The Project Gutenberg eBook of Opuscules

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Title: Opuscules

Author: Jean-B.-A. Ferland

Release date: January 17, 2005 [eBook #14720]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Canadiana.org, Wallace McLean, Renald Levesque and the
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1876







OPUSCULES



LOUIS-OLIVIER GAMACHE




I

ANS les premiers jours de septembre, 1852, je m'embarquais sur la Doris, afin de visiter, pour la première fois, les côtes désertes et inhospitalières de l'île d'Anticosti. Peu élevée, bordée de récifs et souvent couverte de brumes épaisses, cette terre est fort dangereuse pour les bâtiments qui entrent dans le fleuve Saint-Laurent ou qui en sortent. L'automne et le printemps, les vents soufflent avec une extrême violence sur la mer voisine; aussi de nombreux naufrages ont rendu tristement célèbre le nom de l'île d'Anticosti.

Autrefois, quand un vaisseau venait se briser à la côte, les hommes de l'équipage, qui n'étaient pas engloutis par les flots, ou broyés par les rochers, étaient condamnés à périr de faim et de froid, sans pouvoir espérer de secours. Les sinistres de ce genre devenaient si fréquents et si désastreux, à mesure que le commerce du pays s'étendait au dehors, que la législature du Bas-Canada dut s'occuper de les prévenir, ou du moins de venir en aide aux matelots naufragés. Depuis quinze à vingt ans, deux, phares ont été bâtis sur la côte méridionale d'Anticosti, par les soins du gouvernement provincial. Ils sont à trente lieues l'un de l'autre; le premier s'élève sur la pointe est de l'île, et le second sur la pointe du sud-ouest Ce sont des tours de soixante-dix à quatre-vingts pieds de hauteur, couronnées par un fanal monstre, dont la lumière sert à signaler aux navigateurs deux des points les plus dangereux de l'île. Chacun de ces phares est à cinq ou six étages; l'appartement le plus rapproché du fanal renferme l'huile et une partie des appareils qui font tourner les réverbères. Dans les étages inférieurs sont déposés des vivres, réservés pour les besoins des matelots et des voyageurs, que quelque accident jetterait sur l'île. Deux autres dépôts ont été établis pour la même fin, l'un, à la rivière Jupiter ou rivière aux Chaloupes, à mi-chemin entre les deux phares, et l'autre à dix lieues au-dessus de la pointe du sud-ouest, vers le fond de la baie de Gamache.

Le vapeur à hélice, la Doris, allait distribuer les provisions d'huile, de lard et de farine, avant les gros temps de l'équinoxe; il portait quelques membres du bureau de la Trinité, chargés de visiter les établissements confiés à leur surveillance. Quoique ma mission fût d'un ordre tout différent, j'avais obtenu la permission de prendre passage à bord du même bâtiment, sur lequel messieurs les commissaires me témoignaient la plus franche amitié.

Nous n'avions plus qu'une étape à visiter dans l'île, celle de la baie de Gamache. J'avais hâte d'y arriver, car depuis nombre d'années le nom du sieur Gamache retentissait à mes oreilles, sans que j'eusse trouvé l'occasion de voir le personnage lui-même. Il n'est pas un pilote du Saint-Laurent, pas un matelot canadien, qui ne connaisse Gamache de réputation; de Québec à Gaspé, il n'est pas une paroisse où l'on ne répète de merveilleuses histoires sur son compte. Dans les récits populaires, il est représenté comme le beau idéal d'un forban, moitié ogre et moitié loup-garou, qui jouit de l'amitié et de la protection spéciale d'un démon familier. "On l'a vu debout sur un banc de sa chaloupe, commander au diable d'apporter un plein bonnet de bon vent; un instant après, la chaloupe de Gamache faisait vent arrière, les voiles pleines, sur une mer unie comme une glace, tandis que, tout autour, les autres embarcations dormaient sur l'eau, sur un calme plat. Pendant un voyage qu'il fit à Rimouski, il donna un grand souper au démon, non pas à un diablotin de seconde classe, mais au bourgeois lui-même. Seul avec ses compagnons invisibles, il a massacré des équipages entiers et s'est ainsi emparé de riches cargaisons. Vivement poursuivi par un bâtiment de la compagnie des postes du Roi, il a disparu avec sa goëlette, au moment où il allait être saisi, et l'on n'a plus aperçu qu'une flamme bleuâtre dansant sur les eaux". Voilà la substance de bien des légendes que, le soir à la lumière des étoiles, les matelots débitent sur le gaillard d'avant, et qui se répètent, au coin du feu, dans les réunions du village.

Sur ces récits merveilleux s'était élevée et avait grandi la réputation du redoutable sorcier; aussi la plupart des voyageurs auraient-ils mieux aimé escalader la citadelle de Québec que d'approcher, pendant la nuit, de la maison de Gamache.

Ces contes avaient été accueillis même sur les navires anglais, qui, dans la traversée entre la Grande-Bretagne et le Canada, sont forcés de côtoyer l'île d'Anticosti. Un de mes compagnons de voyage, ancien officier de la marine royale, en arrivant dans ce pays, il y a environ quinze ans, fut tout étonné, lorsqu'il passa vis-à-vis de l'île d'Anticosti, d'entendre les récits des matelots anglais sur le compte du terrible Gamache. Les fables les plus merveilleuses étaient débitées par un marchand juif, de Montréal, qui, pendant deux jours, fut dans des transes continuelles, tant il craignait d'être mis à la broche et dévoré à belles dents dans l'antre du polyphème d'Anticosti.




II

La Doris, arrêtée par une brume épaisse, avait mouillé au large de la Baie de Gamache. Vers huit heures du matin, les bancs de brume se dispersent sous le souffle d'un vent frais, et un soleil brillant nous laisse apercevoir, à une lieue de distance, les deux caps qui marquent l'entrée de la baie. Nous doublons la pointe à l'Aigle, et devant nous se déroule, sur une longueur de cinq milles, une belle nappe d'eau, abritée contre tous les vents, à l'exception de ceux qui viennent du sud. Nous entrons dans la Baie de Gamache, seul port de l'île d'Anticosti. Sur un côteau, qui s'étend au fond de la baie, brillent, par leur blancheur, des édifices groupés en forme de village; il n'y a là cependant que la maison, les granges et les hangars du maître du lieu. Ils sont sur les bords d'une petite rivière, qui serpente au milieu de belles prairies, et se décharge à la mer, tout près de la maison.

Dans les eaux de la baie il y a chasse et pêche en abondance; à notre passage se lèvent canards, sarcelles, huards, outardes. Dès que nous avons jeté l'ancre, des loups-marins s'approchent; se tenant à une distance respectueuse, ils examinent attentivement, et avec un certain air d'intelligence, la masse noire qui, au milieu de flots d'écume, lance le feu et la fumée. Ils la prennent sans doute pour quelque baleine extraordinaire, qui vient envahir leur paisible domaine; aussi ont-ils la prudence de se tenir hors de la portée de sa queue et de ses lourdes mâchoires.

A peine avons-nous mis pied à terre qu'un homme, en cheveux blancs, mais encore vert et vigoureux, s'avance vers nous et vient me saisir la main avec une énergique cordialité. "C'est à vous le premier que je dois donner la main, monsieur le curé; soyez le bienvenu. Excusez, messieurs, mais je dois commencer par mon prêtre". C'était Louis-Olivier Gamache, maître du lieu. A son compte, notre hôte avait alors soixante-huit ans; il était plein de feu et d'activité, parlait fort et ferme, et s'occupait de ses affaires avec tout l'entrain d'un jeune homme. "Voyez-vous, messieurs, on est porté à vivre vieux ici", nous répondit-il, lorsque nous le complimentions de sa vigueur; "Pair de la mer entretient la santé. Regardez mon poulin, là-bas: il ne songe pas encore à mourir. Ce n'est pourtant plus une jeunesse, car il avait six ans quand il arriva ici, il y a bientôt vingt-neuf ans".

La maison, consistant en un rez-de-chaussée surmonté d'un étage et d'une mansarde, était un véritable arsenal. Dans la chambre voisine de la porte d'entrée, je comptai douze fusils, dont plusieurs étaient à deux coups. Chargés et amorcés, ils étaient suspendus aux poutres et aux cloisons, au milieu d'épées, de sabres, de piques, de baïonnettes, de pistolets. Chaque appartement, même dans les mansardes, renfermait au moins deux ou trois fusils. De plus, toutes les précautions avaient été prises pour empêcher les étrangers d'entrer sans la permission du maître; toutes les portes et les fenêtres se fermaient de manière à pouvoir être solidement barricadée et à résister aux efforts d'un ennemi placé à l'extérieur. Au moyen de ces arrangements, deux ou trois hommes, retirés dans la maison, auraient pu soutenir un siège régulier contre une douzaine d'assaillants. Près du perron, un canon était monté sur un affût de mauvaise mine; mais il n'était plus guère en état que de faire du bruit.

Tenus avec un soin et une propreté remarquables, les hangars contenaient de longues rangées de barils, de seaux, de barriques, et d'épaves de tout genre. "Mes étables ne renferment plus d'animaux", nous dit Gamache, en nous les indiquant de la main; "avant la mort de la bonne femme, j'avais ordinairement quatorze à quinze vaches; par défaut de soins tout a fondu, depuis qu'elle n'y est plus pour veiller sur le train. Je vois bien que je serai forcé de me marier une troisième fois. Je pense, monsieur le curé, que si vous pouviez me trouver, à Québec, une femme qui voudrait devenir madame Gamache, vous me rendriez service et à elle aussi, peut-être". Je n'osai promettre que je m'occuperais de l'affaire; je n'en avais point le temps, et d'ailleurs je n'avais aucun espoir de trouver une personne qui voulût consentir à être maîtresse de ce manoir, à condition d'y passer presque toute l'année dans un complet isolement. Les absences du bourgeois étaient fréquentes; durant l'été, il naviguait; en hiver, il courait les bois pour faire la chasse.

Sa seconde femme est morte pendant qu'il était dans la forêt, occupé à tendre et à visiter des pièges. Quand il rentra à la maison, après une absence de deux semaines, il ne trouva plus qu'un cadavre glacé et raidi, auprès duquel se pressaient, exténués de faim et transis de froid, ses deux petits enfants, âgés l'un de cinq et l'autre de six ans. "Voilà comme on me trouvera quelque bon jour; chacun aura son tour. Eh bien! puisqu'elle est morte, il faut l'enterrer". Ce fut la seule remarque qu'il fit au chasseur qui l'accompagnait; il avait cependant toujours témoigné à sa femme de la bonté et de l'affection.

Pendant les quelques heures que nous passâmes en ce lieu, nos préjugés contre Gamâche se dissipèrent. Dans sa personne, les dehors étaient rudes, mais le fond du coeur était bon. Il était le premier à rire des moyens qu'il avait employés pour acquérir sa terrible renommée, et il se félicitait de la sécurité qu'elle lui procurait dans son poste périlleux. Nous pûmes recueillir de sa bouche quelques détails sur sa vie et, en particulier, sur les espiègleries qui avaient rendu son nom célèbre dans les quartiers d'alentour.




III

Louis-Olivier Gamache naquit à l'Islet, vers 1784, d'une famille originaire de Saint-Illier-la-Ville, dans le diocèse de Chartres. Ses ancêtres s'établirent, il y a près de deux cents ans, dans la côte de Beaupré, d'où ils passèrent sur la rive méridionale du Saint-Laurent. C'est d'un membre de cette famille que le fief Gamache a reçu son nom.

D'un caractère ardent et aventureux, le jeune Olivier quitta ses parents à l'âge de onze ans, pour s'engager comme mousse à bord d'une frégate anglaise; son éducation se fit dans les haubans et sous la direction de la garcette. Aussi, quand il revint au pays, après avoir servi pendant de longues années dans la marine royale, il rapporta toute l'intrépidité et en même temps toute la rudesse d'un vieux matelot anglais. N'ayant point réussi dans le négoce qu'il entreprit d'abord à Rimouski, il alla se fixer dans l'île d'Anticosti, au fond de la baie qui porte aujourd'hui son nom; il acheta cet établissement d'un sieur Hamel, qui y avait résidé assez longtemps.

Cette situation était conforme aux goûts de Gamache, car il aimait l'indépendance; il pouvait, en ce lieu, se livrer à ses occupations favorites, la pêche, la chasse, la navigation. Seul avec sa femme, ses enfants et un ou deux serviteurs, il passait six mois d'un long hiver sans avoir de rapports avec le reste du monde. Ses plus proches voisins, placés à dix lieues de lui, vivaient dans un semblable isolement.

En été sa baie était visitée par des navires cherchant un havre, et quelquefois par des coureurs d'aventures. Par suite de l'éloignement de tout secours, sa maison était exposée à des attaques de la part de ces derniers; il songea donc à la mettre à l'abri d'un coup de main, en multipliant les moyens de défense et en attachant à son nom le prestige d'une terreur superstitieuse.

Une veine de plaisanterie se cachait souvent au fond des mesures qu'employait Gamache pour se faire craindre. Arrivant un jour à Rimouski après un jeûne forcé, il s'arrête à une auberge et demande qu'on prépare à souper pour deux personnes, dans une chambre séparée. Le souper est servi; selon ses ordres, deux couverts sont placés sur la table.—"Mais, qui attendez-vous pour souper?" demande l'hôtelière.—"Est-ce que cela vous regarde? vous serez payée comme il faut; c'est assez. Retirez-vous, et ne rentrez point sans que je vous appelle".

Le prétendu sorcier ferme soigneusement la porte. Après s'être acquitté noblement de la tâche de deux bons mangeurs, il appelle l'hôtesse, qui faillit perdre connaissance en entrant dans la chambre. La porte est bien jusque-là restée fermée; et cependant voilà deux chaises auprès de la table, les deux couverts ont servi, et, qui plus est, un seul homme n'aurait jamais eu le courage de manger tout ce qui avait été mis sur la nappe.

Le lendemain matin, tout le canton était informé que Gamache avait passé la veillée avec le diable. On les avait entendus parler tout bas, et bien des circonstances mystérieuses avaient été remarquées; mais on n'osait pas les répéter. Gamache riait sous cape et se disait tout bas: "Eh bien! mes b........s, puisque vous êtes si bêtes, on va mettre une double charge à la peur".—"Madame, ce soir, je veux encore un souper pour deux, entendez-vous? Je ne dînerai pas ici, mais j'y souperai". A six heures, le souper était servi. En entrant dans la maison, Gamache aperçoit un groupe d'hommes et de femmes qui s'éloignent de lui à son passage.—"Est-il venu un monsieur habillé tout en noir?" demande-t-il à l'hôtesse. —"Pas vu", répond celle-ci en tremblant.—"N'importe, je vais l'attendre; tenez ma porte fermée". Depuis quelques minutes les curieux chuchotaient dans la cuisine, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit, sans que personne se montrât. Gamache, au moyen d'un bâton ramé d'une longue ficelle, avait fait l'opération, tout en restant à l'autre extrémité de la salle à manger. Pâles de frayeur, hommes, femmes, enfants s'enfuient par les portes et par les fenêtres; Gamache est resté maître du champ de bataille; il se présente devant l'hôtesse, toute tremblante, après la fuite précipitée des compères et des commères.—"Eh bien! madame, vous n'avez pas encore vu venir le monsieur en noir?"—"Non; personne ne l'a vu".—"N'importe, il paiera toujours son écot, et je souperai pour lui et pour moi".

Après ce fait, passé devant beaucoup de témoins, personne dans la paroisse de Rimouski n'aurait osé soutenir que le sorcier d'Anticosti n'avait pas des rapports intimes avec sa majesté satanique.

De temps à autres, Gamache visitait les Montagnais, de la côte du Nord, pour traiter avec eux, quoi que ces voyages ne fussent pas sans danger pour lui. Voici pourquoi: La compagnie des postes du Roi prétendait avoir le privilège exclusif de faire le commerce des pelleteries au nord du Saint-Laurent, et menait assez durement les caboteurs qui s'aventuraient sur ses prétendus domaines. Élevé à l'école des Anglais, Gamache s'était déclaré l'ennemi des monopoles; dans les courses qu'il entreprenait avec sa goëlette, légère et fine voilière, il usait, à l'exemple de ses modèles, du droit de trafiquer avec le monde entier. Comme il aimait à faire les choses franchement, il allait étaler ses marchandises à la barbe des employés de la compagnie, dont il méprisait les menaces, quand leurs forces n'étaient pas doubles des siennes. Il était d'ailleurs assuré de trouver, dans l'occasion, des défenseurs parmi les sauvages, qui favorisaient souvent les traiteurs.

Un jour que sa goëlette était mouillée dans le port de Mingan, au milieu d'un cercle de canots montagnais, et que le trafic allait rondement, une voile apparaît au loin et semble se rapprocher assez vite. L'oeil exercé du vieux loup de mer a reconnu un bâtiment armé, dont il a déjà plusieurs fois éludé la poursuite.— "A demain, de bonne heure, mes amis", crie-t-il aux sauvages; "ne vous éloignez pas trop; nous reprendrons nos affaires, quand j'aurai donné l'air d'aller à ces messieurs".

L'ancre est levée, et pendant que l'ennemi court une bordée pour venir tomber sur sa proie, la flotte de canots a disparu, et la goëlette glisse rapidement hors du port, toutes les voiles déployées. Le croiseur se met à sa poursuite, espérant bientôt la rejoindre; mais il avait compté sans Gamache, habile pilote, qui réussit à conserver l'avance prise au départ. Cependant la nuit se fait, et bientôt les deux bâtiments ne sont plus que deux ombres perdues sur la surface des eaux.—"Voilà le bon temps", observe Gamache, en s'adressant à son compagnon; "attise le feu dans la cambuse pour que ces gredins-là voient la flamme tout, à clair.—Bien.—A présent, il faut les faire courir après un feu-follet". Il lie ensemble quelques bouts de planches pour en former un radeau; les tisons enflammés de la cambuse sont enfoncés dans un baril de goudron, qu'il cloue solidement au radeau, et le phare flottant est descendu avec précaution à la mer.

—"Bon! là, mon garçon; largue l'amarre qui tient le radeau. Pendant qu'ils vont s'amuser à le rejoindre, nous allons courir quelques bordées pour aller reprendre notre place dans le port de Mingan. Ils ne sont pas assez futés pour venir nous chercher là". Grande fut la déconvenue des officiers du croiseur, quand, après une chasse prolongée, ils arrivèrent à un petit feu qui semblait se nourrir des eaux de la mer. La poursuite fut continuée au hasard vers le sud, avec le seul résultat de persuader aux matelots que Gamache s'était échappé sous la forme d'un feu-follet. Grande aussi fut la surprise des commis de Mingan, lorsque, le matin du jour suivant, ils aperçurent la goëlette chassée la veille, tranquillement mouillée à la placé qu'elle avait occupée, quelques heures auparavant, et environnée d'un triple rang de canots montagnais.

Quoique Gamache se confiât à la générosité de la tribu montagnaise en général, il y avait cependant des circonstances où il se mettait en garde contre les individus.

Un jour, il était seul, tout-à-fait seul, dans son établissement, quand un canot sauvage, jusque-là caché par les rochers, aborda à la grève voisine. Un énorme montagnais en débarque, et, armé jusqu'aux dents, s'avance d'un pas ferme vers la maison. Comme il était déjà sous l'influence de l'eau-de-vie, il était à craindre qu'il ne voulût user de sa force pour remplir la bouteille vide qu'il portait. Gamache n'était plus d'âge à lutter corps à corps contre un si vigoureux gaillard. Son parti est de suite pris; il ne faut pas que l'ennemi entre en maître dans sa forteresse. Il se pose sur le seuil de la porte, une carabine au bras et deux ou trois fusils à ses côtés.—"Arrête! Je te défends d'avancer!" Il lance ces mots avec sa plus grosse voix, sans troubler aucunement l'étranger qui continue sa marche.—"Si tu fais un pas de plus, je te tue!" Le pas est fait; mais avant que le sauvage ait pu en faire un second, il tombe frappé d'une balle à la cuisse. Gamache est déjà à ses côtés; après avoir désarmé le blessé, il le charge sur ses épaules, le porte à la maison, lave et bande sa plaie, puis l'étend sur une paillasse. Les serviteurs furent tout surpris, en entrant au logis, d'y trouver un malade servi avec le plus grand soin par leur bourgeois.

Quand la blessure du montagnais fut guérie, son hôte l'avertit qu'il était temps de partir, et le conduisit à la grève.—"Tiens", lui dit-il, "voilà ton canot et des provisions que je te donne; mais écoute bien, sac à rum que tu es; si tu entends jamais dire que Gamache est seul à sa maison, ne te montre pas ici; car cette fois-là, je te mettrai une balle dans la tête, aussi sûr que j'en ai mis une dans ta cuisse d'ours". La leçon eût son effet, et sur le blessé et sur les rôdeurs de sa tribu.

La rude réception faite au sauvage montagnais était un cas exceptionnel; car Gamache accueillait ordinairement les étrangers avec hospitalité quand il ne se défiait point de leurs intentions.—"Quelquefois, cependant," disait-il, "il m'est arrivé de f.... r une bonne peur à ceux qui paraissaient me craindre".




IV

Pendant une tempête qui avait rendu la mer furieuse, un jeune pilote, ne pouvant plus tenir au large dans sa chaloupe, se jeta, de désespoir, dans la baie de Gamache. Il avait entendu les mille et un rapports qui circulaient sur ce redoutable individu; aussi ne fallait-il rien moins que la crainte d'une mort certaine en pleine mer, pour l'engager à se hasarder dans le repaire du tigre. Il aurait bien voulu rester sur sa chaloupe; mais ce dessein lui paraissait plein de dangers. Gamache était sur la grève et l'invitait à descendre; il était moins périlleux de lui témoigner un peu de confiance que de paraître s'en défier. Après avoir mis sa chaloupe en lieu de sûreté, le pilote s'avance en tremblant vers la maison, où il a été devancé par le maître du lieu.—"Soyez le bienvenu", dit celui-ci, en serrant la main de l'étranger, "je suis bien aise de vous voir. Il y a quelque temps que je n'ai point reçu de nouvelles du monde: vous allez m'en donner. Entrez; nous jaserons un peu pendant que la bonne femme nous préparera à souper".

Les premiers regards du jeune homme tombent sur un pan de cloison garni d'armes, depuis le haut jusqu'au bas. Cette vue le glace; il aurait préféré être couché au fond de sa chaloupe, quand même il eût fallu être ballotté par la mer la plus furieuse; mais il avait donné dans le piège, il n'y avait plus moyen de reculer. Le souper et la veillée se passent assez gaiement; le pilote contait de son mieux ses meilleures histoires. Après avoir remercié son hôte, il veut retourner à sa chaloupe pour y coucher.—"Non, mon ami, tu ne partiras pas; la mer est trop grosse au large, la nuit est froide et humide; puisque tu ne peux pas sortir de la baie, tu n'iras pas coucher dans ta chaloupe. J'ai en haut un bon coin pour toi. Demain tu partiras, si tu es encore en vie". Impossible à l'étranger de rejeter cette invitation pressante, sans offenser celui qui l'a si bien accueilli; il faut s'exécuter. Un escalier étroit et rapide conduit, par dehors, à la mansarde.—"Tiens, dors aussi fort et aussi longtemps que tu pourras. Le lit est mou; il y a dans ce lit de plume le duvet de bien du gibier; car, vois-tu, j'ai la main sûre; je ne manque jamais mon coup quand je tire un fusil".

En se retirant, Gamache ferme la porte à l'extérieur; il n'y a plus moyen d'échapper à main ferme et sûre. Aussi, la prière du voyageur se fait plus longue qu'à l'ordinaire; il veut se tenir éveillé pour le moment où arrivera le danger. Hélas! il est bien jeune encore pour mourir sitôt. Et sa pauvre mère! qui en prendra soin dans sa vieillesse? Il se jette tout habillé sur son lit, se promettant bien de ne pas clore l'oeil; mais bientôt il succombe sous la fatigue et les émotions de la journée, et il dort profondément.

Jusque dans son sommeil, la terreur le suit. Il rêve: à travers mille périls, il s'est échappé de la caverne d'un géant; vivement poursuivi, il a devancé son bourreau, il s'est jeté dans sa chaloupe, la voile est hissée; un moment encore, et il est sauvé, quand un coup vigoureux, appliqué contre la cloison, le rappelle à la réalité de sa position. C'est bien Gamache lui-même qui se penche vers lui, et qui tient une lanterne d'une main et un fusil de l'autre. C'est donc bien vrai, tout ce qu'on a dit de cet homme!—"Ah! te voilà déjà réveillé! Mais comme tu es blême! Je gage qu'on t'a dit que Gamache tuait les gens. Eh bien! lâche, je viens te donner le dernier coup!...." Il lève le fusil, et le suspend à deux clous enfoncés dans la cloison; puis tirant de sa poche un verre et un flacon d'eau-de-vie, il remplit le verre, boit à la santé de l'étranger, et l'invite à rendre le compliment;—"Tiens, prends un bon coup, tu dormiras ensuite; et si Gamache vient t'attaquer cette nuit, tu te défendras; voilà, au-dessus de ta tête, un fusil chargé que je t'ai apporté exprès".

—"Eh bien! camarade", dit le maître de la maison à son hôte, en le voyant descendre tout joyeux; le lendemain matin, "tu avais peur, hier au soir; je m'en suis bien aperçu; j'ai voulu te la donner bonne quand j'ai été te voir. Tu me connais à présent; et si jamais des peureux te disent que Gamache tue les voyageurs, tu leur répondras qu'ils en ont menti!... Tu vois bien que le diable n'est pas aussi noir qu'on le dépeint!"




V

Nous étions arrivés à la même conclusion, lorsque nous laissâmes le sieur Gamache pour retourner à notre bâtiment. Je n'ai point revu depuis le sorcier d'Anticosti. Au mois de septembre dernier (1854), il est mort, comme sa femme, seul, et sans secours. Depuis plusieurs semaines, personne n'avait visité son établissement; lorsque, au bout de ce temps, des voyageurs entrèrent dans la maison, ils ne trouvèrent plus que le cadavre de Louis-Olivier Gamache.






LE LABRADOR




CHAPITRE PREMIER



I

U mois de juillet, 1858, Mgr. de Tloa, administrateur du diocèse de Québec, me chargeait d'aller au secours du P. Coopman, O. M. I., resté malade à Mécatina, sur la côte du Labrador. Après avoir visité le bon missionnaire, je devais continuer la visite des familles catholiques de cette partie du Bas-Canada. Je laissais, le port de Québec, le vingt juillet, à bord d'un vapeur côtier, pour aller m'embarquer, à Berthier, sur la goëlette Marie-Louise, prête à faire voile vers les côtes du Labrador.

Pendant cinq jours, un fort vent contraire nous empêcha de partir, et, durant ce temps, je profitai de la bienveillante hospitalité de M. le curé de Berthier. Dans l'après-midi du 25, le capitaine Narcisse Biais me fit avertir que le vent devenant favorable, il était prêt à lever l'ancre; et, le même soir, nous laissions le quai de Berthier, en compagnie de plusieurs goëlettes qui, comme nous, avaient, été retenues par le vent contraire. Le 29, nous entrions dans le port de Mingan, pour étayer notre mât de misaine, qui s'était rompu pendant le gros temps de la veille. Le capitaine s'adressa à l'agent du poste, monsieur Comeau, qui s'empressa de mettre à notre disposition tous les secours nécessaires pour réparer l'avarie. Mingan, situé à cent trente lieues de Québec, est un poste de traite, tenu par la compagnie de la Baie d'Hudson. Les sauvages d'une partie de la côte s'y réunissent tous les étés, pendant la mission qu'y donne un R. P. Oblat; après avoir arrangé leurs affaires spirituelles, ils s'occupent de leurs affaires temporelles, et échangent leurs pelleteries pour les objets qui leur sont nécessaires. Aujourd'hui, cependant, qu'ils peuvent facilement trafiquer avec les marchands forains, les revenus de la compagnie, dans cet endroit, ont dû considérablement diminuer. Les dépenses de celle-ci sont grandes; car outre les frais requis pour l'entretien et la direction du poste, la compagnie paie une rente assez forte aux propriétaires de la seigneurie. D'après l'acte de concession, octroyé en 1661, au sieur Bissot, la seigneurie de Mingan est très-grande, puisqu'elle s'étend depuis le Cap Cormoran jusqu'à la rivière Kégashka, et renferme ainsi près de cinquante lieues de côtes; néanmoins, elle produit peu de revenus pour ceux qui l'exploitent.

Le port de Mingan est sûr et commode; les îles qui l'abritent permettent d'y entrer et d'en sortir avec tous les vents. Aussi renferme-t-il toujours des goëlettes, qui viennent s'y réfugier dans les gros temps, ou bien y faire de l'eau et du bois. L'on y voit quelquefois réunis vingt-cinq ou trente bâtiments, appartenant aux ports des États-Unis, du Nouveau-Brunswick, de l'île Saint-Jean et de la Nouvelle-Écosse. Les armateurs se rendent sur la côte pour la pêche de la morue, du hareng, du maquereau, et aussi pour y faire quelque trafic. Depuis peu d'années, des famines acadiennes se sont fixées dans les environs de Mingan, et ont établi des pêcheries, qui paraissent productives, s'il en faut juger par la grande quantité de morue étendue sur les rochers pour y sécher.



II

Peu de temps après la cession du pays aux Anglais, la rivière Saint-Jean, dont l'embouchure est à quelques lieues au dessus de Mingan, fut désignée pour servir de limite au Canada, vers le nord-est; par cet arrangement, les côtes de Mingan et du Labrador, ainsi que l'île d'Anticosti, furent annexées au gouvernement de Terreneuve; mais un acte, passé la sixième année du règne de George IV, transféra les bornes du Canada de la rivière Saint-Jean à une ligne courant depuis Blanc-Sablon jusqu'au 52° degré de latitude nord.

Grâce à l'obligeance de monsieur Comeau, le mât brisé fut bientôt étayé; et le trente, matin, nous levons l'ancre et reprenons notre course, poussés par un fort courant qui nous aide beaucoup plus que le vent. Dans l'étroit canal entre les îles de Mingan et la terre ferme, la marée monte et baisse assez régulièrement. On me dit que, dans les grandes marées, le flot monte à douze pieds au-dessus des basses eaux; tandis que, sur la côte de l'île d'Anticosti, il ne s'élève guère au-dessus de six pieds, et de cinq pieds seulement sur celle du Labrador. À sept lieues au-delà du poste de Mingan, se trouve la Pointe-aux-Esquimaux, où une vingtaine de familles acadiennes se sont établies depuis trois ans. Elles viennent des îles de la Magdeleine, d'où elles se sont expatriées pour améliorer leur condition. Pêcheurs, agriculteurs et matelots, les Acadiens ont fait un excellent choix en transportant leur résidence en ce lieu. Ici, ils trouvent des terres cultivables, une mer abondante en poissons et en gibier; à leur porte est le port des Esquimaux, complètement abrité pair des îles; et en arrière s'étend un excellent pays de chasse; tandis qu'aujourd'hui les îles de la Magdeleine n'offrent qu'une partie de ces avantages et sont beaucoup trop peuplées pour les ressources qu'elles présentent. "Et puis, voyez-vous", me disait un des émigrés; "les plaies de l'Égypte étaient tombées sur nous. Les trois premières sont venues avec les mauvaises récoltes, les seigneurs et les marchands; les quatre autres sont arrivées avec les gens de loi. Du moment que les avocats ont paru, il n'y avait plus moyen d'y tenir".

La côte de Mingan, ci-devant déserte, acquiert, par l'immigration, une population vigoureuse, morale et franchement catholique. Les hommes en général sont forts, robustes; ils sont surtout de hardis navigateurs; les mères de famille sont bien instruites des vérités de la religion, et savent élever leurs enfants dans la crainte de Dieu. Les habitants de la Pointe-aux-Esquimaux possèdent des chevaux, des vaches, des moutons, des cochons; et après les cinq ou six lieues de solitude qu'on vient de parcourir, l'on est tout surpris de tomber au milieu du mouvement et de la vie d'un village nouveau.



III

De Mingan au grand Nataskouan, l'on compte un peu plus de trente lieues. Dans toute sa longueur, la côte est bordée d'îles, entre lesquelles se croisent des passages assez difficiles pour les goëlettes. Après avoir laissé la Pointe-aux-Esquimaux, nous préférons prendre le large, et ne pouvons ainsi voir les six ou sept habitations qui sont en deçà du petit Nataskouan1.

Note 1: (retour) A neuf lieues de la Pointe-aux-Esquimaux est la baie de Sainte-Geneviève, à laquelle Jacques Cartier donna le nom de Baie du Saint-Laurent.

Samedi, 31 juillet, nous avions dépassé le grand Nataskouan, quand un gros vent debout est venu nous arrêter et nous forcer à rétrograder. Les courants étant contraires, aussi bien que le vent, notre capitaine se décide à se mettre à l'abri. La grande rivière de Nataskouan, à l'entrée de laquelle est un poste de la compagnie de la Baie d'Hudson, est devant nous; mais la passe est difficile; ce matin-même une goëlette s'y échouait sous nos yeux. Le conseil assemblé décide qu'il vaut mieux retourner au port du petit Nataskouan, placé à deux lieues plus haut, et formé par plusieurs îles et îlots, près de l'embouchure de deux petites rivières. Une seconde colonie acadienne, venue aussi des îles de la Magdeleine, s'est établie depuis deux ans autour du port et sur les rivages de la baie voisine. Elle se compose de quinze familles, unies entre elles par les liens de la parenté; d'autres parents et amis doivent bientôt les suivre dans leur pays d'adoption. Déjà un établissement de pêche et de commerce a été formé auprès du port, par les sieurs LaParelle, de l'île Jersey: et si l'on en juge par les commencements, leur entreprise aura du succès. Une trentaine d'hommes, venus de Berthier et des paroisses voisines, sont employés, par la société LaParelle, à faire la pêche de la morue, et, depuis l'ouverture de la navigation, cette pêche a été fort abondante.

Si la saison continue d'être aussi avantageuse, les maîtres et les employés seront amplement récompensés. Presque tous les hommes, occupés sur cette grève, pêchent au cent; cela veut dire qu'on leur donne une somme stipulée d'avance pour chaque centaine de morues, qu'on les nourrit, qu'on leur fournit des berges; quant aux pêcheurs, ils donnent leur travail sur la mer et n'ont d'autres obligations que celle de déposer la morue au rivage. Sur la côte du Sud, on donne le nom de grave à un établissement de pêche où l'on fait sécher la morue; ici on se sert du mot raing, qui vient peut-être de room, terme usité parmi les Anglais.

Plusieurs hommes de l'équipage descendent à terre pour passer la veillée avec leurs amis les Cadiens, et les informer qu'il y a un prêtre sur la goëlette. Le lendemain étant un dimanche, la nouvelle est accueillie avec plaisir dans toutes les maisons de la petite colonie. Accoutumés, dans les îles déjà Magdeleine, à vivre auprès d'un prêtre, les habitants de Nataskouan regardent comme une grande privation de ne pouvoir assister à la messe tous les dimanches et jours de fête. L'arrivée d'un prêtre leur était d'autant plus agréable qu'ils s'y attendaient moins; car un mois auparavant les PP. Label et Bernard avaient donné la mission en ce lieu, et ils n'y devaient revenir qu'au bout d'une année.

Le dimanche, premier d'août, quelques-uns des habitants, montés sur une berge, arrivèrent de bonne heure à la goëlette, pour m'inviter à leur donner la messe. C'était ce que je désirais faire. Comme je descendais à terre, le patriarche du lieu, le père Victor Cormier, venait au-devant de moi pour me conduire à sa maison, où les missionnaires ont coutume de s'arrêter et de dire la messe. Ils ne pouvaient faire un meilleur choix; car le père Cormier et sa femme sont extrêmement respectables, et se font remarquer par leur honnêteté et leurs bonnes manières. Quand j'arrivai à la maison de mon hôte, un de ses petits fils, gamin de cinq ou six ans, sur l'avis donné par sa grand'mère "de faire serviteur à monsieur le curé", vint me faire un gentil salut à la matelote. Paul a déjà pris le costume et la tournure d'un marin; son amusement favori est de grimper sur les genoux du grand-père, en se cramponnant à ses jambes, et imitant les mouvements d'un matelot qui monte dans le hunier. Dans ces parages, il faut être matelot, et avoir appris à l'être de bonne heure, car la moitié de la vie d'un homme se passe sur l'eau, et c'est à la mer que les habitants de la côte doivent recourir, afin d'obtenir les choses dont ils ont besoin pour eux-mêmes et pour leurs familles. Dès le petit printemps, il faut partir pour la chasse du loup-marin; puis viennent les pêches de la morue, du hareng et du saumon, qui se succèdent de telle sorte, que les hommes et les jeunes gens doivent être sur la mer depuis le mois d'avril jusqu'à la mi-novembre.

La chasse du loup-marin, quand elle a lieu le printemps, exige ordinairement des goëlettes, parce qu'il faut aller la faire au large, au milieu, des grandes glaces flottantes. Au mois d'avril dernier, les deux goëlettes, qui appartiennent aux habitants de Nataskouan, partirent pour un voyage de ce genre; elles étaient montées par seize hommes, dont un était fourni par chaque famille. Après une course de vingt lieues au large, les chasseurs aperçurent de grandes glaces, s'étendant à perte de vue et couvertes de loups-marins. Deux heures se sont à peine écoulées que les goëlettes sont amarrées aux glaces, et tous les hommes, armés de bâtons, débarquent pour commencer l'oeuvre de destruction. Un seul coup asséné sur le nez du loup-marin suffit pour lui donner la mort; aussi est-ce sur cet organe que se dirigent tous les coups des chasseurs. Ils ont le soin de commencer la tuerie par ceux qui sont les plus près de l'eau. Cette précaution est nécessaire, car si quelques-uns de la bande se jetaient à la mer, tous les suivraient; au contraire, tant que ceux qui occupent les bords de la glace demeurent immobiles, les autres se contentent de contempler le massacre de leurs frères, sans faire aucun mouvement pour prendre la fuite.

La chasse, dans cette circonstance, fut si abondante, qu'au bout de deux jours, dix-huit cents loups-marins avaient été embarqués sur les deux goëlettes; c'était tout, ce qu'elles pouvaient porter. Il restait encore sur la place plusieurs milliers de loups-marins, qui paraissaient résignés à partager le sort de leurs compagnons; mais il aurait été inutile de les tuer, puisqu'il n'y avait pas moyen de les emporter. Après une course de douze jours, les chasseurs rentraient en triomphe au port. L'huile allait couler à larges flots, et, avec elle, la joie et l'abondance; plus d'une ménagère, allongeait déjà la liste de ses emplettes futures chez le marchand. Malheureusement, on n'avait pas songé à préparer des futailles.—"Allons en chercher aux îles de la Magdelaine", proposa un des chefs.—"Allons-y", répondent tous les autres; "ils connaîtront qu'il y a du loup-marin à Nataskouan autant qu'aux îles de la Magdeleine". C'est vrai; mais aussi les futailles manquaient aux îles de la Magdeleine, comme à Nataskouan. L'on cingla alors vers Pictou, dans l'espérance d'être plus heureux; ici encore on, fut complètement désappointé; il fallut retourner à Nataskouan comme l'on était venu, et se décider à tirer parti de tous les vieux barils qu'on pourrait trouver. Pendant ce pélerinage de quinze jours, les loups-marins restaient à fond de cale; une portion de l'huile se sépara des chairs, se mêla avec les eaux croupies de la sentine, et fut ainsi perdue, grâce à l'imprévoyance des pêcheurs.



IV

Les maisons de Nataskouan sont propres à l'extérieur et à l'intérieur; la bonne tenue qui y règne prouve que les habitants ont joui d'une certaine aisance dans leur ancienne patrie. Avec les avantages que présente Nataskouan, ils s'y croiraient heureux, s'ils pouvaient obtenir la résidence d'un prêtre, ou du moins les visites plus fréquentes d'un missionnaire. Ils s'inquiètent de l'avenir de leurs enfants, qui vont être élevés sans recevoir d'autre instruction religieuse que celle que les parents pourront eux-mêmes donner. Dans l'espérance d'avoir bientôt un missionnaire, chargé de demeurer sur la côte, ils se proposent de bâtir une chapelle, à laquelle ils ajouteraient facilement un logement suffisant pour lui et pour son serviteur. Si, un jour, le supérieur ecclésiastique jugeait à propos de placer un prêtre, pour desservir les habitations qui s'échelonnent depuis Mingan jusqu'au cap de Wapitugan, point mitoyen entre les deux parties du Labrador, Nataskouan se trouverait à peu près au centre de la mission, et offrirait une population plus rapprochée et plus considérable qu'aucun autre poste de la côte, à l'exception de la Pointe-aux-Esquimaux.

Sur la pointe qui s'avance dans le havre, près de l'embouchure du petit Nataskouan, un plateau, élevé d'une quarantaine de pieds au-dessus du niveau de la mer, est encore tout couvert de bois. Ce serait, il me semble, le lieu le plus convenable pour la chapelle2; placée sur la hauteur, elle serait visible du port et de toutes les parties de la baie. Près de cet endroit est le magasin, où tous les habitants ont affaire; c'est à quelques pas de la pointe que les pêcheurs viennent chaque soir mettre leurs berges en sûreté; de là aussi le prêtre pourra plus facilement surveiller les employés de la grave et les équipages des bâtiments, qui s'arrêtent ici en assez grand nombre. Il paraît plus avantageux que le missionnaire réside dans un lieu où ses rapports avec ses paroissiens seront plus faciles, et où il pourra exercer une influence salutaire sur la population flottante, amenée chaque été par les navires.

Note 2: (retour) Une chapelle et un presbytère ont été bâtis à Nataskouan, et un missionnaire y réside depuis le printemps de 1861; il est chargé de la partie inférieure du Labrador canadien. Sa mission a à peu près cent vingt lieues de côtes. Un autre missionnaire est à la Pointe-aux-Esquimaux.

On trouve autour de Nataskouan des forêts renfermant des sapins, des épinettes et des bouleaux. Ces arbres, plus beaux dans l'intérieur du payé, n'atteignent pas une grande hauteur près de la mer; ils suffisent néanmoins pour fournir, outre le combustible, des pièces de charpente et de bons madriers. Comme sur le reste de la côte, depuis la Pointe des Monts, le sol est ici sablonneux; engraissé avec du varech ou du poisson, il produit facilement des pommes de terre, des navets, des légumes. Les céréales croissent rapidement, mais l'on n'a pu encore constater si le blé peut y mûrir; l'orge et le seigle d'automne réussiraient probablement. Les pois sauvages et une herbe particulière au pays couvrent spontanément le sol et suffiraient pour nourrir les bestiaux dont on pourra avoir besoin.

Près de la mer se sont formées plusieurs rangées de dunes, qui ressemblent aux vagues soulevées par le vent. Si l'on creuse un trou entre ces dunes, il s'emplit aussitôt d'une eau claire et parfaitement douce. En passant à travers les sables, l'eau de la mer est filtrée et se décharge complètement du sel qu'elle tenait en solution; plusieurs des puits, qui servent aux besoins des habitants, ne sont qu'à, cinquante ou soixante pieds de la ligne des hautes marées; et cependant l'eau y est aussi bonne et aussi fraîche qu'on la puisse désirer. Chacun peut avoir ainsi près de sa porte une source qui ne saurait jamais être épuisée, puisque la mer lui sert de réservoir.

Moyennant ces avantages nombreux, rien n'empêcherait la population de Nataskouan de s'accroître et de s'étendre, s'il était possible d'obtenir des titres de concession de la part des seigneurs de Mingan. Jusqu'à présent, les établissements ont été commencés sans leur participation, et il est difficile de faire des arrangements avec eux, car ils sont nombreux et dispersés en Angleterre, au Canada et aux États-Unis. En arrivant dans ce lieu, il y a deux ans, les colons se placèrent près du rivage, et après avoir mesuré l'étendue de grève que chacun se réservait, ils se mirent à l'oeuvre, pour construire des habitations avant la venue de l'hiver. Chaque lopin a environ quatre-vingts ou cent pas de largeur sur une profondeur indéterminée; avec la pêche, il suffirait pour faire vivre convenablement une famille laborieuse.

Il est de l'intérêt public que le gouvernement protège les colons qui viennent fertiliser de leurs sueurs ces côtes incultes et abandonnées. L'on parle beaucoup d'encourager les pêcheries, de former des matelots, d'empêcher les étrangers de profiter seuls des richesses du golfe Saint-Laurent. Eh bien! sans aucun effort de la part du gouvernement canadien, et par suite de circonstances favorables, ces projets sont en voie de réalisation. Voilà une population vigoureuse, morale, formée aux durs travaux de la terre et de la mer, appartenant au pays, parlant la langue du pays, fermement attachée à la religion de la majorité des habitants du pays; elle s'offre à mettre en valeur les pêcheries, à fournir de bons marins, à lutter pour conserver au Canada ses droits et ses privilèges contre les envahissements des spéculateurs des États-Unis. En retour, elle demande qu'on lui permette de s'asseoir paisiblement sur les sables déserts du Labrador, en face des grandes solitudes de l'océan, qu'elle se plaît à parcourir; elle désire qu'on lui assure le fruit de ses travaux, et que de prétendus propriétaires n'aient pas le droit de venir la troubler, lorsqu'elle aura donné la valeur réelle à cet établissement. Les seigneurs ont négligé de faire habiter les côtes de leur seigneurie, ou bien ils n'ont pu y réussir; le gouvernement a sans doute le droit de mettre lui-même à exécution les conditions imposées à tous ceux qui ont reçu de grandes concessions de terre; et l'obligation de faire habiter les terres accordées en seigneurie, est une des clauses qu'on trouve le plus souvent répétées dans les actes de concession. Il est désirable, il est nécessaire que la côte du Labrador soit habitée, afin que les navires qui suivent la route du détroit de Belle-Isle puissent trouver des secours, dans les cas d'avaries ou de naufrages.

Les offices du dimanche étant terminés, je regagnai le bâtiment, malgré les pressantes sollicitations du père Cormier, qui voulait m'engager à demeurer chez lui. J'aurais bien volontiers accepté ses offres, mais je tenais à ne point retarder le départ de la goëlette, si le vent devenait favorable.



V

Le lendemain, 2 septembre, deux barges chargées de sauvages arrivèrent de grand matin sur notre bord. Ces braves gens viennent faire baptiser un enfant, et tous les intéressés se sont réunis avec leurs parents et leurs amis pour être présents à la cérémonie. Parmi les assistants est un chef, qui étale avec complaisance sur sa poitrine une médaille d'argent, portant l'effigie de la reine Victoria. Il me prête secours quand il s'agit d'obtenir les noms des parents et ceux du parrain et de la marraine. Chacun d'eux me donne volontiers son nom de baptême; mais quand je lui demande son nom de famille, il me regarde en souriant, puis il se tourne vers ses compagnons, comme pour leur demander s'ils en savent quelque chose; et voilà tout. Sur les quatre noms de famille que je voulais connaître, je n'en pus obtenir qu'un seul. On m'apprit plus tard que les sauvages ne tiennent pas beaucoup à ces noms, qui sont souvent une raillerie ou un opprobre, quoique dans leur bouche ils aient une apparence magnifique. Aussi dans les circonstances solennelles, comme ils ne veulent point se clouer eux-mêmes l'injure au front, ils laissent à leurs camarades le soin de parier; et ceux-ci par délicatesse sourient et se taisent.

Ces montagnais se préparaient à remonter la grande rivière de Nataskouan, qui s'avance fort loin dans l'intérieur du pays. Pendant l'automne et l'hiver ils feront la chasse, et ils ne descendront à la mer qu'au printemps prochain, pour aller au magasin et pour assister aux exercices de la mission. Ils emportent avec eux quelques sacs de farine; le fusil leur procurera la viande. Le lièvre, la perdrix blanche, le caribou et l'ours, voilà les provisions sur lesquelles ils comptent pour passer l'hiver. Mais si le gibier est rare, s'il survient un accident au chasseur, la famine se déclarera dans la cabane; les enfants et les parents se suivront au tombeau, sans qu'aucun étranger en ait connaissance. Il n'est pas rare que des familles entières ou presque entières disparaissent ainsi pendant l'hiver, lorsque la petite provision de farine a été épuisée et que la chasse ne produit rien; la tribu s'aperçoit à la réunion du printemps qu'il lui manque une famille.




CHAPITRE DEUXIÈME



I

Dans l'après-midi de ce jour, nous pûmes laisser Nataskouan, et nous mettre de nouveau en route. De ce havre à Wapitugan, il y a environ vingt-cinq lieues; sur cette étendue de côtes sont le poste de Kégashka ou se termine la seigneurie de Mingan, et où sont établies sept ou huit familles acadiennes, puis ceux de Maskouaro, de la Romaine, de Coucoutchou, qui renferment chacun une famille.

A Wapitugan, la côte qui, depuis Mingan, a couru de l'est à l'ouest, se replie vers le nord-est. Le pays change d'aspect; les îles deviennent plus nombreuses et bordent la côte sur deux ou trois rangs; les arbres disparaissent, l'on ne rencontre plus que des broussailles, ou brousses selon le langage du pays. Ce sont des épinettes noires, blanches et rouges, des sapins, des bouleaux et des cormiers, qui s'élèvent à une hauteur de six ou sept pieds; encore ne trouve-t-on ces arbres, rabougris que dans les lieux les plus favorisés.

La côte du Labrador, depuis Wapitugan jusqu'à la baie de Brador, c'est-à-dire sur une longueur d'environ soixante lieues, est un lit de granit, dont les aspérités forment des collines et de petites montagnes sur la terre ferme, et des îles fort nombreuses dans la mer. Presque partout ces rochers se montrent à nus; sur quelques points une mousse blanche et épaisse s'étend sur le roc et lui communique une teinte grisâtre. Ailleurs les mousses sont décomposées et en se mêlant avec le détritus des rochers ont formé quelques pouces d'un sol, dont les éricacées se sont emparées. Quand on observe de loin la verdure dont elles revêtent là pierre, on croirait voir de magnifiques prairies, ou de beaux champs de blé encore en herbe; mais, de près, l'illusion est bien vite dissipée. En se pourrissant à leur tour les feuilles et les racines de ces plantes finissent par former, dans les creux des rochers, une couche de terre végétale de dix à douze pouces d'épaisseur. Quelques habitants industrieux ont utilisé le terreau ainsi formé, en le ramassant et le transportant dans un lieu abrité; par ce moyen ils ont réussi à créer des jardins et de petits champs, ou ils récoltent des patates et des navets. On concevra combien ce travail doit être pénible, si l'on considère qu'il n'y a pas de chevaux pour faire les charrois, et que tout doit être transporté à bras.

L'histoire du Labrador n'est pas longue. Ce pays, à l'arrivée des Européens, était dans la possession des Esquimaux, qui soutenaient déjà et continuèrent longtemps après à soutenir une guerre assez vive, d'une part, contre les Montagnais, et, de l'autre, contre les Souriquois ou Micmacs, habitants des côtes de l'Acadie; de la Gaspésie et de Terreneuve. Les Esquimaux qui semblent appartenir à la famille des Samoyèdes et des Lapons se défendaient courageusement; mais quand les Français se mirent de la partie contre eux, ils durent céder peu à peu et se retirer vers le Labrador septentrional.



II

Les chroniques du nord de l'Europe nous portent à croire que dès les treizième et quatorzième siècles, les Norvégiens et les Danois avaient découvert dans leurs voyages les îles de Terreneuve et le Labrador. En 1497, Jean et Sébastien Cabot, cherchant un passage vers les Indes, reconnurent la partie septentrionale du Labrador. En 1500, le portugais Cortereal visita aussi les côtes de ce pays. Dès l'année 1504, des pêcheurs basques, normands et bretons, y faisaient la pêche. Lorsque Jacques Cartier découvrit le fleuve Saint-Laurent, il rencontra vers la baie des Rochers un vaisseau rochelois, qui cherchait le port de Brest, situé près de l'embouchure de la rivière Saint-Paul.

Abondante en poissons, cette mer continua d'être fréquentée, et le port de Brest devint le rendez-vous d'un grand nombre de pêcheurs français. Lewis Roberts, dans son Dictionnaire du Commerce, imprimé à Londres, en 1600, dit que c'était le principal poste de la Nouvelle France, la résidence d'un gouverneur, d'un aumônier et de quelques autres officiers; que les Français en exportaient de grandes quantités de morues, des barbes et des huiles de baleine, ainsi que des castors et autres fourrures précieuses. Il ajoute qu'ils entretenaient un fort à Tadoussac, pour y faire le trafic des pelleteries avec les sauvages. Il est difficile de déterminer ce qu'il y a de vrai dans l'assertion de cet auteur; mais il est bien certain que sur la baie de Saint-Paul se trouvent des ruines qui ont conservé le nom de Vieux-Fort. Le même nom est donné à ce lieu dans les cartes attachées à l'histoire du Canada, par Charlevoix.

Quand la colonie de la Nouvelle-France eut commencé à s'affermir, des compagnies, à la tête desquelles étaient les sieurs Aubert de la Chesnaye et Riverin, obtinrent des concessions de terres sur la côte du Labrador, au nord de Blanc-Sablon. Peu de temps après, le sieur LeGardeur de Courtemanche était mis en possession de la baie de Phélypeaux, aujourd'hui nommée la baie de Brador; et le sieur Amador Godefroy de Saint-Paul obtenait cinq lieues de côtes, de chaque côté de la grande rivière des Esquimaux, à laquelle il donna le nom de Saint-Paul, et qui est aujourd'hui appelée rivière aux Saumons.

Dans les limites de la seigneurie du sieur de Saint-Paul, se trouvait renfermé l'ancien port de Brest Le but des concessionnaires, tel qu'il est exprimé dans leurs demandes, était de faire "la pêche des molues, baleynes, loups-marins, marsouins et autres". Les héritiers des premiers acquéreurs continuèrent la même pêche, et dans un tableau des produits du Canada, pour l'année 1744, l'on trouve que plusieurs milliers de barriques d'huile avaient été en cette année exportées du Labrador. Sous le gouvernement britannique toutes ces pêcheries passèrent à des marchands anglais et écossais, qui employaient un certain nombre d'hommes pour faire la pêche et la chasse. Le chef de la dernière compagnie qui exploita ces postes fut le sieur Adam Lymburner, alors un des premiers marchands de Québec.

Il y a quarante ans, l'on ne rencontrait pas sur la côte une seule femme d'origine européenne; les six ou sept postes du Labrador ne renfermaient que des hommes, presque tous originaires de Berthier. Ceux-ci étaient célibataires ou avaient laissé leurs femmes dans leur paroisse natale. Plusieurs, après avoir réussi à faire des épargnes et à découvrir quelque lieu avantageux pour la chasse ou pour la pêche, s'y bâtirent des demeures et commencèrent à travailler pour leur propre compte; la femme et les enfants venaient bientôt après occuper la maison et prendre part aux travaux du chef de la famille. Les premiers arrivés attirèrent quelques-uns de leurs parents ou de leurs amis; et ainsi se sont établies une quarantaine de familles canadiennes, venues des environs de Québec. Les femmes sont encore bien moins nombreuses que les hommes, de sorte qu'il est presque impossible d'obtenir une servante sur les lieux; aussi si une femme est malade, elle doit avoir recours à sa voisine. Or, les maisons étant à cinq ou six milles l'une de l'autre, la voisine qui vient servir de garde-malade doit amener avec elle tous ses enfants, s'ils sont encore en bas âge. Pour la raison ci-dessus donnée, la rareté des personnes du sexe, il arrive que les filles se marient fort jeunes, souvent même avant l'âge de quinze ans.

Trente familles à peu près parlent la langue anglaise; parmi elles une dizaine sont catholiques et les autres protestantes. Quelques-unes comptent parmi leurs ancêtres des anglais, des écossais, des irlandais, des jersiais, des français et des esquimaux.

La langue française est la plus généralement répandue dans la partie supérieure du Labrador, depuis Mingan jusqu'à Saint-Augustin; elle est aussi ordinairement en usage à Blanc-Sablon; mais depuis Saint-Augustin jusqu'à la baie de Brador, on parle habituellement l'anglais. Beaucoup d'habitants de la côte se servent facilement des deux langues.

On rencontre peu de Montagnais; ceux qui paraissent dans ces quartiers pendant quelques semaines ne font qu'y passer, pour se rendre à leurs quartiers d'hiver et en revenir par les rivières d'Itamamiou, de Saint-Augustin ou des Saumons. Quant aux Esquimaux, j'en ai vus trois ou quatre, qui vivent à l'européenne; tous les autres se sont retirés vers le nord. Ils ont néanmoins laissé dans le pays des traces de leur passage: les noms de lieux, la manière de faire la pêche et la chasse, certaines coutumes locales, viennent en grande partie des Esquimaux: les voitures, les harnais des chiens, les fouets sont les mêmes dont se servent les Esquimaux. L'on a fait preuve de sagesse en conservant ces usages des anciens habitants, car ils conviennent au climat et à la nature du pays.

En laissant Wapitugan, j'entrais dans les limites de ma mission. La Marie-Louise devant s'arrêter à la plupart des postes pour y débarquer des provisions, j'étais assuré de rencontrer le P. Coopman ou du moins, s'il était parti, d'apprendre quelles étaient les maisons qu'il n'avait pu visiter; car je ne savais encore ou il me faudrait débarquer. A la Pointe-à-Morier et à Watakayastic, on nous informa que la maladie du Rev. Père avait été très-grave, qu'après avoir été retenu une quinzaine de jours au Petit Mécatina, il avait pu se mettre en route, avec l'espérance de continuer sa mission.



III

Le 4, nous nous arrêtions à Natagamiou, tout près d'une chute que fait la rivière de ce nom en se jetant dans la mer. La cascade est si forte que le saumon ne peut la remonter; aussi le poste ne vaut-il rien pour la pêche du saumon. Le propriétaire de Natagamiou possède la seule vache qui se trouve entre Wapitugan et Blanc-Sablon; il en retire peu de profit, car, de huit à dix lieues à la ronde, on envoie chercher chez lui du lait, pour guérir toutes les maladies imaginables: un tel service ne se refuse jamais et est toujours rendu gratuitement.

A la Tête-à-la-Baleine, nous débarquons un passager, qui vient s'essayer aux travaux du pays. Cette île est un rocher à peu près nu; cependant le sieur Kenty, qui s'y est établi, entretient fort convenablement sa famille, avec les produits de la pêche du loup-marin, de la morue et du hareng. Au commencement du mois d'août, il avait déjà près de trente mille morues, et le poisson était encore abondant. Il a aussi su utiliser le peu de terre qui se trouve sur l'île, en la ramassant et la transportant près de sa maison, pour y former un petit champ. La culture lui a fourni des navets et des pommes de terre, dont il a pu vendre une partie, après avoir fait la provision nécessaire pour sa famille.

En laissant la Tête-à-la-Baleine, nous franchissons un étroit passage au milieu des îles—et nous côtoyons le pied du Gros Mécatina, morne élevé, qui sert d'amarque aux vaisseaux arrivant de la haute mer sur la côte du Labrador. Sa cime est depuis une semaine couverte de fumée. Selon ce qu'on nous dit, le feu, mis dans les broussailles et dans la mousse par des voyageurs imprudents, s'est étendu sur toute la montagne et a ensuite pénétré dans les terres, consumant dans son passage la maigre provision de bois qui servait au besoin des habitations environnantes. Comme la sécheresse règne depuis longtemps, l'on craint qu'il ne soit porté vers l'intérieur du pays, où il causerait un double dommage, en détruisant le bois, si précieux dans ces lieux, et en éloignant le gibier. L'on est tout étonné d'apercevoir, sur les flancs noircis de la montagne, des ravines encore pleines de neige. Malgré les flammes de l'incendie, malgré les chaleurs du mois d'août, l'hiver a laissé les traces de sa rigueur, non-seulement sur la terre, mais encore sur la mer, car, à une lieue de distance, une énorme glace miroite au soleil, en se balançant lourdement sur les vagues.

Le poste du Gros Mécatina est ancien, et, il y a un siècle, il était un des plus productifs du Labrador; en 1744, la veuve Pommereau, à qui il appartenait, en retirait 451 barriques d'huile, tandis que le poste de la baie Phélypeaux n'en fournissait que 390 au sieur de Brouague. Aujourd'hui, il a perdu de sa valeur, et cependant les quelques familles qui y demeurent n'ont point raison de se plaindre de leurs pêcheries.

Dans une des baies voisines, la baie des Bateaux, on trouve des huîtres connues sous le nom de palourdes, dont les coquilles sont fort belles; elles vivent cachées dans le sable, et, pour les en tirer, il faut se servir de la pelle ou de la pioche. Elles sont, dit-on, d'un goût excellent.

Nous nous dirigeons vers la Tabatière, ou je dois laisser la goëlette pour donner une mission. La Tabatière est la métropole du canton; située à mi-distance, entre Wapitugan et Blanc-Sablon, elle renferme dans un rayon de trois lieues douze familles catholiques. Aussi, à un peu plus d'un mille du principal établissement, a-t-on élevé une chapelle, destinée à l'usage de ce noyau de fidèles. La raison qui a porté à mettre la chapelle à une telle distance du port peut servir à donner une idée du pays; c'est le seul endroit où il y ait assez de terre pour un cimetière; et encore ce cimetière a-t-il à peine un quart d'arpent en superficie.

Le poste de la Tabatière a été établi par le sieur Samuel Robertson, que monsieur Lymburner voulut favoriser, après avoir abandonné lui-même le commerce du Labrador. Écossais de naissance, M. Robertson apportait aux affaires l'intelligence et la persévérance qui distinguent ses compatriotes. Lorsqu'il eut reconnu les avantages qu'offrait le port de la Tabatière, il le choisit pour y établir une grande pêcherie; les loups-marins alors étaient si nombreux dans ces parages, que dans un seul automne on en prit ici plus de quatre mille.

Le nouveau propriétaire était d'un caractère un peu excentrique, et tentait par fois des entreprises hasardeuses qui lui plaisaient par leur singularité. Il avait remarqué que les baleines, en remontant, suivaient assez souvent une passe entre deux îles; il crut pouvoir les arrêter, ou du moins les embarrasser dans leur course, en tendant un rets monstre dans ce détroit. Pour cette fin, il fit préparer avec un soin particulier un filet d'un genre tout nouveau. Les mailles, d'une très-grande largeur, étaient formées avec de gros câbles, capables de résister à une forte tension; des barriques vides servaient de flottes; de puissantes amarres, destinées à tendre le rets et à le maintenir en place, étaient attachées à des ancres qu'on avait enfoncées dans les fissures du roc. Robertson avait eu la précaution de prendre à son service, pour l'hiver, des harponneurs et des matelots accoutumés à poursuivre la baleine. Il espérait qu'en suivant sa route accoutumée, la baleine irait se heurter contre le filet; les harponneurs devaient alors profiter de la situation, et donner le coup de mort au malheureux cétacé, embarrassé dans les plis du filet. Les pêcheurs connaissaient un peu le vigoureux lutteur à qui ils avaient affaire; ils représentèrent que toutes les amarres, retenant un côté du filet, devaient être assez faibles pour se briser au premier choc; qu'en cédant ainsi sur un point le ret serait moins exposé à être rompu et s'enlacerait plus sûrement autour de la baleine; que si les deux bouts étaient également solides, la baleine ferait une trouée complète et continuerait sa route. Le conseil était trop sage pour être adopté; la conséquence fut que la première baleine passa à travers le filet, et le laissa dans un état si déplorable, qu'il fallut le lever sans mot dire. Depuis cette tentative, l'on a renoncé à prendre les baleines avec des filets.

Je fus reçu chez une des cinq familles qui demeurent dans le voisinage immédiat de la Tabatière; et je pus, le même soir, juger de l'hospitalité qu'on exerce sur la côte, et dont j'avais entendu parler à plusieurs reprises. En effet, pour le souper, une dizaine d'hommes se présentèrent à table et s'y placèrent sans façon. "Combien employez-vous donc de pêcheurs?" demandai-je à quelqu'un de la maison. "Nous n'avons que trois hommes.—Mais d'où viennent tous vos convives?—Les uns appartiennent aux postes voisins; les autres sont arrivés par une goëlette venue de l'ouest, et s'en vont à la pêche du hareng vers Blanc-Sablon. —Les connaissez-vous tous?—Pas tous; mais quand un étranger arrive, il a sa place à table; c'est la coutume. Dix étrangers resteraient une semaine toute entière dans une maison, qu'on ne leur ferait pas voir que leur visite est un peu longue".

L'hospitalité se pratique même en l'absence des maîtres de la maison. Pendant la pêche du saumon, quelques familles laissent leur demeure ordinaire, pour aller en occuper une autre sur les bords de la rivière Saint-Augustin, ou de quelque autre rivière. En partant, on laisse des provisions, quelquefois même de l'argent, et les portes restent ouvertes, de manière que les voyageurs y puissent entrer et prendre les choses dont ils ont besoin. Jusqu'à présent, personne, n'a abusé d'une si louable coutume; mais le temps est arrivé où, à cause du grand nombre d'étrangers qui fréquentent la côte, il ne sera pas possible de la maintenir.

Il est à remarquer que chaque famille a ordinairement deux maisons: la maison du large et la maison de terre. La maison du large est placée sur une île, ou au bord de la mer si elle est sur la terre ferme. C'est la demeure ordinaire de la famille pendant la plus grande partie de l'année; elle est toujours dans l'endroit où la pêche du loup-marin, du hareng et de la morue se peut faire plus facilement. La maison de terre est occupée pendant la saison du saumon, qui se prend dans les rivières. Il est des gens qui en possèdent une troisième pour l'hiver, afin d'être plus rapprochés du bois; car il arrive que la maison du large se trouve à quatre ou cinq lieues de l'endroit où l'on coupe le bois de chauffage.

En général, les maisons ordinaires sont propres, et assez grandes pour être partagées en deux, ou trois chambres. Les meubles n'en sont pas riches, mais l'on y trouve tout ce qui est nécessaire. Les marchands y viennent d'Halifax, parcourent les havres de la côte, sur des goëlettes, et fournissent à un taux raisonnable les provisions et les marchandises qui, si l'on en excepte la farine et le lard, sont à meilleur marché qu'à Québec. En retour, les trafiquants reçoivent les huiles, le poisson et les pelleteries. Ils s'en tiennent ordinairement au troc, et ne donnent d'argent que dans les cas extraordinaires. Ainsi conduit, ce commerce est fort lucratif. C'est sur la côte du Labrador que le sieur Daniel Cronyn, un des plus riches marchands d'Halifax, a fait une fortune considérable. Il passait de poste en poste sur une goëlette, distribuait des marchandises, et recevait le saumon, l'huile, les peaux de loups-marins et les riches fourrures des planteurs; je dois employer ce nom de planteurs, que se donnent les habitants de la côte, quoiqu'il n'y en ait que deux ou trois parmi eux qui plantent des pommes de terre.

Les marchands de Québec ont eu moins de succès; pendant bien des années, le feu sieur Victor Hamel a fait un commerce étendu avec les Labradoriens; il en a retiré assez peu de profit, mais beaucoup d'honneur, car partout je l'ai entendu louer pour son honnêteté et son obligeance. Aujourd'hui, peu de Canadiens font le commerce au Labrador; l'on prétend que leurs marchandises sont mises à un prix trop élevé, et que le marché de Québec ne vaut point celui d'Halifax pour les produits du pays.



IV

Le 5 août, lendemain de mon arrivée, je me rendis à la chapelle, qui est convenable et bien tenue. Elle est couronnée par un petit clocher, qui attend encore une cloche; derrière le choeur, il y a une sacristie, qui peut servir de résidence temporaire au missionnaire, pendant les quelques jours de sa visite en été. Le site, tout-à-fait solitaire, est propre à l'étude et à la méditation; on n'y entend d'autres sons que le chant des oiseaux et le bruit de la vague qui vient déferler sur le sable du rivage. Là, pendant plus de la moitié d'une semaine, je donnai matin et soir les exercices de la mission, et tous y assistèrent régulièrement. Le dernier jour, qui était un dimanche, la congrégation se trouva au grand complet; car aux habitants du lieu s'étaient réunies plusieurs familles sauvages qui se rendaient à la rivière Saint-Augustin. "N'est-ce pas", observait après la messe, un jeune homme né au Labrador, "qu'il y a beaucoup de monde par ici; je suis sûr qu'il y avait plus de cinquante grandes personnes dans la chapelle".

Entre les offices du matin et ceux du soir, je trouvais du temps pour lire et pour explorer les mornes voisins. Un cap, taillé à pic et qui s'avance dans la baie Rouge, à quelques pas de la chapelle, excitait particulièrement ma curiosité. Sur une saillie du rocher, à cinquante pieds au-dessus de la mer, s'élèvent quelques pierres, qui semblent noircies par la fumée. A-t-on fait du feu sur cette pointe suspendue au-dessus d'un précipice? Comment y a-t-on transporté du bois?—A quel propos des chrétiens se sont-ils nichés là-haut?—Voilà l'énigme qui se présentait à mon esprit, depuis une heure que je rôdais sur la grève, au pied du cap. Comme je n'avais personne autour de moi pour m'éclairer sur ce sujet, je me décidai enfin à essayer de résoudre personnellement le problème. Attaquer le rocher de front, était tout bonnement se casser la tête contre, une muraille; il fallait recourir à la stratégie, et prendre la forteresse à revers. En m'éloignant du rivage, je réussit à gravir le côteau, au moyen de quelques arbrisseaux; puis, un sentier tracé par les chiens, me conduisit au sommet du cap, d'où je me glissai tant bien que mal sur une corniche du rocher, longue d'environ douze pieds et large de trois ou quatre. Sous mes pieds était le rivage d'où j'avais examiné ce nid d'aigle; ce n'était pourtant pas un nid d'aigle, mais bien un nid de montagnais. Oui, sur-ces quelques pieds de roc, une famille sauvage avait passé deux semaines; ces pierres enfumées formaient la cheminée; quelques branches d'épinette recouvertes de mousse marquaient le lieu où dormaient paisiblement le père, la mère et les enfants, tandis qu'au-dessus grondait l'ouragan, et qu'au-dessous la mer dans sa furie ébranlait le pied du rocher. Des tisons noircis, des amas d'os de goëlands, et d'arêtes de poissons prouvent que la chasse et la pêche avaient abondamment fourni à la cuisine qu'on faisait céans. Mais comment les enfants n'ont-ils pas été lancés à la mer par leur étourderie naturelle, ou par la violence des vents? c'est ce dont je ne puis me rendre compte.—On m'apprit plus tard que cette famille était une de celles qui en pêchant et en chassant descendaient à la rivière Saint-Augustin.

Dans mes promenades, je pus étudier à loisir la botanique du pays. Le règne végétal y offre surtout des éricacées et des plantes alpines, qui croissent dans les fentes des rochers, ou au milieu des couches de la longue mousse grise. Souvent, au fond d'un bassin creusé dans le roc, et dont les parois retiennent les aux pluviales, s'étend sur un lit de deux ou trois pouces de terre, un riche et mollet tapis, formé par le drosera rotundifolia. Cette plante délicate, dont la teinte rougeâtre contraste avec le beau vert des lycopodes, occupe des espaces assez considérables sur plusieurs des îles de la Demoiselle. Les arbustes les plus communs, sont: le thé du Labrador, ledum latifolium, qui répand un odeur aromatique, lorsque l'on broie ses feuilles veloutées; un bouleau nain à feuilles rondes, betula glandulosa; la petite épinette noire, qui se traîne sur les rochers et dont les feuilles infusées dans l'eau chaude fournissent un breuvage préféré au thé par les planteurs; on en fait aussi une bière meilleure que la bière d'épinette grise.

Les fruits, ou, comme on les nomme dans le pays, les graines sont en abondance. L'on trouve beaucoup de bluets; deux espèces d'atocas; les mûres rouges du rubus arcticus qui porte des fleurs cramoisies; les baies de l'arbutus alpinus, en anglais fox-berry; les graines de corbijeaux, noires et rouges, empetrum nigrum et empetrum rubrum, nourriture favorite des oiseaux dont elles portent le nom. Au mois d'août les corbijeaux arrivent tout amaigris; ils dévorent avec avidité les baies de l'empetrum; et, au bout de quelques semaines, ils ont acquis un embonpoint tel qu'ils ont peine à voler. Mais le fruit du pays, par excellence, est une mûre jaune, rubus chamoemorus, nommée chicoté par les sauvages et les français; et bake apple par les anglais. Ce fruit est estimé non-seulement des hommes, mais encore des chiens et des ours, qui en sont très friands; il est mis à bien des sauces, mais il sert surtout aux provisions de confitures, que les ménagères préparent pour l'hiver. Je dois ajouter à la liste de fruits, les groseilles rouges et violettes, les petites poires, amelanchier canadensis, et les framboises qui sont rares. Quant aux fraises, si communes dans les environs de Québec, je ne me rappelle pas en avoir trouvé sur la côte du Labrador.



V

Le 6, en retournant le soir à mon logis, je pus juger par mes yeux de l'abondance du poisson dans cette mer. J'avais dans le cours de la journée remarqué plusieurs berges, qui se suivaient lentement, en visitant les baies et les anses. Chacune était conduite par six rameurs; debout sur levant, se tenait immobile un matelot, qui sondait de ses regards le fond de la mer.

Ces berges étaient à la recherche, d'un banc de harengs; elles appartenaient à une goëlette mouillée à deux lieues de là, près du Gros Mécatina. Deux heures plus tard, leur grande seine, longue de plus de cinq cents brasses, avait été lancée à l'eau et enveloppait une masse épaisse de harengs. Les deux bouts de la seine avaient été toués vers la terre, où ils furent amarrés, puis avec de petits filets l'on mettait le poisson à sec sur le rivage. La prise était évaluée à quatre ou cinq cents barils. Comme le vent du nord-est commençait à souffler avec violence, les embarcations du voisinage furent mises, en réquisition, et, à mesure qu'on en avait empli une, on la dépêchait vers la goëlette. Par malheur, une des berges trop lourdement chargée fut couverte par un coup de mer, vis-à-vis de la Baie-Rouge, et les deux pêcheurs qui la conduisaient furent emportés par la vague. Leur perte était assurée, si leurs compagnons n'avaient volé à leurs secours sur de légères embarcations: l'un et l'autre furent retirés à demi-morts et ne comptant plus revoir la terre. On les transporta dans une maison voisine, où les soins les plus empressés leur furent prodigués avec tant d'efficacité, que le lendemain ils étaient prêts à reprendre leur pénible travail.

Cependant comme le vent continuait à augmenter, il fallut mettre la seine en état de résister à la mer, au moyen d'ancres et de forts câbles; pendant la nuit, tous les pêcheurs restèrent sur pied, prêts à couper les amarres, à ouvrir la seine et à la retirer de l'eau, si elle était en danger de se rompre. Le soir, un véritable ouragan se déchaîna; les vagues venaient se briser avec fureur contre les rochers, et s'élevaient en masses d'écume à une hauteur de plus de vingt pieds. La mer et le vent semblaient devoir tout balayer; mais l'abri avait été si bien choisi et les mesures étaient si soigneusement prises pour prévenir les accidents, que durant trois jours de gros temps la seine résista à la pression du dehors et aux mouvements du dedans; car les pauvres prisonniers, battus par les flots, cherchaient à rompre les murailles de la geôle.




CHAPITRE TROISIÈME



I

Le dimanche (8 août) je terminai la mission après avoir recommandé aux habitants de se conserver soigneusement dans la grâce de Dieu, car d'ici à onze ou douze mois, fussent-ils aux portes de la mort, ils ne pourront obtenir les secours de la religion, attendu que le prêtre le plus voisin se trouve sur la côte de Gaspé, à plus de cent lieues de distance.

Je partis le même soir de la Tabatière, avec le sieur François Lévêque, maître du poste de la Grosse-Ile de Mecatina, pour aller donner la mission à sa famille. Quoique le vent fût faible, nous franchîmes dans une heure les deux lieues que nous avions à faire.

Les berges dont on se sert sur toute la côte demandent peu de vent, parce qu'elles sont légères et portent une forte voilure; si le temps se fait gros, il est facile de prendre deux ou trois ris dans les voiles. Ces embarcations sont construites au Massachusetts et viennent surtout de Newburyport près de Boston; elles coûtent ordinairement de quinze à seize louis lorsqu'elles ont leur voilure. On ne bâtit point au Labrador, le bois étant trop rare et trop éloigné. Il en est tout autrement sur la côte de Gaspé, où beaucoup de pêcheurs construisent eux-mêmes leurs berges, qui sont grandes, fortes et si propres à résister à de gros coups de vent, que les pêcheurs gaspésiens ne craignent point de s'en servir pour traverser du Cap des Rosiers à la pointe est de l'île d'Anticosti. C'est une distance de trente lieues en pleine mer. Les berges américaines courent mieux dans le vent et sont préférables pour louvoyer; mais elles sont moins sûres et exigent plus de précautions contre les accidents; si la lame passe pardessus les carreaux, elles s'enfoncent et disparaissent sous l'eau. Celles de Gaspé, au contraire, lors même qu'elle tournent sous voiles, surnagent presque toujours. Aussi les pêcheurs de Percé, de Douglastown et du Cap des Rosiers ne craignent point d'exposer leurs berges à chavirer, car ils savent qu'ils pourront se réfugier en sûreté sur la quille.

La Grosse-Ile est un rocher qui a une longueur de quatre ou cinq milles; comme elle est haute et avancée à la mer, on l'aperçoit de loin dans toutes les directions. Ses rochers, ses grèves et ses baies sont riches en gibier. Au moment ou nous y arrivons, des milliers d'oiseaux s'agitent de toutes parts autour de nous; plusieurs-familles de jeunes moignacs s'enfuient sur l'eau, ayant les ailes encore trop faibles pour voler; les goddes, penguins en miniature, et les cormorans nous adressent des injures du haut de leurs rochers; des goëlands, des corbeaux beaucoup plus gros que nos corneilles, des hibous, des chouettes tournoient en poussant des cris d'inquiétude.

L'île possède deux beaux ports où les plus gros vaisseaux peuvent se mettre à l'abri: dans l'un, les goëlettes baleinières se rendent d'ordinaire pour le dépècement des baleines qu'on vient de tuer; sur l'autre, sont établis des fourneaux et des fonderies. C'est près de la baie qui forme le second port que sont les maisons et les autres bâtiments de monsieur Lévêque; c'est au fond de cette baie qu'il tend deux rets dont chacun a trois cents brasses de longueur, sans compter les annexes. L'année dernière, il prit deux cent huit loups-marins, qui lui ont valu plus de deux cents louis. C'est assurément un retour avantageux, pour une pèche qui ne dure que deux ou trois semaines. Mais il faut remarquer qu'une pêcherie ou échouerie de loups-marins entraîne bien des dépenses, car les frais de premier établissement, en filets, ancres, berges, s'élèvent à trois ou quatre cents louis. Viennent ensuite les dépenses annuelles pour l'entretien et le renouvellement de ces objets, ainsi que pour les gages des employés.

Il faut ordinairement quatre hommes pour compléter l'équipage des berges. Quoique la pêche ne dure que trois semaines, on garde ces employés depuis le mois de septembre jusqu'au commencement de mai. Ils reçoivent ordinairement une part convenue dans les profits de la saison, et de plus le maître de l'échouerie est tenu de les nourrir et de les loger. Pendant le reste de l'hiver et du printemps, on les occupe comme on peut, soit à charroyer le bois de chauffage, soit à faire la chasse, sur la terre ferme. Ainsi les profits nets sont réellement bien moindres qu'ils ne paraissent à première vue; tels qu'ils sont, ils suffisent cependant pour récompenser le propriétaire dans les années ordinaires.

Il s'agit ici de la pêche d'automne ou d'hiver qui est différente de celle du printemps, dont j'ai déjà parlé. Vers la fin de novembre, les loups-marins commencent à remonter de la mer vers le fleuve Saint-Laurent; ils vont rencontrer les glaces flottantes, sur lesquelles ils se tiennent pendant l'hiver. Comme ils suivent alors la côte et les îles, la pêche d'automne se fait près de la terre; de grands rets, garnis d'annexes ou ailes rentrantes, sont tendus dans les passages étroits et dans les baies. Les ailes sont placées de manière qu'en suivant le rets, les loups-marins s'engagent dans une espèce de cul-de-sac, qui ne leur présente point d'issue pour sortir. La pêche commence vers le milieu de décembre et finit vers le huit ou le dix de janvier; aussi comme c'est la plus rude saison de l'année, les pêcheurs ont beaucoup à souffrir du froid, des glaces et des neiges. Sur les échoueries ordinaires, l'on prend, en terme moyen, de cent cinquante à deux cent cinquante loups-marins, que l'on évalue à un louis pièce; la peau vaut de quatre à cinq chelins, et l'huile de deux à quatre piastres.

Il y a plusieurs espèces de loups-marins dans les eaux du Labrador; on les distingue par la taille, par les habitudes, par le poil et par la conformation de la tête. Les plus grands sont les Wastics qui ont jusqu'à treize pieds de longueur. Les Wabishtouis sont aussi fort gros; la ressemblance de leurs traits avec ceux des Esquimaux a donné naissance à la tradition, qui porte que ce peuple est descendu d'un couple de Wabishtouis ostracisés par la tribu, et forcés de chercher une nouvelle patrie sur la terre ferme. L'espèce la plus commune de loups-marins est phoca groenlandica, nommé harp seal par les Anglais. Voici ce qu'en dit le sieur Samuel Robertson, dans un mémoire présenté par lui à la Société Littéraire et Historique de Québec:

"Cette espèce de loups-marins se trouve depuis le fleuve Saint-Laurent, jusqu'à la mer glaciale.... Ils ont jusqu'à sept pieds de longueur et quatre pieds de tour. Quand ils sont arrivés à leur entier développement, vers l'âge de trois ans, ils ont la tête noire et portent sur chaque coté une bande noire depuis les épaules jusqu'à la queue; le reste du corps est blanc. Ils sont très-nombreux et forment la principale nourriture des Groenlandais et des Esquimaux. Avec des rets, on les prend en grand nombre sur les côtes du Labrador et de Terreneuve; on les tue aussi sur les glaces flottantes. Ces amphibies sont errants, ils voyagent vers le nord durant l'été et fréquentent le golfe et les bancs de Terreneuve pendant l'hiver. Dans les mois de février et mars, les femelles montent sur une glace flottante et y donnent naissance à leurs petits; la portée est d'un petit pour l'ordinaire, mais quelquefois de deux et même de trois. Les mères abandonnent immédiatement leurs nourrissons; parfois, mais bien rarement, elles les allaiteront pendant un jour ou deux. En venant au monde, le jeune loup-marin est de la grosseur d'un chat et pèse de quinze à vingt livres"

Malgré l'immense destruction de ces animaux, leur nombre semble à peine décroître; ils forment une des principales sources de revenus pour les habitants du Labrador, d'une partie de Terreneuve et des îles de la Magdeleine. Les peaux vertes servent assez souvent de monnaie dans les marchés qui se font entre les planteurs. Lorsqu'elles ont été bien préparées, elles sont employées pour harnais à chiens, bottes, mitaines. Quant à la chair, on la sale et on la conserve avec la viande de baleine pour nourrir les chiens pendant une grande partie de l'année. Sous ce rapport, le loup-marin est d'une haute importance pour les planteurs, car, s'ils en manquaient, ils ne pourraient garder leurs chiens; et sans les chiens, qui tiennent lieu de chevaux dans les voyages et pour les charrois, la côte serait inhabitable pendant l'hiver. Le pays, en effet, ne fournit point assez de fourrages pour la nourriture des chevaux, qui d'ailleurs seraient inutiles au milieu des neiges et sans chemins battus.

Chaque famille garde ordinairement huit ou dix chiens, qui pendant l'été n'ont qu'à manger, flâner et se quereller. Pendant l'hiver, l'état des choses est bien changé: il leur faut renoncer au far niente, et se soumettre à de rudes fatigues.



II

Le chien esquimaux a servi de base à toutes les familles de chiens au Labrador; dans quelques localités, il s'est croisé avec des chiens appartenant à d'autres races; ailleurs il a été conservé pur et sans mélange. Le vrai chien esquimaux est de forte taille; sa robe est blanche avec quelques taches noires; il a le poil long, les oreilles pointues, la queue touffue et relevée; il n'aboie point, mais pousse des cris courts et étouffés, qui semblent être des essais d'aboiement. Il ressemble d'une manière frappante au loup du pays, ou plutôt c'est un loup réduit à l'état domestique. Assez souvent, on a vu des loups au milieu d'une troupe de chiens esquimaux, s'amusant à jouer avec eux; mais les derniers semblent comprendre que cette compagnie n'est pas respectable; car, dans ces occasions, dès qu'ils aperçoivent leur maître, ils prennent un air de gravité tout à fait comique. Les deux familles s'allient quelquefois ensemble.

Si les chiens esquimaux ne savent point aboyer, en revanche ils sont habiles à hurler: chaque soir, autour des maisons, ils donnent un concert au profit des dormeurs. Un vieux chien commence ordinairement à donner le ton, avec sa voix de basse-taille; puis viennent les ténors; et enfin les jeunes chiens se joignent con amore, aux anciens de la troupe, et un choeur de musique infernale continue ses lamentations jusqu'à une heure avancée de la nuit. Malheur au dormeur qui n'est pas encore accoutumé à ce vacarme! Quant à ceux qui y sont habitués, ils n'en sont aucunement dérangés. Les hurlements sont répétés par les meutes des environs. Durant une nuit passée à bord de la goëlette dans la baie de Bonne-Espérance, autour de laquelle sont dispersées quatre ou cinq habitations, nous fûmes régalés jusques après minuit, des hurlements d'autant de corps de musiciens.

Parfois la chanson se commence par quelque chien exilé de la bande et est continuée par les autres. A la Tabatière, chaque matin, en me rendant à la chapelle, vers cinq heures, je rencontrais sur un morne écarté, un vieux solitaire de cette espèce. Je le trouvais ordinairement couché sur la mousse; à mon approche, il se levait, secouait son poil hérissé; et sur trois pattes, car l'une des quatre était toujours hors d'état de faire le service, il décrivait un cercle pour éviter ma rencontre. Quelle faute expiait-il? c'est ce que je n'ai pu savoir. Trois mois auparavant, un meurtre, le meurtre d'un chien jeune et vigoureux, avait été commis en ce lieu. Qui sait?—Eh bien! tous les soirs, le vieux se rendait fidèlement sur une pointe de rocher qui s'avance au-dessus de la mer, et soit qu'il eût l'âme poétique, ou que le souvenir d'un crime lui rongeât le coeur, il attendait, morne et silencieux, le lever de la lune. Au moment où elle se montrait, il poussait un hurlement digne des chiens chantés par Ossian.—Le premier cri restait sans réponse; au second, vingt voix claires relevaient l'ancienne, avec une énergie et une constance propres à désespérer un dormeur ordinaire.

Dans un autre poste, où j'occupais seul la maison d'hiver, je fus surpris d'entendre pendant la nuit un mouvement inaccoutumé sous le plancher; c'était des grondements, des plaintes, des menaces, suivis de hurlements et d'un branle-bas épouvantable. La séance était si bruyante et se prolongea si longtemps, que je me crus en plein parlement des provinces unies du Canada; pardon, si j'emploie le langage parlementaire. Le lendemain, je dus reconnaître la situation et étudier la position des partis. Les chiens avaient voulu mettre à profit le peu de terre qui se trouvait sous la maison; ils avaient creusé un passage, puis une espèce de cave, sous l'abri des planchers. C'était leur cabinet. Malheureusement, il n'était pas assez grand pour toute la bande; quand deux ou trois s'y étaient installés, les autres étaient forcés de rester à la belle étoile. De là, dissensions, querelles et coups de dents entre ceux qui occupaient un coin dans le terrier et les malheureux qui les voulaient remplacer.

Les chiens du Labrador sont querelleurs pendant le jour, aussi bien que durant la nuit: à peine une heure de la journée se passe-t-elle sans qu'il s'élève une contestation, à laquelle tous veulent prendre part. Chez eux, comme chez les loups, gare au plus faible; car tous les autres se jettent sur celui qui a été renversé et le déchireraient à belles dents, si le fouet du maître n'était mis en jeu pour les séparer. A moins d'exercer une vigilance continuelle, l'on ne saurait prévenir les meurtres dans une société si mal réglée. Des planteurs ont perdu dans une année jusqu'à quatre et cinq de leurs chiens, tués par leurs camarades, souvent enfants de la même mère. Comme mesure préventive et pour maintenir une apparence d'ordre, lorsqu'un chien devient tapageur et hargneux, on lui attache au cou une patte de devant; ce remède est infaillible pour l'obliger à garder la paix envers tous. Dans une meute, l'on rencontre quelquefois trois ou quatre chiens qui subissent cette peine. Ils semblent un peu embarrassés; mais ils peuvent encore suivre les autres dans leurs courses et leur faire de rudes morsures lorsque l'occasion s'en présente.

Jusqu'à ce jour, à deux ou trois exceptions près, on n'a pu réussir à élever d'autres animaux domestiques: chats, vaches, cochons, moutons; tout a été détruit. Si Un chien est élevé dans la maison, on peut être sûr qu'à la première occasion il sera étranglé. Un planteur avait un beau chien de Terreneuve, plein d'intelligence et rendant de grands services par son adresse à la mer. Il était d'autant plus prisé que les chiens esquimaux ne peuvent être dressés pour l'eau. Le terreneuve avait le privilège d'entrer dans la maison et recevait assez souvent les caresses de son maître. C'en fut assez pour exciter la jalousie des autres, qui guettèrent une bonne occasion, étranglèrent le favori et le traînèrent à la mer. Après ce mauvais coup, ils s'esquivèrent à la maison; mais leur mine embarrassée ayant fait soupçonner que tout n'allait pas bien, on découvrit bientôt les preuves de la trahison, sur le cadavre du pauvre chien de Terreneuve.

Je n'ai trouvé sur la côte qu'une chèvre et un cochon qui aient échappé au massacre général. Un marchand de Boston, venu au Labrador pour y chercher la santé, avait amené avec lui ces deux animaux; le premier devait lui fournir du lait, le second était un élève favori. A peine déposé sur le sol de la nouvelle patrie, le pauvre cochon faillit être dévoré; il fallut, pour prévenir de nouvelles attaques, lui préparer une cage que l'on élargit à mesure que l'hôte grandit. Quant à la chèvre, dès le premier jour elle sût se faire respecter: la tête baissée et les cornes en avant, elle attendit ses ennemis de pied ferme. Le premier qui osa l'approcher fut renversé et s'enfuit, hurlant et boitant; un second voulut soutenir l'honneur du corps, mais il éprouva le même sort. La chèvre a depuis joui d'une paix profonde et obtenu le droit de cité. Elle parcourt les environs avec les chiens, elle se couche au milieu d'eux, et ils n'en font pas plus de cas que si elle était un membre de la famille.

Il a pu arriver que des chiens aient attaqué quelque voyageur isolé, mais cela a dû être fort rare. Partout je les ai trouvés civils et caressants pour moi. Une fois que la connaissance avait été faite avec eux, ils me suivaient dans mes courses, et j'avais souvent peine à les renvoyer, lorsque leur compagnie ne me convenait point.

Pendant l'hiver, ils récompensent leur maître des dépenses et des inquiétudes qu'il lui ont causées durant le reste de l'année. En été, les voyages se font en berges ou en chaloupes; en hiver, c'est au moyen des chiens et des cométiques. Vers le mois de janvier, les baies et les passes se couvrent d'une glace solide, jusqu'à trois et quatre lieues au large. L'on en profite pour traîner aux maisons le bois qui a été coupé pendant l'année précédente; cinq ou six chiens attelés à un cométique enlèvent de lourdes charges. Six ou sept bons chiens, traînant trois personnes, parcourront dans la journée de vingt à vingt-cinq lieues.



III

Le cométique est un traîneau large d'environ trente pouces et long de dix à douze pieds. Il est bien différent de la tabagane, ou traîne sauvage. Deux membres, semblables à ceux du traîneau canadien, sont unis par des barres transversales arrêtées au moyen de lanières de cuir. Sous chaque membre est une bande ou lisse, formée d'os de baleine, et ayant un demi pouce d'épaisseur. On choisit pour cela des mâchoires, qu'on laisse tremper dans l'eau de la mer pendant quelques semaines. Lorsque toutes les particules de chair se sont détachées, on scie les os dans leur longueur et on les divise en pièces, qui sont longues de quinze à vingt pouces, et qui après avoir été polies ressemblent à l'ivoire; ainsi préparées, des lisses glissent sur la neige bien plus facilement que celles de fer. Il est bon de faire remarquer, en passant, que les mâchoires de la baleine contiennent une moëlle abondante dont on tire quelquefois jusqu'à cent livres de savon.

Le cométique de voyage est garni de peaux d'ours ou de loups-marins, fortement cousues, que le voyageur, ramène sur lui pour se préserver du froid. L'attelage est en peau de loup-marin; on place le chien-guide à une dizaine de brasses du cométique; les autres sont rangés derrière lui de manière à ne point l'embarrasser. Le guide ou, comme on le nomme au Labrador, le chien de l'avant, doit être intelligent, dressé à obéir à la voix, et à se porter vers la droite, ou vers la gauche, sur un mot d'ordre. Les autres chiens sont accoutumés à le suivre et n'ont pas besoin d'être soumis à la même discipline. Avec un bon chien de l'avant, le voyageur n'a pas à craindre de s'écarter durant les tempêtes, lorsque souvent la neige empêche de voir les objets à quelques pas autour de soi. Qu'il abandonne la direction du traîneau à la sagacité de son chien, sans le troubler par des ordres ou par des coups: guidé par l'odorat, l'intelligent animal reconnaîtra les traces cachées sous la neige, et se dirigera soit vers le logis de son maître, soit vers l'habitation la plus voisine. S'il arrive quelque accident dans les voyages d'hiver, on peut presque toujours l'attribuer à l'inexpérience ou à la mauvaise humeur du conducteur, qui a gourmandé ses chiens hors de propos.

Le fouet est un instrument formidable, devant lequel les chiens fuient, même en été. Au milieu de leurs batailles les plus acharnées, il suffit de le leur montrer pour rétablir la paix. À côté du fouet esquimaux, le knout de la Russie est un jeu d'enfant. Un bon fouet a une longueur de dix à douze brasses: il est attaché à un manche long de cinq ou six pouces; lorsqu'on ne s'en sert point, on le laisse traîner derrière le cométique. Pour les personnes qui ne sont pas accoutumées dès l'enfance à le faire jouer, il constitue un embarras sérieux à cause de sa longueur; mais dans les mains d'un esquimaux ou d'un homme élevé sur la côte, il devient une arme puissante. Le bout du fouet va choisir à quarante ou cinquante pieds le chien, paresseux ou grognard; le claquement produit un son si éclatant que l'animal le plus endormi en trépigne d'épouvante. Un seul coup, appliqué à une grande portée, couperait un chien en deux. Les fouetteurs habiles sont connus dans tout le Labrador; à leur tête est un nommé Bill, dans les veines duquel coule un peu de sang esquimaux; du bout de son fouet, il enlève à soixante pieds, le goulot d'une bouteille sur une ligne tracée d'avance. Il joue mille tours de cette force, tous remarquables par leur précision et leur vigueur.

Un long yankee des environs de Boston, voulut un jour disputer à Bill ses titres de gloire. Pour une bouteille de rum, il s'offrit à recevoir deux coups de fouet de la main du célèbre claqueur. Par une sage précaution, cependant, il avait garni son homme inférieur de deux paires de caleçons et d'un pareil nombre de pantalons. Se confiant dans son bouclier et dans la maigreur de sa propre charpente, il se met bravement en position à cinquante pieds. Le fouet est lancé par Bill avec une nonchalance de métis, et va effleurer, sur la personne du Yankee, la partie vouée à l'épreuve, enlevant une étroite lisière des pantalons, des caleçons et de ce qui se trouvait de chairs et de nerfs dans la région voisine. Un cri aigu et nasal répond au claquement du fouet, et les deux mains du patient se pressent pour sonder la profondeur de la plaie et réparer les brèches faites à la place. Sur la proposition de recevoir le second coup de fouet, il renonce généreusement à la bouteille de rum, remarquant avec beaucoup d'à-propos: "Well! I guess I would be too leaky to hold liquor, if you were to strike me again."

J'ai assisté à quelques discussions sur les mérites respectifs des chiens esquimaux de race pure et des chiens de race mélangée. Il me parait résulter des propositions établies, que les derniers sont plus forts et peuvent résister plus longtemps à la fatigue; mais il leur faut donner à manger tous les jours, quand on veut qu'ils continuent à voyager. Si le chien esquimaux est un peu moins, solide pour la charge, dans le voyage il passera jusqu'à deux jours de suite sans prendre de nourriture et sans paraître abattu. Il exige aussi moins de soin contre le froid, protégé, comme il l'est, par son long poil blanc. La neige n'interrompt point son sommeil, même lorsqu'elle tombe abondamment: il la bat un peu avec ses pattes pour préparer sa couche, il s'étend en rond et s'enfonce le nez dans le poil de sa longue queue. Il reste ainsi à dormir jusqu'à ce que la neige, en se ramassant, soit arrivée à ses narines; pour ne pas étouffer, il se lèvera alors, secouera celle qui le couvre, fera deux ou trois tours, pour refaire son lit, reprendra sa première position, et recommencera à sommeiller.




IV

Lundi, 9 août, une goëlette, arrivée de Gaspé dans le port de la Grosse-Ile, nous apporte plusieurs catholiques de Douglastown et du Cap des Rosiers. Ils sont venus en soixante heures de la Baie de Gaspé, distance de trois cents milles. Par eux, nous apprenons, la triste nouvelle de l'incendie de la chapelle à Douglastown. Cette goëlette vient faire la pêche du hareng sur la côte du Labrador, parce que la morue a peu donné sur la côte de Gaspé. Accoutumés à joindre la culture de la terre à la pêche, ces braves gens sont tout étonnés de voir la stérilité du pays, et ils se demandent, les uns aux autres, comment des hommes civilisés peuvent consentir à vivre et à mourir au Labrador. "Quel pays!" observe l'un d'entre eux, "il n'y a pas même assez de terre pour se faire enterrer décemment". Sa réflexion est en partie vraie, car le cimetière de la Tabatière est le seul endroit des environs où l'on trouve assez de terre pour y faire des sépultures; ailleurs, l'on a été obligé de descendre dans les crevasses des rochers les cercueils qu'on recouvrait ensuite de pierres.

Comme la Providence de Dieu, par une admirable disposition, a réglé que le genre humain occuperait toute la surface de la terre, à chaque pays et à chaque climat elle a attaché des avantages qui contrebalancent les misères. Le Labrador a ses charmes, non-seulement pour ceux qui y sont nés, mais encore pour ceux qui y ont passé quelque temps. La mer, avec l'abondance de son gibier et la richesse de ses pêcheries, avec ses jours de calme et de tempête, avec ses accidents variés et souvent dramatiques; la terre, avec la liberté, la solitude et l'espace, avec ses chasses lointaines et aventureuses, offrent, toutes deux, des avantages et des plaisirs qu'on abandonne difficilement quand on les a une fois goûtés.

De temps en temps, quelque famille part pour aller jouir des commodités que présente le voisinage de Québec, se promettant bien de ne plus retourner au Labrador; et, à peine le printemps est-il arrivé, que les fugitifs déclarent ne pouvoir plus tenir loin de leurs habitudes accoutumées et au milieu d'un état de société auquel ils sont étrangers. Heureux alors de reprendre leur ancienne habitation, s'ils ne l'ont point vendue!

Deux jours après avoir laissé la Grosse-Ile, je rencontrai un vieil anglais, qui vit sur la côte depuis plus de vingt ans. Comme il a de l'instruction, on lui a offert à plusieurs reprises des situations, avantageuses qui l'auraient forcé de laisser le pays. Toujours il les a refusées. —"Et pourquoi, lui demandai-je, demeurez vous ici si longtemps sans vous établir?"— "C'est", me répondit-il, "que chaque année je me décide à partir pour entrer en Angleterre, où j'ai un frère, vivant bien; l'automne arrive, et je ne puis m'arracher de ce pays. Je ne pourrais respirer en Angleterre, au milieu de la foule; là, il me faudrait des permis pour pêcher et pour chasser; je serais gêné de tous les côtés. Ici, je suis libre; je vais où je veux, je pêche et je chasse quand je veux. Je ne puis me décider à sacrifier tous ces avantages pour revoir des parents qui ne me reconnaîtraient plus".

Il faut remarquer que l'air du Labrador est fort sain, malgré les brumes fréquentes; peu d'enfants y meurent, et ceux qui y ont été élevés sont exposés à perdre la santé lorsqu'ils passent dans un climat plus chaud; au contraire, des invalides venus du midi y recouvrent la santé et les forces. Aussi, un bon nombre de personnes faibles y viennent, par l'ordre des médecins, passer la saison de la pêche, sur les vaisseaux des États-Unis; et la plupart s'en trouvent fort bien.

La mission en ce lieu ne pouvait être longue, puisqu'il n'y avait que cinq communiants dans la famille de M. Lévêque; et mon travail se trouvait terminé le dix août. Mais mon hôte me représenta que le vent était encore trop fort et la mer trop grosse pour qu'une berge pût s'éloigner de l'île.

Dans le cours de l'après-midi, on vint annoncer qu'une goëlette entrait dans le port voisin et traînait une énorme baleine. Nous étions invités, M. Lévêque et moi, à assister aux opérations du dépècement; la proposition fut si bien accueillie que nous arrivions à la goëlette du capitaine Stewart au moment où les hommes commençaient leur travail. La baleine venait d'être tuée par le capitaine Coffin, qui avait reçu l'aide de Stewart pour s'en emparer et la mettre en sûreté; par un arrangement préalable, le tiers de la prise revenait de droit à ce dernier.

Un seul coup de lance avait suffi pour tuer cette baleine, appartenant à l'espèce connue sous le nom de sulphur bottomed, ventre souffré. Les poissons de cette espèce possèdent une vigueur remarquables. Quand ils prennent leurs ébats, il n'est pas rare de les voir s'élancer complètement hors de l'eau, dans une position verticale. Ils accomplissent ce tour de force par la seule puissance de leur queue. Jusqu'aux années dernières, on n'osait les attaquer; la raison en était que, quand ils ont été frappés, ils fuient avec une telle rapidité, qu'une berge attachée à leur suite serait infailliblement engloutie. Avec une plus longue expérience, les harponneurs ont appris à leur faire la guerre sans danger. Pour frapper, on emploie, non pas le harpon, mais la lance, à laquelle est attaché un grelin lié par l'autre bout à une espaure. Le coup est porte derrière la nageoire et dirigé vers les parties vitales. Si la lance a frappé juste et fort, l'espaure est jetée à la mer; la baleine plonge et fuit; et lorsque le coup a été mortel, elle ne tarde pas à revenir à la surface pour rendre le dernier soupir.

Quand on attaque une baleine à bosse (humpback), dont la vigueur est moins grande, on emploie le harpon attaché à un grelin, qui se déroule et entraîne la berge à la suite de l'animal blessé. Un homme armé d'une hache se tient à côté du harponneur, prêt à couper le câble, s'il est arrêté par un noeud ou un enroulement. La marche d'une berge est alors si rapide, que l'eau s'élève de chaque côté à six pouces au-dessus du carreau, sans cependant qu'il s'en répande à l'intérieur. La situation paraîtrait effrayante à un novice, mais pour les baleiniers une semblable course est un amusement; et leur adresse est telle aujourd'hui, que, depuis fort longtemps, il n'est point arrivé d'accident. La baleine à bosse vaut beaucoup plus que l'autre, parce qu'elle fournit une plus grande quantité d'huile.

Le poisson qui venait d'être tué avait environ quatre-vingts pieds de longueur; sa large queue était amarrée au beaupré et sa tête s'étendait en arrière de la goëlette. A raison de la limpidité de l'eau, la vue pouvait embrasser son énorme contour, et il me parut plus gros que le vaisseau; on espérait qu'il fournirait environ quatre-vingts quarts d'huile; il faut convenir que c'est un beau coup de lance, si l'on se rappelle que l'huile se vend de douze à seize piastres le quart. Tous les hommes, au moment de notre arrivée, s'étaient mis à l'oeuvre pour le dépecer; de larges bandes de chair étaient taillées avec la pelle, enlevées au moyen de palans, et déposées dans la calle du vaisseau, pour être transportées à la fonderie. Quelques morceaux de graisse, qui furent mesurés, avaient jusqu'à douze pouces d'épaisseur. Sur la peau noire, lisse et peu épaisse, s'étaient attachés des coquillages, des coques et des pous de baleine, ainsi nommés parce qu'ils s'engraissent de la substance de la baleine.

Les capitaines et premiers officiers des cinq ou six navires baleiniers, qui fréquentent le Labrador, appartiennent à Gaspé; c'est la seconde génération de ces hommes énergiques, qui depuis soixante ans font la guerre aux géants de la mer. L'année présente a été très-favorable à leur pêche, par l'absence de brumes et de gros vents. La brume empêche de reconnaître et de poursuivre la baleine; les vents violents sont également nuisibles, par les dangers auxquels sont alors exposée les berges. Souvent lorsque la mer est agitée, il faut abandonner le poisson qui a été tué, dans la crainte que son poids ne fasse engloutir la goëlette. Alors avant de le laisser, on a la précaution de lui passer autour du corps un câble attaché à une bouée, afin de le retrouver plus facilement. Malgré ce soin, il arrive souvent qu'il est perdu, soit que les flots et les vents l'entraînent au loin, soit que le câble se brise ou soit enlevé par des écumeurs de mer.

Les bâtiments employés pour la pêche de la baleine, dans le golfe Saint-Laurent, sont de grosses et fortes goëlettes, capables de résister aux tempêtes; car, pour faire du profit à ce métier, il faut toujours tenir la mer. A leurs flancs sont suspendues deux berges baleinières, toujours prêtes à être lancées à l'eau dès que le premier signal en est donné. L'équipage de chaque goëlette se compose d'une quinzaine d'hommes, qui doivent être de vigoureux et bons rameurs; car il leur faut quelquefois ramer pendant des journées entières. Autrefois, on approchait les baleines à la rame, aujourd'hui, elles sont devenues si défiantes que le moindre bruit leur donne l'éveil; aussi quand on se trouve à une petite distance, on laisse les rames pour prendre des pagaies ou avirons, qui font peu de bruit dans l'eau.

La manière de payer les matelots varie: les uns sont à gages fixes; les autres obtiennent une part proportionnelle des profits de la course. Parmi les hommes de l'équipage du capitaine Coffin, on me fit remarquer deux micmacs de la baie de Gaspé; tous deux paraissaient fort entendus dans l'opération de découper la baleine. Ces sauvages font d'excellents matelots; il est arrivé que des vaisseaux ont eu des équipages composés entièrement de micmacs, et ces équipages valaient les autres.

Le lendemain de notre visite, le capitaine Stewart entrait dans le port de la fonderie, pour y déposer sa charge. Il remorquait, pour me le faire voir, un baleineau trouvé dans le corps de la baleine, et qui déjà avait plus de quatorze pieds de longueur.



V

Au large de la Grosse-Ile, sont plusieurs îlots parmi lesquels est un de ceux ou les marmettes ont coutume de couver. Les marmettes ressemblent aux canards et sont des nombreuses au Labrador. Elles déposent leurs oeufs dans certaines îles isolées, qu'elles ont adoptées de temps immémorial, et ou elles reviennent tous les ans; par la blancheur des falaises, on reconnaît d'une grande distance les îles que ces oiseaux fréquentent. La couleur que prennent les rochers est due à la fiente, accumulée d'année en année, et couche par-dessus couche.

Les oeufs de marmette sont de la grosseur des oeufs de canards, et sont bien meilleurs que ceux des autres oiseaux aquatiques du pays; ils sont aussi beaucoup plus recherchés et seraient une ressource importante pour les planteurs, s'ils n'étaient enlevés annuellement par des étrangers; qui en chargent leurs goélettes. Ces pillards font de gros profits, car ils vendent les oeufs dix ou douze piastres le baril, sur les marchés d'Halifax et des États-Unis. En conséquence de leurs déprédations, c'est avec peine que les habitants de la côte réussissent à en faire pour leur usage une petite provision de trois ou quatre barils par famille. Grâces aux règlements que vient de faire la législature provinciale, il est à espérer que les autorités réussiront à empêcher la destruction complète des oeufs, telle qu'elle a lieu aujourd'hui, et à protéger le gibier qui s'éloigne peu à peu.

Jacques Cartier et les premiers navigateurs parlent avec admiration de la multitude d'oiseaux qu'on trouvait sur cette mer. Quoique le nombre en soit bien diminué, il en reste néanmoins assez pour fournir aux besoins des gens du pays, si les déprédations cessent. Les marmettes, les moniacs, les goëlands, les perroquets, les pigeons sont bons à manger au printemps et dans l'automne; mais, durant l'été, ils prennent un goût huileux qui ne convient pas à tous les estomacs. Il n'en est pas de même des jeunes oiseaux, qui se mangent pendant tout l'été; la chair du petit goëland, pour le goût, ressemble beaucoup à celle du poulet.




CHAPITRE QUATRIÈME:



I

De la Grosse-Ile à Blanc-Sablon, l'on ne compte que vingt-deux lieues en ligne droite; mais dans les détours qu'il faut faire autour des îles, il y a à peu près trente lieues. Le douze, je fis mes adieux à mon hôte, qui me fournit une berge pour continuer mon voyage. Le temps fut malheureusement calme durant une grande partie de la journée, de sorte que nous mîmes presque tout le jour pour faire environ cinq lieues de chemin. Pendant le calme, nous vîmes passer tout près de nous un banc de poissons, connus ici sous le nom de horse mackerel. Long de sept ou huit pieds, le maquereau-cheval ressemble au véritable maquereau, par sa figure, sa chair et ses allures. Ces poissons voyagent en bandes, et s'amusent sur la route à bondir au-dessus des vagues; lorsque le nombre en est un peut considérable, l'on en voit toujours quelqu'un hors de l'eau.

Le soleil allait se coucher, lorsque nous arrivâmes à Chikapoué, où nous fûmes reçus avec joie par le sieur Jacques MacKinnon, qui, malgré son nom écossais, n'en est pas moins un brave canadien. Le lendemain soir, je continuais ma mission à trois lieues plus loin, chez le sieur Jean LeCouvey. Le quatorze, j'arrivais chez monsieur Andrew Kennedy, au poste de Saint-Augustin. Cet homme respectable, déjà avancé en âge, et son frère Mathew Kennedy, demeurent dans la même maison; le premier est devenu catholique; le second est encore protestant; l'union n'en règne pas moins entre les deux frères. Ils ont toujours vécu ensemble et ont conduit ensemble leurs travaux et leurs entreprises; le sieur Andrew, comme l'aîné, restait à la tête des affaires. Ils ont élevé leurs familles, sous le même toit, et jamais aucun nuage n'a troublé l'harmonie qui règne entre les deux frères. C'est principalement de la pêche du loup-marin, de celle du saumon et de la chasse dans les bois, qu'ils se sont occupés.

La rivière Saint-Augustin tombe dans la baie du même nom; à son embouchure, elle est partagée en plusieurs bras par des îles nombreuses, qui bordent la côte sur une longueur de sept ou huit lieues; c'est dans une de ces îles qu'est le poste de Saint-Augustin, plus peuplé que la plupart des autres, puisqu'il renferme deux familles. La rivière sort de la hauteur des terres, où quelques-unes de ses sources se croisent avec celles de la rivière Kénamou, qui va tomber dans la baie des Esquimaux. Par cette voie, l'on peut passer des bords du golfe de Saint-Laurent à la baie des Esquimaux, dans l'espace de sept jours. Le meilleur temps pour faire ce voyage est le mois d'octobre, parce qu'alors il n'y a plus de mouches; au printemps et pendant l'été elles sont un véritable fléau pour les voyageurs. Par ce chemin, un sauvage, nommé Poknakua, est venu de la baie des Esquimaux, pendant le cours de l'hiver dernier. Depuis longtemps les Pères Oblats désirent aller porter les lumières de la foi aux Nascapis, de la hauteur des terres, et aux sauvages de la baie des Esquimaux S'ils étaient chargés de cette mission, ils pourraient se rendre à la baie des Esquimaux, soit par la rivière Saint-Augustin, soit en faisant le tour du Labrador, sur la goëlette que la compagnie de la baie d'Hudson envoie annuellement dans son poste. De là il serait plus facile aux missionnaires de saisir une occasion favorable, pour remonter la grande rivière près de laquelle se tiennent les Nascapis. Dans la saison du saumon, plusieurs familles, viennent de la Tabatière et des postes plus éloignés pour faire la pêche dans la rivière de Saint-Augustin. Chacune d'elles a sa petite maison et sa station de pêche sur la rivière. Il se prend une grande quantité de saumon dans ce lieu, et si la population du Labrador s'accroît, elle devra se porter sur les deux rivières de Saint-Augustin et de Saint-Paul, où, avec la pêche et la chasse, l'on trouve des terres cultivables et un climat plus doux que celui des bords de la mer.



II

Monsieur Andrew Kennedy conserve un canot esquimaux, dont il se sert souvent quand il fait la chasse; la carcasse a été préparée par un Esquimaux, et les peaux qui la recouvrent ont été posées et cousues par Madame Kennedy. Cette dame respectable, née et élevée au pays des Esquimaux, est une convertie fervente. Dès sa plus tendre jeunesse, elle se sentait portée à descendre vers le midi pour s'instruire des vérités de la religion. Quand il lui fut possible, elle exécuta son projet avec une partie de ses parents; elle désirait surtout être catholique, sans trop savoir ce qu'est le catholicisme. Mais elle voulait se sauver, et quelque chose lui disait qu'elle ne pouvait se sauver hors du catholicisme. Dieu la récompensa de sa fidélité à ses inspirations, car elle eut le bonheur d'être admise avec son mari dans le sein de l'Eglise, par le premier missionnaire qui visita le Labrador.

Plusieurs des planteurs vont chasser pendant l'hiver le long de la rivière de Saint-Augustin. Cette chasse d'hiver est très profitable. Selon la remarque des vieux labradoriens, chaque quatrième année amène le gibier en abondance. L'avant-dernier hiver appartenait à une quatrième année; aussi a-t-on vu descendre vers la mer un grand nombre d'animaux des bois. Le printemps suivant, un marchand acheta sur la côte pour vingt-huit mille piastres de pelleteries. Un seul planteur, aidé de deux ou trois jeunes enfants, prit des loutres, des martres et des renards pour plus de dix-huit cents piastres. Dans les années ordinaires les chasseurs font beaucoup moins, mais leur temps se trouve toujours bien payé.

Les fourrures du Labrador sont renommées pour leur beauté et leur valeur: les peaux de martre, de loutre, de vison, de renard, y sont incontestablement meilleures et plus belles que celles des pays méridionaux. Quelques-unes de ces pelleteries sont cotées à des prix fabuleux: ainsi la peau du renard argenté se vend au Labrador de quarante à cinquante piastres; celle du renard noir, lorsqu'elle est sans défaut, vaut de quatre-vingt-dix à cent piastres. Encore dit-on que les acheteurs font un profit immense sur leur marchandise, puisque la peau du renard noir est revendue en Russie au prix de trois cents piastres. Les labradoriens ne peuvent s'expliquer comment on peut payer si cher une peau qui, suivant eux, n'est pas meilleure que celle du renard rouge; et cependant ils ne reçoivent que deux piastres pour la dernière, lorsqu'elle est fort belle.

Le renard blanc, qui est fort commun et dont la peau semble bonne, est absolument rejeté par les acheteurs. Il est digne de remarque que la queue du renard noir porte à son extrémité quelques poils blancs; tandis que celle du renard blanc est terminé par des poils noirs. Deux ou trois renards noirs, pris dans le cours d'un hiver, forment une bonne aubaine pour le chasseur. Mais cette chance est rare; on en prend peu, non pas qu'ils soient bien moins nombreux que les autres, mais à cause de leur extrême défiance.

L'ours blanc visitait autrefois la côte; aujourd'hui, il s'y montre très-rarement et paraît se retirer vers le nord à mesure que la population s'accroît. Les ours noirs sont encore nombreux; on leur fait la guerre non-seulement pour leur peau, mais encore pour la viande qui est succulente et d'aussi bon goût que le boeuf. Les chasseurs n'aiment cependant pas le voisinage de l'ours noir, car il est égrillard et joue souvent des tours, se plaisant à voler ce qu'il trouve autour des habitations et à briser ce qu'il ne peut manger. Comme la grande chasse se fait à quinze et vingt lieues dans les terres, le chasseur doit se préparer un abri contre les neiges et le froid. Pour cela il bâtit, avec des pièces de bois rond, une cabane qui lui sert de retraite pendant le temps de l'expédition; il faut y porter des provisions, un poêle et les ustensiles de cuisine les plus indispensables. C'est là que l'ours aime à aller faire des espiègleries.

Il y a quelques années, trois jeunes gens qui passaient l'hiver ensemble, avaient laissé la cabane pour visiter les pièges tendus dans la forêt. En entrant au logis, ils furent étonnés de trouver la porte arrachée et jetée sur la neige. Ils crurent d'abord que quelque farceur de voisin était venu leur jouer un tour pendant leur absence. Dans la cabane, tout avait été bouleversé: le poêle et le tuyau étaient renversés; l'armoire avait été vidée, et la provision de lard gaspillée; le sac de farine n'y était plus, et avec lui avait disparu une tasse de fer-blanc, une paire de bottes et un paletot. Ce n'était plus un badinage ordinaire: il y avait vol avec circonstances aggravantes, car il ne restait plus de provisions; il fallait découvrir le voleur. Tous trois se mettent en quête; l'on cherche des pistes, on les trouve, et l'on reconnaît que deux ours de forte taille avaient causé tout le dégât. Les voleurs avaient décampé, et ne purent être rejoints; mais ils avaient laissé des preuves du délit. A peu de distance était le sac vide et déchiré; un peu plus loin gisait la tasse broyée et portant l'empreinte de longues et fortes dents. Quant au paletot et aux bottes, les gaillards, probablement en voie de civilisation, avaient cru devoir les emporter, dans l'intérêt des moeurs.

L'ours est friand de poisson et cette faiblesse l'attire quelquefois près des maisons. Un pêcheur, Willy N..., avec sa femme et un petit enfant, habitait une cabane près de la mer. Sur le toit plat et peu élevé, séchait une provision de morue qu'il préparait soigneusement pour l'hiver. Par une nuit sombre, il reposait paisiblement, sans inquiétude au sujet des voleurs, lorsque le bruit d'un pas pesant sur la maison lui fit comprendre qu'on enlevait son poisson. Armé d'un fusil et suivi de sa femme, qui portait une chandelle allumée, il entr'ouvrit la porte pour reconnaître le voleur; au même moment, effrayé par le bruit, un ours tombait du toit, et en culbutant effleurait l'épaule du chasseur. Willy tombe tout épouvanté dans la maison, en renversant sa femme et éteignant la lumière. Le mari et la femme hurlent de toutes leurs forces, et l'enfant joint ses cris aux leurs; chacun d'eux s'imagine que l'ours est enfermé dans l'appartement et croit déjà entendre broyer les os des autres. L'excès de la peur rétablit enfin la paix; la chandelle est rallumée; et Willy s'aperçoit qu'ils ont eu une terreur panique, tout aussi bien que le voleur qui s'est empressé de fuit.



III

Le dimanche, 15 août, je dis la messe dans la maison de M. Kennedy. Outre les personnes du lieu, quelques Sauvages y assistaient. Sur une île voisine sont une quinzaine de familles montagnaises, qui se préparent à remonter la rivière de Saint-Augustin. Plusieurs d'entr'elles sont venues, depuis peu seulement, de la baie des Esquimaux, autour de laquelle résident encore plusieurs familles de la même tribu.

Tout près de l'île de Saint-Augustin se trouvait un brick, qui prenait une partie de la cargaison du navire l'Arabian, jeté à la côte, l'automne dernier. Le capitaine de l'Arabian, trompé par les courants qui changent fréquemment, se croyait près de Terreneuve, quand son vaisseau, au milieu d'une brume épaisse, fut porté sur des récifs. Sept hommes de l'équipage ont passé l'hiver chez M. Kennedy; d'où ils ne sont repartis qu'au mois de juin. Pendant tout ce temps, il fallut les nourrir, car leurs provisions avaient été avariées dans le naufrage. Ce surcroît de bouches a causé de la gêne aux postes d'alentour, qui se trouvaient assez mal approvisionnés. L'automne dernier, plusieurs des goëlettes, qui ont coutume d'apporter sur la côte les provisions d'hiver, farine, lard, beurre, légumes, n'avaient pu faire leur dernier voyage d'automne, de sorte que les planteurs ne possédaient que l'absolu nécessaire. M. Kennedy dût partager avec les naufragés ce qu'il réservait pour sa famille, sans espoir d'obtenir des provisions des postes voisins. Heureusement, on lui apprit qu'à Blanc-Sablon, il y avait farine et lard en abondance; mais il les fallait aller chercher à vingt lieues, et les transports occupèrent ses chiens pendant une partie de l'hiver.

Pour obvier aux inconvénients qui, dans des circonstances pareilles, pèsent lourdement et sur les planteurs et sur les naufragés, il serait à propos que le gouvernement plaçât un dépôt de provisions dans quelque lieu favorable. Il l'a fait déjà pour l'île d'Anticosti; les mêmes raisons existent pour le Labrador. Depuis qu'on a commencé à encourager la navigation dans le détroit de Belle-Isle, beaucoup de navires suivent cette route. Mais comme dans ces parages les brumes sont fréquentes et qu'on ne peut se rendre compte des courants, il arrive de nombreux naufrages. Il ne semble pas juste de charger les habitants de la côte de fournir aux besoins des naufragés, au risque de faire périr leurs propres familles par la famine; ce devoir appartient au gouvernement canadien, qui possède les moyens d'y pourvoir. Blanc-Sablon, Forteau et la Tabatière pourraient être choisis comme lieux de refuge pour les naufragés, qui y trouveraient les moyens de subsister jusqu'au printemps suivant, si l'on y plaçait des provisions.

Mais la législature provinciale semble ignorer la valeur de deux cents lieues de côtes qui s'étendent depuis la Pointe-des-Monts jusqu'à Blanc-Sablon. Les eaux si riches du Labrador sont abandonnées aux étrangers, qui envoient, chaque année, quatre cents vaisseaux s'y charger des produits de la mer, des rivières et des forêts. Point de magistrat résidant, point d'organisation municipale ni scolaire, aucun règlement pour déterminer les limites des pêcheries: voilà où en étaient les choses dans le pays jusqu'à cette année. La goëlette du gouvernement, La Canadienne, ne peut suffire pour protéger toutes les côtes des îles de la Magdeleine, du Labrador et du district de Gaspé; et malgré sa bonne volonté, le surintendant ne peut être partout.

A la suggestion du capitaine Fortin, quelques bons règlements viennent d'être établis par la législature canadienne. Il faudrait maintenant les faire observer; et pour cela un autre vaisseau devrait être mis en croisière sur le golfe de Saint-Laurent. Le service d'un bâtiment à vapeur serait plus efficace que celui d'un voilier, souvent, arrêté par les calmes ou par les vents contraires.

Comme on m'informait que le Père Coopman avait repris sa mission, il ne me restait plus qu'à gagner Blanc-Sablon, pour prendre passage à bord de la Marie-Louise, ou de quelque autre bâtiment prêt à partir pour Québec; je louai donc une berge pour m'y rendre. Pour une somme de six piastres, Thomas Lessard s'engagea à me conduire à Blanc-Sablon. Le 17, nous nous mettions en route, poussés par un vent favorable; avec le patron était un jeune Kennedy et un Esquimaux, qui a quelque droit de saluer les Wabishtouis comme ses cousins. Notre navigation se fit au milieu des îles jusqu'à Chicataka, où était un ancien établissement de pêche, commencé vers le milieu du seizième siècle et peut-être auparavant. Jacques Cartier visita Chicataka à son premier voyage, et lut donna son nom. On y arrive par un canal de deux ou trois milles, si profond que les plus gros vaisseaux y flotteraient à l'aise, et si étroit que souvent il ne paraît pas avoir plus de cent pieds de largeur. On dirait une immense fissure produite dans le roc par quelque convulsion de la nature.

Partout nous rencontrons des ports vastes et sûrs, dans lesquels sent abritées des goëlettes; les matelots s'occupent à faire la pêche de la morue, du hareng et du maquereau; sur un espace de quatre lieues au delà de Chicataka, la chaîne d'îles qui nous protégeait est interrompue et nous sommes exposés à une forte houle qui vient du large.

La partie la plus mauvaise de la côte est à la baie des Rochers, où la mer est presque toujours grosse; une berge ne peut, sans danger, entreprendre de la traverser lorsque le vent souffle vers la terre. Après avoir franchi ce passage, nous poursuivons notre course au milieu des Iles Herbées, ainsi nommées parce qu'elles sont ceintes d'une lisière de prairies, dont la verdure contraste avec la couleur monotone des rochers. Une des passes les plus étroites est barrée par quatre seines, placées les unes près des autres et pleines de poisson. On nous apprit plus tard qu'elles renfermaient près de quatre mille barils de hareng. Cela suffisait pour charger plusieurs des vaisseaux mouillés auprès, dans le beau port de Bonne-Espérance.

Le port de Bonne-Espérance, nommé Bonny par les pêcheurs américains, est un des plus vastes du Labrador; il est complètement abrité par deux ou trois rangs d'îles, et on y peut entrer par quatre passages différents. Lors de mon arrivée, il s'y trouvait encore une cinquantaine de vaisseaux; on me dit qu'au mois de juillet il y en avait eu jusqu'à cent. Ceux qui sont partis ont emporté des charges complètes.

Les îles qui environnent le port de Bonne-Espérance sont encore quelquefois nommées les îles de la Demoiselle. Ce nom s'étendait jadis à tout l'archipel qui borde la côte depuis les îles brûlées jusqu'à Wapitugan. Selon Thévet, les îles de la Demoiselle ont ainsi été désignées parce que M. de Roberval aurait laissé sur l'une d'elles sa nièce, Demoiselle Marguerite, avec un jeune homme et une vieille duègne normande. Après la mort de ses deux compagnons d'infortune, la Demoiselle serait restée longtemps seule, et aurait enfin été délivrée de sa longue captivité par un navire qui venait faire la pêche dans ces parages. Il est à remarquer cependant que le vieux cosmographe, dans d'autres passages de ses ouvrages, a transporté la prison de la Demoiselle Marguerite sur plusieurs points du golfe St-Laurent. Le nombre de ces îles est si grand que Jacques Cartier paraît y avoir trouvé son arithmétique en défaut "Nous passâmes", dit-il, "par le milieu des îles, qui sont si nombreuses qu'il n'est pas possible de les compter".

La baie qui se trouve entre Bonne-Espérance et Blanc-Sablon, a six lieues de traverse et est ouverte aux vents de la mer; il faut ici encore attendre un temps favorable pour la passer. Heureusement nous étions au Labrador, où toutes les portes sont ouvertes au voyageur et particulièrement au prêtre. J'allai demander chez M. John Buckle une hospitalité qui me fut accordée avec empressement et avec joie. Quoique la famille soit catholique, le père est encore protestant; cependant la réception qu'il me fit n'en fut pas moins cordiale. Les vents et la brume nous retinrent en ce lieu pendant trois jours, et ce ne fut que le vingt que nous pûmes reprendre la mer. Le soir même, j'arrivais au havre de Blanc-Sablon, où je trouvai la Marie-Louise prête à mettre à la voile le lendemain; le P. Coopman était à la Longue-Pointe, devant laquelle je venais de passer. Comme on avait annoncé la prochaine arrivée d'un steamer, remontant de Belle-Isle à Québec, il s'était décidé à l'attendre. Pour moi, comme je n'étais point assuré que le vaisseau annoncé dût toucher à Blanc-Sablon, je me décidai à profiter de la goëlette. Je m'exposais à être longtemps à remonter; mais j'étais du moins certain de ne pas hiverner en ce lieu.



IV

La, baie de Blanc-Sablon tire son nom des sables blancs d'une petite rivière, qui lui apporte le tribut de ses eaux. La baie et la rivière forment une extrémité de la ligne qui sépare le Labrador canadien du Labrador uni au gouvernement de Terreneuve. Sur la rive méridionale de la baie s'avance la Longue Pointe, formée de rochers tout différents de ceux que nous avons vus jusqu'à présent sur la côte; le granit disparaît et est remplacé par des bancs de rochers qui, de loin, me semblent être d'un grès schisteux et sont couverts d'une couche de terre, assez épaisse pour qu'on puisse la cultiver; aussi trouve-t-on en ce lien des jardins et des prairies, et par suite des vaches et des chevaux.

Deux grands établissements de pêche existent depuis un bon nombre d'années à Blanc-Sablon, et attirent quelques centaines de pêcheurs canadiens, français et jersiais. L'un est sur la partie appartenant à Terreneuve: c'est le grand raing, propriété de Monsieur de Quetteville, de l'île Jersey; l'autre du côté canadien, est au sieur Le Brault, aussi de l'île Jersey. Les deux postes font de grandes affaires, non seulement en poisson et en huiles, mais encore en marchandises européennes, qui sont achetées par les employés et les planteurs des environs. Un établissement rival s'est élevé sur l'Ile à Bois qui, ainsi que l'Ile Verte, est situé vis-à-vis l'entrée de la baie. Le nouveau poste appartient à M. Bouthillier, de Paspébiac: plusieurs familles canadiennes se sont bâti des maisons dans le voisinage et font la pêche à leur compte. Ces établissements, attirent beaucoup de monde, outre les pêcheurs, car le nombre de vaisseaux qui visitent le Blanc-Sablon est très-considérable.

La réunion de tant d'étrangers, parmi lesquels plus de la moitié sont catholiques, a fait désirer l'érection d'une chapelle, où ceux-ci se réuniront le dimanche pour faire la prière, et où le missionnaire, pendant sa visite, trouvera à célébrer convenablement les saints mystères. Les dix familles catholiques des environs se sont mises à l'ouvrage avec courage; la société de la Propagation de la Foi est venue en aide, comme elle l'avait déjà fait à Itamatiou et à La Tabatière; aujourd'hui tout le bois de charpente est préparé, et le printemps prochain une chapelle décente sera élevée à l'Anse-des-Dunes, entre Blanc-Sablon et Brador.

Blanc-Sablon est situé à l'entrée du détroit de Belle-Isle; il n'y a que sept lieues de l'Isle à Bois aux côtes de Terreneuve, que l'on aperçoit clairement. La partie la plus étroite du détroit est Forteau, où il n'y a que dix milles d'une pointe à l'autre.

Les mers du nord versent dans le détroit de grandes quantités de glaces, qui l'obstruent pendant sept ou huit mois de l'année. Ces glaces étaient encore assez nombreuses au mois de juillet pour rendre la navigation difficile; leur passage refroidit tellement l'atmosphère que, cette année, pendant tout l'été, les hommes employés à la pêche étaient obligés de porter des gants de laine pour se préserver des engelures.

De fait, pendant la plus grande partie de l'année, le froid semble régner en maître sur les eaux qui baignent les côtes du Labrador. Sa puissance s'exerce non-seulement à la surface de la mer, mais même jusqu'à une profondeur de dix et de douze brasses.

Dans différents fleuves de l'Europe s'est produit un phénomène que les savants n'ont pu encore expliquer d'une manière satisfaisante; c'est la formation, au fond de l'eau, de glaçons nommés par les Anglais ground-gru et par les Français glace-du-fond. Voici ce qu'en dit un écrivain anglais du siècle dernier. "Les bateliers de la Tamise ont souvent remarqué des glaçons qui s'élèvent du fond de l'eau, et qui renferment, dans leur partie inférieure, du gravier et des pierres apportées ab imo". De semblables observations ont été faites sur l'Elbe, sur le Rhin, sur la Néva et sur d'autres rivières. Au Labrador, ce phénomène a été souvent remarqué par les pêcheurs; mais ici non-seulement l'eau se congèle à une grande profondeur, mais la terre elle-même se durcit au fond de la mer par l'action du froid. Je citerai, à l'appui de ce que m'ont rapporté les pêcheurs, un écrit du sieur Robertson, déjà plusieurs fois mentionné:

"J'ai vu", dit-il, "un rets plongé à une profondeur de soixante pieds, et dont toutes les mailles étaient garnies de glaces; j'ai vu des câbles, des chaînes et d'autres gros objets couverts d'une couche proportionnellement plus considérable. Lorsque ce phénomène a lieu, il faut aussitôt retirer le rets, car il flotterait comme du liège et formerait une masse solide de glace.

"A ma connaissance, il est arrivé qu'à une profondeur de soixante ou soixante-dix pieds, le fond de la mer s'est trouvé gelé et s'est durci comme un banc de pierre calcaire. Dans une occasion, la patte d'une ancre s'était enfoncée dans le sol; lorsqu'on la retira, la main rapporta une masse angulaire presque aussi dure que le grès de Bristol et formée de sable gelé.

"Il ne paraît pas que le froid soit la seule cause de ce phénomène, car on ne l'observe pas dans des saisons aussi froides et même plus froides. Je n'en puis donner la raison: tout ce que je sais, c'est que cela arrive de temps en temps".

Le 21 août, la Marie-Louise laissait le port de Blanc-Sablon pour son voyage de retour; elle avait pris à son bord une dizaine de pêcheurs qui regagnaient leurs pénates, découragés par le peu de succès de la pêche; d'autres, en plus grand nombre, restaient à terre, décidés à remonter par le steamer annoncé. A peine avions-nous laissé le port, qu'un original vint supplier le capitaine d'y rentrer, pendant que lui-même irait à quelques lieues plus loin chercher une centaine de barils, qu'il se proposait de mettre à bord. Il lui fallait aussi accorder le temps de tirer le hareng de la mer, de le préparer et de l'empaqueter. Sa proposition toute modeste fut heureusement rejetée; car nous aurions eu à l'attendre pendant une longue semaine. C'était bien assez que nous dussions arrêter à plusieurs postes pour compléter la cargaison de notre bâtiment; je m'en consolais, toutefois, dans l'idée que ces stations me permettraient de visiter plusieurs endroits que je n'avais point vus en descendant, et que je rencontrerais des pêcheurs qui étaient absents au passage du missionnaire.

Entre Blanc-Sablon et Brador est l'Ile aux Perroquets; elle a reçu son nom d'une espèce de palmipède à tête de perroquet, qui est, si je ne me trompe, l'Alca impennis d'Audubon. L'île est couverte de ces oiseaux; et à chaque instant on en voit quelque bande s'éloigner vers la mer, ou revenir vers l'île. C'est un temps de travail pour eux; car les petits sont maintenant nombreux, et, pour les nourrir, il faut que les pères, et mères fassent la pêche au lançon. Le lançon est un très-petit poisson, dont les oiseaux sont très-friands; comme il est maintenant abondant dans la baie, les perroquets vivent en épicuriens. Ceux d'entre eux qui n'ont pas de famille, à nourrir sont en plein carnaval; car ils n'ont qu'à flâner et à manger; ainsi quelques-uns sont si gras, qu'il ont peine à se lever, quand ils sont poursuivis par les chasseurs.

Le lançon et le capelan sont la nourriture favorite de la morue; lorsqu'ils sont abondants sur la côte, on est sûr qu'il y aura beaucoup de morue, à moins qu'elle ne soit éloignée par quelque cause locale. Les planteurs font usage du capelan pour leur nourriture; ils s'en servent lorsqu'il est frais, et le font sécher pour l'employer au besoin. Afin de le conserver, ils le mettent dans une légère saumure et l'étendent ensuite au soleil sur les rochers. Il est prêt au bout de deux jours, et ainsi préparé il peut se garder longtemps. Tous, sur la côte, mangent avec plaisir le poisson sec; et si un enfant pleure, au lieu de lui donner un morceau de sucre, on lui jette un capelan sec qu'il suce avec délice, et la paix est faite. Pendant deux jours, notre goëlette reste mouillée dans la baie de Brador, pour attendre du fret qui ne vient pas. Nous pouvons à l'aise examiner la vaste baie, parsemée d'îlots, qui forment cinq ou six ports différents. Cinquante ou soixante vaisseaux y sont encore mouillés; pendant le cours de l'été, le nombre en était trois fois plus grand. Du temps de Jacques Cartier, cette baie portait le nom de port des Ilettes. Elle fut accordée par le gouvernement français au sieur Le Gardeur de Courtemanche, qui lui donna le nom de Phélypeaux; le fort qu'il bâtit à l'entrée du port fut appelé fort Pontchartrain. Pendant longtemps, il y fit des affaires importantes. Après la mort de M. de Courtemanche, qui avait épousé, non pas une fille de Henri IV, comme le prétend une tradition du Labrador, mais la fille d'Etienne Charest, seigneur de la côte de Lauzon, l'établissement passa à son gendre, le sieur Foucher, et au sieur de Brouague, commandant sur la côte. Un des fils du sieur Foucher ajouta à son nom celui de Labrador; et je crois qu'il y a aujourd'hui en France une famille qui porte le nom de Foucher de Labrador. Le capitaine Jones tient le principal poste de Brador; quatre ou cinq autres planteurs se sont placés autour de la baie, et exploitent les pêcheries.

Le 22, dimanche, je dis la messe chez le sieur Morency, et fis des instructions en français et anglais; près de deux cents hommes y assistaient: les uns étaient dans la maison, les autres, qui n'y pouvaient trouver place, se tenaient au dehors, vis-à-vis des portes et des fenêtres. Presque tous les navires mouillés dans la baie avaient fourni leur contingent: car il se trouvait des catholiques dans tous les équipages, et sur quelques vaisseaux il n'y avait que des catholiques. C'étaient des Acadiens et des Écossais du Cap-Breton et de l'Ile Saint-Jean, et des Irlandais des États-Unis, de la Nouvelle-Écosse et de Terreneuve. —Le seul village de Souris, dans l'île Saint-Jean, a envoyé ici sept goëlettes appartenant à des Acadiens. Tous ces braves gens qui viennent à Brador, chaque année, s'intéressent beaucoup à l'érection de la chapelle et ont volontairement offert leurs contributions pour cet objet.

Vers le soir, on annonça l'arrivée du hareng dans la baie. Depuis quelques semaines, on l'attendait et il ne venait point. Les pêcheurs avaient pris patience en faisant la guerre à la morue: mais dès qu'ils eurent aperçu un banc de harengs, toutes les berges furent mises à l'eau et se dirigèrent de ce côté. La baie, si calme et si silencieuse l'instant d'auparavant, était sillonnée, dans toutes les directions, par des embarcations de pêche; les seines étaient lancées; de tous côtés l'on entendait les cris des matelots qui se hélaient, les aboiements des chiens aussi excités que leurs maîtres, le bruit cadencé des rames frappant la mer. Tout ce mouvement fut cependant inutile, car le banc de harengs n'était pas considérable et ne renfermait que de petits poissons.

Les jours suivants, nous entrâmes dans les baies voisines. Pendant quarante-huit heures, nous fûmes retenus par les vents dans la baie du Milieu. Sur le sommet de tous les mornes, des hommes étaient en vigie, cherchant des yeux sur les anses voisines quelqu'indice de la présence du hareng. Comme les hauteurs sont nues, on aperçoit les sentinelles de fort loin, et telle est leur immobilité que souvent on ne peut les distinguer des colonnes de pierre qui servent d'amers.

Il y a beaucoup de ces colonnes de pierre sur les hauteurs. Elles forment un des traits distinctifs du paysage au Labrador, et servent à indiquer le voisinage d'une habitation, souvent cachée au fond d'une anse ou au milieu des îles. Elles sont formées de pierres sèches et ont ordinairement une hauteur de neuf ou dix pieds: dans le pays, on leur donne le nom de Nascapis. Les Nascapis sont d'une grande utilité aux voyageurs dans les temps de brume en été, et dans les jours où il neige en hiver. Comme toutes les îles se ressemblent, il est presque impossible de reconnaître, par un temps obscur, celle que l'on cherche: quelques Nascapis, élevés sur les mornes environnants, sont aperçus assez facilement, et dirigent le voyageur vers le lieu qu'il cherche.

A la baie du Milieu, nous eûmes le plaisir d'une chasse au homard. A la basse marée, le capitaine et plusieurs des passagers visitèrent les pierres restées à sec sur la grève; armés, chacun d'un bâton, ils l'enfonçaient partout où ils soupçonnaient qu'un homard se tenait caché. L'animal n'est pas patient; aussi quand il s'en trouvait un sous la pierre, il saisissait le bâton avec ses fortes tenailles et se laissait ainsi transporter au rivage. Dans un peu plus d'une heure, les chasseurs revinrent, portant pour trophées une trentaine de homards de tout âge et de toute condition, qui allèrent terminer leur carrière dans une chaudière pleine d'eau chaude. Ils sont fort communs dans les baies et dans les anses, sur toute l'étendue de la côte du Labrador; on en fait un usage assez fréquent dans plusieurs familles, mais on n'en prépare point pour l'exportation, car il y faudrait passer trop de temps, et le temps du planteur est précieux.

Nous entrons, le 26 août, au port de Bonne-Espérance, où nous ne trouvons plus qu'une vingtaine de bâtiments, tandis qu'au mois de juillet il en renfermait plus de cent; c'est un port large et spacieux, qui a l'avantage d'avoir quatre passes pour l'entrée et la sortie des navires.



V

La Marie-Louise n'est pas encore chargée et doit attendre ici quelques centaines de barils de poisson et d'huile. L'individu, qui a voulu la retenir à Blanc-Sablon, a eu le temps de préparer ses barils et son hareng. Pendant toute la journée, il a rôdé autour de la goëlette pour faire de nouvelles propositions; vers neuf heures du soir, il s'est décidé, et vient éveiller le capitaine Biais peur conclure un marché. Il se charge de conduire lui-même le bâtiment dans la baie des Saumons où est son établissement.

Comme la journée toute entière suffira à peine pour embarquer tout le fret qu'il doit fournir, je consens à me rendre aux îles Brûlées avec le sieur Léger Lévêque, qui de grand matin est venu m'inviter h visiter sa maison. Sa berge, grande et forte embarcation, a été construite à Gaspé, et peut tenir la mer dans les gros temps; le vent est favorable, les îles Brûlées, quoique fort avancées au large, ne sont qu'à six ou sept milles de la baie des Saumons; nous y serons dans une heure et demie au plus; il sera alors temps de déjeuner. Eole en avait décidé autrement. De l'île au Caribou, nous avions à faire, pour arriver aux îles Brûlées, une traversée ou l'on est exposé à toute la force du vent: et comme le disait un de nos compagnons: "le vent soufflait une gueule". La brise était si fraîche, que notre pilote ne crut pas prudent d'entreprendre le voyage, et il fallut attendre avec patience sur l'île Caribou. Quand midi arriva, le besoin de déjeuner commença à se faire sentir; et, pour tromper la faim, il fallut avoir recours au sommeil, au chicoté et aux bluets. Cependant le vent continuait toujours à souffler avec violence; il fallut rentrer au port de Bonne-Espérance, où vers cinq heures du soir le capitaine Fraser m'offrit, sur sa goëlette, le déjeuner que j'avais négligé de prendre le matin.

De bonne heure, le lendemain, j'arrivais à l'île Brûlée, où la bienveillance de M. Lévêque et de sa famille me fit presque regretter de n'y être pas arrivé la veille. L'île est un rocher qui n'a guère plus de sept ou huit arpents de longueur sur autant de largeur; elle n'offre d'autre avantage que celui d'être bien placée pour la pêche. M. Lévêque y fait de bonnes affaires, et mérite certainement la prospérité dont il jouit. Vers midi la Marie-Louise jetait l'ancre dans le port voisin, et une heure après nous naviguions vers l'ouest.

La cargaison de la goëlette se trouva à peu près complétée à La Tabatière, d'où nous partîmes, le 31 août, pour voguer directement vers Québec. Les calmes et les brumes nous retardèrent. Pendant deux ou trois jours, nous fûmes assaillis par des volées d'oiseaux ressemblant aux chardonnerets; ils restaient à bord toute la journée, et s'occupaient à faire la chasse aux mouches; ils étaient si peu farouches qu'ils se reposaient sur la tête et sur les bras de ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Le soir, ils s'envolaient à terre pour revenir le lendemain continuer leur voyage.

Le 2 septembre, nous étions par le travers de la pointe de Nataskouan, derrière laquelle nous apercevions le Mont-Joli; c'est probablement la hauteur que Jacques Cartier désignait sous le nom de Cap de Tiennot, et où il trouva des Sauvages prêts à retourner dans leur pays, sur la côte méridionale du Saint-Laurent.

Le 7 septembre, un vent très fort du sud-ouest nous obligea de nous réfugier dans la baie de la Trinité, qui n'est plus aussi sauvage qu'elle l'était, lorsque je m'y arrêtai pour la première fois, il y a vingt-deux ans. Nous y trouvâmes plusieurs bâtiments et parmi eux une goélette portant une quinzaine de pilotes. Les équipages des bâtiments et les passagers descendirent à terre pour cueillir des fruits, qui sont très-abondants en ce lieu, et visitèrent ensemble les environs de la baie. Quelques jeunes Américains; mes compagnons de voyage, revinrent tout enchantés des pilotes canadiens et déclarèrent qu'ils n'avaient jamais rencontré un corps de marins plus intelligents et plus actifs que ceux qu'ils venaient de voir. Ces jeunes gens connaissaient tous les ports des États-Unis, et l'un d'eux, pendant sept ans, avait parcouru-toutes les mers. Trois jours après, je feuilletais un journal anglais, orné d'une colonne de diatribes contre les pilotes du Saint-Laurent, que l'écrivain insultait parce qu'ils sont nés au Canada.

Vendredi, 10 septembre, nous avions franchi la batture de Manicouagan; un gentil vent d'est-sud-est emplissait nos voiles; les prophètes nous annonçaient que nous passerions le dimanche suivant à Berthier. Un très-grand nombre de navires, gros et petits, faisaient la même route que nous, après avoir été retenus, comme nous, par les vents contraires.

Vers huit heures du soir, au moment ou la marée allait commencer à baisser, nous arrivions au pied du passage de l'Ile-Verte. Le temps était fort obscur, nous étions environnés de bâtiments; mais le vent était bon, et le patron espérait franchir les difficultés avant qu'il ne nous quittât. Nous avions trop espéré; vers dix heures, il ne nous restait plus qu'un air de vent, d'une faiblesse et d'une inconstance désespérantes; la mer commençait à baisser, et, pour comble de mésaventure, des bancs de brume s'étendaient autour de nous. Une éclaircie, vers deux heures du matin, nous permit de reconnaître que les courants nous avaient portés au nord de l'île Rouge, et que nous étions suivis dans notre course par un très-gros navire. Un peu plus tard, un piétinement rapide et lourd ébranle le pont: "Vite! vite! en garde! il va passer sur nous".—Ces mots peu rassurants et le bruit inaccoutumé eurent bientôt tiré tous les passagers de leurs lits. En arrivant sur le pont, ils aperçoivent, à la lueur des fanaux, une muraille noire et menaçante qui s'élève à vingt pieds au-dessus du pont de la goëlette; un instant après, un craquement aigu et prolongé est suivi de la chute de débris de vergues: les basses manoeuvres de l'étranger s'étaient accrochées dans nos haubans et dans nos voiles. Les haches furent mises en jeu pour séparer les deux bâtiments, et, grâce aux efforts des équipages, ils s'éloignèrent bientôt l'un de l'autre.

Lorsque le jour fut arrivé, le capitaine crut qu'il était prudent de mouiller, jusqu'à ce que l'on pût reconnaître les atterrages. A peine avions-nous jeté l'ancre, que l'étranger sort de la brume et s'avança de notre côté; malgré les avis et les mauvais souhaits qui lui sont adressés, il s'avance toujours et vient mouiller à trois ou quatre encablures au-dessous de la goëlette. Il a souffert dans la rencontre de la nuit, aussi bien que nous; car si nous avons des voiles déchirées et des haubans rompus, il a des vergues brisées et des manoeuvres en désordre. Son voisinage est mal vu; nous sommes mouillés à vingt-deux brasses, le fond est un roc uni sur lequel l'ancre a peu de prise, et les courants sont très-forts en ce lieu.

Vers 10 heures, A. M., une brunie épaisse nous replonge dans les ténèbres; l'obscurité est profonde, et à peine peut-on distinguer un homme de l'avant à l'arrière de la goëlette. La mer baisse et le courant descend avec une vitesse de cinq à six noeuds; la chaîne de l'ancre est si violemment tendue, qu'il faut la dérouler toute entière. Malgré cette précaution, l'ancre glisse sur le fond à plusieurs reprises, et la goëlette est poussée vers le navire. Elle s'arrête un instant; puis un son sourd et saccadé, et une vibration pénible dans toutes les parties, nous avertissent que l'ancre a dérapé de nouveau et que nous sommes entraînés par le courant. Le danger de nous jeter sur le navire, que nous sentons à côté de nous, sans pouvoir le distinguer, est si imminent que le capitaine se décide à laisser échapper la chaîne. Au bout de cette chaîne, l'on attache un câble avec une bouée, qui servira à faire reconnaître le lieu où l'ancre est laissée. Malheureusement le câble se noue et, s'embarrasse; les instants sont précieux; on ne peut perdre de temps, la hache tranche la difficulté; chaîne et ancre sont condamnées à rester au fond de l'eau. La proue de la goëlette est envoyée dans le courant, et nous glissons rapidement le long de la muraille noire et haute que nous avions déjà vue de si près, pendant la nuit précédente.

L'ancre et la chaîne sont perdues; c'est une valeur de quarante louis engloutie dans la rivière; mais nous sommes, en retour, débarrassés de notre incommode voisin. Lorsque la brume disparaît, la Marie-Louise se trouve vis-à-vis de l'embouchure du Saguenay. Le vent s'élève et, après deux ou trois bordées, nous mouillons au Pot-à-l'Eau-de-Vie, au moyen de la seule ancre qui nous reste.

Dimanche, le 12 septembre, une grosse chaloupe appartenant à l'hôtelier du Pot-à-l'Eau-de-Vie, partait pour la Rivière-du-Loup et emportait quelques personnes qui s'en allaient entendre la messe. Plusieurs des voyageurs se décidèrent, dans ce moment, à prendre passage sur le steamer que nous apercevions au quai; je crus devoir me joindre à eux, dans l'espérance d'être plus tôt rendu à Québec.

Pour la première fois, depuis deux mois, j'apprenais quelque chose des affaires étrangères au Labrador. Les derniers journaux me furent fournis par M. Pouliot, préfet du comté de Témiscouata, qui eut la bonté de m'offrir l'hospitalité dans sa maison; j'avais peine à comprendre les nouvelles de notre pays, tant il y avait eu de revirements parlementaires, pendant sept ou huit semaines. Grâce à Dieu, l'on, ne parle pas de politique coloniale sur la côte du Labrador.

Mardi matin, le 14 septembre, j'avais l'honneur de me présenter à Mgr. l'Administrateur du diocèse, pour lui demander sa bénédiction, et lui communiquer de vive voix quelques détails sur ma mission, pendant laquelle la providence a daigné me préserver de tout accident personnel.