Title: L'amiral Du Casse, Chevalier de la Toison d'Or (1646-1715)
Author: baron Robert Emmanuel Léon Du Casse
Release date: August 7, 2018 [eBook #57655]
Language: French
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(1646-1715)
Paris.—Imprimerie Jules Le Clere et Cie, rue Cassette, 29.
L’AMIRAL DU CASSE
CHEVALIER DE LA TOISON D’OR
(1646-1715)
ÉTUDE SUR LA FRANCE MARITIME ET COLONIALE
(Règne de Louis XIV)
PAR
LE BARON ROBERT DU CASSE
Attaché au Département des Affaires étrangères
PARIS
BERGER-LEVRAULT ET Cie
Éditeurs de la Revue maritime et coloniale et de l’Annuaire de la Marine
5, RUE DES BEAUX-ARTS, 5
MÊME MAISON A NANCY
1876
Possédant, parmi mes papiers de famille, quelques documents sur la marine militaire et marchande, sur les colonies françaises et étrangères, ainsi que sur les rapports diplomatiques entre la France et les autres puissances maritimes de l’Europe, pendant la seconde partie du règne de Louis XIV, je résolus, il y a deux ans, de rédiger le récit de tous les faits importants auxquels se trouva mêlé, de 1676 à 1715, mon arrière-grand-oncle, l’amiral du Casse.
Le directeur général des archives du ministère de la marine, M. de Larbre, auquel je fis part de mon projet, mit avec une extrême obligeance à ma disposition les papiers relatifs à cette époque, vj conservés dans les cartons du ministère. M. de Larbre voulut bien désigner, pour me guider dans mes recherches, un des attachés les plus érudits de sa direction, le vicomte Hubert de Fontaine de Resbecq.
Avec l’autorisation de M. Faugère, directeur général, j’ai complété ce travail aux archives du département des affaires étrangères, où j’ai trouvé divers documents se rapportant aux missions diplomatiques remplies par l’amiral du Casse.
Château de Chanteloup-Dissay (Sarthe). Novembre 1875.
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De 1646 à 1686. SÉNÉGAL.
Naissance et premières années de du Casse.—Création de la Compagnie des Indes occidentales par arrêt du roi (1672).—Du Casse reçoit en 1677 la direction supérieure de toutes les forces de terre et de mer de la Compagnie, ainsi que le gouvernement de la côte occidentale d’Afrique.—Prise de Gorée et des comptoirs hollandais par l’amiral d’Estrées.—Les trois comptoirs de Rufisk, Joal et Portudal.—Traité avec les rois nègres de Cayor, de Sin et de Baol.—Du Casse obtient pour la France le monopole du commerce dans l’Afrique occidentale.—Expéditions de juillet et d’août 1678.—Capitulation du fort d’Arguin.—Démêlés avec les Hollandais.—Leur conduite déloyale.—Soulèvement de trois rois africains. Leur soumission.—Traité avantageux pour le commerce français.—Les idées de du Casse reprises en 1864 par le colonel Faidherbe.—Réclamations des ambassadeurs de Hollande auprès du ministre des affaires étrangères.—La traite en Amérique.—Du Casse à Saint-Domingue.—Sa nomination de directeur de la compagnie du Sénégal.
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La majesté royale a eu sa plus haute expression dans la personne de Louis XIV.
Ce prince avait reçu de la Providence le jugement et la sagacité qui font les monarques d’un ordre supérieur. Il savait distinguer les hommes, assigner à chacun, selon ses aptitudes et ses œuvres, la place qui lui convenait. Il cherchait le vrai mérite, l’appréciait et l’utilisait au profit de la France.
Son âme était trop élevée pour qu’aucun sentiment de crainte ou de jalousie pût l’empêcher de s’entourer d’hommes éminents. Il laissait volontiers à ceux qu’il employait avec discernement, la gloire qui leur revenait, 10 sachant bien d’ailleurs que la sienne n’en pouvait être diminuée.
Aussi avait-il toujours soin de confier les affaires de l’Etat à d’intègres administrateurs, à d’intelligents diplomates, le commandement des armées à d’habiles généraux.
Son règne vit surgir un grand nombre d’hommes remarquables. Sous un autre roi, ces hommes fussent peut-être restés ignorés de leurs contemporains et inutiles à leur patrie.
Nous allons étudier la vie de l’un des personnages de ce règne glorieux, Jean du Casse[1], qui, capitaine au long cours, s’éleva 11 au rang de lieutenant général des armées navales et, d’après Saint-Simon: aurait été maréchal de France si son âge l’eût laissé vivre et servir.
La nature avait doué du Casse des vertus et des qualités qui préparent les hommes d’élite, auxquels il ne manque, pour briller, qu’une scène en rapport avec leur mérite et leurs aptitudes.
Marin intrépide, il fut aussi un administrateur habile, un diplomate d’une haute intelligence et un éloquent orateur.
Il naquit dans le Béarn, où sa famille était établie depuis longues années. Un de ses parents Guillaume du Casse, occupait vers la fin du XVIe siècle une charge au parlement de Bordeaux.
La plupart des historiens ont été induits en erreur sur le lieu et la date de la naissance de l’amiral du Casse. Le duc de Saint-Simon lui donne pour patrie Bayonne, probablement 12 parce que le neveu de l’illustre marin habitait cette ville et s’y était marié en 1704. Les historiographes les plus autorisés de la marine rajeunissent l’amiral de plusieurs années; or son acte de baptême porte:
«Le second d’aoust mil six cent quarante six, en l’église paroissiale de Saubusse, a esté baptisé Jean du Casse fils, légitime de Bertrand du Casse et de Marguerite de Lavigne, estant parrin Jean de Sauques et marraine Bertrande de Letroncques, habitants les tous dudit Saubusse; présents Bertrand Destanguet et Estienne de Laborde, habitants du dit Saubusse.» Signé: Darjou, prestre.
Saubusse est un joli village de neuf cents habitants, à neuf kilomètres de Dax, sur la rive droite de l’Adour, bâti en amphithéâtre dans un site pittoresque; de la terrasse du château qui domine la vallée, on embrasse la vue du cours de la rivière et d’une partie de la chaîne des Pyrénées.
Dès son enfance, du Casse montra une intelligence précoce, un grand amour du travail. On le trouvait constamment un livre à la main. Ce n’était pas la lecture des romans de 13 d’Urfé ou de mademoiselle de Scudéri qui remplissaient ses loisirs, mais l’étude d’ouvrages sérieux. Il fit seul son éducation. Dès qu’il connut les auteurs français, il eut le plus vif désir de lire dans leur texte original les chefs-d’œuvre de l’antiquité. A force de travail et d’application, il parvint à s’assimiler la langue latine.
Si du Casse fut né dans le centre de la France et non sur le bord de la mer, au milieu d’une population de marins, si le hasard l’eût appelé à vivre au sein d’une société de gens adonnés à la culture des belles-lettres, peut-être le futur lieutenant général des armées navales, au lieu de commander des escadres, eût-il occupé un fauteuil à l’Académie française.
Un peu rêveur, dans son enfance, il se laissait volontiers aller aux charmes de la vie contemplative. Il passait des heures entières assis sur la plage, regardant onduler les vagues. Cette tendance à une sorte de mélancolie étonnait ses compatriotes, rudes marins plus habitués à braver les périls de la navigation qu’à contempler les beautés poétiques de l’Océan.
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La constitution physique de Jean du Casse fut lente à se développer. A dix-huit ans, sa figure était encore quasi enfantine; néanmoins aussitôt qu’il commença à prendre la mer pour de longs voyages, il révéla ce qu’il serait un jour.
Il apprit vite à surmonter les obstacles. Dans plus d’une circonstance, il donna de judicieux conseils à de vieux matelots. Homme de bon sens et d’esprit, de beaucoup d’esprit même, il laissait souvent échapper des saillies pleines de justesse et d’à-propos. Toujours intéressante à écouter, sa conversation avait de l’entrain et de la gaieté; il possédait au plus haut degré ce que l’on appelait encore à Bayonne, du temps de son neveu l’échevin Bernard du Casse, la verve pétillante et un peu braque des du Casse. Mais il avait du tact, et savait toujours observer une juste mesure dans ses paroles comme dans ses actions.
Tel il était dans son enfance, tel le connut quarante ans plus tard le duc de Saint-Simon: Avec beaucoup de feu et de vivacité, doux, poli, respectueux, affable et ne se méconnaissant jamais.
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De sa personne, il était plutôt bien que mal; l’air distingué, mince, élancé, il avait une charmante tournure.
Grâce à tous ces avantages, grâce à une éducation soignée, assez rare à cette époque, il fit un rapide chemin dans la marine marchande, théâtre de ses premiers exploits.
Nous croyons inutile de raconter les débuts de du Casse dans cette carrière. Ce récit offrirait peu d’intérêt, et serait plutôt le récit des actions des autres que des siennes propres; nous dirons seulement qu’il commença par servir sur les vaisseaux de la compagnie des Indes occidentales et qu’il passa ensuite au service de la compagnie du Sénégal.
En 1626, une association de marchands de Dieppe et de Rouen avait tenté d’exploiter, sur le continent africain, des comptoirs administrés par des directeurs de son choix. En 1664, ces commerçants vendirent leurs établissements pour la somme de 150,000 livres tournois à une compagnie dite des Indes-Occidentales, créée par un édit du mois de mai de la même année.
Un arrêt du conseil du roi, du 9 avril 1672, 16 obligea cette compagnie à céder tous ses comptoirs et priviléges à une société qui, par lettres patentes du mois de juin 1679, prit le titre de Compagnie du Sénégal et obtint le privilége exclusif du négoce, depuis le cap Blanc jusqu’à celui de Bonne-Espérance.
Afin de protéger son commerce, et d’empêcher les empiétements, la Compagnie du Sénégal avait besoin de soldats, de marins vigoureux, et surtout de chefs habiles pour commander ses navires. Elle jeta les yeux sur du Casse.
Quelques années suffirent à ce dernier pour mériter et obtenir le commandement en second d’un navire de fort tonnage. En 1676, la compagnie le nomma capitaine de son plus beau vaisseau, et l’année suivante (1677) elle lui confia, avec l’assentiment du roi, la direction supérieure de toutes ses forces de terre et de mer, ainsi que le gouvernement de la côte occidentale d’Afrique.
Cette double mission, de la plus haute importance, rendait du Casse le protecteur du commerce français en Sénégambie, et lui donnait la défense de cette colonie.
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A cette époque, la gloire de Louis XIV était à son apogée. L’Europe entière, coalisée contre la France, cédait à la puissance de ses armes. La Hollande était subjuguée, le Palatinat envahi, les possessions continentales de l’Espagne conquises. L’électeur de Brandebourg, doué de cette duplicité dont on retrouve la trace dans tous les actes de la politique cauteleuse des Hohenzollern, était prêt à abandonner de nouveau des alliés dans le malheur, et à implorer une seconde fois de Louis XIV un traité de paix particulier. La Franche-Comté venait d’être réunie à la couronne; Strasbourg ne devait pas tarder à l’être.
Les flottes françaises faisaient, sur toutes les mers, respecter le pavillon du grand roi.
Le drapeau blanc flottait sur les côtes de Madagascar et aux rives du Mississipi. «Nec pluribus impar,» pouvait dire, dans un juste et légitime orgueil, Louis XIV.
L’année précédente (1676), le vice-amiral Jean d’Estrées avait conquis sur les Hollandais la colonie de Cayenne; quelques mois plus tard, il battait l’amiral Byngs et s’emparait de Tabago. Poursuivant le cours de ses brillants 18 succès, il vint avec une escadre attaquer l’île de Gorée.
Cette île est située à trois kilomètres du cap Vert, entre l’embouchure de la Gambie et celle du Sénégal. Ses côtes sont escarpées et presque inaccessibles, sauf du côté de l’est, où se trouvait alors un petit port à demi ensablé. Des chaloupes pouvaient seules y aborder. Les Hollandais avaient deux forts dans l’île: l’un, sur une hauteur, dominait le port; l’autre le joignait et était à quatre demi-bastions.
Le 1er novembre 1677, le maréchal d’Estrées s’empara de l’île, rasa le fort le plus élevé et détruisit l’autre en partie.
Gorée défendait les abords des comptoirs hollandais. Ces établissements commerciaux étaient au nombre de trois sur les côtes de cette partie de l’Afrique: l’un se trouvait à Rufisk, sur les terres du roi de Cayor; un autre à Joal, sur celles du roi de Sin; le troisième à Portudal, dans les domaines du roi de Baol.
Ces trois petits royaumes sont situés dans la Sénégambie; Rufisk et Portudal sont sur la côte, Joal près de l’embouchure et sur la rive droite du Sénégal; le plus important 19 est Cayor, dont le roi prend le titre de Damel.
Du Casse commandait alors (1677), comme il a été dit plus haut, sur la côte d’Afrique. Il montait le vaisseau l’Entendu de la marine royale, portant quarante-quatre canons et deux cent cinquante hommes d’équipage. Le 15 novembre, il se rendit à Gorée, dont il mit les agents de la compagnie du Sénégal en possession.
Il fut ensuite à Rufisk, à Portudal et à Joal, où se trouvaient les comptoirs hollandais; il conclut avec les rois de Cayor, de Baol et de Bourzin des traités analogues à ceux précédemment signés par ces mêmes princes avec le gouvernement batave. Moyennant une redevance annuelle et déterminée, les commis de la compagnie française du Sénégal eurent le monopole de la traite et de tout le commerce d’exportation sur le littoral africain.
Après avoir arrêté ces conventions, vers le mois de décembre 1677, du Casse s’embarqua pour la France, afin de rendre compte à la compagnie de ce qu’il avait cru devoir faire.
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La compagnie du Sénégal le combla d’éloges. Notre marin quitta de nouveau la France au mois d’avril 1678, à la tête d’une escadre formée de plusieurs navires armés en guerre. Arrivé à Gorée le 8 mai 1678, il commença par passer une inspection générale des établissements qu’il avait installés quelques mois auparavant. Il les trouva tous dans une situation prospère. Les employés de la compagnie jouissaient tranquillement des avantages qu’il leur avait procurés par son traité. Ils vivaient en parfaite harmonie avec les indigènes. Voulant récompenser les rois et les grands du pays de la bonne foi avec laquelle ils avaient jusqu’alors tenu leurs engagements, du Casse leur remit des présents rapportés par lui, objets inconnus et par conséquent fort estimés dans ces régions lointaines. Sa générosité donna à ces peuples une haute idée de la puissance ainsi que de la richesse de la France, et leur inspira un grand respect pour un homme aussi magnifique.
Craignant que les Hollandais ne fissent une tentative pour réoccuper leurs anciens comptoirs, du Casse résolut de mettre l’île 21 de Gorée, ainsi que les points accessibles des côtes de terre ferme, en état de défense, en rétablissant les anciennes fortifications. Les événements donnèrent raison à sa perspicacité.
Chassés des rives de la Gambie, les Hollandais avaient gardé à cent lieues au nord, près du cap Blanc, une forteresse bâtie dans la baie d’Arguin. Ils s’y étaient solidement établis, et de là faisaient le commerce d’une partie du Sahara, achetant et exportant la gomme, les plumes, la poudre d’or et l’ambre gris. Chaque fois que les navires français, chargés de la protection de la colonie du Sénégal, s’éloignaient pour porter dans la mère-patrie leurs cargaisons, les Hollandais, ne se contentant pas d’exploiter l’intérieur de l’Afrique septentrionale, profitaient de l’éloignement des navires de la compagnie française pour faire la traite dans les parties concédées à cette compagnie, cherchant à ruiner son commerce.
Persuadé que le voisinage de l’ennemi amènerait infailliblement la perte des établissements de la compagnie du Sénégal, du Casse, 22 en sa qualité de commandant supérieur dans les mers d’Afrique, prit sur lui d’enlever le fort d’Arguin.
Jugeant l’expédition assez importante pour nécessiter sa présence, il se mit à la tête du corps expéditionnaire. Le 10 juillet 1678, il débarqua devant le fort hollandais. En quelques jours, il se rendit maître de tout le territoire placé sous la domination batave. Au nom du roi, il somma le gouverneur de rendre la place. Sur son refus, il fit ouvrir le feu. Mais il ne tarda pas à reconnaître que la position était trop forte et nécessiterait un siége en règle. Or, il n’avait pas pour cette opération un matériel suffisant. Il ne s’obstina pas dans son entreprise et, avec une prudence et une sagesse admirables chez un homme aussi jeune (trente-deux ans), il reprit la mer et revint au Sénégal compléter ses moyens d’action. Il embarqua alors avec lui comme second le chevalier de Richemont et cent hommes de renfort, grossit son escadre du vaisseau de la marine royale l’Entendu, et de quatre bâtiments de transport, chargés de tout ce qui était nécessaire pour le siége.
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Le fort d’Arguin exigeait, en effet, une puissante artillerie. Sa position, au sommet d’un rocher, le rendait presque inaccessible. Il était couvert par une double enceinte, formée de quatre bastions. L’escarpe avait une épaisseur de quinze pieds et une élévation considérable au-dessus des fossés; la garnison comptait un millier de défenseurs, commandés par un chef énergique, le colonel hollandais Corneille Der-Lyncourt. La place était armée de trente bouches à feu.
Le 22 août, du Casse parut de nouveau devant Arguin et s’empara de l’île aussi facilement que la première fois.
Le gouverneur du fort, qui avait appelé à son aide les peuplades indigènes, montra la même fermeté dans sa défense, qui fut fort belle. Néanmoins du Casse parvint, en quelques jours, à couronner le chemin couvert et à y établir deux batteries de neuf pièces chacune. En quarante-huit heures, il eut une brèche praticable, et fit en outre creuser sous l’escarpe une mine pouvant faire sauter une partie du fort.
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Le 29, il envoya à l’assiégé la sommation suivante:
«Nous, du Casse, commandant le vaisseau du roy l’Entendu et les autres vaisseaux et troupes destinées pour la terre:
«Déclarons à M. Der-Lyncourt, gouverneur de l’isle et fort d’Arguin appartenant aux Etats de Hollande, que le lundi 22 août nous avons fait descente avec nos troupes destinées pour l’attaque, et que nous avons pris possession de l’île au nom du roy; qu’ayant voulu attaquer le château, la vigoureuse résistance que nous a faite le dit sieur gouverneur par diverses fois nous a obligé à descendre notre artillerie, composée de dix-huit pièces, dont nous avons fait deux batteries différentes, de l’une desquelles nous avons fait faire feu pendant vingt-quatre heures, et étant maintenant en état de se servir de l’autre et de toutes ses forces pour la réduction de la place, sommons le dit sieur gouverneur de nous la remettre en main; faute de quoy nous sommes prêts à achever la brèche, à monter à l’assaut et faire jouer la mine, et il lui mandera en réponse s’il est en estat d’y résister sous peine d’encourir 25 toutes les rigueurs les plus sévères de la guerre.
«Fait au camp devant Arguin, le 29 août 1678.»
L’artillerie des assiégeants avait fait des ravages considérables dans les rangs des défenseurs de la place.
Le gouverneur hollandais ne voulut pas risquer d’exposer sa garnison aux rigueurs extrêmes, dont on la menaçait, s’il prolongeait une défense inutile et laissait donner un assaut dont le résultat ne pouvait être douteux. Il entra en pourparlers. Sa défense avait été vigoureuse; du Casse voulut le reconnaître, en lui accordant une capitulation des plus honorables.
Avant de rien stipuler pour lui-même, le colonel Der-Lyncourt avait demandé que les Mores, ainsi que leurs familles, au service de son gouvernement, fussent déclarés libres sans pouvoir jamais être inquiétés à cause de leur conduite antérieure à la capitulation d’Arguin. Cette manière d’agir toucha du Casse, bien capable d’apprécier la noblesse du caractère 26 de son ennemi. En conséquence, le vainqueur accorda avec plaisir les honneurs de la guerre.
En outre, il fit cadeau au commandant d’Arguin d’un navire de soixante tonneaux équipé et bien aménagé. L’acte de donation est conçu en ces termes:
«Le sieur du Casse, capitaine commandant le vaisseau du roy l’Entendu. Nous certifions à qui il appartiendra qu’ayant pris M. Der-Lyncourt, gouverneur du château d’Arguin en Afrique, et lui ayant donné un passeport pour se retirer en Hollande, ou tel port de l’Europe que bon luy semblera, nous lui avons donné, pour cet effet, une galiote du port d’environ soixante tonneaux, en sa propre personne, pour en disposer comme de son bien mesme, sans que personne de ses gens ny autres y puissent rien prétendre ny mesme la compagnie de Hollande, à qui elle a appartenu.»
Le 2 septembre au matin, le capitaine du Casse, à la tête de ses troupes, fit une entrée triomphale dans le château d’Arguin. A midi, un Te Deum solennel fut chanté dans la chapelle. Quelques jours après, toutes les fortifications 27 furent rasées, et pour qu’on ne put jamais remettre cet établissement dans son état primitif, les Français eurent soin de faire sauter les rochers, défenses naturelles de la place.
Le 1er septembre, la garnison hollandaise était sortie avec les honneurs de la guerre, et le surlendemain, avant de s’embarquer pour retourner dans son pays natal, son chef avait écrit au vainqueur une lettre qui se terminait par ces mots, empreints d’une certaine naïveté:
«Je reconnais que M. du Casse a exécuté la présente capitulation et tous les articles dont je suis très-content, ainsi que de toutes les autres choses qu’il m’a faites.»
«Signé: Der-Lyncourt.
3 septembre 1678.»
Peu de jours après la prise d’Arguin, du Casse revint à Gorée. Il fit construire, dans l’île deux maisons pour loger les agents de la Compagnie de commerce française. Il s’occupa de faire prospérer les comptoirs qu’elle y avait 28 établis sous sa protection. Il exigea des rois nègres de la côte le renouvellement de l’engagement en vertu duquel la compagnie serait seule admise à trafiquer dans leurs États, sous les conditions auxquelles avaient été jadis astreints les commerçants hollandais.
Dans le courant du mois d’octobre 1678, le capitaine du Casse s’embarqua à bord de l’un des navires de la compagnie et remonta le cours de la Gambie, afin de s’assurer de la situation des établissements français sur les rives de ce fleuve. Il avait laissé le vaisseau royal l’Entendu mouillé près le cap Vert, sous le commandement de son second, le capitaine Jean de Brémand.
Au mois de novembre 1678, un navire hollandais, le Château de Corassol, commandé par le lieutenant Hubert, vint mouiller devant Gorée, cherchant à s’emparer de cette île et des comptoirs voisins.
Apprenant cette tentative, du Casse revint immédiatement à Gorée, et somma Hubert d’avoir à s’éloigner. Celui-ci sollicita une entrevue, qui eut lieu le 20 novembre 1678.
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«Monsieur, dit l’officier hollandais au commandant français en l’abordant, mes compatriotes m’ont chargé de venir faire la traite dans les îles du cap Vert et sur les côtes adjacentes, ainsi que le faisait, il y a un an, M. le gouverneur Hopsake.»
Du Casse ne lui laissa pas le temps d’en dire plus long; et l’interrompant brusquement:
«Je suis étonné d’une semblable mission. Elle est contraire aux conventions diplomatiques. Seule, la compagnie de France a le droit de traite dans ce pays. Vous invoquez le souvenir de M. Hopsake, ancien gouverneur de cette côte pour les États généraux? Mais, depuis un an, monsieur, Gorée a changé de possesseur. Ne le savez-vous donc pas? Les États généraux ont osé soutenir la guerre contre le roi mon maître; Sa Majesté a conduit en personne ses armées dans les Provinces-Unies, et ordre a été donné à sa marine de s’emparer des colonies hollandaises. Mgr le vice-amiral d’Estrées a pris possession de Gorée, ainsi que des établissements 30 voisins. Le traité de Nimègue, signé il y a quatre mois entre le roi très-chrétien et les États généraux, a stipulé le maintien de cette conquête entre les mains de la France. Et c’est aujourd’hui, après un an de paisible possession, après la consécration de cette possession par un traité de paix, que vous prétendez venir nous troubler dans l’exercice de notre droit? C’en est assez; cessons cet entretien. Et maintenant, monsieur, si vous ne vous éloignez pas de Gorée, vous et vos hommes, je serai forcé de vous considérer comme forbans, et d’agir en conséquence.»
Tel fut, à peu près, le langage du commandant français. Il rompit alors la conférence, ne doutant pas que les Hollandais ne se retirassent. Il n’en fut rien. Ils ne tinrent aucun compte de ses paroles, et continuèrent à naviguer dans les mêmes eaux, cherchant à faire la traite.
Du Casse envoya au capitaine du Corassol une nouvelle injonction d’avoir à se retirer. Celui-ci ne répondit rien et demeura sur la côte, s’efforçant de soulever les nègres contre les Français. Il réussit en effet à 31 obtenir de quelques-uns d’embrasser sa cause.
Une dernière sommation étant restée, comme les précédentes, sans résultat, le 1er décembre 1678, du Casse fit saisir le navire le Château de Corassol et reconduire l’équipage hollandais à la Mina, port appartenant aux Provinces-Unies, situé à quatre cent cinquante lieues du cap Vert, sur les côtes de Guinée.
Le 8 du même mois, un autre petit vaisseau hollandais se présenta devant Gorée, pour faire la traite; mais du Casse l’ayant sommé de se retirer, il obéit sur-le-champ.
Après être resté une vingtaine de jours en observation sur les côtes, ne voyant plus aucun ennemi, du Casse pensa que les Hollandais s’étaient enfin lassés de leurs injustes prétentions et ne renouvelleraient plus leurs attaques.
Il crut donc pouvoir partir le 30 décembre, pour naviguer sur la Gambie, et veiller à ce que la compagnie française pût librement faire le commerce de ce côté, laissant encore une fois le commandement à son lieutenant Jean de Brémand.
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Dix jours s’étaient à peine écoulés depuis le départ de du Casse, qu’un vaisseau hollandais de fort tonnage se montra dans les eaux du cap Vert (8 janvier 1679).
Sa chaloupe étant venue reconnaître l’Entendu, le commandant de Brémand fit tirer un coup de canon pour l’avertir d’avoir à l’accoster. Le commandant de la chaloupe obtempéra à cette invitation et vint à bord.
Jean de Brémand lui demanda quelle était la nationalité de son navire, d’où il venait, qui le commandait.
Sur la réponse qui lui fut faite que le bâtiment était hollandais, et arrivait d’Amsterdam sous le commandement du capitaine Hopsake, l’officier français demanda ce que venait faire dans ces parages ce commandant.
«M. Hopsake, lui répondit le Hollandais, était gouverneur de cette côte, lorsque M. d’Estrées s’en est emparé. Il est envoyé par la compagnie de Hollande pour rétablir ses anciens priviléges.
—C’est bien. Monsieur, si vous voulez rester à mon bord, je vais envoyer par votre 33 chaloupe un de mes officiers parler à M. de Hopsake.»
Le commandant de Brémand appela alors son second, et lui donna ses instructions, lui recommandant d’amener à son bord M. de Hopsake et de se bien rendre compte de l’armement du bâtiment hollandais.
Cet ordre fut ponctuellement exécuté. Le commandant de Brémand ne tarda pas à voir revenir sa chaloupe avec M. de Hopsake. Il s’entretint un instant en particulier avec son second et apprit que le bâtiment hollandais, bien que d’un fort tonnage, étant surchargé de marchandises et d’objets de commerce, ne renfermait proportionnellement à sa grandeur qu’un nombre restreint de matelots. Il fit alors introduire M. de Hopsake, qui exhiba la commission en vertu de laquelle il devait rétablir dans son état primitif la colonie, dont il était anciennement le gouverneur, et cela au profit d’une compagnie hollandaise.
Brémand lui répondit que les Français étaient en possession de Gorée en vertu de l’article 7 du traité de paix de Nimègue, et en vertu de l’article 6 du traité de commerce; 34 qu’en conséquence il ne pouvait que l’inviter à quitter ces parages.
Cette réponse fut faite d’un ton excessivement poli, mais net et ferme. Hopsake, voyant qu’il n’obtiendrait rien en parlementant, voulut essayer l’intimidation. Il déclara avec hauteur à Brémand qu’il prétendait traiter, et qu’il irait à Rufisk faire le commerce avec sa cargaison.
«Monsieur, riposta l’officier français, j’ai les ordres les plus formels de M. du Casse. Je les exécuterai. Vous n’irez pas à Rufisk, je vous le garantis, et si vous faites une tentative de ce genre, je vous préviens que je brûle votre navire et tout ce qu’il renferme.
—Ces menaces dans la bouche d’un simple commandant en second ont lieu de me surprendre.»
Brémand ne se laissa pas imposer par ce ton hautain et quelque peu ironique du Hollandais. Il déclara qu’il agissait comme ses instructions le lui prescrivaient et qu’il n’avait pas à craindre un désaveu. Voyant la fermeté de Brémand, le Hollandais sollicita la faveur d’être conduit auprès de du Casse. L’officier 35 français y consentit et le fit mener devant son chef. M. de Hopsake répéta à du Casse ce qu’il avait déjà dit. Il reçut les mêmes réponses. Toutefois du Casse, aussi fin que brave, sentant combien le calme et la paix étaient nécessaires encore à la colonie naissante pour prospérer, proposa au Hollandais, s’il consentait à se retirer de bonne grâce, sans opérer aucune descente, de lui fournir tout ce qui lui serait nécessaire, à lui et à son équipage, pour leur retour en Europe.
L’ex-gouverneur avait bien vu qu’il ne serait pas de force à entrer en lutte avec les Français, commandés par des chefs aussi énergiques; il accepta les propositions qui lui étaient faites, et promit tout ce qu’on voulut.
Généreux, usant de procédés délicats, du Casse, après avoir reçu la parole de son ennemi, se hâta de renvoyer seul l’officier qui l’avait accompagné, et déclara au Hollandais qu’il était libre de rejoindre son navire.
Du Casse s’était trompé en pensant qu’il pouvait avoir confiance en cet homme. Il l’avait traité comme il aurait traité un gentilhomme français, esclave de l’honneur et de la foi 36 jurée. Ce n’est point ainsi qu’il faut agir avec les représentants des nations mercantiles. Que de fois nous l’avons éprouvé, dans les temps passés, et dans des temps plus rapprochés de nous!...
Abusant des facilités que le gouverneur français lui avait laissées, Hopsake, au lieu de s’en retourner directement à son bord, à la rade de Gorée, se fit conduire à Joal.
De là, il se rendit à Portudal et ensuite à Rufisk; il passa quelques jours dans chacune de ces localités.
Contrairement au serment qu’il avait fait de ne rien entreprendre contre les Français, son voyage à Joal, Portudal et Rufisk n’avait d’autre but que de soulever les populations africaines contre la domination française.
«Quoi! disait-il aux rois nègres, vous souffrez le joug tyrannique des Français? mais ils sont cruels. Les Hollandais sont plus humains et plus traitables. Du temps où ils trafiquaient seuls sur vos côtes, ne vous en aperceviez-vous donc pas? Si vous vouliez nous rendre le privilége du commerce exclusif dans votre pays, et chasser l’insolente nation, quel 37 bénéfice pour vous! Tout ce qui vous est vendu en ce moment à des prix si élevés, nous vous le donnerions moitié meilleur marché. Je pars pour la Hollande, afin d’aller chercher pour vous des cargaisons considérables. J’en reviendrai avec un grand nombre de vaisseaux de guerre qui permettront à mes compatriotes de reconquérir Gorée et les comptoirs. Donnez-nous aide et appui, nous ne voulons que votre bien. Avec nous, vous vous enrichirez; avec les Français, il n’en saurait être de même.»
Hopsake avait touché la corde sensible. L’intérêt était en jeu, mobile puissant chez tous les hommes et combien plus encore chez les nègres, dont la cupidité est justement proverbiale. Les rois africains prêtèrent volontiers l’oreille aux suggestions du Hollandais.
Ce dernier leur persuada que la compagnie de France n’était plus protégée par le roi; que, livrée à ses propres forces, elle était hors d’état de résister à une attaque sérieuse. Bref, il fut convenu entre cet officier et les chefs sénégaliens que ceux-ci égorgeraient les 38 employés français, pilleraient leurs marchandises et brûleraient leurs cases.
Cet homme rêvait de nouvelles vêpres siciliennes dans les régions voisines de l’équateur.
Ses trames ourdies, Hopsake reprit la route de Gorée, rejoignit son navire et, ayant levé l’ancre après avoir reçu des approvisionnements du trop honnête du Casse, il repartit pour la Hollande.
On était dans les premiers jours de mars 1679. Peu de temps après, vers le 10 du même mois, les navires français qui naviguaient sur les côtes de ces pays prirent le large. A peine s’étaient-ils éloignés que le roi Sin se mit en pleine révolte. (Royaume de Joal.)
Il fit jeter les agents de la compagnie en prison et livra leurs magasins au pillage.
Le roi de Baol ne tarda pas à suivre l’exemple de son voisin et allié et à faire mettre également à sac les comptoirs de Joal.
A peine du Casse eut-il connaissance de ces désordres qu’avec son activité ordinaire, sans perdre un instant, il se mit en mesure de les réprimer.
De la rivière de Gambie où il se trouvait 39 encore, il revient à Gorée, réunit les troupes françaises en garnison dans la colonie, et à leur tête entre dans le royaume de Baol. Il prend et brûle plusieurs villages sur la côte, bat partout les indigènes et terrifie la population. Maître en peu de jours de tout le littoral, il s’apprête à envahir l’intérieur du pays. Le roi de Baol, épouvanté des rapides progrès du corps expéditionnaire, envoie à du Casse deux grands seigneurs chargés d’implorer de lui la paix, s’en remettant presque à sa discrétion pour en déterminer les conditions. Du Casse exige qu’on lui livre comme otages deux parents du roi; puis il met à la voile dans la direction de Joal, où il fait une descente avec ses troupes. A peine a-t-il entamé les hostilités que le roi du pays envoie sa soumission.
Du Casse prend également deux otages à Joal, impose au roi un traité de paix très-avantageux pour la France et se rend le 5 avril à Rufisk. Persuadé qu’il a terrifié les nègres par ses deux rapides expéditions dans les royaumes du Baol et de Joal et qu’il ne court nul danger désormais, il débarque à Rufisk (royaume de Cayor) avec quelques 40 agents, et seize matelots qui composent l’équipage de sa chaloupe. Pendant qu’il visite les magasins, il se trouve tout à coup entouré par plus de trois mille nègres; néanmoins la crainte qu’il leur inspire est si grande, que ceux-ci, tout en le menaçant, hésitent à s’emparer de sa personne. Cette hésitation de leur part donne le temps à du Casse de se retrancher dans les comptoirs; la lutte s’engage, les Français repoussent toutes les attaques pendant trois heures. La nuit vient enfin, mais les nègres, au moyen de flèches enflammées, mettent le feu aux magasins. Pour éviter d’être brûlé vif, du Casse sort avec son monde, s’ouvre un passage, parvient jusqu’au rivage et regagne sa chaloupe à la nage.
Il s’était tiré sain et sauf de cette bagarre, grâce à son courage et à sa résolution. Mais il n’en était pas de même de tous ses hommes. Sur seize matelots, dix avaient été tués et quatre grièvement blessés. Les agents qui l’accompagnaient avaient été éprouvés dans la même proportion.
Le lendemain, du Casse arme des brigantins et des chaloupes pour courir sus, le long 41 de la côte, aux bateaux-pêcheurs nègres.
Plusieurs sont capturés et un grand nombre de noirs sont tués, mais la leçon n’est pas assez forte. Le 10 avril, le gouverneur débarque avec trois cents hommes, s’empare d’une petite ville d’environ mille maisons et la brûle complétement. Le lendemain, nouvelle exécution. Le troisième jour, il est maître de toute la côte. Le roi de Cayor, Damel, envoie les premiers du pays en ambassade auprès du commandant français. Le chef de la députation lui dit en l’abordant:
«Seigneur, le roi notre maître nous a envoyés auprès de vous, pour vous représenter que ce n’est point par ses ordres que vous avez été insulté. Lui-même est la première victime de cet odieux attentat. Les séditieux, auteurs de cette conspiration, sont recherchés avec soin. Un châtiment exemplaire leur sera infligé. Ils seront coupés en quatre quartiers. Le roi vous prie de cesser les hostilités, et pour vous prouver combien il tient à votre amitié, il n’est rien qu’il ne fasse pour l’obtenir.»
C’était dire clairement à du Casse que l’on subirait telle loi qu’il jugerait à propos d’imposer. 42 Il profita de la circonstance pour exiger des trois princes qui avaient obéi aux suggestions des Hollandais un traité de paix des plus avantageux pour la compagnie, donnant à la France le monopole exclusif du commerce sur les côtes du Cap-Vert à la rivière de Gambie, et la possession des terres sur une profondeur de six lieues sans que la France ait à payer aucun tribut.
La compagnie du Sénégal se trouva ainsi maîtresse des terres de la côte sur une longueur de cinquante lieues. Les agents, jetés en prison à Portudal, furent rendus, mais pas les marchandises pillées: «Les nègres, écrit du Casse, ne vuidant pas aisément les mains de ce qu’ils ont une fois pris, ne restituèrent rien du pillage qu’ils avaient fait.»
A la fin de l’année 1679, du Casse quitta le gouvernement du Sénégal. Croira-t-on que depuis le jour de son départ ce traité, qui donnait à la France trois cents lieues carrées de terrain, resta pendant près de deux siècles à l’état de lettre morte!
Il y a seulement quelques années, un des successeurs de du Casse, le colonel, aujourd’hui 43 général, Faidherbe songea à exiger l’exécution de cette convention.
De retour en France, au commencement de 1680, du Casse fut reçu par le marquis de Seignelay, qui avait remplacé comme ministre de la marine l’illustre Colbert, son père. Seignelay lui fit beaucoup de questions, et lui demanda des éclaircissements sur Arguin et sur la prise de ce fort, dont les ambassadeurs hollandais réclamaient la restitution, en vertu, disaient-ils, des clauses du traité de Nimègue.
Du Casse démontra facilement au ministre combien les prétentions des Provinces-Unies étaient mal fondées.
Il était dit en termes formels, dans le traité de Nimègue, que toutes prises faites au delà du cap Saint-Vincent, moins de dix semaines après la signature des préliminaires, seraient considérées comme bonnes. Or les Français s’étaient emparés du fort d’Arguin dix-neuf jours seulement après la conclusion de la paix.
Mis ainsi au courant de la situation par celui-là même qui l’avait créée, le marquis de Seignelay fit signifier aux plénipotentiaires de 44 Hollande que leurs demandes n’étaient pas recevables et qu’il n’y serait point donné suite.
Voyant qu’ils n’obtiendraient rien de ce côté, les ambassadeurs, qui avaient reçu des instructions pour susciter des embarras et des difficultés à du Casse, dont la ferme et brillante administration avait été nuisible au commerce de leurs compatriotes en Afrique, adressèrent au ministre des affaires étrangères de France, Pomponne, un mémoire dans lequel ils demandaient la restitution du navire le Château de Corassol pris par du Casse, le paiement d’une indemnité de deux cent mille francs, la liberté du commerce du cap Bianco à Sierra-Leone.
Pomponne transmit la note des représentants des Provinces-Unies à son collègue de la marine.
Le marquis de Seignelay la remit à du Casse, en le priant de faire connaître ce qu’il avait à répondre.
Du Casse, dans une longue lettre explicative, déclare que la compagnie du Sénégal ne prétend pas exclure les sujets des Etats généraux du commerce des côtes d’Afrique, si ce n’est dans les lieux dépendants de la France; 45 puis, racontant avec maints détails la conduite des Hollandais en faveur desquels on élevait des réclamations, il termine en déclarant qu’il ne comprend pas que «des hommes qui avaient agi comme des bandits provoquant au pillage et à l’assassinat, ne soient pas désavoués par les ambassadeurs d’une nation civilisée».
La lettre fut mise sous les yeux du ministre des affaires étrangères, qui fit aux plénipotentiaires une réponse assez sèche et hautaine. L’affaire en resta là.
Entré de cette façon en relations avec les hommes alors au pouvoir, du Casse devint naturellement leur intermédiaire dans leurs rapports avec la compagnie du Sénégal; aussi, le 11 janvier 1680, le ministre de la marine ayant été informé que le directeur de la compagnie du Sénégal à Dieppe s’était engagé dans une voie illégale, écrivit à du Casse le billet suivant:
«Vous verrez par la lettre cy-joint que les officiers de l’admirauté de Dieppe se plaignent que le directeur de la compagnie du Sénégal prétend faire sortir les vaisseaux, qu’elle envoie aux costes d’Afrique, sans passeport ny congé 46 de monsieur l’admiral; et comme cela est contraire à l’usage ordinaire, faites moy sçavoir les raisons pour lesquelles cette compagnie en use ainsi.»
Du Casse fit faire droit à la réclamation du ministre. Vers la même époque la compagnie du Sénégal, par un contrat, reçut du roi le monopole de la fourniture annuelle, pendant huit ans, de deux mille nègres aux îles d’Amérique appartenant à la couronne de France.
La compagnie était redevable de cette importante concession à l’influence que du Casse avait su acquérir au ministère de la marine. Aussi le choisit-elle pour être un de ses directeurs.
Très-peu de temps après sa nomination, du Casse reçut une lettre de Saubusse, son pays natal, l’invitant à venir assister à la naissance d’un neveu et le priant d’en être le parrain. Il se rendit en Béarn et tint sur les fonts baptismaux cet enfant, qui reçut de lui le prénom de Jean.
Au siècle du grand roi, les voyages étaient longs; il fallut du temps à du Casse pour aller et revenir du Béarn; aussi trouva-t-il, à son 47 retour à Paris, de grandes modifications dans la question de l’établissement de la traite en Amérique. La nouvelle de la concession royale n’était pas plutôt parvenue à Saint-Domingue que tous les colons, craignant la concurrence commerciale qu’allait leur faire la compagnie, déclarèrent qu’ils jetteraient à la mer tous les agents qui essaieraient de faire la traite. Quand du Casse arriva à Paris, ses collègues les directeurs de la compagnie du Sénégal lui firent lire une lettre du comte de Pouancey, gouverneur de Saint-Domingue, au ministre de la marine, dans laquelle le gouverneur rendait compte des émeutes que le nom seul de la compagnie faisait éclater dans l’île, et déclarait qu’il n’était pas en mesure de mettre par la force les rebelles à la raison.
Du Casse, moins alarmé que ses collègues, proposa d’aller, de sa personne, à Saint-Domingue, s’assurer de l’état des esprits et d’essayer de calmer cette effervescence.
La confiance qu’il inspirait était si grande, que cette proposition, transmise à l’assemblée générale de la compagnie, remplit de joie tous les intéressés. Elle fut accueillie avec acclamation, 48 et du Casse ne tarda pas à partir pour Saint-Domingue.
Il débarqua dans le port du Cap, ville principale de la colonie, et s’occupa aussitôt de l’installation du bureau de la traite des noirs et de l’habitation des agents de la compagnie. Les colons, apprenant son arrivée et voyant ses préparatifs, se portèrent en masse à l’habitation, proférant des menaces de mort. Leurs vociférations ne purent émouvoir du Casse et le faire sortir de son calme.
Le gouverneur toutefois fut impuissant à faire rentrer dans le devoir la population, qui, le jour suivant, vint, les armes à la main, exiger le réembarquement de du Casse. Ce dernier ne se déconcerta pas plus que la veille et pria les mutinés de choisir quelques-uns d’entre eux avec lesquels il pût prendre des engagements. La foule, pensant qu’il ne demandait qu’à céder, lui envoya des délégués.
Du Casse les reçut fort courtoisement, leur donna communication des ordres du roi qui l’autorisaient à agir comme il le faisait, leur déclara que la compagnie, entrant dans les vues du souverain, ne voulait, comme Sa 49 Majesté, que le bien des habitants; leur expliqua les avantages qu’ils devaient retirer de l’établissement de la traite, leur demanda si aucun d’eux oserait douter de la bienveillance du roi à leur égard, et fit adroitement comprendre aux délégués que, s’il était obligé de se retirer sans avoir accompli sa mission, ce serait eux qu’il dénoncerait au roi comme l’en ayant empêché. Cela leur donna lieu de réfléchir. Du Casse les congédia, en leur disant qu’il allait songer à leur réclamation; que de leur côté ils eussent à expliquer ses raisons à leurs concitoyens, et que, s’ils voulaient revenir le jour suivant, il leur ferait connaître définitivement le parti auquel il se serait arrêté.
Le lendemain, la majeure partie de la population revint, mais cette fois non armée. Les principaux meneurs, impuissants à maîtriser l’insurrection qu’ils avaient fomentée, débordés, comme cela arrive à tous ceux qui déchaînent l’émeute, épouvantés de la responsabilité qu’ils voyaient du Casse prêt à faire retomber sur leurs têtes, avaient obtenu de leurs compatriotes de venir sans armes. Prévoyant bien que du Casse ne céderait pas, 50 sachant d’autre part que le gouverneur avait ordre de l’appuyer, même par la force, ils redoutaient un conflit sanglant, dont la justice royale les aurait à bon droit accusés d’être les principaux auteurs.
Du Casse, qui, dans cette crise, devait montrer une fois de plus une habileté, une adresse et un art de persuasion dignes du plus fin diplomate, était décidé à n’employer la violence qu’à la dernière extrémité et après avoir inutilement usé de tous les moyens de conciliation.
Il était déjà parvenu à intimider les principaux meneurs, à séparer leurs intérêts de ceux du reste des habitants, à priver ainsi l’insurrection de ses chefs. Il devait achever par son sang-froid, par son éloquence, de faire bientôt tout rentrer dans l’ordre.
Lorsqu’il se vit en présence de la foule, il déclara qu’il était sous la sauvegarde du roi, dont il ne faisait qu’exécuter les ordres; que d’ailleurs leurs délégués avaient dû leur faire connaître les intentions de Sa Majesté... Il fut interrompu par le cri presque général: Vive le roi sans Compagnie!
51
Voyant que sur la masse irresponsable cette tactique ne réussissait pas, il changea de langage et fit vibrer en eux une corde sensible chez la plupart des hommes, celle de l’intérêt.
Il affirma que le roi, en chargeant la compagnie de transporter des nègres dans les colonies d’Amérique, n’avait qu’un but et un désir, l’accroissement de la prospérité et du bien-être des colons. Il expliqua «que, si les colonies languissaient, c’est qu’elles n’avaient pas un nombre de bras suffisants pour retirer le profit qu’il était facile d’obtenir; que la multiplication des nègres serait pour les habitants un avantage très-grand, qu’ils n’appréciaient pas à sa juste valeur, parce qu’ils ne le connaissaient pas, mais qu’incessamment ils béniraient la compagnie d’avoir donné ainsi de l’extension à la culture et à l’industrie.»
Ces quelques mots calmèrent une partie des mutinés, mais d’autres se mirent à crier qu’il n’y avait pas besoin de compagnie pour cela; que chacun devait être libre, et que la compagnie voulait accaparer tout le commerce.
«Vous êtes dans l’erreur, leur répliqua du Casse; ni moi, ni ceux qui m’ont envoyé 52 vers vous et chargé de leurs affaires, n’ont d’autre but que de vous procurer des nègres. Vous vous imaginez que le roi vous a engagés vis-à-vis de nous, au détriment de vos priviléges: il n’en est rien, au contraire, c’est nous qui sommes engagés envers vous. Nous sommes tenus de vous fournir, tous les ans, deux mille nègres, que rien ne vous oblige à nous acheter. Ceux qui vous ont trompés sont ceux qui voient que tous les produits du pays vont être en bien plus grande abondance, par suite du nombre de nègres que vous aurez à votre disposition. Des concurrents surgiront, et par suite ils ne pourront conserver le monopole de l’exportation. En face d’une telle situation, vous ne subirez plus leur loi; bien plus, entre des négociants rivaux, vous pourrez choisir ceux qui vous offriront les prix les plus avantageux. Vous voyez donc que nous ne toucherons en rien aux priviléges dont vous jouissez, que nous ne gênerons en rien votre commerce, et que par la force des choses nous favoriserons son développement.»
Il continua longtemps encore à développer sa pensée, et finit par les persuader que leur 53 intérêt voulait qu’ils laissassent établir le bureau pour la traite; il parvint à se faire accepter, lui et ses projets, par toute la population de Saint-Domingue. Les plus opposants avouèrent qu’ils s’étaient alarmés mal à propos. On consentit alors à tout ce qu’il voulut. Le comptoir fut donc établi; du Casse, après avoir pris toutes les mesures nécessaires pour assurer le succès des opérations, revint en France.
A son arrivée, il déclara que tout était apaisé, que les colons en avaient passé par où il avait voulu, qu’ils étaient prêts à bien recevoir les agents de la compagnie. Cette nouvelle provoqua un véritable enthousiasme de la part des intéressés. Ses collègues, remplis d’admiration pour lui, ne pouvaient croire cependant à un succès aussi complet; ils n’osaient charger personne du premier transport des nègres, et ils le prièrent de vouloir bien remplir cette difficile mission. Du Casse accepta.
La compagnie fit équiper un navire de vingt-six canons, appelé la Bannière. Du Casse en prit le commandement. Il mit à la 54 voile de la rade du Havre. Les vents dans la Manche sont souvent violents et dangereux; avant d’avoir pu gagner l’océan Atlantique, du Casse fut jeté sur les côtes d’Angleterre, où une violente tempête le contraignit à relâcher. Là, une longue et douloureuse maladie menaçant de le retenir des mois entiers, il ne voulut pas que les armateurs souffrissent de ce délai: il fit appareiller le navire, dont il donna le commandement à son second. Celui-ci partit, après avoir reçu de son capitaine de minutieuses instructions, grâce auxquelles son voyage s’opéra heureusement.
Quant à du Casse, il resta plusieurs mois en Angleterre entre la vie et la mort. Aussitôt guéri, il montra que la maladie n’avait pas abattu son courage. Il fit de ses propres deniers l’acquisition d’un autre bâtiment pour aller à Curaçao acheter des nègres qu’il voulait revendre à Saint-Domingue. Comme la France était en guerre avec le gouvernement des Provinces-Unies, il se munit d’une commission de l’amirauté d’Angleterre.
Il aborda en Amérique à l’île de Saint-Christophe. Cette colonie était sous le commandement 55 du chevalier de Saint-Laurent. Ce dernier lui donna une commission française pour le faire reconnaître au besoin. Ils ne se doutaient guère l’un et l’autre que cette précaution serait une source de dangers. Du Casse approchait de Curaçao, lorsqu’il rencontra un vaisseau hollandais de fort tonnage, dont le capitaine le héla, lui ordonnant d’amener et de lui montrer sa commission. Sur la réponse qu’un coup de mer avait emporté sa chaloupe, du Casse vit arriver celle du Hollandais, sur laquelle il fut contraint de monter.
L’officier néerlandais, qui commandait la chaloupe, resta en otage sur le vaisseau français. Du Casse mit imprudemment sa cabine à sa disposition pendant son absence. L’officier, curieux et mal élevé, ou peut-être ayant reçu l’ordre de chercher à découvrir la nationalité vraie du navire, une fois seul, fureta les papiers et poussa l’indiscrétion jusqu’à ouvrir une boîte posée sur une table.
Elle renfermait ce qu’on avait le plus intérêt à lui cacher, la commission française délivrée par le chevalier de Saint-Laurent. 56 Du Casse étant revenu, l’officier hollandais ne fit semblant de rien et revint à son bord, où il s’empressa de montrer à son capitaine la commission qu’il avait volée.
Le bâtiment français, qui ne pouvait soutenir de lutte, fut immédiatement saisi et amené à Curaçao, où il fut jugé de bonne prise.
Du Casse ne se laissa pas abattre par la perte énorme d’argent que lui faisait subir ce fâcheux contre-temps. Séance tenante, à Curaçao même, il racheta son propre navire, ainsi que deux autres bâtiments chargés de tabac, avec lesquels il eut l’adresse et l’habileté de réaliser un bénéfice compensant, et au delà, les pertes qu’il venait d’éprouver.
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De 1686 à 1691. Surinam.
Cause véritable de l’admission de du Casse dans la marine royale.—Action d’éclat qui fixe sur lui les regards de Louis XIV.—Sa mission difficile sur les côtes d’Afrique.—Le capitaine Monségur.—Accueil sympathique fait par des Anglais à du Casse.—Calomnies des Hollandais. Ils représentent les colons français comme des forbans et des pirates.—Le royaume de Commando.—Etablissement de comptoirs français.—Aventure du chevalier de Sainte-Marie.—La Martinique en 1688.—Rapport fait à Colbert par du Casse sur les colonies anglaises.—Expédition contre la Guyane hollandaise.—Instructions du 13 janvier 1689.—Surinam.—Tentative de descente au Mexique.—Expédition de Saint-Christophe.—Le marquis de Blénac.—Du Casse capitaine de frégate (2 novembre 1689).—Correspondance du ministre de la marine Pontchartrain, successeur de Seignelay, avec du Casse.—Prise du Cap par les Espagnols.—Mémoire fait par du Casse sur Saint-Domingue.—Instructions pour le marquis d’Esragny.—La Guadeloupe.—La Martinique.—Du Casse gouverneur de Saint-Domingue en remplacement du comte de Cussy.—Etat de Saint-Domingue à cette époque, d’après le chevalier de Galliffet.
59
Nous voici arrivés à l’époque où du Casse quitta la marine marchande pour entrer dans la marine royale.
La Biographie universelle de Labrousse, qui paraît tenir notre marin en haute estime, s’exprime à cet égard dans des termes peu bienveillants et surtout erronés: «Deux voyages successifs qu’il fit à Saint-Domingue en moins de deux ans, dit cette biographie, furent tellement fructueux pour la compagnie et avantageux pour lui, qu’il se vit en état de quitter la carrière du commerce; nous ne relevons ces choses qu’à regret sur le compte d’un brave marin.»
Il est possible que du Casse fut dès cette 60 époque dans une position de fortune aisée, mais ce n’est pas là ce qui amena du changement dans sa carrière. Sous Louis XIV ce n’était pas des considérations de cet ordre qui déterminaient les choix du gouvernement.
Son admission dans la marine royale fut le prix d’une action d’éclat qui lui valut le grade de lieutenant de vaisseau.
Revenant en France, il rencontre une frégate hollandaise. Malgré une disproportion considérable entre son navire et le bâtiment ennemi, confiant dans son audace et dans la valeur de son équipage, du Casse donne la chasse au Hollandais, l’attaque, et, après l’avoir quelque temps canonné, manœuvre pour l’aborder. L’ayant accroché, il saute sur son bord, sans s’inquiéter du nombre d’hommes qui le suivent, une vingtaine au plus. Pendant qu’il fait des prodiges de valeur, les deux navires mal accrochés se séparent, et il reste avec ses vingt matelots sur le pont ennemi. La partie de son équipage demeurée à son bord ne doutant pas qu’il ne soit pris ou tué avec ceux qui l’ont suivi, s’éloigne faisant force de voiles. Tout autre que du Casse se fût 61 trouvé fort heureux d’en être quitte avec la vie sauve, comme prisonnier de guerre. Il n’en est pas ainsi; l’intrépide marin redouble de courage. Continuant à combattre, et animant les siens, il parvient, malgré l’infériorité du nombre, à se rendre maître de la frégate ennemie, sur laquelle il arbore aussitôt son pavillon pour rappeler son propre bâtiment.
Quelques jours plus tard, il rentrait triomphalement à La Rochelle avec la frégate hollandaise. Le bruit de cette action aussi extraordinaire que glorieuse étant parvenu jusqu’à la cour de France, elle vint aux oreilles du roi. Ce prince, juste appréciateur du mérite, témoigna le désir d’avoir un pareil homme à son service et lui fit offrir d’entrer dans la marine militaire avec le grade de lieutenant de vaisseau. Du Casse, flatté de cette marque d’estime du premier monarque de la chrétienté, s’empressa d’accepter et reçut son brevet le 15 mars 1686.
Il ne tarda pas à être désigné pour remplir une mission fort délicate, celle d’aller protéger sur les côtes d’Afrique les intérêts de notre commerce en souffrance.
Des forbans arboraient le drapeau français 62 sans autorisation du gouvernement royal, et, à la faveur de ce subterfuge, se livraient à des actes de pillage, rançonnaient les côtes de la Guinée et enlevaient les nègres qu’ils allaient revendre en Amérique.
Un des pirates, nommé Thomas de Royan, avait mené à Saint-Domingue des nègres dont il s’était emparé de cette façon.
Rapport de cette affaire ayant été mis sous les yeux du roi, Louis XIV donna l’ordre que ces nègres fussent ramenés sur un de ses vaisseaux là où ils avaient été pris. Du Casse reçut le commandement de la frégate la Tempête et alla mouiller à Cadix, où il devait être rejoint par les nègres revenant d’Amérique. Il avait ordre de les ramener dans leur pays, et de donner la chasse à tous les forbans qui infestaient les mers d’Afrique.
Le 9 juin 1686, un navire venant de Saint-Domingue mouilla en effet dans le port de Cadix, ayant les nègres à son bord, et son commandant remit à du Casse une lettre que lui écrivait le capitaine de Monségur, l’un des principaux chefs des troupes de Saint-Domingue. Cette lettre lui faisait connaître l’état 63 de la colonie et ce qui s’était passé depuis son départ. Entre autres choses, la lettre portait:
«Nombre de flibustiers ont passé dans la mer du Sud. La coste de Saint-Domingue est misérable, n’ayant pas un sou. La levée du tabac sera tardive.»
Cette nouvelle fit beaucoup de peine à du Casse, très-affligé d’apprendre l’amoindrissement d’une colonie à la prospérité de laquelle il avait espéré imprimer un nouvel essor par l’importation des nègres.
Il quitta la rade de Cadix, se dirigeant vers le littoral occidental d’Afrique. Parvenu à la côte d’Or, dans la partie septentrionale du golfe de Guinée, au-dessous de la Sénégambie, il apprit avec stupéfaction que les commandants hollandais dans ces pays répandaient partout le bruit qu’il était un forban ayant l’intention d’enlever tous les nègres qui s’aventureraient à son bord.
La mission de du Casse, qu’il remplissait comme il le devait, aurait dû faire tomber ces allégations mensongères sans qu’il fût besoin de les démentir, mais le bon sens n’est pas l’apanage de la multitude.
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Non contents de travailler à discréditer du Casse auprès des populations nègres, les Hollandais poussèrent la haine jusqu’à faire croire au gouverneur de la colonie anglaise de Corsi sur la côte d’Or, près l’établissement hollandais de la Mina, à l’est, que la frégate prenant le pavillon français ne l’arborait qu’en fraude. «Calomniez, calomniez, écrivait un siècle plus tard un auteur demeuré célèbre, il en reste toujours quelque chose.» Quoique le mot n’eût pas été encore dit, le fait n’était pas moins vrai déjà à cette époque.
Du Casse ayant été mouiller près de la rade de Corsi, le commandant de la forteresse détacha un vaisseau de la marine anglaise pour aller combattre celui qu’il considérait comme un forban. Mais cette affaire n’alla pas aussi loin que les vindicatifs Hollandais le souhaitaient.
Du Casse fut vite reconnu, et les Anglais, n’ayant pas les mêmes motifs de haine et de jalousie contre lui, lui firent un accueil des plus sympathiques, témoignant beaucoup d’estime au jeune officier qui, dans un rang si peu élevé, avait su faire prévaloir sur le littoral 65 de l’Afrique la prédominance de sa patrie.
La frégate française, continuant son exploration, vint à passer devant le fort de Boutoë, dans la rade duquel elle mouilla et où elle fut fort mal reçue.
Le mauvais accueil décida son capitaine à lever l’ancre; il courut des bordées le long des côtes, et chercha à entrer en relations suivies avec les nègres.
L’officier général qui commandait, au nom des États généraux bataves, le comptoir hollandais de la Mina, près le cap Corsi, mit en œuvre tous les moyens imaginables pour empêcher les relations entre du Casse et les noirs de s’établir, menaçant les indigènes d’une guerre d’extermination s’ils recevaient les Français.
L’année précédente, nos compatriotes s’étaient établis au village d’Aquitany, sur la côte d’Or. Le roi de Commendo, à qui appartenait ce point, leur en avait fait la cession. Le drapeau de la France ayant été arboré, les agents de la compagnie du Sénégal commencèrent à y élever des habitations. Les Hollandais, ne pouvant les en empêcher, voulurent obliger le 66 roi de Commendo à révoquer cette concession. N’ayant pu l’obtenir, ils lui adressèrent les plus violentes menaces, et, sur le refus de ce prince, fidèle observateur de la parole donnée, d’obtempérer à leurs injonctions, des menaces ils passèrent aux actes, lui déclarèrent ouvertement la guerre, et par leurs perfides suggestions amenèrent le roi d’Adon, son voisin, à s’allier à eux. Ce dernier, à la tête d’une armée relativement considérable, envahit les Etats de Commendo, et, le succès ayant couronné son agression, il fit mettre à prix la tête du prince allié des Français, ainsi que celles des principaux nègres soupçonnés de leur être favorables.
Les maisons, que la compagnie du Sénégal avait fait construire, furent brûlées par les esclaves des Hollandais, avec les marchandises qu’elles renfermaient.
Du Casse rétablit la colonie au nom du roi, fit rebâtir les maisons et y installa les agents de la Compagnie; mais dès qu’il se fut éloigné, deux vaisseaux hollandais vinrent s’embosser devant Aquitagny, canonnèrent le village et s’opposèrent à la pêche, qui faisait subsister 67 tout le pays. Les Hollandais dirent aux indigènes que la conduite des Français les forçait à agir ainsi. Ils espéraient rendre ces derniers odieux, les faire chasser du pays, peut-être même égorger.
Tous ces faits, accomplis après le départ de du Casse, avaient lieu à son insu, pendant qu’il continuait ses explorations.
Passant devant Tacorary, localité importante de la côte, son navire la Tempête se trouva manquer d’eau.
Le lieutenant, le chevalier de Sainte-Marie, fut envoyé à terre avec le canot pour savoir si l’on pourrait remplir les futailles.
Aussitôt qu’il fut entré dans le village, un grand nombre de nègres armés se précipitèrent sur lui et sur son escorte, firent main basse sur le canot et menèrent l’équipage prisonnier à la forteresse hollandaise de Saconde, et de là à celle de la Mina. Le général commandant la station batave les fit jeter en prison et mettre aux fers pendant la nuit. Le lendemain, le lieutenant de Sainte-Marie reçut ordre d’avoir à se présenter devant le Hollandais.
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Cet officier général ayant appris ce qui avait motivé l’envoi à terre du canot de la frégate française, renvoya l’équipage, mais sans offrir de vivres à ces pauvres gens, pas même à leur chef. Il les chargea de dire à du Casse que lorsqu’il voudrait descendre à terre il aurait à lui en demander la permission.
Le commandant de la Tempête fut assez étonné de la singulière réception faite à ses hommes et de la non moins singulière mission dont ils venaient d’être chargés pour lui. Il monta dans sa chaloupe, s’approcha de la rade où flottait le pavillon hollandais, et ne tarda pas à essuyer, sans que rien pût le lui faire prévoir, deux décharges de mousqueterie.
Il revint alors à son bord, résolu à tirer de cette nouvelle insulte une vengeance éclatante. Mais, prudent et sage autant que brave, et réfléchissant qu’avec son seul navire il aurait à soutenir une lutte par trop disproportionnée contre les forces de terre et de mer des Provinces-Unies dans ces parages, il patienta et envoya le chevalier d’Amon, capitaine du navire le Joly, atterrir à Acara sous 69 une forteresse anglaise éloignée de quelques centaines de toises d’un fort hollandais.
Le commandant de ce dernier fort fit dire à l’Anglais qu’il était étonné de le voir accueillir des gens avec qui son général était en hostilité; qu’il avait l’ordre formel de tirer sur eux et de les faire prisonniers. L’Anglais, surpris et indigné de ce langage, fit une réponse telle que peu s’en fallut que les deux forts ne se canonnassent.
Quant à du Casse, fatigué de tous les obstacles que la mauvaise volonté des Hollandais apportait à l’exécution complète de sa mission, il ravitailla son navire et mit à la voile pour l’Amérique, ainsi que le lui prescrivaient ses instructions, remettant sa vengeance à d’autres temps.
Le 16 juin 1688, il arriva à la Martinique, et y resta peu de temps.
Il fit connaître, pendant son court séjour, à l’intendant de cette colonie, du Maitz de Goimpy, la conduite des Hollandais à son égard sur les côtes de Guinée; puis il mit à la voile pour la France, ayant hâte d’informer son gouvernement de ses démêlés avec les 70 Hollandais. Il fit au ministre de la marine, Colbert, marquis de Seignelay, un récit fidèle des péripéties de son voyage.
Comme il racontait l’appui qu’il avait trouvé auprès des officiers du royaume de la Grande-Bretagne, le marquis de Seignelay le pria de lui exposer dans un rapport détaillé la situation des Anglais en Afrique. Le brouillon de ce rapport a été gardé par du Casse dans ses papiers. Il est intitulé:
«Titre des Anglais au Cap-Vert sur la côte de la Guinée en Afrique. Matière du fait et du droit des Anglais.»
Nous croyons inutile de reproduire ce long rapport, qui n’a plus de nos jours l’intérêt qu’il avait il y a deux siècles, et qui établissait le droit primitif incontestable des Anglais sur celui des Hollandais.
Aussitôt ce rapport terminé, son auteur le porta au ministre. Nourrissant toujours des projets de vengeance contre le gouvernement des Provinces-Unies, du Casse profita de son audience pour insinuer à Seignelay qu’il serait assez habile à la France de saisir l’occasion d’une révolte qui venait d’éclater dans la 71 Guyane hollandaise pour s’emparer de cette colonie. Le ministre parut frappé de la justesse de cette idée et promit d’examiner sérieusement le projet.
Le lendemain, le roi remit à Seignelay une pétition que lui adressait une compagnie de commerce, offrant à Sa Majesté de faire tous les frais d’une expédition destinée à prêter main-forte à la garnison de Surinam, principale ville de la Guyane hollandaise, révoltée contre la domination batave, à enlever la colonie, ou tout au moins à lui imposer une forte contribution de guerre. Le ministre fut d’avis de faire faire une réponse favorable à cette ouverture. Louis XIV voulut fournir, pour l’exécution de l’entreprise, quatre bâtiments et quatre cents hommes, tant soldats que matelots. Le marquis de Seignelay, se rappelant que l’idée première de cette expédition lui avait été suggérée par du Casse, proposa au roi d’en confier la direction et le commandement supérieur à cet habile officier. Le souverain donna à ce choix son approbation pleine et entière.
Chose singulière! bien que du Casse ne 72 fût que lieutenant de vaisseau, on avait à la cour une telle opinion de sa valeur et de ses talents, qu’on n’hésita pas à mettre sous ses ordres un capitaine de la marine royale nommé de Gennes, contrairement à tous les usages et aux règles de la hiérarchie! Chose plus singulière encore! tel était le renom de du Casse, si grande était l’estime de ses camarades et de ses chefs pour lui, que le capitaine de Gennes accepta, sans réclamer, de servir sous ses ordres.
Le 13 janvier 1689, du Casse reçut des mains du délégué du ministère de la marine, M. de Lagny, des instructions écrites, longues, diffuses et dont l’esprit, plus mercantile que noble, était surtout de dépenser le moins possible et d’arriver aux résultats les plus lucratifs.
Du Casse devait commander quatre bâtiments armés en course, le Hasardeux, l’Emérillon, la Loire et la Bretonne, mettre son pavillon sur le second de ces navires, l’Emérillon, agir avec économie et prudence, se rendre à Cayenne et aux côtes de la Guyane. Si, sur sa route, il capturait des bâtiments, il avait ordre 73 d’envoyer ses prises au fur et à mesure à La Rochelle, ne conservant que ce qui pouvait lui être utile pour son expédition. Une fois à Cayenne, il devait s’entendre avec M. de la Barre, qui y commandait, mettre à terre tout ce qu’il avait pour la colonie française, prendre à son bord les officiers, soldats, habitants indigènes qui voudraient le suivre à Surinam, convenir, avec ces auxiliaires et avec les officiers et soldats de la garnison de Cayenne qui feraient partie de l’expédition, de la part qui leur serait faite sur les prises.
Du reste, pleine et entière latitude était laissée au chef de l’expédition pour la direction et la conduite de l’opération de guerre, soit qu’il agît de vive force, soit qu’il tentât de s’emparer de Surinam par stratagème. On recommandait enfin à du Casse le mystère le plus absolu, pour que rien ne vînt à l’avance aux oreilles de l’ennemi.
Les instructions se terminaient par de longues recommandations pour vendre au mieux les nègres et les prises, afin d’en retirer le plus de profit possible.
Le 13 février 1689, du Casse quitta La Rochelle 74 suivi de sa flottille. Pendant la traversée il fut joint par un navire flibustier.
Fort aimé des flibustiers, qu’il avait déjà associés à ses entreprises dans plusieurs circonstances, du Casse fit souvent profiter la marine royale de son influence sur eux, en les employant comme troupe de renfort dans ses expéditions. C’est là ce qui donna prétexte au malveillant duc de Saint-Simon de prétendre que du Casse avait été flibustier, erreur propagée depuis par des biographes mal informés, ou se répétant les uns les autres.
L’escadre, ainsi que le prescrivaient les ordres du roi, mouilla à Cayenne.
Le 29 avril 1689, du Casse partit de cette colonie, ayant sous ses ordres deux vaisseaux de guerre de trente à trente-huit canons, deux flûtes de l’État, une barque longue, un brulôt, une galiote à bombes, un navire flibustier, deux autres navires, le Glorieux et la Diligente, quatre grandes chaloupes, deux pirogues, en tout seize bâtiments de diverses grandeurs.
Le 6 mai 1689, il arriva près de la rivière de Surinam, où il apprit que la situation avait 75 changé du tout au tout en faveur des Hollandais. La garnison indigène, rentrée dans le devoir, avait été renforcée de troupes européennes. En outre, quatorze bâtiments ennemis (dont un vaisseau de soixante canons) étaient en mesure d’appuyer la défense de la colonie.
Du Casse néanmoins ne voulut pas renoncer à l’entreprise. Il résolut de faire une tentative contre Surinam. Les dispositions d’attaque qu’il prit auraient fait honneur aux plus habiles et aux plus anciens officiers de la marine royale.
Deux hommes de mérite, l’ingénieur qui accompagnait l’expédition de Surinam, et un marin de beaucoup de valeur, le chevalier d’Orvilliers, rendirent compte au ministre, par lettre du 9 au 10 juin 1689, un mois après l’expédition, des causes de l’insuccès; tous les deux s’accordent à faire l’éloge de la belle conduite de du Casse.
Voici la lettre de M. d’Orvilliers:
«Monseigneur,
«Je ne vous mande pas les raisons qui ont 76 empêché la réussite du projet que l’on avait fait pour la prise de Surinam et de ce qui s’est passé à Barbiche: M. du Casse doit vous en rendre compte amplement. Tout ce que je peux vous assurer, monseigneur, c’est qu’il n’a pas tenu à lui si l’entreprise n’a pas eu son effet, puisque l’on ne peut pas avoir agi dans cette affaire avec plus de conduite, d’énergie et de vigueur qu’il l’a fait, mais il s’est trouvé des conjonctures qui ont rendu l’affaire impossible.»
Comme nous l’avons dit, malgré les forces considérables des Hollandais à Surinam, malgré leurs bâtiments et leur nombreuse artillerie, du Casse avait voulu d’abord tenter le sort des armes. Il fit ses dispositions d’attaque, mais l’impossibilité de trouver un point favorable à l’atterrissage le décida bientôt à abandonner une entreprise impraticable. Il se borna, pour l’instant, à se porter sur une petite colonie batave, dite de Berbice, qu’il mit à contribution. Toutefois, ce léger avantage n’était pas pour notre intrépide marin une compensation à la non-réussite devant Surinam; il conçut le hardi projet d’une descente 77 au Mexique, décidé à un sacrifice considérable de ses propres deniers pour se procurer des soldats. Il se rendit avec cette intention à la Martinique. Mais, lorsqu’il voulut mettre ce projet à exécution et lever des hommes, le comte de Blénac, gouverneur de la colonie, s’y opposa formellement.
Le comte de Blénac, d’un caractère timide, mécontent d’ailleurs de ce que du Casse, qui se croyait, avec raison, indépendant de lui, ne lui avait pas, à son arrivée, présenté sa commission, profita de son titre de gouverneur de la Martinique pour défendre de lever un seul homme dans l’étendue de son gouvernement. En outre, ayant l’intention de faire lui-même une expédition contre l’île Saint-Christophe, une des petites Antilles, et voulant employer à cet effet deux des bâtiments de l’escadre de du Casse, il se trouvait naturellement opposé pour le moment à toute tentative sur le Mexique.
Du Casse fit à ce sujet un long rapport au ministre, dans lequel il expose son projet. Son intention aurait été de prendre mille cinq cents flibustiers à Saint-Domingue et 78 d’opérer une descente avec eux, soit à la Vera-Cruz, soit à Carthagène. Revenant à son désaccord avec le comte de Blénac, du Casse écrit: «Ma conduite lui a paru désagréable; il s’est trouvé que son grief venait de ce que je ne lui avais pas rapporté ma commission et mes instructions, ainsi qu’il le déclara à M. d’Arbouville.»
Toutefois, le principal motif qui porta du Casse à abandonner pour l’instant son projet sur le Mexique fut la prétention que les flibustiers élevèrent sur leurs parts de prise. Du Casse termine sa lettre, qui est en même temps son rapport sur l’expédition de Surinam, par ces mots: «Pour moi, je pourrais bien vous jurer n’avoir fait ni dit aucune chose contre M. de Blénac, ni contre la modestie; il a voulu même insinuer à tout le monde que j’avais péché contre la conduite dans l’attaque de Surinam, et pour cela il a pris son héros, le fils de Daspoigny, qui était à mon bord où il eut grand peur, quoiqu’il fût garanti.»
Du Casse ayant renoncé à son expédition contre le Mexique et ayant mis trois de ses bâtiments à la disposition du comte de Blénac 79 pour son attaque de Saint-Christophe, le gouverneur de la Martinique partit, le 22 juillet 1689, avec les vaisseaux la Perle et le Cheval marin et les trois de du Casse, plus un navire flibustier portant quelques troupes de débarquement. Notre marin toujours disposé à servir utilement son pays, mettant de côté toute question d’amour-propre et de rancune personnelle, accompagnait Blénac.
En moins d’un mois, le comte de Blénac et du Casse, aidés par la partie française de l’île Saint-Christophe, forcèrent la colonie anglaise à capituler.
Malheureusement, les troupes avaient dévasté un grand nombre de propriétés de Saint-Christophe, ainsi que le dit du Casse à la fin de sa relation, et que le confirme le comte de Blénac, dans son rapport, où on lit ce qui suit:
«En investissant le fort, les soldats ont mis le feu aux habitations; on a cependant garanti de l’incendie celles des catholiques, et même on n’a fait aucun trouble à deux demoiselles et à un habitant qui ont promis de faire abjuration. On les entretiendra dans l’espérance 80 d’être maintenues dans la possession jusqu’à ce qu’on ait reçu les ordres du roi. Cette conduite engagera ceux qui sont restés à recevoir avec plus de soumission les lois qu’on leur imposera et en fera peut-être revenir d’autres.»
Quoiqu’on ait pu dire et écrire sur l’intolérance du Grand roi, la cour désapprouva les actes de vandalisme commis contre les protestants restés fidèles à leur foi, et, en marge du rapport, sont écrits de la main même du ministre ces quelques mots: Il fallait garantir du feu les habitations des huguenots comme celles des catholiques.
De ces ménagements à l’égard des protestants, prescrits moins de quatre ans après la révocation de l’édit de Nantes, ne peut-on pas conclure que le souverain n’avait ni commandé ni approuvé les excès auxquels donna lieu l’ordonnance du 22 octobre 1685? Le peuple de France, qui avait foi en la justice de ses princes, murmurait parfois dans ses jours de détresse: Ah! si le roi le savait!
Le bon sens populaire avait raison.
Quels fâcheux résultats a souvent amenés 81 l’exagération ou la fausse interprétation d’une décision par des agents subalternes, maladroits ou mal intentionnés! Et dans l’entourage des princes on en rencontre toujours.
Que de violences commises au nom de Louis XIV et à son insu! Pour faire exécuter la révocation de l’édit de Nantes, il eût fallu des ministres donnant comme mot d’ordre à leurs subordonnés cette recommandation du prince de Talleyrand: Surtout pas de zèle.
A ce moment, le Grand roi avait Louvois, le Bismarck de cette époque, plus habile à assurer le présent qu’à prévoir l’avenir.
Pour faire prévaloir leur politique, en 1685 comme en 1875, le ministre de Louis XIV et celui de l’empereur Guillaume, à deux siècles d’intervalle, ne reculent pas plus devant l’incendie d’un pays ennemi que devant la persécution religieuse contre leurs propres compatriotes, courbant les peuples sous leur implacable volonté et préparant ainsi ces orages terribles au souffle desquels disparaissent des sociétés entières.
Saint-Christophe pris, du Casse, incapable de rester inactif, jugeant sa présence inutile, 82 songea à retourner en France. Comme il ramenait avec lui plusieurs vaisseaux, il voulut faire profiter le commerce de son voyage, en remplaçant par des produits coloniaux les vivres dont ses bâtiments avaient été chargés pour son expédition à leur départ. Il envoya à Saint-Domingue plusieurs petits navires, avec mission de charger du tabac et du sucre.
L’un de ses bâtiments ne reparaissant pas, du Casse l’attendit longtemps. Enfin, en juillet 1690, il apprit par le comte de Cussy, qui avait été joint par six hommes de l’équipage perdu, que le navire, revenant du Cul-de-Sac, poursuivi par deux corsaires armés de canons, avait été forcé d’échouer; que son équipage, fort de quatre-vingts hommes, avait failli périr par la faim, et que lui, de Cussy, allait envoyer deux de ses corsaires pour les ramener.
Ne voulant pas retarder plus longtemps son départ, du Casse se décida à abandonner ce navire à sa destinée et fit voile pour la France. Il y arriva sans avoir été attaqué.
Son premier soin fut de se rendre auprès de son ministre, afin de lui faire de vive voix un compte exact et fidèle des expéditions 83 de Surinam, de Berbice et de Saint-Christophe.
Le ministre lui ayant dit qu’il craignait que la France eût de la peine à conserver cette colonie presque exclusivement peuplée d’Anglais et de protestants, du Casse émit l’opinion que le meilleur système pour s’assimiler cette population serait d’y envoyer beaucoup de Français et de catholiques.
Cette politique était bonne; c’est celle que nous voyons employer aujourd’hui contre nous en Alsace-Lorraine, où, désespérant de vaincre les haines des catholiques et des indigènes, le gouvernement allemand multiplie les colonies prussiennes et protestantes.
Partout où règne le catholicisme, l’influence de la France surgit avec lui, tandis qu’au contraire la religion protestante amène toujours avec elle le triomphe de la race anglo-saxonne.
Sous le règne de Louis XIV, les officiers de la marine du roi ne demeuraient guère inactifs. Du Casse ne resta que fort peu de temps à Paris. A la fin de décembre 1690, il reçut la mission de porter des dépêches importantes aux gouverneurs des îles d’Amérique, et d’escorter un 84 grand nombre de vaisseaux marchands, équipés à Nantes et à Bordeaux, pour exporter de la France, dans le nouveau monde, les produits du commerce, ainsi que ceux de l’industrie nationale.
Du Casse se hâta de se rendre à Rochefort, pour surveiller l’armement des navires de guerre dont il allait prendre le commandement.
Chaque jour il recevait des lettres du comte de Pontchartrain, ministre de la marine depuis la mort de Seignelay, l’invitant à hâter ses préparatifs de départ.
Le 20 janvier 1691, du Casse accuse réception à Pontchartrain de dépêches destinées au marquis d’Esragny, gouverneur général des Antilles françaises. Dans toutes ses lettres au ministre, il se loue de l’activité de l’intendant Michel Begon, un des plus habiles administrateurs de cette époque, alors au port de Rochefort, tige de la famille des Begon, marquis de la Rouzière. Malheureusement, mille entraves étaient apportées à l’exécution de la mission de du Casse par la lenteur des négociants dont il devait escorter les navires en Amérique; aussi fut-il autorisé à rompre tous 85 les engagements et marchés qui, en retardant son départ, lui sembleraient de nature à compromettre les intérêts de l’Etat. A l’arrêt qui lui accordait cette facilité, était jointe une lettre signée de la main du roi, contre-signée par le ministre, enjoignant à tout huissier d’obtempérer à la première réquisition de du Casse.
Ce dernier se trouvait ainsi investi d’une grande autorité. Qui aurait pu résister à un officier nanti des quelques lignes suivantes?
«Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, au premier notre huissier ou sergent, sur ce requis, nous te mandons et commandons, par ces présentes, signées de notre main, que l’arrêt dont l’extrait est cy-attaché sous le contrescel de notre chancellerie, ce jourd’hui donné en notre conseil d’Etat, nous y étant, tu signifies à tous ceux qu’il appartiendra à ce qu’ils n’en ignorent, et fasses pour son entière exécution tous actes et exploits nécessaires sans demander autre permission, car tel est notre plaisir.
«Donné à Marly, le huitième jour de mars, 86 l’an de grâce mil six cent quatre-vingt-onze.»
Par le roi, LOUIS.
Phelippeaux.
Du Casse, décidé à lever toutes les difficultés, s’apprêta à appareiller.
A ce moment arriva en France une nouvelle qui justifiait les craintes manifestées par du Casse dans sa lettre du 20 janvier 1691, et son impatience de porter secours aux colonies d’Amérique.
On connut la prise par les Espagnols du Cap-Français, ville la plus importante de Saint-Domingue, la défaite et la mort du comte de Cussy, gouverneur de l’île tué sur le champ de bataille.
Depuis dix ans, du Casse travaillait à l’accroissement et à la prospérité de Saint-Domingue. Avec la connaissance parfaite qu’il avait de cette colonie, il comprit que le fruit de tous ses efforts était sur le point d’être perdu.
Il craignit que la cour ne se rendît pas un compte exact de la gravité de la situation, et 87 l’imminence du péril lui fit pousser un cri d’alarme destiné à retentir jusque sous les voûtes du château de Versailles.
«C’est l’affaire la plus importante que puisse avoir Sa Majesté, hors de son royaume, écrit-il à Pontchartrain, par rapport aux avantages du commerce de l’Amérique, de la situation de cette île, et des entreprises qu’on pourrait former dans la suite contre l’Espagne. Les nouvelles, qui en sont venues, causent de grandes alarmes parmi les marchands, qui sont en doute s’ils feront partir les vaisseaux qu’ils avaient destinés pour partir sous mon convoy; les deux derniers qui en sont arrivés, quoique très-petits, valent plus de quatre cent mille livres.»
A sa lettre, du Casse joignait un mémoire, où il dit que la perte du Cap entraînera inévitablement celle de l’île de Saint-Domingue, ainsi que celle de la Tortue, et par suite de toutes les colonies françaises aux Antilles, si l’on n’y apporte remède. Il indique au ministre les moyens de reprendre le Cap.
Le 25 mars 1691, du Casse reçut de nouvelles 88 instructions pour le marquis d’Esragny, gouverneur général des Antilles. Ces instructions, qu’il dut lire avant de les remettre, lui prouvèrent que la cour avait bien saisi le sens de son mémoire. Ordre était donné au marquis d’Esragny de voler au secours de Saint-Domingue. Le ministre engageait en même temps du Casse, à appareiller le plus tôt possible. Celui-ci mit à la voile au bout de très-peu de jours. Son voyage ne fut marqué par aucun incident. Il arriva sans encombre au Fort-Royal (Martinique), le 8 mai 1691. Apprenant que la Guadeloupe était cernée par l’escadre anglaise de l’amiral Codrington, et que l’île de Marie-Galande avait déjà succombé, du Casse n’hésita pas, malgré l’infériorité de ses forces, à se porter au secours de la Guadeloupe. Il cingla vers cette île, et le 22 mai parut en vue des Anglais. Il manœuvra si habilement, profitant du vent, attaquant séparément chaque vaisseau ennemi, qu’en moins d’une semaine il força l’amiral de Codrington à battre en retraite.
Peu de jours après, du Casse parvint à joindre deux bâtiments ennemis restés en 89 croisière à la Barbade, le Nez coupé et l’Eméché, et les força à se retirer, comme le reste de l’escadre anglaise. Ainsi se trouva délivrée l’île de la Guadeloupe. Cette affaire fit le plus grand honneur au commandant français. Dix ans plus tard, lorsqu’il reçut le brevet de chef d’escadre, il lut ces mots écrits sur ce brevet: En 1691, il secourut si à propos et avec tant de bravoure l’île de la Guadeloupe, assiégée et pressée, que les ennemis furent obligés de lever le siége et de se retirer.
Du Casse était, en 1691, simple capitaine de frégate.
Ayant réussi devant la Guadeloupe, il revint à la Martinique, pour conférer avec le marquis d’Esragny sur la situation de la colonie, sur les moyens de s’opposer aux attaques incessantes des Anglais et des Espagnols.
Tandis que la flottille de du Casse était mouillée au Fort-Royal, une double épidémie se déclara à la Martinique et commença ses ravages sur les vaisseaux français. L’Emérillon fut le premier atteint. Les équipages du Cheval marin et du Solide ne tardèrent pas à être également en proie au pourpre et à une 90 fièvre pestilentielle, maladies qui désolaient l’île tout entière. Du Casse se décida alors à quitter ces parages avec ses navires, le 27 juillet 1691.
Il alla mouiller à l’île Sainte-Croix.
En cinq jours, l’escadre avait perdu quarante hommes. Le 7 août 1691, elle partit de Sainte-Croix, en y laissant le germe de la maladie. Enfin, le 12 août 1691, du Casse aborda au Port-de-Paix.
Il sut alors qu’une flotte anglaise menaçait Léogane et le Cul-de-Sac, parties les plus fertiles et les plus riches de l’île; il s’y rendit immédiatement avec son escadre pour protéger les colons français.
Du Casse trouva à Léogane des lettres de service le nommant gouverneur de Saint-Domingue. Ce choix fut généralement approuvé, s’il faut en croire les contemporains. L’opinion publique le désignait comme devant être le successeur naturel de M. de Cussy: «Le choix, dit Charlevoix, l’historien de Saint-Domingue, n’était pas difficile à faire. Le seul M. du Casse avait une connaissance parfaite de l’île. Nul autre ne rassemblait en 91 lui un plus grand nombre des qualités nécessaires pour y être à la tête des Français, dans les circonstances où ils se trouvaient alors.»
A l’époque où nous voyons du Casse mis à la tête du gouvernement de la colonie française de Saint-Domingue, cette île était divisée en deux parties bien distinctes: celle de l’est appartenant à l’Espagne, et celle de l’ouest à la France.
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De 1691 à 1694. SAINT-DOMINGUE
Projets des Anglais et des Espagnols contre la colonie française de Saint-Domingue.—Tremblement de terre à la Jamaïque.—Tentatives faites par du Casse pour améliorer le sort des prisonniers.—Pourparlers avec les Espagnols.—Mémoires à Pontchartrain (1692).—Projets pour ruiner le commerce anglais.—Armement d’une escadre anglaise dans les eaux de la Tamise.—L’Armadille à San-Domingo.—Le chevalier du Rollon.—Lettre de Pontchartrain à du Casse.—Campagne à la Jamaïque.—Descente dans la baie de Coubée.—Expédition de Beauregard dans les Antilles anglaises.—Prise du Fort-Royal et d’Ouatirou.—Générosité de du Casse.—Le roi lui accorde une récompense exceptionnelle.—Les colonies françaises menacées par un armement considérable qui se prépare au commencement de 1695 dans la baie de Portsmouth.—Attaque des Anglo-Espagnols contre Saint-Domingue.—L’île de Sainte-Croix.—Le comte de Boissy-Ramé.—Procès de deux lieutenants du roi, de Graff et Lefebvre de la Boulaye.—Leur révocation.—Le chevalier Renau.—Cuba.—Situation générale.—Du Casse et des Augiers.—Instructions de Louis XIV.—Des Augiers rencontre l’Armadille.—Lettres de Pontchartrain.—Le baron de Pointis.—Réflexions.—La cour de France et les armateurs.—Arrivée de Pointis à Saint-Domingue le 1er mars 1697.—Ses qualités, ses défauts.—Son entrevue avec du Casse.—Leur mésintelligence.—Désintéressement et noble conduite de 94 du Casse.—Bel exemple de patriotisme qu’il donne.—Insolence ridicule de Pointis.—Difficultés.—Les flibustiers.—Leur révolte.—L’expédition de Carthagène met à la voile.—Composition de la flotte et du corps expéditionnaire.
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A peine en possession du gouvernement de Saint-Domingue, du Casse fut informé que les Espagnols s’apprêtaient à venir l’attaquer par terre, tandis que les Anglais l’attaqueraient par mer. Il fit avec célérité des préparatifs de défense et agit avec tant de sagesse, d’habileté et de secret que les Espagnols n’apprirent ses dispositions que trop tard; dès qu’ils eurent connaissance que tout était prêt pour les bien recevoir, ils se décidèrent à abandonner leur tentative. Ils se retirèrent précipitamment, après s’être avancés dans la direction du Cap-Français.
Au même moment, un tremblement de terre, 96 survenu à la Jamaïque, obligea également les Anglais à renoncer à leurs projets d’attaque contre Saint-Domingue.
Délivré de toute inquiétude, du Casse s’occupa de faire rendre justice à la mémoire de son prédécesseur Cussy, dont la conduite avait été critiquée sans ménagement, et d’une façon inique.
Un des hommes les plus importants de la colonie ne cessait de blâmer hautement et d’une façon inconvenante l’administration du comte de Cussy. Du Casse fit faire une enquête pour vérifier la véracité de ces assertions. Il reconnut qu’elles étaient calomnieuses, et que ces propos injurieux n’avaient d’autre cause que le ressentiment d’une punition justement infligée par Cussy à l’auteur de tous ces bruits.
Du Casse fit venir le calomniateur, exigea de lui une rétractation éclatante et publique, avec amende honorable à la mémoire du défunt. Cette conduite fit le plus grand honneur au nouveau gouverneur. Elle dénotait chez lui un beau caractère, une grande noblesse de sentiments. Il se montra ainsi au-dessus de cette basse et mesquine jalousie, dont quelquefois 97 les grands hommes eux-mêmes ne peuvent se défendre et qui les rend envieux de la gloire de leurs prédécesseurs.
Cette affaire terminée, du Casse entreprit d’améliorer le sort subi par les prisonniers français chez leurs ennemis; son cœur se révoltait à la pensée des souffrances qu’on leur faisait endurer.
La barbarie des Espagnols condamnait les soldats captifs à une mort lente mais certaine. Les Anglais montraient moins d’inhumanité. Ils ne martyrisaient pas leurs prisonniers, mais ils les faisaient passer en Angleterre, de sorte qu’un homme pris était perdu pour la colonie. Voulant remédier à ce double malheur, le gouverneur de Saint-Domingue proposa un cartel d’échange aux ennemis.
Le lord anglais Jusquin, gouverneur de la Jamaïque, accepta très-volontiers et resta toujours fidèle à la parole donnée.
Les Espagnols furent moins faciles. Ils commencèrent par se refuser à tout arrangement, et continuèrent à maltraiter leurs prisonniers, sans consentir à en échanger aucun. Du Casse les menaça de mettre à mort tous ceux de leur 98 nation qui tomberaient entre ses mains. Le 2 février 1692, il renvoya trois prisonniers au gouverneur de la Havane, et lui écrivit une lettre pour lui adresser les reproches les plus sanglants sur la manière dont les officiers espagnols traitaient nos prisonniers, ajoutant que, si l’on continuait d’agir ainsi, il donnerait l’ordre aux corsaires français de ne point faire de quartier. Du Casse, en exprimant le regret d’être obligé d’en venir à cette extrémité, proposait un cartel d’échange de tous les prisonniers, pour le présent comme pour l’avenir, et terminait sa lettre avec hauteur par ces trois mots: J’attends votre réponse.
Cette réponse fut assez longue à venir; néanmoins la crainte des représailles décida les Espagnols à l’échange proposé. Ils ne se montrèrent pas beaucoup plus humains pour les prisonniers par la suite; mais les officiers français ne purent jamais se résoudre à des représailles cruelles, cet usage n’est pas dans les mœurs de notre nation.
La question d’humanité résolue, du Casse s’occupa de reconnaître les ressources et l’état de son gouvernement. Il visita l’île dans toutes 99 ses parties. Après s’être rendu un compte exact de sa situation, il adressa à Pontchartrain un long rapport, dans lequel il indique le parti que l’on peut tirer de cette colonie, en exploitant les mines d’argent, en exportant l’indigo, les cuirs, le tabac, le coton, la laine, en se livrant à la culture du vers à soie. Il explique les avantages militaires, que donne la situation, entre les deux Amériques, de Saint-Domingue, dont on peut faire un entrepôt général, une base d’opérations, dans le cas où l’on aurait l’intention de s’emparer des colonies espagnoles et anglaises. Enfin il termine en faisant ressortir la différence qui existe entre Saint-Domingue et les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de Cayenne, de la Grenade, qui sont d’une importance bien moins considérable pour la France. Passant en revue les divers établissements de cette île, le Cap, le Port-de-Paix, le Petit-Goave, l’Esterre, l’Ile-à-Vache, il donne sur chacun d’eux des notions qui présentaient à cette époque un grand intérêt.
Du Casse traite aussi les questions relatives au culte, à la justice, à la création d’hôpitaux et de prisons; il parle des fortifications, des 100 troupes des nègres, fait l’éloge du comte de Cussy, son prédécesseur, et termine ainsi son rapport: «Cette colonie est digne de vous, Monseigneur, et ce sera purement votre ouvrage, parce qu’en l’état où je l’ai trouvée, c’est une misère, et pour un peu de bonté que vous ayez pour elle, elle effacera toutes les autres; et vous en verrez des fruits soudain. Je prendrai la liberté de vous faire des demandes pressantes jusqu’à ce que je sache que vous l’improuverez. J’avais espéré de la continuation de vos bontés d’être fait capitaine de vaisseau, plus par rapport au service du roi qu’au soin de mon élévation; ne trouvez pas mauvais, Monseigneur, que je vous fasse la même prière et vous dise que j’attends cette grâce.»
Comme on peut en juger par les derniers mots, du Casse était mauvais courtisan; il ne savait pas dissimuler, ni feindre d’être satisfait quand il était mécontent. Incapable de récriminations ou de murmures, lorsqu’il croyait avoir à se plaindre d’un déni de justice, il le disait carrément et directement au ministre, ou même au roi. La réponse de la 101 cour fut sa nomination au grade de capitaine de vaisseau le 1er janvier 1693.
La France occupait à cette époque, depuis la paix de Nimègue, d’une manière incontestée, le premier rang en Europe parmi les puissances continentales; le gouverneur de Saint-Domingue était jaloux de lui assurer la suprématie maritime et coloniale. Pour atteindre ce but, il fallait annihiler le commerce des nations rivales. Constamment du Casse soumettait des plans au ministre, pour arriver à son but. C’est ainsi que, le 24 novembre 1692, il avait adressé à Pontchartrain un travail intitulé: Mémoire pour ruiner le commerce des Anglais en Afrique et en Amérique. Il conseille au ministre de se servir des plans qui doivent se trouver dans les papiers du marquis de Seignelay, indique les forteresses des côtes d’Afrique à conserver en cas de succès, et celles à brûler, désigne les officiers à choisir pour cette expédition: d’Amon, de Monségur, de Brémand, de Sainte-Marie. Passant aux possessions anglaises en Amérique, du Casse donne les moyens de ruiner ces établissements dans le nord du Nouveau-Monde. 102 Cette partie du mémoire n’offre plus aujourd’hui qu’un intérêt rétrospectif, ces contrées étant devenues, par l’épée de la noblesse française sous Louis XVI, un vaste pays indépendant, la république fédérative des Etats-Unis.
Du Casse avait raison de vouloir miner la puissance maritime de l’Angleterre; là était pour nous un grand danger: les événements l’ont bien prouvé depuis.
En janvier 1693, fut interceptée et remise à du Casse une lettre écrite par l’archevêque de San-Domingo au marquis de la Velez, président du conseil des Indes[2]. Sa lecture causa une grande joie aux Français. Le prélat exposait que sa colonie était dans un état déplorable. Il disait, entre autres choses, qu’elle n’était pas de force à repousser une attaque sérieuse des ennemis de l’Espagne, que les habitants n’avaient pas de quoi se couvrir, que la livre de pain se vendait quinze sous. Il ajoutait 103 qu’on avait peine à trouver de la farine pour faire les hosties et du vin pour célébrer le saint sacrifice de la messe; que les ecclésiastiques étaient dans la dernière indigence; que lui-même n’avait pas de quoi en payer un pour porter sa croix devant lui, ni un laquais pour porter sa queue; que les églises étaient dans un dénûment profond; qu’on n’y pouvait pas célébrer l’office divin avec la décence convenable; qu’aussi il priait le Roi Catholique d’accepter sa démission, ou, si cette grâce lui était refusée, de lui permettre d’aller à Rome exposer au souverain pontife les besoins de son diocèse.
Du Casse songea à profiter du dénûment où paraissait être la partie espagnole de l’île de Saint-Domingue, pour s’en emparer.
Il écrivit à Pontchartrain que «jamais on n’aurait une plus belle occasion de conquérir cette île, assez fertile pour nourrir toute la population de la France, d’où l’on serait à portée, après l’avoir peuplée, de faire toutes les autres conquêtes que l’on voudrait.»
Examinant ensuite les moyens de réussir dans cette entreprise, il déclarait qu’il suffirait 104 de s’emparer de San-Domingo, ville hors d’état de résister plus de quatre jours; que le reste de la possession espagnole n’ayant dès lors aucun secours à attendre, étant bien traitée, trouvant de nouveaux débouchés à son industrie, ferait sa soumission et n’aurait aucune peine à changer de souverain.
Le ministre répondit au gouverneur de Saint-Domingue, le 29 juillet de cette même année 1693, qu’avant d’attaquer il fallait songer à se défendre; que près de Gravesend, sur la Tamise, trois frégates anglaises, arborant pavillon espagnol, étaient en partance; que sept autres allaient venir se joindre à celles-là, et que toute l’escadre réunie devait attaquer les Antilles françaises.
Au commencement du mois de novembre 1693, du Casse fut avisé, par un prisonnier qui s’était échappé de la Havane, que l’Armadille, composée de six navires, se dirigeait sur San-Domingo, où elle devait faire sa jonction avec la flotte de la Nouvelle-Espagne.
Il écrivit au ministre que, «selon toute apparence, ces préparatifs se faisaient contre le 105 Cap-Français et le Port-de-Paix; que les flibustiers, partis en expédition, ne revenaient pas; que la prudence ne lui permettait point de dégarnir le Petit-Goave ni les autres points de la côte; qu’il y avait nécessité de lui envoyer des secours.»
Lorsque cette dépêche arriva en France, ordre avait déjà été donné d’armer deux vaisseaux de la marine royale le Téméraire et l’Envieux, qui mirent à la voile aussitôt la lettre de du Casse reçue, emmenant une flûte nommée le Hasardeux, chargée d’armes et de munitions de toute nature. Le chevalier du Rollon commandait ces trois bâtiments. Ils ne tardèrent pas à arriver à Saint-Domingue, qui, malgré toutes les alarmes qu’on avait eues, ne fut pas attaquée.
Les bruits de guerre, les inquiétudes perpétuelles où l’on était plongé, les dangers sans cesse renaissants n’empêchaient pas le nouveau gouverneur de tenter de grands efforts pour relever la colonie. Sous son habile direction, on travaillait avec succès à la culture des terres.
Pontchartrain ayant écrit à du Casse que, si Saint-Domingue pouvait fournir assez d’indigo 106 pour la consommation de la mère-patrie, le roi s’engagerait à empêcher toute invasion ennemie dans la colonie, le gouverneur lui répondit, le 30 mars 1694, «qu’en effet la colonie pouvait fournir de l’indigo en quantité nécessaire et de très-bonne qualité pour le royaume, et même pour des pays étrangers.»
A cette époque, pour ôter aux Anglais la velléité de le venir attaquer, du Casse résolut de porter la guerre chez eux au mois d’avril. Il fit embarquer, sur six petits bâtiments, quatre cents flibustiers, auxquels il donna pour commandant un brave officier, le major de Beauregard, et les dirigea vers la Jamaïque. Quelques jours après leur départ, le Solide, navire du plus fort tonnage, étant sorti de carène, le gouverneur s’embarqua de sa personne sur ce bâtiment avec cent cinquante hommes, pour soutenir les flibustiers ou assurer leur retraite.
Après deux jours de navigation, du Casse rejoignit Beauregard, qui lui rendit compte que, ayant été rencontré par un vaisseau de guerre anglais, le garde-côtes de la Jamaïque, il avait été abandonné par la plupart des flibustiers, 107 ceux ci ayant reconnu qu’il y avait plus de coups de canon à recevoir que de butin à recueillir.
Le gouverneur décida alors que le capitaine de Monségur, avec le Téméraire, et le chevalier du Rollon, avec l’Envieux, iraient faire de l’eau au cap Tiburon, où ils seraient joints par le Solide, que montait un officier nommé du Planta; que les trois navires réunis croiseraient dans les eaux de la Jamaïque et tâcheraient d’enlever le vaisseau garde-côtes anglais.
Une fois en vue de la Jamaïque, du Rollon détacha la corvette la Puissante pour faire une reconnaissance près de la côte. En approchant, celle-ci découvrit le garde-côtes, qui, l’ayant aperçue et la prenant pour un bâtiment flibustier, lui donna la chasse. La corvette simula une fuite précipitée et attira son ennemi dans les eaux du vaisseau français. Le Solide prit l’anglais par son travers. Le garde-côtes voulut éviter le combat; mais le Téméraire, se joignant au Solide, plaça l’anglais entre deux feux. Après quelques volées de coups de canon, l’équipage ennemi, voyant qu’on se 108 préparait à l’abordage, demanda quartier. Il avait perdu dans le combat dix-huit hommes. C’était un vaisseau de cinquante canons. Les Français retournèrent à Léogane avec leur prise.
Du Casse rendit compte de cette brillante affaire, ainsi que de la situation des choses, par une lettre en date du 2 juin.
Dans cette lettre le gouverneur de Saint-Domingue fait connaître au ministre le projet de frapper un grand coup contre la puissance anglaise en Amérique.
En effet, le 18 juin 1694, du Casse part du cap Tiburon avec toute une flotte. Le 24, il s’empare d’un bâtiment espagnol de quatre-vingts tonneaux chargé d’eau-de-vie et de vin des Canaries (Madère).
Le 27, il se trouve en vue de la Jamaïque, et envoie huit cents hommes, sous les ordres du major de Beauregard, opérer une descente dans la baie de Coubé. Ce détachement parcourt toute la côte méridionale de l’île jusqu’à Port-Morante, qui forme la pointe extrême dans la direction de Saint-Domingue. Il ne rencontre de résistance nulle part. Les forts 109 étaient abandonnés, et les canons encloués.
Beauregard s’empare, dans sa marche, d’un millier de nègres. La flotte française, demeurée à Coubé, capture plusieurs navires anglais chargés de bœufs, de lard et de farine. Du Casse expédia le tout au Petit-Goane, ainsi qu’une pièce de dix-huit, trouvée en bon état. Quant aux autres qui étaient enclouées, on les détruisit. Les forts furent entièrement ruinés et rasés.
On apprit par des prisonniers ennemis que les Anglais, ayant été informés des préparatifs de du Casse, avaient abandonné toute l’île pour se retrancher et se fortifier dans les villes de Port-Royal, Ouatirou et Léogane.
Le 4 juillet, le Téméraire, commandé par du Rollon, ayant dû couper son câble et quitter la flotte par suite du mauvais temps, se rendit au Port-Morante, où il trouva des vivres et des approvisionnements en abondance. Ce bâtiment y resta jusqu’au 26 juillet 1694.
Beauregard, profitant de sa présence, parcourut avec un fort détachement toute la côte septentrionale de la Jamaïque, faisant ce que l’on appellerait aujourd’hui, dans l’armée 110 d’Afrique, une razzia complète, enlevant au nom du roi de France tout ce qu’il trouvait.
Le 26 juillet, la flotte appareilla et retourna à la baie de Coubé, où elle mouilla le soir même. Immédiatement toutes les troupes, les flibustiers et les gens de Saint-Domingue, débarquèrent et s’avancèrent, tambour battant, enseignes déployées, sur Port-Royal. Arrivés devant les murs de la place, ils s’arrêtèrent, paraissant hésiter entre deux partis: celui d’attendre que l’ennemi fît une sortie et vînt livrer bataille, ou celui de donner l’assaut. L’intention de du Casse était de menacer Port-Royal, afin de retenir à l’intérieur de la ville la garnison anglaise, dans le cas où cette garnison voudrait porter secours à une autre ville attaquée. Ce n’était de ce côté qu’une diversion.
Après être demeurées trois heures devant Port-Royal, les troupes françaises revinrent la nuit à la baie de Coubé, sans qu’à Port-Royal on s’aperçût de leur disparition, tant l’obscurité était grande.
L’intention de du Casse était de s’emparer 111 de Ouatirou, où se trouvait la majeure partie des forces anglaises.
Le 27, dès la pointe du jour, de Graff, un des principaux chefs des flibustiers, partit avec quatorze bâtiments portant toutes les troupes françaises. Le 28, à midi, il mouillait devant Ouatirou. Il y trouva un vaisseau négrier ennemi de trois cents tonneaux, ayant trente bouches à feu. Il manœuvra pour s’en emparer; mais les nègres étaient déjà débarqués, et le capitaine, homme énergique, mit le feu à son navire, préférant le voir en cendres qu’aux mains des Français.
L’artillerie de la place ouvrit immédiatement le feu contre les navires qui étaient à l’ancre, sans leur causer aucun dommage.
Dans la nuit du 28 au 29, les Français opérèrent leur débarquement, qui dura de deux à cinq heures du matin. Les vaisseaux de ligne étant restés à Coubé, afin de dissimuler le départ des troupes pour Ouatirou, il fallut, pour atterrir, employer des chaloupes qui ne pouvaient passer que cinquante hommes à la fois.
A cinq heures et demie on marcha à l’ennemi, retranché derrière des fortifications de 112 campagne. Les flibustiers, commandés par le major de Beauregard, formaient tête de colonne. De la mer aux remparts, il fallut marcher sous le feu intense de douze pièces de canon et sous une fusillade bien nourrie. Beauregard fut blessé au pied. Arrivé à peu de distance des Anglais, de Graff, qui avait jusque-là empêché ses troupes de tirer, fit ouvrir un feu très-vif, qui réduisit pour un moment ses adversaires au silence.
Profitant de cet instant de répit, de Graff fit jeter des fascines dans les fossés et, l’épée à la main, pénétra dans les retranchements; ses hommes le suivirent, le mousquet au poing. En moins d’une heure et demie, les Anglais furent mis en fuite, perdant dans cette affaire deux cents hommes, dont quatre colonels ou lieutenants-colonels, six capitaines tués, et ayant un nombre à peu près égal de blessés. Les Français n’avaient eu que vingt-deux hommes atteints par le feu de l’ennemi, grâce à la vigueur de leur attaque et grâce aussi au désordre que la surprise avait jeté dans les rangs anglais. Cent cinquante chevaux avec leur harnachement complet, neuf drapeaux, sept 113 caissons d’artillerie furent les trophées de la victoire.
Le lendemain, de Graff envoya cinq cents hommes à la poursuite des Anglais pour faire des prisonniers, enlever les bestiaux, ravager habitations et sucreries. Cinq jours après la prise de Ouatirou, arriva la flotte. Du Casse débarqua, et fut rendre grâces à Dieu du succès des armes françaises. On célébra une messe solennelle, suivie d’un Te Deum.
La piété et la modestie de du Casse lui faisaient rendre grâces au Très-Haut à la suite de chaque victoire. Il rapportait toujours à Dieu les succès qu’il obtenait; ces sentiments chrétiens lui avaient été inspirés par sa femme, personne d’une vertu solide et d’une piété éclairée.
Du reste, il est remarquable combien les soldats et les marins en général sont religieux. La foi s’allie facilement au courage. Timor Domini, initium sapientiæ, dit l’Ecriture sainte; elle aurait pu ajouter: Timor Domini, initium bellicæ virtutis.
Très-peu de jours après la célébration de la 114 messe d’action de grâces à Ouatirou, du Casse fit sauter les forts ainsi que les fortifications, et détruire les canons. Le 3 août, la flotte quitta la colonie anglaise, chargée d’un riche butin et emmenant trois mille nègres.
Il n’existe pas de rapport de du Casse, sur cette expédition, mais une simple lettre du commandant du Rollon à Pontchartrain, dans laquelle cet officier supérieur attribue le succès de l’entreprise aux sages mesures, à l’habile conduite et à la grande générosité du gouverneur de Saint-Domingue. Cette expédition coûta vingt-cinq millions aux Anglais, rapporta aux Français trois mille nègres, une quantité énorme d’indigo, beaucoup de marchandises précieuses, un nombre considérable de chaudières à sucre et d’autres ustensiles propres à cette industrie. Son principal résultat fut de ruiner pour longtemps la colonie anglaise.
La plupart de ceux qui prirent part à cette expédition en retirèrent des avantages considérables. Du Casse distribua à tous une grosse part de butin. Personne n’était plus généreux que lui. Il accordait avec une grande facilité 115 des secours puisés dans sa propre bourse. Par sa générosité, il contribua à peupler l’île de Saint-Domingue. En effet, dès que quelqu’un voulait s’y établir, sans avoir les moyens de faire les avances nécessaires, il lui ouvrait sa caisse, lui prêtait ses nègres sans intérêt, souvent même ne voulait pas reprendre ce qu’il avait avancé. Il ne pouvait voir un homme dans la misère sans chercher le moyen de le soulager et de le sortir de peine. Il était avec tout le monde si simple et si bon que ses inférieurs le vénéraient et l’aimaient à l’égal d’un père, que ses égaux éprouvaient pour lui une véritable affection et qu’il inspirait à ses chefs une sincère estime.
Pontchartrain trouva que, dans cette circonstance, du Casse avait été trop généreux. Il lui écrivit qu’il avait outre-passé les bornes de son pouvoir, en distribuant aux officiers des vaisseaux du roi une grande partie du butin fait sur les Anglais; que les officiers français ne servaient pas par intérêt; qu’il convenait que les commandants supérieurs instruisissent la cour des actions de ceux qui s’étaient distingués, et que le droit de récompenser chacun 116 selon ses services n’appartenait qu’au souverain. Du reste, le ministre donnait les plus grands éloges à du Casse sur tout ce qu’il avait fait à la Jamaïque, et reconnaissait que le succès était dû aux mesures sages et habiles qu’il avait prises.
Le roi lui accorda une pension pour lui témoigner sa satisfaction de la conduite qu’il avait tenue. Voulant ajouter une faveur inusitée à cette marque de distinction, Sa Majesté fit expédier le brevet sous le nom du gouverneur de Saint-Domingue et sous celui de Mme du Casse, afin qu’elle en pût jouir après la mort de son mari, en cas de survivance. Ce fut ce qui eut lieu en effet. Du Casse mourut en 1715 des suites des fatigues éprouvées au siége de Barcelone, et Mme du Casse vécut jusqu’en 1743. Elle était, en son nom Marthe de Baudry, femme d’une haute intelligence et de beaucoup d’esprit.
De retour à Saint-Domingue, du Casse songea à mettre l’île en parfait état de défense et à l’abri des incursions que les Anglais ne manqueraient pas de tenter, dès qu’ils se 117 croiraient assez forts pour tirer vengeance de l’expédition de la Jamaïque. En effet, ils firent diligence et plus même que ne se l’imaginait le gouverneur de Saint-Domingue.
Ils n’attendirent pas les secours annoncés d’Angleterre, et ils eurent tort. Dès le 11 octobre 1694, trois vaisseaux de guerre, un brûlot et deux barques, vinrent s’embosser dans la rade de Léogane, en face du bourg l’Esterre, et le canonnèrent de huit heures du matin à trois heures de l’après-midi. Ils tentèrent d’enlever deux petits bâtiments mouillés dans la rade, mais le canon de la côte les força de renoncer à cette entreprise. Le lendemain, ils levèrent l’ancre et parurent prendre la direction du Petit-Goave; ce que voyant, deux officiers français, Dumas et des Landes, prirent la même route par terre avec une quarantaine d’hommes environ, pour soutenir le major de Beauregard qui commandait sur ce point. Mais ces précautions furent inutiles; les Anglais n’osèrent rien tenter. Ils débarquèrent trente-huit prisonniers français, dont la présence au milieu d’eux les gênait, et furent faire une descente à l’île Avache. Ils commençaient à 118 se livrer à quelques dévastations, ravageant les propriétés particulières, lorsque les habitants vinrent les attaquer et les contraignirent à se réembarquer.
Le 12 novembre (1694), du Casse rendit compte à Ponchartrain de cette tentative; dans son rapport on lit cette phrase: «Le gouverneur de la Jamaïque est piqué au jeu. Il veut prendre sa revanche, dit-il. Il a dépêché à Corassol pour avoir six vaisseaux hollandais. Ses démarches n’auront pas plus de succès qu’il n’en a eu jusqu’ici. Le peuple du Cul-de-Sac a pourtant quelque crainte; cela m’oblige d’y aller; et j’y serais déjà si le passage ne m’était fermé par deux barques de guerre.»
A peine remis de l’alarme que lui avait causée cette tentative des Anglais, du Casse se préoccupa d’un armement qui se faisait à Portsmouth. Le gouverneur de Saint-Domingue apprit, par des espions et par des prisonniers, qu’il allait bientôt avoir affaire à deux mille hommes de débarquement, à dix-sept vaisseaux de guerre protégeant bon nombre de navires marchands qui portaient des munitions de toute espèce.
Ainsi renseigné sur les desseins des Anglais, 119 du Casse voulut savoir si les Espagnols ne projetaient rien contre lui. Il envoya un de ses officiers du côté de San-Domingo; celui-ci lui rapporta qu’il n’y avait pas un seul vaisseau dans le port du chef-lieu de la colonie espagnole. Mais, le 1er mai 1695, un vaisseau danois vint de l’île de Saint-Thomas à Léogane,où du Casse se trouvait alors, et l’avertit que cinq navires espagnols d’un fort tonnage avaient mouillé près de l’île danoise; que deux autres y avaient passé sans s’arrêter, et que l’on avait vu partir de la colonie anglaise Saint-Christophe six vaisseaux de guerre, quinze marchands et deux galiotes à bombes.
Le gouverneur de Saint-Domingue comprit qu’il allait se trouver dans une situation critique. L’important était de savoir s’il aurait à lutter en même temps contre toutes les forces alliées. Bientôt le doute à cet égard ne lui fut plus permis. Il sut pertinemment que ses craintes ne tarderaient pas à se réaliser. Quoiqu’il n’eût que cinq cents hommes avec lui pour défendre vingt lieues de pays, il ne laissa pas d’en détacher cent, sous la conduite du chevalier de Bernanos, major du Port-de-Paix, 120 pour augmenter la garnison de cette place; il chargea cet officier d’ordres et d’instructions pour MM. de Graff et de la Boulaye, lieutenants du roi, l’un au Cap, l’autre au Port-de-Paix, ainsi que pour le capitaine de Girardin et le chevalier du Lion, officiers d’artillerie.
Les Anglo-Espagnols ne tardèrent pas à débarquer et ils vinrent assiéger le Cap et le Port-de-Paix. Du Casse aurait voulu empêcher la chute de cette dernière ville. Il était au Cul-de-Sac, où il se croyait tous les jours à la veille d’être attaqué par des forces supérieures venant de la Jamaïque. Le bruit courait qu’un corps considérable était arrivé d’Angleterre dans cette île,avec ordre d’enlever du Casse.
Le gouverneur néanmoins, avant l’investissement complet du Port-de-Paix, voulut tenter, avec une vingtaine d’hommes, de se jeter dans cette place, ou bien de rallier les habitants épars dans la campagne, afin d’essayer à leur tête une diversion.
Avant de partir, il assembla le conseil de guerre et lui fit part de sa résolution. A l’unanimité, le conseil l’engagea à ne pas persévérer 121 dans sa résolution, lui représentant qu’il courait grand risque d’être coupé dans sa ligne de retraite, d’être pris ou tué; qu’en admettant même qu’il en revînt sain et sauf, il risquait d’apprendre l’attaque simultanée des principales villes, tandis qu’il ne se trouverait dans aucune et tiendrait la campagne; que ce qu’il avait de mieux à faire était de rester à Léogane, point le plus important de la colonie. Ces observations judicieuses, du Casse se les était faites à lui-même avant de prendre l’avis du conseil. La rectitude de son jugement lui en avait démontré la justesse, mais il ne voulait pas qu’on pût lui reprocher de n’avoir pas songé à faire une tentative pour sauver la partie menacée de la colonie.
Il se rangea néanmoins à l’opinion du conseil et laissa le Port-de-Paix livré à ses propres forces, se contentant, pendant tout le siége, d’inquiéter les alliés par des attaques continuelles.
Le quinzième jour de l’investissement du Port-de-Paix, les officiers français qui commandaient dans cette place, la Boulaye, du Paty, Bernanos, Girardin, du Lion, Danzé, 122 décidèrent une sortie générale de nuit, espérant, à la faveur de l’obscurité, traverser les lignes ennemies et trouver un refuge dans une autre partie de la colonie; les assiégeants, prévenus par des soldats déserteurs, attendirent la sortie, qui vint donner dans un gros d’ennemis. Bernanos fut tué. Les troupes françaises, à la suite d’actes incomparables de bravoure, parvinrent à percer les rangs ennemis, et trouvèrent un refuge sur une hauteur voisine, où ils se retranchèrent de telle sorte que les alliés, n’osant les y venir attaquer, se contentèrent de piller la ville abandonnée.
La discorde s’étant mise entre les soldats des deux nations, ils se réembarquèrent.
La colonie française eut fort à faire pour réparer les pertes éprouvées. Telle était, cependant, la vitalité que du Casse savait imprimer, telle était son énergie, que, moins de deux mois après le départ des Hispano-Anglais, il ne craignait pas de solliciter l’autorisation de conquérir la partie espagnole de l’île de Saint-Domingue, ne demandant au roi, pour cette expédition, que peu de renforts.
123
Tandis que du Casse songeait à marcher contre San-Domingo, les Anglais faisaient de grands préparatifs pour une nouvelle descente dans son gouvernement. A la Jamaïque, on s’indignait que les officiers commandant les forces alliées n’eussent rien tenté contre Léogane, et l’on semblait tout disposer pour réparer ce que l’on affectait de considérer comme une lâcheté.
Du Casse s’inquiéta peu de préparatifs si ouvertement commencés et d’une expédition si bruyamment annoncée. Il eut raison; les Anglais ne parurent pas.
Des occupations de la plus haute importance, à l’intérieur de son gouvernement, lui firent négliger ses projets.
Louis XIV, en apprenant le projet des Anglais et des Espagnols de faire une descente dans l’île de Saint-Domingue, avait fait armer plusieurs navires pour porter secours à la colonie. Mais ces bâtiments n’avaient pas encore quitté les ports du royaume, lorsque arriva la nouvelle que tout était terminé. La Cour voulut alors que ces vaisseaux, sous le commandement du chevalier des Augiers, allassent en 124 Amérique, pour transporter à Saint-Domingue les habitants de l’île de Sainte-Croix, une des Petites-Antilles, au sud-est de Porto-Rico. Du Casse prit toutes les dispositions nécessaires pour recevoir et caser le mieux possible les nouveaux colons.
Différents quartiers du Cap-Français et du Port-de-Paix, saccagés et abandonnés par leurs habitants pendant la guerre, furent réparés de façon à pouvoir loger les colons de Sainte-Croix dès qu’ils se présenteraient.
Le roi voulait augmenter la richesse et la puissance de Saint-Domingue par le transport dans cette île de tout ce qui se trouvait dans celle de Sainte-Croix, ayant fort bien jugé que cette dernière ne pourrait jamais se défendre seule contre des attaques extérieures. Seuls, les Français avaient pu se maintenir quelque temps à Sainte-Croix, et au prix de grands efforts. Cette île avait été successivement, en l’espace de moins d’un siècle, aux mains des Hollandais, des Anglais, des Espagnols et enfin des Français. Le dernier gouverneur avait été le chevalier de Lorière auquel on avait donné pour successeur le comte du Boissy-Ramé 125 qui n’avait pas encore rejoint son poste lorsque l’ordre vint de transporter la colonie de Sainte-Croix à Saint-Domingue. En son absence, Galiffet, lieutenant du roi, commandait.
Afin que nul ne pût profiter de l’abandon de l’île par la France, le chevalier des Augiers mit le feu partout après le départ des habitants, ensabla le port, fit sauter des quartiers de roches qui roulèrent dans les terrains cultivables.
Tous les immigrants furent installés dans la plaine du Cap-Français, que cet accroissement de population rendit en quelque temps très-florissante. Le comte du Boissy-Ramé, étant arrivé, reçut (en qualité de gouverneur de Sainte-Croix) le commandement de la côte septentrionale de Saint-Domingue. En l’absence du gouverneur, le commandement supérieur de toute la colonie, ainsi que l’île de la Tortue, lui revenait de droit.
La conduite tenue par les deux lieutenants de du Casse au Cap-Français et au Port-de-Paix, de Graff et la Boulaye, lors de l’invasion anglo-espagnole, avait été si molle que la colonie 126 tout entière avait fait entendre contre eux un cri de réprobation.
Du Casse ne cessait de demander à la Cour l’instruction de leur procès. Son bon sens lui faisait comprendre qu’il était impossible de laisser ces deux officiers sous le coup des violentes accusations que chacun lançait contre eux. Il était nécessaire de faire éclater publiquement leur innocence ou d’établir leur culpabilité.
Des colons prétendaient même que Graff s’était entendu avec l’ennemi. C’était une grave erreur; la peur seule de tomber vivant entre les mains des Espagnols lui avait fait commettre fautes sur fautes. Ceux-ci cependant n’avaient rien omis pour l’attirer dans leurs rangs; ils lui avaient même offert le grade de vice-amiral. Mais c’étaient là de trop belles promesses pour qu’il crût à leur réalisation.
La réputation de Lefebvre de la Boulaye n’était pas meilleure que celle de Graff. Il avait augmenté l’animadversion générale, en récriminant contre chacun et particulièrement contre du Casse.
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Les choses en étaient venues à ce point que le gouverneur de Saint-Domingue manda au comte de Pontchartrain que laisser dans leur position, sans les justifier, ces deux officiers, pouvait devenir fort dangereux, attendu qu’en cas d’événements critiques, aucun homme d’honneur n’accepterait de servir sous leur commandement.
L’ordre vint enfin d’informer contre eux. Beauregard et Galiffet furent chargés de recevoir les dépositions. Les charges qui pesaient sur les deux inculpés étaient écrasantes. L’instruction ne releva aucun acte de trahison, mais leur incapacité et presque leur lâcheté ayant été établies, tous deux furent révoqués.
Les Anglais cependant ne renonçaient pas à l’espoir de ravager Saint-Domingue, et de tirer une éclatante vengeance des prises faites par du Casse à la Jamaïque. Chaque jour se manifestait plus clairement leur intention.
La cour de France aurait voulu les prévenir dans leur dessein, en portant la guerre dans les colonies britanniques. Pontchartrain, dans ses lettres à du Casse, invite ce dernier à voir ce qu’il pourrait faire à cet égard. Mais 128 du Casse n’avait que fort peu de troupes, à peine même le nécessaire, pour assurer la sûreté de Saint-Domingue. En effet, le roi avait envoyé le chevalier Renau avec une escadre croiser aux environs de Cuba, pour surveiller le passage des galions et s’en emparer. Cet officier avait été autorisé à lever des hommes à Saint-Domingue. Du Casse lui en avait fourni autant qu’il avait pu en trouver, de sorte que lui-même était fort au dépourvu, lorsque le ministre le pressa de faire une tentative contre l’île anglaise de la Jamaïque.
«Comment serais-je en pouvoir d’attaquer la Jamaïque! écrivit du Casse, je n’ai personne; s’il y allait de me sauver la vie, je ne trouverais pas cinquante flibustiers, le rebut de tous les autres. Tous les quartiers sont en proie aux esclaves. Je ne puis pas mettre six cents hommes en armes, et la Jamaïque en a encore seize cents, un port bien défendu, une ville et des retranchements. Si nous avions été dehors, l’Armadille, qui était à la Havane, n’aurait pas manqué de profiter de l’occasion. Il en faut revenir à mon projet et se rendre maître de toute l’île de Saint-Domingue.»
129
Le chevalier des Augiers, parti pour l’Europe, après s’être entendu avec du Casse, s’était chargé de proposer à la cour de France un plan de campagne, conçu avec le gouverneur de Saint-Domingue, contre les diverses colonies anglaises des Antilles. Louis XIV approuva le projet, chargea de son exécution le chevalier des Augiers, qui revint en Amérique, à la fin de l’année 1696, muni d’instructions et porteur d’une lettre de Pontchartrain pour du Casse. Dans cette dépêche, le ministre le prévenait que «le chef d’escadre, baron de Pointis, allait aux îles avec plusieurs vaisseaux pour courir sus aux ennemis qui faisaient le commerce des colonies françaises.» C’était le prétexte de l’expédition. Dans cette même lettre, Pontchartrain laissait entendre à du Casse que cet armement était destiné à une grande entreprise cachée, dont le but véritable devait rester secret, et que le gouverneur de Saint-Domingue pourrait s’y associer, s’il ne jugeait pas sa présence indispensable dans sa colonie.
Pour en revenir au chevalier des Augiers, il alla croiser près la côte de Caraque, s’empara 130 d’un galion appelé la Patache de la Marguerite, où il y avait huit à neuf cent mille livres de cacao de Caraque, neuf mille cinq cents piastres, une cargaison de tabac, de vanille, de cochenille, et une quarantaine de canons en fonte.
Le 12 janvier 1697, il rencontra, à douze lieues au vent de San-Domingo, l’Armadille qu’il cherchait.
L’amiral espagnol, qui commandait en chef, arriva sur lui jusqu’à deux portées de canon, se mit en ligne, déploya l’étendard royal, paraissant offrir le combat. Des Augiers courut à terre pour gagner le vent et y réussit. Mais dès qu’il se fut approché, l’amiral tint le large. Des Augiers se mit alors en devoir de l’attaquer, mais ne put le joindre, les vents étant contraires.
Le Bon, autre vaisseau de l’escadre française, fut plus heureux. Il poursuivit le navire espagnol, le Christ, portant pavillon de vice-amiral, et s’en empara.
Des Augiers vint ensuite à l’île Avache avec son escadre; il se rendit à Léogane où il eut 131 un long entretien avec du Casse, puis il reprit la mer pour aller à Honduras.
Sur son ordre, le chevalier du Romegou, un de ses officiers, fit relâche à Saint-Domingue, puis ramena le galion pris avec tout son chargement en France.
Le Favori, sous les ordres du chevalier de la Motte d’Hérant, conduisit le Christ au Cap-Français.
Quelques jours après le départ de l’escadre, du Casse reçut, par la frégate le Marin, une lettre du comte de Pontchartrain, qui lui mandait, à la date du 26 septembre 1696:
«Que le roi ayant agréé le projet d’un armement considérable que faisait le baron de Pointis pour une entreprise dans le golfe du Mexique, Sa Majesté voulait qu’il en fût informé; qu’à cet effet on lui dépêchait exprès la frégate le Marin, un des vaisseaux accordés à M. de Pointis; que ces vaisseaux étaient au nombre de sept, qu’il y avait outre cela une galiote et des flûtes, et deux mille hommes de débarquement avec lesquels M. de Pointis prétendait être en état d’insulter une ville de la côte; mais qu’encore qu’il estimât ces forces 132 suffisantes pour espérer un succès favorable de son entreprise, néanmoins, pour l’assurer mieux encore, il était nécessaire qu’il employât toutes celles de la colonie de Saint-Domingue; qu’il ne manquât donc point de les réunir; que l’on comptait qu’il pourrait fournir mille ou douze cents hommes, sans trop dégarnir son gouvernement, n’étant pas à présumer que les ennemis pensassent à l’attaquer, tandis qu’il y aurait une escadre aussi forte dans le golfe; que l’on espérait que, quand elle arriverait à Saint-Domingue, elle y trouverait un secours tout prêt à être embarqué.»
Dans cette lettre pas plus que dans la première, Carthagène n’était désignée, mais du Casse avait eu vent que Pointis avait cette ville pour objectif. Le gouverneur désapprouvait ce projet, trouvant beaucoup plus utile de consacrer le puissant armement qui se préparait à la prise de San-Domingo, clef des possessions espagnoles dans le golfe du Mexique. Il l’écrivit à Pontchartrain. Ce conseil était sage et juste; le suivre eût été agir pour le bien de l’Etat. En le donnant, du Casse remplissait un devoir envers la patrie, sans s’inquiéter 133 de l’intérêt des particuliers qui faisaient en partie les frais de l’armement. La prise de San-Domingo aurait couvert les dépenses, mais n’aurait rapporté aucun profit.
Où trouver des armateurs capables de faire de pareilles avances d’argent sans l’espérance de bénéfices considérables! Le patriotisme seul n’aurait pas suffi pour les engager à courir de tels risques! La cour saisit l’utilité des projets de du Casse. Le roi se rendit compte des avantages qui résulteraient, pour le succès de ses armes en Amérique, de la possession complète de l’île de Saint-Domingue, mais il avait alors à combattre une coalition européenne. Songer à distraire de cette lutte gigantesque soldats ou argent, eût été imprudent. Il valait donc mieux, puisque la France n’était pas en état de faire des conquêtes dans le Nouveau-Monde, se contenter d’encourager et d’aider les simples particuliers à s’enrichir aux dépens de l’ennemi.
Le baron de Pointis avait été désigné pour commander l’armement qui se préparait en France. C’était un homme de valeur, ayant beaucoup de qualités et encore plus de défauts, 134 d’un orgueil insupportable; se croyant toujours supérieur à ce qui l’entourait; insolent à l’excès, vaniteux jusqu’au ridicule, traitant ses inférieurs et même ses égaux avec une hauteur qui n’avait d’égale que sa suffisance, tranchant du grand seigneur avec une superbe insuffisamment justifiée par sa naissance, peu soucieux du bien de l’Etat, ne prenant conseil que de lui-même sans vouloir écouter aucun avis, sacrifiant le bien général à son intérêt particulier, et celui du roi à sa propre vanité.
Pour faire comprendre le caractère des deux hommes qui devaient commander l’expédition de Carthagène, nous allons donner ici le jugement que Charlevoix porte sur eux:
«Le baron de Pointis avait toute la valeur, l’expérience et l’habileté nécessaires pour se distinguer à la guerre, comme il a toujours fait. Il avait de la fermeté, du commandement, des vues, du sang-froid et des ressources. Il était capable de former un grand dessein et de ne rien épargner pour le faire réussir. Mais s’il est permis de juger de lui par ce qu’il fut dans toute la suite de l’action la plus marquée 135 de sa vie, il avait l’esprit un peu vain et l’idée qu’il s’était formée de son mérite, l’empêchait quelquefois de reconnaître celui des autres; il n’avait jamais passé pour être intéressé jusqu’à l’expédition dont nous allons faire le récit; cependant, il est vrai que l’intérêt y parut sa passion dominante et qu’elle lui fit faire, ou du moins tolérer des actions qui ont déshonoré le nom français dans l’Amérique. Tant il est vrai que souvent nous ne sommes vertueux que faute d’occasion d’être criminels, ou qu’il est certaines tentations délicates qui, non-seulement nous découvrent des défauts dont nous nous flattions d’être exempts, mais qui en font même naître en nous qui n’y étaient pas. Mais rien n’a fait plus de tort au baron de Pointis que le contraste de sa conduite avec celle d’un homme qui eut bien autant de part que lui au succès d’une expédition, et qu’il ne s’efforça, ce semble, de dénigrer d’une manière indigne d’un homme d’honneur que parce qu’il l’avait trop maltraité pour souffrir qu’on lui rendît justice.
«Je parle du gouverneur de Saint-Domingue. M. du Casse allait d’abord au bien du service et 136 de l’Etat, et, s’il ne s’oubliait pas, il ne songeait à soi que quand il avait mis en sûreté l’intérêt public, auquel il a même sacrifié plus d’une fois le sien propre. Il est vrai que son habileté le mettait toujours au-dessus des plus fâcheux contre-temps, mais il voulait que tout le monde en profitât aussi bien que lui. Il ne pouvait former que des desseins nobles et utiles, et il lui eût été impossible d’y employer des moyens qui ne fussent pas proportionnés à des fins si relevées. Sa valeur allait de pair avec sa prudence: quelque revers qu’il eût essuyé, dans quelque extrémité qu’il se soit trouvé, il n’a jamais manqué de ressources, mais il ne les a jamais cherchées que dans son courage et sa vertu. Ses pertes n’ont pas moins contribué à sa réputation que ses succès, parce qu’il s’en relevait toujours d’une manière dont lui seul était capable. Enfin, du caractère dont il était, s’il eût commandé en chef dans l’expédition où son zèle pour l’Etat le porta à s’engager comme simple volontaire, il eût su mettre en œuvre toutes les bonnes qualités de M. de Pointis et il se fût fait un plaisir de lui en faire honneur; au lieu que M. de 137 Pointis s’efforça inutilement d’obscurcir les siennes et de faire croire qu’elles ne lui avaient été d’aucune utilité.»
Au mois de janvier 1697, du Casse avait reçu par le capitaine de Saint-Vandrille, commandant le navire le Marin, une lettre de Pontchartrain, lui prescrivant de réunir tous les flibustiers et de les retenir dans la colonie jusqu’au 15 février 1697, époque à laquelle devait arriver Pointis.
Saint-Vandrille avait été chargé, en outre, de faire savoir au chevalier des Augiers qu’il eût à se joindre, lui et son escadre, à celle du baron de Pointis. Ce dernier ordre arrivait trop tard; des Augiers avait fait voile pour la France, ne laissant que deux frégates le Christ et le Favori, commandées par le chevalier de la Motte d’Hérant.
C’était beaucoup exiger des flibustiers que de vouloir les maintenir dans l’inactivité pendant deux mois, avec interdiction de la course. «Tout autre que du Casse n’en serait point venu à bout,» dit Charlevoix. Pointis n’arriva pas au jour fixé. Le mois de février se passa sans qu’on eût de ses nouvelles à Saint-Domingue. 138 Les flibustiers murmuraient, menaçant de se débander; le gouverneur dut avoir recours à toute son influence sur eux, à toute son adresse pour les maintenir. Le 1er mars, Pointis parut. Il mouilla en vue du Cap-Français sans entrer dans le port. Le chevalier de Galiffet était au Cap, du Casse à l’Esterre.
Galiffet alla trouver le chef de l’expédition, de prévint qu’il avait exécuté les ordres du gouverneur et réuni tout ce qu’on avait pu le procurer de troupes et de vivres. Il lui fit connaître aussi le départ du chevalier des Augiers. Pointis parut fort contrarié de ce départ, et donna l’ordre à La Motte d’Hérant de se tenir prêt à le suivre avec le Christ, laissant trois frégates à Galiffet pour s’embarquer avec ses troupes. Il se rendit ensuite vers l’Esterre, où il mouilla le 16 mars.
Le jour même il vit du Casse. Dès leur première entrevue commença la mésintelligence qui régna si longtemps entre ces deux hommes. Le gouverneur ayant informé Pointis qu’il lui fournirait douze cents hommes, ce dernier fit à du Casse de violents reproches de ce qu’il ne mettait à sa disposition qu’aussi peu de 139 monde; Pointis insinua que le gouverneur cherchait à mettre obstacle à l’expédition, prétendit que la colonie devait et pouvait fournir quinze cents hommes au moins; affirmant qu’on lui en avait promis deux mille cinq cents et déclarant que s’il n’en obtenait pas quinze cents, il ne pourrait tenter l’expédition projetée, et que dans ce cas il retournerait en France, faisant retomber toute la responsabilité de l’avortement de ses projets sur le gouverneur. Or, demander que la colonie fournît un plus grand nombre d’hommes, c’était l’exposer à sa ruine, en rendant possible un coup de main de l’ennemi. Du Casse essaya de faire comprendre cette vérité à l’entêté et orgueilleux baron, mais ce fut en vain. Pointis ne voulut entendre à rien.
Lui-même le raconte naïvement dans le récit qu’il fait des deux premiers entretiens qu’il eut avec du Casse. Sans s’en apercevoir et malgré lui, il rend entièrement justice à son adversaire, tout en voulant l’accuser. Bien que n’ayant aucun ordre de prendre part à l’expédition, du Casse offrit le concours de sa personne à Pointis. Au lieu d’accepter avec bonheur les 140 services d’un homme à même, par sa connaissance du Nouveau-Monde, de lui être de la plus grande utilité, au lieu de se montrer flatté que le gouverneur de Saint-Domingue, c’est-à-dire le premier personnage de la marine royale dans les colonies françaises d’Amérique, consentît à servir sous ses ordres, le baron chercha à humilier du Casse et lui refusa une part convenable dans le commandement. Jugeant les autres d’après soi-même, Pointis pensait que cette blessure, faite à l’amour-propre du gouverneur, suffirait à retenir ce dernier loin du théâtre de la campagne qui allait s’ouvrir, aussi ne peut-il s’empêcher de manifester sa surprise: «d’apprendre, écrivit-il à Pontchartrain, que du Casse faisait entendre qu’il se serait plutôt embarqué simple soldat que de n’avoir point de part dans une affaire aussi glorieuse; il paraissait dans ce discours beaucoup de courage et de désir de gloire.»
Du Casse, en effet, avait dit qu’il servirait plutôt comme simple soldat que de ne point partager le danger d’une aussi glorieuse campagne, et dans une lettre au ministre, datée du 30 mars 1697, il écrivit:
141
«Monseigneur, vous ne m’ordonnez pas de suivre ce détachement; cependant je ne vois rien de plus important et je me suis résolu à m’embarquer, quelque dégoût personnel qu’il y ait pour mon caractère. Si je ne m’embarquais pas, le secours que je donne à M. de Pointis lui serait devenu inutile; je vous assure qu’il aurait été impossible d’en faire embarquer la plus petite portion, et il était évidemment à craindre qu’ils n’eussent fait plus de mal que de bien, ou évité par mille détours de se trouver au rendez-vous.
«Cette raison, Monseigneur, m’a déterminé. Je ne suis pas désireux d’une fausse gloire; mais M. de Pointis n’est pas assez fort, quoi qu’on s’imagine, pour former une entreprise, et c’est certainement commettre les armes du roi à un échec; cela est un fait certain, et il est douteux que la colonie soit attaquée. Son sentiment était que j’embarquasse tout; mais mes raisons sont très-différentes en cela des siennes, et j’ai été mon chemin. Il n’en sera peut-être pas content. Je ne saurais qu’y faire.»
Pointis ne tarda guère à s’apercevoir en effet que, sans le concours de du Casse, il n’aurait 142 pu conduire à bonne fin son expédition, et les prévisions du gouverneur de Saint-Domingue, dans sa lettre à Pontchartrain, se réalisèrent de point en point. Quels qu’aient été les torts de Pointis, ils eurent pour résultat de mettre en lumière le patriotisme et la modestie de du Casse. On dénie à celui-ci le rang que doit lui assigner sa qualité de gouverneur de la plus importante colonie française en Amérique; il répond qu’il partira comme simple volontaire, offrant le premier ce noble exemple que devaient donner après lui deux autres grands citoyens, Vauban et Grouchy. En 1706, le premier, depuis longtemps maréchal de France, proposa au présomptueux duc de La Feuillade, dont le caractère offrait beaucoup d’analogie avec celui de Pointis, de servir comme volontaire dans son armée qui allait faire le siége de Turin.
—Je vous suis obligé, répondit le gendre de Chamillart, j’espère prendre Turin à la Cohorn.
Le siége traînant en longueur, Louis XIV consulta Vauban, qui s’offrit encore pour aller conduire les travaux comme un simple ingénieur.
143
«Mais, monsieur le maréchal, lui dit le roi, songez-vous que cet emploi est au-dessous de votre dignité?
—Sire, ma dignité est de servir l’État; je laisserai le bâton de maréchal à la porte et je le reprendrai quand nous serons dans la place.»
En 1793 un décret de la Convention, excluant les gentilshommes de tout emploi militaire, éloigne de l’armée le marquis de Grouchy; ses soldats, qui l’adorent, veulent le retenir; le futur maréchal s’échappe furtivement de son camp et se retire dans un département voisin du théâtre de la guerre; là, il apprend que les gardes nationaux vont marcher contre l’ennemi; il prend un fusil et part avec eux, disant: «S’il ne m’est pas permis de conduire nos phalanges à la victoire, on ne saurait m’empêcher de verser mon sang pour ma patrie!»
Vauban, Grouchy, du Casse, soldats à chacun desquels les circonstances ont fait une réputation si différente, surent bien mériter de la patrie, en faisant à son salut le sacrifice difficile de leur amour-propre.
Pointis, par son insolence, faillit amener 144 les plus grands malheurs; du Casse, par sa sagesse et par sa prudence, put heureusement les conjurer. Les habitants de la colonie et les flibustiers, choqués des manières dures et impérieuses de Pointis à leur égard et de sa conduite envers leur gouverneur, ressentaient les injures faites à ce dernier, comme si elles s’adressassent à eux-mêmes.
Le baron se donnait le titre de général des armées de France, de terre et de mer, dans l’Amérique, et cependant il était dans le gouvernement d’un homme qui n’avait aucun ordre de le reconnaître pour son supérieur et sur lequel il ne pouvait exercer aucune juridiction. Il s’était donné une garde et exigeait qu’on battît au champ dès qu’on l’apercevait. Il rendait des ordonnances, les faisait afficher de son autorité privée, jouant au souverain. Du Casse essayait de pallier la mauvaise impression, conséquence de cette conduite. Néanmoins, mis en défiance par les paroles inconsidérées du chef de l’expédition, habitants et flibustiers commencèrent à manifester la crainte d’être frustrés dans le partage du butin; ils voulurent être fixés à ce sujet. 145 Pointis n’osa leur refuser satisfaction.
«Trouvant juste, écrivit-il, la demande qu’ils faisaient d’être assurés de la part que je leur donnerais au partage des prises, je la leur expliquai par un écrit fort court et fort net, que je fis afficher. Il portait que je les ferais partager au butin homme pour homme avec les équipages des vaisseaux du roi.
«Je m’étais informé de leurs coutumes, et j’avais appris qu’entre diverses manières de partage, dont la plupart étaient embarrassantes par leurs extrêmes divisions, la plus usitée était, comme je viens de le dire, d’homme pour homme. Une frégate, par exemple, de cent tirant, le double d’une de cinquante, et ainsi du reste à proportion. Je ne balançai pas dans le choix; et pour leur expliquer que je ne touchais point aux parts du roi, de monsieur l’amiral, ni des armateurs, desquelles je n’étais pas en droit de disposer, je spécifiai qu’ils partageraient homme pour homme avec les équipages des vaisseaux, c’est-à-dire à tout ce que nous étions de gens composant cet armement, il avait plu à Sa Majesté d’accorder qu’il nous reviendrait un dixième du premier 146 million, et un trentième de tous les autres millions que nous pourrions acquérir; sur quoi, par mon écrit, je m’engageais de faire la part des flibustiers. Du Casse me dit que j’avais sans doute pris la meilleure et la plus facile manière, et qu’il me priait seulement de lui laisser un original de cet écrit et d’y comprendre la frégate le Pontchartrain, reste infortuné de l’armement de Renau, et commandé par de Mornay, lieutenant de vaisseau du roi, qui m’avait demandé de servir dans l’escadre, aux mêmes conditions que j’accorderais aux corsaires flibustiers, aussi bien qu’une frégate de Saint-Malo armée, moitié guerre et moitié marchandise, que du Casse désira aussi voir énoncée dans l’écrit que je lui laissai. Cet écrit mérite attention.»
Cet écrit sur lequel Pointis appelle l’attention, mais qu’avec une rouerie indigne d’un gentilhomme il a soin de ne pas citer, est conçu en termes qui justifient pleinement les prétentions émises, six mois plus tard, par les flibustiers soutenus par du Casse. Il donne tort à Pointis:
«Nous sommes convenus, y est-il dit, que 147 les habitants, flibustiers, nègres et habitants de la côte Saint-Domingue qui se sont joints à l’armement dont Sa Majesté m’a confié le commandement, partageraient au provenu des prises qui seraient faites, homme par homme avec les équipages embarqués sur les vaisseaux de Sa Majesté.
«A bord du Sceptre le 26 mars 1697.—
Signé: Pointis.
«Vu: du Tilleul.
«En ce compris le Pontchartrain, et la Marie de Saint-Malo.»
Parmi les historiens qui ont parlé des démêlés du chef de l’expédition avec du Casse, celui qui a traité la question avec le plus d’autorité est Charlevoix; mais il n’a pas donné l’original de la convention que nous venons de citer, et il avoue n’en pas connaître les propres termes. Cette pièce se trouve aux archives du ministère de la marine en doubles copies, certifiées conformes par les deux contradicteurs, l’une par du Casse, l’autre par Pointis lui-même. Toutes les deux sont identiques.
148
Le gouverneur de Saint-Domingue fit afficher cet écrit à la porte de l’église et sur la place du Petit-Goave; il répondit à Pointis de la fidélité des troupes de la colonie, se porta garant de la sincérité de la parole du général auprès de ses administrés.
Sur ces entrefaites, un officier du Pontchartrain (vaisseau commandé par le chevalier de Mornay), de garde au fort de la ville, fit mettre en prison un flibustier qui avait fait du tapage. Les camarades de celui-ci, indignés qu’un officier, dont ils se considéraient comme indépendants, eût pris cette liberté, sans s’informer de la culpabilité ou de l’innocence de leur compagnon, s’ameutèrent à l’entrée du fort. L’officier de garde les fit sommer de se retirer, les menaçant, en cas de refus, de faire tirer sur eux. Cette injonction n’ayant produit aucun effet, une décharge fut faite et en jeta trois sur le carreau. Immédiatement plus de deux cents flibustiers vinrent, les armes à la main, cerner le fort, exigeant qu’on leur livrât l’officier qui avait commandé le feu. Du Casse se tenait à l’écart, depuis que Pointis avait pris en main toute l’autorité; ce dernier accourut 149 sur le théâtre de la sédition, mais sa présence ne fit qu’exaspérer les flibustiers; il fut exposé à de graves dangers et se vit réduit à implorer l’aide du gouverneur. Du Casse vint et, dit Charlevoix, «Il ne lui coûta, pour remettre tout dans l’ordre, que de se montrer avec cet air de maître qu’il savait prendre à propos.» Aux premiers mots qu’il dit, les flibustiers rentrèrent dans le devoir; l’officier qui avait commandé le feu fut envoyé aux arrêts sur son bord, et tout rentra dans l’ordre.
On fit alors les préparatifs de départ, bien que le but de l’expédition ne fût pas encore fixé définitivement; du Casse conseillait d’aller chercher les galions à Porto-Bello, disant qu’ils devaient s’y trouver encore, ou bien être en route pour Carthagène, et qu’on était sûr de les rencontrer en mer, s’ils avaient déjà quitté Porto-Bello. Pointis ne fut pas de cet avis, et son opinion prévalut.
On eut à regretter de ne pas avoir suivi le conseil de du Casse, car on sut bientôt qu’on aurait trouvé les galions à Porto-Bello, où la confusion avait été extrême à l’annonce du danger qu’ils couraient. Les navires ennemis 150 portaient près de deux cent millions de francs. «C’est, écrivait par la suite du Casse, le plus grand coup manqué depuis que les hommes naviguent.»
Enfin le cap fut mis sur Carthagène. L’expédition arriva le 6 avril devant Sambay, point situé à une quinzaine de lieues de Carthagène; des vents contraires la retinrent en cet endroit jusqu’au 13. Ce temps d’arrêt fut employé à faire le démembrement exact des forces expéditionnaires et à convenir des signaux.
L’escadre était composée de sept gros vaisseaux:
Le Sceptre de 84 canons, avec 650 hommes d’équipage, monté par le baron de Pointis.
Le Saint-Louis, 64 canons, 450 hommes d’équipage, monté par le chevalier de Lévis-Mirepoix.
Le Fort, 76 canons, 450 hommes, monté par le vicomte de Coëtlogon.
Le Vermandois, l’Apollon, le Furieux, le Saint-Michel, portant chacun 60 canons et 350 hommes, montés par les capitaines de 151 vaisseau du Buisson, de Gombault, de la Motte-Michel et de Marolles.
Le Christ, commandé par le chevalier de la Motte d’Ayran, ayant 44 canons et 220 hommes d’équipage.
La Mutine, de 34 canons, avec 200 hommes (capitaine Massiat).
L’Avenant, 30 canons, 200 hommes (chevalier de Francine).
Le Marin, 28 canons, 180 hommes (de Saint-Vandrille).
La galiote à bombes l’Eclatante (de Monts).
Le brigantin la Providence (chevalier du Liscoët).
L’escadre auxiliaire, fournie et commandée par du Casse, était formée de:
Sept frégates de 8 à 24 canons: la Serpente, le Cerf volant, la Gracieuse, le Pembrocke, la Mutine, le Jarzé, l’Anglais, montées par 650 flibustiers.
Le Pontchartrain commandé par le chevalier de Mornay.
Plusieurs autres petits navires de différentes grandeurs portaient à environ 1400 ou 152 1500 hommes le chiffre du secours fourni par Saint-Domingue.
Le corps expéditionnaire se composait de 110 officiers, 55 gardes de la marine, 2100 matelots, 1800 soldats. Effectif total: au moins 4000 combattants.
Le chef d’état-major était le chevalier de Sorel, ayant pour sous-chef le major de Thésut, et en qualité d’attachés à l’état-major les chevaliers de Jaucourt et de Pointis.
Le commissaire général de la marine se nommait du Tilleul.
Quelques officiers du génie avaient été adjoints à l’expédition; parmi eux les chevaliers de Ferrière, Ducrot, de Courcy.
Les gardes de marine du Ché, de la Lande, de Rochebonne faisaient fonctions d’aides de camp auprès du commandant supérieur Pointis.
On distribua en régiments de marche les soldats qui étaient sur les vaisseaux du roi. A leur tête pour colonels et lieutenants-colonels, la Roche du Vigier, chevalier de Vezins, de Vaujour, chevalier de Marolles, de la Chesneau, de Brem, Simonet, de Firmont.
Un bataillon de quatre cents matelots fut 153 formé et mis sous le commandement du chevalier de Vaux, ayant pour officiers MM. de Sigolas, Carcavis, de Sabran, de Longue-joue.
Les flibustiers conservèrent leurs officiers élus par eux. Les soldats tirés de Saint-Domingue eurent pour chef la Bonninière de Beaumont.
Le 13 avril au soir, Pointis vint en vue de Carthagène. Avant de continuer ce récit, nous croyons utile de donner une description exacte de cette ville, d’après les mémoires du temps.
«L’entrée de ce port admirable, qu’on appelle le Lagon de Carthagène, est, ainsi que je l’ai déjà remarqué, fort étroite; d’où lui est venu le nom de Bocca-Chiqua, duquel on a fait par corruption celui de Boucachique. Le fort qui le défend est sur la gauche en entrant, au milieu et au plus étroit de la passe, à cause d’un petit islet qui se trouve vis-à-vis. Il est à trois lieues au sud-ouest de Carthagène. On tourne ensuite pendant deux lieues depuis le sud-ouest jusqu’au nord-nord-est, et l’on trouve sur la même main 154 un second fort qui porte le nom de Sainte-Croix. Les fortifications n’en étaient pas régulières, mais sa situation le rend presque inaccessible; il n’y peut aborder à la fois que peu de chaloupes, et l’on n’y saurait aller par terre, parce qu’il est environné de marécages et d’un grand fossé plein d’eau où la mer dégorge. La ville est à une lieue de là sur le même air de vent; mais aux deux tiers du chemin on rencontre de petites îles, entre lesquelles le passage est fort étroit. Carthagène est divisée en haute et basse ville. Celle-ci se nomme Hihimani, mot indien qui veut dire faubourg. L’une et l’autre étaient assez régulièrement fortifiées, et elles sont séparées par un fossé où la mer entre et sur lequel il y a un pont-levis. Hihimani, qui est comme une forteresse à sept bastions, est au sud-est de la ville haute, qui est proprement ce que l’on appelle Carthagène, et à quatre cent toises est-sud-est de Hihimani on trouve dans la grande terre le fort de Saint-Lazare, où l’on va aussi par un pont-levis. Ce fort commande les deux villes, et il est commandé lui-même par une montagne de très-difficile accès. Notre-Dame de la Poupe est éloignée de douze 155 cent cinquante toises de Saint-Lazare au sud-est. C’est un couvent de religieux, dont l’église regardée d’un certain côté a la figure d’une poupe de vaisseau.»
157
De 1697 à 1699. CARTHAGÈNE.
Données fausses apportées de France par Pointis sur Carthagène.—Sages conseils de du Casse, qui ne sont pas écoutés.—Reconnaissance.—Débarquement.—Les galions à Porto-Bello.—Audace des flibustiers.—Reddition de Boccachique.—Sommation du gouverneur de cette ville.—Attaque par mer.—Siége de Hihimani.—Rôle des flibustiers.—Singulier incident.—Batteries de siége.—Le drapeau parlementaire arboré par le gouverneur de Carthagène.—Capitulation.—Orgueil maladroit du baron de Pointis.—Sa conduite déloyale.—Ses discussions.—La colonie de Saint-Domingue en péril.—Révolte des flibustiers provoquée par Pointis.—Leurs exactions.—Ordre du jour de du Casse.—La flotte anglo-hollandaise.—Le chevalier de Galiffet part pour la France.—Mémoires sur l’expédition de Carthagène.—Lettres de Pontchartrain.—Du Casse chevalier de Saint-Louis.—Arrêts du conseil d’Etat.—Les Anglais au Petit-Goave.—Paix de Riswick.—Le vice-roi du Mexique.—Négociations relatives à la délimitation des frontières françaises et espagnoles dans l’île Saint-Domingue.
159
Pointis était parti de France, ayant reçu du ministère de la marine des données très-fausses sur Carthagène; du Casse, qui, par ses espions, en avait de fort exactes, voulut l’éclairer. Il n’y put parvenir.
Déjà à cette époque l’administration centrale se considérait comme infaillible. Les instructions, émanées d’elle, prescrivaient au chef de l’expédition de s’emparer, dès son arrivée, du couvent fortifié de Notre-Dame de la Poupe, situé à l’est de la ville sur une hauteur qui dominait les environs, commandait les routes, protégeait Carthagène et permettait 160 de faire filer et de mettre à l’abri les richesses de la ville par les voies de terre.
Le jour même de son arrivée, Pointis voulut tenter le coup. Il en chargea les flibustiers avec du Casse. Deux vaisseaux vinrent s’embosser vis-à-vis Carthagène du côté du couvent, et l’ordre d’attaquer pour le soir fut donné. Les chaloupes devaient prendre les flibustiers et les débarquer à la côte. Pointis voulut, néanmoins, s’assurer par lui-même du point le plus favorable au débarquement. Il monta dans son canot avec du Casse, le chevalier de Lévis-Mirepoix et du Tilleul. En approchant de terre, il fut fort surpris de voir les vagues déferler avec violence contre des rochers à fleur d’eau, dont la côte était parsemée et qui en rendaient l’abord impossible. Le canot fut pris entre deux brisants et rempli d’eau en un instant.
Les principaux chefs de l’expédition se trouvèrent donc menacés d’être engloutis par les vagues.
Lévis-Mirepoix se jette alors à la mer, plonge sous l’eau et parvient à dégager la quille du frêle esquif. Les matelots redoublent d’efforts, 161 et le canot revient à flot. Le débarquement sur ce point était impossible, contre-ordre est aussitôt donnée, et la journée du lendemain (14 avril 1697) est employée en reconnaissances.
Le 15 au matin, l’escadre mouilla entre la ville et le fort Boccachique, contre le feu duquel elle était abritée par un promontoire. A midi, du Casse débarqua avec quatre-vingts nègres. Il explora tous les bois couvrant la presqu’île qui relie Boccachique à Carthagène, bois où l’on pouvait craindre que des embuscades n’eussent été dressées. Rien de suspect ne fut découvert; du Casse hissa alors le drapeau blanc, signal convenu entre Pointis et lui. Immédiatement les chaloupes amenèrent les troupes de débarquement.
Cette descente avait pour but de s’établir fortement dans la presqu’île, de couper ainsi toute communication entre la ville et Boccachique. Pointis, du Casse, Lévis-Mirepoix, ayant avec eux environ un millier d’hommes, tant nègres que flibustiers ou grenadiers, prirent un sentier sous bois qui menait à la forteresse. Ils arrivèrent à deux portées de fusil 162 de Boccachique, et occupèrent une forte position, restant couverts par l’épaisseur du bois qui les dérobait à la vue de l’ennemi. Pendant l’opération, le feu des vaisseaux, mouillés au large, absorbait l’attention des défenseurs du fort.
Vers six heures du soir, Pointis, s’étant aventuré hors du bois, arriva à un ancien village abandonné, d’où il put examiner la forteresse.
A la nuit tombante, deux compagnies de grenadiers, un bataillon sous les ordres du commandant de la Chesneau et trois cents flibustiers prirent possession de ce village. D’autres troupes restèrent en position, surveillant les débouchés de la ville. Le baron de Pointis, les chevaliers de Lévis et de Jaucourt purent, à la faveur des ténèbres, s’approcher de la place et faire le tour des fossés sans être découverts. Le chevalier du Buisson des Varennes proposa d’établir une batterie de mortiers sur une éminence située près du fort, ce qui fut adopté. Le lendemain matin, 16 avril, cette batterie fut en état d’ouvrir son feu. Ce même jour, de fort bonne heure, une 163 grande pirogue, portant soixante hommes et des munitions de guerre, envoyée par le gouverneur de Carthagène à Boccachique, ayant voulu atterrir, fut enlevée par les flibustiers.
Il s’y trouvait deux cordeliers, qui répétèrent à Pointis ce que du Casse lui avait déjà dit, comme le tenant de ses espions, que les galions étaient à Porto-Bello. Ces deux religieux ajoutèrent que, depuis la fin du mois d’octobre, on les attendait à Carthagène, et que leur séjour à Porto-Bello avait été beaucoup plus long que les années précédentes.
Pointis, cherchant à intimider le gouverneur de Boccachique, lui envoya un des deux cordeliers pour l’engager à rendre son fort. Sur sa réponse négative, le feu fut ouvert par les pièces des bâtiments et par la batterie de terre. Vers deux heures on vit deux bateaux espagnols, portant trois cents hommes, se diriger, vent arrière, vers la forteresse. Les flibustiers, en embuscade et abrités dans les bois, apercevant ces deux navires, se portèrent au pas de course vers le rivage, au risque de se faire écraser par l’artillerie du fort. Les bâtiments espagnols revinrent aussitôt à Carthagène. 164 Du Casse, voyant ses flibustiers compromis, fit avancer deux barques et donna l’ordre à ces braves gens de s’y jeter. Mais, au lieu de lui obéir, ces hommes audacieux et indisciplinés se portèrent en désordre vers le fort de Boccachique, se logèrent sur le chemin couvert et commencèrent de la côte un tel feu qu’ils firent taire celui de la forteresse. Pointis, étonné de ce singulier combat, vint se plaindre à du Casse, qui l’engagea à laisser combattre les flibustiers à leur façon, ajoutant que bientôt peut-être Boccachique serait enlevé par eux. Pointis, fort brave de sa personne, se décida alors à leur porter secours, avec un bataillon de troupes régulières, à la tête duquel marchait du Casse; deux autres bataillons, commandés par du Buisson des Varennes, suivirent le premier. Les flibustiers demandèrent des échelles pour escalader l’escarpe. Le vicomte de Coëtlogon arriva bientôt, avec une compagnie du génie et des échelles. L’ennemi, voyant les flibustiers prêts à escalader le fort, arbora le drapeau parlementaire et demanda bon quartier. Le bon quartier fut accordé, à la condition que les armes des 165 défenseurs seraient à l’instant jetées dans les fossés, ce qui fut exécuté.
Pendant le combat, du Casse avait été blessé d’une balle de mousquet à la cuisse et était resté néanmoins au feu, sans vouloir se retirer.
Pointis pénétra dans la place et en reçut les clefs des mains mêmes du gouverneur, don François Ximenès, qui les lui présenta en lui disant: Je vous remets les clefs de toutes les Indes espagnoles. Boccachique succomba donc dès le premier jour, grâce à l’heureuse témérité des flibustiers, qui eurent quarante tués et cinquante blessés. Défense fut faite à ces hardis mais indisciplinés volontaires de pénétrer dans le fort; Pointis prétendit que cette interdiction avait été la seule condition exigée par les Espagnols. Un détachement d’une centaine de soldats réguliers, sous les ordres de La Roche du Vigier, fut désigné pour y tenir garnison.
Le lendemain, 17 avril, les flibustiers s’emparèrent du couvent de Notre-Dame de la Poupe, et les vaisseaux français pénétrèrent dans la rade. Aussitôt qu’ils les aperçurent, les Espagnols mirent le feu à trois galions et 166 à une pirogue, qu’ils coulèrent pour obstruer l’entrée de la passe du port.
Au fond de la rade et protégeant l’entrée du port, se trouvait le fort de Sainte-Croix. Le 18 avril au matin, Pointis donna l’ordre aux vaisseaux entrés dans le Lagon de canonner cette forteresse, tandis que lui-même l’attaquerait par terre. A la pointe du jour, il se mit en marche, et vers midi il se trouva à une demi-lieue du fort Sainte-Croix. Le vicomte de Coëtlogon, envoyé en reconnaissance, ne tarda pas à faire dire que le fort était évacué, les canons enlevés et les logements brûlés. Bien que Sainte-Croix fût une petite place fort tenable et dans une position avantageuse, le gouverneur de Carthagène n’avait pas voulu, en essayant de la défendre, courir le risque de se priver de sa garnison. Il avait donc rappelé cette garnison dans les murs de la ville.
Pointis, ayant rejoint Coëtlogon, résolut de profiter de l’occupation du fort Sainte-Croix pour reconnaître Carthagène. Il vit alors que la tranchée ne pouvait être ouverte que sur une langue de terre, étroite et basse, où l’on devait forcément trouver l’eau à peu de profondeur. 167 Il fit sommer le gouverneur, qui répondit que la défense serait aussi vigoureuse que l’attaque.
Voyant qu’il était impossible de rien tenter de ce côté de la place, on résolut de passer l’eau et de faire l’attaque sur Hihimani (ville basse). Du Paty fut envoyé avec les nègres pour chercher un point de débarquement. Cet officier ayant rendu compte qu’il en avait trouvé deux, Pointis traversa avec les grenadiers et débarqua vis-à-vis le fort Saint-Lazare, où il rencontra Galiffet, qui, après l’occupation du couvent de Notre-Dame de la Poupe, s’était porté sur Saint-Lazare. Le surlendemain, ce fort fut abandonné par l’ennemi, au moment où la colonne d’assaut arrivait au pied de la contrescarpe.
Le jour suivant commença le siége régulier de Hihimani. Pendant que les troupes de Pointis creusaient les tranchées, élevaient des batteries, les flibustiers de du Casse faisaient des reconnaissances, poussaient des pointes, ravageaient le pays, ramenaient au camp français des prisonniers.
Les choses en étaient là, le canon français avait commencé à battre en brèche, lorsqu’un 168 singulier épisode amena la reddition de la place.
Le 30 avril, vers dix heures du matin, du Casse se trouvait dans la tranchée avec le chevalier de Marolles. Un des nègres, natif de Carthagène, trouva plaisant de s’en aller, un drapeau parlementaire à la main, jusqu’à la brèche. Le feu cessa du côté de la place et on demanda à l’imprudent noir s’il était chargé d’une mission quelconque; il répondit qu’il venait pour avoir des nouvelles de ses parents, et que, s’il avait un conseil à donner à ses compatriotes, c’était de capituler, sans attendre l’enlèvement de vive force de la ville. Intrigué de ce qu’il voyait, du Casse approcha à son tour, accompagné de quelques personnes. L’officier espagnol qui commandait sur ce point, de son côté prévenu de l’incident, arriva et demanda une suspension d’armes de deux heures pour conférer avec le gouverneur. Du Casse fit répondre qu’il ne pouvait accorder qu’une demi-heure. Il avait profité de la longueur de ces pourparlers pour se livrer à un examen attentif de la brèche; il la trouva praticable, et, sans perdre une minute, il fut 169 trouver Pointis et lui conseilla de faire donner immédiatement l’assaut. Cet avis fut adopté.
Les ordres furent expédiés en conséquence, et, à quatre heures de l’après-midi, Lévis-Mirepoix, Coëtlogon, Montrosier, Marolles, du Rollon, se mirent en marche à la tête des troupes régulières, du Casse suivant avec les flibustiers. Mais, tandis que les premiers faisaient de longs détours pour éviter différents obstacles, les seconds piquèrent droit devant eux et arrivèrent à la brèche avant les troupes régulières; du Casse planta le premier le drapeau français sur le rempart. L’ennemi, voyant le petit nombre des assaillants, résista d’abord avec vigueur. Heureusement, le chevalier de Lévis et quelques officiers arrivèrent avec les grenadiers. On put se rendre maître de la plate-forme au-dessus de la porte. Un combat des plus sanglants s’engagea entre les Français et les troupes espagnoles retranchées sous la voûte. On parvint néanmoins à les déloger. On passa presque tous les défenseurs au fil de l’épée. Seul, le gouverneur de Hihimani, qui, malade, s’était fait porter sur ce point, resta prisonnier.
170
Cette brusque et brillante attaque avait mis entre les mains des Français Hihimani ou la ville basse, qui n’est, à proprement parler, qu’un faubourg de Carthagène.
Dès le lendemain, 1er mai, des bouches à feu furent mises en position sur les remparts de Hihimani pour battre en brèche la ville, que les vaisseaux bombardaient par mer. Le 2 mai, le gouverneur, comte de Los Rios, fit arborer le pavillon parlementaire, battre la chamade et envoya plusieurs de ses officiers pour traiter avec Pointis. Celui-ci, fier du rapide succès de son entreprise, les reçut avec son orgueil ordinaire et faillit, par une morgue de mauvais goût de la part d’un vainqueur, compromettre le succès final de l’expédition. Il demanda qu’on rendît la ville à discrétion, qu’on livrât des otages, que l’on s’en remît à sa GRACIEUSE VOLONTÉ.
Les Espagnols ayant voulu parler de capitulation, Pointis leur répondit insolemment qu’un conquérant ne signait pas de capitulation. Les officiers ennemis retournèrent alors à Carthagène, sans que rien eût été conclu. Ils venaient de partir lorsque la nouvelle parvint 171 au camp français que onze mille hommes étaient en marche pour secourir Carthagène. Du Casse fut placé avec un fort détachement sur la route par laquelle ce corps ennemi devait arriver. Ce corps était en marche, en effet; mais, apprenant la chute de Hihimani, il ne poussa pas jusqu’à la place assiégée; néanmoins cette alerte eut pour effet de rendre Pointis plus traitable, et le 3 mai il signa avec le gouverneur de la ville une capitulation portant que «les assiégés auraient les honneurs de la guerre; que les trésors seraient remis au général de Pointis avec pièces à l’appui; que les marchands et commerçants verseraient aussi l’argent et les effets en leur possession; que les habitants seraient tenus de déclarer l’or, l’argent, les pierreries qu’ils avaient, sous peine de confiscation entière; qu’on leur en laisserait la moitié; qu’on ne toucherait ni aux églises ni aux convents; que chacun serait libre de se retirer où bon lui plairait; que ceux qui resteraient ne seraient point inquiétés.»
La capitulation signée, la garnison espagnole sortit avec les honneurs de la guerre, et 172 les Français firent leur entrée dans la ville. Le premier acte de Pointis fut de déclarer publiquement que ceux qui apporteraient de bonne volonté leur argent et leurs valeurs en conserveraient le dixième, mais que ce dixième serait donné aux dénonciateurs de ceux qui n’apporteraient pas le leur. Il réunit ensuite les supérieurs des couvents et des maisons religieuses, et leur déclara qu’ils devaient apporter leur argent, ajoutant que l’immunité accordée par la capitulation ne concernait que les valeurs non monétaires. Pendant les quelques jours qui suivirent cette déclaration, le vainqueur ne pouvait suffire à recevoir et compter les richesses qui arrivaient de toutes parts. Elles furent immenses, mais il serait impossible d’en fixer le chiffre d’une manière à peu près certaine, en présence du désaccord survenu à ce sujet entre les principaux intéressés. Pointis déclara un butin de neuf millions de francs; du Casse affirma qu’il se montait à neuf millions d’écus, sans compter les marchandises de prix, le tout devant s’élever, d’après lui, à une trentaine de millions. D’autres intéressés ont été jusqu’à parler de 173 plus de quarante millions; mais ce dernier chiffre, croyons-nous, est exagéré.
Quoi qu’il en soit, Pointis dissimula, le plus qu’il le put, les richesses prises à Carthagène, soit qu’il voulût, comme certains contemporains n’ont pas craint de l’en accuser, en détourner une grosse part à son profit personnel, soit qu’il voulût simplement grossir celle des armateurs dont il était le représentant naturel. Toujours est-il que, dès lors, il avait l’intention bien arrêtée et indigne d’un homme d’honneur de ne pas tenir la parole donnée aux flibustiers.
Afin d’atteindre ce but déloyal, il jugea nécessaire de les éloigner de Carthagène. Il fit courir le bruit qu’un corps d’environ dix mille Indiens approchait pour combattre les Français, et il prescrivit aux flibustiers de se porter à la rencontre de l’ennemi. Pendant leur absence, et tandis qu’ils donnaient la chasse à un adversaire imaginaire, Pointis faisait opérer la rentrée de tout le butin. Lorsque les flibustiers revinrent, n’ayant rencontré aucun ennemi, ils furent avisés, par un ordre du commandant supérieur, que les recherches faites dans Carthagène avaient produit peu de richesses. Puis, 174 on leur interdit l’entrée de la ville, dans la crainte, prétextait-on, que leur présence redoutée ne déterminât quelque soulèvement. Furieux de ce manége, les flibustiers, qui avaient si brillamment concouru au succès de l’expédition, prétendirent pénétrer dans Carthagène, mais ils trouvèrent les portes fermées et gardées, ainsi que les remparts, par les troupes régulières qui leur en interdirent l’entrée. Peu s’en fallut que sur l’heure Carthagène ne devînt le théâtre d’une lutte entre les vainqueurs. Toutefois, Pointis ayant envoyé aux flibustiers un officier pour les assurer qu’il ne prétendait pas leur interdire l’entrée de la ville d’une manière absolue, mais simplement les empêcher d’y venir tous à la fois, de peur d’effrayer la population, ils se calmèrent, et, aussitôt que le recensement total de l’or, de l’argent, des pierreries fut terminé, ils furent autorisés à pénétrer dans Carthagène. Il est juste de reconnaître qu’une fois qu’ils y eurent été admis, ils s’y conduisirent avec peu de modération et donnèrent lieu chaque jour, par leur violence, aux plus sanglants reproches.
175
Après la prise de Carthagène, du Casse avait été nommé gouverneur de la place. Il crut de son devoir d’exiger qu’on lui rendît un compte exact de tout le butin. Tel ne fut pas l’avis de Pointis, qui lui fit une querelle à propos de permissions accordées ou refusées. Du Casse se retira à Hihimani, déclarant ne plus vouloir se mêler de rien. Toutefois voyant la mortalité qui sévissait parmi ses hommes, flibustiers et gens de la côte, tant à cause de l’air pestilentiel des marais où ils étaient relégués, que par suite du défaut de vivres, quoiqu’on se fût engagé formellement à leur fournir les rations nécessaires, du Casse fit redemander à Pointis les hommes qu’il avait tirés de Saint-Domingue, le rendant responsable, en cas de refus, du tort qu’occasionnerait à la colonie une plus longue privation de toutes ses forces.
Le commandant supérieur, assez satisfait au fond de cette demande qui le débarrassait d’un incommode et gênant témoin de sa conduite, répondit qu’il donnait volontiers son acquiescement, pourvu qu’on lui laissât le quart des flibustiers et une partie des nègres.
Cependant du Casse ne voulait point quitter 176 Carthagène avant d’avoir obtenu satisfaction pour les siens dans la distribution de la part qui leur revenait sur les prises faites. Voyant la mauvaise volonté de Pointis, il craignit que ses gens ne fussent frustrés dans leurs intérêts, et que, déçus de leurs espérances, ils ne fissent retomber sur la colonie de Saint-Domingue le poids de leur colère.
Il essaya donc une tentative auprès de Pointis. Ce dernier se conduisit à son égard de la façon la moins loyale. Profitant de ce que du Casse a pleine et entière confiance en ses promesses, il fait mettre le butin dans des caisses, qu’il ordonne d’embarquer en cachette sur les vaisseaux du roi, sans avoir procédé à aucun partage. Cela exécuté, il prend la résolution de démanteler Carthagène et de s’embarquer pour l’Europe.
En effet, le 25 mai, toutes les fortifications sautent. Immédiatement après, ordre est donné d’embarquer les troupes, Pointis lui-même s’apprête à mettre à la voile. Les flibustiers et les gens de Saint-Domingue refusent alors de quitter la terre avant qu’on leur ait compté ce qui leur est dû; du Casse les assure 177 qu’ils vont recevoir leurs parts, et il écrit à Pointis de se presser, ou qu’il ne répond plus des excès auxquels pourra se porter une soldatesque justement irritée. Pointis répond que le commissaire du Thilleul (faisant fonctions de ce que nous appelons aujourd’hui intendant général d’armée) a l’ordre de dresser le compte, et qu’on l’expédiera incessamment. Trois jours après, le 28, ce compte arrive.
Le compte, établi par ordre du baron de Pointis, était en désaccord complet avec l’engagement pris par le général, au moment de l’embarquement. Il mettait les gens de la côte et les flibustiers à gages. C’étaient là une infamie et un vol fait aux hommes qui avaient le plus contribué au succès de l’expédition. Ce qu’il y a de curieux, c’est que Pointis lui-même reconnaît implicitement qu’il avait agi de mauvaise foi. En effet, dans la relation qu’il écrivit de la campagne on lit ce qui suit:
«La consternation de M. du Casse fut grande à la vue de ce compte, par lequel il vit que la part de ceux à la tête desquels il se mettait, allait à quarante mille écus. Il avait de bien plus hautes prétentions. Il se fondait 178 sur l’écrit que je lui avais donné, où il était marqué que tout serait mis en quatre, dont il s’attendait que, lui et ses gens faisant le quart de l’armée, ils auraient deux millions. Mais quand on lui eut fait ouvrir les yeux, et montré que partager homme pour homme avec les équipages des vaisseaux du roi c’était partager ce qui appartenait auxdits équipages, homme pour homme avec eux, et non pas sur la part ni du roi ni des armateurs, et qu’on lui eut détaillé que cette part consistait dans le dixième du premier million et le trentième des autres, dont le quart lui revenait, il entra dans une telle fureur qu’il voulait passer en France directement, laissant là son gouvernement.»
Ces derniers mots renferment une nouvelle calomnie dirigée par Pointis contre du Casse. Le gouverneur de Saint-Domingue se contenta de faire dire à du Thilleul qu’il avait reçu le compte et irait en demander justice devant un tribunal où le baron de Pointis ne serait pas juge et partie. Puis, sûr que si ses soldats venaient à connaître le déni de justice qui leur était fait, ils se mettraient en révolte ouverte, et prévoyant que leur rébellion pourrait attirer 179 d’effroyables malheurs, du Casse prévint le chevalier de Galiffet de l’état des choses, et lui ordonna de s’embarquer, ainsi que tout son monde, sans rien dire à qui que ce fût.
Pointis, mu par nous ne savons quel mobile, demeuré inexpliqué jusqu’à nos jours et inexplicable pour tout homme de sens, sachant le secret gardé par du Casse, manda à celui-ci qu’il en était surpris, et, ayant réuni les capitaines des navires flibustiers, leur apprit que le compte avait été dressé et qu’il était entre les mains de du Casse. Ils se rendirent auprès du gouverneur de Saint-Domingue et le lui demandèrent. L’ayant reçu de ses mains, ils le lurent et se retirèrent sans prononcer une parole.
Ce que du Casse avait prévu ne tarda pas à se réaliser. Les capitaines ayant montré à leurs gens ce qu’ils venaient de recevoir, il fut délibéré entre eux qu’ils prendraient à l’abordage le Sceptre, vaisseau de Pointis, et qui était assez éloigné des autres navires pour n’en pouvoir être secouru à temps. Au moment de passer de la parole à l’action, la crainte de du Casse les fit hésiter, et l’un d’entre eux ayant 180 dit: «Nous avons tort de nous en prendre à ce chien, il n’emporte rien du nôtre, il a laissé notre part à Carthagène, c’est là qu’il la faut aller chercher,» tous adhérèrent à cette opinion.
Les bâtiments flibustiers font voile vers la ville. Les hommes jurent de ne jamais retourner à Saint-Domingue. Du Casse, sans perdre un instant, envoie Galiffet à Pointis; mais ce dernier malade est hors d’état de rien écouter ni de prendre une détermination. Alors du Casse fait lire aux flibustiers l’ordre du jour suivant:
«Capitaines et flibustiers, songez-vous bien que vous manquez de respect au plus grand roi du monde, et que l’injustice que vous fait un de ses officiers, ne vous met pas en droit de sortir de l’obéissance? Faites réflexion que je porterai la peine de cette démarche et que vous livrez mon innocence sur l’échafaud. Je conviens qu’on nous fait une perfidie sans exemple, mais vous devez croire qu’après avoir acquis de la gloire aux armes du roi, sa justice écoutera vos plaintes et punira ceux qui auront violé sa foi. Je vous commande de vous retirer, 181 sous peine de désobéissance et je vous promets d’aller porter vos raisons devant le roi.»
Cet ordre ne produit aucun effet; les flibustiers s’emparent de Carthagène, exigent de ses malheureux habitants cinq millions qui ne leur sont pas fournis. Ils accusent hautement Pointis de les avoir volés, et se livrent à mille violences, exactions, atrocités, pillent les maisons, les couvents, les églises. Au bout de quatre jours, ayant soutiré de la ville tout ce qu’ils en pouvaient espérer, ils s’embarquent avec les gens de la côte sur neuf bâtiments. Ayant partagé l’or et l’argent de Carthagène, les flibustiers prennent le large, se donnant rendez-vous à l’île Avache pour procéder également au partage des nègres et des marchandises pillées. A trente lieues en mer, ils sont atteints par une flotte ennemie qui, ayant appris les suites de l’expédition de Carthagène, les cherche, pour profiter de la dissension qui s’était mise dans les troupes de Pointis.
A la vue de l’escadre ennemie, chaque bâtiment tira de son côté. Le Christ (capitaine Cotny) fut pris par les Hollandais. Le Cerf-Volant 182 (capitaine Pierre) eut le même sort. Un bâtiment échoua et se fit brûler à la côte de Saint-Domingue. Les cinq autres abordèrent sur divers points de Saint-Domingue et à l’île Avache.
Revenons à Pointis et à du Casse.
Le 31 mai, deux capitaines de milice étaient venus demander à du Casse l’autorisation de retourner à Saint-Domingue; du Casse les engagea à se joindre aux flibustiers pour empêcher la continuation des désordres, les priant de dire à ces hommes qu’ils devaient se rendre au plus vite à Saint-Domingue, avoir confiance dans la justice du roi et leur assurer que lui, du Casse, se rendrait incessamment en France pour faire valoir leurs droits.
Le 2 juin, le Pontchartrain, monté par Pointis, et la Marie mirent à la voile et arrivèrent à Saint-Domingue en seize jours.
Le 5 juin, un petit bâtiment, expédié de la colonie par le gouverneur intérimaire, remit à du Casse une lettre lui annonçant qu’une forte escadre anglo-hollandaise était à la Barbade, menaçant Saint-Domingue. A cette lettre en 183 était jointe une autre du major de Beauregard; la voici:
«Le sieur Rache est arrivé par Raquoin, où est mouillé le capitaine Salle et Blout et le sieur Marcary. Il rapporte de très-méchantes nouvelles. Il croit nos flibustiers pris. Il est extrêmement fatigué, mais demain il m’a promis de vous aller voir. Voilà un terrible accident. Il serait bon pour cette colonie que nous n’eussions jamais vu M. de Pointis.
«Je ne doute pas qu’ils ne nous viennent visiter en peu de temps, et il est plus que temps de se préparer à les recevoir. J’ai le cœur si pénétré de la perte de nos gens que je ne sais ce que je fais ni ce que je dis.»
La flotte anglo-hollandaise était celle dont nous avons parlé plus haut et qui se jeta sur les flibustiers. En voyant les épouvantables malheurs amenés par la conduite du baron de Pointis, malgré tous les sages avis qui lui avaient été donnés et qu’il avait dédaigné d’écouter, du Casse n’hésita pas à envoyer un de ses officiers à la cour de France pour y faire un rapport fidèle des événements et pour demander justice au roi, pendant que lui-même 184 reviendrait prendre possession de son gouvernement menacé.
Il confia cette mission au chevalier de Galiffet et le chargea de remettre au grand-amiral de France, comte de Vermandois, la lettre suivante[3]:
«Monseigneur, ayant fait la campagne pour l’expédition de Carthagène avec l’escadre commandée par M. de Pointis, j’envoie M. de Galiffet pour en rendre compte à la cour; il aura l’honneur de vous en faire la relation entière, elle mérite que Votre Altesse sérénissime en soit informée, les armes du roi n’ayant pas eu depuis longtemps un plus beau relief, par rapport à la situation et à la force de cette ville. M. de Galiffet est parfaitement recueilli sur tous les faits; mais en parlant avantageusement à Votre Altesse sérénissime des autres, sa modestie lui ferait taire qu’il est un des principaux acteurs, et je dois vous dire, Monseigneur, qu’il s’est acquis une estime générale et que sa valeur l’a conduit à toutes les actions 185 d’éclat avec distinction. Je prendrai la liberté aussi de dire à Votre Altesse qu’il a un attachement parfait pour votre personne et pour vos intérêts. Je l’ai chargé de supplier Votre Altesse sérénissime de m’accorder l’honneur de sa protection pour obtenir justice contre des outrages sanglants qui ont été injustement faits à mon caractère, dont il aura l’honneur de vous entretenir.
«Il serait à désirer pour les intérêts de Votre Altesse sérénissime que le vaisseau par où passe M. de Galiffet arrivât avant l’escadre, nos intérêts ayant été en très-méchantes mains.
«Il a paru que cette riche prise dût être séparée de vos mains, M. de Pointis n’ayant fait garder aucune formalité et disposé de beaucoup d’argent comme de son propre, et de nombre de marchandises.
«Il publie n’avoir que sept à huit millions, mais M. de Galiffet et moi pouvons vous assurer, Monseigneur, qu’il en a été pris au moins le double, et les Espagnols connaisseurs vont à vingt et vingt et un, sans pierreries et marchandises ou canons de fonte.
«Je m’étais associé pour cette prise avec un 186 corps d’habitants et tous les corsaires de mon gouvernement, sous la promesse de M. de Pointis que toutes les prises seraient portées à la masse pour être partagées homme pour homme, le dixième levé, et que de ce partage chacun paierait ses vaisseaux.
«Lorsqu’il a eu l’argent entre les mains, il a prétendu me payer à gages à quinze livres par mois, et au lieu de six à sept millions qui devaient revenir à la colonie, il réduisait cela à cent et tant de mille livres. Cette indignité d’un particulier a mis à deux doigts de leur perte les troupes du roi et les gens de la colonie qui en seraient venus aux mains.
«J’ai pris le parti de me plaindre au roi, mais les corsaires et les habitants se sont retirés avec serment qu’ils ne reviendraient jamais, et ils sont retournés à Carthagène achever de dépouiller cette ville contre la foi de la capitulation qui avait été injustement violée dans cet excès.
«J’envoyai le major de la colonie pour les rappeler. Ils le firent retirer, disant qu’ils étaient bons serviteurs du roi, mais qu’on les avait trompés et qu’il ne revînt pas une autre fois.
187
«Ils ont été abandonnés sans vivres; M. de Pointis ne s’en est pas mis en peine, et si le roi avait confié sa colonie à ses ennemis, ils n’auraient pu mettre en pratique que de semblables énormités.
«Il est à craindre que l’escadre ennemie, que j’ai avis être dans ces mers, ne profite de ce désordre pour prendre cette colonie, ou que mille hommes qui sont restés ne soient pris, ce qui porterait plus de préjudice au roi que l’intérêt de l’armement ne saurait lui apporter de profit. J’étais déterminé de passer en France pour me jeter aux pieds du roi et lui en demander justice, mais la nouvelle des ennemis ne me le peut permettre.
«Il est de mon devoir d’informer Votre Altesse sérénissime d’une liberté que M. de Pointis s’est donnée en décorant sa personne, à l’entrée de Carthagène, d’un honneur qui n’appartient qu’à Votre Altesse seule.
«Il était suivi de vos gardes, marchant à cheval entre eux, mousquet sur l’épaule, à beaux uniformes. Il y en avait trente-trois, commandés par un officier appelé La Sourjeandière; nombre d’autres gardes ne voulaient 188 point assister à cette cérémonie indigne à des gentilshommes pour servir un simple officier.
«Cet homme s’était oublié sur bien d’autres choses ridicules et extravagantes: Mon armée conquérant étaient des termes très-familiers dans sa bouche, et nombre d’autres moins convenables comme dans ses titres: Général des armées de France de terre et de mer, faisant battre aux champs et deux gardes différentes à sa tente.»
Toute cette affaire de Carthagène a été admirablement exposée, et résumée d’une manière claire, nette et précise dans un mémoire adressé au roi et destiné à son Conseil d’Etat. Ce mémoire, présenté par le chevalier de Galiffet, est l’œuvre de cet officier et de du Casse. Il met en complète lumière le différend qui divisa ainsi du Casse et Pointis, ainsi que les causes réelles. Le ministre et le roi lui-même en prirent connaissance. Aussi, malgré sa longueur, l’importance de ce mémoire nous fait un devoir de le reproduire in extenso, d’autant qu’il est l’histoire complète, vraie et inédite de cette expédition de Carthagène.
189
«La première question qu’il y a à examiner sur les différends entre M. de Pointis et M. du Casse et les gens de Saint-Domingue, c’est à savoir si le butin de Carthagène doit être partagé entre ceux-ci et les armateurs de l’escadre homme pour homme sans distinction, c’est-à-dire par proportion au nombre des uns et des autres, comme les premiers le prétendent, ou seulement le dixième du premier million et le trentième des autres, suivant l’explication de M. de Pointis.
«La seconde, si les armateurs de Saint-Domingue ont dérogé à leurs droits par leur conduite.
«En troisième lieu, l’intérêt du roi que M. de Pointis met en avant, et enfin les plaintes personnelles de MM. de Pointis et du Casse.
«1º Si tout le butin doit être partagé ou seulement le dixième accordé aux équipages.
«M. du Casse affirme sur son honneur et sur sa conscience d’être convenu avec M. de 190 Pointis, circonstance par circonstance, du partage du butin entier homme pour homme, suivant l’usage de la flibuste, lui ayant expliqué que cela veut dire que tout le butin serait partagé seulement par proportion au nombre des hommes, sans distinction de dignité, et sans égard à la différence des bâtiments, sauf à chacune des parties de faire avoir à cet égard à leurs officiers et à leurs bâtiments par un second partage particulier: c’est la pratique de la flibuste, à laquelle le roi s’est conformé au partage du butin de la Jamaïque, à celui de plusieurs prises où ses bâtiments ont assisté, et à laquelle MM. des Augiers et de Renaud s’étaient assujettis. M. de Pointis fit quelques objections à M. du Casse sur la différence de ses navires, et M. du Casse lui ayant fait observer que le nombre des bâtiments flibustiers qu’il faut pour porter un nombre d’hommes pareil à celui de l’équipage d’un gros vaisseau du roi et la cherté des bâtiments, agrès, radoubs et victuailles dans ce pays-là rendait la chose bien égale, M. de Pointis se rendit et convint positivement des conditions exprimées.
«Lorsque M. de Pointis passa au Cap, il me 191 dit que la cour lui avait promis deux mille cinq cents hommes de la colonie; que si M. du Casse ne les lui donnait pas, il s’en retournerait sans rien faire et chargerait M. du Casse de son retour, et me pressa de grossir le détachement que j’avais ordre de faire; je lui dis que je pouvais surpasser les ordres que j’avais à cet égard, et même que les habitants étaient rebutés des entreprises qu’ils avaient faites avec les vaisseaux du roi, prétendant avoir été trompés dans la distribution du butin, et je lui expliquai comment ces gens-là allaient à la guerre à la part. Il me dit qu’il savait cela et leurs plaintes, qu’il n’avait en vue que la gloire dans les expéditions qu’il espérait de faire, et que je pouvais assurer les habitants qu’il surpasserait leurs espérances à cet égard. Il est aisé de savoir par M. du Boissy-Ramé si je n’animai pas les habitants de cette espérance et s’ils ne sont pas partis dans la confiance d’aller à la part.
«M. de Pointis étant arrivé au Petit-Goave et ayant appris que les flibustiers avaient répugnance de le suivre et menaçaient de se sauver dans les bois, craignit que M. du Casse ne fût 192 pas le maître de les faire embarquer, et même le soupçonna de n’en avoir pas l’intention, ainsi qu’il m’a dit; ce qui le porta à faire mettre des affiches par lesquelles il promettait d’être fidèle à la distribution du butin, dont il leur promettait le partage homme pour homme, suivant leur usage, et allait lui-même dans les carrefours leur confirmer cette promesse, leur donnait de riches idées de son entreprise et leur promettait, par-dessus leurs lots, tous les bâtiments qu’il prendrait, ce qui est attesté par le témoignage des juges que j’ai produit, lesquels il faudrait punir si leur attestation n’était pas véritable.
«M. du Casse, les habitants flibustiers et nègres se sont embarqués dans cette confiance. M. du Casse n’a pas caché son traité, les habitants et les flibustiers n’en ont pas fait un mystère, c’était l’entretien de tout le monde, et il n’y a personne dans l’escadre de M. de Pointis, jusques aux soldats, qui puisse de bonne foi ne pas avouer d’en avoir ouï parler sur ce pied-là; personne au contraire n’a entendu parler du parti que M. de Pointis n’a mis au jour qu’au moment qu’il a donné son 193 décompte. Il avait entendu les prétentions des armateurs de Saint-Domingue sans les contredire; n’est-ce pas une preuve qu’il les en avait voulu flatter, peut-être de bonne foi dans le commencement, et ensuite avec intention de les tromper? M. du Casse n’avait point demandé de billet à M. de Pointis; il s’en fiait à sa bonne foi, au droit et aux usages du pays. M. du Rollon et autres officiers du roi n’en avaient jamais donné dans les entreprises précédentes; M. Renaud avait traité avec eux à mille écus par homme, et M. des Augiers à cinq cents écus pour les (deux mots illisibles), qui était une expédition de six semaines. Si M. de Pointis avait prétendu se tirer de la règle et de cet usage, c’était à lui de s’en expliquer clairement, et non par une équivoque; lorsque tous les flibustiers eurent joint au cap Tiburne, il envoya de son mouvement un billet à M. du Casse, dont il se contenta, ne se défiant de rien et y trouvant les termes usités dans toutes les chartes parties des flibustiers. Mais les vaisseaux le Pontchartrain et la Marie de Saint-Malo, qui devaient entrer dans le traité des flibustiers suivant leur 194 accord, n’y étant pas mentionnés, M. du Casse demanda à M. de Pointis de les y comprendre; ce qu’il fit. Il paraît bien, par la suite du procédé de M. de Pointis, qu’il s’avisa d’envoyer ce billet pour exclure toute convention verbale, toute enquête du rapport public et particulier, et toute la force du droit et de l’usage. Il construisit son billet en des termes qui exprimaient dans le sens naturel, et suivant l’usage du pays, le traité dont ils étaient convenus dans le sens de M. du Casse, afin qu’il s’en contentât, et qui puissent néanmoins y recevoir l’équivoque qu’il y voulait trouver. Voici ce billet:
«Nous sommes convenus que les habitants flibustiers et nègres de la côte Saint-Domingue, qui se sont joints à l’armement dont Sa Majesté m’a confié le commandement, partageront au provenu des prises qui seront faites homme par homme avec les équipages embarqués sur les vaisseaux de Sa Majesté à bord du Sceptre ce 26 mars 1697. Signé: Pointis, du Tilleul. En ce compris, le Pontchartrain et la Marie de Saint-Malo. Collationné à Lovigniat; signé du Tilleul.»
«Les termes de ce billet sont les mêmes 195 dont on se sert dans les traités de tous les armateurs de Saint-Domingue, comme il est attesté par le témoignage du juge et greffier que j’ai produit. Ils se sont expliqués pour le partage de tout le butin dans le sens de M. du Casse, ce qui est confirmé par la même attestation, et la même attestation porte que M. de Pointis a expliqué publiquement, dans les rues, aux flibustiers ce billet dans le sens de leurs prétentions, qui veut dire partage au provenu des prises. Ce ne peut être au sens de M. de Pointis parce que le dixième du premier million et le trentième des autres accordés par le roi aux équipages n’est pas le provenu des prises, mais seulement une très-petite partie. On n’a jamais fait mention de cette gratification du roi, et M. du Casse ni aucune personne de Saint-Domingue n’en ont eu connaissance que par le décompte donné après l’expédition du 28 mars. Il était besoin d’un billet de M. de Pointis pour confirmer une grâce accordée par le roi; et peut-il entrer dans la pensée de quelqu’un que l’attrait d’un si petit avantage ait déterminé les habitants à sortir de leur famille, à exposer leurs esclaves, et les flibustiers à abandonner 196 leur course, pour suivre M. de Pointis? Leur condition aurait été bien inférieure à celle des équipages du roi, qui étaient assurés d’une solde. M. de Pointis offre bien présentement de la leur donner, mais il n’ose dire qu’il la leur ait promise. En effet, il n’en a jamais été parlé, et si le traité avait été fait dans le sens qu’il suppose, la solde aurait dû être le principal article de son billet, et il aurait fallu donner des assurances en cas de défaut de succès. Mais les habitants et flibustiers n’ont déjà que trop perdu de course avec M. du Rollon, M. des Augiers, M. Renaud et autres officiers du roi, pour apprendre par les exemples qu’ils ne recevaient ni solde ni dédommagement de leurs armements, lorsque les entreprises où ils assistent manquent. N’est-il pas clair que le sens de M. de Pointis est supposé, puisque les flibustiers sont véritablement armateurs, qu’ils ont leurs vaisseaux, leurs victuailles, leurs armes et leurs munitions? Ont-ils fait toutes ces avances pour n’avoir rien par-dessus les équipages du roi, et si on ne leur avait rien promis au delà, n’auraient-ils pas du moins stipulé un dédommagement de trois mois, 197 qu’ils avaient attendu de M. de Pointis, de leurs vaisseaux, armes et munitions? Qui croira que le vaisseau le Pontchartrain et la Marie de Saint-Malo aient demandé en grâce, comme il est écrit par le décompte de M. de Pointis, d’être compris entre les flibustiers, dans la seule espérance du trentième des prises à partager, sans avoir aucune promesse ni assurance de leur solde à 15 livres par mois, le Maloin ayant tout son équipage à 21 et 24 livres? La grâce qu’ils ont demandée d’être compris entre les flibustiers, n’est-ce pas une preuve de la promesse que l’on avait publiée de leur faire part de tout le butin? et s’il est évident et de droit incontestable qu’ils doivent avoir part à tout le butin suivant leur force, il doit pareillement appartenir aux habitants et flibustiers, qui sont au même traité que les armateurs. Il faut s’informer des gens qui connaissent les habitants et les flibustiers, pour savoir s’il serait possible de les mettre de leur gré à la solde. L’ont-ils jamais fait, et M. de Pointis avait-il un ordre du roi pour les y contraindre? La crainte qu’il avait que M. du Casse ne fût pas le maître de les faire embarquer, et 198 les affiches et promesses qu’il leur faisait, dont il est convenu, font bien connaître qu’il leur a promis véritablement un partage égal de tout le butin, puisqu’ils se sont embarqués à la fin de l’expédition. Ces gens-là servent libéralement le roi, lorsqu’il les emploie en quelque entreprise pour Sa Majesté, sans demander aucune solde lorsqu’il n’y a point de butin; quand il y a du butin, ils en ont toujours eu leur part par proportion, au nombre des hommes, et ils sont d’une légalité à toute épreuve dans le rapport à la masse de tout ce qui tombe entre leurs mains.
«Les flibustiers dépensent, en ordinaire, un écu par jour; les habitants louent de leurs esclaves jusqu’à sept écus par mois; comment pourrait-on penser qu’ils se fussent embarqués et eussent fourni leurs bâtiments, en armes, munitions et victuailles pour 15 livres par mois desquelles même on n’a jamais parlé sans distinguer les officiers?
«Les flibustiers, en s’embarquant poursuivre M. de Pointis, ont fait leur charte partie suivant leur coutume; ils n’en auraient eu que faire, si on ne leur avait promis leur part à tout 199 le butin. Aurait-il fallu qu’ils eussent pris des commissions de M. Ladmiral, comme ils ont fait, s’ils n’étaient pas véritablement armateurs particuliers? Les habitants qui ont donné leurs meilleurs nègres pour cette expédition, n’ont-ils pas risqué au moins deux cents écus pour chaque nègre, et ne sont-ils pas véritablement armateurs pour cette somme? quelle espérance auraient-ils de leur remboursement en cas de non-succès?
«Après la prise de Carthagène, pendant que l’on faisait la recette de l’argent, il y a eu des lots de flibustiers vendus quatre cents écus, risque nonobstant les soupçons que l’on avait et le pillage excessif que l’on voyait faire; n’est-ce pas une preuve que l’on avait promis leur part du tout? aurait-on donné quatre cents écus s’il avait été parlé de solde?
«Les troupes entretenues à Saint-Domingue ont incontestablement droit au dixième et au trentième accordés par le roi aux équipages, puisqu’ils ont été à l’expédition. Si M. de Pointis avait donné à entendre qu’il prétendait parler de cette gratification, au partage qu’il promet 200 dans son billet, pourquoi n’avait-il pas compris ces troupes? Il les en a exclues parce qu’il était question du partage du tout, et qu’ayant un ordre du roi pour embarquer les troupes, il dit à M. du Casse que le roi donnait ses troupes par grâce aux armateurs, et qu’ils ne devaient prétendre que leur solde et même traitement que celles qui étaient embarquées dans l’escadre; et M. du Casse prétend que le roi ayant donné ses troupes pour gratifier les armateurs et les forces de Saint-Domingue étant véritablement armateurs, ils doivent se prévaloir de la même grâce, et que, dans la distribution du partage du butin, la soldatesque ne doit pas être mise en nombre du côté de M. de Pointis, puisque celle de Saint-Domingue n’est pas comprise entre les armateurs de cette île.
«Lorsque M. Lepage et moi avons été, de la part de M. du Casse, demander à M. de Pointis qu’il y eût un adjoint pour les gens de Saint-Domingue à la recette de l’argent, attendu qu’étant armateurs et ayant un si gros intérêt qu’il surpassait le tiers, il était juste que l’on eût connaissance de ce qui se faisait à 201 cet égard, M. de Pointis ne nous a pas répondu que nous n’aurions que la solde et un trentième à prendre, mais bien qu’il lui serait indifférent d’accorder cette demande, parce qu’il prétendait accomplir exactement sa parole; mais qu’il le refusait par fierté. Ce sont ses propres termes.
«Lorsque M. Lepage et moi lui avons été demander, de la part de M. du Casse, de vouloir donner à terre la part qui revenait aux gens de Saint-Domingue, que nous lui avons représenté leur inquiétude, la peine que nous avions à les contenir et l’embarras d’embarquer tout l’argent dans ses vaisseaux pour avoir encore la peine d’en ressortir un tiers, il ne nous découvrit pas son intention, mais seulement nous dit qu’il se hâtait de tout faire embarquer, pour se mettre en état de partir; qu’aussitôt que tout serait pesé, il ferait faire notre décompte, et que l’argent serait bientôt reversé de ses vaisseaux dans les nôtres.
«Lorsque j’ai averti M. de Pointis que les flibustiers avaient pris une résolution qui ferait plaisir au roi, et que la reconnaissance en retour serait sur lui, qui était que 202 trois cents d’entre eux, comptant au moins sur deux millions pour leur lot, auraient résolu de se faire habitants au quartier de l’Ile à Vaches, lequel on avait beaucoup à cœur et beaucoup d’intérêt d’habiter, il ne me dit pas qu’ils n’eussent que la solde à prétendre, mais bien que, puisqu’ils tiendraient leurs richesses de Carthagène, où j’étais destiné pour demeurer pour la garde, je ferais bien de les induire à s’habituer dans cette ville.
«Lorsque je dis à M. de Pointis que les flibustiers avaient perdu leur course avec les vaisseaux du roi depuis deux ans et qu’ils étaient endettés de plus de deux cents écus chacun, il ne me dit pas qu’ils ne dussent prétendre qu’au trentième et à la solde, mais bien qu’ils seraient bien aises de ce qu’ils auraient mieux réussi avec lui. M. de Coëtlegon, parlant un jour des richesses que les flibustiers auraient, dit qu’il était dommage de leur donner un si gros argent, qu’il faudrait les mettre à la solde. M. de Pointis lui dit: «Taisez-vous, Breton, vous aurur oaqueoztsllangue trop longue.» Les circonstances sont trop fortes pour convaincre du soin qu’il prenait de cacher l’intention 203 qu’il avait de les frustrer de leur droit.
«Quand le billet de M. Pointis et sa promesse authentique ne l’engageraient pas comme ils font, il est de fait que les habitants flibustiers et nègres sont des armateurs particuliers, qui sont joints, suivant l’intention du roi, mais de leur gré; l’usage, l’équité et les ordonnances du roi ne les admettent-ils pas au partage qu’ils prétendent?
«Il faut remarquer que M. de Pointis dit dans son billet que les habitants, flibustiers et nègres, se sont joints à l’armement qu’il commande, et non pas qu’ils se soient engagés à la solde; ce qui est bien différent.
«Par le décompte que M. de Pointis a donné, dont copie est ci-dessous[4], il paraît qu’il prend droit de mettre les habitants et flibustiers à la solde, à cause d’un ordre du roi qu’ils supposent en avoir un espoir de lui donner les troupes entretenues, mais il n’en avait aucune pour y contraindre les habitants 204 ni flibustiers autrement que de gré à gré, et suivant les conditions dont ils conviendraient.
«La raison qu’il donne en cet endroit du droit qu’il prétend avoir de les mettre à la solde fait bien connaître qu’il ne leur en aurait jamais parlé, bien loin d’en être convenus.
«Comment peut-on prétendre que les termes de partager au provenu des prises homme par homme avec les équipages embarqués sur les vaisseaux du roi, signifient la même chose que s’il y avait: comme les équipages embarqués? N’est-il pas vrai que le mot avec est une suite d’homme par homme et se rapporte à la proportion du nombre des équipages embarqués sur les vaisseaux du roi? Les raisons et les conjectures susdites n’en laissent pas douter.
«M. de Pointis ayant formé le dessein de frustrer les armateurs de Saint-Domingue de ce qu’il leur avait promis, n’a pas eu peine à se ménager quelque conjecture qui semble autoriser ses prétentions, et rendre vraisemblable ce qu’il suppose. Il est étonnant au contraire qu’étant aussi subtil qu’il l’est, il n’ait pas su 205 s’en ménager de plus favorable, parce que M. du Casse ne s’en défiait pas.
«M. de Pointis allègue qu’il a payé 7,000 livres pour la dépense que les flibustiers ont faite en l’attendant. Il y aurait quelque justice en cela, parce que les flibustiers ont perdu ce temps-là à son occasion; mais je suis persuadé qu’ils devaient le rembourser de cela sur leur part, comme de tout ce qu’il leur avancerait. M. du Casse seul peut répondre là-dessus.
«M. de Pointis allègue qu’il a fourni des vivres aux flibustiers, des apparaux et agrès pour leurs bâtiments. Mgr de Pontchartrain avait écrit à M. du Casse que M. de Pointis porterait des vivres pour en fournir aux gens qu’il prendrait à Saint-Domingue. Sur cet avis, M. du Casse avait empêché que les flibustiers ne fissent toutes les victuailles, et il convint avec M. de Pointis qu’on lui paierait au prix des îles tout ce qu’il avancerait, et s’en rendit garant. Il faut voir l’état de ces fournitures, et l’on verra que ce n’est pas là la moitié des victuailles que les flibustiers ont embarquées, et que le tout a été prêté par M. du Casse.
206
«Il allègue encore qu’il a donné sept mille cinq cents écus pour un vaisseau que les flibustiers ont abandonné au cap Tiburon. Il est vrai que M. du Casse ayant vendu, avec son consentement un vaisseau à lui appartenant pour le prix de sept mille cinq cents écus, M. de Pointis ne voulut plus permettre qu’il le livrât, ni lui en donnât le prix, disant qu’il n’était pas juste qu’il perdît l’occasion de vendre son navire par son opposition, sans le tirer d’intérêt.
«M. du Casse reçut ce remboursement dans ce sens-là, sans qu’il fût fait mention du vaisseau perdu au cap Tiburon; il aurait même reçu cette somme de pure gratification sans scrupule ni défiance, parce que M. de Pointis avait donné un vaisseau à M. du Buisson vendu dix mille écus, deux barques vendues sept ou huit mille écus, et plus de cinquante pirogues qui se vendaient mille écus.
«M. de Pointis allègue les vivres qu’il y a fournies après le siége. Outre qu’il en a fourni très-peu, qu’il a réduit les gens de Saint-Domingue à manger les chiens, les chats, et les chevaux, et refusé même les malades à 207 l’hôpital, quoique pendant le siége les gens de Saint-Domingue eussent fait subsister la table de M. de Pointis et presque tout le camp, ils ne refusent pas néanmoins de rembourser tout ce qui leur a été fourni, comme M. du Casse en était convenu. Quant à ce qu’il dit, n’avoir aucune assurance en cas de non-succès, c’est que l’usage lui en servait une incontestable, et l’on n’en avait pas davantage de lui pour vingt mille livres que M. du Casse leur avait prêtées, et pour environ deux mille que je leur avais prêtées au Cap ou en argent ou sur mon crédit; il est vrai qu’il en avait donné des billets, mais sur qui aurait-on eu recours? son armement n’était pas rempli le jour qu’on a appris le succès de son entreprise. Les secours ont été mutuels des uns et des autres; il faut faire raison de ce que l’on a reçu; de plus, on leur a fourni du biscuit, des viandes, des pirogues et de l’argent.
«M. de Pointis allègue les gratifications qu’il a faites à M. du Casse, aux officiers et blessés de Saint-Domingue. On n’avait garde de penser qu’il prétendait en tirer conséquence au préjudice du partage, puisqu’il en faisait 208 également aux officiers et troupes de son armement, le tout étant pris sur la masse qui appartenait également à tous. Comme les gratifications n’ont point dérogé aux droits de ceux de l’armement qui y sont par leur argent ou avance de leurs appointements, elles ne doivent pas plus déroger au droit des gens de Saint-Domingue; de plus, M. de Pointis sait bien que je l’ai averti que les officiers des flibustiers les refusaient, de peur de donner de l’ombrage aux flibustiers qui murmuraient de ces gratifications, et que je les leur fis recevoir avec peine et en cachette; et M. du Casse refusa d’abord la sienne. M. de Pointis me dit que, si M. du Casse la lui refusait, il voyait bien qu’il voulait lui déclarer la guerre, ce qui fit que je lui persuadai dans la bonne foi de la prendre.
«Toutes ces inductions ne sont d’aucune force, parce qu’on en a toujours caché la conséquence qu’on en voulait tirer avec soin, et en assurant que c’était sans préjudice du droit de partage. L’artillerie et les munitions que le roi a fournies sont des grâces dont les armateurs des îles doivent se prévaloir aussi bien que ceux d’Europe. Que si les armateurs ont 209 fourni des outils et autres instruments qui ont servi à l’expédition, il est juste que les gens de Saint-Domingue y contribuent, à proportion.
«M. de Pointis dit que des gens aussi turbulents que les flibustiers n’auraient pas souffert qu’on ait embarqué l’argent s’ils y avaient eu droit, et que leur tranquillités là-dessus marque qu’il n’y en avait aucun. Il sait bien le contraire de ce qu’il dit; nous avons été très-fréquemment lui dire les murmures des gens de la côte, et, quoique nous ne lui ayons jamais dit leur violente proposition de l’enlever et le navire où était l’argent, nous lui avons souvent témoigné que nous avions de la peine à les contenir, et il le savait bien, puisque l’on est convenu qu’il avait fait entrer trois bataillons sur les avis qu’il en avait eus. Ce discours nous fait émettre à présent, qu’à l’égard des flibustiers la disposition absolue qu’il affectait du butin et l’extrême faim où il les réduisait, étaient des aiguillons de révolte qu’il leur donnait exprès pour les porter à quelque mouvement qui lui donnât un prétexte plausible de les frustrer de leurs droits, s’assurant que nous en retiendrions toujours l’excès. Le retour à Carthagène 210 est aussi un effet de son artifice. Leur rage contre M. du Casse et leur résolution de ne jamais retourner à Saint-Domingue témoignent combien ils sentaient le dépit d’être trompés.
«On trouve que leurs prétentions sont bien grosses; ils en ont eu plusieurs fois de plus considérables. M. Renaud, pour se dégager de l’embarras du partage, leur avait promis mille écus par homme, et M. des Augiers cinq cents écus pour les hommes, où il ne fallait que six semaines de course. Il faut faire réflexion aux divers voyages où ils n’ont rien gagné, et aux risques où ils étaient de ne rien gagner à celui-ci; il y a trois ans qu’ils n’ont rien gagné, et ce sont les différents usages qu’on en a faits pour le roi qui en ont été cause, retranchés aux armateurs d’Europe parce qu’il leur revient cinq pour un, et que c’est un trop gros profit. Ceux-ci sont dans le même cas. Si M. de Pointis avait voulu augmenter la force de son escadre d’un tiers, n’aurait-il pas fallu augmenter la dépense de même, et les particuliers qui l’auraient fournie, n’auraient-ils pas reçu le tiers du butin? Les forces prises aux îles ont-elles 211 moins d’effet que celles qu’on embarque ici? La différence est bien à l’avantage des premières, et cette augmentation lui avait été impossible, puisque l’argent lui manquait pour celles qu’il avait déjà.
«2º Si les armateurs ont dérogé à leurs droits par leur conduite.
«On prétend qu’ils ont dérogé à leurs droits pour avoir reculé à Boccachique, refusé d’aller sous mon commandement, refusé de donner à Saint-Lazare, n’avoir pas travaillé, et enfin pour être retournés à Carthagène.
«Il est vrai qu’un petit nombre d’entre eux, faisant feu sur deux pirogues qui allaient renforcer Boccachique, et s’étant avancés sous la mousqueterie et mitraille du fort à demi-portée, sans pouvoir faire rebrousser les pirogues, crurent qu’ils ne pourraient y réussir, parce qu’il fallait pour cela aller presque sur la contrescarpe toujours à découvert; ce que ne jugeant pas praticable, ils s’en retournèrent; mais M. de Pointis en ayant témoigné du chagrin et fait contenance d’y vouloir aller, on se détacha aussitôt avec un plus grand nombre de flibustiers, habitants et nègres 212 confusément; on fut sur le bord du fossé et on prit le fort, à quoi l’on n’avait pas pensé; il me semble que le reproche n’est pas trop bien fondé.
«Il est vrai qu’étant destiné pour conduire ses flibustiers à la descente de la terre ferme, un d’entre eux se mutina contre moi sans me connaître, et que sa détention porta le capitaine du vaisseau dont il était, à dire qu’ils ne voulaient point aller sous mon commandement, leur usage leur faisant croire qu’ils étaient en droit de cela; mais aussitôt que M. de Pointis leur eut ordonné de me suivre, je n’y trouvai plus de difficulté: ils perçurent quatre lieues de bois; ils forcèrent deux embuscades sans hésiter; ils passèrent tout le jour et la nuit sans manger; le lendemain, ils montèrent à Notre-Dame de la Pompe, où il y avait apparence de trouver des forces dans une situation avantageuse, et on occupa tous les chemins, ce qui était notre commission. Il est vrai que j’eus le dessein d’attaquer le fort Saint-Lazare, que je l’ai mené sous la portée du mousquet et qu’ils refusèrent de donner: ces gens-là n’avaient jamais servi sous un 213 officier du roi. Ils n’avaient aucune pratique ni connaissance de l’obéissance à une discipline exacte, et ils croyaient, suivant leur usage, être en droit de délibérer sur ce qu’on leur commandait; peut-être même qu’ils avaient plus de raison que moi, puisque M. de Pointis, avec toutes ses forces et les nôtres, ne prit ce fort que par un chemin coupé dans le bois, que les flibustiers n’avaient pu faire, n’ayant point d’outils. A l’égard du travail on avait prévenu M. de Pointis qu’ils n’y étaient point accoutumés, on les avait dits recommandables pour les partis, pour les grandes marches, pour pénétrer les bois et particulièrement pour faire un feu double. Il est vrai que pendant le siége ils n’étaient pas si fréquemment commandés pour les travaux, parce qu’on était bien aise qu’ils allassent en parti d’où ils fournirent la table de M. de Pointis et la subsistance de presque tout le camp; mais il n’est pas vrai qu’ils aient jamais refusé le travail, excepté une fois, peu de jours avant leur embarquement; leur refus était fondé sur ce qu’il y avait plus de quatre jours qu’on ne leur avait donné à manger, et qu’on embarquait l’argent 214 avant que d’en faire le partage; cependant étant survenu chez M. de Pointis, il m’offrit de les aller faire marcher sur-le-champ au travail qu’on avait décidé d’eux. Serions-nous approuvés de nous plaindre que les soldats de l’armement ne travaillaient pas tant que nos nègres? les différentes troupes ont leurs différents usages, et quoique, dans la nécessité, on les emploie toutes à tout, on n’aurait pas raison de trouver étrange qu’ils s’en acquittassent différemment, suivant la différence de leur application ordinaire.
«La plus forte accusation que M. de Pointis fasse aux flibustiers, c’est d’être retournés à Carthagène contre la foi du traité. Aussitôt qu’on leur eut fait savoir que M. de Pointis leur refusait le partage qui leur était dû et qu’il leur avait promis, le premier mouvement de leur désespoir leur fit proposer d’enlever le Sceptre, tout autour duquel ils étaient mouillés. L’exécution en était facile, attendu la maladie et la surprise de l’équipage; ils étaient assurés d’y trouver de l’argent et leur vengeance en la personne de M. de Pointis; cependant leurs capitaines arrêtèrent leur fureur par ces seules 215 paroles répétées: «Compagnons, c’est le vaisseau du roi,» on ne peut jamais donner un témoignage d’un plus grand respect pour Sa Majesté que le sacrifice que ces gens-là peuvent faire de leurs intérêts et de leur passion, au plus fort de leur tumulte, au seul nom prononcé du roi; ce trait, bien examiné dans toutes les circonstances, n’est pas indigne de l’histoire.
«Après un tel effort pour le respect du roi, on ne peut pas s’imaginer qu’ils aient cru l’offenser par leur retour à Carthagène, qu’ils ont toujours regardée comme ennemie de Sa Majesté; je puis dire avec vérité qu’ils y étaient forcés, faute de vivres. M. de Pointis ne leur en ayant point donné, il ne leur restait aucune ressource pour subsister; ils étaient endettés de plus de deux cents écus chacun à Saint-Domingue et n’y pouvaient plus espérer de crédit, et ils n’étaient point en état de pouvoir aller en croisière; tout leur manquait, et pour leurs subsistance, et pour leurs vaisseaux; dans le plus grand sang-froid qu’auraient-ils pu faire? Je pourrais encore dire qu’ils ont cru ne devoir pas avoir égard à un traité auquel 216 ils n’avaient point de part, n’en ayant point au butin, et que M. de Pointis l’ayant violé lui-même sur les Espagnols et sur eux, ils avaient cru en faire de même; qu’étant libres faute de payement et par congé, ils croient l’être aussi d’aller où bon leur semblerait. Mais j’entre plus sincèrement dans leur mouvement: la seule nécessité et le désespoir les y ont conduits.
«Il n’y a pas à douter que M. de Pointis ne les ait réduits à cette nécessité pour donner au roi un motif de les exclure de leurs justes prétentions. M. du Casse leur avait caché pendant deux jours le décompte que M. de Pointis leur avait envoyé, et tout de même que nous les avions fait sortir paisiblement de Carthagène en leur cachant ce décompte, nous les aurions ramenés à Saint-Domingue par la même précaution, si M. de Pointis n’avait forcé M. du Casse à les leur montrer, en les envoyant tous avertir qu’il l’avait.
«M. de Pointis avance qu’ils sont sans discipline et qu’ils se soulèvent au moindre sujet. Leur en aurait-il donné un si grand, les connaissant si bien, s’il n’avait pas voulu positivement les révolter?
217
«M. de Pointis avance que, quand il serait juste de leur donner le partage, on ne pourrait les trouver, parce qu’il y a apparence qu’ils sont dans les ennemis. Pouvait-il prévoir un si grand malheur et y donner lieu sans manquer envers le roi?
«Il avance aussi que les habitants et les nègres les plus capables de défendre la colonie sont parmi eux, et que les ennemis ne manqueront pas de se prévaloir de cette conjoncture pour la ruiner; quand il ne serait pas aussi capable qu’il est de prévoir les disgrâces, il n’aurait pu les ignorer, puisque nous les lui avons représentées; mais comment ose-t-il en convenir dans l’espérance de les imputer à M. du Casse? n’est-ce pas lui qui devait les prévenir, puisqu’il les prévoyait?
«Cette révolte, si punissable au dire de M. de Pointis, est une preuve invincible de la promesse qu’il leur avait faite du partage, puisque, après avoir souffert tant de mauvais traitements, il n’y a eu que le manquement à cette promesse qui ait pu les retirer de l’exacte obéissance où ils s’étaient tenus pendant le siége, et, après tout, elle n’est pas si 218 criminelle qu’il le dit. Ont-ils chargé les troupes du roi? ont-ils insulté le major que M. du Casse leur a envoyé? ils n’ont fait que se mettre dans la liberté où ils sont ordinairement de faire la guerre, et ensuite du congé de M. de Pointis.
«M. de Pointis les accuse de l’avoir abandonné étant poursuivi de vingt-deux vaisseaux. Il n’a rencontré les ennemis que sept jours après les avoir quittés; on n’en avait aucune connaissance et il les avait congédiés. Je ne puis m’empêcher ici de faire remarquer que, puisqu’il y est invinciblement convaincu de leurs supposés, on ne doit point ajouter foi à ces autres accusations.
«Y aurait-il quelque sûreté dans aucun traité si quelqu’une des parties était en droit de se prévaloir sur les autres, sous prétexte qu’elle ne serait pas contente de leur travail, car enfin, dans cette société, M. de Pointis est un simple armateur particulier et ne peut prétendre aucune des prérogatives réservées au roi. Néanmoins je veux bien exposer les services des forces de Saint-Domingue dans cette expédition à la comparaison de celles de 219 M. de Pointis, et si les troupes ont l’avantage, je consens à la détention qu’il a faite du butin.
«C’est M. du Casse, avec les flibustiers seuls, qui devait aller bloquer la ville par le dessus de Carthagène; il fut sur le bord du sable; le brisant ne permit pas de mettre à terre. C’est M. du Casse qui fit la descente à Boccachique avec les nègres; c’est lui qui perça les bois, y coupa un chemin et le fraya à M. de Pointis et à ses troupes; ce sont les flibustiers qui, d’une hauteur, empêchaient les ennemis de se montrer et de tirer le feu sur eux. Si pendant le siége de la ville les flibustiers n’ont pas tant fait de travail que les troupes, en revanche les nègres en ont fait davantage, et durant tout ce temps-là le bataillon de Saint-Domingue occupait Boccachique; un détachement de flibustiers occupait la poupe; un autre détachement occupait les dunes du nord; un autre détachement occupait le fort Saint-Lazare, où le feu a continué pendant tout le siége; et le restant des flibustiers et habitants étaient continuellement en parti d’où ils tiraient leur subsistance et celle de presque tout le 220 camp. Si M. de Pointis les estimait si peu, pourquoi les mettait-il toujours devant lui?
«A la prise de Hihimani, MM. les officiers de la marine, qui sont pleins d’émulation et de valeur, avaient voulu occuper leur poste; les habitants flibustiers et nègres étaient à la queue de tout, excepté ceux des tranchées; mais comme les soldats ne répondaient pas à l’ardeur de leurs officiers, on fut obligé, étant sur la brèche, de crier à pleine tête: Avance les flibustiers! Ceux-ci, les habitants et les nègres passèrent sur le corps des bataillons qui les devançaient, et chassèrent les ennemis de leurs bastions, où ils prirent les pavillons et drapeaux qu’on a présentés au roi, excepté celui qui était sur la porte, qui fut abattu par M. de Vaujour.»
«M. de Pointis accuse les flibustiers d’avoir fait quelque fausse démarche; j’en conviens, mais il faut qu’il convienne que ses troupes en ont fait de pires; nul corps au monde ne peut se vanter de n’avoir jamais manqué, mais quoiqu’il se loue des habitants et des nègres, leur a-t-il mieux gardé sa parole?
«M. de Pointis fait grand fond du pillage que 221 les flibustiers ont fait après leur retour à Carthagène, quoiqu’il n’ait pas plus de droit sur le butin que les flibustiers en ont sur les prises qu’il peut avoir faites depuis les avoir quittés; néanmoins il consent pour eux à en tenir compte sur leur part, à condition qu’il sera renvoyé une pareille somme à Carthagène pour réparer l’infraction du traité, et donner l’éclat qu’il convient en cette occasion à la justice du roi.
«Les troupes de Saint-Domingue, les habitants et les nègres n’ont aucune part ni à ce reproche ni à ce butin.
«M. de Pointis veut intéresser le roi dans le délit du butin aux flibustiers, en mettant en avant qu’il lui est avantageux de dissiper ces gens-là, qu’il est de sa gloire de punir l’infraction d’un traité fait en son nom et par l’intérêt de la confiscation.
«La première de ces propositions ne mérite pas de réponse; la seconde est téméraire, puisque le roi ne ferait punir l’infraction du traité et tous les autres désordres qui sont provenus de la détention du butin que dans celui qu’il a fait, et la troisième offense l’intégrité 222 de Sa Majesté; son exposé m’oblige de faire remarquer les véritables intérêts du roi dans cette affaire, non pas que je pense qu’il en soit de besoin pour déterminer sa justice, mais seulement pour effacer les fausses idées qu’il tâche de donner à cet égard et qui pourraient d’ailleurs être préjudiciables à la colonie.
«La colonie de Saint-Domingue a donné lieu à l’expédition de Carthagène, elle en peut faciliter plusieurs autres d’autant et plus de conséquence, et il est incontestable que, sans son secours, on n’aurait pu exécuter celle-là, ni espérer d’en faire aucune autre dans le golfe Mexique; l’entrepôt et les rafraîchissements en sont nécessaires, et il a bien paru que l’on ne saurait se passer de ces hommes, non-seulement pour les connaissances du pays des mers et les usages auxquels les troupes ne sont pas propres, mais encore à cause de l’intempérie qui avait mis les ennemis en état de faire périr les troupes et l’escadre du roi même après leur victoire, si les forces de Saint-Domingue n’y avaient été pour soutenir leur retraite dans le fort de leur maladie, et puisque la conservation et l’augmentation de cette colonie 223 et des flibustiers est engagée dans la satisfaction qu’on leur fera du butin de Carthagène, le déni de cette justice dissiperait certainement les flibustiers de la même manière qu’on en perdit quatre mille il y a environ dix ans; ils ruineraient les habitants qui y ont assisté et qui sont pris infailliblement par les ennemis et peut-être punis comme infracteurs de traité et ceux qui ont perdu leurs esclaves, et enfin il ne faudrait jamais prétendre de s’en servir en aucune entreprise; mais si on leur fait restituer leur part, on les conservera tous. Un grand nombre de flibustiers se feront habitants au moyen de leurs lots; ceux qui le sont augmenteront leur habitation, et, par ce moyen, le commerce et les droits du roi, et comme ils n’auront jamais à craindre de difficultés sur leur droit au sujet des expéditions que le roi pourra désirer de faire, ils s’y porteront avec plus d’ardeur que jamais; l’argent n’en demeurera pas moins dans le royaume au moyen d’une proposition que j’ai à faire à cet égard.»
224
«M. de Pointis accuse M. du Casse d’avoir fomenté le soulèvement des flibustiers et d’avoir déserté et demandé que son procès lui fût fait; m’étant chargé de ses intérêts, je ne puis avec honneur me dispenser de justifier sa conduite.
«Les flibustiers ont été dans la disposition de se soulever aussitôt que l’on a commencé la recette de l’argent, et que l’on y a refusé un adjoint de leur part: le pillage qu’ils voyaient faire, qui doit être bien grand, puisque M. de Pointis dit qu’il y devait avoir trente millions; la faim à laquelle on les a réduits et aussi leurs maladies à l’hôpital, avaient beaucoup irrité cette humeur-là, et l’embarquement de l’argent les avait déterminés à enlever M. de Pointis et le vaisseau où était l’argent. M. du Casse par ses soins les a contenus, et M. de Pointis sait bien la peine qu’il a trouvée, puisqu’il l’avait fait prier par moi de leur engager sa foi en garantie de la sienne et 225 qu’il fit rentrer dans la ville plusieurs bataillons pour ce sujet, comme il est convenu, et, d’après ce qu’il dit lui-même, les quartiers-maîtres lui revinrent demander en corps leur partage, ce qui fait bien voir qu’ils se défiaient de M. du Casse comme de lui.
«Lorsque M. du Casse eut reçu le décompte que M. de Pointis lui envoya, prévoyant bien que les flibustiers se porteraient à quelque résolution violente, il voulut la leur cacher pour tâcher de les ramener. M. de Pointis le força de le leur remettre, comme j’ai dit. Aussitôt qu’ils s’en retournèrent à Carthagène, je fus en avertir M. de Pointis et lui demander seulement cent hommes pour aller défendre l’entrée de la ville de vive force, et M. du Casse envoya le sieur le Page, major de Saint-Domingue, aux flibustiers, avec une lettre pour les ramener par exhortation et par autorité. Les flibustiers étaient aussi irrités contre M. du Casse que contre M. de Pointis, et disaient hautement qu’il était un traître, et qu’ils étaient d’accord pour les voler, nonobstant toutes les lettres par lesquelles M. du Casse les avait sollicités de retourner à Saint-Domingue, leur promettant 226 de passer en France pour leur obtenir justice et pardon, surtout à la veille d’être attaqués. Ceux qui sont retournés n’ont pas voulu revenir dans les quartiers habitués, qu’auparavant ils n’aient traité avec M. du Casse et aient ici assurance qu’ils seront bien reçus. Voilà comment M. du Casse a fomenté leur révolte, il a cru que le plus grand service qu’il pouvait jamais rendre au roi était d’empêcher la dissipation de ces gens-là et il n’avait garde de les porter à retourner à Carthagène, puisque la plupart des contestations qu’il a eues avec M. de Pointis étaient sur ce que M. du Casse voulait trop favoriser les Espagnols et observer religieusement le traité; ce qu’il faisait pour effacer les impressions que les peuples ont que les Français sont infidèles et barbares, afin de les disposer au commerce que nous avons un si grand intérêt d’établir avec eux.
«A l’égard de la désertion, il me suffirait de dire que le décompte que M. de Pointis a donné, porté congé à M. du Casse et à toutes les forces de Saint-Domingue au 1er de juin, et qu’étant convaincu par sa signature d’une supposition si importante, il en doit être repris, 227 et que l’on ne doit plus ajouter de foi aux autres choses qu’il avance.
«Mais M. du Casse n’en avait pas besoin; il n’avait aucun ordre d’obéir au sieur de Pointis, rien ne le déchargerait de son gouvernement, et le péril où il le voyait l’engageait de s’y rendre incessamment. Je dois dire ici quelque chose de sa conduite qui fasse connaître son zèle.
«Il n’avait aucun ordre du roi de s’embarquer avec M. de Pointis, ni de lui donner du monde qu’autant qu’il estimerait de le pouvoir faire sans exposer les quartiers de son gouvernement. Le caractère de gouverneur lui donne droit de commander sur tous les capitaines des vaisseaux, dans les expéditions de terre: ainsi avait été ordonné par la cour à l’égard de M. des Augiers; néanmoins, connaissant que l’armement de M. de Pointis serait infailliblement perdu s’il ne lui donnait un renfort considérable, et sachant que les habitants et flibustiers ne le suivraient point s’il ne s’embarquait lui-même pour épargner ce déplaisir au roi, il se résolut de garnir son gouvernement au péril de sa tête, quoiqu’il fût averti qu’il venait une grosse escadre des ennemis, de 228 sacrifier le rang dû à son caractère et de se livrer à M. de Pointis avec les forces de son gouvernement. M. de Pointis n’oserait dire qu’il eût pu faire son expédition sans son secours. Il est étonnant qu’au lieu de la reconnaissance qu’il lui doit, il demande sa tête par des accusations supposées. Pendant l’expédition, M. du Casse s’est porté avec une ardeur extrême à tout ce qui s’est présenté à faire, et a eu l’honneur des principales occasions; si M. de Pointis l’avait cru, il aurait pris les galions, on aurait gardé Carthagène, il n’aurait pas perdu les flibustiers, les habitants et nègres, ni exposé la colonie; il aurait sauvé la meilleure partie des héritages qu’il a perdus, et n’aurait pas mis l’escadre du roi dans les périls où elle a été de périr par la force des ennemis, par les dangers du golfe et par le défaut de rafraîchissement.»
Outre Galiffet, le gouverneur de Saint-Domingue avait à Paris un défenseur plus jaloux du soin de sa gloire que lui-même n’aurait pu l’être. La femme de l’illustre marin, personne de tête et de cœur, en apprenant 229 la conduite de Pointis, prit hautement en main la cause de son mari et n’hésita pas à écrire au Roi et à Pontchartrain des lettres pleines de noblesse et de dignité, pour réduire à néant les indignes calomnies de Pointis. Sa requête se terminait par ces mots empreints d’une juste fierté: «M. du Casse demande, pour toute grâce, son congé et la justice qui lui est due.»
La réponse du roi fut l’envoi d’une lettre de félicitations et d’éloges au gouverneur de Saint-Domingue sur sa brillante et irréprochable conduite et l’expédition du brevet de chevalier de Saint-Louis, récompense la plus précieuse que l’on pût accorder, à une époque où le sentiment de l’honneur dominait tout autre dans l’esprit de l’armée et de la noblesse de France.
Le Roi fit plus encore pour du Casse. Après avoir lu le mémoire de Galiffet, il voulut donner au gouverneur de Saint-Domingue une marque exceptionnelle de faveur.
Le 27 novembre, il lui fit écrire par le ministre de la marine: «qu’il lui permettait de porter la croix de Saint-Louis, quoiqu’il ne 230 fût pas reçu; que Sa Majesté avait fait rendre justice aux habitants et flibustiers, que par la convention faite entre le chevalier de Galliffet et les intéressés de l’armement, il leur reviendrait quatre cent mille livres, suivant l’arrêt du Conseil d’État, dont copie lui était envoyée, que partie de cette somme serait délivrée en argent, partie en marchandises, munitions et nègres.»
Ce contrat ne reçut son entière exécution que tardivement, deux ans plus tard, lorsque du Casse fut passé en France, et voici pourquoi: ainsi qu’on vient de le voir, et sur l’avis du gouverneur ainsi que de son fidèle lieutenant Galliffet, il avait été jugé à propos de donner aux aventuriers des nègres plutôt que de l’argent, par cette raison que l’argent serait vite et follement dissipé, tandis que la possession d’esclaves porterait les hommes non établis à se faire habitants sédentaires. Galliffet, chargé d’assurer l’exécution de cette clause, signa un contrat avec un nommé Aufroi, qui s’engagea à faire passer deux mille nègres à Saint-Domingue; mais ayant fait de mauvaises affaires, il ne put tenir ses engagements, et ce 231 ne fut que grâce à l’intervention personnelle de du Casse que tout fut enfin terminé au commencement de 1701.
Pour en revenir à l’île de Saint-Domingue, nous dirons que la bravoure de du Casse la tira d’un grand péril, peu de temps après le départ de Galliffet.
En effet, le 8 juillet de cette même année 1697, si fertile en événements de toute nature pour la colonie française, les Anglais pénétrèrent par surprise dans le Petit-Goave. Un poste ayant tiré, le bruit des coups de feu réveille du Casse, qui voit les rues pleines de soldats ennemis cherchant à enfoncer les portes et les fenêtres de toutes les maisons. Il se lève, s’habille, parvient à s’échapper de son habitation, gagne une éminence à un quart de lieue, où était un fort désigné à l’avance comme point de rendez-vous et quartier-général en cas de surprise.
Au bout de quelques heures, ayant réuni environ deux cents hommes, il marche à l’ennemi, pénètre dans la ville, et éprouve de la part des Anglais la résistance la plus vive, leur nombre étant quatre ou cinq fois supérieur 232 à celui des gens qu’il a avec lui. L’épouvante se met parmi sa troupe, cause une panique telle, qu’il se trouve un moment seul avec sept ou huit des siens sur la place principale, et entouré d’ennemis. Comme il s’apprêtait à vendre chèrement sa vie, il voit tout à coup les Anglais fuir vers la mer. Ayant alors rallié tout son monde, il se met à leur poursuite, mais ceux-ci s’embarquent lestement et se dérobent ainsi à ses coups.
Voici ce qui avait eu lieu. Les Anglais croyaient le Petit-Goave gardé par une quarantaine d’hommes seulement. En se voyant attaqués tout à coup avec tant de résolution, ils s’imaginèrent avoir sur les bras toutes les forces de la colonie et se sauvèrent. Cette affaire leur coûta cinquante morts, dix blessés et quinze prisonniers. Les Français n’eurent à déplorer que la perte de cinq hommes tués et de trois blessés, mais l’ennemi parvint à brûler quarante-deux maisons et à emporter cent mille francs.
A cette époque, la colonie de Saint-Domingue perdit un excellent officier. Le comte du Boissy-Ramé, chargé pendant l’expédition de 233 Carthagène de l’intérim du gouvernement, avait rempli cette mission avec sagesse, intelligence et énergie. Une révolte générale des esclaves s’étant produite, il l’avait réprimée très-vigoureusement. Habitant au Cap depuis le retour de du Casse, il n’avait pu s’entretenir avec ce dernier. Désirant avoir une entrevue avec lui, il s’embarqua sur un navire marchand pour se rendre au Petit-Goave. Mais six vaisseaux ennemis lui ayant donné la chasse, il se jeta dans un canot avec trois nègres et un soldat pour essayer de leur échapper et gagner la côte. Le frêle esquif, ballotté par les flots, fut emporté en pleine mer, et, après être resté neuf jours au large, il fut jeté sur les côtes de Cuba. Pendant cinq jours, le comte du Boissy, sans vivres, ne s’était soutenu qu’à force de boire de l’eau de mer. Il mourut d’une inflammation, résultat de cette absorption d’eau salée.
Au mois de décembre, les Anglais firent contre le Port-de-Paix une tentative qui échoua, grâce à la vigilance du commandant français.
Peu de temps après on apprit à Saint-Domingue la signature de la paix de Ryswik. 234 Cette nouvelle arrivait fort à propos. Six cents Espagnols venaient de faire irruption sur le territoire français. Du Casse écrivit au gouverneur de San Yago, et les envahisseurs furent rappelés. Du Casse fit immédiatement mettre en liberté les prisonniers détenus dans la colonie et reçut du vice-roi du Mexique la lettre suivante:
«Je vois avec un extrême plaisir, par la lettre que M. Diègue de Alarçon, général de Barlovento m’a remise de votre part, les soins charitables que vous avez pris des prisonniers sujets du roi mon maître, non-seulement en leur donnant tous les secours dont ils avaient besoin, mais aussi en leur permettant de se retirer, sur parole, dans leurs habitations de Barlovento. La reconnaissance de ce bienfait veut que je vous en fasse mille remercîments au nom du roi mon maître, et que je vous assure aussi que je suis prêt à exercer de mon côté la même humanité lorsque les occasions s’en présenteront. Si par malheur il y a eu, du temps de mon gouvernement, quelques ordres donnés qui soient contraires à ma bonne intention, et qui ne soient en mon pouvoir de 235 révoquer, vous pouvez compter que je supplierai Sa Majesté très-catholique de le faire au plus tôt, afin que les sujets du roi très-chrétien puissent ressentir les mêmes traitements dont ceux du roi mon maître sont redevables à votre courtoisie. L’amiral étant revenu avec les cent quarante prisonniers que vous lui avez remis, je vais, de mon côté, faire la même chose avec tous les Français qui se trouveront à la Vera Cruz et dans tout autre lieu de cet État. A cet effet, j’écris à tous les gouverneurs des places où ils sont retenus de les mettre au plus tôt en liberté. En sorte que cette bonne et fidèle correspondance ne soit pas violée à l’avenir, comme vous me le marquez qu’elle l’a été par le passé; je vous avoue que j’ignorais en quoi elle n’a pu être observée. Je crois néanmoins que, s’il s’est fait quelque chose contre le droit des gens et contre les lois de l’Etat, cette transgression vient uniquement de l’animosité et de la haine que produit ordinairement la guerre entre deux nations ennemies. Soyez, s’il vous plaît, persuadé que vous trouverez toujours en moi tout le zèle imaginable pour entretenir cette union réciproque 236 et une affection très-sincère, non-seulement pour ce qui regarde l’intérêt des deux couronnes, mais aussi pour tout ce qui aura rapport à vous en particulier.»
Des pourparlers s’établirent alors entre le gouverneur de Saint-Domingue et le commandant de la partie espagnole de l’île pour arriver à la délimitation des frontières des contrées appartenant aux deux royaumes.
Une année entière s’écoula sans que la question eût fait un pas. Louis XIV, voulant la voir résolue, envoya l’ordre à du Casse de se rendre en France pour traiter cette affaire directement avec la cour d’Espagne.
En conséquence du Casse remit le gouvernement intérimaire au chevalier de Galliffet, et s’embarqua vers le milieu de 1700 pour se rendre sur le continent.
237
(1700-1705).
SAINTE-MARTHE ET VÉLEZ-MALAGA
Du Casse à Versailles.—Présentation au roi.—Mission diplomatique confiée à du Casse.—Négociations.—Plans de défense maritime.—Asiento, traité relatif à la traite des nègres.—Déclaration de guerre.—Commandement donné à du Casse.—Nicolas de Grouchy.—Du Casse élevé à la dignité de capitaine général d’Espagne.—Son départ, avec une escadre, pour l’Amérique.—Porto-Rico.—Louis de la Rochefoucauld, chevalier de Roucy, marquis de Roye.—Armée navale de l’amiral anglais Benbow.—Bataille de Sainte-Marthe (août 1702).—Victoire complète remportée par du Casse.—Du Casse à Carthagène.—Fuite de l’amiral anglais Graydon.—Mariage de Marthe du Casse, fille de l’amiral, avec Louis de la Rochefoucauld, marquis de Roye, chevalier de Roucy, beau-frère de Pontchartrain.—Bataille navale de Vélez-Malaga, gagnée par Louis-Antoine comte de Toulouse, fils légitimé de Louis XIV.—Fautes commises.—Du Casse et son escadre.—Toulon.—Mariage de Jean du Casse, neveu et filleul de l’amiral, avec Estiennette de Jordain (Bayonne 1704).
239
Lorsque du Casse arriva en France, mandé par le roi, le duc d’Anjou venait d’accepter le trône d’Espagne (5 novembre 1700). Cet événement modifiait du tout au tout la situation des colonies françaises en Amérique. On avait besoin des lumières et de l’expérience du gouverneur de Saint-Domingue, pour régler les conditions nouvelles qui allaient régir les rapports entre les deux couronnes dans les Indes (c’est sous ce nom qu’à cette époque on désignait l’Amérique). Du Casse, à son débarquement, trouva l’invitation de se rendre à Versailles. Il y fut sans délai et vit le ministre Jérôme Phélippeaux, comte de Pontchartrain, 240 qui venait d’être nommé secrétaire d’État à la marine, en remplacement de son père, élevé à la dignité de chancelier de France. Le nouveau ministre entretint longuement du Casse, lui parla des difficultés qui s’étaient élevées au sujet de la délimitation des frontières dans l’île de Saint-Domingue, et le félicita sur sa brillante administration. Du Casse, heureux de voir le comte de Pontchartrain si bien disposé envers lui, profita de la circonstance pour renouveler ses doléances au sujet de l’affaire de Carthagène, disant qu’il était dur pour un officier du roi d’être traité dans son propre gouvernement comme il l’avait été par le baron de Pointis. Le ministre répéta de vive voix, comme son père l’avait déjà mandé dans ses lettres à du Casse, que le roi avait reconnu la justesse de ces observations. Jérôme Pontchartrain ajouta que Sa Majesté avait manifesté le désir de recevoir le gouverneur de Saint-Domingue, pour lui témoigner elle-même sa satisfaction de la belle conduite qu’il avait tenue en toute circonstance, et que, pour lui prouver sa haute estime, elle voulait que ce fût lui qui terminât les différends qui existaient 241 encore au sujet de l’affaire de Carthagène.
Le ministre engagea du Casse à lui adresser un mémoire détaillé et précis à ce sujet, avec chiffres à l’appui, et le prévint que le lendemain ou le surlendemain il aurait l’honneur d’être présenté à Sa Majesté.
En effet, du Casse fut reçu par le roi. Ce prince le complimenta en quelques mots heureux, tels qu’ont toujours su en inspirer à la plupart des Bourbons de la branche aînée leur esprit français et leur cœur paternel.
Au sortir de cette entrevue, du Casse, pour se conformer aux instructions de Pontchartrain, rédigea et remit à ce ministre une note sur l’affaire de Carthagène et sur l’emploi des fonds accordés par le roi. Le gouverneur de Saint-Domingue, dans cette note, donnait le conseil de payer en nègres ce qui restait dû aux habitants de la colonie.
Du Casse était dans le vrai. L’intérêt bien entendu du roi demandait que les habitants de Saint-Domingue, auxquels il était encore dû de l’argent, fussent payés en nègres, puisque cela en augmentait le nombre dans la colonie. La différence du prix d’achat en Afrique 242 et de vente en Amérique devant couvrir les frais de transport, l’Etat, en agissant comme le voulait du Casse, n’avait rien à débourser en sus de l’argent provenant de Carthagène. Le ministre comprit la justesse de ce raisonnement et consentit à ce qui était proposé.
Au commencement de l’année 1701, du Casse partit pour l’Espagne, muni d’instructions de la cour de France.
Plusieurs points en litige étaient à régler. Depuis que les intérêts communs des Français et des Espagnols devaient les faire agir de concert, il n’était plus possible aux premiers de soutenir contre les seconds, comme ils l’avaient fait jusque-là, les Indiens de la Nouvelle-Grenade, ou Indiens des Sambres. Il fallait éviter d’un autre côté, en les abandonnant, qu’ils ne se tournassent vers les Anglais. Pour conjurer ce danger, il était nécessaire d’obtenir des Espagnols qu’ils oubliassent leurs griefs contre ces indigènes, et consentissent à ne pas les traiter trop durement, en leur accordant amnistie pleine et entière.
Il fallait l’esprit adroit et délié de du Casse, sa grande connaissance du caractère espagnol, 243 pour mener à bonne fin une pareille négociation et obtenir des conditions favorables aux révoltés.
Il parvint à atteindre le but qu’il s’était proposé. Des instructions furent envoyées du cabinet de l’Escurial aux commandants espagnols dans le nouveau monde, leur enjoignant d’user de ménagements à l’égard des Indiens.
Du Casse, dès les premiers mois de 1701, prévit une guerre entre la France et l’Espagne d’une part, l’Angleterre et la Hollande d’une autre.
Avec la sagacité qui le caractérisait, il comprit que les Anglais et les Hollandais, ambitionnant le commerce du monde entier, n’accepteraient pas sans lutte le formidable empire maritime de Louis XIV, maître par lui-même ou par son petit-fils des côtes orientales et occidentales de l’océan Atlantique.
Aux yeux de du Casse, la guerre était inévitable, parce que leur intérêt faisait un devoir aux gouvernements d’Angleterre et de Hollande de la déclarer. C’était pour eux une question de suprématie maritime et commerciale.
244
Quant à prétendre, comme plusieurs écrivains français, à des époques rapprochées de nous, l’ont fait, que la cause de la guerre fut la reconnaissance par Louis XIV du titre de roi d’Angleterre au fils de Jacques II, c’est puérilité.
Des raisons d’amour-propre national et de dignité froissée ne guidaient pas plus à cette époque qu’elles ne guident aujourd’hui les nations mercantiles. Seul un peuple chevaleresque, comme le peuple français, verse son sang pour la défense d’un principe, pour le triomphe d’une idée.
Ce sera l’éternel honneur de Louis XIV de n’avoir pas voulu céder à un sentiment de crainte, en refusant à un prince malheureux un titre légitime, et certes ce n’est pas aujourd’hui, dans la patrie en deuil, qu’il s’élèverait une voix pour le blâmer d’avoir montré que, dans le cœur d’un roi de France, le droit prime la force.
Plusieurs mois avant la mort de Jacques II, du Casse prévoyait donc la guerre qui allait éclater. D’Espagne il adressait au ministre des plans de défense maritime contre les Anglais 245 et les Bataves. L’un deux est parvenu jusqu’à nous; il est intitulé: Mémoire de M. du Casse sur l’Espagne et les Indes. Il est très-précis, fort juste, mais il n’offre plus de nos jours qu’un intérêt tout à fait rétrospectif. Nous croyons donc inutile de lui donner place ici.
L’affaire importante qui avait fait envoyer du Casse dans la péninsule, était la question de l’importation des nègres dans les colonies espagnoles. Le manque de bras s’y faisait sentir; elles se trouvaient à peu près dans l’état où était Saint-Domingue avant le premier voyage de du Casse en qualité de directeur de la compagnie du Sénégal. Il avait si bien su ranimer le commerce languissant, il avait donné un tel essor à la culture, que l’on avait pris en lui la plus grande confiance. On était convaincu qu’il saurait ramener la prospérité dans les possessions espagnoles. Tandis qu’il s’occupait de régler avec la cour d’Aranjuez cette question, il reçut de France sa nomination de chef d’escadre. Voici les termes dans lesquels sont conçues ses lettres de service:
«Provisions de premier chef d’escadre de l’Amérique pour le sieur du Casse, gouverneur 246 de la Tortue et côte de Saint-Domingue, 20 juillet 1701.
«Louis, etc., à tous ceux qui ces présentes, etc., salut. Les services importants que notre cher et bien-aimé le sieur du Casse, capitaine de vaisseau et gouverneur de la Tortue et côte de Saint-Domingue, nous a rendus et nous rend actuellement depuis plusieurs années, nous conviant à lui donner des marques de notre entière satisfaction, nous avons cru que nous ne le pouvions faire d’une manière qui fût plus digne de ses services, qu’en créant en sa faveur, une charge de chef d’escadre de nos armées navales en mers de l’Amérique, étant persuadé qu’il s’en acquittera avec distinction par les preuves qu’il nous a données en diverses rencontres de son expérience dans la navigation, de sa valeur et bonne conduite, et de sa fidélité et affection à notre service. Entre les actions remarquables qu’il a faites, il s’est particulièrement distingué en 1677, à la prise du fort d’Arguin, à la côte de Barbarie. En l’année 1689 il attaqua Surinam, où il combattit contre les Hollandais et les forts à la portée du pistolet. Il attaqua ensuite le fort 247 de la Barbiche, qu’il obligea de contribuer après un rude combat. En 1690, il servit à la prise du fort anglais de Saint-Christophe. En 1691, il secourut si à propos et avec tant de bravoure l’île de la Guadeloupe assiégée et pressée, que les ennemis furent obligés de lever le siége et de se retirer. En 1695, ayant fait une descente à la Jamaïque avec les gens de Saint-Domingue, il brûla pour quinze millions d’effets aux Anglais et gagna quatorze drapeaux. En 1697, il assista à la prise de Carthagène, où il descendit des premiers et s’y distingua d’une manière qui contribua beaucoup à la prise de cette place. Les Anglais ayant ensuite fait une descente au Petit-Goave avec quarante chaloupes, il assembla deux cents hommes et les repoussa si vivement qu’ils furent obligés de se rembarquer. Toutes ces actions, conduites avec autant de prudence que de valeur, nous ont paru dignes d’être récompensées par la charge de chef d’escadre de nos armées navales en mers de l’Amérique.
«A ces causes, etc., etc.»
Le grade de chef d’escadre était le même que de nos jours celui de contre-amiral. Aussi 248 nous conformant à l’usage, qui s’est établi actuellement, de désigner tous les officiers généraux du corps de la marine sous le terme générique d’amiral, qualifierons-nous, désormais du Casse de ce titre, et avec d’autant plus de raison que, quelques jours plus tard, il était élevé à la dignité de capitaine général d’Espagne, qui équivaut à celle de maréchal de France et confère le titre d’Excellence.
Les négociations, conduites par du Casse, au nom du roi de France et de la compagnie de Guinée, aboutirent au traité ou asiento signé, le 27 août 1701, à Madrid par du Casse et les plénipotentiaires de la cour d’Espagne.
Par cette convention, la compagnie française de Guinée s’engageait vis-à-vis le roi très-catholique et vis-à-vis le Roi très-chrétien à importer, en l’espace de dix ans, quarante-huit mille nègres dans les colonies françaises et espagnoles d’Amérique, et les cours d’Aranjuez et de Versailles concédaient à cette compagnie divers priviléges.
Six mois plus tard, le 28 mars 1702, un supplément au traité fut passé à Paris, par lequel divers personnages importants prirent 249 un intérêt dans la compagnie de Guinée et se portèrent garants de l’exécution de ses engagements.
Parmi eux se trouvaient: le célèbre financier Samuel Bernard, comte de Coubert, le conseiller au parlement Doublet de Persan, le trésorier général de la marine Jacques de Vanolles. Du Casse, qui jusque-là n’avait agi que comme plénipotentiaire du roi de France et fondé de pouvoir de la compagnie de Guinée, prit alors un intérêt dans l’affaire.
Il faisait en même temps ses préparatifs de départ pour un voyage qui avait pour but de transporter des troupes espagnoles à Carthagène et de mener au Mexique le vice-roi de ce pays, le duc d’Albuquerque.
La guerre, prévue par du Casse, ayant éclaté au mois de septembre 1701, précipita le départ du nouveau chef d’escadre, en rendant plus nécessaire que jamais l’arrivée du vice-roi au siége de son gouvernement, et en faisant à la France une impérieuse obligation d’envoyer une escadre croiser dans les mers d’Amérique, pour concourir à la 250 défense de ses colonies, contre lesquelles une attaque anglo-hollandaise devenait imminente.
Le 12 avril 1702, l’amiral du Casse mit à la voile ayant sous ses ordres une escadre composée de: l’Heureux, qui portait son pavillon; l’Agréable, commandant de Roucy; le Phénix, de Pondens; l’Apollon, de Muin; le Thétis, chevalier de Roucy, et enfin le Bon, de Renneville. Sur ce dernier vaisseau se trouvait un jeune enseigne pour lequel du Casse avait beaucoup d’affection et qu’il considérait comme un officier d’avenir; c’était un gentilhomme d’une des premières familles de Normandie, le chevalier Nicolas de Grouchy, grand-père du célèbre maréchal de ce nom. Grouchy se distingua pendant le cours de la campagne, pendant laquelle il rendit de bons services. Il fut assez heureux pour justifier la confiance de l’amiral du Casse, qui, l’ayant encore eu sous ses ordres à la bataille de Vélez-Malaga, obtint pour lui la croix de Saint-Louis, en 1707. Grouchy, satisfait d’une distinction ambitionnée à cette époque par toute la noblesse française, se retira fort jeune du 251 service, au grand regret de son protecteur qui lui prédisait un rapide avancement dans la marine. Peut-être cette détermination, inspirée par une excessive modestie, priva-t-elle la France d’un marin remarquable. Peut-être aussi valut-il mieux pour Nicolas de Grouchy une existence obscure qu’une brillante carrière; qui sait le sort que réserve le destin? Peut-être un jour, parvenu aux plus hautes dignités, le marin Grouchy y eût-il rencontré, comme son petit-fils, quelque Waterloo naval, et eût-il été comme lui la victime innocente des fautes d’autrui.
L’escadre se dirigea vers l’Espagne, où elle devait trouver le duc d’Albuquerque et les troupes espagnoles. Elle fut poursuivie par une armée navale anglaise d’une quinzaine de vaisseaux. Ayant pu lui échapper, elle atteignit la Corogne le 8 juin 1702. Le lendemain, du Casse rendit compte à Pontchartrain de ce succès, par une lettre dans laquelle se trouve un passage curieux à reproduire:
«M. le duc d’Albuquerque est ici, écrivait du Casse; il a cent soixante personnes et, par discrétion, il n’en veut emmener avec lui que 252 soixante-dix sur l’Heureux, et il m’a fait demander hier sept tables. J’en userai avec lui, comme le roi le désire; mais j’aimerais autant trouver deux vaisseaux anglais de plus que de voir un embarras comme celui-là. Madame la duchesse doit aussi s’embarquer. Elle a cent dix-sept duègnes et demoiselles d’honneur, avec une escorte de moines auxquels il faudrait à chacun une chambre. Cette peinture me coûte peu de peine à vous faire, mais je prévois que j’en aurai beaucoup à conduire le cortége au Mexique.»
On voit que ce n’est pas seulement de nos jours que les princes non combattants ont été une source d’inquiétudes et une cause d’embarras pour les commandants en chef. Comme l’indique très-justement du Casse, les princes par eux-mêmes ne gênent nullement, mais rien n’égale l’encombrement (qu’on nous passe ce mot) produit par les gens de leur suite. Du Casse se plaint des duègnes de la vice-reine du Mexique, élevant des prétentions sans bornes, comme, dans une récente et désastreuse campagne, le commandement en chef de l’armée de Châlons aurait pu s’étonner des 253 exigences sans cesse croissantes des gens de service de l’empereur, réclamant le superflu pour eux, quand le nécessaire manquait pour les troupes; demandant pour la cuisine du prince une installation confortable que ne pouvaient obtenir les ambulances militaires.
Du Casse termine par ces quelques lignes sa longue lettre à Pontchartrain: «J’ai trouvé ici la patente de capitaine-général dont je prends la liberté de vous envoyer une copie, de laquelle j’ai donné une communication à M. le chevalier de Roucy, comme je le ferai de toutes les choses qui en vaudront la peine.»
Le roi d’Espagne n’avait pas cru devoir faire moins pour du Casse que de l’élever au rang de capitaine général. On sait que cette dignité équivaut dans notre armée à celle de maréchal de France et donne à celui qui en est investi le titre d’Excellence.
Le 14 juin 1702, du Casse, parvenant à tromper la surveillance de l’armée navale anglaise, quitta la Corogne, après avoir augmenté, ainsi qu’il l’écrivait à Pontchartrain, son escadre de huit bâtiments de transport, 254 chargés d’environ deux mille hommes de troupes mal équipées, et racolées un peu partout. Ses hommes étaient presque tous pouilleux et galeux. Il y avait à craindre de voir l’indiscipline se mettre parmi ces troupes, pendant la traversée; mais l’ascendant que du Casse prenait sur tous ses subordonnés était tel, qu’il n’en fut rien. La traversée s’accomplit sans aucun incident fâcheux. L’estime des officiers espagnols pour leur capitaine général s’accrut, en le voyant mettre ordre à tout avec adresse, et parer aux éventualités les plus fâcheuses. Il fit donner avec tant d’intelligence des soins aux soldats espagnols que l’épidémie galeuse, au lieu d’augmenter, diminua, et qu’à peine mourut-il une dizaine d’hommes en deux mois.
Le 8 août 1702, du Casse arrive à Porto-Rico, et le 17 il écrit à Pontchartrain pour lui faire part de sa traversée et pour lui annoncer qu’il donne au capitaine de Renneville le commandement de deux vaisseaux, avec la mission de conduire au Mexique le vice-roi et la vice-reine. «M. le duc et Mme la duchesse, et plus de la moitié de leur maison, écrit 255 notre marin, s’embarquent avec M. de Renneville.
«On ne peut rien ajouter aux honnêtetés qui se sont passées pendant la route, et au changement de vaisseau. Tous les Espagnols sont très-contents, et j’oserai dire qu’ils le doivent être. On les a traités avec splendeur, sans qu’il y ait eu la moindre modération du premier au dernier jour; chaque capitaine ne vous parlera point de lui. Il me serait reprochable, Monseigneur, si je ne vous disais pas qu’on ne peut rien au delà de ce qu’ils ont fait, et M. le chevalier de Roucy, en particulier, a vécu comme un seigneur. M. le duc d’Albuquerque m’a donné toutes les démonstrations imaginables d’une entière satisfaction, et je dois vous dire que, comme il m’a paru être extrêmement content de moi, je le suis très-fort de lui et de Mme la duchesse. Ils auraient désiré que je les eusse menés au Mexique, mais ils sont entrés en raison. Nous allons faire route par la pointe de Saint-Domingue, où nous nous séparerons en cas qu’il n’y ait pas d’ennemis. Ils iront au Cap prendre un pilote pour Baracon, et moi à la ville de Saint-Domingue, pour y 256 embarquer le président destiné pour le gouvernement de Carthagène; après quoi je continuerai ma route pour Sainte-Marthe, et de là pour Carthagène et Porto-Bello. Le grand mât de l’Agréable est très-incommodé, et il est même à croire qu’il ne soit rompu dans sa mèche. M. de Roucy se propose de démâter à Carthagène pour y apporter du remède. Je le laisserai au port, pour ne pas consommer du temps inutilement, ou je viendrai le joindre après le débarquement de Porto-Bello.»
Le lecteur aura peut-être remarqué dans cette lettre, comme dans la précédente, que du Casse ne laisse jamais échapper l’occasion de dire un mot aimable ou flatteur sur le chevalier de Roucy. Ce gentilhomme, la Rochefoucauld en son nom, avait su inspirer à son commandant en chef de l’estime et de l’affection, et celui-ci se plaisait à rendre justice au mérite du jeune officier, dont il étudiait le caractère, non sans motif sérieux, ainsi qu’on le verra bientôt.
Le 20 août, l’escadre quitta Porto-Rico, se dirigeant vers l’île de Saint-Domingue, où le capitaine de Renneville, avec le Bon et la 257 Thétis devait se séparer du commandant en chef, pour se rendre au Cap-Français, et de là conduire le duc d’Albuquerque à la Vera-Cruz.
Du Casse avait hésité entre confier au commandant de Renneville la mission de conduire à destination les troupes espagnoles, ou se réserver ce soin à lui-même. Il adopta ce second parti, en apprenant qu’une flotte anglaise avait attaqué Léogane et croisait dans le golfe du Mexique. Le 22, du Casse se sépara de Renneville, en lui laissant des instructions sur la conduite qu’il aurait à suivre.
Le 29 août, vers deux heures de l’après-midi, les vigies signalèrent la présence d’une escadre. C’était celle de l’amiral anglais Benbow qui, depuis plusieurs jours, était à la recherche de l’escadre française, dont il espérait avoir facilement raison, grâce aux forces dont il disposait. Il avait avec lui:
Le Bréda, vaisseau de ligne de 70 canons, portant le pavillon amiral; la Défiance, 64 canons, commandant Richard Kirby; le Greenwich, 54 canons, commandant Cooper Vade; le Ruby, 48 canons, commandant Georges Walton; le Pendennis, 48 canons, commandant 258 Thomas Hudson; le Windsor, 48 canons, commandant John Constable; le Fathmouth, 48 canons, commandant Samuel Vincent.
Les Anglais, ayant découvert l’escadre française, commencèrent à lui donner la chasse. C’était contre une division navale de sept vaisseaux portant près de quatre cents canons que du Casse allait avoir à lutter.
Il ne s’en effraya pas, donna l’ordre au convoi, composé des huit bâtiments de transport, de s’éloigner du champ de bataille en faisant force de voiles, tandis que lui-même avec l’escorte, se plaçait face à l’ennemi, afin de protéger la retraite du convoi.
A quatre heures du soir, les Anglais se rapprochèrent assez pour lancer leurs premiers boulets. Benbow pressé d’en venir aux mains, se croyant sûr de la victoire, ne réglant pas sa marche sur celle de ses vaisseaux les plus mauvais voiliers, fit forcer de vitesse. Seuls, le Bréda, le Fathmouth, la Défiance et le Windsor se trouvèrent en mesure d’attaquer. A la troisième bordée, le Fathmouth et la Défiance se tinrent hors de la portée du canon. Les autres navires ayant rejoint, toute l’escadre, 259 excepté les deux vaisseaux à l’écart, combattit jusqu’à la nuit. Le lendemain matin, 30 août, au point du jour, le Bréda et la Défiance se trouvaient très-rapprochés des Français. Mais les autres vaisseaux étaient trop éloignés pour que le commandant en chef de la division anglaise pût songer à attaquer. Du Casse continua sa route ce jour-là sans avoir à lutter pour s’ouvrir le passage, cherchant à dérober son convoi à l’ennemi. Le 1er septembre, quatre vaisseaux anglais étaient en ligne. Le Ruby ouvrit le feu, mais l’accueil qu’il reçut l’obligea à se laisser culer. Le Bréda se vit dans la même nécessité. Le Windsor et la Défiance restaient spectateurs du combat, ne tirant pas un coup de canon. La brise, en passant au sud dans l’après-midi, mit les Français au vent. Les deux escadres prirent la bordée de l’est. Le 3 septembre, le combat recommença; le 4, vers deux heures du matin, la division anglaise parfaitement ralliée attaqua le vaisseau de queue de la ligne française. Bien que tous les combats successifs livrés par Benbow à du Casse eussent toujours été au désavantage des Anglais, comme ils revenaient sans cesse à la 260 charge, cela retardait considérablement la marche du convoi. Le commandant français se décida alors à les attaquer à son tour. Il s’attacha au vaisseau amiral le Bréda, le maltraita, le démâta, le mit en fuite et le poursuivit. Benbow, blessé à la tête et au bras, ayant eu une jambe cassée par un boulet ramé, s’était fait porter sur le tillac et continuait à commander. Il voulait soutenir encore la lutte, mais il dut céder à la force et se retirer avec son vaisseau criblé dans toutes ses parties. La division anglaise s’éloigna et fit route vers la Jamaïque.
Lorsqu’elle y fut arrivée, le commandant en chef réunit un conseil de guerre et fit passer en jugement la plupart des capitaines de vaisseaux. Ceux du Greenwich et du Défiance furent condamnés à mort pour lâcheté, celui du Windsor à la prison pour inexécution d’ordres. Les deux premiers envoyés en Angleterre y furent fusillés.
Ce combat faisait le plus grand honneur à du Casse. Il lui donna dans le corps de la marine une juste considération. Quatre-vingts ans plus tard, le ministre Sartines faisait publier 261 (dans un mémoire relatif à la marine royale) sur la bataille de Sainte-Marthe, quelques mots que nous reproduisons ici:
«M. du Casse commandait une escadre de six vaisseaux et de huit bâtiments de charge qui portaient des troupes à Carthagène. Le 20 août, deux de ses vaisseaux s’étaient séparés de lui, le 29 il fut rencontré par le vice-amiral Benbow, qui avait quatre gros vaisseaux, trois frégates de cinquante-cinq pièces de canon chacune et une belandre. L’amiral Benbow arriva à la portée du canon et se mit en bataille. M. du Casse se mit en ligne, et le combat commença et dura jusqu’à la nuit. Cependant M. du Casse faisait route, les Anglais le suivirent et l’attaquèrent encore le 30, et le 1er septembre, il fit plier le vice-amiral, qui n’osa revenir à la charge; le lendemain, le combat recommença deux fois, et toujours au désavantage des Anglais: mais comme ils retardaient la marche de l’escadre, M. du Casse se détermina à les attaquer à son tour; il s’attacha au vice-amiral qu’il mit en fuite, le poursuivit très-vivement, et après avoir forcé l’ennemi à l’abandonner, il arriva heureusement 262à Carthagène, sans avoir essuyé la moindre perte, ni revu l’ennemi.
«Il est étonnant que les historiens du temps n’aient rendu compte de la manœuvre de M. du Casse, que comme d’une opération ordinaire. Ce brave marin méritait les plus grands éloges; et le succès de son expédition fut, dans les circonstances, du plus grand secours pour Carthagène.»
Du Casse, après avoir vaincu Benbow, continua sa route vers Carthagène où il arriva peu de jours après.
«Sa présence y causa autant de joie[5], dit Charlevoix, qu’elle y avait inspiré de terreur quelques années auparavant.»
Le 28 septembre, il faisait part à Pontchartrain de sa victoire et de son entrée à Carthagène, et lui envoyait le marquis de Tierceville, 263 l’un de ses officiers, pour rendre compte des journées de Sainte-Marthe.
Du Casse se contentait, dans une courte lettre, de marquer au ministre les noms de ceux qui s’étaient signalés par leur intrépidité. Il cite MM. de Courcy, de Bicouart, de Croï, de Sigy, du Houx, de Fricambault, du Touchet, du Trolon, de Lépinay, Moreau, du Mesnil, d’Aulnay, Drolin, de Poudens.
«M. de Muin, écrit-il, a soutenu le feu de toute l’escadre anglaise.
«M. de Saint-André tint son coin le 1er jour, comme s’il avait eu un vaisseau de soixante canons, et a gardé son poste jusqu’à ce que les ennemis le quittèrent, et ensuite il a manœuvré en habile homme et du métier. Il est ancien officier et j’ose vous assurer que personne ne mérite mieux que lui l’honneur de votre protection.»
Il n’a garde d’oublier le chevalier de Roucy.
«Monsieur le chevalier de Roucy s’y conduisit comme un brave homme et un bon officier.»
Ces témoignages d’estime de la part d’un chef tel que du Casse devaient être agréables 264 au ministre, dont Roucy était le beau-frère et qui, de son côté, nourrissait les mêmes projets que du Casse avait déjà formés dans son esprit.
L’envoi du marquis de Tierceville nous prive d’avoir un récit, de la main même de du Casse, sur la victoire qu’il venait de remporter. Il faut se contenter des rapports de tiers personnages comme celui, fort incomplet, du chevalier de Galliffet, qui écrit le 18 octobre:
«Monseigneur, je ne mets ici que la nouvelle du combat de M. du Casse contre Benbow, ainsi que je l’ai appris d’un matelot pris dans la chaloupe de la Gironde qui était le vaisseau de Benbow, et qui vient d’être pris par un de nos corsaires, dans un vaisseau marchand anglais, allant en Europe.
«Benbow ayant été informé, par les prises qu’il fit aux rades de Léogane, le 7 août dernier, que M. du Casse devait incessamment arriver à la ville de Saint-Domingue, et que de là il passerait à Carthagène; il fit de l’eau et du bois durant six jours, au cap Dalmarie, en cette île, et de là, fit route pour la côte de 265 terre ferme, par le travers de la rivière Grande. Environ de douze lieues de terre, il aperçut, au point du jour, l’escadre de M. du Casse au vent à lui, mais peu loin. Le matelot ne sait point dire quel jour c’était, mais je compte que ce devait être environ le 23 d’août. M. du Casse retint le vent jusques à dix heures, mais comme les ennemis gagnaient beaucoup sur lui, il fit vent arrière à sa route, entre la terre et l’escadre de Benbow; en passant, MM. du Casse et Benbow se donnèrent leur bordée, et les autres vaisseaux de même. M. du Casse poursuivit sa route et Benbow le suivait, hors la portée de combat. Le lendemain au soir, l’escadre anglaise s’approcha, et ils se donnèrent encore leur volée, et tous les jours de même jusques à la rive de Carthagène, où Benbow ayant fait la même manœuvre, il eut la jambe cassée d’un éclat, et prit en ce dernier combat un des vaisseaux marchands de charge de M. du Casse; et le lendemain matin, se trouvant par le travers de la ville, il retint le vent et fit route droit à la Jamaïque. Le matelot dit que ces combats réitérés durant six ou sept jours, une fois chaque jour, n’ont 266 été qu’une volée à chaque fois, excepté un jour où le combat dura une heure.
«Cependant, le vaisseau de Benbow et le Rubis ont été très-incommodés, le premier a été démâté de son artimon et de son beaupré et son grand mât et mât de misaine fort endommagés d’un coup de canon chacun. La vergue de son grand hunier et celle de misaine coupées, vingt-cinq tués et trente-cinq blessés. Le Rubis n’a pas moins reçu de mal; leurs autres vaisseaux n’ont pas combattu, ou très-mal, et Benbow en a fait arrêter quatre capitaines, aussitôt qu’il a été arrivé à la Jamaïque et leur fait faire leur procès. L’Apollon a été très-maltraité ayant été démâté presque de tous ses mâts. Le matelot assure que M. du Casse lui a donné la remorque pendant deux jours.
«Il semble que durant le temps que Benbow a fait l’eau au cap Dalmarie, il aurait pu avertir Witschston qui croisait au travers de Saint-Louis, de le joindre. Sans doute qu’il se tenait assez fort pour battre M. du Casse, et n’en voulait partager la gloire avec personne.»
267
Diverses affaires retinrent du Casse à Carthagène. Ainsi en arrivant dans cette ville, il trouva le capitaine de Cossé qui s’adressa à lui pour obtenir justice d’illégalités dont il avait été la victime de la part des autorités espagnoles de Panama. Du Casse fit faire droit à cette réclamation.
A la fin de l’année 1702, du Casse quitta les colonies espagnoles. Il fit une courte apparition à Saint-Domingue, dont il était depuis deux ans gouverneur général avec le chevalier de Galliffet pour gouverneur intérimaire. Après s’être fait rendre compte de la situation de l’île, avoir vu beaucoup par lui-même, il appareilla pour la France.
Le 18 mars 1703, n’ayant avec lui que les quatre vaisseaux qui avaient combattu à Sainte-Marthe, les deux autres le suivant à quelques jours d’intervalle, il fut rencontré par l’amiral anglais Graydon, se rendant aux îles avec une escadre de plusieurs vaisseaux de ligne. Il crut qu’il allait être obligé de livrer bataille pour s’ouvrir un passage. Il n’en fut rien. L’amiral Graydon n’osa l’attaquer. Cet officier général, à son retour en 268 Angleterre, fut, pour ce fait, cassé de son grade et dépouillé de toutes ses dignités par un jugement de la chambre des Lords.
La première fois que du Casse, après son retour, vit Pontchartrain, la conversation étant venue sur la campagne de Sainte-Marthe et sur les officiers qui s’y étaient distingués, le chef d’escadre fit l’éloge du chevalier de Roucy. Le ministre de la marine parut enchanté, et, après un long entretien où le nom de cet officier fut souvent prononcé, il finit par lui demander s’il ne pensait pas, lui qui avait pu étudier le caractère de M. de Roucy, que ce gentilhomme serait un excellent mari. Du Casse comprit sur-le-champ où en voulait venir le ministre, et comme il était ravi de cette demi-ouverture, il répondit que lui, qui avait une fille en âge d’être mariée, il s’estimerait un heureux père, s’il pouvait trouver un gendre en tous points semblable au chevalier de Roucy.
Bref, il fut convenu que du Casse consulterait sa femme et ferait part au ministre du résultat de leurs réflexions sur la possibilité d’un mariage.
269
Louis de la Rochefoucauld, chevalier de Roucy, marquis de Roye, plus connu sous ce dernier nom à partir de 1704, avait pour père le comte de Roye, lieutenant général au service de France, devenu généralissime de l’armée danoise en 1683, et pour mère la sœur des maréchaux duc de Lorge et duc de Duras. Il était petit-fils de Charles de la Rochefoucauld et de Charlotte de Roye de Roucy, sœur de la princesse de Condé dont le mari avait été tué à la bataille de Jarnac.
Le chevalier de Roucy était le beau-frère de Pontchartrain qui avait épousé une la Rochefoucauld de Roye.
Du Casse s’empressa de faire part à sa femme de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le ministre. Mme du Casse se montra d’abord peu favorable à ce projet d’union, opposant des objections fort sérieuses. Elle fit observer à son mari, que Louis de la Rochefoucauld était issu d’une famille de huguenots, qu’à la vérité il avait cessé de l’être, mais que néanmoins elle désirait s’assurer que sa conversion était bien sincère, car s’il venait à retourner à son ancienne religion, après son mariage, 270 cette apostasie rendrait la femme qu’on lui destinait malheureuse pour le reste de ses jours; que de plus, il n’avait pas de fortune, et qu’enfin il y avait à craindre que l’amour-propre de ce gentilhomme, peu satisfait d’une union où il y avait plus de gloire que de naissance, ne le poussât à éloigner sa femme de ses parents, ou que cette dernière ne devînt la victime de son orgueil froissé.
Du Casse révéla alors à sa femme que depuis plusieurs années, il observait avec grand soin la conduite de l’homme qu’il destinait à sa fille; qu’il avait étudié son caractère, et que de cette étude attentive était résultée pour lui la conviction intime que ce jeune gentilhomme était bien le mari qui convenait à leur fille; du Casse ajouta que M. de Roye était l’honneur et la loyauté mêmes, incapable d’éloigner une fille de sa mère par vanité, ni de céder à un mobile d’intérêt pour faire un mariage qui ne lui conviendrait pas. Quant à la question de religion, il suffisait de demander un serment qui, s’il était prêté, serait scrupuleusement tenu.
Mme du Casse se rendit alors, et autorisa 271 son mari à conclure avec Pontchartrain.
Nous ne pousserons pas plus loin le récit des préliminaires du mariage, arrangements pris entre les deux familles, signature du contrat, etc. Pontchartrain obtint, à l’occasion de ce mariage, l’agrément du Roi pour l’achat, par son beau-frère, de la charge de lieutenant général des galères; le brevet en fut expédié le 1er janvier 1704 au chevalier de Roucy, qui prit le nom de marquis de Roye et épousa quinze jours après Marthe du Casse.
Ce mariage fut fort heureux de part et d’autre; Saint-Simon qui ne perd jamais l’occasion de placer un mot désobligeant, parle de cette union au chapitre iv de son 3e volume. On y lit ce qui suit:
«Pontchartrain fit en même temps (1703) le mariage d’un de ses beaux-frères, capitaine de vaisseau, et lors à la mer, avec la fille unique de du Casse, qu’on croyait riche d’un million deux cent mille livres; du Casse était de Bayonne où son frère et son père vendaient des jambons. Il gagna du bien et beaucoup de connaissances au métier de flibustier, et mérita d’être fait officier sur les vaisseaux du 272 roi, où bientôt après il devint capitaine. C’était un homme de grande valeur, de beaucoup de tête et de sang-froid, et de grandes entreprises, fort aimé dans la marine par la libéralité avec laquelle il faisait part de tout, et la modestie qui le tenait en sa place. Il eut de furieux démêlés avec Pointis, lorsque ce dernier prit et pilla Carthagène. Nous verrons ce du Casse aller beaucoup plus loin. Outre l’appât du bien, qui fit d’une part ce mariage, et de l’autre la protection assurée du ministre de la mer, celui-ci trouva tout à propos d’acheter pour son beau-frère, de l’argent de du Casse, la charge de lieutenant-général des galères de France, qui était unique, donnait le rang de lieutenant-général et faisait faire tout à coup ce grand pas à un capitaine de vaisseau; elle était vacante par la mort du bailli de Noailles.»
Nous avons souligné dans cette citation deux lignes qui renferment autant d’erreurs que de mots. Saint-Simon prétend que du Casse était fils et frère de vendeurs de jambons de Bayonne. Mensonge. Ni son père, ni son frère n’habitèrent cette ville et ne purent, par conséquent, y exercer ce commerce.
273
Nous avons cité au commencement de cette notice l’acte de naissance de l’amiral du Casse, acte qui détruit radicalement l’assertion du duc de Saint-Simon. Transcrivons-le ici de nouveau et littéralement:
«Le second d’aoust, mil six cent quarante-six, a esté baptisé, en l’église paroissiale de Saubusse, Jean du Casse, fils légitime de Bertrand du Casse et de Marguerite de Lavigne, estant parain Jean de Sauques, et marraine Bertrande de Letronques, habitants les tous dudit Saubusse; présents Bertrand Destanguet et Etienne de Laborde.»
Il n’est pas question, dans cet acte, de marchands de jambons. Le Bayonne de Saint-Simon s’est changé en Saubusse, localité du Béarn, située près de Dax. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard environ, alors que Bertrand du Casse était mort depuis longues années, qu’un riche mariage contracté par sa petite-fille, Suzette du Casse avec Jean de Vidon, amena celle-ci à Bayonne, ainsi que son frère, neveu et filleul de l’amiral, héritier de son nom.
Quant à la seconde assertion: Il acquit 274 beaucoup de connaissances au métier de flibustier, elle est tout aussi fausse que la première: du Casse n’a jamais exercé la flibusterie que dans l’imagination féconde et inventive de cet historien-romancier.
En 1689, officier du roi, lors de l’expédition de Surinam, de 1691 à 1700, gouverneur de Saint-Domingue, du Casse eut sous ses ordres les flibustiers, mais il ne le fut jamais.
Quoi qu’il en soit des appréciations plus ou moins justes, auxquelles donna lieu ce mariage, l’amiral du Casse et le marquis de Roye s’en enquirent assez peu, tout entiers, l’un au plaisir de demeurer quelque temps avec les siens, l’autre au bonheur de la lune de miel auprès d’une jeune femme charmante.
Ni l’un ni l’autre ne devaient goûter longtemps le doux repos de la vie de famille.
Au mois d’avril 1704, du Casse reçut l’ordre de se rendre à Brest. Le roi (instruit des formidables préparatifs que l’Angleterre et la Hollande faisaient pour mettre en mer une armée navale, chargée d’appuyer sur les côtes d’Espagne l’armée de terre de l’archiduc Charles, compétiteur de Philippe V,) avait dès 275 le commencement de l’année, fait travailler dans tous les ports de l’océan Atlantique et de la Méditerranée, pour organiser une armée navale considérable.
Il en destinait le commandement à son fils légitimé le comte de Toulouse. Celui-ci partit de Brest le 16 mai avec vingt-trois voiles, prit la route de Lisbonne, et doubla le cap Gibraltar, afin de rallier les vaisseaux armés dans la Méditerranée. Les ayant joints, il se trouva à la tête de quarante-cinq vaisseaux de ligne, et de vingt-quatre galères, lesquelles étaient commandées par le gendre de du Casse. Le marquis de Roye avait dû, lui aussi, à l’exemple de son beau-père, s’arracher des bras de sa jeune femme pour courir les hasards de la guerre. A cette époque, dont on a osé accuser les contemporains de manquer de patriotisme, nulle considération, de quelque nature que ce fût, de famille ou de cœur, ne pouvait distraire de son devoir un gentilhomme que l’honneur appelait à servir sa patrie et son roi. L’intérêt particulier cédait toujours devant l’intérêt public.
Le marquis de Roye était lieutenant-général 276 des galères, ainsi que le duc de Tursis (de la maison des Doria) et le chevalier de Forville. Du Casse servait à l’avant-garde.
Cette avant-garde, escadre blanche et bleue, était placée sous le commandement supérieur du marquis de Villette-Mursay, lieutenant général des armées navales, qui avait arboré son pavillon sur le Fier, vaisseau de quatre-vingt-cinq canons. Il avait pour commandants en seconds le marquis d’Infréville, monté sur le Saint-Philippe de quatre-vingt-deux canons, et du Casse monté sur l’Intrépide de quatre-vingt-quatre canons, tous deux chefs d’escadre des armées navales. Parmi les bâtiments placés sous les ordres de ces trois officiers généraux, se trouvait le Rubis sur lequel était le protégé de du Casse, le chevalier de Grouchy. L’arrière-garde était sous les ordres du marquis de Langeron.
Le 22 août, à la hauteur de Velez-Malaga, la présence de l’ennemi fut signalée.
Le 24, à la pointe du jour, profitant du vent favorable, l’armée navale ennemie se mit en bataille et attaqua. Elle était sous le commandement en chef de l’amiral Rook, qui 277 avait pour seconds les amiraux Showel et Kalembourg.
N’ayant pas l’intention de faire, après tous les historiens de la France, un tableau de la bataille de Velez-Malaga, nous nous bornerons à donner ici le rapport du marquis de la Villette, avec lequel se trouvait du Casse. Le marquis écrit au ministre:
«Monseigneur, ce n’est pas à moi de vous faire le détail de l’action qui se passa hier, à l’honneur de M. l’amiral et de toute la marine.
«Les ennemis avaient le vent sur nous et s’en servaient pour nous attaquer avec des forces supérieures aux nôtres. Je ne dois vous parler que de l’avant-garde que je commandais. Le général Showel commandait celle des ennemis. Il arriva de si bonne grâce, que le voyant à une petite demy-portée de canon, je ne doutay point qu’il ne voulust avoir à faire à moy, et je l’attendis. Je fus fort surpris de ce qu’il aima mieux me donner en partage un de ses matelots qui est plus fort que luy. Nous nous attachâmes l’un à l’autre pendant une heure, et il jugea à propos de se rallier à 278 Showel qui, après avoir combattu M. du Casse et s’en estre ennuyé, avait tombé sur l’Excellent et le Sage dont l’artillerie était inférieure à celle de ses matelots. Cependant, monseigneur, comme on m’avait crié de main en main qu’il fallait que toute l’avant-garde forçât de voiles pour gagner le reste des ennemis, et que le second de Showel, qui m’avait laissé, me mettait en liberté de combattre les vaisseaux qui estaient de son avant, j’eus à faire à un vaisseau de soixante-dix canons et à un autre de la même force qui, dès le commencement du combat m’avaient agacé.»
Une bombe ayant mis le feu au vaisseau-amiral du marquis de Villette, cet officier-général explique qu’il dut abandonner le combat.
«Nous eûmes beaucoup à esteindre le feu, et il fallut sortir de la ligne malgré moy. Je fus fasché que toute mon escadre, qui jusque-là, avait fait des merveilles, se retirast du combat. MM. du Casse et de Sainte-Maure pouvaient y estre obligés par la grande quantité des mâts et des manœuvres, que le grand feu, qu’ils avaient souffert, avait mis hors de service. 279 Mais enfin, les autres crurent devoir faire le même mouvement, parce que les ennemis avaient reviré pour se rapprocher de l’amiral Showel.
«J’ai eu six lieutenants blessés, MM. de la Mirande, de Lusignan, chevalier de la Sale, des Gouttes, de Leons et Lesguille; sept enseignes, MM. de Lignières, de Marillac, de Gibanel, de Torcy, d’Escoulan qui est blessé dans des endroits, où il sera quitte pour n’être plus propre au mariage, et le chevalier Perrot. 25 aoust 1704. A bord du Fier. Signé: Villette-Mursay.»
Le marquis de Villette-Mursay paraît fort étonné, ainsi qu’on vient d’en pouvoir juger par son rapport, que l’amiral ennemi Showel ait dédaigné de l’attaquer, lui commandant en chef de l’avant-garde, et ait préféré s’acharner contre du Casse.
Le marquis de Villette, homme fort ordinaire, qui avait dû le grade de lieutenant général à sa parenté avec Mme de Maintenon, ne se rendait nullement compte du mobile qui avait fait agir Showel.
Ce dernier, qui connaissait les exploits de 280 du Casse, devenu la terreur des divisions navales anglaises, avait jugé que le vainqueur de Sainte-Marthe devait être l’âme d’une escadre où il se trouvait, et que c’était lui surtout qu’il importait de mettre hors de combat, avant tout autre; aussi l’avait-il quitté, non pas après s’en être ennugé, mais après l’avoir criblé.
Cette bataille fut une des plus meurtrières du siècle. Les alliés y perdirent près de dix mille hommes; plusieurs de leurs bâtiments sautèrent, ou furent coulés à fond. Du côté des Français, il y eut peu de morts, mais parmi eux, des marins distingués: le Bailly de Lorraine, le chevalier de Belle-Ile, le marquis de Château-Renaud. Relingue et Gabaret moururent peu de jours après des suites de leurs blessures.
Bien qu’ils eussent eu le vent favorable, les alliés avaient eu le désavantage, sur toute la ligne, aussi profitèrent-ils de la nuit pour prendre la fuite. Le comte de Toulouse les poursuivit toute la matinée et la journée du 25. Vers le soir, le vent ayant changé, à force de manœuvres, l’armée navale de France parvint 281 à joindre d’assez près celle de l’ennemi pour pouvoir l’attaquer de nouveau. Le grand-amiral voulut en donner l’ordre, mais le vieux maréchal de Cœuvres l’engagea à n’en rien faire et à consulter son conseil assemblé.
Le conseil fut d’avis de ne pas livrer combat.
On ne tarda pas à regretter de n’avoir pas fait ce que voulait le comte de Toulouse, car on apprit bientôt que l’ennemi était entièrement dépourvu de munitions, qu’il était hors d’état de se défendre. Gibraltar eût été peut-être le prix de la victoire.
Il sera éternellement regrettable pour notre patrie, que l’opinion du comte de Toulouse n’ait pas prévalu. La suite des événements a démontré à quel point ce prince avait vu juste. En effet, à cette époque, le marquis de Villadarias assiégeait Gibraltar. Après la victoire de Velez-Malaga, il s’était rendu auprès du vainqueur pour lui demander un secours d’une dizaine de vaisseaux chargés de bloquer la ville par mer. Le prince lui donna trois mille hommes, cinquante pièces de siége, et détacha le baron de Pointis avec dix vaisseaux et quelques frégates.
282
Il venait à peine d’accorder ce secours que le ministre de la marine lui écrivit pour lui dire d’envoyer, sous le commandement de du Casse, plusieurs bâtiments pour aller croiser dans les mers d’Amérique.
Le grand-amiral répondit, étant à bord du Foudroyant, à la date du 15 septembre 1704, de la rade de Malaga:
«Je vous ai écrit, monsieur, le 8 de ce mois ce qui s’était fait jusqu’à ce jour-là et que j’attendais les réponses de M. de Villadarias pour prendre mon parti. Il est venu lui-même ici, et nous avons vu qu’il lui manquait bien des choses pour le siége de Gibraltar. Nous nous sommes trouvés en état de lui en donner la plus grande partie. Je vous envoie, pour en rendre compte au roi, la copie de son mémoire, par où vous verrez que moyennant les choses que nous lui fournissons, il espère avoir un bon succès dans son entreprise. Je vous envoie le résultat du conseil que j’ai tenu sur ce sujet, et la liste des vaisseaux, et ce que je lui laisse. J’ai donné le commandement de tout à M. de Pointis. Je reçus hier le courrier par où vous m’envoyez les instructions de M. du 283 Casse. Je vous ai déjà mandé les raisons pour lesquelles je ne pourrai, en cette occasion, suivre les ordres du roi. Elles ont encore augmenté depuis, car ce que je laisse pour Gibraltar nous dégarnit au point de n’avoir presque plus de soldats, et fort peu d’officiers.»
L’Intrépide était complétement désemparé. Il lui était impossible d’appareiller. En outre, du Casse était à peine remis de la blessure qu’il avait reçue.
Il était donc indispensable qu’avant de faire de nouveau campagne, le vaisseau fût réparé.
Peu de jours après le départ de la lettre du comte de Toulouse, une de Pontchartrain parvint à ce dernier toujours à Malaga. Le ministre lui demandait de mettre en campagne une escadre, formée de divers bâtiments tous à peu de chose près dans le même état que l’Intrépide, et de donner le commandement de cette escadre à du Casse. Fatigué de cette insistance, le prince pria du Casse de lui adresser à ce sujet une note qu’il enverrait au ministre. La voici:
«Procès-verbal de l’impossibilité où était 284 le vaisseau l’Intrépide de se rendre en Amérique.»
«Monseigneur l’amiral m’ayant fait savoir qu’il avait ordre du Roy de me détacher avec mon vaisseau et les autres qui se trouveraient en état de faire la campagne de l’Amérique: Mon vaisseau est dans l’impossibilité d’aller en mer, par le devis que je viens d’envoyer à son altesse, non plus que les autres de l’armée, par l’état de leurs incommodités qui m’a esté apporté par M. de Chapiseau, major de l’armée. Ainsi je supplie très-humblement monseigneur l’amiral de représenter à Sa Majesté l’impossibilité d’exécuter ses ordres. 27 septembre 1707. Signé: du Casse.»
L’armée navale de France ne tarda pas à revenir à Toulon. L’amiral du Casse arriva dans cette ville, encore mal guéri de sa blessure. Sa jambe, qui avait été traversée par une balle, le faisait souffrir. Il ne voulut donc pas s’exposer à faire le voyage de Paris. On était en plein hiver, la température douce et tiède du Midi convenait mieux à sa santé que celle de la capitale. Il resta à Toulon.
Pendant son séjour dans cette ville, il reçut 285 la nouvelle du mariage de son filleul et neveu Jean du Casse avec une jeune personne, originaire de Saubusse, Mlle Etiennette de Jordain. Nous parlerons plus loin de cette union.
L’amiral du Casse se contenta d’envoyer ses félicitations par lettre au jeune couple. Il ne pouvait quitter Toulon. Il venait d’être avisé de se tenir prêt à partir au premier jour, pour reprendre la mer.
En effet, au commencement de 1705, Pontchartrain lui écrivit que le roi l’avait désigné pour aller prendre le commandement de plusieurs vaisseaux français et espagnols destinés à escorter une flotte marchande et des galions qui devaient se rendre en Amérique. Il l’engageait, en même temps, à aller à Madrid pour s’entendre avec Philippe V sur toutes les mesures à prendre, en cette circonstance, le priant de lui adresser un rapport sur la situation générale de la marine et du commerce de l’Espagne.
287
De 1705 à 1707.—CADIX.
Armement d’une escadre et appareillage d’une flotte dans le port de Cadix à destination d’Amérique.—Lenteurs des Espagnols; avortement du projet.—Craintes de Pontchartrain.—Du Casse à Madrid.—Destruction de l’escadre de Pointis devant Gibraltar.—Défense de Cadix.—Le conseil des Indes.—Le marquis Amelot.—Les boulets rouges.—Lettre curieuse.—L’archiduc Charles assiége Barcelone.—Le comte de Toulouse appareille.—Susceptibilité orgueilleuse des Espagnols.—Le baron de Lort de Sérignan.—Prise de Barcelone.—Le roi d’Espagne envoie du Casse à Versailles, demander des secours à Louis XIV.—Insuccès militaire de Philippe V.—Ce monarque en Navarre.—Du Casse renvoyé en Espagne pour sauver les débris de la marine de ce pays.—Escadre destinée à ramener les galions.—Décret du roi d’Espagne.—Du Quesne-Monnier.
289
Du Casse eut un instant l’intention de se rendre à Madrid par terre, afin de passer quelques jours à Bayonne et d’y voir son neveu et filleul, qui venait de se marier. Mais, pressé par son compagnon d’armes, le marquis de Langeron, qui appareillait à bord de l’Entreprenant, il se décida à prendre la voie de mer. Cette détermination plut à Pontchartrain, qui écrivit à ce propos à Langeron, le 18 février 1705:
«Vous m’avez fait beaucoup de plaisir de déterminer M. du Casse à profiter de l’occasion de l’Entreprenant pour se rendre à Alicante, et de là à Madrid. Elle lui épargnera 290 de la fatigue; et le repos qu’il aura dans le vaisseau pourra lui rendre sa guérison facile.»
Le 11 février 1705, du Casse avait prévenu de sa résolution le ministre de la marine, qui lui répondit le 25 du même mois:
«Monsieur, j’ai lu au roi votre lettre du 11 de ce mois, par laquelle vous m’informez du parti que vous avez pris de vous embarquer sur l’Entreprenant, pour aller jusqu’à Alicante, d’où vous passerez sans peine à Madrid.
«Sa Majesté l’a approuvé et attendra de vos nouvelles de cette ville, sur ce dont vous serez convenu avec M. le duc de Gramont, par rapport au service dont vous devez être chargé.
«Elle a donné ordre à M. le baron de Cœurs et au sieur de Colleville de se rendre à Cadix, avec le chirurgien et les officiers mariniers que vous demandez.»
Des ordres en effet avaient été donnés à divers officiers de se rendre à Cadix. Il avait été décidé qu’une escadre et une flotte (réunion de navires de commerce) appareilleraient dans ce port, où du Casse devait, en quittant Madrid, venir s’embarquer pour l’Amérique.
291
Pontchartrain craignait beaucoup que les lenteurs des Espagnols, en retardant le départ de du Casse, ne rendissent son voyage impossible ou n’exposassent cet intrépide marin à être fait prisonnier, si l’on donnait le temps à l’ennemi de concentrer des forces considérables à l’entrée de la rade de Cadix.
Cette crainte de voir du Casse bloqué dans Cadix, ou enlevé, à sa sortie, avec la flotte et les galions, était la constante préoccupation de Pontchartrain.
En quittant Toulon, du Casse emporta avec lui cent mille livres de poudre de guerre demandées par le roi d’Espagne. Il devait, une fois à Madrid, en réclamer le paiement, puis régler en même temps diverses questions d’intérêt pendantes entre la cour de France et celle d’Espagne.
Pontchartrain, qui voulait lui faciliter les moyens de remplir cette mission sans perte de temps, manda à tous les agents du gouvernement français en Espagne de faire ce qui dépendrait d’eux pour aplanir les difficultés et hâter la conclusion. Le 2 mars, il écrit dans ce sens au duc de Gramont, ambassadeur de 292 France à Madrid, et au jésuite d’Aubenton, directeur donné, avec instructions secrètes, par Louis XIV à son petit-fils.
Le jour de son arrivée dans la capitale de la péninsule, du Casse en avertit Pontchartrain par un petit billet qui, parvenu à destination le 24 février 1705, fut immédiatement transmis par le ministre à sa belle-sœur la marquise de Roye, pour lui donner des nouvelles de son père. Le lendemain, 25 février, le ministre répondit à du Casse et manda à d’Aubenton de l’aviser si le marquis del Cazar, Espagnol de condition, chargé de veiller au prompt chargement des galions, était parti pour Cadix.
Sur ces entrefaites un fâcheux événement vint modifier la situation.
Une armée navale de trente-cinq vaisseaux de guerre, escortant une flotte qui portait des secours aux Anglais assiégés dans la ville de Gibraltar, entra dans la baie du même nom. Un brouillard épais la déroba à la vue du baron de Pointis qui s’y trouvait avec cinq vaisseaux.
Attaqué à l’improviste, surpris par suite du brouillard qui avait favorisé l’entrée de l’escadre 293 ennemie, il fit, malgré la disproportion de ses forces, la plus héroïque défense. Il combattit cinq heures. Deux de ses vaisseaux furent pris, ils étaient criblés; deux autres échouèrent, et Pointis, prêt à être enlevé, brûla celui qu’il montait, pour ne pas le rendre.
Or ces cinq malheureux bâtiments étaient ceux précisément qui devaient, avec deux autres, composer l’escadre que du Casse avait mission de conduire en Amérique.
Tout se trouvait donc remis en question.
Le 5 avril 1705, on fut informé à Versailles du désastre de Gibraltar. Le 8, Pontchartrain écrivit à du Casse:
«J’ai reçu la lettre que vous m’avez écrite le 24 du mois passé. Vous ne saviez point encore la malheureuse aventure arrivée à M. de Pointis et par conséquent le dérangement de l’escadre que vous deviez mener à l’Amérique. Cette situation a obligé le roi à prendre le parti de proposer le retardement du départ des galions et de la flotte, jusqu’au mois de septembre dans lequel, comme les ennemis se seront apparemment retirés, elle 294 enverra six vaisseaux frais à Cadix, pour vous mettre en état de faire ce voyage avec plus de diligence et moins de risque. Cependant, son intention est que vous y restiez, comptant que la confiance que les Espagnols ont en vous, et votre exemple, ne contribueront pas peu au maintien des esprits dans une bonne disposition et à la défense de la place.»
Sous le règne de Louis XIV, on ne mettait pas un sot entêtement à rendre irrévocable une décision. Parfois on la modifiait en raison de l’avis des hommes compétents. Or, le jour même où cette lettre partait du ministère de la marine, une autre était adressée au célèbre vice-amiral marquis de Langeron. On lit dans cette dernière:
«Vous me ferez plaisir de m’informer de ce que vous avez pensé sur le voyage de M. du Casse aux Indes. Je fais assez cas de vos avis pour ne pas refuser que vous me les communiquiez. Ce voyage est entièrement dérangé à présent, et le roi a résolu de le remettre au mois de septembre.»
La veille du jour où Pointis avait été attaqué, huit des vaisseaux de son escadre avaient 295 eu leurs câbles rompus par un coup de vent qui les avait poussés jusqu’à Malaga. Ils portaient à leur bord divers objets appartenant à du Casse et toute sa maison. Pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi, ils revinrent à Toulon, sous le commandement du chevalier de la Roche-Allart.
Du Casse écrivit le 17 avril, de Cadix, à Pontchartrain pour lui donner son avis sur la mise en défense de cette place et du port.
«Monseigneur, j’ai reçu les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire les 18 et 25 mars. Il est vrai que je ne vous avais pas mandé l’état de ma jambe pendant mon voyage d’Alicante à Madrid. Les premiers jours elle enfla considérablement; depuis, elle s’accoutuma à la fatigue, mais je la sens toujours pesante et faible et je ne saurais soutenir longtemps mon corps dessus sans en être incommodé; cependant j’irai toujours mon chemin. Il me paraît qu’il ne saurait m’en arriver de suites fâcheuses. Je suis plus sensible que je ne saurais le dire à ces marques de votre souvenir.
«Vous désirez, Monseigneur, que je reste 296 ici et vous espérez que ma présence contribuera à contenir les Espagnols. Je vous remercie très-humblement de la bonne opinion que vous avez de moi. Il me suffit que le roi désire quelque chose de mon service, pour que je m’y applique de tout mon cœur; c’est de quoi je vous prie d’être bien persuadé.»
La correspondance entre Pontchartrain et du Casse est active à cette époque. Le 22 avril le ministre, dans une lettre à l’amiral, lui dit:
«Le roi a approuvé la conduite que vous avez commencé de tenir avec M. de Valdercania et vous exhorte à la continuer, parce que c’est celle qui vous mettra en état de servir utilement Cadix pendant cet été.»
Du Casse interdit le départ pour l’Amérique de tout vaisseau courant le risque d’être enlevé. De concert avec le marquis de Valdercania, il s’occupa de la mise en état de défense du port et de la ville de Cadix. Il eut contre lui le Conseil des Indes.
Ce Conseil, malgré le danger évident d’être enlevés que devaient courir les navires qui sortiraient, voulait que les bâtiments de commerce 297 fissent leur chargement et appareillassent pour l’Amérique, dussent-ils même partir sans escorte. C’était un aveuglement incroyable. Les dépêches venues de Madrid se succédaient sans relâche, prescrivant un prompt embarquement. Les armateurs n’obéissaient pas, et les autorités n’osaient les contraindre à obéir.
Le 1er mai, du Casse fait part de ces faits à Pontchartrain dans une lettre où il donne un libre cours à la verve mordante de son esprit caustique: «Monseigneur, écrit-il, j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire du 15 avril, pour m’informer que le roi donnera des vaisseaux pour l’escorte des galions et de la flotte au mois de septembre.
«J’ai déjà eu l’honneur de vous informer des ordres du Conseil des Indes pour presser leur départ dès à présent; sur quoi il est arrivé depuis peu de jours un extraordinaire pour ce sujet; mais personne ne s’est mis en devoir d’exécuter ses ordres.
«Outre la crainte et le péril évident que voient les commandants de vaisseaux, pour les obliger à retarder, il y a une raison plus 298 forte: c’est que les galions et la flotte ne vont aux Indes que pour y porter le chargement de leurs marchandises. Les marchands qui les embarquent d’ordinaire ne se sont point mis en devoir de charger, et regardent tranquillement les empressements inutiles et hors de propos du Conseil des Indes, pour ce départ, sans escorte; et aujourd’hui, on aurait beau assurer les négociants qu’il y en a, ils sont assez habiles pour juger qu’il n’est pas possible de les faire sortir sans un péril évident de tomber entre les mains des ennemis.
«Ainsi, Monseigneur, la demande que le roi d’Espagne aura faite au roi de ces quatre vaisseaux devient aussi inutile que le projet du Conseil des Indes.»
«Si Sa Majesté catholique m’ordonne de faire apprêter le Content et le Rubis, pour porter M. le marquis de Castel dos Rios et quelques gouverneurs, son ordre sera exécuté diligemment; mais je serai fort trompé, si le Conseil des Indes ne traverse cette nécessité, par la raison que c’est sortir de l’ordre et de l’usage ancien et des lois des Indes. C’est là le fondement de leur prétexte et mauvaise volonté. 299 Il y a longtemps que je connais qu’ils exposeraient les Indes à tomber entre les mains des ennemis, plutôt que de recourir aux remèdes qu’y peuvent apporter les Français. Ils ne sont pas assez instruits pour cacher leur jeu avec adresse.»
On voit que, dans cette lettre, du Casse n’épargne pas les railleries les plus amères, mais aussi les plus justes et les mieux fondées à l’administration du Conseil des Indes. Il lance ses sarcasmes sans aucune préoccupation personnelle des colères qu’ils pourront amonceler sur sa tête. De nos jours, signaler de la sorte les abus ou les travers d’une haute administration pourrait attirer à leur imprudent critique les sévérités gouvernementales; mais, sous le règne du grand roi, indiquer la source du mal et les moyens d’y apporter le remède n’était pas crime, c’était vertu. Aussi les critiques et les observations de du Casse, bien loin d’être désagréables à Louis XIV et à son ministre, eurent leur entière approbation. A cette époque, la société de l’admiration mutuelle n’existait pas encore, comme aujourd’hui, où elle 300 règne en souveraine dans les régions administratives.
Le Conseil des Indes continuait à envoyer des ordres d’embarquement; il manda à l’un des principaux officiers espagnols d’enjoindre à du Casse d’escorter les bâtiments. Celui-ci refusa net et informa le jour même Pontchartrain de sa conduite.
Le Conseil des Indes, voyant ses efforts se briser contre la fermeté inébranlable de du Casse, tenta d’user d’un subterfuge, et lui fit ordonner de mettre ses vaisseaux à la mer de par le roi. Ici se montra toute la finesse de l’amiral. Il répondit par des protestations de dévouement à Sa Majesté, d’aveugle obéissance à exécuter tout ce qu’elle lui prescrirait et demanda un ordre signé de la main même de Philippe V. On ne put le lui produire, et il déclara avec beaucoup de dignité qu’officier général français, mis par son gouvernement à la disposition du roi d’Espagne, il ne pouvait agir qu’en vertu d’ordres émanant directement de ce prince. Le 17 mai il rendit compte de sa conduite à Pontchartrain par les deux lettres suivantes:
301
«M. de Navarette m’ayant représenté ce matin les ordres pressants qu’il a de Sa Majesté catholique de faire sortir les galions et la flotte et de demander à l’officier français qui commande les navires du roi qui sont ou seront dans cette baie de Cadix, de les escorter hors des dangers des caps ou jusques aux Canaries, je lui ai répondu que j’avais un ordre exprès de réserver quatre vaisseaux qui se trouvent présentement dans la rade pour la défense du Pontal et de Cadix, et de ne les aventurer à aucun risque, sous aucun prétexte que ce soit, mais d’en détacher deux qui seront désignés, savoir le Rubis et le Content, pour porter M. le marquis de Castel dos Rios et des gouverneurs qui en doivent remplacer d’autres aux Indes, au cas que Sa Majesté catholique me l’ordonnât ainsi.
«Le roi mon maître juge qu’il ne convient nullement que les galions et la flotte ne sortent qu’à la fin de septembre, auquel temps Sa Majesté donnerait une escorte convenable, étant plus naturel de réserver toutes les forces pour la défense de cette ville et du Pontal et d’éviter les risques évidents que ces vaisseaux 302 ne tombent entre les mains des ennemis, soit en sortant ou à l’atterrage des Indes, sur quoi Sa Majesté catholique aura la bonté de régler ses ordres.
«Cadix, 14 mai 1705.»
«Monseigneur, je n’ai pas reçu de vos lettres depuis le 15 du mois passé, ni de M. le duc de Gramont depuis longtemps.
«Il arrive incessamment des courriers de la part du Conseil des Indes pour le départ des galions et de la flotte que l’on a fait sortir du Pontal, pour les mettre en rade; et l’on m’a assuré que les ordres étaient si précis et si positifs que, chargés ou non chargés, ils sortissent toujours et s’en allassent aux Indes.
«Comme Sa Majesté catholique ni personne de sa part ne m’a donné signe de vie, j’écoute ce que l’on veut me dire sans chercher d’en rien savoir. Ces commandants n’ont nullement manqué de politesse et de bienséance sur cela.
«M. de Navarette m’étant venu trouver, il y a trois jours, pour me dire qu’il y avait un ordre du roi catholique, pour me demander 303 les quatre vaisseaux du Roi, pour escorter les galions et la flotte hors des caps, ou plutôt savoir si j’étais dans cette disposition, je prends la liberté, Monseigneur, de vous envoyer la réponse que je lui ai faite, et je dois vous dire, de plus, que je dis verbalement au dit sieur de Navarette qu’il ne m’était jamais possible d’obéir aux ordres d’aucun conseil d’Espagne, que je distinguerais toujours d’avec ceux de Sa Majesté catholique, en ce que, lorsqu’il ferait l’honneur à quelque officier de lui en donner, il signerait de son nom de Philippe, et les conseils, de l’estampille: yo el Rey. J’ai cru devoir le dire dans cette occasion-ci, afin d’apprendre à MM. du Conseil des Indes que les officiers du Roi se conduiront toujours en connaissance de cause.
«Tout leur grand empressement pour la sortie de ces vaisseaux a été fondé sur une vaine espérance que le roi n’aurait pas le temps de faire ses réflexions sur les inconvénients et les accidents qui pourraient arriver à cette flotte. Depuis qu’ils ont su que M. le duc de Gramont avait fait de nouvelles représentations, ils témoignent plus d ardeur pour 304 rendre ses réflexions inutiles; mais les marchands, plus sages, ne se sont pas mis en devoir de charger. Ils viennent à moi souvent me consulter, ou plutôt apprendre si je n’ai point de nouvelles sur ce départ. Je ne me suis jamais ingéré de les y induire ni de les en détourner.
«Si le hasard ne se mêle pas de s’opposer à cette sortie, le Conseil voulant soutenir la gageure, il ne dépendra pas d’eux de les envoyer dans quinze ou vingt jours; mais peut-être mettront-ils de l’eau dans leur vin, et voyant que n’y ayant pas assez de marchandises pour rapporter assez d’argent, les frais, bien loin de procurer au roi quelque avantage, absorberaient plus que le produit qu’il en retirerait. Le consulat a fait différentes représentations, et toutes inutiles.»
Cette tentative infructueuse eut pour résultat de rendre le Conseil des Indes plus circonspect et de laisser à du Casse le loisir de donner ses soins à la défense de Cadix, ainsi qu’on le voit par sa lettre à Pontchartrain du 31 mai:
«Il ne s’agit plus des Indes pour le présent; c’est d’une plus grande œuvre. Cadix se munit 305 insensiblement de vivres et de munitions. Il y a, je crois, quatorze ou quinze régiments qui peuvent composer mille hommes bons, médiocres et défectueux, couverts de haillons ou tout nus. Il y a des officiers pour composer un camp volant, dont cent un n’ont pas servi, à ce que tout le monde me dit.
«Il arriva hier un régiment de cavalerie. M. le marquis de Valdecania me dit qu’il attend le régiment de Grenade.
«M. le comte de Fernand-Nunez, à qui sa charge donne le droit de commander dans le port, est allé à Chères pour peu de jours. A son retour, nous devons tenir un conseil d’officiers espagnols et français, afin de déterminer tout ce qui se peut faire, et que chacun se mette en devoir de remplir tout ce dont il sera chargé. Mais que peut-on faire? Ces gens-là n’ont pas un écu, et rien ne se remue ici qu’à force d’argent. Vous jugez bien, Monseigneur, que j’en donnerai plutôt du mien, si les équipages des vaisseaux ne suffisent point.
«Un Espagnol, arrivé hier de Gibraltar d’où il s’est sauvé, rapporte qu’il y a quatre mille hommes dans la place, et que les barques 306 catalanes et de la côte de Valence y apportent continuellement des vivres, et apparemment les nouvelles de tout ce qui se passe en Espagne. C’est M. le marquis de Valdecania qui a eu la bonté de me le dire. Je le priai très-instamment d’écrire à M. Chacon, capitaine général de la côte de Grenade, d’armer des tartanes et des barques pour donner la chasse aux Catalans et aux Valenciens. Ils ne se défieront pas de ces sortes de bâtiments dans la nouveauté, et l’on n’en aurait pas pendu une douzaine qu’ils ne trouveraient plus de serviteurs à si bon marché.
«Il faut que M. le comte de Foncalade ait quelque raison, que je ne comprends pas, pour ne pas venir ici, le temps ayant toujours été favorable depuis huit jours. J’ai su qu’il avait dépêché un courrier au roi catholique, et je veux croire que c’est cette raison qui l’a retenu. Quand il aura l’ordre, le vent ne sera plus bon, et les ennemis formeront dans la suite un obstacle invincible.»
Cette lettre venait de partir lorsque du Casse en reçut une de Pontchartrain, datée du 307 13 mai, le félicitant du tact et de la mesure avec lesquels il agissait:
«Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous m’aviez écrite le 17 du mois passé, et j’ai rendu compte au Roi de la conduite que vous tenez avec M. le marquis de Valdecania et avec les autres officiers espagnols qui servent dans Cadix. Sa Majesté l’a approuvée entièrement et vous exhorte de la continuer, de manière que dans les mouvements que vous vous donnez pour contribuer à la défense de cette place, il puisse toujours leur paraître qu’elle les regarde particulièrement et que vous ne vous en mêlez que pour les aider.»
Presque chaque jour du Casse écrivait à Pontchartrain, ne variant pas sur ce thème, que si l’armée navale ennemie voulait se donner la peine de forcer l’entrée du port de Cadix, rien ne saurait l’en empêcher.
Sur ces entrefaites le ministre envoya à l’amiral un système de fourneaux destinés à faire rougir les boulets pour incendier les vaisseaux.
C’est donc à ce moment qu’on doit rapporter l’infernale et nouvelle invention du tir 308 à boulet rouge, si souvent employé depuis, principalement sur mer et pour la défense des côtes.
Voici la curieuse lettre de Pontchartrain à ce sujet; elle est datée du 20 mai 1705.
«Monsieur, je vous envoie le dessin que le sieur de Logivières m’adresse d’un fourneau pour faire rougir des boulets, avec l’explication sur la manière de s’en servir et de charger les canons. Vous verrez qu’elle est très-aisée et la dépense très-médiocre. On en peut tirer beaucoup d’utilité pour la défense de Cadix, n’y ayant point de vaisseaux qui osent tenir une demi-heure sous des batteries dans lesquelles on pourra se servir de ces boulets. Il ne s’agit que de s’y préparer et d’établir des fourneaux dans le Pontal, à Matagorde, et dans les autres endroits qu’on jugera à propos, avec les ustensiles nécessaires, de sorte qu’il ne reste qu’à y mettre le feu lorsqu’on en aura besoin.»
Malgré les préparatifs de toute sorte pour la défense de Cadix, le Conseil des Indes crut que cette place, si elle était attaquée, tomberait infailliblement aux mains des ennemis, et ayant dû renoncer à faire partir les galions et la 309 flotte, le Conseil fit décharger les effets du roi d’Espagne et les fit envoyer à Séville. Au mois de juillet, l’archiduc Charles étant venu mettre le siége devant Barcelone, l’armée navale ennemie étant entièrement occupée à maintenir le blocus de cette place, du Casse pensa qu’en faisant diligence les bâtiments de commerce pourraient sortir de la rade de Cadix sans danger, avec quatre vaisseaux français, et aller attendre le reste de l’escorte que Louis XIV mettait à leur disposition à la rade de Gorée, où ils seraient à l’abri d’un coup de main.
Mais du Casse ne voulait pas faire lui-même cette proposition directement au Conseil des Indes, pensant qu’elle serait rejetée. Il jugeait, pour la faire réussir, l’intervention du Roi de France nécessaire; il savait que le Conseil des Indes ne se départirait pas de ses anciennes idées, «car, dit-il avec autant de profondeur dans l’esprit que de sagacité dans le jugement, c’est le propre des ignorants de ne jamais vouloir changer ce qu’ils ont pratiqué.» Du Casse exprime son opinion sur toutes les mesures à prendre dans une lettre à Pontchartrain datée 310 du 4 août, et prévient le ministre qu’il a déjà mis l’ambassadeur au courant de la situation:
«J’écris à M. Amelot et lui envoie un mémoire instructif de la conduite à tenir, de la convenance et de l’utilité qui en résultera. Je ne pourrais faire autre chose sans qu’on présumât que je voulais faire l’homme utile et mendier quelque grâce. J’aurais passé moi-même à Madrid pour donner une forme à tous les ordres qui conviennent et l’intelligence de mes pensées, répondre aux objections que formera le Conseil, et faire voir à M. Amelot l’inutilité des ordres qui ont été donnés, lorsque j’étais destiné à faire ce voyage.
«J’ai déjà pris la liberté, Monseigneur, de faire en sorte de me dispenser d’aller aux Indes. Je vous demande la même grâce, mais je ne veux point que cela vous coûte la moindre discussion avec le Roi; j’aime mieux mourir, et qu’il soit persuadé de mon zèle, que vivre, et que Sa Majesté eût le moindre doute sur ma bonne volonté. Ainsi ma confiance ne met pas en doute que vous aurez la bonté de faire pour moi ce qui conviendra, et moi je remplirai 311 tous les devoirs. Si je suis dispensé du voyage, je m’offre de rester jusques au départ.
«J’ai pensé vous envoyer M. le baron de Lort pour m’amener les vaisseaux que vous me destinerez, si je ne suis pas dispensé du voyage; et en même temps je voulais vous supplier de lui accorder le commandement d’un vaisseau. Je puis vous assurer que vous ne le mettrez en mains de personne plus digne, et, outre ses bonnes qualités par rapport au service, il a l’esprit fait pour les Espagnols. J’espère de vos bontés que vous voudrez bien le lui accorder. Vous pouvez, en sa place, me donner M. le chevalier d’Amon, et j’aurai M. de Val. Vous aurez la bonté de vous souvenir que vous aviez nommé M. du Quesne, soit que j’y aille ou que je n’y aille point. Vous ne pouvez rien trouver de meilleur, et comme il faut quelque frégate, si vous la destinez de Toulon, elle me portera mes meubles et des provisions. Je vous avais prié, lorsque j’ai cru de partir, de m’accorder M. de la Salle Saint-Cricq; je prends la liberté de vous renouveler cette prière.»
Le comte de Toulouse appareillait à Toulon 312 pour venir croiser dans la Méditerranée. Du Casse, qui le savait, écrivit, le 10 août, tout ce qui était venu à sa connaissance sur les agissements de l’armée navale ennemie, priant Pontchartrain de faire parvenir au jeune prince sa lettre, fort importante pour lui.
Du Casse était contraint d’employer les plus grands ménagements pour obtenir des Espagnols la permission de leur être utile. Leur orgueil, leur susceptibilité pointilleuse rendait la tâche délicate. On pourrait dire des hommes de cette nation ce qu’en langage hippique on dit souvent des chevaux de race: Ils sont sur l’œil.
Cette manière d’être fut toujours un sujet d’étonnement pour les officiers français qui se trouvaient avec du Casse. Ils étaient à cette époque ce qu’ils sont encore de nos jours, confiants, trop confiants même, et rien ne pouvait les surprendre autant que la défiance de leurs alliés. Le commandant d’Aire se fait l’écho de cet étonnement dans la lettre suivante, adressée à Pontchartrain le 11 août 1705:
«Monseigneur, je viens de recevoir la lettre 313 que vous me faites l’honneur de m’écrire du 14 juillet. Il n’est plus question de vous redire, Monseigneur, toutes les peines qu’on a eues de porter les Espagnols à consentir qu’on les gardât. Cette nation est si opposée à la nôtre, et si différente de toutes manières, qu’il n’a pas fallu moins que M. du Casse pour en venir à bout, ce qu’il m’a été facile sous les ordres d’un aussi bon général. A bord du Constant, rade de Cadix.»
Quelques jours après, comme il n’y avait plus à craindre l’armée navale des alliés, retenue sur les côtes de Catalogne par le siége de Barcelone, du Casse envoya d’Aire faire la course; il voulait qu’on profitât de l’éloignement des vaisseaux ennemis pour ramener à Cadix les marchandises, ainsi que les objets déchargés et transportés à Séville; son espoir étant que l’on pourrait charger et faire partir flotte et galions.
Le Conseil des Indes ne prenant aucune décision, du Casse, le 30 août, écrivit à Pontchartrain pour insister sur la nécessité d’adopter promptement un parti.
Le départ des galions et de la flotte fut enfin 314 décidé, et le 4 septembre du Casse reçut de Pontchartrain l’invitation de se rendre à Madrid, pour conférer avec l’ambassadeur de France, le marquis Amelot[6], au sujet de cette entreprise que Louis XIV jugeait assez importante pour adjoindre aux navires espagnols plusieurs vaisseaux de guerre, et ordonner à du Casse de prendre le commandement de l’escadre. L’amiral quitta Cadix le 6 septembre 1705 et arriva à Madrid le 14; il se rendit immédiatement près du marquis Amelot, et le soir fut admis à l’audience du Roi; le lendemain 16 il écrit à Pontchartrain:
«J’ai reçu à Cadix les deux lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire des 10 et 315 19 d’août, la dernière par le courrier que je vous avais dépêché. Il arriva le 4, à onze heures du soir. J’en suis parti le 6 pour me rendre ici, ayant passé par Séville pour y conférer avec messieurs du consulat, au sujet de l’expédition des deux navires pour Porto-Bello et la Vera-Cruz; sur quoi nous avons été facilement d’accord, d’où il fut dépêché dès l’instant un courrier pour Cadix, avec ordre qu’on les préparât et qu’ils fussent en état de partir dès qu’on enverrait les dépêches de Madrid. J’ai aussi laissé l’ordre au sieur de Terville de se mettre en état de partir aussi pour Lima. M. Amelot m’ayant mandé que le roi catholique approuvait fort ma pensée sur cet envoi et que j’en donnasse les ordres, je suis arrivé en cette ville le 14, au soir.
«Je me rendis dès l’instant au palais, n’ayant pas trouvé M. Amelot chez lui. J’y saluai S. M. C., et ensuite je me retirai, après avoir conversé un moment avec M. Amelot. L’accablement continuel où il est ne lui a pas permis que nous ayons encore travaillé ensemble, et, pour le soulager, j’ai passé, cette matinée, deux heures en conférence avec 316 M. le duc d’Atrisco, président du Conseil des Indes, qui est tombé d’accord avec moi de toutes mes propositions, et je viens d’être informé que le Conseil avait donné ses consultes pour l’expédition des galions et de la flotte.
«Ainsi, Monseigneur, voilà le grand point déterminé. Je ferai dépêcher un courrier, dès que tout sera en règle pour ordonner à Séville qu’on renvoie les effets qui avaient été retirés des vaisseaux, et à Cadix qu’on se prépare, qu’on charge et qu’on fasse partir les aviso, si je puis en obtenir les dépêches. Il ne tiendra point à moi ni à mes sollicitations que tout se fasse en diligence.»
Après avoir ainsi longuement entretenu ce ministre de l’expédition projetée, du Casse consacre la seconde partie de sa lettre à venger l’honneur d’un de ses officiers, le baron de Lort de Sérignan[7], à qui était échu, après 317 la blessure du chef d’escadre, le commandement de l’Intrépide, à la bataille de Vélez-Malaga. Dans la fin de la lettre qu’on va lire, le nom du marquis de Vilette n’est pas prononcé comme celui du calomniateur du baron Lort, mais c’est évidemment lui qui est en cause. En effet, le lieutenant général Vilette, blessé dans son orgueil de commandant en chef que les ennemis aient paru craindre davantage son chef d’escadre du Casse que lui-même, évite dans son rapport de faire l’éloge de l’équipage de l’Intrépide, affectant même d’en faire peu mention, tandis que, au dire de tous les contemporains, la conduite de du Casse et celle de ses officiers fut admirable. 318 Voici du reste les termes chaleureux dans lesquels du Casse prend la défense du baron de Lort de Sérignan:
«Il m’est revenu, Monseigneur, qu’on vous a dit que, pendant le combat, après que M. Benet et moi furent blessés, le navire de M. de Vilette ayant pris feu à son derrière; il avait été contraint d’arriver, et que M. le baron de Lort avait aussi arrivé. J’avais bien ouï dire que le vaisseau de M. de Vilette était sorti de la ligne de la longueur du vaisseau seulement un instant, sans qu’il eût discontinué de tirer de ses trois batteries, mais jamais je n’ai entendu parler que l’Intrépide eût arrivé un pouce, et conserva toujours toutes ses voiles au plus près du vent. Je sais même que pour lors le vent cessa et que les vaisseaux n’étaient plus sensibles ’à leur gouvernail, ce qui le faisait abattre. M. de Vilette envoya son canot à l’Intrépide et aux autres navires de l’arrière pour dire qu’on tînt le vent. L’on dit à l’officier: Voyez, la barre est à venir au vent, mais le navire ne gouverne pas.
«Je ne voudrais pour rien au monde vous imposer la vérité, mais je serais indigne, 319 si je ne vous faisais pas ce détail pour la justification de M. le baron de Lort, à qui je n’ai eu garde de parler de cette infamie. Je l’ai laissé à Cadix, au désespoir de l’indifférence que vous témoignez pour lui, et de ce que vous lui avez refusé la croix de Saint-Louis que vous avez donnée à tant d’autres qui ont moins de service que lui. Je n’ai pas resté que d’avoir ma part de sa mortification. Comment voudriez-vous qu’il eût servi avec moi en second, après avoir été en chef? J’ose vous dire qu’il ne mérite point ce traitement et que vous avez peu d’officiers de plus de zèle, de plus d’honneur et de plus de désintéressement, ce que je vous certifie en honneur. La marine ne finira jamais ce mauvais procédé. Je m’étonne que M. l’amiral n’ait pas été informé de cela. Il n’a pas pu voir la manœuvre du vaisseau: l’éloignement et la fumée étaient deux obstacles. Mais je sais que le lendemain il lui fit un fort bon accueil. Ce mauvais discours n’était pas encore forgé sans doute. Je vous prie, Monseigneur, de revenir de cette injuste prévention et de le mieux traiter; qu’en servant avec moi, nous n’ayons pas le déplaisir 320 d’être mécontents l’un et l’autre, qui ne l’avons assurément pas mérité.
«Le sieur du Houx est à Toulon. Je vous prie de le nommer sur le vaisseau qui m’est destiné.»
«Je n’ai point le temps de vous écrire plus amplement, ayant été toute la journée occupé, et, quand je me suis retiré pour écrire, quatre grands d’Espagne me sont venus voir et m’ont tenu plus d’une demi-heure chacun.
«Les nouvelles de Barcelone du 9 portent que les ennemis n’avaient rien entrepris, qu’ils se retranchaient auprès de la mer et qu’il faisaient amas de fascines. Je serais fort trompé si, dans la saison qu’il est, ils pensaient à ouvrir la tranchée à une ville comme celle-là. L’on craint que les révoltés s’emparent de Lérida; mais qu’en feront-ils après? Les ennemis pensent trop juste sur les événements pour penser de vouloir l’occuper. Nous avons encore quinze jours pour être hors de doute sur leurs progrès. Jusqu’à présent, les augures ne leur sont point favorables.»
La cour de France était fort inquiète du sort de Barcelone, assiégée par les Autrichiens. 321 Du Casse ne croyait pas que l’on pût enlever une place de cette force; aussi le 9 octobre 1705, lorsque déjà depuis quelques jours la ville était au pouvoir de l’ennemi, écrivait-il encore à Pontchartrain, qui, dans chacune de ses lettres, lui en demandait des nouvelles:
«Monseigneur, je n’ai rien de nouveau à vous apprendre de Catalogne, le roi catholique n’ayant reçu aucun avis depuis celui du 18, non pas même d’Aragon. Pour moi, je vous avoue que je ne suis nullement alarmé et que je ne puis croire qu’ils prennent Barcelone le 18, n’ayant fait aucun ouvrage pour cela, et je compte tout le reste pour rien, Barcelone se conservant.
«Il y a trois jours qu’il pleut, ce qui n’était pas arrivé depuis six mois complets, et les vents sont à l’est-sud-est. S’il se trouve de même à la côte de Barcelone, je n’y serais pas en repos.
«M. Amelot vous a mandé comme les Portugais avaient passé la Guadiana en Estramadure. Le bon sens veut qu’ils fassent cette 322 manœuvre pour retenir les troupes que l’on pourrait détacher.»
L’amiral du Casse se trouvait à Madrid, dans une position assez singulière et qui lui plaisait fort peu. Chargé spécialement de traiter toutes les affaires communes aux deux couronnes de France et d’Espagne, se conduisant avec son bon sens naturel et sa loyauté toute française, il voyait les habitants de la Péninsule agir avec nous, non pas comme avec des alliés, mais comme avec des gens dont on se méfie sans cesse. Ils semblaient ne pouvoir se décider à considérer comme des amis ceux avec lesquels ils avaient été pendant des siècles en hostilité. Tout plan, tout projet proposé par nous paraissait aux Espagnols conçu dans un esprit d’intérêt exclusif. Ainsi, du Casse ayant demandé à Philippe V, au nom de Louis XIV, la cession à la France du petit port de Pentacola, dans le voisinage du Mississipi, éveilla de la part du gouvernement espagnol les susceptibilités les moins bienveillantes. Toutes les lettres de du Casse, à partir de cette époque, ont trait à la malveillance des sujets du roi catholique. Aussi l’amiral, tout en mettant 323 dans sa conduite une excessive finesse et une admirable prudence, ne restait-il à Madrid qu’à son corps défendant et pour le plus grand bien du service de Louis XIV. Heureusement il marchait parfaitement d’accord avec Amelot, l’ambassadeur de la cour de France.
Du Casse terminait ainsi une longue lettre, écrite le 23 octobre 1705 au comte de Pontchartrain:
«Il n’est pas non plus à propos de proposer aucuns moyens pour la réformation du commandement des Indes et de leur navigation. Toutes les bonnes raisons et les bons moyens sont regardés pour mauvais. Avec ces sentiments, jugez s’il est possible d’y réussir. Ils seront forcés par nécessité d’avoir recours aux Français, et alors on pourra leur insinuer la convenance respective.»
C’est ce qui ne tarda pas à arriver. Le roi d’Espagne apprit, à la fin du mois d’octobre 1705, la prise de Barcelone par l’archiduc Charles. Il fut fort affecté de voir Gibraltar au sud, Barcelone au nord, aux mains de ses deux plus redoutables ennemis, les Anglais 324 et les Impériaux. Il résolut de reprendre une de ces deux places.
Le récent insuccès de ses armées à Gibraltar, point isolé d’ailleurs en quelque sorte dans ses Etats, lui fit craindre de ne pouvoir réussir de ce côté; il se décida à faire une tentative sur Barcelone, ville qui pouvait devenir un centre d’action pour l’archiduc, vu sa situation dans une province toujours prête à la révolte.
Philippe V toutefois voyait bien qu’il ne pouvait, avec ses seules forces, enlever Barcelone à ses ennemis. Il résolut donc d’implorer, pour réussir, la protection de son aïeul; il lui envoya en mission spéciale un grand d’Espagne, le comte d’Aguilar; mais il réservait le principal rôle dans cette négociation à l’amiral du Casse, dont il avait depuis longtemps apprécié les qualités et qu’il savait très-influent à la cour de Versailles.
Voici comment l’amiral raconte, dans une lettre à Pontchartrain, en date du 6 novembre 1705, la mission dont il fut chargé à ce moment par le roi d’Espagne:
«Monseigneur, j’eus l’honneur de vous 325 écrire, le 2 de ce mois, par un courrier qui allait à Bordeaux et, comme il fut retenu un demi-jour, j’étais le soir au palais, attendant le coucher du roi. Mme la princesse des Ursins m’étant venue appeler, me dit que le roi et la reine désiraient que j’entrasse dans leur appartement. Leurs Majestés me dirent que les preuves que je leur avais données de mon zèle les avaient déterminés à me choisir pour m’envoyer au Roi. Je répondis à cela comme je le devais, et je priai M. Daubenton de vous l’écrire, ayant été occupé à des choses qui convenaient au service de Sa Majesté.
«En apparence, partie de ces choses dont Leurs Majestés me veulent charger ne sont pas éclaircies, en ce que M. le comte d’Ayrones, qui était dans Barcelone, n’est point arrivé et que l’on ne sait que confusément ce qui s’est passé à la prise de cette ville, ni ce qui a dérangé la capitulation qui avait été faite entre M. de Velasco et le milord Péterbourg. L’on ne sait pas non plus si toute l’armée navale ou partie d’icelle est en route pour retourner en Angleterre. Il n’y a nulle nouvelle de Malgue et de Gibralter, d’où absolument 326 on la verra en sortant. Les vents sont contraires depuis le vingt-huitième jour qu’elle est en vue de Carthagène. Il est cruel qu’il faille souhaiter qu’elle ait un vent favorable, en ce que restant elle touchera à Alicante ou à Malgue, où vraisemblablement on lui ouvrirait les portes.
«Je vis hier au soir M. Amelot, qui me dit que le roi d’Espagne enverrait M. le comte d’Aguilar pour informer le roi des dispositions présentes. J’ai su qu’il a pris congé ce matin, mais que ce départ-là n’empêcherait pas le mien. Ainsi, Monseigneur, je ne sais quand on m’expédiera.
«J’ai envoyé ordre à M. du Tertre de s’en retourner à Toulon, dès qu’il sera informé de la sortie de l’armée navale du détroit, et qu’il profitât d’un gros vent d’aval pour ne se point commettre, en cas qu’il fût resté des vaisseaux dans Gibraltar.
«Le Conseil des Indes a fait un recueil de ces vaisseaux français qui ont été à la mer du Sud et de ceux qui se préparent pour y aller, et il a fait des représentations à Sa Majesté catholique dans le même esprit que nombre 327 d’autres, que les Français les ruinent. Rien n’est plus fâcheux dans la situation présente.
«J’ai pris la liberté de dire hier au soir à M. Amelot qu’il fallait que Sa Majesté donnât une déclaration qui traitât favorablement le Conseil, le remerciant de son zèle et de son application, qu’il l’exhortât de continuer son bon zèle, et que Sa Majesté aurait toute la déférence à se conformer à leurs représentations. Mon dit sieur Amelot a paru bien aise de me trouver dans ces dispositions, me disant qu’il pensait la même chose que moi, et, à l’égard de la flotte et des galions, de leur en laisser une entière et pleine disposition.
«Imaginez-vous, Monseigneur, dans l’embarras où l’on est ici, quelle sûreté il y a que ces vaisseaux sortent. Il s’en est brûlé un au Pontal, appartenant à des particuliers de Séville, qu’on dit qui avait chargé pour quatre cent mille écus de marchandises, le tout à des Espagnols, ce qui augmentera la misère de cette nation. Comme je compte avoir bientôt l’honneur de vous voir, il serait inutile de m’étendre sur aucun sujet.»
Peu de temps après, du Casse partit pour 328 Versailles, où il arriva au commencement de 1706. Il vit les ministres et le Roi, expliqua à chacun combien il était important de reprendre Barcelone, et essentiel d’agir rapidement, avant que les armées navales ennemies, retenues loin du théâtre de la guerre par la mauvaise saison, aient pu rentrer dans la Méditerranée.
Les raisons mises en avant par du Casse furent si fort goûtées, qu’un mois après son arrivée à Versailles il vit partir pour Toulon le grand amiral comte de Toulouse et le maréchal de Cœuvres, qui allaient prendre le commandement d’une armée navale française destinée à appuyer devant Barcelone les opérations de l’armée de terre, conduite par Philippe V en personne, ayant sous ses ordres le maréchal de Tessé.
Le 3 mars, les deux princes et les deux maréchaux de France arrivèrent devant Barcelone. Au lieu d’attaquer sur-le-champ le corps de place, ils commirent la faute de perdre leur temps au siége d’un fort détaché, le Mont-Jouy, qui les occupa près de deux mois et ne se rendit qu’à la fin du mois d’avril. Ce 329 retard avait permis à une formidable armée navale ennemie d’approcher. Le 8 mai, le comte de Toulouse dut abandonner le siége sans combat, n’étant pas de force à soutenir la lutte.
Le 12 mai, le roi d’Espagne, avec l’armée qu’il commandait, leva également le siége et opéra sa retraite par le Roussillon. On lui conseillait de se rendre à Versailles. Il refusa énergiquement de prendre un parti indigne d’un fils de France. Il entra en Espagne par le pays de Foix, gagna Pampelune et de là Madrid. Obligé d’en sortir ainsi que la reine, à l’approche des Portugais, il joignit l’armée du duc de Berwick.
Ce fut le 18 juin que la cour d’Espagne dut abandonner la capitale de ce pays. Les ennemis étaient en ce moment maîtres de la plus grande partie du royaume. Les troupes de France n’arrivaient pas. On craignit de voir les villes du littoral, encore en la possession du petit-fils de Louis XIV, tomber entre les mains de l’archiduc Charles. Les quelques vaisseaux de guerre qui restaient à l’Espagne étaient dans la rade de Cadix, ainsi que tous les galions 330 et la majeure partie des navires de commerce espagnols et beaucoup de français. Les faire sortir était les donner à l’ennemi; les laisser à Cadix était risquer de les voir tomber en sa possession, s’il s’emparait de la ville. Dans cette occurrence, du Casse fut jugé seul capable de sauver ce qui restait de la marine militaire ou marchande espagnole.
Il se trouvait à Versailles, souffrant d’une manière cruelle de la blessure grave qu’il avait reçue à la bataille de Malaga. Il eut l’ordre de se rendre immédiatement en Espagne pour s’assurer par lui-même de l’état des choses. Il vit le Roi, qui lui prescrivit d’aller de suite à Cadix, le laissant libre du reste d’agir comme il l’entendrait. On s’en rapportait entièrement à son habileté.
Du Casse fit diligence. Le 6 juillet il était à Bayonne, et le 10 il écrivit à Pontchartrain de cette ville:
«Monseigneur, j’arrivai ici le 6 au soir. J’en serais parti, si j’avais trouvé des voitures. La poste d’Espagne ne traîne point de chaises, et il ne m’est pas possible de changer cette voiture, ma jambe pouvant avec 331 peine même la supporter; elle est, à peu de chose près, au même état que lorsque je partis de Versailles. Je prends demain la route de Saint-Jean-Pied-de-Port, à la suite de l’artillerie, où il a passé d’autres chaises. Je me rendrai à Pampelune pour y joindre quelque régiment de cavalerie pour me rendre auprès du roi d’Espagne. J’étais déterminé de m’en aller par Burgos, pour y faire la révérence à la reine; mais M. Ory, avec lequel j’ai eu des conférences, m’en a détourné pour m’engager de me rendre auprès de Sa Majesté et pour continuer la route pour Cadix, que je trouve impossible, aucun voiturier ne voulant l’entreprendre.»
«Je ne prévois pas que je puisse rendre aucun service en Espagne, et j’ose croire que dans la situation présente je pourrais vous être de quelque utilité, et quoique vous ayez eu la bonté de m’écrire à Toulon que je pouvais rester, si je ne croyais pas pouvoir être utile en Espagne, je vous avouerai avec liberté que je ne le prévois que trop clairement, mais que la vergogne me surmonte. L’on pourrait croire que j’ai saigné du nez... J’attends vos ordres.»
Des secours étant arrivés au roi d’Espagne, 332 il prit l’offensive; secondé par l’habile et intrépide Berwick, en très-peu de temps il reprit aux alliés tout ce dont ils s’étaient emparés, excepté Barcelone. Du Casse l’avait joint, et l’aidait de ses conseils. Il était auprès de ce prince à sa rentrée triomphale au mois de septembre dans Madrid, aux acclamations enthousiastes du peuple.
Du Casse trouva à Madrid des lettres de la cour de Versailles l’informant qu’il allait recevoir le commandement d’une escadre de vaisseaux français appareillant de Brest, pour conduire en Amérique la flotte de Cadix et en ramener les galions chargés des impôts perçus, au nom du roi catholique, dans le nouveau monde.
Du Casse redoutait cette mission et aurait volontiers décliné l’honneur qui lui était fait. Sa santé était si mauvaise qu’il écrivit le 28 septembre 1706 à Pontchartrain:
«Je vous prie de me permettre de passer l’hiver en mon pays, pour me trouver en état de profiter de la première saison de Bagnères. J’en ai besoin, sans dissimulation, autant pour mon pied et ma jambe que pour la sciatique qui me veut dépêcher.»
333
En réponse à cette demande, du Casse obtint un congé d’un mois pour aller respirer, au pays natal, l’air pur des Pyrénées. A la fin d’octobre 1706, il quitta Madrid pour venir chez son neveu, à Bayonne, où il arriva le 4 novembre. Il y était à peine qu’il reçut de Pontchartrain l’avis qu’on lui expédiait ses lettres de service pour le commandement qui lui était destiné. Il écrivit au ministre:
«J’arrivai avant-hier en cette ville (Bayonne), à dix heures du soir par un temps affreux. J’ai trouvé la lettre que vous me faisiez l’honneur de m’écrire à Madrid du 10 d’octobre, qui m’a été renvoyée par M. Daubanton. Je n’avais garde, Monseigneur, de dormir. Lorsque j’ai eu l’honneur de vous écrire que je fusse destiné pour commander l’escadre de Brest, j’ai pris la liberté de vous dire que j’aurais bien souhaité d’en être dispensé; mais, Monseigneur, il me paraît que vous n’entrez pas dans mes raisons et que vous désirez que ce soit moi qui en sois chargé. Je prendrai la liberté de vous dire que je ferai ce qu’il vous plaira. Il n’y a rien de pressé. Je puis savoir de vous vos intentions. Je me rendrai 334 à la cour incessamment. Il serait inutile que j’allasse à Brest, les ordres pour l’escadre n’étant pas encore envoyés de Madrid, le courrier n’ayant apporté que ceux pour les navires de la mer du Sud, et pour le sieur de la Rigaudière, et pour un aviso pour la Nouvelle-Espagne, qui ont été laissés à Saint-Sébastien, d’où il partira au premier beau temps et auquel j’envoyerai les ordres pour la route qu’il doit tenir, lui étant ordonné de les recevoir de moi. M. de la Rigaudière partira au premier vent favorable. Les dépêches sont arrivées. Je joindrai aux instructions du Roi ce qui me paraîtra convenir par la navigation allant et venant.»
«Je vous envoie, Monseigneur, les paquets qui contiennent les ordres pour la mer du Sud; il n’y a que ce départ qui presse pour profiter de la saison pour entrer dans la mer du Sud. A l’égard des autres vaisseaux pour Carthagène, Porto-Bello et la Havane, pour attendre la flotte de la Nouvelle-Espagne, pourveu qu’ils partent à la fin de janvier, ce sera encore assez tôt, et j’oserais assurer qu’ils auront encore du temps inutile, les uns à attendre les galions et les autres la flotte, et à juger par les apparences, 335 les uns ni les autres ne seront pas prêts. Le temps est très-différent du passé où les flottes allaient à coup sûr. Le pays étant dégarni de marchandises, il était naturel que les flottes fussent expédiées à un temps réglé, mais à présent tout est dérangé en ce pays-là par la quantité de vaisseaux qui ont fourni les royaumes de marchandises.
«Il n’y a personne qui puisse déterminer l’expédition de ces vaisseaux, et je vous avouerai que je serai plus surpris que personne, si les vaisseaux que vous destinez pour convoyer les deux flottes en ramènent aucune, ne pouvant me persuader qu’elles puissent être prêtes, et les vaisseaux du roi n’ayant des vivres que pour rester trois ou quatre mois pour les attendre. Que feront-ils, s’ils ne sont pas prêts? La prudence ni la capacité des chefs qui les doivent ramener n’y sauront contribuer, et à leur retour ils seront l’opprobre du public.
«L’obstacle des ennemis est moindre; mais il ne laissera pas d’être considérable. C’est la raison qui me fait craindre ma destination. Si j’avais été auprès de vous, Monseigneur, lorsqu’on 336 a projeté cet envoi, j’aurais pris la liberté de vous faire mes observations, et peut-être aurais-je pu vous persuader à ne pas envoyer les escadres jusqu’à ce que j’aie eu la certitude de l’état où étaient les galions et la flotte, et à régler le départ avec quelque fondement, au lieu qu’à présent vous envoyez les escadres sans savoir si les vaisseaux espagnols pourront profiter de leur escorte. Je ne prise pas mes opinions et je peux personnellement me tromper. Je le serai très-fort, si elles ramènent aucun vaisseau. A l’égard de ceux de la mer du Sud, il faut profiter de la saison. C’est elle qui détermine l’envoi, et je trouve, Monseigneur, que vous faites très-bien. Cet envoi n’est pas du goût des Espagnols, mais vos raisons ne sont que les leurs. Il n’y a que deux vaisseaux dans les ordres. Cette réserve de deux à trois est faite par prudence.
«Le courrier m’a remis une lettre du roi catholique pour le Roi. J’aurais peur qu’elle ne tardât trop, si je la retenais. Je prends la liberté de vous l’envoyer. Sa Majesté catholique me paraît assez contente de moi. En prenant congé d’elle à Ségovie, elle me dit qu’elle en écrirait 337 au roi, et peut-être que c’est une lettre en ma faveur.»
L’escadre dont il est question dans toutes les lettres précédentes devait être armée à la requête du roi d’Espagne. Au mois d’août, alors que du Casse était auprès de lui, ce prince avait fait demander à la cour de France deux escadres, une de sept vaisseaux de guerre destinée à aller chercher et à ramener la flotte de la Nouvelle-Espagne, qui était au Mexique chargée de richesses, et une autre de huit, qui devait mener à Carthagène des galions renfermant des marchandises d’Europe et en ramener d’autres, sur lesquels se trouvaient les trésors d’Amérique. Sur ces huit vaisseaux deux iraient au Pérou porter les ordres de Philippe V.
Le roi catholique offrait de couvrir toutes les dépenses qui seraient faites par le gouvernement français; les richesses rapportées d’Amérique garantissaient le remboursement.
D’après une lettre qu’il reçut à Bayonne de Pontchartrain, du Casse s’empressa d’écrire à Philippe V que le roi de France avait accédé à ses désirs, et que l’ordre avait été donné 338 pour que les quinze vaisseaux, demandés par Sa Majesté espagnole, appareillassent à Brest dans le plus bref délai.
Aussitôt après avoir reçu la missive de du Casse et l’avoir communiquée à ses ministres, ainsi qu’au Conseil des Indes, le roi d’Espagne rendit un décret, daté du 26 novembre 1706, par lequel Sa Majesté catholique ordonnait: «qu’il serait pris sur les effets de la flotte la somme de 413,528 piastres pour le remboursement de la dépense des sept navires qui devraient composer l’escadre pour le Mexique, et 469,642 piastres pour celle des huit vaisseaux destinés pour l’escorte des galions et pour le Pérou.»
Immédiatement les deux escadres furent formées, mais, les préparatifs terminés, du Casse représentait au ministre qu’il ne pouvait se charger au cœur de l’hiver, par des vents contraires, de se rendre en Amérique. La nouvelle vint en même temps que les richesses du Pérou n’étaient pas encore à Panama, et que par conséquent il faudrait rester là longtemps pour les attendre.
Sur les observations faites par du Casse, la 339 destination de ces quinze vaisseaux fut changée et le commandement en fut donné à du Quesne-Monnier. Cet officier, sorti de Brest au mois de mars, rencontra quinze bâtiments de commerce anglais dont il s’empara. Ils étaient justement chargés de poudre, de fusils, de selles, brides, harnachements de toutes sortes, en un mot des choses qui étaient nécessaires aux troupes britanniques faisant alors campagne dans la péninsule espagnole et dénuées de tout.
341
De 1707 à 1715.
LA MARTINIQUE. LES GALIONS. BARCELONE.
Du Casse part pour l’Amérique (12 octobre 1707).—Son arrivée à la Martinique et à Saint-Domingue.—A Carthagène (mars).—Il part pour la Havane avec les galions.—Là, il reçoit des instructions apportées par le marquis d’Ars.—Du Casse nommé lieutenant général des armées navales de France (27 décembre 1707).—L’escadre et du Casse quittent la Havane le 1er juillet 1708.—Rencontre et prise de six vaisseaux anglais richement chargés.—L’amiral entre au port du Passage près Bilbao avec sa capture et les galions (28 août 1708).—Instructions en date du 2 juin 1708 remises à du Casse, pour le paiement intégral des frais de l’expédition.—Lettre du comte de Toulouse à du Casse.—En juillet 1710, il reçoit l’ordre de se rendre de nouveau à Panama pour ramener d’autres galions menacés par les escadres anglo-hollandaises.—Histoire de cette nouvelle et importante mission entreprise pour sauver la monarchie espagnole.—Départ de Brest, en mars 1711, de du Casse et de son escadre; ses sages instructions à ses capitaines.—Il apaise en passant à Saint-Domingue une émeute populaire.—Rapport sur cette affaire.—Du Casse se rend à Carthagène le 2 juin et 342 y trouve les galions.—Il fait mettre les trésors sur ses vaisseaux.—Sa ruse pour tromper l’escadre ennemie.—Il sort du port de Carthagène (3 août).—Il atterrit au port de Paix (26 août).—Lettre de Charitte, gouverneur de l’île.—L’amiral reçoit les provisions de commandeur de Saint-Louis.—Lettre de Berthomier (18 septembre) sur l’escadre de du Casse.—Violente tempête.—Relâche à la Martinique; on ne peut partir qu’au commencement de décembre.—Lettre de Charitte à Pontchartrain (25 novembre).—Entrée au port de la Corogne en avril 1712.—Le comte de Durtal envoyé par du Casse à Philippe V.—Grande joie à la Cour et dans toute l’Espagne à la nouvelle de l’arrivée des galions qui sauvent la monarchie.—Du Casse nommé chevalier de la Toison-d’Or (24 avril 1712).—L’amiral reçoit l’investiture de la main du roi à Madrid (23 mai).—Lettres relatives à la mission si heureusement et si habilement accomplie par du Casse.—Une page de Saint-Simon; le duc est jaloux de du Casse.—L’amiral du Casse de retour à Paris et nommé commandant en chef de l’armée navale devant Barcelone (1713).—Louis XIV désire que du Casse se rende à Toulon pour activer les préparatifs.—La santé de l’amiral le retient quelque temps à Paris.—Son voyage.—Il est forcé de s’arrêter à Moulins et à Bourbon-l’Archambault.—Lettres de Pontchartrain et de Louis XIV.—La santé de du Casse le contraint à quitter le siége et à se rendre à Bourbon avec son gendre.—Sa mort (25 juillet 1715).
343
Au mois de septembre 1707, la Nymphe, frégate de vingt canons, commandée par le chevalier de la Fayette, fut envoyée au Mexique annoncer l’arrivée prochaine de l’escadre de du Casse, afin que le vice-roi fît mettre la flotte en état d’appareiller.
En effet, un mois plus tard, le 12 octobre 1707, du Casse partit de Brest avec cinq vaisseaux et une frégate: le Magnanime, sur lequel il avait arboré son pavillon, le Grand monté par M. de Serquigny, l’Elisabeth par M. de Champmeslin, le Glorieux par M. de Poudens, l’Hercule par M. de Chavagnac, la Thétis par M. de Villiers de l’Isle-Adam; il 344 fut joint en mer, à peu de distance du port, par deux frégates, venues du Havre: la Diane commandée par M. de Laiguillette, et l’Atalante par le chevalier de Rancé.
Du Casse fit route jusqu’à la Martinique sans rencontrer d’ennemi. De cette île, il se rendit à Saint-Domingue. Obligé de faire séjour dans ces deux colonies, il envoya trois navires de faible tonnage au gouverneur et au général des galions, avec mission de les engager à tout préparer pour qu’il pût repartir avec les galions qu’il était venu chercher; ayant même su que la flotte se trouvait dépourvue de beaucoup de choses, il la fit ravitailler par la frégate marchande le duc de Bourgogne.
A Carthagène se trouvait un gouverneur qui aurait servi plus volontiers l’archiduc que Philippe de France et qui faisait subir mille vexations aux Français. Il avait fait mettre le séquestre sur plusieurs navires appartenant à des particuliers de notre nation et avait causé la ruine à peu près complète d’un sieur de Valeille. Lorsque du Casse arriva à Carthagène vers le milieu du mois de mars, Valeille lui exposa ses griefs. L’amiral le prit de fort haut 345 avec les autorités espagnoles, qui, effrayées, se hâtèrent de réparer leurs actes iniques; justice fut faite.
Du Casse passa peu de temps sur le continent d’Amérique et s’en fut avec les galions à la Havane. Là il trouva une frégate française, le Ludlow, sur laquelle était le capitaine de vaisseau Louis de Brémond, marquis d’Ars. Cet officier apportait à du Casse des instructions. Au mois de février 1708, le marquis de Brémond d’Ars avait reçu celles qui suivent:
«Sa Majesté ayant résolu d’envoyer par une frégate exprès un paquet de conséquence au sieur du Casse, lieutenant général de ses armées navales qui commande l’escadre qui est à présent en Amérique, elle a fait choix pour ce service de la frégate le Ludlow, que le dit sieur marquis d’Ars commande, étant persuadée qu’il s’acquittera de l’exécution de cet ordre avec toute l’exactitude possible. Pour cet effet elle donne ordre au sieur de Begon, intendant à Rochefort, de lui donner des vivres autant que cette frégate en pourra porter, afin qu’elle en ait pour tout le temps que durera son voyage. L’intention de Sa Majesté est 346 qu’aussitôt que le vent lui permettra de mettre à la voile, il appareille et qu’il fasse voile en toute diligence pour le Cap-Français de Saint-Domingue, où il pourra apprendre des nouvelles certaines de l’endroit où sera ledit sieur du Casse. Si le sieur de Charitte ne pouvait lui en donner, parce que le dit sieur du Casse a abordé par la bande du sud, il enverra un exprès par les terres au comte de Choiseul, au comte d’Eslandes, par lequel il sera informé du temps du départ du sieur du Casse et de la route qu’il aura faite, et pour ne point perdre de temps, en attendant le retour de cet exprès, il prendra les rafraîchissements dont il pourra avoir besoin et demandera au sieur de Charitte un pilote qui le mènera par le vieux canal à la Havane, où le dit sieur du Casse doit être suivant ses ordres, et s’il ne se trouve pas en ce port, il faut qu’il l’aille chercher où il sera et qu’il fasse toute la diligence qui pourra dépendre de lui pour le joindre, et après il aura soin d’exécuter les ordres que ledit sieur du Casse lui donnera; mais en cas qu’à son arrivée à la Havane il le trouvât parti pour revenir en Europe, l’intention de Sa Majesté est qu’il tâche de prendre 347 un fret audit port de la Havane pour gagner la dépense de son voyage et qu’il revienne ensuite le plus diligemment possible aux rades de la Rochelle.»
Le marquis de Brémond d’Ars remit à du Casse les provisions de lieutenant général des armées navales, vice-amiral de France. Le 27 décembre 1707, tandis qu’il faisait campagne, ses services lui avaient obtenu cette haute distinction, aux applaudissements de tous. Saint-Simon, si peu bienveillant d’ordinaire pour du Casse, enregistre dans ses Mémoires cette nomination, en disant: «Il y eut deux lieutenants généraux, le mérite fit du Casse, la faveur fit d’O.»
Le 1er juillet 1708, l’escadre française partit de la Havane. Quelques jours après, six vaisseaux anglais furent signalés. La chasse leur fut donnée. Ils furent pris. On y trouva un chargement considérable. Aucun autre incident n’étant venu retarder sa marche, du Casse fit le 28 août son entrée dans le Port-du-Passage près Bilbao, avec sa riche capture, ayant rempli sa mission sans avoir subi aucune perte; «du Casse, dit Saint-Simon, qui était 348 allé chercher les galions dont on avait si grand besoin, les ramena riches de cinquante millions en argent et de dix millions de fruits. Il arriva au Port du Passage le 27 août.»
Il y trouva des instructions pour faire opérer le remboursement des frais de l’expédition, entre autres des lettres patentes signées de la main même de Louis XIV et datées du 18 avril.
Outre ces lettres patentes, l’ambassadeur de famille, d’Aubenton, fit remettre à du Casse, des instructions, datées du 2 juin de la même année (1708), que nous croyons devoir reproduire ici. L’insistance que met Louis XIV à ce que les frais de l’expédition soient payés exactement, sans réclamer un centime de plus que le dû légitime, jette un jour curieux sur l’honnêteté avec laquelle se faisaient sous ce règne les opérations financières.
«De par le Roy:
«Sa Majesté a fait armer dans les ports de Brest et du Havre une escadre de sept vaisseaux de guerre et de deux frégates sous le commandement du sieur du Casse, lieutenant général de ses armées navales, pour aller prendre au 349 Mexique, sous son escorte, la flotte de la Nouvelle-Espagne. Sur l’offre qui en a été faite par le roy catholique d’en faire payer la dépense sur le produit des effets de cette flotte, et étant nécessaire de commettre quelque personne de confiance et entendue dans le commerce d’Espagne pour liquider, si n’a été, les sommes qui doivent revenir à Sa Majesté pour son remboursement de cette dépense et la faire remettre à ses ordres, de même que de ce qui peut regarder et concerner l’exécution du décret de Sa Majesté catholique du 26 novembre 1706 et les intérêts des négociants français dans ladite flotte, elle a fait choix du sieur du Casse pour travailler, avec le commissaire ou les commissaires qui seront nommés par Sa Majesté catholique, à la liquidation de ce qui lui doit revenir, lui donnant pouvoir de prendre connaissance de tout ce qui est en cela de son service, d’en arrêter les comptes conjointement avec lesdits commissaires de S. M. Catholique, d’empêcher qu’il ne soit débarqué en fraude aucun effet de ceux qui auront été chargés dans les vaisseaux de Sa Majesté, de les faire reconnaître et visiter en présence des commissaires 350 à la répartition des sommes concernant ladite dépense et les droits du roi d’Espagne, afin que les effets qui appartiennent aux sujets de Sa Majesté ne soient pas plus surchargés que ceux des Espagnols.»
«Fait à Versailles, 2 juin 1708.»
Du Casse fut retenu quelque temps en Espagne par les règlements de comptes; il montra beaucoup de dextérité et se tira, à son honneur, de cette ennuyeuse mission. Il acquit même une réputation d’habileté dans l’art de mener à bien ce genre de négociations, et un an plus tard, à la fin de l’année 1709, Philippe VI ayant cru devoir apporter des modifications, très-fâcheuses pour les armateurs français, aux conventions qui réglaient le sort des prises amenées par ceux-ci dans les ports d’Espagne, M. le comte de Toulouse consulta du Casse sur ce qu’il y aurait à faire à cet égard, par une lettre qu’il lui écrivit le 24 janvier 1710.
«Je ne doute pas, Monsieur, que vous n’ayez été informé des changements que le roi d’Espagne vient de faire au sujet des prises, qui sont menées dans ses ports par des armateurs français 351 et qui consistent à révoquer l’exemption qu’il avait accordée pour les effets de ces prises qui se rendent en Espagne, et à ordonner aux conseils de ne plus faire aucune procédure sur les prises, mais de les laisser faire aux officiers de justice espagnols.
«A l’égard de la révocation de l’exemption, il est aisé de comprendre quel préjudice elle cause à la course; il se peut que l’on demande actuellement à Cadix 20,000 fr. de droits pour une prise, qui n’a été vendue que 60,000 fr. L’article des procédures est encore plus précieux; car, outre que celles qui sont faites par les juges espagnols sont chargées d’une infinité de papiers inutiles et où il est impossible de rien connaître, comme je l’ai éprouvé plusieurs fois, cela jettera les armateurs dans des frais et des longueurs qui les abîmeront, sans compter que les Espagnols étant de mauvaise humeur comme ils le paraissent à présent, il n’y aura point de juges à qui pour cent pistoles un Hollandais ne fasse faire la procédure, de telle sorte qu’il sera impossible de n’en pas prononcer la main levée. Il est très-important, pour le bien de la course qui n’est déjà 352 que trop ruinée par d’autres endroits, qu’il plaise au Roi de prendre des résolutions à cet égard.
«Le roi d’Espagne a fait un état par lequel il ordonne à tous ses armateurs de ramener leurs prises dans le lieu de leur armement, sans pouvoir s’en dispenser sous quelque prétexte que ce puisse être. Je ne sais s’il ne serait pas à propos d’ordonner la même chose à nos corsaires français et je suis persuadé que, nonobstant le risque qu’il y a à courir de la part des ennemis, tous ceux qui ont intérêt dans les armements seraient fort aises de voir cet ordre donné, parce que la facilité que l’on a eue de permettre aux Français de mener leurs prises en Espagne, n’a servi à autre chose qu’à donner lieu à beaucoup de friponneries, car les conducteurs, sous prétexte de les faire vendre, se les font adjuger pour le tiers ou pour la moitié de leur juste valeur, et ensuite les ramènent en France, où ils les revendent ce qu’elles valent, à la vue même des intéressés à l’armement, qui voient le tort qu’on leur fait sans y pouvoir donner ordre.»
«Versailles, 24 janvier 1710. Signé: Louis Antoine de Bourbon.»
353
Si du Casse méritait que le grand amiral de France eût ainsi recours à ses lumières pour s’éclairer sur une question fort importante, comme a pu en faire juger la lettre que l’on vient de lire, il avait encore bien davantage l’estime et l’admiration générales par l’adresse avec laquelle il avait su, l’année précédente, ramener sans encombre les richesses des galions. Au milieu de l’année 1710, on sut que d’autres galions, bien plus richement chargés encore, étaient réunis à Panama. On apprit aussi que les armées navales de Hollande et d’Angleterre avaient reçu l’ordre de prendre la mer et de surveiller leur départ, pour s’en emparer coûte que coûte. Seul, du Casse fut jugé digne et capable du commandement de l’escadre français mise à la disposition du roi d’Espagne. Malgré la confiance qu’inspirait du Casse, le cabinet de Versailles hésita avant d’accorder les vaisseaux que demandait Philippe V. En présence des armées navales ennemies, véritablement formidables, qui tenaient la mer, il parut imprudent d’entreprendre une pareille expédition. Mais le cabinet de l’Escurial représenta avec force qu’il n’y avait plus d’argent 354 dans les coffres du trésor royal, qu’on ne pouvait entretenir les troupes plus longtemps, et que s’il ne pouvait avoir les richesses du Nouveau-Monde, le fils de France, qui occupait le trône de Charles-Quint, allait être obligé de manquer à ses engagements et de faire banqueroute. Louis XIV céda.
Du Casse fut donc chargé de la glorieuse et difficile mission de sauver l’honneur de la monarchie espagnole.
Dès les premiers jours du mois de janvier 1711, l’amiral se rendit à Brest. Le 11, il arrêta, avec l’assentiment du ministre, la liste des officiers devant servir sur les vaisseaux qu’on armait. Le Saint-Michel fut désigné comme vaisseau amiral, et les ordres suivants donnés:
26 janvier.
«Ordre du roi qui enjoint au sieur Chaze, commissaire de la marine, de servir à la suite de l’escadre des vaisseaux que Sa Majesté fait armer au port de Brest, sous le commandement du sieur du Casse, et de s’embarquer sur le Saint-Michel ou sur tel autre vaisseau 355 que le lieutenant général du Casse jugera à propos.»
Le 27 du même mois.
«Ordre du roi, qui ordonne au sieur de Jourdan de faire, sous les ordres ou en l’absence du sieur Chaze, les fonctions de commissaire de la marine à la suite de l’escadre de vaisseaux que Sa Majesté fait armer au port de Brest sous le commandement du sieur du Casse, lieutenant général des armées navales.»
Pendant son séjour à Brest, du Casse ne s’occupa pas uniquement de l’armement de l’escadre qui lui était destinée. Il consacrait aussi bien des moments au soin des intérêts généraux du corps de la marine. Il seconda de tous ses efforts Du Guay-Trouin, qui faisait ses préparatifs pour la célèbre expédition de Rio-Janeiro.
Il favorisa la prospérité de la compagnie de l’Assiento, qu’il avait formée, ainsi qu’on l’a vu, en 1701. Il écrivit, le 15 mars 1711, à l’un de ses directeurs, le célèbre Crozat, père de la belle et vertueuse duchesse de Choiseul-Stainville, 356 femme du ministre de Louis XV, la lettre suivante:
«Je viens de recevoir votre dépêche du 11, monsieur, et d’écrire à M. de Chipaudière de faire sortir votre vaisseau au premier bon vent, après qu’il sera prêt. Vraysemblablement cela doit aller jusqu’au 20; pour moy, je suis tout prest, je vous remercie et la compagnie de Saint-Domingue, des ordres que vous envoyez à Saint-Louis pour expédier un vaisseau si j’en ay besoin. Ce que j’y ay affaires regarde M. le duc d’Albuquerque, et rien ne me presse. Votre vaisseau est ce qu’il me faut, et pour l’aller et pour le retour, ainsy que j’ai eu l’honneur de vous le dire.
«M. du Guay-Trouin armé, il peut, dans ses besoins éloignés pour la course, prendre des vaisseaux à quelque colonie où il y aura des nègres qui pourraient l’embarrasser pour la vente; il demande des ordres pour tous les facteurs de nos comptoirs, qu’ils aient à les recevoir pour les vendre pour son compte en payant à l’Assiento, sur le prix d’iceux, 30 pour 0/0, exempts de tous droits; il ne peut arriver aucun inconvénient en le lui accordant, 357 et au contraire un grand préjudice à la compagnie de ne le pas faire. Si vous ne voulez pas vous donner ce soin, monsieur, chargez-en M. Legendre, et envoyez audit sieur du Guay des expéditions conformes au modèle que je vous envoie. Je vous remercie de tout mon cœur des nouvelles que vous me donnez de M. de Vendosme.»
A la fin de mars, l’amiral du Casse quitta Brest. La saison était mauvaise, les coups de vent très-violents. Craignant d’être séparé de ses vaisseaux, il donna rendez-vous à chaque capitaine au port Louis de Saint-Domingue, en cas de dispersion. Bien lui prit de cette précaution. A cent lieues environ des côtes de France, deux bâtiments, l’Hercule et le Griffon, furent entraînés loin de lui. Il se dirigea vers Madère. A peu de distance de cette île, il rencontra un navire portugais richement chargé, dont il s’empara.
Après avoir fait relâche à Madère, il fut à Porto-Rico, y resta quelques jours, s’approvisionna d’eau et de différentes autres choses dont il avait besoin. Il lui fut rapporté dans 358 cette ville, que les habitants de Santo-Domingo s’étaient mis en révolte contre l’autorité de Philippe V et avaient reconnu l’archiduc Charles. En qualité de capitaine général d’Espagne, du Casse crut devoir se rendre en cette ville, afin de faire tout rentrer dans l’ordre. En y arrivant, il reconnut qu’on avait fait courir un faux bruit. Voici du reste comment il raconte cet incident au gouverneur de Saint-Domingue, le chevalier de Charitte, ainsi que le rapporte cet officier dans une lettre écrite à Pontchartrain un mois et demi plus tard, le 23 juin:
«J’ai reçu une lettre de M. du Casse, qu’il m’a écrite du 12 mai dans la ville de Saint-Domingue. Il me marque qu’en y passant il y a esté quatre heures et qu’il allait à Saint-Louis pour y joindre l’Hercule et le Griffon qui s’étaient séparés de lui au cap Finistère par un coup de vent. Il m’a aussi écrit de ce dernier endroit (Saint-Louis), le 27 du même mois. Il me marque qu’il avait descendu à terre au premier (Santo-Domingo), par ordre du Roi, sur de mauvais propos qu’avait tenus la Gazette de Hollande, que ses sujets dans cette 359 île et dans celle de Porto-Rico avaient reconnu l’archiduc Charles, et que Sa Majesté, dans ce doute, lui avait ordonné de préférer son service à celui du roi d’Espagne, de rester avec ses vaisseaux dans ces mers et de déclarer la guerre aux habitants de ces deux endroits; mais que, comme il a su qu’il n’en était rien, il allait continuer le projet pour lequel il était armé et comptait mettre à la voile dans deux ou trois jours; cependant il n’y a mis que le 2 de ce mois.»
De Santo-Domingo, du Casse vint au port Saint-Louis, où il arriva le 16 mai. L’intendant Mithon rend compte de son arrivée par une lettre au ministre, datée du surlendemain 18:
«Monseigneur, je me donne l’honneur d’informer Votre Grandeur de l’arrivée de M. du Casse dans le port Saint-Louis le 16 may, lequel a fait une prise portugaise auprès de Madère, où il a relâché, laquelle est chargée de sucre et de cuirs, et laquelle serait bien estimée en France cinquante mille écus; elle n’est point encore arrivée ici, où elle doit se rendre incessamment.
«J’ay aussi l’honneur de donner avis à 360 Votre Grandeur que M. du Casse a relâché à Porto-Rico, où il a fait faire de l’eau, et aussi à Saint-Domingue.
«Les vaisseaux l’Hercule et le Griffon, qui sont de son escadre, en furent séparés par un grand vent environ à cent lieues de Brest, et sont arrivés ici dix jours avant luy, suivant les ordres qu’ils avaient, en cas de séparation.»
L’intendant Mithon profita du séjour de l’amiral du Casse pour lui soumettre diverses affaires importantes, dont il n’osait prendre la responsabilité sur lui. Ainsi il lui fit visiter le fort, lui soumettant les plans dressés pour des réparations urgentes; du Casse ordonna les travaux et indiqua les économies qu’on pouvait apporter dans leur exécution.
Un pauvre diable de capitaine marchand avait vu saisir son bâtiment, faute de s’être pourvu d’un double passeport, formalité dont il ignorait la nécessité.
Le 27 mai, du Casse ordonna la main-levée du navire, par un arrêté.
Le 2 juin, du Casse mit à la voile et se rendit à Carthagène, où devaient être les galions. En effet, il les y trouva réunis et chargés de 361 trésors considérables. Il ne voulut pas laisser ces richesses, dernière espérance de la monarchie espagnole, sur les navires de cette nation. Il préféra les prendre sur ses vaisseaux, soit à son bord, soit à celui de ses capitaines. A la fin du mois de juillet, tout était prêt pour son départ, quand il apprit qu’une armée navale ennemie croisait à peu de distance de la rade de Carthagène, surveillant sa sortie, afin de s’emparer des richesses qu’elle savait l’amiral français chargé de conduire en Europe. Du Casse comprit qu’il lui serait impossible, avec les faibles forces dont il disposait, de résister aux efforts combinés des ennemis de la France. Il vit que le moment était venu de mettre en pratique ce dicton d’un ancien: coudre la peau du renard à celle du lion. Il résolut d’envoyer en avant un bâtiment espagnol chargé peu richement, avec la mission d’attirer au loin l’ennemi en se faisant poursuivre. L’éloignement de l’armée navale devait faciliter le passage des vaisseaux français. Du Casse choisit l’Amirante, le plus important des galions espagnols, dont le fort tonnage devait entretenir l’ennemi dans cette erreur que ce serait une riche capture, 362 n’hésitant pas à sacrifier ainsi un navire, afin de sauver des richesses immenses.
Ce qu’il avait prévu arriva. Le 3 août, eut lieu la sortie du port de Carthagène; la flotte espagnole avait l’ordre de se diriger du côté de la Havane. Le 5, elle fut aperçue par les ennemis, qui lui donnèrent la chasse. Du Casse rentra dans le port de Carthagène, puis, lorsqu’il sut les ennemis très-éloignés et dans l’impossibilité, par suite du vent, de revenir sur lui, il mit à la voile, se dirigeant vers Porto-Rico, mais les vents le forcèrent à atterrir au Port-de-Paix, où il fut le 26 août.
Le gouverneur de l’île, Charitte, annonce ces divers événements à l’intendant Mithon dans une lettre écrite le 7 septembre:
«Si vous n’avez pas appris, mon cher monsieur, la destination de la Thétis et la route que M. du Casse a tenue depuis son départ, je vous en apprendrai des circonstances qui vous surprendront, et celles qui regardent la Thétis sont aussi tristes que les autres vous feront de plaisir.
«La Thétis a été prise à une lieue au vent de la Havane par deux vaisseaux anglais, 363 le Zwidor, de soixante-douze canons, et le Loymouth, de cinquante-six, le 7 mai; elle a soutenu le combat depuis les neuf heures du soir jusqu’à minuit, et elle ne s’est rendue qu’après avoir eu soixante-dix hommes hors de combat. M. de Choiseul y fut blessé par un coup de mousquet tiré de la hune d’un des ennemis; la balle entra par l’omoplate et sortit au sternum, dont il mourut treize jours après à la Havane, où tous les officiers et l’équipage de la Thétis furent mis trois jours après le combat. Il y a eu des officiers blessés et un tué aussi bien que le sieur la Bussierre, qui était passager. On a trouvé cent mille livres en or dans le coffre de M. de Choiseul, outre son argent et quarante mille livres qu’il avait données, aussi en or, à Mlle Lefaucheux, en garde, avant le combat, qu’elle a sauvées. Les commandants anglais ont agi, dans cette occasion, avec toute la générosité possible. Ils ont voulu lui laisser, aussi bien qu’à M. Hennequin, leur vaisselle d’argent, mais ils n’ont pas voulu la prendre. Ils ont donné cent cinquante pistoles à Lefaucheux et un nègre. Elle a passé avec Mme de Grossard et une bonne 364 partie de l’équipage, le P. Saint-Géry et le P. Charton, dans le Jason à la Martinique; mais la dame de Grossard, étant accouchée vers la Vermude, est morte de ses couches, et son enfant cinq jours après. Elle a déclaré qu’il était à M. de Choiseul. Il lui avait donné cinq cents pistoles comptant par son testament et douze mille livres sur ses appointements en France. C’est le P. Charton qui est chargé de tout ce qu’on a trouvé après la mort de cette dame.
«Le Prophète Elie, la Paix de Nantes, l’Illustre, galère de La Rochelle, et la Médée ont été aussi pris deux jours après la Thétis et tous les équipages mis à la Havane. M. Hennequin est resté à la Havane avec Nolivos, qui a été chargé des effets de M. de Choiseul qui se montent à quarante mille livres, que Lefaucheux a sauvés. Il a avec lui deux enfants de M. Binan.
«Vous êtes en impatience de savoir ce que j’ai à vous dire de M. du Casse. Il est au Port-de-Paix depuis le 26 du passé, avec son escadre et avec l’argent des galions. Il partit le 16 du même mois de Boccachic avec l’Amirante 365 et six autres vaisseaux espagnols. A son départ, il lui ordonna de faire la route pour la Havane, séparément de lui, et de là en Espagne. Le lendemain, M. du Casse étant à quatre lieues au vent de Boccachic, il vit cinq gros vaisseaux anglais avec un bateau; il jugea à propos de relâcher. Il rentra dans le port, et le galion, qui avait couru la bordée trop au large, fut joint par les ennemis, et, au rapport de quatre vaisseaux marchands de la compagnie qui rentrèrent heureusement à Boccachic, on ne doit pas douter que l’Amirante n’ait été pris. M. du Casse prit son temps sur cette nouvelle pour mettre à la voile; il a fait sa route pour le cap Tiburon, et est venu le 6 au Port-de-Paix pour y faire de l’eau et des rafraîchissements. Il me dépêcha un exprès le 23, et je partis par mer la nuit du 30 au 31, pour l’engager de venir dans ce port. Mais comme il avait déjà tout ce qu’il fallait, je n’ai pu obtenir de lui ce que je désirais. Je le laissai vendredi au soir, et j’arrivai ici samedi à deux heures de l’après-midi. Je trouvai à mon arrivée un vaisseau de Saint-Malo, la Sainte-Avoye, commandé par le sieur Lavigne, qui était parti 366 dans son canot pour aller au Port-de-Paix porter à M. du Casse les paquets de la cour avec le cordon rouge pour M. du Casse. Dans le moment que j’arrivai, le canot revint du Port-de-Paix, et un officier du vaisseau malouin, qui était dans ce canot, me dit, de la part de M. du Casse, qu’il partirait ce matin. Cependant nos vigies ne l’ont point découvert. Je n’en suis pas surpris, parce qu’il n’aura pas eu assez de vent pour doubler la Tortue.»
Ainsi que l’on vient de le voir dans la lettre du chevalier de Charitte, du Casse reçut au Port-de-Paix une nouvelle marque de l’estime de son roi. La frégate la Sainte-Avoye lui apporta les provisions de commandeur de Saint-Louis[8]. Elles étaient signées du 2 juin et un brevet de quatre mille francs de pension y était joint.
Du Casse ne resta au Port-de-Paix que peu de jours; ne trouvant pas ce qui était nécessaire pour le ravitaillement complet de son escadre, 367 il se rendit au Cap-Français. Le sieur de Berthomier donne avis de ce départ à Pontchartrain par une lettre datée du 18 septembre.
«Monseigneur, j’ai appris aujourd’huy des nouvelles particulières de l’escadre de M. du Casse.
«J’ai l’honneur de donner avis à Votre Grandeur que M. du Casse estant parti le 6 août de Boccachic avec l’Amirante et six autres vaisseaux marchands espagnols, il luy ordonna à son départ de faire sa route pour la Havane séparément de luy, et de là en Espagne, et le lendemain, M. du Casse estant quatre lieues au nord de Boccachic, il vit cinq gros vaisseaux anglais avec un bateau; il jugea à propos de relâcher, il rentra dans le port, et le galion qui avait couru sa bordée trop au large fut joint par les ennemis, et, au rapport de quatre vaisseaux marchands de sa compagnie qui rentrèrent heureusement à Boccachic, on ne doute pas que l’Amirante n’ait été pris. Et M. du Casse, Monseigneur, prit son temps sur cette nouvelle pour mettre à la voile, il a fait route pour le cap Tiburon et est venu, le 26 du mois d’août, au Port-de-Paix, pour y faire de 368 l’eau, du bois et des rafraîchissements, ce qui fut fait promptement; il n’a pu cependant être party du Port-de-Paix que le 9 ou le 10 de septembre. Il a reçu les paquets de la cour et le cordon rouge par le vaisseau la Sainte-Avoye de Saint-Malo.
«Une frégate anglaise, Monseigneur, de six canons, et deux bateaux corsaires anglais, de dix canons chacun, ont fait depuis peu une descente sur une habitation située en la partie du nord de l’isle de Saint-Domingue, y ont pris l’habitant et douze de ses nègres, l’ont fort interrogé savoir où estait l’escadre de M. du Casse, après quoy ils l’ont remis à terre.»
Du Casse arriva au Cap le 9 septembre, n’y demeura qu’un jour, en repartit le lendemain 10, faisant route pour l’Europe. Il avait trouvé tout ce dont il avait besoin, réuni dans cette ville par les soins du gouverneur Charitte, qui écrivait, le 23 octobre, à ce sujet, au ministre, la longue et intéressante lettre suivante:
«Monseigneur, quand M. du Casse est parti de devant ce port pour l’Europe le 10 du mois dernier, trois ou quatre bâtiments marchands 369 qui s’y trouvèrent prêts à sortir, profitèrent de son escorte jusqu’au débouquement, et quoique je ne doute point qu’il ne vous ait informé de sa mission à Carthagène et des circonstances de sa navigation depuis cet endroit-là jusques-ici, étant possible qu’il soit arrivé accident à ses lettres et que le vaisseau par lequel j’ai l’honneur de vous écrire arrive en France avant que vous ayez de ses nouvelles d’Espagne, où il m’a fait entendre qu’il devait aborder, je prendrai la liberté de vous marquer celles que je tiens de lui-même.
«Après qu’il eut pris, à Carthagène, du galion l’argent du roi d’Espagne, la moitié à son bord et l’autre moitié dans les deux autres vaisseaux, un quart dans chacun, il lui donna ses ordres de faire route pour la Havane et de là en Europe, avec sept ou huit bâtiments marchands espagnols, que lui ferait la sienne comme il le jugerait à propos, en lui faisant entendre qu’il ne se chargerait point de les prendre sous son escorte. Ils sortirent tous ensemble le 3 août, et le 5, M. du Casse étant à quatre ou cinq lieues au vent de Boccachic avec ses deux autres, s’étant toujours élevé à 370 petites bordées, longeant la côte, il découvrit cinq gros vaisseaux avec une barque, pendant que l’Amirante et les autres bâtiments marchands étaient sous le vent à lui et beaucoup au large; il prit le parti de rentrer à Carthagène avant que les ennemis pussent le joindre, mais la flotte espagnole ne pouvant les éviter, ils donnèrent sur elle, et il apprit par trois ou quatre des dits bâtiments espagnols qui rentrèrent dans Boccachic qu’ils avaient laissé l’Amirante aux prises, et qu’ils ne doutaient point qu’il ne fût pris avec les autres de leurs camarades; et, sur cette nouvelle, M. du Casse, jugeant qu’ils étaient sous le vent avec l’os qu’il leur avait donné à ronger, profita de ce moment pour sauver la proie qu’ils cherchaient; il fit route pour tâcher de passer au vent de cette île, et dans le dessein d’aller faire son eau, son bois et des rafraîchissements à Porto-Rico. Mais les vents forcés ne lui ayant pas permis de la tenir, il fut obligé d’en passer à l’ouest, et, pour mieux le cacher aux ennemis, il préféra faire les sus de provisions au Port-de-Paix plutôt qu’à Léogane, où il les prit dans douze jours. Il me dépêcha un 371 exprès, et aussitôt je fus pour l’y voir et pour savoir si je pouvais lui être de quelque utilité. J’y restai quatre jours et, m’ayant fait connaître que ses vaisseaux manquaient de légumes qu’on ne trouvait point, et que si je pouvais leur en faire avoir au Cap il y passerait et resterait devant le port sous voiles pour les prendre, j’y revins pour les faire tenir tout prêts. Il y arriva le 9 septembre au matin; il descendit à terre au Bourg, où il mangea la soupe, et le 10, après avoir pris ce qui pouvait lui manquer, il fit route pour débouquer par les Caïques. Je dois dire à Monseigneur qu’il m’avait fait entendre qu’il avait environ cinq millions de piastres et un demi en argent blanc pour le compte du roi d’Espagne, sans celui qui était pour celui des Espagnols passagers qu’on croyait se monter à plus de deux millions et demi de piastres. Il me dit aussi que dans l’Amirante il n’y avait en tout que cent cinquante mille piastres.
«Cinq jours après son départ, le 15 sur le soir, l’on vit huit gros vaisseaux à trois lieues, qu’on ne put découvrir plus tôt par un gros grain qu’il fit à la mer avec un vent d’est 372 tel que s’il avait encore duré une heure et demie, il les aurait indubitablement jetés à la côte. Je fis tirer l’alarme. Toutes mes troupes furent sous les armes deux fois vingt-quatre heures par les inquiétudes que j’avais seulement pour les bâtiments marchands qui étaient dans le port, que je craignais que les vaisseaux ne vinssent brûler par le chagrin qu’ils pourraient avoir d’avoir manqué ceux de M. du Casse; car je n’en avais aucun par rapport à la terre, et quoiqu’ils ne parurent plus heureusement le lendemain, supposant qu’ils pouvaient avoir disparu pour nous mieux endormir et exécuter leur expédition, je ne renvoyai le monde que le surlendemain.»
Tandis que Charitte croyait du Casse hors de tout péril, celui-ci se trouvait en danger de périr, par suite d’une violente tempête; il était obligé de relâcher à la Martinique et mis dans l’impossibilité d’en repartir avant le commencement du mois de décembre. Le P. Combaud, supérieur général de la Martinique, l’écrivit au gouverneur de Saint-Domingue le 31 octobre, et celui-ci se hâta de prévenir Pontchartrain du retard apporté à la mission de l’amiral du 373 Casse. Sa lettre est du 25 novembre et porte ce qui suit:
«Le R. P. Combaud, supérieur général de la Martinique, m’écrit du 31 octobre que M. du Casse y était arrivé le 30, avec un de ses vaisseaux, ayant été forcé d’y relâcher par les incommodités survenues à son vaisseau dans une tempête qu’il avait essuyée aux havres du grand banc, qui lui avait dérobé le troisième de son escadre. Je joins ici l’article de la lettre qui contient le fâcheux contre-temps; le capitaine du dit bateau, qui a parlé à M. du Casse, m’a rapporté qu’il lui avait dit qu’il m’écrirait, et que, lorsqu’il fut prendre congé de lui, il lui fit dire que j’aurais de ses lettres, et par un autre bâtiment qui devait partir de la Martinique pour cette côte. Il ajoute que le gouvernail de son vaisseau avait été emporté d’un coup de mer et que l’arrière du navire avait été fortement ébranlé.
«A propos de ce que j’ai l’honneur d’écrire à Monseigneur, je dois prendre la liberté de lui dire que j’ai hésité de l’en informer. La crainte que ma lettre ne tombât entre le mains des ennemis a cédé à mon devoir et à l’empressement 374 que j’ai de l’informer de l’accident arrivé à M. du Casse pour l’ôter de l’inquiétude où il pourrait être de son retardement. Si Sa Grandeur voulait m’envoyer un chiffre, je ne serais plus dans la suite en une pareille peine, lorsque j’aurais quelque chose de conséquent à lui apprendre. J’ai l’honneur de lui écrire par deux petits bâtiments qui vont à la Havane, l’un avec des farines et l’autre à vide pour y charger à fret; je l’adresse à M. Jonchée, et je lui recommande fortement de vous envoyer ma lettre par la première occasion, en recommandant aussi au capitaine qui s’en charge de la jeter à la mer en cas d’accident évident des ennemis. Je lui ajoute de lui dire de la porter sur lui, et qu’il y ait une feuille de plomb pour qu’elle coule à fond sans qu’il y apporte aucun autre soin pour cela que de la jeter hors du vaisseau, avant d’être joint par les ennemis et même d’entrer en combat.»
A cette lettre du gouverneur de Saint-Domingue en était jointe une autre du P. Gombault, dont voici un extrait:
«M. du Casse met hier pied à terre au fort Saint-Pierre; ses vaisseaux allaient se mouiller 375 au Fort-Royal. Il a essuyé une tempête vers les havres, qui lui en a dérobé un. Il ne sait ce qu’il est devenu; il ne s’est jamais trouvé dans un plus grand danger de périr en mer; il est fatigué et je crois même indisposé; il restera ici un mois pour raccommoder ses vaisseaux; on dit que le derrière du Saint-Michel est faible, c’est celui de M. du Casse.»
L’amiral parvint enfin à quitter les mers d’Amérique. Son voyage s’accomplit sans encombre, et au commencement d’avril il entra au port de la Corogne, ayant su, par sa prudence, déjouer les calculs de l’ennemi.
Il envoya sur-le-champ le comte de Durtal (depuis duc de la Rochefoucauld), cousin germain de son gendre, le marquis de Roye, auprès de Philippe V, pour annoncer au prince l’heureuse nouvelle de l’arrivée des trésors si impatiemment attendus; le comte de Durtal, dans l’accomplissement de sa mission, ne manqua pas de faire valoir les habiles dispositions de l’amiral du Casse, que le mariage de la marquise de Roye lui faisait considérer comme étant en quelque sorte de la famille de La Rochefoucauld. Le roi d’Espagne, au 376 comble de la joie, voulant donner à du Casse une marque éclatante de l’estime où il tenait ses services, le fit chevalier de la Toison-d’Or.
Le décret de nomination est du 24 avril 1712; le mois suivant, du Casse se rendit à Madrid et reçut, le 23 mai, l’investiture de sa nouvelle dignité des mains mêmes du roi d’Espagne.
L’arrivée de l’amiral du Casse fut accueillie avec des transports de joie dans les régions gouvernementales; jamais service plus signalé n’avait été rendu à la monarchie de Philippe V. Les richesses apportées par du Casse permettaient de continuer la guerre. Ainsi se trouvait assuré le sort de la maison de France sur le trône de la Péninsule. Désormais il n’y aurait plus à craindre de voir le Trésor public forcé de renoncer à faire honneur à ses engagements et manquer d’argent, ce nerf de la guerre. Du Casse venait de remplir, avec un bonheur et une adresse sans pareils, à travers mille périls, une mission dont personne n’avait osé se charger. Aussi était-il le héros du jour.
«Monseigneur, écrit le marquis de Bonnac à Torcy, le roi d’Espagne me fait donner avis de l’arrivée de M. du Casse dans le port de 377 La Corogne. Jamais nouvelle n’a été tant attendue ni reçue avec plus de joie.»
Le même jour, 29 février 1712, la princesse des Ursins, l’Egérie de Philippe V, fait part de l’heureux événement du jour au marquis de Torcy et lui fait pressentir l’influence que peut avoir l’arrivée de du Casse sur les destinées de l’Espagne:
«Je viens d’apprendre dans cet instant, Monsieur, l’arrivée de M. du Casse dans un port de Galicie avec ses vaisseaux; cet événement mortifiera nos ennemis, puisqu’il met Sa Majesté catholique en état de continuer la guerre, s’ils ne veulent pas faire une paix raisonnable.»
La princesse des Ursins juge cet événement comme si important qu’elle ne peut s’empêcher de manifester sa satisfaction dans une lettre à la marquise de Maintenon, lettre tout entière à la douleur que font éprouver les deuils successifs qui viennent de frapper la maison royale en France.
«Quoiqu’il soit impossible de ressentir aucune joie dans ces tristes conjonctures, on ne peut cependant s’empêcher de regarder 378 comme une excellente nouvelle celle de l’arrivée de M. du Casse à La Corogne.»
De son côté le duc de Vendôme écrit à Torcy, le 1er mars:
«M. du Casse est enfin arrivé. Nous commencions à en être en peine. Bien des gens craignaient, voyant qu’il tardait tant, qu’il ne lui fût arrivé quelque accident. Mais enfin le voilà en Espagne, avec l’argent qu’il était allé chercher. Jamais secours n’est arrivé plus à propos, car nous ne laissions pas d’être en peine de trouver des fonds pour mettre les troupes en état d’entrer en campagne.»
Torcy répondit, le 11 mars, à Vendôme une lettre où on lit:
«Il est certain que M. du Casse ne pouvait aborder en Espagne plus à propos que dans cette conjoncture. Dieu veuille que les fonds qu’il apporte soient bien employés et que les dites dispositions soient telles que vous puissiez, Monseigneur, exécuter ce que vous croirez convenable au service du roi d’Espagne.»
De son côté, le duc de Saint-Simon, dans ses Mémoires, consacre quelques lignes à l’arrivée des galions, et vient apporter sa note 379 discordante dans ce concert de louanges à l’adresse de du Casse.
«Une beaucoup meilleure aventure fut l’arrivée de du Casse à La Corogne, avec les galions très-richement chargés qu’il était allé chercher en Amérique. On les attendait depuis longtemps avec autant d’impatience que de crainte des flottes ennemies dans le retour. Ce fut une grande ressource pour l’Espagne, qui en avait un extrême besoin, un grand coup pour le commerce qui languissait et où le désordre était prêt de se mettre, et un extrême chagrin pour les Anglais et les Hollandais, qui les guettaient depuis si longtemps avec tant de dépenses et de fatigues. Le duc de La Rochefoucauld d’aujourd’hui, né quatrième cadet qui portait le nom de Durtal et qui était dans la marine, servait sur les vaisseaux de du Casse, qui l’envoya porter au roi cette grande nouvelle. Le roi d’Espagne en fut si aise qu’il fit du Casse chevalier de la Toison-d’Or, au prodigieux scandale universel. Quelque service qu’il eût rendu, ce n’était pas la récompense dont il dût être payé. Du Casse était connu pour le fils d’un petit charcutier, qui 380 vendait des jambons à Bayonne. Il était brave et bien fait. Il se mit sur les bâtiments de Bayonne, passa en Amérique et s’y fit flibustier, il y acquit des richesses et une réputation qui le mirent à la tête de ces aventuriers. On a vu, en son lieu, combien il servit utilement à l’expédition de Carthagène et les démêlés qu’il eut avec Pointis. Du Casse entra dans la marine du roi, où il ne se distingua pas moins. Il y devint lieutenant général et aurait été maréchal de France si son âge l’eût laissé vivre et servir; mais il était parti de si loin qu’il était vieux lorsqu’il arriva. C’était un des meilleurs citoyens et un des plus généreux hommes que j’aie connus, qui, sans bassesse, se méconnaissait le moins, et duquel tout le monde faisait cas, lorsque son état et ses services l’eurent mis à portée de la cour et du monde.»
Nous avons à dessein souligné dans cette citation deux passages relatifs, l’un à la prétendue flibuste de du Casse, l’autre à la charcuterie de son père.
Nous avons déjà dit plus haut, à l’occasion du mariage de Marthe du Casse avec le marquis 381 de Roye La Rochefoucauld, ce qu’il fallait penser de ces deux assertions aussi erronées l’une que l’autre. Le lecteur ne sera pas étonné de les trouver répétées ici. Toujours même système de dénigrement et d’altération de la vérité. Mais qu’importe la vérité au haineux personnage qui attaque dans ses Mémoires posthumes tous ceux dont la naissance, le mérite, les talents, les services ont pu exciter sa jalousie! Saint-Simon ne pardonne pas davantage aux Crussol, aux La Trémoïlle, aux La Rochefoucauld, d’avoir un titre ducal antérieur au sien, qu’il ne pardonne à l’amiral du Casse d’avoir été chevalier de la Toison-d’Or avant lui, gentilhomme inutile à son Roi et à sa patrie, tandis que du Casse sauve la monarchie espagnole en apportant les moyens de continuer la lutte.
Une femme d’esprit, la duchesse de Clermont-Tonnerre, dont le mari avait été ministre de la guerre sous la Restauration, a dit, lors de l’apparition des Mémoires du maréchal Marmont, que le duc de Raguse s’était embusqué derrière sa tombe pour tirer sur des gens qui ne pouvaient lui répondre. Le mot 382 est joli et très-vrai pour le triste héros de la capitulation d’Essonne. Combien il le serait aussi pour Saint-Simon! et on doit dire, à l’honneur des générations contemporaines, que la plus grande partie des personnages, ainsi attaqués injustement, ont trouvé, parmi leurs descendants, de généreux et ardents défenseurs qui, prenant en main la cause de leurs aïeux, ont su faire reconnaître la faillibilité des jugements de Saint-Simon.
Nous ajouterons aussi que des gens d’aussi bonne maison au moins que Saint-Simon, tels que la princesse des Ursins, trouvaient fort légitime la flatteuse distinction dont du Casse avait été l’objet.
Ainsi, le 17 avril 1712, la princesse des Ursins écrit:
«M. du Casse est arrivé et a été bien reçu. Le roi d’Espagne l’a honoré de la Toison d’Or et l’a fort gracieusé sur les services qu’il a rendus en plusieurs occasions. Il m’a paru un peu abattu de ses fatigues, et je crois qu’il aurait de la peine à les soutenir, s’il s’exposait à de nouveaux voyages.»
Le ministre des affaires étrangères de 383 Louis XIV répond sur le même ton à la princesse:
«M. du Casse a bien mérité la grâce distinguée qu’il a reçue, et je n’ai vu personne plus constamment attaché à la personne et aux intérêts de Sa Majesté catholique. Il l’a servie avec le même zèle en Espagne, aux Indes, ici où peut-être il n’a pas eu moins d’opposition et de difficultés à combattre et à surmonter qu’il en a trouvées dans ses voyages les plus pénibles. C’est une bonne acquisition à faire qu’un homme de son caractère, dont la probité égale l’expérience et la capacité.»
Du Casse trouva, en revenant de son expédition, toute l’Espagne soumise à la domination de Philippe V, à l’exception des deux villes de Gibraltar et de Barcelone. Reprendre Gibraltar, il n’y fallait pas songer. La position de cette ville la mettait à l’abri d’un siége régulier: tenter un coup de main eût été imprudent! Du reste, le succès couronnât-il une telle entreprise, l’attaque seule de cette place avait pour conséquence la reprise des hostilités avec l’Angleterre et la rupture de la paix générale, si nécessaire à toute l’Europe. 384 Une tentative contre Barcelone n’avait pas les mêmes inconvénients: le siége de cette ville fut donc résolu. Le commandement en chef de l’armée navale fut donné à l’amiral du Casse, celui des forces de terre au maréchal de Berwick. Aussitôt le siége décidé, ce fut un échange constant de lettres entre Pontchartrain et du Casse. Le ministre ne prenait pas une décision importante sans avoir d’abord consulté l’amiral. Malheureusement presque toutes les lettres du commandant en chef de l’armée navale sont perdues ou ont été égarées; celles de Pontchartrain seules sont parvenues jusqu’à nous. Chaque jour des courriers se croisaient entre Versailles, où résidait le ministre de la marine, et Paris, où se trouvait du Casse. Malgré tout le soin que prenait celui-ci de faire connaître les objets nécessaires au siége, malgré toute la diligence qu’apportait Pontchartrain à donner les ordres les plus minutieux et les plus précis, la présence de du Casse à Toulon, où se faisait l’armement, parut indispensable. Personne, en de telles circonstances, ne remplace un général en chef. L’intendant du port, M. de Vauvré, avait 385 beaucoup de zèle et de bonne volonté. Il était homme de valeur; mais néanmoins, lorsqu’un obstacle imprévu se présentait, il n’osait prendre sur lui de lever la difficulté. Il en référait au ministre; celui-ci soumettait le cas à du Casse; ce dernier répondait à Pontchartrain pour lui indiquer ce qui lui paraissait devoir être fait. La réponse était alors transmise à l’intendant, qui prenait les mesures nécessaires pour assurer l’exécution des ordres reçus; il en résultait une perte de temps considérable et des retards énormes.
Un tel état de choses était préjudiciable au service. Aussi, dès le 17 janvier 1714, le ministre fit-il savoir à du Casse que le Roi le verrait avec plaisir se rendre à Toulon.
«Monsieur, écrit Pontchartrain, je vous envoie, par ordre du Roy, une copie de la dernière lettre que j’ai reçue de M. de Vauvré, du 7 de ce mois.
«Elle vous fera connaître que vous ne devez compter ni sur les deux galiotes à bombes qui sont à Toulon hors de service, ni sur aucun bâtiment particulier de Provence, pour pouvoir le rendre propre à ce service.
386
«Sa Majesté m’a commandé de vous écrire que, si votre santé vous le permet, il est à propos que vous vous rendiez à Toulon en diligence, d’autant plus que l’on assure que les vaisseaux de votre commandement pourront être en état d’appareiller à la fin du mois. Sa Majesté, d’ailleurs, estime votre présence nécessaire dans le port, afin que vous y disposiez toutes choses pour les opérations de votre campagne et la distribution des officiers et troupes de la marine dont le roi d’Espagne a désiré fortifier les équipages des vaisseaux armés à Cadix et à Gênes, ainsi que les vivres qui leur seront nécessaires, et je suis persuadé que vous serez bien aise d’y être particulièrement par vous-même, pour procurer bien des choses essentielles qui manqueront au marquis de Marry et aux autres qui doivent servir sous vos ordres; je vous prie de me faire savoir le jour à peu près que vous vous proposez de partir de Paris, afin que j’en informe Sa Majesté.»
La santé encore chancelante du commandant en chef de l’armée navale ne lui permit pas de quitter Paris aussitôt qu’il l’aurait désiré. En outre, il avait une double mission à remplir. 387 Lieutenant général de France, il était aussi capitaine général d’Espagne et chevalier de la Toison-d’Or. A ce double titre il avait été chargé par le roi Philippe V de veiller à la défense de ses intérêts relatifs au siége de la dernière ville insoumise de la monarchie, siége dont tous les frais devraient être faits par le petit-fils de Louis XIV; du Casse tenait à justifier la confiance que Philippe V avait en lui. Le 29 janvier, il écrivait à Pontchartrain pour lui soumettre quelques observations relatives au service du roi d’Espagne, et deux jours plus tard, surmontant les souffrances qu’il éprouvait, du Casse se mit en route, malgré les prières de sa femme et de sa fille la marquise de La Rochefoucauld, qui le suppliaient de rester. «Il ne s’agit pas de vivre, leur dit-il, mais de partir!» Réponse dans le genre de celle que, sous le règne suivant, le maréchal de Saxe malade fit à ceux qui lui parlaient de se soigner, la veille de Fontenoy: «Il ne s’agit pas de vivre, mais de vaincre.»
Le ministre lui-même lui recommanda de se ménager pendant le voyage et de se reposer, s’il le fallait, plutôt que de risquer d’aggraver sa 388 maladie; le 7 février, Pontchartrain écrivit à l’intendant pour lui apprendre la prochaine arrivée de l’amiral:
«M. du Casse est parti pour se rendre incessamment à Toulon, et son voyage sera avancé autant que sa santé aura pu le lui permettre; Sa Majesté sera bien aise qu’à son arrivée il trouve les vaisseaux l’Entreprenant et le Furieux prêts à s’y embarquer et à partir pour exécuter les ordres du roi d’Espagne; elle attend avec impatience la nouvelle que M. le marquis Marry sera venu dans la rade avec les trois qu’il commande, et il aura pris le parti d’attendre M. du Casse pour se joindre à lui, ou, s’il l’a estimé plus à propos, d’aller au-devant du convoi parti de Cadix qui s’était arrêté à Alicante.»
Dans la prévision que, malgré sa fermeté, du Casse fût hors d’état de s’embarquer, Pontchartrain écrivit au commandeur de Bellefontaine, lieutenant général des armées navales, alors à Toulon, que, s’il arrivait malheur au commandant en chef désigné, il prît le commandement supérieur à sa place. Bellefontaine, qui ne s’attendait nullement à cette nouvelle, surtout 389 après les lettres que l’intendant du port recevait de du Casse, dans lesquelles celui-ci déclarait que la mort seule pourrait l’empêcher de reprendre la mer, répondit le 11 février au ministre:
«S’il arrivait par malheur que M. du Casse ne pût s’embarquer, ne se déclarant qu’à l’extrémité, il me faudrait dix jours pour me préparer, n’ayant pu prendre aucune précaution avec une personne qui mande qu’il part incessamment et que, en quelque état qu’il soit, il viendra sûrement.»
Au même moment où cet officier général expédiait cette lettre, le roi en écrivait à du Casse une fort longue et très-flatteuse, lettre destinée à lui servir d’instruction; on la trouvera un peu plus loin. Le 4 février 1714, Pontchartrain envoyait cette lettre royale, dans un paquet pour l’amiral, à Vauvré, auquel il écrivait:
«M. du Casse doit être arrivé à Toulon lorsque vous recevrez cette lettre; cependant, comme l’état de sa santé l’aura peut-être obligé de se ménager dans le voyage et qu’il pourrait y avoir employé plus de jours que je 390 n’ai compté, je vous adresse le paquet que je lui envoie, dans lequel sont les ordres du Roi pour son départ; vous aurez soin de le lui remettre, s’il est à Toulon, ou de le garder jusqu’à ce qu’il s’y soit rendu. Sa Majesté est persuadée qu’il trouvera les deux vaisseaux prêts à embarquer.»
Bientôt le ministre reçut un courrier de l’intendant du port de Toulon, qui lui apportait des nouvelles graves et fâcheuses. Du Casse, parti de Paris contrairement à l’opinion des médecins, avait effectué la plus grande partie de son voyage sans encombre; mais, arrivé à Moulins, ses forces avaient trahi son courage. Contraint de s’arrêter, il avait dû se rendre à quelques lieues de cette ville, à Bourbon-l’Archambault, pour y prendre les eaux thermales, grâce à l’efficacité desquelles il espérait pouvoir continuer sa route sur Toulon au bout de quelques jours. Il s’était hâté d’informer Vauvré de cette circonstance. Celui-ci s’empressa d’écrire ce qu’il en était au ministre, qui reçut cette nouvelle le 14 février, le jour même de l’envoi de la lettre de Louis XIV à du Casse.
Justement effrayé de ce nouveau contre-temps, 391 Pontchartrain se rendit chez le Roi, demandant à Sa Majesté ce qu’il fallait faire. Ce prince dit simplement au ministre qu’il avait une trop grande confiance en du Casse, qu’il connaissait trop son zèle et son amour du service de l’État, pour ne pas être sûr qu’il avait dû céder à une impérieuse nécessité, et ce fut en quelque sorte sous la dictée du Roi que Pontchartrain répondit à Vauvré la lettre suivante:
«Je n’ai pas été peu surpris, lorsque je croyais M. du Casse près d’arriver à Toulon, d’apprendre qu’il s’était arrêté à Bourbon pour prendre les eaux; comme je n’ai pu me dispenser d’en informer le Roi, Sa Majesté veut bien ne pas relever la faute qu’il a faite de ne pas lui en avoir demandé la permission; elle connaît trop son zèle pour ne pas être persuadée qu’il n’a cherché ce secours à sa santé que pour le mieux mettre en état d’exécuter ses ordres; mais comme elle sait la nécessité pressante de faire partir les deux vaisseaux armés à Toulon, afin qu’ils puissent se rendre incessamment sur les côtes de Catalogne pour faciliter le passage des convois de vivres pour l’armée du roi d’Espagne qui souffre de la disette, elle m’a 392 ordonné de vous dépêcher un courrier, pour vous porter les paquets ci-joints. Dans celui adressé à M. du Casse sont les instructions sur le service dont il est chargé et ma dépêche qui l’accompagne. Dans celui adressé à M. le Bailly de Bellefontaine est un ordre de S. M. pour commander les vaisseaux au défaut de M. du Casse, et ma lettre qui y est jointe qui lui marque que son intention est qu’il s’embarque sur-le-champ, et que vous lui remettiez en même temps le paquet de l’instruction de M. du Casse, pour qu’il la suive de la même manière que si elle avait été faite pour lui. J’écris aussi à M. du Casse pour l’informer de cette disposition. S’il est encore à Bourbon, au passage de mon courrier à Moulins, ma lettre lui sera envoyée par un exprès; s’il en est parti, ce courrier le trouvera apparemment sur la route et saura quand il arrivera à Toulon. S’il y devait arriver un ou deux jours après la réception de cette lettre, et que vous en fussiez informé par lui ou de quelque manière, vous garderez les paquets sans en parler à M. de Bellefontaine, et à l’arrivée de M. du Casse vous lui donnerez celui qui est pour lui, et vous me renverrez l’autre. 393 Mais si, après ce terme de deux jours, il n’était pas venu, vous les remettriez à M. de Bellefontaine, qui pourra se servir des provisions faites pour M. du Casse dont il lui tiendra compte. Vous aurez soin cependant de faire en sorte que les vaisseaux soient tous prêts; je vous observerai que, s’ils ne l’étaient pas, S. M. vous en imputerait le contre-temps et ne manquerait pas de penser que, informé du retardement de M. du Casse par lui-même, pendant qu’elle l’ignorait, vous vous êtes plutôt conformé à ce qu’il vous a mandé qu’aux ordres positifs qu’elle vous a donnés d’avancer ces armements avec toute la diligence possible. J’attends que vous m’informiez par le retour de mon courrier de tout ce que vous aurez fait.»
En sortant de son entrevue avec le roi, Pontchartrain écrivit à Mme du Casse, non, comme on pourrait le penser, pour lui parler de la santé de son mari et lui donner de ses nouvelles, mais pour lui parler d’une affaire de service, le transport des bombes en Espagne. Chose bien plus singulière! cette lettre du ministre était en réponse à une de Mme du Casse sur le même objet.
394
Combien cela est loin de nos mœurs actuelles! Quel sujet d’étonnement ce serait pour nous aujourd’hui si une maréchale ou une amirale écrivait au ministre de la guerre, ou à celui de la marine, sur les affaires de service! Peut-être quelqu’une se mêle-t-elle de donner des avis à son mari, mais nulle ne s’aviserait de prendre une part ostensible à des questions militaires.
Enfin, le 22 février, du Casse arriva à Toulon. Vauvré l’annonça le surlendemain au ministre dans les termes suivants:
«Je reçus, Monseigneur, avant-hier à midi par votre courrier, l’honneur de vos ordres du 14 de ce mois,
«Vos dépêches pour MM. du Casse et de Bellefontaine,
«Et un ordre de fonds pour quatre mois d’appointements et nourriture à huit lieutenants et à huit enseignes de marine destinés à servir sur les vaisseaux du roi d’Espagne.
«M. du Casse arriva, Monseigneur, avant-hier sur les neuf heures du soir, un peu fatigué, ayant beaucoup pris sur lui dans la route pour se rendre en diligence; il soupa avec appétit, et, ayant bien reposé la nuit, je lui remis votre 395 paquet hier au matin, et, après avoir lu votre lettre, je l’informai de l’état de ses vaisseaux, des ordres que j’ai reçus et de ce que j’ai fait en conséquence, et il donna les siens pour tout ce qui était à régler de sa part. Les eaux et les bains lui ont fait beaucoup de bien.
«Il a trouvé, Monseigneur, les deux vaisseaux en rade, les officiers mariniers et les soldats payés, les poudres, les vivres et les rechanges embarqués, et les ouvrages finis; ainsi ma mission est remplie comme vous l’aurez pu désirer; il ne reste qu’à rassembler les matelots libertins pour ce qui regarde l’armement de ces vaisseaux.
«A l’égard des préparatifs pour le siége de Barcelone, M. Cateline espère avoir achevé aujourd’hui la levée de quatre-vingt-seize canonniers et le remplacement des bombardiers embarqués avant de les payer de leurs avances, et je fais embarquer pour dix jours de vivres sur les deux vaisseaux pour leur passage, sur lesquels ils seront distribués également, aussi bien que les officiers d’artillerie, etc...»
Dans cette lettre M. de Vauvré répond au courrier du 14 février, qui contenait, ainsi que 396 nous l’avons dit plus haut, les instructions pour du Casse. Voici ces instructions et la lettre du Roi à l’amiral du Casse:
«Monsieur du Casse, le roi d’Espagne, mon petit-fils, m’ayant demandé deux de mes vaisseaux pour fortifier ceux qu’il a fait armer à Cadix et à Gênes pour réduire à son obéissance ses sujets rebelles de Catalogne et des îles qui en dépendent, je vous ai choisi pour les commander, par la connaissance que j’ai de votre expérience et de votre zèle pour mon service. J’ai ordonné pour cet effet à Toulon l’armement des vaisseaux l’Entreprenant et le Furieux. Comme je ne doute point que mes ordres n’aient été promptement exécutés, je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que, aussitôt que les vents le permettront, vous mettiez à la voile pour poursuivre votre destination et remplir les ordres du roi d’Espagne, mon petit-fils. Il a désiré que vous commandiez généralement toutes les forces maritimes qui seront employées à bloquer Barcelone par mer, ou autres opérations utiles au bien de son service, et qu’en cas de votre absence ou maladie, elles soient sous le commandement 397 du sieur d’Aligre, chef d’escadre de mes armées navales, à qui j’ai accordé mon vaisseau le Furieux, il recevra les ordres nécessaires pour se faire reconnaître en cette qualité, lorsqu’il en sera besoin, et les officiers espagnols et français auront celui de lui obéir partout où vous ne serez pas.
«Je ne vous prescris rien sur votre navigation ni sur les services que vous pourrez rendre dans la campagne que vous allez faire, comptant sur votre expérience, et que vous n’omettrez aucune des commissions dont vous serez chargé par le roi mon petit-fils; mais mon intention est que les deux vaisseaux de guerre dont je vous confie le commandement, ainsi que les frégates l’Hermione et la Vierge de Grâce, les trois barques et tous les autres bâtiments qui seront armés avec des équipages français, portent mon pavillon. J’estime qu’il suffira que celui sur lequel vous serez embarqué porte la cornette au grand mât pour marque de commandement.
«Et comme, en cas de rencontre à la mer entre les vaisseaux turcs ou barbaresques et les espagnols et génois portant pavillon d’Espagne 398 qui seront sous votre commandement, vous pourriez être embarrassé du parti que vous devriez prendre pour ne rien faire qui puisse m’être désagréable, je suis bien aise de vous dire que le roi catholique en ce cas est demeuré d’accord que vous empêcherez tout acte d’hostilité de part et d’autre, et que vous déclarerez même aux commandants qui sont à sa solde et sous son pavillon, ainsi qu’aux infidèles, afin de les mieux contenir, qu’il vous est ordonné de prendre parti sans ménagement contre les agresseurs, et mon intention est que vous l’exécutiez avec tous les bâtiments français qui sont sous vos ordres. Je donne à Toulon celui de détacher, à la prière du roi d’Espagne, trois cent soixante-quinze hommes de mes troupes de la marine pour être embarqués avec les officiers majors des compagnies, savoir: deux cents sur les trois navires du marquis de Marry et le reste sur les quatre plus forts de ceux armés à Cadix; comme il est nécessaire que, dans chacun des autres de cette dernière escadre, il y ait au moins un officier français qui observe et explique vos signaux au capitaine espagnol, vous choisirez parmi les présents dans le port ceux 399 que vous estimerez plus capables de cette fonction, et vous observerez que ces officiers et soldats ne doivent servir sur ces vaisseaux espagnols et génois que pendant qu’ils seront sous votre commandement et point par terre. J’ai donné ordre encore, sur les instances du roi mon petit-fils, que les officiers entretenus dans l’artillerie de marine avec les bombardiers et canonniers de mer qu’il m’a demandés, soient prêts à s’embarquer sur les vaisseaux de l’escadre dont vous avez le commandement; je désire que vous les y fassiez recevoir et nourrir pendant le passage, et qu’ils se débarquent dans l’endroit de la côte de Catalogne que vous jugerez le plus sûr et commode, avec le reste des munitions et ustensiles que j’ai fait fournir et qui n’auront pu être embarqués dans les vaisseaux du marquis de Marry ou autres bâtiments de charge à sa suite.
«Mon intention est, au surplus, que pendant cette campagne vous teniez la main que mes ordonnances et règlements pour la marine soient observés exactement dans les navires et autres bâtiments portant mon pavillon qui seront sous vos ordres.
400
«Et, la présente n’étant à autre fin, je prie Dieu qu’il vous ait, monsieur du Casse, en sa sainte garde.
«Écrit à Versailles, le 12 février 1714.
Signé: «Louis.»
Le temps employé par du Casse à prendre les eaux de Bourbon n’avait pas été un temps perdu; son état général s’en était ressenti d’une façon heureuse et s’était beaucoup amélioré en quelques jours. Depuis son arrivée à Toulon, il allait de mieux en mieux; le 25 février, de Vauvré écrivit à Pontchartrain:
«La santé et les forces de M. du Casse se rétablissent visiblement.»
Le 27, pour lui indiquer que ce n’est pas la santé du commandant en chef qui retarde son départ, mais seulement un temps défavorable, l’intendant écrit:
«Ce sont les vents qui détermineront le départ de M. du Casse.»
Et, le 11 mars, M. de Bellefontaine à son tour écrit au ministre:
«Monseigneur, je puis vous assurer que le 401 départ de M. du Casse n’a été retardé que par le mauvais temps, et qu’il s’embarquera et partira aussitôt que le vent sera favorable. Sa santé à la vérité n’est pas des meilleures, mais sa bonne volonté et son courage y suppléeront.»
Cette lettre de Bellefontaine répondait à d’autres du ministre, dans lesquelles Pontchartrain paraissait surpris des retards apportés au départ de du Casse. Ce dernier, ayant connu la pensée du ministre, voulut absolument s’embarquer et partir le 11 mars, malgré vents et marées. Il ne put le faire, et de nouveau Vauvré rendit compte de cette tentative:
«L’impatience a pris à M. du Casse sur les trois heures de s’embarquer; je l’ai accompagné à son bord. Nous n’avons pas trouvé le temps propre à pouvoir sortir, mais il sera à portée de mettre à la voile au moment qu’il changera.»
Les lettres de Pontchartrain à du Casse se ressentaient de sa mauvaise humeur de le savoir encore en France. Dans l’une d’elles, fort longue et fort importante, adressée à du Casse et que nous allons reproduire intégralement, 402 il lui dit toute sa façon de penser; il laisse même percer le regret que les ordres formels du Roi, toujours bienveillant à l’égard de l’amiral, ne lui permettent pas de le réprimander. Mais il se voit dans la nécessité de mettre des sourdines à sa colère, en s’adressant à un homme aussi considérable par sa position, par ses services et par son âge:
«J’ai reçu, monsieur, lui écrit-il le 14 mars, les lettres que vous m’avez écrites les 27 février, 1er et 4 de ce mois, et j’ai rendu compte au Roi des dispositions dans lesquelles vous étiez alors pour votre départ. Sa Majesté a jugé par ce retardement et les vents contraires qui en sont la dernière cause, que les jours que vous avez perdus pour vous rendre à Toulon, et ceux que M. de Vauvré a négligés pour tenir prêts les vaisseaux que vous commandez et les bâtiments qui transportent les munitions, étaient un temps précieux dont on a manqué de profiter, et qui vous a fait tomber dans les incidents d’un nouveau retardement. J’ai lu à Sa Majesté ce que vous marquez pour vous en excuser. Elle est trop bien disposée en votre faveur pour ne pas croire les sentiments de 403 bonne volonté que vous m’expliquez; mais elle m’a dit aussitôt que, si elle n’en avait été prévenue et que si elle n’y avait pas de la confiance, il lui eût été impossible de vous pardonner une faute dont elle ne vous croyait pas capable et qu’elle veut bien cependant oublier.
«Sa Majesté approuve que vous vous soyez déterminé à partir au moment que les vents vous auront permis de mettre à la voile, sans attendre les munitions qui restaient à venir de Toulon, et qu’en escortant les bâtiments qui en étaient chargés et prêts à partir, vous détachiez de l’armée navale, lorsque vous l’aurez jointe devant Barcelone, une frégate pour l’envoyer à Toulon prendre sous son escorte les bâtiments qui auront chargé ces restes de munitions et que M. de Vauvré aura eu soin de préparer.»
Tandis que Pontchartrain écrivait cette lettre d’une sévérité qui confinait l’injustice, du Casse, ne prenant conseil que de son courage, saisissait, le 12 mars au matin, le premier bon vent pour mettre à la voile.
Il avait avec lui deux vaisseaux, deux barques 404 et un pink. C’était peu, mais il allait joindre devant Barcelone l’armée navale espagnole.
Il avait les pouvoirs de Philippe V pour commander les vaisseaux de France et d’Espagne réunis.
Quelques lignes de Bellefontaine annoncent ce départ au ministre en ces termes:
«M. du Casse est enfin parti ce matin avec un assez beau temps, et il y a apparence qu’il sera dans peu devant Barcelone, où il paraît qu’il est assez nécessaire, puisque nous apprenons que M. de Pintado, commandant l’armée d’Espagne, avait appareillé de Bréga le 25 de février pour aller reconnaître les navires de M. le marquis de Marry, et que, n’ayant pas laissé de navire pour couvrir les bâtiments chargés de provisions, quatre barques ont été prises; il y a lieu d’espérer que l’arrivée des vaisseaux français, jointe à la vigilance de M. du Casse, y apportera un meilleur ordre. Vous voyez, Monseigneur, que par cet accident rien n’aurait été plus utile que deux grosses barques bien armées.»
A peine du Casse était-il en mer que le vent 405 changea et qu’il dut, dans l’impossibilité de continuer sa route, faire relâche le même jour aux îles d’Hyères.
Il fut forcé d’y rester trois jours. Enfin le 16 mars, le vent ayant tourné, il put se remettre en marche. Vauvré, dans la crainte d’un second contre-temps, ne se hasarda que le surlendemain, 28 mars, à écrire à Pontchartrain:
«M. du Casse mit à la voile avant-hier avant le jour, d’un vent si favorable pour sa route que, s’il l’a trouvé de même à la mer, il doit être arrivé hier ou aujourd’hui devant Barcelone; mais les vents sont fort changeants dans cette saison. Il prit sa vergue de hune en sortant des îles d’Hyères.»
De son côté, Bellefontaine avait imité le silence prudent de Vauvré et gardé la même réserve; le 18 mars, il se décida cependant à écrire au ministre:
«Monseigneur, M. du Casse est enfin parti des îles d’Hyères, et comme les vents nous ont paru favorables, je compte qu’il peut être maintenant à la côte de Catalogne. Pour sa santé, dont vous voulez que je vous rende 406 compte, je vous dirai qu’il m’a paru en mauvais état, ayant toujours la tête embarrassée, et il est à craindre que d’un moment à l’autre il ne lui arrive un nouvel accident.»
L’intendant de Vauvré paraît plus rassuré sur la santé du commandant en chef de l’armée navale, car on lit dans une lettre de lui datée du même jour:
«Je me suis donné l’honneur de vous rendre compte régulièrement de la santé de M. du Casse. Il y a encore de la faiblesse dans ses jambes. Cependant il demeurait debout la moitié du jour dans la maison et dans le vaisseau, et montait et descendait les escaliers avec facilité.
«La grande incommodité qu’il a depuis longtemps, c’est la difficulté de retenir son urine et un petit dévoiement.»
Pontchartrain fut fort aise d’apprendre que du Casse avait pu enfin mettre à la voile par un vent favorable. Le temps d’arrêt qu’il avait dû subir avait fort contrarié le Roi.
Malgré la satisfaction qu’éprouvait le ministre de savoir d’une manière positive le départ de l’escadre, elle n’était pas sans 407 mélange, par l’inquiétude où il était qu’il ne pût arriver sans encombre à Barcelone. Le 28 mars, il fait part de ses craintes à Vauvré.
«J’ai reçu vos lettres des 11, 14, 15 et 18; j’en ai rendu compte au Roi. Sa Majesté m’avait paru fort inquiète de la relâche de M. du Casse aux îles d’Hyères, le même jour de sa sortie de Toulon; mais sur ce que vous marquez qu’après lui avoir envoyé les secours dont il avait besoin pour réparer ce qu’il avait souffert dans sa mâture, il a remis à la voile le 16 d’un vent favorable pour sa route, elle espère qu’il sera arrivé devant Barcelone du 18 au 20, et j’en attends des nouvelles par les premières lettres que je recevrai.
«Ce que vous me mandez sur l’état de la santé de M. du Casse me donne quelque inquiétude, ne la présumant pas aussi bonne que je l’aurais souhaité.»
En même temps que cette lettre du ministre, parvenait à Toulon, le 3 avril, la nouvelle que du Casse était arrivé le 17 devant Barcelone; Bellefontaine se hâta le jour même d’en prévenir Pontchartrain.
«Nous apprenons l’arrivée de M. du Casse 408 devant Barcelone le 17 de mars, mais les temps y sont si terribles que M. le marquis de Marry n’a pu encore débarquer les munitions; il faut espérer que la belle saison, jointe à l’arrivée de M. le maréchal de Berwick, remédiera à tout.»
Et quelques jours plus tard:
«J’ai reçu des nouvelles de l’arrivée de M. du Casse devant Barcelone le 17, où il n’a pu mouiller que le 19 à cause des mauvais temps. Il aura apparemment fait travailler au débarquement des munitions embarquées sur ses vaisseaux, et aura ensuite fait détacher la frégate qu’il a dû envoyer à Toulon pour escorter les bâtiments qui y seraient chargés du reste des munitions.»
L’escadre française avait trouvé les vaisseaux espagnols mouillés devant Barcelone et attendant leur amiral; dès le 20 mars, du Casse eut, sous ses ordres, ainsi que le portent les états de situation, les forces suivantes:
Armée navale de France et d’Espagne sous les ordres de M. le lieutenant général du Casse: l’Entreprenant, portant pavillon blanc, du Casse amiral; le Furieux, les commandants 409 et les équipages français à la solde de l’Espagne, d’Aligre chef d’escadre; Nostra Signora de Bignonia, don Andreas de Pes; Nostra Signora de Guadalupa, Pintado; le Royal, le Prince des Asturies et la Reine Génoise, portant pavillon espagnol, les capitaines et équipages génois à la solde de l’Espagne, marquis de Marry, Justiniani et Pierre Rouge; l’Hermine et la Vierge de Grâce, portant pavillon blanc, vaisseaux du Roi prêtés à l’Espagne, capitaine et équipage français, de la Roche Hercule et le chevalier de Fayet; le Pembrocke, don Antonio Serrano; Il sancte Christe de San Martin, don Francisco Guiral; la Reine espagnole, le chevalier de Gaëtan; Santo Francisco de Paolo dit la Gaillarde, D. N. de Sellamo; la Tamilia sacra, D. N. Solado; Nostra Signora d’Atacha, D. Diego de San Estevan; Il Aquila de Dantes, don Pedro Rivera; Il sancte Christe de la Vera Cruz, D. Alonso Garcias; Il sancte Christe de San Roman, D. N. de Nesta.»
Le 25 avril 1714, le Roi écrivit à du Casse de faire chanter un Te Deum solennel à l’occasion 410 de la conclusion de la paix avec l’empereur à Rastadt:
«Monsieur le lieutenant général du Casse, depuis la conclusion des traités que mes ambassadeurs signèrent l’année dernière à Utrecht, j’ai donné tous mes soins à consommer l’ouvrage de la paix générale et je n’ai rien oublié pour engager l’empereur à suivre l’exemple que ses alliés venaient de lui tracer. Dieu a béni la sincérité de mes intentions, et les conférences tenues à Rastadt entre le maréchal duc de Villars et le prince Eugène de Savoie, après la dernière campagne, ont enfin produit la paix que je désirais pour le bonheur de mes peuples et pour le bien général de toute l’Europe. La tranquillité dont elle jouira désormais étant un don de la miséricorde divine, mon intention est que, dans toute l’étendue de mon royaume, il en soit rendu à Dieu les grâces les plus solennelles; c’est pourquoi je vous écris cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous fassiez chanter le Te Deum sur votre vaisseau amiral l’Entreprenant, qui est devant Barcelone, que vous y assistiez avec tous les officiers qui 411 sont sous votre commandement et que vous fassiez au surplus les réjouissances accoutumées.
«Et la présente n’étant à d’autre fin, etc...
«Ecrit à Marly, le 25 avril 1714.
«Louis.»
Pendant le mois de mai, du Casse prit, comme le plus élevé en grade et le plus ancien des officiers généraux, le commandement en chef des armées de terre et de mer devant Barcelone et la direction des opérations du siége; mais l’absence de troupes en nombre suffisant empêchèrent aucune action importante de se produire. Le 3 juin, Louis XIV envoya le duc de Berwick avec soixante dix-huit bataillons français de renfort, afin de réduire à l’obéissance les Catalans révoltés.
La santé de du Casse toujours chancelante ne devait pas supporter l’excès de fatigue que lui avait occasionné le commandement en chef des armées de terre et de mer. Il était retombé malade et, à bout de forces, épuisé, mourant, il avait dû solliciter un congé. En recevant cette demande, Pontchartrain, sur l’ordre du Roi, 412 s’était empressé le 5 juin d’écrire à Vauvré:
«Le mauvais état de la santé de M. du Casse l’ayant obligé de demander au Roi la permission de se débarquer de l’Entreprenant pour repasser à Toulon et user des moyens convenables pour la rétablir, Sa Majesté a bien voulu la lui accorder et donner ordre en même temps à M. le Bailly de Bellefontaine de se rendre avec le plus de diligence qu’il sera possible devant Barcelone, pour prendre le commandement de l’armée navale.»
A cette lettre était jointe celle-ci à l’adresse du bailli de Bellefontaine:
«Monsieur, le Roi a été informé par M. du Casse que le mauvais état de sa santé ne lui permettait plus d’agir autant que le bien du service du roi d’Espagne le demande, et qu’il avait besoin d’un congé pour aller aux eaux reprendre des forces. Sa Majesté a bien voulu avoir égard à sa demande et m’a ordonné de vous dépêcher un courrier pour vous dire que son intention est que vous alliez, sans perdre un moment, prendre le commandement.
«Vous aurez soin de vous faire accompagner par votre chirurgien-major, afin que 413 M. du Casse puisse, sans inconvénient, emmener le sien, qui lui sera utile dans son voyage.»
Le bailli de Bellefontaine arriva devant Barcelone dans le courant du mois de juin. L’amiral du Casse lui remit immédiatement le commandement en chef de l’armée navale et fit voile vers la France. Il débarqua à Collioure dans les premiers jours de juillet. De cette ville, il se rendit à Toulouse, où il séjourna quelque temps pour se remettre des fatigues de la route. A la fin du mois, il partit pour Cauterets, où il devait prendre les eaux, voyageant à petites journées. Il était accompagné de son aide de camp M. de la Rigaudière. La saison thermale qu’il passa dans les Pyrénées lui fit du bien, et au mois de septembre il profita d’une légère amélioration dans l’état de sa santé pour se mettre en marche vers Paris, afin d’y retrouver sa famille.
Il n’y arriva qu’au commencement du mois de novembre, ayant dû s’arrêter constamment par suite des fatigues qu’il éprouvait; sa femme et sa fille furent effrayées du changement qui 414 s’était opéré en lui. Elles l’entourèrent des soins les plus tendres, mais toute leur sollicitude ne put arrêter les progrès de la maladie. Dès que le printemps fut venu, les médecins ordonnèrent les eaux de Bourbon-l’Archambault; la science devait être impuissante à prolonger les jours de cet homme de bien, dont le nom est inscrit dans nos fastes maritimes comme celui d’un des plus habiles marins du siècle de Louis XIV, si fertile en capitaines illustres des armées de terre et de mer. Les blessures de du Casse s’étaient ouvertes de nouveau. Aussi, à peine fut-il à Bourbon, qu’il expira entre les bras de son gendre, le marquis de Roye, dans la nuit du 24 au 25 juin. Il fut enterré dans l’église de la ville, ainsi que le constate l’acte suivant:
«Aujourd’hui, vingt-septième jour du mois de juin mil sept cent quinze, a été inhumé dans l’église de céans, en la chapelle de Saint-Georges, devant l’autel Saint-Crépin, très-haut et très-puissant seigneur messire Jean Ducasse, lieutenant général des armées navales du Roy, commandeur de l’ordre militaire de Saint-Louis, capitaine général de l’armée 415 d’Espagne, chevalier de la Toison-d’Or, décédé le vingt-cinq à trois heures du matin, âgé d’environ soixante-cinq ans, en la maison de M. Bourdier de Lamoulière, auxquels convoi et enterrement a été présent très-haut et très-puissant seigneur messire Louis de Roye de La Rochefoucauld, lieutenant général des galères de France et chevalier de l’ordre militaire de Saint-Louis, et M. Charles de Bottière, chirurgien du corps du roi, maître chirurgien à Paris, qui ont signé.
«(Signé) Louis de Roye de La Rochefoucauld, de Bottière, Bourdier et Chazelet, curé archiprêtre.»
Saint-Simon retombe encore, à propos de la mort de du Casse, dans les mêmes erreurs sur la profession du père de l’amiral et sur la naissance de ce dernier. Ces erreurs, nous les avons déjà signalées et rectifiées plus haut.
Le duc enregistre cette mort dans les termes suivants:
«Du Casse mourut fort âgé et plus cassé encore de fatigues et de blessures. Il était fils d’un vendeur de jambons de Bayonne, et de ce pays-là où ils sont assez volontiers gens de 416 mer. Il aima mieux s’embarquer que suivre le métier de son père, et se fit flibustier. Il se fit bientôt remarquer parmi eux par sa valeur, son jugement, son humanité. En peu de temps ses actions l’élevèrent à la qualité d’un de leurs chefs. Sa réputation le tira de ce métier pour entrer dans la marine du Roi, où il se signala si bien qu’il devint promptement chef d’escadre, puis lieutenant général, grades dans lesquels il fit glorieusement parler de lui, et où il eut encore le bonheur de gagner gros, sans soupçon de bassesse. Il servit si utilement le roi d’Espagne, même de sa bourse, qu’il eut la Toison, qui n’était pas accoutumée à tomber sur de pareilles épaules. La considération générale qu’il s’était acquise, même du Roi et de ses ministres, ni l’autorité, où sa capacité et ses succès l’avaient établi dans la marine, ne purent le gâter. Il était fort obligeant et avait beaucoup d’esprit, avec une sorte d’éloquence naturelle, et même hors des choses de son métier il y avait plaisir et profit à l’entendre parler. Il aimait l’État et le bien pour le bien, qui est chose devenue bien rare.»
417
Charlevoix, le savant historien des Antilles, écrivait quelques années plus tard:
«M. du Casse était un homme dont la valeur allait de pair avec la prudence, que son habileté mettait toujours au-dessus des plus fâcheux contre-temps, qui, dans quelque extrémité qu’il se soit trouvé, n’a jamais manqué de ressources, mais les a toujours cherchées dans son courage et sa vertu.»
L’histoire a ratifié ce jugement, porté par un contemporain.
La marine royale faisait en du Casse une perte sensible; il était un des derniers survivants de la glorieuse épopée du règne de Louis XIV. Quelques mois plus tard, le Roi allait descendre dans la tombe. Avec lui s’écroulait le grand siècle, faisant place à l’époque mesquine qui s’ouvrait par les saturnales de la Régence pour se terminer par les vilenies du parc aux Cerfs, époque où devaient briller Philippe d’Orléans, opprobre de la maison royale, Dubois, honte de l’Église, Voltaire, capable de mettre aux pieds de la Pompadour et au service de la Prusse, ennemie de sa patrie, un génie incomparable.
418
La notion du juste et de l’injuste allait s’effacer du cœur des Français sous la régence d’un prince sceptique, incapable de rien respecter, et sous le règne d’un roi spirituel, intelligent, brave comme tous ceux de sa race, mais d’une faiblesse de caractère pire que la sottise pour un chef d’Etat, défaut qu’un système d’éducation mal entendu avait augmenté chez Louis XV, en lui inspirant une défiance de lui-même, funeste chez un homme dont la volonté doit s’imposer.
Du Casse n’eut pas, comme son compagnon d’armes du siége de Barcelone le duc de Berwick, la douleur de voir le neveu de Louis XIV saper par la base, en déclarant la guerre à l’Espagne, l’œuvre de famille qui aurait dû assurer la grandeur de la maison de France. La Providence lui épargna le spectacle du petit-fils du grand roi, subissant, vainqueur, des traités de paix que l’aïeul vaincu aurait rejetés.
419
L’amiral du Casse laissa une veuve, née Marthe de Baudry, qui mourut le 2 décembre 1743, âgée de 82 ans, et une fille, Marthe du Casse, mariée à Louis de la Rochefoucauld, marquis de Roye, lieutenant général des galères.
De cette union naquit Louis-Jean-Frédéric de la Rochefoucauld, duc d’Anville, qui épousa sa cousine Nicole de la Rochefoucauld; leur fils, Louis-Alexandre, duc de Liancourt et de la Roche-Guyon, fut assassiné à Gisors dans le courant de l’année 1792. En lui s’éteignit la descendance masculine de Louis de la Rochefoucauld et de Marthe du Casse. Marié deux fois, sans avoir eu d’enfant, le duc Louis-Alexandre ne laissa que des sœurs.
420
L’amiral du Casse laissait, pour héritier de son nom, un neveu, Jean du Casse, son filleul, né à Saubusse en 1680, bon et beau garçon, spirituel, franc, loyal, d’une nature impétueuse, mais incapable de s’astreindre à aucune règle, imprévoyant de l’avenir, oublieux de la veille, peu soucieux du lendemain, avec cela plein de sens et de justesse, lorsqu’on le forçait à la réflexion et au raisonnement. En 1701 il venait d’atteindre sa vingtième année et était à Bayonne, auprès de sa sœur Suzette du Casse mariée à Jean de Vidon, lorsque leur oncle vint faire un court séjour dans cette ville.
Le futur lieutenant général des armées navales mit toute son influence à la disposition de son neveu pour lui faciliter l’entrée de la carrière qu’il voudrait embrasser, proposant de lui obtenir un brevet d’officier dans la marine royale. Voyant que le jeune homme montrait peu d’empressement pour le noble métier des armes, son oncle offrit de lui acheter, de ses propres deniers, une charge dans la magistrature. Même refus de la part du récalcitrant, qui ne voyait pas la nécessité de 421 changer de condition, se trouvant fort heureux de la vie qu’il menait. Là-dessus colère de l’oncle, dissertations sans fin sur le devoir de se rendre utile à ses compatriotes, longues homélies sur les aventures galantes du neveu qui désolaient sa sœur et faisaient scandale dans la bonne ville de Bayonne.
Jean entendait avec le plus beau flegme du monde toutes les sages exhortations de son parrain, et persévérait dans sa folle existence.
Il fit tant et si bien qu’il s’aperçut, au commencement de l’année 1704, qu’il avait entièrement dissipé son faible patrimoine. Trouvant que la bourse de sa sœur et de son beau-frère, très-bons et très-indulgents pour ses peccadilles, devait être considérée par lui comme sienne propre, il s’avisa de vouloir y puiser. Une première fois ce fut facile, une seconde moins; une troisième demande ne fut pas accueillie. Le beau-frère refusa, non pas qu’il manquât de générosité, mais dans l’espoir de faire changer Jean de conduite et de l’amener à suivre ses avis.
«Un oncle est un caissier donné par la nature,» devait écrire plus tard un poëte 422 dramatique; c’était assez l’opinion du jeune homme. Refusé, de sa sœur, il s’adressa à son parrain. Celui-ci reçut la requête au moment où il allait prendre la mer avec le comte de Toulouse. Il répondit à Jean qu’il était tout disposé à faire ce que déjà il avait proposé; que la campagne prête à s’ouvrir était une occasion unique; qu’il l’engageait donc à le rejoindre, se chargeant de lui obtenir une commission pour servir près de lui, sur son vaisseau; ajoutant qu’à cette condition sa bourse lui serait ouverte et qu’il en pourrait user largement; mais que s’il refusait, il ne devait plus compter sur l’oncle et parrain.
Jean du Casse, malgré tout ce que put dire sa famille, refusa net les propositions de l’amiral et imagina, pour faire pièce à ses parents de Bayonne, le plus singulier plan de conduite. Il achète une barque, l’amarre à la rive gauche de l’Adour et fait publier par le crieur public à travers les rues de la ville que «Le sieur Jean du Casse se tiendra chaque jour, du lever au coucher du soleil, à la disposition de ses concitoyens, pour faire traverser l’Adour, moyennant un sol par 423 homme et sans rétribution pour les dames et damoiselles.»
Cette annonce fit le bonheur des habitants de la ville. Tout Bayonne fut voir le beau-frère du riche Jean de Vidon, le neveu du célèbre chef d’escadre chevalier de Saint-Louis, conduisant gravement sa barque et acceptant un sou de n’importe qui pour la traversée du fleuve.
Le jeune homme écrivit à sa sœur qu’il s’était empressé de déférer aux sages avis de son mari en se rendant utile à ses compatriotes, aux conseils de leur oncle en se faisant marin puisqu’il naviguait sur l’Adour; il signa sa lettre: Jean du Casse, batelier.
Ce véritable tour d’écolier fit rire toute la ville, excepté les Vidon. Néanmoins ils ne voulurent pas céder. Ils avaient seulement grande crainte que cette belle équipée ne vînt aux oreilles de leur oncle, qui aurait pu mal prendre la chose, étant devenu fier et assez orgueilleux depuis le mariage de sa fille avec un gentilhomme de la maison de la Rochefoucauld.
Jean exerçait, depuis quelque temps, ses 424 nouvelles fonctions de batelier, consciencieusement, à la grande joie de tous ses amis, les gandins de l’époque dans la bonne ville de Bayonne, lorsqu’une jeune et jolie personne, originaire de Saubusse, Mlle Estiennette de Jordain, riche orpheline, qui vivait à Bayonne chez des parents éloignés M. et Mme de Saint-Forcet, se présenta, avec eux pour passer l’Adour et se rendre au bourg Saint-Esprit.
Pendant la traversée, Estiennette de Jordain, gaie comme une pensionnaire de vingt ans échappée de son couvent, riait aux éclats de toutes les réflexions qu’elle faisait à voix basse à ses deux parents, et qui lui étaient inspirées par la vue du batelier qu’elle avait connu dans une condition bien différente. Elle s’agita tant et si bien qu’elle tomba dans le fleuve. Confier le gouvernail du frêle esquif à M. de Saint-Forcet et se jeter à l’eau fut pour Jean l’affaire d’un instant. Il saisit la jeune fille prête à périr et vint la déposer entre les bras des siens. Revenue à elle, ses premiers regards furent pour son sauveur. Le lendemain celui-ci, ayant été savoir de ses nouvelles, fut reçu par toute la 425 famille qui l’engagea à renouveler sa visite. Un jeune homme de vingt-quatre ans ne se fait jamais prier pour aller voir une belle personne. Il revint le lendemain, puis le surlendemain, et les jours suivants; le résultat de ses visites fut que la jeune fille déclara qu’elle n’aurait jamais d’autre mari que lui. Les parents s’y opposèrent, objectant le manque de fortune du futur; mais son beau-frère Vidon, ayant reçu les confidences du jeune homme également amoureux, vint lever tous les obstacles en déclarant qu’il donnait à Jean un intérêt dans ses affaires d’armateur; dès lors on ne songea plus qu’aux apprêts du mariage qui fut célébré au mois d’août 1704.
Mademoiselle de Jordain[9] exigea que l’on inscrivît dans l’acte que son mari était batelier, afin que ce mot rappelât dans l’avenir, à la mémoire de ses futurs enfants, le courageux dévouement de leur père.
C’est ce même acte de mariage, auquel il a été fait allusion au commencement de ce 426 volume, à cause de la singularité de l’orthographe. En effet, la plupart des noms y sont écrits de deux manières différentes. Ainsi la future est qualifiée Estiennette de Jourdain; elle signe E. de Jordain. Parmi les témoins, l’un est appelé Portau, et signe du Pourtau; un autre, André Nolibois, signe André de Nolibosc. Enfin le beau-frère du marié se change en Jean de Bidon, tandis qu’il signe Jean de Vidon, qui est son nom véritable.
Cet acte est le premier où Du Casse soit écrit Ducasse, orthographe qui règne dans la plupart des actes rédigés à Bayonne.
Aussitôt que le mariage avait été convenu, on s’était empressé d’en faire part au chef d’escadre, l’informant en même temps des diverses circonstances qui l’avaient amené. La lettre fut longtemps en route; le valeureux marin, à qui elle était destinée, servait en ce moment sur les vaisseaux du comte de Toulouse sur le point de livrer la bataille de Vélez-Malaga. La lettre ne joignit du Casse qu’à Toulon, à son retour de cette campagne. Le récit de la folle aventure de son neveu le divertit beaucoup; le dénoûment le réjouit encore davantage, 427 et il répondit à la nouvelle qu’on lui apprenait par l’envoi d’un bateau lilliputien rempli de magnifiques bijoux pour la femme du batelier.
Il vit sa nouvelle nièce lors d’un voyage qu’il fit deux ans plus tard, quand il fut envoyé en mission auprès du roi d’Espagne. Elle lui plut et il le lui témoigna par de grandes libéralités. L’amiral aida aussi beaucoup les importantes entreprises d’armateur de Jean de Vidon, qui avait associé son beau-frère à ses affaires.
Suzette du Casse, de son mariage avec Jean de Vidon, n’eut qu’une fille, Agne, grande héritière qui épousa le plus riche habitant de Bayonne, Etienne de Lormand. De cette union naquit Nicolas de Lormand, écuyer, père du richissime Jacques Lormand, célèbre dans le Béarn par son testament, qui déshéritait toute sa famille pour laisser sa fortune à des couvents, hôpitaux, et autres établissements publics ou religieux, entre autres la cathédrale de Bayonne, à laquelle il légua quarante mille livres de rente, qui ont servi à élever dans ce magnifique monument des petites chapelles 428 bariolées, des couleurs les plus criardes et d’un parfait mauvais goût.
Jean du Casse et Estiennette de Jordain eurent plusieurs enfants, dont trois, Pierre-Xavier, Elisabeth et Jeanne, entrèrent en religion. L’aîné des fils, Bernard, né le 11 juillet 1714, et baptisé le lendemain à la cathédrale de Bayonne, eut pour parrain son oncle maternel Bernard de Jordain, alors à Nantes, et pour marraine sa cousine germaine, du côté de son père, Agne de Vidon.
Cet heureux événement fut suivi, un an plus tard, d’un grand deuil pour toute la famille, la mort de l’amiral du Casse. Bernard ne connut donc pas son illustre oncle, mais il conserva toujours la plus grande vénération pour sa mémoire.
Il le prouva d’une manière éclatante dans une circonstance solennelle.
L’affection et l’estime de ses concitoyens l’avaient élevé à la charge d’échevin. Il exerçait cette charge depuis plusieurs années lorsque le conseil de la ville lui offrit de solliciter du roi l’autorisation pour lui d’ajouter à son nom celui de la cité, de s’appeler à l’avenir du 429 Casse de Bayonne, et d’écarteler ses armes patrimoniales de celles de son pays natal.
Bernard refusa, préférant garder le nom plus modeste, illustré par son grand-oncle.
Il ressemblait beaucoup à ce dernier physiquement et sous le rapport de l’intelligence; il était comme son père, Jean, d’un commerce très-agréable dans la vie sociale, pétillant d’esprit, avec une grande mobilité dans le caractère, excessivement original, parfois même un peu braque. Cela ne l’empêcha pas de rester toujours dans de très-bons termes, non-seulement avec ceux de ses proches parents et amis qui habitaient Bayonne, mais même avec des parents éloignés qui ne venaient que peu ou pas dans le Béarn, comme Paul du Casse, capitaine au régiment de Touraine, Jacques-Xavier du Casse, chancelier garde des sceaux au parlement de Toulouse, Frédéric de la Rochefoucauld duc d’Anville, etc., etc.
Il avait épousé Marthe Rigal[10], dont il eut plusieurs enfants.
430
Deux entrèrent dans les ordres et devinrent, l’un chanoine de la cathédrale de Bayonne, l’autre curé d’Ondres, en Béarn.
Une fille, Élisabeth, fit un mariage riche. Elle épousa un banquier du Midi; leur petit-fils est devenu ministre, sénateur et grand-croix de la Légion d’honneur.
Un des fils de Bernard passa en Amérique.
Le plus jeune fut:
Jacques-Nicolas-Xavier DU CASSE,
Maréchal des camps et armées du Roi, cordon-rouge de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis.
A peine âgé de dix-neuf ans, il reçut une commission de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Le 15 septembre 1791, par suite de la loi de remaniement de l’armée, il passa dans le cinquième régiment d’infanterie, de nouvelle formation. Neuf mois plus tard, indigné des excès révolutionnaires et froissé dans ses sentiments royalistes, il envoya sa démission au ministre de la guerre, qui lui répondit le 25 juin 1792:
431
«J’ai mis sous les yeux du Roi, monsieur, les motifs qui vous ont déterminé à renoncer à l’emploi de sous-lieutenant auquel Sa Majesté vous avait nommé le 15 septembre de l’année dernière, dans le cinquième régiment d’infanterie, pour suivre une autre carrière, et je vous préviens qu’elle a accepté votre démission.»
Toutefois, le jeune officier démissionnaire ne quitta pas la France. Son ardent patriotisme ne se serait pas plié aux exigences de l’émigration. Si l’empereur d’Allemagne, François II, passant une revue de ses troupes et fier de leur belle tenue, lui eût dit: «Voilà de quoi bien battre les sans-culottes,» Xavier du Casse, lui aussi, n’aurait pas pu s’empêcher de répondre, comme le fit un gentilhomme français émigré: «C’est ce qu’il faudra voir.»
Resté à Paris, Xavier du Casse, lors de la journée du 10 août, accourut au château, ainsi que d’autres officiers démissionnaires, mettre son épée à la disposition du Roi, qui ne sut pas utiliser les offres d’un grand nombre de braves gentilshommes, et laissa, par une 432 bonté mal entendue, massacrer les Suisses et la plupart de ses défenseurs.
Recherché pour ce fait, le jeune du Casse faillit périr sur l’échafaud; il n’eut d’autre ressource pour échapper aux massacres de Paris que de gagner la frontière des Pyrénées; mais, au lieu de passer en Espagne, il demanda un asile à la grande famille militaire. Nommé lieutenant-adjoint aux adjudants-généraux à l’armée des Pyrénées occidentales, il ne tarda pas à s’élever par son mérite et par son courage. Aussi, lors de la création de la Légion d’honneur, bien que simple adjudant-commandant (chef de bataillon), il fut un des premiers (le dixième) promu officier de l’ordre.
Chef d’état-major de la division territoriale à Bourges en 1804, il épousa l’une des plus jolies personnes de cette ville. Ce mariage le rendait beau-frère d’un gentilhomme connu pour ses opinions légitimistes, M. de Villeneuve Busson, allié de M. Hyde de Neuville, compromis dans toutes les affaires de la chouannerie, devenu plus tard ministre sous Charles X.
Xavier du Casse était un brave soldat, un 433 officier fort instruit, un excellent militaire et un écrivain distingué, mais spirituel, moqueur, caustique à l’excès, toujours enclin à la critique et très-frondeur. Si l’on ajoute à ces qualités et à ces défauts ses attaches dans le parti royaliste, on comprend qu’il fût assez mal vu par Napoléon, qui, connaissant tous les officiers de son armée, se montrait peu bienveillant pour ceux qui faisaient de l’opposition.
Aussi le colonel du Casse fut-il souvent mis de côté sous le premier empire. A la retraite en mai 1809, il fut rappelé à l’activité en 1810 et envoyé en Westphalie en qualité de directeur du personnel du ministère de la guerre westphalien. Ces fonctions dans ce singulier royaume lui convenant peu, au bout d’une année il obtint de passer à l’état-major général du 11e corps d’armée.
Au mois de novembre 1812, il fut investi du commandement du grand-duché de Mecklembourg et envoyé en cette qualité à Rostock. Pendant qu’il occupait ce poste, on lui proposa un million s’il voulait fermer les yeux pendant la visite d’un bâtiment chargé de marchandises anglaises.
434
Xavier du Casse fit son devoir et resta fidèle à l’honneur, en repoussant cette offre.
Au commencement de 1814, le maréchal Augereau ayant reçu le commandement de l’armée de Lyon, désigna pour son chef d’état-major général le colonel du Casse.
Nommé général de brigade le 23 mars 1814, Xavier du Casse fit toute cette campagne avec le maréchal. Après l’abdication de Napoléon, il fut chargé de pourvoir à la sécurité de l’empereur pendant que le souverain déchu traverserait les départements occupés par l’armée de Lyon. Le 24 avril 1814, il écrivit de Valence, à ce sujet, au duc de Castiglione:
«J’ai attendu le retour de l’officier que j’avais envoyé à Loriol, pour rendre compte à Votre Excellence du passage de l’empereur. Après avoir traversé l’Isère, Sa Majesté a été accueillie par les soldats de garde au Pont-Brûlé par les cris de Vive l’Empereur! A Valence il ne s’est point arrêté, comme on l’avait annoncé, pour déjeuner; il a traversé rapidement le faubourg. Les grenadiers du quartier général, les hussards de l’escorte de Votre Excellence et la compagnie des 435 chasseurs autrichiens lui ont rendu les honneurs militaires. Le peuple et les soldats ont été calmes; pas un cri ne s’est élevé. Il a montré de l’émotion en voyant les grenadiers français et les a salués avec attendrissement. Plusieurs d’entre eux (ceci n’est point une exagération) versaient des larmes.
«J’ai éprouvé moi-même un serrement de cœur dont je ne suis pas encore revenu. Il a changé de chevaux hors de la ville sur la route de Loriol. Là, plusieurs soldats ont crié Vive l’Empereur!
«—Mes amis, leur a-t-il dit, je ne suis plus votre empereur, c’est Vive Louis XVIII qu’il faut crier.»
«—Vous serez toujours mon empereur,» a répondu un voltigeur du 67e régiment, en s’élançant à la portière et en lui pressant la main. Il a porté la sienne sur ses yeux et a dit au général Bertrand:
«—Ce brave homme me fait mal.»
«Entre la Paillasse et Loriol, les voitures ont rencontré la brigade Ordonneau. Les régiments ont fait front, ont battu aux champs et lui ont rendu les honneurs 436 militaires. Des soldats, en faible minorité, ont crié Vive l’Empereur!
«Il a appelé le général Ordonneau et a causé quelques instants avec lui. Apercevant le colonel Teulet du 67e, il a dit: «Ce colonel sort de ma garde;» il s’est entretenu avec lui. Arrivé à Loriol, il a été environné par les canonniers de l’artillerie de la 1re division qui n’en part que demain. Un d’eux lui a dit:
«S’il y avait deux cent mille hommes comme moi, nous vous enlèverions et vous remettrions à notre tête; ce ne sont pas vos soldats qui vous ont trahi: ce sont vos généraux.»
«Il a eu un mouvement convulsif, que le général Bertrand a calmé en lui serrant le bras. Il est parti de Loriol avec le projet de se reposer à Montélimart. Il paraît craindre de passer à Avignon et à Aix. L’escorte de vos hussards l’a quitté à Loriol.»
Si Xavier du Casse se fit mal noter sous le premier empire par son esprit d’opposition et ses boutades sarcastiques contre le gouvernement établi, la lettre qu’on vient de lire montre que, gentilhomme et soldat, il n’eut que des paroles 437 pleines d’égards et de respect pour le héros tombé.
Après avoir assuré la sécurité du passage de Napoléon, le général fut chargé, quelques jours plus tard, d’escorter Mme la duchesse d’Orléans qui rentrait en France. Pendant les quelques jours qu’il accompagna cette princesse, il adressa à sa femme plusieurs lettres, et dans toutes il écrivait que sa conviction était que la branche cadette avait l’idée de remplacer sur le trône de France la branche aînée.
Cette tendance de la famille d’Orléans affligeait le général, dévoué serviteur de la maison royale, heureux de voir le sceptre dans les mains d’un frère du roi martyr, sous le règne duquel il avait fait ses débuts dans la vie militaire comme sous-lieutenant au régiment de Navarre.
Nommé chevalier de Saint-Louis, le 29 juillet 1814, commandeur de la Légion d’honneur le 9 novembre, le général du Casse fut appelé, le 23 janvier 1815, au commandement du département du Var, à Toulon. Il s’y trouvait lors du retour de l’île d’Elbe. Il fit arrêter l’avant-garde de Napoléon, composée de 438 vingt-cinq hommes sous les ordres d’un capitaine.
Le gouvernement de la Provence était exercé par un maréchal de l’empire qui, depuis le retour de Louis XVIII, s’était montré le chaud partisan de la branche aînée. Tout à coup, sur la nouvelle du débarquement, le maréchal réunit les officiers sous ses ordres et leur prêche l’amour de l’empereur.
Le général du Casse, indigné, émet en termes assez peu mesurés l’avis de garder le serment de fidélité fait au Roi, et de soutenir la lutte contre Napoléon. Seul de son opinion, il la maintient énergiquement et, s’adressant directement au gouverneur de la Provence, il lui demande ce que signifie un pareil changement de conduite, un semblable langage, une telle palinodie.
Le maréchal furieux vient à lui, le pousse dans une pièce voisine:
«Mais malheureux, s’écrie-t-il, tu veux donc te faire fusiller; tais-toi.»
Le fait est que le général n’échappa qu’à grand’peine à la mort. Le bruit de son attitude résolûment royaliste s’étant répandu dans la 439 garnison, les troupes voulurent lui faire un mauvais parti. Des soldats ivres, le sabre à la main, envahirent sa demeure; il fut sauvé, grâce à la présence d’esprit de son hôtesse, femme courageuse, qui parvint à le dérober à la fureur des assassins.
Le duc de Rivière était dans la ville et partait le jour même pour Constantinople, comme ambassadeur du Roi. Il proposa au général et à sa femme de les prendre à son bord et de les emmener en Orient, mais la baronne du Casse refusa cette offre obligeante ne voulant pas quitter la France, où elle aurait été obligée de laisser un enfant en nourrice.
Le général du Casse, étant parvenu à sortir de la ville, vint se mettre à la disposition de Mme la Dauphine, qui essayait d’organiser la résistance dans le midi de la France. Lors de la formation par M. le duc d’Angoulême d’une petite armée, il fut attaché par le prince à son état-major général. Il était alors sans aide de camp. Ayant désigné un jeune officier, M. Mottet, pour remplir cette fonction, il reçut de M. le Dauphin la flatteuse lettre suivante datée du Pont Saint-Esprit, 1er avril 1815.
440
«Monsieur le maréchal de camp baron du Casse,
«J’ai reçu votre lettre du 28 mars; elle contient une demande que je vous accorde avec plaisir. J’approuve que M. Mottet vous soit attaché en qualité de lieutenant aide de camp avec les appointements de son grade. Je ne doute pas qu’il ne soit très-digne de cette faveur, puisqu’il m’est présenté par vous de qui la duchesse d’Angoulême a eu si fort à se louer et que je tiens pour un des bons serviteurs du Roi. Comptez bien sur toute mon estime. Votre affectionné,
«Louis-Antoine.»
Dans le courant du mois d’avril le général du Casse reçut du ministre de la guerre impérial l’ordre de venir à Paris se justifier de sa conduite. Loin d’obtempérer à cette injonction il se jeta dans les montagnes d’Auvergne et il fit bien. L’empereur était convaincu, à tort croyons-nous, que le général du Casse était l’auteur du fameux passage de la proclamation d’Augereau en 1814, disant que Napoléon n’avait pas su mourir en soldat. L’empereur 441 prétendait que le duc de Castiglione était trop bête pour avoir trouvé à lui tout seul cette phrase, qui avait dû lui être soufflée par son spirituel mais mordant chef d’état-major. Aussi Napoléon voulait-il profiter de la conduite du baron du Casse dans le Midi pour faire passer cet officier général devant un conseil de guerre; le bruit courait même qu’il l’aurait volontiers vu condamner à mort pour crime de rébellion contre l’autorité impériale. Pendant toute la durée des Cent-Jours le général du Casse resta caché, sous un nom supposé, en Auvergne.
Le 1er septembre, Louis XVIII le nomma au commandement de la Nièvre. En 1816, Mme la duchesse d’Angoulême, qui l’aimait et l’estimait beaucoup, vint à Nevers. Trouvant dans le salon de la préfecture le corps d’officiers des chasseurs de l’Isère, elle éleva soudain la voix:
«Messieurs, leur dit-elle, vous êtes bien heureux d’être sous les ordres du général du Casse: c’est le modèle de l’honneur et de la fidélité.»
C’était, en peu de mots, le plus bel éloge que l’on puisse faire d’un soldat.
442
Ce régiment des chasseurs de l’Isère était commandé par le marquis de la Roche-Fontenilles, neveu du lieutenant général honoraire marquis de Fontenilles, et cousin du comte Honoré de Fontenilles, devenu plus tard aide de camp de M. le Dauphin; le général du Casse, fort lié avec l’oncle et avec le cousin, avait pris en grande affection M. de la Roche-Fontenilles, et pendant son séjour à Nevers il le maria avec Mlle de la Rochefoucauld, fille d’une amie de la baronne du Casse.
Le 1er décembre 1817, le général fut mis en non-activité.
Monsieur, comte d’Artois, depuis Charles X, vit avec peine retirer un commandement effectif à l’un des plus fidèles serviteurs du Roi; aussi écrivit-il, le 7 février, au baron du Casse le billet suivant:
«Le général du Casse peut être assuré que je ne néglige aucun moyen pour qu’il soit promptement emploié (sic) comme il mérite si bien de l’être.
«Charles-Philippe.»
Au-dessous et tracés de la main du général, 443 on lit ces quelques mots: «Cette lettre m’a été écrite lorsque j’ai été destitué de mon commandement par M. le maréchal Saint-Cyr, pour avoir favorisé les élections des deux candidats royalistes.»
Il faut convenir que jamais gouvernement n’a poussé, aussi loin que la Restauration, l’honnêteté politique.
Il serait difficile, croyons-nous, sous les règnes qui ont suivi, de trouver un seul exemple d’un officier général relevé de son commandement pour avoir favorisé l’élection d’un candidat dévoué au gouvernement existant.
Quelle distance franchie pour en arriver aux candidatures officielles!
Tous les princes de la branche aînée voulurent, dans cette circonstance, bien prouver au baron du Casse que cette disgrâce momentanée n’enlevait rien à l’estime qu’ils éprouvaient pour lui; c’est ainsi que M. le Dauphin fit écrire, le 31 août 1818, par son secrétaire des commandements, le baron de Giresse de la Beyrie, à Mme du Casse la lettre suivante:
«Madame la baronne, j’ai l’honneur de vous 444 informer que Monseigneur, duc d’Angoulême, est dans l’intention de recommander monsieur votre fils au ministre de la guerre pour une place gratuite à l’école de Saint-Cyr ou à celle de la Flèche.
«Je suis heureux d’avoir à vous faire connaître les dispositions favorables de Son Altesse royale et de trouver cette occasion de vous offrir l’hommage des sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, madame la baronne, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Signé: Giresse de la Beyrie.»
Au commencement de 1829, le général du Casse fut appelé à commander le département de la Somme à Amiens.
Le 16 mai 1821, il fut nommé grand-officier de la Légion d’honneur.
Le 24 mars 1822, il fut choisi, avec le marquis de Rougé, pair la France, par le comité central de l’association paternelle des chevaliers de Saint-Louis, pour être commissaire honoraire du comité du département de la Somme.
445
Dans le courant de 1824, il fut question, dans les sphères militaires, d’une promotion de lieutenants-généraux. A l’insu de son mari, la baronne du Casse écrivit à Monsieur, comte d’Artois, pour lui rappeler les services rendus par le général à la famille royale. Le 20 juillet elle reçut du chef d’état-major de ce prince, le maréchal-de-camp baron de Kentzinger, la lettre suivante:
«Madame la baronne, Monsieur a lu, avec un véritable intérêt, la lettre que vous avez adressée à S. A. R. en date du 23 de ce mois, et je suis chargé d’avoir l’honneur de vous informer que, désirant donner à M. le général du Casse, votre mari, une preuve de l’intérêt qu’il lui porte, Monsieur a prié le ministre de la guerre de le proposer au Roi pour le cordon rouge, en attendant qu’il soit possible de faire une promotion dans l’état-major général de l’armée; mais S. E. ayant fait observer à Monsieur que le Roi avait décidé qu’il ne serait pas fait de promotion cette année dans l’ordre de Saint-Louis, vu que le nombre des commandeurs existant excède encore de 29 le cadre tel qu’il a été fixé par les ordonnances 446 royales, Monsieur ne voit pas sans peine le retard apporté au désir qu’a S. A. R. de donner à M. le général du Casse, dont il apprécie depuis longtemps les bons services et le dévouement, un témoignage de la satisfaction qu’il a de sa belle conduite dans les temps difficiles, dont la mémoire ne s’effacera jamais du souvenir de ce bon prince.
«J’éprouve, en mon particulier, un bien grand regret de ne pouvoir vous faire une réponse conforme à votre attente, et vous prie, madame la baronne, de faire agréer ces regrets à M. le général, en recevant vous-même, avec bonté, l’expression de mes sentiments les plus sincères et les plus respectueux.»
L’avénement de Charles X en 1824 fut l’occasion de nombreuses promotions. Le général du Casse reçut le 25 mai du ministre de la guerre la lettre suivante:
«Monsieur le baron, je m’empresse de vous informer que le Roi, par ordonnance du 23 de ce mois, a daigné vous élever à la dignité de commandeur de Saint-Louis.
«Les insignes vous seront remis par Sa Majesté elle-même et adressés d’après ses ordres.
447
«Certain de votre gratitude pour cette haute faveur, récompense de vos services, je me trouve heureux d’avoir reçu du Roi l’ordre de vous l’annoncer.
«J’ai l’honneur d’être, monsieur le baron, avec une considération distinguée, votre très-humble et très-obéissant serviteur. (Signé:) marquis de Clermont-Tonnerre.
P. S. «Sa Majesté, dont j’ai pris les ordres, vous autorise à vous revêtir immédiatement des insignes.»
Le général du Casse, comme le plus ancien des maréchaux de camp de la 16e division militaire, remplaçait quelquefois le lieutenant général commandant à Rouen. Il remplissait cet intérim en 1826, lorsque madame la duchesse de Berry vint faire un court séjour dans la capitale de la Normandie. La princesse était accompagnée de son chevalier d’honneur, le duc de Lévis. On sait que l’illustre et antique maison de Lévis a la prétention de descendre d’un cousin de la sainte Vierge. Beaucoup de gens ont entendu parler du tableau exécuté sur les données d’un membre de cette famille, et où le premier de sa race est représenté 448 parlant à la sainte Vierge, le chapeau à la main:
«Mon cousin, dit la mère de Notre-Seigneur, couvrez-vous.
—Ma cousine, c’est pour ma commodité.»
A un grand déjeuner auquel assistait madame la duchesse de Berry, le duc de Lévis se fit attendre. La princesse dit que son chevalier d’honneur s’était sans doute mis en retard en allant voir la cathédrale. «Je suis désolé de n’avoir pas été prévenu, s’écria le préfet, car il aura trouvé les portes fermées.» La princesse s’associant aux regrets du préfet, le général du Casse se prit à dire:
«Que Votre Altesse royale se rassure, la sainte Vierge saura bien faire ouvrir une porte à son cousin.»
La princesse trouva le propos plaisant, et, le duc étant arrivé, elle s’empressa de le lui répéter. M. de Lévis, au lieu d’en rire, parut peu satisfait.
Deux ans plus tard, au mois de septembre 1828, le Roi vint à Amiens. Le soir de son arrivée, un grand bal officiel fut donné. Le préfet, chargé des présentations, voulut 449 nommer à Sa Majesté la baronne du Casse.
«Oh! c’est inutile, dit en souriant Charles X, Mme du Casse est pour nous une ancienne connaissance.»
Ce disant, il lui prit affectueusement la main, puis, apercevant à côté d’elle son plus jeune fils, le Roi embrassa l’enfant avec la plus grande bonté.
Malgré son mérite militaire, reconnu par les divers ministres qui se succédèrent au département de la guerre, malgré son dévouement à la branche aînée, le maréchal de camp du Casse vit arriver 1830 sans avoir été promu au grade de lieutenant général, et cependant ce grade avait été accordé à la plupart des officiers moins anciens que lui, n’ayant pas autant de services de guerre, à beaucoup près, et n’étant pas aussi dévoués aux princes légitimes.
Il faut dire à la vérité que le baron du Casse était peu courtisan; il ne se montrait jamais au pavillon Marsan. Une seule fois sa femme le détermina à s’y rendre. C’était au commencement de 1830; des intérêts de famille importants réclamaient la présence du général 450 dans le Béarn, son pays natal. Il vint trouver M. le Dauphin et lui demanda l’inspection générale de Bayonne. Envoyer dans cette ville tel ou tel maréchal de camp était insignifiant. Au lieu d’accéder à ce désir, le Dauphin répondit:
«Impossible, impossible, mon cher du Casse; je connais mes devoirs, voyez-vous; j’ai beaucoup à faire pour les généraux de mon armée du Trocadéro.»
Stupéfait de ce refus, le baron du Casse dit avec colère au prince:
«Votre Altesse Royale prétend connaître ses devoirs; moi je prétends connaître mes droits.
«Où étaient donc les généraux de l’armée du Trocadéro, lorsqu’en 1815, seul, à Toulon, j’exposai mes jours par fidélité à la famille royale? Il y a quinze ans que je suis maréchal de camp; j’ai conquis tous mes grades, y compris celui de général, sur les champs de bataille, sous l’autre[11]. Je n’en dois aucun à la Restauration; je ne lui devrai rien désormais, car je ne lui demanderai jamais rien à l’avenir».
451
Puis, saluant le prince, le général sort, dans un état d’exaspération qui lui fait pousser, à lui le gentilhomme poli et bien élevé s’il en fut, l’oubli des convenances au point de frapper les portes avec une violence telle que les huissiers en demeurent ébahis.
Il venait de quitter le salon du Dauphin lorsqu’il rencontre Mme la duchesse d’Angoulême.
La princesse, remarquant le visage altéré du général, s’informe avec bonté du motif de l’exaltation où elle le trouve. Au récit de la scène qui vient d’avoir lieu, elle l’engage à voir le Roi.
Charles X reçoit le général avec sa bienveillance habituelle et son sourire accoutumés, mais veut le renvoyer à M. le Dauphin. En vain le baron du Casse explique ce qui vient de se passer; il ne peut obtenir du souverain que cette réponse:
«Moi je ne puis rien, je ne me mêle pas des affaires de l’armée. Adressez-vous à mon fils.
—Sire, dit alors le baron du Casse, l’illustre aïeul de Votre Majesté, le roi Henri IV, de glorieuse mémoire, se plaçait au milieu de ses amis 452 et de là il tendait une main secourable à ses ennemis. Votre Majesté agit différemment. Elle se place au milieu de ses ennemis et de là elle ne tend même pas une main secourable à ses amis. Je désire vivement que Votre Majesté n’ait jamais à regretter cette manière d’agir.»
Là-dessus le général quasi honteux de sa première et unique démarche, quitte les Tuileries. Il n’y rentra jamais.
Au mois de juillet suivant parurent les ordonnances.
La garnison d’Amiens se composait d’un bataillon du 36e de ligne, de deux escadrons du 2e chasseurs à cheval, d’un bel escadron de carabiniers, commandé par un vigoureux et loyal officier, le comte d’Auberville.
L’émeute grondait sourdement, mais, en présence de l’attitude énergique du commandant de la subdivision, n’osait éclater. Au bout de peu de jours, des diligences arrivent de Paris, surmontées du drapeau tricolore. Les voyageurs en descendent arborant la cocarde tricolore. Le général fait enlever ces emblèmes et défendre de les porter.
La préfecture, effrayée, demande des troupes 453 pour se garder, des troupes pour garder chaque poste de la ville. Son habitude de la guerre fait comprendre au baron du Casse qu’avec aussi peu de monde, disséminer ainsi ses hommes serait risquer ou de les faire enlever par les émeutiers, ou de les voir fraterniser. Il refuse net, réunit son bataillon d’infanterie et ses trois escadrons, avec deux pièces d’artillerie de campagne qu’il avait sur la place Périgord au centre de la ville.
Il envoie un officier prévenir le colonel Durocheret, commandant le 24e de ligne au camp de Saint-Omer, qu’il va se retirer à la citadelle d’Amiens, et que si le général commandant le camp veut, avec ses troupes, marcher sur Paris, il pourra passer par la capitale de la Picardie, dont il trouvera les portes ouvertes; et que lui, baron du Casse, se joindra au commandant du camp avec les forces dont il dispose pour marcher contre la révolution parisienne.
Puis, se mettant en devoir d’exécuter son projet, le général vient se placer à la tête de ses soldats, déclarant qu’il va sortir de la ville et prendre position à la citadelle. Les Amiénois, 454 prêts à se soulever, comprenant l’importance de retenir prisonnier dans leurs murs le commandant de la subdivision et ses troupes peu nombreuses, veulent s’opposer à leur départ; en un instant la petite garnison se trouve entourée d’une foule armée considérable et hostile, occupant les issues de la place Périgord.
Le général, en face de la population ouvrière menaçante et prête à prendre l’offensive, ordonne deux sommations, fait charger ses deux uniques pièces de canon, puis baïonnettes au bout des fusils, tambours battant, drapeau blanc déployé, se met en marche par le faubourg Saint-Leu, faubourg populeux, le Belleville d’Amiens; le passage s’ouvre, l’immense foule n’ose le disputer.
Une fois à la citadelle, le général fait demander des vivres pour ses hommes et pour ses chevaux; on refuse de lui en fournir.
On veut le prendre par la famine.
Le baron du Casse envoie un sous-officier dire à la municipalité que:
«Si, une heure après son message, il n’a pas double ration de vivres pour ses chevaux et pour ses hommes, il brûle le faubourg 455 Saint-Leu, et, après le faubourg, la ville tout entière, ajoutant que: «Amiens brûlé, il s’en ira ailleurs avec ses troupes.»
Comme on le savait homme à exécuter sa menace, à l’heure dite, on s’empressa de lui fournir tout ce qu’il voulut, et la ville tenue en respect par la citadelle, resta calme.
Le général se maintint plusieurs jours en position, attendant l’arrivée du camp de Saint-Omer pour marcher sur Paris; le camp ne donna pas signe de vie en temps opportun.
Les événements se succédaient avec rapidité, Charles X était en marche vers Cherbourg. La révolution triomphante s’apprêtait à faire succéder, à la lieutenance générale légitime, la monarchie usurpatrice.
Le contre-coup de ces malheurs se faisait sentir en Picardie. Quelques sous-officiers du régiment de chasseurs à cheval voulaient arborer la cocarde tricolore.
Le général l’apprend, réunit ses troupes, déclare «qu’il vient d’écrire à Paris pour demander sa mise à la retraite; qu’aussitôt relevé de son commandement il le remettra entre les mains du plus ancien officier supérieur, 456 mais que, tant qu’il l’exercera, ce sera au nom du roi Charles X, et qu’il ne fera pas flotter dans sa subdivision un autre drapeau que le drapeau blanc.»
Toutefois il autorise les quelques hommes qui le demanderont à quitter individuellement la cocarde blanche, mais en s’éloignant de leur corps. Deux ou trois sous-officiers seulement quittèrent leurs camarades.
L’intention du général du Casse de remettre son commandement aux mains d’un officier supérieur de la garnison fut vite connue dans la ville. L’administration préfectorale légitime avait disparu. La cité était à la merci d’une garde nationale, mal intentionnée et inintelligente comme toutes les gardes nationales. Les habitants paisibles, effrayés à l’idée de la retraite du baron du Casse, vinrent en députation le supplier de revenir dans la ville avec la garnison. Il y consentit à la condition expresse de rentrer à son quartier général avec les couleurs blanches. Ainsi fut fait. Le drapeau blanc flottait encore sur les monuments d’Amiens, alors que le duc d’Orléans avait déjà escaladé les marches de son trône bourgeois.
457
Enfin le Moniteur officiel du 20 parut, avec la réponse à la demande de retraite du baron du Casse sous forme d’ordonnance de Louis-Philippe, qui mettait à la réforme le commandant de la subdivision de la Somme, ainsi que plusieurs autres officiers connus pour leur dévouement à la branche aînée.
Le chevalier Christiani, maréchal de camp, fut envoyé à Amiens par le nouveau gouvernement.
Néanmoins Louis-Philippe, suivant en cela la conduite maladroite commune à tous les souverains, était disposé à faire beaucoup pour rallier un ennemi aussi déclaré que le baron du Casse. Les princes s’imaginent modifier les convictions; ils abaissent les caractères, et voilà tout. Quoi qu’il en soit, le général fut prévenu que, s’il voulait demander à reprendre du service, il ne tarderait pas à être promu au grade de lieutenant général.
En même temps, une députation d’Amiénois, de toutes les conditions, vint le prier de permettre à la ville d’adresser au nouveau roi une pétition pour que son commandement lui fût conservé. Il refusa.
458
«J’ai depuis quinze ans, dit-il, après avoir juré fidélité en 1814 à la branche aînée, tenu religieusement mon serment; je n’irai pas, sur la fin de ma carrière, chanter la palinodie. Ce que fait la ville d’Amiens me touche profondément; mais je ne saurais accepter son offre; j’ai droit à ma retraite; je la prends.»
Le général du Casse demeura peu de temps à Amiens. N’ayant pour toute fortune que sa retraite de cinq mille francs, il n’avait pas de quoi vivre d’une manière convenable dans une ville où il avait occupé la première place.
Il se rendit d’abord auprès de son beau-frère M. de Villeneuve-Busson, puis se retira près de Bayonne, son pays natal, dans un petit village nommé Saint-Pierre d’Irube. Là, malgré la modeste existence que son faible revenu le forçait à mener, sa situation personnelle, considérable dans le parti légitimiste, le mêla à tous les événements importants dont la frontière d’Espagne fut le théâtre, pendant la guerre qui éclata dans le nord de la péninsule ibérique, après la mort de Ferdinand VII.
Le baron du Casse mourut en 1836, laissant deux fils. L’un Hermann, alors lieutenant-colonel 459 du 5e de Navarre dans l’armée carliste, est mort en 1870, après avoir occupé divers postes dans la diplomatie française; l’autre, Albert, officier d’état-major à l’époque dont nous parlons, aujourd’hui conseiller à la Cour des comptes, a épousé, en 1841, la fille du lieutenant-général Jean-Baptiste Girard, créé duc de Ligny après Waterloo, dont il n’a eu qu’un fils:
Robert du Casse.
461
Pages. | |
LIVRE PREMIER | |
SÉNÉGAL. De 1646 à 1686. | 7 |
LIVRE II | |
SURINAM. De 1686 à 1691. | 57 |
LIVRE III | |
S.-DOMINGUE. De 1691 à 1697. | 93 |
LIVRE IV | |
CARTHAGÈNE, De 1697 à 1699. | 157 |
LIVRE V | |
STE-MARTHE ET VÉLEZ-MALAGA. (1700-1705). |
237 |
LIVRE VI | |
CADIX. De 1705 à 1707.—Guerre
de la succession d’Espagne, négociations diplomatiques. |
287 |
LIVRE VII | |
LA MARTINIQUE. LES GALIONS. BARCELONE. De 1707 à 1715. |
341 |
462
Roi d’Adon, 66.
Don Diègue d’Alarçon, 234.
Duc d’Albuquerque, 251, 252, 255, 257, 356.
Duchesse d’Albuquerque, 252.
Amelot de la Houssaye, 314.
Charles Amelot, comte de la Roussille, 314.
Antoine-Jean Amelot de Chaillou, 314.
Jean Amelot, 314.
Jean-Jacques Amelot de Chaillou, 314.
Michel Amelot, marquis de Gournay, 310, 314, 315, 321, 323, 325, 326, 327.
Louis-Antoine, Dauphin, duc d’Angoulême, 429, 440, 442, 443, 444.
Marie-Thérèse de France, duchesse d’Angoulême, 439, 441.
Marquis Anjorrant, 11.
D’Arbouville, 78.
Duc d’Atrisco, 316.
Comte d’Auberville, 452.
Augereau, duc de Castiglione, 434, 435, 436, 440.
D’Aulnay, 263.
Comte d’Ayrones, 325.
De Beauregard, 106, 108, 109, 112, 117, 127.
Michel Begon, 84.
Begon, marquis de la Rouzière, 84.
Le bailli de Bellefontaine, 388, 392, 393, 394, 400, 401, 404, 405, 407, 412, 413.
Le chevalier de Belle-Isle, 280.
Amiral anglais Benbow, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 264, 265, 266.
Samuel Bernard, comte de Coubert, 249.
Marie Caroline de Naples, duchesse de Berry, 447, 448.
De Berthomier, 367.
Général Bertrand, 436.
Fitzjames, duc de Berwick, 332, 384, 408, 411, 418.
Binan, 364.
Prince de Bismarck, 81.
Blout, 183.
Comte du Boissy-Ramé, 124, 125, 191, 233.
Marquis de Bonnac, 376.
Bonnin de la Bonninière de Beaumont, 153.
Charles de Bottière, 415.
Bourdier de La Mourlière, 415.
Roi de Bourzin ou de Sin, 18, 19, 38.
De Brem, 152.
Jean de Brémand, 28, 31, 32, 33, 34, 101.
Marquis de Brémond d’Ars, 345.
Electeur de Brandebourg, 17.
Amiral anglais Byngs, 17.
Carcavis, 153.
Marquis de Castel dos Rios, 298, 301.
Cateline, 395.
Marquis del Cazar, 292.
Chabot, 11.
464
Chacon, 306.
Chamillart, marquis de la Suze, 142.
De Champmeslin, 343.
De Chapiseau, 284.
Archiduc Charles, 274, 323, 329, 358, 359.
Charles X, 432, 442, 445, 446, 448, 449, 451, 455, 456.
Charles-Quint, 354.
Chevalier de Charritte, 346, 358, 362, 364, 366, 368, 372.
Charton, 364.
Marquis de Chateaurenault, 280.
De Chavagnac, 343.
Chaze, 354.
Chazelet, 415.
De Chipeaudière, 356.
Duchesse de Choiseul-Stainville, 365.
Christiani, 457.
Marquis (depuis duc) de Clermont-Tonnerre, 446.
Duchesse de Clermont-Tonnerre, 381.
Amiral anglais de Codrington, 88.
Baron de Cœurs, 290.
Maréchal de Cœuvres, 281, 328.
Vicomte de Coetlogon, 150, 164, 166, 169, 202.
Baron de Cohorn, 142.
Colbert, 43.
De Colleville, 290.
R. Père Combaud, 372, 373, 374.
Roi de Commendo, 65.
Charlotte de Roye de Roucy, princesse de Condé, 269.
Cooper Vade, 257.
John Constable, 258.
De Cossé, 267.
Cotny, 181.
465
Crozat, 355.
Crussol, duc d’Uzès, 381.
De Croy ou Crouy, 263.
Comte de Cussy, 82, 86, 90, 96.
Damel, roi de Cayor, 18, 19, 41.
Chevalier d’Amon, 68, 101, 107, 311.
Danzé, 121.
Darjou, 12.
Daspoigny, 78.
Comte d’Auberville, 452.
D’Aubenton, 292, 327, 333, 348.
De Larbre, vj.
Corneille Der-Lyncourt, 23, 24, 25, 26, 27.
Chevalier des Augiers, 123, 125, 129, 130, 137, 138, 190, 193, 196, 210.
D’Escoulan, 279.
Des Landes ou d’Eslandes, 117.
Marquis d’Esragny, 84, 88, 89.
D’O, 347.
Drolin, 263.
Dubois, 417.
Du Buisson des Varennes, 151, 162, 165, 206.
Albert du Casse, 459.
Eugénie fille de J.-P. Girard duc de Ligny, femme d’Albert du Casse, 459.
Amiral du Casse, de la page 1 à la page 418.
Amirale du Casse, née Marthe de Baudry, 113, 116, 229, 269, 270, 293, 419.
Marguerite de Lavigne, femme de Bertrand du Casse, 12, 273.
466
Elisabeth du Casse, 430.
Bernard du Casse, échevin de Bayonne, 14, 428, 429, 430.
Marthe Rigal, femme de Bernard du Casse, 429.
Guillaume du Casse, 11.
Jean du Casse, 11, 46, 273, 285, 333, 420, 421, 422, 423, 424, 425, 426, 427, 428.
Estiennette de Jordain, femme de Jean du Casse, 11, 285, 424, 425, 428.
Marthe du Casse, marquise de la Rochefoucauld de Roye (voir la Rochefoucauld).
Paul du Casse, chevalier de Saint-Louis, 429.
Jacques-Xavier du Casse, chancelier garde des sceaux au parlement, 429.
Jacques-Nicolas-Xavier du Casse, maréchal des camps et armées, 366, de 440 à 459.
La baronne Xavier du Casse, 432, 442, 443, 445.
Suzette du Casse, femme de Jean de Vidon, 273, 420.
Du Ché, 152.
Ducrot, 152.
Du Gibanel, 279.
Du Guay-Trouin, 355, 356, 357.
Du Liscoët, 152.
Du Maitz de Goimpy, 69.
Dumas, 117.
Du Mesnil, 263.
Du Paty, 121.
Du Planta, 107.
Du Pourtau, 426.
Durfort, duc de Duras, 269.
Chevalier du Rollon, 105, 107, 109, 114, 169, 193, 197.
Du Romegou, 131.
Du Tertre, 326.
467
Du Tilleul ou du Thilleul, 147, 152, 160, 177, 178, 194.
Du Touchet, 263.
Du Trolon, 263.
D’Escoulan, 279.
Marquis d’Esragny, (voir Desragny).
Amiral Jean d’Estrées, 17, 18, 29, 32.
Faugère, vj.
Chevalier de Fayet, 409.
Ferdinand VII, 458.
Comte de Fernand-Nunez, 305.
Chevalier de Ferrière, 152.
De Firmont, 152.
De Foncalade, 306.
Marquis de Fontenilles, lieutenant général honoraire, 442.
Honoré de la Roche, marquis de Fontenilles, maréchal de camp, 442.
Chevalier de Forville, 152.
De Francine, 151.
François (2), empereur d’Allemagne, 431.
De Fricambault, 263.
Gabaret, 280.
Don Alonso Garcias, 409.
Chevalier de Gaëtan, 409.
Chevalier de Galliffet, 125, 127, 133, 180, 184, 185, 188, 229, 230, 236, 264, 267.
Capitaine de Gennes, 72.
468
Du Gibanel, 279.
Girard, duc de Ligny, 459.
Baron de Giresse de la Beyrie, 443, 444.
De Gombault, 151.
De Graff, 111, 112, 113, 120, 125, 126.
Duc de Gramont, 290, 291, 302, 303.
Amiral anglais Graydon, 290, 291, 302, 303.
Maréchal marquis de Grouchy, 142, 143.
Nicolas de Grouchy, 250, 251, 276.
Guillaume, empereur d’Allemagne, roi de Prusse, 81.
Don Fr. Guiral, 409.
Henri IV, 451.
Hohenzollern, 13.
Hopsake, 29, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38.
D’Hozier, 10.
Hubert, 28.
Thomas Hudson, 258.
Hyde de Neuville, 432.
Marquis d’Infréville, 276.
Jacques II, roi d’Angleterre, 244.
Chevalier de Jaucourt, 152, 162.
Jonchée, 374.
Bernard de Jordain, 428.
Etiennette de Jordain, (voir du Casse).
De Jourdan, 355.
469
Lord Jusquin, 97.
Justiniani, 409.
Kalembourg, 277.
Baron de Kentzinger, 447.
Richard Kirby, 257.
Lefebvre de La Boulaye, 120, 121, 125, 126.
De la Barre, 74.
Labrousse (Biographie universelle), 59.
Chevalier de la Fayette, 343.
Duc de la Feuillade, 142.
De Lagny, 72.
De Laiguillette, 344.
De la Lande, 152.
De la Mirande, 279.
De la Mothe d’Hérant ou La Mothe d’Ayran, 131, 137, 138, 151.
De la Mothe Michel, 151.
Marquis de Langeron, 289, 294.
De la Roche Allard, 295.
De la Roche du Vigier, 152, 165.
De la Roche Hercule, 409.
Marquis de la Rochefontenilles, 442.
La Rochefoucauld, marquise de la Rochefontenilles, 442.
Marthe du Casse, marquise de la Rochefoucauld de Roye, 271, 293, 380, 387, 419.
Louis de la Rochefoucauld, chevalier de Roucy, marquis de Roye, 250, 253, 255, 256, 263, 264, 268, 269, 270, 274, 275, 381, 414, 415, 419.
470
La Rochefoucauld, comte de Roucy, 250.
La Rochefoucauld, comte de Durtal, 375, 376, 379.
La Rochefoucauld, comte de Roye, 269.
Louis-Jean-Frédéric de la Rochefoucauld, duc d’Anville, 419, 429.
Ducs de la Rochefoucauld, 381.
Louis-Alexandre, duc de la Rochefoucauld, de Liancourt et de la Roche-Guyon, 419.
Chevalier de La Salle Saint-Cricq, 279, 311.
Ducs de la Trémoïlle, 381.
Marquis de la Velez, 102.
Marguerite de Lavigne (voir du Casse).
Lavigne, 365.
Le Gendre, 357.
De Léons, 179.
De Lépinay, 263.
Lesguille, 279.
Bertrande de Letronques, 12, 273.
Le Tellier marquis de Louvois, 81.
Chevalier de Lévis-Mirepoix, 150, 160, 161, 162, 169.
Levot, 184.
De Lignières, 279.
Le Logivières, 308.
De Longuejoue, 153.
Durfort, duc de Lorge, 269.
Chevalier de Lorière, 124.
Etienne de Lormand, 427.
Nicolas de Lormand, 427.
Jacques Lormand, 427.
Le bailly de Lorraine, 280.
Barons et marquis de Lort de Sérignan (voir Sérignan).
Comte de Los Rios, 170.
471
Louis XIV, de 1 à 418.
Louis XV, 418.
De Lusignan, 279.
Patrice de Mac-Mahon, duc de Magenta, 252.
Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, 377.
Marcary, 183.
De Marillac, 279.
Louis de Viesse de Marmont, duc de Raguse, 381.
De Marolles, 151, 152, 168, 169.
Marquis de Marry, 386, 388, 398, 399, 404, 408.
de Montrosier, 169.
De Monts, 151.
Moreau, 263.
Chevalier de Mornay, 146, 147, 151.
Mottet, 439.
De Muin (Le Gras du Luart), 250, 263.
Napoléon III, 253.
De Nesta, 409.
De Noailles, 272.
André de Nolibois, 426.
Nolivos, 364.
Général Ordonneau, 436.
Louis-Philippe, duc d’Orléans, 456, 457.
Marie-Amélie, duchesse d’Orléans, 437.
Philippe d’Orléans, régent, 417.
Orry, 331.
Chevalier d’Orvilliers, 75.
472
Le chevalier Perrot, 279.
Doublet, marquis de Persan, 249.
Don Andreas de Pes, 409.
Lord Peterborough, 325.
Phélippeaux, comte de Pontchartrain, 84, 99, 101, 103, 111, 115, 118, 127, 129, 131, 132, 205, 229, 230.
Pierre, 182.
Baron de Pointis, de 129 à 230, de 281 à 293, 380.
Chevalier de Pointis, 152.
Arnauld, marquis de Pomponne, 44.
Jeanne Poisson, marquise de Pompadour, 416.
Comte de Ponancey, 47.
Jérôme Pontchartrain, 239, 240, 241, 254, 265-271, 283, 285, 289, 291-297, 300, 304-308, 312, 321, 324, 330, 332, 333, 337, 384, 393, 401, 403, 407, 411.
Du Quesne (voir Du Quesne).
Rache, 183.
Chevalier de Rancé, 344.
Marquis de Relingue, 280.
Chevalier Renau, 190, 193, 195, 210.
De Renneville, 250, 254, 255, 257.
Vicomte Hubert de Fontaine de Resbecq, vj.
Chevalier de Richemont, 22.
De Ricouart, 263.
Marthe Rigal de Saboulin, femme de Bernard du Casse (voir Du Casse).
Don Rivera, 409.
Duc de Rivière, 439.
De Rochebone, 152.
473
Amiral anglais Rook, 276.
Marquis de Rougé, 444.
Thomas de Royan, 62.
Roucy et Roye (voir La Rochefoucauld).
De Sabran, 153.
De Saint-André, 263.
Le père Saint-Géry, 364.
De Saint-Laurent, 55.
Duc de Saint-Simon, 10, 74, 271, 272, 273, 347, 378, 381, 382, 416.
Chevalier de Sainte-Marie, 67, 101.
De Sainte-Maure, 278.
De Saint-Vandrille, 137.
Salles, 183.
Don Diego de San Estevan, 409.
De Sartines, 260.
Maréchal Maurice de Saxe, 387.
Mlle de Scudéri, 13.
Colbert, marquis de Seignelay, 43, 44, 45, 70, 71, 84.
Don Sellamo, 409.
Arthur de Lort, comte de Sérignan, 317.
Henry de Lort, marquis de Sérignan, 316.
Jacques-Joseph de Sérignan, baron de Lort, 311, 316, 317, 318, 319.
Marie de Grasset, marquise de Sérignan, 316.
De Serquigny, 343.
Don Antonio Serrano, 409.
Chevalier de Sigolas, 153.
De Sigy, 263.
474
Simoneau, 152.
Don Solado, 409.
Chevalier de Sorel, 152.
Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, 81.
De Terville, 315.
Maréchal de Tessé, 328.
Teulet, 436.
De Thésut, 151.
Marquis de Tierceville, 262, 264.
Colbert de Torcy, 279.
Marquis de Torcy, 376, 377, 378.
Louis-Antoine de Bourbon, légitimé de France, comte de Toulouse, 275, 280, 281, 282, 283, 312, 328, 329, 350, 426.
Doria, duc de Tursis, 270.
D’Urfé, 13.
La Trémoïlle, princesse des Ursins, 325, 377, 382, 383.
Crussol, duc d’Uzès, 381.
De Val, 311.
Marquis de Valdecania, 296, 305, 306, 307.
De Valeille, 344.
Georges Walton, 257.
Jacques de Vanolles, 249.
De Vauvré, 384, 385, 389, 390, 391, 394, 400, 405, 406, 407, 412.
Chevalier de Vaux, 163.
475
De Velasco, 325.
Duc de Vendosme, 357, 378, 401, 402, 403.
Bourbon, comte de Vermandois, 184.
Chevalier de Vezins, 152.
Jean de Vidon, 273, 420, 423, 425.
Marquis de Villadarias, 281.
Marquis de Vilette-Mursay, 276, 277, 278, 280, 317, 318.
Maréchal duc de Villars, 314.
Étienne de Villeneuve Busson, 432, 459.
De Villiers de l’Isle Adam, 343.
Samuel Vincent, 258.
Arouet de Voltaire, 417.
Don François Ximenès, 165.
FIN DE LA TABLE.
Paris.—Imp. Jules Le Clere et Co, rue Cassette, 29.
[1] Nous avons adopté l’orthographe du Casse de préférence à toute autre, étant celle le plus généralement suivie et en usage dans la famille.
Dans les actes de l’état civil, le nom est écrit de différentes manières, ce qui s’explique par l’irrégularité avec laquelle ils étaient tenus avant 1789 et par le peu d’importance qu’avait à cette époque l’orthographe des noms propres.
Dans l’acte de naissance de l’amiral (Saubusse 1646), son nom est écrit: du Casse.
Dans celui de décès (Bourbon-l’Archambault 1715), Ducasse.
Dans l’Armorial général de d’Hozier (Paris 1699), Ducas.
Dans l’acte de mariage de son neveu (Bayonne 1704), le nom de la future est écrit de deux façons différentes: Etiennette de Jordain, et Etiennette de Jourdain.
Quant à attribuer une valeur nobiliaire à la particule, c’est commettre une erreur qui s’est accréditée depuis la Révolution. Sous l’ancien régime on était gentilhomme sans particule, témoin les Chabot, les Anjorrant, et l’on était roturier bien qu’on portât un nom précédé de la particule.
[2] Le conseil des Indes, présidé par le marquis de la Velez était chargé de toutes les affaires relatives aux colonies espagnoles de l’Amérique, qui étaient, à cette époque, désignées sous le nom générique de grandes Indes, ou Indes occidentales.
[3] L’original de cette lettre est entre les mains de M. P. Lerot, bibliothécaire de Brest. Nous en devons la communication à cet administrateur.
[4] «La solde leur est due, ayant servi dans cet armement par ordre de Sa Majesté, excepté le Pontchartrain et la Française qui ont demandé en grâce d’être compris dans l’écrit affiché dont copie est ci-dessus.»
[5] La conduite de du Casse, tantôt comme ennemi, tantôt comme allié, fut toujours si noble à l’égard des habitants de Carthagène que son nom est, encore de nos jours, en vénération dans cette ville.
En 1850, le baron Hermann du Casse, allant occuper à Lima un poste diplomatique, traversa Carthagène; il reçut l’accueil le plus flatteur des autorités de la ville et fut, de la part de la population, l’objet d’une véritable ovation.
[6] Michel Amelot était issu (comme Jean-Jacques Amelot, ministre des affaires étrangères sous Louis XV, et Antoine-Jean Amelot, son fils, ministre de la maison de Louis XVI) de la branche cadette de l’ancienne et célèbre famille Amelot, qui occupait dès le XIIIe siècle une place importante dans la noblesse orléanaise.
La branche aînée, qui a pour chef actuel M. le comte Charles Amelot de la Roussille, secrétaire d’ambassade, a marqué aux XVIIe et XVIIIe siècles dans la diplomatie, les lettres et les armes. Elle compte, entre autres illustrations, le célèbre Amelot de la Houssaye, le gouverneur de la Louisiane; Jean Amelot, petit neveu du maréchal de Villars, etc., etc.
[7] Jacques-Joseph de Sérignan, baron de Lort, seigneur de Farlet, second fils d’Henry de Lort, marquis de Sérignan, deuxième du nom, et de Marie de Grasset, entré dans la marine en 1677, capitaine de vaisseau le 1er février 1702, commandait, en qualité de capitaine de pavillon de du Casse, le vaisseau l’Intrépide à Velez-Malaga. Un moment en disgrâce par suite de rapports calomnieux, il vit son honneur victorieusement vengé par les soins de du Casse. Après une brillante carrière couronnée par le grade de chef d’escadre, il mourut au château de Sérignan le 7 décembre 1731.
La famille de Lort Sérignan, famille d’ancienne chevalerie qui a donné à la France depuis le XIe siècle un grand nombre d’officiers distingués à toutes les époques de la monarchie, est de nos jours représentée dans l’armée de terre par Arthur de Lort, comte de Sérignan, capitaine au 104e de ligne. Ce jeune officier, par la publication de quelques ouvrages remarqués, tels que le Siége de Montmédy, les campagnes de Guillaume III, etc., a pris rang parmi les écrivains militaires de talent et d’avenir de notre époque.
[8] Cent quinze ans plus tard, le maréchal de camp baron du Casse, petit-neveu de l’amiral, recevait aussi le cordon rouge des mains du roi Charles X.
[9] Jordain, porte d’argent à 3 canettes de sable sur une rivière ondée d’azur.—Chef d’or chargé de trois étoiles de sable.
[10] Rigal porte de gueules, à un chef d’azur chargé de trois besants d’or.
[11] C’est ainsi qu’à la Cour on désignait Napoléon Ier.
Note sur la transcription:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées, sauf à la page 202 la phrase «Taisez-vous, Breton, vous aurur oaqueoztsllangue trop longue.»
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
Les numéros de page manquants dans l'index ont été rajoutés.