The Project Gutenberg eBook of Les aventures de Télémaque

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Title: Les aventures de Télémaque

Author: Aragon

Release date: September 27, 2017 [eBook #55637]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE ***

LES AVENTURES

DE

TÉLÉMAQUE

par

LOUIS ARAGON

Avec un portrait de l'auteur

par

R. DELAUNAY

ÉDITIONS

de la Nouvelle Revue Française

PARIS 3, rue de Grenelle
1922

Louis Aragon par R. DELAUNAY.


À
PAUL ÉLUARD


LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE

AMENDE HONORABLE

Le problème de l'écriture, celui de l'originalité peuvent un instant tourmenter un jeune homme: ils sont impuissants à le retenir. L'année 1920 pour quelques esprits hasardeux aura été l'année des procès formels. Voilà qui va bien. Le sens propre des mots ne saurait pour personne constituer ce que l'on est convenu d'appeler un idéal. Aussi bien m'échappe-t-il le plus souvent, et l'on reconnaîtra que tout le long d'un livre j'ai réuni sous les espèces du mot amour mille éléments qui ne sont point essentiels à l'amour même. Je confesse ici ce tourment, que, par la faute des mots, je cherche encore aujourd'hui à m'expliquer au moyen de mes souvenirs de plaisir les véritables mouvements de mon cœur. De là ces erreurs, ces équivoques, ces confusions.

La puérilité de cet ouvrage, si elle éclate aux yeux de tous, c'est que ces aventures ne dépassent pas le cycle de l'enfance; elles posent l'équation à deux inconnus, l'homme et la femme, qui ne se résoudra que plus tard. Qu'on ne s'y trompe pas: la critique de la vie, nous ne la poursuivons qu'en l'absence de l'amour. Dès qu'il débute, les données changent: nous nous faisons acquiescement[p. 6] universel. L'indifférence aux idées, voilà ce que nous ne soupçonnions pas. Satisfaction de s'éprouver à la merci de l'ouragan sentimental. Je me casse entre les mains d'une tendresse infinie, acceptée et finalement révoltante. Ici commence l'éclipse du moi. La nuit en plein midi. Si vous savez ce que c'est que l'amour, ne tenez pas compte de ce qui va suivre.

L. A.


LIVRE I

Malgré la grande richesse de nos langues, le penseur se voit souvent embarrassé pour trouver une expression qui convienne exactement à sa pensée, et faute de cette expression il ne peut la rendre intelligible aux autres, ni, bien plus, à lui-même. Forger de nouveaux mots est une prétention de légiférer dans les langues qui réussit rarement. Avant d'en arriver à ce moyen douteux, il est plus sage de chercher dans une langue morte et savante si on n'y trouverait pas l'idée en question avec l'expression qui lui convient, et dans le cas où l'antique usage de cette expression serait devenu incertain, par suite de la négligence de ses auteurs, il vaut encore mieux consolider en elle la signification qui lui était propre (dût-on laisser douteuse la question de savoir si on l'entendait alors exactement dans le même sens) que de tout perdre en se rendant inintelligible.

(KANT. Crit. de la R. pure, 2e part., 2e div., Liv. I, Prem. Sect.)

[p. 8]

LIVRE I

Calypso comme un coquillage au bord de la mer répétait inconsolablement le nom d'Ulysse à l'écume qui emporte les navires. Dans sa douleur elle s'oubliait immortelle. Les mouettes qui la servaient s'envolaient à son approche de peur d'être consumées par le feu de ses lamentations. Le rire des prés, le cri des graviers fins, toutes les caresses du paysage rendaient plus cruelles à la déesse l'absence de celui qui les lui avait enseignées. À quoi bon porter ses regards à l'infini, si l'on n'y doit rencontrer que les plaines amères du désespoir? En vain les rivages de l'île fleurissaient-ils au passage de leur souveraine, elle ne prêtait attention qu'au cours stupide des marées.

Un bateau vint opportunément se briser aux pieds de Calypso. Il en sortit deux abstractions. La première n'avait pas vingt ans et ressemblait si parfaitement à Ulysse que les branches mêmes des arbustes, à la manière dont il les plia, reconnurent Télémaque, son fils, qui n'avait encore courbé aucune femme dans ses bras. La seconde entité n'était compréhensible ni pour le sable des allées, ni pour la déesse désolée, ni pour le printemps éternel qui régnait sur ces contrées fabuleuses: on ne[p. 9] pouvait reconnaître Minerve sous les traits du vieillard Mentor, fût-on nymphe ou divinité plus haute.

Cependant Calypso retrouvait avec joie son amant fugitif en ce jeune naufragé qui s'avançait vers elle. Connaître déjà ce corps qu'elle apercevait pour la première fois la troubla plus que ne faisaient ces taches brillantes, les varechs collés par l'eau vive aux membres polis de Télémaque. Elle se sentit femme et feignit la colère.

«Étrangers, cria-t-elle, passez votre chemin si vous tenez à la vie. Les hommes sont bannis de mon domaine.»

La rougeur de son front démentait ses paroles. Le jeune voyageur s'inclina avec la grâce d'un souvenir:

«Madame, dit-il, vous que j'hésite à prendre pour une divinité tant vous me paraissez belle, sauriez-vous regarder sans pitié un jeune homme qui se cherche à travers le monde, puisqu'il poursuit sa propre image, un père sans cesse emporté loin de moi par cette même furie des tempêtes et des idées qui me met tout nu à vos pieds?

—Ce père, quel est-il?

—On l'appelle Ulysse, et que lui sert que ce nom soit fameux dans toute la Grèce et dans toute l'Asie? Sa patrie lui est interdite, les flots ne lui épargneront pas une erreur. La sagesse de ce héros, loin de lui éviter les écueils, l'entraîne toujours à de nouveaux dangers. J'ai quitté sans espoir ma mère Pénélope; je cours l'Univers pour lui réclamer Ulysse, abîmé peut-être dans ses mers, et, parfois, je trouve dans les esprits la trace de celui qui m'échappe et duquel, déesse, si le bizarre jeu des passions[p. 10] l'a jamais jeté dans votre île, vous ne cacherez pas le sort à son fils Télémaque.»

Calypso, mieux attentive aux mouvements de son cœur qu'à ceux de ces discours, n'osait rompre par la parole ou le mouvement le charme qui retenait ses regards sur cette forme trop humaine. Le vertige qui brouilla ses yeux l'engagea par la crainte de soi-même à casser tout à coup le silence.

«Télémaque, votre père... Mais je vous dirai son histoire dans ma demeure où vous trouverez un repos plus doux et plus frais que le vent frisé des plumes agitées par les servantes et, si vous savez jouir de mes soins maternels, ce bonheur, apanage d'une minute, que je puis prolonger sans fin dans le labyrinthe fermé de mes bras immortels.»

La grotte de la déesse s'ouvrait au penchant d'un coteau. Du seuil, on dominait la mer, plus déconcertante que les sautes du temps multicolore entre les rochers taillés à pic, ruisselants d'écume, sonores comme des tôles et, sur le dos des vagues, les grandes claques de l'aile des engoulevents. Du côté de l'île s'étendaient des régions surprenantes: une rivière descendait du ciel et s'accrochait en passant à des arbres fleuris d'oiseaux; des chalets et des temples, des constructions inconnues, échafaudages de métal, tours de briques, palais de carton, bordaient, soutache lourde et tordue, des lacs de miel, des mers intérieures, des voies triomphales; des forêts pénétraient en coin dans des villes impossibles, tandis que leurs chevelures se perdaient parmi les nuages; le sol se fendait par-ci[p. 11] par-là au niveau de mines précieuses d'où jaillissait la lumière du paysage; le grand air disloquait les montagnes et des nappes de feu dansaient sur les hauteurs; les lampes-pigeons chantaient dans les volières et, parmi les tombeaux, les bâtiments, les vignobles, des animaux plus étranges que le rêve se promenaient avec lenteur. Le décor se continuait à l'horizon avec des cartes de géographie et les portants peu d'aplomb d'une chambre Louis-Philippe où dormaient des anges blonds et chastes comme le jour.

Lorsqu'elle lui eut montré toutes ces beautés naturelles, Calypso dit à Télémaque: «Vous trouverez ici des lits de repos et les vêtements qui vous conviennent. Quand vous aurez usé des uns et des autres, vous viendrez me voir: je vous promets des récits qui toucheront votre cœur.»

En même temps, elle l'introduisait avec Mentor dans un retrait voisin de la grotte où elle demeurait. Il y régnait un climat merveilleux: les objets y dégageaient de la lumière. Des habits de neige, tuniques subtiles de sentiments, robes de sensualités, ceintures captieuses, attendaient les nouveaux hôtes dans ce lieu. Comme Télémaque s'attardait à toucher les tissus, à constater leur légèreté incomparable, Mentor se mit à rire avec un bruit de crécelle:

«Télémaque, retrouverez-vous un jour votre père, si vous vous laissez émouvoir par la finesse d'une étoffe? Une laine n'est pas plus belle qu'une autre, une laine n'est pas plus laine qu'une autre: les erreurs ne résident[p. 12] que dans nos jugements. Inductions continues de notre expérience à la généralité des cas, sophismes plus délicats que ces trames, voilà la vie et ses mensonges. Pourquoi se plaindre des phénomènes, quand nous ne tombons dupes que de notre peine ou de notre plaisir?

—L'entraînement qui porte un jeune homme, répondit Télémaque avec un soupir, à se réjouir ou à se plaindre, votre ricanement le limite. Abolir la faculté de réflexe, j'y songe tout de même un peu. Mais les mannequins ne se contrôlent pas: le mécanisme ou la maîtrise de soi, je me perds entre ces deux pôles. Dès qu'on obéit, s'obéit-on? Le refus de soumission, l'ordre le détermine. Vous me tendez la main, mon poing se serre et se retire: c'est encore une politesse. Le geste dont je parle me rappelle la mort: nous vivons par civilité. Mais que cette dame est aimable, Mentor, qu'elle a de bontés envers nous!

—Si vous l'aimez, Ulysse vous fait faux-bond, pensez-y. S'attacher ou se fuir, je n'en vois pas la différence. Nous admirons à proportion de notre stupidité, nous chérissons dans la mesure de notre ignorance. Les pavots des paroles endorment les cœurs neufs. Prenez garde aux contes du désir. Du désir de l'autre ou du sien, comment décider quel est le plus dangereux?»

Calypso les reçut au milieu de ses nymphes qui servirent d'abord un repas idéal: elles apportèrent les raisonnements des Mèdes, le corail des chansons de l'Inde, le parfum pénétrant des vocables égyptiens, la sagesse sade d'Athènes. Toute chair préparée parut aux convives exquise comme une douleur. Le vin plus insinuant que[p. 13] l'air, plus délicieux que la mémoire, ne leur sembla point si frais que les fruits, pareils à des bonheurs. Les nymphes commencèrent alors de chanter. Elles dirent les combats des morts et des éléments; la lutte de l'homme avec les mots; l'ardeur commune aux dieux et aux bêtes, ce phlogiston du monde, l'amour aux lèvres violettes. Enfin elles contèrent les travaux de ces héros qui assiégèrent Troie, la cité des apparences. Le nom du sage Ulysse mourut comme un sanglot dans le délire véhément des lyres. En l'entendant, Télémaque s'égara dans une rêverie qui revêtit ses traits d'une beauté singulière. Calypso aperçut qu'il ne pouvait plus manger et fit signe à ses nymphes qui se mirent à danser et ramenèrent ainsi les esprits à l'image plaisante de la volupté. À l'issue du repas, la déesse s'inclina vers Télémaque et lui dit:

«Sachez, fils du grand Ulysse, que nul mortel ne peut entrer impunément dans cette île que ce ne soit un effet de ma faveur. Le naufrage même, trop commun dans ces parages, ne vous garantirait pas de mon courroux, si l'amour... mais, hélas! votre père avant vous l'a connu sans en profiter. Il ne tenait qu'à lui de vivre ici dans un état immortel: il a fallu la passion immodérée de la patrie pour me l'arracher, l'entraîner vers la misérable Ithaque, le jeter aux flots qui l'ont englouti. Prévenu par un si triste exemple, assuré de ne plus revoir Ulysse ni votre rocher natal, consolez-vous de les avoir perdus; acceptez, Télémaque, ma couche, mon royaume et la divinité.»

A ces mois le jeune homme rougit et attacha si bien ses regards au corps de la déesse qu'il n'entendit que distraitement le récit des aventures d'Ulysse. Dans la crainte de paraître naïf, il prit prétexte de l'affliction dans laquelle la mort de ce roi le plongeait pour dissimuler son trouble et se dérober à l'offre d'un bonheur trop soudain. Calypso, confiante en la musique pour ramener le calme au cœur des humains, pria la nymphe Eucharis de chanter un air apaisant. Cette beauté accorda son luth et sa voix s'éleva comme un flambeau:

«Rocher, ma force! Les douleurs, les torrents, les liens de la nuit, les filets de la mort en trombe contre toi! Tire une langue de feu, dévore tout, satyre, charbon des forêts. Debout! sur un nuage sombre les cieux pour mettre pied à terre. Ténèbre, les vents t'emportent. L'orage crève en grelots, l'éclair dit: Nom de Dieu! La terre s'ouvre comme une plaie et montre sa matrice. Mes pieds sont des roues, mes mains sont des roues, les yeux sont des roues. Dans le casse-noisettes de les bras, l'amour craque avec les nuées, les dents des hommes sous mon poing, les arbres secs aux coups de boutoirs, les grandes pièces de soie rêche déchirées comme des chimères, fumées mécaniques, parfums des marais.» Pour mieux connaître son hôte et apprendre le mot de son cœur, Calypso demanda au jeune homme par quels tours du sort il était venu échouer sur ces côtes. Il se récusa longtemps, mais elle le pressa si bien qu'il ne put lui résister davantage et entreprit le récit de ses malheurs:

[p. 14]

«Parti d'Ithaque, à l'insu des perfides amants de ma mère, j'étais allé chercher des nouvelles de mon père auprès des autres princes revenus du siège de Troie. Nul d'entre eux ne sut me dire s'il vivait; on le croyait généralement en Sicile où la violence des vents l'eût jeté. Je me résolus à l'y rejoindre. Mentor, mon compagnon, Madame, s'opposa vivement à ce dessein. «Craignez, me disait-il, de tomber au pouvoir des cyclopes anthropophages ou des Troyens dont la flotte croise dans ces parages. Regagnons Ithaque, délivrez votre mère du joug des prétendants, et si les dieux ne vous rendent pas Ulysse, régnez: un homme en vaut un autre.» Je n'en fis qu'à ma tête, et cependant Mentor ne m'abandonna point.»

Pendant que Télémaque parlait, Mentor, fatigué du voyage, avait cessé de se surveiller et des rayons lumineux s'échappaient de son front. Calypso le regardait avec un étonnement mêlé de méfiance: le vieillard s'en aperçut, éteignit aussitôt la clarté de son crâne, et prit un air modeste.

«Le temps, continuait Télémaque, nous fut d'abord favorable. Mais tout à coup une noire tempête nous enveloppa dans une nuit, parfois déchirée par le feu du ciel. C'est à cette lueur fugitive que nous aperçûmes les vaisseaux d'Énée, aussi redoutables pour nous que les écueils. Le trouble du pilote eût empêché toute manœuvre si Mentor n'avait soi-même donné les ordres et pris le gouvernail. Comme je me reprochais amèrement cette imprudente équipée, comme je jurais à Mentor une obéissance[p. 15] future, cet ami véritable me répondit en souriant: «Le respect que vous prétendez porter à mon expérience, gardez-le pour les coureurs de chars. Je ne voudrais point vous imposer un si faible artifice pour des sicles de sagesse. Toute expérience se borne à un certain tour d'esprit fâcheux qui fait envisager de préférence l'issue malheureuse des événements. Le masque de la vieillesse, ce n'est qu'un masque comme les autres, un prête-nom, un amusement, une supercherie grotesque de laquelle on devrait rire. Un jour, que nous ayons rendu des honneurs aux têtes chauves ou blanches, fera l'étonnement des hommes et se perdra dans l'obscurité des mythes puérils. Mais sans doute à cette époque éclairée du monde, tuera-t-on les nouveau-nés porteurs d'yeux verts. Le siècle dernier, la jeunesse, le progrès, l'âge mûr, nos aïeux, la modération, l'espoir: autant de mots incompréhensibles qui secouent comme des pruniers les barbes majestueuses des augures. Montrez-vous, Télémaque, le digne fils d'Ulysse et n'accordez qu'une attention passagère à des événements que je n'avais pas mieux prévus que vous-même.»

«Lorsqu'il eut prononcé ces paroles, il nous débarrassa des Troyens à l'aide d'une ruse et nous parvînmes à force de rames sur la côte de Sicile. On n'échappe à une illusion qu'au moyen d'une autre; si l'on s'est cru perdu, on ne s'aperçoit de son erreur que pour se croire sauvé. À l'extrême abattement de la faiblesse succède l'extrême allégresse de la naïveté. Sur la rive sicilienne habitaient d'autres Troyens, gouvernés par le vieil Aceste. Au[p. 16] débarcadère, ceux-ci nous prirent pour quelque ennemi et dans le premier emportement brûlèrent notre vaisseau, égorgèrent tous nos compagnons. «Comprenez, me dit Mentor, que puisque rien ne peut nous sauver, rien ne peut non plus nous perdre.» En effet nous fûmes épargnés l'un et l'autre pour être menés au roi et interrogés par lui sur nos desseins. Les mains liées derrière le dos, couverts de la poussière du chemin, nous fûmes jetés aux pieds de ce monarque qui nous demanda sévèrement notre naissance et le sujet de notre voyage. Nos mensonges n'eurent pour effet que l'ordre de nous envoyer en esclavage garder les troupeaux de la maison royale. Assuré que rien, à écouter Mentor, ne pouvait nous perdre, je tentai de vérifier l'axiome de mon compagnon, et, arrêtant les gardes qui déjà m'entraînaient, je m'écriai: «Roi Aceste, vois en moi le fils d'Ulysse qui préfère la mort à la servitude!» Tout le peuple présent éclata en malédictions, quelqu'un me reconnut et je fus condamné à périr avec Mentor sur le tombeau d'Anchise. Je reprochai amèrement à mon second d'infortunes la fausse sagesse qu'il m'avait enseignée: «Tout vous est dieu, répondit-il, et vous ne réservez rien dans vos enthousiasmes, mais si un homme ou une idée vous laisse voir le fer de son armature, vous déchantez aussitôt, vous méprisez avec le même excès ce que vous portiez aux nues, vous délirez à nouveau. Mes paroles ne sont des talismans, ni heureux, ni malheureux. Un mot en vaut un autre: tous les mots sont zéros. Ne craignez rien, par ailleurs: on ne meurt pas pour si peu.»

[p. 17]

«On nous avait menés sur le sépulcre d'Anchise: déjà les autels se dressaient, déjà brûlait le feu sacré, déjà brillait le glaive du sacrifice. Sous une pluie torrentielle, une foule haineuse nous regardait marcher au supplice. Aceste, sur un trône de hasard, assistait à nos derniers instants. Les soldats du cortège parlaient entre eux de leurs maîtresses et se moquèrent de nous. Mon vêtement souillé allait mal. Je n'avais mangé qu'un affreux brouet fade. Tout était fini: on nous couronnait de fleurs. Mentor à ce moment usa d'un stratagème et la face des choses tourna. Il fit un grand soleil, le peuple ému de compassion réclama à grands cris notre grâce. Les femmes pleuraient. Nos gardes nous délièrent avec respect. Le roi laissa tomber son sceptre, descendit à notre rencontre et nous serra dans ses bras en nous appelant ses amis, ses sauveurs. À ce prodige, je retombai dans l'admiration de Mentor. Il éclata de rire à mon nez et, en quelques paroles que j'ai mal retenues, plaisanta le sentiment de déférence que m'inspirait la seule réussite. Aceste nous emmena dans son palais et nous combla de présents. Puis il nous donna un vaisseau pour nous reconduire en Grèce avant que la flotte d'Énée n'ait abordé en Sicile. Dans la crainte de les exposer au ressentiment des Grecs, il nous refusa pilote et rameurs troyens et nous munit d'un équipage phénicien, lequel devait nous laisser en Ithaque et ramener le navire aux Troyens insulaires. Mais les hasards de la conversation qui se jouent des pensées des hommes nous réservaient à d'autres dangers.»


[p. 18]

LIVRE II

Autour de nous, j'ai tout de suite vu que les différents objets sentimentaux n'étaient plus à leur place.

(ANDRÉ BRETON et PHILIPPE SOUPAULT.—Les Champs Magnétiques.)

[p. 19]

LIVRE II

De toutes les nymphes de Calypso, la plus troublante était Eucharis, pareille aux fleurs de lait que Télémaque voyait parfois en rêve. Pendant le récit de ce jeune prince, Eucharis ne cessa de rouler sur ses mains transparentes une longue boucle noire qui tombait de son front. Une seule soirée ne suffit pas à épuiser les aventures du fils de Pénélope. (Que cette femme devait être belle au milieu de ses amants sur le rocher d'Ithaque!) Pendant plusieurs veillées Télémaque charma la déesse et ses compagnes de la voix du seul homme qui vécut alors dans leur île. Feuillages percés de lumière, repos traversés de lentes apparitions féminines aux pieds silencieux, les jours se partageaient entre des siestes, sous le tamis des tonnelles, et des chasses aussi émouvantes que l'orage, avec l'éclair des longs lévriers blancs, les égarements de la raison au milieu de la forêt, sur le bord des lacs tranquilles ou dans les clairières, regards soudains du ciel au cœur des arbres de bitume. Une nuit, semblable à toutes les nuits, mais plus sombre, Eucharis visita Télémaque tandis qu'il dormait. Il ne sut d'abord quel nom lui donner. Puis il trouva tout un lot d'injures douces comme ce tendre réveil dans les ténèbres. La[p. 20] découverte d'un corps, quelle insinuante volupté. Le contact de deux chairs côte à côte, du talon à l'aisselle, amène des frissons qui secouent la nature comme des passages d'oiseaux nocturnes. Le jeune homme se retourna sur son flanc effleuré, sentit la bouche de l'inconnue et sa poitrine, puis d'un large mouvement du bras libre saisit le bras le plus lointain de la femme, le parcourut et atteignit sa limite. Des cheveux se défirent contre les épaules, comme une vague sous un navire. Un soleil punctiforme naquit sous quatre paupières, s'élargit, s'élargit et embrasa le monde:

«Je suis Eucharis,» dit-elle.

Elle se leva rapidement, et courut à la grotte voisine. Télémaque se sentait plus lourd que la montagne. Eucharis revint avec une veilleuse d'huile à la lueur philosophale: elle parut dorée comme le désir, et son amant reconnut avec hâte la puissance de sa beauté. Les nymphes inspirent aux mortels un amour sans cesse renouvelé. Eucharis était nymphe et Télémaque était mortel. La fatigue déjà faisait depuis longtemps tourner les crânes dans l'ombre quand la tête d'Eucharis retomba sur la couche comme une noix vidée. Télémaque alors caressa distraitement le front de sa première maîtresse et se mit à penser.

«Tout ce qui n'est pas moi est incompréhensible.

«Que je l'aille chercher aux rivages du Pacifique ou que je le ramasse dans les contrées de mon existence, le coquillage que j'appliquerai à mon oreille retentira de la même voix que je prendrai pour celle de la mer et qui ne sera que le bruit de moi-même.

[p. 21]

«Tous les mots, si tout à coup je ne me contente plus de les garder dans ma main comme de jolis objets de nacre, tous les mots me permettront d'écouter l'océan, et dans leur miroir auditif je ne retrouverai que mon image.

«Le langage quoiqu'il en paraisse se réduit au seul Je et si je répète un mot quelconque, celui-ci se dépouille de tout ce qui n'est pas moi jusqu'à devenir un bruit organique par lequel ma vie se manifeste.

«Il n'y a que moi au monde et si j'ai de temps en temps la faiblesse de croire à l'existence d'une femme, il me suffit de me pencher sur son sein pour entendre le bruit de mon cœur et me reconnaître. Les sentiments ne sont que des langages pour faciliter l'exercice de quelques fonctions.

«Je porte dans mon gousset gauche mon portrait très ressemblant: c'est une montre en acier bruni. Elle parle, elle marque le temps, et elle n'y comprend rien.

«Tout ce qui est moi est incompréhensible.»

Le premier regard d'Eucharie fut un désir. «Laissez-moi, dit Télémaque. Allons, bon. Je vous assure que vous ne devez ce dernier succès qu'à l'éclairage singulier de cette pièce. Je ne comptais pas sur votre visite. Voilà qui est bien, n'en parlons plus.

—Enfant, comme je vous plains, et comme votre insolence me blesse. Ce qui m'attire en vous, n'est pas tout d'abord cette fierté stupide: les cheveux noirs et le caractère ombrageux. Reste donc tranquille sur ta couche. Peu de gens savent goûter cette immobilité plus douce[p. 22] que le sommeil, quand l'homme et la femme hésitent à se séparer et n'éprouvent que de l'éloignement l'un pour l'autre.

—Laissez-moi dormir seul, je vous prie. Je ne suis pas habitué aux repos en commun.

—N'avais-tu vraiment aucune idée de l'amour?

—Cela ne vous regarde pas. Vous m'avez tout appris, mais croyez bien que je vous saurais meilleur gré de me laisser dormir que d'achever une éducation fatigante.»

Tandis que Télémaque retournait vers la paroi un corps aussitôt repris par Morphée, la nymphe décoiffée sautait à terre et s'étirait, rieuse, renversée, plus réveillée que le matin. Au seuil de la grotte, elle s'arrêta, regarda ses mains, regarda la mer, regarda le vent, regarda les cataractes, les caniveaux, les plateaux du roc, la paresse des fleurs. Elle plia ses reins, étendit ses bras, toucha le ciel, toucha le lierre amoureux de la pierre, toucha les neiges éternelles, toucha Eucharis, la plus belle des nymphes, la triomphatrice, la maîtresse du jeune Télémaque, ce roseau endormi dans sa souplesse, Eucharis... Avec l'eau claire qui sortait du rocher, Eucharis chassa le souvenir de l'amour. Puis elle peigna ses longs cheveux, tout ce qui restait de la nuit dans le monde, et elle se mit à chanter et à tresser, raisins ou chaînes, des nattes lourdes de baisers:

«La bière au pied des falaises, l'érable au cœur du mont aimanté qui déferre les navires, le soleil mon joli mari d'aube, les après-midi indolents, les cours d'eau échappés des massifs granitiques, le vol plongeant des[p. 23] martins-pêcheurs, je donnerai toute la vie pour mes cheveux, mes cheveux qui raniment de leur losange orageux les sens innombrables de mon ami.

«Mon ami est un petit phoque, un gentil goulu, mon amant. Mon ami ne m'a rien donné, ne m'a pas dit qu'il me trouvait belle. Il m'a caressé par hasard et nous avons dormi ensemble. Dormi, dormi, dormi. Ses mains sont de beaux dieux blancs.

«Découvertes marines, tes baisers d'algues lisses dansent. Tu glisses lentement entre mes bras, sapin brisé, orgueil, ébène ou banquise. Lézard, que dis-tu de mes dents? Que dis-tu du temps qu'il fait? Pour un peu, nous irions en villégiature.

«Démence autour du cou, fourrure étreinte, dans les prés la femme et les désirs perdus. Jour et nuit l'amour. Ce qui sort des forêts prend la forme du printemps. À l'ombre de Télémaque, la nature entière se blottit. Chante, sarments, feux, courant d'air; les insectes dorés attendent ton réveil.»

Le vieillard Mentor gravissait le coteau. Il roulait dans sa bouche un caillou pour se délier la langue, comme chacun sait. Il aperçut Eucharis, entendit sa chanson et le nom de Télémaque.

«Mon enfant, dit-il à la nymphe, m'avez-vous écouté? Joyeuse, vous parlez toute seule de mon élève.

—Étranger, dit Eucharis, vous entendez singulièrement votre devoir de précepteur. Votre prince me plaît cependant. Il dort comme une jolie brute. Regardez ce qu'il m'a fait. Et là, et encore là.

[p. 24]

—Je préférais qu'il fît avec vous des débuts escomptés par votre Calypso, un peu défraîchie et trop débauchée.

—Après ma maîtresse, c'est moi-même que...

—Eh là, belle nymphe, peignez-vous, ne criez pas.»

Eucharis reprit sa chanson: «Arbre vigoureux, mon voleur, pour toi les plages, les plaines, les faiblesses. Noue à mes doigts de porcelaine ta chevelure faveur. Ardeur aride, mes deux genoux contre tes seins, je bascule. Guéridon à musique, voilà l'amour mon chéri.»

Mentor le long de la mer s'exerçait inlassablement à l'éloquence. Il criait tout d'une haleine des phrases difficiles à prononcer. Attirés par sa voix les goélands tournaient au-dessus du vieillard et les pingouins faisaient cercle autour de lui pour l'écouter. À titre d'exercice, il leur adressa l'exhortation suivante:

«La pensée de la destruction bien sentie, bien méditée devrait dans un seul jour changer l'univers en monastère ou en tombeau. Quand donc rougira-t-on de jouer la vie? Les farces les plus courtes sont les meilleures. Voilà bien longtemps que cela dure, l'homme, les oiseaux et le reste. Vous qui dormez dans les villes, ces vastes hospices aux cabanons numérotés, desquels les cimetières sont les jardins les plus frais, vous ne valez pas moins que les campagnards assis sur leurs fumiers, idées croupissantes, oignons de sottises ou pourriture d'intelligence.

«L'œuvre de Dieu est belle, elle est chose d'enivrement. Qu'importe de mourir un jour puisque nous l'aurons aperçue, avec ses ravissantes palmeraies, ses montagnes,[p. 25] ses vallées, la mélancolie, les petits bateaux, deux et deux font quatre, le merveilleux équilibre qui prouve l'existence du Créateur, les joies de l'enfance, de la jeunesse, de l'âge mûr, de la vieillesse, la folie, la sagesse, Paris Capitale de la France, les exemples touchants de la piété filiale, de l'amour pur, du doux renoncement de soi-même! Le bonheur du jour est un bonheur sans mélange.

«La liberté par le suicide ou par l'évasion, on revient toujours à ce point de l'histoire. Mais que sait-on de ces moyens de transport? J'ai lu de belles pages sur ces sujets: édredons rouges, verres de vin. Vous ne me ferez pas croire que le propriétaire soit assez bête pour avoir laissé la clef sur la porte: un coup de revolver, on n'est pas quitte à si bon prix. Où prend-on que les condamnés à vie doivent se tuer? Les bagnes seraient vides.

«Où me mènes-tu, pensée? disait le vieil imbécile.—Au bout de ton nez, répondit la petite godiche.» Il y a des gens sur la terre, c'est comme des poux. Quand vous aurez fini de faire des enfants, vous me le direz. Après quoi, vous n'aurez plus qu'à recommencer. L'innocence des nouveau-nés, c'est encore une curieuse invention: nous sommes tous des nouveau-nés, des innocents, je veux dire des coupables. Le bon sens, la logique, Mesdames et Messieurs, quel coupe-gorge! On est volé comme dans un bois.

«Ce petit discours commençant à vous ennuyer, comme la vie me fait, cherchons ensemble le moyen de sortir de ce traquenard. Pareil au camelot qui vous offre des cartes postales, puis d'une voix discrète: Voulez-vous des photographies, Monsieur? après ces préambules honnêtes je[p. 26] vous propose à l'oreille un système qui n'a pas la garantie du Gouvernement, un système tout nouveau, tout chaud, tout beau, avec une plaque sur laquelle on lit: Ne fermez pas la porte, un système, enfin, un système, un système:

«UN système.

«Le SYSTÈME Dd: nuit, cataracte, vis à tergo des minutes et des pensées, horloge ballottage des sentiments, domaine désertique aux pavés oolithiques (œufs d'hommes et crânes d'autruches), anneau brisé de la raison, chaîne de montre!

«Le Système Dd: jeu du miroir blanc sur le miroir noir, jeu du miroir blanc sur le miroir plan, jeu du miroir plan sur le miroir convexe, jeu du miroir convexe sur le miroir concave, jeu.

«Le système Dd se propose:

«de résoudre tous les problèmes en moins de temps qu'il ne faut pour le dire;

«de poser tous les problèmes en moins de temps qu'il ne faut pour les penser;

«de passer le temps au crible, de brouiller les cartes, de casser la tète du pauvre monde;

«de dormir debout, d'éclairer la nuit, d'obscurcir le jour, de faire rouler vos bonnes billes de loto d'yeux;

«de gagner ou de perdre à tous les coups aux jeux d'adresse et de hasard, passe-boules, quilles, couteaux, roulettes, petits chevaux, rhétoriques, politiques, poésies, religions, amours, bridge aux enchères;

«de décrocher le soleil, d'éteindre les enthousiasmes aux petits ventres rebondis;

[p. 27]

«de casser vos logiques si essentiellement logiques, de faire des ronds dans l'eau, des carrés dans l'air, ni carrés ni ronds, ni dans l'air ni dans l'eau.

«Le système Dd se propose: de faire ceci, cela, le contraire, ni ceci, ni cela, ni le contraire, de ne rien faire, de tout faire, et de vous faire taire et mourir un peu.

«Le système Dd a deux lettres, a deux faces, a deux dos, admet toutes les contradictions, n'admet pas la contradiction, est sans contredit la contradiction même, la vie, la mort, la mort, la vie, la vie, la vie, avis aux amateurs.

«Les gens qui nous aperçoivent tout à coup dans la lumière demeurent saisis: Vous courez à la mort; la vie ne doit pas, pour vous être drôle tous les jours; comme vous devez êtres malheureux, où tout cela vous conduira-t-il? Il n'y a pas de société possible dans ces conditions, vous voulez la fin du monde: vous n'y pensez pas; c'est une manière de parler; mais alors vous êtes anarchiste? Ah! Maman, Maman, Maman le monsieur est anarchiste!

«Vous croyez vous cacher en mettant vos mains devant vos yeux. Vous espérez rendre tout simple, tout heureux grâce à quelques lâchetés.

«Braves gens, ne vend pas son âme au diable qui veut. Comment pouvez-vous venir aux spectacles avec, dans le cœur, tant de rats musqués, d'écureuils et autres rongeurs épouvantables, maladies, banqueroutes, adultères, trahisons, rhumes de cerveau? Vous venez chercher ici l'oubli aux yeux vides comme ceux des statues. Je vous verse la liqueur déception et je me moque de vous parce que l'ennui, l'impatience, l'indignation, le mépris, le rire[p. 28] faux comme vos bretelles, sont tout ce que vous trouvez à dire. Il n'y a pas que moi qui sois laid, bête, sale, prétentieux, nul, nul; vous tous et moi faisons la paire. Le joli couple! Ne me criez pas que je m'égare: quand je vous contemple, j'en reviens toujours à mes moutons galeux.

«Le système Dd vous fait libre: brisez tout, visages camards. Vous êtes les maîtres de tout ce que vous casserez. On a fait des lois, des morales, des esthétiques pour vous donner le respect des choses fragiles. Ce qui est fragile est à casser. Éprouvez votre force une fois; après cela je vous défie bien de ne pas continuer. Ce que vous ne pourrez pas casser vous cassera, sera votre maître. Cassez les idées sacrées, tout ce qui fait monter les larmes aux yeux, cassez, cassez, je vous livre pour rien cet opium plus puissant que toutes les drogues: cassez. Portez partout vos doigts douteux. Le doute est le puits le plus noir, le plus profond qui s'offre à vous: y tomber c'est faire une chute sans fin qui vous procurera pour l'éternité la charmante sensation de la descente en ascenseur.

«Doute du doute: vous pourrez toujours retourner vos ongles ensanglantés contre les idées les plus puériles. Jamais vous n'arriverez à douter de rien, ni à casser quoi que ce soit. Vous êtes immobiles, vous croyez bouger. Faiblesse ou force, tout n'est que chanson. Le vent qui danse sur les neiges des montagnes se moque pas mal de vos petites explosions d'appartement. À une certaine échelle, il n'y a plus d'imbéciles, il n'y a plus que des imbéciles. Il n'y a pas de raison pour toujours regarder le monde par le petit bout de la lorgnette.

[p. 29]

«Le premier D de mon système était le doute, le second D sera la foi.

«Je crois en moi, en toi, en soi, en tous les autres.

«Je crois aux miracles, aux occasions, aux sciences occultes, à la Science, au savon, à la générosité du cœur, au dévouement social.

«Je crois le ciel bleu, les arbres verts, le drapeau tricolore, le drapeau rouge, la terre ronde comme une boule, la jeunesse jeune, la vieillesse vieille. Je crois. Je. Je crois au doute, je doute de ma foi. Je doute de croire à mon doute. Ce que je crois, je le crois.

«Ce qui a été, ce qui sera ne peuvent empêcher ce qui est d'être. Ce que j'ai dit, ce que je dirai ne peuvent m'empêcher de dire ce que je dis. Janus blanc et noir, le système Dd sera l'école de la sincérité. Un ancien Ministre de la république, Commandeur de la Légion d'honneur et membre de plusieurs sociétés savantes, lequel subvient de ses deniers à la propagande du mouvement DADA, me disait l'autre jour: «De toute ma carrière je n'ai rencontré qu'un homme sincère: le banquier Rochelle.» Sincèrement, là, entre nous, êtes-vous sincère?

«Point de mire plus variable que le vent des girouettes où le chasseur tourne avec son gibier est indifféremment vers les deux pôles, aube ou crépuscule on ne sait plus, soleil tout de même, fleur d'or des gosiers, canari déplumé, cri du cœur, la sincérité est la monnaie courante de l'air. On agite vainement à mes yeux le drapeau signal de l'opinion publique: admiration, mépris, indifférence, tout m'est souverainement égal. Seul, au milieu[p. 30] du vaste monde, ce petit univers de votre imagination, je vous regarde en face, sans rien vouloir, sans rien chercher en vous, même pas ce grain de sottise qui grelotte dans vos orbites, et je ris comme un champ de blé.»

Les pingouins effrayés se sauvèrent en jetant vers Mentor de longs cris de reproches et des regards chargés de colère. «Suis-je, pensait Minerve, l'enfant casquée de Jupiter ou ce Grec bavard qui porte avec respect les attributs du sexe mâle?» Comme il ou elle se posait cette question, Calypso parut dans un vêtement matinal, les cheveux au vent, le teint frais, et Minerve ne douta plus d'être un homme. «Déesse, dit Mentor, vous êtes plus belle que le sable. Ma parole d'honneur.

—Quelle honte, vieillard, ta parole?

—Si vous ne croyez pas mes paroles, venez près de moi, déesse, et vous saurez que votre charme a rendu la vie à un homme lequel depuis cinquante ans se croyait retranché du nombre des vivants.

—C'est extraordinaire, dit Calypso, il me semble que vos cheveux noircissent.

—Le miracle en serait moins grand. Mais voyez, mes membres ont retrouvé près de vous leur force et leur élasticité.

—Vous me pressez comme un jeune homme. Ah! Mentor!

—Égarons-nous, Madame, au fond de ces bosquets.»

Il ne resta au bord de la mer que le caillou poli tombé de la bouche de Minerve, et les oiseaux hurleurs qui faisaient l'amour en plein vol.


[p. 31]

LIVRE III

Avec toute la noblesse qu'on voudra, Sturel créait un état d'âme d'aventurier.

(MAURICE BARRÈS. L'Appel au Soldat.)

[p. 32]

LIVRE III

Télémaque, armé de son arc et de ses flèches, promenait dans les bois de l'île une mélancolie sans remède. En vain les oiseaux amoureux soupiraient-ils sous les berceaux de verdure le nom de la divine Eucharis; en vain les ondes, en vain les feuilles agitées une à une par la main molle des zéphyrs murmuraient-elles: Eucharis... Le jeune héros regardait dans les bassins naturels la tremblante image d'un corps duquel il avait mesuré désormais tout le pouvoir. Il avait abattu quelques flammes volantes, quelques bondissements velus, et ses victimes pendaient à sa ceinture. Tout à coup, à travers la ramure, quel nouvel objet frappe sa vue? Au fond d'une retraite bocagère, Calypso est couchée sur le gazon, et Mentor! Mentor est couché dans ses bras.

Les cheveux de la déesse sont le jouet des airs; le voile ne couvre plus la pierre à plâtre de son sein; languissante, voluptueuse, enflammée, Calypso brille comme une pièce de monnaie dans l'herbe. Sa tête est penchée sur Mentor, et Mentor renversé au centre des caresses, dévore son amante, se mine, se consume en la dévorant. Elle, de sa bouche sort un feu rouge, agile, rampant. Sans cesse, le phénix flambe de ce désir pareil à la parole,[p. 33] tombe en poudre, et renaît plus ardent de ses cendres. Les grands frissons alternatifs des marées secouent ce buisson humain que surmontent comme deux ailes de cygne les anses harmonieuses de Calypso. Le pied droit de Mentor s'arc-boute contre le tronc d'un tremble et le fait vaciller dans le jour. Le corps du vigoureux vieillard s'incurve tout à coup vers le ciel, la terre semble s'abîmer sous lui et par ce porche vivant Télémaque aperçoit les champs de l'air sillés d'oiseaux et les pacages lentement habités par les vaches. Guirlande des sens monstrueusement tordue à travers le paysage: quel dieu va donc sauter à cette corde qui bat du vinaigre? Le firmament rebondit sur les crânes comme un ballon d'enfant, mi-parties bleu et rouge. Les basses branches des arbres entraînées dans la course, frôlent la terre aux seins durs, gémissent, reviennent sur elles-mêmes, et, reprises par la mousson de retour, cassent suivant de longs biseaux, blancs, perlés, sensibles. Un instant les corps désunis s'apaisent sur la mousse et ne touchent plus l'un l'autre que par des mouvements délicats. Les soins mutuels tendrement malhabiles occupent le répit des amants. Les contrées du rire sont plus lointaines que jamais. Le souffle qui baigne les fronts vient des limites de la vie. Arrêt. L'amour est une journée de tous côtés bornée par l'ombre: Mentor et Calypso se taisent et, de l'asile qui le cache, Télémaque contemple leur repos.

«Ô mon ami, dit la déesse, me serez-vous fidèle? penserez-vous longtemps à moi?

—Une longue vieillesse, répondit Mentor, rend l'homme[p. 34] spectateur de mille événements: j'ai déjà vécu deux cents ans, et mon troisième âge commence. La pesante main du temps émousse mes sens. Plusieurs faits dont je fus témoin dans ma jeunesse échappent à mon souvenir: toutefois, ma mémoire en a retenu un plus grand nombre.

—Comme vous parlez froidement! Que cherchez-vous?

—Un caillou rond, pas trop gros. Ne vous dérangez pas: j'ai ce qu'il me faut.

—Je puis à peine en croire mes yeux: quel prodige, Mentor, vous a fait retrouver cette vigueur singulière; aucun jeune homme ne m'avait habituée à cette fougue, le divin Ulysse, ni Bacchus Eucomès, jadis mon hôte et le plus poli des dieux. Sans doute me cachez-vous quelque secret. Une drogue.

—Est-il plus étonnant d'un vieillard le pouvoir que vous trouvez naturel chez le premier venu? Le temps, tisane vulgaire, trompe-t-il aussi les déesses?

—Vous direz ce que vous voudrez, il y a là quelque chose que je ne comprends pas.

—Eh! qu'avez-vous à faire de comprendre? L'animal dont les airs et le jour sont la seule nourriture prend la couleur des objets qu'il touche. L'urine du lynx se change en corail. L'épine dorsale des hommes, quand sa moelle a pourri dans la tombe, donne naissance à des serpents qui se souviennent des frissons d'échine, amour nocturne ou sueur glacée, et sifflent le soir autour des maisons. L'insecte des champs que l'on voit enlacer une feuille de[p. 35] ses fils blancs, plusieurs laboureurs me l'ont affirmé, dépouille sa forme pour celle d'une tête de mort volante. Le limon engendre les grenouilles. Les animaux enterrés se transforment en abeilles, l'expérience l'atteste. Amies des fleurs, elles se plaisent dans les campagnes et travaillent avec ardeur au trésor, leur espoir le plus cher. Non loin de Pallène, dans les régions hyperborées, il est des hommes dont les corps se couvrent de plumes, tombées du ciel à la fin de l'année. La raison, pareille à l'enfant ravi par un aigle, s'égare parmi les nuages de la vie. Tout glisse, palet de fumée, mercure agile. Les siècles torrents s'évadent des monts de l'ombre. Bousculé par le sable horaire, je ne sais plus si tantôt vient ou est venu. Tout à l'heure désigne ce qui m'échappe. Jeu de hasard. Suis-je enfant ou vieillard? Je n'ai pas fini de m'émerveiller du soleil que mes yeux se brouillent et cependant nos corps, que la flamme du bûcher les dévore, que le temps les consume, ne peuvent subir aucun mal, croyez-le bien. Araignées du temps, nous marchons sur ses fils et nous nions le vide. Nos idées mouches bourdonnent plus fort que le vent.

—Mentor, vous me lassez: caressez-moi.»

Dès que la terre eut cessé de gémir avec un bruit de ressorts, Minerve travestie reprit son discours pareil à l'horizon.—«Ô Caly, disait-elle, le monde est à notre merci, le monde ne peut rien contre nous. Je ne parle pas ainsi sans raison: si mon cœur devient dur, la lune ne peut plus luire au haut du ciel, les œufs se pétrifient sous la poule, le loup dévore l'homme, les arbres tombent[p. 36] avec de grands cris. Et que font les vents à ma pensée? Ils emportent les feuilles, mais ne les changent pas en paroles. La parole seule persiste dans l'univers comme un héritage: j'ai pitié des joyaux les plus précieux. Le sel de la terre meurt aussi, mais les noms qui tombent comme des figues sur la tête des enfants survivent à leurs porteurs, poussières momentanées. Nous avons déjà oublié l'avenir: les rois d'Europe, les guerres appelées par le nombre de leurs années, les découvertes de l'esprit humain, la façon d'arpenter les routes au moyen du méridien terrestre. Mais nous avons retenu les syllabes: CHAUCHARD écrites en lettres d'or au mur d'un Musée de demain.»

Calypso traçait des emblèmes sur la sable. Mentor prit les mains de sa maîtresse:

«Calypso, tes yeux sont noirs.

—Mes yeux?

—Les vôtres.

—C'est une idée, Mentor, que vous vous faites.

—On dirait, Calypso, que vous pensez à mal?

—Moi? Sais-je ce qu'est le mal?

—Vous dessinez bien mal: ce cœur penné sent le vol des mouches d'une lieue. Et cette colombe? Elle n'a pas d'ailes.

—Tiens, je n'y ai plus songé.

—À quoi songez-vous donc?

—Je songe au destin, aux regards tombés dans l'encre, à la poudre des allées.

—Vous vous perdez, mon enfant, à compter les[p. 37] barreaux du ciel. La lumière a des jeux qui ne sont pas de votre âge.

—Comme la journée a fui. Déjà le soir! On n'y voit presque plus. Je vais faire apporter des flambeaux.

—Est-ce que vous voulez lire?

—J'ai peur du demi-jour. Je suis folle, n'est-ce pas?

Le matin je mange des tartines de forêts. À midi, l'orange est au plafond. Le soir du bout de mon parapluie j'écris sur le gravier des squares les lettres d'un nom que...

—Le nom de qui?

—Un nom, je voulais dire un mot, celui qui me passe par la tête. Par exemple...

—Ne mentez pas.

—Pour qui me prenez-vous? Par exemple Souci, Chanson, Grandeur. Ne vous levez pas, je vous donnerai ce que vous voudrez.

—Je ne veux rien. Si, ce caillou. Merci. Votre main est bien belle pour une fleur. Approchez-vous, eau claire. Cela ne vous fait rien que je vous appelle comme ça?

—Cela me fait de la glace pilée. Ne serrez pas mon poignet: vous ne sentez pas votre force.

—Pourquoi, petite loutre marine, fais-tu glisser tes voiles vers le sol?

—Moi, moi? Par habitude, par négligence, par peur du ridicule.

—Pourquoi trembles-tu?

—Parce que vous me regardez, parce que je suis mal coiffée, parce que je suis attendue dans la forêt par un[p. 38] arbre vert sur lequel j'ai gravé souvent des initiales différentes.

—Ta bouche est pleine d'étoiles, ris un peu.

—Je n'ose pas.

—Tes lèvres sont des étés.

—Ah! c'est beau comme au théâtre.

«Encore» dit Télémaque dans son fourré. «Laissons là ces Kanguroos, et allons dormir.»

Sur le pas de la grotte, Télémaque trouva mal à propos Eucharis qui guettait son retour. Il lui dit bonsoir, la baisa au front et voulut la congédier. Mais elle se récria et lui fit comprendre que son honneur l'engageait à paraître dispos et à faire parade de sa conquête: «Crois-tu, ajouta-t-elle, que je prenne un amant pour ses beaux yeux? Une nymphe a besoin d'un homme pour parler devant lui, se promener dans les prés sans craindre les satyres. Chasser tout le jour, rentrer tard, vous coucher bottés, rudoyer un peu une servante tendre à votre réveil, voilà quelle serait votre vie, butors d'hommes, si nous n'y mettions bon ordre. Télémaque, venez sur l'heure à la comédie. Un groupe d'ondins amateurs donne représentation ce soir, et fait courir toute l'île au lieu dit les Fausses-Roches. Voyez: j'ai mis mon arc électrique, mes orages, mon plus gros regard. Ne suis-je pas belle ainsi, et ne brûlez-vous pas de vous produire à mes côtés? Allez vite vous habiller. Tenez, voilà une épingle de lune: répandez sur vos cheveux la poudre de carabes dorés.»

Le lieu dit les Fausses-Roches était un cirque de nuages dans la campagne. Les gradins croulaient sous un peuple[p. 39] de divinités à escalader le ciel. L'action, déjà fort engagée quand Eucharis et Télémaque arrivèrent, se déroulait sur un plateau central d'eau lumineuse. Un groupe d'ondins figurait un chœur de jeunes gens épris de la vérité et chantait à voix mesurée les préceptes de la sagesse. D'autres acteurs costumés en vieillards se moquaient d'eux et interrompaient leurs discours en soufflant dans de petites trompettes de fer. Les jeunes gens parlaient de la vie; ils étaient la proie de scrupules plus beaux que le jour et dans le moment qu'ils se sentaient sincères, ils croyaient encore mentir. «Je mens si je dis que je mens», ils se perdaient sans cesse au fond de ce labyrinthe: le syllogisme d'Épiménide. Alors les vieillards riaient, tiraient la langue et leur demandaient si par hasard ils avaient dormi cinquante-sept ans dans une caverne. En même temps les vieillards rendaient un culte puéril à des pierres, à des morceaux de carton, au vent sonore que certains d'entre eux tiraient de grandes mécaniques en bois, aux paroles des plus chétifs. À leur tour les jeunes gens secouaient à force de rire les cactus qui surmontaient leurs têtes et mettaient en fureur par leurs quolibets ces dévots ridicules. Une bataille burlesque s'engageait. «Vous trouvez cela drôle?» demanda Télémaque à Eucharis, mais celle-ci comme les autres nymphes frappait dans ses mains et jetait aux acteurs ses bracelets et ses bagues. Dans la grande loge vers laquelle se tournaient les coryphées, Mentor et Calypso s'entretenaient avec le Dieu Neptune, invité de la déesse, lequel fumait une pipe d'écume et envoyait de temps en temps des[p. 40] arbres de corail sur la scène. Télémaque s'efforça de suivre la comédie. À ce moment, un des jeunes ondins s'avança sur le proscenium et fit sa révérence à Calypso:

«Si lentement, dit-il, que j'ouvre les paupières, mes yeux n'arrivent à supporter qu'une seule lumière plus douce pour eux que votre colère à mon cœur: l'amitié contre laquelle les doutes viennent mourir en petits ruchets impuissants. Elle me mène au bout du monde, elle me perd et j'attends.

«Aujourd'hui, vous me voyez abominablement triste. Tout ce qui part de mon cœur est une fusée sans feu. Cette image va vous déplaire. Je commence déjà à vous ennuyer. Je ne vous injurierai même plus. On ne sait pas où commence la lassitude, on ne sait pas où elle finit. Je vous regarde et vous me regardez. Quel opprobre anodin trouverez-vous à me jeter en guise de rameau béni? Je ne cherche ni à vous imposer silence, ni à vous faire crier. Je ne connais plus aujourd'hui que ce grand vide en moi à cause de tous ceux qui sont mes amis comme les gouttes d'eau du fleuve sont les amies de la goutte qu'elles entraînent à la mer. Si vous voulez répondre de quelqu'un vous dites: je suis sûr de lui comme de moi-même. Or, s'il existe au monde un homme dont je ne puis psychologiquement pas être sûr, c'est moi. J'ignore ma loi; quel continuel changement permet que les autres me reconnaissent et m'appellent par mon nom; je ne peux pas me voir de profil. À tout instant je me trahis, je me démens, je me contredis. Je ne suis pas celui en qui je placerai ma confiance. Il n'y a pas là de quoi désespérer.[p. 41] Mais vous savez bien qu'un regard de mes amis suffit à bouleverser mes projets, voilà pourquoi nous sommes amis. Je quitte tout pour perdre mon temps avec eux, je m'abandonne moi-même. Sans doute croyez-vous que j'ai en eux cette confiance que je me refuse? Détrompez-vous. Je connais leurs travers, mille choses me choquent en eux. Ils font ce que je ne ferais pas pour tout l'or du monde.

«Je les sais sans grande affection pour moi. Il y a longtemps que nous ne portons plus sur nous les petites balances qui servent à apprécier la valeur personnelle. Je ne crois pas en mes amis comme je ne crois pas en moi.

«Mes amis sont ceux-là à la merci desquels je me suis mis pour des raisons imbéciles mais fortes en mon cœur. Il y a un torrent qui m'entraîne, et je le reconnais mon maître et je le flatte de la voix.

«Vous qui restez figés dans cette salle comme une flaque de boue, ne me demandez pas le chemin que je prendrai pour sortir de ce monde, ni ce qui me plie à une force étrangère. L'homme dont le corps est pris désormais dans l'engrenage vous parle avec sérénité: n'écoutez pas les mots qu'il forme, entendez seulement le chant monotone de ses lèvres.

«Aujourd'hui vous me voyez abominablement triste.»

. . . . . . . . .

—Comment s'appelle donc cette pièce? demanda Télémaque en bâillant.

Eucharis répondit: «Les Aventures de Télémaque, mon chéri.»


[p. 42]

LIVRE IV

Vendredi ou Dimanche pour moi c'est Lundi.

(FRANCIS PICABIA. Poésie Ron-Ron.)

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LIVRE IV

Neptune avait apporté à Ogygie de magnifiques présents pour la belle Calypso. Le soir qui suivit la représentation des Fausses-Roches, tandis que ce Dieu, Mentor, Télémaque et leur hôtesse étaient étendus avec les nymphes les plus familières sur les lits de repos voluptueusement décorés de baisers, d'agiles poissons étalèrent devant les convives ces dons merveilleux, originaires des abîmes. Dans des vasques de lave liquide, dormait l'onde des lacs sous-marins, enfermés dans des cavernes aux rochers couverts de sonnantes forêts. Des dauphins volants déroulaient des peaux changeantes comme le sable des bas-fonds ou le regard léger d'Aréthuse, fontaine souriante du milieu des mers. Les tissus verts des courants, les nappes phosphorescentes des profondeurs furent jetés sur le granit rose de la grotte aérienne. Trésors inconscients des Océans, fruits succulents des recels, c'étaient des pensées passées, les jours tombés à l'eau un à un depuis le chaos, les désirs perdus des siècles engloutis. Il y avait aussi des étoffes d'ombre, plaisirs des crimes, interférences de tous les vices terrestres, paroxysmes des nuits. Télémaque reçut pour sa part trois bouteilles apportées par les flots du temps,[p. 44] jetées plus tard par des mains en détresse dans le cours remontant des âges, échouées sur de lointains madrépores et découvertes par un hasard triton, égaré par l'amour aux limites du monde. Sur ces verres, détenteurs sans doute des principaux secrets de la vie, on pouvait lire les lettres moulées en relief de trois mots:

OLD TOM
GIN

Calypso, Eucharis et toutes les autres nymphes supplièrent le jeune prince d'ouvrir sur-le-champ ces transparents mystères. Malgré les conseils de Mentor, Télémaque, qui n'éprouvait plus le même respect pour son maître depuis qu'il avait surpris celui-ci avec Calypso, Télémaque, sensible aux agaceries de cette déesse et persuadé que Mentor jaloux voulait l'empêcher de plaire à sa maîtresse, Télémaque essaya de déboucher la première bouteille, mais vainement. Neptune à son tour s'y évertua en pure perte. Toutes les divinités présentes usèrent leurs paumes d'impatience à tenter d'arracher ce bouchon de siècles ancré à l'envers dans le goulot. Déjà Calypso libellait un billet à Vulcain; déjà le zéphyr commandé pour le porter aux forges de Sicile lissait ses ailes avec l'eau des montagnes, quand, à l'hilarité générale, Mentor demanda la bouteille, Eucharis ne se tenait pas de rire à l'idée d'une telle prétention chez un vieillard si sage et mesuré d'ordinaire. Neptune riait dans sa barbe et des fleuves de joie coulaient de ses yeux. Mentor prit[p. 45] la bouteille, la brandit et la brisa contre un rocher.

Un papier s'échappa des débris. Télémaque s'en empara pour le lire mais il se trouva dépité de ne rien comprendre aux caractères contournés de ce document. Mentor prit le feuillet des mains de Télémaque et traduisit sans difficulté:

AILLEURS, UN JOUR OU L'AUTRE

«Perdu au bord d'un lac sans fond dans lequel se mire un ciel inconnu, parviendrais-je jamais à lier à mon existence les siècles humains dont la piste effacée ne semble pouvoir croiser ces parages? J'ai oublié jusqu'au sens du temps: marché-je vers hier ou demain, rien ne saurait en décider. Il n'est pas possible ici de savoir si les âges se sont arrêtés pour toujours ou si leur fuite se précipite avec la rapidité uniformément accélérée d'une pierre qui se rapproche du sol. Que n'ai-je un chronomètre pour me tirer de ces incertitudes! Une clarté diffuse règne perpétuellement sur ce monde, et le soleil de l'espace qui est aussi celui du temps a déserté ce firmament immuable. La belle nappe liquide qui forme mon horizon s'arrondit vers l'ouest et reçoit au nord-ouest un cours d'eau qui vient du nord. Ainsi que j'ai pu le constater à l'aide de la boussole, sa direction semble nord-nord-est et sud-sud-ouest. Mais comment en mesurer l'étendue? J'ai fait le tour du lac plusieurs fois, sans parvenir à évaluer à un an ou à une minute près la durée du voyage. Cependant au premier abord j'en avais estimé la circonférence à cent[p. 46] kilomètres. De nouvelles conjectures m'ont fait porter ce chiffre de cent à cent cinquante ou cent soixante kilomètres. L'étendue réelle doit probablement se trouver entre les deux. Le temps que je mets à effectuer ce parcours ne peut pas me servir de point de repère: il varie de quelques pensées à un désert d'ennui et d'impatience. Les battements de mon pouls ne me renseignent pas mieux; leur irrégularité provient sans doute de l'incapacité où je suis d'apprécier toute égalité au milieu de cette nature consternante. Les espèces végétales ne suivent dans leur développement ni le plan ni l'ordre de succession coutumiers: les fleurs deviennent racines, les arbres poussent vers le sol. Tout à coup je m'imagine vieillir pendant que je soulève mes paupières. Décidément je suis un mauvais sablier.

«Comment j'ai pu m'égarer dans le temps, je me le demande encore. J'avais accepté avec plaisir d'aller en Normandie dans la villa d'un de mes amis, Céleste P..., marié depuis peu. Paris se dépeuplait, et passer quelques jours au bord de la mer dans la fraîcheur saline et le grand air pur n'était pas fait pour me déplaire. Je ne soupçonnais guère cependant quelles émotions m'attendaient dans ce pays de calme et de repos. Il avait fait une journée superbe. La poussière avait envahi les wagons du voyage, mais à l'approche de la mer une fraîcheur délicieuse s'était mise à régner sur les cœurs. À la descente du train, je regardai autour de moi et vis que le ciel était bleu de ciel. Céleste s'avançait vers moi la main tendue. Soudain une distraction me prend, je[p. 47] pense à autre chose: une fois qu'on a pensé à autre chose, c'est fini. Impossible de revenir à mon point de départ, et de fil en aiguille je me trouve dans une région désertique à une époque indéterminée de l'univers. Au début je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Je me disais: «Cela ne durera pas.» Maintenant je ne sais même plus si cela dure.

«J'ai acquis la certitude que dans le cul-de-sac temporel où je me suis fourvoyé il n'y a pas âme qui vive. Un compagnon d'infortune me permettrait seul de regagner la vie. À deux nous reconstituerions le temps. Affaire de comparaison. Mais seul je m'échappe à force de me croire identique: si je reste le même d'une minute à l'autre, comment éprouver la qualité acquise à ce mouvement d'aiguille? Je finis par ne plus ressentir la continuité de ma pensée; par instant, à vrai dire. Car le plus généralement tout m'est logique dans la solitude et si j'écris pour de problématiques sauveteurs, des sauvages sans yeux ou les flots sourds qui emporteront ma bouteille, je ne puis plus m'affirmer que le langage dont je me sers sera jamais compris d'un homme autre que moi. Relire m'est impossible: je ne me suis intelligible que sur le moment. Les mots qui se présentent revêtent parfois de singuliers visages, nus et différents d'eux-mêmes, sans doute. Ballons crevés. Les passe-temps, plaisirs, loisirs, m'apparaissent des coutumes étranges: le feu est ce que je trouve de plus mystérieux. Le roman que j'avais dans ma poche pendant le voyage y est demeuré et je retrouve en lui mes seuls souvenirs de la vie humaine. Vie paradoxale,[p. 48] bornée par les questions les plus élémentaires. Je prends un exemple dans mon livre, le personnage appelé Georges, hôtelier. Les enseignes des professions se balancent avec mélancolie dans la ville bleue du regard. Cette limite à soi-même, la branche de houx que l'homme accroche un matin sur sa porte le condamne à n'être jamais que l'aubergiste à perpétuité. Dans les livres, des lumières soudaines se mettent à briller entre les personnages de convention qu'on voudrait être. Choisir entre deux destins se perd tragiquement dans les mouvements désordonnés du cœur. Une très belle femme, deux ou trois exaltations singulières, un moment de bonheur parfait, la vie tout entière d'un citoyen du monde se réduit à quelques métaphores plus tristes et plus vulgaires qu'une échoppe de menuisier. À force de demeurer les yeux dans le vague, on sent se nouer dans la poitrine l'image de l'infini bleu et rouge dans lequel la vie court à une vitesse connue. Accommoder pour regarder l'univers ou pour interroger son cœur, l'un ou l'autre ne se fait pas sans fatigue. Tout se termine par une lanterne balancée dans le vent et, plus tard, des chevaux contents de pouvoir enfin, la boîte livrée, trotter sur le pavé des faubourgs.

«Sol des cris sans liens, plantes folles, la terre court on ne sait où, et nous serrons contre nos goussets les tables de la loi physique avec de petits sourires approbateurs. Avec quelle ingénuité nous lions par des rubans formules un bouquet de pâquerettes et de roses, les fonctions de l'espace et du temps qui se laissent faire indulgemment![p. 49] En attendant, je sens que, de plus en plus, j'allais dire chaque jour, les éléments de la connaissance se brouillent, fondent. Que je laisse fuir encore deux ou trois notions et c'en est fait de toute possibilité de retour au pays des horloges. Une lente dissolution de ma personnalité, voilà ce que je redoute. Comme je suis seul, je ne peux pas devenir fou. Les éponges du silence, les cristaux du vide, où en étais-je? Je me hâte, bicycliste, éperdu après le départ de la roue arrière, qui se maintient par miracle sur une seule révolution renouvelée. La peur à pas de loup fait sa petite journée d'orage. J'étouffe plus ou moins suivant les temps de la respiration, faute de pouvoir les reconnaître. Ce qu'a pu devenir la sensualité dans ce bordel, c'est à n'y pas croire. La progression géométrique du désir, on ne la conçoit pas en dehors de toute succession. Les quatre opérations, c'est joli à dire. Mouche à vinaigre, encrier des nuages, qui me rendra la gaufre ornée d'une tour Eiffel en relief, la Ville Lumière, comme on l'appelle?»

—Une minute, dit Calypso, j'ai cru qu'on allait parler de l'amour. Ab! bien, je me trompais joliment.

Mentor déjà cassait la deuxième bouteille. Elle semblait vide. Il fallut la secouer pour en faire sortir une feuille roulée et chiffonnée que le vieillard se mit à lire à haute voix:

[p. 50]

LES ESSAIS POUR ENTRER EN RELATIONS AVEC MARS

New-York, 16 Mai.—Le docteur Frederick Millener a pu se convaincre que la planète Mars, pendant les trois jours où elle se trouvait à la distance la plus rapprochée de la Terre, ne nous a envoyé aucun message radiotélégraphique. Il avait installé pour cette occasion, dans le voisinage d'Omaha, État de Nebraska, un appareil extrêmement ingénieux. L'antenne réceptrice se composait de trente-cinq milles de fil attachés à des mâts et couvrant environ vingt-cinq milles carrés. Après avoir écouté vainement pendant sept jours, il fut en mesure d'annoncer que Mars n'essayait pas d'entrer en communication avec la Terre. À la suite de son expérience, le professeur a fait les déclarations suivantes:

«Nous ne sommes pas désappointés du résultat négatif de l'expérience. Nous ne l'avons pas entreprise pour prouver que des signaux radiotélégraphiques étaient envoyés, mais simplement pour découvrir si de tels signaux étaient lancés. Nous aurions été heureux de pouvoir annoncer au monde la réception des signaux provenant d'une autre planète. Au surplus, nous nous rendons compte qu'il n'y a aucune raison pour qu'à une époque quelconque de l'avenir les communications interplanétaires ne puissent s'établir à la condition qu'il se trouve des êtres intelligents sur les autres planètes.

«Pendant la première nuit, nous commençâmes à écouter à 8 heures du soir. Nous employâmes d'abord des[p. 51] ondes de 15.000 à 18.000 mètres. Pendant plusieurs heures, il sembla que nous entendions tout ce qui se passait dans le monde entier. Nous entendions Berlin, Mexico et toutes les stations importantes. Un violent orage éclata alors quelque part; le bruit du tonnerre était comparable à celui qu'aurait produit un violent orage de grêle sur un toit de zinc. Vers 2 heures du matin, le calme revint. Nous allongeâmes alors les ondes: cela nous conduisit dans des régions extrêmement éloignées de la Terre. À ce moment, un silence de mort régnait. Pendant plusieurs heures, nous augmentâmes graduellement la longueur des ondes, pour arriver finalement à 300.000 mètres, mais toujours sans le moindre résultat. Or, si les autres planètes sont habitées, si la science a fait, sur ces planètes, les mêmes progrès que chez nous, leurs habitants doivent posséder une connaissance exacte des mouvements terrestres.»

—Pour le coup, dit Télémaque, je n'y comprends plus rien. La Sibylle est plus claire, Delphes mieux explicite: j'ai rarement éprouvé une impression de nuit aussi complète.

La troisième bouteille fut débouchée sans peine et quand Mentor en eut retiré un manuscrit couvert de caractères violets, une nymphe la déroba pour la mettre en place d'honneur sur la cheminée de son salon. Mentor lut donc:

[p. 52]

«Allô, petite, église de campagne après les plaines d'absence par ici. Au milieu des sillons sans ordre l'horizon tournez. Ils, à cet endroit même par où par où. Les yeux de l'inconnu sont des cartes à jouer. Nous cherchons ce perdu pour toujours, visage hâlé par mais afin d'une. Aventure manquée. Les regards des ont passé bicyclettes laissent une piste rayée dans notre cœur. Un homme ou une femme emporte pourquoi comme un naquit à peine avant que nous la lui vite dans les bois. Les prunelliers du talus cris s'arrêtera avec des ô nus aigres pendant que profitez nous brûle la politesse moteur à pétrole. Un à travers m'avertit et je me retourne quand la grande machine à battre, Madame dans la conversation. Elle à la rampe d'un escalier de nuages pas menus de sourire aux catalogues des grands magasins et car épaules enroulera serpent le désira. Question bonheur si une chevelure de haut en bas dans le bruit des baisaient aux orties, la paix. C'est comment, baromètre anéroïde. Au delà de mes possédèrent je par exemple l'amour assez. Résolution résolutions se fond devenir à. Échappé, le si très beau, très pur, pierre de touche de tout estimons. À la merci des caresses un jour ou l'autre paraissait parce que. Pour ricaner il faut une émotion considérable. Maintenant pareil aux étoiles, hier comme désormais, demain sans précédent. Je dis la même chose que ma tu et nous pierre dans le vide avenir aux mains d'il fleurit. Avec les persiennes de donc arbre de charbon souvenirs vivait s'immobilisera fûmes le long du fleuve le combien sommes-nous et devant les fauteuils de peluche rouge.[p. 53] Roue écris le but plus tard, mouchoir agité j'attends: navigateurs passez votre chemin.

«De lorsque à volupté les moi enfance sautèrent avec regretteront vous poussière de le ou de la de prime.» Ainsi les gens raisonnables m'exhortent-ils à la résistance. Plaisanterie paraître connus que céleste avide décor ma désaisi par habitude rompront. Silence de roman, les horloges à docile couverture du pourtant jugiez: bonjour et.

«Ma vie est dans le sillage de quelqu'un.

«Marcel.»

Lac des 4 Cantons, le 18 courant.

L'île de Calypso se balançait sur son amarre.


[p. 54]

LIVRE V

«Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon loup, mon petit singe, grand serpent, mon petit singe mélancolique.»

(CHARLES BAUDELAIRE. Journaux intimes.)

[p. 55]

LIVRE V

«Enfin, dit Eucharis, que lui veux-tu à ton père?

—La connaissance du passé, nuit dorsale, est le commencement de toute connaissance. Du moins, on l'assure. L'enfant apprend à marcher en brassières. Plus tard il se meut dans tous les sens. Je fais la planche dans le temps: c'est ce que j'appelle chercher Ulysse, dans mon langage spécial. Une fois maître des secrets mécaniques, où n'irais-je pas? Demi-tour à droite dans les siècles. Après cela, je m'exercerai au pas gymnastique. Il y a peut-être moyen d'étendre indéfiniment les régions de la vie; si nous savions, nous ne mourrions jamais.» Télémaque posa sa tête d'orage entre les seins d'Eucharis et sa voix vint mourir, flot marin, contre ces éminences dorées.

«Eucharis, dit-il.

—Télémaque?

—Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis,[p. 56] Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis,[p. 57] Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, ma petite locomotive en or, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis.

[p. 58]

Le jour à la fenêtre close,
Mon cœur c'est à peine s'il ose
Entreprendre ta découverte[1].

Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis.

[1] Scie ogygienne.


[p. 59]

LIVRE VI

Repoussez l'incrédulité: vous me ferez plaisir.

(ISIDORE DUCASSE. Poésies.)

[p. 60]

LIVRE VI

«Avez-vous oublié mes leçons, dit Mentor à Télémaque, pour vous affliger des trépas imaginaires par l'annonce desquels la rusée Calypso se flatte de vous retenir dans son île? L'autre jour, Ulysse; ce matin, Pénélope. La mort n'existe que dans le temps, pure invention du langage. Méthode infidèle à rendre compte des faits, le temps sera un jour abandonné des hommes pour un système plus commode d'expression. Ne doutez pas qu'alors l'éternité ne devienne une notion immédiate. Où la faiblesse du concept temporel se manifeste, c'est dans ce langage même qui impose sa réalité: le lien du temps et du langage n'a de nécessité qu'apparente, le vocabulaire de l'espace y supplée et nous employons un terme à deux fins différentes. L'idée de temps si elle paraît obscure en soi-même, l'esprit la saisit par un détour, en fonction des événements, si peu distincts de leur durée qu'elle leur sert de nom dans le langage populaire. De là les deux opérations inverses nommer la moisson l'août, ou les années des feuilles. Une très petite durée, l'imaginer clin d'œil, éclair, etc., exige un effort d'imagination. Mais dire d'une mante: sortie de bal, pour des raisons de coïncidence, ne revient qu'à étendre la signification d'un[p. 61] terme. La première opération ne se fait pas sans peine; elle n'a valeur que de métaphore; de convention aussi. La seconde me satisfait plus aisément: ce qui me semblait incompréhensible, cent ans, par exemple, désigne mes contemporains des mots le siècle, et par simple substitution me devient un terme clair et défini.

—Vous semblez faire confiance à l'espace plus volontiers qu'au temps.

—Vous avez raison; je montre quelque tendresse envers l'espace, mais c'est que selon lui se développe ma volupté que le temps borne au contraire. Laissez-moi tranquille à la fin ou lisez au préalable la Feuille volante sur la préposition après: apprenez à parler une heure sur la catachrèse métalleptique, et peut-être qu'alors vous ne parlerez plus à la légère.

—Le jour que je ne parlerai plus à la légère, malgré votre croyance à l'immortalité, malgré cette vieillesse plus verte que les filets à papillons du printemps, vous serez mort, Mentor, mort complètement.

—On croirait que cette perspective vous réjouit.

—Aussi bien commencé-je à vous détester comme les autres vieillards. Vous niez le temps qui me donne barre sur vous, votre crâne chenu dit non à la vie sous couleur de refuser la mort, mais moi, moi, Télémaque, moi la souplesse et la force, retour sans fatigue de l'effort à son point de départ, assurance sur le sol, moi, je ne me laisse pas tromper et je ricane. Vous savez, quand vous serez mort, je parlerai de vous avec une émotion contenue et dans les disputes je me servirai de votre autorité pour[p. 62] faire admettre des axiomes favorables à ma thèse. Je vous méprise, pour votre imbécillité, et vous m'appartenez dans l'avenir comme le passé appartient au présent qui en use, en rit et le gâche.

—Allons, nous finirons par nous entendre. Vous faites des progrès étonnants.

—Vous ne croyez pas si bien dire. Le manteau du dévouement, un jour ou l'autre le vent le relève. On découvre si Mentor s'acharne à démontrer la perfidie de Calypso quel lien l'attache jalousement à cette beauté trop encline à de plus décentes amours.

—Le fils d'Ulysse se reconnaîtra toujours des autres hommes à la modération de ses propos.

—Vieil hypocrite, tandis que vous dormiez, j'ai vu sur votre sein, ce tatouage, complexe de la peau, témoignage à travers les années, cynique compagnon de la perversité. Voilà encore sur votre visage au moment que je vous démasque cet air de dignité que vous n'abandonnez jamais.

—Je suis curieux de voir à quelles extrémités vous porteront ces graves découvertes.

—Votre curiosité soit satisfaite: je vais trouver Calypso et l'inviter à dormir.

—Allez.

—Nous rirons bien de vous.»

Télémaque s'éloigna dans la persuasion que Mentor l'arrêterait dès l'abord. Au bout de quelques pas, il s'émerveilla de ne point entendre son nom prononcé d'une voix suppliante. Il s'arrêta, se retourna et dit:

[p. 63]

—Je vais dormir avec Calypso.

Mentor eut l'air de s'intéresser par politesse à cette information. Télémaque, décontenancé, répéta: «Je vais dormir avec Calypso, à moins que vous ne me donniez une bonne raison de ne point le faire.

—Moi? Mais est-il plus de raisons à dormir seul qu'en compagnie? Dormez, dormez, ce sera toujours pain béni.

—Quoi, vous ne me retenez pas?

—Avez-vous envie de dormir avec Calypso?

—Ma foi, non.

—Eh bien, laissez-la avec ses nymphes.

—Ah! je vous retrouve, je cours dans son lit.»

Mentor haussa les épaules et se mit à jouer à la balle avec un galet. Télémaque cependant songeait par avance à la déesse et s'efforçait à trouver en son image la justification d'un transport à venir. En courant à travers la montagne vers la grotte de Calypso, il faillit renverser Eucharis et passa près d'elle sans la voir. Elle le regarda, comprit tout et eut une crise de nerfs. Lui, déjà le jouet de son imagination, se hâtait trop lentement au gré de son propre désir. Mais il trouva la déesse en grande conversation avec Neptune. Elle lui dit: «Asseyez-vous, mon ami,» et ne fit plus attention à lui. Après quoi elle reçut sa modiste et fit des projets de coiffure. Puis elle congédia Télémaque en souriant. Il entra dans une rage noire et s'en alla dans la campagne casser toutes les têtes de chanterelles qu'il put rencontrer. Il pensa à Mentor et jura comme un charretier. Au coin d'un bois, il trouva Eucharis en larmes, l'appela sotte, puis comme elle[p. 64] redoublait de sanglots, la battit comme plâtre et quand il fut fatigué passa sur elle l'envie qu'il avait eue de Calypso. Eucharis ne se montra pas difficile sur la qualité des sentiments qu'on lui témoignait. Elle mit même si peu d'exigence sur ce point que Télémaque, quand il l'eût quittée et qu'il rencontra Calypso au bord d'un ruisseau, se trouva tout penaud d'être accueilli par cette dame avec toutes sortes de soupirs et de mines gênantes. Calypso se mit à rire, s'excusa de le faire, et inventa des raisons à une défaillance si surprenante. Mais elle ne put rester maîtresse d'elle-même et partit comme une folle en oubliant ses voiles, et de moins chastes accessoires. À ce moment précis, les forces revenaient à Télémaque. Il manqua rappeler la fugitive mais en fut retenu par le sentiment du ridicule. Il se leva, prit un bain de mer et nagea jusqu'à un petit récif assez éloigné de la côte sur lequel il monta; il s'assit, arracha des moules et les mangea crues en pensant à la mort. Précisément Neptune quittait Ogygie pour regagner son palais de vagues. Il héla Télémaque au passage et comme le jeune homme ne quittait pas son rocher il louvoya vers lui, criant: «Voulez-vous coucher avec des femmes-requins? des femmes-scies? des femmes-tortues? des femmes phosphorescentes? des sirènes électriques? Voulez-vous connaître le fin fond des choses? le sort des marins qui excitèrent le désir des lames? Voulez-vous goûter aux plaisirs dont les dieux ne parlent qu'à voix basse? Voulez-vous voir la bête au nom mortel, le serpent de mer qui détruira le monde? Voulez-vous voir la petite manœuvre obscène des sables mouvants? les amours des[p. 65] algues? les putréfactions sous-marines? Entrez, entrez, on ne paye qu'en sortant!» Télémaque revit la tête à gifles d'Eucharis amoureuse, le rire impertinent de Calypso, le haussement d'épaules de Mentor, et, décidé à ne pas regagner l'île de sitôt, il sauta en croupe du dieu des mers. Le voyage dût être long, car la barbe avait poussé au fils d'Ulysse quand il parvint chez Neptune. Cependant il eut juré n'avoir navigué que l'intervalle de deux marées. Il fut reçu par de vieilles divinités décentes qui le conduisirent en baissant les yeux dans une salle de sel gemme où les plus éclatantes nudités semblaient attendre la venue de Télémaque. Elles se mirent à danser autour de lui: c'étaient des éponges, des perles, des coraux, des lichens, des coquillages, des courants, des hippocampes pareils aux baisers sinueux. Elles parfumèrent le voyageur, le dévêtirent de quelques scrupules, le peignèrent et le caressèrent à mourir. Alors commença la fête: tout ce qui court le monde des imaginations, le monde désert des espaces inutilisés, le monde inconscient des bêtes à cornes, à plumes, à branchies, le vaste monde des regards aux germinations folles des peupliers ensemencés par la neige du vent, aux étreintes mortelles des araignées de grande taille, se précipita, trombe des instincts, choc, conflagration, amour, dans le salon de parade où Télémaque naissait à la connaissance de la volupté perpétuelle. La chèvre de Mongolie qui dort en nous se réveilla. Les esturgeons coururent dans les veines. De la nuit des cheveux se levèrent les cerfs et les oiseaux: chasse enfantine, visages obscurs, les tendres tempêtes[p. 66] des regards se peuplèrent. La faune des orages levée par les chiens célestes aux dents d'éclairs, gala des sens désordonnés et perdus, ouvrit ses yeux d'inquiétude derrière les feuillages du temps. Les perce-oreilles dansèrent! les plongeons commencèrent une nuit sans fin; les boucs majestueux passèrent à l'horizon; les hermines aux mains noyées du calme glissèrent sur les tapis de mousse; les poissons rouges gémirent plus doucement que les femmes heureuses. Voilà les nymphes monstrueuses de Borée, les belles croupes luisantes, les chairs huileuses et dures des océans septentrionaux; je les regarde, et le va-et-vient lent, puissant, nonchalant de ces piliers de vie emporte comme une oreille arrachée le désir à crier, fils de leur passage. Je ne me connais plus que transport, mouvement reptile; sang, sang, sang. Mes mains cuillers de plomb se tordent, fondent. Mon corps est un tonneau cerclé dont les éclats seront plus beaux que le tonnerre; cela monte avec la lie et ma voix rauque. Mes genoux se dérobent à l'immobilité comme ceux des machines. Projectile du prodige, je pars poignard et j'arrive baiser. Le monde à sac succombe, bâche sous les cataractes célestes, crevant de mon poids précipité sans choix sur la proie au hasard: découverte d'un continent à mordre, j'ai rencontré la femme, ma maladie. Domaine exclusif du toucher, ce corps ignoré des yeux occupés des seuls cheveux qui poussent pendant l'amour, ce corps s'étale et se raidit contre mon corps, volonté de contact. L'aide mal-habile guide la fougue à la volupté, fait osciller le couple, baleine au dos des plaines d'eau, qui échange des paroles[p. 67] gênées et nues, des mots nuis et venus de loin, suivis des bruits ruisselants des dents serrées, morceaux de morsures, vulgarités soudaines, précieuses, perçantes. Le mot propre, écluse lâchée, révèle l'attention du mâle, le souci précis, le point vif. Ménage des légendes, le manège tourne. Il grince, aigre, aigu, crie. Mon poing si tu crics encore. Comme cela dure, petite groseille, ma bascule, comme cela dure. Ton bras s'enfuit, il se détache. Je ne sais plus, porcelaine, ne me demande rien. Je voudrais dormir sans m'écarter de ta forêt.

Sur ces entrefaites, Télémaque remonta comme une bulle d'air à la surface des flots et regagna à la nage l'île où Calypso l'attendait; il trouva cette déesse dans le trouble le plus grand. Elle s'accusait du départ de Télémaque et se reprochait amèrement d'avoir ri de lui. Eucharis, pendant la longue absence du fils d'Ulysse, avait mis au monde un enfant qui fut nommé Misochronopoulos, ou plus familièrement Miso; Calypso retrouvait avec tristesse les traits du disparu sur son visage. Mentor qui avait horreur des enfants et que Calypso agaçait avait mis à profit tout ce temps pour construire à lui seul un navire et son gréement. Le retour de Télémaque fut accueilli comme on le pense bien. Il y eut des réjouissances dont on parla dans toute la Méditerranée. Télémaque rendit Eucharis et Calypso heureuses à ce point qu'elles perdirent tout sentiment de jalousie de l'une envers l'autre et partagèrent tranquillement la couche de leur amant. Elles s'y rencontrèrent souvent sans humeur et même, lorsque Télémaque réclamait quelque répit,[p. 68] elles ne dédaignaient point de se rendre des services mutuels, auxquels elles prirent si bien goût que progressivement elles arrivèrent à se passer du fils d'Ulysse et qu'elles lui intimèrent un beau jour l'ordre de ne plus les importuner. Télémaque sourit grossièrement et dit à Eucharis: «Cela m'étonne de vous.» Puis à Calypso: « Je n'en attendais pas moins de ta part.» Après quoi, il s'en alla retrouver Mentor qui mettait la dernière main à son vaisseau. Mentor triompha:

«Là, qu'est-ce que je vous avais dit?

—Si vous croyez que je m'en souviens, depuis le temps!

—La mémoire, ce mot désigne la faculté de rappeler les idées et la notion des objets producteurs de sensations aussi bien que l'action, l'effet de cette faculté, le souvenir: j'ai bonne mémoire ou j'ai mémoire d'un mausolée dans la campagne (mon exemple est un jeu de glaces). De ces deux sens, l'un est au propre et l'autre s'en déduit par simple figure. Mais auquel des deux y a-t-il métonymie? Devinez: il s'agit de frapper sur la main qui contient la bille. Hasard. Je ne peux pas considérer le sort d'un mot avec indifférence. Ce lien de l'objet à moi, ne s'est-il pas altéré à traverser les ans? Les mots à la merci du souvenir gagnent à être connus. Rafraîchir se dit de la mémoire et des cheveux. De mémoire d'homme ne se dit que dans les phrases négatives. On porte aussi pour mémoire ce qui n'entre point en ligne de compte: chaque emploi d'un vocable étend la part d'arbitraire qui présida à son choix. L'édifice fragile des sons électifs s'écroulerait[p. 69] s'il ne nous faisait illusion: nous croyons, juchés sur les mots, qu'ils nous facilitent des progrès sensibles. Nous avons du monde une représentation verbale, petite abstraction pour les jours de pluie.

—Cela va vous mener très loin?

—Jusqu'à Ithaque, répondit Mentor qui feignit parler du navire.

Vache à rubans, la nourrice de Misochronopoulos apportait son pensionnaire dans son sac à main. Télémaque prit un air renfrogné:

—Allons, dit Mentor, et vos entrailles? La voix du sang.

—Tes plaisanteries, mon cher Mentor, me charment de moins en moins. Je déteste les rats, les crapauds et autres boutons de manchettes, voilà tout.

—Vous détestez surtout les souvenirs, Télémaque, et les enfants des autres vous seraient moins odieux.

—Uniquement parce qu'on ne se plaît pas à me supposer vis-à-vis d'eux d'absurdes obligations illusoires. Sans quoi j'en casserais toujours volontiers quelques-uns.

—Uniquement! Mais ici le plaisir se corse à se regarder dans le miroir puéril, cadeau d'Eucharis. C'est bien vous, en plus rouge, plus graisseux, plus glissant. Joli portrait sans cheveux.

—Laissez-moi la paix.

—Oh! oh! ne vous fâchez pas. Le gentil Miso fronce le front comme vous faites. Sucez votre pouce.

—Hein? Idiot que je suis!

—Frappant, frappant. Le même geste! Se retrouver, quel délice!

[p. 70]

—Allez-vous m'ennuyer longtemps avec ce spectacle révoltant? Vous qui parlez de la mémoire avec complaisance, trouvez si cela vous botte des plaisirs sans fin dans l'hérédité, cet autre remords de la matière. Moi, moulin à café, je n'aime pas les caricatures. Passez-moi Miso, nourrice.»

Miso fut lancé en l'air si rapidement que la nourrice n'eut pas le temps de s'arracher les cornes. Il se balança au-dessus de la mer, et alla s'abattre hors de vue pour ne pas salir le paysage. On dit que Jupiter changea la victime en nuage, mais ce n'est pas certain.

«Si tel est votre avis sur la question des héritages, dit Mentor, je crois que vous ne sauriez prétendre à la couronne d'Ithaque. Et Ulysse?

—Mon pauvre ami, vous en êtes encore là? Venez prendre quelque chose.»

Péripéties ridicules, les histoires inventées se pressent aux fenêtres et écrasent dérisoirement leur nez aux vitres. Tout de même quelle absence d'imagination! Quand on est fatigué de l'amour, on va boire. Quand on est fatigué de boire, on va boire. Vous connaissez Monsieur Chériau? l'entrepreneur de bâtiments. Moi non plus. La porte de droite mène au téléphone, la porte de gauche à une autre idée. Nous passons notre temps à nous tromper de rue. Les propos entendus atteignent des proportions, comment dirais-je? disproportionnées. La langue se refuse à l'usage infâme de la parole: elle est faite pour un sort plus noble. Gémissons sur l'état de servitude où nous sommes tombés progressivement depuis quelques années.[p. 71] Servitude, ma chère, avec tes yeux de poisson frit, servitude, ma chère, avec tes yeux de poisson frit. Je me perds, je ploie sous la pression atmosphérique. Je fais très bien le manomètre. Pour cela, j'ouvre la bouche. Bâââ. Je vous jure que je n'ai pas envie de rire. La vie, c'est une petite bique triste. Je vous en prie, ne plaisantez pas tout le temps, vous me faites monter les larmes aux yeux. Comme cela, sans motif: je ne sais pas ce que j'ai aujourd'hui. Mes amis, que voulez-vous devenir? Maçons, peintres de grands talents, illusionnistes, gens du monde, glorieux. Eh bien, vrai! On ne peut plus recommencer la partie. Fermons les yeux. Rien de pire ne peut nous arriver que le fait que quelque chose arrive qui... Le plus court chemin d'un point à un autre, problème sans intérêt. Les lieux géométriques, aussi, tourmentent beaucoup les hommes. On ne peut pas dire que cela prouve leur intelligence. Comprenez bien. Le port des boucles d'oreilles est un usage qui disparaît. Quel dommage! Il n'y a plus qu'à jouer la vie à pile ou face. Pile, on se tue, Face, on vit. Hop!

Face, j'ai perdu.


[p. 72]

LIVRE VII

«Montes exultaverunt ut arietes, et colles sicut agni ovium.»

(PSAUME 113.)

[p. 73]

LIVRE VII

Sur l'arène rose, poussière de nacres piquantes, Télémaque et Mentor, abrutis par la chaleur, regardaient la mer comme une vieille connaissance. Un homard un peu dieu en sortit et s'inclina devant eux. Il tendit à Télémaque une algue sur laquelle on pouvait lire:

UNE CHARMANTE SURPRISE JE SUIS SOURD-MUET CETTE VENTE EST MON SEUL MOYEN D'EXISTENCE PRIX: Ce que vous voudrez S.V.P.

Télémaque jeta quelque monnaie au homard qui se changea en une belle jeune femme et partit en courant vers la montagne. Après avoir déplié l'algue, le fils d'Ulysse la tendit à Mentor, et trop las pour le faire pria son compagnon de lui lire ce qu'il y voyait. Mentor lut donc:

«LE NARCISSE: fleurit sous le dixième signe du Zodiaque. Ses couleurs blanches et jaunes, unies ensemble, se divisent ainsi: le blanc, amour de soi-même; le jaune, égoïsme; la fleur, passion.

LE SOLEIL: suivant la mythologie était fils d'Hypérion et de Tria. C'est le symbole de la fécondité et de la[p. 74] chaleur vitale. Son influence est d'un augure favorable pour les personnes qui naissent dans ce mois fortuné.

—C'est tout?

—Non, au dos il y a encore ceci: LE NARCISSE. LE CAPRICORNE: sous cette planète vivifiante, vous avez été trompé par quelqu'un en qui vous aviez beaucoup de confiance. On vous a fait de grandes promesses qu'on ne vous a pas tenues. Le soleil, vivifiant la nature, rend heureux, tôt ou Lard, ceux qui naissent sous son signe. Vous aurez à craindre la ruse d'un de vos voisins très curieux et la méchanceté d'une personne qui vous est proche.

—C'est tout?

—C'est tout.

—Que savons-nous de l'avenir, substantif masculin qui désigne le temps futur, ce qui doit arriver en ce temps-là, notre destinée la postérité (Qu'à l'avenir un silence éternel cache ce souvenir, Rac.), la prospérité, le succès? Vous connaissez, Mentor, ces appareils automatiques qui moyennant une pièce de bronze prédisent leur sort aux passants? Un couple s'arrête devant une de ces boîtes. L'homme murmure des paroles d'éternité aux oreilles heureuses de sa compagne. La femme se serre contre lui et presse sa main forte. Leurs regards se croisent, luttent doucement et retombent sur la caisse-à-deviner. Ils sourient. À de petits mouvements de leurs mentons, on peut comprendre qu'ils plaisantent avec beaucoup d'émotion en songeant à leur avenir commun. Puis l'homme se fouille, et met deux sous dans la fente.[p. 75] Avec un bruit de ferraille, la machine se déclenche. Deux têtes se penchent et l'homme lit en faisant semblant de rire:

Vous vous absorbez
dans votre passion,
il est temps de changer.

Ils s'éloignent précipitamment, et, à trois pas de là, la femme pousse tout à coup un cri terrible comme le bonheur perdu.

—Les éclipses ne sont pas pour nous faire rire des prédictions. Ce mot-ci s'emploie au sens actif et au passif. Deviner est plus commun qu'on ne croit: nous n'avons presque pas d'autre procès de pensée. Toutes les découvertes se réduisent à des charades ou à des prédictions. L'inventeur du sablier prédit, devine l'usage qu'on en fera et cætera. L'esprit peut, semble-t-il, envisager toutes les conjectures. Leur nombre pour un cas précis n'atteint pas des chiffres au delà de nos représentations. «Je vous le donne en cent» semble déjà une hyperbole. Rien n'est agréable, instinctif, comme nier le hasard.

—À quelques jeux de dés, on nomme hasards certains points fixes toujours favorables à celui qui tient les dés. C'est pourquoi je crois au hasard.

—Il n'y a pas de hasard.

—On peut formuler ceci; par hasard, il n'y a pas de hasard.

—Vous reculez la difficulté d'un degré. Les devins[p. 76] sont très exactement des hommes qui parlent en connaissance de cause. On nomme aussi hasards les périls.

—Il y a peu de mots qui ne soient à double tranchant. On dit communément qu'aux jeux de hasard, les combinaisons volontaires n'ont point de part. Rien n'est plus vrai ni plus faux. Exemple: la vie.

—C'est parce qu'il n'y a pas de hasard qu'on peut la connaître par avance.

—Je sens bien qu'il est à ma portée de bouleverser, songe-malice du destin, les plans mêmes de la fatalité. Si cela me lient seulement à cœur. Et jusqu'à quel point ma volonté n'est-elle point un hasard, pour que je m'autorise ainsi à la considérer en opposition à ma destinée?

—Bien, jeune homme, bien.

—Qu'est-ce que vous avez à rire?

—Vous devenez peu à peu pareil à tout le monde. Avec une peine immense vous retournez aux idées communes. Vous vous gâchez à merveille. C'est un spectacle assez voluptueux.

—Horrible vieillard, ne m'irritez pas davantage!

—La jeunesse reproche à la vieillesse de lui reprocher sa jeunesse. Elle me fait l'effet d'un serpent qui se mord la queue. Mais n'ayez crainte: je ne vous dissuaderai pas de bâtir vous aussi votre petit système solaire. Attrapez deux ou trois bonnes certitudes: cette maladie en vaut une autre. Nous partons demain pour Ithaque?

—Ah! oui? Votre coquille de noix est terminée? Je ne vous accompagne pas.

—Est-ce Eucharis qui vous retient ou si c'est Calypso?

[p. 77]

—Vous ne vous moquerez pas longtemps...

—Là, là, restez assis: il fait si chaud. Quel charme secret a donc Ogygie pour qu'elle soit préférée à Ithaque?

—Celui de n'être pas ma patrie: rien ne me lie ici, c'est pourquoi j'y demeure.

—Hum! Obligation à la deuxième puissance: croire à sa liberté, quelle prédestination!

—Mentor, vous baissez. Vous ferez bien de regagner Ithaque où le climat insalubre portera le dernier coup à votre santé. Bonne chance.

—Quelle ironie fine, Télémaque, quelle saveur dans vos propos! C'est avec une jubilation extraordinaire, croyez-le bien, que je constate ici votre bêtise.

—Votre sagesse se retourne en moi contre vous.

—Oui, vous êtes bien le fruit de ma sagesse: gentil paroxysme raté. Il faut vous résigner à n'avoir été qu'une expérience. Une preuve aussi. La preuve par l'absurde. Il vous importe peu de quoi. Je connais mal mon domaine. Les Télémaques m'aident à mettre les choses au point.

—Pauvre imposteur, vous pensez, vous sentant usé, me donner le change en jouant les grands hommes. Regardez d'abord les plis de la peau de votre ventre. Lamentable Mentor!

—La pitié, maintenant. Oh! le réjouissant fantoche! Mon petit Télémaque, croyez-m'en: vous n'êtes qu'une erreur sentimentale.

—Je suis Télémaque, un homme: libre mouvement lâché sur la terre, pouvoir d'aller et venir.

—On jurerait entendre une boule de billard.

[p. 78]

—Laissez-moi rire avec vos calculs d'ardoise et vos prétendues expériences. Je vous demande un peu quelle prise vous avez jamais eue sur moi. Au monde, depuis moi, je me promène maître. Je fais la nuit en fermant les yeux. Je fais la vie à mes pas, je fais le vide par mon absence. La lumière m'appartient. Que je vous oublie et vous voilà mort.

—Essayez.

—Je puis m'égarer au delà de votre conscience. Il est des zones merveilleuses qui n'appartiennent qu'à moi: là commencent ces cristaux, ces fleurs de neige brûlantes parmi lesquelles je me perds au commandement. Ces régions où les palmiers portent des écharpes de femmes, sont les colonies de mon corps. Ma volupté fille désordonnée de ma puissance ne ressemble à celle de personne: parlez, Madame, et dites ce que vous savez (mais ceux qui ont une fois contemplé la majesté divine en gardent, dit-on, pour la vie un tremblement général).

—On voit bien que vous ne connaissez pas grand'chose.

—Vous êtes inepte, Mentor, ainsi que les jugements qu'on porte sur soi-même.

—Vous devenez observateur: le caractère inopportun de la pensée vous apparaît tout à coup. Les bâtons rompus du langage expriment très suffisamment votre état mental.

—Perruque chauve, les problèmes essentiels te font clignoter comme des soleils.

—L'essentiel c'est sans doute ce qui vous exalte?

—Non: ce qui m'exalte c'est l'essentiel.

[p. 79]

—Nous voilà d'accord. On aurait bien tort de ne pas prendre les mots au pied de la lettre. Un lapsus n'est jamais véritablement un lapsus. Les mots ne nous trahissent pas tant qu'ils ne nous trahissent: l'erreur du langage en dit long sur notre pensée cachée.

—Tout cela est totalement dépourvu d'intérêt: je boirais volontiers des liquides glacés avec les tiges amères et jaunes des moissons. Pailles de la vie, pailles, pailles douces, ô vie rafraîchissante comme les remords inutiles. Boire.

—Eh! l'homme libre, obéissez donc un peu à la chaleur.

—Mentor, je vous regarde avec commisération, car j'ai un moyen sûr, sûr comme deux et deux font quatre, de couper là vos plaisanteries, à l'instant même.

—Je serais curieux d'éprouver l'efficacité de votre petit secret.

—Vous y tenez, Mentor?

—J'y tiens.

—Vous y tenez... Vous y tenez. Eh bien puisque vous y tenez, Mentor, tenez.»

Télémaque se dressa sur le bord de la falaise; son vêtement tomba, et le corps nu, jeune et bien portant se précipita subitement dans le vide, tournoya, bolide oiseau mortel, tournoya pour s'abattre, sac d'os fracassés sur les rochers, devant les vagues qui ne sanglotèrent même pas. Mentor s'avança vers la cassure du sol et cria plus fort que la mer:

«Télémaque, fils d'Ulysse, est mort dérisoirement pour se montrer libre et sa mort déterminée par les sarcasmes[p. 80] et la pesanteur est la négation de ce hasard même qu'il voulut consacrer au prix de sa vie. Avec Télémaque le hasard a péri. Voici le règne de la sagesse.»

Comme il achevait ces mots un rocher branlant se détacha du haut de la côte et vint écraser, comme un simple mortel, la déesse Minerve qui par jeu avait pris la forme d'un vieillard et qui dut à cette fantaisie de perdre à la fois son existence humaine et son existence divine. Des oiseaux ricaneurs passèrent au-dessus des cadavres en sifflant des airs à danser. Les vents se levèrent de joie et se peignèrent aux dents des montagnes. Les forêts enfin délivrées coulèrent jusqu'aux demeures des hommes et les mangèrent. Les pierres éclatèrent. Les plantes volèrent nonchalamment comme si elles n'avaient fait que cela toute leur vie. Les volcans réveillés se regardèrent par-dessus les océans, s'avancèrent les uns vers les autres et s'unirent en des amours de lave sous les baisers des cratères bienfaisants comme la pluie. Les eaux ne furent plus réunies et cohérentes mais dissipées par l'univers. Le ciel, étoffe délirante, se déchira pour montrer l'indécente nudité des planètes.

Le firmament se constella du sexe des lumières. La voûte des jours et des nuits devint une chair et ceux d'entre les hommes qui avaient survécu aux bouleversements moururent de désir devant la croupe impudique suspendue au-dessus de leurs têtes. Le sable des déserts devint serpent, ouvrit les yeux, soubresaut d'éclair, au frisson des pollutions nocturnes. Les nébuleuses rôdèrent dans les paysages riants. Les quenouilles dansèrent en[p. 81] perdant leurs cheveux argentés. Les grandes rotatives se baisèrent sur les plages de galets. Les marteaux-pilons se promenèrent gentiment dans les squares et tandis que les métaux se caressaient en hurlant dans les plaines de plaisir, sur ses chevaux de tendresse le Seigneur Dieu éclata de rire comme un fou.

FIN