The Project Gutenberg eBook of Le printemps tourmenté

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Title: Le printemps tourmenté

Author: Paul Margueritte

Release date: September 13, 2024 [eBook #74411]

Language: French

Original publication: Paris: Flammarion

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PRINTEMPS TOURMENTÉ ***

PAUL MARGUERITTE
DE L’ACADÉMIE GONCOURT

Le printemps
tourmenté

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1925,
by
Ernest Flammarion.

Le printemps tourmenté

AVANT-PROPOS

Un scrupule…

Comment, trente ans plus tard, faire revivre le passé dans sa fraîcheur, si je ne lui restitue pas son mirage, si je ne le dépeins pas tel qu’il m’apparut, et non tel que je le juge à présent. Êtres et choses ont changé ; bien des sentiments délicieux sont devenus amers ; des affections m’ont trahi, d’autres sont mortes.

Pourtant ce qui fut, comment pourrais-je l’anéantir ?

Un poète a dit :

Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.

Ma jeunesse avec ses illusions est fixée là, papillon lumineux. Je me garderai de toucher à ses ailes, de peur de la voir tomber en poussière.

P. M.


Cet avant-propos a été retrouvé dans les papiers de Paul Margueritte après sa mort.

Il l’avait écrit à Hossegor en 1916 pour figurer en tête de ce livre de souvenirs, qui fait suite aux deux précédents volumes : Les pas sur le sable et Les Jours s’allongent.

PREMIÈRE PARTIE
LA BARQUE ENCHANTÉE

I

Expéditionnaire au Ministère de l’instruction publique. Vingt ans !

S’il est vrai que la vie ne s’apprenne qu’en vivant, mon dépaysement me révèle des types insoupçonnés.

Le bureaucrate, figé dans la demi-torpeur des pièces trop chauffées l’hiver et pas assez aérées l’été, constituait, il y a trente-cinq ans, une humanité à part.

Le côte à côte crée une familiarité sans attaches, bornée, comme au lycée, par les minuties de la faction. Différents et appariés, les employés ne mettent guère en commun que les médiocrités du terre-à-terre : petits espoirs, petites rancunes, petits cancans. Parmi eux, abondent les maniaques : pendules qui marchent et sonnent encore, mais détraquées. Peu d’endroits où couve plus la folie raisonneuse.

Cartons verts, actes serviles ; le dos qui se courbe, la plume qui grignote ; l’heure de la sortie finira-t-elle jamais par piquer, de son aiguille, le cadran des montres, toutes d’accord pour avancer sur la pendule de la cheminée ?

Ah ! l’ennui de ces après-midi : quelque chose de fade, de dolent, d’inerte, qui tient de la prison et de l’hôpital ; ennui d’impuissance, de vain labeur, de paresse stérile : ennui d’eunuques !

Me voici dans un local meublé de quatre tables noires, très scolaires ; on m’assigne la plus éloignée de la fenêtre, la place du nouveau. Cela sent le tabac et la poussière. J’hérite du matériel d’un malade en congé, de son pupitre tailladé, de son grattoir sans fil et de sa gomme salie. Le pion, oh ! pardon ! le sous-chef m’a présenté et installé : je copie. Pensum : lignes, tant !

Camarades point méchants, incolores, portant au bras le pli que fait l’accoudement du scribe, aux genoux la bosse de la rotule. Certains ont des manches de lustrine, ou se font de faux-poignets en papier.

Qui saura le mystère de ces vies patientes, lorsque l’atmosphère de la rue les reprend : estaminet de vieux garçons, brasserie à femmes pour les jeunes, intérieurs pauvres où la ménagère reprise les habits corrects et où les enfants se mouchent sans bruit ? Détresses dignes, car il faut tenir son rang ; et l’employé travaillant peu, maigrement soldé, est un ilote bourgeois.

Des figures flottent, dans cette grisaille du passé où elles sont entrées depuis longtemps, sous le coup de pouce de la mort, de la retraite, de l’accident.

Voisin d’en face : un homme au teint de brique, en redingote noire, qui a en lui de l’économe de collège et de l’inspecteur des rayons de grand bazar : — Voyez quincaillerie ! C’est un grincheux, morose d’orgueil rentré, d’illusions déçues. A onze heures et demie, un garçon de café malpropre lui apporte son déjeuner. Il se plonge dans la raie au beurre noir et le roquefort, vide son carafon, s’hébète et s’endort ; se réveille juste à temps pour établir les colonnes chiffrées d’un bordereau.

Voisin de gauche : un pachyderme velu, aux bras mous, aux pieds mous. Un Hérode débonnaire, qui rougit pour rien, et a une petite voix surette, d’une extrême affabilité. Toujours en retard, harcelé par un sous-chef vétilleux et qui ressemble à un rat blanc. Mais vienne la demie précise de trois heures, le pachyderme bonasse se lève, met trois morceaux de sucre, prélevés sur les consommations du café, dans un verre qu’il emplit à une fontaine, et il va déguster le tout dans les W. C. : fonction religieuse, rite immuable.

Et encore : un Christ blême et phtisique, crachant avec ses poumons une scatologie érotique qu’il déverse en injures, par une inexplicable haine, sur un collègue papelard, offrant au ciel sa mortification… Cet autre, masque de sous-off bouffi qui a gardé du régiment trop d’habileté à falsifier les états de l’ordinaire, jusqu’au jour…

Puérilité de telles de ces âmes domestiquées ; un grand chef, mis à la retraite deux ans plus tôt qu’il ne s’y attendait, sanglote ses adieux devant le personnel assemblé. Il proteste, gémit ; et de grosses, grosses larmes coulent le long de ses joues roses entre ses favoris gris.

Est-ce que je m’étais imaginé qu’on me donnerait des rapports d’État à rédiger, avec de l’émotion et du style ? Il faut en rabattre. Je remplis le blanc d’imprimés ; des mandats de paiement ; le nom, la somme, la date. Le garçon de bureau en ferait bien autant, et sans doute avec plus de soin, puisque, distrait, je me trompe et que la feuille me revient déchirée : à refaire !

Mais quoi ? Alexandre Dumas père, employé chez le Duc d’Orléans, n’a-t-il pas commencé par découper aux ciseaux des enveloppes, sur lesquelles il apposait des cachets dans la cire bouillante ? Ça ne l’a pas empêché de faire son chemin. Ne devrais-je pas bénir les Dieux de me laisser tant de liberté d’esprit pour travailler, ensuite, à ce qui me plaît ?

Sécurité, besognes menues, retraite pour la vieillesse, que me faut-il de plus ? J’aurais tort de me plaindre. N’ai-je pas choisi mon lot ? Qu’est-ce qui me forçait à me contenter de cet idéal médiocre : le plat de lentilles d’Esaü ? Je n’avais, trimant dur, qu’à choisir une profession plus méritoire.

Tant pis ! si cela m’humilie de rester des heures, le derrière sur une chaise, à faire un travail qui n’exige pas d’intelligence, rien qu’une écriture nette. Copiste ? Est-ce cela que j’ai tant attendu de mes rêves ? Copiste : si Madame de Mortsauf ou Madame de Rénal me voyaient !…

Sans doute, je pourrais lire, écrivailler, mais en glissant vite, dès que le sous-chef ouvre la porte, livre ou feuillet dans le casier. Le rat-blanc, véloce, — on dirait qu’il se méfie, — d’un bond est là, sur moi. Il ne mord pas, il est très indulgent, mais son petit œil sardonique en dit long. Et le temps interminable continue de stagner, les minutes dorment, les heures sont des siècles.

Enfin, enfin ! le pachyderme lave ses poings énormes dans la cuvette d’angle de la cheminée ; ensuite l’homme en deuil laisse dans l’eau un peu de son noir. L’aiguille fatidique atteint cinq heures. Et déjà dans les escaliers désignés de lettres majuscules A, B, C, des portes battent, des ombres furtives dégringolent.

Dehors, la triste rue de Grenelle et son courant d’air aigre ; la rue de Bellechasse où plusieurs points de repère me sont déjà familiers.

D’abord la maison où habite Alphonse Daudet : seuil fascinant, mais d’où, moins heureux que pour Dumas fils, je ne vois jamais sortir le maître.

Se peut-il ? Daudet demeure là, simple mortel, dans un appartement, comme vous et moi : Daudet, le magicien du Midi, le sensitif, le frémissant conteur qui vivifie tout ce qu’il touche, Daudet dont j’ai déjà lu tous les romans, mais dont je ne connais, comme portrait, qu’une photographie grandeur nature, rue de Rivoli, où, jeune, il exhibe une chevelure embroussaillée de prophète et dirige sur vous ce noir, ce doux, ce nostalgique regard qu’avive jusqu’à l’aigu le monocle !

Comment fait-il pour que ce petit carreau tienne si bien ? Moi, je n’ai jamais pu.

« Si tu allais voir Monsieur Daudet, si tu lui écrivais, m’a suggéré ma mère, peut-être te recevrait-il ?… »

Ah ! bien, oui ! Je l’admire trop pour oser le déranger. Que lui dirais-je qui ne soit pauvre, gauche, indiscret ?… Plus tard, oui, si j’ai du talent. Mais d’ici là, je me contente de saluer au passage, avec tendresse, avec amour, le cadre de pierre et les vantaux de bois que surmonte le chiffre 31, sur une plaque bleue.

A côté, plus prosaïque, s’ouvre la boutique de mon coiffeur. Car j’ai un coiffeur qui rase mes joues glabres, et calamistre mes cheveux longs à la mode romantique. Comme ils ne bouclent ni ne frisent et sont du bois dont on fait les baguettes de tambour, le petit fer n’est pas de trop : il leur donne une cambrure savante, les enroule sur mon col d’un tour à la fois élégant et noble. Ce coiffeur me méprise pour le mal que je lui donne ; cette recherche capillaire affectée le blesse ; car il est presque chauve — et seul mon regard sévère, dans la glace, réprime ses reniflements indociles et ses moues vitupératives.

Mais voici le troisième but atteint. Après la cour verdie, quoique aucune herbe ne pousse entre les pavés, après l’escalier, le coup de timbre ; Julie ouvre. C’est notre appartement.

II

Eh quoi ? Encore un ?

Oui, on a déménagé de nouveau, et les vieux meubles d’Algérie, et les œufs d’autruche et les cornes de gazelles ont dû s’adapter à des murs insolites. Levallois était trop loin ; et pour que je puisse couper les heures de bureau en venant déjeuner, il faut bien loger à côté du Ministère. C’est ici que je prends mes repas, à la bonne auberge, au tiède chez-nous maternel. Mais je n’y vis pas. J’y couche encore moins : j’ai mon home. Je l’ai exigé, comme il convient à un citoyen majeur qui exerce une profession et touche à la fin du mois son traitement.

Mon home, dont Julie pour faire le ménage et moi seul avons la clef : un entresol de deux pièces, avec cuisine, s’il vous plaît, au coin de la rue Las-Cases et plongeant sur les voyageurs d’impériale de la rue de Bellechasse. Un entresol qui sent les légumes crus de la fruitière d’au-dessous, qui absorbe le brouillard et l’odeur du crottin, et dont j’ai tendu, avec un goût très Jeune-France et Pétrus Borel, le cabinet de travail en papier velouté bleu, sombre, bleu Ténèbres.

Dans une petite alcôve, une peau de chèvre du Thibet, rousse comme une chevelure, ardente comme une flamme, jette sa toison sur un divan, qui tour à tour symbolise le Sofa de Crébillon, le banc de verdure dans la forêt, l’autel des voluptés mondaines.

Une table de chêne chargée de livres invite au recueillement de la pensée. En panoplie, des sabres de Damas évoquent l’action ; une bibliothèque suscite le mirage de la vie complexe et pathétique. Voilà la pièce idéale, le palais de Songes !

A côté, ma chambre à coucher, les réalités du vêtement, de la toilette. Ici, Don Quichotte rêve ; là, Sancho ronfle. Que me manque-t-il ? Pas même une maîtresse. Encore neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pour égaler Don Juan ! C’est une des dernières grisettes, on dirait aujourd’hui une midinette. Jolie et maigre, le teint blanc, des cheveux en mousse d’or qui bouffent, et de grands yeux à la Sarah-Bernhardt. Charme et douceur, avec de la drôlerie peuple. L’ai-je désirée assez longtemps !… Le jour où j’ai osé l’embrasser, elle ne s’est ni marchandée ni vendue, mais donnée, gentiment.

Si, inspiré par l’amour, — est-ce l’amour ? — j’avais du talent !… Mais du génie inconnu qui bouillonne en moi, rien ne sort qu’aspirations confuses, réminiscences, images romanesques.

Je veux trop vivre un roman magnifique, pour pouvoir l’écrire. Le bien, le mal se parent à mes yeux d’attraits excessifs : les passions effrénées d’un Musset, d’un Byron, me fascinent de leur périlleux idéal. S’élever au-dessus du commun, affronter l’opinion, avoir d’illustres amours et mourir jeune, enivré de gloire ! En même temps, un obscur bon sens me montre la beauté discrète des devoirs silencieux. Si bien que je n’ose m’élancer, comme Icare, à plein ciel, trop sûr de me casser les reins. Je reste le dormeur éveillé d’œuvres imaginaires, qui au moment de les saisir m’échappent.

Ce n’est pas cette année que je dérangerai Alphonse Daudet ! Dans la foule qui se presse autour de l’avenue d’Eylau pour souhaiter à Victor Hugo sa fête, je me sens bien le plus perdu, le plus chétif des passants anonymes ; comme ce soir où le magasin du Printemps brûle, détachant sur un formidable feu de Bengale pourpre le cadre de ses fenêtres vides et de sa façade noircie avant l’écroulement final.

Puisque nous habitons plus près du Théâtre-Français, j’en use et abuse. La curieuse silhouette de Mademoiselle Feyghine traverse les décors de la Barberine de Musset. On se demande si Monsieur Caro a posé pour le Bellac du Monde où l’on s’ennuie. Worms donne un âpre accent à Nourvady étalant, pour tenter la Princesse de Bagdad, le coffret où s’entasse un million en or vierge.

Mais combien aux modernes, aux classiques, aux romantiques même, je préfère le délicieux clair de lune de Shakespeare, ce prisme fugace de fantaisie, d’émotion chatoyante qu’est le théâtre de Musset. Et cette fois les héroïnes m’en émeuvent moins, la blonde Jaqueline poudrée, l’altière Camille, Marianne au visage de rose, que les amoureux qui parlent si bien de leurs souffrances ou de leurs joies : Octave, rieur sous son masque, le pâle Célio en noir, Perdican, Fortunio, et ces divins grotesques, ces marionnettes falotes ou tragiques : Claudio, le baron, Maître André.

Théâtre unique, qui en quatre-vingts ans n’a pas vieilli d’une ligne, d’un mot, qui garde fièrement la jeunesse immortelle du cœur, et dont la sensibilité fine a l’éclat des dents qui sourient et la grâce mouillée du regard où point une larme.

Avec un bel amour au cœur, ne devions-nous pas, mon frère et moi, créer le « Théâtre de Valvins » ? Ces vacances-là en virent s’épanouir les fastes.

Il posséda une salle : notre atelier sur la berge ; sa scène, un plancher que le menuisier du coin éleva sur des tréteaux ; son rideau, deux draps blancs ; sa rampe, des rangées de bougies ; ses costumes, satinettes taillées par une couturière à la maison, défroques achetées au Temple ; ses décors, de grands paravents feuillagés de vert qui tour à tour, par l’indication d’un écriteau, figuraient la salle du château ou le parc enchanté.

Pour artistes, notre étoile fut notre cousine Mlle Geneviève Mallarmé, la Nérine de Banville, la Guillemette de la Farce de Patelin, la Colombine de Pierrot héritier et du beau Léandre ; pour souffleur et metteur en scène, nous eûmes, faveur insigne, Stéphane Mallarmé lui-même ; pour public, la famille, les amis de passage et le peuple, les paysans des villages environnants qui, apportant, des chaises ou des bancs, venaient s’entasser dans la large pièce trop étroite. Un jeune voisin faisait, de son violon, l’orchestre, au besoin complétait la troupe. Mon frère et moi, nous nous partagions les grands rôles.

Ce nombre exigu limitant le choix des pièces, nous n’admettions que celles où les costumes bariolés évoluent sur la scène en jolis papillons de couleur, et où la rime fait tinter son jeu de grelots d’or. Farces du moyen âge, comédies burlesques de poètes, timides et déplorables essais de ma part en prose, plus heureux en pantomime : que de chaudes, palpitantes et fiévreuses soirées nous eûmes là !

Un rêve, dira-t-on ? Oui, rien qu’un rêve, mais qu’il fut beau, soulevé à plein élan par le lyrisme de notre jeunesse, de notre foi dans l’art, de notre ferveur poétique ! Cette communion avec des spectateurs naïfs, prompts au rire et à l’enthousiasme, avec la foule instinctive, nous donnait une ivresse prodigieuse et une confiance sans bornes.

Tour à tour Scapin, Léandre, Cassandre, Guillaume, Victor d’une voix riche et suave exultait à pleins gestes sa jeunesse lyrique. Pour moi, je fus Orgon, Patelin, Pierrot bavard ou muet.

Là, prit corps en effet, pour la première fois, cette incarnation de l’homme blanc qui me créa, pendant des années, un dédoublement de personnalité et une vocation irrésistible : le fantôme lunaire de Pierrot. Il naquit de l’impression vive produite par une nouvBlle d’Henri Rivière ; on y voit Pierrot, mari jaloux, décapiter pour de bon, avec un énorme rasoir, Arlequin son rival. Cette hantise, et deux vers du Pierrot posthume de Gautier :

« L’histoire du mari que chatouilla sa femme,
Et lui fit de la sorte, en riant, rendre l’âme »

suscitèrent en mon cerveau cette pantomime macabre : Pierrot assassin de sa femme, à laquelle la vivante partition de Paul Vidal, plus tard, et quelques représentations, dont une chez Daudet et une autre au Théâtre-Antoine, valurent un certain retentissement.

En voici le thème :

Pierrot, accompagné d’un croque-mort, tous deux ivres, rentre de l’enterrement de Colombine, sa femme, dont le portrait au mur, dont le grand lit fixent le souvenir amoureux avec l’obsession du crime. Seul, Pierrot évoque et revit le meurtre. Il a tué sa femme, l’ayant ligotée, en lui chatouillant la plante des pieds jusqu’à ce que, après des hoquets de rire et des sanglots d’angoisse, elle rende le souffle. Il mime la scène sacrilège, imitant l’assassin dont les doigts grattent, titillent, caressent, griffent, exaspèrent le spasme. Mais bientôt, dans la quiétude de sa sécurité criminelle, le remords, sous forme d’un chatouillement semblable, le tord dans le même rire convulsif et la même horreur d’agonie que sa victime. Pour y échapper, il boit ; dans son ivresse, il incendie le lit, et, devant le portrait spectral de Colombine, repris de l’affreux et obsédant chatouillement, il se renverse en une dernière saccade d’épilepsie, foudroyé.

Telle quelle, sans musique, et traduite par des gestes inexperts, cette œuvrette frappa fort Stéphane Mallarmé. Il décerna à mon masque de plâtre, à mes attitudes une émotion tragique et burlesque : « Je pourrais, certifia-t-il, risquer sous cet avatar d’intermittentes apparitions, et, pour le plaisir de quelques délicats, être « le monsieur en habit noir qui, à l’improviste, tire du fourreau ce glaive blanc. »

L’emprise exercée sur moi par cette révélation d’art tint à ce que dégagent de troublant ces péripéties sans voix, ce rythme des émotions traduites dans un perpétuel silence : angoisse expressive d’êtres qui ne peuvent parler, qui, en se faisant comprendre, ne peuvent tout exprimer, et qu’une inlassable fatalité par cela même poursuit : de là, le pathétique de ce masque où se réfugie la puissance d’une âme convulsée ; de là, l’éloquence de ces mouvements qui, même dans la farce, empruntent au drame on ne sait quoi de saisissant, comme si l’on voyait s’agiter, inanes et véhéments, des somnambules en crise ou des morts ressuscités.

Ces vacances prestigieuses ne virent pas seulement Pierrot tuer sa femme ; elles le virent, aussi, meurtrier d’un papillon et harcelé par une armée de papillons vengeurs, les apaiser, violon aux doigts, d’un requiem expiatoire en l’honneur du disparu. Mallarmé admira ce requiem d’être, selon les lois de la pantomime, silencieux ; si bien que, par une transposition des sens, on en pouvait voir les ondes sonores, tour à tour légères ou graves, caressantes ou funèbres, frémir comme en un miroir sur les traits de Pierrot.

Ce fut le début de nombreuses pantomimes. Notre public les accueillait avec ferveur ; un frisson courait dans les rangs dès que Pierrot glissait sur les planches, blanc dans son ample sarrau, rien de noir que le serre-tête et la courbe des sourcils.

Ce succès, qui n’allait pas moins aux vers alertes des pièces imitées de Molière ou de bouffonneries italiennes, justifiait bien ce que devait me dire un jour Banville, qu’il n’est pour intelligent et vivace public que deux sortes de spectateurs, les poètes et le peuple. Mallarmé aussi le prétendait. Un de ses vœux, en ces causeries qui succédaient aux répétitions et où ses aperçus ingénieux résumaient tant d’idées, était que le poète, en des salles immenses, devant des foules attentives, prononçât les phrases lapidaires de l’enseignement esthétique, d’où tout découlait : seul, le poète sachant, affirmait-il, révéler la beauté, source de vertu parfaite, aux masses.

A notre prière, il écrivait de délicats prologues : tel ce sonnet qui inaugura le Théâtre de Valvins, après quelques coups d’archet raclés par notre jeune voisin :

Par un soir tout couleur de topaze et d’orange,
Leurs espoirs reflétés dans le riche tableau,
De gais comédiens, suivant le fil de l’eau,
Ont débarqué la joie au seuil de votre grange.
Aucun toit si grossier ne leur paraît étrange ;
Ils le peuvent changer vite en Eldorado,
Pour peu qu’au pli naïf qui tombe du rideau
La rampe tout en feu mêle l’or d’une frange.
Ainsi le doux concert qui cessa quand je vins
N’était pas, croyez-m’en, ô peuple de Valvins,
Le désespoir d’un veau pleurant hors de la salle,
Mais avec ses cinq doigts, par la gamme obéis,
La chanson que du creux d’un violon exhale
Un jeune homme de bien, natif de ces pays.

La venue d’un ami servait de prétexte à des triolets d’ouverture, que l’actrice venait, en pinçant sa jupe rouge à losanges, prononcer, sur une révérence, tels :

Quiconque passe sur la berge,
Si l’on veut rire, c’est ici.
Mieux qu’un vin, notre joie héberge
Quiconque passe sur la berge.
Sans payer nous tenons auberge
Pour ceux de Chine et d’Héricy.
Quiconque passe sur la berge,
Si l’on veut vivre, c’est ici.

Ou encore :

Notre violon n’attend plus
Qu’un signe de Monsieur le maire,
Cet orchestre que j’énumère,
Notre violon, n’attend plus.
Déjà sur les prés chevelus
La lune verse sa chimère.
Notre violon n’attend plus
Qu’un signe de Monsieur le maire.

Septembre s’achevait, on plia les rideaux, les paravents ; la dernière affiche collée au pont se décollait sous la pluie. Dans une malle la souquenille de Patelin, la casaque rayée de Scapin, le maillot rose de Léandre, l’épée de Ruy Blas, le violon de Requiem ! Adieu, chandelles ! Les araignées joueront seules sur la scène. Et la poussière de velours pendant des mois tombera. Les lauriers sont coupés, les vendanges sont faites !

III

A en croire Stéphane Mallarmé, je devais demander des conseils au dernier des grands mimes, à Paul Legrand.

Ce roi des Pierrots sans royauté, vieilli, oublié, venait justement de surgir, tel un revenant, au cours d’une Revue des Variétés, le temps d’apparaître et de s’évanouir dans la coulisse. Il personnifiait mélancoliquement les Funambules expropriés, emportant dans un chariot, auquel il s’attelait, les derniers figurants de la troupe ; Cassandre et son catarrhe, Arlequin avec sa batte, Colombine en jupe pailletée.

Oserai-je aborder ce glorieux vétéran d’un art presque aboli ? Comment jugerait-il ma tentative ? Et daignerait-il m’enseigner sa langue mystérieuse, surtout ces signes conventionnels qui symbolisent, dans le raccourci et le zigzag d’un geste, tel sens concret, telle idée abstraite ? Car je n’échappais pas à cette difficulté.

Exprimer une douleur, une ivresse, la gamme des sensations, figurer par l’imitation des objets ou des êtres, me demeurait relativement facile ; mais comment se conjuguaient les verbes de ce perpétuel présent qu’est la pantomime, et leurs nuances ? Comment s’exprimaient ces mots suprêmes : la mort, la vie, l’amour ?

Paul Legrand, d’une écriture enfantine et tremblée, avait consenti à un rendez-vous. Dans un petit appartement de la rue Saint-Lazare, au milieu des couronnes sèches où la gloire des grands succès se résolvait en cendre derrière leurs cadres vitrés, très correct, en redingote, le vieil acteur m’écouta.

Il avait un large visage, un nez proéminent, des yeux vifs, une voix gutturale et rauque, la voix d’un muet qui parlerait quelquefois. Un jeu perpétuel de rides plissait et déplissait sa face de vieux gamin du peuple. Beaucoup de malice et de bonté pétillait dans ce regard d’émerillon, encapuchonné de paupières en cloques.

Il parla du temps que la pantomime se survivait, traquée de théâtre en théâtre ; il évoqua des fantômes d’artistes et des ombres de pièces. A quoi me serviraient des leçons ? Il n’espérait pas de lendemain pour la pantomime. A peine subsistait-elle encore à Marseille, à Bordeaux ; Rouff, Hacks, Séverin, Mouret se débattaient contre l’envahissement des ineptes chansons de café-concert, jouaient entre des jongleurs de music-hall et des divas retroussées pour le chahut ou la gigue.

Il revenait de façon intéressante, par bribes, sur Deburau fils, son ancien rival, et sur l’ancêtre, le grand Deburau, cher à Théophile Gautier et à Jules Janin. Il racontait des tournées ; et les misères et les joies du roman comique défilaient avec le charme d’un passé falot. Ce vieillard désabusé avait eu une belle foi : elle ennoblissait l’oubli dans lequel le public ingrat laissait traîner sa fin de vie digne et pauvre.

Il consentit à me voir jouer une scène en costume, se montra indulgent : pour un amateur, ce n’était pas trop mal ! Il rectifia des mouvements, indiqua quelques signes consacrés par le dictionnaire mimique et qui donnaient un aspect bouffe aux situations les plus tragiques. Ainsi l’idée de la mort se traduisait par l’expulsion d’un être avec un coup de pied au derrière, ou par le geste brusque dont on décharge une malle sur le pavé. Le macabre, le terrible, Paul Legrand ne le tolérait qu’accidentel, emporté vite par la fantaisie et le rêve. Et mon Pierrot satanique l’étonna. Il tenait pour le blanc gavroche dont il avait illustré, pendant tant d’années, le type sympathique.

Le costume aussi avait sa tradition ; le nombre des boutons, les plis de la casaque, le serre-tête blanc coiffé d’un serre-tête noir, en velours, et dont la pointe fait « cul-de-poule », les souliers de daim à boucle d’acier ; le maquillage enfin, un art de se plâtrer avec du suif ou du blanc gras auquel adhère du blanc de zinc en poudre, plaqué à coups d’un tampon de mèches de lampe.

Nous nous quittâmes très bons amis. Il décrocha du mur un petit crayon encadré le représentant : Pierrot qui bée, sourcils relevés et bouche en O, à la vue d’un papillon. Avec une gentillesse touchante, il me força à l’emporter.

La vogue du monologue commençait. Coquelin Cadet n’avait qu’à se montrer pour voir la salle éclater de rire. Pourquoi le monomime n’aurait-il pas sa place ? De loin en loin, en des bénéfices obscurs de banlieue, Paul Legrand jouait un certain Rêve de Pierrot d’une naïveté d’image d’Épinal : « Endormi au coin du feu, après une lecture d’un journal, il passait par un cauchemar obsédé de faits divers : tempête, naufrages, suicide, réveil rassurant. »

N’avais-je pas, moi, mon Requiem du Papillon ? Et ce n’était pas tout. J’avais imaginé, en souvenir du feuilleton de Gautier, « Shakespeare aux funambules », un monomime du Rétameur. Ce rétameur remplaçait le chand d’habits classique. Son cri modulé exaspérait Pierrot, mimant le guet-apens, l’approche, la courte lutte, l’étranglement de l’homme et de son cri. Mais, prodige ! Le cadavre jeté à l’eau, disparu, le cri renaissait de lui-même, s’enflait, tonnait, et Pierrot constatait que c’était lui, hanté, possédé, hagard, qui, délivré de son séculaire mutisme, proférait à jamais, avec une torsion de lèvre farouche, d’une voix éclatante et sinistre : V’là le Rrétammeurr !

Je les jouai, ces petits drames, chez mon cousin A. H., lié avec le directeur du Gil-Blas. Le secrétaire de la rédaction, Guérin, qui avait déclaré « enfantin » le manuscrit d’un conte de moi, jugea la pantomime plus intéressante : ce pouvait être un lancement curieux, mais il fallait d’abord que je visse Banville, suzerain incontesté de ce fief d’art.

« S’il vous approuve, allez-y ! Sinon, faites-vous soldat ! » dit rondement Guérin.

Banville me reçut dans la salle du journal, un entresol que ma tête touchait presque. Il se montra fort sceptique. La pantomime qu’il goûtait remontait plus haut encore qu’à celle de Paul Legrand, lorsque, fantasque, décousue et lyrique, elle obéissait au caprice des Fées, transformait d’un coup de baguette les décors sommaires des Funambules, rebondissait des péripéties en cascades. Il glorifia la finesse de Deburau père, inimitable.

«  — Certes, je ne prétendais pas… »

Mais Banville poursuivait avec fougue :

«  — Ainsi, dans Pierrot en Afrique, des jeux de scène, quand Deburau laisse tomber son fusil !… »

Et, pour m’en donner une idée, Banville me marcha sur les pieds et me bouscula, en me faisant bien remarquer comme Deburau, en fantassin loustic, était agile !

Au fait, il se moquait de moi, fidèle à son rôle d’ironiste, et peut-être n’eut-il pas tort. Mais j’en ressentis un peu de peine, car je vénérais en lui le poète rare et le délicieux conteur en prose.

Ses préférences allaient trop à la pantomime d’antan pour se complaire à autre chose : l’idée d’un Pierrot tragique choquait son sens de la mesure et son respect des traditions, comme un manque de goût envers un type absolu, éternel.

« Si Pierrot est tragique, devait-il m’écrire plus tard, quel avantage a-t-il sur Thyeste ? »

Il fut question pourtant, de manière vague, d’une représentation chez lui : elle n’eut jamais lieu, à cause des tapis dont Mme de Banville, avec un soin jaloux, entendait préserver l’intégrité, et que mon blanc eût pu salir.

L’accueil de Coquelin Cadet ne me fut pas plus propice. On me présenta à lui dans un café du boulevard, avant une représentation ; il était aux prises avec une tranche de roastbeef aux pommes. Il cligna de l’œil, la bouche en coin, plongea : « Monsieur !… » et devant Armand Silvestre, attablé paisible à son côté, il m’interrompit, la fourchette en arrêt, guignant mes cheveux bouclés au fer :

« Pardon, monsieur ! Vous faites sans doute partie de la Société des Hirsutes ? »

Cette réunion bizarre existait, en effet.

« Tiens, c’est méchant, ce que vous dites là, trouvai-je seulement à répondre, avec un sourire à désarmer le bourreau.

— Oh ! protesta-t-il, narquois. Et faisant le gros dos, entre deux bouchées : « Mon frère et moi, moi et mon frère… enchantés si… tentative artistique… intéressant… ouin !… »

Je ne traînai pas et me levai.

Eh ! non, ce n’était pas méchant, mais, sur le moment, ça pique les yeux : les débutants ont le cœur sensible. C’est la seule fois, Cadet, que vous ne m’avez pas fait rire !

J’allais au bureau puisqu’il convenait d’y être exact : le sous-chef, pour tout blâme, tirait de son gousset une montre expressive. Je continuais à remplir mes imprimés, entre le pachyderme affable et l’homme en deuil renfrogné. Ce n’était pas folâtre, et la présence d’un nouveau venu m’apparut un évènement considérable, quand je sus que ce jeune Provençal, nommé Fernand Beissier, était venu à Paris pour faire de la littérature. Il avait un ou deux monologues d’imprimés, citait familièrement des noms d’actrices ; on devait jouer prochainement une de ses pièces.

Un écrivain avec qui converser dans ce désert, quelle aubaine ! Je fondis sur lui et nous nous liâmes rapidement ; il me présenta un de ses amis, poète, Jean-Marie Mestrallet, venu comme lui à Paris tenter fortune. Il était difficile de voir un couple plus contrasté : Fernand Beissier trapu, olivâtre, un pinceau de poils sous le nez, une verve rabelaisienne que l’accent, comme une gousse d’ail, relevait ; Jean-Marie, long, svelte, idéaliste et sentimental, appelant les femmes des anges et rêvant d’étreintes mystiques ; de plus, passionné comme moi de poésie et de théâtre. Cela nous unit fort. Poèmes vécus, L’Allée des Saules, André Chénier, Dans l’Espace devaient par la suite avérer son talent spiritualiste. Plus de trente années ont cimenté une amitié qui ne finira, je l’espère, qu’avec nous.

Ces deux compagnons donnaient à mon existence un intérêt nouveau. Nous nous retrouvions, sitôt libres, pour vagabonder ensemble, dîner chez le premier marchand de vins venu, discuter interminablement, les coudes sur la table, de omni re scibili. Nous noctambulions sous les étoiles, nous finissions par échouer dans quelque brasserie ou petit théâtre. La femme, on le devine, était au bout de nos conversations, et quelquefois de la soirée…

Que d’espoirs, que d’illusions échangés ! Le bureau, évidemment, ne devait être pour nous qu’un pis-aller provisoire, une salle d’attente bien chauffée avant la réussite ; nous ne désespérions pas de conquérir un jour la gloire. Nous avions le temps, possédant la jeunesse. Du talent, chacun de nous en accordait aux deux autres ; pourquoi la chance ne nous sourirait-elle pas ? Ceux qui avaient réussi étaient-ils d’une autre pâte que nous ? Fernand Beissier visait le théâtre, Jean-Marie Mestrallet la poésie, et moi la double auréole de l’écrivain acteur. Notre camaraderie était gaie, car nous avions bon appétit et bon estomac ; et, n’étant pas riches, tout nous était plaisir.

IV

Je confiai à mes amis, avec l’importance d’un grand secret, mes ambitions. A quoi visaient-elles, je ne savais pas trop, puisqu’il n’existait ni troupe, ni théâtre mimique. Et même alors, eussé-je pu décemment y faire une carrière ? Je me persuadai toutefois que quelqu’un, qui aurait les moyens d’argent et d’action, pourrait galvaniser cet art méconnu ; et je me sentais en ce cas l’interprète sincère et qualifié de cette résurrection.

Je ne me trompais pas ; le vent allait souffler de ce côté. Mes timides essais, qui précédèrent ou accompagnèrent les arlequinades de Raoul de Najac, les tentatives de Jean Richepin, les dessins de Willette, Pierrot sceptique, pantomime si curieusement écrite d’Hennique et d’Huysmans, faisaient de moi le précurseur modeste du mouvement où allait refleurir, avec une grâce et une vigueur inespérées, la pantomime. Les grands succès de l’Enfant prodigue avec Félicia Mallet, du Marchand d’Habits, adapté par Catulle Mendès et joué par Séverin, sans parler d’innombrables comédies et saynètes mimées, l’ont prouvé quelques années plus tard.

Pierrot assassin de sa femme, gesticulant sa passion, dérouta, émut mes deux spectateurs bénévoles, Fernand Beissier et J.-M. Mestrallet. Ce dernier se sentit dévoré d’émulation et, engagé dans la troupe de Valvins, se trouva, les vacances venues, un des chefs d’emploi, tour à tour Don Carlos épique, avec des bottes cousues dans de la peau d’argenterie et un collier de marrons dorés, ou grimaçant Scaramouche, ou encore gendarme phénoménal.

Il avait le sens de la déformation comique à un degré rare. Son concours prêta, aux pantomimes que nous improvisions, une fantaisie exhilarante. On y vit Pierrot, blotti dans une malle, y recevoir, par un trou de vilebrequin, le clystère d’une seringue de cheval et émerger hors du couvercle, pâle d’une juste épouvante ; ou bien, tricheur sans vergogne, il jouait et gagnait à l’écarté les bottes, l’habit, les moustaches et le nez du gendarme, nez cyranesque, nez proboscidien, qu’il tranchait cruellement à l’aide d’un immense rasoir.

Notre audace ne connaissant plus de limites, nous eussions monté un drame en quatorze tableaux. Cette saison fut extrêmement brillante ; l’Auberge du Soleil d’Or, La Farce de la Femme muette et celle de Patelin ravirent, de leur saveur matoise et vieillotte, le public. Mon frère fut un Louis XI épique, et moi un Gringoire maigre à souhait. Notre étoile, Mlle Geneviève Mallarmé, scintillait des plus séduisants reflets : Loyse de Gringoire, Sylvia du Passant et surtout Doña Sol. Serré dans un pourpoint et une trousse taillés dans le velours vert d’un fauteuil ; gainé d’un maillot rosâtre de jeune hercule forain, mon frère en Hernani rugissait :

« Qui veut gagner ici mille carolus d’or ? »

A quoi Mallarmé répondit une fois tout bas, mélancolique :

« Mais toi et moi, moi et toi, mon pauvre Victor ! »

Chose curieuse, les auditeurs qui, d’un religieux silence, accueillaient la cruauté sadique de Pierrot ou le désespoir du vieux mari dans le Jean-Marie de Theuriet, crurent qu’Hernani était une farce. La grandiloquence des vers, l’exagération des sentiments, l’emphase de certaines scènes leur inspirèrent une gaieté irrésistible. Ils virent la comédie là où régnait le drame. L’éternel imbroglio, le vieux tuteur jaloux, Bartholo Gomez, le jeune amoureux dégourdi, la jeune personne entraînée, comme il sied, vers la beauté et l’amour, la majesté de Don Carlos, qu’ils semblaient prendre pour le roi de carreau, ajoutaient à l’hilarité de cette bouffonnerie énorme.

Le succès fut à rebours de l’effet souhaité. Et parbleu ! c’est de l’insuffisance des acteurs que ces bons paysans se moquaient. Mais non, ils ne se moquaient point, ils s’amusaient fort, et trouvaient que nous dépensions un talent admirable pour les faire se tordre : l’ovation sincère de leurs bravos en témoigna. Un personnage des tableaux d’ancêtres resta même légendaire :

« Christobal prit la plume et donna le cheval. »

On s’épouffa de rire longtemps, dans les villages voisins, de ce « Triste-balle » absurde qui faisait volontairement un troc aussi peu rémunérateur.

Nous ne pouvions moins faire que de donner une seconde représentation, ne fût-ce que pour ramener nos hôtes au sentiment du sérieux. Cette fois il y eut bagarre. Un trop-plein de foule s’étant porté au théâtre, il fallut, sous peine d’asphyxie, fermer la porte. Ceux qu’on évinçait voulurent l’enfoncer. On les refoula en bas de l’escalier, hors de la grange dont on barra l’entrée : ils entonnèrent sous les fenêtres la Marseillaise. Certains même parlèrent de jeter des allumettes enflammées, qui eussent fait flamber les amas de paille et griller acteurs et public comme cochons de lait. Mallarmé menaça les braillards de quelques potées d’eau froide. Tout se calma, parce que les pires révolutions finissent. Mais la discorde de ce jour régna au village : des femmes s’invectivèrent, des hommes se menacèrent du poing, et notre prestige fut compromis.

A l’avenir, nous ne jouâmes que devant un public trié ; mais notre passion n’en fut pas moins vive ni nos répétitions moins amusantes. Les soirs de représentation je ne vivais pas. A dépouiller, l’heure venue, mes vêtements quotidiens, mon enveloppe banale, à enfiler le maillot de Gringoire ou de Patelin, à endosser la casaque de Pierrot, je ressentais un plaisir d’une acuité extrême, comme si, en changeant de peau, je changeais d’âme, comme si la baguette d’une fée m’eût transformé soudain en un être plus libre, plus beau, tout neuf.

Avec quel soin je faisais, sous le fard et les rides des crayons bleus ou bistres, sous le rose des joues ou le masque de plâtre, un visage autre que le mien, un visage que je ne reconnaissais plus moi-même et qui cependant m’appartenait. La perruque blonde du moyen âge, ou le crâne chauve d’Orgon, ou le serre-tête de velours noir achevaient la transformation. De quelle attente peureuse et hardie attendais-je de frapper les trois coups et de paraître sur les planches, où la crainte, l’ivresse, l’effort nous composaient une âme dédoublée, complexe, intense !

De quelle lucidité singulière étais-je alors investi ! On parle du haschich pour élargir le sentiment de la personnalité ; mais le jeu théâtral me donnait au centuple cette volupté. A chaque seconde, l’action, les répliques m’emportaient comme dans un délicieux songe au galop, trop rapide, et que j’eusse voulu ralentir. Une singulière lucidité me montrait le moutonnement des têtes des spectateurs dans l’ombre, dardait par toutes mes fibres les courants magnétiques qu’exhalent l’attention, l’émotion de la foule, en même temps qu’attentif à mon rôle et à celui de mes partenaires, je les soufflais au besoin.

Le travail littéraire lui-même, aux heures les plus pleines, les plus conscientes, ne devait pas me donner cet enivrement ; et si une vocation se reconnaît à l’amour qu’elle inspire, j’eusse dû faire, les circonstances aidant, un acteur raffolant de sa profession.

Cela eût-il duré ? Non. En ce métier, il faut exceller. Comédien de haute valeur et de valeur reconnue, pouvant imposer son tempérament : passe ! Sinon, on s’expose aux pires servitudes ; s’y montrer tout soi y est impossible, puisqu’on dépend de l’intonation, de l’attitude, jusqu’à la barbe et au maquillage qu’on vous inflige : il n’est pas d’abdication plus grande.

Puis l’impossibilité de jouer ce que l’on aime, à moins de diriger un théâtre, d’être un Irving ou un Antoine ; et encore le goût public, souvent faussé, laisse-t-il le grand acteur entièrement libre ? Enfin les heurts et les froissements d’une vie factice, pleine de jalousies et de rivalités, d’une vie où se perd vite la conscience du réel, où la sincérité des sentiments s’altère à de perpétuelles simulations imaginaires, d’une vie qui fait de tant d’acteurs, de tant d’actrices des marionnettes inconscientes, des automates sans conviction.

Mais ces dégoûts, que je n’eusse pu éviter dans la réalité, se transmuaient, sur notre petit théâtre, en joies franches : n’étions-nous pas nos maîtres, ne réalisions-nous pas la plus exaltante des fantaisies ?

Je me souviens d’une nuit si, douce et si argentée dans le clair de la lune bleuâtre, que, la représentation finie, nous ne résistâmes pas à l’envie de nous embarquer dans une vieille barque radoubée et goudronnée, tels quels, dans nos costumes de théâtre. Le délicieux départ pour la vie !…

Dans la splendeur nocturne, les cheveux de Colombine, poudrés à blanc, scintillaient, et son visage pâle se détachait au-dessus de la forme obscure de son corps ; à l’arrière du bateau, Arlequin et Scaramouche ramaient ; Pierrot étendu à l’avant regardait l’eau noire se fendre en plis soyeux et se déchirer sans bruit. Aux rames pendaient des perles liquides qui retombaient en gouttelettes d’argent ; d’argent aussi était le sillage.

Nous ne parlions pas ; qu’eussions-nous dit ? La beauté de cette heure et la force confuse de nos espoirs nous oppressaient. Les arches du pont, se mirant en voûtes d’ébène dans le fleuve, formaient une suite d’anneaux parfaits ; le rideau des arbres de la forêt se doublait d’ombre dans le courant ; çà et là, près des berges, des lances de joncs pointaient, lumineuses ; des feuilles de nénuphar semblaient des émaux d’or pâle. Le silence était divin, et nos cœurs battaient d’un ravissement dont l’intensité pour moi allait jusqu’à l’angoisse.

La barque enchantée descendait au fil de l’eau. Où allions-nous ? Reviendrions-nous jamais ? Étions-nous nous-mêmes ? A quelles rives d’Éden allions-nous aborder ?

Depuis m’est revenu souvent, au souvenir de cette prestigieuse soirée, le mélancolique couplet de Célio, dans Les Caprices de Marianne :

« Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, sans savoir où sa chimère le mène, et s’il peut être payé de retour ! Mollement couché dans une barque, il s’éloigne peu à peu de la rive ; il aperçoit au loin des plaines enchantées, de vertes prairies et le mirage léger de son Eldorado. Les flots l’entraînent en silence, et, quand la réalité le réveille, il est aussi loin du but où il aspire que du rivage qu’il a quitté. Il ne peut plus ni poursuivre sa route, ni revenir sur ses pas. »

Combien de fois n’avions-nous pas ramé ainsi en barque entre Thomery et le pont, le long du château de la Rivière où, d’après une légende, abondaient les vipères ; près de la berge des Plâtreries jusqu’au barrage de Samois ; jours de soleil brûlant que réverbère le grand poisson d’écailles du fleuve ; matins de brume ouatée qui éteignent tous les bruits ; crépuscules où la Seine n’est qu’un feu rouge et orange ! Aucune promenade n’égala celle-ci, qui dans notre souvenir demeura, toute parfumée de sève et de jeunesse, inoubliable.

L’automne venu, il fallut plier bagages. Le théâtre de Valvins avait jeté toute sa flamme ; il n’en allait plus rester bientôt que les cendres. La dernière représentation vit s’avancer Colombine près de la rampe et réciter ces triolets de Mallarmé :

Avec le soleil nous partons
Pour revenir au temps des roses.
Sans or, ô Gilles et Martons
Avec le soleil nous partons.
Mais il reste dans nos cartons
De quoi charmer les jours moroses.
Avec le soleil nous partons
Pour revenir au temps des roses.

Hélas ! c’était la clôture. Le théâtre de Valvins ne rouvrit pas.

Nous aurons, mon frère et moi, plus tard, d’autres tréteaux : à Samois où fut joué le Riquet à la Houppe de Banville ; à Vétheuil, qui vit les Caprices de Marianne ; à Marlotte, où les pièces de notre jeunesse revécurent. Ces jours-là, des spectateurs de marque remplaceront les obscurs villageois d’antan, et notre troupe figurera dans les grands magazines illustrés. Mais ce ne sera plus cela. Car rien ne fut comparable à cette aube radieuse qui illumina, dans la grange embaumée, les tréteaux de notre jeunesse en fleur : l’humble petit théâtre, sur la berge du fleuve.

DEUXIÈME PARTIE
L’APPRENTISSAGE

I

J’avais quitté mon entresol, trop près du trottoir, décidément, pour les combles de la maison où ma mère logeait, au premier. Cela facilitait, avec la tâche de Julie, mes allées et venues. Là, j’étais tout près du ciel ; j’avais pour horizon des gouttières, des toits et les hommes de tôle des cheminées.

Parfois à une fenêtre mansardée, j’apercevais un pot de géraniums et quelque ouvrière ou femme de chambre qui arrosait ses fleurs. Il me semblait respirer mieux, et je n’avais plus, lorsque j’ouvrais mes vitres, l’impression que toute la rue entrait chez moi : les voyageurs d’impériale de l’omnibus vert du Panthéon, les passants arrêtés, les fournisseurs avec leur boutique. Je me sentais moins le « monsieur de l’entresol », et davantage « l’étudiant du cinquième ». Et peut-être, sans me l’avouer, trouvais-je quelque douceur à la proximité du logement maternel et de la cuisine odorante de Julie : n’avoir plus que l’escalier à descendre, à grimper ! Mon premier besoin de liberté avait été satisfait.

Désirer ce qu’on n’a pas, regretter ce qu’on n’a plus, n’est-ce pas toute la pauvre vie de l’homme ?

Sans doute la venue de dames illicites répugnait ici au respect des convenances ; mais, expérience faite, ne valait-il pas mieux aller leur porter mes hommages que de les recevoir chez moi, où elles étaient dépaysées, et où leur misère morale me semblait plus choquante en cet intérieur d’intimité bourgeoise qu’elles pouvaient, à leur choix, envier ou mépriser. D’ailleurs rien de pénible comme l’échange d’un plaisir tarifé, aussi humiliant pour le mâle que dégradant pour la fille. Encore celle-ci a-t-elle l’excuse qu’il faut vivre. Mais l’homme qui l’achète, quelle est la sienne ?

Je ne sentais encore ces choses que de façon obscure, mais troublante ; cela n’empêchait pas les hantises du désir et les défaites de l’instinct, ces soirs où il y a dans l’air une volupté sèche, par les nuits froides, ou molles, dans ces jours pluvieux qui relèvent les jupes des passantes. Et ces soirs où sur le boulevard les affiches crues, les lumières brutales des globes donnent un attrait irritant aux faces peintes des prostituées rôdant comme des félins en cage. Et ces soirs de music-hall où les maillots des danseuses font saillir le musclé des cuisses, et tant d’autres soirs où le tison de volupté brûle les reins !

A vingt-deux ans, l’ivresse sexuelle demeure inséparable de la griserie mentale suscitée par les lectures, les essais littéraires, les images de toute nature. Il est une certaine classe de hantises qui ne se rapportent qu’à la luxure, et dont l’obsession a les retours rythmés d’une fièvre, tourne dans un cercle de visions impérieuses et renaissantes.

Mais ce n’est qu’une part de l’être, et tant d’autres imaginations et rêveries, tant d’autres châteaux de nuées s’élèvent, dorés de lueurs fantasmagoriques, dans la chambre noire du cerveau. Je me rappelle toujours avec émotion cette frénésie sensorielle, cette meule tournant à toute vitesse. Ivresse de penser, de se sentir penser, de se penser soi-même jusqu’à ce vertige qui vous prend devant l’abîme de la conscience de soi, cette chute vertigineuse de l’être à travers l’espace et le temps.

Combien m’apparaissait vraie cette phrase de Beaumarchais : « Rien n’est à moi que la pensée que je forme et l’instant où j’en jouis. » Je m’enivrais de cet envoûtement comme d’autres d’agir ou d’aimer. Cela ne m’empêchait pas de me mêler à la réalité des êtres, mais sans m’y confondre, et toujours avec ce retrait maladif de la sensitive blessée.

Je me revois, un soir où je n’ai pu entrer au Théâtre-Français, car on y reprend Le Roi s’amuse, dont c’est le cinquantenaire, perdu dans la foule amassée devant la porte de l’Administration, attendant, avec les curieux, que le vieil Hugo en sorte. Tout à coup des cris, une ruée ; j’aperçois un fiacre de l’Urbaine, je crois voir y monter un homme à barbe blanche ; des sergents de ville font une trouée, le fiacre démarre, la foule aimantée l’escorte en l’acclamant : — Vive Victor Hugo ! Sur le coup de fouet du cocher, je me sens emporté avec quatre ou cinq enthousiastes dans le vent de la poursuite, courant à perdre haleine et hurlant moi aussi : — « Vive Victor Hugo ! » derrière la voiture qui nous distance et disparaît.

Je me revois un soir de mardi gras : Fernand Beissier, Jean-Marie Mestrallet, mon frère et moi décidons de nous déguiser. Les costumes du théâtre de Valvins fournissent à l’un un Scapin, à l’autre un Gilles masqué d’un loup de velours bleu, à moi mon costume préféré, la souquenille à gros boutons, la face de plâtre. Dîner au restaurant à demi ameuté, lazzis aux dîneurs, baisers lancés aux dames ; et nous voilà remontant en pleine cohue le boulevard, le long des tables à café bondées, parmi des masques plus ou moins miteux où notre élégance s’attire des : « A la bonne heure ! Ceux-là sont propres, au moins ! » Et des : « Tiens, Pierrot ! Comment vas-tu, Pierrot ? » Et d’un journaliste assis près d’une femme empanachée :

« Eh ! Guyon ! Alexandre Guyon ! »

A quoi, un doigt augural levé, je réponds, à demi croyant, entre les lèvres, l’air inspiré :

« Non, Deburau !

— Gamin, va ! » réplique l’homme souriant.

Et la cohue nous éloigne. Des mains de femmes nous agrippent, des hommes nous narguent. Un ouvrier évoque le fantôme que je souhaite incarner et s’écrie à ma vue :

« Tiens, Deburau ! On le disait mort ! »

Fernand Beissier, qui, pour nous protéger, n’a pour déguisement qu’un nez grotesque de carton facile à retirer, tient tête çà et là à des interpellateurs en goguette. Toute la soirée nous roulons ainsi, aux cafés de Montmartre, dans un bal masqué où nous faisons sensation, pour échouer finalement dans les caveaux à bière du Quartier latin, où les filles, ne voulant pas croire que Victor, trop beau, soit un homme, sous la veste de Scapin palpent une gorge absente, cherchent, en soufflant entre ses cheveux, le filet de la perruque, comme on fait dans les plumes aux cailles du carnier, pour voir le blanc de leur peau.

Si mon frère supportait avec impatience l’internement au lycée Henri IV, — il se consolait en rimant de jolis ou de beaux vers, — je ne me résignais pas à mon existence d’employé sans avenir. La littérature ne m’offrait aucun débouché, et je n’avais donné encore aucune preuve de mérite. Mais au théâtre, fascinant chaque soir de ses trente-six mille chandelles, de ses tremplins où la comédie et le drame se déroulaient en tirades sonores, tout espoir de réussir comme acteur, voire à l’occasion comme mime, m’était-il interdit ?

Il fallait que mon ambition fût bien forte, car j’osai écrire à Worms pour solliciter une audition. Je revois encore le célèbre sociétaire m’introduisant dans son cabinet de travail. Soigneusement rasé, élégant en une robe de chambre noire de coupe sévère, Worms ressemblait plutôt à un clergyman qu’à un comédien.

Après le récit du Cid qu’il eut la patience d’écouter, il constata que ma voix neutre, sans variations de tonalité, et mon jeu contraint, — je fus détestable ! — ne valaient rien pour la tragédie : le métier théâtral réservait trop de déboires pour qu’on pût y encourager ceux qui n’y témoignaient pas de dispositions exceptionnelles. Après cela, peut-être que dans la comédie… Je pouvais voir son camarade Delaunay…

Sensible à sa courtoisie, j’emportai cette seule certitude de savoir que je ressemblais, paraît-il, à un acteur anglais qu’il avait connu.

J’abordai Delaunay, avec une vive curiosité de voir à la ville cet homme de cinquante ans passés qui jouait les blondins de Molière et le Fortunio de Musset avec un entrain juvénile. En l’honneur d’Octave des Caprices de Marianne, où il excellait, je le régalai de la mélancolique tirade de Célio :

« Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, etc., etc… »

Grisonnant, le visage couperosé, les yeux clairs et le sourire fin, Delaunay me laissa aller jusqu’au bout et redit à son tour la phrase en m’en faisant spirituellement l’application et en détachant chaque mot avec une délicatesse de nuances qui contenait le plus décourageant des exemples. Les objections de Worms furent les siennes. Mon nom, ajouta-t-il, qui m’ordonnait de réussir, compliquait les risques de cette profession où le mieux était d’être pris jeune, enfant de la balle, rompu par l’exercice et l’habitude. Ce qui me portait, remarqua-t-il spirituellement, vers le théâtre, c’étaient des goûts littéraires et non des aptitudes de métier. Le contraire eût été préférable. Il parla avec autorité des déchéances d’une vie qui n’a guère de milieu entre le très haut et le très bas, et sut me témoigner assez d’intérêt pour me consoler un peu de la ruine de mes espoirs.

« Et cependant, protestai-je au fond de moi en redescendant l’escalier, pourquoi, à force de travail, ne deviendrais-je pas quelqu’un ? » Il me semblait que sentir une pièce, comprendre un rôle, c’était pouvoir l’exprimer. Ne citait-on pas des acteurs qui avaient triomphé d’un physique ingrat, et dont les défauts de diction s’étaient imposés au public ?

Je n’acceptai pas sur l’heure que l’arrêt de ces deux maîtres fût définitif ; j’eus même l’enfantin désir de les faire changer d’opinion, un jour. Mais comment ? Le Conservatoire m’était fermé. J’avais vingt-deux ans, et tout à apprendre. Delaunay avait évoqué l’exode tâtonnant, les débuts de misère dans d’obscurs théâtres de banlieue : le bureau, avait-il affirmé, valait beaucoup mieux.

Une dernière tentative auprès de Silvain ne fut pas plus heureuse. Silvain avait été élève de La Flèche, « brution », mon ancien : n’était-ce pas une excuse à le déranger dans son cottage d’Asnières ? Ayant ouï une tirade d’Émile Augier, il concéda que j’y mettais la ponctuation, et, cordial et olympien, me demanda si je ne voulais pas m’asseoir à sa table, — c’était l’heure du déjeuner, — pour me fermer, j’imagine, la bouche.

Ce serait mal connaître la puissance des rêves qui m’agitaient que de penser que je fus guéri de ma passion. J’oscillais tenace, entre mon idéal de comédien polymorphe et de Pierrot aux lèvres closes. Que de fois j’ai erré autour de bouis-bouis hasardeux et de music-halls fétides, avec l’envie irrésistible d’entrer et de m’offrir ! Passionné des foires, à la fois attiré et repoussé par leur cacophonie bruyante, leur grésillement de friture, leurs saltimbanques en maillot, que de fois j’ai songé à figurer sur des planches mal jointes, en une baraque de toile : combien j’ai envié la roulotte errante, chariot de Thespis des humbles !

Un soir, dans un caf’-conce du Gros-Caillou, je reçus la secousse au cœur. Sur la scène, un Pierrot hâve caressait une Colombine court vêtue et se colletait avec un Arlequin preste. Je revois les heures passées ensuite dans le petit café du théâtre, à circonvenir le régisseur, un brave homme désillusionné, réservé sur les bocks et assez prudent pour me dissuader : leur public, dit-il, ayant le verbe gras et l’orange pourrie prompte.

Je m’obstinais à ma chimère. Il est étrange que je me sois révélé plus tard romancier, et non dramaturge, avec un tel amour du théâtre. J’y suis resté fidèle toute ma vie et, après Valvins, nos tréteaux de campagne successifs attestèrent, pour moi bien plus que pour mon frère, la persistance d’un goût dominateur.

II

Mon début dans les lettres fut donc Pierrot assassin de sa femme, brochurette dont la première édition est aujourd’hui introuvable. Fernand Beissier en avait écrit la préface, et un bon hasard voulut qu’elle fût éditée par l’excellent Paul Schmidt, vieil imprimeur alsacien, rude et bonne figure d’ouvrier patron, moustaches grises et calotte noire.

Son minuscule cabinet de travail donnait sur l’atelier où les typos en blouse piochaient dans la casse. Il aimait son métier et tout ce qu’il publiait était très soigné : ses elzévirs avaient une grâce nette toute particulière.

C’est une grande fierté que de voir imprimer sa première œuvre : tout y est ivresse, le choix des caractères, du papier, la correction inhabile des épreuves « à la brosse ». Paul Schmidt m’apprit à faire les deleatur et me montra les signes conventionnels. Quelle bonne odeur d’encre grasse a le premier exemplaire, avec sa couverture vierge ; quelle émotion à plonger le coupe-papier dans ces pages encore humides !

Et puis, par là, mon Pierrot irrévélé vivait, sinon en chair et en os, du moins en essence et pensée ; et s’il n’avait pas le brillant habit colorié par Chéret, dans la pantomime d’Hennique et d’Huysmans, du moins pouvait-on le voir, l’imaginer, suivre geste à geste son long soliloque tragique. Sous une forme, sinon plastique, du moins graphique, s’incarnait le type conçu par moi : un Pierrot élégant dans le cynisme, railleur dans la cruauté, à la fois sadique et fantasque, fanfaron et lâche, délibérément pervers, se plaisant au mal pour sa beauté esthétique ; artiste et néronien dans l’invention et la perpétration de ses crimes.

Cette plaquette, cela va de soi, resta presque inconnue : je l’envoyai cependant à quelques écrivains. Elle précisa, dès 1882, ce que j’espérais tirer de cet art moribond, à un moment où, si quelques-uns l’espéraient, personne ne pensait qu’il pût vraiment ressusciter.

Comme le spectre pâle me tentait ! Me voici à mon cinquième sous les toits, mimant Pierrot assassin de sa femme pour Antoine, oui, Antoine, qui, modeste employé du Gaz, cherchait alors sa voie, aimanté par son destin secret vers le futur Théâtre Libre.

Une autre fois, la bouche sèche, le cœur serré, je pénètre dans le cabinet de travail de Jean Richepin. Le célèbre auteur de La Chanson des Gueux, vêtu de rouge, les pieds dans des sandales fauves, se dresse intimidant et superbe, avec sa chevelure crêpue, sa barbe noire sarrasine, ses dents éclatantes et sa voix chaude. Je viens — oui, rien que cela ! — je viens — la jeunesse ne doute de rien !… — je viens — quel toupet ! — implorer qu’il me laisse doubler Sarah Bernhardt dans le Pierrot assassin qu’il donne (lui aussi !) au Trocadéro. Gainée de noir, l’incomparable tragédienne s’y révèle un Pierrot de rêve ; un Pierrot lunaire dont je ne puis nier le prestige, — Sarah n’est-elle pas l’unique ?… — mais que je réaliserais, me semble-t-il, autrement, à ma manière… Richepin, que rien n’étonne, me répond, affable, que ces représentations n’auront pas de lendemain. Elles continuèrent du moins à occuper son esprit, puisque, dans son roman Les Braves Gens, il inventa par la suite le Pierrot-ombre, Tombre, mime chevelu et barbu à la roi Lear, mime génial.

Sève de théâtre, sève littéraire, sève d’amour : le merveilleux et printanier bouillonnement ! Faut-il s’étonner si je me brûle à cette consomption, et si, autant que lorsque j’étais le petit garçon de l’arbre de Robinson, le rêve, de ses tentacules de pieuvre, me dévore le cœur ? A peine si je prête attention au krach de l’Union Générale — (pour l’argent qu’elle m’emporte !) ou à la fondation de la « Ligue des Patriotes » par Déroulède. Mais, je lis avidement La Faustin d’Edmond de Goncourt et religieusement Les Quatre Vents de l’esprit de Victor Hugo. Au Théâtre-Français, Philippe Garnier débute dans le Supplice d’une Femme. Dans Les Corbeaux, Becque précise sa verdeur sobre et sombre. Les Rantzau d’Erckmann-Chatrian viennent rappeler le délicieux Ami Fritz et Febvre, Got, Reichemberg, inoubliable trio.

Comment concilier l’impétuosité de l’instinct avec une chasteté difficile ? Ce problème ne s’est pas posé pour moi seul. Il se pose chaque jour pour des milliers de jeunes gens. La maison close et sa prétendue sécurité ?… Mais, sitôt qu’on a franchi l’initiation et épuisé la louche poésie du lieu, quel être un peu délicat se résoudra à ces contacts tarifés ? En est-il un qui n’emporte de là l’obscure tristesse d’avoir, en s’assouvissant, avili un peu plus l’ilote mercenaire, la Psyché de boue, avec ce qui subsiste en elle d’encore humain ?

D’ailleurs, la joie de ces femmes est aussi grossière que leur tristesse est navrante. Point d’illusions, comment s’oublier en elles ? Tout vous rejette à la tentation qui passe, plus séduisante du mystère des robes et des fards : passantes, filles de promenoirs et de bars. Le danger ? On vend chez les pharmaciens des préservatifs ; mais combien ont la sagesse prosaïque de s’en servir ? Pas même, m’attestera plus tard un médecin de Saint-Louis, — ses internes, des hommes faits qui chaque jour soignent l’avarie des autres et l’attrapent eux-mêmes, payant aussi leur folle témérité.

Le collage ? L’acoquinement à une femme quelconque, suffisamment jolie, à demi ménagère, et qui réponde à ce besoin terrible de l’habitude que sape le non moins âpre besoin du changement ? Cela, oui, je le pourrais, avec une assez bonne fille, mise en défiance par la cruauté lâche des mâles, énervée de misères physiques qui font pour elle du spasme un supplice, d’ailleurs irritable et fantasque, de l’alcool plein le sang, de la tendresse aussi, et qui a un béguin pour moi, le seul béguin que j’aie inspiré à une de ses pareilles.

Mais voilà : je ne suis pas assez riche pour satisfaire à des exigences qu’elle ne montre pas, mais pourrait témoigner ; pas assez bohème pour vouloir une vie irrégulière, qui désolerait ma mère, une vie sans beauté, sans idéal et sans amour avec une femme étrangère. Car que resterait-il, l’éclair de plaisir éteint ?

Le collage ? Bien plutôt alors le mariage, qui fonde un foyer, accepte des devoirs, crée de la vie. J’y ai pensé. Mes ouvertures ont été repoussées. A tort ? Non. Je suis jeune, je suis pauvre, je suis inconnu. Quels parents n’auraient peur et ne refuseraient de vouer leur enfant au hasardeux lendemain ? Mais cet échec m’atteint profondément. C’est la première crise de ma vie sentimentale : elle ulcère mon amour autant que mon amour-propre. Elle détermine et précipite mon envie de me marier.

J’ai vingt-trois ans, pas même. Et cette frémissante, cette maladive faim de tendresse que ne peut combler l’étreinte d’une fille complaisante ou d’une prostituée à la pièce. Ah ! Madame de Warrens, que n’êtes-vous là pour me dorloter, comme ce Jean-Jacques que vous avez bercé dans vos bras, « Maman » si indulgente pour votre « Petit » !… Une passion discrète, un cœur d’automne, savoureux et chaud, l’épanouissement d’un beau corps qui ne veut pas vieillir et que de jeunes caresses avivent : une femme intelligente et bonne, libérée d’esprit, sensuelle avec grâce… Parmi les veuves, les séparées, ou ces femmes mariées qui savent se conquérir une demi-liberté, n’en est-il pas une qui ait pitié de ce long adolescent fiévreux, épris de toutes les femmes, éperdu des mille baisers qu’il voudrait donner et recevoir ?

Non. Alors resterait la seule, la presque impossible solution : se faire chaste par principe, raison, santé. Encore la science a-t-elle deux voix, selon les médecins : l’abstinence, affirment les uns, est mère des vertus fortes ; elle est contraire à la nature, répliquent les autres. A tout le moins faudrait-il, — pour dérivatif, — la saine fatigue des sports violents ; moi qui les déteste : sauf le cheval, trop coûteux !

Que d’aspirations inconciliables créées par l’éducation autant que par la société : dédale d’impulsions, impasses de désirs ! Je veux une femme pure et ne trouve que des animaux sexués. Je rêve l’amour romanesque et de partout la plus plate, la plus terne médiocrité me répond. Oui, plus j’y pense, la marraine de Chérubin, la madame de Warrens de Jean-Jacques me sauveraient. Elles assoupliraient ma sauvagerie ombrageuse, me déferaient de ma timidité pleine d’orgueil, me façonneraient pour le monde que je redoute et dédaigne. Dans ma raideur, elles mettraient de la grâce ; elles souffleraient sur le château de cartes de mes idées préconçues : par elles, je communierais avec les autres femmes et les autres hommes. Tandis que je suis seul, et que je me construis des systèmes abstraits d’existence, un idéal catégorique que chaque jour décevra.

Le mariage : est-ce que tout ne m’oriente pas vers cette solution prématurée ? Car encore faudrait-il se marier avec les garanties qu’assurent le milieu adéquat, les suffisantes ressources, des âmes semblables, l’encadrement familial et social, tout ce qui abrite et soutient deux très jeunes êtres lancés dans ce redoutable inconnu de vivre à deux, avec les enfants qui naîtront.

Si encore je consentais à ce que ma mère me cherchât une fiancée. Mais non ; puisqu’a priori je redoute — Dieu sait pourquoi — une jeune fille niaise, frivole, prétentieuse. Un louable scrupule me fait écarter l’hypothèse — douteuse au reste — d’un parti avantageux. J’ai la fierté des pauvres et ne veux rien devoir à ma femme : je prétends travailler pour elle et la nourrir ; il y a du Rousseau en moi, oui, de son orgueil, de sa misanthropie ; et aussi son amour jaloux de la vérité et de la simplicité. Une femme de notre société sera, je m’en persuade, hypocrite, pour le moins convenue. Elle me traînera dans les salons, ce que j’abhorre. Sans fortune, elle me lassera de ses plaintes envieuses pour ses toilettes ; riche, elle m’humiliera de sa supériorité. Où avais-je pris cette certitude ? Je ne sais trop. Elle devait décider de mon sort.

Le mariage ? Tout m’y pousse : le dégoût des voluptés médiocres, l’écœurement de mon métier vide. Il me semble que je l’ennoblirai en le vouant au gagne-pain d’une famille. Lorsqu’on émarge cent et quelques francs apportés chaque mois par le garçon de bureau dans un petit sac de cuir vert, où l’on remet les gros sous — pourboire d’usage —  ; lorsqu’on a écorné son mince patrimoine, et qu’on ne demande rien à celle qu’on épouse sinon d’être vaillante et douce, à la vérité, c’est folie !

Qu’apportais-je sinon des résolutions de fidélité et de dévouement, une crédulité entière à ce que la Loi et la Morale attribuent au caractère auguste du mariage ? Car du moins cette justice, je puis me la rendre : je crois à la gravité de ce lien que sanctifie à mes yeux l’union, trop tôt brisée par la mort, de mon père avec ma mère. Je sais qu’épouser c’est renoncer à toutes les convoitises, pour reporter à une seule l’hommage d’une tendresse et d’un dévouement qui ne se partagent pas. Et si je cherchais bien, dans ce parti-pris d’échapper à l’ambiance qui me pèse, je découvrirais un candide souci de remonter à mes origines paternelles, si modestes : je me réclame intérieurement de ma grand-mère Marie-Anne, dont les rudes mains me mirent au monde, de mon grand-père Antoine, jadis cultivateur et maréchal des logis de gendarmerie, puis colon à Milianah. Méconnaissant la loi de l’ascension des familles, je crains, ingénument, de me mésallier en épousant une jeune fille trop « bien pensante ».

Dicté par une telle partialité, mon choix, fatalement, sera fort imprudent. Et encore, est-ce bien sûr ? La passion ne m’aveugle pas. J’apporte seulement cet élan affectueux que la société bourgeoise juge préférable à l’amour. Ne puis-je, par miracle, tomber bien, rencontrer chez un être simple, faute de mieux, l’intelligence du cœur ? Il s’agit d’une telle loterie ! Heureux ou malheureux, on ne le sait qu’après, car se connaît-on auparavant ? Il faut en convenir, nos mœurs ne facilitent au jeune homme ni l’amour ni le mariage. Elles ne le préparent point à la vie.

La mère la plus tendre, surtout parce qu’elle était tendre, ne pouvait m’objecter qu’insuffisamment les risques trop certains que j’encourais ; il eût fallu l’autorité morale d’un père. Point de parents, point d’amis pour intervenir. Je devais donc, malgré les représentations maternelles, commettre cette erreur. Tout allait l’aggraver : les divergences de race, de milieu, de caractère, de mentalité, et cette impossibilité d’adaptation d’où naît la plus formelle incompatibilité d’humeur.

Certes, en partant pour Arles, dans le dessein d’épouser une jeune parente de mon ami Fernand Beissier, j’étais loin de deviner l’avenir : treize ans de vie commune finalement empoisonnée, suivie de vingt années de séparation.

Je soupçonnais moins encore que dans les torts imputables à une telle mésentente, j’aurais surtout à me reprocher des générosités perdues. Que ce soit l’excuse de mon erreur ; elle fut toute de bonne foi, et je l’ai payée comme un crime.

III

Ai-je, en 1883, assisté aux funérailles de Gambetta ? Ai-je senti la commotion de cette mort mystérieuse et considérable ? Je ne crois pas. J’ignorais l’histoire de France, la vivante, celle dont nous saignions encore. Elle s’arrêtait pour moi au gouffre de Sedan, à l’héroïsme de notre père, à l’écroulement de l’Empire, aux fureurs de la Commune et à leur répression sanglante.

J’ignorais tout de l’héroïque Défense nationale : les armées jaillies de terre à l’appel du tribun, leur organisation hâtive, leur vaillance refoulée. Je ne soupçonnais pas qu’un jour, avec mon frère, romanciers et historiens d’une « Époque », nous rendrions à Gambetta, dans Les Tronçons du Glaive, l’hommage dû à son grand cœur.

Si quelque chose, bien plutôt, m’émeut, c’est d’apprendre dans le Figaro le duel d’Alphonse Daudet avec Albert Delpit, et la nouvelle de la mort du Commandant Rivière, au Tonkin. L’œuvre de Daudet est alors dans son plus vif éclat ; il a donné Le Nabab, Numa Roumestan, il publie l’Évangéliste. Dans ce duel, sorte de jugement de Dieu, il me semble légitime que Delpit, qui a moins de talent, soit blessé : il l’est. Et le nom d’Henri Rivière, tué devant Hanoï par les Pavillons-Noirs, n’évoque-t-il pas pour moi le mythe de Pierrot que je prétends ressusciter ?

D’ailleurs ma vie nouvelle, si différente, m’absorbe entièrement.

Depuis mon mariage, j’habite, près de la Bastille, rue de la Cerisaie, un minuscule logis, dans une cité mi-bourgeoise, mi-ouvrière, où les escaliers se repèrent par des majuscules indicatrices, comme au Ministère.

Humble logement pour artisans, et où, malgré l’exiguïté de mes ressources, j’ai « fait des folies », dont s’entretiennent les voisins : le cabinet de travail est tendu de coton rouge, et la chambre à coucher d’un papier à fleurs. L’antichambre, sorte de placard, s’égaie de crépons japonais. La salle à manger est noire et, dans la cuisine, on ne peut entrer qu’un à la fois. Les meubles, achetés chez un grand fabricant de la rue Saint-Antoine, sont solides, sinon beaux. Quant au petit endroit, mitoyen, nos voisins, des Israélites prolifiques, l’arrosent comme un jardin. On a, paraît-il, circoncis leur dernier-né, et le vieux rabbin, dont la vue baisse, a trop bien fait les choses, au grand dam de l’enfant.

Des ribambelles de gens circulent dans les couloirs. Les escaliers résonnent sous la dégringolade des gros souliers ; des seaux de toilette traînent sur les paliers, où l’on perçoit des odeurs de friture et de choux. Des femmes se disputent, des gosses piaillent.

Ce n’est plus la vieille Julie qui veille au bien-être du home, mais une femme de ménage qui, pressée, bouscule la besogne et apporte, à travers ses bavardages, ses nombreux soucis de marmaille et la rumeur populaire du faubourg.

Le tramway, dont j’escalade l’impériale, me conduit, deux fois par jour, au Ministère et dévide, au contact de voisins de toute caste, le grouillant spectacle des rues : enseignes de boutiques, camions, fiacres, piétons, le marchand des quatre saisons attelé à sa charrette ; la petite femme qui traverse en se troussant, le militaire qui bombe le torse, les chiens qui musent, le Stropiat qui mendie. Je participe au terre-à-terre quotidien : je sors de la coque d’ouate qui m’a jusqu’alors enveloppé. L’épiderme plus sensible, je réagis à mille sensations neuves et confuses : je commence mon métier d’homme.

Amenés chez moi par l’un, par l’autre, des jeunes gens viennent, bientôt amis ; c’est l’âge où l’on a besoin d’épanchements, où l’on s’unit pour faire levier et soulever le monde. Les tempéraments disparates se fondent dans les ambitions communes : la même eau de Jouvence vous baigne ; le même courant vous porte vers les mirages d’amour, de fortune et de gloire. Écrivains à leurs débuts, ingénieurs en quête de brevets : l’ardente figure de Léon Vian, mort peu après des fièvres à Panama ; le masque jaune et sculpté du hardi aéronaute Capazza ; les yeux intenses du pur poète Louis le Cardonnel. Beaux moments : on croit à l’art, à la beauté ; les vers qu’on récite ont un timbre d’une sincérité inappréciable !…

Je recrute des prosélytes, je les entraîne dans mon orbe mimique. Car Pierrot me possède plus que jamais. Monomimes dans des salons, une matinée dans une mairie pour un bénéfice charitable, une représentation chez Mlle Delaporte, l’actrice retirée du théâtre, l’interprète de Froufrou ; une soirée devant des étudiants et des rapins au Café Procope, une autre dans la salle de la Société de Géographie ; faibles débouchés pour une si grande ambition !

N’ai-je pas l’audace, lors des fêtes de la Presse données en faveur des sinistrés d’Ischia, d’aller proposer à M. Arthur Meyer mon concours ? Et c’est ainsi que les spectateurs de la représentation donnée aux Tuileries assistèrent à l’effondrement de la pantomime jouée, dit le programme, par « des gens du monde » (Sic !). Quelle hérésie aussi de risquer trois actes et sept tableaux (rien que cela !), sept tableaux exigeant des transformations de scènes et de costumes, un orchestre, des comédiens experts, oui, de livrer cette bataille, sans aucune des ressources de la mise en scène et de la musique, dans un inexpressif salon Louis XVI ! Les sifflets qui ne tardèrent pas et les bravos chaleureux qui saluèrent l’entrée de Coquelin cadet au méphistophélique sourire, me poursuivirent longtemps comme le plus mérité des remords.

C’est ensuite, au Théâtre Beaumarchais, sous une direction de faillite (seule excuse du directeur) : un fiasco d’estime, devant des banquettes dégarnies, à travers des lazzis de titis haut perchés. La fâcheuse idée aussi d’avoir parlé — et de quel ton caverneux à la Taillade ! — la moitié de Pierrot assassin de sa femme, en mimant le reste !

Si ce devait être là tout mon avenir, merci bien ! Par bonheur, le démon noir qui jaillit de l’encrier ne me possède pas moins que son rival. Écrire… savoir écrire !… Et j’ébauche mon premier livre, en le plaçant sous l’invocation de celui à qui je dois tout ; ce sera Mon Père. Je l’écris, ce livre, avec les souvenirs de ma mère, les lettres, si simples et si belles, de notre père, les documents dus à la Biographie que le Général Philibert consacra à la mémoire de ce grand compagnon d’armes, son ami. J’écris avec une intime émotion les dernières pages de ce livre un peu jeunet, malhabile et sincère, que l’imprimeur Paul Schmidt édita en un joli volume, avec, pour vignette, un semeur lançant le grain, et la devise, devise que je prends pour mienne, et à laquelle je ne crois pas avoir jamais manqué : Labore, non astutiâ.

Mon premier article je le dois à Jules Claretie, dans le Temps. Villiers de L’Isle Adam, à qui j’avais adressé sans le connaître, à titre d’admirateur, Mon Père, me fit la surprise d’une belle page au Figaro. Son romantisme terminait par une audacieuse image : les lions rugissant dans l’ombre aux portes d’Alger ; autant dire les tigres de la jungle à l’octroi de Neuilly.

Mon Père, grâce à ces deux parrains inespérés, fut remarqué, puisque, à ma joie vive, le bon Paul Schmidt m’annonça qu’il allait tirer une seconde édition.

Tandis que je rends à mon père cet hommage filial, en y associant dans ma pensée les dix-sept ans de mon frère, voici que, sur l’initiative de la commune de Fresne-en-Woëvre, dans la Meuse, stimulée par le Commandant Rogier, une souscription s’est ouverte pour l’érection d’une statue dans ce village, proche de Manheulles où naquit notre père.

Nous pouvions craindre que le nom du héros de Sedan demeurât oublié : l’Empire avait sombré si bas ; tant de faits nouveaux, tant d’hommes, tant d’idées étaient sortis de terre ! Mais si le monde officiel, si la société républicaine, obéissant à d’autres directions, semblaient indifférents à cette haute figure du passé, chez les Arabes et dans l’armée, on se souvenait. L’élan de la souscription en témoigna : le patriotisme des uns, la reconnaissance des autres assurèrent, des plus petites sommes aux plus généreuses, le général de Galliffet en tête, la réalisation du monument : un groupe du sculpteur Lefeuvre sur piédestal de l’architecte Lucien Leblanc.

En juin 1884, ma mère, mon frère et moi assistions à cette apothéose. Nous avions pris, de Paris à Étain, les secondes — cette dépense en était une pour nous — et l’on nous attendait, nous le vîmes, à la descente des premières.

Nous recevons, un peu perdus et dépaysés, l’affectueuse hospitalité du maire, M. Cahart ; depuis tant d’années nous vivons éloignés du monde officiel. Qu’était-il resté à notre mère de tous ceux qui entouraient son bonheur et qui respectaient, avec une délicatesse excessive, la solitude de son deuil ?

Dans cet entourage d’honneur, préfet, général, chefs arabes, sénateurs, députés, nous cherchons, pour nous gratifier d’un regard ami, les figures familières de l’ancien officier d’ordonnance Révérony, de l’ancien aide de camp Handerson. Eux seuls et un vieux chef arabe que notre père appréciait, et que les jeunes caïds de grande tente et de sang noble tiennent à l’écart pour sa roture, eux seuls nous unissent au passé que commémorent discours et fanfares, devant le groupe de bronze où notre père blessé, soutenu par un chasseur d’Afrique, se redresse, l’épée au poing, lançant la charge.

J’entends la voix sonore du général Février, les paroles émues de Révérony, la harangue éclatante de Paul Déroulède. Le 6e Chasseurs, amené spontanément par son colonel, défila par quatre, et, à hauteur de la statue, toutes les têtes se tournent vers elle, pour le salut du regard.

Impressions confuses d’une grande journée, à laquelle j’assiste à la fois heureux, timide et ému, depuis la messe solennelle jusqu’au banquet suivi de toasts et d’un feu d’artifice. Je revois la figure spirituelle du colonel Lichtenstein, représentant le Président de la République, l’affabilité sereine du sénateur Henry Didier.

De retour à Paris, j’ajoute un chapitre à la réédition de Mon Père, pour fixer ce souvenir et je ne pense plus qu’à ce que j’écrirai ensuite. Sans doute, ce petit livre est peu de chose ; mais j’ai découvert, à travers ce début imparfait, l’ivresse de traduire ma pensée au long du magique fil d’encre qui se dévide et qui tient au cerveau et à la rétine, fait voir, fait toucher, fait vivre les paysages et les êtres. En écrivant Mon Père, j’ai réalisé, fût-ce peu et mal, mon effort ; c’est comme une initiation : je me crois, je me sens, je me dis un écrivain. Et ce métier où j’entre et qui désormais sera le mien, m’apparaît déjà, m’apparaît, encore après trente-cinq ans, le plus noble, le plus beau, le plus fier qui soit.

Que de fois j’ai contemplé avec émotion le petit bout de bois emmanché d’une lancette fendue, le porte-plume qui me sert et, aussi, selon le vers de Mallarmé,

… « le vierge papier que sa blancheur défend ».

Quoi, cela et quelques gouttes noires suffisent : Balzac dresse sa Comédie humaine, Victor Hugo sa forêt sonore et chantante, Pascal griffonne ses Pensées, La Rochefoucauld burine ses Maximes !

Et moi, ah ! moi, que je me sens peu de chose !… Qu’importe ? A défaut de talent, j’ai la foi ! J’appartiens, désormais, à l’univers des fictions observées et vues, à ce singulier dédoublement de l’artiste qui crée avec du réel et de l’imaginaire, opère, par une alchimie d’indosables éléments, l’illusion plus ou moins parfaite dans l’âme du lecteur. Je serai, à certaines heures, le voyant éveillé d’un songe, et même lorsque je vivrai mes plus médiocres actes quotidiens, un travail inconscient ou mi-conscient persistera en moi. Ma vraie vie est là, autrement plus que dans mon ingrat apprentissage de l’union à deux ou mes mornes heures du bureau, leur tran-tran monotone que réveillaient à peine l’attentat manqué, au Ministère, d’un jeune homme contre Jules Ferry, ou bien la mort de ce comte de Chambord qui faillit être roi de France.

Ai-je des opinions politiques ? Elles sont bien vagues. J’incline vers la République, symbole de liberté, mais sans connaître les événements et les idées qui lui ont donné sa consécration.

Les pièces de Dumas fils ont plus d’attrait pour moi que les questions sociales qu’il agite. Sa Recherche de la paternité ne me fait pas pressentir qu’un jour je lutterai à mon tour contre l’injustice et la rigueur des lois. Je les ai lues cependant, ces brochures courageuses, ces préfaces de combat ; mais la société avec sa formidable structure ne se dévoile encore à moi que sous l’aspect romanesque des drames d’amour. Quand la loi qui rétablit le divorce, en 1884, passera, forte de l’appui de Dumas fils, rien ne me présagera qu’avec mon frère, seize ans plus tard, j’ouvrirai une énergique campagne pour l’élargissement de ce divorce trop étroit, par l’adoption du consentement mutuel et même, en certains cas, de la volonté d’un seul.

Une action sur le public, la gloire littéraire ! Grand mirage ! L’atteindrai-je jamais, moi qui, intransigeant, rêve d’écrire de purs livres pour l’élite et qui me répète chaque jour le Odi profanum vulgus et arceo.

Inconnu et pauvre, comment oserai-je m’entrevoir, un jour, autre chose que le piètre employé qui remplit le blanc de ses imprimés et, distrait, inscrit des sommes inexactes et des noms estropiés ?

Tout a une fin : la révolte de mon chef et de mon sous-chef me le témoigne. On me trouve bien gentil, mais pas assez sérieux : on me supplie de chercher un autre bureau où mon manque de zèle et où mes bévues auront des conséquences moins fâcheuses. Que diable, on ne jongle pas ainsi avec les chiffres !

La bienveillance d’Henry Roujon me fait passer, sans trop de cahots, ailleurs. On m’inflige d’énormes registres verts ; commis d’ordre : autre supplice ! J’y dois repérer tous les arrêtés du Ministre dont mes camarades font une ou plusieurs ampliations ; ce bureau, au vrai, étant une agence de copies. Ma table de travail touche à une fenêtre, et derrière cette fenêtre, il y a un mur, un mur de moellons bruts, où pendant des mois je croirai voir le symbole de mon existence sans air, sans avenir : mon horizon barré.

Collègues nouveaux, et plus bizarres encore que les précédents. L’un, petit homme glabre et sanguin, sitôt arrivé, chausse des espadrilles ; c’est un ancien journaliste alsacien. Il fume d’âcres pipes qui m’entêtent et, d’un élan loyal, sa plume court avec de nerveux cra-cra ! Il s’interrompt toutes les heures ; — pause de dix minutes : il s’adresse à son voisin, et lui expose ses idées sur la politique étrangère : c’était sa « rubrique » ; seulement, il en est resté à celle d’avant la guerre : la grande secousse a faussé son horloge mentale. L’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, les Balkans, le Sultan lui sont familiers ; il en parle comme de sa famille, en arpentant la pièce d’un pas d’escrime, et, de temps à autre, une règle plate en main, il se fend, vengeur, contre la perfide Albion :

« Les Anglais ! Nos ennemis les Anglais ! Ces menteurs, ces égoïstes d’Anglais ! » Son éloquence le grise d’une sainte colère ; sa voix s’enfle, il s’empourpre, un délire maniaque l’emporte, et il tire des bottes contre la cloison :

«  — Celle-là pour Pitt ! Celle-là pour Fox ! Mort, mort et mort aux bourreaux de Napoléon ! »

L’autre collègue s’émeut, par contagion. Il possède un crâne vaste et malpropre, des yeux d’eau, une barbe blanche en pointe. Ses habits noirs râpés disent, avec l’excusable pauvreté, l’incurie d’un célibat funéraire. Il parle par saccades, d’une voix nerveuse qui saute vite, à l’aigu. Souffre-douleur au collège, pâtiras dans une étude, amusement, jadis, du Ministère, on lui a fait les farces les plus cruelles. Il garde de ces persécutions une hantise et, trépidant, profère des lamentations et des exécrations en cachant sa tête sous le couvercle de son pupitre. Il lacère son col, déchire ses manchettes ; son pantalon s’écarte de son gilet, et montre un bourrelet de chemise grisâtre :

« Il a été, hurle-t-il, emphatiquement, oui, pendant vingt ans, la « chasse » et la risée du Ministère !… »

Parfois l’autre, gagné à ce delirium tremens, aboie follement :

«  — Regardez l’Angleterre ! Je vous somme de regarder l’Angleterre ! »

Et l’autre réplique, à bout d’enrouement :

« Humilié, écrasé, vilipendé, je n’ai connu que les sarcasmes, l’ironie, les brimades : enfant, homme, vieillard, toujours, partout ! »

C’est le roi Lear des paperasses. Quand les deux originaux font trop de tapage, le garçon de bureau, très correct, vient les prier, de la part du sous-chef, de ne pas crier si fort.

Bien des fois, excédé, je prends mon chapeau et file : car ce spectacle n’est pas seulement grotesque, il est tragique. Et que dire, que faire pour apaiser ces cerveaux fêlés ?…

Heureusement, le troisième collègue, isolé dans une petite pièce, beau mâle au torse bombé de mousquetaire, me réconforte par son air de santé et son cordial sourire ; c’est Camille de Sainte-Croix. Il a écrit des volumes de vers, d’un modernisme âpre, encore manuscrits. Et dans ce terrier léthargique, il apporte l’air du dehors, la vie.

Grand bonheur ! car je n’étouffe pas moins chez moi qu’au bureau ; ici et là mêmes disparates entre le rêve et l’action. Et cette souffrance indicible de se savoir, malgré ses efforts, étranger à ce qui fait la trame de votre existence… Le supplice de l’intimité hostile !…

J’ai travaillé pourtant, j’ai écrit mon premier roman : Tous Quatre.

IV

Un premier roman : que de choses on veut y mettre ! On a tout à dire ; les idées se pressent comme les moutons à la porte de la bergerie ! Ce gros bouquin, mal composé, écrit d’abondance, fut, je crois bien, le plus révélateur de mon tempérament.

Aucun souci de plaire, de réussir ne l’a pomponné, lustré, châtré. C’est plutôt bien le désir inverse, un besoin de s’affirmer en choquant les idées reçues, qui lui donne cette franchise d’accent, ce verbe brutal. Je n’ai pas lu pour rien Zola que j’admire depuis l’Assommoir, bien que mes véritables maîtres d’esprit soient les Goncourt et Alphonse Daudet.

C’est toute mon enfance algérienne, mes années de bagne à La Flèche, mes ambitions de début que j’ai versées là, en vrac. Tous Quatre est pour moi ce que David Copperfield est à Dickens. Sous la part de fiction obligatoire, c’est ma sensibilité personnelle qui anime ces pages ; ce que j’ai vu, observé, senti, aimé, ce dont j’ai joui : mes élans passionnés vers la femme, mes déceptions, mon rêve de gloire, mes goûts, mes amitiés. Aucun de mes livres n’est autant moi. L’art y manque, mais la vie et son trop-plein s’y reflètent, malgré les défauts qui crèvent les yeux : le réalisme grossier qui faisait alors la mode, une fausse perversité qui était bien la marque d’un écrivain jeunet, la pléthore d’un cerveau qui a beaucoup emmagasiné, mais à qui manquent l’équilibre et l’ordre, tout étant jeté là frémissant, vif, et cru, sur le papier.

Tous Quatre m’absorba pendant des nuits et des nuits. Les soirées seules m’appartenaient : alors, jusqu’au lendemain, j’oubliais le bureau ; disparus, les fantoches de la pièce empouâcrée de tabac ; abolis, les énormes registres, mon cauchemar. Sous la lampe d’huile et dans son rond de lumière douce, je pouvais, à travers les mystérieux petits hiéroglyphes de l’écriture, voir se lever d’innombrables images de tristesse, de beauté, de désirs, de regrets. Des êtres réels et fictifs, dédoublés ou recomposés, vivaient leur vie fantomale ; des événements s’enchaînaient selon la trame logique des effets ou des causes, brisée net par le caprice du hasard ou le coup de foudre de l’accident.

Quelle volupté j’éprouvais à pénétrer dans la nuit de plus en plus silencieuse ! Les rumeurs du quartier, les bruits de la maison s’étaient éteints depuis longtemps : les ténèbres de la ville m’enveloppaient de leur velours sombre ; la solitude me révélait son âme de mystère ; j’étais, dans mon cercle de clarté limpide, comme le gardien du phare dans un ciel sans limites. Je sentais peu à peu, avec la petite fièvre lucide du travail, s’alléger la pesanteur de mes membres, je n’étais plus que nerfs, pensée vibrante, esprit désincarné. Ce sont là les ivresses du premier livre : je vivrais mille ans sans les oublier.

Seulement, il y a le bureau. Je n’ai pas les qualités ponctuelles d’un commis d’ordre. Je compulse autant de gros registres qu’il y a de directions au Ministère, et, contre toute logique, j’attribue à l’Enseignement supérieur ce qui ressortit à l’Enseignement primaire, ou réciproquement. De plus, mes répertoires, jamais à jour, fourmillent d’erreurs. Mon sous-chef finit par me trouver tout au plus bon pour mettre, sous sa dictée, les suscriptions de ses adresses de lettres ; et, comme il faut bien m’utiliser, on confie les gros registres à un nouveau, et on me met aux copies. Besogne enfantine, où mes maudites distractions trouvent encore le moyen d’assigner à un professeur nommé à Brest le poste de Carpentras, ou de donner à M. un Tel les palmes d’officier de l’Instruction publique quand il n’a droit qu’à celles d’officier d’Académie. Les bureaux qualifiés protestent. Ainsi je me cantonne exclusivement dans certaines copies, dont le triplicata, parfaitement inutile, va s’enfouir, sans jamais être réveillé d’un profond sommeil, dans des cartons poudreux et séculaires. Henry Roujon, je l’atteste, y mit de la bonté ; et sans sa protection…

Fernand Beissier m’ouvre une revue, oui, une revue à couverture jaune, qu’un fonctionnaire du Ministère édite pour des familles et des abonnés de province. J’y glisse de temps à autre quelques articulets, sous le pseudonyme bizarre de Paul Violas, jusqu’au jour où je compromets la stabilité de l’Administration et mets en émoi les lecteurs en annonçant que Louis Capazza a résolu le problème de la direction des ballons. Désormais on ne m’insérera plus qu’avec méfiance. J’ai cependant le bonheur d’écrire quelques lignes sur le Crépuscule des Dieux d’Élémir Bourges, que m’a signalé Sainte-Croix ; et voilà le point de départ de ma plus fidèle amitié : trente-deux ans déjà !…

Car Élémir Bourges prend la peine de venir me remercier, et son remerciement où il s’ingénie à me faire plaisir, est royal : il procure à Tous Quatre un éditeur, le sien, Albert Savine, sous le prête-nom de Giraud. J’ai la rare, l’immense chance de me voir publié, et même payé : deux cent cinquante francs ! Comme cet argent prit pour moi une autre couleur, une autre beauté que celui de mes appointements mensuels : car je l’avais vraiment gagné, avec un labeur noble ; je pouvais en être fier et je l’étais !

Ma gratitude envers Élémir Bourges se doublait de mon admiration pour lui. Le Crépuscule des Dieux, cette tragique histoire d’amour, de gloire et de sang, contée dans un style admirable de force et d’éclat, m’avait émerveillé. La personne de Bourges, son élégance morale, son érudition raffinée, le charme et la sûreté de son commerce furent pour moi le plus grand des bienfaits. J’avais soif de vénération, et rien ne devait ni ne pouvait décevoir le culte tendre que je vouai dès lors à cette âme héroïque.

Je me rappelle les conseils qu’il me donna, après avoir lu ce gros manuscrit dont le réalisme cru devait l’offusquer : et si je n’ai su les suivre tous, du moins leur influence m’a-t-elle été salutaire. Presque à part dans mes livres, avec ses audaces, Tous Quatre m’apparaît significatif par sa conception précoce et désenchantée de la vie. C’est l’histoire de deux ménages liés d’amitié : Matarel, gros bourgeois frotté de littérature, réussit ; Tercinet, artiste morbide, rate son œuvre et sa vie ; et tandis que le couple Matarel savoure les basses jouissances de l’argent, les Tercinet, minés d’usure nerveuse, vont pauvrement s’éteindre dans le Midi.

Ce livre atteste le triomphe des égoïstes et des médiocres, qui sont la foule, contre les purs artistes, qui sont la minorité. Il montre aussi le châtiment du rêve chez un être d’élite : la maladie de la volonté et l’impuissance d’agir. Matarel, lui, a agi, vulgairement, mais l’action porte en elle sa récompense, et ce gros homme de plaisir a le succès qu’il mérite.

Mon orgueil d’avoir écrit un vrai livre s’amplifiait de l’orgueil de caste que m’inspirait cette année féconde. Aux Névroses de Rollinat publiées l’an d’avant, succédaient les Blasphèmes de Richepin. Ferdinand Fabre, dans Lucifer, donnait une réplique à son bel Abbé Tigrane. Léon Cladel, dont les Va-nu-pieds lus au Champ du Pin avaient fortement frappé mon imagination, Léon Cladel publiait ; Kerkadec, garde-barrière. Enfin, trilogie à mes yeux splendide, la Sapho de Daudet, la Chérie d’Edmond de Goncourt, le Germinal de Zola éclataient au-dessus des discussions passionnées.

Le choléra pouvait sévir à Paris, je planais au-dessus de si misérables préoccupations, de beaucoup plus haut que sur la Tour de 300 mètres projetée alors par l’ingénieur Eiffel pour l’Exposition de 1889. Entendre Delaunay jouer Octave, au Théâtre-Français, dans les Caprices de Marianne et Mlle Marsy débuter dans le Mariage de Figaro, me plongeaient dans un inlassable ravissement.

Quelques écrivains trouvaient alors, au Ministère de l’instruction publique, un havre de grâce, et tous assurément furent meilleurs fonctionnaires que moi : Jules Case, qui publiait de sincères et pénétrants romans de vie moderne, Antony Blondel, l’auteur de Camus d’Arras et du Bonheur d’aimer ; Maupassant, Paul Ginisty avaient touché barre aux bureaux de la rue de Grenelle ; le pur poète Léon Dier, y gagnait dignement sa vie.

Un bonheur m’arriva. Mes cartons, mes paperasses et moi déménageâmes au rez-de-chaussée, dans un recoin qui me donnait l’illusion du chez moi et me soustrayait à mes collègues maniaques. Camille de Sainte-Croix voisinait table à table. Que de causeries ! Des visites lui venaient : Alfred Vallette qui allait publier le Mercure de France, Félix Fénéon, son regard fin et sa barbiche yankee. Camille de Sainte-Croix avait écrit deux savoureux récits romanesques : La Mauvaise aventure et plus tard Contempler. Il rêvait aussi de lancer un journal, il y parvint : ce ne devait pas être le dernier. Ce journal s’appela le Croquis, il était à plusieurs pages et illustré. Sainte-Croix, batailleur, y publia une série à l’emporte-pièce intitulée Nos Farceurs, très dure aux contemporains et à leurs succès.

En ce temps-là, les glaces des devantures me renvoient la silhouette funambulesque du romantique que je reste. Si j’ai coupé mes longs cheveux, trop voyants, je plagie la mise d’Élémir Bourges ; et des gilets de velours bouton d’or, gris-argent ou violet-évêque, agrafés dans le dos, me cuirassent somptueusement. Les boutons qui leur manquent ponctuent, comme des grains de réglisse, mon veston à col droit, à la fois liturgique et séculier. L’effet discuté que je produis m’inspire, tout ensemble, de la confusion et de la vanité : se singulariser est, pour les jeunes gens, une telle ivresse !

J’avais quitté la rue de la Cerisaie, trop éloignée, pour un appartement au second, rue Bonaparte. Après le mur compact du Ministère, c’était, autre horizon barré, une triste cour et des façades de suie. Du moins il y aurait assez de place pour l’enfant attendu, ma fille Ève, que sa sœur Lucie suivit de près. Dates claires, heures douces ! Je crois revivre l’attendrissement que m’inspirait leur faiblesse, et ce besoin tendre de protéger, à peine existants et déjà menacés, ces petits souffles humains.

Ai-je assez joui, aussitôt, du premier éveil de la vie en leurs prunelles vagues, et assez su voir, jour à jour, l’obscur développement de l’être gonflé de lait à travers ses cris et ses langes ? Peut-être étais-je bien jeune pour cela. Peut-être faut-il que l’ignorance de l’homme y soit initiée par l’amour de l’épouse ? Peut-être faut-il qu’on soit deux à se pencher, en souriant, sur un berceau ? Il se peut que l’ineffable beauté du mystère enfantin ne me soit apparue que beaucoup plus tard, en voyant mes fils, beaux enfants de l’amour, tendres fruits de ma dernière jeunesse, suspendus au sein d’une autre mère. Il se peut que le grand bonheur apporté par mes filles m’ait alors semblé tout naturel, et que je n’en aie pas assez remercié un Dieu inconnu.

Du moins ai-je eu l’immédiate intuition des devoirs qui m’attacheront à elles par une création incessante de leur esprit et de leur conscience. Leur gentillesse, leur grâce de délicates poupées vont ravir en moi l’orgueil de la paternité et le souci de les voir grandir heureuses. Si semblables, et si différentes, quelle place tinrent bientôt dans mon existence ces créatures de ma chair ! Quel intérêt portai-je bientôt à leurs jeux, à leurs peines, à leur santé ! De plus en plus ai-je compris, intensément, ce qu’elles représentaient pour moi, à mesure que, leur cœur et leur intelligence se formant, associées de plus en plus à mon destin tourmenté, consolatrices de mes chagrins, raison d’être de mon travail, mes « grandes » fussent devenues mes inséparables amies d’âme.

Quant au fils que j’ai tant souhaité, et attendu si longtemps en vain d’une seconde union, l’ironie du sort ne l’accordera qu’à ma troisième étape, vingt-six ans plus tard. J’aurai des cheveux gris quand compagne printanière de mon automne, ma bien-aimée et courageuse Yvonne me donnera, le 19 août 1913, notre petit, Yves-Paul. J’aurai des cheveux blancs quand naîtra, le 6 mai 1916, notre petit Antoine dont le nom, à travers son grand-père le général, rappelle son simple et probe bisaïeul Antoine Margueritte, le soldat-laboureur, chef de notre lignée.

TROISIÈME PARTIE
MES MAÎTRES

I

Entré dans le monde des Lettres au hasard des rencontres, j’y trouve des sympathies précieuses, entre autres celle d’Édouard Rod qui, par sa compréhension, son talent sobre et sa loyauté, m’inspira par la suite une amitié profonde.

Il dirige alors avec Adrien Remâcle la Revue Contemporaine et me publie une nouvelle, « L’Abdication », d’un romantisme déconcertant après Tous Quatre et d’un sadisme puéril auquel je ne puis penser sans rire. Une femme belle et fatale, princesse ou duchesse, allume dans la rue les suiveurs et, à l’instant décisif, les déçoit en se livrant à eux gainée, sous sa robe, d’un hermétique maillot noir. Casanova raconte une aventure analogue, mais avec plus de vraisemblance. Ce conte me valut l’indignation vertueuse d’un rédacteur du Figaro qui s’écria : « Ces messieurs n’ont donc ni mère ni sœur, pour noter sur leur front le degré d’infamie de ce qu’ils écrivent ! »

Après tout, ce maillot noir était-il, malgré sa niaiserie, si invraisemblable ? Ne devançait-il pas de vingt-cinq ans la mode anglo-américaine qui fit porter aux femmes élégantes, comme aux plus correctes bourgeoises, culotte et maillot noir, crème ou rose ?

J’eus, à la Revue Contemporaine, une inoubliable vision de Paul Verlaine, avec son crâne bossué, sa face de satyre et ce regard où une candeur d’enfant se mêlait à une trouble lueur animale. Trapu, sourcilleux, drapé d’un mac-farlane usé, il tenait d’une main un large feutre et de l’autre un gourdin, vraie arme de vagabond des routes. Était-ce bien là le doux poète, l’angélique pêcheur, l’ex-ami de Rimbaud, le paria, l’homme qui, après Baudelaire, avait trouvé les vers les plus déchirants, les aveux d’âme les plus meurtris ?

Moréas, aussi, m’apparut une seule fois, au cours d’un déjeuner au Quartier latin, dans une taverne grecque où nous bûmes du raki et dégustâmes des petits morceaux de mouton grillé en brochette. Moréas, effilant d’un air supérieur ses longues moustaches, laissait tomber avec autorité sur toutes choses des mots définitifs.

Si différente qu’elle semble de ma manière, cette médiocre nouvelle, « L’Abdication », répond au goût d’aventure qui m’a fait écrire depuis, à la surprise de quelques-uns, trois grands romans d’action, la Princesse Noire, Le Sceptre d’Or, La Cité des Fauves. J’ai toujours pensé qu’il serait tentant de relever de sa médiocrité le roman-feuilleton, en lui insufflant plus de vérité, en le faisant servir à des idées utiles, conformes à sa mission populaire. Mais il faudrait pour cela que l’écrivain pût jouir d’une liberté que les goûts actuels de la masse lui refusent. Ce genre de récits est plus méprisé que méprisable : Eugène Sue, Féval, Dumas père, Hugo même n’y excellaient-ils pas ? La variété des péripéties, les rebondissements de l’intérêt élargissent ces fictions jusqu’au drame multiforme, si bien qu’on a pu dire qu’un grand romancier d’aventures est le Shakespeare des pauvres.

Je joignis à « L’Abdication » une autre nouvelle qui donna son titre au volume : La Confession posthume. Un homme y raconte par quel enchaînement d’impulsions il tue sa femme, surprise en flagrant délit. Alphonse Daudet, plus tard, rappela que j’avais traité ce sujet avant que parut en France l’étonnante Sonate à Kreutzer, de Tolstoï. Et je n’en tire, certes, aucune vanité ridicule, les rencontres d’idées étant aussi fortuites qu’inévitables. Je ne cite ce mot de Daudet que pour rendre hommage au sentiment de justice et à la générosité qui l’animaient, tel que je le connus, à la fin de sa vie, miné par une maladie incurable et subissant des tortures sans nom avec un stoïcisme digne de tous les respects.

Trois grands noms m’éblouissent à cette époque, se font chair et verbe dans l’accueil de la poignée de main, la grâce du sourire et la bonté du regard. Je suis reçu le dimanche au Grenier de Goncourt et j’y vois Alphonse Daudet. Je vois aussi quotidiennement Léon Cladel ; car notre mère a loué une maison à Sèvres et nous y donne l’hospitalité. Les jardins de nos deux maisons se touchent.

Originale demeure de Cladel ! Le grand forgeron de Lettres avec sa chevelure et sa barbe incultes, son nez d’aigle, ses perçants yeux fauves, rustique comme Jean-Jacques, et accompagné de ses vieux chiens Paf et Famine, avait une allure épique. Sous sa rudesse apparente, c’était le maître le plus bienveillant. Que d’encouragements je lui ai dus, témoin mon troisième roman, improvisation hâtive et écourtée, Maison ouverte, qu’il me fait prendre à la Justice de Clemenceau par son beau-frère, le fin lettré Louis Mullem. Le caissier m’aligne chaque semaine sur le comptoir vingt-cinq francs, comme à un bon ouvrier, en pièces de cent sous.

Ai-je relu, depuis, ce livre ? Je ne crois pas. Autant qu’il m’en souvienne, c’est l’histoire de braves bourgeois enrichis et vaniteux, qu’une bande de parasites éhontés grugent et ruinent.

La villa de ma mère était à flanc de coteau, plantée dans le haut en verger, avec force prunes et abricots, et dans le bas en jardin : le tout dévalait en pente raide jusqu’à une terrasse sur la route, après laquelle venait une grande plaine, disparue aujourd’hui sous les bâtisses, et où une voiture des Pompes funèbres, chargée de croque-morts ivres, faillit écraser un jour ma fille Ève et sa nourrice.

Des fenêtres du premier étage, Paris au loin se dessinait sur la toile d’horizon du ciel, entre les deux larges portants de ce majestueux décor : à droite, le petit château de Brimborion ; à gauche, le parc de Saint-Cloud.

Plus d’une fois, Léon Cladel nous y emmena promener, mon frère et moi ; il ne dédaignait pas de s’arrêter devant les ébats des joueurs de boules, discoboles modernes. Ses causeries étaient pleines de curieux souvenirs : il évoquait Baudelaire, Banville, Barbey d’Aurevilly, parlait de Rollinat, que j’eusse pu rencontrer chez lui, et de son étonnante musique impressive ; il sautait de là à sa propre enfance, ses années de lutte, avec une verve ardente : il racontait son âpre labeur littéraire, ce mal éloquent du style qui le torturait.

D’autres fois, il conversait chez lui, assis l’hiver au coin de sa cheminée ; l’été, sur la terrasse de son jardin. Des poules venaient picorer entre ses jambes, une chèvre se haussait jusqu’aux branches pendantes ; et de gracieuses adolescentes et un fils robuste entouraient, comme une nichée heureuse, le grand écrivain et sa noble compagne.

C’est chez eux que je vis pour la première fois Catulle Mendès. Il était beau encore, d’un blond métallique ; sa grâce séduisante de lettré passionné, jointe à sa conversation vive, répondait bien à son œuvre d’alors, d’un déluré de soubrette libertine.

Mon frère avait pour amis deux des fils de l’illustre Berthelot, qui devinrent aussi les miens : Daniel et Philippe, le très grand savant et le remarquable diplomate. L’intelligence qui rayonnait de leurs visages, leur supériorité avaient quelque chose de particulièrement attachant. Dans le jeune groupe que formaient ces deux frères, le mien, Camille de Sainte-Croix, le poète Germain Nouveau, Louis le Cardonnel, quelques autres, Philippe et Daniel Berthelot annonçaient déjà, dans toutes leurs façons d’être, la belle destinée qu’ils devaient remplir, par droit de naissance et de conquête.

La reprise d’Henriette Maréchal à l’Odéon m’avait passionnément agité. Ne savais-je pas par cœur cette pièce, célèbre autant par son audace que par son tumultueux échec, sous l’Empire ? A voir les noms de ces Goncourt, dont j’avais lu et relu tous les livres, réunis pour une gloire réparatrice, de quel cœur je me joignis aux bravos ! J’avais trop admiré les trois romans écrits, depuis, par Edmond de Goncourt seul : La fille Elisa, Les Frères Zemgano, La Faustin, pour ne pas me réjouir d’un succès qui les honorait ensemble.

La mort de Victor Hugo, par contre, m’atterra. Que le vieillard sublime, que le « Père », que le Titan de l’Ile dût cesser d’être, ce sont choses que la raison subit, mais contre lesquelles le sentiment se révolte. Seule, la disparition de Flaubert, cinq ans auparavant, m’avait presque autant bouleversé : il m’avait semblé alors que Madame Arnoux et Madame Bovary mouraient définitivement, que la reine de Saba s’en retournait en pleurant au désert, que Bouvard et Pécuchet prenaient une retraite sans retour. Avec Hugo je sentais s’évanouir, malgré leur survie dans l’art immortel, Hernani, Ruy Blas, Didier, Triboulet, toutes ces figures d’opéra lyrique avec leur costume flamboyant. Un océan harmonieux et véhément, traversé d’écumes blanches et d’ailes d’oiseaux fous, zébré d’éclairs et de tonnerres, cesserait de faire entendre ses gémissements ou ses plaintes. L’univers me semblait vide d’une voix infinie. Volontiers eussé-je dit ; « Le grand Pan n’est plus ! »

Ce que Flaubert, en des romans précis comme la vie ou évocateurs comme le songe, avait exprimé : la vérité des êtres et des choses, Hugo, lui, l’avait traduit en poésie large et fluide, en symboles magnifiques, en rythmes peints comme par Rembrandt et sculptés comme par Rodin.

L’admiration était et est restée chez moi très puissante : elle me soutient quand je doute de moi, c’est-à-dire presque tous les jours. Que de force j’ai empruntée aux maîtres de la pensée ! Hugo tenait dans mon culte une place à part : celle d’un Dieu ! Et voilà qu’il mourait comme un homme…

Pendant deux jours, je vécus dans l’idée fixe de cette fin, étonné que la Nature ne prît pas le deuil, et de ne pas voir sur le visage de tous les passants le reflet de ma tristesse. De mon humble amour, j’assistai avec une dévotion affligée aux pompeuses obsèques que la France et Paris faisaient au plus grand des poètes. J’assistai, dans les Champs-Élysées, au défilé des innombrables corporations ; je précédai le char funèbre au coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel ; une angoisse exaltée m’envahit quand je le vis déboucher, dans sa lente majesté, au milieu d’une escorte de cuirassiers. Je crus que mon cœur, à cette minute, éclaterait.

L’inoubliable ruée du peuple ! Une aura mystique soufflait sur les rangs houleux d’hommes et de femmes. On eût dit Paris submergé par une invasion : toutes les castes se pressaient dans un même enthousiasme. Là où je ne voulus voir que la piété française, tout se confondait : la joie d’une journée de repos et d’amusement pour les yeux. Ce fut un autre 14 juillet : on y but, on y fit ripaille, et le soir, devait écrire Edmond de Goncourt, « les prostituées des maisons closes, un crêpe noir au sexe, se mêlèrent, sur les pelouses, à l’orgie nationale ».

Qu’importe cette écume d’égout emportée dans un tel flux de vie souveraine ? On avait acclamé Victor Hugo ; et que beaucoup l’ignorassent, que pour ceux-ci il fût seulement l’ennemi de Napoléon III, pour ceux-là l’auteur des Misérables, et pour d’autres le sublime porteur de lyre, le dernier Orphée, l’essentiel était que cette foule immense eût communié, du plus haut au plus bas, par la raison, par le sentiment, par l’instinct même, dans cette gloire sans égale.

Il fallait, au paroxysme de mes regrets, un dérivatif. Le Grenier des Goncourt me l’offrit. Le grand survivant l’avait ouvert en février 1885. Les journaux avaient annoncé cet évènement littéraire, en publiant, selon leur habitude d’inexactitude et de sans-gêne, les informations les moins contrôlées.

Quand je lus, au lendemain de cette petite « première », l’article du Figaro, j’éprouvai pour ce groupement d’intelligences et d’illustrations dans les arts et les lettres une admiration crédule. Je ne soupçonnais pas que l’article citait des noms au hasard, ayant été fait de chic, et composé avant l’ouverture du Grenier, par un journaliste qui était venu s’excuser, auprès d’Edmond de Goncourt, de cette incorrection : il avait dû, expliqua-t-il, remettre son article plus tôt, son chef de service dînant à la campagne.

Edmond de Goncourt avait bien voulu, à propos de Tous Quatre, m’écrire une lettre bienveillante. J’avais lu et relu cent fois la fine écriture comme burinée. Aller sonner à la porte du petit hôtel de l’avenue Montmorency (je le connaissais bien, pour avoir rôdé dévotieusement autour), quelle tentation ! Mais une pudeur, la honte de mon insuffisance me retenaient. Je dus au comte Primoli, rencontré chez Élémir Bourges, la joie craintive de cette visite où il se fit mon introducteur. Je devais par la suite lui savoir gré de deux autres présentations, aussi intéressantes pour mes souvenirs de famille que pour ma curiosité de romancier : l’une chez l’Impératrice Eugénie, au Cap Martin, l’autre rue de Berri, chez la Princesse Mathilde.

Me voici donc dans le Grenier, myope, balbutiant, craignant de mal entendre et de répliquer de travers. Edmond de Goncourt répondit, dès la première minute, à ce que j’imaginais de lui. Il avait la haute mine d’un Maréchal des Lettres (et je crois bien avoir été le premier à le qualifier ainsi), avec sa chevelure blanche ondée, sa moustache et sa mouche blanches, son beau nez droit, sa figure large et pâle, ses splendides yeux noirs à pupille dilatée.

Ni le portrait de Nittis, ni même le si beau tableau de Carrière ne m’en ont donné depuis l’idée absolument exacte : c’est à l’eau-forte de Braquemont que mon souvenir se réfère le plus volontiers, et aussi à une photographie de Paul Nadar, où le Goncourt des derniers mois, assis, vous regarde, de quel intense regard !

Sa haute grâce un peu distante me le fit aimer du premier contact. Qu’ils l’ont mal connu, ceux qui l’ont dit dédaigneux et acerbe ! Qu’ils ont peu compris sa sensibilité souffrante et son légitime orgueil d’isolé, de méconnu, d’écrivain journellement attaqué et calomnié !

Y avait-il d’autres visiteurs que le comte Primoli et moi ? Je ne sais pas ! Était-ce même un dimanche, jour de Grenier ? Je ne sais pas. Je n’aurais pu voir personne d’autre qu’Edmond de Goncourt. « Enfin, me disais-je, en voici « UN ». Un des grands, un de ceux que j’admirais dans l’ombre, un de ceux qui avaient enchanté ma jeunesse en m’enfonçant leurs visions dans l’âme comme des flèches de lumière. N’avoir pu approcher d’Hugo, avoir ignoré ce tumultueux et gigantesque Balzac, n’avoir pu contempler Gautier, ni entendre la voix retentissante, le « gueuloir » de ce Flaubert que j’aimais d’une tendresse passionnée parce qu’il avait créé Frédéric et Mme Arnoux… Au moins, à défaut de ces ombres glorieuses, leur pair, leur successeur ou leur émule se dressait là devant moi, en pied, dans son altière vieillesse.

« Oui, me répétais-je, en voici Un ! »

Cette nuit-là, j’eus la fièvre : constamment devant, moi surgissait ce visage attentif aux yeux scrutateurs ; j’entendais les paroles de bienvenue, l’invite à revenir. Avec la foi, le respect, la dulie que l’on portait autrefois aux maîtres des Lettres, que nos anciens se témoignèrent entre eux, je me disais, en proie au sourd bonheur du néophyte qui se consacre : « J’ai un Maître ! »

Ainsi encouragé, j’osai revenir ; cette fois je crois bien avec Élémir Bourges et Robert de Bonnières qui l’accompagnait. Encore me fallut-il du courage : j’avais peur de déplaire, et de ma timidité ombrageuse ; elle me causait en présence de ceux que j’admirais, la plus cuisante contrainte. Il me semblait tomber dans des gouffres de silence et de solitude. Je m’imaginais que je n’oserais jamais me lever, prendre congé et gagner la porte. Cependant la discrétion m’engageait à ne pas m’imposer trop longtemps. Et cela me rendait très heureux et très malheureux à la fois.

Qu’était-ce quand Alphonse Daudet arrivait de son pas vacillant, appuyé sur sa canne à bout de caoutchouc, vêtu à l’artiste — ainsi m’en faisais-je l’idée — dans un veston velours taupe, cravaté à la Lavallière ! Penchant, aussitôt affalé sur le divan près de la cheminée, sa délicate tête de Christ grisonnant et émacié, il avait toujours un instant de lassitude accablée. Cher visage douloureux : la souffrance y passait en plis frémissants, une infinie tristesse montait dans ses yeux d’encre, si noire ! Mais cet affaissement durait peu ; une flamme l’animait bientôt, et vive, agile, sa pensée bruissait comme une abeille.

Plus que Goncourt, malgré l’intérêt qu’il voulut bien me témoigner, il m’inquiéta, m’effraya même. Les railleurs m’ont toujours mis mal à l’aise. Et n’avait-il pas une réputation de malice terrible ? Quand il ajustait son monocle, ce regard sous la vitre semblait vous percer à fond. Je répondais avec une froideur maladroite, dont je me faisais reproche à moi-même et grief à nous deux. Il me fallut du temps pour briser cet influx nerveux. Daudet détestait les silencieux, et je sentais que mon silence devait me nuire dans son esprit.

Mais par la suite !… Je n’oublierai jamais cette pénétration, cette indulgence affectueuse ; sinon rassuré, en tout cas moins sur le qui-vive, je pus aimer sans réserves cet esprit si riche de vie, d’images, d’idées et d’observation. Entendre parler Daudet était un délice. Inimitable conteur, il faisait vivre, comme un magicien de sa baguette, tout ce qu’il touchait. L’expérience des hommes qui aurait pu l’écœurer, la féroce douleur physique qui aurait pu l’aigrir, avaient au contraire développé en lui la bonté, la bonté qui s’allie à la clairvoyance et qui sourit de tout ; cette bonté qui faisait de lui le donateur discret de plus d’un ingrat, et laissait approcher de son fauteuil de misère tous les quémandeurs. Car Daudet savait dire ce qui console, et ce n’est pas en vain qu’il se plaisait à répéter : « J’aurais pu me faire marchand de bonheur. » Que vendait-il donc ? Les illusions, l’espoir, tout ce qui n’a pas de prix, et qu’il répandait en paroles d’or.

Comprenant que mes goûts, ma sensibilité, ne me donnaient, pour sortir de l’ornière, d’autre chance de salut que l’art du romancier — car, poète, je n’avais écrit que de mauvais vers, et le théâtre que je préférais, outre la difficulté d’y parvenir, ne répondait pas à ma forme d’esprit — je me mis courageusement au travail et composai Jours d’Épreuve.

Nous passions alors les vacances à Chartrettes, en Seine-et-Marne. Poupart-Dawyl, l’auteur de La Maîtresse Légitime et de 13, rue Magloire, qui habitait Bois-le-Roi au bord de la Seine, nous avait indiqué sur le coteau cette maisonnette vieillotte, à l’odeur de pomme sure, et entourée d’un jardin de curé. La campagne m’a toujours été bienfaisante. C’est une amie au silence enveloppant, au grave sourire. Elle ordonnait ma pensée et soutenait mon courage.

Après Tous Quatre, Jours d’Épreuve annonçait un changement complet de manière, l’abandon des procédés naturalistes ; c’était une œuvre d’intimité, avec des dessous, des essais de psychologie ; le tout en grisaille, mais, je crois, pénétrant comme certaines petites pluies tenaces irisées çà et là de soleil et baignant des paysages intenses dans leur recueillement.

Tous Quatre avait été, pour la facture, un roman d’école empreint d’influences disparates, où Zola dominait. La Confession posthume et Maison ouverte marquaient le flottement. Jours d’Épreuve, œuvre de transition, me portait vers l’analyse intime, l’étude des situations moyennes, des milieux bourgeois et de la vie courante. Ce livre reflétait, avec la déformation inséparable de toute création littéraire, des circonstances qui tenaient de bien près aux déboires et aux difficultés de mon apprentissage de la vie.

C’est l’histoire d’un jeune ménage qui souffre des divergences de caractères, des privations de la médiocrité, du heurt des évènements, et qui, les enfants venus, un peu de bien-être entré dans l’humble foyer, arrive, non sans reculs, reprises et tâtonnements, à se comprendre, tout au moins à s’accepter, pour fonder l’unité de la famille, consentir aux devoirs étroits de la vie. Œuvre à tendances morales, livre de bonne foi, malgré sa conclusion trop optimiste, cet optimisme que la vie dément presque toujours et qui subsiste, au-dessus des ruines, comme l’affirmation d’un idéal trahi, d’un grand effort impuissant.

II

Quand je repense à mon existence d’alors, elle se déroule bien terne et désenchantée. Ainsi, c’était à ce vague et morne au jour le jour qu’aboutissaient les rêves exaltés de mon enfance et les immenses désirs de mon adolescence ? Les triomphantes amours, les conquêtes de la fortune et de l’ambition, c’était cela ? Rien que cela !

Et cependant, quelle résignation à la Loi de servitude qui régit tous les êtres ! Ces déceptions mêmes, je les acceptais avec patience ; encore y eût-il fallu pour éclaircie un peu de bonheur, si peu que ce fût. Je me trouvais si seul avec moi-même, devant mes enfants si petits dont la fraîcheur douce et l’ingénue tendresse étaient ma seule consolation… Et j’avais toute une carrière à remplir, et le succès douteux au bout : car que de vaincus et de blessés restent au revers du chemin !

Pour arriver au but, il me faudrait endurer une interminable succession de jours larvaires au bureau, d’heures difficiles au logis, toute la misère plate et aride des êtres et des choses !

Combien pesaient alors sur moi les soucis de la pauvreté, la charge d’une famille, l’inquiétude du lendemain qu’allégeait autant qu’elle le pouvait la sollicitude de ma mère ! Si encore j’avais su me créer, à côté, une carrière d’avenir ; mais laquelle, puisque je n’étais bon à rien qu’à mettre du noir sur du blanc ! Dans mon ignorance de la réalité, les professions ne me représentaient que leurs difficultés, et aucune ne m’eût séduit. Ce pis-aller, la copie machinale du bureau, était encore ce qui me convenait le mieux.

Et c’est là qu’Edmond de Goncourt me donna une grande preuve d’amitié. Il me questionna sur mon existence et quand il en sut les conditions précaires, il déclara à Alphonse Daudet qu’il fallait « faire quelque chose » pour moi. Cela se traduisit par l’assurance donnée par Daudet à l’éditeur Georges Decaux que j’aurais un jour du talent.

Georges Decaux était un novateur, un des esprits les plus actifs de la Librairie.

Il allait lancer La Lecture, le premier de ces magazines à grand tirage et à bon marché, qui depuis inondèrent les étalages. Il me demanda un roman, un autre que Jours d’Épreuve, plus mouvementé, plus romanesque surtout : ce devait être Pascal Géfosse qu’il me paiera cinq cents francs dans La Lecture, tandis que trois mille exemplaires en librairie m’en rapporteront quinze cents autres. Ces prix, joints à une réédition de Mon Père, me semblèrent une fortune.

En ce temps-là, en dehors des gros tirages de Zola et de Daudet, la littérature ne rapportait que faiblement. Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet en me procurant, par le bon vouloir de Georges Decaux, la possibilité de travailler sans trop de tourment, me gratifièrent d’un bienfait dont je leur resterai toujours reconnaissant.

Je n’avais pas seulement à lutter pour la vie, mais à défendre ma santé atteinte, depuis quelques années, par la névrose cruelle de l’asthme, l’asthme aux accès imprévus, sous l’empire du froid, du chaud, de la fatigue ou d’une secousse morale ; l’asthme étrangleur, dont l’invisible étreinte vous fait râler, comme sous une meule.

Mes seuls plaisirs étaient mes visites du dimanche au Grenier d’Auteuil — encore les espaçais-je par timidité et discrétion — ou de loin en loin une invitation chez Daudet. Je ne puis me rappeler tous ceux que je rencontrai alors chez Edmond de Goncourt : ceux que je revois le mieux sont Octave Mirbeau, Léon Hennique, Paul Hervieu, Gustave Geffroy, Lucien Descaves, J.-H. Rosny aîné, J.-H. Rosny jeune. Ces derniers tenaient dans le cercle d’intimité du Maître une place à part. Puissants remueurs d’idées et grands lanceurs d’images, romanciers insignes, ils étaient particulièrement doués pour la dialectique, riches d’observations et d’expérience ; tout ce qu’ils disaient avait une saveur robuste comme leur personne.

Je revois aussi le fin visage d’Abel Hermant, le sourire ironique d’Huysmans, le masque élégant de Rodenbach, la pâleur de Paul Bonnetain, et Jean Ajalbert, Léon Daudet, Frantz Jourdain, Gustave Toudouze, Jules Vidal, Jules Case, le peintre Raffaelli, le docteur Maurice de Fleury, Jean Lorrain, d’autres encore.

Je n’y rencontrai Zola qu’une fois ; préoccupé et contraint, il tracassait, d’un tic familier, les tirants de ses bottines en racontant une histoire de scatologie rurale. Cette impression un peu déplaisante contribua à me rendre très injuste à son égard, à un moment où, m’étant repris de son influence, les crudités de ses romans m’offusquaient.

Madame Alphonse Daudet venait reprendre son mari à la fin de l’après-midi. Si souffrant qu’il fût en arrivant, sa verve incisive, ses évocations magiques avaient bien vite donné à ces réunions une atmosphère de vie intense, qui, en son absence ou celle des Rosny, manquait un peu parfois.

En dehors du Grenier, je m’étais, par Élémir Bourges, lié avec deux de ses amis, lettrés exquis : Amédée Pigeon, l’auteur de Deux Amours et d’Une femme jalouse, et Henri Signoret, dont le petit théâtre de marionnettes, plus tard, donna des pièces de Maurice Bouchor et fit revivre les chefs-d’œuvre de Cervantès, d’Aristophane et de Shakespeare. J’appréciai beaucoup aussi Léon Doucet, le peintre, dont le vigoureux talent se prêtait aux portraits mondains ; et le délicieux Paul Guigou, poète de race, alors précepteur des enfants de Gyp ; un mal inexorable devait le faucher quelques années après. J’eus d’autres amis, qui crurent devoir m’abandonner un jour. L’idée très haute que je me faisais de l’amitié et de ses devoirs m’a infligé là une souffrance que j’estime imméritée. Je ne nommerai pas ces survivants ; c’est assez de les avoir regrettés. Un livre de souvenirs, s’il tire son mérite d’une absolue sincérité, est tenu à certaines réserves. Il y aura, dans ce que j’écris, des silences et des ombres, la pudeur des plaies trop intimes.

Ai-je dit que ma mère ne conservait plus que deux ou trois amitiés du passé ? Un bon hasard nous fit retrouver M. D…, ancien secrétaire de mon père, en Algérie, lorsqu’il y était jeune sous-officier, et qui occupait à présent une place importante dans l’Administration parlementaire. La fidélité du souvenir qu’il gardait à notre père, son accueil et celui de sa famille nous touchèrent beaucoup.

Il me présenta à Anatole France. Celui-ci, alors bibliothécaire au Sénat et critique littéraire au Temps, me vanta l’utilité des travaux de librairie et besognes diverses qui exercent l’esprit en assouplissant le style. Je me suis rappelé ses paroles plus tard quand, par la chronique et le conte, je fus conduit à faire bref, en cherchant toujours la vision directe et l’expression précise.

Je contai à Edmond de Goncourt, qui le répéta dans son Journal, le mot de France :

«  — Oui, oui, Flaubert est parfait, et je n’ai pas manqué de le proclamer… mais au fond, sachez-le bien, il lui a manqué de faire des articles sur commande. Ça lui aurait donné une souplesse qui lui manque. »

Goncourt et Daudet, devant moi, donnèrent raison à Anatole France.

Avais-je renoncé à la pantomime ? Non, bien au contraire, car je voyais ce genre, dont j’avais été l’annonciateur, soudain sortir de sa léthargie. Mon idée, jadis prématurée, prenait corps et d’autres l’utilisaient. Arlequin, Colombine, Pierrot, Polichinelle allaient triompher dans les salons, les ateliers et au théâtre.

Jusqu’à présent, le soutien de la musique avait manqué à Pierrot assassin de sa femme. La musique est indispensable à la pantomime : outre qu’elle s’y marie excellemment, elle en nuance les émotions, elle en souligne l’expression, elle lui crée une atmosphère mystérieuse et plastique. D’une note, d’une phrase, elle sculpte, elle dessine : la musique est à la pantomime un vêtement collant et fluide, qui se reflète même sur le décor et atteint, par des prolongements invisibles, les plus ténus états d’âme du spectateur-auditeur.

J’eus la rare bonne fortune de trouver dans le compositeur Paul Vidal le plus compréhensif des collaborateurs, en même temps qu’un musicien du plus grand talent. La partition qu’il écrivit pour Pierrot assassin de sa femme est un bijou de précision rythmique et de sensitivité nerveuse : tout y est, le rêve, le bouffon, le saccadé, le tragique, le funèbre. Je revois nos répétitions, dans son cinquième de la rue des Martyrs. Il fallait secouer sa paresse ensommeillée, car il se couchait tard, et le faire lever. Enfin habillé, geste à geste et note à note, au piano, il cherchait, je mimais ; nous tâtonnions jusqu’à ce que la phrase musicale collât à la peau du rôle.

Le salon d’Alphonse Daudet eut la primeur de Pierrot assassin de sa femme sous cette forme définitive ; le peintre Montégut avait peint un décor. Cette soirée, en février 1887, eut un succès qu’Edmond de Goncourt, assistant à une répétition, prévit dans son Journal : « Vraiment curieuse, la mobilité du masque de l’acteur, et la succession des figures d’expressions douloureuses, qu’il fait passer sur sa pétrissable chair, et les admirables et pantelants dessins qu’il donne d’une bouche terrorisée. Et sur cette pierrotade macabre, le jeune musicien Vidal a fait une musiquette tout à fait appropriée au nervosisme de la chose. »

De chez Daudet, notre petit drame se promène chez le peintre Garnier, chez Paul Eudel, chez Roger Ballu. Une page de l’Illustration a fixé ces visages successifs du Pierrot narquois, fourbe, cruel, ivrogne et meurtrier que j’incarnais avec une joie d’art intense et obsédée, si convaincu que, pour agrandir mon front sous le serre-tête, je me faisais échancrer au rasoir les cheveux sur le front et les tempes ; ce qui rendait fort laide la repousse et intriguait à bon droit ceux qui ne savaient pas la cause de cette défiguration.

Un voyage en Algérie interrompit ces exploits. Mon frère s’était engagé aux Spahis, ma mère et moi allions le revoir dans le pays où le nom de notre père vivait encore, ce pays où tenait toute mon enfance et dont le mirage me poursuivait d’un regret depuis que, en 1871, je l’avais quitté pour la geôle du Prytanée de La Flèche.

Après la statue de Fresnes-en-Woëvre, élevée au Meusien, une statue à Kouba, où notre père avait vécu enfant et étudié à l’École, allait commémorer l’Africain colonisateur, le soldat du désert.

Les mêmes artistes coopérèrent à cette statue : MM. Albert Lefeuvre et Lucien Leblanc. Elle était plus simple, mais aussi expressive : notre père s’y dressait seul sur le socle. La chute du voile fut émouvante, je vis des officiers pleurer. Des chasseurs d’Afrique, du 1er régiment, celui que notre père avait commandé comme colonel, formaient un des côtés du carré sur leurs petits chevaux blancs et gris. J’entends le « Garde à vous » trompetté dans l’air clair, avant les discours de notre parent et ami, M. Tirman, Gouverneur de l’Algérie. Je ressens, immobile derrière notre mère, un étouffement dans la nombreuse assistance d’honneur tassée sur ce petit espace, et l’appui que m’offraient, contre la poussée, les robustes épaules de ces vieux amis du passé, dans leurs nobles vêtements arabes, parfumés d’ambre et de tabac blond, Si Slimen ben Siam et son beau-fils Mohammed ben Siam. Au banquet qui suivit, Jean Aicard récita des vers.

Il me sembla que, malgré cet incurable sentiment de timidité et de gaucherie qui me dépaysait, aussitôt sorti de ma vie intérieure, je participai mieux à cette cérémonie qu’à celle de Fresnes. En effet, ce pays, où mon Père avait laissé un nom légendaire, était celui de mon enfance ; les visages, les arbres et jusqu’à la couleur de la mer et du ciel, tout m’y était familier.

Ne retrouvions-nous pas aussi, du côté de mon père, des cousins dévoués à son souvenir, les Bratschi, du côté de ma mère, Victor Mallarmé et sa famille ? Il était un des premiers avocats d’Alger, et un lettré des plus fins. Que de souvenirs ressuscités pour moi, dans ce décor merveilleux ! Je ne pus revoir sans émotion le champ de manœuvres et sa terre rouge, la plage de Mustapha, la Pointe-Pescade où le flot bat les roches semblables à d’énormes éponges pétrifiées, le jardin d’Essai avec ses allées de bambous et de dattiers enlacés de roses, avec le cri aigre des paons, et le petit café maure toujours somnolent sous un vieil arbre. Je retrouvais à la poussière le même goût d’épices et d’aromates ; aujourd’hui comme alors, on voyait aux portes d’Alger des arabes accroupis devant des petits tas d’oranges et, dans les rues marchandes, l’odeur de l’absinthe se mêlait à celle des cuirs et des tapis.

Je visitai la Kasbah, ses ruelles à moucharabiés, ses culs-de-sac, ses recoins voûtés, ses escaliers en dédale, pour un article destiné au Supplément littéraire du Figaro.

Chose singulière, je ne pouvais dire, de cette Algérie tant aimée, comme le Perdican de Musset : « J’avais laissé ici des océans et des forêts, je retrouve un brin d’herbe et une goutte d’eau. » Rien n’avait changé de ma vision d’enfant : elle demeurait adéquate au réel.

Littérairement, cet admirable pays me fut une révélation ; deux de mes romans allaient y emprunter leur cadre : Pascal Géfosse auquel je pensais déjà ; ensuite Amants ; et encore un livre descriptif écrit plus tard : Alger l’hiver, qu’édita avec de curieuses photographies Gervais Courtellemont.

Rentrer en France, dans ma morne existence, après ce flamboiement de lumière, me déchira. Nul paradis n’était plus selon mon cœur que ce sol aphrodisiaque où l’âme et les sens s’exaltent à la splendeur de vivre dans un perpétuel printemps ou un torride été.

Mais le joug que je m’étais imposé me tirait, par-delà la mer, vers ma geôle. Il fallut quitter le royaume d’Éden et retourner à mon double labeur de scribe et d’écrivain.

III

A cette époque remonte mon entrée à la Revue des Deux-Mondes, sous les auspices du général de Galliffet, avec qui nous étions restés en relations espacées. Encore dans sa verdeur d’héroïque cavalier, Parisien très répandu, il me témoigna de l’intérêt :

« Je ne puis, déclara-t-il, vous présenter chez M. et Mme Buloz comme littérateur ; vous n’êtes pas encore assez connu. Mais les valseurs manquent cet hiver dans leur salon, je vous amènerai comme valseur ! »

J’eus beau objecter que je ne dansais pas, que j’avais ce sport en horreur, qu’il valait mieux attendre que j’eusse acquis un peu plus de notoriété, Galliffet n’en voulut pas démordre. « Le tout, affirma-t-il, était d’entrer dans la place ; une fois là, je me débrouillerais ! » Et le lendemain, il vint me prendre, carillonna à toutes les portes sans que je l’entendisse, cassa des sonnettes, fit un vacarme de tous les diables et repartit en coup de vent. Quand, informé par le concierge, je me précipitai, morfondu et désolé, rue de l’Université, le général, sans même entendre d’explications, me poussa dans le salon au feu des lustres, comme un conscrit, et me désignant à la maîtresse de maison, de sa plus belle voix de commandement :

« Madame, je vous présente Monsieur Paul Margueritte, un danseur ! »

Je m’anéantis dans un plongeon de confusion, confusion qui s’accrut quand Galliffet, quelques minutes après, me colloqua à Albert Delpit :

« Ce garçon-là veut faire de la littérature ; Delpit, donnez-lui des conseils ! »

Mon visage trahit-il un involontaire désarroi ? Delpit s’écria, plaintif :

« Oh ! non ! non ! je vois bien qu’il n’a pas confiance en moi ! »

Il eut pourtant la galanterie de m’inviter une fois ou deux à déjeuner ; j’eus le plaisir d’y connaître Marcel Prévost, déjà remarqué pour son roman Le Scorpion, et j’entendis avec admiration Hérédia réciter les sonnets d’Antoine et de Cléopâtre. Delpit, à la fin, sauta au cou du poète et, les larmes aux yeux, s’écria :

« Nom de Dieu, que c’est beau, les beaux vers ! »

Je compris ce jour-là qu’il n’y avait pas de frontières littéraires et ne souhaitai plus qu’Albert Delpit, s’il se rebattait en duel, fût embroché.

Quant à la Revue des Deux-Mondes, qui devait me faire l’honneur d’une longue hospitalité, je n’y entrai que sensiblement plus tard, comme romancier cette fois ; et Mme Buloz voulut bien ne pas me tenir rigueur d’avoir, sous la contrainte du général de Galliffet, surpris sa religion. Danseur, plût à Dieu ! Que de places brillantes eussé-je obtenues, si Beaumarchais a dit vrai ! Danseur !… Je me suis souvent répété ce mot avec une plaisante amertume : mais quoi ! l’intention de Galliffet avait été excellente, et sa protection chevaleresque devait, en d’autres occasions, se montrer plus appropriée et plus efficace.

En août 1887, j’avais porté à Edmond de Goncourt le début de Pascal Géfosse que publiait La Lecture. Le roman marquait chez moi l’essai d’une troisième manière : après le réalisme de Tous Quatre, l’intimisme à la Georges Elliott de Jours d’Épreuve, Pascal Géfosse aspirait, sous l’influence certaine de Stendhal et aussi de Paul Bourget, à la psychologie.

Je m’y efforçais d’analyser le cœur et le cerveau d’un écrivain célèbre jeté dans une aventure sentimentale, qui se déroulait à travers l’Alger mauresque et les jardins enchantés de Mustapha-Supérieur. Pascal Géfosse laissait voir, avec le désenchantement d’un esprit blasé sur le succès, l’aridité donjuanesque d’un cœur desséché par l’égoïsme et l’examen minutieux de tous les mobiles humains qui nous poussent à agir.

Ce roman répondait aussi à un procédé de travail nouveau. Tous Quatre et Jours d’Épreuve avaient été écrits de jet, sans composition apparente et avec peu de ratures ; j’écrivis au contraire Pascal Géfosse ligne à ligne, influencé par les scrupules de Flaubert et de Léon Cladel, ces grands martyrs du style.

Daudet fit au sujet de ce roman des remarques justes que Goncourt nota : spécialement sur l’erreur des psychologues voulant décrire « non ce que faisaient les héros des romans, mais ce qu’ils pensaient », car « la pensée, quand elle n’est pas supérieure ou très originale, c’est embêtant, tandis qu’une action même médiocre se fait accepter et amuse par son mouvement ».

Il ajoutait avec finesse « que ces psychologues, bon gré mal gré, étaient plus faits pour les descriptions de l’existence que pour des phénomènes intérieurs ; que par leur éducation de l’heure présente, ils étaient capables de décrire très bien un geste, et assez mal un mouvement de l’âme ».

La meilleure critique d’Alphonse Daudet, sur mon livre, fut de constater que mon Pascal Géfosse, avec ses cheveux gris et sa prétendue expérience, avait un cœur trop jeune, un cœur d’homme de vingt-sept ans, comme moi ; aussi m’aborda-t-il le jour de l’apparition en me lançant dans une poignée de main : « Bonjour, Géfosse ! »

J’étais, avec ce livre, bien loin d’Émile Zola et de cet admirable Assommoir qui m’avait au premier jour soûlé comme un gros vin, mais soûlé à voir tourner le soleil et à tomber étourdi d’une ivresse que je cuverai pendant des années.

J’allais m’éloigner encore du chef du naturalisme, chef sans élèves, car Maupassant, Léon Hennique, Henry Céard, Joris-Karl Huysmans, attestaient des talents trop différents pour être considérés autrement que comme des disciples d’affection et non d’école. Émile Zola publiait alors La Terre, roman épique, d’une crudité flamande, où les incongruités sonores du paysan Jésus-Christ faisaient scandale. Sans avoir, comme on devait me le faire judicieusement remarquer, le droit d’être prude après mon livre du début, je ressentais un sincère éloignement pour cet art ; et c’est pourquoi je pris part au manifeste des Cinq que publia le Figaro et que signèrent Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Gustave Guiches et moi.

J’en avais eu, ouï lecture, une impression hâtive ; plus réfléchi, peut-être eussé-je demandé à ce qu’on discutât certains termes de l’article, trop direct, trop violent, pas assez respectueux de l’immense effort d’un homme qui remplissait alors le monde de son nom et de ses livres, dont chacun était une bataille d’idées, et joignait au succès d’argent une victoire littéraire. Pressé par les circonstances, j’adhérai sans calculer la portée de mon acte. J’en eus conscience le lendemain, en lisant l’article — car ce qui est écrit a un autre caractère que ce qu’on entend — et en jugeant de l’effet produit. Il fut comparable à l’explosion d’une poudrière. Tous les journaux, et de tous les partis, tombèrent sur nous avec raison, nous reprochant une défection blâmable si nous étions les élèves de Zola, ridicule si, comme il l’affirma dans sa réponse, il nous ignorait. Chacun de nous se vit rappeler ses méfaits, Bonnetain Chariot s’amuse, Lucien Descaves son réalisme, moi le saphisme et les images à la Pétrone de Tous Quatre. D’autre part on se réjouissait de ce « lâchage » du naturalisme comme d’un signe de réaction propice et de dégoût tardif, mais justifié. « Quand le bateau sombre, écrivit avec une méchanceté drôle un journaliste, les rats déménagent ! »

Léon Cladel ne me cacha pas qu’il désapprouvait les allusions blessantes et le ton général du manifeste ; Daudet et Goncourt, qu’on suspectait à tort de complicité, et qui n’avaient rien su d’un secret bien gardé, jugèrent, le Journal de Goncourt en fait foi, notre article « mal fait, et s’attaquant trop outrageusement à la personne physique de l’auteur ».

Si, dans l’ardeur de ma foi littéraire et l’enivrement d’une lutte où nous étions justement éreintés, je ne perçus pas d’abord combien s’était engagée imprudemment ma responsabilité morale d’écrivain, je dois dire que j’ai, chaque jour davantage — car je ne parle ici que pour moi — regretté profondément une attaque qu’aujourd’hui je déclare à nouveau coupable et fâcheuse. Ma conscience en a porté longtemps le remords, je n’ai pu m’en décharger auprès d’Émile Zola que des années plus tard, lorsque, dans son beau livre La Débâcle, il dépeignit les charges héroïques de notre père. Je lui écrivis alors, avec mes remerciements, des excuses auxquelles il répondit avec une mâle simplicité qui l’honore grandement.

Au lendemain du manifeste des Cinq, je dînais chez Paul Bonnetain, que j’avais rencontré déjà, mais à qui je n’avais, je crois, jamais parlé. Et comme tout s’oublie, il ne fut bientôt plus question de notre méfait, quand les journaux de province, puis ceux de l’étranger eurent apporté les derniers échos de ce grand tapage. Émile Zola ne s’en porta pas plus mal, et l’eau coula sous les ponts.

Je n’avais pu, si cantonné que je fusse dans ma vie littéraire, ignorer les grands évènements de cette année : l’importance prise par le général Boulanger et la démission de Jules Grévy ainsi que l’affreux incendie de l’Opéra-Comique. Le Théâtre Libre d’Antoine, au début de sa triomphante carrière, avait donné, au Passage de l’Élysée des Beaux-Arts, Jacques Damour d’Hennique, Sœur Philomène, adaptée par A. Byl et J. Vidal, l’Évasion, de Villiers de l’Isle-Adam. Maupassant, dont le robuste talent, affirmé dans la « Boule de Suif » des Soirées de Médan, s’élargissait de plus en plus, publiait Mont-Oriol ; et les lettrés admirèrent, après Nell Horn, Le Bilatéral de J.-H. Rosny. L’année suivante vit s’amplifier la crise du Boulangisme, le duel Boulanger-Floquet, et les travaux de l’Exposition de 1889 traversés de grèves. Le Journal des Goncourt et l’Immortel de Daudet créaient des discussions passionnées. Je revois au Théâtre Libre, installé alors Boulevard Montparnasse, La Puissance des Ténèbres, le tragique de Mévisto, l’impressionnante silhouette d’Antoine dans le vieil Akim, vidangeur philosophe : « Ce Tolstoï, disait Daudet, est étonnant : il a mis le bon Dieu dans la m…! »

Mon goût passionné pour la pantomime m’inspirait un nouveau scénario : ce fut, en collaboration avec Fernand Beissier, Colombine pardonnée, que Paul Vidal enveloppa d’une musique délicieuse. Pierrot cocu et abandonné, le retour de l’infidèle, une scène de reproche, puis de séduction, un pardon arraché à la faiblesse des sens, enfin un sursaut de fureur jalouse ruant Pierrot sur un couteau fascinateur avec lequel il frappe Colombine, tel était le thème.

Où trouver une Colombine ? Vidal s’adressait à Peppa Invernizzi, danseuse à l’Opéra, dont le jeu impeccable fut plus décent que je n’aurais souhaité pour le rôle. Elle repoussa l’idée du tutu et de la jupe de gaze qui eussent fait de Colombine une légère libellule, et préféra se déguiser en soubrette de la comédie italienne. Nous répétions dans le petit hôtel qu’elle habitait ; une pomme de terre figurait le pain où est fiché le couteau. Dans la scène d’amour, Peppa Invernizzi avait découvert cet effet de laisser crouler ses cheveux qui étaient fort longs et ondés.

Nous donnâmes Colombine pardonnée chez Daudet. Edmond de Goncourt en commente ainsi la répétition dans son Journal :

« … Invernizzi fait la Colombine rose, montée sur de hautes bottines noires. Dans son jeu mêlé de danse, une valse a l’effet de triompher de la résistance de Pierrot, une valse les bras derrière le dos, d’une volupté charmante.

« La répétition finie, on cause pantomime, et je conseille à Margueritte de jouer sans blanc, le plâtrage tuant, sous sa couverte, tous les jeux délicats et subtils d’une physionomie. Et avec Daudet, nous disons qu’il faudrait renouveler la pantomime, jeter à bas tous les gestes rondouillards, tous les gestes qui racontent, et ne garder que les gestes de sentiment, les gestes de passion, auxquels Margueritte mettrait les grandes lignes de sa pantomime, et nous parlions d’une pantomime sur la peur, dont ses traits savent si éloquemment rendre l’impression. »

Quelques jours auparavant, j’avais joué Pierrot assassin de sa femme chez Antoine, au Théâtre Montparnasse. Le spectacle comportait une pièce fort noire de Descaves et Bonnetain, et deux tableaux non moins lugubres de Guiches et Lavedan.

Antoine faisait dans ma pantomime le rôle épisodique du croque-mort :

« A dater de cette représentation, m’avait-il affirmé, votre destin va changer du tout au tout ! Vous ne soupçonnez pas à quel point il va changer ! »

Je me rappelle le mouvement de la salle quand, tous deux titubant d’ivresse et lui me soutenant, nous surgissions, la porte poussée d’un coup de poing, sous un rayon de lune blafard. Paul Vidal, comme d’habitude, accompagnait au piano. Antoine avait bien fait les choses : le portrait de Colombine s’animait grâce à un éclairage au magnésium, et l’incendie final jaillissait en longues flammes des portes et des fenêtres.

Paul Bonnetain avait convié ses camarades, ses interprètes et quelques artistes à souper, après la représentation, dans son atelier. Il y avait là Jules Chéret, alors dans la célébrité de son lumineux talent, cet art des affiches aguichantes et pétries d’un goût qui semblait un souvenir de Watteau et de Fragonard. Il me conseilla de renoncer au costume de neige et d’endosser l’habit noir à basques de clown anglais, comme l’avaient fait les incomparables Hanlon-Lee ; la pantomime y prendrait un modernisme plus aigu. Mais les lignes déhanchées de la silhouette, le brisement des attitudes qui en résultaient, ne cadraient pas avec ma conception du Pierrot statue sous la draperie, du Pierrot aux poses classiques qui, dans le flottement des plis, font survivre un peu de l’harmonie grecque : ce que vit tout de suite Jules Lemaître, écrivant, paradoxal, à propos de Colombine pardonnée, qu’il verrait fort bien une Orestie mimée par des Pierrots tragiques à mon image.

La nuit s’écoula en causeries et en verres de punch, jusqu’à l’apparition des journaux. Nous en fîmes tout haut la lecture et nos visages pâlis par l’insomnie s’allongèrent. Je doute que jamais représentation d’avant-garde au Théâtre Libre ait bénéficié de pareil éreintement. Les dénouements macabres des trois pièces égayaient la verve des critiques et des soireux ; on affirmait que le voisinage du cimetière avait inspiré ce spectacle de macchabées ; on criait au sadisme et à l’horreur.

Pittoresques souvenirs, dont m’est resté le gentil envoi, le lendemain, par Henri Lavedan, d’un portrait de Deburau en blanc sarrau, clignant de l’œil et tenant en main une bouteille. Somme toute, je ne pouvais me plaindre ; ceux même qu’effarait le sujet de Pierrot assassin de sa femme rendaient justice au mime, Francisque Sarcey en tête, que Paul Vidal et moi allâmes remercier. Son accueil fut, comme ses feuilletons du Temps, d’une bonhomie à la fois grosse et fine.

Et malgré la belle prédiction d’Antoine, rien ne fut changé dans ma vie.

Pourtant allait s’ouvrir un coin d’horizon. L’honneur en revint aux frères Larcher, le critique dramatique et l’acteur qui, avec Raoul de Najac, Fernand Beissier et moi, fondèrent le Cercle Funambulesque, dont Paul Hugounet, l’auteur de Mimes et Pierrots, se fit l’historiographe. On groupa des noms et des sympathies. Il s’agissait de rénover la pantomime, de jouer des parades du Théâtre de la Foire et des scènes de la Comédie Italienne, tout en lançant des pièces nouvelles.

Dans la salle du Pardès, entre un prologue de Jacques Normand et une pantomime où Saint-Germain se montra le plus nuancé des Pierrots, nous jouâmes, Invernizzi et moi, Colombine pardonnée. Ces manifestations curieuses ne devaient pas dépasser l’enceinte de salles d’aventure et l’éclat des rampes d’un soir. Elles firent pourtant valoir le souple talent de Félicia Mallet qui devait se révéler bientôt inoubliable, dans l’Enfant Prodigue. Par déférence, nous avions décidé Paul Legrand à figurer dans le prologue. Il me complimenta de sa rauque voix cocasse : « Shakespeare ! C’est du Shakespeare ! »

Et les jours à nouveau coulèrent…

Ces vacances-là furent marquées par une nouvelle étape. Ma mère n’habitait plus Sèvres, mais une petite maison du Bas-Samois, proche la Seine, à la lisière de la forêt de Fontainebleau. Je logeais avec les miens dans une auberge, au haut du village. Ce retour à la forêt qui avait été la complice de mes grands rêves d’adolescence, ce retour à la rivière où s’était mirée notre barque de comédiens-enfants, était pour moi quelque chose d’émouvant. Les forêts plus que la mer et la montagne, me fascinent ; je suis en communion immédiate avec leur sortilège puissant, leur mystère touffu, leur aphrodisie exhalée de la fermentation des sous-bois ou traduite par le raidissement des branches et l’entaille crevassée des troncs moussus.

Cette forêt, entre toutes, pour moi, était Fée. Que j’en suivisse les allées vertes ou les plaines de bruyères roses, que j’en foulasse les clairières ramifiées de fougères ou les tapis roux étoilés de girolles et de ces ceps vénéneux qui se décomposent comme le masque de Méduse dès qu’on les touche, elle m’envoûtait de son charme auguste et de son silence pesant, de ses eaux rares, de ses oiseaux muets et de la lente fuite, au loin, d’une biche sous la feuillée.

Un malheur nous attrista. Nous devions avoir à dîner chez ma mère Odilon Redon, le peintre et quelques amis ; en leur honneur, la vieille Julie confectionnerait un de ces « Couscous » dont elle avait le secret. Redon vint s’excuser sur ce que, son ami Émile Hennequin le visitant, il se devait à son hôte. Nous priâmes naturellement Émile Hennequin à dîner aussi : il accepta et eut, dans l’après-midi, l’imprudence de se baigner en Seine. Une congestion cérébrale le foudroya. Aucun soin ne put le ranimer. Émile Hennequin avait déjà marqué sa place par deux livres de valeur : La critique scientifique et les Écrivains francisés ; un bel avenir l’attendait. Tout cela fut anéanti en quelques secondes.

Mon frère était arrivé du matin en congé. Je le vois en spahi, escortant à pied, comme en corvée militaire, la charrette qui ramenait le pauvre corps au petit hospice du Haut-Samois. La jeunesse d’Hennequin, les affections qu’il laissait derrière lui, l’arrivée d’amis consternés, son visage de plâtre pris par le sculpteur Reymond, les regrets d’une catastrophe aussi lamentable nous saturèrent d’horreur.

Le lendemain, par une erreur macabre, c’est ma noyade en Seine qu’avait annoncée le Figaro, si bien que je dus rectifier en hâte et rassurer mes parents et mes amis. Superstitieux, j’aurais vu là un présage, car la « phobie » de l’eau que j’avais auparavant ne m’a jamais quitté depuis : j’y sens un élément traître et la mort embusquée ; une promenade sur un fleuve, un revers de berge, le plat bord d’un canal m’inspirent une angoisse dont je ne suis pas maître.

Ai-je vu cette année Réjane dans Germinie Lacerteux à l’Odéon ? Je ne crois pas. Pas davantage La Patrie en danger des Goncourt, jouée par Antoine. Je subissais une grande dépression. La lassitude de ma vie intime et de mon métier au Ministère atteignait son paroxysme. Ayant obtenu, par la bienveillance d’Henry Roujon, un congé d’un an pour soigner ma santé très menacée, j’allai passer l’hiver à Alger. Il me semblait que sur cette terre chaleureuse, fuyant les neiges, le gel, la boue noire et ma propre tristesse, je reprendrais force et courage, comme Antée.

QUATRIÈME PARTIE
LA MONTÉE

I

Un coup d’audace que ce départ : je me jetais dans l’inconnu, sans ressources que de faibles mensualités et l’espoir chanceux de placer mes livres dans les revues.

Mme Juliette Adam venait d’accueillir Jours d’Épreuve. La Nouvelle Revue, depuis les succès de Loti, prenait une valeur littéraire sans conteste, très supérieure aux prix modestes qu’elle pouvait accorder à un débutant. Je fus invité à l’Abbaye de Gif, pour un déjeuner champêtre. Pauvre moi ! Bien qu’assis proche d’Hugues Le Roux, affable, me voici aussi empêtré, avec mon long corps et ma tête de loup en brosse, que naguère dans les salons de La Revue des Deux-Mondes, tant étaient grandes mon insociabilité, l’impuissance de m’assouplir aux propos décousus et aimables. Véritable infirmité psychique ; elle m’a permis très peu d’amis, et encore moins de relations !…

J’ignorais — et à quoi m’eussent-ils servi puisque j’étais inapte à les suivre — les préceptes que Stendhal se donne à lui-même : plaire à une société choisie, à tout le moins, ne déplaire à personne ; mais pour cela, que de peines, que d’esprit, que de courbettes !… On dut me juger un sauvage, et de fait, j’en avais bien l’air.

L’hiver d’Alger, que je passai en grande partie seul, me sembla délicieux d’indépendance reconquise. Le travail m’y fut facile ; j’écrivis Amants, une histoire de passion, de maladie et de mort, de sentiments exaltés par l’ardeur du climat et la beauté des décors. La Lecture le publia, puis La Nouvelle Revue. Mon excellent éditeur, Georges Decaux, passait à Ernest Kolb sa librairie, et celui-ci me continuait son concours.

Cet hiver d’Alger, quel enivrement, après les sept années de geôle administrative, geôle douce, mais geôle tout de même ! Quelle volupté de sentir couler en moi la flamme du soleil comme un vin généreux, quel plaisir à retrouver mes plus belles sensations d’enfance !

Sans doute allai-je, en pieux pèlerinage, revoir la maison blanche et le jardin paradisiaque de mes rêves de petit garçon ! Sans doute revis-je avec attendrissement l’arbre aux nèfles, le pavillon du grand-père, la noria craquetante ? Eh bien ! non, une gêne m’en empêcha : la crainte d’y éprouver, sinon une désillusion, du moins un regret trop vif. C’était le passé : quelque chose de radieux et d’évanoui.

Je visitai du moins, sur la colline rouge, le cimetière où notre père reposait, sous un humble monument, et je compris mieux devant les cyprès grandis et la pierre usée, quel espace d’années, quelles transformations de la vie me séparaient du jour où, garçonnet en deuil, j’avais suivi son cercueil.

J’occupais deux minuscules chambres meublées dans une maison mi-bourgeoise, mi-ouvrière, à l’Agha. Des balcons de bois couraient le long de la cour intérieure, des linges pauvres y séchaient, des chattes en folie s’y livraient des combats de clowns ; et les jours de pluie une terrible odeur de vidange s’élevait des tuyaux engorgés.

N’importe, là et dans un petit cabaret d’étudiants où je prenais mes repas, je savourais toute ma liberté. Vivre, lire, penser à ma guise, quelle délivrance !

D’un café maure voisin, le caouëdji, d’une langueur pâle et un œillet à l’oreille, m’apportait de minuscules tasses en forme d’œuf remplies du café clair à la surface et boueux dans le fond. Tout l’arome algérien tenait dans cette eau noire et filtrait des vêtements du Maure fumant son éternelle cigarette. Rien qu’en fermant les yeux, j’imagine respirer encore l’odeur des grandes claies où, à même la rue, le tabac doré sèche, et la senteur du café torréfié, au seuil des échoppes de Mzabites, avec une fragrance d’épices, d’orange, de musc ; et encore les parfums musqués des faux poivriers et le relent âcre de la poussière blanche des routes.

Ce sont aussi des galopades à cheval avec mon confrère Jules Hoche, l’auteur du Vice sentimental, au long des sables de la mer ou vers les rochers de la Pointe-Pescade. Dans l’écurie du mercanti qui nous louait ces chevaux, aux barreaux d’une cage pour oiseau, un ouistiti grimaçait ; sa tête n’était guère plus grosse qu’une petite mandarine, son corps eût tenu dans ma poche. Rien de troublant comme cette bestiole, qui tenait de l’homunculus de Faust : je n’ai jamais oublié ce regard méfiant, ce rictus aigre d’enfant épileptique, ces gestes où se démenaient, en un raccourci d’instincts passionnés, la parodie de l’animalité humaine.

Je me rappelle, avec le curieux de la vie qu’était Jules Hoche, des explorations dans la Kasbah et son dédale de ruelles en coupe-gorge, à la recherche de quelque Fatma voilée ; la Kasbah, avec ses Ouled-Naïli drapées d’oripeaux vifs, semblables, sous leurs pièces d’or en collier et en bandeau, à des idoles barbares ; la Kasbah avec ses mauresques dont l’ombre, au seuil d’un caveau éclairé à ras par une bougie, se découpe fantastique sur le mur. Et puis, dans la rue des gros numéros, remplie de matelots et de zouaves, bourdonnante de sons de guitare et de chuchotements obscènes, des prostituées de toutes les races, négresses crépues, Italiennes empâtées, Espagnoles qui, jambées de hauts bas rouges, dansent nues sur des tables, dans la fumée, au cliquetis des castagnettes.

Je revois encore des Aïssaouas convulsionnaires multipliant leurs prosternements agenouillés, leur balancement de bête, jusqu’à ce que, l’extase obtenue, ils puissent sans souffrir mâcher du verre, avaler des scorpions et se percer les bras avec des tiges de fer.

Je revis avec grand plaisir mon ami Ch. de G…, esprit très ouvert, lettré délicat, grand musicien. Toujours à l’affût de la nouveauté, il se proposa d’offrir une de mes pantomimes à la société d’Alger. Dans l’atelier du peintre D… furent montés une scène et un décor dont un magistrat-artiste colla les papiers : j’y jouai Colombine pardonnée avec pour partenaire une petite danseuse du théâtre, dévêtue dans le maillot, le tutu et la jupe de gaze à la Willette. C’était bien le costume rêvé pour des pantomimes que je ne jouerais jamais. Rien ne vient à point dans la vie ou se présente trop tard. Je ne sais si le public algérois goûta Pierrot, sans doute pensa-t-il : « Ce n’est que ça ? »

Ch. de G… me montra, dans une tournée des Grands-Ducs, des danseuses malagaises et la belle Fatma, hétaïre mauresque. Cette Fatma faisait des mots, parfois détestables. En voici un : Quand on lui présenta Coppée… elle savait bien : Coppée, le grand poète… Elle s’écria :

« Coupé ! Coupé ? Mais alors, c’est un Juif ?… »

Un ami de Ch. de G…, Jules Maillet, depuis membre de la Cour de cassation et qui avait requis dans l’affaire Chambige, voulut bien me documenter pour un article que Bonnetain me demandait au Figaro. Les jurés qui s’étaient montrés si durs présentaient requête au Président de la République, afin que Chambige fût envoyé à Nouméa ou ailleurs, et « cessât de souiller le sol de l’Algérie ».

Écœuré de cet inepte rigorisme, j’écrivis un article où, exposant que Chambige subissait dignement, courageusement sa peine, il convenait de respecter son malheur et de ne pas aggraver son expiation. Chambige connut mon intervention ; venue d’un homme qui ne le connaissait pas, elle l’émut ; et ce fut le point de départ, après des années, d’une réciproque amitié. J’ignore tout du drame où il faillit mourir deux fois, d’abord quand la balle du suicide l’épargna, frôlant d’un millimètre la carotide, ensuite quand la vindicte publique réclama sa tête ; je sais seulement que, après des débats passionnés où la querelle religieuse, l’esprit de caste, les rivalités de parti, les animosités de province jouèrent un rôle analogue à celui de l’Affaire Dreyfus, Chambige, son temps de « la Maison des Morts » achevé, se fit, sous le pseudonyme de Marcel Lami, admirer par de beaux livres comme La Débandade, et, après sa mort, tels que Grand-Paul et aussi par des impressions de Portugal et de Roussillon. Marcel Lami, qui portait sur ses traits meurtris le ravage d’un destin foudroyé, devait, s’il ne désarma pas des haines dont quelques-unes avaient une raison d’être, mériter du moins le respect pour sa vie probe d’écrivain : les Lettres ont perdu en lui un être à part.

Bien des années après le drame, Chambige et Jules Maillet se rencontrèrent, un jour de réception, chez moi. Seconde pénible ! L’étrange est que ces deux êtres qui s’étaient affrontés, dans un assaut inégal où le Procureur réclamait la tête de l’inculpé, ces deux êtres qui avaient de si terribles raisons pour ne s’oublier jamais, ne se reconnurent pas.

Je fis à Alger la connaissance de Jules Tellier, dont les proses cadencées, les vers âpres et doux devaient prendre une si funèbre beauté, dans le livre posthume que la piété de ses amis publia. Le poète Raymond de la Tailhède l’accompagnait. Jules Tellier portait déjà, sous ses paupières creuses, le signe avertisseur. Ses conversations, ses idées se tournaient fréquemment vers la mort, qui lui inspira un de ses plus beaux poèmes, et à laquelle il comptait consacrer son prochain livre. Il parlait avec une éloquence prenante, et semblait hanté d’un songe intérieur.

J’ai pensé par la suite aux affinités qui le rapprochaient de Paul Guigou, tous deux écrivains de race, tous deux morts jeunes. Mais Guigou avait dans son clair regard un reflet de clair de lune, tandis que Jules Tellier paraissait né sous l’influence d’un astre noir.

De retour à Paris, j’appris avec peine sa mort. Il s’était éteint obscurément, dans un hôpital à Toulon. Je lui consacrai une page émue et, certes, insuffisante, dans le Parti National où je lui succédai, soutenu par la bienveillance de Sarcey, qui avait favorablement parlé de mes Pierrots et de mes romans.

De cette série de petits articles, payés vingt-cinq francs chaque, datent mes débuts dans le journalisme littéraire, ce que je puis appeler l’envers de ma vie d’écrivain : envers laborieux, puisque à côté de mes romans, plus de vingt volumes d’articles enfouis ici et là constituent mon œuvre souterraine.

Je goûtai le petit plaisir, très vif, de voir ma pensée jeter un feu éphémère ; car l’article de journal ne dure qu’un jour, et le papier humide d’encre grasse parcouru par des yeux impatients, n’est plus le lendemain qu’une loque pour la poubelle.

II

L’Exposition battait alors son plein : un tumulte énorme, des ruées de foule, les grincements des wagonnets Decauville, la Babel des langues, des visages, des restaurants, des denrées alimentaires, avec deux curiosités exotiques, le théâtre Annamite et les danses Javanaises.

Les Annamites ! Sur une estrade décorée de drapeaux et de parasols, au déchirant cri des flûtes, aux brusques coups de grosse caisse, des acteurs en vêtements diaprés, chaussés de feutre courbe, le masque blanc, ou rouge, ou zébré de bleu, miaulaient, feulaient, râlaient de haine ou d’amour, en roulant des yeux de chats sauvages. Toute différente, la danse des quatre petites idoles javanaises ! Casquées de bandeaux de cuivre, elles haussaient, avec une gravité religieuse, leurs bras menus, tordaient leurs poignets, déplaçaient la poitrine en un rythme sibyllin, qu’enveloppait une musique languide et cristalline, palpitante comme un cœur en peine.

Comment n’eussé-je pas ressenti la poésie de ces spectacles lointains et sans âge ? Les danses espagnoles saisissaient aussi l’imagination : elles bondissaient, au son des castagnettes, souples et légères comme l’expression du désir et du plaisir. Quelle vitalité amoureuse, tandis que les guitares égrènent leurs petites plaintes vibrantes, dans ces redressements de buste, ces cambrements de reins, ces envolées de jambes, cette grâce qui bondit, s’envole et retombe au frappement des mains, au martèlement des pieds, à la clameur des ollé !

Je me rappelle l’enthousiasme qu’en éprouvait un de mes nouveaux amis, Antonin Caillens, lettré hispanisant comme mon autre ami, Léo Rouanet, qui fonda la revue Le Passant et traduisit les savoureux chants populaires de l’Espagne.

Ce fut surtout le souvenir de ses danses que l’Exposition me laissa. Autant un charme lascif émanait de la Maccarona ou de la Soledad, autant chez les danseuses Druses frémissait le ténébreux mystère de l’instinct. Danse monotone, où le ventre et la croupe ondulent, bombent et tanguent en un spasme obsédant, morne comme la fatalité qui asservit les bêtes en rut.

Cette Foire du monde, ce bruit, tout l’insolite, tout le pittoresque de ces jours où Paris hébergea le reste de la terre, me furent une puissante distraction. Dans mon existence sans air, c’était le coup de vent d’un cyclone.

Mais mon cerveau avait reçu auparavant d’autres impressions bien plus durables. Une grande lumière s’était levée du côté du Nord : la révélation du roman russe et aussi celle du théâtre Scandinave. Le drame d’Ibsen était celui d’âmes doctrinaires, congelées et ardentes. Dostoïewsky, avec Crime et Châtiment, nous enseignait, avec la faiblesse du vouloir humain, la pitié pour les criminels et les prostituées, l’amour fraternel de la misère humaine. Tolstoï, génial, large comme un fleuve, roulait à travers Anna Karénine et La Guerre et la Paix, toute l’humanité avec ses aspirations déçues, sa grandeur et ses déchéances, ses besoins d’intrigue, son féroce égoïsme, sa noblesse aussi. Après Dickens, dont je n’avais guère compris que vers trente-cinq ans la verve satirique et la vérité grossissante, Tolstoï m’enseignait les valeurs spirituelles et morales de la vie. Que de saisissantes figures de femmes, Anna Karénine et sa douceur inquiète, Natacha, l’aventureuse ; et Wronsky, et le Prince André, et Pierre et Lévine ! Ce n’était plus l’intérêt d’une histoire détachée, mais d’un pays, d’un peuple, d’une société que l’on voyait évoluer dans ces romans complexes et inépuisables, féconds comme la nature elle-même. L’influence de Tolstoï fut sur moi considérable.

Malgré la beauté poignante d’un livre comme Résurrection, je ne recommanderai à personne Tolstoï le Pur, Tolstoï l’Évangéliste, comme directeur de conscience. Mais quel incomparable maître des vérités concrètes, quel voyant averti de la vie quotidienne, quel psychologue profond, sûr, infaillible !

Jours d’Épreuve avait paru en librairie : Jules Lemaître l’avait cité en des termes élogieux. Après Ch. Le Goffic, G. Pellissier, de son côté, me désignait au public. La critique littéraire avait encore, dans ce temps-là, un certain nombre de représentants qualifiés. Je prenais conscience de mes moyens, et malgré les doutes et la méfiance de moi-même, qui m’ont toujours mis au supplice, sous une forme tangible enfin mon avenir littéraire, si tâtonnant et si incertain d’abord, prenait forme.

J’habitais alors rue Vauquelin, au bout de la rue Gay-Lussac ; ma mère occupait un appartement dans la même maison. Mes filles grandissaient, et ce m’était une grande douceur de les voir fleurir et devenir de petites femmes. Je passai l’été à Samois : j’y retrouvai avec bonheur Élémir Bourges, qui habitait l’ancien presbytère, une vieille maison curieuse avec ses recoins et son petit jardin. Que de bonnes et belles causeries, que de salubres promenades en forêt ! Il écrivait alors son magnifique livre : Les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent.

La fin de l’année fut marquée par l’apparition de l’influenza et je retournai en Algérie passer l’hiver. Ma mère nous accompagnait. Nous occupions le second étage d’une villa à l’Agha, d’où l’on découvrait un vaste panorama de mer. Bien que très souffrant, j’écrivis La Force des choses que les Débats, malgré une recommandation de Paul Bourget, et la Revue des Deux-Mondes refusèrent ; Ferdinand Brunetière, qui n’était alors que le secrétaire de la Revue, voulut bien me dire qu’il y avait eu maldonne, hasard fâcheux et non exclusion raisonnée, et il me commanda un roman. Melchior de Vogüé s’y était employé aussi : La Force des choses me conquit des lecteurs et des sympathies. Ce livre triste avait, trouva-t-on, une émotion sereine : ce renouvellement de l’être qui ne peut rester fidèle à sa douleur, en qui le temps fait reverdir les ruines, et qui, fatalement s’en va, malgré sa fidélité au souvenir, vers un autre amour, avait pour épigraphe le « Tout s’écoule » d’Héraclite. Comme dans Amants, le sentiment de la mort y joue un rôle profond. C’est que j’étais alors obsédé par l’idée noire, doutant que ma santé, abîmée par plusieurs bronchites et suppliciée par l’asthme, se rétablît jamais !

Le climat algérien, qui aidait sourdement à ma guérison, donnait à mes préoccupations d’alors un morne éclat ; la vie, avec une splendeur qui me semblait ironique, rayonnait dans le ciel bleu et chaud, dans ces végétations riches et éternellement vertes. L’idée que je pouvais mourir bientôt empruntait à ce triomphe de la nature une mélancolie indicible jointe à une acceptation courageuse du destin. C’est cela sans doute qui a donné à La Force des Choses cet accent particulier.

J’écrivis aussi Alger l’hiver où rues d’Alger et paysages de la banlieue trouvèrent dans les photographies de Gervais Courtellemont une expression parfaite, de la magie du décor.

Un dernier lien m’attachait au Ministère : mon nom figurait encore sur les listes du personnel. Mal m’en prit. Un article au Parti National sur le Prytanée de la Flèche irrita M. de Freycinet, alors ministre de la guerre. On parlait de créer un second Prytanée. «  — Ah ! de grâce, assez d’un ! » protestais-je, rappelant les imperfections d’une éducation dont j’avais tant souffert. M. de Freycinet, apprenant ma qualité de fonctionnaire, parla d’exiger de son collègue de l’instruction publique ma révocation. Henri Roujon sauva la face en m’envoyant un blâme officiel, que son amitié sut atténuer. Peu après, je faillis provoquer de nouvelles foudres ministérielles en m’associant à la pétition de nombreux confrères, en faveur de Lucien Descaves, poursuivi pour Sous-Off, comme s’il avait réellement outragé l’armée et les mœurs.

Heureusement, j’avais conquis ma liberté. Je donnai ma démission. On ne me revit plus rue de Bellechasse. Adieu, dernier petit bureau que j’occupais, empuanti par les W. C. voisins et torréfié par la chaleur démoniaque des bûches que le garçon de bureau entassait, comme pour un brasier de funérailles hindoues ! Adieu, escaliers tristes, couloirs fades ! Adieu, paperasses, imprimés, gomme, grattoir, encrier de copiste ! Adieu, inoffensifs camarades dont la manie avait parfois amusé et le plus souvent exaspéré mes heures de bureau ! Pardonnez-moi si cet adieu semble supposer quelque ingratitude. Car enfin, le Ministère, c’était le maigre gagne-pain assuré, et mon labeur ingrat aurait pu y être plus pénible !

Ce fut l’abri : j’y pus respirer, attendre, mûrir mes forces.

Mais quoi, me voici libre ! Je sors des années vagues, des obscurs débuts. J’aurai encore bien des jours difficiles, bien des heures d’angoisse ; mais la chaîne est rompue : je puis, tantôt bien, tantôt mal, — qu’importe ? — vivre enfin de ma plume.

Une obligeante recommandation du Comte Primoli me fait agréer par Arthur Meyer au Gaulois, pour des chroniques d’abord, des contes ensuite. Henry Simond m’offre de collaborer à l’Écho de Paris, alors tout littéraire, tout audacieux et admirablement lancé par des écrivains tels que Théodore de Banville, Octave Mirbeau, Catulle Mendès, Marcel Schwob, combien d’autres ! l’Écho de Paris où, entré seul en 1890, j’écrirai encore avec mon frère, dix ans après ; l’Écho de Paris où j’ai publié tant individuellement que sous notre double signature plus de trois cents contes ; l’Écho de Paris où devait commencer plus tard notre série d’articles féministes et le début de notre campagne du divorce, l’Écho de Paris auquel je resterai toujours reconnaissant de son libéralisme et de son urbanité constante.

Le conte fut pour moi un renouvellement : faire tenir en deux cents ou deux cent cinquante lignes un petit drame de vie, un rien d’action avec les nuances du caractère, les raccourcis du paysage, varier ses sujets du plaisant au grave, et du grave au tragique, c’était pour moi l’apprentissage d’un art sommaire et intense. Étude excellente en soi, qui brise les formes convenues et force l’esprit à une perpétuelle ingéniosité. Je devais y commencer la série des Poum, histoire d’un petit garçon, continuée par la suite avec mon frère. Bien des images de mon enfance et bien des sensations puériles y revivent.

Je passai en Corse l’hiver de 1891 : désir de nouveau et de changement, espoir d’y trouver, avec autant de soleil, un climat plus vif et moins engourdissant que celui d’Alger. Cet hiver me réussit mal ; j’y eus presque constamment la fièvre accompagnée de bronchite et de rhumatismes, ce qui m’empêcha de jouir de la beauté de cette île. A peine si quelques promenades aux portes d’Ajaccio me révélèrent l’aspect pittoresque de la côte, la verdure parfumée de la montagne, la radieuse eau bleue du port. Je visitai comme il convient la maison de Napoléon et les tableaux napoléoniens du Musée.

Rentré à Paris, j’écrivis Sur le Retour, un petit roman destiné à la Revue Illustrée que dirigeaient René Baschet et Henri Lavedan. Un brave colonel de cuirassiers, la cinquantaine venue, s’éprend d’une très jeune fille qui ne l’aime pas. Dans ce temps-là, l’amoureux de cinquante ans, le séducteur à cheveux gris n’était pas encore de mode. Le colonel de Francœur en fait une maladie et se console, tristement, de ce coup de soleil tardif où sa raison a failli sombrer.

Des propositions avantageuses me venaient aussi de la part de Mme Raymond de Broutelles, directrice de La Mode Pratique. Il fallait écrire dans cette revue un roman que tout le monde pût lire. La librairie Hachette le publierait ensuite en volume de grand format illustré. C’était ma première « affaire » brillante : elle se traduisit par l’ivresse d’acheter quelques vieux tapis d’Orient, dépense somptuaire, des tapis d’Orient aux couleurs de jardins et de couchers de soleil, et qui à eux seuls meublaient les pièces médiocres dont ils représentaient la plus éclatante parure. Ma Grande eut quelque succès. Cette histoire intime, ce drame de la jalousie d’une sœur aînée contre la jeune femme que son frère épouse se déroule sur les bords de la Seine et de la forêt de Fontainebleau, dans les décors de Valvins et du Bas-Samois. J’écrivis ce livre d’un jet malgré les soucis, plus graves alors que jamais, de ma vie et de ma santé, abrité par la petite maison que ma mère occupait, maintenant, dans le Haut-Samois.

J’avais à la campagne refait une amitié, celle d’Armand Point, le peintre, que j’avais connu en Algérie, esprit affiné, curieux d’art et passionné pour la belle peinture, orfèvre et ciseleur comme Cellini. D’abord notre voisin à Samois, il allait émigrer à Marlotte et y construire les fourneaux de Haute-Claire, où, avec quelques artistes et ouvriers, ses élèves, il devait créer des coffrets, des bijoux, des émaux merveilleux. Sa vie de peintre devait y trouver aussi son développement complet, soit dans ces études, inspirées des Primitifs, où il retrouva le secret de la peinture à l’œuf, soit dans ces toiles que dorent des chairs nues, pétries en une pâte lumineuse et qui font penser aux splendeurs du Titien et du Tintoret.

Le général Boulanger mourut cette année-là. Et son coup de pistolet sembla un écho faible et attardé, misérable et vain du prodigieux tapage des acclamations qui, naguère, retentissaient autour de son nom d’ambitieux romanesque et de prétendant vulgaire.

Événement de presse, Jules Huret publia sa curieuse enquête sur l’« Évolution littéraire » ! La plupart des écrivains y enterrèrent le naturalisme, soutinrent ou bafouèrent le symbolisme et se dénigrèrent réciproquement. On remarqua les opinions d’Anatole France, de Barrès, de Jules Lemaître, d’Edmond de Goncourt, d’Édouard Rod, de J.-H. Rosny, de Moréas, une interview très noble de Mallarmé, et le dédain bienveillant et supérieur d’Ernest Renan. Je me rappelle avoir vanté Antony Blondel et Jean Lombart, l’auteur de ces véhémentes et tumultueuses fresques : l’Agonie de Byzance, ce qui me valut d’être traité par Jules Huret de bénisseur ; mais ne fallait-il pas quelques voix sans méchanceté dans ce concert d’aboiements et de miaulements, toutes dents et griffes dehors ? Cette enquête au surplus n’eût-elle révélé que la confusion du genre et l’anarchie intellectuelle d’alors avait bien son utilité ? Elle fit beaucoup de bruit, et plus que le suicide du général Boulanger ; elle provoqua force réclamations et même les risques d’un duel entre deux maîtres de la littérature, Leconte de Lisle et Anatole France.

III

Cet hiver me ramena pour la dernière fois à Alger. Les miens m’accompagnaient et aussi, dans un panier, un chat blanc appelé Mimi-Joë, en souvenir du gros garçon joufflu et ensommeillé de Monsieur Pickwick. La villa dominait un jardin de faux poivriers et d’arbustes exotiques sentant la cannelle et la menthe. Des chattes frénétiques s’y livraient au sabbat. Mimi-Joë reçut là les plus belles raclées de sa vie. Don Juan lâche, il ne se risquait auprès d’elles que pour regrimper en hâte sur la terrasse, le long d’un bananier lisse. De là, essoufflé, rassuré, il crachait sur ses adversaires, de maigres matous pelés aux yeux de braise, pareils à des zouaves batailleurs ou à de cyniques Joyeux.

J’avais proposé à Ferdinand Brunetière le roman grâce auquel (et non plus comme valseur) j’entrerais à la Revue des Deux-Mondes. Ce fut La Tourmente, livre à part dans mon œuvre, un de ceux qui, avec La Flamme, vingt ans plus tard, mêlent à une fiction idéalisée une grande part de sincérité vivante. La Tourmente, dont nous devions, mon frère et moi, nous inspirer un jour pour donner L’Autre à la Comédie-Française, est le drame du pardon marital. D’Annunzio, au même moment, dans L’Intrus, si bien traduit par G. Hérelle, traitait ce douloureux sujet. Mon livre venait à son heure : certaines idées, on ne sait pourquoi, sont dans l’air. Le pardon allait entrer dans le roman avec La Petite Paroisse de Daudet, et en scène avec Le Pardon de Jules Lemaître.

La Tourmente, qu’avait impressionnée La Sonate à Kreutzer, m’orienta par la suite vers les problèmes et les romans sociaux qui touchent à la famille, et contribua au développement de mes idées sur le mariage, l’union libre, le divorce, l’affranchissement des mœurs, l’allégement des lois. J’avais hésité entre ces deux conclusions : le mari trompé, rédempteur de la femme coupable, revit maritalement avec elle et un enfant vient purifier le trouble et amer souvenir de la faute ; ou bien, après complète rupture physique, ne vivent plus que fraternellement, côte à côte.

J’inclinais à la première solution, plus banale et plus humaine. Brunetière y vit de l’arbitraire ; elle dépendait ainsi plus d’un fait naturel que de la volonté des époux. Je me rangeai à son avis et me décidai pour la seconde situation, plus spiritualiste. Quelques années plus tard, l’impossibilité d’une existence semblable, et ce qu’elle a de factice, d’anti-humain, m’eût frappé et j’eusse conclu à une troisième solution : la nécessité du divorce. Je n’eusse pas donné au pardon du mari cette importance sacerdotale qui avait quelque chose de noble, mais de suranné. A cet égard, en effet, les idées ont marché vite ; les progrès du féminisme, les thèses légères du théâtre d’alcôve en passe de devenir à la mode, allaient rapprocher dans une mutuelle indulgence les faiblesses de l’homme et celles de la femme, ou les abaisser à une réciproque veulerie.

Cette année vit les scandales de Panama et, malgré mon éloignement de toute vie publique, je me rappelle l’émoi extraordinaire qui soulevait l’opinion devant les sensationnels procès et les révélations des journaux. Maupassant, après une douloureuse maladie, s’éteignit dans la maison de santé du Docteur Blanche. Trois livres avaient marqué : L’automne d’une femme de Marcel Prévost, La Vie privée de Michel Tessier d’Édouard Rod, et les Trophées de José-Maria de Heredia.

J’avais publié chez Lecène et Oudin mon premier recueil de contes : Le Cuirassier Blanc, que suivit La Mouche. A la maison Plon, où Pierre Mainguet, ainsi que ses associés Bourdel et Nourrit devaient me témoigner un intérêt affectueux dont je leur suis toujours très reconnaissant, je donnais Âme d’Enfant, puis Simple Histoire. Des revues m’accueillaient : la Revue Hebdomadaire, la Vie de famille, les collections Guillaume chez Dentu avec La Flaque, nouvelle, et L’Avril, petit roman qu’encadre le décor de Saint-Raphaël où je vécus l’hiver de 1894, afin de remédier au mauvais hiver de maladie, passé l’an d’avant dans notre nouveau logis, boulevard Saint-Michel, un logis où une salle de bains, installée à mes frais, me sembla le plus délicieux des luxes.

Maurice Kolb avait passé la main à Léon Chailley, qui fut pour moi le plus obligeant des éditeurs et le plus cordial des amis. C’était la première fois que j’habitais le Midi. J’occupais une villa fleurie de petites roses promptes à s’effeuiller, au milieu des bois de pins et des taillis de romarins. Saint-Raphaël, de la grève de Boulouris aux ombrages de Valescure, trahissait le charme mélancolique d’une station d’hiver trop vaste pour ses habitants. Comme dans tout le Midi, les journées de pluie y étaient funèbres et les beaux jours de soleil merveilleux. Ce sont les hivers d’Algérie ou de Provence qui, en ces années de crise morale et de maladie, m’ont sauvé la vie.

Promenades sur le long promenoir et sur les jetées du petit port, excursions à Fréjus. Je me rappelle une visite de Jules Renard, et une autre du comte Primoli, qui m’enleva jusqu’à Monte-Carlo et au cap Martin où il me présenta à l’Impératrice Eugénie.

Je me suis toujours rappelé l’accueil bienveillant de la souveraine, sa dignité altière, le repas en petit comité en présence de M. Pietri, de la dame de compagnie et de la demoiselle d’honneur. Que de souvenirs de mon enfance résumés là ! L’Empire et ses fastes, mon père, mon grand-père en uniformes d’or et d’argent, la guerre, le désastre…

Je lus cette année-là avec admiration L’Indomptée et L’Impérieuse bonté des frères Rosny ; Les Morticoles de Léon Daudet me frappèrent vivement. Le Lis rouge de France m’enchanta. L’événement sensationnel fut l’assassinat du président Carnot, par Caserio, à Lyon, et à la fin de l’année l’émotion considérable causée par l’accusation de trahison portée contre le capitaine Alfred Dreyfus, et sa condamnation par le conseil de guerre.

Mes étés s’écoulaient dorénavant, paisibles et laborieux, dans la forêt de Fontainebleau. Je remontais à cheval et, de la maison que j’avais louée au Haut-Samois, je rayonnais jusque vers Melun, la vallée de la Solle, Fontainebleau, le Bouquet-du-Roi, Marlotte ou Barbison. L’année d’avant, par l’entremise de mon frère, alors lieutenant de dragons à Versailles, j’avais acheté une grande jument noire appelée Fissure, en réforme à son régiment, vieille bête encore chaude, aux larges galops et aux belles envolées de saut sur l’obstacle. Un poney attelé d’une petite charrette anglaise composait avec cette bête de selle mon écurie.

Cette année-là, je pus — une des grandes joies de ma vie — acheter, pour mille francs, un robuste irlandais que je surnommai Red, de sa couleur ardente, et qui me porta trois étés. Une ponette remplaça le vieux poney Mignon. J’avais aussi une petite ménagerie de chats ; beaucoup plus tard ce furent des chiens, des chats blancs parmi lesquels restent dans mon souvenir le gros Mimi-Joë et la petite Houppette ; Mimi-Joë, depuis son retour d’Algérie, vivait avec nous à Samois ; la forêt l’avait attiré et peu à peu retenu. A la chasse des oiseaux qu’il fascinait de ses yeux de vieillard cruel, à l’affût dans les arbres, il restait des heures accroupi sur une branche, immobile. On le rencontra bientôt à deux cents mètres du village, puis en pleine forêt ; enfin il disparut, conquis à la vie nomade.

La forêt ! Moi aussi elle me pénétrait de son philtre : je retrouvais en elle le charme puissant dont elle avait envoûté ma jeunesse. Que de promenades au pas rythmé de mon cheval, que de galops de chasse dans les allées de sable ! N’était-ce pas vraiment la forêt enchantée ? Elle n’a point d’oiseaux, ni d’autre eau que quelques mares ; elle est faite de silence et de solitude. On peut y errer des heures à travers les clairières, les sous-bois roux, les landes de bruyères, les chaos, les déserts, les hautes futaies sans rencontrer âme qui vive. Elle est variée, infinie, pleine de mystère. Je lui ai dû de grandes consolations…

Elle dressait devant moi, en fûts de cathédrale, ses chênes, ses hêtres robustes, comme une leçon de force et de sérénité. Elle compatissait de son calme reposant à mes angoisses intimes. Elle s’accordait avec le cœur sauvage que fait parfois, au plus civilisé, la vie mal faite. Mon brave irlandais Red, infatigable, était alors plus qu’une bête docile : un camarade, un ami. Tantôt nous suivions le large miroir de la Seine, au Bas-Samois ; tantôt nous escaladions le dédale des rochers Cassepot. Les écriteaux d’allées et de carrefours évoquaient des noms d’oiseaux, de bêtes à plumes ou à poil, des termes de vénerie, des souvenirs mythologiques : route de la Girolle, route des Nymphes, carrefour de l’Arquebuse. Le sabot de mon cheval faisait fuir dans l’herbe une vipère, et j’apercevais, de loin en loin, des biches. Quand je m’étais bien perdu au cœur de la forêt, sa magie m’enveloppait ; je ne souhaitais plus sortir de son cercle ensorcelant. Fidèle à mon moi d’enfant et d’adolescent, je retrouvais l’ivresse panthéiste où avait flotté ma chimère, dans le jardin féerique de Mustapha, et plus tard sur la berge du petit théâtre de Valvins.

Mon imagination tisse toujours de grands rêves ; mais à vivre j’ai appris qu’ils sont irréalisables ; ils alimentent mon labeur assidu et mon existence neutre. Comme autrefois, je fuis le monde. Lire, méditer sont toujours ma prédilection. On ne me voit pas dans les salons, et ce m’était un tel malaise de pénétrer dans une antichambre de journal que j’ai toujours envoyé mes articles par la poste. Nul n’a moins cherché les rapports utiles. Tout visage étranger m’inquiète : sentira-t-on, pensera-t-on comme moi ? Je me le demande chaque fois, comme Henri Beyle. Peu d’écrivains, par la logique de leur caractère et le jeu des circonstances, se sont trouvés réaliser autant que moi le vœu que formait Michelet à vingt ans : « Une certaine notoriété du nom avec une complète obscurité de la personne ». Orgueil ? Modestie ? Les deux.

IV

Je passai à Antibes l’hiver de 1895, sur la vieille route de Cannes, dans un chalet où Maupassant avait habité. Le cabinet de travail, au second, percé de larges fenêtres, contemplait un admirable panorama de mer : à droite la pointe de la Garoupe et le golfe Juan, à gauche la baie des Anges. Dans cette cage de verre, on baignait en plein bleu et soleil. Les allées du jardin formaient un parterre d’iris violets ; de vieux figuiers, parmi les arbustes toujours verts, contournaient leurs branches grises. Je partageais mon temps entre mon travail et des promenades à cheval le long des routes bordées de murs en pierres sèches, au bord du golfe, ou dans les campagnes fleuries d’amandiers roses.

L’Essor, que je destinais à la Revue des Deux-Mondes, était un roman sur la jeunesse, la psychologie amoureuse d’adolescents. Je ne l’ai pas réussi, et je le regrette : sans doute la gravité de la Revue me paralysait-elle d’avance.

Mon absence me priva d’assister au banquet offert à mon cher maître Edmond de Goncourt, pour la croix d’officier que M. Raymond Poincaré, alors ministre, lui remit avec autant de tact que de délicatesse, en prononçant un de ces beaux discours de lettré qui ont fait sa réputation.

J.-H. Rosny jeune m’a souvent raconté que la timidité d’aristocrate de Goncourt était au supplice, chaque fois qu’il devait héler un fiacre la nuit et se faire reconduire au lointain Auteuil, tant il craignait les rebuffades du cocher. Cette fois, pour ne pas gâter son plaisir, après l’ovation de cette belle soirée, il traversa Paris à pied, seul, le bouquet qu’on lui avait offert à la main, et n’atteignit qu’à deux heures du matin son petit hôtel du boulevard Montmorency. N’est-ce pas joli ?

A mon retour d’Antibes, le 15 juillet sur la demande de François Coppée, M. Raymond Poincaré me décerna le ruban de la Légion d’honneur ; Anatole France recevait la rosette, l’Écho de Paris, dont nous étions collaborateurs, nous fêta galamment d’un banquet sous la présidence d’Edmond de Goncourt, dont je revois le bon regard, et qui me donna l’accolade. Quand M. Simond père, au dessert, sortit de son gousset les deux petites croix de brillants et nous les tendit, l’une à droite, l’autre à gauche, Aurélien Scholl s’écria : « Ne vous trompez pas d’écrin ! » Je me rappelle mon angoisse devant le speech de remerciement à prononcer, même en trois mots.

Cette année vit la mort de Dumas fils et me reporta au temps où, avenue de Villiers, j’épiais les fenêtres du petit hôtel d’en face et la silhouette du célèbre dramaturge. Le maréchal Canrobert, survivant du drame de Metz, disparaissait après le maréchal de Mac-Mahon, survivant du drame de Sedan. Pasteur aussi terminait sa noble destinée.

Le Président Casimir-Perier laissait la place à Félix Faure… Je me réjouissais de lire La Petite Paroisse d’Alphonse Daudet et l’Armature de Paul Hervieu. Huysmans, avec En Route, déployait des horizons singuliers, Gabriele d’Annunzio faisait palpiter sous mes yeux L’Enfant de Volupté. Au théâtre, Le Pardon de Jules Lemaître et Les Tenailles de Paul Hervieu tenaient la vogue avec Les Demi-Vierges de Marcel Prévost, Amants de Maurice Donnay et cette Princesse Lointaine qui annonçait la gloire mondiale, encore irrévélée, d’Edmond Rostand.

Le retour annuel dans la forêt de Fontainebleau fut égayé de représentations théâtrales. Marlotte m’attirait par le charme qu’exhalait la maison hospitalière d’Armand Point.

J’y appris à aimer aussi Anquetin, ce riche artiste de fougue savante, ce peintre d’un tempérament magnifique. Il étonnait Marlotte de ses prouesses à cheval et par des accoutrements singuliers tels que maillot de débardeur et chapeau gris de clubman surmonté d’une plume de paon. Avec Édouard Dujardin et Armand Point, il loua, au moment de la fête du pays, un théâtre en toile de forains, et on y monta au bénéfice des pauvres une revue extraordinaire où Armand Point joua l’Enchanteur de Serpents, l’acteur Janvier l’Anglais excentrique et où Anquetin tour à tour fut un faune alerte et un François Ier délirant. Édouard Dujardin, majestueux et cravaté d’orange, se tenait au contrôle, Eugénie Nau dit un prologue en vers de mon frère. Son Petit Cœur de Marsolleau et le Lidoire de Courteline complétaient la représentation.

Puis Samois vit se relever nos tréteaux de Valvins. D’abord des marionnettes empruntées au théâtre de ce Duranty dont j’avais tant goûté Les malheurs d’Henriette Gérard, marionnettes que nous représentâmes, à mi-corps. Puis, sentant souffler en nous l’esprit poétique d’autrefois, nous fîmes revivre les spectacles poétiques. Outre des charades en vers de mon frère, nous y jouâmes le Riquet à la Houppe de Banville. Rodenbach avait écrit un prologue. Et cela se donnait dans la salle de bal du village, une salle que nous parfumions, toutes fenêtres ouvertes, à l’eau de Cologne, pour lui enlever son odeur échauffée. Cette représentation de Riquet à la Houppe fut mémorable, car Mallarmé, d’émotion lyrique, y sentit une larme perler à ses cils. La conviction des interprètes l’avait touché aussi. Pur et délicieux cerveau ! Une gloire singulière lui était venue : il avait des disciples, il exerçait une puissante influence sur la jeunesse : c’était le rayonnement sourd d’un diamant noir. Rien n’indiquait qu’il en conçut le moindre orgueil. Mallarmé avait trop conscience de sa mission de poète pour s’étonner de rien : il trônait sur la nuée de beaux songes, dans l’absolu. Et la dignité parfaite de sa vie était le plus beau commentaire et le plus grand exemple de son enseignement à la fois lapidaire et hermétique. Il est de ceux qu’on ne peut oublier.

Édouard Rod vint me voir à Samois. Mon amitié pour lui s’était fortifiée, et je pus dire à Georges de Porto-Riche, alors en villégiature à Fontainebleau, l’admiration que m’inspirait son œuvre pétrie de flamme et d’amour.

J’avais eu le chagrin de perdre mon ami Jean Lombard, le puissant auteur de l’Agonie et de Byzance. Jean Lombard, ex-ouvrier bijoutier à Marseille, s’était créé lui-même ; il avait une vitalité cérébrale dévorante et des dons de vision auxquels manquait seule, pour les soutenir, la perfection du style. Nul être plus courageux envers la vie : il disparut soudain, comme brûlé par son âme intense, Octave Mirbeau, à mon appel, écrivit des lignes retentissantes qui contribuèrent beaucoup à la célébrité posthume de Jean Lombard.

Mon horizon littéraire s’élargissait. La librairie Pion, après Âme d’Enfant, avait publié Fors l’Honneur, nouvelles courtes ou longues. L’éditeur Armand Colin me publiait L’Eau qui dort. La Revue Hebdomadaire donnait, en première reproduction, mes romans, et Louis Ganderax, avec une obligeance flatteuse, m’avait ouvert la Revue de Paris qu’il dirigeait et où parut d’abord L’Histoire d’un petit garçon, souvenirs de mon enfance algérienne transposés.

Mes enfants grandissaient saines et charmantes. Le voisinage d’Élémir Bourges et celui d’Henri Signoret, nos causeries, nos lectures constituaient la plus réconfortante amitié ; Amédée Pigeon, Georges Dessommes, François Sauvy, d’autres encore venaient de Paris pour nous voir. Mallarmé, au trot de sa petite voiture ou la voile de sa barque gonflée au vent, poussait jusqu’aux berges du Bas-Samois ou d’Héricy. Ma mère habitait non loin de nous. Mon frère, venant de Versailles, apparaissait fréquemment. Que me manquait-il pour être heureux ? Presque rien : la paix du foyer, ce minimum des bonheurs pauvres.

L’hiver de 1896, j’habitai à Nice, au bas de la rampe de Cimiez, un appartement clair d’où l’on aperçoit les verdures de la promenade du Château. Je recueillis dans les rues, au Marché aux fleurs, à la promenade des Anglais, dans le tramway de Monte-Carlo et de Menton, dans les salons de jeux les impressions qui, plus tard, rempliront Le Carnaval de Nice, signé de mon frère et de moi.

Hiver orageux, lourd de fâcheux pressentiments, gâté par l’inquiétude de ma santé et les difficultés de mon travail. C’est la première fois que le séjour dans un pays de soleil ne me donne pas le goût et la force d’écrire un roman, me condamne à un morcellement de petites besognes dont la plus longue est Le Pacte, nouvelle parue à la Revue de Paris. J’ai cependant de beaux projets : un grand roman historique qui mettra en scène le drame de l’armée de Metz, un projet que réalisera, dans notre collaboration, Le Désastre et qui fut le point de départ des trois autres volumes de l’« Époque », les Tronçons du Glaive, les Braves Gens et La Commune.

Je vis se dérouler les fêtes de la Mi-Carême dans leur grotesque splendeur, avec le géant de carton qui personnifie Carnaval et se tient sur la place Masséna abrité sous un dais, comme un roi débonnaire. De la fenêtre d’un ami, nous vîmes le défilé des chars, les costumes, les cagoules de toutes couleurs, la bataille de confetti de papier et de plâtre, et le veglione en jaune et bleu au Casino municipal. Ce genre de spectacles m’inspirait une aversion qui vient sans doute de mon impossibilité de me confondre aux grossières joies de la foule. Félix Faure visita Nice, et l’on tira en son honneur un beau feu d’artifice.

L’hiver écoulé, je rentrai à Paris avec les miens, et de là à Marlotte. La désunion conjugale que je sentais s’accroître, sans pouvoir la conjurer, m’accula à une rupture définitive. Elle fut accompagnée des misères et des dégoûts inévitables. Mes filles me restèrent et leur tendresse fut pour moi la seule, mais consolante sanction de la vraie justice.

Une période nouvelle commençait.

J’allais consacrer des années d’existence, avec un profond et sincère élan, à un bel idéal romanesque. J’allais en même temps offrir à mon frère de devenir mon collaborateur littéraire. Appuyé ainsi sur l’amour et sur cette fraternité de cœur et d’esprit, ne pouvais-je espérer trouver quelque bonheur en m’efforçant d’en donner ? Séduisants mirages, qui eurent leurs phases de noblesse et de beauté, mais que devaient tristement dissiper à la longue les fatalités de caractères, d’influences, d’événements.

Avais-je oublié la phrase prophétique de Musset, qui pourrait servir de texte à ma vie :

« Malheur à celui qui se laisse aller à une douce rêverie avant de savoir où sa chimère le mène, et s’il sera payé de retour… »

Mais qui donc perce l’avenir ?

J’ai trente-six ans, un nom, une situation. Voici close ma vie de débuts, vie difficile, imparfaite et courageuse.

Mon printemps tourmenté est vécu.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
Avant-propos
PREMIÈRE PARTIE
La barque enchantée
DEUXIÈME PARTIE
L’apprentissage
TROISIÈME PARTIE
Mes maîtres
QUATRIÈME PARTIE
La montée

Établ. André Brulliard. — St-Didier (Hte-Marne). — 1925