Title: Armand Durand; ou, La promesse accomplie
Author: Mrs. Leprohon
Translator: J. A. Genand
Release date: October 26, 2007 [eBook #23202]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
IDA BERESFORD, EVA HUNTINGDON
CLARANCE FITZCLARENCE, FLORENCE FITZ HARDINGS,
EVELEEN O'DONNELL, LE MANOIR DE VILLERAI,
ANTOINETTE DE MIRECOURT, etc., etc.
Traduit de l'anglais par
IMPRIMÉ PAR PLINGUET & LAPLANTE
RUE ST. GABRIEL, 30
1869
Au nombre des premiers colons français qui s'étaient établis dans la seigneurie de ***--nous l'appellerons Alonville--située sur les bords du Saint-Laurent se trouvait une famille du nom de Durand. La vaste et riche ferme qui lui avait été transmise de père en fils par succession régulière lui avait toujours permis de tenir convenablement sa position comme première famille du district. C'était une race d'hommes robustes et beaux, industrieux et économes, mais d'une économie qui n'atteignait jamais les limites de la parcimonie.
Par sa grande et droite stature, par ses cheveux et ses yeux d'un noir de jais, par son visage bronzé et ses traits réguliers, Paul Durand était un excellent échantillon des représentants mâles de cette famille. Contrairement à la plupart des ses compatriotes qui d'ordinaire se marient très jeunes, du moins dans les districts ruraux, Paul était arrivé à la trentaine avant de se décider à prendre femme, non pas qu'il fût indifférent au bonheur conjugal, mais parce que son père étant mort avant que lui-même eût atteint l'âge de virilité, sa mère avait continué à vivre avec lui sous le toit paternel, conduisant à la fois sa bourse et son ménage d'une main judicieuse mais un peu arbitraire. Françoise sa soeur unique, s'était mariée, à seize ans, avec un respectable marchand de la campagne qui demeurait dans un village voisin et auquel elle avait apporté, non-seulement une jolie figure, mais encore une dot confortable: de sorte que madame Durand pouvait, en toute liberté, veiller sur son fils et se consacrer entièrement à lui.
C'était une bien belle propriété que celle à l'administration de laquelle présidait cette excellente dame: nous ne pouvons résister à la tentation d'en faire la description. La maison, d'une maçonnerie brute, était construite substantiellement quoiqu'avec une certaine irrégularité; un grand orme en ombrageait la façade, et tout autour des dépendances et des clôtures d'une blancheur éclatante. Régulièrement tous les ans ces haies étaient blanchies à la chaux, ce qui donnait un nouvel air de propreté à cette ferme si bien tenue et si bien montée. A une extrémité de la bâtisse s'étendait le jardin, bizarre mélange de légumes et de fleurs, où de superbes roses flanquaient des couches d'oignons, et où des carrés de betteraves et de carottes étaient bordées de pensées, de marguerites et d'oeillets. Dans un coin, commodément placé au milieu d'un véritable champ de fleurs de toutes couleurs et de toutes sortes, s'élevait une espèce d'abri sous lequel étaient rangées avec une symétrie parfaite huit ou dix ruches. Mais à quoi bon une plus longue description? Tous ceux qui ont voyagé sur les rives de notre noble Saint-Laurent et même sur celles du pittoresque Richelieu ont dû voir un grand nombre de ces résidences.
Apparemment Paul Durand craignait que les exigences si contraires d'une femme et d'une mère dans un même ménage ne pourraient se concilier dans sa maison comme elles s'harmonisaient dans plusieurs autres, en raison de la difficulté que madame Durand la mère éprouvait à céder une partie de l'autorité que jusque-là elle avait été habituée à exercer en souveraine. Ce ne fut donc qu'après l'époque fixée pour le deuil de cette mère bien-aimée qui était morte entre ses bras, qu'il songea à se trouver une compagne pour remplir le vide que la mort avait fait dans la vieille ferme. Mais la grande difficulté résidait dans l'embarras du choix, car les plus riches héritières comme les plus jolies filles de la paroisse se montraient fort disposées à accueillir favorablement sa demande. Cependant, aucune d'elles n'était destinée à être choisie par lui.
Le seigneur d'Alonville, M. de Courval, était un homme riche doué d'un bon coeur, et très-hospitalier comme la plupart de ceux qui appartiennent à cette catégorie sociale. Durand toutes les belles saisons, son vaste Manoir était rempli d'une série d'amis des paroisses voisines et surtout de Montréal où résidaient presque tous ses parents.
Parmi ces derniers il y avait une famille tout récemment arrivée de France et qui accepta très-volontiers la pressante invitation que lui fit M. de Courval d'aller passer une partie de l'été avec lui. Monsieur et madame Lubois vinrent donc, amenant avec eux deux jeunes enfants, âgés respectivement de sept et neuf ans, ainsi que leur gouvernante. Cette dernière, Geneviève Audet, était une jeune fille de frêle apparence, aux traits délicats et aux manières timides, possédant une éducation suffisante pour l'humble poste que'elle occupait, mais en réalité n'ayant pas de grandes connaissances en dehors de cette sphère. Elle était un cousine éloignée sans fortune de la famille avec laquelle elle vivait, et ainsi que cela arrive souvent, ces liens de la parenté vis-à-vis d'elle. ON ignorait généralement ce fait, pendant qu'elle-même n'y faisait pas souvent allusion; cela cependant l'empêchait de chercher à se faire une position meilleure en demandant de l'emploi dans d'autres familles, parce que agir ainsi aurait été jeter du discrédit sur cette parenté qui était pour elle un honneur si stérile.
Paul Durand allait souvent chez M. de Courval, partie parce que, ayant ensemble acheté à un prix nominal une vaste étendue de terrains marécageux qu'ils étaient en train d'utiliser par l'assèchement, ils avaient en commun quelques intérêts, et partie parce que ses visites offraient une source de jouissances réelles à M. de Courval qui était en théorie aussi bon agriculteur que Durand dans la pratique et qui prenait un véritable plaisir à causer de moissons, d'assèchements, de tout ce qui concerne une ferme, avec quelqu'un dont les succès dans ces spécialités étaient une preuve frappante de la justesse de ses propres opinions. Quand il venait au Manoir, s'il arrivait que le seigneur eut alors des visiteurs, tous deux se rendaient dans la chambre qui servait au double usage de bibliothèque et de bureau, et là ils causaient à l'aise en fumant l'excellent tabac de M. de Courval.
Celui-ci aurait volontiers présenté Paul à ses amis les plus distingués, car il l'estimait et le respectait; mais Durand évitait naturellement une société où les conversations portaient sur des sujets de la ville qui lui étaient parfaitement étrangers, et dont ceux qui y prenaient part avaient quelque peine à cacher l'espèce de mépris qu'ils éprouvaient à l'égard de sa position sociale.
Dans ses allées et venues il lui arrivait souvent de rencontrer Geneviève Audet avec ses petits élèves et quelquefois il était peiné, d'autres fois irrité en voyant l'espèce de tyrannie que ces enfants gâtés et rebelles paraissaient exercer sur leur infortunée gouvernante. Simple et droit en toutes choses, il communiqua un jour ses impressions à ce sujet à M. de Courval, et sans remarquer l'éclair de plaisir qui rayonna tout-à-coup dans les yeux de ce monsieur, il se prit à écouter placidement l'éloquent panégyrique qu'il lui fit des vertus de mademoiselle Audet, en accompagnant ces éloges de quelques touchantes allusions aux épreuves et aux peines qui de fait l'accablaient; puis, M. de Courval l'invita à aller visiter avec lui ses magnifiques betteraves à vaches. Soit hasard ou autrement, ils s'avancèrent vers l'endroit où Geneviève, assise sous un érable dont les larges branches fournissaient beaucoup d'ombre, engageait ses élèves indociles à apprendre que le Canada n'était pas en Afrique, ainsi qu'ils persistaient à le dire. Quoi de plus naturel qu'il présentât son compagnon à la gouvernante? C'est ce qu'il fit; et pendant que ces deux derniers changeaient ensemble quelques paroles, il se mit à cajoler les enfants qui l'accablèrent aussitôt de leurs babils enfantins.
Les manières de Geneviève n'avaient que peu de cette vivacité qui caractérise généralement les Françaises, et la triste expérience dont sa jeune existence était remplie avait imprimé à son langage un ton réservé, presque froid. Cependant, Paul se sentit singulièrement attiré vers elle. Elle était si délicate, elle avait l'air si faible, et en réalité elle était si désolée, si malheureuse, qu'il ne put s'empêcher de ressentir cette espèce d'impulsion intérieure qui possède les hommes de coeur en présence de la faiblesse opprimée et qui les pousse à la protéger et à la secourir.
L'entrevue avait duré plus longtemps qu'il avait cru, tant elle avait été intéressante; et ce ne fut pas la dernière, car deux jours après M. de Courval le fit mander pour examiner un légume monstre sous la forme d'un énorme navet, capable de remporter le prix, non seulement par sa grosseur, mais encore pour sa difformité et son infériorité au double point de vue du goût et des qualités nutritives. Ils examinèrent donc la curiosité et firent sur son compte toutes sortes de commentaires; puis en causant, ils se promenèrent. M. de Courval ayant soin de diriger les pas précisément au même endroit où se trouvait mademoiselle Audet, comme la première fois. Le bon seigneur se mit encore à amuser les enfants, pendant que Durand qui, naturellement n'était pas resté en arrière, causait avec leur gouvernante. L'impression favorable que Geneviève lui avait faite dans la première entrevue, for fortifiée par celle-ci et pleinement confirmée par deux ou trois autres rencontres subséquentes.
Il n'y avait plus aucune nécessité pour M. de Courval d'envoyer chercher Paul, car maintenant celui-ci avait toujours quelque message à apporter au Manoir, ou quelque question à faire au seigneur. Il n'y avait pas, non plus, d'obstacles sur sa route, car madame Lubois et son mari étaient retournés à Montréal, laissant à Alonville les enfants et leur gouvernante, à la demande bienveillante que leur en avait faite M. de Courval dont la vieille intendante, respectable matrone qui occupait dans sa maison un emploi supérieur à celui de domestique, était là pour satisfaire les convenances.
Un brûlante après-midi que Paul s'acheminait vers le Manoir, pensant peu au message ostensible dont il était chargé, mais beaucoup à Geneviève Audet, il aperçut celle-ci assise avec ses élèves sous de grands pins, un peu en dehors du chemin qui conduisait directement à la maison; et il se dirigea vers eux. Ses allures étaient lentes, le vert et soyeux gazon ne rendait aucun écho sous ses pas, de sort que la petit groupe qui était sous les arbres ne put soupçonner aucunement son approche. Il est probable que, s'il en eût été autrement, la scène dont il fut témoin eût reçu quelque modification en son développant. La gouvernante, pâle et triste, était assise sur un petit tabouret de jardin, tenant entre ses mains un livre à demi-fermé. Son plus jeune élève était à côté d'elle, manifestant, par le rire et les regards, sa haute approbation de la conduite rebelle de son aîné qui se tenait menaçant devant la gouvernante et informait celle-ci qu'il n'apprendrait plus rien d'elle, parce que sa mère avait souvent dit qu'elle était incapable de les instruire, qu'elle ne savait comment diriger ou élever les enfants.
Avec une merveilleuse douceur la jeune fille répondait que, lors même que madame Lubois aurait dit cela, il devait apprendre d'elle et lui obéir jusqu'à ce que sa mère se fût procuré une autre gouvernante, et que le devoir la forçait d'insister pour qu'il apprit ses leçons dans lesquelles il était arriéré.
--C'est votre faute! criait le petit rebelle. Maman dit que nous n'apprendrons jamais rien tant que nous n'aurons pas de précepteur et qu'elle va nous en amener un demain; seulement, elle ne sait que faire de vous. Personne ne vous mariera, car vous n'avez pas de dot.
Paul était d'une tolérance excessive pour les espiègleries des enfants. Peu de prairies étaient aussi envahies que les siennes par les petits voleurs de fraises et peu de pruniers aussi impunément dépouillés de leurs fruits, et souvent ses voisins le prenaient à partie parce que sa trop grande indulgence avait un effet démoralisateur sur la jeunesse du village; mais à toutes ces remontrances il répondait qu'ils ne devaient pas oublier qu'ils avaient été enfants, eux aussi. Cependant, cette fois, il ferma ses mains avec violence pendant qu'une interjection qu'il vaut mieux ne pas répéter ici s'échappa de ses lèvres. Craignant de perdre possession de lui-même et sachant qu'une intervention de sa part dans la présente affaire serait très préjudiciable à mademoiselle Audet elle-même, il tourna brusquement dans une épaisse allée de sapins; arrivé au milieu, il se jeta tout de son long sur la pelouse, et prenant son mouchoir, il s'en essuya le front. Il paraissait vivement agité; mais Paul Durand ne se laissait jamais aller au soliloque, de sort qu'après une demi-heure de réflexion profonde, il se leva et revint lentement à l'endroit où il avait laissé Geneviève.
Elle y était encore, les yeux attentivement fixés vers la terre, et un air plus fatigué, plus languissant encore que d'habitude répandu sur ses petits traits réguliers. Les voix perçantes des enfants engagés dans un jeu turbulent retentissaient tout près de là; mais elle ne paraissait pas les entendre, non plus que Durand, car il l'aborda doucement. Il fut obligé de répéter sa salutation d'une voix un peu plus haute; cette fois, elle leva la tête.
--Je présume, dit-il alors, que je ne dois pas demander à mademoiselle Audet ce à quoi elle songeait? ses pensées paraissaient être bien loin d'ici?
--Oui, elles étaient en France.
--Oh! sans doute, c'est parce que mademoiselle Geneviève y a beaucoup d'amis qu'elle aime tendrement?
--Non, répondit-elle avec douceur, je n'en ai plus maintenant.
Il n'y avait rien de sentimental ni d'affecté dans le calme accent dont elle faisait cette réponse, et Paul se mit à la considérer en silence. Les rayons dorés du soleil, perçant à travers les branches des arbres, illuminaient son visage ovale et délicat, ses grands yeux empreints de douceur, et quoique de sa vie il n'eut jamais lu de romans, il sentit le charme magique de la scène et de la situation aussi vivement que s'il eut parcouru une demi-douzaine de volumes par semaine.
Son examen fut long et minutieux, enveloppant chaque trait, chaque détail, même les petits doigts effilés qui retournaient machinalement les feuilles du livre qu'elle tenait encore entre ses mains et sur lequel ses yeux étaient restés attachés; puis il se dit à lui-même:
--Comment! une telle jeune fille incapable de se marier faute de dot! Ah! madame Lubois, nous verrons bien.
Avec la courtoisie et l'aisance de manières que possède généralement le cultivateur Canadien, quelque pauvre et illettré qu'il soit, il s'assit à ses côtés sur le banc du jardin.
Et maintenant, si le lecteur a anticipé ou redouté une scène d'amour, nous nous hâtons de l'assurer qu'il a eu tort, et nous nous contenterons de dire que lorsque Paul Durand et Geneviève revinrent lentement à la maison, une demi-heure après, ils étaient fiancés. La vive rougeur répandue sur le visage de la jeune fille et l'éclat de ses yeux disaient son bonheur et son émotion; dans l'attitude de Paul, il y avait un mélange de triomphe honnête tempéré par une tendresse qui donnait les augures les plus favorables pour leur bonheur futur.
C'étaient cependant des amoureux très-calmes très-peu démonstratifs, si bien que lorsque M. de Courval les rejoignit soudainement, il ne lui vint pas à l'idée le plu léger soupçon de l'état réel des choses; remarquant seulement que Geneviève paraissait plus joyeuse que d'ordinaire, il invita instamment Durand à l'accompagner à la maison. Celui-ci accepta l'invitation, et Geneviève, devenue tout-à-coup inquiète au sujet de ses élèves, retourna au berceau d'où partaient leurs voix, élevées en ce moment au diapason d'une vive dispute.
Assis dans l'étude de M. de Courval, Durand, sans employer de circonlocutions, informa son hôte, qui en fut enchanté, de ce qui venait d'avoir lieu, le priant en même temps de remplir le devoir d'écrire à madame Lubois pour la mettre au courant de la situation.
--Veuillez lui demander, ajouta-t-il en terminant, de permettre que le mariage ait lieu le plus tôt possible, et surtout n'oubliez pas de lui dire que je ne veux pas de dot.
M. de Courval fit ce qu'on lui demandait. Une froide réponse ne tarda pas à arriver: madame Lubois se contentait de dire «que Geneviève était bien libre de faire comme bon lui semblait, mais que le parti qu'elle prenait n'étant pas remarquablement brillant il n'y avait pas lieu d'y mettre une précipitation immodérée.»
Les intéressés, surtout Durand, furent d'un avis contraire, et deux semaines après, de bonne heure le matin, l'heureux couple fut marié dans l'église du village. M. de Courval servait de père à la mariée, M. Lubois s'étant convaincu qu'il lui était impossible d'aller à Alonville pour la circonstance. Le déjeuner donné par l'excellent seigneur fut somptueux, quoiqu'il n'y eut que peu de monde pour le partager; et au moment du départ, donnant une chaleureuse poignée de main à Durand:
--N'est-ce pas, lui dit-il, qu'après tout nous nous sommes bien passés de nos nobles cousins!
Il est probable que c'était la crainte de voir cette parenté réclamée par les nouveaux mariés qui avait déterminé l'injustifiable indifférence dont les Lubois avaient fait preuve. «Nous n'irons pas, s'étaient-ils dit avec aigreur, nous exposer aux incursions de ces campagnards. M. de Courval peut faire toutes les politesses qu'il lui plaira au fermier Durand, parce qu'il demeure dans une campagne où la société n'est pas seulement limitée, mais encore très peu choisie; quant à nous, nous ne pouvons pas songer à admettre dans notre salon aristocratique un paysan aux bottes ferrées et aux rustiques manières.»
Une assez vive jalousie avait éclaté à Alonville à cause de la manière prompte et inattendue dont le meilleur parti de la paroisse avait été pour ainsi dire enlevé par une étrangère, et les langues des mères aussi bien que celles des jeunes filles étaient également actives et sans miséricorde à dénoncer ce mariage.
--Qu'a-t-il vu dans cette créature au visage de poupée, sans vie et sans gaieté, qui l'ait séduit à ce point? Qu'est-ce qui a pu l'induire à prendre en mariage une étrangère, quand il y avait dans son village tant de jeunes et jolies filles qu'il connaissait depuis la plus tendre enfance? Elle a de très petits pieds et des mains très-mignonnes, c'est vrai; mais tout cela est-il bon à quelque chose? Ces mains peuvent-elles boulanger, filer, traire ou faire quoi que ce soit d'utile? Ah! bien, la rétribution ne manquera pas d'arriver, et Paul Durand pleurera sous le sac et la cendre les jolies filles qu'il a laissées de côté pour ce petit poupon!
Mais toutes ces récriminations et ces prophéties lugubres ne troublaient en rien la sérénité de ceux qui en étaient l'objet. Étaient-elles sans fondement? Hélas! pas tout-à-fait, comme on va le voir. La nouvelle mariée avait peu, sinon aucune connaissance sur la tenue d'un ménage, et c'est ce qu'il y avait de plus malheureux, car la vieille femme qui avait conduit assez habilement la maison de Durand depuis la mort de sa mère avait brusquement demandé son congé en apprenant les prochaines épousailles.
Ce n'est pas que cette bonne dame eût été particulièrement froissée à l'idée de voir une femme introduite dans l'établissement; mais, suivant elle, la faute la plus grave qu'avait commise Paul, c'était d'avoir méconnu les charmes d'une certaine nièce à elle qui pouvait produire à la fois une jolie figure et une dot confortable, et que la mère Niquette avait décidé depuis plusieurs mois déjà devoir être une compagne très-convenable pour lui.
Ayant cet objet en vue, elle avait fait, du matin au soir, l'éloge de Sophie, de ses qualités intellectuelles et morales, s'attachant particulièrement à démontrer son habileté à tenir un ménage,--et la patience avec laquelle Durand écoutait ces panégyriques qu'il considérait comme des bavardages de commère, l'ayant malheureusement confirmée dans ses illusions que la belle Sophie elle-même partageait, elle s'était sentie trop vivement froissée pour rester plus longtemps dans cette maison après avoir vu ses rêves aussi cruellement évanouis. Les deux servantes inexpérimentées engagées au dernier moment pour la remplacer, quoique vigoureuses et pleines de bonne volonté, étaient tout-à-fait incompétentes,--de sorte que la nouvelle mariée dut s'en rapporter entièrement à ses propre ressources. Ayant un vague pressentiment des embarras qui allaient s'en suivre, Paul avait fait tout son possible pour inviter madame Niquette à rester à son poste. Il l'avait sollicitée, suppliée, lui offrant ce qui était alors considéré comme des gages presque fabuleux; mais la vengeance a quelque chose de doux pour certaines natures, et la vieille gouvernante ne pouvait pas se priver de cette douceur.
Oubliant la bienveillance et la considération que son maître lui avait toujours accordées, les cadeaux et les privilèges qu'il lui avait distribués d'une main très-libérale, elle s'était persuadée qu'on la traitait avec la plus noire ingratitude et qu'elle figurait dans la maison un personnage réellement sacrifié.
--Ah! s'était-elle dit en le laissant par un «bonjour, M. Durand» auquel celui-ci avait répondu avec froideur, ah! mon beau mari, je vous verrai bientôt me supplier de revenir ici; mais je ne ferai pas cela avant que vous et votre femme m'ayez longtemps et vivement sollicitée, et quand je reviendrai, je vous apprendrai à tous deux à respecter la mère Niquette.
Mais la bonne vieille dame s'était trompée: ni le maître ni sa femme revinrent la troubler de nouvelles supplications. Bien qu'ayant demeuré longtemps chez Durand, elle n'avait pu encore pénétrer entièrement son caractère.
Ainsi que nous l'avons dit en commençant, les femmes dans la famille Durand avaient toujours été de remarquables ménagères, et pendant le long règne de la dernière qui avait porté ce nom, la maison de Paul avait été la mieux conduite, la plus proprement tenue de toutes celles du village, tandis que les produits de sa laiterie étaient également renommés pour leur quantité et qualité. Cet état de chose satisfaisant ne s'était que peu ou point détérioré pendant l'administration de madame Niquette qui--nous devons lui rendre cette justice--avait veillé d'aussi près que sa maîtresse au confort de Paul et aux intérêts de l'établissement. Hélas! sous le régime nouveau, les choses étaient très différentes, et il était heureux pour le repos d'esprit de la défunte madame Durand qu'elle n'eût pas connaissance de ce qui se passait sous le soleil et surtout des détails qui concernaient le ménage de son fils.
Celui-ci aimait la bonne table et y avait été toujours habitué; maintenant la soupe était souvent ou brûlée ou trop liquide, le pain sûr et chargeant, digne du mauvais beurre destiné à être mangé avec lui; et puis les crêpes friables, les beignets et les délicieuses confitures qui avaient autrefois si bien orné sa table, n'étaient plus qu'un souvenir du passé. Cependant, avec toute la générosité d'un noble caractère, il ne se plaignait ni ne murmurait mais se contentait de temps en temps de faire en riant quelque remarque sur le sujet, évitant toutefois toute allusion de ce genre lorsque sa femme paraissait ennuyée ou embarrassée. La pauvre Geneviève faisait souvent des efforts surnaturels pour tâcher d'acquérir une petite parcelle des précieuses connaissances dans lesquelles elle faisait un défaut aussi absolu; mais les résultats en étaient toujours des échecs décourageants, et elle en vint graduellement à la conclusion fatale qu'il lui était tout-à-fait inutile d'essayer. Pour comble de malheur, la soeur de Paul qui avait récemment perdu son mari, venait d'envoyer une lettre dans laquelle elle annonçait que sa santé, ébranlée par les chagrins et la fatigue qu'elle avait éprouvés durant la maladie de son époux, avait besoin d'un changement d'air, et elle terminait en se disant assurée que son frère et sa nouvelle soeur la recevraient avec bonté pendant quelques semaines.
Oh! combien l'honnête Paul redouta cette visite! comme il s'émut en songeant que les maladresse de sa pauvre petite femme seraient soumises au regard perçant de sa soeur, un modèle de ménagère! Quant à Geneviève, elle compta les jours et les heures, comme le criminel suppute le temps qui le sépare de l'époque fixée pour l'exécution de sa sentence. Son incertitude ne fut pas de longue durée, car trois jours après sa lettre, madame Chartrand arriva. Malgré son deuil tout récent qu'elle sentait en réalité très-profondément, malgré sa santé quelque peu délabrée, cette dernière fut alarmée, presque terrifiée, en voyant l'état de chose qui se faisait remarquer dans la maison de son frère. De vagues rumeurs sur l'inhabilité de sa belle-soeur étaient bien parvenues jusque'à ses oreilles, mais entièrement occupée par son mari qui avait été confiné dans sa chambre pendant trois ou quatre mois avant sa mort, elle y avait à peine prêté attention. Elles es présentèrent alors devant elle dans toute leur affreuse réalité, et peut-être n'aurait-elle pu trouver de plus grande distraction à son légitime chagrin que le nouveau champ de regrets qui s'ouvrit devant elle.
--Comment, se disait-elle intérieurement, comment puis-je trouver le temps de pleurer Louis quand je vois sur la table de mon frère du pain aussi méchant et du beurre immangeable? Comment puis-je m'absorber à déplorer mon veuvage quand je vois ces misérables servantes de mon frère s'amuser avec leurs cavaliers pendant que le dîner brûle sur le poële et que la crème se perd dans la laiterie? Ah! c'est désolant!
C'était en effet bien distrayant, car madame Chartrand n'avait pas été huit jours dans la maison, qu'elle avait oublié ses peines et son deuil, dans l'Étonnement profond où l'avait jetée un examen plus attentif des gaspillages et de la mauvaise administration du ménage. Elle n'eut pour Geneviève d'autre sentiment que celui d'une pitié dédaigneuse, et un vif regret que Paul eût commis une aussi grave erreur dans le choix d'une épouse. Cette femme robuste et active, habituée dès le berceau au ménage, ne pouvait comprendre la langueur maladive et le découragement auxquels sa délicate et nerveuse belle-soeur était si souvent en proie, et plus d'une fois elle l'accusa intérieurement d'affectation.
Les choses ne pouvaient pas rester longtemps dans ce état sans fournir à quelqu'un l'occasion de se décharger le coeur, et un dimanche après-midi qu'elle avait sous un prétexte quelconque refusé d'accompagner Geneviève aux vêpres, madame Chartrand entra dans la chambre où Paul fumait sa pipe dans une calme solitude. Celui-ci ne se méprit pas sur la détermination qui se lisait dans les yeux aussi bien que dans la solennité des allures de sa soeur, et il se prépara à une scène; mais comme un habile tacticien, il attendit l'attaque en silence.
--Paul, s'écria-t-elle brusquement, déposes là ta pipe et écoutes-moi. Je vaux avoir un entretien avec toi.
--Un entretien! et sur quel sujet? répondit-il d'un ton bref.
--Sur quel sujet! dis-tu. Peut-il y en avoir d'autre que la manière déplorable dont est conduit ton ménage?
--Je crois que c'est une affaire qui ne regarde que Geneviève et moi, répondit-il sèchement en reprenant sa pipe qu'il avait momentanément déposée sur la table.
--Ceci est une réponse digne tout au plus d'être faite à un étranger, mais ce n'est pas celle que tu devrais faire à ta soeur aînée et unique qui, en te parlant ainsi, n'est mue que par un affectueux intérêt pour toi. Accordes-moi un peu de patiente attention, je ne t'en demanderai pas davantage. Laisse-moi te dire maintenant sans réserve tout ce que j'ai sur le coeur, et puis si tu le désires, je garderai ensuite le silence.
Pensant qu'il y avait quelque vérité dans ce que sa soeur lui disait, Durand inclina la tête, et elle reprit:
--Du temps de notre pauvre mère, bien que tu n'eusses pas plus de vaches dans tes pâturages qu'il y en a maintenant, et peut-être moins puisque tu as ajouté trois belles génisses à ton troupeau, il y avait toujours rangés dans ta cave plusieurs quartauts de bon beurre bien fait, attendant que les prix fussent satisfaisants pour être transportés au marché; toujours il y avait sur tes tablettes des rangées de fromages et des paniers d'oeufs. Et aujourd'hui? il n'y a rien à vendre pour le présent et rien pour plus tard. Dans un coin de la laiterie malpropre un quartaut d'une certaine substance rance que nous devons appeler beurre parce qu'elle ne répondrait à aucun autre nom, une douzaine d'oeufs peut-être sur une assiette fêlée, et un peu de crêpe moisie: voilà toute ta richesse de laitage. L'état des choses est-il meilleur dans la basse-cour? Quand je songe aux nombreuses couvées de grasses volailles, de dindes et d'oies qui la peuplaient jadis, mon coeur souffre en n'y voyant maintenant qu'une couple d'oisons et de dindes solitaires, ainsi que les quelques chétifs bantams aussi sauvages que des bécasses qui prennent leur nourriture où ils peuvent, car la plupart du temps on oublie de leur en donner, bien que les restes de repas qui sont perdus suffiraient amplement pour faire d'eux des volailles de prix... Qu'as-tu à répondre à tout cela, frère? Oui, je te le dis: tu es sur le grand chemin de la ruine.
--Non, Françoise, il n'y a, quant à cela, aucun danger. Dieu est très-bon pour moi.--En disant cela, Paul ôta son chapeau en signe de respect.--Ma récolte a été cette année beaucoup plus considérable que toutes celles que j'ai cueillies jusqu'ici, quoique bien souvent mes greniers aient été remplis jusqu'au comble. Avec moi tout a prospéré en quantité et en qualité, et grâce au ciel, nous ne nous apercevrons pas des pertes qui peuvent se faire sentir dans la laiterie ou la basse-cour.
--Eh! bien, Paul c'est très-heureux que tu jouisses d'une aussi bonne fortune, car tu en as grand besoin... Mais voyons maintenant pour ton propre confort. Ta table--tu ne dois pas m'en vouloir si je te parle aussi franchement, car tu m'as permis de te dire tout ce que j'ai sur le coeur--ta table est j'en suis certaine, la plus mal fournie de toutes celles de la paroisse.
--Mais, chère soeur, nous avons eu dernièrement de très-bons pâtés et d'excellentes tartes, il me semble.
--Ah! frère, tu peux bien paraître embarrassé et regarder le fourneau de ta pipe en disant cela; quoique tu fasses, tu ne me donneras pas le change. En deux ou trois occasions différentes, j'ai vu la petite fille de la veuve Lapointe passer dans la cour portant ces tartines et ces pâtés. En fait de cuisine, rien d'aussi appétissant ne peut plus être préparé ici, à moins que je relève mes manches et que je me mette moi-même à l'oeuvre.
Le pauvre Paul se trouva considérablement déconcerté, car il était allé secrètement trouver la veuve Lapointe et l'avait payée d'avance pour la confection de ces friandises, espérant que l'oeil exercé de sa soeur croirait qu'elles étaient de facture domestique. Il se mit donc à fumer plus fort et sans souffler mot, pendant que l'impitoyable madame Chartrand continuait:
--Regardes le jardin: il ne peut être comparé qu'à celui d'un fainéant, tant il est rempli de mauvaises herbes et de chardons, et cependant je vois deux grandes paresseuses de servantes qui ne font que flâner ici. Notre mère n'avait qu'une domestique, et de son temps ce même jardin faisait l'admiration de toute la paroisse par son magnifique étalage de légumes, de fruits et même de fleurs. Je ne vois, non plus aucune trace de toile ou de linge de ménage comme chaque femme d'un Durand avait toujours été capable d'en faire pour son mari et ses enfants... Veux-tu me dire ce que fait ou ce que peut faire Geneviève?
Une vive rougeur s'était graduellement répandue sur le visage hâlé de Durand; enfin, frappant la table d'un grand coup de poing:
--Françoise, s'écria-t-il, ceci est mon affaire et ne regarde que moi, entends-tu? et n'était la promesse que je t'ai faite de te laisser parler, tu n'aurais assurément pu dire tout ce que tu viens de débiter.
--Je le sais, répliqua philosophiquement madame Chartrand; mais comme tu m'as donné ta parole que tu m'écouterais jusqu'au bout, je te la rappelle. Ai-je dit des choses qui ne soient aussi vraies que l'Évangile même? Ai-je calomnié Geneviève en quoi que ce soit?
--Si je suis satisfait de ma femme, qui est-ce qui a le droit de la trouver en faute? demanda-t-il en haussant davantage la voix.
--Tu n'as pas besoin de te fâcher contre moi, Paul. Je vois que tu cherches dune querelle, mais je ne satisferai pas ton désir. C'est toujours comme cela avec vous autres, hommes: quand votre cause est mauvaise, vous tâchez invariablement de l'améliorer par des paroles vives et beaucoup de tapage. Maintenant, je dirai tout ce que j'ai à dire, quant même tu ferais deux fois plus de bruit. Dieu sait qu'il n'y a dans mon coeur aucun mauvais sentiment à l'égard de ta femme, et c'est pour son bien ainsi que pour le tien que je parle aussi ouvertement. Personne plus que moi ne s'est réjoui en apprenant ton mariage, parce que je pensais que ce serait là ton bonheur.
--Ainsi en a-t-il été, Françoise, et je suis aussi heureux qu'un roi. Aussi bien je n'ai pas l'intention de nous rendre malheureux, ma pauvre petite femme et moi, en lui demandant de faire ce qui est au-dessus de ses forces. Elle n'est pas faite pour les travaux durs et fatigants, pas plus que le petit oiseau qui gazouille dans l'orme qu'il y a là devant la maison. De plus, elle est jeune et elle apprendra.
Madame Chartrand pensa intérieurement qu'en effet des femmes aussi jeunes et aussi délicates que Geneviève étaient souvent devenues de bonnes ménagères, mais elle garda cette réflexion pour elle-même et reprit:
--Je ne veux pas blâmer ta femme pour son ignorance à conduire un ménage, mais ne penses-tu as qu'elle ferait bien de commencer de suite à l'apprendre? Il se pourrait que tes moissons ne seraient pas toujours aussi bonnes que cette année; les enfants, qui entraînent de nouvelles dépenses, peuvent venir, et la ruine dont tu te ris maintenant te surprendre plus tard. Écoutes je vais te faire une proposition. Je suis veuve, sans enfants, et parfaitement libre de suivre mes volontés. Dis un mot et je viens demeurer ici. Je ne serai pas un fardeau, car tu sais que j'ai par moi-même des moyens suffisants. J'enseignerai à Geneviève la tenue du ménage si elle a la force ou le désir de l'apprendre, et dans tous les cas je prendrai sur moi toute la tâche de conduire la maison. Ton bien-être, ta bourse et ton bonheur y gagneront. Maintenant, réfléchis bien avant de me donner une réponse quelconque.
Paul suivit ce conseil. Il croisa ses bras sur la table et y reposa sa tête, afin de réfléchir plus mûrement. Sans doute la prospérité matérielle de l'établissement augmenterait notablement par les soins de cette ménagère économe, mais comment Geneviève prendrait-elle cela? c'était là l'important. Les tinettes de beurre, les meules de fromage s'accumuleraient dans ses caves, la toile et le linge de ménage dans ses garde-robes, et lorsqu'il reviendrait fatigué, épuisé, de ses travaux des champs, il trouverait de bons et succulents repas l'attendant; oui, tout cela lui serait très-agréable, mais serait-ce la même chose pour sa femme qui passerait toutes les heures de son absence à éviter la constante surveillance que sa soeur exercerait sur chaque chose et sur chaque personne autour d'elle? Comme elle serait peinée, mortifiée de se voir continuellement exposée à un frappant contraste avec l'habile et énergique madame Chartrand, obligée de ressentir aussi amèrement son infériorité sur tout ce en quoi l'autre excellait. Non, il n'avait pas le droit de compromettre le bonheur de sa femme en permettant l'intrusion d'un tiers dans sa maison. D'un ton bien veillant mais ferme, il répondit donc:
--Merci, Françoise, pour ta bonne offre qui est, je le sais, l'impulsion d'un coeur tendre et généreux, mais il vaut mieux que nous restions seuls, ma petite Geneviève et moi. Nous aurons, je le présume, des embarras comme tous les gens mariés; mais nous devons essayer de les supporter avec patience. Si Geneviève fait défaut en quelques choses, elle est au moins douée d'un doux et affectionné.
--C'est donc une affaire décidée, Paul?
--Oui. Tu n'es pas fâchée?
--Mais non: penses-tu donc que je n'ai pas plus de jugement que cela? Mais il me faut partir dès demain, car je ne veux pas souffrir plus longtemps les épreuves auxquelles mon tempérament ni ma patience sont continuellement exposés dans cette maison. Entre l'indifférence de Geneviève et la honteuse négligence de sa servante paresseuse, je serais mise en pièces avant quinze jours, empêchée que je serais d'essayer à mettre les choses en ordre. Quoi! elles m'ont déjà presque fait perdre de vue mon pauvre mari et le chagrin légitime qu'en veuve bien apprise je dois ressentir de sa mort. Je retourne maintenant dans ma chambre pour y faire quelques prières, car j'ai manqué les vêpres afin d'avoir cet entretien avec toi.
Et elle sortit.
Paul se laissa aller à une profonde rêverie d'où il fut bientôt tiré par l'arrivée de sa femme.
--Viens ici, lui dit-il en l'apercevant.
Et passant son bras autour d'elle, il continua:
--Ma soeur désire venir demeurer avec nous; elle prendrait la direction du ménage. Qu'en dis-tu?
Le pâle visage de la jeune femme rougit légèrement et ses lèvres tremblèrent; mais reprenant presqu'aussitôt possession d'elle-même, elle répondit doucement:
--C'est bien, Paul, si tu le désires toi-même.
--Non, ma petite femme, non! il n'en sera pas ainsi. Je ne permettrai à personne de s'interposer entre toi et moi; nous nous tirerons d'affaire seuls. J'ai déjà dit à soeur Françoise ce qu'il en est, et la responsabilité du refus ne retombe que sur moi.
Oh! comme les beaux yeux lustrés de Geneviève surent bien le remercier, pendant que ses mignons petits doigts, pressant doucement sa main, le ramenaient par leur muet langage à l'affection qu'avaient pu lui faire perdre les remontrances impitoyables de madame Chartrand.
Cette dernière fut fidèle à sa détermination, et le lendemain matin, au moment même où le soleil commençait à illuminer l'Orient de ses feux, elle montait dans une élégante petite charrette à ressort dans laquelle son frère la ramenait chez elle. Si Paul avait éprouvé quelque remords de conscience d'avoir refusé l'offre si pleine de bonne intention de sa soeur, la vue du visage gras et dodu, des joues pleines et vermeilles de celle-ci qu'il fit intérieurement contraster avec la frêle enveloppe et la délicate figure de sa femme, le réconcilia bientôt avec lui-même.
Après le départ de madame Chartrand, une des deux servantes incapables fut renvoyée, et on se procura une excellente ménagère qui pouvait faire presque toute chose d'une manière aussi satisfaisante que la soeur de Paul elle-même. Mais hélas! elle avait un caractère terrible, et sans la moindre provocation, elle s'abattait comme une tigresse sur l'innocent agneau qu'elle avait pour maîtresse. Connaissant sa valeur cependant, Geneviève souffrait tout en silence; mais une après-midi que Marie donnait libre carrière à sa mauvaise humeur en faisant des remarques insolentes et demandait pourquoi certaines personnes ont été mises dans le monde puisqu'elles ne pouvaient pas même aider une pauvre servante écrasée d'ouvrage, son maître, qu'elle croyait très-occupé dans la cour, était entré sans qu'elle s'en fût aperçue, et après avoir écouté un instant ses diatribes, il la prit par le bras, et lui ordonna de faire de suite son paquet et de partir.
Il s'en suivit naturellement une tempête. Geneviève courut chercher un refuge dans sa chambre où elle écouta, avec une alarme nerveuse, le bruit qui se faisait dans la cuisine, le fracas de la vaisselle, le cliquetis des couteaux, les mouvements spasmodiques des chaises, des bancs et des seaux qu'on renversait. Le vacarme finit par cesser, et le mari et la femme se sentirent tous deux soulagés quant la porte se referma sur leur habile mais redoutable servante--Paul remerciant pieusement mais d'une manière quelque peu obscure, la Providence «de la paix qui leur était maintenant accordée, quant même ils devraient retomber dans le chaos où ils étaient auparavant», voulant probablement faire allusion à l'irrégularité générale et à la confusion d'où l'activité de Marie avait retiré sa maison.
La société continuait toujours son va-et-vient chez M. de Courval, car les bois aux teintes claires et les épais nuages couleur d'ambre du mois d'octobre, outre l'abondance de l'excellent gibier que l'on trouvait dans les environs, rendaient la campagne aussi attrayante qu'elle l'avait été pendant la belle saison.
Il passait fréquemment devant la porte de Durand des messieurs armés de fusils et suivis de lurs chiens, les uns à cheval, les autres à pied; mais Geneviève ne les voyait pas. M. de Courval avait souvent invité et d'une manière pressante les nouveaux mariés à venir visiter le Manoir, mais comme Paul ne s'en souciait évidemment pas tandis que des étrangers s'y trouveraient, Geneviève demeurait tranquillement chez elle.
Une après-midi qu'elle était debout devant la porte de sa maison et qu'elle admirait dans le lointain les magnifiques coteaux embrasés par les rayons dorés qu'offre une superbe journée de cette belle saison qu'on appelle Été de la St. Martin, M. de Courval passa à pied accompagné de deux de ses amis. Ils paraissaient tous trois exténués de fatigue, car ils marchaient depuis une heure fort matinale, et lorsque Geneviève, que M. de Courval avait abordée avec sa politesse ordinaire, leur offrit d'entrer un instant pour se reposer,--chose qu'elle ne pouvait manquer de faire sans violer les règles de la plus commune courtoisie, attendu que M. de Courval se plaignait de la fatigue,--ils acceptèrent avec joie son invitation. Il lui présenta ses deux amis, le premier un M. Caron, homme d'un âge mûr, le second un jeune et charmant officier de cavalerie, du nom de de Chevandier, qui venait d'arriver de France pour passer quelque temps en Canada.
Ce dernier parut à la fois surpris et frappé de la beauté et des manières gracieuses de leur hôtesse, qui était occupée à placer devant eux des verres et une cruche d'excellent cidre, qui, nous n'avons pas besoin de le dire, n'était pas de manufacture domestique.
Cependant, Geneviève ne s'aperçut pas de l'attention particulière dont elle était l'objet de la part du Capitaine de Chevandier, qui aurait été extrêmement affligé s'il eut su qu'elle n'avait seulement pas remarqué l'abondance de ses cheveux lissés, sa belle moustache, ou la classique régularité de ses traits.
Sur ces entrefaites arriva Durand qui s'empressa de leur offrir l'hospitalité, et il le fit avec une aisance et une politesse exquise. Les préjugés aristocratiques de de Chevandier furent en quelque sorte choqués par l'arrivée sur la scène de cet hôte roturier; mais ses airs de grand seigneur produisirent aussi peu d'effet sur le mari que ses regards d'admiration en avaient fait sur la femme. Quant nos trois amis se furent reposés et rafraîchis, ils prirent leur congé, et en revenant notre Adonis militaire s'abandonna à d'amers regrets sur ce que «cette charmante petite créature avait pour destinée de passer toute sa vie au milieu des vaches, des volailles et autres choses semblables.»
Aussitôt qu'ils furent partis, Durand annonça à sa femme qu'il pensait aller à Montréal pour y acheter des épiceries et autres articles de nécessité, ainsi que pour voir le marchant à qui il avait coutume de vendre la plus grande partie des produits de sa ferme, et il lui demanda si elle aimerait à l'accompagner.
--Quoique nous n'ayons cette année ni beurre, ni volailles à vendre, je puis, ma petite femme, te donner quelques piastres, que tu pourras dépenser en rubans, dans les beaux magasins,--ajouta-t-il en souriant, car il s'attendait à ce que Geneviève accepterait son offre avec empressement: attendu qu'un voyage à la ville, même sans la perspective d'avoir à y dépenser quelques dollars, était alors considéré par les femmes d'Alonville comme un insigne privilège.
Elle réfléchit un moment, hésita, puis, à la surprise et au désappointement de son mari, elle refusa, alléguant pour raison qu'elle ne savait pas comment elle agirait avec les Lubois. Elle pensait que si elle allait à la ville sans leur faire une visite, pour remercier madame Lubois du grossier bijou à l'ancienne mode qu'elle lui avait envoyé comme cadeau de noces, la famille la taxerait peut-être d'ingratitude, et que d'un autre côté, si elle se présentait avec son mari à leur résidence, renommée par ses exclusions, on les considérerait peut-être comme de désagréables visiteurs. Donc, pour sortir de ce dilemme, elle avait résolu de rester à la maison, d'autant plus que Paul ne devait être absent que quelques jours.
Le lendemain du départ de son mari, Geneviève, qui aimait beaucoup le grand air, et qui ne pouvait imaginer de plus douces jouissances que celle de s'asseoir pendant quelques heures sur un banc dans le jardin ou à l'ombre du grand orme qui ombrageait si agréablement sa demeure, à écouter les ramages des oiseaux et des insectes, prétexta un ouvrage de couture, et s'enfuit derrière le grand arbre dont le tronc la dérobait aux regards des passants et dont le feuillage la protégeait contre les rayons du soleil.
Elle avait été élevée dans une ville sombre et malpropre de France, (car quoique l'on dise, l'on rencontre des villes sombres et malpropres dans cette partie favorite du globe); il n'y avait donc rien de surprenant ue la campagne fût pour elle un monde inexploré, aussi délicieux que nouveau. Comme elle jouissait de sa fraîcheur, de sa beauté, de ses parfums! comme chaque nouvelle phase de cette vie faisait naître en elle une admiration qu'elle n'osait exprimer hautement, de crainte de paraître ridicule! Cette prédilection était peut-être la cause du peu de progrès qu'elle faisait dans la science de la tenue d'un ménage, car malgré qu'elle fût en personne dans sa cuisine, ou milieu des fritures, des étuvées ou des grillades ou à son lavage, ses pensées se tournaient avec passion vers l'air pur et frais du dehors, le bruissement des branches au-dessus de sa tête; et elle pensait en elle-même, non sans soupirer, combien elle préférerait un morceau de pain et une tasse de lait au milieu d'un si délicieux repos, aux somptueux banquets apprêtés avec tous les soins et l'habileté de l'art culinaire.
N'ayant que peu de choses à faire dans son ménage, elle avait célébré le premier jour de l'absence de Paul, en prenant son dîner des mets que nous venons de mentionner, chose qui convenait bien à ses servantes qui, passionnées elles aussi pour fair la dolce far niente, étaient bien aises de se sauver de l'ouvrage en se servant des mêmes mets pour leur dîner et en y ajoutant un morceau de viande froide. Puis elle prit une paire de pantoufles qu'elle brodait pour en faire présent à son mari, assurée qu'elle était qu'il les trouverait aussi utiles que belles, et s'installa dans son coin au pied du vieil orme.
Il faisait un temps délicieux. Souvent elle s'arrêtait dans son ouvrage pour promener ses regards des belles collines pourprées qui se trouvaient dans le lointain aux superbes couleurs des bois d'automne, des nuées mélangées d'or et d'azur qui se déroulaient au-dessus de sa tête aux lames rejaillissantes du beau et majestueux Saint-Laurent. Un calme parfait régnait dans la nature. Les oiseaux avaient déjà pris leur essor vers des climats qui leur offraient un autre été, et le silence n'était rompu que par le bruissement des feuilles qui tombaient de temps à autre.
Tout-à-coup, cependant, le bruit d'un pas qui approchait lui fit lever les yeux, et elle aperçut près d'elle le capitaine de Chevandier, la casquette à la main, un sourire engageant sur les lèvres. Ses manières étaient courtoises, sans affectation. Geneviève écouta, sans se déranger, quelques observations qu'il fit sur la température, la campagne et la chasse. Le temps s'écoula d'une manière si agréable que lorsqu'il partit, elle ne s'aperçut pas qu'il y avait près d'une heure qu'ils étaient en conversation.
Le lendemain, il faisait un temps aussi charmant que la veille, et après avoir pris un léger repas, elle se hâta de prendre son canevas et ses laines, et se rendit au jardin, cette fois à l'ombre d'un pommier tout tordu et recourbé, car une espèce d'instinct lui disait qu'elle s'y trouverait moins sur le chemin de M. de Courval et de ses visiteurs qu'au pied de l'orme.
Pendant qu'elle travaillait avec ardeur à son ouvrage, afin de terminer son petit cadeau avant l'arrivée de son mari, elle entendit une voix claire et cultivée lui demander: «Comment se porte madame Durand?» Levant aussitôt les yeux, elle aperçut le capitaine de Chevandier qui la regardait de par-dessus la petite porte du jardin.
Quoique Geneviève fût loin d'être satisfaite de cet incident, elle était trop bien-élevée pour laisser percer la contrariété que lui inspirait cette nouvelle visite; aussi lui rendit-elle poliment son salut, mais il y avait tant de réserve dans ses manières, que de Chevandier ne savait comme continuer: il chercha des inspirations autour de lui. Par bonheur, il aperçut une plate-bande de magnifiques dahlias aux couleurs variées et nuancées; alors feignant une grande admiration pour leur éclatante beauté, il demanda la permission de les examiner de plus près et d'en cueillir un. Elle acquiesça d'une manière indifférente à ce qu'il demandait. Tout en discourant avec l'air d'un connaisseur sur les riches nuances et la beauté particulière des échantillons qu'il avait devant lui, il essaya de faufiler un gracieux compliment à la charmante maîtresse du jardin sur son bon goût et sur les succès qui avaient couronné ses efforts.
--Capitaine de Chevandier, lui dit-elle, vous me donnez plus de crédit que je n'en mérite: vous devez présenter vos louanges à la vieille ménagère qui tenait la maison de mon mari avant son mariage.
De Chevandier se mordit les lèvres, et il se félicita en lui-même de ce que ses spirituels et caustiques compagnons d'armes n'eussent pas été témoins de sa déroute; mais se remettant aussitôt, il reprit:
--N'importe, cela ne m'empêchera pas de cueillir ces deux cramoisis-là, avec la permission de madame.
Et il joignit l'action à la parole, puis, en parlant de fleurs, il était naturel que la conversation tombât sur la campagne, et par une transition très-juste, sur la France. Enfin il avait donc trouvé un lien entr'eux, et de Chevandier ne fut pas lent à le saisir. Quoique né à Paris, il y avait peu d'endroits de son beau pays qu'il n'eût pas visités; il connaissait même la petite ville malpropre où Geneviève était née; une fois, il y avait été retenu par le mauvais temps une longue journée, pendant laquelle il avait tout le temps maugréé contre cette place qu'il considérait et qualifiait comme le point le plus insupportable, le plus petit et le plus pauvres de la surface du globe. Cependant, aujourd'hui, ses sentiments étaient tout différents, et l'admiration avec laquelle il parlait de sa modeste église, de la tranquillité de son petit cimetière, en faisait presque venir les larmes aux yeux de Geneviève.
--Ah! madame Durand, s'écria-t-il avec vivacité après un moment de silence, combien vous devez vous trouver malheureuse, transplantée de votre cher pays sous ce climat étranger! Que sommes-nous ici, nous enfants de la France, que de pauvres exilés?
Malgré l'amour qu'elle professait pour le sol de ses pères, Geneviève n'était pas prête à aller si lin, et levant ses yeux qui n'avaient pas faibli devant le regard rempli d'admiration et de sentiment qui était fixé sur elle, elle reprit:
--Malheureuse! dites-vous; vraiment, M. de Chevandier, vous vous trompez: j'ai goûté, depuis quelques mois, plus de vrai et paisible bonheur que je n'en ai connu pendant toute ma vie. La France m'est chère, sans doute, comme souvenir; mais toutes les affections de mon coeur et toutes les espérances dont je puisse me bercer sur cette terre sont concentrées ici, en Canada.
Soit qu'il fût incapable de se relever de ce nouveau coup, soit qu'il jugeât par les manières de Geneviève que son séjour chez elle avait été assez prolongé, il se leva, et après avoir prononcé quelques mots sur le même ton de politesse et de respect dont il se serait servi avec une dame de la plus haute société, il se retira. Mais en fermant la porte sur lui, il ne put s'empêcher de se dire:
--Quel prude et gênée petite créature, mais aussi quels yeux incomparables, quels doigts effilés! certainement que son imbécile de mari doit s'attendre à ce qu'elle en fera de drôles en fait de traire les vaches et de fabriquer le beurre. Ah! je crains fort, mon cher Durand, que tu t'aperçoives un peu tard que tu t'es énormément fourvoyé dans ton choix.
Il s'en revint lentement chez M. de Courval, portant sur ses traits, d'ordinaire insouciants, les traces d'une profonde pensée.
Le jour suivant de Chevandier fit sa toilette avec un soin tout minutieux, et après s'être muni de journaux et de revues qu'il avait tout récemment reçus de France, il s'achemina, à la même heure, vers la résidence de Durand: et il vit que Geneviève ne se trouvait pas sous le pommier, non plus que sous l'orme. Il devenait évident qu'elle ne voulait plus avoir d'entrevue avec lui. Mais de Chevandier, qui n'était pas homme à se décourager pour si peu, frappa résolument à la porte avec une badine qu'il portait, et il demanda à la servante aux allures gauches et hébétées qui lui ouvrit si madame était è la maison?
--Elle est quelque part dans le jardin, répondit-elle sèchement.
Et persuadée qu'elle s'était acquittée de tout ce qu'elle avait à fair dans la présente conjoncture, elle poussa brusquement la porte, laquelle se referma avec un tel fracas que notre visiteur en recula.
--Quels sauvages! se dit-il; mais je ne me rendrai pas: il faut que je la cherche dans le jardin.
Si on avait demandé au capitaine de Chevandier pourquoi il s'acharnait ainsi à Geneviève et quels étaient ses desseins en lui portant de telles attentions, il aurait répondu sans hésiter qu'il ne lui voulait pas de mal. Madame Durand était une femme aussi jolie que charmante, et il pensait qu'un commerce d'amitié sentimental et innocent avec elle contribuerait puissamment à rendre son séjour au Manoir moins monotone et plus agréable. Malgré tout cela, ç'aurait été un malheur pour Geneviève si, confiante comme elle était, elle l'eut sans arrière-pensée écouté et encouragé, car aucun principe religieux ne le guidait, la seule influence qui eût sur lui quelqu'empire étant le code d'honneur du monde, et l'on sait combien ce code est quelques fois relâché.
S'étonnant intérieurement, s'emportant même de ce qu'elle lui avait inspiré un si vif intérêt, il souleva le loquet de la petite porte et s'aventura au milieu des citrouilles, des concombres et des melons qui y croissaient négligemment en abondance; il arriva è un petit berceau rustique fait en planches, autour duquel on avait taillé une vigne sauvage qui formait une couverture d'une délicieuse verdure. Geneviève y était avec son «éternelle broderie,» ainsi que de Chevandier avait stigmatisé son travail. Il aurait préféré la trouver mélancolique et rêveuse: cependant il entra avec son air aimable ordinaire, en offrant ses lettres de créance sous forme des livres et journaux qu'il avait apportés avec lui. Geneviève ne pouvait faire autrement que de le remercier de sa politesse; d'ailleurs elle éprouvait un grand plaisir de voir les noms et les gravures des lieux et des choses qui lui étaient si familières.
Pendant qu'elle examinait le frontispice illustré d'un de ces volumes, il prit l'ouvrage qu'elle venait de déposer.
--A qui, lui demanda-t-il en souriant, destinez-vous ce monument d'industrie et de patience féminine que je tiens à la main?
--C'est une paire de pantoufles pour mon mari, répondit-elle.
Lorsque de Chevandier se représenta cet honnête Paul chaussé de grosse bottes de campagne enjambant à travers le fumier de sa cour, puis en voyant cet assemblage de perles et de soie qu'on lui destinait, une expression de piquante ironie passa sur ses traits: il plissa les lèvres et ajouta involontairement:
--M. Durand est un homme heureux et saura, comme de raison, apprécier ce cadeau de fée. J'apprends tous les jours qu'il est un excellent fermier, et qu'il s'y entend parfaitement en fait de tout ce qui concerne la charrue, les égouts, les bêtes-à-cornes et autres horreurs du même genre.
Geneviève regarda son interlocuteur: quoique novice en ces sortes de persiflages, elle devina le mépris qu'il cachait sus les compliments à moitié ironiques qu'il faisait de Paul, et tenant constamment ses yeux fixés sur lui, elle reprit:
--Mon mari est non-seulement un excellent fermier, mais encore il est honorable et intègre, à tel point, que la plus indifférente des épouses ne pourrait s'empêcher de le respecter et de l'aimer.
Il y avait quelque chose de grand dans cette expression franche et hardie de ses sentiments, surtout chez une personne aussi réservée et aussi timide que Geneviève Durand; et pendant que le coeur de Chevandier lui en rendait secrètement hommage, il éprouva en même temps un sentiment d'une irritation jalouse contre l'homme qui en était l'objet. Il comprit aussi qu'il devait s'abstenir de prononcer en présence de la jeune femme un seul mot qui pût être interprété comme incivil envers Paul; il s'empressa donc de réparer sa maladresse en faisant sur Durand quelques remarques amicales et respectueuses avec ce tact et cette délicatesse dans lesquels il était passé maître.
Geneviève reprit son ouvrage, et pendant que ses doigts allaient avec une agile habilité, de Chevandier parlait ou lisait à haute voix quelques courts passages des journaux qu'il avait apportés avec lui. Le jour baissait, lorsque tout-à-coup la jeune femme se leva et le pria de l'excuser, vu que peut-être on pouvait avoir besoin de ses services à la maison. Il l'accompagna jusqu'à la porte.
Tandis qu'il lui disait quelques mots d'adieu, deux figures épiaient en cachette leurs mouvements: c'était Manon, la fille qui avait reçu le capitaine de Chevandier d'une manière si caractéristique, et Olivier Dupuis, la plus mauvaise langue du village.
--Et vous me dites, reprit lentement ce dernier en secouant la tête d'une façon qui était de mauvais présage, que ce charmant gentilhomme de la ville vient ici tous les jours, et passe de longues heures avec Madame (en appuyant dédaigneusement sur le mot), et cela lorsque le mari est absent! Bien, bien, Paul Durand, est-ce que tu ne pouvais pas faire comme les autres, prendre pour ta femme une fille vive et alerte de notre village, au lieu d'aller au loin choisir un pareil bijou? Ah! nous verrons, nous verrons! Quand pensez-vous que Paul sera de retour?
--Demain, je crois.
--Eh! bien, bonjour Manon, et si jamais vous vous mariez ne marchez pas sur les traces de votre maîtresse.
--Vous pouvez, père Dupuis, garder votre conseil jusqu'à ce qu'il vous soit demandé. Lorsque je serai mariée, je ferai comme je voudrai.
Et ils se séparèrent sur ce salut amical.
Le lendemain la pluie tomba toute la journée par torrents, et de Chevandier fut obligé d'abandonner le projet qu'il avait formé de retourner chez sa charmante voisine, de peur qu'une visite par un pareil temps le rendit ridicule. C'est pourquoi dans un accès de mauvaise humeur il descendit au salon, et là il tua le temps à tourmenter les livres de M. de Courval qui traitaient presque tous d'agriculture, et à jurer, tempêter et donner des coups de pieds à la demi-douzaine de chiens qui égayait la demeure de son ami, vieux garçon.
De son côté, Geneviève se trouvait aussi heureuse qu'il lui était possible de l'être. Grâce à ses efforts réunis à ceux des servantes, la maison reluisait de propreté, tandis que Manon, par une coïncidence extraordinaire, avait fait d'excellents pâtés et avait réussi une fois en sa vie à sortir du four du pain qui ne fût pas brûlé en-dessus et cru en-dedans.
Les merveilleuses pantoufles qui étaient heureusement achevées pour l'occasion étaient orgueilleusement étendues sur le fauteuil de Paul, qu'on avait eu soin de tirer dans son coin favori, près de la fenêtre remplie de bouquets. Puis Geneviève entra dans sa chambre, et après avoir jeté un regard inquiet sur la pluie qui tombait à verse et à laquelle son mari devait, en toute probabilité être exposé, elle se mit en frais de se faire aussi gentille et charmante que possible. La tâche pour elle n'était pas difficile: toujours jolie, elle l'était doublement en ce moment car le plaisir que lui faisait éprouver l'espérance de l'arrivée prochaine de son mari après cette première séparation illuminait ses yeux et imprimait à ses joues un vif incarnat.
Pendant qu'elle attend ainsi, nous retournerons de quelques heures sur nos pas, à la rencontre de Paul qui s'en revenait chez lui. Il allait rapidement, cahoté en tous sens, sans se soucier ni de la boue des chemins ni de la pluie qui l'inondait si généreusement mais tout entier à l'heureuse perspective de se trouver bientôt avec sa chère Geneviève, au souvenir des excellentes affaires qu'il avait faites à Montréal et dont il rapportait des preuves par de jolis présents destinés à sa femme.
Tout-à-coup, il rencontra le bonhomme Olivier Dupuis qui cheminant à pied, de son côté, le long de la route, sans paraître plus soucieux de la pluie qu'il ne l'était lui-même. Il va sans dire que Paul arrêta son cheval, et offrit au voyageur une place à ses côtés, proposition qui fut acceptée par ce dernier avec d'autant plus d'empressement qu'il avait plus d'une raison pour le faire.
Une fois repartis, après quelques paroles échangées entr'eux à propos du temps, Paul dit assez vivement:
--Ah! père Dupuis, ça fait du bien et ça raccourcit merveilleusement la longueur de la route, que de savoir qu'au bout il y a une femme bonne et fidèle pour nous recevoir!
Olivier poussa un gros soupir, et secoua la tête en signe de doute. Supposant que cette boutade pleine de tristesse était de la part de Dupuis une allusion secrète à son propre état de veuvage, Paul, bien que ce fût la première fois qu'il le vit se chagriner à ce sujet, lui dit avec bonté:
--Courage Olivier, tous ont leurs épreuves en ce monde, dans un temps ou dans un autre; et vous avez une assez bonne santé, assez de joyeuse humeur pour suppléer à la solitude de votre foyer.
--Quant à cela, Paul Durand, répondit aigrement Olivier, je me trouve bien moins à plaindre sans femme que beaucoup d'autres qui en ont une.
Le ton, plus encore que les paroles, était particulier, et Paul attacha un regard scrutateur sur son compagnon.
--Oui, regardez moi bien; je voudrais seulement que vous puissiez lire sur mon visage tout ce que j'ai sur le coeur. Ça m'éviterait de dire des choses qui ne me rapporteront pas grands remerciements, je suppose, si je les fais connaître. Oh! Paul, Paul, pourquoi n'avez-vous pas fait comme vos voisins et vos ancêtres ont fait avant vous: choisi une femme parmi les habiles et honnêtes filles de votre paroisse, au lieu d'aller plus loin pour réussir si mal?
--Décidément, voisin Dupuis, interrompit Paul qui commençait à se fâcher, vous avez pris ce matin, outre votre part de rhum, celle d'un autre.
Cette dernière insinuation le toucha au vif, car le vieux Dupuis excédait souvent les bornes de la tempérance, bien que cela ne lui fût pas arrivé cette fois: aussi avec un malin clignement de ses petits yeux rusés, il répliqua:
--Merci du compliment, mon bon ami; mais je n'ai pas rencontré aujourd'hui de chrétien assez généreux pour m'offrir sa part. Ce n'est ni ci ni ça, et nous n'avons pas besoin de nous battre parce que je crois de mon devoir d'avertir un vieil ami et un voisin, par pure bonté, quant je vois sa femme s'amuser pendant son absence avec un des jeunes messieurs bien habillés et tout parfumés qui sont en visite chez le seigneur. Ah! vous pouvez bien devenir pâle, car c'est vrai. Ils ont passé trois heures entières dans le jardin tout seuls, hier. Manon les a vus aussi, ce qui fait qu'elle peut vous dire la même chose; et le jour auparavant, la veuve Lapointe les a vus parler ensemble sous le pommier dans le jardin. Elle dit qu'elle est restée à les examiner pendant près d'une heure; et le beau monsieur était tout sourire et tout amabilité pour madame.
Et il appuyait encore avec emphase sur ce titre.
Dupuis était petit de taille, faible et avait les cheveux gris; aussi Paul qui possédait une force herculéenne, était trop bon pour satisfaire sa vengeance en usant d'une violence personnelle à son égard. Il fut donc obligé de se contenter de l'empoigner par le haut de con collet d'habit et le lâcher, comme il eût fait d'un petit chien importun, au milieu de la boue du chemin; puis, laissant échapper sur le bonhomme une vigoureuse épithète de coquin, il fouetta son cheval avec fureur, et partit avec une vitesse à se rompre le cou le long de la route inégale.
Au bout de quelques minutes cependant, il permit au coursier de ralentir le pas en lui abandonnant les guides sur le cou, et, laissant tomber sa tête entre ses mains, il se prit à soupirer en murmurant:
--Oui, oui, il faut que cela soit vrai!
Cette pensée seule était une agonie indicible, mais n'enlevait rien à l'apparence de vérité qu'il y prêtait. Il se rappela alors l'admiration et l'étonnement avec lesquels l'élégant militaire avait obstinément suivi tous les mouvements de sa femme pendant la courte visite qu'il avait faite chez lui avec M. de Courval. Il se souvint aussi avec un sentiment mêlé de rage et de désespoir qu'elle avait, sans aucun prétexte à ses yeux du moins, refusé de l'accompagner è la ville.
Durand état de sa nature d'un tempérament très-jaloux; mais ce défaut avait sommeillé jusque-là, faute de circonstances propres à le développer. En ce moment, il surgit tout d'un coup avec autant de violence et d'énergie que s'il s'y fût toujours laissé emporter toute sa vie.
Sa colère contre sa femme était adoucie néanmoins de temps en temps par le déchirement qu'il éprouvait de la blessure faite à sa tendresse pour elle; mais sa rage contre de Chevandier était mortelle, et l'eût-il rencontré sur la route qu'il parcourait, on eût eu à déplorer quelque événement fatal.
Comme il entrait dans sa cour dont la porte était restée ouverte pour son arrivée, il sentit tout son être se contracter à la pensée qu'il allait se trouver en présence de sa femme. Il savait d'avance que tous les reproches et toutes les accusations dont il pourrait l'accabler ne lui apporteraient aucune satisfaction, et il se demandait s'il ne valait pas mieux pour lui poursuivre son chemin jusqu'au Manoir, et là faire venir de Chevandier, et, sans un mot de commentaire ou d'explication, tomber sur lui et prendre une vengeance complète des torts qu'il lui attribuait, tout en servant à M. de Courval s'il se mêlait d'intervenir, un petite dose du même traitement; car après tout, il était l'auteur indirect de toutes ces misères, puisqu'il amenait avec lui dans des maisons humbles et vertueuses des amis élégants et sans principes.
Pendant qu'il hésitait ainsi sur ce qu'il devait faire, la porte de la maison s'ouvrit et Geneviève accourut dans sa fraîche et pure beauté; posant légèrement son pied mignon sur le marche-pied de la voiture, elle approcha son visage rougissant pour lui donner un baiser. Naturellement distante et peu expansive, rien que l'amour profond qu'elle portait à son mari pouvait l'engager à sortir jusqu'à ce point de sa réserve habituelle; mais lui, détournant la tête comme s'il n'eût pas compris son intention, il dit avec rudesse:
--Rentres à la maison à cause de la pluie.
Quelle angoisse déchirant avait traversé son coeur pendant qu'il articulait ces paroles!
Il avait tant d'amour pour sa femme, tant de confiance en elle, et elle était en apparence si engageante, si aimable, si gentille, qu'elle pût être en réalité! Sautant de son siège, il enleva l'attelage de dessus son cheval, le conduisit à l'écurie, et sans vouloir être aidé par un de ses domestiques qui s'empressait autour de lui, il soigna l'animal et le frotta lui-même.
Sentant bien alors que l'explication si redoutée entre lui et sa femme ne pouvait tarder plus longtemps, il entra à la maison. La nappe était mise, le souper sur la table, et Geneviève l'attendait debout. Mais qu'il y avait loin de cette femme pâle et tremblante à la joyeuse créature qui avait bondi tout à l'heure si légèrement au-devant de lui pour lui souhaiter la bienvenue! Rejetant impitoyablement les pantoufles brodées qu'on lui avait apportées (au milieu de l'angoisse que la pauvre Geneviève éprouvait sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passait, ce léger acte de son mari lui causa un déchirement de coeur que le travail de son imagination lui rendait encore plus cruel) il s'assit à table, mais ne voulut ni manger ni boire, excepté un grand verre d'eau qu'il avala d'un trait. Puis il repoussa sa chaise.
--Qu'est-ce que tout cela signifie? se demandait pour la vingtième fois la tremblante jeune femme.
Et ses joues devenaient plus pâles et ses lèvres plus blanches, jusqu'à ce qu'enfin elle craignit de se trouver mal.
--C'est la pâleur de la culpabilité! pensait Paul. Ah! l'indigne hypocrite!
--Paul, qu'as-tu? Pourquoi me traiter ainsi?
--D'abord, réponds-moi à une question, femme! Quels visiteurs as-tu eus ici pendant mon absence?
--Pas d'autres que le capitaine de Chevandier, répondit-elle tout interdite.
--Ah! c'est donc vrai? Et tu as l'audace de l'avouer!
Cette véhémence de la part de Paul n'avait certainement pas de raison d'être; car si elle lui avait caché la vérité, il eût été encore plus courroucé contre elle si cela eût pu être possible; mais la colère a-t-elle jamais été logique ou conséquente?
--Combien de fois est-il venu?
--Trois fois.
--C'est-à-dire tous les jours pendant mon absence, excepté aujourd'hui: probablement que la crainte de me rencontrer à mon retour ou celle d'exposer son élégante personne à la pluie l'aura retenu à la maison. O femme indigne et infidèle! Que puis-je penser, que pensai-je en effet d'une épouse qui profite de l'absence de son mari pour passer chaque jour des heures entières en compagnie d'un parfait étranger qui n'a de titres à ses attentions que parce qu'il est jeune, beau et sans principes?
--Oh! sur ma parole la plus sacrée, Paul, je le jurerai sur l'Évangile si tu veux, je ne t'ai jamais offensé, mon mari, ni en pensées ni en paroles. Sans aucune invitation de ma part, le capitaine de Chevandier est venu ici, poussé seulement par un motif de politesse et de courtoisie...
--Silence, tu entends! Penses-tu me donner le change sur tes méfaits aussi aisément que cela? Ah! tu as prouvé que tu n'étais qu'une femme ingrate et infidèle. Bien que tu nous aies rendus, nous et notre maison, un sujet de raillerie dans le village, par ta misérable ignorance de tout ce qu'une femme devrait connaître, je ne t'ai jamais dit un mot de colère, ni ne t'ai regardée froidement pour tout cela. Mais tu as passé le temps que d'autres femme emploient à des travaux utiles et honnêtes, à écouter les paroles mielleuses d'une canaille, à jouer avec l'honneur de ton mari!
--Paul, tu es injuste et cruel.
--Silence! te dis-je. Ne sais-tu pas que demain toutes les misérables commères à la merci desquelles tu t'es exposée si faiblement, si criminellement, nous auront livrés tous les deux au mépris du public. Otes-toi de devant mes yeux!
Elle se leva, et, oppressée par le sentiment d'un mal mortel, elle se traîna hors de la chambre.
L'ennemi le plus acharné qu'aurait jamais en Paul Durand, eût senti tous ses désirs de vengeance pleinement satisfaits s'il eût pu jeter un coup d'oeil dans cette chambre silencieuse et au fond du coeur de celui qui l'occupait, alors qu'il était assis, noyé dans la solitude de son anéantissement. Sa tête brûlante s'inclinait jusque sur ses bras croisés, sans qu'il prit garde à l'ombre du crépuscule qui se faisait plus épaisse, et sans se soucier de son jeûne de toute la journée qu'il n'avait légèrement rompu qu'une fois dans l'heureuse anticipation de partager avec elle, chez lui, le doux repas du soir.
Peu à peu sa première violence fit place à des pensées moins amères et à des sentiments plus humains. Eh! quoi si Geneviève avait erré seulement par inexpérience et faute de réflexion! elle n'était coupable, après tout, que d'avoir simplement permis les visites de de Chevandier, sans les rechercher ni les encourager.
Oui, mais le mal n'en était pas moindre, car il avait, dans sa colère, prononcé des paroles que peu de femmes pourraient aisément oublier ou pardonner; il sentait s'élever au dedans de lui un certain esprit d'opiniâtreté bourrue qui l'empêcherait de faire rien qui ressemblât à des avances, quand même il serait convaincu qu'il l'avait accusée injustement.
Il prévoyait tout: l'éloignement qui allait surgir comme une muraille entr'eux, éloignement que le temps ne ferait que rendre plus profond. Et ils avaient été si heureux ensemble! Il avait connu tant de bonheur parfait dans sa maison depuis qu'elle y était entrée! elle s'était enlacée si étroitement autour de tout son être! Alors, dans la violence de son désespoir, il se mit à pousser des soupirs comme des sanglots.
Le bruit que fait un pas léger traversa sur le plancher; et levant les yeux, il aperçut Geneviève auprès de lui. Elle déposa sur la table la lumière qu'elle portait; même dans le trouble de ce moment, il remarque sa pâleur mortelle, et les cercles livides que les larmes et la souffrance morale avaient déjà laissées autour de ses yeux si doux. Tout-à-coup la conviction lui vint qu'elle était innocente de toute faute volontaire, et avec cette pensée une crainte terrible traversa son esprit, la crainte qu'elle fût venue lui dire qu'elle le laissait, qu'il l'avait insultée, outragée au-delà des limites laissées au pardon. C'étaient justement des femmes douces et paisibles comme elle qui en agissaient ainsi. Et il savait, il sentait que le démon de l'orgueil opiniâtre qui était au-dedans de lui, le tiendrait muet; et que même, dût son coeur se briser, il ne ferait aucun signe et la laisserait partir.
D'une voix douce, elle lui adressa ces paroles:
--Paul, je suis peinée, vraiment peinée, de t'avoir fâché de la sorte. Si j'avais su que tu eusses désapprouvé les visites du capitaine de Chevandier, j'aurais refusé de les recevoir, au risque d'insulter sans provocation un ami de M. de Courval. Écoutes-moi, maintenant, jurer devant Dieu, aussi solennellement que si j'étais sur mon lit de mort,--et elle s'agenouilla à côté de lui, levant avec respect ses yeux purs et pleins d'affection, brillants de tout l'éclat de la vérité,--je jure que je suis innocente d'une seule pensée ou d'une seule parole qui ait pu t'offenser en quelque façon. Bien sûr, tu me pardonneras de t'avoir déplu sans le vouloir?
Transporté à ces mots, Paul l'enleva dans ses bras et la pressa contre son coeur avec passion, ou plutôt avec une énergie convulsive; et la tenant ainsi, il jura dans la profondeur de son âme que jamais de nouveau il ne l'affligerait, ne la contredirait, ni ne douterait de sa fidélité. Cet amour de femme, plus puissant que la colère, le raisonnement ou l'orgueil, avait détruit en un instant l'abîme que la passion et le soupçon avaient creusé entr'eux.
--Ma femme! ma bien chère femme! murmurait-il en même temps que des larmes que sa droite nature d'honnête homme ne rougissait plus de laisser couler, tombaient rapides et abondantes sur la tête soyeuse appuyée contre sa poitrine. Dieu soit béni, de ce que la paix soit revenue! puisse cette première querelle entre nous être la dernière!
Ce fut la dernière en effet; et dans la suite, nul regard de doute ou de colère, ni d'un côté ni de l'autre, ne vint assombrir le cours de leur vie commune.
Le jour suivant, quand le capitaine de Chevandier vint, on lui répondit que madame Durand était trop occupée pour le recevoir. Quand il renouvela ses visites, qu'il eut toujours grand soin d'entreprendre au moment où il savait Durand absent de chez lui, alors qu'il l'avait vu s'éloigner en arrière de sa ferme, il se flattait sans doute d'obtenir une réponse plus favorable; mais elle était toujours la même, jointe à la mortification d'apercevoir Geneviève à l'une de se fenêtres, engagée dans l'importante fonction de soigner ses plantes et ses fleurs.
Il retournait alors sur ses pas en grommelant un juron.
Le lendemain il disait adieu à Alonville pour n'y plus jamais revenir.
Après cela, tout alla tranquillement dans le ménage de Durand. Mais bien qu'une paix parfaite et une inaltérable affection mutuelle y régnassent, il n'y avait pas de changement perceptible dans l'économie domestique de la maison. Toutefois, l'honnête Paul était profondément satisfait et heureux; après tout, c'était bien là le point principal. Le commérage calomnieux répandu par le vieux Dupuis s'éteignit bientôt, faute d'un nouvel aliment. Et Geneviève continua de jouir, avec le même entrain, de l'éclat des jours de soleil, des oiseaux et des fleurs, faisant taire de temps en temps ses goûts par un effort désespéré pour se mettre au soins du ménage.
Bientôt après arriva un gage de la sollicitude pleine d'attentions de madame Chartrand, sous la forme d'un immense paquet, accompagné d'un billet dans lequel cette dame écrivait que, prévoyant le cas où Paul aurait besoin bientôt de nouvelles chemises, elle prenait la liberté de lui en envoyer une douzaine toutes taillées sur un patron de celles qu'elle avait en sa possession: ajoutant que leur confection ne serait qu'un amusement pour sa belle-soeur.
Sans doute, la jeune femme entreprit volontiers la tâche; et quand Paul laissa la maison le matin pour se rendre aux champs, il emporta avec lui l'aimable idée de sa gentille Geneviève, assise à sa petite table, armée d'un dé délicat et d'une paire de ciseaux, ayant devant elle une pile de toile et de coton blanc comme la neige. Mais, hélas! le manque d'habileté plutôt que de bon vouloir, vint frustrer les bonnes intentions de Geneviève. Elle se trouble et se perdit au milieu des goussets, des bandes et des morceaux; et enfin, perdant coeur et courage, elle déposa sa couture sans espoir de réussir jamais. Elle la laissa ainsi et la reprit deux fois, trois fois, durant le cours de cette journée, pour arriver toujours au même résultat.
Pendant qu'elle était assise, ses deux mains reposant négligemment sur ses genoux, tout entière à cette pensée qu'elle échangerait bien volontiers le peu de talents qu'elle avait en broderie pour l'art de mettre en ordre le chaos de bandes blanches qu'elle voyait devant elle, Paul rentra, accablé par la chaleur et la fatigue de son travail sous un soleil brûlant.
Elle saisit vivement, comme par instinct, cette couture qui avait fait si peu de progrès depuis le matin, et jeta la vue sur son mari. Il venait de s'asseoir, et essuyait les larges gouttes de sueur qui perlaient sur son front en feu. Il y avait contraste entre sa fatigue jointe à la chaleur qui l'écrasait et le repos dans lequel elle était au milieu de cette chambre sombre et respirant le frais; et cependant, ainsi entourée de ses aises combien elle se sentait abattue, nonchalante, malheureuse!
--Eh! bien, petite femme, comment va la couture? demanda-t-il avec bonté.
Elle la rejeta de nouveau, et fondant en larmes, elle se mit à sangloter.
--A quoi sert, dit-elle, de feindre plus longtemps? Je n'y entends rien. Paul, Paul, tu as une femme inutile, indigne!
Repoussant l'ouvrage, Paul attira sa femme à lui avec tendresse, en murmurant:
--Le ciel m'est témoin, Geneviève, que tu me rends le séjour de ma maison agréable et heureux. Que peut faire de plus une femme? Ne vas pas te tracasser l'esprit à propos de semblables bagatelles. Ta douceur et ta patience te rendent plus chère à ton mari que si tu étais la meilleure cuisinière et la couturière la plus entendue de la paroisse! Attaches tout cela dans un paquet, et ce soir, nous irons en voiture chez la veuve Lapointe, et nous le lui laisserons. Ce sera une charité que de lui faire gagner quelques sous, et la promenade va te rendre aussi gaie qu'une linotte.
Ils partirent bientôt; et malgré que les commères s'émerveillassent de l'infatuation de Paul à l'égard de sa femme et du profond aveuglement qui l'empêchait de s'apercevoir du peu de services qu'elle lui rendait et de sa parfaite inutilité dans la gouverne de sa maison, elle alla son chemin, plus chérie et plus choyée que jamais.
Un an ne s'était pas écoulé depuis cette époque que la coupe du bonheur de Paul fut remplie jusqu'aux bords par la naissance d'un fils.
Aucun noble portant des titres glorieux et soupirant après un héritier qui portera son nom honoré depuis des siècles, aucun millionnaire désireux d'avoir un fils pour lui transmettre ses immenses richesses, ne se réjouissent plus de la naissance d'un garçon que l'humble paysan Canadien, soit que lui aussi aime à voir son nom obscur mais honnête conservé dans l'avenir, soit qu'il sache que le bras vigoureux d'un fils lui portera assistance dans les travaux des champs, alors que le grand âge rendra ce secours presque indispensable.
Mais, hélas! la joie de Paul, comme tous les rayons du soleil sur cette terre, fut de courte durée; car la santé de Geneviève, toujours frêle et délicate, ne se remit jamais après la naissance de son enfant. Elle devint plus faible de jour en jour; en dépit de l'affection et de la tendresse pleine de sollicitude dont l'entourait Paul, en dépit même des liens de son amour sans bornes pour son mari et son enfant qui la tenaient étroitement attachée à l'un et à l'autre, l'heure du départ arriva; et patiente, résignée, elle exhala doucement la vie entre les bras puissants de son mari qui lui avaient ouvert un asile si sûr et si doux depuis qu'elle avait connu leur protection.
Ah! Paul Durand, alors que vous étiez assis seul et le coeur brisé dans votre chambre, sans que nul autre bruit que le tic-tac monotone de l'horloge du coin ne vint en rompre le silence mystérieux, et que, regardant en arrière, vous vous rappeliez la fatigue et la langueur qu'elle apportait de temps à autre dans ses démarches, et ces teintes rosées qui montaient à ses joues et s'en effaçaient tour à tour sitôt qu'elle entreprenait un effort léger; vous deviniez le secret de ce manque d'énergie dont l'avaient blâmée si souvent les langues des fainéants; et vous remerciez Dieu du fond du coeur de ce que jamais vous ne lui aviez adressé aucun reproche ni aucun mot de raillerie à ce sujet, de ce que jamais vous ne l'aviez poussée à des exercices et à des efforts qui eussent dépassé ses forces.
Peut-être cette pensée était-elle la plus grande consolation de Durand, aussi bien que les caresses dont il entourait son enfant, doué de toute la délicatesse des traits de sa mère, et partageant peut-être, cela était à craindre sa faiblesse de constitution.
Maintenant, dans son isolement, Paul eût désiré volontiers la compagnie de sa soeur; mais cette dame très-digne, fatiguées de ses habits de deuil, avait déjà consenti à les échanger contre des vêtements de noces, et elle devait épouser dans quelques mois un respectable notaire quelque peu avancé en âge, mais ayant une bonne clientèle et un caractère pacifique: deux points sur lesquels madame Chartrand avait pris grand soin de se rassurer avant de donner aucune réponse affirmative.
Ce n'était pas tant parce qu'il craignait le gaspillage et le désordre dans l'administration de sa maison que Paul désirait la présence de sa soeur: il était parfaitement accoutumé à ces deux choses là; mais c'était pour son enfant. Ce tendre petit nourrisson avait besoin de soins plus judicieux que ceux dont pouvaient l'entourer la tendresse capricieuse et la société ignorante de domestiques.
Une fois convaincu qu'il n'y avait plus lieu d'espérer que madame Chartrand viendrait vivre avec lui, il résolut de se remarier.
Ah! quelle honte! s'écriera peut-être quelque lecteur. Comment pouvait-il oublier si vite la jolie jeune femme qui s'était reposée, comme dans un nid, à son foyer et sur son coeur?
Il ne l'oublia pas; et de longues années après, à l'heure solennelle où les dernières scènes de la vie se retiraient de devant ses yeux obscurcis par l'âge, l'espérance de la retrouver dans un monde meilleur absorbait encore tous ses regrets terrestres.
Ce ne fut que par amour pour Geneviève que Paul chercha une mère pour son enfant, et cette pensée seule à l'exclusion de toute autre, le guida dans son second choix.
Sans se soucier de la jeunesse, de la beauté et de la richesse, il passa en revue plusieurs filles aux yeux clairs, aux lèvres roses, qui auraient volontiers accepté sa demande, et en choisit une qui n'avait pas une grande beauté, mais qui était aimable, vertueuse, et déjà considérée dans la paroisse comme une vieille fille; en cela il avait la ferme conviction qu'en autant que la chose serait possible, elle remplacerait auprès de son fils qu'il idolâtrait, la jeune mère que celui-ci avait prématurément perdue.
Le jour qu'il demanda Eulalie Messier en mariage, il lui expliqua franchement les raisons pour lesquelles il se décidait à changer son état, ajoutant qu'il l'estimait et la respectait, et qu'il ferait tous ses efforts pour faire un bon mari; mail il ne lui dit pas un suel mot d'amour. Eulalie fut parfaitement satisfaite, et très reconnaissante envers la Providence et envers Paul; car sans dot et sans attraits personnels elle semblait irrémédiablement condamnée à rester seule, ce qui équivalait, selon elle, à une vie d'isolement et d'un labeur sans fin.
Le second mariage de Paul eut lieu par une brûlante journée de juillet, mois aussi incommode par l'ardeur de la chaleur aux habitants de cette terre de neiges et de glaces que si nous demeurions sous les tropiques.
Plusieurs de nos lecteurs peuvent se rappeler l'inimitable description que nous donne Dickens, dans son Little Dorrit, d'une journée de chaleur passée à Marseilles; il représente les pavés comme brûlants, les murs si chauds qu'ils font lever des ampoules, pendant que les piétons se morfondent pour trouver une toute petite lisière d'ombre afin de sauver leur vie en échappant aux rayons étouffants et enflammés du soleil.
C'était exactement une température de ce genre qui régnait à Alonville le jour en question: pas la plus petite ride sur la surface unie et claire de notre magnifique Saint-Laurent qui roulait majestueusement tout près de là, et sur laquelle se reflétaient comme dans un miroir les charmants villages qui sont coquettement assis sur ses bords; pas la plus petite brise agitait les feuilles, l'herbe et les fleurs sauvages qui bordaient la route et dont l'immobilité leur donnait l'air d'être peintes sur la toile. Les prairies nouvellement fauchées ressemblaient au Sahara, les chaumes jaunis renvoyaient les rayons ardents du soleil qui les surplombaient, et les champs étaient tristes et désolés; les plantes, penchées moins par le poids de leurs épis que par l'impitoyable chaleur, paraissaient demander pitié, ainsi que les bêtes-à-cornes et les moutons qui haletaient sous le maigre ombrage des clôtures et des bâtiments ou des quelques arbres éparpillés ça et là sur la ferme. De leur côté, les insectes jubilaient, les mouches et les abeilles bourdonnaient, les cigales et les sauterelles gazouillaient à leur façon, et leur chant monotone remplaçait celui des oiseaux qui restaient muets dans le feuillage flétri.
Bon nombre de voitures dont les chevaux étaient attachés aux nombreux poteaux comme il y en a ordinairement sur la place publique de chaque paroisse, se trouvaient devant l'église du petit et modeste village.
Bientôt les propriétaires de ces voitures sortirent du lieu saint, et après un vif échange de plaisanteries et de folies qui les rendit indifférent, sinon insensibles, à l'étouffante atmosphère, on se dirigea vers la maison du marié, car il ne fallait pas penser à se divertir chez l'épouse puisqu'elle était pauvre.
Paul aurait de beaucoup préféré célébrer son second mariage sans éclat, comme le premier; mais ses amis s'élevèrent si énergiquement et avec tant d'indignation contre un procédé si contraire aux usages de la société, qu'il fut obligé de sacrifier ses goûts aux leurs et de céder aux exigences de la coutume.
Pas n'est besoin de dire que le matin du jour en question, la résidence de Durand avait été mise, de la cave à l'attique, dans un état tout-à-fait brillant et hospitalier. De gros bouquets, disposés dans des verres ou des pots, avaient été placés dans tous les endroits disponibles, et une longue table recouverte d'une nappe de toile du pays était remplie de vaisselle et de verres.
Dès que la joyeuse compagnie fût entrée dans la maison, les femmes se rendirent dans la chambre à coucher pour ôter leurs grands chapeaux de paille et défriper leurs robes d'indienne, 1 et chacune, à tour de rôle, alla se lisser les cheveux et se regarder dans l'unique miroir, lequel, pour les remercier, leur renvoyait leur ressemblance d'une manière si difforme et si décourageante, que non-seulement cela suffisait pour guérir la vanité cachée qu'aurait pu posséder celle qui s'y regardait, mais encore pour en faire reculer quelques-unes d'épouvante.
Note 1: (retour) Nos lecteurs sont priés de se rappeler que ceci se passait dans l'enfance de notre héros. Depuis lors, il faut convenir que les modes ont fait dans nos campagnes de rapide progrès.
On se passa généreusement les pots de cidre et de bière, ainsi que du sirop de vinaigre,--breuvage rafraîchissant que chaque ménagère canadienne sait faire à la perfection,--et peu d'instants après, au milieu des observations sur la chaleur et les récoltes, on se plaça à l'entour de la table. Après que le curé du village à qui on avait donné la place d'honneur eût récite le benedicite, on attaqua résolument les plats friands qui se trouvaient devant soi. La table en était vraiment surchargée; c'étaient des volailles, des saucisses, des porcs-frais, des crêpes toutes fumantes, des tartes, du miel, des confitures et des assiettes surchargées de ces fameuses beignes que l'on trouve toujours sur les tables canadiennes. A des distances raisonnables étaient placées des bouteilles de rhum et de vin Sherry, ce dernier pour les dames.
Au bout de la table se trouvaient les mariés. Paul paraissait calme et tout-à-fait à son aise, mais rien ne pouvait égaler le superbe aplomb de la mariée qui était assise è sa nouvelle place, aussi tranquille que si elle y eut été depuis les dix dernières années. Ses cheveux, vraiment luisants et abondants, étaient simplement relevés en arrière de ses tempes: on voyait que sa toilette, quoique sans reproches sous le rapport de la propreté, de la décence et du bon goût, avait nécessairement été choisie plutôt pour la durée, et avec le même dédain pour la parure qui distinguait son digne mari. On lisait sur sa figure une expression de franchise, d'honnêteté et de bonne humeur. Elle écoutait avec une impassible tranquillité, et sans rougir ou paraître embarrassée, les plaisanteries et les quolibets que l'on disait sur son compte. Enfin le bel-esprit de la bande, après avoir épuisé, à son intention et sans succès, toutes les flèches de son carquois, déclara à son voisin qu'il aurait plus de plaisir à faire endêver sa grand'mère. L'hilarité et la gaieté générales ne furent aucunement interrompues par sa déconfiture, et les conversations et les chansons continuèrent leur train: l'appétit de chacun était aussi aiguisé que dans les jours les plus froids de l'hiver. A la fin on se leva de table et pendant la confusion occasionnée par le changement de sièges, et tandis que les hommes chargeaient leurs pipes à même leurs blagues, Durand fit à sa nouvelle femme un signe qu'elle comprit, car elle se leva aussitôt et le suivit tranquillement à travers un étroit passage qui aboutissait à un escalier conduisant à la partie supérieure de la maison. Quoique le plafond en fût bas, il y régnait comme en bas une air de bien-être. Un bel enfant de deux ans dormait dans un berceau garni d'un drap de grosse toile d'une éclatante blancheur. Penchant légèrement sa grosse main brunie par le soleil sur le front de son enfant, il dit avec un léger tremblement dans la voix:
--Eulalie, mon enfant est sans mère, voulez-vous lui en tenir lieu, voulez-vous?
La femme regarda le petit dormeur sans rien dire: sa figure était très-agréable, et quoique très-jeune, la parfaite régularité de ses traits promettait pour plus tard de la beauté. Réveillé par le toucher de son père, l'enfant ouvrit ses grands yeux qui, ombragés par de longs cils, devinrent plus foncés, et les jeta avec étonnement sur cette figure de femme étrangère penchée sur lui. Durand, un peu surpris et peut-être peiné du silence qu'avait observé sa femme reprit:
--Vous ne m'avez pas répondu, Eulalie! Est-ce que vous ne serez pas une mère pour mon petit garçon?
Une légère rougeur passa sur les joues de la mariée, la première rougeur qu'on eût aperçue de la journée sur sa figure, quoique ce fût le jour de ses noces. Elle s'agenouilla è côté du berceau, et embrassant tendrement l'enfant:
--Oui, dit-elle, que Dieu me fasse la grâce de bien remplir mon devoir envers lui!
Puis ses lèvres furent agitées pendant un instant, soit par une prière ou une promesse silencieuse, et lorsqu'elle se releva ses regards disaient éloquemment à Paul qu'elle était résolue de remplir sa promesse, regards qui, selon lui, la rendaient plus belle que si des roses et des fossettes eussent remplacé sur sa figure les marques des soucis et de la fatigue.
Les nouveaux mariés allèrent rejoindre leurs invités, le père portant son garçon qui, comme de raison, avait été pour l'occasion revêtu de ses plus beaux habits, et madame Durand soutenant avec sérénité ordinaire le nouvel orage de compliments et de railleries qui accueillit son retour. Après que le petit Armand eut été admiré et caressé,--quelques dignes dames étouffaient leurs soupirs pendant qu'elles se murmuraient à voix basse le mot de belle-mère qui est généralement regardé comme un mauvais présage--il fut remis à la fille qui en avait soin depuis la mort de sa mère, et qui était à la porte, se renfrognant chaque fois que quelqu'un touchait à son nourrisson: car ce jour-là jour de joie pour tout le monde, son humeur était plus aigri qu'à l'ordinaire, non pas tant par les divertissements que par la circonstance particulière qui leur avait donné naissance.
Ainsi se passait le temps. Le soleil brûlait de plus en plus, et un des invités disait en forme de reproche que la grande rivière ne leur enverrait seulement pas une bouffée d'air pour dissiper les flocons de fumée qui sortaient de leurs pipes. Malgré cela, on continua à manger, boire, fumer, chanter et danser. Danser par une pareille chaleur était une espèce de suicide presqu'incroyable. Tout le monde était enchanté cependant, et la gaieté générale ne se ralentit pas un seul instant. Malgré que le Médecin du village, jeune homme non marié, fût, avec son frère, Notaire de Montréal, encore garçon, tous deux amusants et agréables, au nombre des invités, plus d'une poitrine féminine se souleva en soupirs par le regret que la nouvelle mariée, bien que ses traits n'eussent rien que de très-simple et malgré le titre de «vieille fille» dont on la qualifiait en arrière, eût pu s'assurer le meilleur parti d'Alonville.
Les noces durèrent une semaine, un jour chez un des parents des nouveaux mariés le lendemain chez un autre. Enfin, quand tout le monde fut bien rassasié de plaisirs, les choses reprirent leur routine ordinaire, et il s'établit dans le ménage de Durand une tranquillité parfaite.
Eulalie était si singulièrement taciturne et tellement à ses affaires, qu'il n'y avait aucun risque qu'elle fit oublier à Paul sa première femme: elle pouvait passer des heures entières avec son mari sans dire un seul mot, ou sans l'encourager à parler. Mais en revanche, elle était une ménagère bien rare, et sous ses soins la laiterie, la basse-cour et le jardin prospéraient aussi bien que sous ceux de la digne mère de Paul elle-même.
Mais le coeur de l'homme est difficile à contenter. Que de fois Paul, au milieu de la satisfaction, de la propreté et de la prospérité qui l'entouraient, se reporta avec envie et le coeur brisé par la douleur au temps de bouleversement que l'amour et la société de la femme bien-aimée qu'il avait perdue si jeune avait converti en un temps de bonheur!
Il reconnaissait cependant le vrai mérite, les rares et excellentes qualités de la seconde madame Durand, et elle, ne lisant jamais dans les replis de son coeur, s'assura qu'il était un des meilleurs et des plus dévoués maris. Elle aima de suite le petit Armand de toute la force de son âme, et quoique, naturellement, elle ne fît jamais voir ses sentiments intimes, elle le caressa et le choya avec tout le dévouement dont une bonne mère est capable.
Le temps arriva où elle eut un second enfant à dorloter; mais lorsqu'elle eut rendu Durand père d'un gros et robuste garçon, elle ne fit pas de distinction entre les enfants, et le petit Paul, n'eut pas de plus que son frère Armand une parcelle de son affection et de ses soins vigilants.
Tout naturellement cette naissance fut un puissant trait-d'union entre le mar et la femme, et il commençait à ressentir pour elle plus d'intérêt, un désir plus inquiet pour sa santé et pour son bonheur qu'il n'en avait éprouvé jusque-là, lorsque l'inexorable mort vint de nouveau et lui enleva sa seconde femme, juste au moment où il commençait à se sentir sincèrement attaché à elle. Une fièvre maligne qu'elle contracta dans la froide et pluvieuse saison d'automne suffit pour briser cette active et forte constitution pleine de santé et d'énergie, et le corps de la deuxième femme fut déposé auprès de celui de la première, deux courtes années après qu'elle l'eût remplacée comme épouse.
Le jour de l'enterrement, pendant que Paul était assis avec ses habits de deuil et qu'il pensait qu'il était à présent chargé du fardeau de deux enfants sans appui au lieu d'un, tandis que lui, il était plus seul que jamais, il prit en lui-même la résolution de ne plus se hasarder dans le mariage, mais quelque chose qu'il arrivât, d'essayer à combattre seul et sans compagne les combats de la vie.
Cependant, la destinée lui tenait une compensation en réserve.
Quelques mois plus tard Henri Ratelle, le mari de sa soeur, paya la dette de la nature, tendrement soigné jusqu'au dernier jour par sa femme. La nouvelle veuve écrivit laconiquement à son frère «Paul, me veux-tu?» à quoi il répliqua brièvement «Oui, sans délai,» et elle vint.
--Vois-tu, frère, lui dit-elle en arrivant, il était écrit que nous vivrions ensemble. Tous deux, nous nous sommes mariés deux fois, presque, parait-il, pour éluder cette destinée, mais cela devait être. Si tu es satisfait, je le suis!
Paul l'était amplement, et il lui donna pleine autorité de conduire son ménage. Elle se montra digne de la confiance qu'il reposait en elle, surtout dans les soins judicieux qu'elle portait aux petits garçons de son frère. Son union n'avait jamais été consacrée par la maternité, et sa bonne nature s'émouvait de compassion sur les deux enfants confiés à ses soins, comme s'ils avaient été les siens propres.
Ceux-ci différaient autant par leurs manières et leurs penchants que par leurs caractères physiques, et pendant qu'Armand avait la fragile et sensitive beauté de sa mère te qu'il était paisible et tranquille, Paul possédait la mâle vigueur de son père et il était en outre turbulent et étourdi.
Durand et sa soeur les traitaient avec une parfaite égalité, et si parfois Paul se sentait ému à la forte ressemblance qui existait entre son fils aîné et sa jeune et jolie mère, comme son coeur s'était autrefois épris pour sa première femme adorée, il ne laissa jamais percer aucun sentiment de préférence.
Paul Durand, toujours industrieux et prospère, était devenu un homme riche. Il possédait des fermes et des terres dans plus d'une localité, et il lui paraissait nécessaire pour l'éducation de ses garçons de les envoyer au collège. Il n'était pas avare, et pouvait-il faire mieux que de dépenser pour eux les sommes considérables qui s'étaient accumulées dans son coffre-fort malgré ses nombreuses dépenses?
Il mit donc les deux garçons au collège; ils y entrèrent remarquablement bien vêtus, eu égard aux goûts simples du temps, mais aujourd'hui il est probable que la jeunesse actuelle se révolterait de dédain à la vue d'habillements semblables.
Pour son âge, Armand était grand et fluet; pour le sien, Paul était très-développé en grandeur et en force. Pendant quelques années les deux garçons avaient été confiés aux soins efficaces du maître d'école du village, du moins il les avait de bonne foie et de son mieux fait partir dans le chemin épineux de l'instruction.
Ce fut dans le mois de septembre, après les vacances d'été, et le jour même de l'ouverture des classes, qu'ils passèrent le portail du vieux Collège de Montréal 2. Durand Les accompagna, et après une courte conversation avec le Directeur de l'institution, le père et les fils se trouvèrent seuls dans le parloir.
Note 2: (retour) Cet établissement a été depuis loué au Gouvernement Impérial, comme casernes, par les Messieurs du Séminaire.
Paul promena ses regards tout autour de lui, depuis le plafond bas tout noirci par le temps jusqu'aux fenêtres à petits carreaux, veuves de rideaux. Armand avait les yeux attentivement fixés sur son père qui, au moment de se séparer, leur donnait des conseils et des encouragements. Enfin, on se distribua les dernières poignées de main, et au moment où Durand sortait du parloir le portier entrait: c'était un individu tout-à-fait insociable, sans avoir cependant un mauvais naturel. Au regard renfrogné et curieux de cet homme, Paul répondit par un regard de défi, et murmura à son frère:
--Je hais déjà ce portier-là, autant que du poison!
Comme les classe n'étaient pas formées, il n'y eut point de leçons ce jour-là ce qui permit aux nouveaux arrivants de faire connaissance avec leur future demeure et leurs nouveaux camarades.
Paul employa bien son temps, car à la fin de cette première journée il avait déjà battu trois de ses camarades, juré une éternelle amitié à un autre, et invité un cinquième à aller passer les vacances chez son père à Alonville; de plus il avait vendu, à un prix exorbitant, deux couteaux et un portefeuille de poche à de jeunes garçons qui, grâce à la générosité avec laquelle leurs parents avaient rempli leur bourse, étaient en mesure de se passer le luxe de payer bien cher des articles dont ils n'avaient nul besoin.
Armand, de son côté, n'avait encore fait aucune avance d'amitié, et à cause de cela quelques-uns de ses compagnons l'avaient, avant la fin de vingt-quatre heures, décoré du titre de Demoiselle Armand. Il est impossible de dire ce qui leur avait suggéré de lui donner ce nom appliqué avec l'intention d'en faire un grand mépris, ou de ses manières seules, tranquilles et réservées, ou de la délicate beauté de ses traits et de son teint; dans tous les cas, cette qualification fut promptement et universellement adoptée, au grand déplaisir de Paul.
Quelques semaines plus tard, un jour de congé que les deux frères étaient assis ensemble dans une salle donnant sur la cour de récréation, tout entourée d'une belle rangée de peupliers, leur attention fut attirée par la voix de deux écoliers qui étaient venus s'arrêter un instant près de la fenêtre où ils se trouvaient sans se douter qu'il y eût quelqu'un.
--Oui, c'est un bon couteau, dit l'un, mais je l'ai payé un bon prix! je l'ai acheté d'un des Durand.
--Je suppose que tu l'as eu du bruyant tapageur aux gros os? dit l'autre.
--Le plus jeune ne paraît pas avoir en effet l'esprit du commerce.
--Je crois que le plus jeune est un vrai Jocrisse, un lâche, capable de se sauver devant une souris!
--Viens-t-en, nous ne connaissons pas encore son courage, nous ne l'avons pas encore vu mis à l'épreuve: mais il y a chez lui un air de noblesse qu'on ne rencontre pas chez son gros rustaud de frère. As-tu remarqué ses petites mains et ses petits pieds, ses traits réguliers, sa belle taille mince et gracieuse?
En entendant ces paroles, Paul fronça les sourcils, mais ne fit aucune observation; seulement, il se pencha en avant pour voir ceux qui parlaient ainsi: Armand en fit autant. C'étaient, le premier un grand et élégant garçon de dix-sept ans du nom de Victor de Montenay, l'autre appelé Rodolphe Belfond, le propriétaire du couteau, jeune homme à figure basanée, à stature compacte et carrée, un peu plus jeune.
--Ne parles pas aussi légèrement, de Montenay! dit avec colère Belfond. Que peut faire un garçon avec une figure aussi jolie te des mains aussi petites que celles d'une fille?
--Il vaut autant demander à quoi sert au beau cheval de course d'avoir des jambes fines et gracieuses et des formes élégantes, plutôt que la lourde taille et les mouvements du cheval de trait?
--Je ne vois pas à quoi tu en veux venir, répondit Belfond. Je suppose qu'à tes yeux un camarade ne peut pas avoir une taille décente et être d'une certaine grosseur sans que tu le compares à un cheval de trait, simplement parce que tu te trouves toi-même dans la catégorie des fluets!
--Bien, mon cher Rodolphe, je suis à la fois fier et heureux de posséder cette délicatesse de formes sur laquelle tu reposes si peu d'importance. Si l'on mettait dans le plateau d'une balance une fortune et les bons points de ma personne dans l'autre je n'hésiterais aucunement à choisir ce dernier, car tu le sais, la fortune peut nous arriver un jour ou l'autre comme incident et se fondre aussi vite, mais l'argent ne peut changer de grosses mains calleuses et rouges et de gros pieds carrés en des mains et des pieds, par exemple.. pourquoi ne le dirais-je pas?... comme les miens!
--Vraiment, de Montenay, si tu n'es pas fou, tu es un freluquet et un faquin, ce qui ne vaut guère mieux. De quelle utilité te serait la petitesse aristocratique de tes extrémités, comme les médecins appellent cela, pour te battre à coups de poings, pour ramer ou faire quelque chose d'utile?
--Ça servirait du moins mon cher Rodolphe, à faire distinguer le capitaine de l'équipage, l'officier du soldat!
--Je vais te dire, Victor de Montenay, ce qui en est: je t'étendrais raide à terre en une seconde si je ne savais pas que ma famille est aussi bonne et aussi ancienne que la tienne, et que tu ne fais qu'un innocent de toi-même en voulant rire à mes dépens.
--Mon cher ami, si tu veux croire que mes remarques te sont personnelles, je te trouverai la tête éventée à proportion de la grosseur de tes mains. Viens, pour te mettre de bonne humeur avec tes amis et avec toi-même, nous allons faire une partie de foot ball.
--Ils nous ont tapés tous les deux assez rudement! murmura Paul entre ses dents en s'adressant à son frère. Toi un lâche, moi un gros rustaud! J'espère que je serai encore capable d'en payer au moins un des deux.
Il était évident, par le ton avec lequel il prononça le mot «un», qu'il pensait à ne redresser que les torts qui lui étaient personnels; mais son frère, sans paraître remarquer cette mesquine réserve, lui dit tranquillement:
--Nous ne devions pas nous attendre à autre chose. Ceux qui écoutent entendent rarement parler d'eux en bien.
--Tu es un fou plein de scrupules! répondit brusquement l'autre. Je crois que tu n'as pas plus de bon sens que ce stupide idiot qui a si bonne opinion de sa personne. Je voudrais bien avoir une chance de le frotter un peu!
La discussion entre les deux frères fut arrêtée par la bruyante arrivée d'une demi-douzaine de leurs camarades, et Armand s'apercevant que son frère continuait à être d'une humeur bourrue, s'amusa à examiner une pile de livres de classe neufs que se trouvaient devant lui. L'incident en resta là.
Les classe régulières commencèrent enfin. Armand n'eut pas à se plaindre de ses devoirs et de ses leçons, car il s'acquitta de ses tâches avec une facilité et une exactitude telles que ses maîtres lui en firent les plus grands éloges. Malheureusement, quelques-uns de ses compagnons conçurent de l'envie sur ses succès, et son naturel froid et réservé ne lui attira guère d'amis. Son impopularité augmenta tous les jours, et sans la moindre provocation de sa part, les épithètes de Demoiselle Armand, de lâche, pleuvaient sur lui. Le pauvre garçon était d'une telle sensibilité que sa position était devenue intolérable, et il prit plusieurs fois la résolution d'écrire à son père pour lui demander et même le prier de le retirer du collège.
Une après-midi qu'il était tranquillement à regarder jouer les autres, plusieurs de ses bourreaux se rassemblèrent autour de lui et se mirent à le persécuter. L, un pira, d'un air moqueur, Demoiselle Armand d'aller prendre part à leurs jeux. Un autre s'y opposa, de peur que cela gâtât la beauté de ses mains blanches et douces, qui n'étaient tout au plus capables que de tenir les cordons des tabliers de sa maman.
Ce trait d'esprit fut accueilli par les éclats de rires et les applaudissements de la troupe, et l'hilarité augmenta lorsqu'un troisième ajouta qu'il était tout étonné de ce que mademoiselle Durand sortit sans se munir d'un grand chapeau de paille pour ne pas se griller et se rousseler le teint. La respiration d'Armand devenait plus vive. Il était écrasé sous les impitoyables sarcasmes de ses persécuteurs, tant étaient grandes les souffrances qu'endurait cette âme sensible et élevée qui craignait par-dessus tout le ridicule. Ses joues devinrent pâles comme la mort, et d'un air qui paraissait autant implorer que se désespérer, il regarda tout autour de lui. Hélas! il ne put voir sur leur contenance qui ne respirait que la joie et les tours, aucun ralentissement aux tourments qu'ils lui faisaient souffrir, aucune compensation à ses douleurs. Sentent toute l'injustice d'une persécution si peu méritée de sa part, l'enfant éclata en sanglots. A la vue d'une pareille émotion si inattendue, quelques-uns s'arrêtèrent tandis que les autres ne firent que redoubler leurs persécutions.
--Ah! elle va se trouver faible! vite, des sels! dit l'un.
--Un mouchoir de poche pour essuyer ses larmes! dit un autre.
A ce moment l'élégant du Montenay qui rôdait par là avec Rodolphe Belfond, son intime ami, se joignit au groupe.
--Allons donc! qu'a donc Mademoiselle Armand! demanda-t-il.
Armand releva tout-à-coup la vue comme un cerf aux abois, et son regard tomba sur le dernier interlocuteur qui se trouvait devant lui. Croyant, dans la confusion du moment, que Rodolphe était depuis le commencement parmi ses persécuteurs, et cédant à l'insatiable désir de vengeance qui depuis quelques instants bouillonnait dans sa poitrine, il s'élança avec la force et la rage d'un tigre sur son ennemi et le terrassa: ils tombèrent tous les deux. Il roula dessus et dessous son antagoniste, et sans s'occuper des coups qui tombaient sur lui dru comme grêle, il ne lâcha pas prise un seul instant.
Lorsqu'on l'arracha de force de sur son adversaire, un épais brouillard obscurcissait la vue de celui-ci, ses oreilles tintaient et n'entendaient plus, et dans le délire de la colère il n'avait de conscience que pour la vengeance.
--Vraiment, Durand, tu es un véritable démon! tu l'as presqu'étranglé, dit un de la bande pendant qu'il aidait Belfond à se relever.
Celui-ci offrait en effet un spectacle alarmant! il avait la face et les lèvres tachées de sang livides de cette strangulation partielle.
Confus en quelque sorte de cette fureur désespérée, Armand porta machinalement la main à sa figure et la retira tachée de sang. Il se dirigea sans dire un mot vers une cuve d'eau qui se trouvait sous la gouttière d'une dalle et commença à faire disparaître de sa personne les traces du combat.
--Eh! bien, mes amis, je crois qu'après ce qui vient d'arriver vous ne serez plus tenté de l'appeler Mademoiselle Armand! dit de Montenay en s'adressant au cercle des élèves qui étaient là tranquilles, tout stupéfaits de la rapidité électrique et de la fureur avec lesquelles le garçon mince et délicat qu'ils avaient si impitoyablement tourmenté s'était jeté sur un gaillard qui le surpassait de beaucoup en grandeur et en force.
Personne ne répondit à son interpellation, puis s'adressant à Belfond:
--La meilleure chose que tu puisses faire maintenant, lui dit-il, c'est de suivre l'exemple de ton ci-devant ennemi qui, en vérité, a prouvé qu'il est digne de toi; vas te donner un bon lavage, ça te rafraîchira en même temps que ça te donnera meilleure mine.
Belfond se disposa avec bonne grâce à suivre ce conseil et partit en chancelant, mais en évitant la direction qu'Armand avait prise. Celui-ci était encore à ses ablutions, lorsqu'apercevant un ombrage dans les rayons du soleil, il leva la vue et vit près de lui de Montenay qui lui dit:
--Sais-tu, Armand, que tu es héroïque?
--Brutal, veux-tu dire?
--Par su tout: peut-être que si c'eût été ton grand frère qui eût été à ta place, j'aurais trouvé quelque chose de brutal dans cette ténacité de bull-dog avec laquelle tu étouffais ton ennemi; mais chez un garçon de ta charpente et de ta force, c'est du courage et du pluck au suprême degré. Donne-moi ta main!
Cependant, Armand avait toujours entretenu un profond sentiment d'admiration enfantine pour le be et jeune aristocrate qui, toujours habillé avec un soin scrupuleux et élégant, quoique souvent insolent dans ses manières, spirituel et piquant dans ses remarques, appartenait à une classe de personnes avec laquelle, lui enfant de la campagne, n'était jamais venu en contact. Il l'avait toujours regardé comme devant être, sous n'importe quelle circonstance, quelque chose d'au-dessus de son intimité. Aussi, en l'apercevant à ses côtés lui faisant des louanges et lui offrant la main de l'amitié, il sentit son coeur battre de palisir et d'orgueil. Il tendit toutefois sa main avec réserve, et sans trahir le sentiment qu'il éprouvait en disant:
--Mais je croyais que Rodolphe Belfond était un de tes amis!
--Et il l'est en effet, dit de Montenay en s'asseyant sur le bord de la cuve pendant qu'Armand s'essuyait la figure et les mains avec son mouchoir. Oui c'est vrai, il est un de mes amis, il est même de mes petits parents, mais cela n'est pas une raison pour que je me batte pour lui. Malgré qu'il passe la moitié de ses vacances chez moi, et moi l'autre moitié chez lui, cela ne m'a pas empêché d'être content de le voir rosser par un jeune homme comme toi. Il se vante tant de ses os et de ses muscles, de sa force et de ses nerfs, qu'une leçon comme celle que tu viens de lui donner lui sera, je pense, salutaire.
Si Armand avait été plus vieux, avait eu plus d'expérience des intrigues de la vie, il aurait peut-être conçu des soupçons sur la sincérité de l'amitié que Victor paraissait étendre à ses amis; mais ébloui par une excusable vanité, il écouta son camarade en toute confiance, comme un oracle.
--Ah! ça, quel est ton nom? Armand! un nom qui s'accorde certainement avec ton extérieur. Si tu avais eu la force, la taille, les bons points d'un boxeur, je n'aurais éprouvé aucun intérêt de te voir sortir de la bataille d'une aussi belle manière; mais je dois le dire, j'étais content de te voir avec ton visage efféminé, donner une volée à ce lourdaud que j'appelle mon ami, qui m'a battu moi-même plus d'une fois. Ne rougis pas et ne prends pas cet air de mécontentement lorsque je parle de ta jolie figure, tu en seras bien fier lorsque tu connaîtras un peu plus la vie: oui, aussi fier que je le suis de la mienne!
Et il se pencha pour se mirer dans l'eau de la cuve.
--Tous ces imbéciles, continua-t-il, mon bon ami y compris, savent-ils de quel poids est dans le monde la beauté, soit chez la femme, soit chez l'homme, tant qu'elle dure?
Armand, qui trouvait que son jeune et philosophe ami devenait un peu trop profond pour lui, s'empressa de répliquer qu'il aimerait mieux être privé de cette beauté incertaine qui lui attirait les moqueries et la persécution de ses camarades.
--Il n'est pas éloigné, maître Armand, le jour où tu penseras autrement, où tu estimera le prestige qu'elle te gagnera bien plus que le respect étonnant que tu as acquis aujourd'hui de tes condisciples de collège par ton courage.
Tout en parlant de la sorte, notre jeune et précoce orateur se pencha encore plus sur l'eau et il regarda d'un air plus pensif la belle figure classique que le miroir lui renvoyait. Sous le rapport des connaissances Armand Durand était bien en arrière de lui, car celui-ci avait lu des romans et y avait puisé des connaissances dont il pouvait fort bien se passer.
Sortant tout-à-coup de sa préoccupation, il lui demanda:
--Quel tour t'avait donc fait mon gros lourdaud d'ami pour que tu l'aies Si subitement choisi, tandis que plusieurs de ces oursons te tourmentaient depuis si longtemps? Comme tu parias étonné!
Lorsqu'Armand apprit que le furieux assaut qu'il avait commis sur Belfond avait été comparativement sans provocation, il en conçut un extrême chagrin, et il se raffermit dans la conviction que la partie qu'il avait jouée était tout autre chose que de l'héroïsme. Cependant, la pensée que l'objet de sa secrète et enfantine admiration avait daigné l'honorer de son amitié, fit bientôt disparaître cette peine.
Plus tard sans la journée, comme les écoliers se mettaient en rangs pour se rendre au réfectoire, il se trouva en contact avec son adversaire du matin.
--Dis donc, Durand, lui souffla celui-ci avec fureur en lui montrant son oeil poché et noirci, je pense que tu es bien fier de ton exploit, mais il me faut ma revanche. Ça te plairait-il d'avoir une autre prise demain matin dans la cour de récréation?
--Franchement, non! répondit honnêtement Armand.
--Et pourquoi pas?
--Parce que tu es beaucoup plus gros et plus fort que moi, et que je me ferais battre.
--Mais, dis-donc, Durand, tu l'as culbuté ce matin comme une quille, tu pourrais bien lui en faire encore autant, dit un autre qui avait le goût des gifles.
Armand secoua la tête.
--J'ai pu le faire une fois, dit-il, mais je ne serais plus capable de le faire une seconde fois! D'ailleurs, Belfond, je suis fâché d'avoir sauté sut toi comme je l'ai fait ce matin, sans provocation suffisante. Je voulais attaquer un de ceux qui me maltraitaient depuis si longtemps.
--Durand, tu es aussi honnête que courageux. Donnons-nous la main!
Et pour la seconde fois ce jour-là, on offrit à Armand la main de l'amitié.
Depuis ce moment une intimité aussi agréable pour Armand qu'utile pour Victor s'établit entre les deux camarades. Armand, dans la simple et honnête admiration qu'il éprouvait pour l'aristocratique héritier des de Montenay et la gratitude qu'il ressentait de ce qu'il avait été élevé au rang de ses amis, croyait qu'il n'y avait pas de sacrifice trop grand à offrir sur l'autel de l'amitié. Il se trouvait donc heureux lorsqu'il pouvait pendant les récréation lui copier ses thèmes et ses versions latines, ou bien encore lui offrir la plus grande partie de sa part du panier toujours bien rempli que son frère te lui recevait souvent de la maison paternelle. De Montenay, non-seulement acceptait volontiers cet hommage, mais il laissait voir une préférence visible pour la compagnie de celui qui le lui offrait, car, outre que sa vanité éprouvait une grande satisfaction de l'encens qui lui était si naïvement offert, il trouvait un certain charme à la conversation pleine de délicatesse et aux sentiments élevés que possédait son jeune ami: raffinement dû en grande partie à l'innocence enfantine de son caractère, innocence si marquée qu'heureusement pour eux deux, de Montenay ne s'était pas encore soucié de troubler.
Depuis lors, l'intimité entre Victor et Rodolphe avait presqu'entièrement cessé; mais comme elle était due autant à de fréquentes relations entre leurs familles qu'à une préférence mutuelle, ils ne s'aperçurent pas de son interruption.
Les jours se succédèrent et se passèrent ainsi d'une manière assez agréable et sans offrir d'autres incidents que ceux des devoirs et des amusements particuliers à la vie d'écolier, jusqu'à l'heureux temps des vacances toujours si vivement attendu par les maîtres et les élèves.
Par une belle matinée du mois de juillet, les deux jeunes Durand sautèrent avec ravissement dans la charrette qui les avaient transportés à leur demeure. Avec quelle joie ils sortirent boîtes, sacs et paquets, sans s'occuper des accidents et avaries avec quelle surabondante affection ils embrassèrent la tante Françoise et donnèrent encore et encore des poignées de main à leur père qui, droit devant eux, les regardait faire avec un légitime sentiment d'orgueil qu'il essayait inutilement de cacher! Et puis, quel déluge de questions sur les favoris de la basse-cour, certains arbres fruitiers ou les carrés du jardin pour lesquels ils avaient plus d'attrait parce qu'ils leur appartenaient, tout cela entremêlé d'anecdotes sur leurs camarades, la vie d'écolier et leurs maîtres. Bref, il y avait bien des mois que les murs de la maison n'avaient entendu un pareil caquetage, un semblable carillon d'éclats de rires et de couplets de chanson.
Comme de raison, leur retour à la maison fut célébré par une série de fêtes: les fruits, la crème, les oeufs et le beurre frais, les gâteaux et les confitures étaient pour eux un charmant contraste avec la nourriture plus simple du collège. Jamais on ne vit d'enfants plus choyés et fêtés, de parent plus empressés à les choyer et fêter que ne le furent Paul Durand et sa soeur.
Par une après-midi d'étouffante chaleur que les jouvenceaux étaient sous le berceau à se préparer des lignes pour une excursion de pêche qui avait été projetée, et que madame Ratelle était à raccommoder leurs nombreux vêtements, Durand vint les trouver. A la question «quelles nouvelles» qu'on lui fit en souriant, il répondit:
--Je viens de voir M. de Courval. Il partait pour Montréal, dans l'intention de revenir bientôt avec sa famille.
La famille en question ne se composait pas d'une épouse et d'enfants,--car M. de Courval, comme nous l'avons dit était garçon,--mais d'une soeur qui était veuve et de sa fille. A la mort de son beau-frère, Jules de Beauvoir, survenue quelques années auparavant, et qui les avaient laissées dans des circonstances pleines d'embarras, M. de Courval les avaient emmenées de Québec pour conduire son ménage de garçon.
--Comment se porte M. de Courval? avait demandé la tante Ratelle.
--Très-bien, et il s'est informé avec bonté de nos garçons. Il dit qu'il a l'intention de les faire mander bientôt au Manoir, montrer quelques-uns de leurs exploits, et qu'il faut qu'il les voie de temps en temps pendant leurs vacances.
Paul et Armand ne se montrèrent pas très-fiers de cette nouvelle. Ils avaient déjà assez de ressources pour s'amuser à leur goût, et ils n'en désiraient pas d'autres. Madame Ratelle fut celle des intéressés qui apprit la chose avec le plus de plaisir, car son désir intime était de voir ses neveux se mêler à une société plus aristocratique que celle où son sort l'avait jetée elle-même.
Quelque temps après arriva une lettre qui invitait les deux frères à aller au Manoir, les informant en même temps qu'ils y rencontreraient quelques-uns de leurs camarades de collège.
Si Paul y pensa seulement, ce fut plutôt de plaisir qu'autrement. Mais Armand eut la chair de poule à la seule idée de se trouver au milieu d'étrangers, et il fallut que par quelques paroles un peu vives la tante Ratelle le forçât d'accompagner son frère. Comme il mit un peu de mauvaise volonté à faire sa toilette et qu'il prit un pas nonchalant pour se rendre à la maison, ils arrivèrent chez M. de Courval après l'heure fixée, et lorsqu'ils furent introduits dans le salon, le domestique leur apprit que le seigneur et ses jeunes invités étaient à se promener dans le jardin, mais qu'il serait bientôt de retour. Profitant de ces quelques instants de répit, Armand alla s'asseoir dans un coin, tandis que Paul se mit à rôder à loisir dans la chambre pour en examiner l'ameublement. Quel contraste entre cet appartement avec ses rideaux de damas et de dentelles, ses miroirs, ses innombrables colifichets dont les noms et l'usage étaient des énigmes pour eux et «le plus bel appartement» de leur demeure, simple mais propre, avec son plancher sans tapis, recouvert seulement par quelques catalognes, (fruit de l'industrie de la tante Ratelle), avec ses petits rideaux de bazin blanc, ses chaises empaillées et ses fauteuils de bois n'ayant pour tout ornement que quelques images de saints aux couleurs vives, et quelques petites statues de plâtre aussi invraisemblables les unes que les autres! Plus Armand regardait la richesse et l'élégance étalées devant lui, plus il sentait la grande distance qui devait le séparer de ceux à qui elles appartenaient, et plus il redoutait de se Trouver avec eux.
Une porte, située au bout de la chambre, s'ouvrit tout-à-coup et si soudainement qu'Armand en fit un soubresaut: une jeune fille de quatorze ou quinze ans à la taille délicate et vêtu avec élégance, entra. En apercevant ces jeunes étrangers elle ni fit paraître aucune surprise, mais après les avoir examinés à loisir, elle leur demanda s'ils désiraient voir M. de Courval?
Armand ne répondit pas, mais Paul répliqua brusquement:
--Je pense que oui, puisqu'il nous a invités è venir ici! Je m'appelle Paul Durand, et je vous présente mon frère Armand.
Les grands yeux de la jeune fille lancèrent sur eux un regard sous lequel Armand devint écarlate, et cette fois, elle leur parla plus doucement:
--Mon oncle va venir dans quelques instants, dit-elle, et il sera enchanté de vous voir.
Au moment où elle sortait, Paul grommela:
--Elle est assez jolie, mais je haïs les filles! elles ont si peu de sens commue et sont si remplies d'affectation!
Armand soutint de son côté que du moins il n'y avait rien de déplaisant dans l'échantillon du sexe que son frère venait de condamner d'une manière si sommaire.
--Les voilà! ajouta-t-il en entendant par la fenêtre ouverte le bruit des rires et des voix qui se rapprochaient.
Ils entrèrent. M. de Courval qui venait le premier leur présenta la main avec bienveillance.
--Vous allez, leur dit-il, rencontrer ici quelques-uns de vos amis; il y en deux ou trois du même collège que vous.
Lorsqu'Armand, en jetant un regard autour de lui, vit que tout le groupe de jeunes gens qui entourait M. de Courval avait les yeux fixés sur lui et son frère, il devint presque nerveux; mais ses esprits troublés se rassurèrent presqu'aussitôt en apercevant Victor de Montenay au milieu d'eux. Il s'avança vers lui d'un pas timide mais empressé, et tendit la main à son affectionné et tendre ami de collège; mais celui-ci, feignant ne pas s'apercevoir de son mouvement, fit un petit salut et lui dit:
--Comment vas-tu Durand?
Puis il lui tourna le dos.
Il est impossible de décrire ce qu'Armand éprouva en ce moment. La honte et la mortification l'assaillirent et ses sentiments blessés le torturèrent tout à la fois: il sentit son embarras augmenter lorsqu'il les regards de curiosité de tous ces étrangers fixés sur lui. Tout-à-coup une voix agréable et familière fit entendre ces mots:
--Comment vas-tu Armand? Je suis enchanté de te voir.
Et Rodolphe Belfond saisit et secoua énergiquement cette main que de Montenay avait dédaignée.
Cette franche amitié de la part de Rodolphe fut un baume adoucissant sur la première leçon de la vie du monde qu'il venait de recevoir.
Quelques instants après que de Montenay eût dédaigneusement tourné le dos à son ami de collège, il s'approcha de la jeune demoiselle qui avait abordé les deux frères quelques minutes auparavant: c'était Gertrude de Beauvoir, la nièce de M. de Courval. Armand la voyait pour la première fois. Victor se pencha pour lui glisser dans l'oreille quelques mots d'amitié ou de flatterie, à quoi elle, aussi fantasque et capricieuse que belle, pour toute réponse se détourna de lui avec pétulance et jeta par la fenêtre une branche d'héliotrope qu'il lui avait donnée quelques instants auparavant.
La musique, les danses-rondes, les promenades furent mises en réquisition pour divertir nos invités qui tous passèrent agréablement la veillée, à l'exception peut-être de notre héros. Paul lui-même, ayant rencontré un couple de gaillards de sa trempe qui haïssaient la conversation, les filles, la musique et toute sorte de vilaines choses semblables, et qui ne se souciaient de rien autre chose que de foot-ball, de promenades en chaloupe, de la pêche, Paul, disons-nous, s'était passablement amusé. Seul Armand, qui était trop gêné, trop réservé et trop mal à son aise pour faire des avances, et souffrant encore de la vive blessure que de Montenay avait infligée aux sentiments délicats de son coeur, comptait les heures et soupirait pour la fin.
Quoiqu'obligeant, M. de Courval n'était pas un hôte bien attentif, et sa soeur, madame de Beauvoir, qui, couverte de soie et de dentelles, était restée languissamment étendue sur le canapé la plus grande partie de la soirée, se montrait encore plus indifférente que lui. Armand, se voyant seul et négligé, s'esquiva du salon où il ne paraissait pas être à as place, et se rendit sur le balcon. La lune éclairait dans tout l'éclat de sa force. Si l'on en juge par l'expression de son visage, le jeune homme roulait dans sa tête des idées plus pénibles qu'agréables, quand il fut détourné de ses pensées par un léger bruit de pas qui s'avançaient; s'étant retourné, il aperçut Gertrude de Beauvoir qui était à ses côtés.
--Pourquoi, lui demanda-t-elle, ne rentrez-vous pas pour prendre le souper? Toutes les glaces et les fraises seront mangées car vous avez bon appétit, vous autres écoliers.
--Je vous remercie, je n'ai pas faim! répondit-il simplement.
--Alors vous êtes peut-être de mauvaise humeur? Maman dit que les garçons sont toujours ainsi.
--Mais non, mademoiselle de Beauvoir.
--Vous avez été toute la veillée si triste, si solitaire! Est-ce parce que Victor de Montenay a refusé de vous donner la main?
Le souvenir de cette injure et la pensée qu'elle l'avait remarquée lui firent monter le rouge au front.
--Oui, répondit-il, j'en ai été très peiné, d'autant plus que de Montenay et moi étions de très-bons amis au collège.
--A votre place, je ne le regarderais et ne lui parlerais plus, fit observer avec une certaine pétulance la jeune demoiselle. C'était bien grossier et bien mesquin de la part du cousin Victor d'en agir ainsi!
Singulièrement soulagé par cette sympathie inattendue, Armand sentit sa gêne disparaître peu-à-peu, et il se surprit bientôt à raconter à la jeune fille les détails de ses épreuves et de ses troubles d'écolier, jusqu'à la fameuse lutte qui avait été l'origine de son amitié avec de Montenay. Tandis qu'il s'accusait de l'accès de rage auquel il s'était livré en cette mémorable occasion, Gertrude l'interrompit par des battements de main et en s'écriant avec énergie:
--Bien, très-bien! Vous auriez dû traiter de la même manière tous les autres misérables! C'est un bonheur que je ne sois pas garçon, car je suis si susceptible, que je ne puis pas souffrir patiemment un regard ou un mot grossier, de sorte que j'aurais toujours été en querelle avec mes camarades d'école. Je ne commence jamais, mais aussi je n'excuse jamais une impertinence ou une injustice.
A ce moment de Montenay passait la porte qui donnait sur le balcon.
--Venez, dit-il mademoiselle la déserteuse, votre maman m'a envoyé vous chercher.
Et disant cela, il passa nonchalamment son bras à l'entour de la taille de Gertrude en essayant de l'attirer vers la maison.
La vive jeune fille ressentit tellement l'impertinence d'une telle liberté que, se retournant, elle lui appliqua sur l'oreille un soufflet retentissant et des mieux conditionnés, tout en lui disant:
--Comment osez-vous cela, Victor de Montenay? Est-ce que je vous permets jamais de prendre de telles libertés?
Si de Montenay avait eu l'intention d'étonner Armand en lui faisant voir plus de familiarité avec la belle jeune fille du château qu'elle lui en accordait réellement, il en fut certainement bien puni.
Il se retourna pâle et la raga au coeur.
--Il me semble, dit-il vivement, qu'un cousin a droit à un si petit privilège!
--Je ne conteste pas, monsieur la valeur du privilège, répondit notre jolie bruyante en frappant le plancher de son petit piet; mais la faute que je trouve, c'est votre audace que votre qualité de cousin n'excuse en aucune manière. Et en vérité, notre cousinage au quatrième ou cinquième degré, est assez éloigné pour être douteux. C'est une distinction que je n'ambitionne nullement.
--C'est bien, mademoiselle de Beauvoir, je vous laisse, répliqua-t-il avec une ironique politesse.
Et tournant sur ses talons, il ajouta avec un rire moqueur:
--Peut-être que vous désireriez avoir une occasion pour donner à votre nouvelle connaissance, M. Durand, le privilège que vous jugez à propos de me refuser.
Depuis le commencement de son entrevue avec Armand, Gertrude n'avait pas fait voir le moindre embarras, tandis que le jeune homme était dans une plus grande confusion que jamais; cette fois, une vive rougeur se répandit sur ses joues et son front, et pendant un instant il fut impossible d'articuler une parole, tant était grand son embarras.
--Armand Durand, lui dit la jeune fille en se retournant brusquement, si je savais que vous seriez assez simple pour croire à l'impertinence que de Montenay vient de dire, je vous donnerais le châtiment que je lui ai infligé tout-à-l'heure; mais quels que soient les défauts que vous ayez, vous ne devez certainement pas avoir celui-là.
Armand était trop confus pour répondre; mais il n'y avait rien de pénible dans son embarras. Il était là par une belle et douce nuit d'été, respirant le riche parfum des fleurs, écoutant sans oser la regarder l'éclatante mais fantasque jeune fille qui était à ses côtés. Son âme fut si vivement impressionné de cette scène, que le souvenir ne s'en effaça jamais de sa mémoire: et plusieurs années après malgré qu'ils fussent séparés, plus par les circonstances que par l'espace, il se rappelait cet incident avec complaisance.
--Maintenant, ajouta-t-elle, venez; je vais vous présenter à ma mère. Vous ne devez pas partir sans cela, car ce serait impoli.
Comme Armand tirait en arrière en marmottant quelque semblant d'excuse, elle ajouta:
--Ça ne sert de rien d'hésiter: venez tout de suite.
Et elle le précéda. Il la suivit à regret.
Madame de Beauvoir était penchée sur le sofa, des coussins à droite et des coussins à gauche: elle parlait d'une manière indolente, presque caressante, à de Montenay qui était à demi agenouillé sur un petit tabouret à côté d'elle, dans une de ces gracieuses postures qui lui semblaient le plus naturelles. Sans paraître remarquer la présence de celui-ci, Gertrude dit tranquillement:
--Maman, je désire vous présenter M. Armand Durand.
Madame de Beauvoir, pour accueillir notre malheureux candidat à l'honneur de sa connaissance, lui fit la faveur d'un regard de surprise et d'un léger salut, puis elle continua aussitôt sa conversation avec de Montenay. Armand se hâta de se retirer, et madame de Beauvoir dit avec calme:
--Gertrude, Victor m'a demandé de se réconcilier avec toi. Il pense que tu es un peu sévère envers lui, et je le crois aussi! Trop sévère envers lui, un vieil ami, et trop familière avec de nouvelles connaissances, pis que cela, avec d'obscures personnes de rien!
Gertrude regarda silencieusement sa mère, puis de Montenay: celui-ci les yeux baissés, semblait chagriné de la censure prononcée sur Gertrude; mais elle découvrit un faible rayon de joie dans ses traits.
--Maman, répliqua-t-elle alors froidement, pour ce qui est des obscures personnes de rien, elles sont les invitées de mon oncle, et en cette qualité elles ont le droit d'être traitées avec politesse et courtoisie, surtout quand elles savent se bien comporter, chose que semblent ne pas savoir faire quelques-unes de nos connaissances les plus en faveur.
Madame de Beauvoir leva les yeux, comme pour supplier sa fille de se taire.
--Jusqu'à quand donc, lui dit-elle devrai-je t'implorer de modérer la pétulance naturelle de ton caractère? c'est de si mauvais goût, si vulgaire, si peu digne de notre sexe! Que peut et que doit Victor penser de toi?
--Je m'occupe fort peu de son opinion répondit l'enfant avec dédain; il ne peut toujours pas penser moins de moi que je pense de lui, et j'ajouterai en dernier ressort, que si jamais il me provoque encore comme il l'a fait ce soir, je lui donnerai deux soufflets au lieu d'un!
Madame de Beauvoir haussa les épaules.
--Il faudra que vous ayez de la patience, mon cher de Montenay, dit-elle au jeune homme, si vos intentions ne changent pas. Mais avec le temps, une vigilance continuelle de ma part, sans parler de l'influence toute-puissante de l'exemple d'une mère, il y a toute probabilité de lui faire quitter ses singuliers travers. Du moins, elle est naïve et franche.
--Oui, madame, elle ne l'est que trop; mais n'importe! Belle, spirituelle, gracieuse, c'est un trésor qui vaut la peine qu'on l'attende, et j'attendrai!
--Je crains, de Montenay, que ce soit la résolution d'un garçon de dix-huit ans! dit la dame en lui frappant l'épaule avec son éventail.
--Nous verrons, madame de Beauvoir. Vous savez que j'ai un caractère très-résolu, même obstiné, et une fois que j'ai attaché mes affections sur quelque chose, je ne l'abandonne pas facilement. Quant à la pétulance avec laquelle elle me traite, elle ne m'incommode pas trop, car je dédaignerais un trésor trop aisément gagné. Dans trois as Gertrude aura dix-huit ans et moi je serai en âge.
--Oui, et maître d'une grande fortune indépendante! pensa madame de Beauvoir: sous tous les rapports un excellent parti pour mon opiniâtre enfant.
Les vacances étaient finies; les jeunes gens, la tête remplie des enivrants souvenirs de plaisirs, de fête et de liberté, eurent à se résigner le mieux qu'ils purent à la monotone routine de la vie de collège.
Armand qui, heureusement pour lui, avait commencé à aimer la science et à trouver une véritable satisfaction dans la poursuite de ses études que dans le principe il avait regardées avec dégoût et appréhension, était à assortir patiemment ses livres, cahiers, encre et plumes, avant de les placer dans son pupitre. Tout près de lui, Paul faisait la même chose, mais avec un esprit bien différent.
Il arrachait violemment ses livres de sa boîte, les lançait impitoyablement sur le plancher, en les apostrophant les uns après les autres comme autant d'ennemis personnels contre lesquels il aurait eu beaucoup de haine.
--Ah! s...ée grammaire latine, dit-il en empoignant avec rage un de ses volumes. Combien de pensums, combien de maux de tête et combien d'heures de torture vas-tu m'attirer cette année?
Et le malencontreux livre fut lancé à plusieurs verges de là; dans son vol il rencontra une bouteille d'encre d'un camarade, et l'accident qui en résulta provoqua un échange de paroles assez lestes.
Quelques instants après, de Montenay s'approcha.
--Tiens, voilà Armand! comment vas-tu, mon cher? N'est-ce pas une horreur que d'être enfermés de nouveau dans ces sombres et affreux cachots? Mais quoi! tu n'as pas l'air à moitié aussi embêté que quelques uns d'entre nous.
Armand ne fut pas sans tressaillir lorsque son ci-devant héros l'aborda: la scène qui s'était passée chez M. de Courval se présenta à son esprit avec tous ses affligeants souvenirs; mais il répondit tranquillement qu'il était très-content, quant à lui, de reprendre ses livres.
De Montenay, qui ne soupçonnait pas qu'il avait irrévocablement perdu toute influence sur Armand et qui interprétait mal sa réserve, lui dit en riant:
--Je t'en prie, ne cherches pas à faire le sage; viens plutôt, comme un bon garçon, m'aider à trouver à emprunter une clef pour ouvrir mon coffre. J'ai perdu la mienne et je me sens trop malheureux pour la chercher.
Je suis bien fâché de te refuser, de Montenay, mais je ne puis laisser trainer mes livres. Il faut que je les serre avant que la cloche sonne.
Victor le regarda fixement et en silence. Comment son sectateur, son adorateur, avait-il pu jeter de côté son allégeance et refusait-il maintenant ses propositions? C'était tout è la fois incroyable, humiliant et mortifiant.
--Que diable as-tu donc? lui demanda-t-il avec colère. Tu te montes grandement sur ta dignité aujourd'hui!
--Pas plus que tu te montais sur la tienne le dernier soir que nous nous sommes rencontrés chez M. de Courval et tu étais trop raffiné pour donner la main à mon frère, dit Paul d'une manière un peu brusque.
En intervenant de la sorte, ce dernier n'obéissait pas tant à une sympathie quelconque pour Armand qu'à sa mauvaise humeur du moment et à l'aversion qu'il éprouvait instinctivement pour de Montenay.
--Qui t'a parlé, imbécile? dit celui-ci en lançant sur son nouvel adversaire un regard de mépris.
Paul regarda d'un oeil de regret un gros dictionnaire qu'il venait de jeter hors de sa portée, mais apercevant sous sa main un assez gros volume, il le saisit promptement et le lança à la tête de son ennemi qu'il ne fit qu'effleurer. De Montenay lui renvoya vivement sa politesse avec une ardoise encadrée que Paul eut la chance de parer avec son bras, sans quoi il l'aurait reçue sur le crâne. Il se leva furieux et allait fondre sur ce Montenay qui l'attendait de pied ferme, si un médiateur ne fût intervenu en ami: c'était Rodolphe de Belfond.
--Arrêtez, camarades, arrêtez, cria-t-il en s'interposant entr'eux. Parce que nous sommes tous cloués de nouveau à nos pupitres, est-ce une raison pour que nous nous arrachions les yeux? Tu as perdu ta clef, Victor; voici mon trousseau, essaye-les.
Belfond s'assit à côté d'Armand.
--Tu viens, lui dit-il, de servir l'ami Victor comme il faut: il ne méritait rien de mieux. Mais, comment as-tu passé tes vacances?
Ce fut là le commencement d'une conversation agréable qui se continua jusqu'à l'heure de l'étude, et Armand se sépara de lui avec la conviction que s'il avait perdu un ami il en avait trouvé un autre.
Les progrès de notre héros furent très-rapides, mais ils étaient plus le résultat d'une grande intelligence que le fruit de l'application, car il y avait dans son caractère une veine de rêverie qui remplissait son esprit d'autres pensées que celles de ses devoirs et de ses leçons. Il conserva plus longtemps qu'il l'aurait avoué à qui que ce soit le souvenir de l'amer sentiment d'humiliation qui l'avait presque suffoqué dans le salon de M. de Courval, lorsque de Montenay l'avait si douloureusement méprisé, et son chagrin était augmenté par la pensée que l'amitié qui avait existé entre eux était à jamais rompue. Dans ces moments-là il s'échauffait et s'emportait contre les injustes distinctions du monde, et il se promettait bien de se faire une position aussi haute qu'il pourrait l'atteindre, dût-il pour cela lutter toute sa vie.
Cette louable ambition s'enracina profondément dans son coeur et ne lui donna plus aucun repos. Quelques fois aussi son esprit était traversé par des visions de la fantasque mais gracieuse jeune fille, si différente des autres femmes d'Alonville, qui était du reste le seul échantillon du beau sexe qu'il eût vu, et quelqu'enfantins et innocents que fussent ces souvenirs, d'une façon ou d'une autre ils augmentèrent son ambition. Deviendrait-il un homme laborieux ou un rêveur? L'avenir seul pouvait le dire; mais il y avait en lui les moyens et les dispositions de devenir l'un ou l'autre. Heureusement que le désir d'exceller, encouragé par la facilité avec laquelle il s'acquitta de ses devoirs, décida, pour le présent du moins, la question de la manière la plus favorable.
De son côté, Paul continua ses étourderies; toutes les fois qu'il pouvait éluder un devoir ou une leçon, il s'imaginait être le gagnant. Il n'était cependant pas un benêt ni un lourdaud: car la subtilité naturelle de son jugement, jointe à une vigilante attention de ses maîtres, lui avait fait acquérir, pour ainsi dire malgré lui, une assez bonne part d'instruction.
Nous ne pouvons pas nous étendre plus longuement sur les dernières années de collège d'Armand, car nous avons à raconter les chapitres pleins d'incidents de sa jeunesse.
Au bout de deux années, Belfond et de Montenay laissaient le collège, ayant fait tout leur cours avec assez de succès. La froideur entre lui et Armand n'avait pas cessé d'exister, mais elle n'était jamais allé jusqu'à l'hostilité. Belfond avait toujours été excellent notre héros, il en avait fait son confident: il lui racontait les plans et les espérances sans nombre qu'il avait conçus pour l'heureux temps où il ferait ses adieux au collège pour s'en retourner chez son père où, seul garçon parmi cinq enfants, il était l'idole de la maison.
Après sa sortie et celle de de Montenay, Armand s'appliqua davantage, si c'est possible, à ses études. Et lorsqu'eut lieu la distribution solennelle des couronnes et des pris qui terminait en même temps l'année scolaire te la fin de ses études, il remporta, au grand et heureux étonnement de son père et de sa tante Ratelle, les honneurs de la journée.
Il y avait là aussi d'autres témoins de son triomphe: sur un des premiers bancs de devant, parmi l'élite de la société de la ville, se trouvaient Gertrude de Beauvoir et sa mère ayant d'un côté M. de Courval et de Montenay de l'autre. Heureusement qu'Armand n'aperçut ce groupe qu'après avoir terminé le magnifique discours d'adieux qu'il prononça avec une éloquence de paroles et de gestes qui lui valut, avec l'attrait et la distinction de sa beauté personnelle, d'étourdissant et frénétiques applaudissements; car leur présence l'aurait peut-être empêché de se contenir. Ce n'est qu'après avoir repris son siège, qu'en jetant la vue dans cette direction, il aperçut pour la première fois les beaux yeux de Gertrude fixés sur lui.
Malgré les changements qui s'étaient opérés dans les dernières années et qui avaient fait de la fantasque, volontaire et insouciante enfant de quinze ans une élégante et noble jeune fille, il la reconnut au premier coup d'oeil; et en lisant dans ses regards l'évidente admiration qu'elle éprouvait pour le discours qu'il venait de faire, il sentit son coeur palpiter d'émotion.
Le même sentiment se reflétait aussi sur la figure de M. de Courval. Quant à madame de Beauvoir, superbe d'indifférence, elle écoutait d'un air approbateur de Montenay qui, penché vers elle, un sourire moqueur sur sa jolie figure, se plaisait évidemment à lancer quelques sarcastiques traits d'esprit.
--Quel splendide jeune homme! dit avec chaleur M. de Courval en se tournant vers le petit groupe. Comme son père et nous gens d'Alonville devons nous enorgueillir de lui! Quelle éloquence entraînante, quels gestes gracieux, et puis quels honneurs il a remportés!
--A cui buono? répondit de Montenay avec un léger mouvement d'épaules. Il peut y avoir similitudes de mots entre racines grecques et latines, et racines de jardins et des champs, mais il n'y a point d'autre analogie entr-elles. Est-ce que la connaissance des classiques lui sera d'un grand secours pour faire pousser un champ de trèfle? est-ce que la versification lui enseignera comment arrêter les ravages des mouches à blé?
--Je ne vois pas du tout pourquoi il retournerait aux racines et aux champs, interrompit aigrement M. de Courval. Paul Durand a tous les moyens et le jugement, je pense, de faire choisir une profession libérale à un jeune homme qui possède de si rares aptitudes: Mais il faut que j'aille féliciter mon vieil ami sur les triomphes de son fils! Viens-tu, ma soeur Julie?
--Vraiment, il faut que tu m'excuses. Je ne connais pas du tout ces gens-là, et le temps est trop chaud pour faire de nouvelles connaissances.
--Ou pour en renouveler d'autres qu'on est bien aise d'oublier, ajouta de Montenay.
--Mon oncle, je serai heureuse de vous accompagner, parce que, non seulement je connais «ces gens-là», mais je les aime!
Ce disant, Gertrude secoua les falbalas de sa robe de mousseline et passa près de Montenay sans même daigner le regarder.
Celui-ci fronça les sourcils, lorsqu'il la vit s'avancer au milieu des sourires et des saluts de ses amis vers le groupe d'heureux parents, au milieu duquel se trouvait Armand. Un mot ou deux à lui; une amicale poignée de main au père; quelque babil confidentiel avec la tante Françoise, tandis que M. de Courval félicitait Durand avec chaleur, et invitait ses fils à venir le voir souvent, soit à la ville, soit à la campagne,--car il possédait une belle et confortable résidence à Montréal où il allait avec sa famille passer les longs mois d'hiver:--ce fut là toute leur entrevue.
Mais c'en était assez pour exciter la colère de Montenay.
--Elle est aussi capricieuse et entêtée que jamais! s'écria-t-il avec rage. Chaque jour qui ajoute à ses charmes, augmente à un égal degré la pétulance de son caractère et ses caprices sans fin!
--Comme toutes les jeunes filles qui sont jolies, elle connaît sa valeur personnelle! répliqua madame de Beauvoir en faisant mine de bailler, car ces passes d'armes entre de Montenay et sa fille étaient si fréquentes que quelques fois elle en perdait patience.
--Je crains tellement cela, madame de Beauvoir, qu'elle ne sera jamais capable de comprendre l'autorité d'un mari.
Madame de Beauvoir ouvrit les yeux de toute leur grandeur, et lui dit avec compassion:
--Mais ne savez-vous pas, mon cher de Montenay, que dans le cercle où nous sommes et les temps où nous vivons, les maris n'ont réellement plus d'autorité. Ils peuvent peut-être en avoir dans les déserts de l'Afrique, la Polynésie et autres pays éloignés et barbares, mais, croyez-moi, il n'en ont pas ailleurs!
De Montenay grimaça un sourire.
--C'est tout de même, dit-il une perspective peu amusante pour un individu qui pense sérieusement à se marier.
--Mais, mon pauvre Victor, pourquoi faire le plongeon si vous le redoutez tant? Parfois j'ai véritablement peur que vous et ma capricieuse fille ne soyez très-heureux ensemble.
--Il est trop tard à présent pour penser à cela, trop tard pour se rétracter! murmura-t-il. Depuis bien des années j'ai résolu qu'elle serait ma femme: j'ai reposé mes espérances, mon coeur et mes désirs sur ce rêve; je ne puis l'abandonner aujourd'hui, quand bien même il devrait me rendre malheureux!
Probablement que l'astucieuse madame de Beauvoir savait cela, car elle ne se serait pas hasardée à se jouer d'un parti dont elle estimait la valeur à un si haut degré. Elle avait étudiée le caractère de Victor de Montenay et en était venue à la ferme conviction qu'en faisant voir un peu d'indifférence, elle avancerait bien plus son projet favori, qu'en montrant trop d'empressement.
Quelque temps après sa sortie du collège, de Montenay avait formellement demandé la main de Gertrude. Flattée par les attentions d'un cavalier fort élégant recherché par la moitié des jeunes filles du même âge qu'elle, et influencée par les conseils et les arguments de sa mère qui appréciait tout particulièrement la fortune du jeune homme, elle penchait vers cette union. On prit un engagement, lequel fut le prélude d'autres d'une nature moins amicale et dans lesquels Gertrude montrait toujours la capricieuse indépendance de son caractère, et son fiancé son arbitraire jalousie.
Un jour, à la fin d'une de ces querelles, Gertrude changeant tout-à-coup un accès de sanglots en un silence plein de froideur, informa ceux qui l'écoutaient tout étonnés, madame de Beauvoir et Victor, que l'engagement était rompu, et que dorénavant elle se considérerait aussi libre que s'il n'avait jamais existé.
En vain de Montenay, qui était réellement attaché à elle, implora son pardon; en vain madame de Beauvoir, alarmée du danger de perdre un si bon parti, lui fit des remontrances et la gronda: la jeune fille demeura inexorable. Finalement, plus par sympathie pour les larmes de sa mère (madame de Beauvoir en avait toujours à sa disposition) que pour les sollicitations de Victor, elle consentit à une espèce d'engagement conditionnel, par lequel il était stipulé qu si aucun d'eux ne changeait d'idées avant la fin de l'année, le mariage aurait lieu; mais en même temps, il fut convenu que chaque partie resterait libre d'en agir comme le trouverait bon.
Après cet arrangement, les choses se passèrent un peu moins orageusement entre nos deux jeunes gens. Il devint moins exigeant, par conséquent elle fut moins irritable. Partout où l'on voyait Gertrude, on était certain de trouver de Montenay; il la suivait comme son ombre. On regardait généralement, dans le cercle où ils étaient, leur mariage comme une chose certaine, et de Montenay proclamait partout l'affaire comme un fait décidé, pensant que cette démarche serait un moyen très-efficace de tenir à l'écart les autres prétendants.
Durand fut un homme heureux lorsqu'il se vit installé de nouveau dans sa maison, assis, avec pipe et tabac devant lui, au milieu de ses vaillants fils qui souriaient de voir la tante Ratelle déjà occupée à raccommoder leurs hardes déchirées, tandis que lui-même écoutait les discussions enjouées et animées qu'ils avaient ensemble.
Paul s'était laissé entraîner à une violente diatribe contre la vie de collège, et faisait en termes énergiques l'éloge de la carrière agricole, ainsi que du bonheur qu'y trouve le cultivateur.
--Ainsi donc, lui dot son père tu es déterminé à ne plus retourner au collège pour y terminer tes études, à moins d'y être forcé! Tu veux embrasser de suite l'agriculture?
--Oui, père: c'est la vie pleine de liberté et d'agrément qui me convient. Je ne veux pas me rendre tout-à-fait bête dans ces sombres cachots qu'on appelle bureaux, à étudier les doctes professions, à me barbouiller les doigts d'encre, à me fatiguer l'esprit pour écrire des thèses et prendre des notes!
--Tu devrais avoir honte, Paul de parler ainsi! intervint madame Ratelle. Après avoir coûté tant d'argent à ton père et été si longtemps au collège, tu devrais avoir acquis un peu d'amour pour les livres et la science.
--Les livres! vociféra Paul, oh! j'en ai assez pour toute ma vie, et je ne crois pas en ouvrir, du moins pas avant que je sois grisonné, ou qu'il m'arrive d'être nommé commissaire d'écoles ou marguillier.
Durand fumait tranquillement sa pipe. Ces sentiments ne lui déplaisaient pas, malgré les sommes considérables qu'il avait dépensées pour l'éducation de ce fils qui en tenait si peu compte. Il avait toujours eu le secret désir de voir l'un de ses fils lui succéder dans la direction de sa grande et belle terre dont la prospérité le rendait si fier: le robuste Paul paraissait être, par sa force t ses goûts, celui des deux qu'il lui fallait pour cette position.
--Dieu soit loué, interrompit encore madame Ratelle en faisant un mouvement de tête, que mes neveux n'aient pas les mêmes sentiments! Du moins, Armand sait apprécier les avantages de l'éducation.
--Oh! Armand, répliqua Paul avec ironie, c'est un génie, ou, si vous aimez mieux un rongeur de livres. M'est avis qu'il suffit d'en avoir un de cette espèce dans une famille!
Armand souriait d'un air de bonne humeur, mais la tante Françoise reprit avec sévérité:
--Oui, un de cette espèce, c'est autant que la destinée puisse favoriser notre maison, car toi, mon jeune neveu, tu n'as certainement aucune inclination de ce genre.
--Armand, de quel côté penchent tes idées? demanda le père.
--Eh! bien, je pense d'abord à ce que Paul appelle un sombre cachot de bureau. Là je pourrai épousseter les pupitres et les tabourets, en attendant que je devienne juge ou procureur-général.
--Tu n'as pas besoin de rire, Armand, en disant cela! reprit avec gravité madame Ratelle. Quelques-uns des plus grands hommes du Canada ont été des fils de cultivateurs, et je pense que tu as autant de chance qu'un autre. Dieu merci! le talent naturel et la persévérance rencontrent souvent leur juste récompense, même dans ce monde méchant. ....Mais il faut, mes garçons, que je voie à préparer pour votre souper de bons biscuits que vous saurez apprécier, juge ou cultivateur.
Le même automne, Armand fut installé dans le bureau de Joseph Lahaise, avocat éminent de Montréal, homme affable, doux et honnête. De son côté, Paul, tout joyeux de se trouver enfin délivré de son esclavage de collège, se levait au point du jour et partageait avec son père les travaux de la ferme, y déployait une ardeur et y trouvait une jouissance qui firent beaucoup de plaisir à celui-ci. Le fusil et la ligne ne furent pas non plus négligés, et quelques fois, lorsque Durand le voyait revenir après une demi-journée passée en excursion de chasse ou de pêche, ou qu'il contemplait sa charpente athlétique, sa robuste santé, montrant tant de capacités pour les âpres jouissances de la vie, il ne pouvait s'empêcher de penser en soupirant à son autre fils qui était à sécher sur des livres ennuyeux dans un obscur et triste bureau. Alors il se prenait presque à désirer qu'Armand eût fait un autre choix.
Voyons maintenant comment ce dernier s'accommodait de sa nouvelle position.
L'étude du Droit, quoique sèche et pleine d'aridité, ne lui déplaisait pas trop; puis son père indulgent, aimant à faire les choses convenablement, lui donnait assez d'argent pour rencontrer amplement ses besoins, lesquels étaient, à la vérité, raisonnables et modérés. Il demeurait chez une respectable mais humble famille où il n'y avait pas d'autres pensionnaires: les repas y étaient excellents et abondants, le linge sans réplique, et madame Martel, l'hôtesse, brillait par sa politesse et ses manières.
La vie ne pouvait certainement s'ouvrir pour les deux frères d'une manière plus agréable! Se pouvait-il qu'il y eût des écueils sous des eaux aussi limpides, du moins pour l'un d'eux?
Madame Martel n'avait ni fille, ni soeur pour épousseter les ornements de faïence qui ornaient sa corniche, ou pour arroser et tailler les géraniums et les rosiers de tous les mois qui fleurissaient avec tant de profusion dans ses fenêtres à vitres petites et propres. Cependant, Armand, revenant un jour à sa pension, quelques semaines après qu'il s'y fût installé, aperçut, en se rendant à sa chambre, dans la salle d'entrée, une jeune fille occupée à coudre près de la fenêtre.
Lorsqu'il entra elle ne releva seulement pas la tête, et tout ce qu'il vit en jetant un rapide coup-d'oeil sur elle fut qu'elle était gracieuse de taille et extrêmement bien mise. Cependant, au souper, madame Martel la lui présenta.
--Ma cousine Délima Laurin, dit-elle, qui vient demeurer ici quelques jours pour m'aider dans ma couture.
Armand la regarda avec assez d'insouciance. Ses traits étaient délicats, elle avait des cheveux noirs comme le jais, des yeux superbes, une figure d'une symétrie parfaite, qu'une élégante toilette faisait ressortir davantage: cette toilette était encore plus surprenante que sa grande beauté, chez une personne de sa condition. Malgré tout cela cependant, lorsque le repas fut fini, sans s'arrêter un instant et sans montrer la moindre contrariété et le moindre regret, il monta à sa petite chambre où il tint compagnie à Pothier et autres illustrations du Droit.
Quelques semaines après, Délima était encore chez madame Martel, toujours occupée à la couture, et aussi tranquille et réservée qu'il était possible de l'être. Malgré sa grande beauté, son apparence distinguée et la timide douceur de ses manières, Armand ne lui consacra qu'une bien petite part de ses pensées, probablement parce que, ayant vu Gertrude de Beauvoir la première, celle-ci était devenu pour lui, avec sa grâce patricienne et ses caprices fascinateurs, le type d'après lequel il jugeait les autres femmes.
Ce fut avec un sentiment mêlé de satisfaction et d'embarras qu'il reçut un jour une Il était loin de soupçonner la discussion qui avait eu lieu à son sujet, entre M. de Courval et madame de Beauvoir avant l'arrivée de cette invitation. Il se décida à y aller, mais non sans lutter avec sa modestie naturelle; une fois sa décision prise, il ne perdit point de temps et commanda à un marchant compétent tout ce dont il pouvait avoir besoin pour une circonstance aussi importante.
Enfin cette soirée qu'il désirait et redoutait en même temps arriva, et notre héros, dont le coeur palpitait, entra pour la première fois dans une salle de bal. Tout d'abord les flots de lumières, la musique, les joyeuses figures, les gracieuses toilettes, le tourbillonnement des danseurs l'éblouirent, mais il se remit bientôt et rassembla son courage pour aller saluer madame de Beauvoir. Superbe dans sa riche et coûteuse toilette, cette dame était inclinée dans une posture gracieuse sur un sofa, souriant à chacun avec une aimable affabilité, et se donnant très peu de trouble à part celui d'amuser ses invités. Elle reçut le jeune Durand d'une manière froide mais polie, ce qui était probablement dû à une menace de Gertrude qui, en entendant sa mère déclarer qu'elle recevrait le protégé campagnard de M. de Courval de telle manière qu'il n'aurait plus envie d'y revenir, lui avait annoncé que pour réparer ces mépris et ces froideurs envers Durand, elle passerait toute la veillée à flirter avec lui.
Ayant cette menace devant les yeux, et certaine qu'en cas de provocation elle serait certainement mise à exécution, madame de Beauvoir, avons-nous dit, avait reçu assez poliment son invité; M. de Courval lui avait adressé quelques paroles aimables, et Gertrude qui était entourée d'un cercle d'admirateurs, l'avait salué d'une manière souriante et affable.
Ce fut avec un sentiment d'excessif soulagement qu'Armand se glissa dans un coin isolé, près d'une porte. En se mettant son aise dans cette position, il prit en lui-même la résolution de ne point quitter ce part de salut, excepté pour se sauver s'il était serré de trop près. Il tira à lui une petite table dur laquelle se trouvaient empilés des gravures et des portraits, afin de se donner une contenance dans le cas où il surviendrait quelque chose propre à le déconcerter.
--Tiens, Armand! comment vas-tu, s'écria tout-à-coup près de lui une voix amie. Dans quel trou t'es-tu donc mis depuis quelque temps, que je n'ai pu te trouver?
--Dans le bureau de M. Lahaise, rue St. Vincent.
--A tout prendre, ce n'est pas une trop mauvaise place; puisque tu t'es décidé à devenir ou juge ou homme d'état, tu dois, comme de raison, commencer par la première marche qui conduit à ces deux positions. Bien, tu réussiras. Tu as de la tête et de la constance: deux qualités essentielles dans la carrière que tu as embrassée comme dans beaucoup d'autres.
--Et puis, toi, Belfond?
--Moi! j'ai parcouru presque toutes les professions. J'ai d'abord essayé le Droit: oh! c'était intolérable! profession sèche, poudreuse et stérile! Puis j'ai tenté la médecine; mais quoique je pusse soutenir les horreurs des salles de dissection et voler des sujets, je ne pouvais pas endurer l'odeur des remèdes. Je n'ai pas essayé la servitude du notariat, parce que j'en avais assez de la loi sous toutes ses formes, mais il y a du temps pour prendre une décision. D'ailleurs, mon vieux garçon d'oncle, qui est aussi mon parrain, m'ayant dernièrement déclaré qu'il avait l'intention de me constituer formellement son héritier, à la condition pour moi d'éviter les professions libérales, ce qui, selon lui, est en quelque sorte dérogatoire à la dignité d'un gentilhomme, peut-être qu'à la fin je deviendrai un rien qui vaille.
--Tu seras capable de le devenir, s'il est vrai que M. Lallemand soit de moitié aussi riche qu'on le dit.
--C'est vrai! Cependant j'aimerais à essayer quelque temps la carrière d'artiste, du moins la partie qui concerne les voyages; mais je pense que l'oncle Toussaint ne voudra pas entendre parler de cela!... Dis donc, quoique tu n'aies pas l'intention de rester ici toute la nuit, je pense que tu n'as pas non plus celle d'en faire un monopole pour toi! Un coin charmant où circule une brise rafraîchissante!... Aie! mademoiselle Gertrude regarde dans cette direction. Je pense qu'elle viendra bientôt vers nous. Comment la trouve-tu?
--Réellement je la connais bien peu, répondit Armand en quelque sorte décontenancé par cette question à brûle-pourpoint; mais elle est pleine d'élégance et de fascination.
--Je ne suis pas de ton avis. Elle a de l'esprit et est assez jolie, c'est vrai; mais elle a aussi une volonté terrible. J'ai cinq soeurs, et je ne pense pas que depuis que j'ai l'âge de connaissance elles aient montré à elles ensemble autant de caprices et d'humeur que mademoiselle de Beauvoir en a fait voir dans deux ou trois différentes occasions. Mais peut-être que cela dépend plus de la manière dont son odieuse mère l'a élevée que d'elle-même.
Pour rendre justice à la jeune fille qu'il venait de censurer, Belfond aurait dû mentionner que ses soeurs étaient d'un tempérament phlegmatique avec une prédisposition à l'embonpoint, et d'une constitution toute différente de celle de l'impétueuse Gertrude, que, de plus, elles avaient l'avantage d'être gouvernées par une mère aussi sage que dévouée.
Mademoiselle de Beauvoir s'avança gracieusement vers les deux jeunes gens, et après avoir salué par quelques paroles aimables Armand à qui elle parlait pour la première fois de la veillée, elle leur reprocha en plaisantant de perdre tant de paroles et de temps entre eux, tandis qu'il y avait là des jeunes demoiselles à qui ils pourraient bien les consacrer.
--Est-ce que vous dansez, M. Durand? demanda-t-elle ensuite à notre héros.
Armand répliqua qu'il ne dansait pas, et Belfond s'esquiva en disant que comme lui dansait à sa manière, il allait se choisir une partenaire.
Mademoiselle de Beauvoir resta un peu plus longtemps à causer avec Armand. Les premiers moments de gêne et d'embarras disparus, il se sentit plus è son aise qu'il l'aurait cru possible dix minutes auparavant. Le fait est que si la jeune fille pouvait être sarcastique et arrogante au plus haut degré lorsqu'on la provoquait, il y avait aussi chez elle une franchise et une simplicité naturelle qui inspiraient la confiance ou lieu de l'éloignement.
Madame de Beauvoir qui trouvait probablement que l'entrevue entre Armand et sa fille était trop prolongée, s'avança, au bout de quelque temps, et demanda poliment:
--Pourquoi M. Durand ne rejoint-il pas les danseurs?
--Je ne sais pas danser, madame, répondit Armand qui retomba aussitôt dans le même état de gêne et de confusion d'où il venait justement de sortir.
--Peut-être que dans ce cas vous nous favoriseriez d'une chanson?
Notre héros protesta encore de son ignorance, remerciant intérieurement le ciel d'être capable, avec une conscience nette, d'en agir ainsi.
Dans ce cas, il faut que vous fassiez une partie de cartes: on demande justement un joueur dans la chambre voisine.
Et elle l'entraîna malgré lui, en se félicitant de les avoir si diplomatiquement séparés.
Armand se trouva bientôt assis à une table de whist, ayant la soeur aînée de Belfond pour partenaire. Celle-ci passa bien volontiers par-dessus ses nombreuses bévues; elle ne lui reprocha pas une seule fois de ce qu'il coupait ses levées et de ce qu'il ignorait ses demandes. Il lui en était d'autant plus reconnaissant, que la dame aux yeux vifs qui était à sa droite piquait impitoyablement son pauvre partenaire,--homme tranquille, entre les deux âges--chaque fois qu'enfreignait le moindrement les plus petites règles du jeu.
On fit de la musique et l'on chanta beaucoup: Gertrude et de Montenay chantèrent splendidement ensemble une couple de duos, et ils restèrent indifférents aux applaudissements; puis on gâta misérablement une couple de morceaux choisis d'opéra; on eut une bonne chanson de Belfond qui, lorsqu'on l'invita à chanter, grommela, sotto voce: que c'est donc ennuyeux! puis on servit un superbe réveillon. On ne fit pas de jeux, par conséquent on ne tira pas de gages, madame de Beauvoir se trouvant trop à la mode pour tolérer quelque chose de ce genre-là. Bref, la soirée fut assez agréable pour chacun: et Armand put avoir une autre entrevue longue et délicieuse avec mademoiselle de Beauvoir, en sorte qu'il revint de chez M. de Courval enchanté de son début dans la vie du grand monde. Les timides avances qu'il fut forcé de faire à quelques-unes des dames présentes avaient été reçues très gracieusement car quoiqu'il n'eût point chanté, ni dansé, ni flirté, il s'était attiré de tous côtés, par son apparence et ses manières recherchées, des sourires et des regards tout-à-fait favorables.
Le lendemain de cette soirée, Belfond vint le voir, et ils eurent ensemble une heure de bonne causerie dans sa petite chambre meublée uniquement et qui, malgré son tapis de catalogne, ses murs blanchis et ses chaises empaillées, était très-confortable. Il y avait sur sa petite table une couple de nattes aux couleurs brillantes et ju joli essuie-plume, évidemment l'ouvrage de doigts féminins. Le visiteur les prit dans ses mains.
--Ma soeur Élise, dit-il m'a aussi donné de ces bagatelles-là. Comment se fait-il que tu aies de ces choses? tu n'as pas de soeur, ni de cousine?
--Assurément, ta grosse et grasse maîtresse de pension doit avoir d'autre chose à faire que passer son temps à te préparer des surprises romanesques sous la forme d'ornements d'aiguille! fit Belfond amusé de la surprise de son ami.
Ce n'est certainement pas elle. Ce doit être plutôt mademoiselle Délima Laurin, une de ses cousines qui demeure actuellement ici pour aider à faire la couture de la maison.
--Oh! enfin nous y arrivons par un détour! dit Belfond en riant. A présent je vais parier ce que tu voudras que celle qui a fait ces nattes est jeune et jolie.
--Je crois qu'elle l'est, bien que je ne l'aie pas envisagée et que je ne lui aies pas parlé dix fois depuis qu'elle est dans la maison, reprit Armand d'un air qui faisait voir qu'il était ennuyé d'un sujet qui, selon lui, était assez peu intéressant pour mériter même qu'on en plaisantât.
Belfond, qui avait du savoir-vivre, s'apercevant de la chose, changea de conversation et parla de leur ancienne vie de collège, de politique et de tout ce qui s'offrit à son esprit. Au bout de quelque temps, il s'approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin, lequel paraissait assez triste malgré le feuillage aux brillantes couleurs du mois d'octobre. Tout-à-cou il s'écria d'un air étonné:
--Dis-moi, Armand, quelle est cette belle princesse, cet ange qui est là dans l'allée? Je n'ai jamais vu une figure aussi belle!
--C'est mademoiselle Délima, la cousine en question.
--En! bien, il faut que tu aies l'esprit obtus ou que tu sois un fin matois! reprit Belfond en jetant sur son ami un regard pénétrant. Quoi! cette jeune fille est un beauté, et sa mine et sa toilette sont aussi gracieuses que celles d'aucune des dames qui se trouvaient hier soir chez M. de Courval, sans même excepter Gertrude la non pareille.
--Pouah! dit Armand en éclatant de rire. Tu es enclin aujourd'hui à faire des découvertes, sur le mérite desquelles cependant il doit être permis de différer.
Belfond le regarda encore de plus près, puis il dit:
--Si c'était avec de Montenay que je parlerais, ou avec d'autres que je connais, je soutiendrais sans hésiter que ton indifférence n'est qu'une feinte; mais je t'ai toujours connu tant de franchise, que je te crois véritablement aveugle... Mais elle s'approche. Ciel! quelle beauté! Comment cela se fait-il, Armand, que tu n'en sois pas devenu amoureux? Pour moi, je le suis déjà aux trois quarts!
--Alors, tu ne dois pas avoir peur que je sois ton rival, répliqua-t-il gaiement. Je n'ai pas l'intention de sacrifier pour tous les charmes de mademoiselle Délima une seule minute du temps qui appartient à ces tablettes, ajouta-t-il en montrant une petite bibliothèque remplie principalement de livres de Droit... Mais est-ce que tu pars?
--Oui, il y a plus d'une heure que je suis ici. Viens faire un tour en ville avec moi. Nous arriverons assez tôt pour rejoindre la foule des flâneurs.
Armand fut bientôt prêt.
Comme nos deux jeunes gens en s'en allant passaient dans le petit corridor, ils y rencontrèrent la jolie Délima qui revenait du jardin. Durand la salua comme de coutume très-poliment, et il allait sortir lorsqu'elle l'arrêta timidement, pour lui dire qu'il venait d'arriver de la campagne un paquet et une lettre pour lui, et que s'il le désirait, elle les lui remettrait de suite.
--Oui, oui, Armand. Il n'y a pas de presse pour notre promenade. Examine le paquet et la lettre: tu dois avoir hâte de savoir comment ils sont tous chez toi.
--Peut-être que monsieur ferait mieux d'entrer ici et de s'asseoir un moment, reprit la jeune fille.
Et en parlant ainsi, elle le conduisit dans le petit salon. Sur une table à côté des géraniums se trouvait une pile d'indiennes et de coton, avec une petite natte inachevée, comme celles qui ornaient la chambre d'Armand, circonstance qui ne laissait plus aucun doute quant à l'origine de ces dernières. Sous prétexte d'examiner et de sentir les plantes de la fenêtre. Belfond se leva, mais en réalité ce n'était que pour mieux voir Délima pendant qu'elle remettait à son ami le paquet en question et qu'elle lui prêtait une paire de ciseaux pour couper la ficelle qui l'attachait. Après avoir jeté un rapide coup-d'oeil sur les hardes qu'il contenait, Armand rompit le cachet de la lettre et la parcourut.
--Bonnes nouvelles, ils sont tous bien, dit-il.
--Comment est Paul? demanda Belfond.
--Il ne peut être mieux. Il dit qu'il me prend profondément en pitié, et que s'il était à ma place il déserterait bien vite... Mais je suis maintenant prêt à sortir.
Délima lui offrit de porter ces effets sans sa chambre.
--Je vous remercie! répondit-il d'une manière polie mais indifférente: je verrai à cela moi-même, lorsque je serai de retour.
Puis Belfond et lui sortirent.
--Je viens de faire une nouvelle découverte, remarqua Belfond sur tu ton plus grave que cex dont il s'était servis jusque-là.
--Vrai? Eh! bien, ami Rodolphe, tu es en veine ce matin. Aies donc la bonté de me la faire connaître cette découverte.
--La voici: quoique tu n'aies pas l'air de t'occuper de cette belle petite fille, elle s'occupe beaucoup de toi, elle.
Armand fut surpris et en même temps quelque peu déconcerté; il ne put s'empêcher de rougir.
--Il n'y a rien de cela entre nous! répliqua-t-il précipitamment. Comme je te l'ai déjà dit, nous avons à peine échangé ensemble une douzaine de paroles.
--C'est fort possible, mais je n'en crois pas moins mon opinion exacte. Au lieu de regarder les géraniums, je l'examinais tout le temps, et je mets ma main au feu qu'elle n'a pas comme toi le coeur de granit... Mais je m'aperçois que tu aimerais autant changer de sujet... Maintenant allons sur la rue Notre-Dame.
Le même soir, comme Armand était à souper, pour la première fois il regarda Délima avec intérêt: c'était la conséquence naturelle des louanges excessives que son ami avait chantées sur elle, ainsi que des allusions qu'il avait faites à la prétendue préférence qu'elle lui montrait. Elle était à sa place ordinaire, servant un plat tout chaud de succulent ragoût, car les Martels, de même que beaucoup de familles Canadiennes, faisaient usage de viandes trois fois par jour. Elle ne leva pas les yeux sur lui; Madame Martel était occupée de son côté, et son mari était à tailler du pain: Armand, qui ne se trouvait pas observé, eut donc une occasion favorable d'étudier son visage.
Etait-elle réellement aussi belle que Belfond l'avait dit? Il regarda minutieusement ses traits réguliers, fins et mignons, ses long cils soyeux, sa figure ovale et délicate, et il reconnut en lui-même avec surprise qu'il avait été aveugle, que réellement elle était aussi belle.
Tout-à-coup elle leva les yeux sur lui te lui offrit du contenu du plat qu'elle servait; mais voyant ses regards fixés sur elle, elle baissa les siens, et une légère rougeur se répandit sur ses joues. Le souvenir de la seconde découverte de Belfond, que cet embarras servait en quelque sorte à corroborer, lui communiqua un sentiment de vanité naturelle mêlé à l'intérêt que sa beauté faisait naître en lui. Mais lorsque madame Martel lui demanda si les nouvelles qu'il avait reçues de chez lui étaient bonnes, ses pensées se tournèrent vers le cercle de sa famille et lui firent pendant un instant oublier Délima.
Rien d'extraordinaire ne survint à notre héros durant quelques semaines. Il poursuivit ses études légales avec le même succès que ses études classiques, se gagnant les bonnes opinions de M. Lahaise aussi facilement qu'il avait gagné celles de ses professeurs au collège. Quoiqu'il menât une vie tranquille et régulière, cependant elle n'était pas solitaire et ennuyeuse. Souvent il recevait des invitations de familles occupant un rang distingué dans la société, et malgré sa timidité, la présence de femmes élégantes et accomplies étaient pour lui pleine d'attraits.
Rarement il allait chez M. de Courval, malgré les pressantes invitations de celui-ci. Gertrude était toujours douce et polie pour lui; mais malgré son inexpérience dans les manières des femmes, il ne pouvait se tromper sur les sentiments hostiles de madame de Beauvoir à son égard, par la froide réception qu'elle lui faisait.
Les quelques fois qu'il rencontra de Montenay, celui-ci ne lui fit pas d'avances, et Armand le copia fidèlement, car un petit salut froid était tout ce qui restait de la chaude amitié qui avait existé entr'eux.
Quand à Belfond, il venait souvent le voir, et quelques fois il se faisait accompagner par un ami aussi gai que lui. Armand ne leur offrait jamais d'autres rafraîchissements que du tabac canadien,--car il faut avouer que tous ces jeunes gens fumaient--et un verre de cidre ou de bière, et quelques fois une assiettée de pommes fameuses ou de beignes, friandises que sa tante Ratelle lui envoyait régulièrement. Belfond, qui était accoutumé à des tables servies avec luxe, trouvait dans ces fêtes improvisées autant de jouissance qu'il en montrait dans ses jours affamés de collège.
Un soir qu'il avait emmené avec lui un jeune homme de ses amis, un étudiant en Droit, et qu'ils étaient tous trois à discuter, au milieu des bouffées narcotiques, sur la politique du jour, condamnant la tyrannie du gouvernement impérial et l'aveuglement de leurs propres chefs, et qu'ils maniaient les affaires d'Europe avec une étonnante célérité, sinon avec sagesse, on annonça un visiteur pour M. Durand.
Paul entra dans la petite chambre.
Comme de raison, il y eut un échange cordial de sympathie, un feu roulant de questions et de réponses sur la maison paternelle, la campagne, les chemins; puis on procura une pipe au nouveau venu, et on recommença avec vigueur à fumer. Mais la conversation fut plus languissante qu'avant. Paul était d'une trempe bien inférieure à celle de ses compagnons, et cette différence était plus sensible, parce qu'il s'était donné beaucoup de peine,--à sa sortie du collège et en s'établissant à Alonville--pour acquérir les manières et le langage d'un campagnard.
A mesure qu'il s'aperçût de cette différence, il devint morne et taciturne; il écoutait avec une espèce de préoccupation leurs saillies piquantes, les réponses spirituelles de ses camarades, mais en même temps il regardait le contraste qu'il y avait entre leurs longues mains blanches et les siennes brûlées par le soleil, entre leurs mouvements gracieux et aisés, et les siens qui étaient raides et guindés.
Enfin les visiteurs partirent et les deux frères se trouvèrent seuls.
--Eh! bien, dit Paul tu n'es pas si à plaindre que je le pensais dans les commencements. Diantre! tu es ici on ne peut mieux, et tout-à-fait grand seigneur!
Armand, sans remarquer le rire moqueur avec lequel ces dernières paroles furent prononcées, répondit:
--Tu oublies que je suis renfermé la plus grande partie de la journée dans ce que tu appelles un sombre cachot.
--Peut-être que tu ne t'aperçois guère qu ce soit un cachot! répliqua Paul. Quand on hait une place, il est facile de s'en tenir éloigné.
--Mais, Paul, c'est une chose que je ne fais pas! répondit l'autre avec ardeur. Je ne néglige pas plus mes études légales que je n'ai négligé celles du collège.
--Oh! tu n'as pas besoin de commencer, à présent, à les vanter! Je suis certain qu'on en a tous assez entendu parler: papa et la tante Françoise m'en ont rendu malade. Mais, changement de propos, voici une lettre de notre père.
En l'ouvrant Armand y trouva une couple de billet de banque.
--Je soupçonne, dit-il, qu'elle contient quelque chose de mieux que de simples conseils.
Pendant qu'il lisait la lettre, en appuyant surtout sur les paroles d'affection qu'elle contenait, Paul était étendu sur sa chaise, dans un accès de mauvaise humeur, les sourcils froncés, et épiant son frère. Il compara, en silence, la coup grossière et hors de mode de son habillement d'étoffe du pays fabriquée à la maison, et qu'il avait fait confectionner avec tant d'orgueil par le tailleur du village, avec les hardes unies mais bien faites qu'Armand portait; il compara aussi sa chevelure luisante, bien peignée, bien brossée, avec la sienne propre qui était rude et ébouriffée; il examina les petits objets de bon genre qui se trouvaient sur la petite table et qui, tout en provoquant ses moqueries, excitaient son déplaisir. Il est pénible de le dire, mais l'esprit d'indigne jalousie qui s'était depuis bien des années concentré dans la poitrine de Paul contre son frère aîné commençait à se mieux accentuer et à se développer sous le nouveau flot de réflexions et de pensées qui le gagnait avec une étonnante rapidité. Ce sentiment de sombre envie avait été activé par la continuelle mention flatteuse qu'un père et une tante extrêmement orgueilleux de ses talents faisaient de lui, par les fréquentes remises d'argent qui lui étaient envoyées, quoique sous ce rapport Paul n'avait aucune raison d'être jaloux, car Durand était strictement impartial dans toutes les affaires d'argent; enfin cette envie fut excitée par la grande différence qu'il voyait pour la première fois, qui existait non-seulement entre lui et son monsieur de frère, mais aussi les amis de ce frère.
Pendant qu'il repliait sa lettre et qu'il la mettait dans son portefeuille de poche, Armand lui demanda:
--Paul, à quoi pense-tu?
--Je pense à l'aise avec lequel tu gagnes ton pain quotidien.
--Tu sais que toutes choses ont un commencement. Comme de raison, je ne puis rien faire à présent; mais lorsque j'aurai subi mon examen et que je serai pour de bon entré en lice, les affaires changeront d'une manière étonnante.
--Les paroles ne coûtent pas cher! dit Paul d'une manière renfrognée.
--Les moqueries non plus, quoiqu'elles n'en soient pas plus agréables pour cela! répliqua l'autre qui commençait à se sentir aigri par la persistante mauvaise humeur de son frère.
--Oh! tu dois passer par-dessus le franc parler, ou la rusticité, comme je pense que tu dois appeler cela, d'un grossier cultivateur comme moi, reprit ironiquement Paul. Je n'ai pas les avantages du vernis de la ville.
--Que veux-tu dire, Paul? Fais connaître toute ta pensée comme un homme; le peux-tu?
--Eh! bien, voici: ici tu es habillé et servi comme un grand seigneur, régalant l'aristocratie, recevant de l'argent je suppose quand il te plaît d'en demander, et qu'est-ce que tu fais pour tout cela? D'un autre côté, moi, sans ces prétentions et ces dépenses, je me lève tous les matins avant cinq heures; je marche toute la journée sur la ferme par tous les temps et tous les chemins, toujours travaillant comme un esclave sous les brûlants rayons du soleil ou à la pluie glacée.
--C'est toi qui l'as voulu; ainsi tu n'as pas besoin de chicaner personne pour cela. Combien haut as-tu proclamé à la sortie du collège, que tu ne serais pas un rongeur de livres, ni un galérien enchaîné à un pupitre moisi, mais que tu choisirais la vie libre et indépendante du cultivateur? Notre père t'aurait volontiers donné une profession, si tu lui avais demandé.
--Non, un de cette vocation dans une famille, c'est assez. Il faut qu'il y en ait un qui cherche le pain et le beurre des autres ou il pourrait arriver qu'ils connaîtraient la faim.
--Ah! ça, mon frère Paul, répondit Armand avec un rire de bonne humeur à travers lequel cependant perçait une ombre d'impatience, notre père Peut encore faire tout cela pendant bien des années comme il l'a fait jusqu'ici. Sois donc honnête comme tu l'étais du temps que nous étions au collège, lorsque tu nous disais que tu préférerais être cultivateur et marcher en grosses bottes à travers les champs et les fossés pleins de boue, que d'être un gouverneur dans son fauteuil d'état.
--Fi! se contenta d'observer Paul en changeant de question; il n'est pas juste de jeter à la face des gens, des choses qu'ils pourraient avoir dites il y a bien des années.
--Mais, Paul, il n'est pas encore trop tard pour revenir de ton premier choix. Lorsque tu seras de retour à la maison, parles à papa. Je sais que tu ne mettras pas de temps à l'emmener à tes désirs, et avant deux mois tu peux être établi étudiant en Droit ou en médecine, ce que tu préféreras le mieux et tu partageras ici avec moi cette chambre qui paraît avoir excité à un si haut degré ton admiration grognonne.
--Je ne vois pas qu'il y ait tant de presse en cette affaire! répondit sèchement Paul. D'ailleurs, le fait d'envoyer tous les mois deux remises d'argent au lieu d'une obligerait peut-être papa à faire une petite étude de voies et moyens sur son numéro un.
--Tiens, laissons ce sujet avant qu'il nous ait fait quereller. Je vais aller demander à madame Martel si elle peut me procurer un oreiller et une couverte pour cette nuit, et toi tu pourras coucher dans mon lit.
--Non, il faut que je retourne aux Trois Rois où j'ai laissé mon cheval. Par exemple si tu m'offres à souper, je ne le refuserai pas.
--Très volontiers, car c'était compris dans l'offre du lit.
Armand alla avertir l'hôtesse que son frère prendrait place à table pour le souper, et sur son assurance qu'elle en était contente, il revint vers Paul qui, commençant à se sentir honteux de sa triste mauvaise humeur, fit des efforts pour se montrer plus aimable.
Délima Laurin se trouvait au souper, et Paul fut aussi frappé de sa beauté que Belfond l'avait été. Il fut très-poli, à sa façon: il offrit de ceci, servit de cela, et après que les deux frères furent revenus dans la chambre à coucher, il accabla Armand de questions pour savoir qui elle était, d'où elle venait si elle resterait longtemps? Il fit des allusions et des plaisanteries sur ce que de tels attraits pouvaient réconcilier un homme avec des cachots encore plus sombres que des bureaux d'avocats, et reprocha à Armand le silence complet qu'il avait gardé sur l'existence d'une personne qui devait sans doute occuper ses pensées. Armand, qui ne goûtait pas ces taquineries, finit par lui dire:
--Pour l'amour du ciel, Paul, choisis un sujet plus amusant et que m'ennuie moins. Je voudrais bien que la petite Délima fût retournée à St. Laurent, car elle m'attire de toute part d'insupportables plaisanteries et d'ennuyeuses questions!
Paul, persuadé que cette défense voulait dire justement le contraire de ce qu'Armand éprouvait,--vu surtout que celui-ci, dans le cours de la conversation, avait laissé échapper deux ou trois fois quelques paroles de souvenir de Gertrude de Beauvoir,--changea de conversation et trouva un sujet plus du goût de son compagnon, en racontant les changements qui s'étaient dernièrement opérés à Alonville; en lui nommant ceux qui composaient le choeur du village, ceux qui avaient été nommés marguilliers, inspecteurs de chemins et autres emplois.
Il était très-tard, le soir, lorsque les deux frères se séparèrent pour la nuit. Paul, qui d'ordinaire dormait d'un sommeil profond, ne put ce soir-là fermer les paupières que lorsque la nuit fut très-avancée. Il s'agitait et se roulait sur son lit, se laissant aller tantôt à des sentiments de jalousie contre son frère, tantôt à des demi-regrets de ce que son tempérament et ses goûts particuliers ne lui eussent pas permis de suivre la profession d'un monsieur.
--Bah! se dit-il en plongeant avec impatience sa tête sur l'oreiller, la Providence n'a pas voulu faire de moi un petit-maître. Eh! bien, je partirai au point du jour. Je déteste cette ville!
Le lendemain matin, Paul Durand se mit en route pour la maison paternelle, mais il s'arrêta en passant à la porte de madame Martel pour dire adieu à son frère. Le long du chemin il repassait dans son esprit les réflexions inspirées par tout ce qui avait eu lieu la veille.
Lorsqu'il fut arrivé à la maison, on l'assiégea de questions pour savoir comment il avait trouvé Armand, ce que celui-ci avait l'air et ce qu'il faisait. Hélas! perversité de la nature humaine! il se donna beaucoup de peine, quoique sas trop s'éloigner des limites de la vérité, pour représenter son frère et ce qui le concernait sous le jour le plus défavorable.
--Je l'ai trouvé à fumer et à jaser avec une couple de beaux messieurs ses amis, lesquels, d'après leur conversation, m'ont paru le visiter souvent. Il était habillé à la dernière mode, paraissait extrêmement gai, et pas du tout comme quelqu'un qui a beaucoup étudié ou qui s'est fatigué l'esprit à déchiffrer des problèmes professionnels.
La pensée que de mauvais compagnons pourraient entraîner son fils inexpérimenté dans les tentations et les dangers de la vie, rendit le père sérieux; mais madame Ratelle était très-satisfaite qu'il prît rang parmi les gentilshommes, qu'il s'habillât et parût en conséquence, car après tout il en deviendrait un. On ne pouvait prévoir quel haute position sociale il devait occuper un jour. Ainsi parlait-elle.
--Bah! dit Paul en ricanant, peut-être pour passer sa vie à fréquenter le Palais-de-Justice, se reposant sur papa pour payer les gants de kid qui couvrent ses belles mains blanches.
--Paul, mon fils, ne sois pas trop pressé de trouver à redire sur ton frère aîné, dit Durand, il ne m'a encore donné aucune cause de défiance et d'inquiétude.
--Non, au contraire, interrompit madame Ratelle en regardant son neveu avec indignation: il a remporté au collège les plus grands honneurs, il a été publiquement louangé par ses professeurs pour son application, ses succès et sa bonne conduite. Se pourrait-il, Paul Durand que tu serais jaloux de ton frère aîné?
--O miséricorde! s'écria Paul, je me rends, je me rétracte, je demande excuse, je veux tout ce que vous voudrez, tante Françoise, mais donnez-nous la paix. Je vous en prie, mon père, prêtez-moi une pipe et du tabac!
Madame Ratelle ne réplique pas à cette sarabande; mais il était aisé de s'apercevoir, par la manière brusque et nerveuse dont ses broches à tricoter se frappaient les unes conte les autres, que ses esprits n'étaient pas encore calmés.
Pendant que ceci avait lieu à Alonville, Délima Laurin passait tranquillement son temps à faire son possible pour plaire à notre héros. Celui-ci commençait enfin à découvrir et à apprécier un peu sa beauté et ses grâces, après que son attention y eût été attiré par les louanges et l'étonnement de tous ses amis qui l'avaient vue. Elle était envers ces derniers toujours réservée, même froide, et à ceux de ses admirateurs qui lui adressaient des propos flatteurs ou de galants compliments, elle ne répondait jamais par un sourire ou un mot d'encouragement; mais il y avait toujours pour Armand un regard timide ou une douce inflexion de voix qui trahissait en elle tout l'intérêt qu'elle lui portait. Petit à petit, il s'établit entr'eux une intime amitié, résultat de leur résidence sous le même toit.
L'hiver avec ses longues veillées était arrivé, et quelquefois Armand les passait dans le petit salon de famille, soit à lire à haute voix, soit à jouer une partie de dames avec Délima qui était très-forte à ce jeu. S'il avait eu un peu plus d'expérience de la vie ou s'il avait été d'un caractère soupçonneux, il n'aurait pu faire autrement que de s'apercevoir de la remarquable adresse que madame Martel mettait à contribution pour faire progresser l'amitié qui paraissait s'établir entre lui et sa jeune et jolie cousine. Les soirs où les tempêtes de neige sévissaient au-dehors et qu'elle ne craignait pas d'être dérangée par les visites, elle priait instamment M. Armand d'abandonner un moment sa chambre solitaire pour venir rejoindre leur cercle dont Délima, occupée de sa couture, formait toujours partie; puis, d'un air de compassion, elle priait celle-ci de mettre de côté son éternel ouvrage, et que peut-être M. Armand serait assez bon pour jouer une partie de dames avec elle. Très-fréquemment aussi madame Martel, sous prétexte qu'elle avait à voir aux affaires de la maison, s'absentant pendant les veillées; mais si cette femme intrigante les avait guettés de quelque cachette, elle aurait été grandement édifiée de voir la tenue irréprochable des jeunes gens pendant ses fréquentes absences.
Durand étudia avec assez d'ardeur pendant l'hiver; cependant il allait quelques-fois en soirée, et ne se permettait pas d'autres dépenses que de temps en temps celle d'une soupe aux huîtres partagée avec quelques-uns de ses amis, étudiants comme lui. Il serait fort difficile de dire le nombre de caraquettes qui disparaissaient pendant ces innocentes bombances, et ce serait une tâche ardue que d'en marquer le chiffre sur le papier, car le grand total de l'addition paraîtrait exagéré.
Par une après-dînée d'un froid vif, comme Armand, qui venait d'arriver du bureau, était à se débarrasser de son paletot, il reçut la visite d'un ancien camarade de collège, pour lequel il n'avait jamais eu une grande amitié, mais qui persistait, malgré cela, à le rechercher et à le fréquenter. Il venait l'inviter à un souper d'huîtres.
--Mon adresse, ajouta-t-il en plaisantant, est dans une petite maison de la rue Ste. Marie, en haut d'un escalier à trois rampes, la première porte qui s'ouvre sur le grenier.
Armand attendait justement son frère ce soir-là, car Paul lui avait annoncé sa venue par une lettre reçue la veille. Mais comme il avait beaucoup neigé depuis quelque temps, il commençait à croire que le crainte des mauvais chemins lui ferait retarder son voyage. Du moins, c'était ce que pensait Robert Lespérance, lorsqu'Armand lui avait dit qu'il attendait la visite de son frère. Il avait donné cette excuse pour refuser l'invitation, parce qu'il ne se souciait pas fort de se rencontrer avec ceux qui se trouveraient là, probablement des gens un peu trop légers qui ne lui convenaient pas. Mais Lespérance le pria et le sollicita avec tant d'instance, en insinuant adroitement que c'était parce que Durand était accoutumé à fréquenter des riches et des aristocrates, qu'enfin, poussé à bout, et avec répugnance, il finit par consentir.
Il était très-tard lorsque notre héros laissa la maison, car il avait voulu attendre son frère et lui donner toutes les chances possibles. Et partant il laissa les instructions précises sur la maison où on le trouverait si Paul arrivait.
La railleuse description que Lespérance avait faite de son logis approchait beaucoup de la vérité, et en entrant Armand se heurta presque la tête sur le haut de la porte. Le bruit qui frappa ses oreilles était assourdissant. Quoiqu'on ne fût encore qu'au début de la fête, la réjouissance était déjà grande parmi les convives, à en juger par leurs longs éclats de rire, leurs couplets de chansons, leurs acclamations, et de temps en temps par le bruit des grosses bottes qui exécutaient sur le plancher un pas de danse.
Lorsqu'Armand entra il y eut une suspension momentanée à ce brouhaha, et il en profita pour s'excuser de son retard. L'hôte lui expliqua que pour empêcher ses invités de dévorer les huîtres avant l'arrivée de M. Durand, il les avait mis au défi de prendre du plaisir sans l'aide de rafraîchissements, solides ou liquides. D'après le résultat qu'il en avait obtenu, le lecteur peut concevoir quel degré aurait atteint la gaieté si elle eût été stimulée par le souper que Lespérance, avec l'aide d'un de ses amis, était actuellement à leur préparer.
L'appartement dans lequel Armand se trouvait différait beaucoup du sien si propre et si bien tenu: il était petit et bas, le plafond et les boiseries ternies par le temps et la fumée. Il ne portait aucune trace d'ornements; seulement on remarquait quelques images aux peintures grossières de danseuses aux joues rouges, aux jupes cortes et amples, à côté du portrait d'un boxeur en renom et de celui d'un fameux bouffon français. Dans un coin il y avait un grand coffre peinturé, contenant la garde-robe du maître de céans et servant en même temps de bibliothèque, car on y voyait une pile de livres tout poudreux et à l'air vénérables; dans un autre coin on apercevait un manche de ligne et une paire de fleurets rouillés, un miroir brisé pendu à la cloison et si petit que Lespérance disait souvent qu'il ne pouvait y voir ses traits qu'en détail, c'est-à-dire les uns après les autres. Une paire de raquettes placées en angle droit servait de persiennes à une fenêtre, tandis qu'une traîne sauvage bouchait en partie l'autre. La chambre était presqu'entièrement occupée par une table grossière mais nette, probablement empruntée pour la circonstance aux gens de l'étage inférieur. Des bouteilles remplies avec quelque chose de plus fort que la bière de Montréal, flanquaient chaque bout de la table: quelques essuie-mains de grosse toile, un huilier boiteux et deux seaux vides sur le plancher pour recevoir les écailles d'huîtres, complétaient l'ameublement. Il ne faut pas oublier de mentionner la grande bizarrerie déployée dans les vases pour boire: quelques verres communs, deux pots de faïence blancs et trois tasses à thé, offraient, sinon de l'élégance, du moins de la variété.
Tout-à-coup l'amphytrion, prenant une contenance grave:
--A présent, messieurs, dit-il, une question importante: lavées ou non lavées?
--Comme de raison, non lavées! s'écrièrent plusieurs voix. Laissez-les venir sur la table avec leur limon naturel.
--Tant mieux, car mon aimable hôtesse, auprès de qui Gorgon et Méduse auraient été agréables et charmants, m'a informé tout-à-l'heure que j'aurais à les laver moi-même.
--Hé! l'ami Pierre, toi qui as toujours la bouche ouverte ou pour chanter ou pour crier, et qui vas probablement en avaler le plus grand nombre, viens m'aider à les apporter!
Qui fut dit fut fait. Nos deux jeunes gens parurent bientôt, venant de quelque coin caché du dehors, probablement du grenier, portant un immense plateau bien pelin de succulentes caraquettes.
--Maintenant, amis, à l'attaque! cria Lespérance. Je n'ai que deux armes légitimes pour faire cette guerre, (et il brandissait au-dessus de sa tête deux couteaux à huîtres) une que e réserve pour moi comme seigneur du château, et l'autre pour monsieur Durand comme le dernier arrivé à ce joyeux cercle d'élite. Il y a plusieurs couteaux de table, un tire-bouchon et un couteau de poche; ainsi, messieurs, choisissez à moins que quelques-uns d'entre vous soient venus tout armés.
Par expérience probablement et en prévision de pareille casualité, deux des invités sortirent de leurs poches des couteaux à huîtres, tandis que d'autres avaient de forts et bons couteaux de poches presqu'aussi utiles pour la circonstance, et l'on commença l'assaut.
Au bout de quelque temps la porte s'ouvrit et livra passage à un échantillon peu favorable du beau sexe, lequel portait à la main un grand pot plein d'eau bouillante.
--Ah! mille remercîment, la mère! s'écria de bon coeur Lespérance. A présent, quiconque désire du punch peut en avoir; mais, ma chère madame Hurteau, voyez donc si vous ne pourriez pas nous prêter une couple de verres au lieu de ces tasses? car quel que fort et chaud que nous fassions ce breuvage, nous ne pourrons pas, quand bien même nous devrions en mourir, nous empêcher de croire que tout le temps nous buvons du thé. Comme conséquence, nous en buvons quelque fois trop.
--Cela vous arrive quant même! dit-elle en souriant aigrement. Vous et vos amis, lors de la dernière fête que vous avez faite ici, m'avez brisé deux verres que vous ne m'avez pas encore remboursés, quoique j'aie l'intention de vous les faire payer lorsque nous réglerons le dernier mois de pension.
--Oui, ma chère dame, je vous payerai, quant même je devrais pour cela prélever des fonds par une souscription publique, répliqua-t-il aec une imperturbable bonne humeur.
--Si madame veut bien attendre un instant, nous allons faire passer le chapeau séance tenante, ajouta gravement un petit gaillard à la mine éveillée qui sans autre outil qu'un couteau de table rouillé, avait déjà accumulé devant lui une pile respectable d'écailles.
--Alors, de cette manière tu n'y dépenseras rien, George Leroi, répondit-elle avec mépris. C'est toujours la plus mauvaise roue d'une charrette qui crie le plus fort.
--Votre citation est ancienne et usée! Essayez encore et montrez-nous quelque chose de votre crû.
La brade madame Hurteau, dédaignant de répondre plus longtemps se retira en frappant la porte avec tant de violence que les danseuses des gravures et les huîtres dans leurs écailles en tremblèrent.
Nous ne nous appesantirons pas plus sur cette scène. Pendant quelque temps il y eut vraiment d'excellents chants, des chansons comiques, des duos avec un chorus complet et efficace; mais à force de faire circuler les verres fêlés et les pots, il vint un temps où les chanteurs n'observèrent plus aucune règle de mesures et d'accords, et ooù la confusion des voix fut si curieuse que le résultat devint très affligeant pour des oreilles quelque peu exercées. La gaieté devenait à chaque instant plus turbulente et plus tumultueuse. Lorsque les huîtres furent mangées on poussa les écailles dans un coin; une couple d'invités s'élancèrent au milieu de la place et se mirent à exécuter une gigue en sifflant leur propre accompagnement; un autre se hissa sur la table et chanta d'une voix de Stentor un sentimental et pathétique vaudeville; et pendant tout ce temps-là le bourdonnement des voix, le son des verres et les éclats de rire mettaient le comble au tapage. Au milieu de ce vacarme, madame Hurteau ouvrit brusquement la porte, et s'écria d'un air bourru:
--Vous le trouverez ici, mon jeune homme.
--Et Paul Durand fut introduit dans la chambre.
En entrant il pouvait à peine voir ou être vu à travers les épais nuages de fumée de tabac qui remplissaient l'appartement, mais il sentit sa main empoignée par Armand. Le chanteur descendit de son orchestre improvisé, et les danseurs, hors d'haleine, s'arrêtèrent.
On exprima à Paul de sincères regrets sur la disparition complète des huîtres, mais on lui offrit du contenu des bouteilles noires que Lespérance appelait «des gouttes de consolation», et on lui procura une pipe bien bourrée.
Armand, s'apercevant que le vacarme allait recommencer, demanda la permission de se retirer avec son frère, parce qu'ils avaient beaucoup à se dire. On lui accorda sa demande, et après de bruyants «bonsoirs et adieux», les deux frères descendirent les escaliers et prirent la route de la maison Martel. Il faisait un brillant clair de lune, et la neige criait agréablement sous leurs pieds.
--Tu m'as l'air d'être entré dans une bande de bons vivants! dit sèchement Paul.
--C'est la première veillée que je passe avec eux et je ne crois pas que je sois pressé d'en essayer une autre, car je ne puis supporter une gaieté aussi bruyante. J'en ai déjà mal à la tête!
--Pouah! ce n'est pas étonnant! dit Paul en toussant, un antre aussi misérable et aussi malpropre! Je serais curieux de savoir ce que dirait la tante Françoise, avec ses penchants aristocratiques, si elle avait pu jeter un coup-d'oeil sur ce qui se passe là ce soir? Il y a de la différence entre ces gens et les jeunes et spirituels petits-maître avec lesquels je t'ai trouvé dernièrement.
--Je dois avouer que ceux-ci sont plus de mon goût; mais comment ça va-t-il chez nous?
--Papa n'est pas bien, il est retenu au lit par le rhumatisme et il se chagrine un peu. La tante Françoise s'occupe à le soigner, et mois je conduis les travaux de la terre. C'est une chance que je ne sois pas attaché, à l'heure qu'il est, à un bureau de la ville, car les affaires n'iraient pas chez nous aussi bien qu'elles vont.
Armand était bien de cette opinion.
Ils arrivèrent bientôt aux Trois-Rois et s'établirent près du poële bien miné du meilleur salon de l'hôtel. Armand prit la lettre que Paul lui remit et se mit à la parcourir. Elle était plus courte que de coutume, et elle lui disait d'un ton de tristesse inusitée qu'on avait l'espoir qu'Armand faisait tous ses efforts pour bien profiter du temps et de l'argent qu'il coûtait; elle faisait aussi mention des éminents services que Paul rendait à la maison, et remerciait la Providence de ce qu'il y fût.
Armand attribua aux souffrances physiques de son père ce qu'il y avait d'extraordinaire et d'inaccoutumé dans l'épître qu'il lui avait écrite: et lui et son frère s'entretinrent plus sérieusement et avec plus de calme que de coutume des affaires de famille.
Selon son habitude, Paul ne fit qu'un court séjour à Montréal, et le lendemain, ayant terminé ses achats pour le malade et la maison, il laissa la ville. Armand aurait désiré l'accompagner pour voir son père malade, mais Paul s'y opposa vivement, sous prétexte qu s'il laissait ainsi ses études, cela indisposerait et chagrinerait leur père, chose que sans son état de souffrance actuel il fallait éviter avec soin.
Quelque temps après cette visite, Armand écrivit deux lettes à son père; pour toute réponse, il ne reçut que quelques lignes, écrites à la hôte, par lesquelles Paul l'informait que leur père était un peu mieux. Plus tard il reçut une lettre de Durand lui-même, dans laquelle celui-ci et la tante Françoise lui donnaient un grand nombre de solennels avertissements relativement au danger des mauvaises compagnies, des avis explicites sur la nécessité de profiter du temps, avec de simples suggestions touchant les dépenses de son entretien à la ville; et à la demande qu'il avait posée s'il ne ferait pas bien de courir à la campagne pour quelques jours afin de le voir, on lui disait assez brièvement de rester là où il était et de profiter de ses avantages actuels.
Armand fut profondément blessé de ce traitement, car en réalité il ne l'avait pas mérité. Ses lettres chez son père devinrent plus froides, plus courtes et plus rares, et cela expliqua les épîtres de la famille qui lui parvenaient en réponse. De temps à autre il recevait de Paul un bulletin assez amical du reste, qui lui donnait des nouvelles de la santé de leur père et du changement de caractère que les douleurs rhumatismales avaient opéré en lui, que de doux et d'humeur égale qu'était son tempérament il était devenu irascible et impatient; puis il terminait par quelques petits détails sur la terre ou les animaux.
Notre héros prit la résolution de ne pas s'arrêter, si la chose lui était possible à ces tristes et douloureux changements. Il continua è étudier, à sortir lorsqu'il était invité et même quelques fois, mais très-rarement, il prit part aux bruyantes parties de plaisir organisées par Lespérance et ses amis, car il ne pouvait pas toujours les refuser, de crainte de les insulter. Lorsqu'il écrivait à Paul et qu'il était en disette de sujets, il lui donnait tous ces détails et il lui parlait franchement, lui racontant même une fois, que Lespérance lui avait emprunté de l'argent et qu'il n'avait pas d'espoir qu'il le lui remit. Les lettres de Paul l'encourageaient à faire ces confidences sans restriction, car il lui disait souvent combien ses lettres amusantes égayaient leurs longues et mornes veillées et combien lui, Paul, goûtait les descriptions exactes de la vie de la ville et de ses plaisirs.
Armand, cependant, parlait rarement de Délima Laurin. Il avait conçu pour la jeune fille un intérêt naissant, provoqué plus par la partialité évidente qu'elle manifestait envers lui que par sa beauté, et cet intérêt le poussait à rester muet sur ce sujet dans ses lettres à Paul. A dire vrai, il avait peu de chose à en écrire: de temps à autre une veillée tranquille à jouer aux cartes ou aux dames; bien rarement un tour de carriole avec elle et madame Martel; ou bien, les soirs de grands froids, une longue conversation autour du grand poële double de la salle: leur intimité n'allait pas au-delà. Les fréquentes absences de madame Martel de la chambre,--lesquelles avaient l'air d'être faites à dessein,--ne lui firent jamais changer le ton de sa voix, soit pour diversifier ou s'attirer un plus doux regard de la belle jeune fille. Il n'aurait peut-être pas été aussi indifférent si une autre figure, capricieuse, fière et charmante, ne s'était pas présentée à son esprit, l'endurcissant contre toute autre influence.
Le carnaval était bien gai. Comme Durand allait mieux, du moins d'après ce que Paul écrivait, Armand jouissait sans remords des innocents plaisirs que lui offrait la société. Il rencontrait quelques fois mademoiselle de Beauvoir aux plus recherchées de ces soirées, et parfois il avait le rare privilège de danser avec elle, et elle se montrait toujours pour lui gracieuse et aimable à l'extrême. Ce qu'il y avait de singulier, c'est que chacune de ces rencontres avait l'effet de le rendre des semaines entières tout-à-fait insensible aux charmes de Délima.
Pendant la dernière semaine des fêtes il éprouva une grande envie d'aller voir son père, quand bien même on ne désirerait pas sa présence; en conséquence, le mardi gras, dernier jour du carnaval, il partit pour Alonville. Il faisait nuit lorsqu'il arriva en vue de la maison paternelle, et il regarda ardemment dans cette direction, s'attendant à la trouver brillamment illuminée, car depuis un temps immémorial on y avait toujours chômé par des fêtes et des réjouissances la venue du carême, cette saison de jeûnes et de pénitences. Mais une seule lumière brillait faiblement à la fenêtre du salon. Non découragé cependant, il avança, croyant qu'il était un peu de bonne heure pour allumer les lumières,--procédé que par économie on recule autant que possible à la campagne. Lorsqu'il fut arrivé, il laissa son cheval en soin à un vieux domestique de la maison tout joyeux et étonné de le voir, et sans autre avertissement qu'un coup sec frappé à la porte, il entra dans le salon. L'appartement était loin d'être arrangé pour une fête. Madame Ratelle était occupée à coudre près d'une petite table sur laquelle brûlait une chandelle, tandis que Paul Durand était assis dans un grand fauteuil, une jambe emmaillotées de flanelle et étendue sur un tabouret, la tête appuyée sur sa main. Il gardait un sombre silence.
La tante Françoise, en apercevant Armand, se leva précipitamment et courut l'embrasser avec affection, mais son père qui était d'ordinaire calme et peu démonstratif, l'était encore plus en cette circonstance. De fait, cette froideur de la part de son père modéra l'impétuosité avec laquelle je jeune homme s'avançait vers lui, et il en fut si profondément blessé, que ses manières et sa conversation en reçurent un malaise et une gêne que le père remarqua de suite et qui, malgré lui, lui déplurent. La conversation qui suivit fur languissante: on lui exprima des craintes sarcastiques sur ce qu'il pourrait peut-être trouver sa promenade à la campagne très-ennuyeuse, lui habitué à la joyeuse vie de la ville, sur le doute ou il était quant à l'utilité ou à la sagesse de faire étudier des professions aux jeunes gens qui n'étaient pas persévérants de caractère.
--Mais père, pourquoi dites-vous cela avec tant de solennité? demanda vivement Armand. Sur quoi s'appuie-t-on pour m'accuser de manquer de persévérance?
--Eh! bien, mon fils, cette idée-là m'est peut-être venue à propos des lettres que tu as envoyées depuis quelque temps à Paul et dont il nous faisait régulièrement la lecture, répondit-il sèchement.
--Mais, est-ce qu'elles contenaient quelque chose de défendu, quelque Chose de mal?
--Voici ce qui en est, mon fils. Tes lettres ne parlaient que joie, fêtes et réjouissances, pendant que tu oubliais ton vieux père qui te fournit l'argent pour te joindre à toutes ces parties de plaisir, ton vieux père étendu malade sur un lit, en proie aux douleurs les plus atroces et au découragement.
Armand se leva à demi mais madame Ratelle qui interprétait bien son air indigné, intervint pr un signe de tête en lui montrant le membre entortillé et la fiole de remèdes qui étaient près de lui.
--Paul, mon frère, il ne faut pas que tu sois trop sévère envers notre garçon. Il est bien difficile pour un jeune homme de vivre dans une ville comme un ermite.
--Mon père, Paul m'a écrit que vous étiez mieux; et il y a quelques semaines, lorsque chagrin et inquiet sur votre santé chancelante, j'ai exprimé le désir de venir vous voir, il m'évrivit sèchement que vous désiriez que je restasse où j'étais afin de ne point perdre mon temps.
--Je lui ai dit cela une fois, c'est par manque de bon coeur que Paul t'a écrit que j'étais mieux. Ah! quel estimable fils! il sera mon bâton de vieillesse! Que serais-je devenu, que seraient devenus la terre et tous nous autres si lui aussi, s'était mis à étudier le Droit ou la médecine! Mon fils est un franc travailleur; industrieux, il se lève de bonne heure et se couche tard; à l'ouvrage depuis le matin jusqu'au soir, il ne va jamais en parties de plaisir, ni en soupers d'huîtres, et il n'a jamais besoin de gants de kid blancs.
A mesure que son père parlait sur ce ton, Armand rougissait de plus en plus, et en dépit des regards suppliants de la tante Françoise, il était sur le point de répliquer lorsque Paul entra. Cependant, malgré cette diversion, les choses n'en allèrent pas mieux. Les doux efforts de la tante Françoise et l'excellent souper qu'elle prépara ne réussirent pas à amener dans le petit cercle plus de cordiale gaieté, ni à faire disparaître l'irritabilité dont les manières de Durand étaient empreintes.
Après que l'on se fût séparé pour la nuit et que les deux frères furent assis ensemble dans la chambre à coucher de Paul, Armand lui dit brusquement:
--Pourquoi as-tu montré mes lettres?
--Parce que je ne croyais pas qu'il y eût de mal à le faire, parce que je pensais qu'elles amuseraient notre père au lieu de le contrarier. Si je ne les lui avais pas montrées, il aurait supposé qu'elles contenaient quelque chose de terrible.
Il est si changé que je le reconnais à peine! dit Armand d'un air sombre. Qu'est ce que tout cela veut donc dire?
--L'âge et le rhumatisme, répondit laconiquement Paul. Il ne faut pas que tu penses que je n'ai pas ma part de reproches: je voudrais que tu l'entendrais lorsqu'il y a quelque chose qui ne va pas bien, quand même ce n'est que le carreau du chassis de l'étable qui est resté ouvert.
Trompé sur les sentiments de son frère, Armand sentit s'évanouir le faible rayon de soupçon qui avait traversé son esprit.
--Pauvre Paul! s'écria-t-il, ce doit être dur à supporter!
Minuit était sonné depuis longtemps et le frère aîné ne dormait pas encore, la respiration bruyante de Paul, habitué à se coucher et à se lever de bonne heure, contribuant doublement à l'empêcher de s'endormir. Armand se réveilla et se leva plus tard que de coutume; lorsqu'il descendit, il apprit qu'il y avait longtemps déjà qu'on avait déjeuné et que son frère était parti depuis une heure pour ses travaux.
--Pourquoi Paul ne m'a-t-il pas réveillé? demanda-t-il.
--Parce qu'il savait que tu n'étais pas habitué à cette misère, répondit son père d'un ton moqueur qui irrita autant qu'il chagrina le jeune homme.
La tante Ratelle lui servit bientôt un excellent déjeuner, mais iln'avait pas faim: cependant, il resta à table quelques minutes, pendant les quelles il répondit à quelques questions brèves que lui fit son père sur les progrès qu'il faisait dans ses études légales, sur ses espérances pour l'avenir; puis il se leva et s'approcha de la fenêtre. Quoique l'on fût au milieu de mars, une furieuse tempête de neige sévissait au dehors, et en la contemplant il sentit une singulière sympathie entre elle--qu'est-ce qu'il peut y avoir de plus triste qu'un paysage de campagne pendant une tempête de neige?--et la douloureuse tristesse qui remplissait en ce moment son coeur. A la suite d'une question froide de la part de son père, suivie d'une réplique un peu vive, laquelle à son tour lui attira une observation piquante, il prit une résolution. Oui il s'en retournerait de suite à la ville; oui, il endurerait plus aisément l'air glacial de l'hiver que l'atmosphère de duretés qui avait si subitement envahie le toit paternel, autrefois Si heureux. Lorsqu'il manifesta son intention de partir si vite et par pareil temps, la tante Ratelle s'y opposa avec chaleur; mais Durand, guidé peut-être par l'orgueil, y mit peu d'opposition. Cependant, lorsqu'il lui souhaita le bonjour, il s'opéra dans sa voix et ses manières un adoucissement subit qui tenta presque Armand à mettre le malaise de côté et à demander ce qui pouvait avoir refroidi l'amour profond qui existait entr'eux et qui avait rendu leurs relations heureuses; mais ile en fut empêché par la crainte d'une rebuffade et de s'entendre dire ce qu'il redoutait, que c'était la dépense qu'il occasionnait à son père qui était cause de la froideur et de l'irritabilité paternelles.
De retour à la ville, notre héros se livra à la routine journalière de sa vie avec autant de diligence qu'avant, mais avec une disposition d'esprit moins joyeuse. Les lettres de chez son père devinrent de plus en plus rares et aussi peu satisfaisantes que jamais; de son côté, il écrivit bien rarement, et lorsqu'il le faisait, il adressait ordinairement ses lettres à Paul.
Par une superbe après-dînée qu'il paraissait plus triste que d'ordinaire, madame Martel, à qui il faisait pitié, vu que depuis quelque temps il était souvent retenu à la maison et au bureau, insista auprès de lui pour qu'il allât se promener.
--Et puis, M. Durand, ajouta-t-elle, si vous aviez la bondé de m'obliger en emmenant ma pauvre Délima avec vous. Elle aussi a besoin de prendre l'air: elle est si industrieuse et travaillante, qu'elle ne pense jamais à se reposer.
Sans laisser voir d'intérêt ou de plaisir, Armand consentit, et la vieille madame Martel partit souriante et joyeuse pour aller dire à sa cousine de s'habiller. Délima voltige bientôt en bas des escaliers: elle était vraiment charmante dans sa simple mais gracieuse toilette, et Armand lui ouvrit la porte en lui adressant quelques paroles de politesse. Tout-à-coup, madame Martel accourut dans le passage, tout essoufflées d'être descendue avec précipitation, et pria Délima d'aller chez sa cousine Vézina pour emprunter le patron de sa coiffe neuve.
--C'est un peu loin, dit mademoiselle Laurin en hésitant.
--Où demeure-t-elle? demanda Armand.
--Près du Pied-du-Courant, à Hochelaga.
--Oh! c'est très-loin, répliqua-t-il; cette course va trop fatiguer mademoiselle Laurin.
--Pas du tout, interrompit à la hâte madame Martel. Délima est une bonne marcheuse: il n'y a pas de distance pour la fatiguer, et je voudrais bien avoir ma coiffe neuve pour dimanche. Soyez assez bon pour m'obliger, M. Durand.
--Bien, puisque vous insistez et que mademoiselle Délima pense être capable d'entreprendre la route, je le veux bien.
Et sans en dire davantage, les deux jeunes gens partirent.
Leur promenade fut assez agréable, et ils arrivèrent chez madame Vézina aussi dispos qu'à leur départ. On prêta de bon coeur la coiffe, puis on leur fit l'hospitalité: il fallut absolument prendre une tasse de thé. On résista avec fermeté à la crainte qu'avant Délima que cela les retardât trop ains qu'à le suggestion que fit Durand qu'un verre de lait serait aussi bien reçu et que cela leur permettrait de partir immédiatement pour leur résidence. Tout fut inutile. Les mérites de la tasse de thé furent renchéris par de bons biscuits chauds et autres friandises; mais il avait fallu un temps considérable pour les préparer, en sorte que lorsque la fête fut terminée et que Délima se leva pour mettre son chapeau, Armand, au lieu de donner une pensée d'approbation à l'excellent repas qui lui avait été servi, s'emport secrètement contre l'heure avancée et la stupidité de madame Martel en les envoyant à une telle distance le soir.
Ils se mirent immédiatement en route pour la maison, et le crépuscule fut bientôt, heureusement, remplacé par un superbe et beau clair de lune. Délima, rendue peut-être nerveuse par l'heure comparativement avancée qu'il était, trébucha une couple de fois: en sorte que son compagnon se senti obligé par simple politesse de lui offrir l'appui de son bras. Pendant qu'ils cheminaient seuls, leur ombrage se projetait sur la rue: de temps en temps elle le regardait de ce timide regard qui convient si bien à quelques femmes. Soudain on entendit le bruit d'une voiture qui venait lentement dans leur direction.
Ceux qui l'occupaient, deux dames et un monsieur, examinèrent avec attention nos amis; ce fut avec un sentiment d'une inexprimable mortification qu'Armand reconnut dans ces personnes madame de Beauvoir et sa fille, avec Victor de Montenay. Pour répondre à son salut profond, deux de ces personnes firent une petite inclinaison de tête; mais Gertrude avait le visage tourné de côté, et cependant la pleine lune éclairait assez pour s'apercevoir que ce visage paraissait froid et fier comme s'il eut été de marbre.
Armand s'emporta contre le malencontreux concours de circonstances qui l'avaient poussé dans cette position; il apostropha en lui-même madame Martel dans des termes moins que flatteurs et n'excepta pas la jolie Délima de cette condamnation. En vain le regardait elle d'une manière plus engageante que jamais; en vain la douce lumière ajoutait-elle un plus beau lustre à ses yeux splendides, une beauté d'ange à ses traits délicats: Armand ne voyait, n'avait de pensée que pour ce visage froid et implacable qui, pour la première fois, lui avait jeté un regard de mépris.
--Quelles sont donc ces dames qui étaient dans la voiture? demanda timidement Délima en rompant le long silence qui avait suivi.
--Madame et mademoiselle de Beauvoir, répondit-il brièvement, incapable de déguiser dans sa vois une certaine irritation cachée. Mais il faut que nous marchions plus vite, mademoiselle Laurin, il est très-tard.
Après cela peu de paroles s'échangèrent entre les deux jeunes gens. Armand n'était pas d'humeur à parler et Délima, richement dotée sous le rapport de la beauté, ne l'était pas beaucoup sous celui de l'esprit et des connaissances. En arrivant à la maison notre héros, sans s'arrêter à répondre au sourire de bienvenue de madame Martel, gagna sa chambre le plus vite qu'il put.
--A-t-il parlé? demanda-t-elle avec empressement et à voix basse à sa cousine, pendant qu'elles étaient encore dans le vestibule.
--Rien d'à-propos, répondit le jeune fille avec des larmes dans les yeux.
--Ciel! comme il doit avoir le coeur de pierre! observa la bonne femme en élevant ses mains et ses yeux en l'air. Mais conserves ton courage, ma Délima; j'ai courtisé six mois mon vieux et digne mari avant qu'il condescendît à me faire l'amour, et cependant, vois comme il pense toujours à moi, et quel heureux couple nous faisons! Mais as-tu faim, ma petite! J'ai dans l'armoire d'excellente tête en fromage et une tranche de galette au beurre.
--Oui, je vais prendre une bouchée, car chez ma tante Vézina je n'ai pu manger, vu que monsieur Durand avait toujours les yeux fixés sur moi.
--Bah! ces messieurs ne pensent pas que parce qu'une fille est jolie et charmante, elle doive vivre comme une abeille, de miel et de fleurs. Dieu merci! ma Délima peut manger de la nourriture plus substantielle. Viens d'abord à l'armoire, et puis au lit, car tu dois être fatiguée de cette longue promenade qui n'a rapporté aucun profit.
Quinze jours s'étaient écoulés, et Armand n'avait pas reçu de nouvelles de chez son père; mais la chose ne lui causa aucune inquiétude, car ils étaient tous de si négligents correspondants!
Depuis le malencontreux soir de sa promenade avec Délima, il avait une fois revu mademoiselle de Beauvoir qui en passant près de lui, ne lui avait fait qu'un très-petit signe de tête au lieu du salut souriant et amical dont elle avait coutume de le favoriser. Cette sévérité inaccoutumée avait troublé le pauvre Armand: c'était une injustice réelle. Hélas! il ne soupçonnait pas que de Montenay avait, quelque temps auparavant, insinué à madame de Beauvoir des observations déplacées au sujet de ses relations avec la jolie Délima dont Rodolphe Belfond, de son côté avait fait les plus grands éloges. Madame de Beauvoir qui n'était pas particulière avait répété ce petit cancan à sa fille, laquelle en fut choquée autant que chagrinée. Ce qui contribua puissamment à donner de la consistance à cette histoire, ce fut cette rencontre d'Armand et sa charmante compagne, au clair de la lune, à une heure aussi avancée, dans un chemin peu fréquenté, et ce fut avec une amertume dont elle ne put pas se rendre compte qu'elle prit la résolution de cesser toute espèce d'amitié, voire même de civilité avec lui.
Un soir, Armand était assis à son pupitre la tête penchée sur un volume ouvert devant lui. Il n'étudiait cependant aucun problème de loi, mais il se demandait si jamais mademoiselle de Beauvoir voudrait encore lui sourire et si cette froideur du moment m'était que le résultat d'un caprice ou celui d'une détermination arrêtée. Tout-à-coup il fut retiré de sa rêverie par un coup frappé à sa porte. C'était Belfond.
--Comment vas-tu! lui demanda-t-il en entrant.
--Dis donc, mon bon, continua-t-il après un moment de silence, qu'est-ce que tu as? Voilà deux fois que je viens te voir et chaque fois je t'ai trouvé avec le diable bleu. Es-tu en amour ou as-tu des dettes, lequel des deux?
--Ni l'un ni l'autre, répondit Armand avec un sourire forcé. Ma vie est trop tranquille pour que j'aie une chance à l'un ou à l'autre.
Je ne sais pas, reprit Belfond en secouant la tête d'un air de doute, mais la belle petite qui est là dans la chambre voisine m'a déjà à moitié tourné la tête et je ne l'ai vue que quelques fois: qu'est-ce que ça doit être pour toi qui demeure dans la même maison qu'elle?
Notre héros fut bien content que les soupçons de son ami ne se fussent pas dirigés sur Gertrude. Après un moment de silence, Belfond reprit sur un ton plus sérieux qu'il n'avait eu depuis son arrivée:
--La meilleure chose que tu puisses faire c'est de venir passer quelque temps avec moi à Saint-Étienne. Ma mère m'a écrit cette semaine, me suppliant d'aller la voir et insistant à ce que j'emmène des amis avec moi. Je suis venu ici pour t'inviter, et je t'avertis d'avance que je ne recevrai pas de refus!
--Tu es bien bon, Belfond, mais...
--Pas un mot de plus ou tu me confirmeras dans l'opinion que mademoiselle Délima a déjà tant d'empire sur tes affections, que tu ne peux seulement pas la quitter quelques jours. Je ne t'accorde que la journée de demain pour te préparer: il faut que nous soyons en route mercredi.
Armand qui se rappelait avec plaisir l'affabilité et les bonnes manières des demoiselles Belfond, finit par consentir à l'accompagner. Il éprouvait le besoin de quelque changement pour le distraire et l'aider à chasser un certain découragement, un abattement qui commençait à s'emparer de lui et dont il ne se sentait pas la volonté, encore moins la force, de se défendre. Sans doute ses parents pourraient être mécontents de le voir s'absenter de ses études, mais le sentiment d'injustice qui le rongeait le rendait en ce moment indifférent qu'on le blâmât ou l'approuvât.
Le même soir, au moment de se mettre à table pour souper, il annonça nonchalamment qu'il avait l'intention de s'absenter pendant quelque temps, et il fut en quelque sorte surpris, pour ne pas dire embarrassé, de voir Délima se lever de table tout agitée et sortir de l'appartement.
Madame Martel la suivit avec précipitation. Après qu'Armand et le maître de la maison eurent attendu quelques instants, passés à se regarder l'un et l'autre, celui-ci dit philosophiquement:
--Nous ferons aussi bien de commencer, ou tout va refroidir. Vous allez verser le thé, M. Durand, et je mettrai le lait et le sucre.
Lorsque madame Martel revint, elle avait une figure et une contenance très graves: elle les trouva qui se servaient librement de toasts chauds et de roast-beef froid.
--Ah ça ma femme, où est la petite? demanda M. Martel,--car c'est ainsi qu'il appelait ordinairement Délima.
--Elle est malade et attristée, soupira l'hôtesse en regardant solennellement le plafond et son mari avec indignation.
Celui-ci était à se servir un autre toast.
--Peut-être, dit-il que le pâté aux pommes que nous avons mangé au dîner lui est resté sur l'estomac. Je l'ai trouvé moi-même un peu lourd.
--Si tu avais eu moins d'occupations avec ce pâté, avec ton couteau et ta fourchette, André Martel, tu te serais aperçu qu'elle n'y a pas même touché, répliqua la bonne femme en lançant un regard menaçant à son époux qui, ignorant avoir encouru sa colère, continua son repas de bon appétit.
Peu de temps après, Armand se leva de table et exprima son chagrin sur l'indisposition de mademoiselle Délima.
--Oh! elle sera mieux ce soir, M. Durand, et je pense que si vous arriviez assez tôt pour avoir une heure de jasette, ça la remettrait tout-à-fait, dit son hôtesse.
--Je le ferais avec le plus grand plaisir si je n'avais à copier des papiers, et il faut que j'écrive chez nous pour leur dire où je vais.
Au moment où il sortait et que la porte se refermait sur lui, madame Martel murmura d'une voix basse mais courroucée:
--M. Armand Durand, vous avez le coeur aussi dur qu'une pierre.
--Vraiment, ma femme, je pense que c'est au contraire un jeune homme tranquille, doux et obligeant.
--Et moi, mon mari, je crois que tu es un gros benêt de lourdaud; et à présent que nous avons dit chacun notre pensée, passe-moi ce qui reste de toasts.
André, qui savait que les accès de mauvaise humeur de sa femme ne duraient pas longtemps, se rendit avec beaucoup de gentillesse à cette injonction, et la bonne entente fut bientôt rétablie.
Lorsque Délima se mit à table le lendemain, elle était pâle et abattue, mais notre héros avait trop de préoccupations pour lui accorder la sympathie que madame Martel trouvait sans doute qu'elle méritait. Il éprouvait une crainte vague d'avoir été en partie cause de l'indisposition, de la mélancolie de la jeune fille, et cette crainte le porta à éviter d'aborder ce sujet; en sorte qu'il fut bien reconnaissant à M. Martel de se tenir dans le passage à fumer sa pipe pendant qu'il était à la porte et souhaitait le bonjour à Délima à qui li donna la main, le matin de son départ. Ce pauvre M. Martel se doutait aussi peu de la reconnaissance d'Armand que de la colère concentrée de sa femme contre son manque de tact, laquelle fit explosion quelques moments après dans la cuisine où il était allé la rejoindre. Armand n'aimait pas à s'amuser de son monde. Il était trop honorable pour encourager chez une jeune fille un sentiment d'affection auquel il ne pourrait peut-être jamais répondre, sentiment qui, quoiqu'il eût quelques fois flatté son amour propre, n'avait cependant jamais touché son coeur.
A Saint-Étienne où demeurait la famille Belfond, on menait une vie très-gaie. On y employait le temps par une succession d'innocents plaisirs: les pic-nics, les excursions par terre et par eau, les visites entre les familles du voisinage se succédaient sans interruption. Armand y était toujours bien accueilli et comptait comme un des favoris, d'abord parce qu'il était aimé de Belfond, l'orgueil et l'espérance de la famille, et ensuite parce que madame Belfond, dont la pénétration d'esprit était très-subtile, avait deviné la valeur morale de l'ami de son garçon et voulait encourager leur intimité par tous les moyens en son pouvoir. Deux ou trois demoiselles étaient aussi parmi les invités, mais mademoiselle de Beauvoir brillait par son absence. Madame Belfond lui avait écrit elle-même; mais Gertrude, prétextant un engagement conclu avec son oncle, M. de Courval, pour passer quelque temps à Alonville, s'était excusée de ne pouvoir accepter pour le présent l'invitation dont cependant elle se prévaudrait plus tard.
Une après-dînée, Armand arrêta au bureau de poste pour s'informer s'il y avait quelque lettre à son adresse, et on lui remit un petit billet. On voyait que l'écriture, quoique irrégulière et évidemment déguisée, était celle d'une femme. Il l'ouvrit avec l'espérance intime que ce ne fût pas une nouvelle phase de l'abattement de Délima, et il lut:
«Armand Durand, comment pouvez-vous vous abandonner si entièrement à une impie gaieté, pendant que votre bon père qui vous affectionne tant est sur son lit de mort? Hâtez-vous de venir, ou vous arriverez trop tard!»
Il n'y avait pas de signature, pas même une initiale.
Cependant le jeune homme devint pâle comme un mort au pressentiment subit qu'il eut que l'auteur du billet disait la vérité, et il prit la résolution de partir à l'instant même pour Alonville. Si c'était un tour qu'on lui jouait, une visite chez son père ne lui donnerait pas de fatigue, et si on lui disait la vérité!... mais cette supposition était si terrible, qu'il n'osait s'y arrêter.
En arrivant à sa pension il informa brièvement la famille qu'il avait reçu des nouvelles de chez son père qui l'obligeaient à partir immédiatement, et quelques heures après il était en route.
Après deux d'un rapide voyage, il débarqua à la maison paternelle, malade d'inquiétude et de crainte. La porte d'entrée était entrebâillée: il s'empressa d'entrer. I; n'y avait personne dans le vestibule et dans la salle, mais son coeur fut encore plus saisi en apercevant partout des signes de désordre qu'on n'avait pas l'habitude de voir dans cette demeure si bien tenue. Une bougie qui avait été oubliée, dégoûtait son suif dans un effort courant d'air venant d'une fenêtre ouverte; un tabouret de pied était renversé près d'une chaise sur laquelle il y avait une tasse; des manteaux et des châles étaient étendus de travers sur la rampe de l'escalier. Sa secrète terreur augmentant toujours, il monta avec hâte l'escalier, et d'un bond il se trouva, haletant, à la porte de la chambre à coucher de son père.
Ses plus grandes craintes se trouvaient réalisées.
Dans cette chambre à demi éclairée, entouré d'amis et de voisins éplorés, Paul Durand, pâle et les yeux fermés, était à l'agonie, les sueurs de la mort sur le front et des taches bleues à l'entour de la bouche.
Fou de douleur et de désespoir, Armand, ne pouvant se contenir s'élança vers le lit, et se jetant à genoux, il s'écria:
--Oh! mon Dieu! Ça ne se peut pas! mon père, mon père, vous ne mourrez pas!
Durand ouvrit lentement ses yeux appesantis et regarda son fils dont les traits étaient aussi horriblement pâles que ceux du mourant et portaient l'empreinte d'une angoisse douloureuse.
Tout-à-coup, dans un nouvel accès de désespoir, le jeune homme demanda à haute vois:
--Pourquoi ne m'a-t-on pas fait venir près de vous? pourquoi ne m'a-t-n pas averti plus tôt que vous étiez en danger?
En entendant ces paroles il passa sur la pâle figure du mourant un sourire aussi beau qu'un rayon de soleil.
--Enfant de ma Geneviève! murmura-t-il d'une voix faible.
A cet appel, Armand pencha sa tête sur la poitrine de son père, et celui-ci s'efforça de caresser sa belle chevelure.
--Mon Dieu, je vous remercie pour cette dernière faveur! balbutièrent ses lèvres blêmies.
Armand ne pouvait s'en rapporter à sa voix pour parler, et il s'en suivit un court silence.
Tout-à-coup, la contenance tout-à-l'heure si calme du mourant montra des symptômes d'une inexprimable détresse; d'une voix cassée, presqu'inintelligible, il soupira:
--Le testament, le testament! Armand, mon fils, vois-y!
Le fils aîné jeta un regard pénétrant sur Paul qui, ne pouvant en soutenir l'éclat baissa les yeux comme un coupable.
Ne soyez pas inquiet, cher père, dit Armand d'une voix caressante: nous arrangerons le tout pour le mieux.
Une expression de soulagement, puis de bonheur se répandit sur le visage de Durand, mais sa voix baissait sensiblement.
--Priez, priez! disait-il presqu'inintelligiblement.
Un des voisins prit un livre de dévotion et lut d'une voix entrecoupée de sanglots la prière des agonisants.
Un instant après le mourant agita les lèvres. Son fils aîné se pencha tout près de lui et put distinguer ce seul mot: «Geneviève!»
Ce fut le dernier que Paul Durand prononça en ce monde: peu après son âme s'envolait.
Lorsqu'on eut avec respect et émotion fermé les yeux de son père et lu d'autres prières, Armand se leva et sortit de la chambre, suivi de près par madame Ratelle.
--Embrasse-moi, mon pauvre et malheureux garçon, lui dit-elle comme ils entraient dans la jolie petite chambre à coucher qu'il avait toujours partagée avec Paul depuis leur enfance.
En l'attirant près d'un siège:
--Assieds-toi là, continua-t-elle, et dis-moi pourquoi tu n'es pas venu plus vite?
--Dites-moi plutôt, interrompit-il avec un emportement qui n'était pas dans son caractère, dites-moi plutôt pourquoi on ne m'a pas demandé de venir? pourquoi ce traître de vil Paul ne m'a pas écrit?
--Mais il t'a écrit deux fois et moi une fois, mais nous n'avons reçu aucune réponse, est-ce que tu t'es absenté de la ville dernièrement?
--Oui, je suis allé passer quelques jours chez madame Belfond à Saint-Etienne, mais je vous ai écrit un mot pour vous en prévenir et j'ai laissé à ma pension des ordres précis de m'envoyer les lettres qui me seraient adressées à Montréal.
--Alors il faut qu'il y ait eu quelque chose de travers, parce que nous n'avons reçu depuis très-longtemps une seule lettre de toi.
--C'est une énigme qui doit être déchiffrée, reprit Armand d'une voix sévère. Je crains fort que quelque trahison ait été mis en jeu.
--Chut! ne dis pas cela! réplique madame Ratelle d'un ton suppliant; Paul pourrait nous entendre; mais avant qu'il ne vienne j'ai quelque chose à te communiquer, et c'est mieux que tu l'apprennes plutôt de moi que d'un autre.
--Dites, ma bonne tante Ratelle, je vous écoute.
Mais la tante Ratelle qui sans doute, ne trouvait pas la tâche facile, sembla hésiter, puis faisant un effort sur elle-même:
--Tu dois penser, dit-elle, que ton pauvre père, après les deux lettres que nous t'avions écrite pour t'informer qu'il était dangereusement malade et chaque fois que nous avons craint que son rhumatisme lui gagnât le coeur, était bien peiné et mécontent de ton absence prolongée aussi bien que de ton silence. La nouvelle nous parvint d'une manière indirecte que tu étais à Saint-Etienne à fêter et à te divertir, et hier matin, mon pauvre frère, irrité de l'ingratitude et de l'indifférence qu'il te supposait, envoya chercher le notaire, et... et... oh! mon pauvre enfant...--ici elle pencha sa tête et fondit en larmes,--tu es déshérité, sans le sou!
--Ainsi donc, mon frère Paul est seul héritier? dit Armand avec le plus grand calme.
--Oui, à part mille louis qu'il m'a laissés et que je n'ai acceptés qu'avec l'intention de te les transporter, chose que je vais faire sans délai.
--Non, non, bonne tante: je n'en veux pas, parce qu'ils ne m'étaient pas destinés. Mon arrivée ici a été bien douloureuse, mais une chose me console: mon père est mort dans mes bras, en me bénissant et en pensant à ma mère. Dieu merci! Elle n'a pas donné naissante au traître qui m'a fait perdre l'amour de mon père. Descendez maintenant ma tante Françoise, on peut avoir besoin de vous en bas, et je voudrais être seul pendant une demi-heure.
Certaine que sa présence serait requise pour surveiller les derniers et tristes préparatifs, elle serra en silence la main de son neveu et descendit avec la résolution d'occuper Paul en bas, afin d'empêcher les frères de se rencontrer avant que les sentiments surexcités d'Armand ne fussent un peu calmés.
Lorsque celui-ci se vit seul, il se leva vivement et commença à marcher de long en large dans la chambre. Dans un de ses brusques mouvements il fit tomber un vieux portefeuille en cuir qui se trouvait sur la table; en se baissant pour le ramasser et son contenu qui, en tombant, s'était répandu sur le plancher, il remarqua une lettre cachetée à son adresse et de l'écriture bien connue de sa tante. Il l'ouvrit. Elle lui faisait un pressant appel de venir de suite sans perdre une minute près du lit de mort de son père, et elle ajoutait que celui-ci le demandait constamment.
--Ah! Paul, mon bon frère! marmotta-t-il entre ses dents serrées: l'énigme a été bien vite déchiffrée. Voilà pourquoi les lettres ne me sont point parvenues? Quel compte nous avons à régler ensemble?
Il reprit sa promenade, tenant la lettre dans sa main, ses regards tournés vers la porte, désirant ardemment voir entrer son frère pour donner cours à la colère qui le remplissait. Armand était en ce moment dans une disposition d'esprit très-dangereuse.--Dans de pareilles circonstances, des hommes bien moins exaspérés que lui ont commis des meurtres.--Il prévoyait vaguement que la colère aurait l'avantage sur lui, que Paul était prompt et violent et que rien ne pouvait faire penser quel serait le résultat d'une altercation avec lui. Cependant il était déterminé, si Paul entrait, d'avoir une explication avec lui ce soir-là, à cette heure même. Enfin, on tourna la poignée de la porte: le coeur d'Armand tressaillit.
--Ah! le voilà enfin, le traître de la maison, se dit-il.
Non, ce n'était point Paul, mais bien madame Ratelle.
Elle regarda ardemment son neveu dans l'espérance de trouver sur sa figure des signes d'une plus grande tranquillité d'esprit; mais, au contraire, l'excitation du jeune homme avait augmenté et ses yeux étaient encore plus éclatants de colère.
--Est-ce que ceci est bien de nature à me rendre plus calme? répondit-il en lui présentant la lettre qui était tombée du portefeuille. Voici l'ordre que vous m'avez envoyé de venir en toute hâte dire un dernier adieu è mon pauvre père! Paul mon frère n'a pas cru que ce fût nécessaire de me l'envoyer comme il a fait des autres. Mais il me rendra compte de tout cela, et bientôt encore, car je l'attends d'une minute à l'autre, et je préférerais, ma tante Françoise, qu'il n'y eut pas de témoins à notre entrevue. En tout autre temps vous serez la bienvenue dans cette chambre.
--Ce sera comme tu le désires, mon cher Armand, mais avant il faut que tu viennes avec moi voir ton cher père qui est enseveli. Je suis venue te chercher dans cette intention.
Ne crains pas d'y rencontrer Paul, car je l'ai envoyé en commission.
Sans dire un mot Armand suivit sa tante à travers le passage, dans la chambre toute tendue de draps blancs et éclairée de cierges où reposaient les restes de Paul Durand. Il y régnait une grande solennité, mais rien du repoussant qu'offre ordinairement la mort, car le cultivateur avait l'air de reposer d'un sommeil tranquille. Les traces de souffrances avaient disparu de sa figure et ses traits réguliers étaient devenus calmes, doux et paisibles. La tante et le neveu s'agenouillèrent pieusement de chaque côté du lit, et au moment où Armand relevait sa figure qui n'exprimait en ce moment qu'un profond chagrin et les yeux remplis de larmes, madame Ratelle avança le bras par-dessus le corps du défunt, lui saisit la main et la plaçant sur la poitrine inerte du mort:
--Armand, mon enfant, dit-elle moi qui ai remplacé du mieux que j'ai pu la mère que tu as perdue si jeune, je te demande au nom de son saint souvenir et au nom de l'amour que t'a porté toute sa vie le généreux coeur sur lequel reposent actuellement ta main et la mienne, je te demande de pardonner tous les torts que ton frère a envers toi?
--Vous me demandez trop, ma tante Ratelle.
Et Armand essayait enfin de retirer sa main des doigts serrés qui la retenaient sur la dépouille sacrée.
--Non, je ne demande pas trop: qu'est-ce que te riraient ces pauvres lèvres glacées si elles pouvaient parler? Armand, tu aimais ton père très-tendrement, et malgré le petit refroidissement qui a existé entre vous dans ces derniers temps, tu étais son fils favori.
--C'est parce que j'aimais mon père que je veux me venger de celui, qui par une série de complots infâmes et une trahison inique, m'a fait perdre son affection.
--Mais, à qui ton père s'est-il attaché à ses derniers moments? Armand, Armand, n'endurcis pas ton coeur contre mes prières et contre les supplications muettes de ces lèvres refroidies, de ce coeur qui ne bat plus et qui ne peuvent te faire appel que par leur immobilité. De même que je t'adresse ma prière, Armand, de même il t'aurait conjuré, il t'aurait imploré d'abandonner une vengeance que fera peut-être de toi un Caïn.
--Eh! bien, je le promets!
--Le ciel te bénira pour ce mot, mon Armand! Je sais que tu regarderas comme aussi sacrée qu'un serment une promesse faite dans une présence aussi solennelle... Ah! voici Paul qui monte... Dieu merci! je n'ai plus besoin de craindre son arrivée comme il y a une demi-heure. Mon Armand, soit fidèle à ta parole.
--La porte s'ouvrit et donna passage à Paul. Celui-ci recula involontairement en apercevant son frère; puis il avança d'un pas ou deux, et lui dit d'un air embarrassé:
--Armand, nous nous rencontrons dans un bien triste moment! Si tu étais arrivé une heure après, il aurait été trop tard!
--Oui, j'aurais été volé de la bénédiction de mon père comme de mon héritage. Paul, tu me dois un compte terrible,--et il lui montrait la lettre interceptée--mais à côté du lit de mort de mon père j'ai promis d'y renoncer.
Les joues basanées de Paul devinrent d'un gris cendre, et il marmotta d'une voix inintelligible quelque chose sur ce qu'il avait accidentellement oublié la lettre en question.
--Oui, de même que les autres ont été oubliées! répondit Armand avec amertume. Quoiqu'il en soit, j'ai promis de n'en rien faire: ainsi trève de discussion. Le monde est vaste: dorénavant tu iras ton chemin et moi le mien; ce qu'il y a de nécessaire, d'essentiel, c'est que ces chemins soient pour toujours éloignés l'un de l'autre.
Le coeur égoïste de Paul commença à sentir des remords; ses joues brunies rougirent.
--Armand, bégaya-t-il, il n'est pas nécessaire qu'il en soit ainsi. Mon père a laissé de grands moyens: je partagerai volontiers avec toi. Tu ne me trouveras pas aussi intéressé et rapace que tu penses!
--Tu me connais peu, si tu t'imagines que je pourrais accepter l'aide ou une faveur de toi; non, après ce qui est arrivé il y aura toujours un gouffre entre nous deux.
Sur ces entrefaites, madame Ratelle qui redoutait la tournure que prenait la conversation intervint.
--Paul, dit-elle, il faut absolument que tu ailles te coucher à présent. Tu as veillé près de ton pauvre père pendant les trois dernières nuits: nous allons, Armand et moi, te remplacer ce soir. Hélas! notre veille est maintenant sans espérance.
Paul, qui était très-mal à son aise en la présence de son frère, accepta l'offre avec empressement, et la tante et le neveu se trouvèrent encore seuls.
Après quelques prières et quelques moments employés à une méditation respectueuse, madame Ratelle fit signe à son neveu de venir s'asseoir près d'elle, dans un coin retiré de la chambre, et là, à voix basse, elle lui raconta le court épisode du ménage de sa jeune mère. Elle n'omit rien, pas même son énergique désapprobation de son manque de savoir-faire; puis elle lui parla de la mère de Paul, de sa valeur morale, des consciencieux et tendres soins dont elle avait entouré le jeune fils de son mari. Armand écouta attentivement ces réminiscences du passé; en jetant de temps en temps un regard sur ce lit mortuaire sur lequel était son père; il se sentit de plus en plus convaincu que l'intervention de madame Ratelle était un effet de la Providence, et il remercia Dieu d'avoir plutôt écouté ses prières que les conseils de la vengeance.
Aussitôt que les tristes jours qui précédèrent les funérailles et celui encore plus triste de la dernière cérémonie elle-même furent passés, Armand fit ses préparatifs pour retourner de suite à Montréal. Son frère et lui s'étaient rarement rencontrés dans l'intervalle, et ils avaient alors simplement échangé de petits saluts. Chacun sentait que sa présence était une contrainte douloureuse pour l'autre.
Ce soir-là, comme Armand venait de visiter la tombe de son père, il vit venir vers lui une élégante et délicate figure dont l'apparition fit battre violemment son coeur: c'était Gertrude de Beauvoir, et, aussi vite que la pensée, il eut la conviction qu'elle était l'auteur des quelques lignes anonymes qui l'avaient si mystérieusement appelé auprès du lit de mort de son père. Elle croyait probablement qu'il était un fils sans coeur et dénaturé, se détournant des plus saints appels de l'affection pour n'écouter que la voix du plaisir et de la dissipation. Il ne pouvait se faire à l'idée de demeurer sous le poids de sa censure, de ses reproches, de son mépris, lorsqu'il n'en méritait aucun; malgré les palpitations tumultueuses de son coeur, il allait donc l'aborder et se disculper. Elle paraissait si élégante, si noble, que son courage lui manqua presque lorsqu'il l'approcha. Il fit un effort sur lui-même et la salua profondément. Elle répondit à sa politesse par un petit salut de connaissance, si froid, qu'il recula malgré lui. Cependant au désespoir et désirant ardemment se réhabiliter dans son estime, il avança de quelques pas.
--Bonsoir, mademoiselle de Beauvoir, lui dit-il.
Jamais de sa vie Armand n'avait éprouvé un sentiment de mortification aussi aigu et aussi amer que dans ce moment. Comme il se reprochait sa folie! Qu'avait il de commun avec cette élégante et capricieuse beauté pour qu'il se fût si stupidement exposé à son affront? Que lui importait à elle qu'il fût digne de louange ou de blâme, lui pauvre étudiant inconnu qu'on souffrait dans le salon de son oncle? Lors même qu'elle lui aurait écrit le billet anonyme qu'il avait reçu à Saint-Etienne, ce n'était probablement que l'effet d'une fantaisie, d'un caprice de femme.
Pour comble d'humiliation, il aperçut tout-à-coup de Montenay qui s'était avancé à travers les champs et qui sautait légèrement la clôture près de Gertrude. Dans le petit salut qu'il lui fit Armand vit sur sa figure une expression d'ironie et de malice, provoquée sans doute par le fait qu'il avait été témoin de la rebuffade que lui, Armand, avait reçue; mais calmant ses sentiments froissés et blessés, il répondit à l'insolent salut de Victor en n'en faisant nulle attention; puis il se retourna, mais non sans qu'il eût le temps de voir de Montenay ramasser une fleur qui venait de tomber du bouquet que mademoiselle de Beauvoir tenait à la main, l'appliquer galamment à ses lèvres et la mettre à sa boutonnière.
--Ah! comme de raison elle l'aime, par conséquent elle me hait, se dit notre héros. Que suis-je moi, fils de cultivateur Durand en comparaison de l'héritier des Montenay! Insensé que je suis! de quelle folie ais-je donc été possédé depuis quelque temps! j'en suis maintenant guéri et pour toujours!
Il revint à la maison abattu à l'extrême; il se retira dans la chambre qu'il avait occupée depuis sa dernière arrivée, et là il se laissa tomber sur une chaise, dans un accablement à faire croire qu'il n'y avait plus pour lui aucun attachement à la vie.
La tante Françoise entra et le supplia de descendre pour souper; mais il refusa, en alléguant un violent mal de tête. Puis elle parla des ses projets, et il s'en suivit une assez longue discussion. Son indignation ne connut point de bornes, lorsqu'elle apprit de lui qu'il se proposait d'abandonner l'étude du Droit et d'essayer de se procurer un place de commis. Il fut abasourdi des reproches qu'elle lui adressa, en le qualifiant d'être un ingrat à la mémoire de son père et de sa mère, et d'indifférence à l'honneur de la famille. Armand lui fit remarquer que maintenant, grâce à la trahison de son frère, il n'avait pas d'autres moyens que ceux qu'il pourrait se gagner par son travail; alors elle le pressa avec chaleur d'accepter le legs qui lui avait été laissé à elle-même.
--Est-ce que je l'aurais accepté, dit-elle, si je n'avais eu l'intention de te le transporter? Non! je l'aurais rejeté, irritée comme je l'étais de l'injustice du testament de mon frère.
Après une longue et chaude discussion, il fut décidé qu'Armand continuerait l'étude de sa profession, et que l'intérêt de ce legs, bien employé servirait à son entretien.
Madame Ratelle se rendit à la pressante sollicitation de Paul de continuer de rester et de conduire la maison paternelle jusqu'à ce qu'il y amenât, disait-elle une femme; que cet événement arrivât dans une semaine, cela ne l'occupait pas fort.
Ce fut avec un coeur brisé de douleur qu'Armand laissa le lieu de son enfance, dont Paul était actuellement seul maître, certain qu'en toute probabilité il n'en franchirait plus jamais le seuil. Le tourment qu'il éprouvait à la pensée de la cruelle injustice et de la révoltante trahison dont il avait été l'objet, était encore augmenté par le souvenir du dédain avec lequel mademoiselle de Beauvoir l'avait fui et l'avait privé par là de l'occasion de lui donner les explications qu'il avait désiré lui communiquer. Oui, c'était toutes les tristesses ensemble, et il avait hâte de reprendre ses arides études de la loi, espérant qu'il pourrait y ensevelir toutes ses pensées et ses souvenirs.
La vieille madame Martel le reçut avec la plus grande cordialité; mais même dans le premier épanchement de sympathie sur son malheur et de félicitation de son retour, il y avait une mystérieuse allusion à une cause toute spéciale qui la faisait se réjouir doublement de son arrivée. En effet, après lui avoir petit à petit arraché la promesse d'en garder le secret, elle lui fit la confidence que sa pauvre petite cousine se mourait d'amour pour M. Armand; qu'elle se souciait fort peu des autres messieurs,--ses amis à lui,--qui lui avaient si souvent adressé des compliments, non plus que des deux jeunes et riches cultivateurs de Saint-Laurent qui avaient vainement essayé de gagner ses affections. Non tout son amour était pour M. Armand seul.
Sans avoir trop de vanité, notre héros ne vit rien d'invraisemblable dans la révélation de madame Martel d'autant plus qu'il se souvenait encore des remarques qu lui avait faites Rodolphe Belfond peu de temps après l'arrivée de Délima, touchant la préférence visible qu'elle montrait pour lui. Cet aveu était bien flatteur pour son amour propre, que la hauteur de mademoiselle de Beauvoir avait si impitoyablement blessé, et très consolant pour ses affections si rudement outragées par les conséquences de la fausseté de Paul. Il y avait donc un coeur qui battait pour lui! Un puissant sentiment de cette gratitude qui est inhérent à l'amour, s'empara de lui à la pensée que la jeune, fraîche et belle Délima se chagrinait, priait et ne vivait que pour lui. Ah! sa douceur féminine ne la porterait jamais à outrager les sentiments même d'un ennemi comme l'avait fait cette beauté de haute naissance. Mais de crainte que son silence fût mal interprété par celle à qui il parlait, il prit la parole:
--Je ne puis vous dire, ma chère madame Martel, combien la révélation que vous venez de me faire me rend malheureux, d'autant plus que le testament de mon père m'a laissé dans le sou: je ne puis donc penser à me marier avant bien des années. Dites cela à mademoiselle Laurin et elle comprendra de suite l'inutilité d'arrêter ses pensées sur moi qui en suis si peu digne.
--M. Durand, répliqua avec dignité la bonne femme, Délima vous aime pour vous et non pour votre fortune, et je suis certaine qu'elle sera plutôt portée à se réjouir d'une circonstance qui lui fournit l'occasion de montrer son désintéressément. Ah! qu'elle a un riche caractère!
--Je crois tut cela, mais espérons que vous vous êtes méprise sur ses sentiments...
--Hélas! non, je ne me suis pas méprise, interrompit solennellement madame Martel: j'ai trop de raisons de connaître l'exactitude de ce que je dis. Mais, Dieu merci! vous êtes de retour: cette nouvelle va faire du bien à la pauvre petite.
Quelques heures après, le même jour, Armand entra au salon, et il y vit Délima, devenue plus intéressante encore par une certaine pâleur répandue sur son joli visage. Elle était assise sur le petit sofa, un simulacre d'ouvrage à l'aiguille entre ses doigts mignons. Lorsqu'elle Le vit entrer, elle devint rouge, et, à son grand déplaisir, il se sentit rougir lui-même.
L'entrevue fut très-embarrassante pur les deux; ils faisaient de grands efforts pour calmer leur gêne commune. Mais Armand se remit bientôt. Comme la petite enchanteresse écoutait tout ce qu'il lui disait! Comme il y avait de tendre sympathie dans ses yeux langoureux et de pièges dans la timide admiration de ses regards modestement baissés! Délima faisait une charmante convalescente, et sa subtile influence aurait pu subjuguer une tête plus âgée que celle d'Armand. Toujours est-il qu'il lutta vaillamment contre cette influence et contre les fines batteries de madame Martel qui, à sa façon, était un ennemi aussi redoutable que Délima elle-même. Sans l'intervention de la vieille dame qui était résolue à faire avancer rondement les affaires entre nos deux jeunes gens, les choses n'auraient jamais été plus loin qu'à l'amitié.
Un jour que cette bonne dame était entrée, sous un prétexte futile, dans la chambre du jeune homme, et qu'elle lui faisait un énergique appel en insistant sur le fait qu'il devrait avoir pitié de sa cousine il répliqua assez brusquement:
--Mais ne vous ai-je pas dit, madame Martel, que je suis très-pauvre?
--Ne dites pas cela, M. Durand; vous êtes, au contraire, très riche en possédant un coeur comme celui de Délima. Écoutez-moi: vous allez vous marier avec la petite, et vous resterez avec nous. Nous n'avons pas d'enfants, et nous aurons assez pout nous tous.
Impatienté, Armand se leva en sursaut, mais il se calma presqu'aussitôt en se rappelant les tendres yeux en leurs qui l'avaient regardé si tristement le même matin, lorsque Délima lui avait appris qu'elle avait l'intention de s'en retourner à Saint-Laurent, vu que sa santé, au lieu de s'améliorer, ne faisait qu'empirer. Madame Martel continua par intervalles sur le même ton, et pendant ce temps-là Armand poursuivait sa promenade de long en large dans la petite chambre; puis il entra brusquement dans le salon où Délima était assise à regarder tristement par la fenêtre. Comme de raison l'hôtesse ne le suivit pas là; au bot d'une heure il était encore à côté de Délima. Lorsqu'ils séparèrent ils étaient fiancés.
Il est vrai de dire qu'il lui avait avoué avec hésitation qu'il craignait de ne pas l'aimer comme elle méritait d'être aimée et comme il était capable d'aimer, mais elle lui répondit avec une touchante douceur que ce serait son aspiration et que tous ses efforts tendraient à se faire aimer de lui. Oui, elle était réellement ce que le coeur d'un homme pouvait désirer; cependant en prenant sur sa joue le baiser des fiançailles, au lieu du ravissement qui aurait du remplir cette heure, il se sentit atteint d'une sourde douleur en pensant tout-è-coup à Gertrude avec ses nobles grâces, ses manières engageantes, malgré sa froide et hautaine réserve.
Madame Martel précipita les affaires avec une énergie qui effraya franchement le pauvre Armand, lequel protesta inutilement contre cet empressement.
Quelque temps après, par un sombre et triste matin, à six heures, Armand Durand et Délima Laurin furent mariés. Il n'y eut pas de déjeuner de cérémonie, ni de beaux cadeaux de noces, ni de réunions d'amis et de connaissances pour leur souhaiter bonheur et prospérité. Madame Martel, qui craignait l'intervention de sa famille, avait extorqué d'Armand la promesse de n'écrire chez lui que lorsque l'événement serait accompli; il y avait consenti, d'autant plus volontiers qu'il savait bien quel mécontentement occasionnerait la nouvelle de son mariage.
Lorsqu'ils revinrent de l'église ils furent accueillis par un succulent déjeuner: madame Martel était, comme de raison, toute souriante et remplie de félicitations, et l'aimable mariée elle-même paraissait tout à fait heureuse. Cependant, de temps en temps il passait sur la figure du marié une ombre légère qu'il s'efforçait en vain de cacher, mais c'était peut-être l'effet de l'obscure lueur d'un jour sombre. La question de savoir si la jeune femme qui était à ses côtés lui aiderait à dissiper cette ombre ou à l'augmenter, était du domaine des impénétrables et mystérieux secrets de l'avenir.
On avait allumé les bougies et tiré les rideaux de bonne heure, ce soir-là, dans l'élégant salon de Manoir d'Alonville, car la soirée était humide et le vent soufflait avec une certaine violence. Gertrude de Beauvoir était assise, rêveuse et pensive, dans le plus grand et le plus moelleux des fauteuils de l'appartement. Elle avait un ouvrage de broderie sur ses genoux; sur la table, à côté d'elle, se trouvaient des laines et du canevas; à ses pieds des livres et des journaux: ce désordre démontrait clairement qu'elle avait souvent changé d'occupations ne trouvant d'intérêt ou d'amusement à aucun. Elle fut tirée de sa rêverie par l'entrée de de Montenay qui, sans s'occuper de la froideur avec laquelle elle le recevait,--car il avait fini par s'habituer à ses manières capricieuses,--avait traîné un autre fauteuil près du sien et s'y était assis.
--Avez-vous entendu parler du dernier mariage? lui demanda-t-il après avoir échangé quelques phrases banales.
--Non.
--Hé! ce charmant, adroit et bon à rien d'Armand Durand s'est enfin marié avec la jolie petite couturière qu'il amusait depuis si longtemps.
Victor jeta un regard inquisiteur et pénétrant sur sa compagne, mais même pendant qu'il parlait elle s'était penchée pour relever un patron de modes tombé à ses pieds, et lorsqu'il la regarda de nouveau sa figure était aussi impassible que celle d'une statue.
--La nouvelle ne parait pas vous intéresser beaucoup, Gertrude?
--Pourquoi m'intéresserait-elle? Je le connais bien peu, et elle je ne la connais pas du tout.
--Alors prenons un sujet qui nous intéresse plus. Chère amie, quand notre mariage aura-t-il lieu?
--Je suis sûre que je n'en ai pas d'idée, si ce n'est que ça ne sera pas de sitôt!
Et elle ferma à demi les yeux, comme si cet entretien l'ennuyait.
--Mais ce n'est pas donner à ma demande une réponse juste ni généreuse.
--C'est réellement la meilleure que j'aie à donner.
Il recula sa chaise avec impatience.
--Gertrude, reprit-il, le temps est venu d'en finir avec cet enfantillage, le temps est venu de ratifier à l'autel l'engagement que nous avons contracté. Songez à la longueur du temps que je vous ai fidèlement attendu; j'ai souffert tout ce temps-là votre indifférence et vos caprices. Soyez juste enfin et répondez-moi.
--Je crains, Victor, que cette réponse ne soit pas très-agréable: n'insistez donc pas à ce que je vous la donne.
--Mais il me la faut: je ne puis, je ne me laisserai pas remettre plus longtemps de mois en mois, d'année en année. Je suis entré ce soir dans cette chambre avec la détermination de n'en point sortir sans avoir une réponse explicite et définitive.
--Eh! bien, puisque vous le voulez absolument, je vais parler. Je crains franchement que la différence qu'il y a dans nos goûts et nos caractères soit si grande qu'elle ne nous permette jamais d'être heureux ensemble.
--Vous n'êtes pas sérieuse, Gertrude! Vous dites cela seulement pour éprouver ma patience comme vous le faites si souvent.
--Une fois pour toutes je dis non, ce n'est pas pour cela. J'étais justement è réfléchir sérieusement sur le sujet lorsque vous êtes entré, et je cherchais le meilleur moyen de vous faire connaître ma résolution.
De Montenay se leva en sursaut.
--Quelles promesses? Vous savez fort bien que dans la dernière grande explication que nous avons eue ensemble, il a été formellement décidé que nous resterions libres, entièrement dégagés de nos engagements antérieurs.
--Il en a été peut-être ainsi en paroles, mais non en réalité. Pensez-vous que je veuille être partout raillé et tourné en ridicule, parce que j'aurai été rejeté par vous?
--Si vous le préférez, vous pouvez dire que vous m'avez dupée, et je ne vous contredirai pas: ce n'est pas ma faute, à moi, si vous avez suivi mes pas avec tant de persistance, sans avoir reçu de moi depuis bien des mois aucune espèce d'encouragement Ah! je préférerais de beaucoup faire rire de ma à présent que d'être prise plus tard en pitié comme une femme malheureuse.
--Vous devenez sentimentale, dit Montenay en plissant les lèvres; ce n'est pas dans votre genre, mademoiselle de Beauvoir, et ça ne vous va pas du tout.
--Certainement non, répliqua-t-elle avec un éclair de colère dans ses yeux noirs, et ce n'est pas non plus dans mon genre de rester paisiblement assise à écouter quelqu'un me parler comme vous osez le faire dans ce moment. Ah! quel heureux couple nous ferions, ajout-t-elle avec sarcasme: notre vie serait une guerre sans fin.
--Du moins, interrompit-il nous avons l'avantage de connaître mutuellement nos défauts à présent, plutôt que de les découvrir après notre mariage: nous ne pourrons pas nous accuser de nous être réciproquement trompés.
--C'est parce que, répliqua-t-elle, nous n'avons pas plus l'un que l'autre le pouvoir de cacher nos fautes: nos caractères sont trop peu disciplinés pour cela.
--Ceci est un enfantillage, Gertrude. Je vous en prie, parlons comme des personnes raisonnables, et non comme des enfants querelleurs.
--Je vous ai donné ma dernière réponse. J'en suis fâchée pour vous, mais aucune supplication et récrimination ne m'en feront donner d'autres.
--Si telle est réellement votre détermination, vous êtes une coquette sans coeur et sans principe.
--Personne ne sait mieux que vous, Victor, toute l'injustice de cette accusation. Ai-je jamais prétendu ressentir de l'amour pour vous? N'ai-je pas plutôt, par ma persistante froideur prouvé que je n'avais pas un tel sentiment, et n'ai-je pas maintes et maintes fois essayé, quoique toujours dominée, de finir cet embrouillement qui m'a été imposé lorsque j'étais trop jeune pour prendre une décision sur une question aussi importante?
--C'est une absurdité, mademoiselle de Beauvoir, répliqua de Montenay piqué presque jusqu'à la folie par ce franc aveu. Probablement que vous êtes éprise d'amour pour un autre plus favorisé que moi. Vraiment, je vous avais soupçonné un préférence pur ce preux chevalier Armand Durand, quoique, apparemment, il n'ait pas partagé le sentiment.
--Comment osez-vous vous oublier à ce point? demanda Gertrude les yeux étincelants.
--Voyons, qu'est-ce qu'il y a donc, mes jeunes gens? demanda la voix claire et douce de madame de Beauvoir en entrant tout-à-coup dans la chambre. Vous vous querellez avec autant d'aigreur que si vous étiez déjà mari et femme.
--Je crains bien que nous ne le soyons jamais, dit alors de Montenay sur le visage duquel on voyait une expression de sombre chagrin, du moins si j'en dois croire les explications dont vient de me favoriser mademoiselle de Beauvoir.
--Ah! je le vois, c'est encore une querelle d'amoureux! Je crois que vous en avez eu assez; la galanterie deviendrait véritablement insipide si elle n'était assaisonnée par quelque petite chicane.
Et en disant cela elle ajustait les coussins du sopha sur lequel elle s'était assise en lançant un vif regard inquisiteur dans la direction des belligérants.
--C'est plus qu'une querelle d'amoureux, madame de Beauvoir, reprit Victor; c'est un avis formel de la part de votre fille qu'elle ne remplira pas notre engagement, qu'elle rejette définitivement ma main.
Les doigts blancs de la dame jouaient involontairement avec les coussins, mais elle répliqua avec un grand calme extérieur:
--Et vous la croyez réellement, Victor? Ah! c'est son tour aujourd'hui, demain ce sera le vôtre. Ce soir elle s'endormira probablement dans les pleurs, se chagrinant de sa folie et désirant voir arriver le matin pour se réconcilier.
Gertrude releva fièrement la lèvre en entendant ces mots, mais elle ne répondit pas, tandis que de Montenay, s'emparant de sa casquette, reprit avec humeur:
--Je vous dirai bonsoir, mesdames, car j'ai souffert ce soir plus qu'il m'était possible de souffrir: peu d'hommes en auraient enduré autant.
Et il sortit brusquement de la chambre.
Madame de Beauvoir attendit qu'il fût descendu et eût refermé sur lui la porte du dehors; puis, après avoir fermé la porte du salon, elle s'approcha de sa fille.
--Est-il bien vrai, lui dit-elle, que tu viens de refuser de Montenay?
--Oui, maman, c'est vrai.
--Et me sera-t-il permis de te demander pourquoi? Est-ce qu'iln'est pas un très-bon parti pur une jeune demoiselle qui mange le pain de la charité, qui est nourrie et habillée par son oncle?
En entendant ces mots, les joues délicates de Gertrude rougirent, car il y avait une bonne dose d'orgueil dans ce jeune coeur.
--Oui, reprit-elle vivement, oui je l'ai refusé et je le refuserais quand bien même je serais une mendiante.
--Dans quel roman as-tu pris cela! ou bien, est-ce un effort de ton imagination?
--Ayez la bonté de m'écouter, maman: je confirme maintenant, et d'une manière formelle, ce que je viens de dire à de Montenay: jamais, non jamais, je ne serai sa femme!
--Mais tu n'as pas d'autres alternative, mon enfant. Tu sais aussi bien que moi de quelle pauvreté nous a retiré la générosité de ton oncle. Tu ne dois pas avoir oublié non plus la petite et chétive maison où nous logions à Québec après la mort de ton père, lorsque nous reçûmes la lettre si opportune de de Courval. Eh! bien, as-tu trouvé cette vie de privations si agréable que tu veuilles la reprendre?
--Il n'est pas question de cela, maman. Mon oncle nous aime bien et il a de grands moyens.
--Je conviens de cela, mais il peut mourir et il a d'autres parents qui pourraient raisonnablement s'attendre à leur part de ses richesses. Autre chose: il peut se marier, et dans ce cas que deviendrions-nous? Il ne te restera plus que la ressource de t'engager comme institutrice, et pour moi celle peut-être de faire de jolies coiffes au lieu de les porter. Gertrude, il faut que tu oublies cette soudaine attaque de folie et te marier de suite, car je vois que pour toi, dans ce cas, le proverbe «les délais sont dangereux» est doublement vrai.
--Mais, maman, je ne puis pas y consentir, je n'y consentirai pas! dit-elle en frappant assez vivement le plancher de son petit pied. Oh! si vous saviez comme le sentiment d'admiration de petite pensionnaire que j'avais conçu pour Victor de Montenay en entrant dans le monde, a été remplacé par une indifférence qui s'est bientôt changée en une opiniâtre aversion!
--Gertrude, jusqu'à présent j'ai essayé de te faire entendre raison et de te persuader; maintenant je vais commander. Écoutes, enfant, je t'enjoins de remplir ton premier engagement avec de Montenay, et cela sous peine d'encourir ma disgrâce la plus sévère. Je suis certaine que n'oseras pas me défier!
--Maman, vous m'avez trop longtemps laissé faire ma volonté pour me brider si serrée tout d'un coup. Je vous le dis, je ne me marierai jamais avec Victor. Ainsi cessez donc de me tracasser, et que la paix se rétablisse entre nous.
--Que Dieu me soit en aide! dit madame de Beauvoir avec un inexprimable accent d'amertume qu'elle n'avait encore jamais eu dans ses manières de convention. J'ai élevé une fille qui, oublieuse de ce qu'elle me doit et se doit à elle-même, se moque de mes conseils et se rit de mon autorité jusqu'à la mépriser.
Un sentiment de remords s'éleva tout-à-coup dans le coeur de Gertrude, car elle vit que l'émotion de sa mère était sincère, et lui jetant les bras autour du cou:
--Pardonnez-moi, ô ma mère, lui dit-elle, je suis bien peinée de vous avoir ainsi chagrinée!
--Alors, prouve-le-moi en m'obéissant, répondit froidement madame de Beauvoir en détachant les bras de sa fille enlacés autour de son cou et en laissant la chambre.
--Que Dieu me soit en aide à moi aussi! sanglota l'impétueuse jeune fille en se rejetant dans son fauteuil. Etre tracassée, tourmentée comme cela de tous cotés, et mon coeur indocile qui me tourmente plus que les autres!
Gertrude de Beauvoir était d'un noble et généreux naturel, mais sous la mauvaise direction et les conseils de sa mère mondaine, l'ivraie avait germé et poussé en abondance dans son caractère impétueux, de sorte qu'on était aujourd'hui au temps de la récolte qui ne pouvait donner aucune satisfaction.
Le coeur malade, malheureuse, la pauvre Gertrude s'enfuit dans sa chambre, et après de longues heures, elle finit par s'endormir en soupirant, pur se reveiller le lendemain matin aussi opiniâtre et impérieuse que jamais.
La partie agréable de l'automne canadien était venue et disparue; l'abondant feuillage aux couleurs variées était tombé des arbres feuille par feuille, ne laissant ça et là, solitaire, qu'une tache brune attachée à quelques branches dépouillées de leur parure. Les tendres rayons du soleil avaient fait place à la lumière grise et froide, et aux vents pénétrants du triste novembre, et beaucoup de piétons, inconsolables à la vue des mers de boue liquide qui inondaient les rues de la ville, soupiraient avec impatience de voir arriver un froid vif et tomber une bonne bordée de neige, la seule compensation que pouvait offrir la saison en retour des nombreux désavantages dont elle était si prodigue.
Armand Durand était, un jour de ce triste soleil de novembre, assis dans sa petite chambre chez madame Martel. Il paraissait bien grave et bien préoccupé notre jeune marié de quelques mois. Un long soupir s'échappa de sa poitrine pendant qu'il déposa sa plume et appuya sa tête sur sa main. Un instant après, il ouvrit le pupitre de bois auprès duquel il était assis, et en retira une lettre. Malgré qu'elle portât une date bien antérieure et qu'elle parût avoir été souvent palpée, il la lut lentement.
Cette lettre venait de tante Ratelle, et avait été écrite lorsque cette bonne tante avait appris d'une source indirecte la nouvelle de son mariage. Courte et froide, elle commençait par exprimer du chagrin de ce que son neveu avait montré si peu de respect pour la mémoire de son père en se mariant presque immédiatement après sa mort, et cela, sans même dire un mot de son intention à aucun membre de sa famille; puis elle déplorait le singulier et malencontreux choix qu'il avait fait. Ah! c'était le côté faible par lequel il avait blessé sa tante Ratelle: lui qui avait reçu une éducation qui lui permît de chercher pour femme une demoiselle, une fille d'intelligence et de haute naissance s'être au contraire, marié avec une couturière! c'était affreux. Elle terminait en intimant brièvement que malgré qu'elle consentirait peut-être à l'avenir à le voir lui-même, elle n'avait pas le moindre désir de faire la connaissance de sa femme.
Comme on doit le présumer, la lecture de cet épître n'était pas de nature à égayer les esprits du jeune homme ou à chasser une ligne de souci qui commençait déjà à se faire remarquer sur son jeune front. Après avoir replacé dans son pupitre la lettre qui avait été moins qu'une agréable diversion aux sombres pensées qui l'assaillaient, il retomba dans sa rêverie. Il en fut réveillé par l'horloge qui sonnait dans l'appartement voisin et qu'on entendait parfaitement à travers la mince cloison; il reprit vivement sa plume afin de réparer le temps perdu.
Au bout d'une demi-heure à peu près, la porte s'ouvrit et sa jeune femme entra. Elle était vraiment belle, vêtue avec un luxe inconnu dans cet humble logis: une somptueuse robe de soie richement garnie, une montre et une chaîne d'or, avec une couple de bagues éclatantes dans ses doigts effilés, offraient un singulier contraste avec les toilettes plus unies mais gracieuses qu nous lui avons vu porter lorsque nous avons fait sa connaissance.
--Mon mari, lui dit-elle, je voudrais bien que tu sortirais avec moi pour nous promener?
--Je crains de ne le pouvoir, ma chère. Il faut que toute cette écriture soit terminée pour demain matin, car, quoique indulgent, M. Lahaise aime qu'on soit ponctuel.
--C'est seulement une excuse que tu donnes là; la vraie raison c'est que tu ne veux pas m'accompagner.
--Et pourquoi ne voudrais-je pas sortir avec une si jolie petite femme que toi? demanda-t-il en souriant.
--Je suppose que c'est parce que tu as honte de moi, que tu as peur de rencontrer quelques-uns de ces beaux messieurs et de ces belles damens que tu avais coutume de visiter avant ton mariage.
Il prit sa main dans la sienne.
--Voyons, Délima, lui dit-il, tu m'as déjà parlé deux ou trois fois de cette façon, et tout en t'assurant de l'injustice et du peu de raison d'une telle accusation, je t'ai dit qu'elle me faisait de la peine.
--Mais c'est la vérité, reprit-elle. Aucun d'eux ne fait le plus petit cas de moi, quoique vraiment j'aie l'air, avec ma nouvelle robe de soie, aussi dame qu'aucune d'elles: et aucun de nous depuis notre mariage ne reçoit d'invitation, quoique l'année dernière tu étais invité de tous côtés.
Trop généreux pour lui dire qu'elle était effectivement la seule cause de cette négligence universelle, Armand ne répondit pas et elle continua sur le même ton:
--Je croyais qu'en me mariant à un monsieur, je puis dire un homme de profession, je serais considérée et traitée comme une dame!
--Mais, Délima, tu oublies qu je suis pauvre, et que, dans la société, on a une petite opinion d'un jeune homme pauvre.
--Tu pourrais être riche si tu voulais, car tu as des amis riches.
Notre héros recula vivement sa chaise; sa femme comprenant probablement la signification de son brusque mouvement, reprit:
--Comme de raison, tu te fâches tout de suite si ta pauvre femme ose ouvrir la bouche sur d'autre sujets que ceux qui te plaisent.
Armand se mordit les lèvres et reprit sa plume qu'il avait déposée un instant.
--Ah! je vois que tu es fatigué de moi à présent et que tu voudrais me voir sortir de suite!
--Je crois vraiment que ce serait le plus prudent parti à prendre. T'aperçois-tu, ma chère que nous cheminons vers une querelle?
--C'est tout de ta faute, répondit-elle, tu te fâches aussitôt que je parle.
Pendant un instant les sourcils d'Armand se contractèrent, mais en s'apercevant de l'absurdité de l'accusation, il ne put s'empêcher de sourire.
--C'est bien, dit-il, si tu le veux absolument; mais puisque je suis un ours, sors vivement de ma tanière en cas de danger. Je serai à ta disposition aussitôt que j'aurai terminé mon ouvrage.
--Mais je veux que tu viennes tout de suite avec moi, persista-t-elle.
--Je te répète que je ne le puis. Nous aurons à nous l'après-dînée de demain.
Et elle s'élança hors de la chambre en faisant la moue.
Armand resta quelques instants immobile.
--Avant notre mariage, se dit-il, elle était si gentille, si douce, si charmante!
Pauvre Armand! est-il le seul mari qui se soit ainsi étonné dans de pareilles circonstances?
Cependant il reprit bientôt ses papiers et continua son ouvrage jusqu'à ce qu'on l'appela pour souper. La table était moins abondamment fournie que du temps qu'il était garçon; la contenance de madame Martel n'était pas non plus aussi sereine et souriante, l'hôte seul, n'avait pas changé, et comme le jeune homme prenait son siège, il lui dit avec sa même politesse qu'autrefois:
--M. Armand, désirez-vous un peu de cette fricassée. Elle est peut-être meilleure qu'elle n'en a l'air; dans tous les cas c'est tout ce que j'ai à vous offrir.
--Et elle est aussi bonne que nous pouvons la faire pour nos moyens, André, ajouta sévèrement sa femme. Par les temps qui courent nous ne trouvons pas l'argent dans les rues.
--On ne le trouvait pas plus, femme, il y a quelques mois, lorsque nous avions coutume d'avoir presque tous les soirs un poulet rôti ou quelque chose d'aussi bon. Mais, grâce à la Providence, j'ai un bon appétit et une bonne digestion, en sorte que je puis manger ce qu'il y a.
--C'est bien dommage que tu ne puisses ajouter que tu as aussi un peu plus de bon sens? reprit avec sarcasme sa chère moitié.
--J'ai ce qui est aussi utile, une part raisonnable de bonne humeur, répliqua imperturbablement le digne M. Martel. Armand mon fils, passez-moi le pain. Tu ne manges donc pas, petite: qu'est-ce qu'il y a! Peut-être que toi aussi tu ne trouves pas la fricassée de dont goût.
--Ce n'est point cela, interrompit la mère Martel avec indignation. Non, la pauvre enfant a été désappointée.
--Ce n'est toujours pas en amour, observa-t-il en souriant, car elle s'est assuré, hardiment et fermement, notre ami Armand!
--Je désirerais, cousin Martel, dit la jeune mariée avec un éclair dans ses yeux, je désirerais réellement que vous ne traîneriez pas mon nom dans de vulgaire plaisanteries.
--Tu es plus susceptible, jeune femme, ce soir que tu n'avais l'habitude de l'être au temps passé.
--Parce que sa patience a été rudement éprouvée ce soir, André. Etre tout habillée, et attendre deux ou trois heures pour faire une promenade avec son mari, et ne pas être capable de l'avoir!
--Est-ce tout? Eh! bien, elle trouvera sa promenade plus agréable lorsqu'elle sera capable de la faire.
--Les jeunes mariées n'ont pas l'habitude d'être refusées pour de si simples demandes mais c'est peut-être la façon chez les messieurs.
Et elle pesa avec emphase sur ce dernier mot.
--Délima a choisi un jeune homme pauvre, et il faut qu'elle en subisse les conséquences, dit Armand avec le plus grand calme. Au lieu de sortir avec elle, j'avais à écrire.
Pour l'argent que l'écriture rapporte, elle aurait pu être remise pour quelques temps. Mais Armand, vous avez des amis qui sont riches et qui pourraient et auraient la volonté de vous aider, si seulement votre orgueil vous permettait de vous adresser à eux.
Dans cette dernière phrase madame Martel avait touché l'impardonnable tort qui se trouvait au fond de presque toute la persécution dont Armand était l'objet.
--Je vous ai déjà dit, madame Martel, que je ne souffrirais aucune intervention sur ce sujet.
--Les gens pauvres ne devraient pas être aussi précieux!
Et madame Martel regarda l'horloge comme si elle lui adressait cette observation.
--Vous devriez vous rappeler, ajouta-t-elle, que vous avez à présent une jeune femme qui dépend de vous.
Ici Délima fondit en larmes. Armand se leva précipitamment de table et sortit de la chambre.
--Je crois que si vous continuez sur ce ton, vous forcerez bientôt Le nouveau marié à se promener à son compte. Il trouvera c'est le seul moyen de s'assurer un peu de paix.
--André Martel, tu es un imbécile!
--Peut-être, puisque je t'ai mariée; mais cessons, ma femme, cette escarmouche, et donne-moi une autre tasse de thé.
Aussitôt qu'il l'eût avalé, il se leva sans cérémonie et s'esquiva dans la cuisine pour fumer une pipe.
Pendant ce temps-là Armand était sorti pour aller faire une promenade qu'il n'avait pas préméditée. La mauvaise fortune ne pouvait le favoriser d'un temps plus triste: l'agréable clarté du soleil de l'après-midi s'était bientôt assombrie, et la neige tombait à gros flocons accompagnée d'un vent perçant. Les rues étaient désertes; on n'y voyait que ceux q'une absolue nécessité forçait d'être dehors. Il marchait sans dessein arrêté, n'ayant d'autre but que celui de passer une heure à flâner, afin de calmer l'irritation inaccoutumée qui régnait dans sa poitrine. Il passa devant plus d'une maison brillamment éclairée, dont les portes jusqu'à dernièrement lui avaient été ouvertes, et il pensa amèrement aux nombreux changements que son mariage lui avait amenés. Depuis cette époque pleine d'événements, il n'avait en effet reçu aucune invitation de la part de ses anciens amis; sa jeune femme n'avait été de son côté favorisée d'aucune visite; il n'avait reçu aucune de ces visites sans cérémonie faites le soir, excepté de Lespérance et de quelques-uns de ses camarades dont il ne désirait en aucune manière la compagnie pour lui et encore moins pour Délima.
Cet isolement qui se faisait autour de lui était dû en grande partie à l'obscure position sociale de celle qu'il avait choisie pour femme, et en partie à des insinuations malicieuses et calomniatrices mises en circulation par de Montenay, puis par madame de Beauvoir et subséquemment répandues librement dans le public. Heureusement qu'il ignorait ce dernier fait, car il avait assez de sujets d'amères pensées.
Laissant la grande rue, il prit une des sombres ruelles qui conduisent au pont et qui présentait dans le moment un aspect solitaire et désolé. La noire étendue des eaux, les quais sombres tout couverts de neige, deux ou trois goélettes chargées d'huîtres ou de bois, derniers visiteurs du port, se dessinaient obscurément dans la faible lumière; ça et là un réverbère éclairait faiblement à travers la neige qui tombait en abondance. Il s'arrêta et s'appuya longtemps sur un des poteaux de ces lampes, absorbé par des pensées aussi tristes que la scène qui se déroulait autour de lui. Cédant, enfin, à un sentiment de malaise physique, il dirigea ses pas vers sa demeure.
Quoique la veillée ne fût pas encore bien avancée quant il y arriva, il trouva les lumières et le feu éteints et la contre-porte fermée. Pour exercer cette petite vengeance, madame Martel et Délima s'étaient retirées de bonne heure. Pendant qu'il frappait doucement à la porte, il pensait en lui-même combien il lui serait agréable si sa jeune femme venait lui ouvrir avec un mot ou un sourire de douceur sur les lèvres. Comme alors il oublierait volontiers les désagréments et les ennuis de ce soir-là! Une lumière brilla tout à coup à l'intérieur, et l'on fit partir le crochet de la porte; mais c'était le digne M. Martel lui-même.
--Pauvre Armand! vous devez avoir bien froid? Quoi? vous êtes mouillé jusqu'aux os. Asseyez-vous et je vais faire du feu pour vous chauffer. Vous n'avez pas besoin de dire non, parce que si je n'en fais pas vous serez malade demain matin. Vous avez déjà le frisson.
Le bonhomme eut d'abord la précaution de fermer doucement la porte de l'escalier conduisant à la partie supérieure de la maison; il ralluma le feu dans le poële et mit le l'eau dans le canard. Après cela, il plaça sur la table du pain et de la viande froide ains que des verres et une bouteille.
--Armand, dit-il au jeune homme, vous n'avez pas soupé ce soir; aussi vous devez avoir une grande faim: un verre de quelque chose de chaud vous empêchera de prendre le rhume après votre ennuyeuse promenade. Ah! mon cher ami, il ne faut pas vous laisser abattre par ces disputes conjugales. Comme de raison elles sont très-désagréables dans le commencement, mais une fois qu'on y est habitué on trouve qu'elles ne signifient absolument rien. D'ailleurs, il y a toujours une compensation: si une femme est frondeuse, elle est, selon toute probabilité une habile ménagère; si elle est chiche, avare et mesquine, il est certain qu'elle est ménagère et économe.
Le jeune Durand secoua la tête en signe de doute.
--Dans l'un comme dans l'autre cas, observa-t-il, je ne trouve pas que la compensation soit suffisante.
--Peut-être que je ne le trouve pas non plus, mais à quoi sert de se plaindre contre la destinée? Il est vrai que quelques hommes renversent cette règle et s'arrangent de façon à se donner tous les torts, mais il faut qu'ils aient une volonté de fer eu un robuste tempérament qui leur soit propre.
--Je déteste de me quereller avec les femmes! répliqua brusquement Armand.
--Moi aussi, et la conséquence c'est que madame Martel règne ici en souveraine. Il est vrai que, de temps en temps, je lui dis ma façon de penser, mais ça ne lui fait ni chaud ni froid. A tout prendre c'est une épouse active, soigneuse, qui tient la maison et le linge en bon ordre. Quant à sa langue, je n'en fais pas plus de cas que du chant du serin qui est au-dessus de votre tête. Essayez, mon ami Armand, à suivre mon exemple, et vous n'en serez que plus heureux.
La perspective qu'on exposait ainsi aux yeux de notre héros était moins que réjouissante, et il s'étonnait en lui-même de ce que les maris déserteurs ne fussent pas plus nombreux. Cependant il était jeune, favorisé d'une assez bonne constitution et d'un heureux appétit; il se mit donc à faire honneur aux bonnes choses que Martel lui avait si cordialement procurées, et il s'aperçut que du moins elles chassaient ses sensations de malaise physique intense, quoiqu'elles ne pussent alléger la sourde douleur qu'il portait dans son coeur.
Pendant quelque temps, le calme se répandit sur la demeure. Mais un jour que madame Martel et Délima étaient sorties pour aller dans les magasins, André vit de suite, à leur retour, sur le front menaçant de sa chère épouse, que la trêve tirait à sa fin. Armand, qui avait été retenu au bureau, n'arriva que tard. En voyant que sa jeune femme recevait froidement son salut souriant, il s'assit et attendit la tempête qui approchait, mais pas avec le même calme philosophique que Martel.
--J'aimerais à avoir une nouvelle toilette, Armand, dit tout-à-coup la jeune femme d'un ton pétulant.
--Mais tu en portes actuellement une qu te va à la perfection et te rend charmante.
--Je ne te demande pas de compliments; c'est de l'argent que je veux.
--Hélas! je n'en ai pas à donner. Tu vois un des désavantages d'être mariée à un homme pauvre; mais en cas que je trouve une bourse ou que je reçoive un héritage quelconque, quelle espèce de robe veux-tu?
--Une robe de soie violette avec une barre de satin. J'ai vu aujourd'hui une dame qui en portait une.
--Oui, et une qui avait l'air raide, interrompit madame Martel. Si vous l'aviez vue marcher avec son air hautain, comme si elle avait été une reine, et jeter sur Délima et, moi un regard comme si nous avions été des quêteuses, mais Délima est bien plus jolie qu'elle.
--Quelle était donc cette dame à l'air raide et portant une robe de soie pourpre avec une barre de satin? demanda Armand en riant et en se servant un morceau de pain rôti.
--Une qui avait coutume de bien te connaître quoiqu'elle soit trop fière pour connaître ta femme, mademoiselle de Beauvoir, dit Délima en faisant un petit mouvement de tête.
En entendant prononcer le nom qui avait été un charme pour lui dans son enfance et même au-delà, il devient rouge, ce que remarquèrent bien les deux femmes.
--Ah! si vous étiez marié à la jeune demoiselle dont le nom vous fait monter d'une manière si charmante le rouge au visage, vous ne lui refuseriez pas une pauvre robe de soie, dit ironiquement madame Martel.
Si je n'avais pu lui en donner elle s'en serait passé, car elle n'a pas besoin de ces secours extérieurs pour paraître grande dame.
En disant cela, Armand avait creusé sous ses pieds une mine dont il était destiné à expier l'effet par de nombreuses discordes domestiques subséquentes. La conséquence du moment fut d'amener de la part de Délima un grand sanglot, et de celle de madame Martel une énergique dénonciation. Au milieu de cette confusion il se leva précipitamment et s'en alla dans sa chambre, son port de refuge ordinaire.
--Ce commerce-là va durer, en maladie comme en santé, jusqu'à ce que la mort nous sépare, soupira-t-il avec un accent abattu; et elle n'a que dix-sept ans et moi vingt-deux.
Longtemps il resta absorbé dans le sombre labyrinthe des idées où il était plongé, sans s'apercevoir qu'il était dans l'obscurité et que malgré la rigueur de cette nuit d'hiver il n'y avait pas de feu dans le poële de sa chambre.
La porte s'ouvrit tout-à-coup et l'hôtesse, après n'avoir prononcé que ces deux mots: «M. Belfond», déposa un chandelier sur la table et se retira à la hâte, fermant la porte avec une violence extraordinaire.
Pendant un moment, les deux amis, en proie à un mutuel embarras, se regardèrent l'un l'autre; puis Belfond, prenant sur lui, étendit sa mais saisit celle d'Armand et la pressa vivement.
--Eh! bien mon vieux, s'écria-t-il, il est bien temps que je vienne te souhaiter de la joie et du bonheur; depuis que tu es marié j'ai été constamment absent de la ville, je suis seulement arrivé d'hier. Mon pauvre oncle Toussaint est, je l'espère dans un meilleur monde que celui-ci, (ici Durand remarqua pour la première fois que son ami était en grand deuil) et sa générosité pour moi méritait toutes les attentions et l'affection dont j'étais capable. Je n'ai pas besoin de te demander si tu es bien et heureux; les nouveaux mariés devraient toujours l'être.
Comme de raison, Armand répondit dans l'affirmative, et il essaya de paraître aussi heureux que l'on pouvait raisonnablement; mais sa figure hagarde et pleine de soucis ne put échapper aux regards sagaces de son ami, auquel une lueur de la vérité était parvenue dans la courte entrevue qu'il venait d'avoir avec la nouvelle mariée. Il avait remarqué que la gentille et modeste réserve qui la distinguait naguère et qu'il avait tant admirée lui-même, avait fait place à une vulgaire ostentation pour la toilette et à de ridicules manières empruntées qui le surprirent et le dégoûtèrent à la fois: il comprit dès lors la gravité de l'erreur que son malheureux ami avait commise dans le choix d'une femme.
Au bout de quelque temps, s'apercevant que le nouveau marié paraissait ne pas vouloir parler, il l'entretint gaiement de ses propres affaires.
--Tu dois savoir, lui dit-il, qu'à l'exception des quelques semaines de la maladie de mon pauvre oncle Toussaint, pendant lesquelles j'ai un peu de repos, ma mère, mes soeurs et mes cousins ont été continuellement et sont encore à m'importuner pour me faire faire ce que tu as fait si spontanément, me marier. Mais ma destinée s'y oppose: je vois une jeune fille, h'y prends goût, je me félicite sur la perspective qu'il y a d'être capable de rencontrer les désirs de mes amis, car, bien entendu je ne veux jamais me marier sans amour, et tiens! avant que l'objet de mon adoration et moi soyons vus cinq ou six fois, ma flamme commence à se refroidir, et au bout d'une douzaine d'entrevues elle est complètement éteinte. Je suis certain qu'il y a peu de jolies filles dont je n'aie été passionnément amoureux pour quelque temps, et cependant je crois que je préférerais être pendu demain matin que de me marier avec l'une d'elles. Voyons, avise-moi sur ce que j'ai à faire.
Il s'établit un silence de quelques instants pendant lequel Durand cherchait évidemment une réponse, lorsqu'on entendit distinctement à travers la mince cloison la voix de madame Martel qui disait, probablement en réponse à quelque suggestion de son mari:
--Du feu! en vérité non! nous ne pouvons pas nous permettre de telles prodigalités. S'ils ont froid, qu'ils sortent et qu'ils viennent s'asseoir ici. Je suppose que nous sommes pour eux une assez bonne compagnie!
Cette tirade fut lancée à voix trop haute pour que Belfond ne l'entendit pas; aussi, regarda-t-il fixement Armand dont la figure exprimait assez clairement la mortification et la peine qu'il en ressentait.
--Pauvre ami! murmura-t-il.
Cependant Rodolphe Belfond n'était pas de ceux qui se laissent aller longtemps à la tristesse: il prit la casquette d'Armand et la lui mettant sur la tête:
--Allons, dit-il, faire un tour, et après cela nous irons chez Orr manger une soupe aux huîtres, ce qui nous permettra de nous raconter nos mutuels chagrins.
Armand ne fit aucune opposition et se laissa entraîner.
Comme les deux amis sortaient bras-dessus bras-dessous, madame Martel s'en vint au devant d'eux et lur dit d'une voix aigre:
--M. Belfond, c'est donner de mauvais exemples à un mari que de l'enlever ainsi à sa jeune femme.
--Alors, madame Martel, le moyen d'empêcher cela c'est que la jeune femme rende sa demeure si heureuse qu'il soit impossible de cajoler son mari et de lui enlever.
Et après cette réplique à la vieille dame et un salut profond à la jeune femme qui boudait près de la fenêtre, il tira la porte sur eux.
--Je donnerais beaucoup, Armand, pour être à ta place pendant un mois, afin d'apprivoiser et dompter cette vieille mégère. Je crois que mes haines seraient plus fortes et plus constantes que mes amours.
--Je ne puis souffrir de me quereller avec des femmes! répondit Armand d'un air ennuyé.
--Je ne suis pas si délicat que cela, moi, et je frotterais ce vieux gendarmes avec autant de plaisir que 'en éprouvais à faire une bataille rangée au collège. Je t'assure que je ne ferais quartier ni à son âge ni à son sexe.
Lorsque les deux amis furent confortablement assis en présence des huîtres dans une chambre agréablement chauffée, Armand commença à ouvrir un peu son coeur à son compagnon. Il repassa à la hâte les incidents de la mort de son père, ayant soin de supprimer en grande partie la trahison de Paul; et alors, qu'avec une grande répugnance, il mentionna les circonstances liées à son mariage.
Belfond vit de suite jusqu'à quel point son ami avait été dupé, mais il ne fit aucun commentaire tandis qu'Armand lui contait qu'il continuait, pour se conformer aux ardents désirs de sa tante, à toucher l'intérêt du legs que son père lui avait laissé à elle. Malheureusement, il avait une fois mentionné à sa femme la proposition que lui avait faite madame Ratelle de le mettre de suite en possession de tout le capital, et cette circonstance était une cause constante du renouvellement périodique des querelles qui répandaient l'amertume sur sa vie domestique. Madame Martel et Délima étaient toutes deux continuellement à le presser, afin qu'il fit des efforts pour induire madame Ratelle à renouveler son offre. Mais Armand s'y était toujours formellement opposé, car il savait que dans les circonstances actuelles sa demande serait mal accueillie, parce que, tout naturellement, la tante Françoise se refuserait à placer la somme qu'elle avait destinée pour l'aider à poursuivre ses études légales et le lancer dans le monde, à placer, disons-nous, cette somme à la discrétion d'une jeune femme étourdie qui pourrait la dépenser en rubans et en beaux meubles. Puis, quelque temps après son mariage, Paul lui avait écrit quelques lignes amicales le priant d'accepter comme cadeau de noces une couple de cents louis. Armand avait renvoyé cette épître à son auteur; mais par malheur, Délima l'avait préalablement vue sur son pupitre: autre motif de reproches irritants et de noirs chagrins. Depuis cette découverte madame Martel et sa nièce ne lui avaient laissé aucun repos. Son sort aurait été bien plus heureux et ses amies se seraient contentées de l'état actuel des choses si l'argent eût été hors de son atteinte; mais elles ne pouvaient supporter l'idée qu'il se refusât obstinément à employer la prérogative si précieuse de posséder huit cents piastres, sinon plus, seulement par un griffonnage de plume comme elles disaient. Cette somme, fabuleuse pour elles, représentait d'élégantes et superbes toilettes, de jolies parties de plaisir, des meubles neufs pour leur petit salon et beaucoup d'autres choses aussi attrayantes.
Lorsque Durand eut terminé ses confidences, il s'en suivit une pause que Belfond rompit enfin.
--Les femmes, dit-il sont incompréhensibles et intraitables. Vois cette Gertrude de Beauvoir: après avoir retenu de Montenay à sa suite depuis qu'il est sorti du collège, elle lui a donné l'autre jour un congé inqualifiable.
--Pourquoi? demanda à voix basse Armand.
--Pour la plus importante de toutes les raisons d'une femme, c'est-à-dire celle de n'en pas avoir du tout. Madame de Beauvoir se lamentait l'autre jour à ma mère, dans les termes les plus pathétiques de l'entêtement et de l'obstination de sa fille, et déplorait la perte de ce qu'elle appelle un si bon parti. Mais revenons à nos propres affaires: laisse-moi, mon cher Armand, jouir aujourd'hui ou jamais du privilège d'un ami, et dis-moi comment je puis t'être utile. Tu sais que mon pauvre oncle Toussaint m'a laissé d'amples moyens dont j'ai seul l'entier contrôle, et c'est avec joie que je mets à ta disposition ce dont tu pourrais avoir besoin.
Armand secoua la tête.
--Je ne t'aurais pas, dit-il si ouvertement raconté tous mes troubles si mon orgueil m'avait permis d'accepter l'aide que tu m'offres si généreusement. Non, Rodolphe, mon sincère et bon ami; n'ais donc pas l'air si chagrin, je te promets que si jamais je suis forcé de recourir à quelqu'un, c'est toi qui recevras ma supplique.
Il était bien tard lorsqu'ils se levèrent pour se séparer, et en frappant légèrement à la porte de chez lui Armand se souvint avec inquiétude qu'il n'était jamais rentré à une heure aussi avancée. Comme d'habitude, ce fut M. Martel qui lui ouvrit et le fit entrer; il Lui demanda en hésitant s'il avait besoin de quelque chose pour remplacer le souper que les langues de ses compagnes l'avaient forcé d'abandonner.
Armand lui répondit dans la négative, ce qui parut le soulager considérablement. Le bonhomme murmura quelque chose sur ce que les femmes étaient plus boudeuses encore que de coutume, et que madame Martel s'était permis la mesquine vengeance de mettre la bouteille sous clef.
--Mais, ajouta-t-il, je vais en acheter une autre demain matin et je la mettrai dans une bonne cachette, de sorte que nous la déjouerons d'une drôle de façon.
Au moment où le jeune homme allait se retirer dans sa chambre en lui souhaitant un amical bonsoir, le père Martel lui mit la main sur l'épaule et lui dit d'un ton sérieux:
--Un petit conseil que je ne cesserai de vous donner, mon cher Armand, tant que vous ne l'aurez pas mis en pratique, est celui-ci: ne laissez pas vos repas parce qu'on vous y gronde; mangez bien et de bon appétit, puis battez la retraite aussi vite que vous le voudrez.
Ce conseil donné à point, car au déjeuner, le lendemain matin, madame Martel et Délima étaient très-pointilleuses, et elles lancèrent plusieurs allusions provocantes sur la négligence et l'indifférence de certains hommes sans coeur qui préfèrent aller prendre un coup avec des amis que d'être dans la compagnie de leurs respectables femmes.
Au lieu de suivre le judicieux avis de son hôte et de prendre un repas complet, Armand n'absorba qu'une demie ration de thé et de toasts et se sauva dans ce qu'il avait autrefois appelé en riant, un sombre cachot de bureau, mais qui était à présent pour lui un port de salut, un asile de repos.
On ne peut pas convenir que notre héros était aussi studieux et aussi capable qu'avant son malencontreux mariage: il ne l'était certainement pas. Qui pourrait dire les rêves brillants qu'il avait caressés pour s'encourager lui-même au travail? Tout cela s'était changé en une simple lutte pour le pain quotidien, sans une lueur d'espérance pour l'avenir, sans un rayon de joie pour le présent. Plus d'une fois M. Lahaise était inopinément entré dans le bureau et avait trouvé son clerc plongé dans une sombre rêverie, tandis que sur son pupitre des liasses de documents qu'on y avait mises pour être assorties ou copiées étaient encore intactes. Cependant l'avocat avait entendu parler des déboires domestiques d'Armand, et cela l'avait rendu indulgent à son égard, sachant que les rares aptitudes du jeune homme lui permettraient de suppléer plus tard au temps qu'il perdait actuellement.
Le long et ennuyeux hiver, avec ses jours courts et ses longues veillées, s'écoula lentement et tristement pour Durand: pas une seule fête sociale, pas une seule petite réunion paisible au coin du feu pour en égayer la monotonie. Dans le cercle domestique les choses allèrent de mal en pis au lieu de s'améliorer: la manie de gronder de madame Martel et la maussade humeur de Délima ne firent qu'augmenter en proportion de l'invincible patience de leur victime qui, cependant, en dépit de tout, tint fermement la résolution qu'il avait prise de ne pas demander d'argent à ses parents ou à ses amis.
Il est certain, toutefois, que l'on ne peut trop bander un arc, ni remplir un vase outre mesure. Madame Martel était destinée à apprendre cela à ses dépens.
Après un dîner qu'Armand venait de prendre à la hâte, comme il se préparait à partir pour le bureau. Délima l'informa d'un air boudeur qu'elle avait un grand besoin d'argent. Il tira aussitôt de sa poche sa bourse maigrement remplie et la lui donna.
--Délima, c'est tout ce que j'aurai d'ici au mois prochain, dit-il, mais je le donne de bon coeur.
La jeune femme prit la bourse, l'ouvrit et en versa le peu qu'elle contenait sur la table.
--Cela ne peut servir à rien! dit-elle dédaigneusement.
--Mais de quoi as-tu plus spécialement besoin dans le moment?
--D'abord un capot neuf pour toi: celui que tu portes actuellement est affreusement usé...
--Oh! est-ce tout? interrompit-il. Dieu merci, le mien me passera bien l'hiver!
--Eh! bien, si ton capot peut faire pour l'hiver, ma vieille pelleterie en feras pas: elle est tout-à-fait disgracieuse à côté de mon manteau neuf.
--Oui, c'est vrai, intervint madame Martel. C'est encore plus laid pour une nouvelle mariée.
--J'en suis bien fâché, mais je crains que tu sois obligée de la porter tout cet hiver.
--Ah! ça, non, elle ne le fera pas, M. Durand, interrompit la terrible femme. Pourquoi avez-vous pris une épouse si vous ne pouvez pas l'habiller décemment?
--Vous oubliez, madame, que vous m'y avez forcé malgré moi, répliqua Durand qui était en ce moment dans une disposition d'esprit très-irritée.
--Oui, je puis témoigner que c'est vrai, ajouta M. Martel sotto voce... Absolument comme on a fait pour moi-même!
Sa femme se tourna brusquement vers lui les yeux étincelants de colère, mais il avait prudemment battu en retraite.
--Tout cela ne répond pas à ma demande, reprit la jeune femme.
--J'y ai déjà répondu: je n'ai pas plus d'argent à te donner pour le présent.
--Mais vous en auriez beaucoup si votre orgueil vos permettait de vous adresser à quelques-uns de vos parents qui sont si riches; plutôt que de faire cela, vous préférez vivre de charité.
Les joues d'Armand devinrent écarlates.
--Comment cela, madame Martel? dit-il; est-ce que je ne vous paie pas régulièrement la somme que vous avez vous-même fixée pour la pension de ma femme et la mienne?
--Bah! une somme qui ne paie seulement pas la moitié des dépenses! C'est pourquoi si vous n'écrivez pas, j'écrirai moi-même et je dirai à votre tante Françoise, à votre frère Paul et peut-être aussi à la fière dame de vos anciennes amours, mademoiselle de Beauvoir, oui je leur dirai comme votre malheureuse femme est pauvre et misérable.
--Vous feriez mieux de vous en abstenir, madame Martel! répliqua Armand avec un regard inaccoutumé qui aurait dû avertir cette matrone rusée qu'elle allait trop loin.
Elle n'en fit pas de cas, et s'approchant plus près de lui et le regardant d'un air de défi, elle répéta:
--Mais je vais le faire. Je ne permettrai pas que moi ou les miens connaissent le besoin lorsque le griffonnage d'une plume peut amener l'abondance. Un pauvre gueux plein d'orgueil ne nous en imposera pas, ou, si nous avons à nous conformer à ses volontés, du moins le monde le saura.
Armand cédant tout-à-coup à un de ces accès de colère qui s'emparaient de lui de temps en temps malgré la douceur de son caractère, se retourna du côté de celle qui le poussait ainsi à bout, et, la saisissant par l'épaule, il la lança dans la porte ouverte avec une force qui l'envoya culbuter parmi les pots de géranium qui tombèrent avec elle pêle-mêle.
--Maintenant, Délima, tu vas de suite empaqueter tes effets et te préparer à laisser cette maison dans une heure.
--Mais elle ne s'en ira pas avec vous, monstre! cria madame Martel en se relevant de parmi les débris de pots cassés, de plantes et de terre. Vous la tueriez comme vous venez presque de me tuer.
--Tu m'entends, Délima? dit notre héros avec un calme sévère.
--Non, je n'irai pas avec toi, sanglota la jeune femme.
--Comme tu voudras, répliqua-t-il avec indifférence.
Et en laissant la chambre pour se rendre dans la sienne il ajouta:
--Je n'ai pas l'intention d'insister sur mes droits.
Il se mit aussitôt en frais d'empaqueter ses effets, ce qui, pour lui, était une affaire bien simple: elle consistait à jeter dans des coffres ses hardes, ses livres, ses brosses, dans l'ordre qu'ils lui tombaient sous la main. Au bout d'une demi-heure il avait terminé sa tâche. Il se rappela alors qu'au commencement de la dernière orageuse entrevue il avait donné sa bourse à Délima. Qu'allait-il faire? Heureusement qu'il possédait quelques piastres qu'il avait mises de côté pour payer un compte de livres de lois récemment achetés et sachant que le libraire l'attendrait, il résolut de s'en servir pour les besoins du moment.
Il regarda sa montre; trois quarts d'heure s'étaient déjà écoulés. Comme il avait dit à sa femme qu'il attendrait une heure, il résolut de ne partir qu'à l'expiration de ce temps. Si elle préférait l'accompagner, il serait satisfait; si elle se décidait à rester, il ne dirait pas un mot pour l'en dissuader. Il regarda encore sa montre: quatre, trois, deux minutes; enfin l'heure était écoulée. Il prenait donc son chapeau, lorsque la porte s'ouvrit lentement et sa femme entra, la figure rouge et les larmes aux yeux.
--Viens-tu avec moi, Délima? lui dit-il.
--Oui!
--Alors habille-toi vitement, car nous n'avons pas de temps à perdre. Je vais aller chercher une carriole.
--Où irons nous? soupira-t-elle, complètement subjuguée en s'affaissant sur une chaise.
--Ne sois donc pas inquiète. Nous pouvons aisément trouver une bonne pension pour le prix que nous payons ici. J'ai en vue une maison paisible et respectable; je vais de suite essayer d'y prendre des arrangements et je reviendrai te chercher. Pendant ce temps-là tu pourras faire ta malle.
En sortant il ne fit point madame Martel, mais il rencontra le bonhomme qui avait reçu instruction de guetter Armand et d'essayer si c'était possible, de l'amener à des sentiments plus doux.
--Quoi! qu'est-ce que ceci. Armand? Vraiment, vous ne pensez pas à nous laisser?
--Oui! M. Martel, et je regrette sensiblement que ce soit dans d'aussi désagréables circonstances.
--Prenez, Armand, quelque temps pour vous décider: ne partez pas immédiatement.
--Rien au monde me ferait rester seulement une nuit de plus.
--Allons, allons! qu'est-ce que veulent dire, plus ou moins, quelques mots un peu vifs? Ma femme est déjà désolée de ce qui s'est passé et consent à faire la paix si vous le voulez bien.
--Je n'ai pas d'objection à cette dernière proposition, car je suis extrêmement fâché de la violence que j'ai déployée pendant la dispute; mais ma résolution est irrévocablement prise: nous partons.
--Et je n'en suis pas non plus surpris, dit Martel en passant traîtreusement à l'ennemi. Vous avez beaucoup souffert, et maintenant que vous avez secoué vos chaînes, je ne m'étonne pas que vous n'ayez plus le désir de les reprendre. Vous avez terriblement épouvanté la bonne femme; mais comme heureusement, vous ne lui avez pas fait de mal, je ne vous en veux pas. Elle dit qu'elle pensait que vous aviez le coeur d'une souris, mais elle trouve maintenant que vous avez celui d'un lion.
--Je décline le compliment si c'en est un qu'on me fait: je me sens honteux d'avoir montré ces exploits de coeur de lion... Mais le temps presse, il faut que je parte. Cependant avant de vous laisser, je dois vous remercier, M. Martel, bien sincèrement et de tout mon coeur, pour toutes les bontés que vous m'avez témoignées durant le temps que j'ai passé sous votre toit.
André toussa.
--Que le bon Dieu vous bénisse, Armand répondit-il avec une émotion visible dans la voix. Depuis le commencement jusqu'à la fin, vous avez agi comme un vrai gentilhomme J'espère que la petite Délima se montrera digne de vous!
En moins d'une heure Durand revint chercher sa femme qui, tout éplorée, embarqua dans le sleigh sans proférer une seule parole, car elle avait déjà fait ses adieux à la famille.
Arrivés à leur nouvelle résidence, laquelle paraissait rangée et confortable, Armand procéda à prendre possession de leur petit mais propre appartement en dépaquetant et en pendant ses hardes, en mettant ses livres et ses papiers à leurs places respectives. Pendant ce temps-là, Délima était assise sur un coffre, inconsolable, éclatant de temps en temps en de nouveaux sanglots.
Lorsqu'on sonna la cloche pour le thé, elle refusa avec indignation de prendre de ce rafraîchissement, en sorte qu'Armand descendit seul. Le repas était certainement une amélioration sur ceux très mesquins qu'on lui avait servis dans ces derniers temps, et il fit l'agréable réflexion que dorénavant il pourrait les prendre en paix sans avoir à essuyer un feu roulant de reproches et de récriminations. Il n'y avait que quatre autres pensionnaires: deux vieilles filles qui étaient soeurs, unies dans leur toilette et affectées dans leur parler, et un couple tranquille d'un certain âge avec lequel, cependant, l'hôtesse babillarde et souriante tenait une conversation assez vive. Lorsqu'Armand retourna à sa chambre il la trouve en quelque sorte triste, le feu s'était éteint. A force de pleurer Délima s'était endormie dans un fauteuil, et comme les rayons de la bougie frappaient en plein sa pâle figure sur laquelle on voyait les traces des larmes, son coeur s'attendrit en dépit des constantes provocations qu'il avait reçues d'elle. Elle paraissait si jeune, si fragile et maintenant elle dépendait entièrement de lui!
Il fit du feu, chercha l'hôtesse pour lui demander si elle aurait la bonté de faire monter une tasse de thé à madame Durand qui était malade, ce à quoi on consentit volontiers; puis il monta réveiller sa femme. Après qu'on lui eût apporté la tasse de thé, elle la refusa de nouveau et recommença ses pleurs entremêlés d'accès de chagrin sur son triste sort et sa malheureuse condition.
Après avoir essayé infructueusement de la consoler, voyant qu'elle redoublait ses lamentations, il lui dit d'un air grave:
--Puisque tu te trouves si misérable, je ne vois, Délima, qu'un seul parti à prendre; tu vas retourner chez madame Martel, car selon les apparences, il n'y a que là que tu puisses être heureuse. Je donnerai tant que je pourrai pour ton entretien et j'augmenterai la somme aussitôt que j'en serai capable. Il est trop tard ce soir, mais tu pourras partir demain matin.
--Je ne ferai rien de la sorte, interrompit vivement la jeune femme, quoique je pense que tu en serais bien content: tu trouverais peut-être que c'est un bon débarras.
Piquée au vif par cette pensée, elle se leva brusquement et commença à arranger sa toilette en désordre et à placer les quelques effets qu'elle avait apportés avec elle, madame Martel ui ayant promis que le reste serait prêt quand elle l'enverrait chercher.
Lorsqu'Armand revint du bureau, le lendemain, il fut agréablement surpris de trouver sa chère moitié assise dans le salon avec sa couture et causant avec une des pensionnaires. Il fut de plus très-content d'apprendre de sa bouche qu'elle se trouvait plus heureuse et mieux que chez madame Martel.
Maintenant, si Armand eût eu un caractère plus déterminé, s'il eût été capable de poursuivre par une certaine fermeté dans ses manières et ses résolutions, la victoire domestique qu'il venait de remporter, tout aurait pu aller passablement bien; mais malheureusement, tel ne fut pas le cas. Madame Martel venait fréquemment, quelque temps après, à leur nouvelle résidence; Délima passait une grande partie du temps à lui remettre ses visites, et Armand n'intervint nullement. Les conséquences morales de ces relations furent très-perceptible dans le caractère de sa jeune femme qui devint plus indépendant et plus exigeant. Elle paraissait croire que le seul but de la vie était de s'habiller avec le plus de soin et avec autant d'extravagance que possible.
De son côté, Armand poursuivait avec persévérance ses obligations de bureau, quoique parfois il ne pouvait se défendre d'un sentiment de triste découragement. Depuis qu'il avait reçu la lettre de Paul lui offrant de l'argent il n'avait pas eu d'autre relations avec lui. Au jour de l'an il reçut un petit billet de sa tante Ratelle, contenant un présent de cinquante louis. On ne lui parlait pas de sa femme dans cette missive, et on ne lui exprimait aucun désir de faire sa connaissaance. Madame Ratelle avait, malheureusement, reçu d'une bonne autorité une connaissance exacte de son caractère et avait appris de cette manière que l'acquisition qu'avait fait son infortuné neveu en était une pitoyable, sans valeur et sans mérite.
Délima cajola si bien son mari qu'elle obtint bientôt les cinquante louis, et au lieu de les employer, du moins en partie, è payer quelques dettes que le jeune ménage avait contractées elle s'acheta une garniture neuve de pelleterie et un costume dont l'élégance rivalisait avec les toilettes de mademoiselle de Beauvoir elle-même. Madame Martel ne fut pas oubliée dans cet inégal partage des étrennes de la tante Ratelle: elle eut pour sa part un joli manteau neuf.
Au bout de quelques mois la jeune femme qui, dans le principe, avait été si enchantée de la vie de pension, en fut entièrement dégoûtée. Les pensionnaires étaient si peu complaisants pour elle, la bourgeoise si grossière et désagréable qu'elle n'osait seulement pas lui demander un verre d'eau entre les repas, elle-même si fatiguée de toujours manger, s'asseoir et de vivre sous la constante surveillance d'étrangers, qu'elle en était venue à la conclusion qu'elle aimerait mieux mourir de faim dans un petit logement à elle,--ne fut-ce qu'un grenier--plutôt que de rester dans cette situation.
Comme de raison, madame Martel était au fond de tout ce murmure et ce mécontentement. Ce rusé brandon de discorde trouvait que dans ses visites à la jeune femme elle n'avait pas assez de liberté et n'tait pas reçue comme elle l'aurait aimé. Impossible de se passer le luxe d'une délicieuse tasse de thé et d'une de ces longues veillées terminées par un souper chaud. En un mot, il valait autant que Délima fût à Saint-Laurent pour le profit et le plaisir que sa compagnie lui rapportait. Aiguillonnée par des conseils si intéressés, la jeune madame Durand se rendit bientôt désagréable et haïssable aux autres pensionnaires; son affectation et ses airs de supériorité servirent de risée. Tous les soirs, lorsque notre héros arrivait du bureau, elle avait un nouveau grief à conter une nouvelle histoire de dureté et d'oppression à lui communiquer; si bien qu'insensiblement, il finit par redouter son arrivée à la maison de pension autant qu'autrefois au domicile madame Martel. De temps à autre elle changeait son histoire et insistait sur le bonheur qu'ils goûteraient dans un chez-soi, quelque humble qu'il fût, sur l'économie et l'habileté qu'elle déploierait dans la direction de son ménage. Le tableau était engageant, et Armand se surprit souvent à se demander comment il pourrait le réaliser si son orgueil et son indépendance lui permettraient jamais de solliciter de la tante Ratelle de l'aide pour mettre son projet ne pratique.
Le sort vint à son secours et arrangea l'affaire en lu ménageant une rencontre avec sa tante Françoise qui était venue à la ville pour la première fois depuis la mort de son frère Paul Durand. Armand ayant sa jeune femme à son bras se rencontre face à face avec elle au moment où elle sortait d'un de ces magasins sombres et bas, comme alors il en existait encore quelques-uns à Montréal. Le jeune homme qui se rappelait toutes ses bontés pour lui, était charmé de la rencontre et il démontrait clairement par ses manières et ses paroles tout le plaisir qu'il en éprouvait. La froideur que madame Ratelle avait d'abord montrée se fondit bientôt sous le charme enchanteur de son accueil affectionné et sous les pressantes sollicitation du jeune couple de vouloir bien les suivre et partager l'hospitalité de leur pension. Elle refusa en les remerciant; mais les invita à aller prendre le dîner avec elle à l'hôtel paisible et respectable où elle était descendue.
L'invitation fut de suite acceptée, et tout se passa d'une manière satisfaisante. Inutile d'ajouter que madame Ratelle vit avec infiniment de déplaisir les coûteuses fourrures et l'élégant manteau qui accoutraient ls femme d'un pauvre étudiant en Droit, mais Délima paraissait si jeune,--pour atteindre ce but elle avait repris les manières entraînantes qui la caractérisaient avant son mariage--que la tante Françoise sentit se dissiper promptement les préjugés qu'elle avait conçus contre elle. Avec une naïveté que la vieille dame sut apprécier, la nièce parla de l'ardent désir qui n'animait d'avoir une demeure à elle, n'oubliant pas en même temps de faire valoir les rêves brillants qu'elle faisait sur la perfection avec laquelle elle tiendrait leur ménage.
--Mais, observa sèchement la tante Ratelle en répondant à cette rapsodie, je ne puis pas me représenter une dame aussi richement habillée que vous l'êtes se débattant parmi les pots et les chaudrons, et confectionnant les cornichons et les confitures. Vous seriez bien mieux dans une salon!
--Ah! tante Françoise, reprit Délima en adoptant de suite le titre avec lequel Armand parlait à sa tante, je m'habille si richement parce que je n'ai pas autre chose à faire. Combien ce serait différent si j'avais un petit logement à moi: je pourrais alors m'occuper d'autres choses que de parures et de toilettes.
Madame Ratelle n'ajouta rien, et lorsque les jeunes gens partirent elle demanda à son neveu de revenir le soir afin d'avoir une conversation avec lui.
Comme de raison, il se rendit volontiers à cette invitation, et la nuit était passablement avancée lorsque se termina leur entrevue. Ils avaient eu beaucoup à se dire, mais le jeune homme s'était montré dans le cours de cette longue conversation d'une étonnante discrétion au sujet de ses embarras domestiques aussi bien que de toutes les machinations qu'on avait mises en oeuvre pour le faire marier.
En lui donnant des nouvelles d'Alonville elle lui dit que Paul demeurait toujours dans la maison paternelle, mais était devenu extraordinairement sombre et taciturne, et que sa prospérité en agriculture avait considérablement diminué. Il ne paraissait pas penser au mariage, quoique, s'il en eût eu quelque disposition, il aurait pu choisir parmi les plus jolies filles de la paroisse. Il n'avait jamais fait allusion à Armand, non plus qu'aux événements qui étaient survenus à la mort de leur père, quoique cela lui donnât è penser, à elle, que son esprit en était plus absorbé et que c'était probablement pour cette raison qu'il cherchait des consolations dans les stimulants, avec une fréquence qui la remplissait d'inquiétude et d'appréhension.
Madame Ratelle lui parla ensuite de ses propres affaires et lui demanda s'il désirait aussi vivement que sa femme d'avoir un logement à eux. La pensée des plaintes ennuyeuses et les incessantes tirades que Délima lui faisait subir tous les soirs lui fit répondre dans l'affirmative. La tante Françoise accueillit évidemment sa réponse avec faveur car en elle-même elle craignait que la vie indolente que menait la jeune mariée pourrait lui communiquer des idées d'oisiveté et de dépenses qui la rendraient plus tard incapable de prendre la conduite d'un ménage.
La conclusion de tout ceci fut qu'Armand serait immédiatement mis en possession du legs que son père avait laissé à sa tante. Une partie de ce legs, sagement placée, rapporterait un intérêt raisonnable, tandis qu'on en déduirait une comme suffisante pour monter une maison, quoique sur la plus petite échelle possible.
--J'espère, mon neveu, que notre décision a été très-prudente, dit gravement la tante Ratelle au moment où ils se séparèrent. On pourrait peut-être dire qu'il aurait été plus sage de laisser les affaires telles qu'elles étaient, mais tu es à présent un homme marié, à qui l'on peut certainement confier la direction de ses propres affaires. Dans tous les cas, deux qualités te son éminemment nécessaires: l'économie et la fermeté; aies soin que ni l'une ni l'autre ne te manquent.
Ce fut pour Délima un jour de triomphe que celui où, après avoir parcouru avec son mari une partie de la ville à la recherche d'une habitation réalisât l'idéal qu'elle avait rêvé, ils trouvèrent pour un prix modique, sur la rue St. Joseph, un cottage contenant le nombre voulu d'armoires et de cabinets, et ayant par devant la petite véranda que la jeune femme regardait comme indispensable. Aussi fut-elle très-joyeuse lorsque Armand, qui éprouvait l'aversion ordinaire à son sexe pur faire les emplettes, lui remit, avant de partir pour son bureau, une bourse bien remplie et lui donna carte-blanche pour en dépenser le contenu à son entière discrétion.
Naturellement, le premier soin de Délima fut d'aller chercher madame Martel. Cette terrible matrone fit le désespoir des commis d'une douzaine au moins de magasins en marchandant barguignant et changeant d'idées plusieurs fois avent de conclure des marchés. Sa coopération fut cependant d'une grande utilité à la jeune femme qui débutait comme ménagère, car sans l'intervention de sa compagne, Délima guidée par les mêmes goûts qui l'avaient dirigée dans l'achat de ses robes, aurait mis les trois quarts de son capital sur un tapis coûteux, embelle de roses et de lilas, et sur des meubles de salon qui devaient bien faire avec tapis, mais qui ne convenaient pas plus que ses robes à leur position.
Madame Martel lui ayant demandé aigrement avec quoi, dans ce cas, elle se proposait d'acheter un poële et des batteries de cuisine, elle consentit à regret à se contenter d'articles moins dispendieux. Pendant qu'elle examinait d'un air mécontent le droguet, la table et les chaises unis mais confortables que sa tante avait choisis, celle-ci lui dit:
--C'est dans tous les cas, ma fille, une amélioration assez notable sur les planchers nus et les chaises empaillées que l'on voit dans les meilleures chambre de la vieille ferme de Saint-Laurent.
La jeune femme qui, dans sa grandeur naissante, était presque parvenue à chasser ces réminiscences comme elle l'avait fait du souvenir du grand-père qui l'avait élevée, rougit très-fort à ces mots et résolut de fermer la bouche qu'elle ne rouvrit plus avant qu'elles fussent sorties du magasin.
Plusieurs jours furent ainsi employés à faire des emplettes. Enfin les effets arrivèrent, les meubles furent placés et les jeunes mariés prirent possession de leur logis. Délima triomphait, Armand était content parce qu'elle l'était elle-même, et madame Martel qui s'était obligeamment invitée à souper, sous le prétexte de lancer la jeune ménagère dans sa nouvelle carrière, était pleine d'affabilité et se disait majestueusement:
--Voilà mon oeuvre!
Bientôt cependant les difficultés surgirent sur la route du ménage. Chaque jour apportait des découvertes désagréables. D'abord la cuisine fourmillait de coquerelles et de barbeaux, et Délima avait une telle peur de ces petits insectes que ses cris retentissaient dans toute la maison chaque fois qu'elle y descendait. La méthode la mieux répandue pour débarrasser de ce fléau fut adoptée sur-le-champ, mais on n'en obtint qu'un succès partiel.
Ensuite la cheminée fumait quelques fois de la manière la plus capricieuse lorsque le vent changeait de direction; Armand et sa femme étaient alors menacés d'avoir le même sort que les habitants de Pompéi, car des masses d'épaisse fumée et de cendres les enveloppaient lorsqu'ils s'asseyaient à leur coin du feu.
Un récollet (capuchon de cheminée) avait à peine remédié en partie à cet inconvénient qu'un autre sujet de grief survint. Le toit fit malheureusement une voie d'eau dans une partie de la maison, et pour comble d'infortune, l'humidité s'introduisit subtilement dans la précieuse armoire où Délima avait mis sa belle robe de soie des dimanches qui fut bariolée et tachetée comme un arabesque. Cette double mésaventure fut réparée par des améliorations à la couverture et par l'achat d'une nouvelle robe.
Mais le sort n'avait pas fini ses persécutions. Les rats envahirent bientôt la cave, et la terreur qu'avaient inspiré les coquerelles et les barbeaux n'étaient rien en comparaison de celle que créait la présence de ces nouveaux hôtes. Jamais Délima ne s'aventurait seule dans ce château-fort de l'ennemi, de sorte qu'Armand était obligé de l'accompagner dans les pérégrinations qu'elle avait à y faire pour aller chercher le matériel de leurs repas; cela lui causait tant d'ennui qu'il eût de beaucoup préféré vivre comme un anachorète, au régime de pain et de l'eau. On se procura un chat, mais ce petit animal limita ses exploits à piller la paneterie et à briser une quantité incroyable de faïences, et on finit par reconnaître qu'il était plus nuisible que les rats eux-mêmes.
Et pendant ce temps-là, se demandera-t-on, comment Délima se tirait-elle d'affaire dans la conduite du ménage? Son mari voyait-il la réalité s'élever jusqu'au niveau des visions dorées dont il s'était bercé?
Le fait est que, dérouté par les décourageantes découvertes que chaque jour apportait et distrait par les plans et les conjectures qu'il formait pour faire face à ces embarras, Armand avait à peine remarqué que les biscuits étaient trop solides et pesant, les viandes brûlées ou rarement cuites à point, et la soupe un indescriptible mélange de fluide graisseux dans lequel nageaient les amas de légumes à moitié crûs. Quand cependant le jeune mari risquait à ce sujet quelques observations, ce qui lui arrivait d'ailleurs fort rarement, Délima lui demandait, indignée, comment il voulait qu'elle pût faire la cuisine comme il faut, entourée comme elle l'était d'horreurs de toutes sortes et aveuglée, stupéfiée par les cheminées qui fumaient et par les toits percés?
La raison paraissait bonne, du moins Armand voulut bien l'accepter comme telle; il proposa donc de remédier à cette situation en se procurant l'aide d'une servante dont l'égalité d'âme résisterait aux terreurs qui exerçaient une si puissante influence sur les nerfs de Délima. Celle-ci accepta avec empressement la proposition, et revêtue encore une fois de ses plus beaux atours, elle entreprit la tâche importante et pleine de dignité de donner des ordres à une servante.
Mais hélas! Lizette était quelque peu susceptible, et une guerre animée s'établit bientôt entre la maîtresse et la ménagère. Délima, qui ignorait totalement ce en quoi consiste la dignité, essayait de suppléer, en se faisant arrogante et en trouvant constamment à redire, à l'absence complète chez elle de cette justice calme et de cette parfaite possession de soi-même si nécessaires à ceux dont la destinée est de commander.
Aussi, lorsqu'il arrivait le soir chez lui, l'infortuné mari, au lieu d'avoir à entendre le léger caquet féminin qui est en ces temps et lieu une chose très-agréable, ou de jouir de ce repos, de cette tranquillité qui rendent souvent la maison chère au coeur, était condamné d'ennuyeuse répétitions sur les bévues de Lizette et les outrages incessants dont elle avait abreuvé sa maîtresse.
--Mais pourquoi donc ne lui donne-tu pas son congé et n'en prends-tu pas une autre? répondant alors Armand en se passant d'une manière désespérée la main dans les cheveux.
Mais cela ne faisait pas l'affaire de madame Durand. Elle savait Lizette une excellente domestique, industrieuse, aimant le travail et honnête; elle ne voulait que se donner le luxe de gronder.
Pendant ce temps-là les visites de madame Martel devenaient de plus en plus nombreuses, et sa présence dans le jeune ménage très-fréquente. L'espèce de honte qu'elle avait laissé voir lors de sa première visite, après la tempête que nous avons signalée, disparut bientôt et fut remplacée par des tirades sur l'incompétence et l'inutilité de Lizette, le tout entremêlé de temps à autre par des avertissements au chef de la maison.
Un jour que les deux dames discutaient ensemble les défauts de la pauvre servante. Lizette, qui avait à dessein laissé la porte de la cuisine entr'ouverte afin de profiter de l'analyse que l'on faisait ainsi de son caractère, entra dans la salle comme un ouragan et leur déclara qu'il était facile de voir qu'elles n'avaient pas été habituées à avoir des domestiques; que elle, Lizette, qui avait vécu avec de vraies dames avant de venir dans cette maison, pouvait leur dire qu'elle étaient toutes deux des parvenues, et que pour aucune considération elle ne consentirait è passer une nuit de plus à leurs ordres.
Là-dessus la jeune maîtresse, qui était revenue du saisissement dans lequel l'avait jetée cette charge à fond de train, déclara froidement à la soubrette excitée que si elle mettait à exécution la menace de partir à si court avis, non-seulement elle perdrait son salaire du mois, mais que de plus elle recevrait certificat qui l'empêcherait de se faire employer par qui que ce fût.
A cela Lizette réplique, avec un ton passablement indépendant, que lorsqu'elle voudrait un certificat elle aurait soin de le demander à l'une des grandes dames chez lesquelles elle avait demeuré antérieurement.
Dès le début de la scène, Armand s'était précipitamment retiré dans une autre chambre dont il avait fermé la porte; cela n'empêcha pas cependant que les voix des personnes engagées dans la dispute arrivèrent, jusqu'à lui claires et distinctes. Il ne fut donc pas surpris lorsque, peu d'instants après, Lizette vint le trouver, et tout en lui déclarant qu'elle ne voulait plus rester davantage chez lui, elle lui demanda ses gages, après avoir librement relaté ce qui s'était passé. Comme il avait eu personnellement connaissance de la provocation qui amenait cet état De choses, il paya sans rien dire ce qu'elle demandait. Peu après, comme Il jetait un coup-d'oeil par la fenêtre, il aperçut la servante qui traversait la rue, son paquet è la main.
Presqu'au même moment Délima entra, haletante, dans la chambre, suivie de près par madame Martel.
--Assurément, Armand, tu ne lui as pas payé ce mois-ci?
--Sans doute. Pourquoi pas?
--Pourquoi pas?
--Pourquoi pas! n'as-tu pas entendu toutes les insolences qu'elle m'a dites?... Oui! dis-tu, et tu demandes: pourquoi pas, Armand Durand, vous n'avez pas le coeur d'un homme, car vous ne seriez pas resté lâchement ici pendant que là-bas votre femme était insultée, et vous n'auriez pas payé la misérable qui la vilipendait.
Ici madame Martel fit entendre un gros soupir.
--Mais vous étiez deux contre elle, répondit Armand, et certainement très-capables pour votre adversaire.
--Ainsi donc, non content de l'encourager par ton silence et ton abstention, de lui payer les gages qu'elle avait perdus, voici que tu prends maintenant sa part? demanda la jeune femme avec colère.
Madame Martel fit encore entendre un soupir plus fort que le premier et toussa brusquement, ce qui était évidemment un préliminaire à la part active qu'elle se disposait de prendre dans le nouvel engagement qui commençait. Armand se contenta de saisir ent toute hâte son chapeau et de sortir, murmurant entre ses dents que d'autres affaires le réclamaient ailleurs.
Ces affaires auxquelles il avait vaguement fait allusion n'étaient rien autre chose qu'une promenade en attendant que l'heure fût arrivée pour lui de se rendre au bureau, où il s'installa bientôt en se félicitant intérieurement d'avoir à sa disposition un asile aussi sûr et aussi tranquille.
Cependant le moment d'en partir était venu, et il se disposait à ramasser quelques livres et papiers qu'il voulait apporter avec lui à la maison lorsque, à sa grande surprise, il aperçut sa tante Françoise qui entrait dans le bureau.
Elle était venue à la ville pour des affaires imprévues, et sachant qu'elle trouverait, à cette heure, Armand à son bureau, elle était venue l'y trouver afin qu'il l'accompagnât à sa nouvelle demeure; car Délima, dans la première explosion de gratitude occasionnée chez elle par l'action généreuse de madame Ratelle qui les avait mis en mesure de commencer leur ménage, avait insisté avec force pour que cette bonne dame se retirât chez eux chaque fois qu'elle viendrait à la ville.
Arrivés au confortable petit cottage de la rue St. Joseph, Armand ouvrit la porte avec son passe-partout, l'esprit tourmenté par de fortes appréhensions au sujet de la disposition d'esprit où il trouverait sa femme après les événements tumultueux de la journée.
A vrai dire, ses craintes n'avaient pas approché de la réalité. Les feux étaient éteints, la maison vide et déserte: Délima étant sortie avec madame Martel, après s'être concertées ensemble pour punir le mari en allant passer la soirée hors de la maison et en le laissant aux ressources de l'habilité d'un pauvre célibataire. Tout était dans le même état qu'au commencement des hostilités, les meubles en désordre, le tapis couvert de miettes de pain, de bouts de fil, de papier, et par la porte qui en était restée à demi-ouverte on pouvait voir dans la cuisine une table remplie d'assiettes sales, un foyer tout couvert de cendres et un plancher sur lequel le balai n'avait laissé aucune trace de son passage.
Le choc que ce spectacle infligea à la tante Françoise, qui aimait tant l'ordre et la propreté, ne peut se raconter. Mortifié et confondu, Armand balbutia quelque chose sur ce que Délima avait été obligée de sortir avec sa cousine, madame Martel, et que leur servante était partie brusquement,--c'était la première fois que madame Ratelle apprenait qu'ils avaient une domestique à leur service;--puis il pria sa tante de s'asseoir pendant qu'il ferait du feu, la seule partie de l'économie domestique dont il eût une idée un peu claire.
Elle y consentit en silence, et pendant que son regard se promenait de la taille svelte de son neveu sur laquelle le feu naissant commençait à jeter ses reflets, à l'affreuse confusion qui l'environnait, ses pensées se reportaient aux premières années du mariage de son frère et à ses propres réclamations contre le choix qu'il avait fait. En ce qui concernait le confort domestique et la conduite du ménage, il y avait une similitude étrange entre le sort du père et celui du fils; mais elle reconnut avec douleur que là cessait la parité. Jamais la douce et aimante Geneviève n'aurait laissé son mari au milieu d'une confusion comme celle qui régnait en ce moment dans la maison, afin d'aller ailleurs chercher des amusements pour elle-même; si elle n'avait pas eu le talent de tenir sa maison dans cet ordre exquis qui donne de l'attrait même à la chaumière la lus pauvre, du moins elle était toujours là pour l'accueillir à son retour avec des paroles de douceur, avec un regard et un sourire d'amour. Madame Ratelle avait une fois exprimé hardiment à son frère sa désapprobation entière du système ou plutôt de l'absence de système qui régnait dans son ménage,--car bien qu'il aimât passionnément sa femme, bien qu'il fût touché de l'entier dévouement de celle-ci pour lui, il pouvait supporter d'entendre dire des vérités amères sur son compte;--mais quelle forteresse Armand avait-il, lui, pour se protéger? En regardant son visage triste et pensif qui portait les traces du malheur, en se rappelant tout ce dont elle avait entendu parler, tout ce qu'elle avait vu, elle se répondit à elle-même avec un serrement de coeur; aucune, aucune!
Non, elle n'augmenterait pas par un seul mot de critique ou de censure le fardeau qui pesait déjà si lourdement sur son pauvre neveu; et quand, après avoir terminé sa tâche, il s'approcha d'elle et lui dit avec une gaieté forcée:
--Au moins, tante Françoise, si nous n'avons pas un bon souper, nous aurons dans tous les cas un bon feu.
Elle se leva rapidement et répondit en riant:
--Mais, mon cher neveu, nous aurons les deux!
Et s'étant débarrassée de ses vêtements de sortie, elle prit un essuie-main qui gisait sur une chaise tout près de là, et tout en le fixant autour d'elle afin de garantir sa robe et en rejetant en arrière les attaches de mousseline de sa coiffe:
--Maintenant, dit-elle, tu vas voir comme la vieille tante n'a pas oublié son ancienne besogne.
Nonobstant l'opposition qu'y mit son neveu, elle commença avec célérité à rétablir en ordre le chaos qui régnait dans la cuisine. Cela fut bien vite fait, et quelque temps après un excellent souper composé de pain rôti, de jambon et d'oeufs,--car le garde-manger était convenablement pourvu--était placé sur la table.
Durant le repas elle le questionna avec intérêt sur les projets qu'il avait pour l'avenir; elle se montra satisfaite de ce qu'il poursuivait avec tant d'ardeur ses études légales, mais elle parla peu, très-peu, de ce qui concernait ses affaires domestiques. Une fois seulement, après un long silence, elle mit doucement sa main sur la sienne et dit tout bas en le regardant fixement en face:
--Armand, mon fils, je crains que tu ne sois pas très-heureux!
Il ne lui répondit pas autrement qu'en lui pressant la main et en détournant légèrement la tête. Un nouveau silence s'établit entr'eux et dura jusqu'à ce qu'un coup frappé à la porte les fit se lever. Armand alla ouvrir, et se jeune femme entra, portant sur ses traits réguliers un air demi revêche, demi provocateur.
--Comment trouve-tu la vie de ménage d'un cieux garçon? demanda-t-elle avec aigreur. Tu avais tant de sympathie pour Lizette que...
--Tante Françoise est ici! interrompit-il avec gravité.
Honteuse et confuse, Délima se retourna vivement et courut embrasser madame Ratelle qui la laissa faire froidement sans lui rendre sa caresse. Elle marmotta quelques excuses et le regret de n'avoir pas su que sa tante devait venir, car elle serait rentrée plus tôt pour lui donner le souper.
--Pourquoi, enfant, aurais-tu plus d'attentions et de prévenances pour moi que tu n'en montres à ton mari? Les titres qu'il y a sont bien plus grands que les miens.
La jolie bouche de la jeune femme fit la moue, son beau front se contracta, et elle partit pour aller se déshabiller en secouant légèrement la tête.
Dans les jours lointains du passé, alors qu'elle s'était montrée si sévère sur la manière déplorable dont Geneviève conduisait son ménage, la pauvre tante Françoise avait été loin de penser qu'un jour viendrait où elle se rappellerait avec douleur ses sourires, son affection et les qualités qui compensaient chez la première femme de son frère l'absence des capacités domestiques. Il lui était inutile cependant de se plaindre, et elle résolut de n'exprimer par aucune parole le chagrin que lui faisait éprouver l'état des choses actuel. Elle passa deux jours avec les jeunes gens, car des affaires la forcèrent de rester à la ville, et pendant ces deux jours elle en vit assez des faits et gestes de Délima, de la félicité domestique d'Armand, pour souhaiter de n'y être jamais venue.
La séparation avec sa nouvelle nièce fut un peu orageuse. Elle lui dit d'un ton calme et sévère combien elle lui trouvait de l'insuffisance dans toutes les qualités qui distinguent une bonne épouse, et finit par lui déclarer que dorénavant ses faveurs et ses cadeaux dépendraient entièrement du degré d'amélioration que se ferait remarquer dans sa conduite.
Comme la jeune femme s'échauffait et commençait à devenir impertinente, la tante Ratelle se tut et laissa la maison.
Rodolphe Belfond venait de temps en temps voir son ancien ami de collège; mais chaque fois la jeune femme, au lieu de laisser son mari seul avec son ami et jouir ensemble d'un entretien amical, leur tenait compagnie, et cela vêtue avec élégance exagérée; par ses conversations insipides et par son affectation plus absurde encore, elle rendait l'entrevue ennuyeuse pour tous deux. D'autres foais, quand elle était sous l'influence de la mauvaise humeur, elle s'efforçait de rendre la situation plus désagréable encore en disputant très fort la nouvelle servante plus endurante que Lizette, en faisant du brout à tort et à travers par la brusquerie avec laquelle elle brossait, époussetait et nettoyait; on eût dit quelle voulait donner l'impression à ses deux victimes qu'elles gênaient dans la maison.
Heureusement que Belfond n'était ni très-timide ni très-sensible; aussi, restait-il impassible au milieu de la tempête et se contentait-il de penser, en contemplant l'attitude irascible de Délima, comme il adoucirait vite et bien cette jolie petite diablesse s'il était à la place de son ami, de la faiblesse duquel il s'étonnait, mais qu'il prenait en profonde commisération tout en la condamnant.
Cependant des inquiétudes plus graves attendaient le jeune ménage. L'argent donné par madame Ratelle avait été dépensé avec une déplorable imprévoyance, comme jamais cette bonne dame n'en avait vue.
La seule connaissance de quelque utilité que possédât Délima était celle des ouvrages à l'aiguille, et elle y excellait; mais bien que les robes, manteaux et tous les petits articles de fantaisie qu'elle aimait tant fussent faits par elle, ainsi que le linge de son mari, ce seul détail d'économie ne pouvait pas suppléer à l'absence absolue de système et de bonne direction qui se faisait aussi vivement ressentir dans les autres départements du ménage.
Lorsque la jeune femme demandait de l'argent, Armand lui en donnait séance tenante sans s'informer de ce qu'elle en voulait faire, sachant bien que s'il hasardait la moindre question à ce sujet il s'en suivrait une altercation; mais quand ces constants assauts sur le capital eurent terriblement diminué leur petite fortune et qu'il eût commencé à parler de la nécessité de pratiquer l'économie, elle ne fit nulle attention à ses remontrances, se disant à elle même pour se rassurer que lorsque la bourse serait vide ils pourraient s'adresser à tante Françoise. Quand ce temps arrive et que Délima, sans consulter son mari, eût écrit privément à madame Ratelle une lettre qui lui faisait une peinture effrayante de leur misère et qui, malgré l'étude et l'attention qu'elle y avait mise, était une merveille de mauvaise grammaire et d'affreuse orthographe, elle ne tarda pas à recevoir une réponse courte, vive et décisive.
Madame Ratelle se contentait de lui dire qu'elle leur avait donné déjà une somme qui administrée avec soin, aurait dû être suffisante pour les mettre à l'abri de la nécessité de demander de longtemps des secours, que madame Durand devait apprendre à être moins extravagante dans ses toilettes et ses dépenses de ménage avant de s'attendre à une Nouvelle aide de sa part. La lettre exprimait aussi la surprise que la jeune madame Durand, qui avait été élevée dans l'habitude de la plus stricte économie, trouvât maintenant si difficile de la pratiquer.
Dans la première explosion de colère provoquée par tant de franchise, Délima montra la lettre à son mari; mais elle était loin de s'attendre à l'amertume avec laquelle il lui reprocha d'avoir fait une telle demande sans el consulter, et le manque d'orgueil et de dignité qui l'avait conduite à demander des secours de cette manière.
Peu à peu cette partie de la somme qui devait, par son intérêt leur fournir un petit revenu annuel fut dépensée, Armand en ayant consacré, malgré la volonté de sa femme, une part è payer des dettes insignifiantes qu'il avait contractées durant les premiers mois de leur mariage. Ainsi placé à deux pas de la pauvreté, il jugea que le retranchement était impérieusement nécessaire; la servante fut renvoyée, les dépenses pour la toilette et la tale diminuées, et Délima, changeant tour-à-coup d'un extrême à un autre, passa de la condition de poupée extravagante à celle d'une femme très-négligente au dernier point. Naturellement, le caractère participa aussi à ce changement et ce fut pour le pire; aussi les regards de colère et les ennuyeuses récriminations sur sa misérable destinée étaient maintenant tout ce qu'il y avait dans l'infortunée demeure de notre héros.
L'étrenne annuelle de cinquante louis envoyée par madame Ratelle arriva à temps pour les sauver du besoin immédiat; Armand, après des efforts désespérés, se procura un peu de copie qui ne lui rapporta qu'une rémunération insuffisante du rude labeur qu'il s'imposait après les heures de bureau. Plusieurs articles superflus de ménage, parmi lesquels s'en trouvaient dont on aurait fort bien se dispenser de faire l'acquisition furent vendus pour faire face aux exigences du moment, et aà chacun de ces sacrifices Délima se lamentait comme si on eût blessé une des fibres de son coeur.
Madame Martel qui était devenue une commensale assidue du logis joignait, naturellement, ses vigoureuses lamentations à celles de la jeune femme, branlant la tête outre mesure et soupirant sur un ton lamentable: oh! ma pauvre, pauvre Délima! C'était au point qu'Armand pensait en devenir fou. Une fois que sa femme avait été particulièrement vive dans ses jérémiades et que madame Martel la secondait de son mieux, le pauvre mari les réduisit l'une et l'autre au silence en se tournant vers la visiteuse et en l'informant que ce qu'elle avait de mieux à faire pour la tranquillité de tous était de ramener Délima avec elle et de la garder jusqu'à ce qu'il eût une demeure plus riche à lui offrir. Mais cette explosion était un événement rare et l'influence morale qu'elle eut sur le moment passa bientôt, laissant encore une fois les adversaires du jeune homme maîtresses du champ de bataille.
Pendant qu'il supportait de son mieux les infortunes qui l'entouraient, se laissant un jour aller au découragement et renouvelant le lendemain les résolutions qu'il avait prises de lutter vaillamment contre le sort et de vaincre si c'était possible, un messager arriva d'Alonville pour lui dire de s'y rendre sans retard parce que madame Ratelle venait d'être frappée d'un coup de paralysie et qu'elle se mourait. Atterré et profondément chagrin de cette affreuse nouvelle, il se prépara à partir incontinent; de son côté, Délima sut profiter du prétexte des mauvais chemins et du temps défavorable pour refuser de l'accompagner.
Il arriva à temps pour recevoir la dernière bénédiction de la bonne tante Françoise, pour cueillir de ses lèvres expirantes quelques conseils et des paroles de sympathie; un autre coup de l'ennemi infatigable termina la scène. Aucune expression ne put rendre la désolation du pauvre Armand en face du cadavre inanimé de sa tante. Elle avait été le dernier être qui l'eût aimé sur la terre, car sa confiance dans l'affection de sa femme s'était évanouie depuis longtemps; son oreille aujourd'hui glacée par la mort était la seule à laquelle il eût pu confier ses peines et ses projets. L'avenir qui s'ouvrait maintenant devant lui n'était plus embelle par l'espérance de rencontrer un coeur sincère qui pût l'aimer.
Quelques mots furent échangés entre lui et Paul, ce dernier faisant preuve d'embarras et de contrariété, pendant que lui-même était préoccupé et indifférent. Ce fut là toute leur entrevue.
Après les funérailles auxquelles les deux frères assistèrent côte à côte, le notaire du village remit à Armand une lettre que madame Ratelle avait ordonné de lui donner lorsqu'elle serait morte, et il ajouta qu'il était prêt à lui lire le testament de la défunte.
Portant la date du matin qui avait précédé l'arrivée d'Armand, la lettre renfermait une écriture tremblante, presqu'illisible, mais témoignait d'une tendre affection, de sympathie pour ses infortunes, et l'engageait à puiser des consolations à la source où elle en avait trouvé elle-même de si abondantes, l'espoir d'une vie future. Elle déclarait qu'à l'exception de quelque s legs charitables et d'un présent à Paul, elle faisait d'Armand son légataire universel; mais prévoyant l'extravagance de Délima et sa propre imprudence dans les affaires d'argent,--ce qui était amplement prouvé par la prodigalité avec laquelle avait été dépensée la forte somme qu'elle leur avait donnée,--et craignant que, si l'héritage était mis à leur disposition sans conditions restrictives il serait promptement dépensé, les laissant encore une fois la proie de la pauvreté, elle manifestait le désir qu'Armand ne reçût que l'intérêt annuel de l'argent qui lui était légué pendant l'espace de sept ans, après lequel il entrerait dans la jouissance complète de son héritage sans être entravé par aucune autre condition.
Lorsque de retour chez lui, notre héros eût raconté à sa femme les détails de la mort de madame Ratelle et les dispositions du testament, Délima eut peine à cacher son désappointement.
--Seulement cent-vingt louis par année pendant sept ans! répétait-elle avec un certain mécontentement; juste un peu plus que la somme avec laquelle nous mourions de faim. Nous avons le temps de mourir tous deux avant l'expiration du terme convenu.
--Ce ne serais pas un événement très-regrettable! répondit Armand avec une profonde amertume: assurément, notre vie n'est pas si agréable que nous puissions la regretter.
--Elle le serait si nous avions beaucoup d'argent, répliqua la jeune femme.
--Aucune somme d'argent ne pourrait apporter le bonheur dans notre maison! pensa en lui-même le pauvre Armand.
Mais il ne souffla mot.
Encore quelques mois de luttes ennuyeuses, de combats contre la pauvreté et les troubles domestiques, puis un autre changement s'opéra dans le drame. Le brave et intelligent avocat Lahaise, dans le bureau duquel Armand avait étudié, tomba malade, et après plusieurs variations du mieux au pire, il paya sa dette à la nature. Notre héros fut très profondément affecté par cette dernière épreuve. Il lui semblait que tous ceux qui l'avait aimé ou lui avaient porté quelqu'intérêt lui étaient enlevés l'un après l'autre; mais il oubliait qu'ils étaient d'un âge mûr et que dans l'ordre de la nature il était de toute éventualité de s'attendre à leur mort: il sentait seulement le vide immense que laissait dans sa vie et ses espérances chacune de ces morts.
Après les funérailles de M. Lahaise il resta pendant plusieurs jours à la maison, solitaire et inactif, donnant pour prétexte qu'il copiait des documents de lis; mais, en réalité, il s'abandonnait de plus en plus au découragement qui l'assaillait. Etait-ce l'apathie ou la maladie? Il ne pouvait dire; mais une singulière aversion pour la profession qu'il avait embrassée s'emparait de lui, et il pensait qu'il lui était tout-à-fait inutile de perdre son temps à se chercher un autre patron sous les auspices duquel il pût continuer ses études légales. Il se demandait à lui-même comment il pouvait se résoudre à perdre un temps si précieux à acquérir une science qui, peut-être, ne lui rapporterait jamais rien. En supposant même qu'il continuât ses études et qu'il subît avec succès son examen,--chose que devenait tout-à-fait douteuse dans état d'abattement et de désespoir où il était plongé,--qui l'assurait que les clients lui viendraient et qu'on lui donnerait des causes? En mettant les choses au mieux, cela ne pouvait arriver avent plusieurs mois, et pendant ce temps-là les dettes, les désagréments et les difficultés le serraient de près, et la hideuse pauvreté était lè, comme un spectre assise à son foyer.
Par une sombre matinée d'orage, il s'était levé la tête remplie de toutes ces pensées qui s'acharnaient à lui avec une inflexible ténacité. Sans prêter d'attention aux reproches que lui faisait Délima au sujet de sa paresse apparente, ni à ses fortes lamentations sur son sort, il restait assis, la tête appuyée sur ses mains, immobile comme une statue, pendant de longues et ennuyeuses heures, sans concevoir ni plans ni projets, mais se laissant aller à un morne désespoir. Tout-à-coup une main légère s'appuya sur son épaule et une voix amie--celle de Belfond--résonna à son oreille.
--Holà, Armand, disait-elle, tu viens de faire un somme! A deux reprises je t'ai dit bonjour et je n'ai pas encore reçu de réponse.
Armand leva les yeux avec un sourire forcé, et il essayait évidemment à inventer une réponse lorsque la voix aigüe de Délima se fit entendre.
--Il a vraiment choisi un vilain temps pour dormir en plein jour lorsque c'est à peine si nous avons, dans la maison assez d'argent pour nous procurer à dîner. Si je n'étais pas là, il dépenserait la plus grande partie de l'argent du mois à payer des dettes, comme si nous avions les moyens!
--Hier matin j'ai vendu ma montre, et il n'est pas possible que le prix que j'en ai obtenu ait tout passé pour les chétifs repas que nous avons faits depuis ce temps-là, répondit le jeune mari d'un air abattu.
Délima ne put s'empêcher de rougir. Elle n'attendait pas autant de franchise de sa part, surtout devant un étranger; mais, comme depuis longtemps elle avait résolu de ne pas se laisser dominer, elle reprit:
--Mais ça va passer avant que tu penses à m'avoir d'autre argent, et alors, je suppose, il nous faudra crever de faim.
Armand, dont les yeux languissants étaient ombragés par un air de souffrance plus qu'ordinaire, se passa la main sur le front.
Belfond, qui retenait avec grande peine l'indignation excessive que lui faisait éprouver la mauvaise humeur de l'acariâtre jeune femme, s'interposa.
--Ma chère madame Durand, dit-il, vous voyez que votre mari n'est pas bien: je vous en prie, laissez-le seul avec moi pendant quelque temps, car j'ai quelque chose d'important à lui communiquer.
Elle sortit de l'appartement, ses magnifiques cheveux ondés en désordre. Pendant qu'elle exécutait cette retraite, Belfond, qui ne pouvait plus se contenir, ne put s'empêcher de dire:
--Peste de femme!
Armand le regarda avec un air de reproche tel que son ami se hâta d'ajouter:
--Pour l'amour de Dieu, Armand, pardonne-moi; mais de te voir ainsi tracassé et affligé, je ne sais vraiment plus ce que je dis ni ce que je fais. Oh! mon ami, je sens que je pourrais pleurer comme une femme, au spectacle que tu m'offres.
Et il pesa tendrement sa main sur celle de son compagnon, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes.
--Mais, diantre! dit-il brusquement en chassant à la hâte ces marques de sensibilité, je ne suis pas venu ici pour jouir de jérémiades, mais pour voir si je ne pourrais pas t'être de quelque service... Il ne faut pas prendre feu si vite parce que je te dis cela! Je sais bien que si je t'offrais de l'argent à titre de prêt, tu me dirais, ainsi que tu n'as cessé de me le répéter, que si tu avais eu l'intention de l'accepter, tu ne m'avais pas fait connaître si ouvertement tes besoins, quoique, è la vérité, à ta place, je ne me retrancherais pas d'une manière aussi absurde dans ma dignité. Cette autre chose que j'ai à te proposer, quelque chose que tu peux accepter sans le moins du monde porter atteinte à cette indépendance dont tu es si fier. J'ai écrit à mon cousin Duchesne qui demeure à Québec et qui est un des meilleurs avocats de la capitale; il te recevra volontiers de suite dans son bureau, et il te donnera tous les avantages possibles, beaucoup plus que ne t'en offrait M. Lahaise. Le fait est qu'ayant entendu parler avantageusement de ton caractère et de tes capacités, il a hâte de t'avoir avec lui.
Soupçonnant de quel source de bons offices à laquelle on pouvait attribuer l'intérêt que lui témoignait M. Duchesne, Armand secoua la tête.
--Belfond, dit-il, j'en ai fini avec les hésitations et les incertitudes, et j'ai fermement résolu d'abandonner la profession que j'avais choisie dans des temps plus heureux.
--Non, non, tu ne feras pas cela Armand! tu n'agiras pas aussi lâchement. Ecoute-moi. Vends ton ménage, le produit de la vente paiera non-seulement ton transport et celui de ta femme à Québec, mais il te restera encore de l'argent. Arrivés là, prends une chambre dans une maison de pension respectable et tranquille, et puis entres de suite dans le bureau du cousin Duchesne. Si tu es trop fier, trop opiniâtre pour me faire le plaisir de m'emprunter ce que je sais que tu seras bientôt en état de me remettre, il t'en restera assez pour commencer, et à Québec comme à Montréal tu trouveras de l'ouvrage de copiste. Duchesne m'a promis qu'il te tr procurerait beaucoup d'écritures, et si la chose devient nécessaire, tu prendras une couple d'écoliers chez toi le soir. En un mot, fais n'importe quoi plutôt que de renoncer à la profession dont tu as maintenant parcouru une longue étape de la route aride et épineuse, à cette profession qui peut définitivement te conduire à l'honneur et à la fortune.
--Mais, murmura Armand, le succès est si douteux et le temps d'épreuve si long! Je suis capable d'obtenir de suite quelque situation ou quelque place de commis qui me rapportera un bon salaire.
--Et puis après? Dans cinq ans d'ici tu seras peut-être encore commis, avec le même salaire: néanmoins, ce serait une heureuse idée si tu n'étais pas entré dans une autre carrière. Ecoute, Armand: promets d'essayer ce que je te propose?
--Te rappelle-tu, Rodolphe, cette époque de notre vie de collège, hélas! déjà si lointaine, qui fut témoin du commencement de notre bonne amitié et dont cependant le premier pas fut cette affreuse bataille où je sautai sur toi comme un bull-dog? De même qu'alors j'étais aux abois, harassé, désespéré, environné de troubles et d'ennemis, de même je le suis encore aujourd'hui.
--Mais tu oublies que tu as à tes côtés un véritable ami qui malheureusement pour toi, a le faible de toujours vouloir te donner des conseils. Vois-tu, un grand avantage qui résultera de ton déménagement à Québec, ce sera de te débarrasser de l'influence pernicieuse de cette terrible mégère qui j'en suis convaincu, est le mauvais ange qui inspire ta femme. Si, après avoir essayé mon plan, tu continues encore à vouloir changer de profession, j'essaierai alors de te procurer une bonne situation: j'ai encore des amis et des cousins parmi les marchands de Québec.
Pendant longtemps Belfond raisonna et chercha à persuader son ami qui balançait de plus en plus. Enfin, Armand consentie, et quand ils se séparèrent, l'empreinte du morne désespoir avait disparu de son visage.
Lorsque notre héros annonça à sa femme son intention de transporter leurs pénates à Québec, il s'en suivit une scène terrible. Délima pleura, éclata, tempêta, sans cependant recourir à l'évanouissement; de son côté, madame Martel déclara carrément que le contre-coup d'une séparation dans l'état actuel de sa santé délicate tuerait la jeune femme, qu'il n'y avait qu'un insensé ou un monstre qui pût penser à arracher ainsi une créature si jeune et si frêle d'au milieu de ses amis qui lui étaient si attachés, pour la traîner parmi des étrangers. A tout cela Armand n'avait qu'une réponse, et cette réponse constituait apparemment une place forte dont l'ennemi ne pouvait s'emparer.
--Si ma jeune femme trouve l'arrangement impraticable, elle est parfaitement libre de rester avec ses amis, disait-il invariablement.
Cependant, cette proposition ne rencontrant les vues de personne, les hostilités cessèrent, et Délima se contenta de parcourir toute la maison en pleurant et en se lamentant. Son linge fut empaqueté et l'encan eut lieu. La vente eut un succès complet, et des bagatelles s'élevèrent à des prix comparativement très-forts, ou elles étaient achetées par un individu de modeste apparence, quoique très-bien habillé, qui se trouvait dans la foule et que personne ne soupçonnait être un agent de Rodolphe Belfond.
Il faisait un de ces temps d'hiver sombres et tristes comme il y en a si souvent en Canada; d'épais nuages gris qui couvraient le firmament indiquaient une tempête de neige, bien qu'il en fût considérablement tombée la nuit précédente. Malgré cela cependant, notre héros partit avec sa jeune femme pour la nouvelle ville où ils devaient tenter fortune. Les apparences du temps étaient si peu encourageantes, qu'il aurait bien volontiers retardé le départ au lendemain; mais l'habitant qui devait, moyennant un prix modique, les recevoir dans sa carriole, ne pouvait attendre. Ils n'apportaient avec eux qu'un petit coffre contenant des hardes, Belfond leur ayant promis de leur faire parvenir le reste par une bonne occasion.
Au moment du départ Délima sanglotait amèrement, et Armand roulait dans sa tête des pensées de tristesse et de mélancolique anticipation. Tous deux ils étaient tellement préoccupés qu'ils s'apercevaient à peine de l'épaisse neige qui tombait et des sombres nuages que roulaient au-dessus de leur tête.
Ils arrêtèrent, pour dîner, à une petite auberge de village où on leur servit une assiettée d'excellente soupe et une fricassée de mouton dont Délima, qui commençait à reprendre ses esprits, se régalade bon appétit. Après cela ils se remirent en route; mais la grande quantité de neige qui était tombée avait rempli les chemins, et leur vigoureux cheval canadien, dont les jarrets paraissaient de fer, se démenait violemment dans les brouillards de poudrerie, secouant de temps en temps les petits glaçons qui s'étaient attachés à ses yeux et à sa crinière. Nos voyageurs commençaient à regarder avidement dans le lointain pour tâcher d'apercevoir le petit village et l'auberge où ils devaient passer la nuit. Le vent était froid et perçant, mais Armand protégeait sa femme de la bise piquante en l'enveloppant dans les nombreuses robes dont la carriole était garnie. Enfin on commença ç apercevoir quelques lumières à travers l'atmosphère chargée de neige, et ce fut avec un sentiment d'excessive satisfaction qu'ils arrivèrent à l'auberge si désirée.
Ils y avaient été précédés par d'autres voyageurs, car on entendait le son de vois à travers la porte entrebâillée du petit salon, un bruit grésillant et une odeur appétissante venait du poële, et une couple de cultivateurs étaient à jaser, fumer et boire dans le bas-côté.
Délima qui était d'une humeur pitoyable s'assit sur la première chaise venue, mais l'aubergiste demanda aussitôt à madame et à monsieur de vouloir bien passer dans l'autre chambre. Ils ne se firent pas prier, et en entrant ls se trouvèrent inopinément en présence de madame et mademoiselle de Beauvoir.
Saisi d'étonnement, Armand fit un pas ou deux en arrière et ses joues devinrent écarlates; mais se remettant enfin, il salua poliment les deux dames. Madame de Beauvoir répondit par une inclinaison de tête superbe quoique polie; mais Gertrude, évidemment dominée par le même embarras qui s'était emparé du jeune Durand, devint rouge aussi, puis elle salua avec hésitation.
Délima, qui avait eu occasion de voir quelques fois ces dames dans les rues de Montréal, les reconnut de suite. Elle remarqua l'embarras mutuel, quoique passager, de son mari et de l'aristocratique jeune fille, que malgré sa rare beauté à elle-même et l'élégance parfaite de sa propre toilette, elle reconnaissait lui être si éminemment supérieure.
Piquée par ce contraste défavorable, offensée de la froideur des deux nobles dames,--laquelle n'était pas de nature à encourager à se faire présenter ou à lier connaissance--elle demanda à son mari d'un air de dignité affectée, s'il ne pourrait pas avoir une des servantes pour l'aider à se déshabiller.
--Elles sont trop occupées, répondit-il; je t'en prie, laisse-moi t'aider?
Décidée à montrer son importance et son pouvoir sur son mari, elle reprit avec aigreur:
--Non, tu es trop maladroit. Vas voir si tu ne pourrais pas me procurer une aide convenable.
Pouvait-il raisonnablement faire autrement que de se soumettre? Refuser aurait été amener une scène. Il s'exécuta donc et revint quelques instants après.
--C'est comme je le craignais, dit-il: chacun est occupé!
--C'est malheureux, s'écria-t-elle en continuant à poser d'une manière ridicule. Dans quel misérable lieu avons-nous campé? Bien, aide-moi à ôter mon manteau.
Armand, profondément mortifié et accablé de honte, se rendit à son désir, avec la conviction intime que pendant tout ce temps le froid et ironique regard de madame de Beauvoir était fixé sur eux. La jeune fille soit par compassion pour notre héros, soit par l'impatience que lui faisaient éprouver les absurdes prétentions de sa femme, s'était assise, avec un livre, près d'une bougie qui éclairait faiblement sur la table, et quoique son attention pût être ailleurs que sur les pages de ce livre néanmoins ses yeux y étaient fixés.
La servante vint bientôt mettre la table pour le souper, et la comédie dans laquelle Délima était la principale figurante continue. Quoique les deux dames, qui étaient habituées à tous les luxes, ne trouvassent aucunement à redire de vive voix sur les qualités du repas,--madame de Beauvoir se contentant de frémir lorsqu'elle goûta le thé et inspecta l'omelette au lard qu'elle laissa dans son assiette sans y toucher,--cependant Délima, qui prit assez librement les deux, se répandit en critiques de toutes sortes. Deux fois elle avait tenté de souffler à son mari: introduis-moi à elles; mais craignant qu'elle fût entendue, il se mit en frais de la satisfaire ne s'efforçant d'entamer quelques mots de conversation avec madame de Beauvoir. Sur sa demande si c'était son intention de se remettre en route le lendemain matin malgré le mauvais état des chemins, la grande Dame répondit brièvement: oui, et que n'eût la difficulté de voyager la nuit par des chemins aussi affreux, elle ne serait pas restée si longtemps dans leur logis actuel. Puis il s'informa si M. de Courval était bien.
--Bien, je vous remercie! lui fut-il répondu.
Et comme pour mettre fin à cette conversation, elle se leva de table.
--Viens, Gertrude, dit-elle en se retournant du côté de sa fille: il est temps de nous retirer.
--Tu devrais être fier de tes amies de la ville qui sont si polies! murmura Délima avec un sarcasme irrité au moment où les dames, après avoir fait une légère inclination de tête, laissaient la chambre.
Gertrude, qui sortait la dernière, entendit la remarque et elle jeta involontairement les yeux sur elle, mais il y avait dans leur expression plus de tristesse que de colère. Délima s'en aperçut, et ce fut une excuse à l'accès de colère et de mortification auquel elle donna cours Aussitôt que la porte fût refermée. Comment osaient-elles la traiter avec tant d'insolent mépris? N'était-elle pas autant qu'elles? Et comme il fallait que son mari eût manqué de coeur pour rester tranquillement à la voir insultée. Ah! s'il eût le caractère d'un homme, il n'aurait pas souffert cela.
--Que m'aurait-il donc fallu faire? demanda-t-il enfin sévèrement: elles ne voulaient pas faire ta connaissance, ni la mienne non plus.
Mais les remontrances ou les reproches étaient également inutiles pendant que la poitrine de Délima était agitée par une pareille tempête d'irritation. Dans on opinion, sa dignité et son orgueil avaient été outragés d'une manière honteuse.
Comprenant l'inutilité de résister plus longtemps, Armand se dirigea, en étouffant un soupir, vers la fenêtre et y appuya son front brûlant, fixant un vague regard sur le givre qui de temps en temps venait en frapper les carreaux. Il faisait intérieurement, la comparaison entre cette jeune fille aux manières nobles et distinguées et cette femme au caractère étroit et violent, quoique jolie, qui l'appelait son mari et dont la voix pleine de colère résonnait encore à son oreille. Il frissonna, car il sentit qu'il commençait à comprendre comment certains hommes commettent des suicides et l'enchaînement d'idées qui conduit à un acte de désespoir aussi coupable. Oui, s'il n'avait été retenu pr la salutaire pensée d'une existence future, il se serait débarrassé de la vie et de ses misères.
Finalement, Délima épuisée par sa propre véhémence, s'arrêta et, ouvrant brusquement la porte, appela, pour se faire conduire à sa chambre, une servante qui passait. Cette dernière y consentit, et Armand fut laissé seul.
Il demeurait toujours près de la sombre fenêtre, observant la tempête du dehors, aussi triste que celle qui régnait dans son coeur meurtri de douleur. Sur l'entrefaite, le hennissement de chevaux, le tintement de clochettes, le bruit de voix joyeuses résonnant dans le silence de la nuit, annoncèrent de nouveaux arrivants à l'auberge. Puis on entendit le piétinement de pieds des voyageurs qui secouaient la neige qui y était collée, et la commande d'un bon souper en même que quelque chose de chaud pour ranimer la circulation de leur sang.
Les voix paraissaient cultivées et étaient en quelque sorte familières à Armand; aussi, au moment où il se demandait dans quelles circonstances il les avait déjà entendues, la porte s'ouvrit et livra passage à Robert Lespérance et à l'un de ses amis. Tous deux furent ravis de plaisir en apercevant Durand qui essaya vainement de tirer en arrière pour les éviter. Ils ne voulurent pas que leur réjouissance turbulente fût vue d'un mauvais oeil; ils demandèrent donc des pipes, de l'eau chaude, du sucre et du rum, et ils le forcèrent gaiement à la table où ils le firent asseoir entre eux. Les verres furent promptement emplis de nouveau, car les nouveaux arrivés étaient de bons vivants et ils insistèrent pour qu'Armand en fît autant. Lespérance lui prépara lui-même son verre qu'il fit plus fort et plus sucré.
--A présent, disait à Armand une voix intérieure, laisse-les; tu en as pris assez, retournes avec ta femme!
Mais il ne put supporter l'idée d'être exposé encore une fois cette nuit à son impitoyable langue; aussi prit-il la résolution de rester là où il se trouvait, mais de ne prendre que le seul verre que Lespérance le forçait si énergiquement et avec tant de persistance à accepter. Cependant, lorsqu'il l'eut bu, un singulier sentiment de gaieté s'empara de tout son être, et il sentit qu'il avait à la portée de sa main un calmant qui pouvait lui faire oublier, du moins pendant quelques heures, ses chagrins et ses désespoirs. Pourquoi n'en profiterait-il pas? Oui, à l'avenir, il en tirerait tout l'avantage possible, et cela d'une manière absolue et sans réserve. Dorénavant rien ne le retiendrait, ni le stigmate qui s'attache à la réputation d'un ivrogne, ni le déshonneur, la pauvreté et la ruine qui accompagnent la victime de l'intempérance. De quel prix la vie était-elle pour lui, pour qu'il prit tant de soin et de souci à la conserver? Elle n'en avait aucun. Oui, à dessein et de propos délibéré, il s'abandonnerait à la terrible tentation qui se présentait si inopinément.
Lespérance et son ami, à la fois surpris et enchantés d'un consentement si facilement obtenu d'un être qui avait toujours été remarquable par le contrôle qu'il avait sur lui-même, chantaient de joyeuses chansons, racontaient de gaies histoires, tut en lui versant rasades sur rasades. Enfin, ils eurent la satisfaction de le voir peu à peu glisser sur le sopha, entièrement enivré. Puis ils se félicitèrent de leur ouvrage et en firent des gorges-chaudes. Il avait toujours été si horriblement précieux et fait le fameux, il avait toujours été si régulier et irréprochable, que c'était un triomphe complet de l'avoir fait tomber du piédestal sur lequel il s'était juché. Combien ils s'amuseraient à conter l'histoire à quelques-uns de leurs camarades de Montréal! A ce beau tableau cependant il y avait une ombre. Armand ne s'était pas montré compagnon de verres très-amusant et jovial: il n'avait pas prononcé un seul mot qui ne pût être dit en état de sobriété. Peut-être qu'une autre fois il serait plus agréable; du moins, ils lui en donneraient la chance. Tout en parlant ainsi, ils mirent le dormeur dans une position plus commode, placèrent des coussins sous sa tête, étendirent sur lui son paletot qui se trouvait sur une chaise près de lui, puis ils laissèrent la chambre.
De bonne heure, le lendemain matin, Armand fut réveillé par la servante qui était entrée pour mettre la chambre en ordre, et, chose singulière, à l'exception d'un léger mal de tête, il ne lui restait aucun symptôme désagréable de sa bombance de la veille. Il passa dans la cuisine, se baigna la tête et le visage dans de l'eau froide, et son mal de tête disparut. Après s'être lissé la chevelure le mieux qu'il pût, il revint dans la salle. Là il comprit tout: les verres vides et d'autres traces de la récente bamboche, le sopha sur lequel il avait passé la nuit; oui, il s'était abandonné librement et entièrement au tentateur! A présent que son pouls était calmé et son front rafraîchi, à présent que sa raison avait repris son empire, était-il fâché et peiné de ce qui était arrivé? Hélas! une expression d'opiniâtreté passa sur sa figure, et son coeur répondit: non! Il se rappela la sensation de réjouissance, de bien-être et d'oubli de sa misère que cette ivresse lui avait procurée, et li résolut d'y avoir souvent recours. Il ne pouvait payer trop cher cette bienheureuse interruption dans la monotonie de sa misérable vie dont il était excessivement fatigué.
Il était assis, les yeux fixés sur le plancher, absorbé dans ces pensées, lorsque la porte s'ouvrit doucement et se referma presqu'aussitôt. Il leva les yeux, et quel ne fut pas son étonnement en apercevant Gertrude de Beauvoir debout devant près de lui. Elle était extrêmement pâle et avait une main appuyée sur la table comme pour s'y soutenir.
--Armand Durand, dit-elle d'une voix basse et saccadée, me serait-il permis de vous parler avec toute la liberté et la franchise d'une amie?
Le jeune homme, trop surpris et agité pour répondre de vive voix, fit un signe de tête affirmatif.
--Alors je vous demanderai, par la mémoire des parents qui vous ont si tendrement aimé, par la considération générale que vous vous êtes acquise jusqu'ici, par le souvenir de notre vieille amitié d'enfance, de promettre solennellement que vous ne céderez plus jamais à la tentation qui vous a si complètement dominé hier soir?
La figure d'Armand devint cramoisie. Ah! elle connaissait donc sa dégradation! Eh! bien, qu'est-ce que cela lui importait à elle, cette belle et orgueilleuse jeune fille, si éloignée de son cercle à lui et aux siens?
Le même signe de détermination qui avait obscurci son front lorsque Gertrude était entrée reparut encore.
--Mille merci, mademoiselle de Beauvoir, répondit-il, du généreux intérêt que vous témoignez pour mon bien-être, mais je n'aimerais pas à m'engager de la manière que vous demandez. D'irrésistibles et fortes tentations peuvent surgir, et j'aurai assez à faire en y cédant sans avoir à augmenter le nombre de mes méfaits en violant une promesse que je vous aurais faite.
--Ceci n'est pas une réponse et je ne l'accepterai pas comme telle. Pour venir vous faire cet appel j'ai risqué d'encourir la colère de ma mère, les insultes de votre femme, les moqueries de vos amis. Oui, vous m'écouterez!
--Mademoiselle de Beauvoir, je n'ose pas. Je puis volontiers vous offrir mes résolutions de faire mieux, mais je n'ose me hasarder plus loin que cela. A présent que j'ai goûté à la coupe de l'oubli et que je l'ai trouvée si bienfaisante, si salutaire, je ne pour promettre solennellement d'y renoncer.
--Mais est-ce que vous allez échanger la noble dignité d'honnête homme, les talents dont Dieu vous a si abondamment doué, pour la vie dégradante d'un ivrogne, la mort prématurée et affligeante d'un ivrogne?
--La vie ne m'est pas si agréable pour que je m'y cramponne, répliqua-t-il avec amertume.
--Oh! je sais cela, Armand,--et elle joignit involontairement les mains, tandis que ses yeux s'emplirent de larmes;--j'ai entendu tout ce qui s'est passé: nous occupions, ma mère et moi, la chambre voisine, et quoique nous ayons pu faire, nous avons entendu chaque mot à travers la mince cloison. Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant qu'après qu'elle vous eût laissé et qu'eux fussent arrivés, vous douloureusement éprouvé, tenté dans votre heure de faiblesse, ayez failli? A peine ai-je pu m'empêcher de me rendre près de vous pour vous arracher le verre des mains, mais ma mère était avec moi et je n'ai pas osé. Puis je les ai entendus se glorifier de votre chute, former le projet de vous tenter encore à l'avenir, et je me suis fait voeu, Armand Durand, qu'au point du jour je vous chercherais et j'essayerais de vous sauver!
Armand était si fortement ému qu'il ne pouvait articuler une seule parole.
Après avoir inutilement attendu une réponse, elle continua rapidement, d'une voix émue et tremblante:
--Vous n'êtes pas le seul à qui le fardeau de la vie est lourd. Ah! l'existence n'est pas, pour moi non plus, une feuille de rose; mais nous ne devons pas chercher notre récompense sur cette terre. Alors, armez vous donc d'un généreux courage, et au lieu de vous laisser abattre sur le champ de bataille, combattez bravement jusqu'à la fin.
Comme il continuait à garder le silence, et qu'elle craignait un refus définitif, elle se hâta d'ajouter:
--Je vous en prie, écoutez-moi jusqu'au bout: vous ne prendrez as en mauvaise part la démarche que j'ai faite et vous ne l'interpréterez pas comme une action indigne d'une jeune fille bien-née et qui se respecte; mais si je suis vue ici, d'autres n'auront pas la même pensée. Cependant, malgré cette crainte, je ne partirai pas avant que vous ne m'ayez donné la promesse que je vous demande.
--Eh! bien, qu'il en soit comme vous le désirez, amie au coeur noble et généreux, lui répondit-il: oui, par tout ce que j'ai de plus sacré sur la terre, je vous promets de ne plus jamais boire à cette coupe fatale. Du moins, je ferai mes efforts pour me montrer et devenir digne du sympathique intérêt que vous avez daigné prendre d'un être aussi indigne que moi.
Le visage de Gertrude se rassénéra.
--Je sais, dit-elle avec une expression de bonheur, je sais que cette promesse sera fidèlement tenue. Maintenant, acceptez cette bague,--et elle tira de son doigt un superbe rubis--portez-la, non comme souvenir de celle qui vous la donne, mais en mémoire de la promesse solennelle que vous avez faite au moment où elle vous fut présentée.
La bague, qui était trop grande pour Gertrude, allait très-bien au doigt d'Armand.
--Elle sera portée aussi longtemps que ma promesse sera tenue, c'est-à-dire jusqu'à la mort! dit-il en la passant dans l'un de ses doigts.
--Merci, M. Durand. Et maintenant adieu: nous partons ce matin, et je ne vous reverrai probablement plus.
Ils se donnèrent la main et se séparèrent.
Lorsqu'il fut seul, Armand pencha respectueusement la tête et demanda à Dieu la grâce de garder inviolable sa promesse, et il le remercia en même temps de ce qu'il y eût sur cette misérable terre des femmes comme Gertrude de Beauvoir. L'amitié que lui avait témoignée cette personne à l'esprit noble et généreux, le releva dans sa propre estime, lui fit rappeler les hautes aspirations qu'il avait eues dans les commencements, le remplit des résolutions les plus ferventes pour être à l'avenir sincère et fidèle à ses bons penchants.
Il était debout près de la fenêtre à rouler toutes ces pensées dans sa tête et à admirer le soleil qui jetait majestueusement ses rayons sur un monde de crystaux de neige et de brillants diamants, lorsque sa femme entra.
--Tu es vraiment un mari bien tendre et rempli d'attentions! dit-elle ne l'apostrophant rudement.
Armand se contenta de lui faire signe que la chambre voisine était occupée, et elle baissa la voix sans toutefois changer l'esprit de ses récriminations.
--C'est une honte pour toi de m'avoir laissée seule toute une nuit dans une maison étrangère et dans un petit cabinet de chambre rempli de rats et de souris affamés qui m'ont tenu toute la longue nuit dans une mortelle terreur.
--Vois-tu, Délima, tu m'avais laissé si brusquement et tu m'en avais tellement dit avant de partir, que je ne me souciais pas fore, en te suivant, de m'm'exposer à en recevoir davantage.
--Où, alors as-tu passé la nuit? je suppose à fumer et à boire?
--Tu n'as pas encore deviné toute la vérité. Je l'ai passée là, couché sur ce sopha, stupidement enivré. Si tu doutes de la véracité de mes paroles, demande à Lespérance et à son ami qui ont été mes compagnons de fête.
Délima pâlit. Elle avait assez vu les maux et les horreurs de l'ivrognerie (son père ayant succombé à cette terrible passion) pour frémir de terreur à la pensée d'avoir un ivrogne pour compagnon de ses jours. Le naturel raffiné d'Armand, son horreur de tout ce qui était vice et dégradation l'avaient bercée dans une rêve de fausse sécurité, d'où elle s'éveillait tout-à-coup avec terreur. Oui elle entrevoyait le précipice au bord duquel elle et son mari se trouvaient, et sa conscience lui soufflait que sa langue de vipère et son humeur tracassière étaient les principales causes qui l'avaient fait succomber à la tentation.
Malgré tout cela cependant, elle se retourna vers lui avec colère te lui dit:
--Comment, as-tu le front de me dire une pareille chose? Tu devrais avoir honte de toi. Ah! je prévoyais quel serait mon sort lorsque j'ai consenti à laisser mes amis et mes parents. Je suppose que tu veux, par ce moyen, me briser le coeur afin de te débarrasser bientôt de moi!
Et elle éclata dans un paroxysme de pleurs.
Il la regarda, et involontairement il fit un nouveau contraste entre sa brusquerie indigne du sexe faible, sa méchanceté et son humeur acariâtre, et la jeune demoiselle qui, quelques minutes auparavant, était là; et, rapide comme l'éclair, la pensée lui traversa la tête que l'une semblait être son bon ange et l'autre son mauvais ange. Cependant il repoussa immédiatement cette idée, et il se sentit soulagé lorsque, par un mouvement de curiosité, Délima se rendit à la fenêtre, attirée par des sons de voix et le tintement de clochettes: c'étaient, comme elle avait supposé, madame de Beauvoir et sa fille qui entraient dans leur sleigh magnifiquement équipé et traîné par une paire de splendides chevaux bruns.
Cette vie excita tellement son intérêt qu'elle oublia son chagrin et sa colère, et séchant ses larmes, elle demanda à la servante qui venait d'entrer pour préparer le repas du matin, si ces dames partaient sans prendre le déjeuner?
--Non, répondit la femme de chambre; elles se sont fait servir dans leur chambre un déjeuner qu'elles ont généreusement payé et auquel elles n'ont presque pas touché. La plus vieille dame paraissait fatiguée de n'avoir pu dormir de la nuit, vu le tapage que l'on avait fait dans la chambre voisine.
Armand tressaillit. La fille qui parlait ne soupçonnait pas que le paisible monsieur qui était devant elle avait été l'un de ceux qui avaient troublé le repos de madame de Beauvoir; mais il n'en sentit pas moins pour cela la honte, l'humiliation du moment, et il lui fallut un regard sur le rubis qui brillait à son doigt pour se remettre.
Délima, pour s'indemniser du désappointement d'avoir perdu une seconde rencontre avec les dames de Beauvoir, se donna des airs de grande dame au déjeuner, auquel assistaient Lespérance et son ami. Elle s'était d'abord promis de faire d'amers reproches aux deux joyeux lurons pour la part qu'ils avaient prise dans les écarts de son mari pendant la nuit précédente; mais se rappelant tout-à-coup la silencieuse et tranquille dignité de Gertrude et la froide hauteur de sa mère, elle tâcha d'imiter l'une et l'autre, et désappointa agréablement son mari qui se préparait à avoir une scène quelconque; en même temps elle en imposa aux deux autres convives qui se demandaient intérieurement où la petite campagnarde avait pu prendre ces manières de grande dame.
Le voyage à Québec se fit sans autre incident.
Il était tard, le soir, lorsqu'ils y arrivèrent. Lespérance, qui connaissait parfaitement la vieille cité de Champlain, les conduisit dans une auberge à bon marché dans la basse-ville où ils eurent le loisir de rester en attendant qu'ils trouvassent une maison de pension.
Après que Délima, épuisée par la fatigue de la route, se fût retirée pour la nuit, Lespérance aborda Armand.
--Maintenant, lui dit-il gaiement, viens avec nous; viens, nous allons demander des pipes et des verres, et nous allons passer une bonne nuit... Allons, mon bon, ne secoues pas la tête d'une façon aussi négative. Pense au temps agréable que nous avons eu hier à l'auberge de La feuille d'érable, et tu n'en as pas été la miette plus mal le lendemain matin!
--C'est la première nuit que j'aie passée de cette manière, et je suis fermement convaincu, Lespérance, que ce sera la dernière. Il est tout-à-fait inutile d'insister, car aucune persuasion, aucune raillerie, ne me feront changer de détermination.
Malgré cela, le tentateur persistait encore: il ne voulait pas mener Armand dans aucun excès, il désirait simplement passer ensemble une agréable et joyeuse veillée. Mais entre Durand et celui qui cherchait à achever sa perte s'élevait, comme un bouclier et une sauvegarde, la noble et calme figure de Gertrude.
Le lendemain notre héros trouva, à un prix assez modique, une maison de pension qui avait l'air assez confortable, et il s'y installa sans délai avec sa femme. Il chercha ensuite M. Duchesne, et sur la présentation d'une lettre qui lui avait été remise par Belfond, il fut reçu avec beaucoup de politesse et installé de suite dans le bureau qui ne différait de celui qu'il avait occupé à Montréal qu'en ce que celui-ci était plus sombre et plus malpropre.
Il va sans dire que Délima se fâcha et grommela. Elle trouva que les côtes étaient trop escarpées et trop glissantes, les rues étroites et sales, les magasins petits et mesquins dans leur extérieur, quoiqu'on sût parfaitement bien y extorquer l'argent des gens. Comme la santé de Délima était délicate, le jeune mari écouta ces plaintes bien qu'elles fussent puériles, avec plus d'égard et de sympathie qu'il ne lui en avait montrés dans ces derniers temps. Il s'empressa de consulter un médecin d'expérience qui, ayant trouvé l'état de santé très-précaire, prescrivit une diète généreuse, du bon vin et une promenade en voiture tous les jours lorsque la malade serait incapable de marcher.
Soit par l'effet de l'entière séparation d'avec madame Martel,--ce parfait brandon de discorde,--ou par l'effet des espérances d'une maternité qui approchait, il s'opéra un grand changement dans l'humeur de Délima: son caractère subit une douce influence. Il y eut bien encore de puériles chagrins et des plaintes pour que le Docteur Meunier en perdît quelques fois patience; mais le vieil esprit d'arrogance et d'agression disparut. Sa dépendance d'Armand était maintenant portée jusque dans ses plus petits détails. Ainsi, lorsqu'approchait l'heure de son retour du bureau, elle s'asseyait près de la fenêtre pour le voir arriver, s'il était en retard, ce qui arrivait quelques fois lorsqu'il avait des commissions, elle lui faisait des reproches de sa négligence et de son indifférence, prétendant qu'il ne venait tard que parce qu'il trouvait ennuyeux le temps qu'il passait avec elle.
Pour quelqu'un qui aurait eu des dispositions moins généreuses et moins douces qu'Armand Durand, tout aurait été pénible et intolérable, mais il trouva une excuse à ces tracas dans la santé maladive de sa femme dans sa condition solitaire et isolée. Ils n'avaient pas d'amis et de connaissances à Québec, et ils n'en firent pas. Armand connaissait quelques avocats et des étudiants dont il avait rencontrés quelques-uns à Montréal, mais l'intimité n'alla pas plus loin qu'au salut ou peut-être à une poignée de main lorsqu'il les rencontrait dans la rue. Heureusement pour Délima que son hôtesse était une douce et excellente personne, mais les soins de son ménage, joints à l'occupation de ses pensionnaires et de trois petits enfants, ne lui laissaient que peu de loisir pour tenir la conversation avec sa nouvelle pensionnaire.
Le jour de l'an était arrivé: l'astre du jour brillait dans toute sa splendeur, et quoique le froid fût vif, le ciel était sans nuages et les chemins superbes. Les rues étaient remplies de chevaux de toutes couleurs et de voitures de toutes descriptions, chargées principalement de messieurs, car en ce jour de fête toute spéciale la partie féminine de la population reste à la maison pour recevoir les visites.
Vêtue d'une robe unie à couleur sombre,--car le goût des toilettes et des parures paraissait l'avoir laissée--Délima, qui aait l'air tr-s-tranquille et pensive, était assise dans un fauteuil qu'elle avait traîné près de la fenêtre pour voir les scènes du dehors.
Elle entendit dans les escaliers un pas pressé et léger, et Armand entra.
--Voyez, madame Durand, dit-il gaiement, je vous ai apporté vos étrennes.
Et en disant cela il ouvrit et lui passa dune petite boite en carton dans laquelle, entourée de ouate, se trouvait une petite mais bien belle épinglette.
Elle la prit et tandis qu'un léger sourire animait sa figure et qu'elle faisait un effort de son ancienne coquetterie, elle l'attacha à sa robe.
--Elle te vas très-been, chère, mais l'année prochaine il nous faudra avoir quelque chose de plus coûteux.
Ces paroles touchèrent apparemment quelque fibre douloureuse ou peut-être quelque pressentiment funeste dans la poitrine de la jeune femme, car elle éclata en sanglots et lui dit:
--Armand, Armand, mon coeur me dit que je ne verrai plus un autre jour de l'an!
Peiné de ce découragement, Durand fit son possible pour la cajoler et la faire rire; il lui prit la main et lui dit doucement:
--Dis-moi, chère femme, est-ce qu'il y aurait quelque chose que tu désirerais que je fisse pour toi?
--Je n'ai qu'un seul désir au monde, mais comme je sais que tu ne me l'accorderas jamais, je n'ai que faire d'en parler.
Une vague idée de la chose traversa l'esprit de notre héros et le fit frissonner, mais il regarda la jeune et pâle figure en pleurs qui était tournée vers lui d'un air suppliant, et il dit courageusement:
--Qu'est-ce que c'est?
--Je voudrais avoir la cousine Martel pour prendre soin de moi pendant ma maladie.
L'esprit d'Armand saisit de suite toutes les tracasseries, les tempêtes domestiques, l'intense affliction comprises dans cette simple phrase, et il garda le silence.
Délima continua:
--Tu sais que la vieille demoiselle Duprez qui occupait la petite chambre voisine est partie pour aller passer l'hiver avec ses amis aux Trois-Rivières, de sort que nous pourrions avoir cette chambre pour la cousine Martel. Si elle était demandée, elle viendrait très-volontiers, et ce me serait une grande consolation de l'avoir avec moi, plutôt que d'être toute la journée seule à m'ennuyer. Oh! je t'en prie, mon cher Armand, accorde-moi cela!
Il n'était pas dans la nature de Durand de refuser.
--Eh! bien, dit-il, je présume que je ne dois pas répondre par un non à une demande faite le jour de l'an: ainsi tu lui écriras lorsque tu le voudras, et dis-lui que nous paierons toutes ses dépenses.
--Comme tu es bon, Armand! je pense bien qu'elle ne voudrait pas sans cela. La première fis que je suis venue de Saint-Laurent, il m'a fallu lui payer de mon ouvrage les jolies toilettes qu'elle m'avait achetées. Et maintenant, laisse-moi admirer encore ma jolie épinglette; il y a longtemps que je ne me suis vue aussi gaie.
Quelles que fussent les secrètes pensées d'Armand, il les garda pour lui, et le jour de l'an se termina plus plaisamment pour le jeune ménage qu'il n'avait commencé.
Madame Martel accepta avec un empressement facile à comprendre l'invitation, et dans un espace de temps qui parut singulièrement court à Armand, elle arriva avec armes et bagages.
Logée et pensionnée aux frais d'Armand, elle se sentit obligée de se comporter d'une manière au moins tolérable, mais son éternelle présence dans la petite chambre qu'ils occupaient était déjà un cruel supplice. Comme de raison, la malade consumait maintenant, et assez mystérieusement, un double quantité de vin et de douceurs, sans pour cela gagner plus d'embonpoint; mais Armand ne se plaignit pas de ces surcroîts de dépenses tant qu'il put les faire en s'efforçant de pratiquer la plus sévère économie sur les choses qui concernaient ses goûts particuliers et ses plaisirs personnels, et aussi en travaillant le matin et le soir à l'écriture que M. Duchesne, conformément à la promesse qu'il avait faite à Belfond, lui procurait abondamment.
Une après-dînée qu'il avait annoncé à Délima qu'en raison d'une demi journée de congé accordée à son bureau, il reviendrait de bonne heure, lorsqu'il rentra il fut agréablement surpris de la trouver seule.
--Où est donc madame Martel? lui demanda-t-il.
--Je l'ai envoyée me faire une couple de commissions qui la tiendront occupée jusqu'à la fin du jour. Le fait est, Armand, que j'en suis fatiguée.
--Ah! Bah! voilà du nouveau! Je crains qu'après cela tu deviennes fatiguée de moi et que tu m'éloignes à mon tour.
--Oh! non! il n'y a pas de danger que cela arrive. Depuis que j'ai vécu ici seule avec toi et que je n'ai pas eu continuellement quelqu'un à toujours parler mal de toi, à me mettre dans la tête toute espèce de malices et de méfaits, je me sens d'autres sentiments à ton égard. Armand, je sens que je n'ai pas été une bonne épouse.
--C'est une absurdité ce que tu me dis là, ma chère Délima, il ne faut pas t'occuper de cela. Nous tournerons bientôt une nouvelle et agréable page du journal de notre vie.
--Tu la tourneras seul, mon mari, et je désire franchement et de tout mon coeur que ce soit une page heureuse! répliqua-t-elle d'un ton calme et plein de mélancolie.
--Pourquoi cela? Si tu parles d'une manière aussi déraisonnable, je commencerai réellement à regretter l'absence de la vieille cousine Martel. Non, non, il a été décidé que tu mourrais la femme d'un juge, et si tu veux considérer que je n'ai pas encore subi mon examen pour entrer seulement dans le temple de Thémis, tu verras que tu as encore une longue carrière à fournir.
Elle secoua la tête, mais ne fit aucun effort pour empêcher son mari d'amener la conversation sur un sujet moins lugubre.
Nos deux jeunes gens parurent très-contrariés de voir madame Martel entrer dans leur chambre. Elle avait l'air tout intriguée. Après avoir raconté avec une prolixité extraordinaire les fatigues de son expédition, les chutes qu'elle avait failli faire sur les trottoirs glissants, les chevaux à l'épouvante qu'elle avait évités, les voleurs sous la figure de négociants pratiquant l'extorsion auxquels elle avait échappé, elle montra ses emplettes, vantant avec complaisance son habilité supérieure à acheter et les disputes qu'elle avait soutenues avec les marchands. Lorsqu'elle eut épuisé ce fertile sujet, elle se mit tout-à-coup dans la tête que l'appartement était froid, et, ouvrant la porte du poële avec grand fracas, elle y mit plusieurs morceaux de bois tout en manifestant son étonnement de ce qu'Armand était assis là bien tranquillement et laissait ainsi refroidir la chambre.
--Mais, cousine Martel, il fait assez chaud et nous avons assez de feu, riposta Armand. D'ailleurs le Dr. Meunier nous a principalement défendu de tenir la chambre trop chaude: il dit que cela affaiblit Délima.
--Qu'importent les opinions du Dr. Meunier ou celles de quelqu'autre jeune homme sans expérience? je pense que, comme garde-malade, je devrais en savoir assez sur la manière de tenir la chambre d'une malade.
Nous devons dire ici que dès les premiers instants de l'arrivée de madame Martel, une vive hostilité s'était élevée entre cette digne matrone et le médecin de Délima, et qu'elle mettait instinctivement opposition à toutes les prescriptions et recommandations de la haute autorité. Si le Dr. Meunier entrait gaiement dans la chambre et qu'après avoir parlé de la température il suggérait une promenade à pied ou en voiture, selon le cas, la vieille maussade reprenait:
--Grand Dieu! sortir aujourd'hui! vrai, elle gèlerait à mort. Regardez donc dehors: les glaçons pendus au bout du nez des chevaux!
--S'ils lui font peur, elle peut s'abstenir de les regarder! répondit-il sans plus de cérémonie.
Ou bien, d'autres fois, il lui arrivait de faire sa visite pendant l'absence d'Armand, et il trouvait la chambre aussi chaude qu'un four; alors il demandait à madame Martel, d'un ton un peu froissé, quel objet elle avait en vue: si c'était de faire de suite rôtir la malade toute vivante ou de l'affaiblir jusqu'à la mort par cet atroce moyen de calorique?
--L'affaiblir, Docteur! répondait-elle avec indignation: un bon feu et une bonne nourriture n'ont encore jamais affaibli personne.
--S'il vous plaît, madame, je ne veux pas avoir dans cette chambre de malade aucun des caprices de vieille femme: ils ont tué plus d'infortunés que la maladie ne l'a jamais fait.
--Tu veux la tuer à ta manière! murmurait-elle à voix basse.
--En l'absence du Dr. Meunier elle défiait encore plus systématiquement ses ordres. Les promenades en plein air étaient toujours remises à un temps lus favorable; le poële était comblé de bois et, plus que cela, elle jetait de côté les toniques et les potions du médecin, sous le prétexte qu'une tasse de bouillon ou un verre de vin chaud ferait plus de bien que ses dégoûtantes médecines.
Ce qu'il y a de curieux, c'est que madame Martel qui n'avait aucune confiance dans les réparations du médecin, en avait beaucoup dans ses propres tisanes et elle en fournissait avec abondance à la malade. Cependant, ceci n'était connu que d'elle, car elle savait parfaitement bien qu'Armand, quoique paisible sous d'autres rapports, n'aurait jamais toléré une révolte aussi audacieuse contre la Faculté.
Quoique ne connaissant probablement pas seulement la moitié des exploits de madame Martel, le Dr. Meunier avait ouvertement et dans les termes les plus explicites exprimé son opinion sur son compte, terminant une fois ses remarques à notre héros en lui disant:
--Si elle était garde-malade à gages, M. Durand, je la prendrais certainement par les épaules et je la jetterais dehors.
A la suite de ce conseil, Armand voulut savoir l'opinion de sa femme sur la possibilité d'induire leur cousine à abréger sa visite pour le présent, sauf à en faire une plus longue plus tard; mais la simple mention de ce projet jeta Délima dans un accès de pleurs, pendant lequel elle déclara avec vivacité qu'elle était certaine que si madame Martel la laissait maintenant elle ne la reverrait plus jamais.
Le sujet fut donc abandonné et les choses restèrent dans le même état jusque'à ce que l'événement attendu avec tant d'anxiété fût arrivé.
Les tristes pressentiments que la pauvre Délima avait depuis les quelques dernières semaines n'étaient que trop fondés, et le soir du jour qui le vit père, Armand était, pâle et frappé de terreur comme quelqu'un qui est sous l'empire d'un songe terrible, près des restes inanimés de sa femme et de son enfant. Quelques mots d'adieu à son mari, à son enfant, un tendre baiser sur son front encore mouillé par les eaux du baptême et sur lequel commençait à perler les sueurs de la mort, et l'âme de la jeune femme s'était envolée vers l'éternité, presqu'aussitôt suivie par celle du petit innocent.
Rarement des cierges avaient répandu leur pâle lumière sur d'aussi beaux restes de la triste humanité que sur ceux de cette jeune mère et de son enfant. La mort avait accentué les faibles traits de celui-ci san toutefois les contracter, en sorte que ce petit visage délicat avait une ressemblance surprenante avec la douce figure classique auprès de laquelle il reposait.
Dans le cours de la longue nuit que le nouveau veuf passa auprès de ce lit paisible et silencieux,--il avait refusé d'une manière brève et presque sévère toutes les offres qu'on lui avait faites de lui servir de compagnon dans ces dernières et tristes veillées,--il s'assujettit à un stricte et âpre examen intérieur. Il sentit qu'il n'avait jamais aimé celle qu'il avait juré solennellement à l'autel d'aimer, mais il lui était resté fidèle et il l'avait chérie en maladie comme en santé; il avait peut-être supporté plus patiemment ses défauts et ses faiblesses que si elle eût occupé les plus profonds replis de son coeur. Ah! sa conscience était plus calme à présent qu'il avait souffert et tout supporté avec patience au lieu de se venger, même lorsqu'il aurait eu des raisons de le faire. Il pouvait donc envisager tristement cette belle figure, sans lire des reproches sur ses traits de marbre et sans se torturer par de vains regrets de ne pouvoir expier un passé qui n'était plus à sa portée.
Du moment qu'Armand perdit sa femme, il s'opéra un remarquable changement chez madame Martel. Les manières demi familières, demi agressives qui avaient caractérisé cette femme depuis qu'il était entré dans sa famille, avaient entièrement disparu pour faire place à la politesse qu'elle lui témoignait lorsqu'il s'était mis en pension chez elle.
Lorsqu'elle eût vu déposer la pauvre Délima dans le paisible cimetière Saint-Louis, elle fit, avec émotion, ses adieux au jeune veuf, sentant bien en elle-même que de ce jour toutes relations entr'eux étaient rompues.
Elle ne se trompait pas.
Lorsque les premiers jours de son deuil furent écoulés, notre héros reprit ses études légales et s'y livra coeur et âme. L'état solitaire dans lequel il vivait contribua pour une bonne part à son avancement. M. Duchesne ne fut pas longtemps sans acquérir la certitude que le jeune homme qui lui avait été si chaleureusement recommandé par son cousin Belfond, était de ceux qui sont destinés à arriver de bonne heure au pinacle du succès que tant d'autres n'atteignent jamais. En écrivant à Rodolphe, il lui avait donné sur Armand les rapports les plus flatteurs et lui disait que rarement il avait vu de plus grands talents unis à autant d'énergique fermeté et à autant de probité dans le caractère.
Le lecteur ne sera donc pas surpris d'apprendre, qu'après avoir subi le plus heureux et le plus brillant des examens, Durand reçut de M. Duchesne la proposition d'une part dans sa vaste pratique. L'offre fut vite acceptée avec reconnaissance, et Armand se trouva dans une position particulièrement bonne pour un homme de son âge, qui avait lutté pendant quelque temps avec d'aussi grands désavantages.
Cette chose si subtile qu'on appelle le temps s'écoula, et de bienveillants sourires furent encore prodigués au jeune, habile et élégant avocat, et les invitations lui vinrent de tous côtés; mais jamais on ne le vit dans les gaies réunions du monde à la mode. Cependant, il vint un temps où il fut obligé, du moins une fois, de se départir de son habitude: ce fut à l'occasion du mariage des son ami Belfond.
Celui-ci, malgré ses fréquentes et vigoureuses tirades contre le mariage et le beau sexe, s'était tout-à-coup décidé, après une connaissance de trois semaines et une cour de huit jours, de conduire à l'autel une fillette de seize ans, toute fraîche sortie de son costume bleu,--couleur alors portée par les élèves du Couvent de la Congrégation Notre-Dame,--et qui, pour contrebalancer son extrême jeunesse, possédait une jolie figure et des manières tout-à-fait gentilles et aimables. Le commérage de Québec avait décidé que la jeune personne qu'il avait choisie était Gertrude de Beauvoir, et Durand s'était senti mécontent de lui-même par l'étrange et sourde douleur ainsi que par le sentiment de tristesse que cette nouvelle lui occasionna.
Un matin, Belfond entra dans ses confortables chambres. Armand essaya inutilement de rendre cordial l'air de préoccupation qu'il avait en l'apercevant. Son ami l'informa, avec un air souriant mais un peu embarrassé, qu'il était venu pour lui donner une chance de lui souhaiter de la joie. Alors notre héros fit de son mieux contre fortune bon coeur, accepta la proposition avec la meilleure grâce du monde et il ajouta, peut-être d'un ton un peu mordant, que lui et sa fiancée se connaissaient depuis assez longtemps pour avoir réciproquement une idée raisonnable de leurs goûts et de leurs sympathies.
--Allons, s'écria Belfond, pas de persiflages, Armand! Si un autre que toi m'eût dit cela, au lieu de l'inviter à mes noces, je l'aurais culbuté d'un coup. La petite Louise et moi nous n'en serons que plus heureux, après notre mariage, d'avoir pour occupation d'étudier les qualités de l'un et de l'autre, car, tout naturellement, nous essaierons de rester aveugles sur nos défauts.
--Louise! dit Armand tout dérouté.
--Oui, Louise d'Aulnay; mais tu n'as pas besoin d'ouvrir de si grands yeux tu ne la connais pas: elle n'est sortie du couvent que l'été dernier.
--Ah! reprit Armand se sentant soulagé d'un poids immense, je pensais que c'était mademoiselle de Beauvoir.
--Non, il n'y a pas de danger! Je t'ai dit, il y a déjà des années, qu'elle n'était pas de mon goût et que, probablement, je n'étais pas du sien, et en vérité d'aucune autre; mais qu'importe? elle a refusé des partis à droite et à gauche, et quelques-uns meilleurs que ceux auxquels elle aurait droit de s'attendre; mais une chose pour laquelle je la respecterai et la révérerai toujours, c'est parce qu'elle a directement rejeté ce suffisant freluquet de de Montenay. Je suppose que sa vocation, comme ma petite Louise appellerait cela, est de rester vieille fille. Peut-être que la circonstance qu'elle vient ici pour servir de fille d'honneur à Louise a donné naissance au bruit courant de mon mariage avec elle. Les deux familles sont dans les meilleurs termes d'amitié, se faisant souvent des visites et se rendant des politesses. Mais quelle différence il y a entre les deux! Ah! Gertrude est trop spirituelle et trop fière pour un pauvre diable comme moi. Elle te conviendrait mieux.
Heureusement que, pendant qu'il parlait ainsi, Belfond était occupé selon une vieille habitude à frapper du bout du pied le pied de la table sculptée en patte de lion, en sorte qu'il ne s'aperçut pas de la vive rougeur que ces dernières paroles avaient fait monter à la figure de son ami.
--Et maintenant, Armand, continua-t-il, aimerais-tu à être garçon d'honneur?
--Pas du tout, mon cher ami, répondit-il à la hâte: tu sais l'aversion que j'ai pour ces sortes de cérémonies. Je désire rester dans ma coquille comme un limaçon.
--C'est ce que je pensais; aussi, j'ai promis conditionnellement à Arthur d'Aulnay, mon futur beau-frère, que si tu n'acceptais pas je le choisirais. Il brûle d'être garçon d'honneur, car il est profondément frappé de mademoiselle de Beauvoir et, comme il n'a que dix-huit ans, tu peux imaginer les chances qu'il court. Maintenant il faut que je parte, car j'ai à choisir une garniture de perles pour ma perle incomparable; mais avant de nous séparer, Armand, un mot d'avis pour toi. Comme tu sais apprécier mon amitié, n'essaies jamais de me faire endêver sur ce que je ne connais Louise d'Aulnay que depuis peu de temps ou de donner à entendre, comme l'a fait ce matin un camarade que je me propose de ne plus regarder, que si j'avais retardé une semaine j'aurais probablement changé d'idée comme je l'ai fait si souvent. Allons, au revoir! ne manques pas d'être prêt de bonne heure le matin de l'heureux jour.
Ce fut avec des sentiments bien divers qu'Armand endossa l'habit irréprochable avec lequel il devait assister à cette fête nuptiale; puis il tressaillit à l'idée de se rencontrer prochainement avec la seule femme qui avait, il le savait maintenant, que qui était encore son unique amour, la femme dont le généreux courage l'avait sauvé lui-même de la ruine et qui lui avait tendu une main secourable lorsque tout le monde, à une exception, l'avait abandonné.
Les d'Aulnay étaient une des premières et des plus riches familles de Québec, en sorte que tout fut fait avec éclat et splendeur. La fiancée paraissait comme un perce-neige et son aristocratique fille d'honneur comme une magnifique fleur de lys, grande, blanche, superbe et noble.
Pendant la cérémonie les yeux d'Armand la suivirent avec un singulier renouvellement du culte de son enfance et avec l'ardente admiration qu'elle lui avait inspirée pendant leur première entrevue à la fête d'été chez M. de Courval; mais à la fin de la cérémonie, lorsque leurs regards se rencontrèrent et qu'ils échangèrent un petit salut, il pensa tristement qu'elle n'était pas maintenant plus près de lui qu'elle ne l'avait été au timide jeune homme de campagne.
Les convives se trouvèrent bientôt assis autour d'une table somptueusement servie, et ce fut alors qu'il arriva à Armand un des contre-temps désagréables dont il avait été jusque-là protégé par sa vie retirée. Depuis le mémorable matin que Gertrude, semblable è un ange de lumière, lui était apparue à la petite auberge et lui avait arraché cette promesse qui avait été son salut, il s'y était montré scrupuleusement et religieusement fidèle; même lorsque madame Martel, en lui annonçant qu'il était père lui avait présenté un verre plein jusqu'au bord, l'invitant à boire à la santé de la mère et de l'enfant, il s'était bravement exposé à l'indignation de la bonne femme en refusant avec fermeté la coupe qu'elle lui offrait, ce qui lui faisait faire, plus tard la remarque qu'elle s'attendait bien à la triste catastrophe qui était survenue peu de temps après une circonstance si inouïe.
On proposa une santé en l'honneur des jeunes mariés et les verres furent emplis de champagne. Machinalement notre héros leva le sien à la hauteur de ses lèvres, espérant par là échapper à la remarque et aux imputations d'affectation qu'on ne manquerait pas de lui faire. En effet, il fut désappointé dans son attente car deux ou trois personnes, qui l'avaient observé, lui en firent le reproche. La tempérance totale était peut-être plus rare dans ce temps-là qu'aujourd'hui, et il reçut une avalanche de railleuses désapprobations, jointes à une certaine dose de ce que Belfond appelait des scies.
--Est-ce que M. Durand, comme les chevaliers d'autrefois à la veille de mettre leurs éperons pour la première fois, aurait fait voeu de s'abstenir du jus de la vigne? demanda ironiquement de Montenay.
--Je suis lié par une promesse! répliqua notre héros avec froideur, tout en observant la courtoisie.
--Bien, il me semble qu'une circonstance aussi heureuse que la présente devrait, comme un jubilé, exempter de tous voeux onéreux ou mal fondé. Qu'en pense la charmante fille d'honneur!
--Je pense qu'une promesse faite doit être accomplie! répondit-elle d'une manière brève.
Sur ces entrefaites, une autre santé fut proposée et accueillie, et on laissa tranquilles Armand et son verre plein.
Après que les convives furent revenus au salon, il se trouvait debout devant un beau tableau représentant une des belles dames de la cour de France, et il pensait comme son front calme et fier, ses yeux brillants ressemblaient à ceux de mademoiselle de Beauvoir, lorsqu'il entendit tout-à-coup derrière lui le frôlement d'une robe de soie; et se retournant, il aperçut mademoiselle de Beauvoir qui se rendait à l'autre bout de l'appartement. Ils échangèrent quelques mots d'étonnement sur ce qu'ils ne s'étaient vus depuis très longtemps, Armand fit allusion à la vie retirée qu'il avait menée depuis quelque temps, puis il s'établit une pause qui fut rompue par Gertrude.
--J'ai été bien contente ce matin, dit-elle, en voyant comme vous avez fidèlement tenu votre promesse.
--Est-ce que je pouvais faire autrement lorsque vous aviez daigné me la demander? Ah! j'espère que je la garderai ainsi que le précieux talisman que vous m'avez alors donné, comme je vous l'ai déjà dit, jusqu'à la mort!
Et il porta à ses lèvres le rubis dont elle lui avait fait cadeau.
--Songez, mademoiselle de Beauvoir, continua-t-il, songez de quoi vous m'avez sauvé, à tout ce que je vous dois, et dites-moi si vous devez vous étonner de l'ardente et éternelle gratitude que je ressens pour vous?
Ah! Armand, cette voix passionnée, ce regard intense, cette émotion et ces manières trahissaient, à son insu, un sentiment plus vif que celui de la reconnaissance.
Une rougeur soudaine monta à la figure de Gertrude, et elle baissa ses yeux.
--M. Durand, dit-elle, vous attachez véritablement trop d'importance à une bagatelle, et la fidélité que vous avez mise à observer votre promesse me récompense amplement de ce qu'il m'en a coûté pour vous la demander... Mais vous ne vous êtes pas encore informé de votre vieil ami, M. de Courval? ajouta-t-elle voulant donner le change à la conversation qui commençait à devenir embarrassante. N'avez-vous pa su qu'il a été très malade?
--Je suis vraiment fâché de l'apprendre, dit Armand en lui présentant une chaise que sa compagne accepta de suite, contente de prolonger cette conversation qui avait revêtu un caractère strictement général.
Elle apprit à Durand que M. de Courval avait eu plusieurs attaques de rhumatisme aigu, que de fait il était devenu un martyr de cette maladie, et que, quoiqu'il fût mieux dans le moment, madame de Beauvoir avait été obligée de rester à la maison pour le soigner; puis l'entretien roula sur leur première rencontre au Manoir d'Alonville lorsqu'ils n'étaient qu'enfants, et combien même alors elle l'avait aidé et encouragé. Entre ce lointain souvenir et leur rencontre, dans la petite auberge, qui avait exercé une si heureuse influence sur la carrière subséquente du jeune homme, la transition fut facile. Le sujet était, selon toute apparence, plein d'intérêt pour les deux, et quel que fût le charme qui l'animât, bien que son secret et sincère amour pour son amie fût sans espérance et malgré l'indifférence polie qu'elle lui avait toujours manifestée, Durand se trouva, presque sans s'en apercevoir, à lui dévoiler le secret de son coeur, secret qu'il avait si longtemps gardé. Parée de sa robe et de son voile de fille d'honneur, au milieu des joyeuses causeries études rires bruyants des convives qui résonnaient dans ses oreilles, Gertrude de Beauvoir accepta les voeux de celui pour qui sa préférence datait presque d'aussi loin que la sienne pour elle.
On devine qu'en apprenant l'engagement que sa fille avait fait, madame de Beauvoir la railla et que les pointes d'épigrammes ne lui firent pas défaut; mais, heureusement son opposition ne fut ni forte ni de longue durée. Sans doute Durand n'était pas un seigneur non plus qu'un riche et indépendant citoyen comme de Montenay ou Belfond mais il était l'associé d'un vieil avocat bien connu; après quelque temps il deviendrait possesseur de la fortune de madame Ratelle, et son frère Paul, qui n'était pas marié et qui, d'après le bruit courant, buvant beaucoup, se ferait probablement bientôt mourir et le constituerait son héritier.
--Eh! bien, oui, se dit-elle, j'y donne mon consentement, car il vaut mieux que Gertrude se marie avec lui que de rester vieille fille, comme je l'en ai souvent menacée.
Quant à M. de Courval, il fut très-satisfait de ce mariage et pendant une sévère attaque rhumatismale, il fit à la fiancée présent d'une dot raisonnable et d'un riche trousseau.
Armand avait beaucoup de choses à dire à sa fiancée, notamment la réception du mystérieux billet qui l'avait appelé auprès du lit de mort de son père, billet que Gertrude avoua avec confusion avoir écrit elle-même; ensuite la trahison de son frère Paul, les machinations mises en oeuvre par madame Martel, les vicissitudes et les agitations de son malencontreux mariage, la mort paisible de sa femme et depuis lors sa vie tranquille et monotone. Gertrude l'écoutait avec sympathie, et plus d'une fois, pendant qu'il poursuivait son récit, il s'aperçut que ses yeux qu'il avait cru si orgueilleux, si indifférents, s'assombrissaient d'une tristesse qui donnait à penser.
--Dans tout ce que vous venez de me dire, Armand, il y a une seule chose que je désirerais qui fût autrement, une chose que je vous demanderai de rétracter. Par considération pour moi, voulez-vous pardonner à votre frère Paul, sans restriction et complètement?
Une ombre passa sur le front du jeune homme.
--Gertrude, dit-il enfin, je ne lui ai jamais causé de dommages et je n'ai pas non plus l'intention de lui en faire pour tout le mal qu'il m'a causé: certainement que ce doit être assez.
--Non; les concessions que vous avez faites l'ont été en considération de madame Ratelle: il vous faut maintenant faire quelque chose pour moi. Ecoutez, Armand: que votre pardon, libre et sans condition soit mon cadeau de noces; je l'estimerai et l'apprécierai infiniment plus que le plus pur diamant et la plus rare des perles! Les souverains signalent ordinairement l'inauguration de leur règne par un acte d'amnistie; signalons par une semblable preuve de clémence, le commencement de notre bonheur qui, je l'espère, durera toujours.
Elle disait cela d'un ton badin, mais ses yeux étaient singulièrement suppliants, et Armand sentit toute l'impossibilité qu'il y aurait pour lui de ne jamais leur rien refuser.
--Comment, dit-il, puis-je ne pas accorder ce que vous me demandez? Oui, même mon orgueil vindicatif, la longue animosité que j'ai caressée, quoique passivement, contre le frère qui m'a volé mon droit d'aînesse et l'amour de mon père, doivent céder à votre influence. Ah! Gertrude, une plus grande preuve de votre pouvoir sans bornes et de mon profond dévouement en se pouvait donner!
La noce fut simple, et c'était, suivant madame de Beauvoir, ce qu'il y avait de mieux à faire, à cause des antécédents du prétendu. Gertrude, dont tous les désirs et les aspirations tendaient à la tanquillité et à l'absence complète de tout éclat, dédaigna avec magnanimité de ressentir cette observation.
Paul, quoiqu'il eût été poliment invité, envoya une excuse, alléguant qu'il était malade. Sa conscience lui faisait probablement trop sentir sa culpabilité envers son frère, pour qu'il désirât se rencontrer avec lui en une telle circonstance. Cependant, il envoya à la mariée le plus superbe garniture de joyaux qu'il put se procurer à prix d'argent et, plus tard, il trouva le courage de faire une courte visite aux nouveaux mariés, événement que toutefois, ne se renouvela pas souvent. Il ne fit jamais entrer dans la maison paternelle d'Alonville une femme qui fût La sienne, afin de chasser la misanthropie qui régnait dans son intérieur.
De Montenay ne se maria jamais. Il continua à fréquenter les salles de bal et à suivre les pas de chaque nouvelle débutante pourvu qu'elle fût jolie, jusqu'à ce que ses cheveux souples et lustrés devinssent gris, calamité à laquelle il porta remède au moyen de quelque inestimable teinture, et jusqu'à ce que ses dents blanches et régulières dont il était si fier eussent été remplacées par un ratelier artificiel. Il mena cette vie jusqu'à ce que l'âge et les infirmités ne lui laissèrent d'autre alternative que celle de l'abandonner; il devint alors le plus méchant et le plus tyrannique des vieux garçons, faisant consister son principal amusement à se moquer du mariage en général et du bonheur domestique de ses amis et connaissances en particulier.
Cependant, sa vindicative éloquence ne put jamais amener de nuages sur le soleil qui dorait la demeure d'Armand et de sa femme. Sans doute, ils furent quelques fois visités par le trouble et la maladie: c'est le sort de tous les descendants d'Adam; mais ils trouvèrent dans leur mutuelle affection d'amples consolations à leurs chagrins passagers.
Une brillante destinée attendait notre héros.
Il se distingua sur l'arène politique de son pays, dans laquelle il entra peu de temps après son mariage, autant par son inflexible intégrité que par ses rares talents. Durant le cours de sa carrière il fut bien soutenu par la noble jeune femme qui partageait ses pensées, ses espérances, ses projets, comme elle partageait la destinée de sa vie, et dans les heures de sombre découragement auxquelles échappent rarement les vrais enfants de leur pays, elle lui donnait des paroles d'espérance, l'encourageait, l'animant au succès en lui disant:
--En avant!
Jamais il ne fut tenté, par les honneurs et les émoluments de sacrifier un seul principe, un seul point de justice, et le plus précieux héritage qu'Armand Durand laissa à ses enfants,--héritage bien supérieur à l'ample fortune et à la position sociale qu'il s'était acquise,--fut le souvenir de son sincère et honnête patriotisme, de sa parfaite intégrité.