Title: Dépaysements
Author: Robert de Traz
Release date: July 28, 2024 [eBook #74143]
Language: French
Original publication: France: Bernard Grasset
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
« LES CAHIERS VERTS »
PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE DANIEL HALÉVY
— 29 —
PAR
ROBERT DE TRAZ
PARIS
BERNARD GRASSET
61, RUE DES SAINTS-PÈRES
1923
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
L’Homme dans le rang. | 1 vol. |
La Puritaine et l’amour. | 1 vol. |
Fiançailles. | 1 vol. |
PROCHAINEMENT : | |
Complices. | 1 vol. |
Essais et analyses. | 1 vol. |
CE VINGT-NEUVIÈME CAHIER, LE TREIZIÈME DE L’ANNÉE MIL NEUF CENT VINGT-TROIS, A ÉTÉ TIRÉ A SIX MILLE SEPT CENT QUARANTE EXEMPLAIRES, DONT QUARANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERT LUMIÈRE NUMÉROTÉS I à XL ; CENT EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE XLI à CXL ; ET SIX MILLE SIX CENTS EXEMPLAIRES SUR VERGÉ BOUFFANT NUMÉROTÉS DE 141 à 6740 ; PLUS DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA CRÈME, NUMÉROTÉS H. C. 1 à H. C. 10.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1923.
Le XIXe siècle s’est enorgueilli de sa culture historique. J’imagine que le XXe demandera davantage à la géographie. Les romantiques ont fait leur principale étude du passé. A nous de délaisser quelque peu le temps pour interroger l’espace. Endoctrinés au nom de la terre et des morts, nous commençons à croire que les vivants nous touchent de plus près. Napoléon ou Gœthe ont plus de prestige que le premier venu de mes contemporains. Mais celui-ci fait la découverte de la vie durant le moment infinitésimal qu’il m’est donné de vivre.
Pas de départ sans angoisse. S’en aller, c’est peut-être désobéir à une loi naturelle. Ou du moins à une longue habitude végétative. Les animaux migrateurs voyagent en troupes et pour des motifs utilitaires. Émigrer tout seul et par curiosité, c’est échapper à une consigne territoriale. L’obscur remords qui vous tourmente en montant en wagon ou en bateau, se retrouve chez quiconque prétend échapper à sa condition : il ne se calmera tout à fait qu’au retour.
Ceux-là le ressentent particulièrement qui ont l’imagination topographique et se situent avec précision dans l’univers. Sensibles comme une aiguille de boussole, ils éprouvent, à travers tous les événements et sans toujours en prendre une conscience nette, que le Nord est dans cette direction ou que la Méditerranée se trouve dans leur dos. Aller d’un endroit à un autre, pour eux, c’est changer leur projection sur la carte, et donc cesser d’être identique. L’homme qui part de Londres pour Madrid n’est pas le même quand il arrive à Madrid. Quiconque se meut se modifie.
Le déplacement fait revivre la principale qualité de l’enfance : l’étonnement. Rien ne vous rajeunit comme la nouveauté qui attend aux frontières. L’esprit, excité par des dissonnances, se met à fonctionner plus vite : il s’amuse et se fortifie. Aussi faut-il prendre garde de ne pas s’arrêter trop longtemps en route, de ne pas s’habituer. Faute de contrastes tout s’obscurcit. Il s’agit de maintenir vivace en soi une opposition de toutes les minutes, qui n’exclut pas l’amour, bien au contraire.
L’erreur du cosmopolite est de se croire partout chez lui. On ne se convertit et on ne se naturalise jamais. Parce qu’il n’est pas possible, même par la mort, de cesser d’être. Visiter des peuples divers, c’est connaître parfois la tentation de leur appartenir. C’est surtout, afin de pouvoir les juger, découvrir ce qu’on est. Car il n’y a de repères qu’en soi.
Mais que découvre-t-on ? A l’étranger, vous êtes privé de vos appuis, de vos miroirs. Incompréhensible, peut-être suspect, vous échappez à la contrainte des gens qui, ailleurs, — amis, ennemis, et parents qui tiennent des uns et des autres — vous obligent à ressembler à ce qu’ils pensent de vous. Vos possibilités sacrifiées reprennent vie. Solitude amère mais révélatrice ! Indifférents rencontrés pour quelques heures auxquels vous présenterez un caractère qui vous plaira et qu’ils accepteront. Trop souvent, par décence, logique et timidité, nous ne consentons pas que notre âme soit contradictoire. Mais le dépaysement nous donne une légèreté sublime.
Permettra-t-on à l’auteur des pages qui suivent, d’avouer qu’une inextinguible curiosité le dévore, et chaque jour davantage. D’où la satisfaction qu’il éprouve en voyage. Tout y est à apprendre, et mille aveux s’offrent à l’intelligence. Un étranger, une étrangère, quelles occasions de découvertes ! Surtout que celles-ci peuvent se compliquer de malentendus. Tandis qu’on me parle de littérature ou de politique, j’écoute, en dessous, les expressions moins distinctes de la race. Mon enquête d’apparence générale vise les individus. Et à l’intérieur des idées je cherche les passions.
Si le désir de comprendre ce qui se passe vous possède, comment n’irait-on pas, en écartant les préjugés et les abstractions, questionner sur place l’Europe d’aujourd’hui, cette Europe révolutionnaire et nationaliste, violente, ignorante, à moitié démolie, d’où montent, comme les fumées d’un sol volcanique, la haine, la douleur et l’espérance. Europe, vaste spectacle en désordre où l’homme se trahit de toutes parts. Europe, dont l’essentiel est dans les âmes.
Il arrive alors que ces inconnus à langage bizarre, à mœurs étonnantes, si vous les observez de près, vous constatez qu’ils vous ressemblent. Il n’y a pas d’exotisme, sinon en surface, et les grands phénomènes moraux sont partout les mêmes. Le dépaysement qui, après vous avoir amusé, vous inquiétait, vous rassure enfin, puisqu’il vous fait voir, sous une changeante apparence, une réalité qui ne change pas. L’étranger, même hostile, on ne peut s’empêcher de reconnaître sa similitude. Ce qui vous séparait, c’était la distance. Et, bien entendu, quand vous repartirez, la distance renaîtra, l’incompréhension. Mais c’est assez pour justifier les moralistes classiques qui définissent notre espèce, et la disent homogène. Que de complicités nous unissent à autrui ! Voyager, c’est poursuivre notre frère sous ses déguisements.
Quand je me dépayse, j’apprends que l’homme est partout différent et partout pareil. Il ne suffit pas que cette leçon soit contradictoire pour que je la repousse.
Même à notre époque dite de grande information, rien ne vaut d’aller consulter sur place. Vérifier la diversité des hommes et, sous leur bariolage, ce qu’ils ont d’identique, exercer son sens topographique, baragouiner une langue étrangère, questionner sans scrupules et s’étonner sans fausse honte — comment, pour de tels plaisirs, chacun ne voyage-t-il pas ? Un hasard m’ayant amené l’autre jour à Vienne, voici mon témoignage.
Dès qu’on aborde l’Europe centrale, on constate d’emblée l’effarement ou l’inquiétude que provoque l’occupation de la Ruhr. Dans les conversations, dans les journaux, on se heurte à ceci que, pour presque tout le monde, les responsabilités de la guerre, les dévastations commises par l’Allemagne et l’engagement qu’elle a pris de les réparer, sont des choses périmées, situées sur un autre versant de l’histoire et qui n’appartiennent pas au chapitre que nous vivons. Ce qu’il y a d’au moins logique dans le raisonnement franco-belge n’apparaît pas à des gens qui se refusent à relier les effets aux causes.
Les Autrichiens, donc, sont indignés. Mais il est curieux de démêler qu’à leur indignation se mêle comme une satisfaction secrète. Le tumulte de protestations auxquelles ils se joignent leur redonne quelque espoir. Alors que leurs voisins de la Petite Entente s’inquiètent de l’ébranlement général, des secousses données à cette porcelaine recollée qu’est l’Europe, ils se disent, eux, qu’ayant tout perdu, ils gagneraient peut-être quelque chose à une revision universelle. Les troubles qu’ils annoncent leur apporteraient, qui sait ? une compensation, — quand ce ne serait que de ruiner les autres autant qu’eux.
Durant ces quelques jours je n’ai entendu parler que de guerres imminentes. Un grand vieillard polonais, titulaire d’une des plus hautes charges de l’ancienne cour, m’affirmait, en un français d’une rare pureté, que les Russes massent des troupes considérables afin d’envahir la Pologne. Et le matériel ? Il m’expliquait alors que les Allemands ont réorganisé non seulement Poutiloff, mais de grandes usines dans le sud de la Russie, et que la production de guerre est abondante depuis plusieurs mois. Ailleurs, on craint un coup de force des Yougoslaves, on dénonce des préparatifs roumains. Bref, à entendre les Viennois, l’ordre international est plus instable qu’en 1914.
Qui sait, en effet, si l’Occident ne se laisse pas aller à une sécurité trompeuse ? Ce qui rassure un peu, c’est qu’un langage aussi alarmé s’explique non seulement par la déplorable situation des Autrichiens, mais encore par la tournure des esprits germaniques. Ceux-ci ont la hantise du gigantesque. Comme ils voyaient grand dans la prospérité, ils transforment leur ruine en désastre. Philosophes bien plus que psychologues, leurs imaginations impérialistes rêvent soit d’une catastrophe universelle, à la manière d’une Götterdämmerung, soit d’une rénovation messianique. Leurs penseurs sont mâtinés de prophètes. Rathenau, Spengler, Keyserling, Steiner, annoncent soit la fin de tout, soit une extraordinaire renaissance. Il faut bouleverser, convertir, recommencer comme après le déluge, rompre enfin avec l’époque abhorrée de la défaite. Puisque 1918 a pu se produire, l’humanité doit entreprendre un nouveau cycle, seule façon d’effacer, d’oublier l’affreux scandale. J’ajoute qu’à se pencher sur ce germanisme bouillonnant, on entrevoit, dans l’ombre furieuse, des sentiments, des caractères, qui excitent la curiosité. Que se passe-t-il là ? Lorsque je leur citais de grands noms de la France contemporaine, un Rodin, un Debussy, un Bergson, un Barrès, un France, mes interlocuteurs me répondaient : « Valeurs anciennes, produits raffinés d’une tradition. Nous, réduits à la détresse, nous sommes obligés de créer des valeurs nouvelles. Nous allons être des inventeurs. Privés de talents académiques, nous comptons sur des génies issus de la nécessité. — Où sont-ils ? demandais-je. — Connaissez-vous Schönberg, Kokoschka ? — Oui, un peu. — Kaiser ? — Oui, une pièce… — Sternheim, Unruh ? — De nom seulement… Et alors ils ricanaient, ils me jetaient d’autres noms, des titres, et leurs affirmations fiévreuses heurtaient mon ignorance d’homme qui doit presque tout à la France, à l’Angleterre, à l’Italie, et certes plus aux Scandinaves et aux Russes qu’aux Allemands. Sans doute serait-il bien badaud de donner sa confiance à de simples promesses, fussent-elles confuses. Mais il serait plus sot encore de croire que la défaite a stérilisé l’esprit germanique. Elle l’a surexcité, inspiré. Il veut prendre sa revanche sur tous les plans de l’esprit, répondre à n’importe quelles interrogations du genre humain. Les Allemagnes sont en état de grossesse.
Je ne suis pas sûr que ces œuvres nouvelles naissent à Vienne. Invinciblement, Vienne fait penser à un très beau décor de théâtre. Ces nobles perspectives ne sont-elles pas un effet d’optique, et ces monuments des cartonnages ? Derrière ces façades se sont évanouis une dynastie et un empire. Faute de soins et par l’absence de leurs véritables propriétaires, ces palais magnifiques, désormais vides comme des coquillages, se dégradent. Pendant la grande époque architecturale de Vienne, on a construit presque partout en stuc, et rien n’est plus triste que ces festons, ces guirlandes, ces pilastres — ce rokoko comme ils disent — qui s’effritent, ces pierres peintes qui s’écaillent. Il tombe ici autant de plâtras que d’illusions.
Des Viennois me répètent en soupirant : « Ah ! si vous étiez venu avant la guerre ! » Ou bien : « Ah, si vous étiez venu il y a deux ans ! » Car non seulement la Cour, la splendeur et la puissance impériales ont disparu, mais aussi les spéculateurs qui s’étaient donné rendez-vous après l’armistice et dont le tourbillon s’est transporté à Berlin. L’animation a diminué, la vie de société est réduite. Beaucoup d’aristocrates demeurent sur leurs terres de Bohême ou de Croatie, afin de se défendre contre l’expropriation. Les hôtels sont vides, et ferment des étages entiers, les restaurants n’ont que quelques tables occupées. L’existence est devenue très chère, la bourgeoisie, en proie à la misère, ne sort plus, ne mange pas tous les jours. J’ai entendu citer le cas de hauts fonctionnaires de l’ancien régime, de vieux généraux, qui meurent de faim au fond de mansardes. On marche dans Vienne comme dans une salle de fêtes démeublée. Que de fantômes errent par le Ring devenu trop large, à travers ce délicieux jardin du Belvédère dont les pelouses sont ornées de Chimères !
Avec ses deux millions d’habitants, Vienne n’a jamais été très féconde par elle-même. Elle a su acquérir des provinces pour les exploiter, rassembler des richesses qu’elle mettait en valeur. Elle a accumulé des tableaux qu’elle n’avait pas peints, des livres qu’elle n’avait pas écrits. Fastueuse, elle savait à merveille recevoir — dans tous les sens du mot. De là sa courtoisie, son élégance. Elle a contribué à la civilisation générale par des sourires plus que par des idées. Elle a compté des musiciens et des femmes, non des martyrs ou des révolutionnaires. Ville où l’on se promène avec délices et où l’on ne prend pas parti, qui vous fait des propositions et ne vous oblige en rien.
Aujourd’hui l’État autrichien a passé de cinquante millions d’habitants à huit. Il n’a plus le prestige de sa force et de sa fortune. Le flot de richesses qui coulait vers Vienne s’en va vers de nouvelles capitales. Vienne demeure un centre bancaire, et, pour quelques lustres encore, un lieu de culture et d’amusement pour les Balkaniques. Mais l’appauvrissement fera son œuvre inéluctable. Déjà les savants, les artistes sont dans la misère, les avocats, les médecins n’ont plus assez de clientèle. L’Université est encore de premier ordre. Mais les ressources commencent à lui manquer, des laboratoires se ferment, les bibliothèques ne peuvent plus se tenir au courant. Dans les hôpitaux certains procédés de traitement, trop coûteux, sont abandonnés. Les musées ne peuvent plus acquérir : pourront-ils même subsister ? J’ai entendu un Américain proposer de rafler d’un coup le magnifique musée impérial de peinture, ce qui permettrait à l’État d’éteindre sa dette : il se faisait fort de réunir aux États-Unis les fonds nécessaires. Et comme je me récriais à l’idée de tant de Rubens et de Rembrandt franchissant pour toujours l’Atlantique, l’Américain me répondit que l’art doit aller où sont la richesse et la vie, que Vienne ayant cessé, après plusieurs siècles, de se trouver dans ces conditions privilégiées, n’avait aucun droit à posséder des chefs-d’œuvre, et que les Européens, durant les temps qui arrivent, devaient se résigner à passer la main… Je crois en effet que nous n’avons pas encore épuisé toutes les conséquences de la guerre, et que les plus graves seront les chocs en retour.
Vienne est frappée de déchéance. Et comme ni Varsovie, ni Belgrade, ni Bucarest ne pourront jamais égaler ce qu’elle a été, ce qu’elle est encore pour quelque temps, il faut bien enregistrer ici une défaite, une bataille perdue pour nous tous.
Mais il faut ajouter tout de suite que, de cette catastrophe, les Austro-Hongrois sont les principaux responsables. Une des rêveries qui vous obsède dans Vienne, roule sur cette pensée que l’homme est l’aveugle artisan de son propre malheur. Que de fautes, ici, ont précipité la destinée, que de crimes inutiles ! On n’a vraiment pas le droit, quand on est à la tête d’un grand empire « multitudinaire », quand on est responsable d’un quart de l’Europe, de manquer à un tel degré de bon sens. On n’a pas le droit d’être à la fois léger, brutal et ignorant. En politique intérieure le gouvernement autrichien pratiquait la méthode de la provocation : le jour où il a étendu cette méthode à la politique extérieure, l’explosion s’est produite. Pour s’en convaincre, il faut lire l’ouvrage d’un grand journaliste, Wickham Steed, qui, du fond de son bureau, a beaucoup contribué à l’écroulement de la double monarchie. On m’a affirmé à Vienne qu’il regrettait son œuvre. Et M. Seton-Watson aussi. Si mes souvenirs des conversations que j’ai eues à Londres avec ces deux hommes éminents sont exacts, cette affirmation m’étonne.
D’ailleurs, les Autrichiens reconnaissent eux-mêmes leur génie pour la gaffe. J’ai entendu un des auteurs de l’ultimatum à la Serbie déclarer bénévolement que l’Autriche, telle qu’elle datait de 1806, n’avait pu vivre que jusqu’en 1867. Le « compromis » lui avait redonné une nouvelle vigueur, sous la forme austro-hongroise, mais elle en avait en cinquante ans épuisé le principe. Il lui manquait, en 1914, la foi et les forces nécessaires à la vie. Un diplomate qui a été le bras droit du comte Berchtold m’a exposé les divers partis auxquels l’Autriche aurait pu, aurait dû se ranger durant le XIXe siècle, et qui auraient peut-être été, disait-il, son salut. « Après Sadowa — pour lui Königgrätz — nous avons envoyé un archiduc à Paris afin de négocier une alliance. Mais sans succès. En 1870, nous avons hésité à intervenir… Trop tard… Après 70, nous avons envisagé de faire ceci… faire cela… Nous ne l’avons pas fait. » Sur la conduite de la dernière guerre, que de regrets encore. Certaines troupes — les croates, les hongroises — étaient excellentes. Mais les autres ! Et quels chefs ! Mon interlocuteur l’avoue : « Tantôt, rassurés sur le front russe, nous portions nos forces sur le front italien, et justement alors le front russe se réveillait, nous obligeait à ramener les troupes d’un bout à l’autre de l’empire. Tantôt nous lancions une offensive contre les Russes au moment précis où les Italiens nous eussent offert une moindre résistance. » On se rappelle comment furent menées les négociations pour une paix séparée, celles pour l’armistice. Tant d’hypothèses demeurées vaines ! L’histoire d’Autriche, dans les temps modernes, c’est une suite d’occasions manquées.
On plaindrait cette grande infortune si les responsabilités de 1914 n’étaient encore trop présentes à la mémoire. Il faut lire dans le remarquable ouvrage intitulé : Heures tragiques de l’avant-guerre les pages si fortes où M. Raymond Recouly décrit par les faits la fatuité puérile et, encore une fois, l’ignorance invraisemblable des dirigeants austro-hongrois. Jusqu’au dernier moment ils ont cru, dur comme fer, que le conflit demeurerait localisé entre eux et les Serbes. L’héritier d’un grand nom me disait : « J’ai mobilisé comme officier de cavalerie, persuadé que l’expédition ne demanderait que quelques jours. » Et il ajoutait, avec un sourire plein de grâce : « Et ce sont les Serbes qui nous ont battus. Je me rappelle, après la défaite subie par Potiorek, le galop éperdu de notre fuite pour passer les ponts du Danube qui étaient déjà sous le feu de l’artillerie. »
Les Autrichiens sont des gens charmants, les mieux élevés du monde, sympathiques dès l’abord, mais ils étaient devenus incapables de conduire leur État. Une des raisons de cette incapacité, je la vois dans le mépris qu’ils professent encore pour quiconque, dans l’empire, n’était ni Autrichien, ni Hongrois. C’est là un sentiment que nous ignorons en Europe occidentale et qu’il est indispensable de connaître pour comprendre les événements. Presque toujours la psychologie donne les clefs de la politique. Pour nous un Belge vaut un Espagnol, un Italien vaut un Anglais. Mais le Hongrois dédaigne de toutes ses forces un Tchèque ; un Viennois s’estime avec sincérité d’une autre essence que n’importe quel Yougoslave. Ajoutez encore que les dirigeants autrichiens étaient tous des aristocrates à la façon de l’ancien régime, pourvus de propriétés immenses, de fortunes colossales. Ils vivaient entre eux, séparés du reste de l’humanité par leur luxe, leur oisiveté, et d’innombrables domestiques. La réalité contemporaine leur échappait. Ajoutez enfin que ces grands seigneurs affichaient un loyalisme fidèle, éprouvaient un vif sentiment de solidarité de classe ; mais le patriotisme, tel que nous le connaissons, ne leur était pas très familier. Et cela parce que leur pays ne formait pas une nation mais un assemblage de provinces, ou plutôt de domaines dont, sous la protection d’une dynastie, d’une administration et d’une armée, ils tiraient des avantages personnels. Absorber la Bosnie et l’Herzégovine, envahir la Serbie, ce n’était pas obéir à un sentiment national, c’était aller chercher, comme des enfants gourmands, de nouveaux profits.
Après tant de malheurs, l’Autriche a connu enfin une faveur du sort. La Société des Nations l’a tirée d’affaire au moment précis où elle allait expirer. Je n’entreprendrai pas d’expliquer comment. Mais j’ai recueilli sur place des soupirs de soulagement. En somme la S. D. N. a sauvé l’Autriche du socialisme, en suspendant l’exercice d’un régime funeste ; elle lui a donné en la personne d’un Hollandais résolu, M. Zimmermann, un contrôleur qui l’oblige à réduire ses dépenses, à renvoyer ses fonctionnaires et à cesser d’imprimer des billets. Enfin elle lui a procuré de l’argent. La couronne est maintenant stabilisée, et les gens recommencent à faire des dépôts dans les caisses d’épargne. D’autres progrès suivront.
Tout n’est donc pas perdu. L’Autriche, certes, n’est plus une grande puissance, mais changeant totalement d’espèce, elle peut s’accommoder d’être une république tranquille qui, à force de travail, retrouvera une certaine prospérité. Qu’elle prenne exemple sur sa voisine helvétique, plus petite qu’elle, et qui, pas plus qu’elle, n’accède à la mer ou ne possède de matières premières. Et puis, me semble-t-il, ce qui lui permettra de triompher des difficultés, le meilleur atout, en somme, de son jeu, c’est le caractère viennois.
On a pu lui reprocher sa légèreté, à l’époque où elle prenait la place de vertus plus fortes et nécessaires à l’empire. Mais aujourd’hui ? Maintenant que l’empire a disparu, cette bonhomie n’aide-t-elle pas le Viennois dans sa détresse ? Être superficiel, c’est sans doute le seul moyen de supporter une telle tragédie. S’il devenait sérieux, à la manière d’un Écossais par exemple, le Viennois se suiciderait. Mais il flotte sur les événements, et il met toute sa force d’âme à sourire. Un diplomate étranger me racontait que, pendant la guerre, lorsque les vendeurs de journaux répandaient les pires nouvelles dans les cafés, — ces beaux cafés luxueux et bondés, les forums de l’Europe centrale, — on voyait les consommateurs s’attrister, se taire. Et puis, sotto voce d’abord, l’orchestre entamait la mélodie à la mode, qui retentissait bientôt dans le silence comme un hymne national. Alors les consommateurs relevaient la tête, s’épanouissaient, et en fredonnant oubliaient la guerre. La puissance de la musique sur ce peuple est prodigieuse. Le moral des Viennois est soutenu par six théâtres d’opérette qui jouent tous les soirs devant des salles pleines. Après quoi on se rend au dancing. Lorsque l’empereur Charles mourut, les mauvaises langues disant que les Viennois en furent extrêmement affligés, ajoutaient : « Ils se mirent en noir pour danser. »
Cette mobilité d’humeur, ce refus d’approfondir, et, malgré le sort, cet optimisme, se retrouvent dans les choses de l’amour. Le Viennois ne pense qu’aux femmes, et l’admiration qu’il leur porte à toutes l’empêche de se consacrer à une seule. Elles sont d’ailleurs fort attrayantes et une des premières surprises du voyageur est d’entendre des personnes si fines et élégantes parler en allemand. Chaque année il est un air de l’opérette à la mode qui circule à travers toute la ville, de bouche en bouche, aérien et subtil consolateur. Celui de 1923 a comme refrain :
Un Italien de mes amis, rencontré là-bas, m’exprimait son étonnement un peu choqué d’une telle inconstance : « Chez nous, disait-il, l’amour est plus grave. Ici on n’y attache aucune importance. A la différence de mes compatriotes, les Autrichiens ne sont ni chastes, ni jaloux. » C’est en faisant l’économie des passions que Vienne achèvera sa convalescence.
D’ailleurs il serait absurde de conclure trop vite que tous les Viennois sont des farceurs. Il y a ceux, innombrables, que l’étranger ne voit pas, et qui souffrent en silence. Cette passion de la musique ne s’adresse pas seulement à la musique légère. D’admirables concerts, notamment ceux de la Philharmonique, dirigés par Weingartner, l’Opéra, que dirigent Richard Strauss et Schalke, en font foi. L’Opéra est unique au monde. J’y ai entendu des représentations de Mozart et de Wagner qui étaient incomparables. Ni Bayreuth, ni Munich — et je veux dire même le Munich du Residenz Theater — n’ont jamais approché d’une telle perfection.
Ce prestige de leur Opéra enorgueillit à juste titre les Viennois. Telle cantatrice, engagée au Metropolitan à des conditions fabuleuses, a préféré renoncer aux dollars et revenir chanter parmi ses camarades. Chacun, dans cette noble maison, a la fierté de servir la cause de l’art, et de collaborer à un merveilleux ensemble. Et malgré sa détresse, le public remplit la salle, il demande à la musique les mêmes secours qu’à la religion. Un soir qu’on jouait la Walkyrie et que toutes les places étaient vendues depuis la veille, je vis le vestibule du théâtre rempli d’une foule de jeunes gens et de jeunes femmes, silencieux et navrés, qui attendaient. Payer cent mille couronnes un fauteuil leur était interdit. Alors ils regardaient passer les personnes qui pouvaient s’acheter ce bonheur. Et certains, vaincus par leur désir, les interpellant, leur demandaient, comme un pauvre une aumône : « Donnez-moi votre billet, je vous en prie. »
Voilà pourquoi même les socialistes tiennent à subventionner les théâtres officiels, et très largement. Luxe et beauté sont nécessaires aux Viennois : ne pouvant plus les connaître dans la vie, ils les évoquent sur la scène. Les traditions d’apparat de l’ancienne Cour sont peut-être les seules qui subsistent, très vivantes, et devenues nationales. Ainsi l’État entretient toujours les fameuses écuries de chevaux espagnols qui appartenaient à l’empereur. De temps à autre, des représentations équestres sont données. Et pour montrer la fidélité de ce peuple à l’élégance d’autrefois, les écuyers et piqueurs, encore aujourd’hui, dans les reprises quotidiennes et sans témoins au manège, portent, comme au temps de Marie-Thérèse, la perruque et l’uniforme à la mode du XVIIIe.
Cependant je me rappelle surtout avoir vu, dans l’immense salle des « redoutes », à la Hofburg, blanc et or, tapissée d’une suite de Gobelins d’après Boucher, de merveilleux danseurs descendre par couples un escalier à double révolution, et, solennels et rythmés, danser, au son des violons et du clavecin, des ballets de Couperin et de Rameau. Ce spectacle délicieux, subventionné par un État ruiné, prenait, par reflet, une grandeur émouvante.
Si pitoyable qu’elle soit, l’Autriche, on le voit, a des motifs d’espérer son relèvement. Ajoute-t-elle à ceux que nous venons de dire le rêve secret de se rattacher à l’Allemagne ? Je l’ignore. J’ai assisté là-bas à des manifestations d’étudiants nationalistes décorés de la fameuse « croix cramponnée ». Un jour, ils ont tapé sur les Juifs, un autre jour sur les Tchèques. Ces bagarres n’ont pas eu l’air de troubler le public. En dépit des pangermanistes — probablement soutenus et excités par Munich — l’Autriche recherche surtout la tranquillité. Elle est passive plus encore que pacifique. L’Allemagne, pour le moment, ne lui paraît pas un refuge très sûr. Et d’autre part elle sait bien que si elle entamait avec sa voisine du nord des pourparlers en vue d’une alliance ou d’une fusion, sa voisine du sud, l’Italie, occuperait Vienne militairement.
Seulement, si l’on veut, et à juste titre pour la paix de l’Europe, tenir l’Autriche éloignée de l’Allemagne, il ne faut pas se borner à le lui interdire par la force. Il serait meilleur qu’elle trouvât elle-même un avantage à cette séparation. Ne pourrait-on pas aider Vienne à devenir la métropole d’un germanisme assimilable pour les autres peuples ? La statue de Gœthe — d’un Gœthe, il est vrai, assez déprimé — se dresse sur le Ring : c’est une indication. Le jour où l’Allemagne de Weimar se tournerait vers l’Autriche de Mozart, on verrait peut-être se produire une dissociation du pangermanisme d’avec le germanisme. Divorce vraiment nécessaire, auquel Vienne pourrait contribuer.
D’autre part, il serait urgent de ne pas laisser les Viennois à leur solitude. Par la faute du change, ils ne peuvent plus voyager, ils se bornent à recevoir, — et fort bien, je le répète, — des visites. Or, sauf les hommes d’affaires, personne ne va les visiter. Le champ est laissé libre aux Allemands. Et cependant, pour les distraire, les réconcilier avec leur sort, et, plus simplement, pour leur apporter la sympathie que méritent toujours des malheureux, il serait bon de leur faire connaître d’autres Européens. Le génie français, en particulier, serait apte à cette œuvre d’humanité, d’ailleurs favorable à ses intérêts. Mais il est absent. Avec quelle pressante curiosité des écrivains, des artistes m’ont interrogé sur la littérature et la peinture contemporaines. C’est que les revues, les livres ne leur parviennent plus. Aux vitrines des libraires, les quelques volumes venus de Paris sont toujours les mêmes et se réduisent presque à deux que l’on devine : l’abjecte Garçonne ou l’absurde Batouala.
Un de ces écrivains d’Autriche me disait : « Nous nous demandons pourquoi les Français ne se montrent pas davantage. Partout on les attend, pour les aimer ou pour subir leur prestige. Le privilège de leur langue est menacé : qu’ils la fassent retentir. Leur politique est contestée : qu’ils expliquent qu’elle est légitime et dans l’intérêt de tous. Avec notre presse inféodée, en partie, à Stinnes, comment le saurions-nous ? » Si je rapporte ces paroles d’un Viennois, c’est qu’elles correspondent à mes observations. Cette campagne à entreprendre, non de propagande mais de rayonnement, me paraît d’autant plus nécessaire que le monde moderne s’ordonne de plus en plus selon le principe de la race. Or la France, et voilà ce qui l’isole parfois des autres, n’est pas une race mais une nation. Le panlatinisme ne représente qu’une idée creuse : l’anglo-saxonisme, le germanisme et le slavisme sont des réalités de jour en jour plus agissantes. Au milieu de ces groupements énormes que meuvent les intérêts et les passions, la France peut jouer le rôle admirable d’interprète de la raison, précisément parce que, moins que d’autres, elle obéit aux appels obscurs de l’instinct. C’est peut-être en voyageant qu’on découvre à quel point elle est nécessaire à l’Europe.
Descendre le Danube, de Vienne à Budapest, c’est, tout un long jour, s’avancer sur une large avenue d’eau, entre des berges monotones qu’interrompent à peine deux ou trois défilés. Loin de la mer, en plein centre européen, cette interminable perspective fluviale, semée de moulins flottants, sert au cabotage d’onze peuples divers et ennemis. Au-dessus, s’ouvre l’immense ciel des pays de plaine, qui est solennel et mélancolique.
Le jour de mon trajet, des nuages jusque-là dispersés s’assemblèrent vers le soir pour prendre ensemble les couleurs du crépuscule. De la dunette du bateau, nous levâmes vers leurs architectures nos regards fatigués par trop de platitude. Puis vint la nuit, une nuit étrangère que nous crûmes plus profonde qu’ailleurs. Et tandis que fraîchissait le courant d’air sur les eaux que nous descendions toujours, dans les groupes de passagers que nous ne discernions plus, résonnaient des voix incompréhensibles. Enfin des lumières apparurent, se multiplièrent en rangs superposés ; nous passâmes sous l’ombre plus noire de ponts gigantesques. A droite, touchant les étoiles, se leva la haute colline de Bude. A gauche, où nous abordâmes, retentissait l’allégresse nocturne de Pest.
Panorama de grand style élargi sur les deux rives d’un fleuve majestueux, Budapest impose son prestige au voyageur. Celui-ci se promène dans de vastes rues rectilignes, bordées d’arbres, pavoisées de hautes affiches aux orthographes bizarres. Partout des palais, des théâtres, des banques, de riches magasins, des cafés surpeuplés. Rapide va-et-vient de tramways qui sonnent, d’autos lancées à toute vitesse, de fiacres à deux chevaux bien attelés et dont le trot vif claque sur le macadam. Budapest, qui n’avait que deux cent mille habitants en 1850 et en compte aujourd’hui plus d’un million, présente un aspect massif et cossu. Sa prospérité date d’une mauvaise époque. En dehors des jardins et du Danube, seules beautés, c’est un entassement de moellons, un excès de lourds monuments. L’intérêt, ici, n’est pas dans le décor, il est dans les personnages.
Très vite, à regarder la foule, animée, bavarde, on est frappé par ces visages sombres ou blancs, par ces yeux noirs qui insistent. Pas de teints roses : de la pâleur mate ou du hâle, du feu sous la peau, des traits marqués. Les hommes sont sveltes. Si l’on note chez les femmes de la nonchalance, qui annonce l’Orient, elle est presque toujours relevée par une soudaine brusquerie. Dans d’autres pays, avec de l’anglais, de l’allemand, ou quelques bribes de latin, on parvient à deviner les inscriptions, les journaux, les dialogues. Mais le langage hongrois vous est totalement interdit. Alors, sans s’attarder à écouter, on n’observe plus que les figures et les gestes, et, n’étant plus distrait, on remarque qu’à leur insu les regards des êtres ou les mouvements de leurs mains sont plus éloquents que leurs paroles. Sur ces faces magyares, j’ai vu passer les plus belles expressions de la douleur et de l’orgueil.
La Hongrie d’après-guerre offre le spectacle qui émeut, qui effraye, d’un fauve blessé de toutes parts et qui se retient de rugir. Elle renferme en elle une humiliation dont l’Occident se doute mal. C’est cette brûlure intérieure de honte et de colère, et, en même temps, cette façon si fière de dissimuler la plaie de leur fierté, qui donnent tant de caractère aux Hongrois. Leur malheur, loin de les abattre, leur a communiqué une fièvre dont les soudaines poussées les exaltent. Jusque dans leur abaissement, ils montrent de la hauteur. Ajoutez le tour romanesque de leur imagination, leur goût héréditaire de la nostalgie. Quiconque s’intéresse aux passions doit venir ici, sur place, les observer toutes.
Certes, elle est légitime la susceptibilité de cette race unique en Europe au point qu’elle ne se reconnaît de parenté, et lointaine, qu’avec les Finnois. Dans la vaste arène cerclée par les Carpathes, elle s’est établie dès le XIe siècle. Elle se proclame la maîtresse dix fois séculaire de cette terre imbibée de son sang. Elle s’est battue contre le Turc qui l’a asservie durant deux cents ans, contre l’Autriche qui fit d’elle sa captive et ensuite sa complice, contre la Russie, contre tant d’autres ! Paysanne et guerrière, elle a le double amour-propre du terrien et du soldat. De toutes les extrémités qu’elle a connues, elle tire une leçon d’orgueil. Et si elle a abusé de ses victoires, c’était pour mieux oublier ses défaites.
Parce qu’il est terriblement seul au milieu des peuples qui le détestent quand ils ne le craignent pas, le Hongrois se sent enfermé dans sa race et solidaire de tous ses compatriotes — de là peut-être, en Hongrie, ce tutoiement universel. Persuadé d’être supérieur à ses voisins plus nombreux, le Hongrois leur a longtemps imposé sa langue et sa culture. On conçoit l’indignation d’une minorité énergique et jusque-là triomphante à se voir aujourd’hui dépossédée. « Je n’ai pas été défait par un égal, pense le Magyar, en un tournoi chevaleresque, mais frappé dans le dos. Je suis la victime de mes inférieurs. » C’est selon cette perspective qu’il faut consulter les brochures, albums, statistiques, qu’il met sous vos yeux. Il lie à son sort le sort même de la civilisation ; il compte chez ses ennemis les illettrés ; il vous raconte l’histoire de l’université de Kolosvar, en Transylvanie, académie de philosophie et de droit dès le XVIe siècle, et d’où les Roumains, dit-il, ont chassé les professeurs, des savants illustres, pour y mettre des pions de lycée, des médecins de province, et, à la tête des cliniques, des étudiants sans diplômes. Ces voisins qui lui parlent aujourd’hui sur le ton du commandement, qui l’ont dépouillé et le menacent encore, comment oublierait-il qu’ils furent ses subordonnés ? Serfs qui fouettent leur seigneur ! Quelle infâme rébellion domestique… Et il ne se demande pas si ses fautes ne motivent pas en partie un pareil scandale : il est trop stupéfait de l’insulte. A l’amertume d’être battu, se mêle l’humiliation d’être dégradé. Son honneur est atteint.
« Les Serbes, vous disent des interlocuteurs aux yeux brillants de haine et qui ne pardonneront pas, les Serbes ont montré du courage, mais ce sont des bergers de cochons. Les Croates, qui se prétendent ententophiles, se sont farouchement battus contre les Italiens ; les Slovaques sont des lâches, les Tchèques sont des traîtres, les Roumains, ah, les Roumains, ils sont cruels, fourbes et voleurs… Tous, dans leur bassesse peureuse, sont embarrassés de leur victoire ; et, notre autorité leur manquant, ne savent comment mettre debout leurs nouveaux États. Nous étions l’élément viril de la double monarchie : sans nous, ces peuples seront inféconds. » En vain fait-on remarquer que ces débutants, à la longue, organiseront leurs forces, constitueront leurs cadres. Il faut leur laisser le temps de s’adapter. Mais le Hongrois sourit de dédain. En vain fait-on remarquer que Slovaques, Transylvains, Croates, proclament leur joie d’avoir échappé à l’hégémonie magyare : il hausse les épaules et prophétise que ce bonheur ne durera pas. Aucune de vos objections ne le touche. Il est buté.
Loin de composer avec l’inévitable, le Hongrois demeure irréductible dans son deuil. Il le veut tout entier, il se gorge de honte. Repoussant les consolations, il énumère tous les motifs d’avoir mal, toutes les pointes de son supplice. C’est le propre des natures hautaines de ne pas consentir de rabais sur ce qu’il faut souffrir. Et j’admire ce courage implacable à ne rien se dissimuler, à contempler exprès, et dans chacun de ses détails, la catastrophe. Un tel stoïcisme est un des plus beaux fils de l’orgueil.
Je l’ai vu pourtant fléchir. C’était lorsque mes interlocuteurs, cessant leurs dures invectives, me demandaient pourquoi les Alliés, non contents de leur prendre des Slovaques et des Transylvains, leur avaient encore enlevé des Magyars de pure race. L’évocation de ces frères perdus faisait naître leurs larmes. Car il est vrai que plus de trois millions de Hongrois, dont deux en bordure même des nouvelles frontières, ont été arrachés à leur patrie. Fallait-il, comme le proclame une affiche, créer de nouvelles Alsace-Lorraine ? Pourquoi réparer une injustice par une autre injustice ? Pourquoi ?
A ces questions pressées, dont il est impossible de contester la logique, on ne peut répondre que par la phrase brève et brutale qui ne résout rien :
— Parce que vous avez été battus…
Le traité de Trianon a enlevé à la Hongrie les deux tiers de son territoire, les deux tiers de sa population. De grande puissance associée à d’autres grandes puissances, elle est tombée à l’isolement d’un petit État détesté sans être craint, qui ne compte plus que sept millions d’habitants. Des commissions militaires la surveillent. Son armée est réduite à trente-cinq mille hommes. Ses frontières sont ouvertes : la ligne de démarcation a été si étrangement tracée qu’en bien des endroits elle n’obéit à aucune considération légitime, passant ici au hasard à travers une plaine, ou là, à Satocalja-rejhely, séparant une ville de sa gare. La Hongrie ne comprend pas pour quelle raison, d’entre toutes les nations vaincues, c’est elle la plus durement traitée. Elle remarque qu’on a recouru à des plébiscites avant d’attribuer des territoires allemands contestés : l’Allemagne est la moins punie d’entre toutes les nations vaincues.
J’ai entendu exprimer ces arguments par un jeune Hongrois, qui a été soldat après avoir rêvé d’être poète et qui fait aujourd’hui de la politique par motifs d’ambition et de patriotisme. Caractère ardent qui s’oblige au réalisme, il goûte de fortes jouissances à exercer, dans une fonction qui n’attire pas l’attention, une véritable influence sur les affaires publiques. Une fois par semaine, dans l’île Sainte-Marguerite où j’ai dîné avec lui, il groupe des amis de son âge qui, dans l’armée, dans la presse, dans les ministères, poursuivent avec la même ferveur le relèvement magyar.
Comme il protestait que Vienne seule, appuyée par Berlin, avait été belliqueuse et non pas Budapest, je ne pus m’empêcher de lui dire qu’après tout la Hongrie a longtemps touché les dividendes du Syndicat austro-allemand. C’est le bloc des empires centraux, dont elle faisait partie, qui a été l’auteur du conflit. D’ailleurs, qu’elle s’en rendît compte ou non, sa politique anti-serbe ne poussait-elle pas à la guerre ? Mon interlocuteur me rétorqua :
— Vous autres, en Occident, vous êtes habitués aux nations homogènes et proportionnées à leur territoire. Mais dans le centre de l’Europe, les peuples ne se bornent pas à leur aire géographique, ils débordent les uns sur les autres. Certes, les races se détestent toujours, mais plus encore quand elles se trouvent mélangées. Ici, rien n’est fondu, cohérent. Votre voisin de palier, ou de wagon, ou de restaurant, parle une autre langue que vous, obéit à une autre conscience historique, et il médite probablement votre perte. Il faut pour la paix que l’un de nous deux soit le plus fort : je préfère que ce soit moi. Si encore une pareille inextricabilité n’eût entraîné que des guerres civiles : un cynique a dit que c’étaient les plus belles. Mais chacune de ces fractions ethniques se réclamait d’un plus vaste ensemble, situé en dehors de nos frontières. Nous avons souffert, nous souffrons encore de l’ombre froide du colosse russe…
Et comme je lui demandais si la Russie lui paraissait vraiment menaçante aujourd’hui, pour son pays, ce futur homme d’État s’écria :
— Monsieur l’Occidental, craignez la Russie. La profonde volonté organique de ce grand et lourd empire a toujours été d’atteindre la mer chaude. Tantôt le Pacifique, et tantôt la mer Noire ou l’Adriatique. Naguère, nous comptions parmi nous vingt millions de Slaves, excités par Pétersbourg, et voisins de Slaves libres. Nous avons pesé dessus, c’est vrai, mais pour empêcher une terrible explosion. Les Serbes ont fini par allumer la mèche et tout a sauté. Nous voilà en morceaux. Le malheur de la Hongrie est d’être sur le passage des grandes migrations slave et germanique en route vers le Sud. Le soleil a des conséquences politiques. Et les peuples sont toujours nomades : sauf que dans les temps modernes ils s’étendent au lieu de se déplacer. Situés à la croisée de deux races expansives, nous nous sommes alliés à l’une pour subsister contre l’autre.
— Et si vous vous mettiez en quête maintenant d’autres alliances ?
— Personne n’accepterait notre amitié parce que personne n’a encore besoin de nous.
Ses yeux s’attristent. C’est vrai que tout le monde tourne le dos à cette nation qui fut riche, recherchée, et difficile. N’être plus reçue nulle part alors qu’elle est si hautaine, quelle profonde brûlure de plus à l’orgueil. La Hongrie apprend aujourd’hui la différence qu’il y a entre haïr d’en haut, en maître, et haïr d’en bas, en condamnée, haïr sans que quiconque y fasse attention. Au milieu de l’univers, elle est seule. Personne ne s’intéresse à elle : ses appels au secours, à la justice ne rencontrent pas d’écho. Un vieux savant illustre me disait : « On ne nous a pas traités en connaissance de cause. Je viens de recevoir une lettre du propre secrétaire de la Société de Géographie de Paris qui m’écrit : à Budapest, Autriche. Les auteurs de la paix savaient-ils ce qu’ils ont fait, puisque même les géographes… » Parmi tant d’humiliations, cette indifférence est d’autant plus cruelle au Hongrois qu’il a des curiosités cosmopolites. Il parle aisément plusieurs langues. Naguère il voyageait beaucoup. Maintenant il souffre d’être séquestré dans sa défaite et sa ruine, privé de relations.
Invité par le comte Nicolas Banffy, ancien ministre des Affaires Étrangères, j’ai déjeuné au Nemesti Casino, qui est le cercle de la haute noblesse. On croirait un club de Londres, avec ses laquais silencieux, stylés, ses profonds fauteuils de cuir, ses trophées de chasse — peaux de tigres et ramures — sans oublier, entre les portraits de François-Joseph et de l’impératrice, celui, en pied, d’Édouard VII comme prince de Galles. Nous commençons par échanger des propos sur la politique, mais bientôt le comte Banffy qui, avant d’être ministre, a écrit pour la scène et dirigé l’Opéra, me parle des ballets russes, de Nijinsky qu’il a connu, et de leurs peintres. Il m’explique la fameuse mise en scène qu’il a inventée pour le premier acte de l’Or du Rhin. Et il compare avec compétence les grands théâtres d’Europe.
Ailleurs, au cours d’un dîner qui groupait des femmes d’une rare beauté (que de perles, que de titres princiers, que de fleurs, et quel dommage, me disais-je, de ne pas être snob pour jouir complètement de ce spectacle raffiné) le maître de la maison s’écriait, en un français dénué d’accent :
— Les jeunes écrivains de Paris me plaisent beaucoup. Mais qu’ils sont difficiles. L’un d’entre eux que je lisais aujourd’hui emploie l’expression en avoir marre. Je ne comprends pas.
Puis, se penchant vers sa voisine :
— Et pourtant, des mots d’argot, j’en sais des flottes…
Il est sensible chez tous ces aristocrates, le désir inquiet de suivre, comme auparavant, la mode, de saisir toutes les nuances du comme il faut occidental. Je note aussi la coquetterie d’être polyglotte, le rappel insidieux des voyages d’autrefois à Paris, à l’île de Wight, à Cannes. Ces grands seigneurs se trouvaient à leur aise partout : ils ne sont plus chez eux nulle part, ou presque. Leur goût d’une sociabilité internationale ne peut plus se satisfaire, sinon dans l’accueil qu’ils font à l’étranger. Aussi reçoivent-ils celui qui vient du dehors comme le messager de tout ce qu’ils regrettent. Ils l’interrogent, ils le caressent avec une courtoisie d’ancien régime et une grâce qui fait semblant d’être familière. C’est de la « propagande » bien comprise, disent leurs ennemis. En effet, comment n’éprouverait-on pas de la sympathie pour des gens mélancoliques dont le visage s’éclaire à votre approche ? D’ailleurs, tout le monde, aujourd’hui, fait de la propagande, et il est permis de préférer des plaidoiries, où l’amabilité de surface enveloppe une ferveur violente, aux réquisitoires dogmatiques et méprisants.
Le Magyar n’a pas été meurtri seulement, après ses ennemis, par ses anciens compatriotes slaves, saxons et roumains. Ces « nationalités » s’étant évadées, il s’en est révélé une, qui, elle, ne s’évadait pas : le Juif. Celui-ci qu’on méprisait plus encore que les autres, il a, comme les autres, piétiné la Hongrie ; lui aussi, claquant le fouet au-dessus de sa tête basse, il l’a forcée d’obéir.
Le comte Jules Andrassy, qui m’a raconté comment, est un vieillard faible et las, endormi dans sa barbe blanche, la mine lourde d’amertume. Fils du célèbre ministre dont la statue équestre s’élève près du Parlement, il a consacré à son tour son existence à la politique. Mais sans succès. Quand il réussit enfin à être ministre, ce ne fut que pour trois jours. Germanophile et légitimiste, il a assisté à la ruine allemande, à la destruction de l’empire austro-hongrois, à la fuite répétée des Habsbourg. Sa physionomie éteinte ne s’éveille qu’à propos des Juifs.
« Aucun État, m’affirme-t-il, n’a été plus libéral à leur égard que le nôtre. Moi-même j’ai tout fait pour défendre leurs droits. Aussi sont-ils venus en masse chez nous déversés par la Galicie. Ils représentaient le quart de la population de Budapest. Ils avaient entre leurs mains la presse, le petit et le grand commerce, l’industrie, la Bourse, les professions libérales. Quand ils se naturalisaient ou se convertissaient, quand ils prenaient des noms magyars, nous pensions qu’ils devenaient de loyaux compatriotes, qu’ils épousaient nos traditions… Ah, monsieur, quelle terrible erreur, et comme je suis revenu de mon libéralisme ! Ce sont les Juifs qui ont déchaîné le bolchevisme chez nous afin de tout détruire. Sur vingt-deux commissaires du peuple, vingt étaient Israélites, et l’on disait que les deux derniers n’avaient été choisis que pour suppléer les autres le jour du sabbat. Cette abominable terreur a duré quatre mois : puis les chefs se sont sauvés. Mais, de Vienne et d’ailleurs, ils conspirent encore contre la patrie qui les avait réchauffés dans son sein. Bela Kun, aujourd’hui en Crimée, martyrise nos malheureux prisonniers de guerre retenus depuis sept ou huit ans par la Russie. Sept ou huit ans ! Que ces bandits aient régné sur le royaume de Saint Étienne, quelle ignominie ! »
Et le comte Andrassy agite des mains tremblantes. Au désastre militaire de 1918 ont en effet succédé d’affreuses tragédies. Une romancière de grand talent, Mme Cécile de Tormay, nous en a décrit les horreurs d’une voix pathétique. Et d’abord elle a évoqué son cousin Karolyi, bizarre figure d’aristocrate et d’aventurier, qui prit le pouvoir dans le désordre de l’armistice en spéculant sur ses sympathies ententophiles. Les Hongrois, comme d’ailleurs la plupart des belligérants et des neutres, avaient ainsi des équipes de réserve pour le cas où la victoire tournerait dans un sens inattendu. Très intelligent mais névrosé, vaniteux à l’extrême, susceptible, menteur, Karolyi, poussé par une femme ambitieuse et très belle, rêva de jouer un rôle néronien. Dédaigneux au point, pendant la guerre, de refuser la main aux officiers blessés lorsqu’ils appartenaient à l’infanterie — arme peu chic, — cosmopolite au point de se prétendre tantôt Anglais, tantôt Français et non Magyar, ce magnat nihiliste se déclara soudain patriote et démocrate. Son « patriotisme » ne l’empêcha pas de licencier l’armée au lieu de la démobiliser, alors qu’elle pouvait tenir encore. « Je ne veux plus voir de soldats », criait-il d’une voix de fausset. Et il témoignait sa simplicité « démocratique » en venant au Conseil des ministres en babouches, et en passant le temps des délibérations à gratter ses pieds nus. Sur sa voiture il avait fait mettre une inscription : Ici se trouve la fortune de la Hongrie. Pendant ce temps, le pays se décomposait, les soldats, non désarmés, assaillaient les gens et pillaient les maisons, la famine, la misère s’aggravaient de jour en jour. Il n’y avait plus de chefs ; l’angoisse, le désespoir étaient partout. Alors, joueur sinistre, Karolyi passa la main aux bolcheviks.
Mme de Tormay est d’une émouvante beauté lorsqu’elle évoque ces infernales conjonctures. Puisque les hommes, brisés par la guerre, semblaient frappés d’une morne stupeur, elle résolut de grouper les femmes. De porte en porte, et jusque dans les quartiers les plus pauvres, elle alla les chercher, les exhorter au nom de la patrie. L’association qu’elle fonda groupe maintenant plus d’un million d’adhérentes à son programme national, familial et religieux. Mais cet hiver 1918-1919, avec ses longs brouillards jaunes, les coups de feu au coin des rues, les bustes gigantesques de Lénine et de Karl Marx érigés aux carrefours, les proclamations monstrueuses et stupides, les perquisitions, les supplices ; cet hiver où l’on voyait sur les édifices, en drapeaux, en bandes de calicot accrochées aux balcons, flotter partout du rouge, cet hiver apporta l’horreur d’une fin du monde. Karolyi avait déclaré d’un ton suraigu : « Je ne crains personne, sauf Cécile de Tormay. » Il recommanda à Bela Kun de la pendre, avec Teleki, Bethlen et quelques autres. Prévenue à temps par la femme d’un commissaire du peuple, elle put s’enfuir. Tandis que sa mère qu’elle avait dû abandonner, agonisait à Budapest, elle, évadée, déguisée, disputa au hasard son existence menacée.
Et ce ne fut pas encore assez. Après la défaite, après la révolution politique, après la révolution sociale, la Hongrie connut l’occupation roumaine. Je me borne à rapporter les paroles que j’ai entendues sans les prendre à mon compte : tout le monde à Budapest affirme que cette domination étrangère fut l’étape dernière, le fond de la coupe après lequel il ne reste qu’à mourir. Et l’on vous dénonce les déprédations, les rafles systématiques qui déménageaient les bureaux, les usines, les magasins, les appartements : au total, pour quatorze milliards. « Ils prenaient tout, jusqu’aux appareils téléphoniques, qu’ils arrachaient, fils pendants. » Sans l’intervention du général américain Bandholz ils auraient fait sauter le monument de Saint Étienne. Jusque-là, la Hongrie saignante, râlant presque, gardait dans sa souffrance un reste de fierté ; mais cette demi-morte, le soldat ennemi la viola.
Même en faisant la part des exagérations tendancieuses ou des erreurs de mémoire et tout en se réservant de questionner un jour des Tchèques et des Roumains, il est impossible de ne pas être saisi de compassion, en dépit de ses fautes, pour cette race noble, trahie par les siens, traînée de la douleur à l’infamie. Traînée à la misère aussi. Ce qui lui rend plus sensible le degré ignominieux où elle est tombée, ce sont les nécessités implacables de se nourrir et de se vêtir. Malgré la pudeur et l’amertume de mes interlocuteurs, je découvre leur détresse. Beaucoup d’entre eux dont les propriétés et les fortunes ont passé sous la loi de leurs ennemis, se sont vus expropriés. Le coût de la vie a pris des proportions fantastiques tandis que les salaires n’augmentaient que de peu. Un professeur d’université reçoit par mois un traitement qui équivaut à cent francs ; les ministres touchent deux cent cinquante francs. Comment font les employés, les intellectuels, les fonctionnaires, les officiers licenciés, ceux qui ont des charges, qui doivent élever des enfants ? Beaucoup ne mangent qu’une fois par jour, vendent pièce par pièce leur mobilier. Impossible de s’expatrier : un voyage lointain exigerait une fortune. Tel ex-ambassadeur, apparenté à une famille royale et qui a ébloui de son faste une grande capitale, porte un veston élimé, un pantalon qui fait poche aux genoux. Et comme je causais avec un personnage officiel, à une cérémonie, je remarquai qu’en dépit de ses titres et de ses décorations, ses manchettes étaient effrangées.
Mais si elle inspire, bien contre son gré, une pitié dont la seule expression doit faire rebondir sa rage, la Hongrie — et, là, peut-être s’adoucirait-elle à l’entendre — vous inspire confiance dans son avenir. Il est vrai qu’elle est à la veille d’une catastrophe économique, que des essais de réorganisation financière n’ont pas abouti, qu’elle quémande en vain un emprunt. D’autre part, je préviens que je n’ai pas compulsé de rapports commerciaux, que j’ignore le rendement du sol, la statistique des douanes. Mais j’ai cette supériorité sur les économistes de savoir que je ne sais rien en économie politique. Une erreur de notre temps consiste à toujours s’en remettre aux experts techniques, à trop croire aux chiffres et insuffisamment aux âmes. La finance et l’industrie ne sont pas les réalités dernières. L’avenir d’un pays dépend de ses hommes. Et c’est eux qu’il faut observer.
Des haines, brûlées au paprika, qui fermentent dans le bassin du Danube, se dégage l’indomptable résolution d’une race ancienne qui ne veut pas mourir. Cette Hongrie dépecée et mortifiée, l’orgueil qui l’a perdue la redresse pour la sauver. Même les désastres précédents de sa dramatique histoire lui servent de raisons d’espérer. Elle n’oublie pas que, par une étrange concordance, le territoire délimité par le traité de Trianon est exactement celui de la Hongrie sous la domination turque. Or le Turc a été chassé.
De cette volonté unanime, le chef de l’État, l’amiral Horthy, est un beau modèle. Il habite une partie de l’ancien palais royal, où l’on est reçu avec un certain appareil militaire. Au détour des escaliers se tiennent des sentinelles immobiles ; c’est un officier qui vous accompagne, un autre qui vous reçoit dans le grand salon d’attente. Tout à coup une porte s’ouvre à deux battants, on entend venir un pas impérieux, napoléonien. Son Altesse Sérénissime, dans l’uniforme bleu-sombre et or d’une marine périmée, présente une tête droite, un visage rasé aux sourcils touffus, une bouche rentrée sous un nez qui proémine. La tenue, l’expression franche des traits, l’accent de la voix, l’insistance du regard annoncent le chef. Pendant qu’il parle, avec beaucoup de sérieux et d’énergie, il frappe une main contre l’autre, dos contre paume, et ses paroles sont scandées par ce geste régulier, ainsi que par le bruit métallique de ses décorations qui, à chaque mouvement, se heurtent sur sa poitrine. L’amiral ne se lamente pas. Ce calviniste stoïque déclare même que l’épreuve sera salutaire pour retremper le caractère magyar… Et j’ajoute qu’en d’autres occasions il n’hésite pas à exciter chez ses compatriotes des espérances intrépides qui ne sont pas sans danger pour la paix. Avec audace, il évoque le jour où le drapeau vert-blanc-rouge flottera de nouveau aux sommets des Carpathes. Toute une jeunesse frémissante écoute ce soldat qui n’est pas moins ambitieux pour elle que pour lui-même.
Beaucoup plus mesuré est le premier ministre, le long, maigre et ravagé comte Bethlen. Mais je ne l’ai entrevu que dans une soirée diplomatique où les paroles ne signifient pas grand’chose. Et puis, je l’avoue, je me suis surtout intéressé à la suite de salons clairs, ornés de Gobelins raffinés et pâlis, où trônaient des créatures dédaigneuses, et où circulaient, avec un fin bruit d’éperons, des houzards de service en rouge framboise et soutachés d’argent. Une musique douce venait de loin, portée sur un bruit de conversations indistinctes. Et je me bornais, devant les scènes mythologiques de Boucher transposées en tapisseries, à écouter un officieux me dire la prudence et la bonne foi des personnages au pouvoir.
Si l’on ajoute à l’exposé de la thèse gouvernementale, celui des thèses libérale, socialiste, juive, on se représente que la Hongrie est dirigée, d’une manière d’ailleurs intelligente, par une droite modérée, qu’inquiètent souvent les excès de patriotes exaltés, qu’elle n’ose ni ne veut réprimer trop sévèrement. Le gouvernement actuel est décidé à exécuter les traités. Mais la Hongrie au sang chaud n’a pas l’habitude des politiques modestes. En face de difficultés redoutables qui réclameraient beaucoup de patience et des calculs compliqués, elle éprouve parfois un sursaut du vieil instinct militaire. Le goût du sabre est invétéré chez ces hommes à brandebourgs qui aiment le risque, le luxe, et sont sensibles au grand style. Et peut-être les Hongrois les plus opposés ne divergent-ils que par les méthodes : les uns, et ils n’ont pas la majorité, espèrent en la violence ; les autres, beaucoup plus nombreux, comprennent qu’il faut procéder avec sagesse. Mais tous sont d’accord pour souhaiter opiniâtrement que leur patrie se relève.
Cette volonté opiniâtre, elle inspire la classe agricole. Et quand on a parcouru la Hongrie, on pèse l’importance du fait. Ces magnifiques contrées verdoyantes, ces nappes de blé ondulant d’un horizon à l’autre ne conviennent pas aux expériences du désordre. Le traité de Trianon a enlevé au pays presque toutes ses matières premières, mais les céréales sont là, et la vigueur des bras rustiques. La moisson de 1919, les Roumains l’avaient razziée, comme ils ont emporté les machines agricoles, emmené les troupeaux, et jusqu’aux étalons des haras. Pauvres haras ! Le colonel mélancolique, mince dans son dolman et son pantalon à sous-pieds, qui nous fit visiter le plus célèbre, ne pouvait faire amener sur la piste que d’antiques héros, des reproducteurs ancestraux fléchissant sur les genoux. Et sa badine tremblait en les désignant… Les années 1920 et 1921 se passèrent à remettre en train, tant bien que mal, les cultures et l’élevage. Aujourd’hui les champs, les jardins sont en plein rapport, le cheptel se reconstitue. Partout on voit des bœufs aux longues cornes en lyre promener leur satisfaction, des troupeaux d’oies s’éparpiller avec des clameurs, et des poulains fragiles galoper en zigs-zags dans les paddocks. Les villageois bottés se reprennent à danser et à boire. Un soir que nous dînions sur une terrasse, au bord du Balaton — ce lac plus vaste que le Léman et pas plus profond qu’une baignoire — un Magyar ardent à revivre me disait son émotion, en revenant sur ses terres, de découvrir ses paysans qui, pour abattre plus de besogne encore, travaillaient au clair de lune.
Une autre source du courage des Hongrois réside dans leur puissance d’illusion. J’ai dit que leur sort les frappe de stupeur. Mais aussi ne peuvent-ils admettre qu’il soit définitif. A leurs yeux il y a trop d’absurdité dans leur malheur pour qu’il dure bien longtemps.
« Il est vrai, me déclarait un des principaux journalistes de Budapest, que nous voici terrassés, amputés. Notre pays est un « pays-tronc » : un torse dont on a détaché bras et jambes. Soit. Mais il reste une tête et un cœur, de quoi réfléchir et rêver. Le traité qui nous massacre est irréalisable. Nos voisins ne pourront ni absorber leurs nouvelles provinces ni leur accorder les libertés nécessaires. Les Tchèques tourmentent les Slovaques. Les Croates vont se révolter. Les Roumains ne savent même pas faire marcher leurs chemins de fer. Il nous suffit d’attendre. Nos ennemis, par la fatalité de la géographie et des lois économiques, sont à la veille de se décomposer. »
Ces chimères donnent aux Hongrois la force d’espérer. J’ajoute qu’ils impriment à leurs illusions un tour poétique qui est bien dans la race. Ils croient arguer de façon objective à l’instant où ils vous imposent une vue passionnée. Jusqu’aux faits qu’ils citent prennent la couleur de leur imagination. Et ils ont raison. Puisque leur salut est en eux-mêmes, il leur faut entretenir leur propre ferveur.
Ainsi pour démontrer l’irréalité du traité de Trianon, ils affirment que les oiseaux migrateurs qui habitent sur le versant méridional des Carpathes, se réunissent en grandes troupes à ceux de la plaine et s’en vont ensemble hiverner en Égypte. De l’autre côté des cols, la même espèce d’oiseaux s’oriente vers la Suède. C’est à la limite de cette divergence, disent-ils, que doit passer la frontière. On a beau avoir donné aux Tchécoslovaques les territoires du Sud : les oiseaux y demeurent magyars. Un jour, à l’image de leurs retours, les provinces perdues reviendront à la couronne de Saint-Étienne.
C’est avec la même méthode que les Hongrois invoquent la mission historique qu’ils ont accomplie au cours des siècles, et qu’ils voudraient bien continuer d’assumer. Leur prépondérance et leur bravoure, m’a dit le comte Apponyi, ont toujours été au bénéfice de l’Europe.
De taille gigantesque, la barbe blanche et rectangulaire, les narines ouvertes, les mains énormes, le comte Apponyi est un orateur et un avocat, prêt à exposer, avec une égale perfection dans n’importe quelle langue, et beaucoup de netteté logique, le point de vue national. Pour lui, la Hongrie est un soldat de frontière qui protège l’Occident contre les barbares orientaux. Elle s’est toujours étroitement attachée à la culture gréco-latine, au christianisme romain ou réformé (le tiers des Hongrois est calviniste ou luthérien), aux institutions germaniques. Elle fut militaire parce qu’elle était exposée, mais parlementaire aussi, et dès ses origines. En l’amoindrissant, les Alliés ont reculé à leur détriment les limites de leur propre civilisation.
La haute idée que les Magyars se forment de leur valeur civilisatrice se trahit dans leur constant souci de vous faire visiter leurs musées, leurs bibliothèques, leurs cliniques, leurs établissements d’instruction supérieure. Je ne parlerai ici que du Collège Eötvos, qui a été créé en 1895 sur le modèle de l’École normale de la rue d’Ulm. La bibliothèque française y est l’objet de soins assidus et, à la parcourir, on constate non sans ironie de quelle façon imprévue les gloires littéraires se propagent à l’étranger. Comme le directeur m’avait prié de dire quelques mots à ses élèves, je leur parlai de l’éminente dignité du langage français, je leur montrai comment il était l’expression la plus directe des vérités psychologiques et des raisonnements de bon sens. Après, nous causâmes. Ces jeunes Magyars, dont plusieurs avaient commencé leurs études dans des camps de prisonniers, m’expliquèrent leurs travaux en cours. L’un d’entre eux s’était consacré à Stendhal, un autre à André Gide. Et c’était vraiment touchant, l’effort de ces voix accentuées pour bien parler français, leurs curiosités un peu timides, le désir mêlé d’angoisse et qu’on rencontre partout ici, de rester en contact avec le reste de l’univers, avec les grands trésors humains. Mais la ruine hongroise s’aggravant, le Collège Eötvos, si studieux et recueilli, va sans doute fermer ses portes.
Cette foi incoercible en la destinée hongroise, qui palpite en chaque Magyar, je la trouve symbolisée dans la musique natale. Assurément celle-ci a souvent été détournée de son mysticisme confidentiel. J’avoue même qu’elle me causa d’abord une vraie déception. Comment, dans ce pays si malheureux, retentissent tant d’orchestres ? Promenez-vous le soir sur le quai du Danube, le long du Bristol, de l’Hungaria, du Ritz : à ces terrasses, groupée autour des tables de dîner, parmi les violences des czardas et dans l’odeur de la sauce béarnaise, rit une foule d’hommes en vêtements de tussor, les faces maigres et bronzées, empressés auprès de belles femmes heureuses, aux bras nus posés sur les nappes. Ailleurs, l’île Sainte-Marguerite est un parc consacré au plaisir, où roulent d’élégantes voitures, où se succèdent des restaurants illuminés, et, là encore, la langueur complaisante des violons monte vers les étoiles que personne ne regarde. Allez au Casino de Paris — naguère Casino de Berlin, — dans les dancings, les cafés, même prostitution de la musique, même réjouissance : l’après-midi on s’est reposé, tous les bureaux fermés, maintenant c’est la flânerie des heures fraîches, la familiarité gracieuse qui s’échange d’une table à l’autre. Au Bois de la Ville, chez Gerbeaud, parmi les vives lanternes de couleur, sur une estrade de bois entourée d’une colonnade, on dirait un finale d’opérette viennoise : cohue grouillante et bavarde de danseurs, taches claires et mobiles que rehaussent les dolmans noirs ou marrons des officiers, et dont une musique enragée couvre les voix et les rires. Et des autos qui se suivent sous les grands arbres, débarquent de nouveaux danseurs, encore des femmes aux chevelures sombres, des quantités de femmes dont les présences innombrables ajoutent à la douceur de la nuit de juin une immense séduction facile.
J’ai confié à quelques Hongrois que ce charmant spectacle de fête, dont je prenais ma part, contredisait étrangement la détresse et la résolution farouches que j’avais constatées ailleurs. Comment concilier le deuil et le tango ? Ils s’efforcèrent de me persuader que ces fêtards étaient des juifs et des mercantis. — Mais les officiers ? — Les pauvres gens vont être licenciés : ils s’étourdissent… Cependant, je demeurais un peu étonné. Alors on me fit passer les ponts, vers les hauteurs de Bude. Là, dans de petites rues désertes, vous attendent des restaurants aux noms bizarres, la Fiancée de marbre, le Cordonnier politique, où la musique, née de cœurs véritablement hongrois, sait parler à celui qui l’écoute. Et je retrouvai enfin, transposés en langage de violon, s’élevant seuls dans le calme nocturne, la souffrance, l’orgueil et l’espoir que j’avais profondément admirés chez certains de mes interlocuteurs.
« Le Hongrois, dit un proverbe de là-bas, s’amuse en pleurant. » Sa musique de même. Elle semble prendre texte des déceptions, des échecs, des nostalgies, et s’y complaire. Tout en elle est mélancolique, mélancolie de la chair comme de l’âme. Si, quelquefois, elle s’abandonne par mégarde au bonheur, l’inquiétude naît bientôt de son allégresse même, et, de mesure en mesure, grandit au point d’exister seule. Ses consolations sont désespérées. Et puis, de nouveau, aux râles succède un élan sauvage, plus amer qu’un regret, et avide d’impossible. Va-et-vient tantôt langoureux, tantôt brutal, qui vous balance de l’abîme aux sommets. L’histoire entière de la Hongrie se raconte dans cette alternative : on croyait entendre une destinée individuelle, et c’est la destinée d’une race. Les Magyars accoudés, les yeux clos, qui écoutent autour de moi, y reconnaissent leur passé, celui de leurs pères : pourquoi n’y reconnaîtraient-ils pas l’avenir de leurs fils ? Car toujours recommence cette mélodie qui ne finit pas, toujours elle remonte du gouffre où elle replongera sans tarder. Le tzigane paraît-il épuisé de musique, va-t-il accepter le silence, que déjà il repart, possédé par le rythme éternel. Et la spirale de la musique, tournant une fois de plus autour de votre cœur, le garrotte.
Un soir, je dis à un compagnon :
— Cette tristesse qui atteint les sources mêmes de la vie, c’est la tristesse des Russes. Votre musique, comme la leur, s’élève d’un pays de plaines. Comme eux vous aimez caresser votre douleur ; à l’affreux désenchantement d’aujourd’hui ne se mêle-t-il pas une délectation secrète ?
— Pardon, répondit-il. Alors que le Russe s’abandonne, nous résistons. Certes, nous connaissons le désespoir. Il est là, tout autour de nous, et parfois si tentant ! Mais nous nous refusons à son vertige. Tel est le rythme de notre musique : à toutes les mélancolies qui l’envahissent, elle oppose une révolte, une revanche. Eh bien ! notre histoire, pareille à notre musique, est remplie de désastres auxquels nous n’avons pas consentis…
Et comme à grands coups d’archet fiévreux et volontaires, il me redit la prière nationale que chaque Hongrois répète chaque matin, qui est affichée sur les murs, qui est imprimée dans les journaux, et que voici, nette, âpre, fervente :
… Peut-être le contraste est-il plus grand pour moi qui arrive de Suède, où tout le monde est poli, bien portant et bien vêtu. Berlin, c’est un tableau de misère, de souffrance et de laideur.
Faces en mie de pain, mortes derrière des lunettes d’acier ; fronts gonflés, mentons fuyants ; petits nez retroussés et pointus, parfois d’un rouge malsain. Visages débordants et flasques, ou bien osseux, ravagés, de couleur et de texture analogues au parchemin. Beaucoup d’oreilles décollées. De gros ventres balancés entre des jambes maigres. Les cheveux tantôt partagés par une raie médiane, tantôt rasés pour que le crâne soit nu. Abondance de jeunes gens en bandes molletières et en guêtres de cuir : presque une tenue de campagne. Certains passants portent des cols hauts et droits avec un costume de loden, d’autres ont revêtu des redingotes fripées, qu’ils harnachent de lorgnettes en bandoulière. Tels individus affectent des airs terribles, les moustaches dressées sous des feutres en bataille, d’autres montrent une mine bonasse, incapable de frémir. Mais surtout on se heurte, et souvent avec pitié, à des expressions tourmentées, hagardes, fiévreuses, plaintives, quelques-unes proches du désespoir. Ici la créature a perdu sa forme normale. Cette angoisse et cette férocité, c’est proprement le physique expressionniste.
Hâve et parfois déguenillée, silencieuse, marchant vite et sentant fort, la foule déambule dans des rues macadamisées, sombres, que relèvent d’innombrables annonces, blanc sur noir ou noir sur blanc, en caractères typographiques épatés. Les étalages sont défraîchis. Des mendiants vous tendent de mauvaises boîtes d’allumettes. Entre les trottoirs couverts de piétons, les chaussées apparaissent presque vides et, même au centre de Berlin, on les traverse sans avoir à regarder à gauche et à droite. Très peu d’autos particulières. Aux abords des gares, des voitures démodées, attelées bizarrement, amènent les gens avec leurs bagages. Quelques taxis. Des fiacres grinçants et décousus, conduits par des cochers centenaires sous leurs hauts de forme en cuir bouilli.
Longues files d’édifices, copiés d’après divers styles, mais toujours massifs, maussades et solennels, palais juxtaposés et qui se dégradent ensemble, perspectives droites, trop larges, alignées comme une troupe sous commandement. Sur les places, des monuments accablés par leur propre lourdeur, presque tous consacrés à des souverains et à des généraux. Mais nul uniforme ne répond à leur appel. Berlin est désormais en civil. Guérite vide. La Königswache, où se déroulaient, paraît-il, d’admirables relevés de garde, est close, muette.
Le seul personnage en tenue, c’est, au coin des rues, en képi ciré et vêtu de vert-bleu, brodé de rouge au col, l’agent de police.
Levant les yeux au hasard pour lire le nom d’une rue, j’ai tressailli : Wilhelmstrasse. Ce nom, détesté des mères ! Je cherche le palais des Affaires Étrangères, la Chancellerie derrière ses grilles, l’ambassade d’Angleterre. A deux pas, sur la Pariserplatz, je vais contempler l’ambassade de France, avec son porche à colonnes. Dans Unter den Linden, voici, fraîchement repeinte en blanc, l’ambassade de Russie que Rathenau a donnée aux bolchévistes.
Je ne suis pas un historien. Ni un écrivain politique. Je suis un romancier, qui regarde, qui imagine. En juillet 1914, sont apparus ici les prolégomènes de l’écroulement européen. Derrière ces fenêtres indifférentes, M. de Bethmann-Hollweg a annoncé la guerre à Sir Edward Goschen et a essayé d’obtenir la neutralité anglaise. M. Cambon a tourné ce coin de rue pour aller voir M. de Jagow, le 30 juillet. Il y est retourné le 31. Sous ces tilleuls que je touche se sont dispersés les crieurs du Lokal Anzeiger, proclamant la mobilisation générale de l’armée et de la flotte. Soudain il me semble entendre la Wacht am Rhein et les vivats d’une colonne de manifestants, lors du départ des diplomates alliés. C’étaient des étudiants qui chantaient. Où sont leurs os ?
Autour de moi, qui m’hallucine, la foule passe, oublieuse d’hier, craignant demain, vouée à aujourd’hui.
Un collaborateur de la Revue de Genève a organisé, à l’occasion de mon passage, un dîner qui groupe le directeur d’un des plus importants journaux berlinois, un des principaux collaborateurs de la Gazette de Francfort, un chef de service des Affaires Étrangères, un diplomate, un général, un des chefs de l’Agence Wolff, le directeur du bureau de presse du Chancelier.
Impossible de rapporter ici le détail d’une conversation qui a duré jusqu’à minuit. Occupant des points de vue opposés, nous admîmes, dès le début, que la franchise serait de règle. Mes interlocuteurs m’ont courtoisement laissé dire ma pensée, et je me plais à reconnaître leur intelligence et leur culture, plus historique, il est vrai, que psychologique, plus documentée qu’intuitive. Ce que j’ai recueilli de leurs bouches, d’ailleurs, n’a rien d’imprévu.
« Nous paierons, certes, mais nous avons déjà beaucoup payé. Est-ce notre faute si les frais de l’occupation mangent les recettes, si le Comité des houillères françaises, chargé d’expertiser nos charbons, les a systématiquement dévalorisés. Lisez l’Information, dont la campagne récente, à ce sujet, s’est brusquement interrompue… Oui, nous paierons… Mais il nous faut du temps. En occupant la Ruhr, la France empêche l’emprunt international. C’est pourtant par l’emprunt international qu’elle-même s’est libérée en 1871… Qu’on vienne expertiser notre capacité de paiement. Nous ne demandons pas mieux. »
Un autre reprend : « Les réparations ne sont qu’un prétexte. La France veut notre ruine et notre désagrégation. M. Poincaré se moque de sa créance, il cherche une annexion. » Justement, quelque temps auparavant, un Français en qui j’ai confiance, m’avait rapporté les propres termes employés par M. Poincaré lui-même, tête-à-tête, pour lui affirmer qu’il quitterait la Ruhr sitôt payé. Sans nommer mon informateur, je cite le propos. Alors, on me répond : « Monsieur, nous ne croyons pas à votre anecdote. Sauf le léger recul de 1870-71, toute l’histoire de France, c’est une marche vers l’est. »
Dès qu’ils parlent de l’occupation de la Ruhr, une douleur sincère les remplit tout entiers. « Quelle honte pour nous ! C’est une souillure de notre territoire. Aussi, la haine contre la France s’accroît-elle avec rapidité. Hors d’Allemagne, vous imaginez mal l’intensité de cette passion. Nous sommes tous unanimes à faire front en attendant de nous venger. Sans doute, allons-nous vers une catastrophe économique. Ce sera alors le bolchévisme, mais un bolchévisme national, un déchaînement de fureur patriotique… Monsieur, je suis général. Mais j’embrasserai le drapeau rouge si c’est le seul moyen de recouvrer notre indépendance.
— La revanche, alors ?
— Comment la prendre ? Nous n’avons ni recrues, ni matériel.
Cette objection ne m’arrête pas. « Vous avez des millions de vétérans, leur dis-je, et vous fabriquez du matériel hors d’Allemagne. — Où cela ? — Chez Poutiloff, à Toula. Vos laboratoires de chimie, vos ateliers d’aviation travaillent. Vos anciens états-majors pourraient encadrer les masses russes. » Ils se récrient : « C’est impossible. Si nous nous faisons bolchévistes, nous aurons bien sûr des relations de toutes sortes avec les Russes. Mais ils ne viendront pas sur le Rhin. »
Je leur explique les raisons de ma méfiance. Personne n’ignore en Europe que leurs extrémistes de droite s’arment, exécutent des manœuvres militaires, et assassinent sans que le gouvernement intervienne. « Notre gouvernement ! Mais il est désarmé. Il n’a même pas de police. » Et ils me font le tableau d’une Allemagne houleuse et partagée entre les États et les partis, entre les classes, entre les groupements économiques, les fédérations d’ouvriers et celles des patrons — une Allemagne de grands féodaux, où le pouvoir central, faible et menacé, est incapable d’imposer ce qu’il veut.
Et puis, ce qui ressort de leurs propos, c’est l’inquiétude qu’ils éprouvent pour leur unité nationale. Persuadés que la France veut ériger la Rhénanie en État indépendant, ils tremblent que la Bavière ne s’insurge contre le Reich. L’unité est leur préoccupation suprême, parce qu’elle est leur garantie qu’un jour ils redeviendront tout-puissants. Pour la sauvegarder, ils paieraient tout de suite les réparations. Ils ont sacrifié le régime impérial à l’unité ; ils y sacrifieraient l’ordre social.
Ensuite, parce qu’ils savent que je vais regagner Genève, ils m’attaquent sur la Société des Nations, « qui a réduit l’Autriche en esclavage ». Étrange chose : en France, on suspecte la Société des Nations d’être germanophile ; en Allemagne, on la dénonce comme une machine à dominer l’Europe au profit de l’Entente. D’ailleurs, disent-ils, l’Allemagne ne manquera pas, avec la Russie et en ralliant certains États centraux, et peut-être la Suède, de créer une autre Société des Nations, la vraie, celle-là… (Mes interlocuteurs appartenant presque tous aux partis de gauche, si telle est la virulence de leurs propos, je me demande ce que j’aurais entendu de la part de gens de droite. Peut-être y a-t-il eu « deux Allemagnes ». Depuis la Ruhr, et aujourd’hui, et demain, il n’y en a plus qu’une.)
Ah, j’oubliais encore ceci. « Le traité de Vienne, disent-ils, le traité de Francfort ont entraîné de longues périodes de paix, tandis que le traité de Versailles est incapable d’organiser le monde. Pourquoi ? Parce que, au rebours des deux autres, la paix de Versailles a été dictée et qu’elle est trop dure pour les vaincus. » Alors je leur demande doucement quelles eussent été, en cas de victoire, quelques-unes de leurs conditions. « Presque rien : annexion de Liège et du bassin de Briey, démantellement des forteresses de l’État français. » Je leur rappelle le mémoire des grandes associations, de 1915. « Cela n’était pas sérieux. » Ils rient, ils haussent les épaules à l’évocation des anciens programmes du pangermanisme. De même, ils font taire l’un d’entre eux qui affirme que les Alsaciens regrettent les Allemands et que les députés alsaciens à la Chambre ont été nommés par l’autorité militaire, ou un autre qui soutient que les Belges sont bien contents que les Allemands aient si bien entretenu leurs usines pendant l’occupation… Ils rient, pour me rassurer. Mais, quelques secondes, et malgré leurs dénégations, j’ai revu le cauchemar qui nous hantait pendant la guerre : la possibilité d’une hégémonie allemande en Europe. Et j’ai frémi.
Il y a des sujets qu’ils n’aiment pas : l’inflation, la baisse du mark indépendante du paiement des réparations, ou bien la situation des allogènes dans l’empire de Guillaume II ; ils n’aiment pas non plus qu’on leur demande pourquoi les huit dixièmes du peuple allemand admettent d’être ruinés au profit de quelques grands industriels. Ce sont là des questions pour lesquelles les journaux et les partis politiques ne fournissent pas de réponses toutes faites.
Remarque : on s’expliquerait mal l’Allemand si l’on ne se rappelait pas qu’en dépit de qualités remarquables, il manque à la fois d’esprit critique et d’esprit politique. C’est un croyant qui obéit aux ordres.
On a bien fait de désarmer ce peuple, et je ne demande pas qu’on lui rende ses mitrailleuses. Mais je demande qu’on lui rende ses uniformes. Contrairement à l’Anglais, l’Allemand, en civil, est toujours mal. Il lui faut la tunique cintrée et le col haut, le pantalon à sous-pieds ou les bottes, pour assortir à sa raideur, à son port impérieux, à sa carrure qui a besoin d’être sanglée.
Dans le hall de l’Eden, à cinq heures : autour de petites tables, des femmes relativement élégantes, des juifs, des nouveaux riches, des Américains. Nulle gaieté, nulle assurance. Dans Berlin, ces îlots de luxe — comme l’Esplanade, l’Adlon, le Kaiserhof — où se réfugient les étrangers et les schieber, demeurent précaires, et ne s’ouvrent pas volontiers sur le dehors. Je prévois que ces palaces, un jour, seront assiégés.
On me présente à M. X., riche Berlinois, au crâne tondu et aux yeux malins. C’est un amateur de belles choses. En un français excellent, il me raconte qu’il collectionne des Daumier, les premières éditions de Stendhal et des lithographies romantiques. Je l’interroge sur les écrivains contemporains. Selon lui, il n’y a que deux bons romanciers : Thomas Mann et Carl Sternheim. — Mais Heinrich Mann ? — Pfft ! — Et l’expressionnisme ? Edschmid, Schickelé ? — Pas grand’chose ! — Au théâtre ? — Rien que Wedekind et Sternheim ! — Georg Kaiser ? — Ce n’est rien !
Il sourit, pense à ses Tony Johannot, et ajoute :
— Voyez-vous, le meilleur roman allemand, au XIXe siècle, c’est Madame Bovary…
Parfois ce que disent mes interlocuteurs m’intéresse moins que leur façon de raisonner. Tout d’abord, je remarque qu’ils vous laissent parler, mais qu’ils ne vous écoutent pas. Travaillés par l’antique habitude : Sic volo sic jubeo, ils ne peuvent s’empêcher de croire que quelqu’un qui n’est pas Allemand est un personnage de second ordre, qui se trompe. Ce qu’on dit au dehors ne compte pas. En revanche, ils trouvent naturel d’imposer à autrui ce qu’ils pensent. Qu’il y ait des nuances dans la vérité, qu’il faille se mettre à plusieurs pour l’approcher et la définir, qu’il soit nécessaire, parfois, d’admettre l’hypothèse d’un autre à laquelle on n’avait point pensé — chose étrangère à leur esprit.
Leurs discours sont répartis sur deux temps. Premier temps : défilé d’arguments, thèses réglées d’avance et liées les unes aux autres. L’objection n’est pas capable de s’insérer dans cette chaîne serrée fortement : elle retombe sur vous, impuissante. Si vous leur proposez une hérésie, ils vous jettent un mauvais regard, et poursuivent. Souvent, comme des figurants d’opéra, on voit repasser une seconde fois la file des arguments, qu’ils vous présentent à nouveau sans se douter peut-être que ce sont les mêmes. Ou bien peut-être comptent-ils sur la répétition pour créer la certitude.
Second temps : les arguments historiques, politiques, économiques, ayant joué leur rôle, votre interlocuteur cesse tout à coup de raisonner pour procéder à un acte de foi. Il est très curieux de noter ce saut brusque du logique au mystique. Au lieu de modeler leurs réflexions sur les choses, de se soumettre à la critique des faits, ils commencent à rêver. Aucune souplesse pratique, aucune accommodation à l’italienne. Un idéalisme forcené, mais tendancieux. Ou plutôt : un chant, né de la sensibilité, d’une sauvagerie assez belle, et qui ne doit rien à la raison. L’un d’entre eux, se levant, invoqua tout à coup l’« Idée », l’Idée qui allait soulever et sauver son pays. Mais laquelle ? Et il affirmait que la France était spirituellement épuisée, que le classicisme avait fait son temps, et que l’Allemagne allait régénérer le monde. Mais comment ? Moi, je ne demandais qu’à l’écouter. Car c’était précisément l’espoir de découvrir, qu’elles fussent bolchévistes ou nationalistes, des valeurs nouvelles, qui m’avait arrêté en Allemagne.
L’Orient — on me parle naturellement de l’Orient. Mais son panthéisme, transposé à Berlin, y prend le ton d’une revendication guerrière : on appelle l’Asie aux armes. La Russie ? Mais son communisme, vu d’ici, se résorbe en slavisme conquérant. Des « valeurs nouvelles », ce n’est jamais que l’individu qui les crée. Où sont en Allemagne les individualités puissantes ? Quant aux doctrines façonnées à la grosse pour tout un peuple, je n’y vois que de rudes idoles. Les nations, à notre époque où elles empiètent sur le rôle des personnes, sont incapables de désintéressement, elles ne créent que des philosophies de combat. Je me méfie des passions collectives. Si l’Allemagne doit être sauvée — et nous aussi, car qui sommes-nous, Seigneur, pour condamner ? — elle ne le sera que par un solitaire.
A l’Altes Museum : un marbre du Ve siècle, déesse sans tête et sans mains, toute enveloppée d’une étoffe à mille plis, où transparaissent les seins et le ventre. Entourant les reins, l’étoffe revient draper la cuisse gauche. Elle est près d’une fenêtre, mais c’est d’elle que naît la lumière. Je l’ai longuement regardée vivre sa vie surnaturelle. Immobile, un corps est éloquent. Le mouvement exprime le désir, qui ne possède pas encore, ou symbolise la fuite qui ne possède plus. La certitude est statique. Je sais bien que l’évolution a été la grande vérité moderne, qu’il n’y a de philosophie, aujourd’hui, que de la durée. Mais cette noble déesse qui ne bouge pas, elle nie le relatif.
Plus loin, une Ménade, à la tête, aux bras, aux pieds coupés, danse, le sein nu. Et tout l’élan de la danse est donné par le pli de sa tunique légère, qu’animent deux genoux délicieux.
Au Bristol, près de moi, cet Allemand qui mangeait une omelette avec son couteau.
Ne pas oublier que les Allemands ont été précipités de la certitude qu’ils allaient gagner la guerre à la constatation qu’ils l’avaient lamentablement perdue ; qu’ils ont presque, à deux reprises, atteint Paris, presque affamé l’Angleterre, presque conquis la Russie, presque empêché l’Italie et presque retenu les États-Unis de se battre ; qu’ils ont, pendant quatre années, accumulé des victoires sonores pour les solder toutes en une défaite sordide ; que, durant le même temps, ils ont enduré un blocus aux effets terribles ; que, depuis l’armistice, ils ont été pour la plupart ruinés, privés de leurs rentes et de leurs retraites ; qu’ils ont assisté au renversement d’un régime en lequel ils personnifiaient leur patrie ; et qu’enfin ils sont convaincus qu’une catastrophe économique et sociale est imminente. Tant de secousses, suivies de dépressions, ce ballottage incessant d’une attente folle à un affreux désespoir, ont ruiné leur système nerveux. L’état de ce peuple est pathologique.
Tout au long du jour, on voit apparaître des journaux dont les manchettes violentes, l’une après l’autre, infligent à la foule de soudaines excitations. On distingue très bien, chez le passant qui se penche pour lire la formule en gros caractères, l’effet d’une décharge électrique.
Et alors, je m’explique mieux que beaucoup d’Allemands soient aujourd’hui d’une excitabilité maladive et que nombre d’autres aient sombré dans une morne apathie. Capables de soubresauts, ils sont néanmoins usés, réduits en loques. Mais alors, pour les rétablir, et l’Europe avec eux, est-il possible d’employer des raisonnements et la persuasion ? Leurs vainqueurs ne doivent-ils pas leur imposer un régime de malades, une tutelle ?
Il y a à Berlin vingt-cinq théâtres d’opérettes. Nous allons au Metropol, où l’on joue, pour la centième fois, Die schönste der Frauen. Salle bondée, public d’allure simple, malgré la cherté des places, et attentif. La pièce est idiote, mais la musique déborde de rythmes vifs et gais. Les interprètes, vêtus de costumes très modestes, chantent fort bien. Certains effets sont curieusement démodés, et l’on mesure là que le ton berlinois de l’élégance et de la coquetterie n’est plus au diapason du reste de l’Europe. Ainsi, une jeune actrice, désireuse de séduite un vieux prince, juge habile, après beaucoup de minauderies, de relever ses jupes jusqu’aux genoux. Un instant, j’ai cru voir un dessin de Mars dans l’ancien Journal amusant.
Là-dessus, devant ces jolies jambes, quelqu’un s’écrie : Ubi Beine, ibi patria. Ce quelqu’un est un admirable pitre, dont j’ai oublié le nom, qui fait rire toute la salle. Mais son comique est agressif, et la salle rit d’autant plus qu’il se montre plus hargneux. Même sur le théâtre, ici, nulle rondeur, nulle gentillesse. L’accent désagréable, l’autoritarisme imbécile sont considérés comme des traits normaux et qui prêtent à la plaisanterie : ils sont si fréquents qu’il faut s’en venger à la scène.
Le spectacle dure de sept heures et demie à onze heures. En sortant, nous allons prendre quelque chose au « Palais de Danses » (ô prestige du français : imagine-t-on un établissement de Montmartre portant un nom allemand ?) Grande salle pleine de lumières et de femmes, où le jazz retentit. Les gens sont tranquilles, ils se lèveront docilement quand, à minuit, on les préviendra que la police, en bas, réclame la fermeture. Ce lieu de fête est étonnamment bourgeois.
Et puis, dans la Friedrichstrasse, au sortir des boîtes de nuit et sous l’œil indifférent de cette même police, c’est un trafic de prostitution — prostitution impudente, mâle et femelle — tel que je n’en ai rencontré dans aucune capitale d’Europe.
Je déjeune avec Y., un des chefs du parti socialiste, gros homme intelligent, en contact avec Londres et Paris. Il voudrait que la France appuie plus énergiquement les éléments démocratiques en Allemagne. Peut-être est-il trop tard. Il me confirme que, depuis l’occupation de la Ruhr, le nationalisme a fait des progrès effrayants. « Le peuple tout entier va devenir nationaliste. »
— Mais, lui dis-je, pourquoi les socialistes n’ont-ils pas dès le début désavoué la résistance passive ? Les milliards qu’elle vous coûte vous eussent en partie libérés.
Il hausse les épaules, grogne. Comme la plupart de ces compatriotes, toujours tentés par l’absurde, il se méfie d’une solution de bon sens. Je lui demande :
— Vous, socialistes, assumeriez-vous le gouvernement, pour une politique d’exécution ?
Il hésite, j’insiste :
— Laisseriez-vous la droite s’emparer du pouvoir, pour une politique de revanche ?
— Non.
— Qui donc l’emportera ?
Il me regarde de côté et prophétise :
— Nous glissons vers le chaos. Nous allons assister à des convulsions dont personne ne sera le maître. Que va-t-il se passer en Allemagne ? Une explosion.
Un des convives — dont on m’a dit et répété qu’il était exceptionnel, unique à Berlin — prend la parole sur un ton doux :
— Ce qui fausse tout le problème, c’est que, malgré les apparences, il n’y a pas eu de révolution en Allemagne. Notre changement de régime n’est qu’en surface. La démocratie n’existe pas encore chez nous. Ebert, c’est un bourgeois nationaliste.
Y. entre en fureur : « Comment, comment ! » Et comme l’autre continue, ce gros homme, réduit à des interjections brutales, passe son irritation sur sa serviette, qu’il tire et tord entre ses mains puissantes.
— En s’obstinant dans sa politique actuelle, l’Allemagne va vers la ruine. Nous reverrons une Confédération d’États…
Y. écume. Il a maintenant entouré ses gros poings de sa serviette, réduite à l’état de corde :
— Non, s’écrie-t-il, l’Allemagne maintiendra son unité et…
J’avoue qu’ensuite je comprends mal le flot emporté de son allemand.
Ces soixante millions d’hommes et de femmes, on ne peut pas les supprimer. Cette masse énorme constitue une des parties principales de l’Europe.
Ils ont produit Schopenhauer, Heine et Nietzsche, Schumann et Wagner.
Il serait criminel de les réduire en esclavage. Mais leur toute-puissance serait plus criminelle encore.
Il est effrayant, autant qu’effroyable, le monument à Guillaume Ier qui se dresse devant le palais impérial. Cette masse gigantesque respire l’ivresse d’être le plus fort. A ses angles, quatre lions énormes posent la patte sur un amas de canons, de drapeaux, de fusils. Les fusils ont leurs baïonnettes, on les imagine encore chargés. Un arsenal en pleine rue, quel trophée barbare ! C’est un monument au pillage. On demeure le cœur serré devant cette affirmation emphatique que la guerre, la Guerre en elle-même, quels que soient son but, ses raisons, que la Guerre est la Religion nécessaire des Hommes.
Je n’ai dissipé ma tristesse que plus tard et plus loin, dans la Siegesallee : cette succession de statues manque si piteusement son effet souhaité de grandeur solennelle, il y a un tel écart entre la pensée qui commanda cet ensemble et sa réalisation, qu’il en résulte un comique impayable. Là, tout seul, j’ai éclaté de rire.
Berlin, — ses maisons, ses palais, ses usines, ses musées — est « rapporté » sur une terre ingrate, qui n’appelait ni la puissance, ni la richesse, et où manquent les belles fleurs et les fruits succulents. C’est un paradoxe conquis sur le sable, un défi de l’énergie virile à la nature des choses. Ici, une forte race d’hommes a exalté ses appétits, mais elle ne pouvait les satisfaire qu’ailleurs.
Il n’y a pas de rose-Prusse.
J’aimerais connaître un junker, un vrai Prussien traditionnel, entier, virulent ; mesurer ce qu’il y a de vigueur, d’intelligence froide, d’orgueil, d’insensibilité dans ces natures guerrières.
N. a trente-quatre ans. Un nez busqué, des yeux gris, brillants, derrière des lunettes. Il est docteur en philologie. Il a publié des textes de Nietzsche. Ami de Mottl, il a hésité naguère à se faire chef d’orchestre. Il parle avec une extrême aisance l’anglais, le français et l’italien. Avant la guerre, il a beaucoup voyagé. Aujourd’hui, ruiné comme toute l’ancienne classe dirigeante, il est astreint, pour vivre, à des besognes de bureaucrate. A la fois sensible, ambitieux et fier, il voudrait agir mais il se débat dans des mesquineries. Il souffre d’habiter Berlin. Porteur d’un grand nom, il se dit socialiste, surtout pour maintenir son esprit libre. « Je suis Allemand, répète-t-il. Ce serait bien vil de renier mon pays dans les circonstances actuelles. Mais je veux la paix, une compréhension réciproque. Je pense à l’Europe. » Son intelligence est noble et cultivée, avec des fonds d’amertume. Si son courage ne fléchit pas, il jouera un grand rôle… Puisque N. existe, et qu’il n’est sûrement pas le seul de son espèce, je ne dirai jamais que tous les Allemands sont des Boches.
Par la faute du mark, N. ne bouge plus de Berlin, lui qui a passé sa première jeunesse à circuler. Et il lui est impossible, désormais, d’acheter un livre, une revue de l’étranger. Il me questionne avec une ardeur coupée de mélancolies terribles : « Dites-moi, connaissez-vous le dernier livre d’Henri Lichtenberger sur l’Allemagne ? Et le magnifique ouvrage d’Andler sur Nietzsche ? Avez-vous lu Pirandello ? On m’a dit que le Criterion était plus intéressant que le London Mercury : expliquez-moi la différence… Est-ce vrai que les femmes, maintenant, à Paris et à Londres, se fardent beaucoup la figure ? Décrivez-moi une robe à la mode. Ici, je suis enfermé, privé d’air et de lecture. Vous rappelez-vous la place du Dôme, à Florence, avec l’ombre du Baptistère ? Ou bien la vue du coteau de Cologny, à Genève, au mois de juillet, entre six et sept heures du soir ! Hélas, je ne sortirai plus d’Allemagne… »
Nous sommes allés ensemble entendre Tristan à l’Opéra. Magnifique orchestre, dirigé par Schillings que le public n’aime pas et n’associera pas à ses rappels : des violons de velours, des cuivres d’une justesse, d’un éclat extraordinaires. Néanmoins, cette sublime symphonie, si elle est jouée à merveille, l’est sans passion, et il y manque cette fièvre que, précisément, Mottl — vieux souvenirs — faisait surgir de tous les coins obscurs de l’orchestre, ces éclairs de chaleur dans la ténèbre, cette fatalité menant l’amour sans répit à la faute et à la mort.
Fatalité si profondément allemande : ce peuple vénère les grandes forces obscures auxquelles il lui semble impossible de résister, et le romantisme a été l’étrange sabbat où il les évoquait. La nuée, l’immense forêt et la mer éternelle, voilà les thèmes germaniques de Tristan, enlaçant le thème de la passion éternelle et immense. Et dans le désordre actuel, où se noient les individus, les Allemands, à la fin, ne comptent-ils pas sur d’aveugles puissances qui les sauveraient en engloutissant tout le monde ; la « fatalité » n’est-elle pas leur recours suprême ? Que cette notion d’une catastrophe bienfaisante est donc étrangère à un Français, à un Anglais, à un Italien ! J’ai écouté Tristan avec une curiosité nouvelle : pour mieux saisir l’Allemagne d’aujourd’hui, l’Allemagne mythomane et désastreuse.
« Comprenez ceci, me dit quelqu’un. L’Allemagne a interverti ses pôles. Avant la guerre, Berlin, c’était l’autorité, le prestige militaire et policier, l’art officiel, une hiérarchie sociale aux échelons fixes. Aujourd’hui, c’est Munich, l’ancienne Munich des artistes et du carnaval, de la bonhomie et de l’ironie, qui est devenue berlinoise, Munich où demain le prince Ruprecht va être élu président de la république en attendant de suivre l’exemple du prince Napoléon. Berlin, démilitarisé, est entièrement socialiste. Tous les cadres sont rompus ; les croyances traditionnelles, l’esprit de corps, le protocole, les vertus morales et patriotiques s’en vont à la dérive. On y est devenu cosmopolite, notamment sous l’influence de la colonie russe, très nombreuse, et qui propage jusqu’ici la fièvre de Moscou. Tout antisémitisme mis à part, les juifs, qui ne se gênent plus, sont des agents de démoralisation ; beaucoup de médecins israélites, par exemple, poussent à la corruption des mœurs.
« Songez, d’ailleurs, que, sauf la classe des grands industriels et une partie de la classe ouvrière, personne ici ne gagne assez pour vivre. Le salaire, à peine touché, fond dans vos mains à cause de la baisse ininterrompue du mark. Vous avez vu, partout, ces boutiques de changeurs. Pour exister, même misérablement, il est nécessaire de convertir à l’instant tout gain nouveau en monnaie étrangère. Il n’est pas moins nécessaire de spéculer. Épargner serait la pire des folies ; ce serait détruire soi-même ce qu’on a pu gagner au prix d’efforts surhumains. L’État, d’autre part, a tellement exagéré les impôts qu’il est devenu légitime d’échapper par tous les moyens à ses reprises. Une quantité incroyable de gens — hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles, enfants, — sont à vendre pour n’importe quel usage. Ne vous récriez pas et ne faites pas le pharisien. Comment pourrait-il en être autrement dans une société où l’insécurité est la règle et où tous les moyens normaux de subsister sont insuffisants.
« Restez quelques jours de plus à Berlin. Je vous mènerai dans des quartiers pauvres, et alors vous verrez ce que c’est que la misère. Je vous montrerai les statistiques des suicides. Je vous introduirai dans des intérieurs dont on a réquisitionné des chambres pour des inconnus sans logements : cette promiscuité a détruit les familles. Je vous présenterai des étudiants qui, faute de ressources, sont mineurs ou terrassiers et qui, le soir, après des journées épuisantes de dix heures, poursuivent des études de philologie ou de droit. Sans doute, avons-nous commis des fautes, des crimes si vous voulez. Mais nous sommes plongés dans un abîme de calamités que nous ne méritons pas tous. Si nous gémissons, je vous jure que ce n’est pas toujours par hypocrisie. Nous sommes affreusement malheureux.
« Nos étudiants, d’ailleurs, ce n’est pas ici qu’il faut les fréquenter, mais dans les villes universitaires de province, où ils se réfugient pour cultiver leur patriotisme, leur haine de la France, leur haine des juifs. Là, à Iéna, à Heidelberg, à Erlangen, ils crient : « A bas Berlin ! » Ils sont anti-républicains, puisque, disent-ils, la république a été fondée sur la trahison. Ils ont reconstitué leurs sociétés d’autrefois, avec leur protocole strict et leurs duels. Le duel leur paraît d’autant plus nécessaire comme entraînement au courage que le service militaire a été aboli. Le sport ne suffit pas pour entretenir l’instinct combatif. Et puis songez que le jeune homme d’aujourd’hui n’a pas connu l’époque de 1914, mais tout au plus la dernière année de la guerre. Il n’admet pas qu’il soit, lui, personnellement coupable du cataclysme. Il n’a fait qu’en souffrir, et il est exalté par la douleur, par son imagination, par son orgueil, par l’enseignement presque unanime de ses maîtres. Dernièrement, un professeur de théologie que je connais ayant décidé d’étudier, dans son séminaire, certains ouvrages de Gœthe, à peine une dizaine d’étudiants sur quatre-vingts sont venus l’entendre. La jeunesse universitaire, dans sa grande majorité, est patriote, belliqueuse, et anti-gœthéenne. »
Pendant les cinq jours que je passe à Berlin, je suis poursuivi par l’anecdote suivante :
Il y a quelques mois environ, un banquier genevois — lequel me le raconta, — reçut la visite d’un confrère allemand qui lui tint à peu près ce langage : « En vendant à l’étranger des milliards de marks, qui, par suite de l’inflation systématisée, ne valent plus rien aujourd’hui, l’Allemagne a réalisé une opération grandiose. Elle a échangé du papier contre de l’or. Et elle s’est procuré dans le monde, par ce moyen, beaucoup mieux que des alliances politiques : des créanciers intéressés à ce qu’elle ne périsse point. Aussi, disons-nous souvent à nos militaires : « Vous avez perdu la guerre, vous n’êtes que des sots. Mais l’après-guerre, c’est nous, les financiers, qui la gagnons. »
On me mène chez Paul Cassirer, le grand marchand de tableaux, l’éditeur bien connu. Il n’est pas là, mais sa secrétaire nous montre un beau Delacroix, rouge et vert (Othello sur le point d’assassiner Desdémone), un Tintoret très chaud, un Tiepolo fougueux, un Jean Bellin, qui arrive tout juste d’Italie, puis, comme modernes, un Cézanne, un portrait de magistrat par Manet. « Il est dans le Duret, monsieur. »
J’interroge sur la peinture allemande. On me répond par Liebermann. J’objecte que cette peinture réaliste mâtinée d’impressionisme, me paraît caduque. Mais la secrétaire n’est pas de cet avis. Elle me montre ses dernières œuvres, des paysages au pastel, qui sont en effet d’une touche légère et d’une très agréable vivacité de couleur. Elle ajoute :
— Nous les vendons à peine les a-t-il terminés. Chaque Allemand veut posséder un Liebermann. Songez donc, aujourd’hui, il faut placer son argent en objets et en œuvres d’art… Notre autre grand peintre, c’est Louis Corinth.
Je manifeste de l’étonnement. En effet, le matin j’ai visité, dans l’ancien palais du kronprinz, converti en musée, une exposition considérable de ce peintre. N’était la signature, la même sur chaque tableau, on pourrait croire à une exposition collective. Corinth a traité tous les genres et usé de toutes les manières, passant du réalisme photographique au futurisme le plus déraisonnable. Peinture vulgaire dans ses moyens et lourde, la plus complètement dépourvue d’agrément ou de caractère qu’on puisse rêver. « Comment, c’est cela, mademoiselle, que vous appelez un grand peintre ? » La secrétaire réplique :
— Mais oui. Sa diversité s’explique quand on sait qu’il a eu plusieurs attaques. Il change de manière à chaque apoplexie… Venez voir nos Kokoschka.
Nous quittons les belles salles tendues de velours et nous descendons à la cave. Oscar Kokoschka, Autrichien de naissance, habite Dresde. Il est peintre et poète. J’avais vu quelques-unes de ses œuvres à Vienne et on me sort ici ses derniers tableaux. Peints avec des couleurs épaisses et violentes, d’une belle tonalité, ils montrent des personnages difformes, des sortes de nains. C’est barbare et étrange, hideux et somptueux. L’objectif de Kokoschka, me dit-on, est de rendre la perspective par la couleur. Mais surtout, il veut effrayer le spectateur.
Faire peur, n’est-ce pas l’idée dernière de beaucoup d’artistes contemporains ? Après Cassirer, je vais au Sturm — maison d’édition et d’exposition — pour voir des expressionnistes. Je tombe sur des aquarelles d’Archipenko, sur des tableaux cubistes de Marc Chagal, Kubin, Nerlinger, Szezuka, Topp. Et je revois une fois de plus, mais avec le même ennui découragé, des combinaisons géométriques et multicolores, des peintures à l’huile sagement faites, sur lesquelles — ô comble de l’audace — on a collé des fragments de journaux.
Je retourne au musée Kaiser-Friedrich. Entre tant de chefs-d’œuvre, je veux emporter dans ma mémoire cette grande dame de Velasquez, au front haut, à la haute coiffure, dont le regard attentif vous scrute profondément, sans rien trahir de soi-même ; cet ange de Rembrandt, aux ailes si larges et si lourdes, l’ange de la bonté excessive ; ces deux Vermeer, dans leur lumière spirituelle…
Et j’emporte aussi l’image, dans la salle somptueuse des Rubens, de ces deux enfants qui regardaient les tableaux, en haillons et pieds nus. Ces petits pieds nus, sur le parquet ciré d’un fastueux musée impérial, ils m’ont fait monter les larmes aux yeux…
Cinq jours à Berlin ne vous fournissent, bien sûr, que des impressions superficielles. Je livre ces quelques pages en prévenant qu’elles sont provisoires et, surtout, qu’elles ne peignent pas toute l’Allemagne. C’est la réaction d’un voyageur rapide et peut-être injuste.
L’atmosphère de cette ville m’est irrespirable. Des Berlinois — encore que parmi eux se trouvent les pires détracteurs de Berlin — me diront : « Demeurez davantage. Vous nous comprendrez si vous nous observez plus longtemps. » C’est possible. Il m’est arrivé de vaincre des répulsions. Je désirerais qu’aucune âme humaine ne me demeurât étrangère. J’ajoute qu’en vouloir à quelqu’un, c’est lui témoigner de l’intérêt.
Il est incontestable que les Allemands sont malheureux. Et même ils sont malades. Je répète qu’il faut les soigner, les soutenir, les guider. Mais ils doivent se laisser faire. Comment la suite invraisemblable de leurs maladresses et de leurs fautes ne les engage-t-elle pas à écouter quelques conseils ? Rien ne serait plus déplorable qu’une révolte haineuse, venue de la gauche ou de la droite, qui les isolerait définitivement. Le peuple allemand est capable de grandes choses, en bien ou en mal. Pour son avenir, et le nôtre, il ne faut pas le laisser à la porte, dans les ténèbres du dehors et les grincements de dents, mais le ramener à la communauté européenne. Il faut le soumettre à un régime régulier, pondéré, à une règle qui dissipe son aigre désespoir. Le devoir de l’Allemagne est de redevenir normale. Mais elle ne peut y réussir toute seule.
Pour faciliter cette convalescence et cette conversion, qu’on la fasse entrer dans la Société des Nations. Là elle retrouverait une collectivité, dont elle prendrait le rythme et l’assiette. Elle cesserait de se singulariser. En contresignant le pacte, elle s’obligerait à payer ses dettes, à désarmer progressivement, elle rapprendrait peu à peu le droit et la bonté, elle redeviendrait enfin — ce qu’elle a été naguère — plus humaine.
Je n’aime pas les Berlinois. Mais est-ce se montrer très cruel que de souhaiter qu’ils guérissent ?
La Baltique traversée, lorsqu’on débarque sur le quai de bois de Trelleborg, on s’étonne, après la laideur agressive et désespérée des foules en Allemagne, de trouver des douaniers souriants et bien vêtus. A l’heure dite, un train propre, verni, et qui sent le linge frais — cinq ou six wagons seulement, traînés par une petite locomotive — vous emmène entre des maisons basses construites en briques rouges, puis par une campagne verte et monotone où les moulins à vent, avec leurs antennes, ont l’air de grands insectes domestiqués. Aux stations, sans un cri, sans une bousculade, montent et descendent des voyageurs bien nourris et tranquilles. Puis, sur l’ordre précis d’un chef de gare ganté, en gilet blanc, le train se remet à glisser sur les rails. Les heures s’écoulent : dans ce pays démesuré les trajets sont interminables. Vos voisins de banquette vous passent des journaux volumineux et richement imprimés, et dont vous ne comprenez que les images ; quand vous les rendez à leurs propriétaires, ceux-ci vous sourient avec amitié. Dans le wagon-restaurant, même simplicité et même gentillesse ; à la table de quatre où je me trouve, personne ne veut se servir le premier.
Cette impression d’ordre et de courtoisie, tout, ensuite, la confirme. Nulle part je n’ai vu les taxis et les autos privées obéir avec une telle docilité taciturne aux injonctions muettes des agents. Même parmi les piétons la circulation est réglée. Aucun geste, aucun bavardage inutiles. « A Stockholm, m’explique quelqu’un, vous ne voyez jamais d’attroupement. » De haut en bas du peuple s’exerce une discipline voulue par tous, et qui est bien exceptionnelle dans le monde d’aujourd’hui. La vie y gagne un rythme sûr et lent dont la régularité repose l’esprit. Les cadres sociaux, ici, sont solides ; on regarde volontiers aux autorités constituées, politiques ou professionnelles, et on les suit. Ordre dans l’État, ordre dans les administrations, ordre dans la rue et peut-être dans les pensées : c’est une mise en place générale et méthodique. « Oui, nous aimons obéir — après examen », me dit un Suédois.
Nation éminemment comme il faut. La Cour est comme une académie de bonnes manières, et l’enseignement de la politesse fait partie de l’éducation. Les questions de protocole jouent un rôle essentiel. Dans la rue, les gens se dégantent scrupuleusement avant de se serrer la main. Aux repas le cérémonial prescrit des « skals », ou « santés » qu’on se souhaite à tout bout de champ, en travers de la table, et qui permettent des fraternisations, mais correctes. Après dîner, il est convenable que les invités aillent en corps remercier la maîtresse de maison. Il y a du rituel, du solennel dans ces usages un peu gourmés qui permettent peut-être, en se conformant à une règle apparente, de demeurer secret… J’ai été reçu dans un château du XVIIIe siècle, en pleine forêt, qui réunit sous son toit, comme dans l’ancienne Russie, une nombreuse famille, des servantes et des paysans ; le meilleur souvenir que j’en garde, c’est, au milieu du salon blanc et or, la petite fille de la maison, en robe de mousseline claire, les cheveux tirés, un collier de corail à son cou, et qui venait, le visage immobile de frayeur contenue, faire devant chacun de nous une révérence surannée. Ce fut avec elle et une vieille cousine fort civile, qui lui servait sans doute d’institutrice, que je passai le meilleur de la soirée, goûtant le charme des courtoisies très bien apprises.
S’ils sont bien élevés, les Suédois sont également bien tenus. Ils témoignent d’une extrême et naturelle propreté. Les femmes montrent des teints lavés, d’un rose de fleur, des cheveux en torsades d’or, des corps robustes et drus habillés sans recherche ; sous l’averse, si fréquente, elles vont sans parapluie, enveloppées de manteaux de caoutchouc. A la campagne, la peau claire, les chevelures filasses des paysannes sont rehaussées du rouge et du blanc de lourdes robes brodées. Les hommes, eux, sont tous vêtus de bleu marine ou de beige. Pour un rien, les voilà en jaquette et en haut de forme. La plupart sont glabres, alertes et d’apparence jeune : pas de ventre, pas de flétrissures au visage. Quiconque porte un uniforme est net, sanglé, rasé, et salue en maintenant longtemps la main à la visière, — depuis les agents de police en longues redingotes à boutons d’or et gants jaunes, jusqu’aux employés des trains qui arborent les casquettes galonnées, les cols cassés et les cravates noires de la marine anglaise. Quant aux soldats, l’État les habille de gris-souris soutaché de rouge-framboise, et les coiffe de tricornes relevés, à la façon du XVIIIe siècle. Dans la cavalerie on voit des hussards en bleu foncé à brandebourgs jaune d’œuf, avec des culottes d’une coupe longue et basse ; j’ai noté, à un concours hippique, l’aspect caractéristique d’un brigadier, azur et blanc-neige, les cheveux pâles, les yeux clairs. Le directeur d’une banque qui venait de se faire construire un nouvel immeuble, d’architecture très remarquable, me faisait remarquer qu’aux marbres sombres et polis, aux boiseries cirées, il avait assorti la livrée des garçons de bureau : bleu foncé, noir et argent.
Cette multiplication de la couleur réjouit les yeux. Si, plus tard — mais les pays sont contradictoires comme des personnes, — la Suède vous laisse deviner des arrière-plans, elle vous accueille d’abord avec gaîté. Vert vif des gazons fins, voiles d’un blanc cru penchées sur les flots du golfe, casquettes blanches des étudiants, bleu et jaune de drapeaux innombrables et que soulève sans cesse un léger vent marin. Le long d’étangs encadrés de feuillages, brillent au soleil des parterres de tulipes et de pensées. Dans les jardins foisonnent des sureaux en bouquets superposés, des lilas croulant par masses crémeuses ou violettes parmi des verdures d’une tendre fraîcheur de salade. Et ce bariolage éclate contre des architectures en briques noires ou brunes, d’aspect sévère ; sous des nuages gris-perle aux reflets argentés, au bord de lacs ou de canaux qui doublent cette bigarrure dans leurs miroirs immobiles.
Et les Suédois n’ont pas un moindre amour pour les lumières. En 1923 l’exposition de Gothembourg en donnait des exemples, — cette exposition si amusante avec ses palais aux formes audacieuses et raffinées, très sobres de couleur mais relevés d’un ton pur ; avec, passant sur le tout, mais à peine indiqué, un ressouvenir d’Orient, je ne sais quelle malicieuse turquerie. Dès la nuit tombée — une nuit nordique, bleu-clair, verdâtre au bord de l’horizon — s’allumaient des lanternes de couleur. Des projecteurs au foyer dissimulé éclairaient par en dessous les édifices, allaient caresser à leur faîte, très haut, des figures symboliques. L’opulence à la fois et l’ingéniosité de ces harmonies lumineuses, on les retrouvait dans des salles de danses remplies jusqu’au bord de couples en mouvement, et plongées soudain dans une pénombre que traversaient de longs rayons multicolores. Une recherche si habile de l’effet montrait à quel point le goût n’est que le déguisement élégant de l’intelligence.
Est-il exagéré de dire que cette allégresse des couleurs est le symbole de l’amour que les Suédois portent à la vie ? La vie, ils la veulent libre et saine, heureuse et forte. On est très près ici de la nature, non pour la célébrer seulement, mais pour la servir et en profiter. Les parcs, avec leurs beaux arbres, en témoignent, et aussi les animaux domestiques : il n’y a pas en Angleterre de chevaux, de chiens plus confiants et plus satisfaits, il n’y a pas en Suisse de plus belles bêtes à cornes. Et la préoccupation d’un élevage méthodique s’étend à la race humaine. On sait que les Suédois étaient naguère petits et alcoolisés et qu’un siècle de gymnastique et de tempérance relative les a fortifiés et littéralement grandis. Chaque saison a son sport, et à chaque sport est attachée une joie. Je n’ai pas vu la Suède sous la neige. Mais je l’ai vue en été, avec ses gymnastes dans les stades, ses navigateurs sur les lacs, ses baigneuses naïvement nues. La pudeur suédoise est dans l’âme, non dans les corps qui ne suscitent point de mauvaises pensées. Pour me vanter les bienfaits physiques du service militaire, un jeune homme déploya un véritable enthousiasme. Un autre, un étudiant, m’a raconté que, durant ses vacances, il s’en allait avec des camarades camper en pleine forêt, très loin dans le Nord, et là, durant des jours, coupés de toute civilisation, ils vivaient de leur pêche et de leur chasse.
Amoureux de l’abondance vitale, le Suédois vous demande très naturellement combien vous avez d’enfants. Et aussitôt il vous parle des siens, il vous montre leurs photographies qu’il sort de son portefeuille. Un compagnon de voyage, d’environ trente-cinq ans, qui avait amené la conversation sur ce sujet, me disait, sans la moindre sentimentalité fade, mais au contraire d’un air résolu et viril :
— J’en ai quatre. Et mes enfants, c’est ce que j’aime le plus au monde.
A l’exposition de Gothembourg dont je parlais plus haut, une attraction remportait un grand succès. Était-ce une « rue du Caire », un « village suisse », un endroit à femmes ou à jeux de hasard ? Non, cela s’intitulait le Paradis des enfants. On y entrait par un portail flanqué de grenadiers de huit ans, dans des guérites. Puis, à l’intérieur, réduits à l’échelle enfantine, c’étaient des restaurants, aux tables et aux chaises minuscules, où des petites filles débitaient des sirops et des tartes ; des échoppes de jouets ; des poneys menés par des gamins ; une pelouse où s’ébattaient des chevreaux et de jeunes lapins que les visiteurs puérils avaient le droit de caresser ; une pièce d’eau où plongeait un phoque enfant. Peu à peu, à errer dans cet univers diminué, décoré de peintures qui rappelaient des contes de fées, et à voir l’aisance et le sérieux de ces pygmées qui ne m’accordaient d’ailleurs pas la moindre attention, je me sentis un intrus. « Tout de même, pensais-je, si c’étaient eux qui avaient raison : courir et sauter, inventer des histoires et raffoler de sucreries, voilà peut-être la sagesse véritable que la décrépitude nous interdit. » Mais que les organisateurs d’une exposition aient cherché à divertir les enfants plutôt qu’à multiplier les bastringues, cela en dit long sur un peuple.
Souvent, depuis, la fraîcheur de sensations, la spontanéité dans le rire, l’ingénuité, l’absence de logique rationnelle, la fantaisie romanesque que j’ai remarquées chez des Suédois et des Suédoises, m’ont fait penser qu’ils étaient moins, comme nous, des adultes intellectualisés que des enfants grandis. Ces qualités, ils les doivent à leur bas-âge, qu’ils n’oublient ni ne dédaignent, et ce n’est pas sans motifs que Nils Holgersom est un héros national.
Qu’on ne se représente pas, d’après ces quelques lignes, la Suède comme une vaste nursery peinte au ripolin. Si cette race a le goût de se reproduire, c’est qu’elle est athlétique.
Un grand sculpteur, Carl Millès, a su reconnaître les démarches balancées, les poitrines larges d’hommes et de femmes qui savent respirer, étreindre et bondir, et il a taillé leurs images symboliques. Je lui ai rendu visite dans sa maison suspendue au-dessus d’un fjord. A l’entrée, sous la voûte, un petit trois-mâts est accroché, voiles tendues, prêt à prendre son départ dans le courant d’air de la porte ouverte. La salle crépie à la chaux où nous avons causé contient deux marbres grecs, des statues gothiques, un grand ange de bois, élégant et doré, et puis des atlas, un globe terrestre. Car Millès — visage glabre et triangulaire, prunelles pâles, long bandeau de cheveux, expression mêlée d’humour et de douceur — a passé sa vie à partir et parfois à se sauver.
Sa sculpture est une évocation magnifique de sa patrie. Tels détails particuliers que l’observateur relève au hasard, les voici réunis, mis en place, et d’autant plus significatifs que cet art, rafraîchi d’archaïsme, donne à ses modèles une noblesse primitive qui les transfigure. Corps blonds et musclés, un peu lourds, danseuses entraînées au gymnase, sirènes que j’imagine surgies de la Baltique, avec leurs gros seins et leurs fortes chevelures, — c’est la synthèse suédoise que je cherchais. Auprès de ces nus robustes, formés par la nage et la course, on respire un vent salé et une odeur de sapins.
Millès, encore discuté dans son pays, vit au milieu d’un groupe d’amis. Il vient de modeler la statue de Rudbeckius, en pourpoint et manteau XVIIe, barbu, la Bible à la main. Il est aussi l’auteur de bas-reliefs en bronze et de petits groupes d’albâtre destinés à une église évangélique. Un riche banquier lui a fait exécuter de grands groupes de granit pour la façade de sa banque. Enfin, son plus récent ouvrage est un énorme cheval lancé au galop : cou gonflé, tête petite, crinière courte et ventre rond, il est lourd comme la bête d’un paysan dalécarlien, éperdu comme le coursier d’un dieu scandinave. J’eusse volontiers, sur son dos mythologique, parcouru la terre et le ciel suédois.
Dans son jardin, qu’il a arrangé à l’italienne, avec des bassins aux margelles plates, des pergolas, des allées droites et dallées, Millès a placé entre les cyprès ou au chevet des fontaines ses filles de pierre. Quand nous sortîmes, une averse trempait leurs belles épaules. Mais ces calmes créatures souriaient sous l’embrun. La pluie qui les faisait ruisseler, qui piquait l’eau des bassins et chantait au long des rigoles, nous enveloppait d’une harmonie poétique. Ensuite l’orage redoubla sur le fjord où fumaient des bateaux, noya le paysage, et l’on ne distingua plus entre les pins, tout en bas, luttant contre la rafale, qu’un petit remorqueur peint en vermillon.
Au fond de son golfe marin, appuyée à son lac et mariant ainsi le Mälar à la Baltique, Stockholm offre un spectacle plein de majesté : cette capitale du Nord est pompeuse et historique. Le va-et-vient des petits vapeurs en route à travers l’archipel, le passage plus lent des steamers dans la clameur basse et prolongée de leurs sirènes, l’arrivée des goélettes de Finlande ne parviennent, pas plus que la fumée des cheminées d’usines sur la côte rocheuse, à lui donner un caractère commercial. C’est le massif palais du roi, aux lignes horizontales, qui commande la rade, son miroitement d’eau et les hautes vergues des navires. Des clochers d’églises, des façades de musées affirment ici et là leur primauté. Sur les places, des effigies de conquérants se dressent, à la fois élégants et virils.
Cette politesse suédoise, que j’ai signalée au débarqué, elle n’est pas improvisée. Elle est la tradition seigneuriale d’un peuple civilisé depuis longtemps, qui connaît ses fastes et tient à leur souvenir. Durant des siècles la Suède a engagé de grandes batailles chevaleresques. D’abord pour posséder sa terre et en chasser le Danois, puis le Norvégien, puis le Russe. Ensuite pour défendre et pour exalter sa foi. Gustave Vasa, qui convertit son pays à la Réforme, Gustave-Adolphe qui sauva la cause évangélique en Allemagne, sont des personnages d’une fougue héroïque. La Suède, comme la Hollande, comme l’Espagne, comme l’Autriche — que d’impérialismes ruinés ! — se rappelle avoir été une grande puissance qui, sous la conduite de souverains aventureux, a fait trembler l’Europe. Comment l’histoire de Charles XII, si romanesque, celle de Bernadotte, ne toucheraient-elles pas leurs descendants ? D’autant plus que ces expéditions guerrières ramenaient des trophées qui remplissaient les bibliothèques, les galeries de tableaux. Et l’on construisait des palais, des châteaux, comme ce délicieux Palais de la Noblesse, rose et gris, ou le château de Drottningholm, avec ses parterres à la française, ses statues allégoriques, son pavillon chinois. Depuis, les Suédois n’ont jamais pu se défaire d’un grand goût pour la représentation et la dépense. Ils aiment le luxe, et les économistes vous disent, d’un air chagrin, qu’ils ne mettent pas assez de côté. Il est très curieux de retrouver chez ce peuple aujourd’hui pratique et travailleur, soudain une brusque détente de prodigalité, de galanterie fastueuse. On croyait écouter un banquier positif, regardant, et tout à coup son glorieux XVIIe siècle parle par sa voix.
Patriote, le Suédois l’est même jusqu’au chauvinisme, jusqu’à la xénophobie. Son accueil courtois ne doit pas vous tromper : il sait que vous allez repartir dans quelques jours. Bloqué dans sa péninsule, il n’a comme mitoyen que le Norvégien qui est de même souche, et encore l’aime-t-il peu. Ses autres voisins se trouvent de l’autre côté de la mer. Il est donc habitué à vivre dans l’intimité des siens, d’autant plus que rares sont les visiteurs. Ajoutez que son pays est bourré de richesses latentes qu’il n’exploite pas toutes, mais qu’il surveille jalousement. Autrefois chacun possédait un coin de forêt, une part de haut-fourneau, et l’on débitait le bois, on travaillait le fer d’une manière patriarcale. Ce n’est qu’à partir de 1890, et dans la crainte des intrusions anglaises et allemandes, qu’on a modernisé les industries et créé des sociétés anonymes. Les Suédois apprirent alors l’usage des titres, mais cherchèrent à les garder pour eux.
Sait-on qu’une autorisation du roi est nécessaire pour qu’un étranger puisse exercer en Suède un métier quelconque ? Il est interdit aux étrangers de faire du commerce, d’être fondé de pouvoirs, directeur ou administrateur dans une affaire, de posséder des immeubles ou des bateaux. Quant aux impôts, ils sont plus lourds pour les étrangers que pour les Suédois.
Des centaines de millions dorment encore dans les mines, les forêts et les cours d’eau de Suède. Ce sont les pays pauvres qui thésaurisent, parce qu’ils savent combien il est dur d’acquérir. Mais ici, à l’abri de la concurrence, on gagne de l’argent. La vie est chère, mais elle est bonne. Théâtres, restaurants, dancings sont remplis de foules satisfaites qui boivent et mangent. Sans doute, le climat exige-t-il qu’on se soutienne. Toutefois l’entrain qu’on apporte à se soutenir m’émerveille.
Avant de vous asseoir pour un repas, vous vous approchez d’un dressoir chargé de hors-d’œuvre. Vous commencez par avaler un ou deux verres d’eau-de-vie. Puis, après avoir grassement beurré une tranche de pain très blanc ou une sorte de biscotte plate et cassante, vous entassez sur votre assiette de la salade de légumes mêlée de fruits, du caviar jaune, du homard à la crème, des crevettes en gelée, des œufs sur le plat au saumon fumé, du poisson froid, des rognons en sauce, de l’omelette aux asperges, des champignons farcis.
Quand cette assiette est vide, vous versez de nouveau dans votre gosier un ou deux verres de cette solide eau-de-vie de tout à l’heure.
Ensuite, un peu congestionné peut-être, vous vous mettez à table.
— Alors, conclurez-vous de ce qui précède, le Suédois est un homme pratique, qui mange et boit ferme, fortuné, honnête et bien portant ?
— Mais non. C’est bien plus compliqué.
Visages suédois, réguliers et calmes, on les croit d’abord insensibles. Mais, négligeant l’immobilité cérémonieuse des traits, il faut regarder aux yeux, qui ne trompent pas ; ces yeux, tous gris, ou bleus, ou gris-bleu, étonnamment pâles dans certaines figures bronzées ; des yeux d’eau pure, parfois profonde, des yeux innocents, des yeux, dirait-on, de nouveaux-nés. Ces yeux clairs et doux rayonnent de mélancolie.
Un jour, on m’a montré une fabrique de pâte de bois au bord d’un lac immense ; l’ingénieur qui m’expliquait les machines semblait frappé d’angoisse. Il m’emmena déjeuner dans sa maison, toute seule sur une grève plantée de bouleaux, où l’attendaient sa femme et ses trois enfants — et il eut un sourire désespéré… Ailleurs, dans une demeure provinciale aux corridors dallés et crépis à la chaux, bâtie au coin d’un port qu’embrasait un coucher de soleil à la Claude Lorrain, et si près des navires que leurs gréements se profilaient contre les petits carreaux des fenêtres, une jeune femme, discrète et délicate, me parla de Proust, de Matisse, mais dans ses prunelles transparentes je crus voir se mêler les ondes du regret et celles du souvenir… Que m’importent alors les publications illustrées que me remettent avec obligeance les ministères ou les chambres de commerce. C’est cette tristesse, consciente ou non, c’est ce raffinement d’anxiété que je voudrais saisir, et non les énigmes d’un budget ou d’un bilan. Sont-ils inconsolables, mes interlocuteurs ?
On m’assure que la société suédoise est prudente, qu’elle attache une importance légitime aux apparences ; qu’elle est trop raisonnable pour tirer des déductions excessives et qu’elle ignore l’indiscrétion comme le cynisme. Mais ces natures sérieuses sont à la merci d’une question brusque. Comme la vertu trop confiante, l’incognito, faute de rouerie, peut être mis en déroute. Et puis certaines confidences qu’on ne ferait pas à un ami, à un frère, on les livre à cet inconnu attentif, qui disparaîtra demain. Impossible alors de ne pas constater chez le Suédois, en dehors même des passions charnelles qui ne semblent pas le troubler, une inquiétude chronique d’être ailleurs, inquiétude née du paysage et du climat.
Qu’on y songe : la Suède compte 448.000 kilomètres carrés et elle est longue comme de Hambourg à Naples. Or dans cette vaste contrée ne vivent que cinq millions de personnes. Elle réunit le double accablement d’être trop grande et insuffisamment peuplée.
Lorsqu’on quitte la côte, plate et cultivée, pour s’enfoncer dans l’intérieur, la campagne paraît d’abord monotone. Durant des jours et des jours de voyage, on est gêné d’être si peu diverti, et la répétition éternelle du même motif finit par vous intoxiquer. Ces forêts, indéfiniment étendues, de pins mêlés de bouleaux, ces lacs tous semblables vous engourdissent à la longue. Il y en a trop. Où qu’on regarde, c’est la Suède entière qui vous accueille puisqu’elle est partout identique. Rassemblée, résumée et presque schématisée, elle s’offre en une seule fois et pour toujours.
Comment ne pas être écrasé par tant de solitude ! En chemin de fer et en auto, j’ai parcouru des centaines de kilomètres à travers cet immense parc sauvage. Pas de village. De loin en loin se dresse une maison de bois peinte en rouge sombre, sans chien ni poulailler, close, silencieuse, comme inhabitée. Ensuite la lande recommence à perte de vue. Et puis le froid qui vient dès qu’un nuage passe. Dans les sous-bois de myrtilles et de fougères, pas un oiseau. Voici un lac immobile, désert, endormi, un lac qui attend interminablement ce qui n’arrive jamais… On croirait que tout le monde est parti. Alors, au milieu de ces horizons muets, le temps paraît suspendu. La nature, vous la contemplez vierge, et dans la majesté des premiers jours. Ailleurs, la civilisation vous rassure : ici, vous êtes seul et faible au bord d’un mystérieux gouffre.
Et puis, tout à coup, au détour d’une rivière se dresse une construction trapue en grosses pierres. Est-ce un temple barbare ? Non, une usine électrique. Vous y pénétrez pour voir enfin des figures humaines. Mais, là encore, il n’y a personne. Dans le hall haut comme une église et vide, les turbines tournent de leur propre mouvement ; elles fabriquent de la force et de la lumière pour elles seules, dirait-on. Et la vitalité de ces machines énormes qui se passent de conducteurs aggrave en vous la sensation qu’il n’y a pas assez de monde dans ce pays démesuré, et que le Suédois, pour asservir la nature, a dû se fabriquer des suppléants mécaniques.
Au sortir de l’usine, je me suis arrêté pour regarder la rivière, chargée d’innombrables troncs d’arbres lentement entraînés par le courant. La procession de ces bois flottés révélait bien une intention, une volonté directrice, mais, toujours, l’homme manquait. Et je suis demeuré longtemps à observer, au passage de la cascade, ces blocs à peine dégrossis qui, s’inclinant, basculent, plongent, ressortent plus bas dans les remous du rapide et continuent leur voyage. Ils vont par troupes, pareils à des alligators, parfois précédés d’un chef qui semble les conduire. Certains s’arrêtent dans des criques, flânent, reprennent leur descente plus tard. J’en ai vu un qui avait pénétré dans un petit lac, et qui restait là, à moitié immergé dans le reflet du crépuscule. Et j’ai cru reconnaître le sapin de Henri Heine, en route pour rejoindre son frère du Sud, le palmier.
Ce glissement ininterrompu venu de très loin, ce défilé qui durera pendant des jours et des nuits — on dirait une migration de peuples.
A ces distances, à ces allongements de paysages forestiers jusqu’au pôle, il faut ajouter l’allongement de l’hiver, l’obscurité interminable. Pendant des mois, sur ces solitudes pèsent les ténèbres. Aussi le 23 juin, à la Saint-Jean, célèbre-t-on comme une fête nationale la nuit la plus courte de l’année, et on l’éclaire de grands bûchers pour la raccourcir encore. Hélas ! l’été se confond avec le printemps tardif : là-haut ils en sont encore aux lilas que déjà nous avons épuisé les roses. Les arbres sont en fleurs, mais les fruits auront-ils le temps de mûrir ? Aussi, quelle ardeur à respirer, à vivre. Il est mêlé de désespoir l’amour que les Suédois portent à la belle saison et à sa splendeur menacée, si douce. Surtout durant les heures nocturnes, ces quelques nuits de juin et de juillet, si étrangement différentes des autres, où le jour ne veut pas mourir et persiste comme une longue attente, comme un désir impossible à satisfaire. Nuits transparentes, bleuâtres et nacrées, qui semblent un indicible regret de la veille ; nuits qui, sans rien dissimuler, changent les formes du paysage ; nuits vides et provisoires, où les voix humaines se transposent, étonnées, où les visages pâlissent surnaturellement, où l’on devine quelqu’un, sous l’horizon, qui va revenir ; nuits lunaires sans lune — plutôt nuits où la lune s’est dissoute tout entière pour mêler à l’univers son reflet argenté.
Un petit lac, uni comme une glace, reflétait le ciel pur et rose de dix heures du soir.
Des marins de l’État, vêtus de blanc, passèrent, par groupes de deux, de trois, sans rien dire, et leurs minces silhouettes flottantes s’évanouirent dans la nuit claire.
Une jeune fille parla, d’un accent doux.
De tels instants, subtils et mystérieux, mais trop douloureusement courts, l’appréhension du pesant hiver, font comprendre l’envie de partir qu’éprouve irrésistiblement le Suédois. Il faut fuir ce pays déchirant, ses contrastes et ses excès, aller vers des régions normales. Lorsqu’ils descendent vers le Sud, les Suédois ne cherchent pas l’étrange : ils s’y soustraient. Ainsi se transpose l’instinct viking qui animait leurs anciennes entreprises et qui alimente toujours au fond de leurs âmes cet éternel besoin de départ. Ils ne se lancent plus dans des pirogues de bois. Ce ne sont plus les bandes de Gustave-Adolphe, en perruques et grosses bottes, le mousquet à la main. Mais l’« ailleurs » continue de les tourmenter, et c’est à Paris, à Rome, dans les stations de Suisse et de la Riviera qu’on les retrouve. Comme je les guetterai désormais, maintenant que j’ai surpris, chez eux, les motifs de leur évasion.
Mais leur soupir de soulagement dans une foule en rumeur qui les empêche de penser à eux-mêmes, leur repos en face d’une mer bleue, ne durent guère. La mélancolie qu’ils dépistaient les ressaisit dans leur chambre d’hôtel. Car si révoltés qu’ils soient contre les rigueurs de leur pays, ils ne peuvent s’en passer. En voyageant ils n’ont fait que changer l’objet de leur mélancolie… Un jour, sur un bateau qui naviguait à travers un archipel, je causais avec un Suédois qui, ayant beaucoup couru l’Amérique et les Balkans, m’exposait la nécessité morale où il se trouvait d’habiter New-York ou Vienne. Une pluie glacée nous criblait, voilait à demi, sur l’eau noire, les îlots désolés aux petites constructions qui avaient l’air de boîtes d’allumettes. Je dis sournoisement à mon compagnon : « Je comprends qu’il vous soit impossible de vivre ici. » Il hésita. Nous contournions un rocher rond et mouillé qu’assaillaient, sous le ciel blafard, de gémissantes mouettes. Alors il s’écria, sur un ton de remords et d’ardeur :
— Pardon, j’aime la Suède de toutes mes forces. Et nulle part dans le monde je n’ai vu paysage plus beau que celui-ci.
Personne, comme les Suédois, n’a chanté son pays avec une telle tendresse, mêlée de déceptions. Cette patrie marâtre et maternelle, et qui ne ressemble à aucune autre, inoubliable, dont la cruauté suscite une infinie gratitude, les a envoûtés. Ils partent pour s’affranchir, et reviennent par impossibilité d’être infidèles. Leurs colonies à l’étranger, ils les ont organisées avec un soin méticuleux, multipliant les écoles, les bibliothèques, les églises suédoises, afin que nul Suédois ne s’habitue à l’exil, mais entretienne en lui, inconsolable, le souvenir.
Les gens qui sont nés dans des pays tempérés et faciles, où il y a des places, de l’embauche pour tout le monde, ces gens-là, assurés dans leurs certitudes de propriétaires et de rentiers, qui voient le monde venir à eux, et dont les fils, les filles ne seront pas forcés de s’en aller à l’étranger, ignorent cette piété mystérieuse que nourrit l’absence, ces ferveurs mélancoliques de la mémoire et du désir.
Nous connaissons mal la littérature scandinave, que, cédant au préjugé de la « brume du Nord », nous imaginons obscure et perpétuellement symboliste. Nos pères ont commis à propos d’Ibsen d’énormes contre-sens, qu’il serait amusant de reviser. Strindberg, que les Allemands, les Anglais, les Italiens s’accordent à considérer comme un des génies du XIXe siècle à sa fin, est très incomplètement traduit en français. Selma Lagerlof nous est accessible. Mais j’ai été surpris d’entendre les Suédois mettre Heidenstamm — dont nous ne possédons que deux ou trois romans historiques — sur le même rang qu’elle. Enfin j’avoue que j’ignorais jusqu’aux noms de Karlfeldt et de Fröding, qui sont deux écrivains considérables.
De Karlfeldt, chantre rustique, je ne puis rien dire, car il n’est pas traduit et l’on ne saurait le juger d’après la très médiocre Anthologie d’écrivains suédois contemporains parue chez Larousse. Mais Fröding, je l’ai lu dans une traduction anglaise et, malgré ce double voile, j’ai respiré, frôlé, une poésie subtile et douloureuse. Elle exprime cet amour de la nature et du sol natal, cette raillerie jetée comme un défi et cette ferveur mélancolique dont j’essaye de rassembler ici les indices.
Fröding, né en 1860, mort en 1911, était un journaliste de province. Après avoir étudié à Upsal, il a écoulé sa vie à Karlstad, une petite ville silencieuse du Vermland où l’on m’a parlé de lui comme d’un être délicieux. Il publia quelques volumes de vers, il souffrit d’une grave maladie nerveuse, et mourut fou. Ses compatriotes le saluent comme un de leurs plus grands poètes ; ses funérailles, au dire d’un critique, furent véritablement « royales ». Aujourd’hui encore, sa tombe est couverte de fleurs incessamment renouvelées.
C’était un solitaire, que tourmentait une mélancolie coupée d’accès de joie. Il mesurait en lui le progrès du délire. Et alors le spectacle de la vie lui apparaissait dans la lumière tragique de l’ironie. Son Vermland le consolait, et il n’a cessé de redire la beauté grave et calmante de ses forêts. Il peint les hommes avec exactitude, montrant chez eux l’instinct même le plus brutal. Mais du fait, il s’élève à l’émotion, et l’émotion il la redouble dans l’humour. On l’a comparé à Burns. Comme point de repère, je proposerais Heine. Certains de ses poèmes, d’une pitié qui se moque — Le Poète Wennerbom, Il aurait fallu des étoiles, La Réunion de prières — on sent qu’il avait la gorge serrée en les composant.
Le secret de ce pays tient peut-être dans ses dissonnances. Elles tourmentent la créature suédoise, mais de ce disparate douloureux naît comme une musique, une harmonie nouvelle. A la tristesse, brusquement, s’oppose le rire, un rire qui parfois finit en grimace. Plus j’interroge autour de moi, et plus je note d’étonnants contrastes psychologiques, des merveilles intérieures.
J’ai visité des expositions de jeunes peintres : malgré leurs imitations de Cézanne, de van Dongen et de Picasso — car la plupart d’entre eux s’instruisent dans les ateliers et les cafés de Montparnasse — se manifeste un goût prononcé pour les imaginations légendaires, pour l’esthétique des contes d’enfants, auquel s’ajoute le goût de la drôlerie pincée, presque méchante. Ils semblent préoccupés de mettre en scène de curieux personnages qu’ils tournent en dérision. Ils raillent de façon bizarre. Par là, leur besoin de s’amuser qui frappe dès l’abord se rattache à cette rancœur que l’on découvre ensuite. Il n’est de vraie mélancolie que transpercée d’humour.
Ai-je réussi à faire comprendre combien, à force de se contredire et de se dépasser, cette race élégante et polie se raffine ? Ils en font la confidence dans leur poésie — j’ai indiqué Fröding — dans leur peinture, et surtout dans leur art décoratif. Il n’y a pas de plus belles typographies, de plus belles reliures que chez eux. Leur argenterie, grasse et luxueuse, justement équilibrée, est magnifique. Mais ce qui les exprime le mieux, c’est leur verrerie. Je me rappelle, dans des vitrines tapissées de papier d’argent, éclairées par en haut, des coupes d’une ravissante pureté de formes, d’une idéale transparence. Cristal fait de neige et de lumière, chatoyant, mêlant des reflets opposés, des miroitements de soleil près de s’éteindre sur l’eau, — la Suède.
Je m’explique que les Suédois soient sportifs, soucieux de gaîté, prêts à boire et à manger beaucoup, si c’est pour étourdir une menaçante tristesse. Mieux vaut s’enivrer que de se corrompre. Je m’explique cette noblesse qu’ils portent dans la religion, et pourquoi certains d’entre eux prennent leur revanche d’un monde hostile en s’efforçant vers une perfection intérieure qui ne lui devra rien. Je comprends que cette discipline et cette courtoisie ont pour but de maintenir debout l’individu. Être maître de soi, c’est se défendre contre le froid, contre la solitude, contre l’engourdissement, contre la lâcheté, contre la nuit, contre le rêve. Le respect d’autrui, la pudeur : autant de zones neutres établies entre les humains, et qui les séparent. Il ne faut pas se tromper à une réserve qui n’est si forte que pour protéger, au fond de l’âme des meilleurs, quelque chose d’irréductible et d’inavoué.
Quelqu’un me dit :
— Il y a chez nous un sentiment indéracinable du devoir. Il survit même quand la foi qui l’alimentait a disparu. Plus ou moins, nous nous sentons tous obligés.
D’un autre :
— Les peuples diffèrent selon leurs rapports avec la nature. Il y a ceux qu’elle comble et ceux qui doivent la conquérir. Dans le Nord c’est un combat quotidien pour avoir chaud, pour manger, pour s’abriter. Si l’homme est paresseux ou distrait, il périt… Et une autre différence tient à l’idée que se font les peuples de ce qui est permis et de ce qui est défendu. Dans le Nord nous avons le sentiment du péché, je veux dire du danger.
Un soir, je causais avec trois femmes intelligentes et cultivées, deux touchant à la maturité, la troisième très jeune. J’avais commencé par leur demander :
— N’est-ce pas, à en juger par l’accueil qu’elles leur font, que les Suédoises ne sont pas très habituées aux compliments ?
Elles avaient ri, et confirmé ma remarque ; ensuite, parlant toutes les trois, elles ajoutèrent :
— Chez nous, on se fiance de bonne heure, souvent en secret, et on se marie tôt. Moi, j’avais dix-sept ans, mon mari vingt et un… Moi dix-huit et mon mari vingt-trois… En Suède, l’amour est presque toujours un sentiment d’adolescent. Mais nos adolescences sont réfléchies, sérieuses. Et il doit à cet âge son caractère de parti-pris absolu… Oui, l’amour pour nous est grave, et même ennemi du plaisir. Quelque chose d’unique, et que nous ne remettons pas en question… Un amour correspond à une vie : c’est pour toujours qu’on s’aime. Parfois on s’aperçoit que ce choix ne peut vous satisfaire jusqu’au tombeau. Alors on ne trompe pas son conjoint, ce serait se trahir soi-même : on divorce. Mieux vaut une rupture qu’une compromission… En Suède, il y a beaucoup d’enfants naturels, mais très peu d’adultères… Le Suédois ne pense guère à l’amour après trente ans : à partir de cet âge il n’a plus que des habitudes conjugales. D’ailleurs où trouverait-il le temps d’une intrigue ? Il faut travailler, et ferme : nous nous marions sans dot, et nous ne manquons pas d’enfants à élever. Nous avons notre saison sentimentale, brève comme le printemps d’ici : ensuite l’individu, une fois satisfait, se consacre à sa race, à son pays. Il faut se subordonner. C’est un peu triste… N’oubliez pas que nos femmes ont souvent des occupations professionnelles : c’est une distraction contre l’amour… Sans doute, un Suédois, une Suédoise, même après trente ans, même mariés, pourraient éprouver une grande passion, y céder : mais je crois qu’ils la considéreraient comme un malheur.
Le mari de la jeune femme ajoute :
— Si, dans vos pays méridionaux, la chasteté et la fidélité viriles ne comptent pas, elles sont, dans le Nord, des vertus nobles et même poétiques. Mes compatriotes n’ont pas le goût de la complication et du mensonge : ils vivent sur des sentiments simples, la plupart sur des sentiments sommaires.
— Quand vous êtes entre hommes, de quoi parlez-vous ?
— Nous parlons d’affaires, de sport, de nourriture. Parfois de politique. Quand nous sommes jeunes, de service militaire.
— De littérature ?
— Rarement.
— De femmes ?
— Jamais.
Et il dit encore :
— Notez que, comme le féminisme, cette chasteté relative des hommes tend à rapprocher les sexes. Le jeune homme et la jeune fille ont subi la même formation, ils ont presque la même expérience. Ils se ressemblent peut-être trop pour s’aimer tout à fait. Et puis, comme l’égalité dans le couple est impossible, il arrive que les caractères d’un des sexes passent à l’autre. La femme n’a plus la duplicité des êtres faibles ; elle parle comme un camarade qui se sait en sécurité. Et l’on voit chez l’homme une timidité, une douceur féminines…
Plus tard je lui demande :
— Qu’arriverait-il dans un de ces ménages paisibles si la femme, déplorant l’indifférence de son mari, cherchait à le rendre jaloux ?
— Elle le dégoûterait et le rendrait plus indifférent encore…!
Ces conversations étonnaient un peu mes interlocuteurs et leur plaisaient. Ils ont l’esprit libre, beaucoup d’honnêteté dans le jugement, mais ils préfèrent les sujets moraux aux sujets psychologiques. Ils cherchent à être sincères, vis-à-vis d’eux-mêmes plus encore que de vous. Personne ne pose. Une telle aisance dans la franchise est charmante. Au cours de la discussion et pour avoir moins chaud, la jeune femme enleva son chapeau et laissa voir un désordre de boucles blondes. Elle s’animait de plus en plus parce qu’elle croyait à ce qu’elle disait. Et à cause de son exaltation et de la chaleur, son visage, où luisait le feu bleu de ses prunelles, devint non pas rouge mais rose, d’un rose pur, le rose des bougies d’arbre de Noël.
Quinze jours à Vienne | |
En Hongrie | |
Cinq jours à Berlin | |
Suède ou le pourquoi d’une mélancolie |
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 27 NOVEMBRE 1923
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE (SOMME)