas peur, fit-elle. L'observateur que je devine en vous ne regrettera point de pouvoir étudier ce monde-là pendant quelques heures. Lise Thilorier est une femme bien douée, assez bonne au fond, qui connut, comme auraient dit nos pères, d'autres plaisirs que ceux de l'esprit. Elle serait encore agréable sans le snobbisme intellectuel qui est devenu toute sa vie. Certes, je ne lui fais pas un crime de rechercher les gens d'esprit et de réputation; mais elle voit ces deux avantages par leur petit côté. L'esprit, pour elle, c'est le mot; la gloire c'est le salon. Il y a vingt ans qu'elle travaille à s'en faire un. Aujourd'hui, le salon Thilorier existe, et même c'est une des forces du Paris artificiel que créent peu à peu le journalisme, la réclame et l'admiration réciproque. Cette force provient de ce que la maîtresse de la maison et les gens qui la fréquentent sont fort unis, ayant besoin les uns des autres. Tout homme de littérature ou de théâtre, tout artiste, tout personnage, en un mot, vivant de la notoriété, commettrait une grande faute en n'allant pas chez Lise. Pour ceux-là, c'est une petite Bourse où l'on fait monter les cours de la célébrité et où l'on prépare les émissions du succès. Pour les simples curieux, c'est un musée Grévin où les figures sont vivantes et parlent à merveille, sans compter que l'on dîne chez les Thilorier comme nulle part.
Cependant Cadempino en était arrivé aux grandes déclarations. Il jurait à Thérèse, parlant à sa personne, n'avoir jamais rencontré «de créature humaine plou sédouisante»; mais il le jurait à tue-tête, ce qui ôtait à ses paroles toute arrière-pensée coupable. Néanmoins Albert vit sa femme si malheureuse qu'il jugea bon de l'arracher à son supplice.
Quand ils furent seuls:
—Tu ne connais pas les princes italiens, dit-il pour la remettre, les Napolitains surtout. J'imagine que la principauté de Cadempino est située au flanc du Vésuve. Rassure-toi. Les Italiens ne sont vainqueurs que quand on les aide, et comme tu n'aideras pas celui-là…
—Tais-toi, dit-elle. Je ne te reconnais plus. Tu ne prends plus rien au sérieux.
—Chère femme!… fit Albert en pressant le bras de sa compagne sous le sien. Une seule chose est sérieuse et le sera toujours: toi! Ce que nous traversons maintenant n'est qu'un mauvais rêve. Nous l'oublierons bientôt quand la paix sera revenue.
—Hélas! répondit-elle, j'ai peur au contraire que nous ayons rêvé jusqu'ici, et que ce soit maintenant la réalité qui nous entoure!
Le grand jour venu, les Sénac trouvèrent sur le bateau une réunion assez nombreuse de Français en villégiature sur ces rives pittoresques. Deux femmes se disputaient l'empire, mais sans crainte de guerre civile, car Magdelaine Chandolin se contentait de la couronne de la beauté, laissant à Lise le sceptre de l'esprit. Chacune s'installa au milieu de sa cour, l'une à bâbord, l'autre à tribord, près du gouvernail. Le reste du pont fut cédé aux indigènes et aux passagers cosmopolites, menu fretin dont on acceptait l'argent, mais rien de plus. Le vapeur coquettement pavoisé mit le cap sur Meillerie; la journée s'annonçait radieuse.
—Et maintenant, messieurs, dit madame Thilorier, ayons de l'esprit. Comtesse, venez près de moi. Voue trouverez ici un poète pour vous chanter, un lauréat du Salon pour vous peindre, un romancier pour conter les passions que vous allez faire, dans cette seule journée, «sur la terre et sur l'onde».
Alors elle commença les présentations, nommant à Thérèse les personnes qu'elle venait d'indiquer et bien d'autres encore, parmi lesquelles Thilorier père, Thilorier fils,—dix-huit ans—et Jeanne Thilorier, blondinette un peu plus âgée, presque jolie, mais gâtée par l'absence complète de naturel. Un académicien pour dames, un député de la gauche, dernier débris de la République athénienne, un jeune homme qui se faisait la tête de Louis-Philippe et dont le père avait été l'ami de madame Récamier, défilèrent successivement devant Thérèse; mais Désormes, le fameux critique du Globe, se contenta de se soulever de son banc, sans la regarder. Il lisait son propre article dans son propre journal, arrivé le matin de Paris.
Chose effrayante! Tous ces gens avaient de l'esprit, et ils en avaient toujours, sauf Thilorier père, devenu bête comme les artilleurs deviennent sourds. Dans cette société, le moindre éternuement était spirituel; certains bruits de mouchoirs faisaient rire tout le monde, ou du moins tous les initiés du cénacle. Au bout de cinq minutes, la pauvre Thérèse qui n'avait encore rien dit d'étincelant se rendit compte que le cercle attendait le «mot» dont elle devait payer son entrée. Naturellement le mot ne vint pas, et la malheureuse découvrit, pour la première fois de sa vie, qu'elle manquait déplorablement d'intelligence. Elle chercha des yeux Albert qui, prudemment, avait choisi sa place dans le clan Chandolin, du côté des jolies femmes. A voir l'air gracieux qu'avait Magdelaine en l'écoutant, les affaires de Cadaroux devenaient mauvaises.
Cependant le clan Thilorier renonçant à faire briller la comtesse allumait les premières fusées de la conversation. Le jeune Abel eut un mot avant les autres. Ce n'était pas un mot de premier ordre, mais enfin c'était un mot. L'heureuse mère fit un porte-voix de ses deux mains et, s'adressant à sa fille qui écoutait langoureusement l'académicien loin de toute oreille indiscrète:
—Jeanne! cria-t-elle d'une voix de fausset, ton frère vient d'être brillant.
Et Thérèse comprit ce que cette parole voulait dire.
Désirant, malgré tout, être bonne à quelque chose, elle se donna courageusement le rôle de comparse et se livra sans défense à Désormes, dont l'auditoire ordinaire était un peu distrait. Le grand homme, qui avait achevé de lire son feuilleton, roulant sur lui, Désormes, à propos de Victor Hugo, entreprit de le commenter à sa voisine. Mais la malheureuse commit une faute qui la déclassa terriblement: elle laissa voir qu'elle ne lisait jamais le Globe. Tout à coup Lise Thilorier, qui n'aimait que les conversations générales, fit sa rentrée par cette phrase inattendue:
—Victor Hugo! jamais je ne lui pardonnerai d'avoir manqué son rôle. Avec un peu plus de tenue politique et sociale, cet homme-là aurait eu un salon comme Paris n'en connaîtra jamais.
Thérèse regarda celle qui venait de parler pour voir si elle était sérieuse. Quant à Désormes, il ôta son pince-nez, regarda en l'air, un peu de côté, à la façon d'une pie qui médite sur son perchoir, et répondit modestement.
—Je n'ai pas vu cela dans mon étude; mais je garde l'idée: Le salon qu'aurait pu avoir Victor Hugo. C'est un sujet, cela!
Madame de Sénac ouvrait de grands yeux; le critique s'y trompa, voyant de l'admiration dans ce qui n'était que l'ahurissement poussé à son comble. Cette personne attentive, qui l'écoutait sans interrompre, poussant des «oh!» et des «ah!» pleins de déférence, commençait à lui plaire par son tact discret, à ce point qu'il lui décerna un brevet d'esprit par une phrase incidente. Elle aurait pu le gagner autrement, mais le moyen qu'elle avait pris, sans s'en douter, ne manque jamais et vaut qu'on le recommande.
Pendant ce temps-là, Sénac faisait florès auprès des dames. Les judicieux conseils d'Herma de Boisboucher lui revenaient à la mémoire. Certes, il fût mort plutôt que d'implorer directement les bons offices de la séduisante amie de son président. Mais si la belle prenait fantaisie de servir sa cause, était-il déshonoré pour si peu? Même au milieu de toute la gaieté capiteuse de ses voisines, son procès le rendait parfois un peu sombre. Dans un moment où nul ne pouvait l'entendre:
—Voyons, lui dit Magdelaine à voix basse, ne soyez pas lugubre. L'autre soir, après votre visite, j'ai consulté les astres. Ils vous annoncent la victoire sur tous vos ennemis.
—Merci! bel astrologue, répondit Sénac. Mais ce délicieux chapeau ne ressemble guère à celui de Nostradamus.
Et, moitié fâché, moitié content, il pensa:
«Cette folle d'Herma lui a déjà conté toute mon histoire.»
Au déjeuner, qui fut servi bientôt, le camp de l'intelligence et le camp de la beauté se mêlèrent pacifiquement. Albert fut félicité de l'esprit de sa femme; celle-ci reçut des louanges sur la galanterie charmante de son mari, ce qui leur causa visiblement un plaisir inégal. Mais Thérèse avait promis de n'être plus jalouse. Elle n'avait pas promis d'avoir faim et mangea du bout des dents.
A peine arrivé à Meillerie, le bateau fut enlevé à l'abordage par une troupe élégante et joyeuse conduite par la duchesse en personne. Chacun reconnut ses amis; les groupes se formèrent et l'on débarqua bras dessus bras dessous pour aller voir les régates. Madame de Lautaret, qui présidait l'estrade d'honneur, mit Thérèse à sa droite et Magdelaine à sa gauche. Valentine avait retrouvé Cadempino, venu de son côté pour ne pas donner trop beau jeu aux bonnes langues du groupe Thilorier. Un écho fâcheux pouvait arriver aux oreilles d'un mari peu commode retenu en France par la saison des chasses.
Bérisal était à son poste derrière madame Chandolin. Son chapeau haut de forme, ses favoris où la neige commençait à paraître et son ventre déjà lourd lui donnaient la mine d'un magistrat, tandis que le président Montoussé avec son chapeau de paille cerclé d'un ruban bleu, son gilet blanc, sa jaquette flottant autour d'un torse maigre, pouvait passer pour le type de l'agent de change favori des dames. Il s'était fait présenter à la comtesse de Sénac par Magdelaine, et, tout en débitant les banalités de circonstance, il tournait sur la nouvelle venue un regard discrètement curieux, où l'on pouvait deviner qu'il connaissait déjà son histoire, ce qui la contrariait péniblement.
Un petit homme assez laid, portant les cheveux taillés en brosse et la barbe en collier, à l'américaine, circulait partout, son carnet à la main, frappant sur l'épaule des commissaires et des yachtsmen, gourmandant les agents de police, questionnant les femmes à propos de leurs toilettes et prenant des notes sous leur dictée.
Tout en écrivant, il madrigalisait à sa manière:
—Exquise! adorable! Vous me ruinez! Voilà une taille et un costume qui vont allonger encore mon télégramme. J'en aurai pour vingt-cinq louis. Au moins, êtes-vous abonnée?
Il passa devant la duchesse:
—Nous dépassons dix-sept mille, rien qu'à Meillerie, fit-il d'un air très sérieux. Et vous, madame Chandolin, qu'est-ce que vous nous donnez pour la recette du bateau? Vous ne savez pas encore? C'est ennuyeux. Comment voulez-vous que je fasse mon article?
Apercevant Thérèse, qu'il ne connaissait pas, il demanda son nom à madame de Lautaret, sans se donner trop de peine pour n'être pas entendu; puis il prit des notes sur son carnet, en dévisageant la comtesse avec un flegme imperturbable.
—Tout à fait réussie, murmura-t-il en ébauchant un sourire accompagné d'un léger salut.
Et comme Montoussé se rangeait pour lui livrer passage:
—Veinard de président! grommela-t-il de son même ton froid. Vous n'avez rien à faire qu'à papillonner auprès des jolies femmes! Moi, je tombe de fatigue. En voilà une chaleur!
Il s'éloigna ruisselant. Thérèse, tout interloquée, demanda:
—Qui est donc ce monsieur si affairé et si peu cérémonieux?
—Vous ne le connaissez pas? C'est Luzignargues, le journaliste.
—Grand Dieu! Est-ce qu'il va mettre mon nom dans son journal?
Déjà elle se figurait la colère de son mari. Mais elle l'aperçut au même instant, comme il serrait la main de Luzignargues, avec un peu d'ennui, mais sans amertume.
Évidemment, il était résigné d'avance à toutes les épreuves pénibles ou bizarres de la journée.
Les régates furent courues au milieu des hourras des spectateurs populaires; le public élégant sommeillait quelque peu dans les tribunes. Après le dernier coup de canon d'arrivée, la duchesse donna le signal de la retraite et fut suivie de son cortège. Mais tout à coup on vit surgir Luzignargues, s'essuyant plus que jamais le cou, les cheveux et la figure.
—Mesdames, dit-il gravement, je viens d'expédier mon télégramme à
Paris; ma tâche est finie; le journaliste va vous quitter…
Il s'arrêta et prit un temps, comme un acteur à la mode, sûr de son effet. Des protestations féminines s'élevèrent.
—… Mais l'homme du monde vous reste, acheva-t-il avec un beau geste de la main droite.
Alors, tandis que des applaudissements éclataient, il prit possession de son nouveau rôle en offrant son bras à Thérèse, qui l'accepta machinalement.
—Où dînez-vous, comtesse?
Dans le trouble croissant d'une stupéfaction inexprimable, elle balbutia:
—Mais, sur le bateau, je crois… Madame Chandolin a organisé…
—Charmant! dit Luzignargues. Je lâche le banquet officiel. Nous sommes à la campagne; je m'invite sans façon.
Il se dirigea vers la jetée, entraînant la comtesse dont le découragement n'avait plus de bornes. Comme elle cherchait des yeux son mari, elle l'aperçut au bras de madame Chandolin, avec Bérisal et Montoussé en serre-files. Ce fut le dernier coup. Elle baissa la tête sous la main de la destinée, et se laissa conduire, songeant au temps où les Sénac se faisaient des ennemis par un choix de relations trop difficile.
Sur le bateau, on retrouva les Thilorier qui, dédaignant les banquettes de la tribune, étaient restés à bord où ils avaient eu deux plaisirs au lieu d'un. Car, tout en suivant d'un œil distrait le vol des périssoires et le virage des canots aux grandes voiles blanches, ils avaient assisté à une passe brillante de l'éternel tournoi entre Désormes le critique et Laverjane le romancier. Le fond de la dispute était toujours le même; les arguments seuls variaient.
—Vous êtes incapable de créer, disait l'un. Vous êtes des fakirs, résumant tout l'univers créé dans la contemplation de votre nombril auguste. Vous n'avez jamais pu réussir une pièce de théâtre, pas même une simple nouvelle.
—Vous manquez d'érudition, répondait l'autre, et, depuis que vous avez remplacé l'imagination par le document et l'analyse, vous ne créez pas plus que nous.
—Qu'est-ce qu'un critique, sinon le gardien du sérail des beautés littéraires? Et de quel droit vous présentez-vous au public, dont vous encombrez l'attention, comme un pacha brillant, magnifique et rassasié de victoires? Si l'on vous prenait au mot!…
—Vous, romanciers contemporains, vous êtes les époux vieillis et fatigués de la pauvre littérature. Entre elle et vous, tout se passe en belles paroles. Vos respects forcés, aussi bien que vos simulacres de brutalité ou de gaillardise, cachent une même impuissance, l'impuissance du siècle qui finit. Allez! si le public nous préfère, c'est que nous avons un avantage qui vous manque: l'érudition.
Le combat ne prit fin qu'à l'arrivée de madame de Lautaret et de son cortège, complété au dernier moment par Cadempino et Valentine qui semblèrent sortir d'entre deux pavés. On se mit à table comme on put. Les places manquaient, la chère était médiocre et la seule recherche qu'on pût y trouver était la recherche de l'économie. Magdelaine Chandolin, officiellement responsable envers les souscripteurs, était doublement vexée à cause de la présence de Luzignargues habitué aux menus plantureux de la duchesse. Pour l'achever de peindre, comme on finissait de passer le rôti découpé en atomes, on entendit la voix d'Abel Thilorier qui criait d'un bout de la table à l'autre, ce qui était le genre favori de la famille:
—Maman! c'est moi qui ai la truffe!
Cette saillie d'enfant terrible souleva des bravos, presque aussitôt couverts par l'orchestre du bord qui faisait aux convives français la galante surprise de jouer leur hymne national. Thérèse regarda son mari qui mordait sa moustache. Il était écrit qu'aucun plaisir ne manquerait à leur journée, pas même celui de dîner aux accords de la Marseillaise. Fort heureusement, une pluie bienfaisante empêcha le bal d'avoir lieu et l'on regagna de bonne heure l'autre rive du lac.
—Pauvre amie! pardonne-moi, dit Albert quand il se trouva seul avec sa femme. C'est moi qui t'ai entraînée dans ce guêpier. Mais je te jure que tout cela n'aura qu'un temps. Laisse-moi seulement me tirer des griffes de Cadaroux. Montoussé, qui est fin comme l'ambre, ne m'a dit qu'un mot, juste assez pour me faire voir qu'il est au courant et qu'il n'est point dupe de ce chantage. Que veux-tu? Il faut se défendre contre les coquins avec leurs armes. Nous redeviendrons nous-mêmes quand nous pourrons, bientôt.
Il va sans dire que madame Chandolin ne partageait nullement la manière de voir des Sénac sur la durée promise à leur amitié nouvellement éclose. Elle y allait, comme on dit, bon jeu bon argent, car elle trouvait Thérèse charmante, en toute sincérité, et la protégée d'une duchesse de bon aloi eût fait preuve de modestie bien méritoire en jugeant la comtesse de Sénac trop grande dame pour elle. Cette singulière personne, vicieuse avec intelligence, appréciait l'honnêteté chez ses amies comme elle considérait l'opulence chez ses amis: pour en tirer son avantage. Avec une adresse rare, elle habitua peu à peu les Sénac à la voir arriver aux Aiguebelles en voisine qui ne compte pas ses visites. Sans qu'ils pussent dire eux-mêmes comment la chose s'était faite, ils en étaient venus assez vite à lui parler de leur procès, dont elle saisit le fort et le faible avec l'intelligence d'une femme rompue au langage des affaires. Jamais elle ne prononçait le nom de Montoussé; mais un jour, sans avoir l'air d'y toucher, elle invita ses voisins chez elle avec le président. Albert sortit de là tout réconforté et dit à Thérèse:
—Je viens d'avoir une excellente conversation avec Montoussé, au fumoir. Nous étions seuls, et j'ai pu lui faire entendre tout ce que je désirais.
Quelques jours après, la saison devenant moins chaude, madame de Sénac vit qu'elle aurait besoin d'aller à Lausanne, pour des emplettes. Comme elle ne connaissait pas l'endroit, elle demanda quelques adresses à Magdelaine. Celle-ci, battant des mains, répondit:
—La bonne idée! Valentine et moi combinons une course à Lausanne.
Faisons-la ensemble.
Jour fut pris pour le lendemain. Albert avait une longue lettre à écrire à son avocat (l'heure fatale de la rentrée des tribunaux approchait). Il fut donc convenu que les trois femmes seraient seules pour leur expédition. Une fois sur le bateau, Magdelaine et Valentine causèrent de leurs emplettes et, par des transitions habilement ménagées, en arrivèrent à charger madame de Sénac d'un assez grand nombre d'achats dans les magasins qu'elle devait visiter pour son propre compte. A peine débarquées, les deux amies disparurent, se disant fort pressées par cent autres commissions. Quant à Thérèse, elle n'avait pas fait cent pas qu'elle tombait sur Montoussé, venu de Thonon par hasard, disait-il. Ce qu'il n'ajoutait point, c'est que le même hasard lui avait donné Bérisal comme compagnon et inspiré à Cadempino de venir de Vevey, par le train, une heure plus tôt.
—Permettez-moi de vous guider dans la ville, demanda le président.
J'en connais les détours et vous épargnerai bien du temps.
Son teint fleuri, ses yeux brillants, son sourire vainqueur déplurent à Thérèse qui, d'un autre côté, trouvait à bon droit la rencontre un peu suspecte.
—Monsieur le président, fit-elle avec une révérence assez froide, j'ai tant d'affaires aujourd'hui qu'il me faudra prendre une voiture.
Il ouvrit de grand yeux, pour voir s'il avait devant lui une plaideuse par trop habile ou par trop farouche. Mais elle était déjà loin, le laissant là planté sur ses jambes, comme une statue de la Justice en désarroi. Le bonhomme était fixé. Jamais plus les Sénac n'entendirent parler de lui… avant le jour de l'audience.
Cependant Thérèse courait les boutiques pour venir à bout de ses commissions—et de celles des autres—avant le passage du bateau. Elle rejoignit à bord ses compagnes qui riaient tout bas et chuchotaient, se disant exténuées, bien qu'elles revinssent les mains vides. La comtesse leur distribua ses paquets; on fit les comptes. Les deux charmantes personnes semblaient avoir quelque peine à rester sérieuses, derrière leurs voiles épais.
En rentrant, Thérèse conta son odyssée par détails à son mari, qui l'écouta froidement en apparence, bien qu'il fronçât les sourcils à plus d'un passage du compte rendu. Quand elle eut fini:
—C'est bien, décida-t-il. Nous ferons nos malles demain et nous partirons le soir.
—Pourquoi?
—Parce que tu es la plus chère et la plus honnête des créatures. Parce qu'il me serait désagréable d'avoir à jeter madame Chandolin hors de chez moi, et Montoussé dans le lac. Parce qu'il faut être de son siècle jusqu'à un certain point; mais pas au delà.
—Enfin! s'écria Thérèse en l'embrassant, je te retrouve! Ah! oui; partons!
Elle s'envola toute joyeuse pour donner les premiers ordres et écrire à la fidèle Mrs Crowe que le retour était avancé.
Resté seul sur la terrasse où la nuit tombait doucement, Sénac, beaucoup moins gai, s'abandonnait à la mélancolie qui l'avait visité plus d'une fois durant cet après-midi de solitude. Il se demandait par quelle fatalité rien de ce qu'il avait prévu, désiré pour son bonheur, et surtout pour celui de Thérèse, ne s'était accompli. Ainsi qu'un navire dont la boussole est dérangée par quelque courant mystérieux, leur existence avait dévié loin des pures et lumineuses routes qu'ils s'étaient tracées. Déjà ils connaissaient les intimités douteuses, l'égalité sans prestige, l'écœurante poursuite des patronages suspects. On aurait dit qu'un pouvoir jaloux se donnait la tâche de réduire à néant leurs aspirations les plus généreuses. Les pauvres de l'obscur village dont ils voulaient devenir les bienfaiteurs se tournaient contre eux; l'influence politique s'échappait des mains du gentilhomme calomnié. Enfin sa noble et sainte femme, cette radieuse Thérèse dont l'âme loyale semblait ignorer jusqu'à l'existence de certaines hontes, voilà que d'avilissantes admirations s'attachaient à ses pas, voilà que de vulgaires coquines s'en servaient pour abriter leur rendez-vous!
Et soudain, à l'évocation de la chère image, une angoisse douloureuse traversa le cœur abattu de Sénac. Depuis quelque temps, il voyait un travail mystérieux s'accomplir dans l'être entier de sa femme. Il se sentait non pas moins aimé, mais aimé de cette façon immatérielle, qu'il avait connue jadis, au début. Thérèse avait de nouveau pour lui des tendresses d'ange gardien planant au-dessus de la terre. Après avoir, pendant quelques semaines inoubliables, abaissé vers les roses de l'amour terrestre son vol alangui, elle semblait à cette heure s'élever encore une fois vers la sereine région des étoiles dont la clarté luit sans jamais s'éteindre, mais sans embraser.
Pourquoi changeait-elle ainsi?
Quelques heures plus tard, il lui posa cette question, d'une voix tremblante d'amour, tremblante aussi de l'inquiétude passionnée de Pygmalion sentant la chair redevenir marbre sous ses caresses. Thérèse lui répondit:
—O mon bien-aimé! avec bonheur, pour toi, je donnerais ma vie à l'instant même où je te parle. Ne crains rien: nous serons l'un à l'autre jusqu'au dernier soupir de nos poitrines. Si je te perdais, je n'aurais plus qu'à mourir. Mais, précisément, pour que rien n'éloigne ton cœur du mien, je dois veiller sur mon amour lui-même, afin qu'il ne devienne point jaloux. Un certain jour, une révélation m'a éclairée. J'ai compris que ma jalousie allait tuer ta tendresse. Alors j'ai étouffé en quelques heures—tu ne sauras jamais avec quelles tortures—la jalousie naissante en moi comme une fièvre mortelle. Je l'ai éteinte, je l'ai exterminée pour toujours; elle ne reviendra plus. Mais, après cette immolation, j'ai appris encore l'existence d'un autre mystère.
—Parle! Qu'as-tu appris? demanda Sénac avec effroi.
Elle détourna un peu son visage, bien qu'une veilleuse mourante l'éclairât à peine, et répondit, avec un soupir étrange:
—Deux choses vivent et meurent inséparables dans le cœur d'une femme: la jalousie et la passion.
Cette nuit-là, ce ne fut pas sous les paupières de Thérèse que deux larmes roulèrent longtemps, amères et silencieuses.
Vingt-quatre heures après, la petite villa des bords du lac était fermée, et les voisins, trouvaient dans ce départ subit un aliment de conversation, d'autant mieux apprécié que les soirées commençaient à devenir longues.
Pourquoi le comte avait-il emmené sa femme si brusquement? Valentine et Magdelaine s'en doutaient bien un peu, mais elles se posèrent, dès la première minute, en personnes dont la bouche est fermée par l'amitié,—quelques-uns disaient par des motifs de discrétion plus personnels.
En vain, madame Thilorier voulut faire parler ces deux taciturnes.
Elle n'en put rien tirer et devint méchante.
—Bon! dit-elle. Cachez le cadavre, ou même les trois cadavres. On pourrait, je pense, les découvrir sans beaucoup de peine.
Madame Chandolin regarda dans le blanc des yeux l'imprudente Lise, dont les frasques, pour être lointaines, n'étaient pas oubliées et, détachant bien les mots:
—Oh! chère madame, répliqua-t-elle, à tant faire, j'aime encore mieux avoir à cacher des cadavres que des squelettes.
Pendant ce temps-là, Thérèse retrouvait avec joie sa maison et la bonne Mrs Crowe, qui s'ennuyait fort à l'attendre depuis six semaines.
—Comme vous avez l'air fatigué! dit l'Écossaise. On dirait que vous venez de faire le tour du monde.
—Vous ne vous trompez guère, ma pauvre amie, soupira la comtesse.
Je viens de faire le tour d'un monde que je ne connaissais pas encore.
J'espère que m'en voilà revenue pour longtemps.
Elle ne laissa point passer la journée du lendemain sans se faire conduire au couvent de l'avenue Kléber, tandis que Sénac allait savoir si maître Guidon était de retour. La tante et la nièce causèrent longtemps, ou plutôt Thérèse, qui en avait gros sur le cœur, fit à la Révérende Mère de Chavornay une confession générale de tous les désappointements qu'elle avait eus depuis sa rentrée dans le monde.
—La conclusion de toute cette histoire, résuma-t-elle, c'est que je fus bien peu clairvoyante ou que je suis bien maladroite. Jusqu'ici, je n'ai commis que des erreurs, sauf sur un point: il n'est pas d'homme plus digne d'être aimé que celui auquel j'appartiens.
—Allons! fit la religieuse en souriant, votre sort n'est déjà pas si misérable.
—Aussi, chaque jour, je remercie Dieu. Mais, pour le reste, je n'ai pas sujet de m'enorgueillir. Je me croyais faite pour la perfection de votre vie, et je me trompais…
—Ah! chère enfant, murmura la religieuse à demi-voix, je sais bien pourquoi vous êtes faite!
—J'ai voulu sauver l'existence et convertir l'âme de mon frère, poursuivit la jeune femme; je n'ai pas pu. J'ai voulu trouver et donner le bonheur ici-bas; mon mari m'a rendue jalouse et je l'ai révolté par cette jalousie. Nous comptions nous servir d'une grande fortune pour accomplir le bien; la fortune est menacée, le bien déjà fait, compromis. Nous nous étions proposé de porter fièrement notre nom et l'honneur de nos races parmi le monde; le monde nous a montré—du moins il peut s'attribuer cette victoire—que c'est lui qui est sage, que nous sommes fous. Savez-vous que j'en suis venue à souhaiter une chose qui serait la guérison de tous ces maux? Peut-être que si nous perdions notre procès…
—Trêve de folies! dit la religieuse. Si vous le perdiez, je sais ce qui arriverait: votre mari mourrait de vous voir pauvre.
—Vous avez raison, fit Thérèse devenue pâle. Aussi, ma bonne tante, nous allons, s'il vous plaît, réciter une prière à la chapelle, et j'y allumerai un gros cierge, cela vaudra mieux que de nouer des relations… utiles.
—Parfaitement, ma chère petite. Vous allumerez un gros cierge; et moi j'en allumerai un autre encore plus gros.
—Pour obtenir la même grâce?
—Non: pour en obtenir une autre, que je vous dirai plus tard, quand
Dieu nous l'aura donnée.
Là-dessus la tante et la nièce allèrent faire leurs dévotions, après quoi Thérèse regagna son hôtel du quai d'Orsay, l'âme plus légère, et toute contente de penser qu'au milieu d'octobre Paris est le lieu du monde où l'on trouve le plus facilement la solitude.
Cependant, comme elle traversait le vestibule en ôtant ses gants, elle aperçut un visiteur à qui le valet de pied venait de répondre que ses maîtres étaient absents, et qui se retirait, le visage bouleversé, comme s'il avait appris la nouvelle d'une catastrophe. En apercevant Thérèse, il s'arrêta court. Il ne rougit pas, mais sa pâleur devint plus chaude et moins maladive. Il était jeune et semblait étranger, soit qu'on examinât son costume très simple, mais où manquait l'insaisissable note parisienne, soit que l'on rencontrât le regard fiévreux de ses yeux noirs, «qui lui mangeaient le visage», pour employer l'expression populaire. La comtesse n'essaya pas de se rappeler son nom, persuadée que le personnage lui était inconnu. Elle passait avec une légère inclination, supposant que la visite était pour son mari. D'une voix dont l'émotion rendait plus vibrant encore le timbre méridional, cet homme balbutia:
—Pardonnez-moi, madame. Si… si j'osais vous prier de me recevoir… seulement cinq minutes…
Il y avait dans ses paroles une prière très humble, presque désespérée. Madame de Sénac ne douta point qu'il ne s'agît d'une de ces infortunes cachées qu'elle secourait souvent, et dont son cœur miséricordieux devinait les angoisses timides.
Sans répondre, au lieu de monter l'escalier, elle fit signe au valet de pied d'ouvrir la porte du cabinet d'Albert, où, fréquemment elle donnait des audiences de ce genre. Elle entra, invitant d'un geste, le personnage à la suivre. Quand ils furent seuls:
—Puis-je vous être utile en quelque chose? demanda-t-elle.
—Non, madame, fit l'étranger avec un sourire dont la tristesse navrait. Plût au ciel qu'il me fût donné, à moi, de vous servir comme j'ai tâché de le faire!
Thérèse le regardait, au comble de la surprise. Alors, courbant la tête comme si la honte de ce qu'il allait dire pesait sur lui, le jeune homme ajouta, faisant un effort visible:
—Vous ne m'avez pas reconnu? D'autres en seraient humiliés, mais moi je m'en réjouis. M'auriez-vous accordé, autrement, l'honneur que vous me faites en daignant me recevoir? Je me nomme Fortunat Cadaroux.
Thérèse tressaillit de la tête aux pieds. Elle se souvenait des incidents qui avaient troublé son séjour à Sénac, des rencontres qu'elle avait faites, des actes étranges qu'elle avait surpris. Elle savait qu'une folie avait atteint ce jeune homme, et quelle folie! Et, devant elle, à Paris, ce fou reparaissait! Le temps, l'absence, ne l'avaient donc point guéri? Comme elle jetait les yeux sur Cadaroux, passablement effrayée, elle s'aperçut qu'il tremblait comme une feuille, ce qui lui donna de la hardiesse en même temps que de la pitié.
—Si je ne vous ai pas reconnu, dit-elle, c'est qu'il y a dans votre visage quelque chose de changé…
—En effet, répondit-il avec un sourire triste; j'ai la barbe d'un anachorète. Ah! madame, je suis heureux que vous ne m'ayez pas reconnu. Ce hasard seul pouvait me permettre d'accomplir un dessein…
Thérèse recula d'un pas vers la cheminée. Cadaroux, n'osant faire un geste, de crainte d'augmenter cette frayeur, poursuivit d'une voix suppliante:
—De grâce, n'ayez pas peur de moi! Vous avez cru que je venais vous demander l'aumône? Je vous la demande, en effet; une aumône de justice. Je suis arrivé ce matin, de là-bas, tout exprès pour vous dire quelques paroles. Non seulement vous pouvez, mais vous devez les entendre, car vous êtes une sainte et une reine, obligée de rendre justice à chacun.
L'incohérence qui semblait se manifester dans ce discours ne rendait pas celle qui l'entendait beaucoup plus rassurée; mais sa défiance avait changé de nature. La folie, la véritable folie était-elle venue? Que voulait dire cet illuminé? Il continua, semblant réciter une leçon depuis longtemps préparée:
—Je suis le fils d'un père qui veut vous ruiner, qui vous ruinera peut-être. Mais je ne l'approuve point; je n'ai aucune part dans ses intentions ni dans ses actes. Si les juges vous condamnent, leur sentence pourra s'appuyer sur des textes de loi; mais elle sera inique aux yeux de la conscience. Le comte de Sénac est aussi étranger que moi aux erreurs commises. D'ailleurs, il les a déjà payées chèrement. Donc, si d'autres vous font une guerre injuste, si le nom que je porte est pour vous un nom maudit, que ma personne, du moins, reste en dehors de votre haine. Moi, je… je ne vous hais point…
Il s'arrêta; l'émotion lui serrait la gorge. Il détourna son visage où deux larmes roulaient. Thérèse, déjà touchée mais toujours défiante, lui répondit doucement:
—Nous ne maudirons jamais personne, quoi qu'il arrive. Mais, si vous estimez que ceux qui vous entourent sont dans une voie injuste, pourquoi ne leur parlez-vous pas comme vous venez de me parler? Vos remontrances pourraient les convaincre.
—Mes remontrances! répliqua le jeune homme. Elles ont été entendues plus d'une fois. Elles ont produit ce résultat: de me faire chasser par mon père.
—Est-ce possible! s'écria Thérèse en joignant les mains. Heureusement que vous avez un cabinet, des clients à Marseille: ne l'ai-je pas entendu dire autrefois? D'ailleurs, les juges vont prononcer, et le désaccord entre vous et votre famille n'aura plus de raison d'être. Vous reprendrez alors votre place au foyer: c'est votre devoir.
—Jamais, madame! Le fossé de la grande route m'inspire moins d'éloignement que le «foyer» autour duquel on a tenu conseil contre vous! Quant à la carrière que j'avais, je ne m'en sens plus digne. Pour demander justice au nom des autres, il faut porter un nom qu'aucune injustice n'a souillé.
—Vous allez vivre à Paris? questionna la comtesse peu satisfaite, malgré tout, de ce voisinage.
Fortunat leva les yeux sur elle avec un sourire triste, car il comprenait le sens de l'interrogation.
—Oh! madame, fit-il, vivre à Paris n'est point si aisé pour moi. Plusieurs bonnes raisons m'en empêchent. La meilleure est que je ne veux pas quitter Sénac.
—J'avais cru comprendre que votre père…
—Il m'a fermé sa porte; vous avez bien compris. Mais j'ai trouvé un gîte, chez un ami,—un de nos amis communs, ajouta-t-il en souriant.
—Où donc? demanda Thérèse, pleine de pitié envers cet homme qui souffrait pour elle. Je ne vois guère, dans le petit village de Sénac, de gîte possible, ni…
Elle hésitait à terminer sa phrase. Fortunat s'enhardit jusqu'à l'achever.
—Ni d'amis communs? Vous oubliez le passeur du bac. Il a deux chambres: j'en ai loué une et je mange avec lui. Ne me plaignez pas. De ma fenêtre on voit le Rhône, c'est-à-dire le plus beau spectacle qu'il y ait au monde pour mes yeux. Nous pêchons la nuit. Signol est un maître en l'art d'accommoder le succulent poisson du fleuve. Mais vous le savez, madame. Vingt fois il m'a raconté ce jour, inoubliable pour lui, où, passant devant sa porte, vous lui fîtes l'honneur insigne de goûter à sa friture.
La comtesse oublia de répondre, car un autre souvenir moins agréable lui revenait: la photographie donnée au vieillard comme récompense terrestre de sa conversion, et l'épisode malencontreux qui avait suivi. Ce jour-là, pour la première fois, un homme l'avait gravement blessée, et cet homme était sous ses yeux! Elle revoyait toute la scène, le chemin désert longeant le fleuve, les hauts peupliers à peine verdissants, la petite porte qu'il lui tardait si fort d'atteindre, et ce jeune insensé, les cheveux en désordre, prêt à bondir dans le Rhône pour expier son crime. Certes, il l'expiait rudement à cette heure. Il méritait une véritable estime, une grande pitié. Mais si la folie passée allait reparaître!
Toutes ses frayeurs la reprirent, grâce au souvenir imprudemment évoqué.
—Monsieur, fit-elle avec un mouvement qui montra que l'audience était finie, je répéterai à mon mari tout ce que je viens d'entendre. Il vous en saura gré et vous en jugera mieux, ainsi qu'il doit le faire.
—Veuillez lui dire aussi, madame, ajouta le visiteur déjà debout, qu'il ne lutte point contre un adversaire de l'espèce commune, simplement désireux de voir sa cause triompher. Pour mon père, quoiqu'il aime l'argent, le gain matériel du procès n'est que l'accessoire. Il considère qu'on l'a blessé; il se vengera par tous les moyens; il se venge même sur son fils!
—Ah! l'horrible chose que la haine! gémit Thérèse, glacée de la perspective qu'on lui laissait voir. Si vous consentiez… Peut-être serait-il bon que M. de Sénac vous entendît lui-même, un de ces jours.
—Le voudrait-il? Recevrais-je de lui l'accueil… patient que vous venez de m'accorder? C'est douteux, madame, convenez-en. Convenez aussi que je ne peux guère accepter le rôle de conseil contre mon père. Enfin, ajouta-t-il en souriant, les hôtels de Paris coûtent plus cher que l'appartement meublé et la pension qui m'attendent chez Signol.
—Mais ce voyage? demanda la comtesse, à qui se révéla soudain le dénuement complet du malheureux Fortunat. C'est une grosse dépense… Et vous l'avez faite pour nous dire… ce que je viens d'entendre?
—Un de mes amis de Marseille, journaliste, m'a procuré un permis. C'est le voyage, au contraire, qui ne coûte rien. Je repartirai ce soir, très heureux.
Madame de Sénac ne put retenir un geste de surprise en entendant cette parole dans la bouche d'un homme si maltraité par le sort.
—Le mot semble vous étonner, dit le jeune homme? Oui, je suis très heureux. Je n'ai plus sur le cœur le poids lourd que j'y sentais: votre colère et votre mépris. N'est-ce donc rien que cela? Non, madame, en vérité, je ne me souviens pas d'avoir été aussi heureux de ma vie.
Ses yeux brillaient d'un éclat qui démentait cruellement ces félicitations adressées à lui-même. D'une voix plus calme il ajouta, sans la moindre emphase:
—Et je doute que cette vie se prolonge beaucoup, désormais.
Thérèse, d'un coup d'œil, lut en lui. Elle songea, non sans frémir, à ses parties de pêche, la nuit, sur le Rhône. Elle aperçut, dans une sorte de vision, le vieux passeur ramenant son bateau vers la rive, au clair de lune, mais ne ramenant pas son compagnon. Elle dit de l'accent doux et grave qu'elle avait pour parler aux malades et aux pauvres:
—Dieu seul connaît l'heure et peut la décider. Ceux qui usurpent son pouvoir sur notre vie sont criminels et méprisables. Je vous estime hautement; je pourrai vous estimer toujours, n'est-ce pas?
Il ferma les yeux et réfléchit quelques secondes, puis il répondit, presque à voix basse:
—Oui, madame, je vous le jure, toujours!
—Priez-vous quelquefois? demanda-t-elle encore.
—On ne m'a guère appris, avoua-t-il avec un pâle sourire.
—Cela s'apprend sans peine, continua Thérèse. Moi, je prierai pour vous de toute mon âme.
Vibrant d'émotion, il sembla recueillir, pendant quelques secondes, le rayon de grâce céleste qui tombait sur lui des yeux de la jeune femme.
—Voilà donc, murmura-t-il en passant la main sur son front, comment s'accomplissent les miracles! Qui m'aurait dit que j'allais partir d'ici comme j'en pars: avec la foi en Dieu!
Il sortit, laissant la jeune femme étrangement agitée. Elle médita longtemps. Elle se souvenait d'une parole qu'Albert de Sénac lui avait dite un jour, au milieu des ruines de Louqsor: «Si, jusqu'à cette heure, j'avais vécu sans croire en Dieu, je proclamerais son nom maintenant. Je dirais, comme ont fait des martyrs allant s'offrir aux lions:—Votre Dieu est mon Dieu, parce que je vous aime.» Et, par un de ces scrupules raffinés que connaissent les femmes très fidèles, elle eut comme un regret d'avoir accompli chez un autre homme ce miracle qu'elle n'avait pas eu besoin d'opérer chez son mari, croyant comme elle: la conversion.
Elle attendait le retour d'Albert pour lui conter dans ses moindres détails la curieuse entrevue. Mais, aux premiers mots qu'elle prononça, le comte laissa voir un agacement peu ordinaire.
—Tout d'abord, laissez-moi vous prévenir d'une chose, fit-il. Ce jeune homme a la cervelle en fâcheux état. Sa démarche d'aujourd'hui, sa conduite en général, bien des faits de son existence que vous ignorez sont d'un fou. Je regrette de n'avoir pas été là pour vous épargner le danger de quelque avanie.
Thérèse aurait pu répondre qu'elle en savait plus long que personne sur les secrets de Fortunat et sur son genre de démence. Mais elle se tut, comprenant que son auditeur était mal préparé à entendre l'apologie d'un Cadaroux, Pendant plusieurs jours, elle conserva une impression mélancolique. Elle songeait à ces deux hommes si différents dans leur naissance et leur destinée. Elle n'avait point à les comparer, et cependant une question qu'elle ne pouvait chasser lui venait à la pensée:
—Lequel, dans sa vie, aura le plus souffert pour moi et pour la justice?
Vers la fin de novembre, le procès des Sénac fut plaidé… et perdu, malgré la superbe défense de Guidon du Bouquet. Le tribunal correctionnel, présidé par Montoussé, déclara que la Société anonyme des Ciments coopératifs était nulle dès l'origine, par suite de souscriptions fictives. D'ailleurs, le comte de Sénac et ce qui restait de ses collègues, traités favorablement, s'en tirèrent avec une simple amende. Cadaroux, la chose va sans dire, eût préféré un peu de prison; mais il se contenta—pour le moment—de ce que les juges lui donnaient.
L'affaire ne fit pas grand bruit d'abord, n'étant pas de celles qui passionnent le public. Le monde n'était pas à Paris; Thérèse échappa aux visites de condoléance.
Elle n'avait pas eu besoin d'interroger Albert quand il revint du Palais, tant son air accablé et malheureux suffisait à dire de quel côté la balance de Thémis avait penché. Après avoir causé un quart d'heure avec lui, elle comprit avec effroi qu'un rôle très imprévu et très lourd allait commencer pour elle: celui de lieutenant général d'une armée vaincue, obligé de prendre le commandement et de couvrir la retraite.
A force d'encouragements, de consolations, d'appels à l'énergie, Thérèse parvint à relever le sang-froid de son mari. Elle l'obligea doucement à faire connaître la situation sans réticences.
—Nous allons appeler du jugement, expliqua-t-il. Condamné de nouveau, je suis définitivement reconnu coupable d'avoir fondé une société sur des bases irrégulières. Un second procès, appuyé sur ce jugement, m'obligera au payement du capital. Avec les frais, c'est la ruine complète, l'hôtel où nous sommes vendu, la vieille tour de Sénac mise aux enchères, bientôt achetée par Cadaroux!… C'est l'effondrement du nom après celui de la fortune. La voilà, cette situation que tu veux connaître! Quant à Montoussé…
Elle arrêta d'un geste la fin de la phrase dont il était facile de prévoir le sens.
—Tais-toi! fit-elle. On nous avait prévenus. Dieu garde les gens comme nous d'avoir des procès, au temps où nous sommes!
Quelques jours après, Cadaroux fit formuler des offres officieuses «en vue de conciliation».
Moyennant l'abandon pur et simple de la terre et du château de Sénac «tel qu'il se comporte, avec les meubles, tentures, tableaux, objets d'art, provisions et effets quelconques qui le garnissent», le généreux vainqueur se faisait fort d'obtenir la renonciation à leurs droits actuels et éventifs de tous les porteurs d'actions, et la remise desdites actions au complet entre les mains d'Albert, promesse d'une exécution facile, car le vieux renard savait bien où étaient les titres.
Guidon du Bouquet, saisi de la proposition par son confrère, l'avocat du Bouscatié, pria son client de passer chez lui, et s'acquitta de son ambassade avec les précautions que commandaient les circonstances. Mais, malgré tout ce qu'il put faire, le comte entra dans une fureur à peine contenue, surprenante chez un homme de ce caractère et de cette éducation. Certaines épreuves matérielles, surtout quand elles sont prolongées, finissent par avoir raison des âmes les plus élevées et les plus fortes.
La première explosion calmée, on délibéra sérieusement; le cas était difficile. Sénac, sans raconter certains incidents de sa villégiature au bord du lac de Genève, laissa comprendre qu'il y avait rencontré Montoussé, et que le président n'avait pas lieu de se vanter de cette rencontre.
—Vous ne m'en aviez jamais dit un mot, répliqua le défenseur d'Albert qui devina tout. Avouez, mon cher comte, que nous ne sommes pas heureux. Au lieu d'un adversaire dans des conditions habituelles, nous avons en face de nous un animal féroce altéré de vengeance, et le premier de nos juges nous en veut à mort. Enfin, passons. Peut-être que nous aurons la chance d'avoir en appel un président qui n'aura rien contre nous. Quant à la proposition qui vous est faite, je vous conseillerais immédiatement de l'accepter, vu la valeur matériellement médiocre de la cession réclamée, si vous étiez un simple raffineur enrichi dans les sucres. Mais le comte de Sénac doit défendre la terre du nom jusqu'à son dernier sou. Voilà mon avis, et je vous le donne sans grand mérite, car je sais bien que c'est le vôtre.
—Mon cher maître, c'est parler en galant homme, répondit Sénac. Vous n'oubliez qu'une chose: ma femme. Si la déroute est complète, il faudra vendre, non pas seulement le château de Sénac, mais encore l'hôtel Quilliane où elle est née et dans lequel j'ai fermé les yeux à son pauvre frère, mon ami, dernier de sa race.
—Non, car la comtesse, d'ici là, sera séparée de biens. Je vous avais prié d'en conférer avec elle.
—Je l'ai fait, mais ce mot de séparation l'a mise aux champs, bien qu'il s'agisse de nos fortunes et non pas de nos personnes. Je n'ai pas insisté, me réservant de revenir à la charge au moment suprême.
Guidon arpentait son cabinet à grands pas. Quand Albert eut fini de parler:
—Monsieur, dit l'avocat, je suis et je reste fort honoré que vous m'ayez choisi pour défenseur. Mais si j'avais su d'avance que mes clients se laissaient conduire et déterminer par des sentiments aussi peu ordinaires au reste des hommes, je vous avoue que j'aurais décliné la commission.
—Mon cher Guidon, tout s'enchaîne. Si ma femme et moi étions des êtres comme tout le monde, nous ne nous serions pas épousés. Enfin, prenez patience: vos maux touchent à leur terme. Je vous autorise à écrire ce soir à mon adversaire que Sénac et le domaine sont à lui.
Pour le coup, maître Guidon faillit tomber à la renverse.
—Monsieur le comte, s'écria-t-il, dans l'état où je vous vois, si j'écrivais cette lettre-là ce soir, vous me tueriez demain matin.
—Ne craignez rien, répondit le pauvre Albert, qui, pour être juste, n'avait pas l'air à cette heure d'un homme capable de tuer personne. Avec ou sans ma tour, je n'en serai pas moins un Sénac authentique, et je me trouverai bien partout, pourvu que je voie ma femme heureuse. Quant à elle, pourvu qu'elle me conserve, qu'elle ait des malades à soigner, des enfants pauvres à instruire!… Chère créature! Délivrons-la de ce cauchemar; il est temps! Écrivez la lettre, mon cher Guidon, et faites préparer la transaction en règle. Je signerai.
Mais sa main ne devait plus donner de signature avant bien des jours. Le soir même, un singulier malaise s'emparait de lui. Le lendemain commençait une fièvre violente, et Thérèse avait devant elle une inquiétude auprès de laquelle toutes les autres n'étaient rien. Pendant la nuit suivante, le malade se mit à divaguer. Il se croyait à Sénac et faisait ses adieux à la vieille demeure, en des termes déchirants qui auraient brisé le cœur de sa malheureuse femme, sans la pieuse espérance qui la soutenait.
Pendant deux semaines, la comtesse connut la véritable et poignante signification de ces mots: la lutte pour la vie. Presque constamment aidée, jamais remplacée, par la fidèle Kathleen, elle soigna son mari sans dormir, sans manger autrement que sur ses genoux, vingt fois interrompue; à peine pouvait-elle prier. Mais elle savait que sa tante de Chavornay priait pour deux.
Si l'on n'avait entendu le bruit sourd des voitures sur la chaussée, l'on aurait pu croire que, d'un coup de baguette, une fée malfaisante avait transporté l'hôtel du quai d'Orsay dans un désert perdu. Toute communication avec le monde extérieur semblait coupée. Aucune visite n'était admise; les cartes s'amoncelaient sur la table du vestibule à côté des journaux intacts. Mrs Crowe avait reçu la mission d'ouvrir les lettres et d'y répondre quand elles demandaient des nouvelles, ce qui était le cas neuf fois sur dix. Quant au procès, Thérèse n'y donnait pas plus d'importance qu'elle n'en eût accordé jadis à la réclamation d'un fournisseur envoyant sa facture.
Un jour, enfin, le docteur dit à madame de Sénac:
—Notre malade est sauvé. Mais ne me remerciez pas; car, s'il était votre enfant au lieu d'être votre mari, je vous assure qu'il ne vous devrait pas beaucoup plus sa vie.
Ce jour-là, elle fit pour la première fois depuis longtemps une véritable prière.
Un mois s'écoula. Sénac n'était plus en danger, mais on pouvait à peine dire qu'il fût en convalescence, car il se refusait à quitter son lit, prétextant une faiblesse que ce régime débilitant n'était pas fait pour combattre. Son sentiment véritable était une sorte de répugnance instinctive pour la santé. Cette chambre étroitement close, où il n'entendait plus parler de ce qui rongeait sa vie, lui semblait un lieu d'asile inviolé. En y restant, il croyait échapper à Cadaroux lui-même. Hélas! le malheureux se trompait!
La stupeur que sa condamnation avait produite en province ne se peut exprimer. Cadaroux, en joueur habile qui sent la veine derrière lui, se garda bien de s'endormir sur ses premiers gains. La maladie d'Albert était un atout de plus. Il en profita et, dans des vues ténébreuses que l'on comprendra bientôt, il introduisit prématurément une instance en responsabilité civile devant le tribunal du ressort. Pour aller au-devant des objections qu'on pouvait lui faire, il criait sur les toits:
—Ce n'est qu'une procédure conservatoire. Le jugement que je veux obtenir tombera de lui-même si mon adversaire triomphe dans son appel. Mais il me garantit contre une vente fictive ou frauduleuse du domaine. Tout ce que je risque c'est de supporter quelques frais judiciaires en pure perte. Ils ne seront pas perdus pour tout le monde.
Ce dernier argument n'était pas d'un sot et tombait d'autant mieux, que toute la gent chicanière de la petite ville pleurait encore le plantureux gâteau que les juges de Paris s'étaient adjugé. Aussi la part offerte par Cadaroux à ces appétits déçus fut attaquée sans perdre une heure. Si l'on attendait que le comte fût assez guéri pour s'occuper de ses affaires, adieu aux miettes du festin!
Le Bouscatié semblait avoir la chance à ses ordres. Tout fut bâclé avec une hâte qui surprendra moins, si l'on observe que les magistrats de cet infime tribunal ne pouvaient pas toujours tenir leurs audiences, faute de procès à juger. Autre détail utile à connaître: le député de l'arrondissement, cousin par alliance de Cadaroux, était chef de cabinet d'un ministre. Décidément, il ne fallait pas avoir le vieux Saturnin pour ennemi.
Corbassière, bien entendu, signifiait régulièrement les actes à la grille du château et empochait les honoraires; mais il ne se gênait pas pour dire au concierge que toutes ces paperasses ne signifiaient pas grand'chose.
—N'empêche, répondait l'honnête serviteur que vos grimoires vont donner un tracas de plus à madame la comtesse, qui n'en a pas besoin.
—Rien ne presse de l'en fatiguer, reprenait Corbassière de la meilleure foi du monde. Nous ne sommes qu'au commencement. Si M. le comte guérit, avec un avoué de moyenne force et des protections, il peut nous faire traîner trois ans ou même davantage.
En attendant, le famélique tribunal venait de condamner par défaut Albert de Sénac «et ses collègues» à payer aux actionnaires de la Société, c'est-à-dire à Cadaroux, la bagatelle de trois millions, montant du capital social. Un matin, Corbassière entra tout gaillard dans le pavillon du concierge, devenu son ami.
—Vous n'auriez pas trois millions sur vous? demanda-t-il en goguenardant.
Et comme son interlocuteur le regardait, à moitié fou d'ahurissement:
—Bon! ricana l'huissier, si vous n'avez pas la somme, ne vous tourmentez pas; je repasserai. Plaisanterie à part, je ne comprends pas le Bouscatié. Il les a fait veiller toute la nuit au greffe, pour copier le jugement, comme s'il avait cru que j'allais lui rapporter ses trois millions. A quoi veut-il en venir? Tout cela ne signifie rien. Mais, n'importe, c'est un beau commandement. Je n'en ferai pas, deux fois dans ma vie un pareil. Trois millions!…
Corbassière s'en alla, riant à se tenir les côtes, lui qui pleurait aux trois quarts quand il travaillait pour de bon. Mais, un matin, Cadaroux vint le trouver dans sa misérable étude, et lui enjoignit, comme la chose la plus simple d'aller saisir le mobilier du château. Le brave officier ministériel bondit sur sa chaise de paille à la briser.
—Comment! s'écria-t-il. Vous voulez une saisie! A quoi bon? Vous savez parfaitement que, dans l'état, le comte ne laissera pas procéder à la vente. Il n'a qu'un signe à faire pour l'empêcher, au point où nous en sommes. Une saisie au château, monsieur Cadaroux! Et contre un défendeur en appel, gravement malade! Permettez-moi de vous le dire, c'est de la procédure vexatoire.
—Corbassière, mon ami, gardez vos conseils pour ceux qui vous les demandent. Je vous conseille de ne point tergiverser. J'en ai fait sauter qui avaient sur les épaules des robes plus longues que la vôtre.
—C'est bien, monsieur, répondit l'huissier tout pâle d'émotion; vous aurez votre saisie, puisque vous la voulez.
—Quel jour?
—Lundi prochain, mon premier jour libre. A moins que, d'ici-là…
—Vous voulez dire: à moins d'opposition. Prenez garde, mon brave! Ne jouez pas au plus fin avec le père Cadaroux. L'opposition peut venir, j'en conviens, mais nous saurons si elle est venue toute seule. Faites attention de marcher droit. Comme vous dites, je veux ma saisie. Faites-la; le reste me regarde. D'ailleurs, il y a plus de six mois que les appartements du château sont fermés. Vous rendrez service en les faisant ouvrir et en donnant de l'air aux robes de la comtesse.
Le vieux jacobin s'éloigna, dégonflant sa haine dans un mauvais rire qu'il sembla lancer contre la vieille tour. Et le petit huissier, serrant le dos sous sa redingote râpée, demeura seul entre les quatre murs de sa pauvre étude. Ses yeux attristés en firent le tour, s'arrêtant sur les objets familiers qui étaient son gagne-pain: le parapluie jauni par le soleil et l'averse, le manteau usé, les grosses bottes qui connaissaient tous les chemins du canton, la sacoche d'où étaient sortis, pour tant de malheureux, le désespoir et la ruine. Alors, avec un grand soupir, ce héros obscur s'assit devant son bureau de sapin et couvrit lentement une feuille blanche de son écriture régulière.
Le brave Corbassière, en ce moment, ne riait plus.
Un dimanche de la fin de décembre, Thérèse de Sénac put aller entendre la messe, devoir depuis longtemps remplacé par d'autres moins doux. Rentrée de bonne heure chez elle, tout heureuse de savoir la guérison du malade en bon train, calmée par la prière, elle trouva son mari, que Mrs Crowe venait de quitter, fort occupé à lire une lettre.
—Oh! cher, s'écria-t-elle, que fais-tu? Quelle imprudence! Tu sais bien que c'est défendu!
D'une voix affaiblie, dans laquelle on sentait une extrême lassitude, il répondit:
—Je le sais. Mon intention n'était pas de lire. Je m'amusais seulement à examiner les enveloppes. Une adresse m'a frappé… le timbre du bureau de Sénac… l'écriture de l'huissier Corbassière… Ah! pauvre enfant! combien d'autres lettres du même genre tu m'as cachées!
—De Corbassière? Pas une seule, je te le jure. Qu'est-ce qu'il écrit? Dans quel état je te trouve!
—Je l'avais dit à Guidon. Il vaut mieux se rendre, soupira le malade. Il est écrit là-haut que nous ne pourrons pas nous tirer des griffes de ce démon.
Il se retourna vers la muraille, vaincu, découragé, n'espérant plus rien. Il regrettait les heures qu'il avait passées dans une léthargie inconsciente. L'annonce que l'heure de sa mort était venue l'aurait réjoui comme un soulagement.
Thérèse, pendant ce temps-là, parcourait la missive en rassemblant tout son courage, sans se douter qu'il n'en avait pas moins fallu à Corbassière pour l'écrire.
«Monsieur le comte de Sénac, ou, en cas d'empêchement, à madame la comtesse.
»Le jugement par défaut, rendu contre vous à la requête de M. Cadaroux par le tribunal civil de ***, n'ayant pas jusqu'ici été frappé d'opposition, et la sommation pour le payement de trois millions n'ayant été suivie d'aucun résultat, j'ai reçu des ordres pour une saisie que je ne puis, dans l'état, me refuser à pratiquer. Elle aura lieu après-demain lundi dans la matinée, et je vous en informe, monsieur le comte, bien que mon client m'ait donné des instructions tout opposées. Mais je suis probablement la cause involontaire de ce qui arrive. J'ai lieu de supposer, d'après le silence complet gardé par vous depuis le commencement de l'action accessoire ouverte en province, que vous n'en avez pas eu connaissance, et ce fait à peine croyable s'explique par deux motifs. D'une part, l'instance a été conduite avec une rapidité exceptionnelle devant notre tribunal, à qui on la présentait comme ayant pour but de mettre un gage à l'abri. De l'autre, vous sachant malade et ne jugeant pas moi-même les choses dans toute leur vérité, je fus le premier à ôter toute inquiétude à votre concierge, habitué d'ailleurs à conserver les pièces de procédure, qui vous étaient signifiées, jusqu'ici, en double, à votre domicile à Paris.
»Quoi qu'il en soit, l'ignorance à laquelle j'ai contribué sans doute n'existera plus. Il reste juste le temps d'accomplir la formalité très simple qui suspendra la saisie. Votre homme d'affaires avisera.
Votre serviteur dévoué,
Thérèse avait encore son chapeau et sa pelisse. Elle sonna.
—Dites qu'on ne dételle pas: je vais sortir, commanda-t-elle. Priez
Mrs Crowe de venir immédiatement.
Elle posa doucement la main sur l'épaule de son mari qui se retourna.
—Donnez-moi l'adresse de l'avocat, dit-elle; je cours lui porter cette lettre. Il paraît que le mal actuel est facilement réparable. Vite l'adresse!
Albert indiqua le domicile de maître Guidon du Bouquet.
—Pauvre amie! soupira-t-il. Quelle succession d'épreuves pour vous.
Ah! Dieu! si je les avais prévues!…
—Courage! fit Thérèse, elles finiront. Cher, si vous voulez que j'oublie tout le reste, achevez bien vite de guérir.
Elle sortit, presque surprise elle-même de se sentir si forte et si calme en face de devoirs tout nouveaux. D'ailleurs, la lettre qu'elle emportait pour la faire lire à Guidon parlait d'une formalité facile à remplir, et, sans doute, le grand avocat parisien ne serait pas embarrassé là où Corbassière, le petit huissier de campagne, voyait un remède facile. Donc elle n'éprouvait pas une inquiétude extrême. Néanmoins, la course lui parut longue, du quai d'Orsay à la rue de Provence, où demeurait Guidon.
—Monsieur est parti hier pour la chasse, lui répondit le concierge. Il reviendra demain soir. On ne trouve jamais monsieur chez lui le dimanche.
Elle réfléchit une seconde en face de cet imprévu désastreux. Mais peut-être qu'on pouvait joindre l'homme de loi, s'il tirait des faisans dans les bois de Meudon ou de Saint-Germain. Une nouvelle réponse qu'elle reçut lui ôta cette espérance: Guidon mitraillait les canards en Sologne.
La comtesse de Sénac regagna son coupé sans perdre la tête et se fit conduire à l'avenue Kléber, où elle prit l'adresse de Champenois.
—Vous n'avez pas à craindre la même réponse qu'on vous a donnée tout à l'heure, lui dit madame de Chavornay. Celui-ci n'a jamais touché un fusil de sa vie.
Aussi n'était-il pas à la chasse, mais à l'inauguration d'une statue «en Avignon» avec son habit à palmes vertes.
Cette fois les tempes de Thérèse battaient fiévreusement, tandis qu'elle rentrait à la maison, au grand trot de ses chevaux. Si bien trempée que fût son âme, elle avait l'âme d'une femme, sujette aux réactions instantanées et complètes. Le découragement venait à grands pas.
«Dieu aurait-il décidé que nous subirons l'épreuve tout entière?» songeait-elle.
Déjà cette voiture, ces chevaux qui l'emportaient rapidement, ces fourrures qui l'enveloppaient, tout cet ensemble d'un luxe qu'elle avait toujours connu, prenaient à ses yeux l'apparence précaire de choses empruntées, qu'il faudra rendre quelque jour. Aller à pied, vêtue comme une bourgeoise pauvre, ne l'effrayait guère, elle qui s'était crue appelée à passer toute sa vie dans une robe de bure. Mais son mari à peine sauvé d'une maladie grave!… Pourrait-il supporter le coup?
Quand elle fut près de lui, elle affecta de dire d'un air très calme:
—Guidon est à la chasse. Mais il rentrera demain soir.
On aurait pu penser qu'Albert n'avait pas entendu sa femme. Il regardait devant lui, sans parler, ne trahissant son trouble que par l'agitation nerveuse de ses mains. Dans ses yeux commençait à luire une volonté puissante qui fit tressaillir sa femme de joie, tant la vie se laissait voir dans ce rayonnement. Au bout de quelques minutes, il dit:
—Je partirai ce soir pour Sénac.
Thérèse passa de l'espérance à la consternation, croyant que le délire apparaissait de nouveau. Il reprit:
—Je vais mieux. Je peux partir; il faut que je parte.
—Que ferez-vous là-bas? lui demanda Thérèse.
Il répondit, accoudé sur son séant, ne se souvenant plus de sa faiblesse encore grande:
—Je ne sais pas ce que je ferai, mais, d'une façon ou de l'autre, j'empêcherai que les bottes crottées d'un huissier de campagne ne déshonorent ma maison. Séance tenante, le moindre avoué de la petite ville rédigera et signifiera l'opposition; c'est l'affaire de deux heures.
—Alors, ne suffirait-il pas d'écrire?
—Non. C'est une attaque par surprise que ce misérable a voulu tenter. Une matinée perdue, un facteur qui s'enivre, un imbécile d'homme d'affaires qui ne comprend pas, et Cadaroux triomphe. Je partirai.
Thérèse demanda, tremblante à ce danger qu'elle estimait plus grand que tous les autres:
—Qu'importe, après tout, si l'opposition ne vient qu'après la…?
Elle hésitait à prononcer le mot de saisie, comme si ces deux syllabes eussent caché quelque sens infâme.
—Vous voyez bien! dit Albert. Le seul nom de cette chose flétrissante vous brûle les lèvres. Que Corbassière, demain, accomplisse chez nous sa visite domiciliaire, nous n'en serons évidemment ni plus pauvres ni plus riches; mais, pour empêcher cette profanation, je suis prêt à risquer ma vie. Le vieux château ne semblerait plus le même qu'avant. Un déshonneur aurait effleuré ses murailles.
Thérèse n'avait pas quitté son mari des yeux pendant qu'il parlait ainsi. D'un mouvement plus prompt que la pensée, elle tomba sur ses genoux au pied du lit.
—Si tu m'aimes, pria-t-elle, permets que je parte à ta place! Donne-moi cette preuve de confiance. Tu m'as traitée, jusqu'ici, comme une enfant inutile; traite-moi comme une amie; laisse-moi t'aider. A quoi bon jouer ta santé, c'est-à-dire mon bonheur? Demain, au petit jour, je serai là-bas. Une heure plus tard, l'homme d'affaires de la petite ville aura ma visite. Dans quarante-huit heures, je serai de retour près de toi. Cher, si tu me permets d'aller à Sénac, je serai si heureuse, si heureuse! Et je me sens si sûre de réussir!
—Tu seras heureuse? dit Albert. Mais moi? Je ne vivrai pas jusqu'à ton retour… Quelle fatigue! quels ennuis! quelles complications, peut-être!
—Bah! fit-elle, moitié plaisante, moitié sérieuse; tu cherches vainement à m'effrayer. Ne suis-je pas le dernier des Quilliane?…
—N'oublie pas qu'un de tes cheveux m'est plus cher que la tour de Sénac et tous ses souvenirs. Je t'aime et je te bénis. Tu es pour moi plus que le monde entier. Ah! ces heures qui vont s'écouler jusqu'à ton retour seront les plus longues de ma vie. Jure-moi d'être ici mardi matin, quand même tu devrais tout gagner en restant, et tout perdre par ton retour.
—Mardi matin je serai ici, dit-elle en appuyant la tête sur le cœur d'Albert.
Mrs Crowe, de son côté, promit de ne pas quitter Albert ni jour ni nuit, de le distraire de son mieux, d'envoyer des télégrammes. Le reste de l'après-midi passa très vite. L'heure de l'express venue, on fit avancer un fiacre; Thérèse y monta seule, n'emportant qu'un rouleau de couvertures. Les domestiques devaient ignorer le but de son voyage, connu seulement d'elle-même, de son mari et de Kathleen.
L'approche du jour se devinait à peine quand elle descendit à la gare qui desservait l'habitation. Là, elle était comme chez elle, et tous les fronts se découvrirent à son arrivée. Sans attendre qu'on lui procurât un véhicule plus confortable, elle s'installa dans une carriole qui portait les sacs de la poste au bourg voisin. Sur le bord du Rhône, elle mit pied à terre à la porte d'une auberge misérable qui servait d'abri aux voyageurs attendant le bac; mais, dans la crainte que le passeur n'entendît pas les appels, tout signal étant impossible dans l'obscurité, l'aubergiste offrit à la comtesse de lui faire traverser le fleuve dans son propre bateau. Elle accepta; les eaux étaient tranquilles. D'ailleurs, ce trajet accompli tant de fois n'avait rien qui pût l'effrayer. Tout au contraire, à peine embarquée, elle se sentit plongée dans un bien-être comparable à celui que procure un bain après une nuit de fatigue.
La température était adoucie jusqu'à devenir amollissante. Aucun souffle n'agitait l'air. De gros nuages très lourds, d'apparence débonnaire malgré leur teinte sombre, pendaient au ciel, se détachant sur des fonds d'un bleu vert dont le jour naissant modifiait à chaque minute le coloris fantastique. L'atmosphère était si calme qu'aucun mouvement, aucune variation de forme ne se distinguait dans ces masses, de telle façon qu'elles semblaient faire partie intégrante du paysage, et continuer le rideau plus anguleux des hautes montagnes qui se détachaient à l'Orient, sur la pourpre encore incertaine de l'aurore. Tout paraissait endormi d'un heureux sommeil. L'eau noire, où les rames s'enfonçaient sans bruit, murmurait à peine. On aurait cru la barque immobile. Après le bruit, l'agitation, la vitesse folle de l'express à peine quitté, ce flottement silencieux avait la volupté engourdissante d'un rêve agréable. Thérèse, le menton appuyé sur sa main, commençait à perdre la notion du temps, du lieu, de son être lui-même, du pourquoi des choses qui l'entouraient, du comment de ce qu'elle avait à faire. Une sorte de sommeil de l'esprit s'emparait d'elle sans qu'elle tachât d'y résister. Elle se disait:
«Jusqu'à l'autre rive, je n'ai pas besoin de moi-même. Ces cinq minutes de repos sont une faveur de Dieu depuis longtemps inconnue dans ma vie. O ma pauvre âme, reposons-nous!»
Mais, à ce moment, trois notes argentines venues de loin glissèrent sur l'eau et frappèrent son oreille. C'était l'Angelus, tinté par la cloche de Sénac, la cloche dont elle était marraine, sa cloche, dont la voix filiale, saluant son arrivée, semblait lui répondre:
«Quelque chose, pour les âmes comme la tienne, vaut mieux encore que le repos: c'est la prière. Dieu t'aime, il t'écoutera.»
Aussitôt, baissant la tête, elle fit le signe de la croix. Le batelier, par instinct, se découvrit et leva ses rames. Trois coups de nouveau, puis trois coups encore tintèrent.
—Bonhomme, dit la jeune femme, sa prière achevée, marchons vite, maintenant; j'ai une forte journée à faire aujourd'hui.
Cinq minutes après, l'autre rive émergea, d'abord confuse, de la demi-obscurité. Bientôt une maison blanche parut s'avancer vers les voyageurs. A l'une des fenêtres, ouverte à l'air pur du matin, une forme vague était accoudée.
—Holà! père Signol, cria gaiement l'homme qui ramait. Voilà comme on laisse échapper la pratique en restant au lit.
—Le père Signol était levé avant toi, répondit une voix qui n'était pas celle du vieillard. Nous avons déjà pêché pendant trois heures; il étend ses filets. Mais toi, qu'est-ce que tu viens faire chez nous, maraudeur?
L'aubergiste, batelier par occasion, répondit:
—Pardon! Je vous avais pris pour un autre, monsieur Fortunat. C'est madame la comtesse qui est arrivée par le train et qui m'a demandé de lui faire passer le Rhône.
L'embarcation touchait déjà la rive; quand Thérèse posa le pied sur le plat-bord pour sauter à terre, un homme se trouva debout devant elle, tête nue, étendant la main pour la soutenir.
—Bonjour, monsieur, dit-elle gravement, les doigts posés sur le bras du jeune Cadaroux. Vous êtes surpris de me voir, mais la surprise ne sera pas pour vous seul. Personne ne m'attend.
—Mon Dieu! fit-il en cherchant à dominer son trouble, j'espère que rien de fâcheux n'est arrivé.
Sans répondre, elle tira sa bourse et mit une pièce d'argent dans la main de son batelier. L'homme s'offrit à porter jusqu'au château le menu bagage de la comtesse.
—Je m'en charge; tu peux retourner chez toi, dit Fortunat; du moins si madame le permet.
Thérèse hésita une seconde à rester seule avec le compagnon que le hasard lui donnait. Mais bientôt elle fut décidée. A cette heure elle connaissait mieux Fortunat. Quel homme, plus efficacement, pouvait l'aider dans la circonstance?
—Monsieur, dit-elle simplement, je vous remercie et j'accepte.
Le bateau s'éloigna.
Il faisait alors assez jour pour distinguer l'étroite jetée de cailloux cimentés qui servait de débarcadère aux piétons, et rejoignait le chemin de halage, bordé par la clôture du parc. La voyageuse et son compagnon suivirent encore une fois le bord du fleuve, à l'endroit même où, quelques mois plus tôt, s'était passée moins tranquillement leur première entrevue. Thérèse avait la clef de la petite porte. Elle la tendit à Fortunat qui fit jouer, non sans un peu d'effort, le pêne rouillé. La comtesse de Sénac était dans son domaine, mais il fallait gravir pendant dix minutes les sentiers du parc avant d'arriver au château dont la tour massive commençait à se montrer, clairement colorée d'une teinte rose.
Quand elle se vit assez loin du chemin pour être à l'abri des curieux, Thérèse s'arrêta près d'un banc.
—Monsieur, dit-elle au jeune homme qui l'avait suivie en silence, voulez-vous, s'il vous plaît, poser ici mon sac et ma couverture? J'ai besoin de vous parler.
Incapable de prononcer une parole, il obéit. La seule chose que la comtesse n'aurait pu obtenir de lui eût été de dire s'il était en état de veille ou de rêve. Sans s'amuser à des phrases banales:
—Vous vous souvenez de la visite que vous nous avez faite à Paris? continua madame de Sénac. Vous savez quelles inquiétudes m'a données mon mari? Auprès du danger de mort, les autres menaces deviennent peu de chose.
—Votre deuil eût été le deuil de ce village, répondit Fortunat; votre joie est sa joie. Pendant bien des jours, n'osant me présenter moi-même au château, j'y ai fait monter chaque matin le vieux passeur pour prendre des nouvelles.
—Grâce à Dieu, nous sommes tranquilles sur ce point. Mais, la mort écartée, l'autre danger se rapproche, et c'est pour le combattre que je suis venue.
—Toute seule, par cette nuit d'hiver? Oh! madame, quelle honte pour moi de porter le nom que je porte! Et quel désespoir de me sentir inutile!
—Laissez-moi m'expliquer, dit la comtesse; vous allez voir. Vous êtes si peu inutile que, tout à l'heure, j'ai béni Dieu de vous avoir mis sur ma route. J'avais besoin d'un dévouement sûr, d'un conseil habile: je les ai trouvés, puisque vous voilà.
Il répondit, sachant qu'il n'aurait pas deux instants pareils dans sa vie:
—Madame, je suis bien heureux! Cette nuit encore, sur le Rhône, pendant les longues heures silencieuses de la pêche, voulez-vous savoir quel rêve je faisais, pour la centième fois? Ne craignez rien. Les châtelaines du moyen âge n'étaient pas mieux protégées derrière les murailles de cette tour, que vous ne l'êtes à cette heure, seule avec le dernier des Bouscatié. Car, précisément, tout mon rêve était de me rendre utile un jour, de telle sorte que vous soyez forcée de vous souvenir de moi sans haine et… très longtemps.
—Écoutez-moi, et je pense que votre rêve pourra s'accomplir, dit
Thérèse dont la voix trahissait une fiévreuse anxiété.
D'un signe, il montra qu'il écoutait. Alors, en quelques mots, la comtesse raconta la surprise terrible apportée la veille par la lettre de Corbassière. Quand le récit fut achevé:
—Je vous avais bien prévenue de prendre garde à mon père, soupira le jeune homme.
—Oui; mais vous ne m'aviez pas prévenue que mon attention serait détournée par un ennemi plus perfide encore: la maladie. Je ne lisais plus une lettre. Ah! si vous saviez!
—Je comprends tout, répondit Fortunat. Je devine ce qu'a été ce départ, ce voyage!… Et dire qu'il suffisait d'un télégramme! A quoi servent-ils donc, les hommes d'affaires de Paris?
—A rien, le dimanche, répondit la comtesse en souriant à demi.
J'espère que ceux de Sénac me donneront plus facilement leur aide.
—Comptez sur moi, répondit Fortunat. Je cours à la ville pour parer le coup odieux qui vous frappe. Mais si nous voulons réussir, il ne faut pas que mon père soupçonne cet entretien. Donc, permettez-moi de sortir par où nous sommes entrés et montez seule au château. Dans quelques heures, par le même chemin, je vous apporterai des nouvelles, de bonnes nouvelles, n'en doutez pas.
Sans attendre aucune réponse, il gagna la petite porte dont il avait encore la clef dans sa main. Quant à la comtesse, elle reprit sa route vers sa demeure, où son apparition inattendue, à cette heure matinale, produisit une surprise voisine de l'épouvante. Elle rassura le gardien et sa femme, commanda qu'on fît du feu dans sa chambre et s'y retira, moins pour prendre du repos que pour rasseoir ses idées. L'excitation d'une nuit sans sommeil, jointe aux incidents continuels qui se succédaient depuis vingt-quatre heures, mettait la fièvre dans son cerveau et troublait son jugement. Elle se posait mille questions ou, pour mieux dire, tout devenait question dans son esprit agité. Elle se demandait:
«Ai-je bien fait d'entreprendre ce voyage toute seule? Était-ce une imprudence d'abandonner Albert? Que dirait-il en voyant de quel homme j'ai réclamé l'appui? Et cet homme, que pense-t-il de moi? Pour le reste de mes jours, me voilà son obligée. Du moins, sera-t-il assez prompt, assez heureux, assez habile pour réussir?…»
Elle ne put rester longtemps en place. Tous les objets de cette chambre où elle avait été si heureuse l'attiraient: tous prenaient une voix pour lui dire: «Sauve-nous!» Car, dans son ignorance, avec son imagination surexcitée, elle se représentait une saisie comme une scène approchant du pillage. Elle se figurait ces bahuts ouverts, ces vêtements qui étaient un peu de sa pudeur violés par des mains sordides, ces tiroirs condamnés à trahir les chers souvenirs qu'on cache…
Un jour, au bras d'Albert, elle était entrée à l'Hôtel des ventes pour voir l'exposition d'un mobilier fameux. Elle n'y était pas restée longtemps. Ces dentelles engourdies d'un froid mystérieux, ces robes affaissées comme des cadavres déshonorés, ces livres gisant ainsi que des captifs dans un bazar d'esclaves, ces bijoux ternis, ces éventails caressant de leurs derniers parfums d'ignobles brocanteurs, toutes ces humiliations navrantes de vaincus sans espoir et sans révolte l'avaient glacée jusqu'à l'âme. Elle s'était enfuie, emportant comme une vision sinistre ce Mane, Thecel, Pharès lu sur la muraille: «Par suite de saisie.»
Dans cette âme d'une sensibilité merveilleuse, toute impression pénible laissait une blessure prête à se rouvrir au moindre choc. Thérèse, au bout d'une heure de solitude, tandis qu'on la croyait endormie, sentait son cœur défaillir à la seule pensée de Corbassière entrant dans cette chambre. Aurait-elle assez de force pour l'affronter dignement? A cette minute, avec une lâcheté qu'elle s'avouait, la malheureuse regrettait amèrement d'être venue. Qu'importent certains malheurs qui ne touchent pas à la vie de ceux qu'on aime, si l'on n'en est pas témoin?
«Hélas! pensa-t-elle, cette honte ne toucherait-t-elle pas à sa vie?»
Ramenée à cette autre angoisse plus insupportable encore, Thérèse prit sa fourrure, couvrit ses cheveux d'un voile et, sans avertir personne, gagna la plate-forme de la tour. De cet observatoire, elle pouvait découvrir au loin celui que Dieu enverrait: le sauveur ou l'ennemi. Sur la route qui conduisait à la ville, ses yeux cherchaient en vain l'un ou l'autre, Fortunat ou Corbassière. Nul être humain ne se montrait, sauf une paysanne revenant du marché et poussant son âne devant elle. Dix heures sonnèrent à l'église, dix heures seulement! Comme l'attente pouvait être encore longue! Et cependant, elle n'osait pas quitter son poste; elle ne voulait pas se montrer à ses gens, à tout ce petit monde qui la regardait comme une souveraine; souveraine, hélas! cruellement menacée dans son prestige!
Elle attendit, s'efforçant de se distraire par la vue de cet immense panorama tant admiré le premier jour. Mais alors elle avait son mari près d'elle, et, sur cette plaine aujourd'hui morne et grise, un soleil radieux avivait les toits rouges des maisons, le manteau vert des prairies. Et l'espoir dans l'avenir, cet autre soleil, bien pâle à cette heure, lui aussi, brillait sur eux comme un astre ignorant de tout déclin. Elle entendait encore les paroles qu'Albert lui disait, les mains dans ses mains, la regardant avec ces yeux fidèles qui avaient failli se fermer pour toujours. Qu'il était loin, le bonheur espéré, promis!…
Une heure de plus s'était écoulée; sur la route déserte rien n'apparaissait, ni la crainte ni l'espoir. Mais tout à coup, presque au pied de la tour, un promeneur se montra sous les arbres dénudés de la petite place, en avant de la grille du château. Il semblait très occupé à lire son journal; Thérèse le reconnut: c'était Cadaroux. Elle comprit qu'il était là pour jouir de son triomphe, pour voir l'arrivée de Corbassière, pour sonner la fanfare de la victoire tandis que l'huissier franchirait cette porte condamnée à s'ouvrir devant lui. Alors elle oublia toutes ces sublimes immolations de la nature qui faisaient dans un temps la règle de sa vie: la résignation, l'humilité devant l'épreuve, l'héroïsme douloureux de la perfection des âmes saintes. Elle sentit qu'elle serait reconnaissante de tout son cœur, jusqu'au dernier jour, envers l'homme qui confondrait l'espoir de cet ennemi acharné à son œuvre… Mais ce point noir, là-bas?…
Elle saisit ses jumelles: le point noir était un homme qui courait. Il courait, il tâchait de courir; souvent il était obligé de reprendre haleine. Il semblait épuisé; mais, après quelques secondes, il se hâtait de nouveau dans la direction du village.
—C'est lui! pensa Thérèse. Un huissier qui vient faire une saisie ne court pas. Il a réussi et veut abréger mon inquiétude. Que Dieu le récompense!
Bientôt elle put reconnaître Fortunat. Il atteignait les premières maisons. Allait-il prendre la route ordinaire du château? Si le père et le fils se rencontraient devant la grille, quelle scène violente! La comtesse tremblait en y pensant. Elle aurait voulu faire des signes. Mais c'eût été une folie à cette distance, et, d'ailleurs, elle devait rester cachée derrière les créneaux de la tour, afin de n'être point aperçue du promeneur sinistre qui tirait sa montre et donnait des signes d'impatience, comme un amoureux dont le bonheur se fait attendre.
Fortunat s'était arrêté; entre les deux chemins il hésita une seconde. Madame de Sénac lui cria par la pensée:
«Au nom du ciel! la petite porte!…»
Il s'essuya le front une dernière fois, et s'engagea dans le sentier qui descendait au Rhône en contournant le village. Thérèse poussa un grand soupir de soulagement et descendit pour aller à la rencontre du messager, porteur de bonnes nouvelles sans doute. Elle gagna le parc sans être vue. Comme elle approchait de la muraille longeant le fleuve, la porte s'ouvrit pour donner passage à Fortunat, que la fatigue de sa course rendait livide.
—Madame, dit-il d'une voix haletante, soyez en repos. Corbassière ne viendra pas.
—Pourquoi vous être hâté à ce point? demanda la jeune femme.
La joie le rendit moins pâle et ses yeux brillèrent, tandis qu'il faisait cette question:
—Vous m'avez vu?
—Oui, du haut de la tour. J'aurais voulu vous crier d'aller moins vite.
—Vous voyez bien que vous m'attendiez avec impatience. J'en étais sûr: voilà pourquoi j'ai couru. Quand on a le bonheur de vous servir, madame, il faut faire bien et faire vite.
—Avez-vous eu beaucoup de peine à réussir?
—Non, sauf qu'il m'a fallu inventer un gros mensonge. Comme j'entrais en ville, Corbassière en sortait, armé de toutes pièces: «Mon père m'envoie vous dire de suspendre,» ai-je dit. Comment se serait-il méfié d'un ambassadeur semblable? «Votre père a raison, m'a-t-il répondu. Nous faisons de vilaine besogne, sans compter qu'elle n'eût servi à rien. L'opposition est signifiée?» J'ai répondu affirmativement. Ce n'était pas vrai alors; ce sera vrai dans deux heures. Maintenant, pour plusieurs mois, vous voilà tranquille.
—Que Dieu vous pardonne votre mensonge! fit Thérèse. Mais si cet homme ne vous avait pas écouté?
—Mal lui en aurait pris, madame. D'une façon ou de l'autre, par force ou par persuasion, je ne l'aurais pas laissé venir jusqu'à votre grille.
—Ne me servez jamais en commettant une chose défendue, répondit Thérèse gravement. L'injustice, quoi qu'on prétende, est toujours punie dès ce monde.
—Madame, répondit Fortunat, vous venez de prononcer la sentence de mon père.
Tous deux, un instant, gardèrent le silence, impressionnés par leurs propres paroles. Fortunat reprit:
—Vous verrai-je encore avant votre départ?
—Non, répondit Thérèse avec une douce fermeté. Je pars ce soir…
Donnez-moi la main et sachez qu'à jamais je suis votre obligée.
Il prit les doigts qu'on lui tendait; ses yeux enveloppèrent le noble visage qu'une visible émotion embellissait encore, puis il dit, en baisant sa propre main qui venait de toucher celle de la comtesse:
—Merci, madame! Je vous assure que nous sommes quittes.
Après cet adieu si simple et si digne de part et d'autre, il s'éloigna. Jamais plus ces deux êtres ne devaient se revoir en ce monde. Pendant ce temps-là Saturnin Cadaroux, inquiet du retard de Corbassière, rentrait chez lui, faisait atteler et gagnait la ville, afin de savoir ce qui était survenu.
Le reste de la journée passa vite pour Thérèse, qui trouva un prétexte motivant, aux yeux des rares personnes qui la virent, sa courte apparition à Sénac. Le télégramme envoyé par elle et celui de Kathleen, tous deux rassurants, s'étaient croisés dans l'après-midi. Sans mettre le pied hors de son parc, elle avait pu visiter son hôpital et son école, dont Albert, depuis sa convalescence, avait permis la réouverture. Tout lui semblait bon, facile, agréable, dans ce cher petit coin d'où elle venait d'éloigner l'ennemi avec le secours d'un allié fidèle. Paris, au contraire, lui devenait odieux. Même l'hôtel de famille, tant aimé jamais, semblait avoir perdu le prestige sacré du souvenir. Trop d'heures lugubres ou poignantes y avaient sonné pour elle!
Sur le soir, un coucher de soleil radieux vint achever de la réjouir. L'air était doux et, parmi les massifs de la pelouse, avec de grands bruits de feuilles sèches remuées, les merles sifflaient leurs courts appels, veloutés comme des ritournelles de flûte.
«Voilà où le bonheur nous attend, pensa Thérèse. Dès que le cher malade sera guéri, nous y viendrons, pour en sortir le moins possible.»
Mais, sur son front, une inquiétude passa. Tout n'était pas fini. L'homme qu'elle avait vu le matin se promener devant la grille voulait, lui aussi, vivre et mourir dans ces murs. La grande bataille n'était pas livrée. Qui serait le vainqueur?…
L'heure du départ avait sonné. Après un dîner campagnard servi près du grand feu de la cuisine, Thérèse, accompagnée du garde, prit le chemin du Rhône pour passer le bac et regagner la station. Elle s'attendait à rencontrer Fortunat; mais le jeune homme ne se laissa pas voir. Signol prit le gouvernail en main, et la poulie qui retenait le bateau contre la force du courant se mit à rouler en criant sur le long câble. Selon son habitude, la comtesse avait lié conversation avec le vieux passeur, qu'elle s'étonnait de trouver mélancolique et taciturne.
—Madame, répondit le marinier, d'une voix qui tremblait de colère autant que de chagrin, c'est la dernière fois que nous naviguons ensemble. On me chasse. Tout à l'heure, cette bête sauvage de Cadaroux m'a signifié mon renvoi. Il faut obéir; il est le maire de la commune; le bac dépend de lui. Me voilà sans maison et sans travail!
—On vous chasse, pauvre homme! s'écria Thérèse. Et pourquoi?
—Je suis trop vieux, mes forces diminuent, et les gens qui passent le Rhône courent du danger avec moi: c'est le prétexte. Mais tout le monde sait pourquoi le Bouscatié veut me faire crever de faim. Dans cette maison, qui n'est pas la mienne, j'ai recueilli son fils, qu'il voudrait voir mort. Le garçon, depuis l'âge de dix ans, cherche toujours on ne sait quoi, une chose inconnue qu'il n'a pas encore trouvée. Mais avant peu il la trouvera… derrière les cyprès du cimetière. Pour moi, je n'ai plus qu'un désir en ce monde. C'est de voir Saturnin là où je souhaite qu'il aille. Si le bon Dieu me donne ce plaisir, je le tiens quitte du reste, pour cette vie et pour l'autre.
—Ne blasphémez pas, répondit doucement Thérèse. Vous n'êtes pas le seul à qui cet homme a causé du mal. Faites comme moi: pardonnez.
—Oui-da! reprit le vieux passeur en secouant sa tête aux lignes violentes. Vous avez pardonné, madame la comtesse? Possible pour vous. Mais cette rude besogne-là, comme beaucoup d'autres, se fait mal avec l'estomac vide. Il y a quarante ans que j'habite la maison du bac, si bien que j'avais oublié qu'elle n'était pas à moi. Mille diables! Saturnin m'en a bien fait souvenir, tout à l'heure. Ses yeux luisaient de colère quand il m'a dit: «Je t'apprendrai à donner asile au fainéant qui se tourne contre son père.» Allons! allons! Je voudrais bien voir à l'œuvre celui qui va me remplacer, quand le soleil de mai fond les neiges, quand le Rhône devient un torrent qui emporte les maisons comme des brins de paille! Ah! brigand! nous verrons si j'étais trop vieux et trop faible! Et tu veux me faire mendier, maudite carogne!…
—Vous ne mendierez pas, dit la comtesse que ces imprécations sauvages faisaient pâlir. Soyez tranquille. Dès demain j'enverrai des ordres…
—Pour qu'on me reçoive dans votre hôpital, fit le vieillard, la gorge serrée. Merci, madame, cela vaut mieux que rien. J'aurai le temps de prier Dieu toute la journée et je sais déjà un nom qu'il entendra souvent.
—Le mien, j'espère? demanda Thérèse qui se défiait de la ferveur de ce chrétien mal converti.
—Non, madame: celui de Saturnin.
Le bateau venait de toucher la rive gauche. La comtesse découragée n'essaya pas de rappeler le vieillard au précepte du pardon, sentant bien qu'elle y perdrait sa peine.
Toujours cette lamentable différence entre ce qui devrait être et ce qui est!
Précédée du garde qui portait une lanterne, elle gagna la station du chemin de fer et, bientôt après, le train l'emportait vers Paris, encore plus étourdie que fatiguée des incidents qu'elle traversait depuis vingt-quatre heures. Elle voulut dormir et, pour se calmer, elle se dit qu'après tout elle avait gagné la bataille. Elle se figura le soulagement qu'avait éprouvé son mari en lisant sa dépêche, la joie qui l'attendait elle-même au retour, dans quelques heures. Une pensée, pendant la moitié de la nuit, la tint éveillée:
—Maintenant, que va devenir Fortunat? Je ne peux pas le recueillir, lui!…
Le lendemain, dans la matinée, elle était auprès d'Albert, ne pouvant croire que cette première séparation de leur vie conjugale avait duré à peine deux jours. Comme un lieutenant qui fait son rapport, elle raconta par le menu son expédition, attendant, pour sa peine et son succès, la récompense d'un rayon de joie dans les chers yeux. Mais, à mesure qu'elle poursuivait son récit, le visage du convalescent prenait une expression plus soucieuse. Péniblement surprise, elle regarda son mari qui se détournait d'un air farouche.
—N'es-tu pas content de ta femme? dit-elle en lui prenant les mains.
Regrettes-tu de m'avoir laissé partir?
—Ah! gronda Sénac, toujours ce jeune homme! Tu parles de lui, maintenant, comme d'un sauveur!
Pour toute réponse elle serra sur son cœur la tête du convalescent avec une sorte de pitié tendre. Et tandis qu'elle le rassurait par de chaudes paroles, par des baisers—plus maternels que ceux qu'elle aurait donnés jadis—elle retenait des larmes amères, comprenant cet involontaire talion qu'elle infligeait à son tour: la jalousie.
L'hiver touchait à sa fin. Le voyage de Thérèse, les incidents qui l'avaient motivé ou accompagné n'étaient connus de personne à Paris, sauf de sa tante. Son mari allait mieux; mais, pour le monde, elle le faisait moins bien portant qu'il n'était, afin de pouvoir tenir sa porte fermée et de s'affranchir de toute obligation importune. Ce n'était pas que le ménage eût pris la résolution de fuir le commerce des humains. Seulement, en face de l'inconnu qui pesait lourdement sur l'avenir, il était plus sage d'attendre. Si, quelque jour, l'orage devait emporter au loin leur existence, il valait mieux que le monde n'eût à s'occuper que de deux victimes déjà presque oubliées. Quelques centaines de cartes avaient plu dans le courant de janvier; de rares visiteurs forçaient la consigne, mais leur nombre devenait plus rare chaque jour. Madame de Boisboucher, pour l'instant brouillée avec le Faubourg, semblait ne plus se souvenir de son cousin. Peut-être lui-même n'était-il pas étranger à cette froideur, ayant connu les inconvénients de l'excès contraire.
Madame de Sénac luttait de son mieux contre l'incertitude énervante de la crise qu'elle traversait. Après deux ans de mariage, parvenue aux approches de la trentaine, ce chiffre fatidique de l'âge des femmes, elle se voyait moins éclairée sur son avenir qu'elle n'était dix ans plus tôt. Sa fortune, le lieu où se passerait sa vie, le repos même de son bonheur le plus intime, hélas! tout restait en question.
Dans ses fréquentes visites à l'avenue Kléber, elle confiait ses angoisses trop justifiées à la Révérende Mère de Chavornay dont l'esprit solide, pratique, tout d'une pièce, était mal fait pour les comprendre. On aurait dit que la bonne religieuse avait contre sa nièce quelque grief inavoué, qui la maintenait dans un état d'irritation latente envers la jeune femme.
—Ma chère enfant, lui dit-elle un jour, vous avez mal aux nerfs. Bonté divine! si jamais on m'avait dit que Thérèse de Quilliane serait… comment appelez-vous cela: une névrosée?
—Ma pauvre tante, vous ne savez pas ce que c'est que de se demander chaque soir: «Où serai-je dans six mois?»
—Ma pauvre nièce, vous avez failli savoir ce que c'est que de répéter chaque matin: «Dans vingt années, sauf accident, je serai à cette même place, vêtue de la même robe, faisant la même chose, avec les mêmes personnes!» Croyez-moi: l'absence de la moindre possibilité de changement dans l'avenir peut aussi paraître lourde, à certains jours.
—Suis-je donc la première qui soit venue se plaindre à vous que la vie n'a pas tenu ce qu'elle promettait?
—Oh! non. Mais vous êtes à peu près la seule qui n'ait pas ajouté comme dernière ombre au tableau: «Et, par là-dessus, mon mari me trompe!» Sans compter d'autres ombres…
Un soupir gros de charitables réticences, qui souleva la poitrine de la religieuse, vint achever la phrase. Apparemment qu'en outre des plaintes elle recevait aussi des confessions.
—Ma chère petite, conclut cette femme d'expérience, vous méditez trop. Il faut nous abandonner cette pratique, à nous autres dont c'est le métier; et encore, faites attention que je n'aurais pas voulu, pour tout l'or du monde, être carmélite. Désirez-vous que je vous dise la vérité? Vous êtes parmi les heureuses de ce monde, au premier rang. Je comprends que ce procès vous ennuie, mais il n'est pas perdu. Et, si vous le perdez, patience! Votre vieille tante est là. Ce qui est à Dieu est à Dieu. Ce qui est à Quilliane est à Quilliane: vous ne mourrez pas de faim. Prenez courage et, pour cela, regardez un peu plus autour de vous. Et puis, faites beaucoup de bien. Ce sera autant de sauvé des griffes de Cadaroux, quoi qu'il arrive.
Quand Thérèse fut partie, madame de Chavornay s'en alla toute pensive à travers les longs corridors. Elle songeait:
«Mon Dieu! ne restez pas trop longtemps sans faire disparaître le seul vrai malheur de sa vie, celui dont je ne me consolerais pas, si j'étais à sa place! Car, de tous les sacrifices que je vous ai faits, vous savez bien, Seigneur, quel a été, quel est encore le plus grand. Mais il vous plaît de faire dominer dans le cœur des pauvres femmes tantôt l'amour de l'épouse, tantôt l'amour de la mère. Mon Dieu, en échange de ces deux amours que j'ai mis sur l'autel, envoyez la bénédiction suprême à cette enfant, vous qui l'avez créée trop parfaite pour le monde, et cependant trop tendre pour l'éternel veuvage!»
L'époque du jugement d'appel approchait. Les séances interminables chez Guidon avaient recommencé pour Albert. Quant à Thérèse, elle avait senti le besoin de s'étourdir, mais d'une façon qui n'est pas l'ordinaire. Elle se jeta dans la charité, comme d'autres, en pareil cas, se ruent vers le plaisir, brisant son corps par la fatigue, domptant chacun de ses sens par les contacts les plus affreux, comme pour se démontrer à elle-même qu'auprès de certaines détresses physiques ou morales, son existence était un ciel, ses inquiétudes une volupté.
On la vit alors demander une place parmi ces femmes du grand monde, qui consacrent leur charité à la plus effroyablement cruelle des mille dévastations dont l'être humain peut connaître le martyre. Soyez sans crainte, nobles héroïnes de la guerre sainte contre la torture et la mort! On ne saura même pas le nom divin que vous avez choisi pour symboliser l'agonie de ces filles du peuple dont, chaque matin, vous voyez s'émietter la poitrine et les membres. Lutter contre le dégoût, supporter la vue de ce hideux travail ordinairement caché par la tombe, vaincre l'évanouissement qui met sa sueur froide à vos fronts, ce n'est pas, en effet, ce que vous accomplissez de plus rare. Vous obtenez qu'on respecte autour de vous le silence qui entoure vos exploits sublimes. Le «chroniqueur» lui-même, ce grand divulgateur de vos secrets, ignore celui-là, bien que vous lui ayez livré tous les autres, vos talents, votre beauté, vos fêtes. Et le roman du jour, qui proclame, analyse ou invente vos faiblesses, passe à côté de cette gloire sans la remarquer, à moins qu'il ne la dédaigne comme sans intérêt pour son œuvre.
Un certain vendredi, vers quatre heures, le coupé de Thérèse prit la direction d'un des faubourgs les moins connus, voyage aventureux qu'il avait fallu étudier sur la carte, comme la navigation d'une passe peu fréquentée. Dans cette rue déserte, étroite, bordée de magasins et de dépôts, rien ne manquait de ce qui peut froisser l'instinct d'une femme délicate, car la débauche est toujours le Scylla de ce Charybde aux abois sinistres: la misère d'une grande ville.
La comtesse mit pied à terre devant une porte élevée qu'aucun insigne, aucune inscription ne désignait aux passants: c'était là. Dans sa poitrine, elle sentait son cœur se révolter d'avance, à la seule pensée de ce qu'elle allait voir, bien qu'elle eût visité cent fois son hôpital de Sénac. Mais elle savait qu'entre ce spectacle et celui qui l'attendait, il y avait la différence qui sépare le Purgatoire de l'Enfer, s'il est permis d'appliquer ce nom sans espérance aux douleurs dont le seul remède se trouve dans l'espoir sans fin.
Une concierge au costume sombre accueillit madame de Sénac et lui fit traverser la cour par une avenue bordée de lilas, seuls ornements de cet espace dont les moindres recoins, transformés en planches de légumes, donnaient l'idée d'une administration rigoureusement économe. Thérèse fut d'abord introduite dans une petite pièce, moitié salon de bourgeoise pauvre, moitié parloir de couvent, où elle fut priée d'attendre. Sur la table se trouvait un album; elle l'ouvrit et ne put retenir un mouvement en arrière: les pages ne contenaient que des photographies représentant les sujets les plus «intéressants» de cet hôpital, d'où nulle malade ne sort vivante. Certaines pages contenaient des portraits de mortes; c'étaient les moins épouvantables.
Presque aussitôt une femme vêtue de noir entra. Le monde, avant son veuvage, l'avait connue; mais, depuis de longues années, sa vie se passait dans cette maison fondée avec sa fortune, et, chose vingt fois plus difficile, gouvernée par sa haute intelligence. Le lieu n'était pas fait pour inspirer de vaines phrases. Madame *** s'avança vers la comtesse, lui tendant les mains:
—Soyez la bienvenue, madame; j'ai entendu dire que vous êtes du métier. Vous nous faites concurrence en province.
—Oh! non, répondit la comtesse en montrant l'album. D'après ce que j'ai vu là, mon hôpital de Sénac est un lieu de plaisance à côté du vôtre.
Une cloche intérieure sonna. Madame ***, qui ne s'était pas assise,—elle s'asseyait rarement,—fit un signe de la main à sa visiteuse.
—Permettez-moi de vous conduire au Salut, dit-elle. Ensuite nous travaillerons.
Dans la petite chapelle, qui s'ouvrait sur les deux salles, d'autres femmes en noir priaient déjà, au milieu d'une atmosphère étrange, où le parfum de l'encens mystique se mêlait aux sinistres odeurs du phénol, parfum des réalités lugubres.
L'office, très court, terminé, une vingtaine de pieuses infirmières, les unes résidentes et attitrées, les autres surnuméraires comme Thérèse, se réunirent à la pharmacie où chacune prit, dans un tiroir séparé, son tablier, ses manches et sa trousse. Puis le pansement du soir des quatre-vingts cancéreuses commença.
Déjà, d'un bout à l'autre des salles, retentissaient des appels fiévreux, impatients, désespérés, et, dans ces bouches condamnées la plupart à se taire bientôt pour toujours, la note gouailleuse de l'accent parisien surprenait comme une sinistre bouffonnerie.
—Vite! vite! A moi d'abord! Je suis sûre que l'heure est passée! On voit qu'il n'est pas malade, le curé: il a mis le temps à dire ses oremus!
Quelques-unes de ces malheureuses hurlaient de désir, implorant, ainsi que la plus divine volupté, cette minute divine, unique dans leur journée, pendant laquelle une goutte de morphine endormait leurs souffrances. Les seringues d'argent, de lit en lit, accomplirent leur tâche. Bientôt les salles furent plongées dans un silence profond; pour celles qui étaient bien portantes, l'heure pénible commençait.
Thérèse, en sa qualité de débutante, fut chargée d'une des moins atteintes, grande femme robuste dont elle n'aurait pu dire si elle avait dix-huit ans ou cinquante: sur ce qui avait été un visage, des coussins de charpie arrosés de phénol remplaçaient le nez et les joues. D'une bonne humeur presque effrayante en pareil lieu, cette condamnée à mort ne tarissait pas de bons mots sur elle-même. Ses plaies lavées, ses coussins de charpie renouvelés, elle dit à Thérèse:
—Merci, ma petite dame. Vous êtes nouvelle, encore un peu lente. Mais l'habitude viendra. Vous avez des dispositions et je vous promets ma pratique. Entre jolies femmes, on se doit ça. Mon Dieu! oui; vous me croirez si vous voulez: j'ai été aussi jolie que vous. Tout de même, si vous me refaites ma frimousse d'autrefois, je dirai que vous êtes habile.
—Vous verrez que tout ira bien. On en a guéri de plus malades, répondit Thérèse, avertie de ne pas ménager ces mensonges toujours crus comme des oracles.
La malade subitement devint très sérieuse. Une lueur triste passa dans ses yeux.
—Je sais qu'on en revient, fit-elle. Mais il y a un plaisir de la vie que je ne connaîtrai plus: ma pauvre tabatière!
Sortie de cette première épreuve relativement facile, madame de Sénac eut à soutenir d'autres luttes plus méritoires. Elle visita des plaies qui laissaient à nu l'ossature d'un membre entier. Par d'effroyables excavations lentement creusées dans la chair elle vit, parfois, le cœur battre et les poumons se soulever. Mais elle tint bon jusqu'au bout, soutenue par sa foi, par sa volonté et surtout par l'exemple des autres héroïnes dont elle partageait le rude labeur. Quelques-unes la connaissaient; la plupart se connaissent entre elles. D'un signe de tête très léger, à peine d'une phrase discrète elles se saluaient. Plusieurs devaient se retrouver le soir à l'Opéra ou parmi le monde le plus élégant; mais, dans cette maison presque clandestine d'un faubourg, elles semblaient se cacher l'une de l'autre, ainsi qu'il arrive à certaines, en ces rencontres moins avouables qu'il convient de taire et d'oublier.
Albert attendait sa femme dans leur petit salon.
—Chères mains, n'en faites pas trop! dit-il en baisant les jolis doigts, coquettement parfumés à cette heure. (Ils savaient quelle caresse les attendait.)
—Je n'en ferai jamais trop, répondit la jeune femme, pour remercier Dieu qui t'a conservé à moi, qui me rend si heureuse, tandis qu'il envoie de pareilles tortures à quelques êtres humains.
—Est-ce que tu comptes retourner là-bas? demanda-t-il. Tu es toute pâle.
—Je retournerai, dit-elle gravement, ne serait-ce que pour voir un côté estimable, consolant, de ce monde que j'ai souvent méprisé.
Dès lors elle eut, chaque semaine, son «jour de pansement», journée complète, commencée aux premières heures, à peine interrompue au moment du repas qu'elle venait prendre avec son mari. Hélas! plus l'époque du jugement approchait, plus elle se confirmait dans une certitude qui lui causait un trouble douloureux. Des symptômes, à peine sensibles pour d'autres yeux que les siens, lui faisaient voir en effet qu'un désastre de fortune serait une crise funeste au bonheur de sa vie. Déjà elle songeait avec un soupir à leur chère intimité d'autrefois. Souvent, quand il sortait de ses interminables conférences avec Guidon, Albert surprenait sa femme par des mouvements d'humeur, par de brusques sorties sur des motifs insignifiants, ou, ce qui la choquait plus que tout le reste, par des allusions qu'il ne pouvait retenir aux services qu'elle avait demandés à Fortunat, qu'elle en avait acceptés. En d'autres occasions, il manifestait un découragement à peine croyable chez un homme qu'on aurait jugé supérieur à tous par l'énergie.
—Souviens-toi! lui dit-elle un jour. Pendant deux ans tu as lutté «contre Dieu même», c'étaient tes paroles. Est-il donc plus difficile de lutter contre Cadaroux? Quoi qu'il arrive, peut-on nous ôter l'un à l'autre? Va! si tu crains pour mon propre courage, tu peux être sans inquiétude, ami! Tu me verras sourire, plus souvent qu'aujourd'hui, peut-être. Redeviens toi-même! Ne m'as-tu pas raconté que les chevaux de sang restent debout les derniers dans les fatigues de la guerre?
—Oui, répondit-il d'une voix sourde. Mais je ne t'ai pas dit qu'ils valent mieux que les autres pour tourner la meule.
Vers le commencement de mai, la Chambre des appels de police correctionnelle confirma le premier jugement. Dès lors, les catastrophes les plus extrêmes devenaient probables; mais, contrairement à ce qu'on aurait pu croire, Sénac redevint digne de lui-même quand tout espoir sembla perdu. Le gentilhomme retrouva sa fermeté pour faire tête à l'orage, et marcher à la ruine comme ses pères marchaient à l'échafaud. Thérèse le secondait en femme de race, ouvrant ses portes aux visiteurs encore une fois nombreux. De même que mille personnes prennent le deuil à la mort d'un Montmorency, pour se donner de belles alliances, de même on ne rencontra plus que des gens qui vous disaient, la larme à l'œil:
—Êtes-vous allé chez les Sénac? Ils sont bien courageux. Hier je disais à la pauvre jeune femme…
Il faut avoir passé par là pour comprendre ce que dut souffrir Thérèse, en face de ce défilé qui tenait à la fois d'une cérémonie d'enterrement et d'une promenade à l'Hôtel des ventes, un jour d'exposition curieuse. Tous ces braves gens qui venaient l'assurer de leur sympathie, examinaient toute sa personne d'un même regard froid. Puis, tandis qu'ils débitaient leurs conseils et leurs consolations, leurs yeux faisaient le tour de la pièce majestueuse, comme pour s'en graver une suprême image dans la mémoire.
En somme, le monde voyait disparaître ce jeune ménage qui lui avait toujours échappé, avec le même sentiment d'estime malveillante qu'il avait eu, dès le premier jour, pour ces deux insoumis, indifférents à ses faveurs, supérieurs à ses petitesses. Leur dernier crime, non moins offensant que les autres, était de ne vouloir pas être plaints. On les en punit en les plaignant avec une emphase retentissante. Les plus féroces leur demandaient:
—Enfin, voyons, qu'allez-vous faire, mes pauvres amis?
D'aucuns, beaucoup plus rares, montrèrent qu'ils les connaissaient bien en leur offrant leur bourse. Ils ne se seraient pas risqués beaucoup plus en offrant tout le grain de leur aire à deux aigles blessés. Enfin, rien ne manqua aux cérémonies dont le monde accompagne la disparition des vaincus de la vie, pas même l'oraison funèbre que Javerlhac prononça en vingt mots. Quelqu'un ayant exprimé devant lui cette opinion que les Sénac n'étaient pas de leur siècle:
—Pas de leur siècle! fit-il. Je crois bien! Ils n'étaient même pas de leur planète.
Cependant Guidon du Bouquet, jugeant le moment venu, posait les premiers jalons d'une demande en séparation de biens à introduire par la comtesse, quitte à s'en voir désavoué.
Mais une procédure plus expéditive allait appeler Cadaroux devant une juridiction dont il n'avait pas prévu la compétence.
Depuis plusieurs semaines, le père Signol avait un successeur à la maison du bac; mais, soit à cause de l'esprit d'indépendance qui le distinguait, soit pour ne pas s'éloigner, même de trois cents mètres, du Rhône, son «père nourricier», il avait refusé l'asile offert par la comtesse dans son hôpital. On se doute bien, d'ailleurs, que le brave homme n'y avait rien perdu, et, selon toute probabilité, ce n'était pas avec ses seuls moyens qu'il s'était installé et qu'il vivait assez doucement dans une chaumière au bord de l'eau, à quelque distance du village, en aval du bac.
Fortunat l'y avait suivi, à l'inexprimable colère de Saturnin, frustré d'une partie de sa vengeance par cette cohabitation nouvelle. Le jeune homme semblait prendre à son installation un intérêt et un plaisir tout particuliers. Aussi bien, pour une cause que l'on va voir, l'existence pour lui n'était plus la même. En peu de jours, vêtu comme un ouvrier, il avait blanchi les murailles de la petite maison, repeint les fenêtres et la porte, réparé la palissade. L'intérieur se garnissait d'un mobilier simple mais suffisant. Le jardinet s'emplissait de fleurs et de légumes, et, devant la barrière, des poules picoraient sur le chemin de halage le grain tombé du bât du meunier.
Parfois, à la nuit tombante, une femme venant du village par des sentes détournées se glissait dans l'humble logis, après s'être assurée que personne ne l'épiait. C'était la mère de Fortunat, jadis plus ardente que son mari lui-même dans sa rancune contre les Sénac, à ce point que la conduite de son fils l'avait révoltée comme une défection honteuse. Mais, avec le temps, cette première flamme de la haine s'était assoupie dans le cœur de la vieille Corse, ou plutôt le sentiment maternel avait, repris le dessus. Alors elle avait tâché d'adoucir son mari: vains efforts! Peut-être Cadaroux, livré à lui-même, se fût-il calmé, surtout avant l'époque où l'on put croire que ses machinations le conduiraient à la fortune. Malheureusement, il avait près de lui, dans la personne de sa fille Reine, le démon de la discorde! Lætitia comprit bientôt que la réconciliation qu'elle désirait à cette heure était impossible. En même temps, cette mère infortunée se vit menacée dans la vie de son fils comme elle était déjà frappée dans sa tendresse. Une ou deux fois, se cachant comme une coupable, elle était parvenue à l'apercevoir, et, sur ce visage amaigri, dévoré par un mal dont elle ne soupçonnait pas la cause la plus douloureuse, elle avait lu des prédictions sinistres.
Quand le jeune homme, enveloppé dans la vengeance qui frappait le vieux batelier, dut chercher un autre asile, sa mère, dans une entrevue soigneusement dissimulée, le conjura, les larmes aux yeux, de revenir au toit paternel. Mais Fortunat ne lui répondit que par le serment de ne jamais rentrer dans une maison souillée par la plus horrible injustice, à moins que le désistement de son père ne vînt mettre un terme aux indignités déjà commises. Hélas! le procès marchait trop bien pour qu'il pût être question de ne pas en presser l'issue.
Alors la pauvre mère n'eut plus qu'un désir: apporter dans l'exil de son fils tout l'adoucissement possible. Quand le vieux Signol, grâce à la générosité de la comtesse, eut loué la petite chaumière des bords du Rhône, Lætitia vint visiter la masure. Avec des peines infinies, elle fit accepter à son fils, pour rendre cet abri moins sordide, les quelques louis qu'elle avait pu soustraire à la comptabilité méticuleuse de son seigneur et maître. De cette façon, le vieux batelier et celui qu'il appelait toujours son pensionnaire furent logés décemment, grâce à un fonds commun provenant des deux sources le moins faites en apparence pour se confondre.
Chose encore plus inattendue! la vieille Corse en vint assez vite à se prendre pour Thérèse de Sénac d'une passion véritable, sans se douter que ce sentiment pénétrait en elle comme un reflet. Fortunat, qui avait aimé tendrement sa mère quand il était relativement heureux, se mit à l'adorer quand il retrouva, dans ce cœur rude mais sincère, le seul écho qui pût répondre au sien. Elle eut enfin part à ses confidences. Il lui conta sa rencontre avec Thérèse, au bord du Rhône, presque à l'aube du jour, quand la vaillante châtelaine était venue défendre l'honneur de son toit. L'âme passionnée de cette femme de soixante ans, dont les cheveux restaient noirs comme l'ébène, s'exaltait à ces récits dont elle s'augmentait encore le romanesque attrait. Quoi! elle avait pu haïr cette belle comtesse qui traitait Fortunat comme un ami, comme un frère; qui lui confiait son intérêt, son estime, sa personne, sa réputation elle-même!… C'était un culte véritable qu'elle avait à cette heure, elle aussi, pour cette ennemie d'hier, et, plus d'une fois, elle s'était demandé si «l'enfant» n'éprouvait pas autre chose encore que du dévouement pour la grande dame.
Mais Fortunat trompait sa mère de son mieux, en ne la laissant lire que sur une des faces de son cœur.
Un matin, Reine Cadaroux eut une lettre de son père, qui était à Paris depuis plusieurs jours afin d'assister au jugement. Le Bouscatié racontait son triomphe en quelques lignes terminées par cette plaisanterie sinistre: «J'ai idée, cette fois, qu'ils peuvent accorder les violons pour la danse.» En attendant mieux, ce fut Reine elle-même qui se mit à danser, tant elle était joyeuse. Puis, allant à la fenêtre, elle envoya, suprême insulte! un baiser vers la Tour, en disant:
—A bientôt, ma belle! Mère, vous ne riez pas en songeant à la figure que nos châtelains font en ce moment?
Non, elle ne riait pas, la pauvre Lætitia. Elle songeait à la figure que ferait son fils, quand elle pourrait aller le trouver, vers la brune, pour lui porter le message fatal!
Le soleil était couché. Fortunat comptait les minutes, car il savait que le procès devait être jugé de la veille. Il attendait sa mère dans sa chambre, dont la fenêtre ouverte laissait pénétrer les voix grondantes du Rhône enflé par une crue de printemps. Sur la berge, le vieux Signol debout, immobile, fumait sa pipe, magnétisé par la fuite régulière des eaux chargées d'épaves. Lætitia parut bientôt. Elle ouvrit la porte; son fils courut à sa rencontre.
—Eh bien? fit-il, enveloppant sa mère d'un regard fiévreux.
—Mauvaise nouvelles!
—Pour qui?
—Pour toi, sventurato!
Il avait compris. Il se laissa tomber sur une chaise, tandis que sa mère, debout près de lui, posait ses mains sur la tête brûlante de «l'enfant». Bientôt, aspirant l'air pour ne pas défaillir, il se dégagea et s'approcha de la fenêtre ouverte. Il faisait presque nuit; la sourde menace des eaux devenait plus sinistre à mesure qu'augmentaient les ténèbres. La rive gauche, à peine marquée par des collines détachées sur le ciel, semblait éloignée d'une lieue. La ciel était sombre et bas; la pluie commençait à tomber doucement. Fortunat, pendant une longue minute, garda le silence comme pour mettre son âme à l'unisson de la tristesse de la nature.
—Ma mère, dit-il tout à coup d'une voix faible, bientôt nous ne nous verrons plus!
Lætitia n'avait pas conservé ses oreilles de vingt ans. Elle fit répéter la phrase qu'elle n'avait point entendue.
—Nous allons nous quitter, répéta le jeune homme avec plus de force.
Elle joignit les mains, et, glacée d'une affreuse épouvante, elle demanda:
—Où iras-tu donc?
—Là-bas!
De son bras étendu, Fortunat désignait l'horizon vague des montagnes, sur l'autre rive. Sa mère crut qu'il montrait le Rhône.
—Malheureux! cria-t-elle. Tu veux mourir!
—Non! répondit-il en la rassurant d'un geste. Soyez sans crainte. Elle m'a défendu de me tuer!
À cette parole qui lui brisait le cœur, Lætitia fut sur le point de s'écrier: «Et moi!» Mais elle se tut, comme foudroyée par le secret qu'elle découvrait.
—Que gagneras-tu à partir? dit-elle.
—Ce que j'y gagnerai? De ne pas voir la comtesse de Sénac chassée de son château, sans que, cette fois, je puisse la défendre. Ah! pourquoi suis-je né?
—Je t'en prie, calme-toi! dit la mère en se mettant à genoux devant son fils. Voyons! que faut-il faire? Cherchons un moyen. Écoute: si je pouvais… Ton père est encore à Paris pour quelques jours. Si je pouvais, pendant son absence, mettre la main sur ces papiers?… Je les connais. Que de fois il me les a montrés en me disant: «Voici la clef du château de Sénac.» Quand je les aurais pris, tu les donnerais à la comtesse. Et alors, tout serait fini. Tu pourrais rester!
—Pauvre mère! dit Fortunat. Que ne peut-elle vous entendre! Hélas! le moyen ne serait pas bon. D'abord, mon père vous tuerait si vous faisiez cela. Ensuite, croyez-vous que la comtesse consentirait à se servir d'une arme volée,—même pour se défendre? Vous ne la connaissez pas! Et puis, voyez-vous, même si elle revenait… Mon Dieu! c'est ce jour-là que je devrais partir!
—Mais pourquoi? pourquoi, au nom du ciel?
Le jeune homme se tut. Pendant quelques secondes on entendit seulement la grande voix du fleuve roulant ses eaux pressées, à la lumière vague des étoiles qui commençaient à se montrer. Fortunat hésitait encore à dévoiler son cœur, même à sa mère. Il luttait contre la douce tentation de laisser son amour vivant derrière lui, dans une oreille humaine. Enfin, il céda. Ne venait-il pas de trouver un dépositaire digne de cet héritage? Et, surtout, qu'avait-il à révéler qui ne fût à la gloire de son idole?
—Il y a une chose que vous ne savez pas, dit-il en s'approchant pour être entendu sans trop élever la voix. J'aime comme un misérable fou la comtesse de Sénac… et j'en meurs!
Lætitia, élevée dans le pays où toutes les passions sont puissantes, parut à peine étonnée. Ses yeux brillaient, dans l'ombre, d'un feu singulier. Elle murmura, sans apercevoir elle-même tout ce qu'il y avait au fond de sa pensée:
—Lui as-tu parlé?
—J'ai parlé! répondit le jeune homme en embrassant doucement sa mère au front. J'ai dit une parole qui méritait toute sa colère; et cependant elle ne s'est point irritée. Si vous l'aviez entendue! Si vous aviez vu son regard! C'est une grande dame, assurément; mais, de plus, c'est une sainte. Une créature comme elle n'a besoin ni de mots pompeux, ni d'indignation bruyante. Elle m'a dit une phrase, une seule phrase que je n'oublierai jamais; tout a été fini!… Et je l'aime toujours, je l'aimerai jusqu'à ma mort—dont je lui ai juré de ne point avancer l'heure… Mais je sens qu'il ne faut plus que nous nous rencontrions ici-bas. J'ai eu d'elle tout ce que je puis rêver: le bonheur de la servir. Elle m'a touché la main. Elle m'estime. Elle ne m'oubliera jamais… Ne détournez pas la tête: j'ai sa promesse! Quand sa bouche a dit une chose, la vérité même a parlé. Maintenant, quoi qu'il arrive, que le malheur l'atteigne sans espoir ou qu'elle soit délivrée de toute crainte, que puis-je pour elle? Rien. Mon rôle est fini dans sa vie… Je pars!
—Où iras-tu?
Comme il allait répondre, une clameur lointaine arriva du Rhône, portée par la brise que la nuit soulevait. Des voix qui semblaient se rapprocher criaient: «Au secours!»
Fortunat courut à sa fenêtre et répondit par un «holà!» vigoureux.
Le père Signol, toujours debout au bord du fleuve, ôta sa pipe de sa bouche et grommela tout haut:
—Ils ont le temps d'appeler, d'ici à la mer!
En même temps, une masse noire passa sur l'eau comme une flèche, à vingt brasses de la maison. Deux voix se distinguaient. L'une cria: «Signol!» L'autre, moins forte, prononça un autre nom. Fortunat, les cheveux hérissés de frayeur, se rapprocha de sa mère qui n'avait rien entendu.
—Mon père est à Paris? demanda-t-il tout tremblant.
La vieille femme répondit, sans comprendre l'agitation de son fils:
—Je ne l'attends que dans plusieurs jours. Pourquoi?…
—Fortunat! hurlait encore la voix, que la brise apportait plus distincte.
En deux bonds, le jeune homme fut au bas de l'escalier et sauta dans la légère nacelle retenue par un cadenas à l'anneau de fer.
—La clef! Signol, vite la clef! N'avez-vous pas entendu?… En barque, et démarrons!
Le vieux batelier, la main sur ses yeux, regardait le point noir prêt à disparaître pour toujours. Avec un calme sinistre, qui cachait mal une effroyable expression de triomphe, il répondit:
—C'est l'embarcation du bac qui vient de partir à la dérive. J'avais bien dit qu'un jour ou l'autre cet apprenti causerait un malheur. Ah! ah! ils ne me trouvaient plus assez fort!… Non, par le diable! je ne me serais pas senti assez fort pour passer le Rhône, quand il monte d'un demi-pied par heure!
Et, satisfait de la vengeance longtemps appelée, l'homme restait immobile, prêtant encore l'oreille. Les voix s'entendaient toujours, mais déjà de bien loin.
—La clef! malheureux! criait Fortunat. Êtes-vous donc le dernier des monstres? La clef! Ah! bandit! Je l'aurai de force!
Il allait se précipiter sur l'implacable vieillard. Signol mit la main dans sa vareuse et dit tranquillement:
—Partir sur cette coque de noix, dans les ténèbres, avec un courant qu'un cheval au galop ne suivrait pas! Je jure que nous ne serions pas plus certains de mourir vous et moi, si nous avions la main du bourreau sur l'épaule. Non, jeune homme, vous ne me prendrez pas la clef.
Tout en parlant il l'avait sortie de sa poche. Il fit un mouvement de la main, on entendit le bruit d'un objet lourd qui tombe dans l'eau; en même temps, pour la dernière fois, les clameurs sinistres des deux victimes entraînées parvenaient à la rive.
—Signol, gémit Fortunat, tu n'as donc pas reconnu cette voix qui m'appelle? On aurait dit celle de mon père!…
Et il se mit à courir le long du fleuve, comme s'il avait pu espérer, à moins d'un miracle de Dieu, d'atteindre ceux qui allaient mourir.
L'obscurité empêchait de voir la physionomie du vieux passeur. On l'entendit répondre, d'une voix grave comme celle d'un juge:
—Si c'est le Bouscatié qui appelle, que Dieu ait pitié de son âme et lui pardonne! Mais c'est assez d'une mort dans la famille, pour cette nuit! Je viens de vous sauver la vie.
A cet instant, madame Cadaroux, folle d'angoisse, arrivait sur la berge. En n'apercevant pas son fils, elle poussa des cris de détresse.
Fortunat reparut bientôt. Ses jambes chancelaient sous lui.
—Ma mère, dit-il d'une voix méconnaissable, rentrons à la maison; je vous accompagne.
Elle le regarda; encore confondue de terreur; elle n'avait compris que vaguement la scène.
—Tu reviens chez nous?
Ensemble ils partirent. Lætitia multipliait les questions. Son fils, sans lui répondre, la tirait après lui dans une course rapide, hâté d'arriver, espérant encore qu'il s'était trompé, qu'un indice, une preuve quelconque allait lui démontrer que son père était bien loin du Rhône à cette heure. En voyant son frère sur le seuil où il n'avait point paru depuis longtemps, Reine eut une exclamation où la joie n'entrait pour rien. De sa voix aigre-douce, elle grommela:
—Je te préviens que le père peut te surprendre d'un moment à l'autre. Une dépêche vient d'arriver, nous avertissant de l'attendre ce soir. Gare à ton dos, s'il te trouve à la maison!
Fortunat bondit sur le lugubre papier bleu que sa sœur lui tendait. A peine il put lire cet arrêt de mort:
«Je me suis décidé à partir aujourd'hui. Dînerons ensemble.»
Avec un cri terrible, il s'évanouit.
* * * * *
Le lendemain, vers le coucher du soleil, un fermier de la riche plaine arlésienne surveillait, du haut de la levée battue par les eaux, la décroissance du fleuve. A Mollégés, le Rhône, devenu large comme un golfe, débarrassé de toute résistance, maître du pays jusqu'à la mer, calmait sa rage et ralentissait sa marche, ainsi que fait un vainqueur, sûr désormais de sa conquête. Déjà le remous causé en cet endroit par l'écluse naturelle du seuil de la Crau, se faisait sentir et annonçait la baisse prochaine du fleuve. Sous les arbres qui croissaient magnifiques et nombreux dans le limon, des amas de roseaux mélangés d'écume jaunâtre formaient de grandes îles flottantes. Le fermier joyeux songeait qu'on allait pouvoir dormir tranquille cette nuit-là, sans craindre la rupture des digues, signal toujours craint d'une fuite précipitée et désastreuse.
Soudain, une masse plus lourde, enchevêtrée dans un buisson, frappa sa vue. L'homme, une main sur ses yeux, considéra l'objet attentivement et parut bientôt fixé sur sa nature. A cette même place, il avait déjà vu bien des fois une face grimaçante, sinistrement grotesque, comme celle que lui montrait l'épave humaine échouée à dix pas de la levée.
—Un négadis! fit le paysan, sans s'émouvoir.
Après cette exclamation peu pathétique, il rentra chez lui et, fort tranquillement, comme il sied à un homme habitué à ces aventures, il envoya un pâtre avertir «la justice» d'Arles. Puis il se mit à table avec sa famille, et, durant tout le repas, il fut question de la gênante habitude qu'ont les négadis du Rhône de venir s'arrêter à Mollégés. Toutefois l'indifférence devint de la stupéfaction quand on reconnut, par les papiers du mort, qu'il arrivait de Paris et même qu'il était venu bon train: sa note d'hôtel était acquittée de l'avant-veille. D'autres papiers firent voir qu'il était maire d'une commune appelée Sénac, dans l'Ardèche, et, sans doute, propriétaire d'un château féodal, car son portefeuille contenait la photographie d'un donjon à l'apparence majestueuse. Comme, en outre, il avait de l'argent, on lui accorda les honneurs d'un drap blanc sur de la paille fraîche, dans une salle basse de la maison. Puis on envoya ce télégramme:
«Adjoint Sénac (Ardèche).
«Maire de votre commune trouvé mort sur notre territoire. Envoyez instructions.»
Le batelier n'a jamais reparu. Sans doute, comme l'avait prophétisé le vieux Signol, il est allé «jusqu'à la mer».
Quelques jours après, Thérèse de Sénac trouvait dans son courrier la lettre suivante:
«Madame, les journaux vous ont appris l'affreuse catastrophe; mais ils n'ont pu vous dire qu'une faible partie du drame qui hantera jusqu'au dernier jour mes oreilles et mes yeux. Dans quelque temps, ma pauvre mère vous fera ce récit. Madame, soyez bonne pour elle…
»Pardonnez-nous; l'expiation est suffisante. Pour vous, désormais, l'orage est passé. Un peu de cendres encore chaudes au fond de l'âtre où des papiers maudits achèvent de brûler, voilà tout ce qui reste de vos angoisses—permettez-moi de dire de nos angoisses passées.
»Revenez bien vite à Sénac, chez vous, parmi vos malades et vos pauvres. Le vieux Signol a repris ses fonctions que nul n'ose plus remplir. Encore une fois il vous fera passer le Rhône dans son bateau. Encore une fois vous gravirez la pente des allées, si odorantes, si fleuries aujourd'hui!
»Encore une fois vous monterez sur la vieille tour; mais, quand vous serez sur le sommet, ne regardez pas du côté de la ville: aucun danger ne vous y menace plus. Tournez les yeux vers le Levant, dans la direction des montagnes qui cachent la Grande-Chartreuse. Que vos prières aillent retrouver là, sous les grands sapins toujours verts, le dernier rejeton d'une race malheureuse qui fut l'ennemie de la vôtre et qui va finir dans le silence, mais non pas—vous le savez—dans la rancune et dans la haine qui durèrent trop longtemps!
»Soyez toujours heureuse, madame! Vous avez vaincu le malheur et vous méritiez de le vaincre. N'oubliez pas celui qui fut pour vous un humble et dévoué serviteur.
Les Sénac sont fixés dans leur château. Selon toute apparence, Paris ne les reverra qu'en des apparitions assez courtes. Ceux qui les approchent, plus nombreux qu'autrefois, les trouvent changés; non pas plus dédaigneux de l'idéal, non pas moins fiers de leur race, non pas moins absorbés dans leur tendresse réciproque et dans leur pitié pour ceux qui souffrent, mais plus indulgents, plus résignés à la réalité médiocre, en quelque sorte plus humains. Le soin des malades et des pauvres, les relations avec les voisins, la conduite d'un domaine constamment amélioré dans l'intérêt de tous, occupent leurs moindres loisirs. Cependant, si affairée qu'elle puisse être, la comtesse est montée chaque jour, pendant bien des mois, aux vieux créneaux de la plate-forme où, son beau visage tourné vers l'Orient, elle prie pour le jeune chartreux qu'elle n'a point oublié. Plus d'une fois elle a fait en sorte d'avoir de ses nouvelles. On lui a dit qu'il serait devenu un saint moine—s'il avait le temps. Mais ses jours sont comptés. C'est à lui, à lui d'abord, que la fosse toujours ouverte sous le grand crucifix du cimetière semble adresser la solennelle admonestation. Il le sait; il en est heureux; déjà il se repose. Il n'attend, il n'espère, il ne craint plus rien ici-bas, ce mourant, déjà mort au monde. Il ne sait pas, surtout, il ne saura jamais, que, du fond de son cloître, il a rendu Albert jaloux, sans que Thérèse, durant des mois, en eût soupçon. Peut-être que, pour la première et la dernière fois de sa vie, Albert n'eut pas tout à fait tort d'être jaloux…
Un matin la comtesse, du haut de son observatoire, aperçut son mari qui marchait à grands pas sous une charmille, et, croyant n'être pas vu, jetait souvent vers les créneaux où flottait la robe de sa femme des regards chargés de tristesse. Frappée d'une idée subite, instruite, hélas! par l'expérience, elle descendit les marches et courut au promeneur, qui fut d'abord étonné de sentir dans ses bras celle qu'il croyait à la Grande-Chartreuse.
—Mais sois donc heureux! dit-elle. Que peux-tu craindre? Que te manque-t-il?
—Tiens! répondit Sénac, chacune de ces pierres, chacun de ces arbres me fera toujours souvenir que tu serais aujourd'hui loin de cette demeure, sans un autre homme. C'est lui qui te l'a donnée, en quelque sorte; ce n'est pas moi. Qui m'aurait dit qu'un inconnu prendrait une telle place dans ta vie?
—Eût-il sauvé cette vie cent fois, qu'importe? C'est toi que j'aime et pour qui je suis prête à mourir! Oh! mon ami, ne trouves-tu pas qu'il est temps de nous humilier devant l'ironie des calculs de notre sagesse? Tout ce qui n'est pas nous-mêmes a trompé notre attente. La richesse que nous pensions avoir a failli devenir pauvreté. Par notre amour nous nous sommes causé mutuellement beaucoup de souffrance. Le monde que nous méprisions, que nous méprisons encore, s'est vengé de son mieux; nos amis nous ont mal conseillés; c'est un ennemi qui nous a sauvé. Enfin, c'est le fils d'un athée, le descendant des abatteurs de croix qui renonce au monde et qui nous y laisse, nous les enfants des croyants et des justes! Ah! cher, soyons très humbles, très simples, très reconnaissants de ce qui nous est donné: faisons, pensons ce que font et pensent les autres, j'entends ceux qui sont bons, qui s'aiment, et qui sont heureux.
—Amen! dit Albert en baisant les lèvres qui venaient de prononcer des paroles si sages.
Néanmoins il sentait toujours un vague déplaisir quand Thérèse, fidèle à sa reconnaissance, allait saluer au loin les cimes bleues des montagnes de l'Isère; mais jamais plus il ne laissa entendre une parole pour blâmer ces visites au sommet de la tour, ni pour les rendre plus rares. Et cependant, comme des mois s'étaient passés, elles se firent moins fréquentes; puis, pour la jeune femme alourdie, l'escalier aux rudes marches devint un chemin trop pénible. Thérèse de Sénac, cette fois, avait perdu ces ailes qui faisaient gémir la Révérende Mère de Chavornay, dont les cierges brûlaient toujours dans la chapelle.
Et lorsqu'un jour la sainte religieuse apprit la naissance d'Esther-Fortunée-Christiane de Sénac, dont elle était la marraine dignement suppléée par Kathleen Crowe, elle écrivit à sa nièce, d'une main qui commençait à trembler sous le poids de l'âge:
«Chère enfant, vous savez maintenant quelle grâce je demandais pour vous au bon Dieu. Désormais je ne suis plus inquiète. Il peut m'appeler quand il voudra. L'ange qu'il vous a donné vous apprendra enfin l'art d'être heureuse en ce monde.»
End of Project Gutenberg's Plus fort que la haine, by Léon de Tinseau